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Dumézil - Georges Mythes Et Dieux Des Indo Européens - 2015 - Flammarion

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Georges Dumézil

Mythes et dieux des Indo-Européens

précédé de Loki, Heur et malheur du guerrier

Flammarion

Collection : 1001 pages


Maison d’édition : Flammarion

Pour LOKI : © Flammarion, 1986.


Pour HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER : © Flammarion, 1985.
Pour MYTHES ET DIEUX DES INDO-EUROPEENS:
© Gallimard, pour Mythe et Épopée, tome I, 1968 et 1986 ;
Idées romaines, 1969 et 1980 ; L’Oubli de l’homme et l’honneur des
dieux et autres essais, 1985 ; Discours de réception de M. Georges
Dumézil à l’Academie française et réponse de M. Claude Levi-
Strauss, 1979.
© Latomus, L’Idéologie tripartite, 1958.
© Payot, Mariages romains, 1979.
© Collège de France, Lecon inaugurale.
© Flammarion, 1992, pour les autres textes de Georges Dumézil
et pour la présentation de Herve Coutau-Begarie.
© Flammarion, 2011, pour cette édition et pour la préface de
Bernard Sergent.

ISBN numérique : 978-2-0812-6650-6


ISBN du pdf web : 978-2-0812-6651-3

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-4015-5

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

«  Une grammaire, pour moi, c’est un roman.  » Ainsi Georges


Dumézil évoquait-il sa passion pour les langues, point de départ
d’une exceptionnelle carrière d’historien et de philologue. Professeur
au Collège de France et membre de l’Académie française, il fut
l’auteur d’une œuvre abondante, qui n’a cessé d’explorer la
civilisation perdue des Indo-Européens et dont l’influence atteint
l’ensemble des sciences humaines.
La présente édition, qui rassemble quelques-uns de ses plus grands
textes, constitue une introduction générale à la pensée et à la
méthode de Dumézil. Loki est un ouvrage exemplaire de
comparatisme : le personnage du folklore scandinave qui donne son
nom au livre y apparaît comme le chaînon manquant entre l’Islande
médiévale des sagas et l’univers du Mahabharata. Heur et malheur
du guerrier aborde le dossier des mythes et des rites de la fonction
guerrière chez les Indo-Européens. Mythes et dieux des Indo-
Européens est un recueil de textes caractéristiques des résultats
scientifiques et de la méthode du savant.
Trois ouvrages fondamentaux, qui rappellent à chaque page
combien l’inventeur de la « tripartition fonctionnelle » était aussi un
amateur d’histoires et de légendes.
Mythes et dieux
des Indo-Européens
PRÉFACE

«  Une grammaire, pour moi, c’est un roman.  » C’est ainsi que,


quelques années avant sa mort (en 1986), Georges Dumézil évoquait
sa passion de toujours pour les langues, point de départ d’une
exceptionnelle carrière d’historien, de philologue et de mythologue.
Immense savant, professeur honoraire au Collège de France et
membre de l’Académie française, Georges Dumézil fut l’auteur d’une
œuvre abondante qui n’a cessé d’explorer la civilisation perdue des
Indo-Européens –  une œuvre que sa vie durant il a sans relâche
remaniée et mise à jour ; une œuvre mondialement reconnue et dont
l’impact atteint l’ensemble des sciences humaines. Pour autant, et
malgré l’heure de gloire du maître dans les années 1980, qui ne
contribua pas peu à une meilleure diffusion de ses travaux, ses
ouvrages demeurent d’une lecture exigeante, difficile à vulgariser.
La présente édition, qui rassemble quelques-uns de ses plus
grands textes, se veut ainsi une introduction générale à la pensée et
à la méthode de Dumézil  : Loki est un ouvrage exemplaire de
comparatisme mythologique  ; Heur et malheur du guerrier aborde le
dossier des mythes et des rites de la fonction guerrière chez les Indo-
Européens. Tous deux sont des livres fondamentaux, admirables sur
les plans de l’érudition et de la démonstration tout comme au
niveau littéraire. Sous le titre Mythes et dieux des Indo-Européens, on
trouvera un recueil (élaboré en 1992 par Hervé Coutau-Bégarie) de
textes caractéristiques des résultats scientifiques et de la méthode du
savant.
 
 
Né à Paris en 1898, très tôt passionné par la matière
mythologique et par les langues (il aimait à évoquer l’acquisition de
sa première grammaire historique du latin et celle de sa première
grammaire de sanskrit comme des moments-clés de sa vie), Georges
Dumézil a consacré son existence à une unique spécialité : les études
indo-européennes, du nom de ce domaine (allant de l’Inde à
l’Europe  ; de la mer du Nord à l’Iran) que, depuis le XIXe  siècle,
historiens et linguistes ont supposé avoir été occupé par un même
peuple, ancêtre de tous ceux qui aujourd’hui parlent des langues
appartenant à la même famille linguistique dite « indo-européenne »
(des langues aussi diverses que le grec et le latin, le celte, le
germain, les langues slaves, le persan ou l’hindi… Voir tableau
p. 826-827).
Au sein de cette discipline, c’est un problème précis qui intéresse
Dumézil  : si les langues de ces peuples sont aussi étroitement
apparentées, il doit également exister entre ces derniers des
ressemblances culturelles, des similitudes socioreligieuses, des
divinités analogues, témoignant de la préhistoire commune
qu’implique leur apparentement linguistique. C’est ce qu’il s’est
attaché à découvrir.
Dumézil n’était pas le premier à se poser la question  : celle-ci
avait en réalité surgi dès les années 1840, à la suite des grands
travaux qui avaient démontré la parenté des langues, au début du
XIX   siècle. À l’époque où Dumézil atteint l’âge de s’intéresser à ce
e
sujet, les études comparatistes se signalaient par un contraste
remarquable  : alors que la parenté des langues indo-européennes
était acquise, que les dictionnaires étymologiques des langues indo-
européennes se multipliaient, que les études de linguistique
remplissaient les revues toujours plus nombreuses, les études de
mythologie comparée avaient en revanche abouti à un échec, ce
malgré les efforts de chercheurs comme Adolphe Pictet, Adalbert
Kuhn, ou Friedrich-Maximilian Müller. Ces trois auteurs, travaillant
sur les premiers acquis, avaient posé un grand nombre d’équations
entre noms de dieux ou de héros  ; mais à la fin du XIXe  siècle, les
travaux de phonétique de Karl Brugmann, qui établissent des règles
rigoureuses de rapprochement linguistique entre les mots des
différentes langues, amènent à rejeter la plupart de ces équations.
De la sorte, au début du XXe siècle, le bilan était bien maigre : pas un
seul nom de héros, pas un seul nom de prêtrise, n’était commun à
plus de deux langues indo-européennes, et un seul nom de dieu était
véritablement commun à plusieurs langues  : celui qui est en grec
Zeus, en latin Jupiter, en vieil-indien Dyaus, en vieil-allemand Ziu, en
norrois (langue de la Scandinavie ancienne) Tyr. Les bilans qui sont
rédigés alors (sous la plume d’Otto Schrader ou de Hermann Hirt)
n’ont à proposer que des rapprochements entre dieux lituaniens
(connus par des textes des XVIe et XVIIe  siècles) et dieux latins –
  rapprochements qui permettent, selon eux, de percevoir l’état
« primitif » de la religion indo-européenne.
Pourtant, le maître de Dumézil à l’université, Antoine Meillet
(1866-1936), qui dominait les études de grammaire comparée en
France dans la première moitié du XXe  siècle, gardait, malgré son
extrême rigueur, une nostalgie pour certains des rapprochements
opérés par les auteurs nommés ci-dessus  : celui entre les termes
brahmanes et flamines, catégories sacerdotales indienne et romaine ;
entre ambrosia et amr ̥tā, noms grec et vieil-indien d’une nourriture
ou boisson d’immortalité (voir ci-dessous)  ; entre le nom des
Centaures grecs (Kentauroi), celui des Gandharva indiens, et celui du
februum latin. Lorsque Dumézil lui fait part de ses centres d’intérêt,
Meillet l’encourage à reprendre l’étude de ces dossiers comparatifs.
 
Ce jeune Dumézil qui, dès le bac, s’oriente vers la linguistique
est, déjà, un homme étonnant. À sa sortie du lycée, il maîtrisait
l’allemand, mais aussi le grec et le latin. De plus, à l’âge de 14 ans, il
avait eu la chance de rencontrer le grand-père d’un de ses
camarades, qui n’était autre que Michel Bréal, l’introducteur de la
grammaire comparée indo-européenne en France. Bréal lui avait
donné une grammaire de sanskrit, grâce à laquelle Dumézil s’était
lancé seul dans l’apprentissage de cette langue. Il parlera plus tard
de la «  voie royale de la linguistique comparative qui, de Bréal à
Meillet, de Meillet à Benveniste, s’allongeait sous [ses] yeux… ».
Voici en tout cas quatre langues indo-européennes dans son
bagage. Et il n’en a pas fini avec la capacité exceptionnelle qui
s’exprime ici  : au fil des années, Georges Dumézil apprendra la
quasi-totalité des langues indo-européennes, en tout cas les
anciennes, afin de pouvoir lire les textes dans leur version originale,
ce qui représente un effort colossal. Mais il ne se « limitera » pas à
elles  : les langues caucasiennes deviendront l’une de ses spécialités
(voir ci-dessous) ; il apprendra à fond l’une d’elles, l’oubykh, langue
en voie d’extinction qu’il sauvera in extremis de l’oubli 1. Véritable
collectionneur de langues, il apprend également les langues turques
lorsqu’il enseigne à Istanbul  ; en une autre occasion il se met au
kičua (langue amérindienne) et apprend le hongrois (langue
ouralienne) en un mois, à ce que l’on raconte !
Sous l’influence de Meillet, Dumézil s’attaque à l’un des
problèmes légués par le XIXe siècle, celui du rapprochement entre le
nom grec de l’ambroisie, ambrosíā, et son nom indien, amr ̥tā  : les
deux mots sont en effet très voisins, ne différant, grammaticalement,
que par le suffixe. Dès le début, l’originalité de Dumézil est
d’envisager les mythes qui entourent l’un et l’autre mots, puis,
remarquant que des mythes assez semblables existent dans d’autres
provinces du monde indo-européen, il élargit la discussion à ces
régions (Scandinavie, Irlande, Arménie, Rome…) où, pourtant,
aucun mot apparenté à ambrosíā n’existe. Ce travail fait l’objet de sa
thèse, Le Festin d’immortalité, publiée en 1921.
En 1924, Le Problème des Centaures, consacré au rapprochement
entre Kentauroi, Gandharva et februum, repose sur la même
démarche  : étude des mythes (et des rites lorsqu’ils sont connus)
attachés aux trois termes, et, si l’on a réussi à y percevoir quelque
chose de commun, élargissement à d’autres sociétés de langue indo-
européenne qui ne possèdent pas de mots apparentés, mais dont des
mythes paraissent appartenir au même ensemble. De même, en
1932, son petit livre intitulé Ouranos-Varuṇa repose à nouveau sur
des équations proposées au XIXe  siècle, qu’il entend conforter par
l’étude de rites et de mythes attachés à l’un et l’autre dieu.
Ces travaux ont été dès alors critiqués, mais c’est du sinologue
Marcel Granet, dont Dumézil suit les cours dans les années 1930 (il
voulait bien entendu aussi apprendre le chinois !) qu’ils reçoivent le
coup de grâce. Pourquoi ? Non que Granet intervienne directement
contre les thèses de Dumézil, mais, sur un point purement
comparatif, le fait que Dumézil découvre, dans le matériel chinois
antique étudié par Granet, des rites semblables à  ceux qu’il avait,
avec peine, mis en lumière dans Le Festin d’immortalité, lui fait
considérer qu’il n’a rien découvert d’original : son but était de faire
une sorte d’anthropologie du monde indo-européen primitif, et il
découvre que cette « anthropologie » lui est commune avec la Chine.
Le dossier perd de sa pertinence. Sur un plan plus général, Dumézil
apprend avec Granet à davantage respecter les textes. Par exemple,
pour rapprocher les rites romains mettant en jeu februum – à savoir
la fête des Lupercales, où n’intervient pas le moindre cheval – et les
Centaures grecs, il lui avait fallu quelque peu «  forcer  » la
comparaison. Granet lui apprend la rigueur méthodologique et, de
cet enseignement, Dumézil gardera l’idée que son travail doit être
fait d’«  explications de textes  », qui excluent tout laxisme
comparatif.
 
Cette mésaventure fait toutefois vaciller la confiance de Dumézil.
Il n’écrit plus de livres pendant plusieurs années, se consacrant à des
études ponctuelles publiées sous forme d’articles. Période de latence
qui, peut-être, ne fit que mieux préparer la rupture –  véritable
révolution épistémologique – de 1938.
Dumézil préparait alors un cours à l’École des hautes études en
sciences sociales quand lui apparaît en un éclair une « coïncidence »
étonnante  : il y a homologie entre les trois principaux dieux de la
plus ancienne Rome et les idées qui président aux trois plus
anciennes castes (varṇa) de l’Inde ancienne. Les trois grands dieux
romains se  repèrent à l’existence, au sein de la série de prêtres
appelés les flamines, de trois flamines majeurs, plus éminents que les
autres. Les dieux auxquels ils sont dédiés devaient donc avoir, à
l’époque où sont créés ces sacerdoces (dans la préhistoire de Rome),
une importance particulière  : ce sont Jupiter, Mars et Quirinus. Le
premier exprime les puissances célestes et est maître des signes qui
apparaissent dans le ciel ; le deuxième préside à la guerre et à toutes
les opérations de protection  ; le troisième, à peine connu aux
époques historiques, supplanté sur le Capitole par la déesse Minerve,
laisse deviner son office à ce que son flamine intervient
régulièrement dans des cultes liés à la fécondité agricole. À l’autre
extrémité du monde indo-européen, Dumézil avait étudié depuis
plus de vingt ans une situation faisant singulièrement écho à celle-
là : les grandes castes qui, en Inde, répartissent toute l’humanité en
quatre catégories –  les brahmanes, les kṣatriya, les vaiśya, les śudra,
c’est-à-dire les prêtres et enseignants, les guerriers, les producteurs,
les serviteurs – ne se discernent, dans les plus anciens textes indiens
(à savoir quelques hymnes de la collection appelée Rig-Véda),
qu’avec l’apparition de trois concepts qui représentent l’essence de
ce que seront ensuite les trois premières castes (la quatrième est plus
tardive : les śudra sont définis comme les serviteurs des trois autres
varṇa). Ces trois principes sont le brahman (au neutre), le kṣatra, et
le viś. Le premier de ces principes correspond à la religion, le
deuxième à la puissance, le troisième à la collectivité (vaiśya
signifie  «  les clans  »), groupe qui, socialement, rassemble les
producteurs. Il y a donc homologie entre la série divine romaine et
la série théorique et sociale indienne  : toutes deux s’organisent
autour des idées de religion, de force et de production. Si l’on ajoute
qu’une étymologie du nom Quirinus en faisait le rassembleur des
hommes (co-viri-no-), on voit –  ce que comprit le premier Georges
Dumézil en 1938 – que les trois plus anciens grands dieux de Rome
reposent sur des idées qui s’accordent avec les plus anciennes
notions indiennes présidant à la répartition des hommes, comme on
peut le voir dans ce tableau :

Rome Inde
religion Jupiter brahman
Force Mars kṣatra
Rome Inde
Production agraire Quirinus viś
Collectivité humaine

Ce jour-là, Dumézil avait découvert ce qu’on appellera plus tard


la trifonctionnalité, ou tripartition fonctionnelle. Après quelques
hésitations, en effet, il choisit, pour désigner les catégories qu’il
venait de mettre en lumière, le terme de « fonction ». Rome et l’Inde
sont ainsi les deux piliers sur lesquels s’est bâtie la théorie des trois
fonctions indo-européennes. Ce n’était là que le début. Les années
qui suivent sont mises à profit pour étudier les manifestations de
triades semblables, soit à Rome et en Inde, soit chez d’autres peuples
indo-européens  : Germains, Iraniens (d’Iran, de Scythie, du
Caucase), Grecs, Celtes, Ombriens… À partir des années 1950,
d’autres chercheurs enrichissent le dossier, et l’élargissent en livrant
du matériel trifonctionnel appartenant aux Arméniens, aux Slaves et
aux Baltes, aux Hittites. Si bien d’autres concepts communs aux
divers peuples indo-européens ont été depuis étudiés, par Dumézil
ou par des successeurs, la tripartition fonctionnelle reste l’élément
fondateur, le plus riche et le plus étudié, de ces idées. Dumézil aura
sur ce terrain beaucoup d’émules, en France bien sûr, mais aussi en
Belgique, en Espagne, aux États-Unis, en Italie, en Angleterre, en
Roumanie… Ses œuvres sont largement traduites en anglais,
plusieurs le sont en espagnol, en italien, et en quantité d’autres
langues. Le courant à l’origine duquel il se trouve (il ne voulait pas
entendre parler d’une «  école  » issue de ses propositions) est d’une
ampleur considérable, et la découverte de 1938 est acceptée par
l’immense majorité des comparatistes contemporains. Certains
d’entre eux fondent ainsi, aux États-Unis, en 1973, le Journal of
Indo-European Studies ; à Bruxelles, en 1988, Ollodagos ; ou encore, à
Bucarest, en 2001, Studia Indo-Europaea, toutes revues encore
publiées aujourd’hui.
 
La démarche dumézilienne concerne deux dossiers précis  :
d’abord, celui, anthropologique, de la définition d’une culture
primitive commune aux peuples dont les langues étaient, dans
l’Antiquité, de la famille indo-européenne  ; secondairement celui,
historique, de la filiation de ce passé reconstruit, c’est-à-dire déduit
des documents, jusqu’aux cultures historiquement attestées
découlant, au moins partiellement, de cette culture indo-européenne
préhistorique.
Mais la méthode de Dumézil put également être «  exportée  »  :
lorsque l’anthropologue africaniste Luc De Heusch étudie des
mythes bantous, dans les années 1960-1980, c’est bien cette
méthode, distinguant des fonctions et leur articulation, qui lui
fournit les meilleures clés interprétatives. Dans sa thèse, publiée en
1968 2, et dont Dumézil avait été le directeur, Georges Charachidzé
analyse de manière similaire la mythologie géorgienne (les
Géorgiens, implantés dans l’ouest du Caucase, ne sont pas Indo-
Européens par leur langue). D’autres auteurs encore ont étudié dans
des termes semblables la mythologie japonaise.
C’est dire que le travail dumézilien a une portée au-delà du
terrain propre où il s’est élaboré. Lorsque Claude Lévi-Strauss se
lance dans l’œuvre prodigieuse qui culminera dans les quatre tomes
de ses Mythologiques 3, le «  dépassement  » que Dumézil avait opéré
par rapport à la linguistique (j’y reviens ci-dessous) est à ses yeux
fondateur  : tout son travail à lui consiste à comparer des mythes
amérindiens, appartenant à des peuples de familles linguistiques
totalement distinctes. Outre que son propre projet est différent, et
philosophique plus qu’anthropologique, il ne peut pas, pour sa part,
faire de comparatisme dumézilien, c’est-à-dire interne à une même
famille linguistique. La démarche dumézilienne l’intéresse en
revanche précisément en ce qu’elle autorise un comparatisme qui ne
s’appuie pas sur les faits linguistiques.
 
Nommer Lévi-Strauss, c’est évoquer le structuralisme. Lévi-
Strauss commence à être connu du grand public dans les mêmes
années où l’œuvre de Dumézil sort des cercles de spécialistes pour
toucher un auditoire plus vaste. Dans les mêmes années également,
le travail, admirable, de Jean-Pierre Vernant sur la Grèce ancienne
parvient aux oreilles des journalistes scientifiques. Il y a des points
communs entre ces trois savants  : travaillant largement ou
exclusivement à partir du matériel mythologique, ils posent les
questions en termes de systèmes et de relations. Il n’en a pas fallu
davantage pour que tous trois soient enrôlés sous l’étiquette de
« structuralistes ». Leurs approches sont pourtant toutes différentes :
à Lévi-Strauss, qui cherchait dans l’étude des mythes amérindiens
une « pensée sauvage » susceptible de lui livrer les fonctionnements
originels de la pensée humaine, s’opposent tant Dumézil, qui
cherchait avant tout à percevoir une culture préhistorique dont la
notion se fonde sur l’apparentement linguistique d’un groupe de
peuples, que Vernant, qui mettait en relations divers plans de la
culture grecque pour discerner les rouages intellectuels de cette
culture antique. Pourtant, il se trouvera des auteurs pour prendre
l’étiquette au mot et reprocher à Dumézil de ne pas faire de
l’authentique structuralisme… ce qu’il n’avait jamais prétendu faire.
Il en résultera une certaine irritation, qui s’exprime par exemple
dans l’Introduction à Mythe et épopée II 4, où Dumézil affirme qu’il
n’emploiera plus désormais les mots «  structure  » ni «  structural  »,
mais seulement l’utile verbe « structurer ».
 
 
La gloire a toujours son revers, et la célébrité acquise par
Dumézil lui valut des attaques plus graves que le malentendu qui
vient d’être évoqué. Si, dès les années 1950, l’helléniste italien
Arnaldo Momigliano avait déjà lancé quelques flèches, se
demandant si la découverte de 1938 ne reflétait pas les idées
d’extrême droite de l’auteur, c’est au tournant des années 1980
qu’une polémique, cette fois-ci internationale, engageant un Italien
(Carlo Ginzburg), des Français, un Américain (Bruce Lincoln),
entreprend de dénoncer Dumézil comme ancien sympathisant du
nazisme dans les années 1930, inclination politique dont son livre
Mythes et dieux des Germains (1939) serait la trace tandis que les
«  Indo-Européens  » ne seraient que le nom scientifiquemt déguisé
des « Aryens » exaltés par le national-socialisme. Dans la portée de
l’accusation, l’ensemble de l’œuvre dumézilienne est mise sur la
sellette. En 1992, le sociologue Didier Eribon répond à ces
accusations dans un livre qui a eu un succès mérité 5, mais ce travail
de réhabilitation s’appuyait largement (et bien sûr heureusement)
sur des entretiens menés avec Dumézil lui-même, entre 1980 et
1986. Or il est certain que le grand savant a caché son passé ; plus
exactement, qu’il l’a rejeté  : lorsque, en 1981, il découvre qu’une
association lyonnaise qui lui avait proposé de travailler avec elle en
linguistique et en mythologie indo-européennes est d’extrême droite,
il envoie aussitôt sa démission. Aujourd’hui, il est acquis que
Dumézil a réellement été proche de l’extrême droite dans les années
1920, compagnon de route de l’Action française, le groupe royaliste,
nationaliste et antisémite de Charles Maurras, et qu’il « s’assagit » un
peu dans les années 1930, travaillant pour le journal Le Jour, très à
droite mais moins extrémiste que le mouvement de Maurras. La
véritable question est celle du rapport entre les travaux de Dumézil
et ses idées politiques. Il est tout aussi certain aujourd’hui, et de
longue date pour qui connaît le «  dossier  », que Dumézil n’a pas
«  inventé  » les trois fonctions indo-européennes pour appliquer un
schéma d’extrême droite (un tel schéma n’était pas diffusé dans ces
milieux), mais qu’il les a découvertes en comparant des données
indiennes et romaines. Les Indiens hiérarchisent les hommes (Homo
hierarchicus est le titre d’un livre du sociologue indianiste Louis
Dumont 6), mais Dumézil ne s’est fait en aucun de ses travaux le
défenseur de ce système social. En somme, il faut bien distinguer les
choses  : le comparatisme indo-européen relève d’une spécialisation
technique et difficile  ; il faut entrer dedans pour le comprendre  ;
on  n’y décèle aucunement l’influence des idées politiques de
Dumézil, qui sont une autre chose – laquelle a d’ailleurs évolué au
cours du temps.
 
Revenons en arrière. Lorsque, en 1958, la revue Latomus, à
Bruxelles, demande au savant une synthèse sur la tripartition
fonctionnelle, Dumézil avait déjà écrit dix-neuf livres, dont dix
consacrés à l’approfondissement de cette découverte et à la
révélation de sa fertilité. La petite synthèse bruxelloise s’intitulera
L’Idéologie tripartite des Indo-Européens. Certains chapitres de cet
opuscule ont été sélectionnés par Hervé Coutau-Bégarie en 1992
pour figurer dans le livre qu’il intitulait Mythes et dieux des Indo-
Européens, recueil repris dans le présent volume.
 
On a vu comment et combien le dépassement de la linguistique
opéré par Dumézil est radical. Ses livres de 1921 et de 1924
s’affranchissaient déjà partiellement de la linguistique, puisqu’ils
étudiaient les mythes de peuples ne possédant pas de termes
apparentés à ceux qui fournissaient le point de départ de l’enquête.
Les trois fonctions découvertes en 1938 se dispensent pour le coup
complètement d’un fondement linguistique. Certes, Dumézil
rapprochait-il à cette époque le nom du brahman indien et celui des
flamines romains. Mais ce n’était pas le fondement de la découverte,
et par ailleurs cela n’est pas en coïncidence avec la tripartition
fonctionnelle, puisque le brahman désigne en Inde le personnel de la
seule première fonction, tandis que le terme de flamines majeurs
s’appliquait aux prêtres de trois dieux se répartissant sur les trois
fonctions, et ceux dits mineurs l’étaient de plusieurs autres dieux
encore. Et pour le reste, il n’y a aucun rapport linguistique entre le
dieu de la guerre indien, le dieu des kùatriya, Indra, et son
homologue romain, Mars. Pas davantage entre Jupiter, dieu des
auspicia ou signes célestes, et les dieux védiques que Dumézil sera
amené à relier à la première fonction, Mitra et Varuṇa.
En somme, la linguistique fonde assurément la notion même
d’indo-européen, terme qui ne s’applique en propre qu’à une famille
linguistique. Mais, cela acquis, le comparatisme mythologique,
religieux, idéologique, peut, et doit, s’émanciper de sa base
linguistique.
C’est aujourd’hui une évidence. Après tout, les locuteurs actuels
des langues indo-européennes sont les uns chrétiens, d’autres
musulmans (Iraniens en majorité, Ossètes et Albanais pour partie,
Bosniaques…), d’autres encore parsis, et un bon nombre
hindouistes : la parenté linguistique ne correspond plus du tout à un
apparentement religieux ou idéologique. C’est-à-dire que, là encore,
et d’autre manière, le plan idéologique se sépare du plan
linguistique. Cette évidence n’était pas, en 1938, celle des
comparatistes qui se livraient, sur le dossier indo-européen, aux
joies indicibles de la grammaire comparée.
Pour sa part libéré d’une contrainte par sa découverte, l’esprit de
Dumézil prend bientôt son envol, et, outre la tripartition
fonctionnelle, ce sont des pans entiers de matière traditionnelle qui
s’ouvrent à son esprit comparatiste et prodigieusement érudit.
 
C’est ici qu’intervient Loki, dont il faut dire l’histoire, ou, plus
exactement, les histoires.
Il y en a une strictement éditoriale. Lorsque Dumézil rédige le
livre qui portera ce titre, il est un auteur à peine connu, et la
religion scandinave l’est, en France, encore moins que lui. Un titre
comme Loki ne dit rien à personne. Un éditeur, G.P.  Maisonneuve,
se dévoue pour publier le livre en 1948. C’est l’échec. Quelques mois
passent, et l’éditeur propose à l’auteur de racheter les exemplaires
restants (presque tous !) ou ce sera le pilon. Dumézil ne rachète pas.
C’est le pilon.
En 1986, les éditions Flammarion décident de rééditer l’ouvrage.
Entre-temps, Dumézil a été reconnu pour un savant de premier plan,
les médias ont découvert son existence, et, grâce à ses lecteurs,
grâce aussi à l’apparition d’une production de qualité sur la religion
scandinave, grâce à des gens comme Régis Boyer, professeur de
littérature et civilisation scandinaves à la Sorbonne de 1970 à 2001
ou à Henri Renauld-Krantz, spécialiste de mythologie nordique, Loki
est un personnage désormais connu de tout un milieu passionné de
mythologie. Espérons que la place qu’il occupe dans la présente
édition lui promette encore de belles années de succès.
L’autre histoire de Loki est plus ancienne, et épistémologique. Il
faut dire que ce personnage est principalement connu par un auteur
islandais du XIIIe  siècle, Snorri fils de Sturla (1179-1241), dont les
écrits livrent l’essentiel de ce que nous savons sur la religion et la
mythologie scandinaves anciennes. Mais voici : en dehors de Snorri,
Loki est à peine mentionné  ; il est pratiquement ignoré des sagas,
pourtant rédigées elles aussi en Islande. Alors, Snorri a-t-il menti  ?
Ou, autre formulation, a-t-il tout imaginé ? Certains auteurs, dans la
première moitié du XXe  siècle surtout, l’ont pensé, ajoutant que,
vivant trois siècles après la christianisation de l’Islande, il ne pouvait
rien savoir de l’ancienne mythologie nordique, que tout était sorti
de sa tête, et leur attaque s’est concentrée sur Loki. Il était plus
difficile de s’en prendre à d’autres dieux, comme Óđinn et Thórr, qui
ont laissé tant de traces dans la toponymie, dans l’anthroponymie, et
se retrouvent aussi dans des textes du haut Moyen Âge en
Allemagne (Óđinn y est Wotan et Thórr Donar) ou dans l’Angleterre
préchrétienne. Pour Loki, rien, ou presque. Quoi de mieux pour
prouver le « mensonge » de Snorri ?
C’est en plein cœur de ce débat – alors même que la cause est
presque entendue – que Dumézil rédige le livre qui s’appellera Loki.
De quoi s’agit-il alors ?
Dumézil a commencé à s’intéresser aux Ossètes, un peuple du
Caucase, à la fin des années 1920. Séjournant en Turquie, il fait un
grand voyage dans le Caucase soviétique, et y achète des centaines
de livres. C’est une caisse entière qu’il sort d’URSS, tout à fait
légalement. De cette caisse, et aussi de sa visite à une communauté
caucasienne réfugiée dans l’Ouest anatolien, sortiront deux choses :
d’une part, Dumézil acquiert en quelques années la réputation de
spécialiste des langues caucasiennes. Lorsque le grand linguiste, et
ancien maître de Dumézil, Antoine Meillet, envisage la réédition
améliorée d’un ouvrage consacré aux langues du monde 7, c’est à
Dumézil qu’il confie la rédaction du chapitre sur les langues
caucasiennes (rappelons qu’en leur grande majorité, elles ne sont
pas indo-européennes). D’autre part, grâce aux travaux des
folkloristes russes, sort de ladite caisse un aperçu des traditions et de
la mythologie des Ossètes, qui, quant à eux, sont de langue
iranienne, donc indo-européenne. Dumézil commence à apprendre
leur langue, comme toutes celles qu’il rencontre sur sa route.
Il découvre ainsi que les Ossètes parlent, en leurs légendes, d’un
peuple appelé les Nartes, véritable projection mythique d’eux-
mêmes, divisé en trois familles – les intelligents, les forts, les riches.
Autant dire que les traditions ossètes joueront un rôle dans la
découverte de la tripartition fonctionnelle  : Dumézil connaissait
cette répartition familiale mythique presque dix ans avant sa
trouvaille de 1938. Notons au passage qu’il a traduit en français et
publié en deux ouvrages l’essentiel de ce matériel ossète 8.
Or, les forts, les Aesaertaegkatae, ceux dont parlent le plus – et de
loin – les récits, comptent parmi eux un individu perturbateur qui
joue à ses compagnons des coups aussi pendables que ceux que joue
Loki aux dieux scandinaves, les Ases. Jusque-là,  rien qui mérite un
livre. Le personnage perturbateur est commun à un nombre
considérable de mythologies, à tel point qu’il a reçu un nom précis :
en anglais le trickster ; en français le décepteur.
Mais voici : entre le décepteur scandinave, Loki, et le décepteur
ossète, appelé Syrdon, ce n’est pas seulement un type de personnage
qui est commun, c’est un même rôle structurel au sein d’une
communauté par opposition à laquelle il se définit, et ce sont de
multiples points communs mythiques. C’est le mérite de Dumézil que
de les avoir vus. Car par le livre qu’il consacre à cette découverte,
Dumézil renversait la direction de la démarche critique mentionnée
plus haut  : si Loki est aux Ases ce que Syrdon est aux
Aesaertaegkatae, et sachant que le germanique (dont fait partie le
norrois, langue de l’ancienne Islande) est, comme l’ossète, une
langue indo-européenne, il faut parler d’un héritage commun aux
deux peuples – donc, Snorri n’a rien « inventé ». C’est pourquoi un
chapitre du livre s’intitule « Réhabilitation de Snorri ».
 
C’est une démarche analogue qui préside à la rédaction, en 1959,
du deuxième ouvrage repris dans ce volume. Heur et malheur du
guerrier a été l’un des livres les plus lus de Georges Dumézil. Petit en
volume, intense dans ses chapitres, pointant des questions
spécifiques sur l’ancienne idéologie de la guerre, il est sans doute le
travail qui a, le premier, fait connaître le savant en dehors des
cercles de spécialistes. Il se compose, en l’état que lui a donné
Dumézil en 1985, de quatre parties qui sont autant de petits chefs-
d’œuvre.
La première étudie les parallélismes entre le grand mythe indien
du dieu Indra et ce que les Romains appelaient l’histoire de Tullus
Hostilius, le troisième de leurs anciens rois. C’est en effet une
découverte de Dumézil, sur laquelle il est nombre de fois revenu en
raison de son intérêt pour la matière latine, que les Romains ne
racontaient pas de mythes au sujet de leurs dieux (tous ceux qu’on
prend pour tels, du type «  Jupiter épousa Junon  », sont en réalité
d’origine grecque), mais que ce qui se trouve comme mythologie
chez les autres peuples de langue indo-européenne a été traité à
Rome comme histoire. Tous les récits ou presque concernant les rois
de Rome trouvent des parallèles dans d’autres domaines indo-
européens. C’est ainsi que les épisodes et les rouages de l’histoire de
Tullus Hostilius se retrouvent, au complet, mais «  à la sauce  »
indienne, dans celle du dieu Indra. Excluant la mythologie, les
Romains ont aussi balayé le merveilleux. Indra tue des dragons  ;
Tullus et ses soldats tuent des ennemis.
La deuxième partie envisage une série de mythes concernant des
personnages qui, majoritairement des guerriers, connaissent une vie
rythmée par les trois fonctions indo-européennes. Notons ici que le
chapitre traitant d’Indra a été critiqué par des indianistes, au
prétexte qu’il est démontré que le Markaṇdeya Purāṇa –  source de
Dumézil pour la triplicité des péchés d’Indra  – est une œuvre
relativement tardive, faite de bric et de broc. Mais s’il a été ainsi
montré que le Markaṇdeya Purāṇa est composé de morceaux, on n’a
pas pour autant montré que l’un des morceaux récupérés ne
contenait pas déjà l’ensemble du mythe trifonctionnel d’Indra. Le
même Purāṇa contient par exemple un autre texte, le Devī- ou Caṇdī-
Māhātmya, cité in extenso, et dont l’ancienneté est incontestable
(comme on en jugera en consultant notre étude, Athéna et la grande
déesse indienne 9.
La partie intitulée «  le personnel de la fonction guerrière  »
reprend et développe un article publié en 1953 dans le prestigieux
Journal asiatique. Il garde de cet article un côté technique qui peut
surprendre plus d’un. Alors explicitons. Lorsque Dumézil écrit, au
sujet des prêtres appelés les fétiaux, que leur nom est analysable en
fēti-ales, car «  cf. sanskrit dhấtu  », il se dispense et de dire ce que
signifie dhấtu-, et d’expliquer quel rapport il peut y avoir entre
dhấtu- et fēti-. Il faut savoir ici que la phonétique comparée des
langues indo-européennes a pu, dès la fin du XIXe siècle, fixer les
règles de transformation des sons (phonèmes) d’une langue à une
autre, et reconstituer, en amont, les formes initiales à partir
desquelles les phonèmes des langues historiques se sont formés.
C’est ainsi que l’on a pu montrer que le f- initial du latin peut, entre
autres, remonter à un *dh- indo-européen, lequel s’est au contraire
maintenu en sanskrit ; ce qui peut s’écrire en équation phonétique :
latin f- = vieil indien dh-. De même, on sait qu’aux e et o des
langues indo-européennes occidentales répondent en vieil-indien, et
aussi en iranien, uniformément des a. Dès lors, dhấtu- représente un
ancien *dhētu-, et fēti- un ancien *dhēti- : les deux mots ne différent
que par ce qu’on appelle le thème, qui est en -u dans le mot sanskrit,
en -i dans le mot latin. Quant au sens de *dhấtu-, c’est à la fois
« assise, fondation » et « constituant, élément ».
Cette précision donnée, on appréciera la rigueur de la discussion
de Dumézil qui, lors même que sa démarche dépassait la
linguistique en n’en faisait plus dépendre l’étude mythologique, ne
s’est cependant jamais privé d’y recourir pour expliquer mots et
noms propres. La linguistique reste un puissant moyen d’expliquer
les valeurs et les significations, et révèle ici des éléments communs,
concernant dieux et vocabulaire de la guerre, entre les différentes
langues et cultures indo-européennes.
La quatrième partie, «  Aspects de la fonction guerrière  »,
envisage une série de questions touchant à la mythologie du dieu
Indra. Si la première partie le comparait principalement au Romain
Tullus Hostilius, la quatrième signale des points communs entre le
mythe d’Indra et ceux d’autres traditions indo-européennes  : le
combat du dieu contre le dragon a une nette ressemblance avec le
combat d’un jeune guerrier scandinave, Höttr, contre un dragon tué
et remis sur pied par son maître. De même, les métamorphoses
animales auxquelles se livre le correspondant iranien d’Indra ont de
nets parallèles dans le domaine nordique. Chose originale, pour la
première fois Dumézil sort du monde indo-européen, et, voulant
montrer que les différents épisodes abordés dans cette partie sont à
mettre en relation avec les procédures initiatiques, éclaire celles-ci
par des rites du Nord-Ouest de l’Amérique amérindienne. Il ne pose
certes pas le problème de la relation en termes historiques, mais
laisse ouverte la raison de la ressemblance.
La réunion des deux ouvrages majeurs que sont Loki et Heur et
malheur du guerrier permet une véritable entrée dans l’art et la
manière de Dumézil  : le savant, outre une méthodologie
remarquable et un talent décisif pour la démonstration, avait un
authentique style original, il écrivait un admirable français –
  rappelons qu’il fut élu à l’Académie française  –, traversé d’un
humour fin qui fait plaisir à lire.
 
Le troisième livre édité ici est tout différent. Ce n’est pas un
ouvrage de Dumézil à proprement parler, mais un montage de textes
par lequel un fidèle entre les fidèles de Dumézil, Hervé Coutau-
Bégarie, a entendu composer une sorte de « discours de la méthode »
dumézilienne. Il a donc regroupé un certain nombre de travaux du
savant, articles ou chapitres de livres, dans lesquels Dumézil a été
amené à préciser tant sa démarche que son objet, ou, face à des
polémiques, à apporter des mises au point à tel ou tel moment de sa
carrière. Le cœur du livre réunit des travaux caractéristiques et
exemplaires  : reprise du petit livre commandé à Dumézil en 1958
par la revue Latomus sur «  l’idéologie tripartite des Indo-
Européens  », qui permet de donner sous forme condensée la plus
grande partie des résultats de la recherche à cette date  ; analyse
comparative d’une modification parallèle de la seconde fonction
dans un sens «  démilitarisé  » à la fois à Rome, dans l’œuvre de
Cicéron, et en Iran zoroastrien, dans la série des six « archanges » ou
«  entités  » qui assistent le grand dieu Ahura Mazdā et en lesquels
Dumézil avait découvert l’adaptation d’une théologie
trifonctionnelle  ; ou encore examen critique des questions posées
par la comparaison entre formes de mariages dans les différentes
traditions indo-européennes.
Du même Hervé Coutau-Bégarie, outre une «  Présentation  »
ferme et nette, on pourra lire le chapitre intitulé «  Fabrication de
l’histoire  », dans lequel, citant bien sûr plusieurs fois le maître, il
synthétise une partie importante de ses résultats  : la comparaison
des motifs dans différents récits montre que ce qui est un mythe là
est dit histoire ici. Selon que l’on parle des Indiens, des Romains, des
Germains, une même matière peut être traitée différemment, et cela,
seule la comparaison a permis de le découvrir.
 
La comparaison, en effet, est la clé des découvertes de Dumézil.
Voici trois ouvrages qui permettent à la fois d’en mesurer
l’importance –  pour l’histoire des Indo-Européens, pour celle des
Romains et celle de chacun des autres peuples de cette famille
linguistique, pour celle de la théorie du récit et celle de la
mythologie – et d’entrer de plain-pied dans cette pensée-ci, l’une de
celles qui ont, intellectuellement, dominé le XXe siècle.

Bernard SERGENT,
janvier 2011
NOTE SUR LES TRANSCRIPTIONS

Les citations sont faites, pour chaque langue, dans l’orthographe


ou la transcription usuelle.
En vieil-islandais, comme en irlandais, les voyelles longues
portent un accent aigu (dans les autres langues où elles sont
marquées, un trait)  : Þ et đ sont des spirantes dentales, sourde et
sonore (« th » anglais) ; ø et œ sont des variantes de ö ; y est voisin
d’allemand « ü » ; j est i consonne.
En vieil-irlandais, h spirantise l’occlusive précédente  ; sh est à
peu près « ch ».
En russe et en ossète, c š ž č ǰ valent français « ts ch j tch dj » ; x
et ǧ valent l’ach-haut-allemand et la sonore correspondante ; j est i
consonne ; y est une voyelle sourde (turc « i sans point »). En ossète
æ est un a très ouvert, q une pharyngale sourde.
En sanscrit, r ̥ est « r » voyelle ; ṃ nasalise la voyelle précédente ;
c j valent français « tch dj  » ; ś ṣ sont deux variétés de chuintantes
sourdes (cf. français «  ch  »)  ; ṭ ḍ ṇ sont rétroflexes («  t d n  »
prononcés la pointe de la langue retournée vers le palais) ; ḥ est un
souffle sourd substitué à s en certaines positions  ; y est «  i  »
consonne  ; et ṅ et ñ sont les formes prises par n devant k et g et
devant c et j.
En gallois, ll est une latérale (le souffle passe par un côté de la
bouche)  ; th et dd sont le «  th  » sourd et sonore de l’anglais  ;
w,  voyelle, vaut allemand «  u  » et, consonne, anglais  «  w  »  ; u est
une  variété de «  í  »  ; y est «  i  » vélaire  ; ch est l’ach-Laut de
l’allemand.
Dans d’autres langues, ś ź sont des chuintantes, variantes de š ž ;
ǝ est la voyelle chva ; hors du grec, θ δ valent « th » sourd et sonore
de l’anglais.
ABRÉVIATIONS

Plusieurs revues et collections sont désignées par les sigles


usuels :

AJP American Journal of Philology.


ANF Arkiv för nordisk Filologi.
ANRW Aufstieg und Niedergang der römischer Welt.
DS Danske Studier.
FFC Folklore Fellows Communications.
FUF Finnisch-ugrische Forschungen.
GHÅ Göteborg Högskolas Årsskrift.
IF Indogermanische Forschungen.
IIJ Indo-Iranian Journal.
JA Journal asiatique.
JAOS Journal of the American Oriental Society.
JRAS Journal of the Royal Asiatic Society.
PBB Paul und Braunes Beiträge.
RHR Revue de l’histoire des religions.
SBE Saoud Books of the East.
UUÅ Uppsala Universitets Årsskrift.
ZDMG Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft.
ZDP Zeitschrift für Deutsche Philologie.

D’autres abréviations propres à la bibliographie ossète sont


expliquées p. 158-159.
 
Plusieurs de mes propres travaux sont aussi désignés par des
sigles (éditeur Gallimard sauf indication contraire) :

AFG Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, PUF,


1956.
DG Les Dieux des Germains, PUF, 1959.
DMAR Du mythe au roman, PUF, 1970 ; 2e éd. Flammarion, 1985.
DSIE e
Les Dieux souverains des Indo-Européens, 1977 ; 2  éd. 1980.
Esq Esquisses de mythologie  : Apollon sonore (esq. 1-25), 1982  ;
La Courtisane et les Seigneurs colorés (26-50), 1984 ; L’Oubli
de l’homme et l’Honneur des dieux (51-75), 1985.
HC Horace et les Curiaces, 1942.
IR Idées romaines, Gallimard, 1969.
JMQ I Jupiter Mars Quirinus I, 1941.
LH Le Livre des héros, Gallimard, 1965.
LN Légendes sur les Nartes, Institut d’études slaves, 1930.
MDG Mythes et dieux des Germains, PUF, 1939.
ME Mythe et épopée I, Les Trois Fonctions dans les épopées de
quelques peuples indo-européens, 1968  ; Mythe et épopée II,
Types épiques indo-européens  : un héros, un sorcier, un roi,
Gallimard, 1971  ; Mythe et Épopée  III, Histoires romaines,
Gallimard, 1975.
NA Naissance d’Archanges (= JMQ III), 1945.
NR Naissance de Rome (= JMQ II), 1944.
RRA La Religion romaine archaïque, avec un appendice sur la
religion des Étrusques, Payot, 1966.
RSA Romans de Scythie et d’alentour, Payot, 1978.
LOKI
À ma mère, Marguerite Dumézil
 (1860-1945)
NOTE SUR LA TROISIÈME ÉDITION

Cette troisième édition d’un vieux livre est en réalité la troisième


élaboration d’une importante matière. La première a paru à Paris en
1948 chez G.-P. Maisonneuve. La deuxième, considérablement
remaniée, a été publiée en allemand (trad. de Mlle Inge Köck, 1958)
à Stuttgart (Wissenschaftliche Buchgesellschaft), avec une préface
d’Otto Höfler. L’une et l’autre s’attachaient surtout à préciser les
ressemblances et les différences entre le dieu scandinave Loki et
Syrdon, héros de l’épopée populaire des Ossètes caucasiens, derniers
descendants des Scythes de l’Antiquité. La deuxième, comme la
première, laissait ouverte la grande question, celle de &: s’agit-il
d’un emprunt d’une société à l’autre, dans un sens ou dans l’autre,
ou bien chacun des deux personnages prolonge-t-il, dans son
caractère et dans son action, avec des évolutions diverses, un type
qui s’était déjà formé chez les ancêtres communs des Germains et
des Iraniens, c’est-à-dire schématiquement chez les Indo-
Européens  ? La nouvelle rédaction ne met certainement pas un
terme au débat  : elle l’ouvre, en exprimant, quant à moi, une
préférence lentement mûrie pour la seconde hypothèse. Les raisons
en sont exposées ici, dans le dernier chapitre, qui n’est qu’une greffe
prélevée sur un autre livre aujourd’hui introuvable, Les Dieux des
Germains, publié en 1969 aux Presses universitaires de France.
Georges DUMÉZIL,
avril 1985.
INTRODUCTION
Le problème de Loki

Loki est un des plus singuliers parmi les dieux scandinaves. Il a


successivement déconcerté, lassé ou égaré toutes les écoles
d’exégètes et l’on a déjà fort à faire d’énumérer les apories, les
antinomies qui se donnent rendez-vous sur ce personnage. Voici les
principales.
Loki est un dieu important, qui intervient dans un grand nombre
de récits, et cependant, autant qu’on sache, c’était, au temps du
paganisme, un dieu sans culte, autant dire un dieu sans fonction, et
aucun lieu, dans aucun pays scandinave, n’est nommé d’après lui.
S’agit-il, dès lors, d’une figure proprement religieuse, d’un dieu
authentique  ? N’est-ce pas plutôt un personnage de conte, un type
folklorique, introduit après coup dans la mythologie  ? Peut-être.
Mais alors, il faudra admettre que de gros morceaux de la
mythologie scandinave sont non seulement chargés d’alluvions
folkloriques, mais dans leur ensemble, d’origine folklorique, car, si
l’on en soustrait Loki, il est impossible de maintenir leur forme
traditionnelle à beaucoup d’histoires d’Óđinn et de Þórr, c’est-à-dire
des divinités les moins contestables en tant que «  divinités de
culte ».
Au début ou au cours d’un certain nombre de récits, Loki paraît
être en rapports spéciaux avec Þórr  ; quelques critiques ont pensé
trouver, dans cette association, un point de départ simple et précis
pour l’interprétation du personnage, tout le reste étant ou bien
développement de ce germe, ou bien annexion, placage plus ou
moins artificiel. Peut-être. Mais d’autres ont noté que les rapports de
Loki et d’Óđinn sont plus intimes ; et surtout que plusieurs récits où
Loki joue un rôle essentiel ne sont centrés ni sur Óđinn ni sur Þórr.
Loki est à la fois l’ami et l’auxiliaire le plus précieux des dieux et
leur pire ennemi. Est-il concevable que ces deux attitudes soient
également primitives, congénitales ? Ne faut-il pas établir entre elles
une perspective chronologique, admettre que le «  mauvais Loki  »
n’est apparu qu’au bout d’une longue évolution, le seul Loki
recevable au début étant, comme il convient à un dieu, le «  bon
Loki  »  ? Peut-être. Mais on s’expose ainsi – on s’est allègrement
exposé – à toutes sortes d’amputations arbitraires, le mauvais Loki
étant plus abondamment attesté que le bon, et l’on vérifie une fois
de plus qu’il ne suffit pas d’affirmer, de réclamer un «  processus
historique » pour l’obtenir.
Ami ou ennemi des dieux, confident ingénieux ou redoutable
farceur, Loki s’ébat à son aise dans la petite mythologie ; il semble
qu’il est là chez lui. Et puis, brusquement, dans certains mythes, il
prend une valeur et une ampleur énormes, presque cosmiques : qu’il
s’agisse du meurtre de Baldr, de son propre supplice, de son
épiphanie à la fin du monde, ce deuxième Loki est sans commune
mesure avec le gobelin que présentent tant de récits drolatiques. Ne
faut-il pas, ici encore, admettre une évolution  ? Des modèles
chrétiens, à moins qu’ils ne soient iraniens, n’ont-ils pas imposé au
petit dieu malin des Scandinaves une transfiguration satanique ou
ahrimanienne ? Peut-être. Mais cela mène loin, bien au-delà de Loki,
et cela conduit à de grosses invraisemblances : l’histoire de l’exégèse
des mythes scandinaves est toute jonchée de ces gageures où les
écritures apocryphes, le christianisme latin ou celtique, la Bible ou
un dualisme abâtardi prétendaient expliquer les imaginations
« tardives » des païens du Nord.
Enfin, aujourd’hui même, les paysans de la Norvège, de la
Scanie, du Danemark, des Færöer, de l’Islande, connaissent Loki  ;
des formules, des proverbes, quelques récits contiennent son nom  ;
dans plusieurs de ces régions, Loki est même mis en rapport avec de
menus phénomènes naturels, avec quelques incidents de la vie
sociale. Comment interpréter ces traces ? Sont-elles postérieures au
riche Loki de la tradition littéraire médiévale, dérivées de lui ou
déformées à partir de lui ? Ou au contraire conservent-elles un Loki
plus fruste, mais plus pur et plus ancien, dont la tradition littéraire
médiévale n’aurait été qu’un enjolivement, une amplification, et
peut-être une falsification éphémère  ? Les deux thèses, a priori,
peuvent se soutenir, et les images qu’on se forme du Loki primitif
dans l’un et dans l’autre cas sont naturellement fort différentes.
Le problème étant si difficile à cerner et à centrer, on ne
s’étonnera pas de l’extrême diversité des solutions proposées : Loki
est le feu, disaient les premiers tenants de l’exégèse naturaliste. Loki
est l’eau ou le vent, rectifiaient d’autres. Des disciples de Mannhardt
l’ont vêtu de l’uniforme des « Esprits de la Végétation ». On a vu en
lui un dieu infernal, chthonien, ou, à la faveur d’une étymologie, le
« fermeur » de l’histoire du monde. Des folkloristes ont cru pouvoir
saluer une sorte de sous-officier chanceux de l’armée des génies,
trolls et elfes, dont l’horizon scandinave a toujours été peuplé.
D’autres folkloristes ont reconnu à la fois le « héros-civilisateur » des
récits mythologiques de certains demi-civilisés et le « trompeur » qui
parfois le double (culture-hero and trickster). Contre tous ces
systèmes, bien entendu, les objections affluent : soit qu’ils réduisent
l’essence de Loki à l’un de ses aspects d’où l’on ne peut, à moins
d’artifice évident, déduire les autres  ; soit qu’ils estompent des
différences fondamentales entre Loki et le type mythologique ou
folklorique, réel ou supposé, précis ou confus, dont ils veulent le
rapprocher.
Mais nous ne sommes pas au bout des difficultés qui
compliquent et, semble-t-il, condamnent toute tentative pour
interpréter Loki. Ce qui vient d’être dit, l’exposé même des
antinomies et des exégèses suppose qu’il existe un « dossier Loki »,
un ensemble de pièces dont on peut discuter l’ancienneté et
l’importance relatives, la cohérence et le sens, mais dont on ne
conteste pas la réalité. Nous n’en sommes plus là. Depuis trois quarts
de siècle, certaines écoles de philologues ont littéralement réduit en
poussière la plupart des documents, montrant que les uns ne sont
que des combinaisons, habiles ou maladroites, de «  motifs de
contes  », et que, si l’on considère ou reconstitue les formes
primitives des autres, Loki n’y intervenait même pas. Si ces jeux
étaient légitimes, il ne faudrait donc plus dire que le problème de
Loki est insoluble, ou qu’il défie l’énoncé  ; il faudrait simplement
dire qu’il est illusoire.
Si, après tant d’autres, j’aborde le problème de Loki, est-il besoin
de dire que c’est parce que je crois qu’il existe, qu’il se laisse
formuler et aussi qu’il peut, dans une certaine mesure, être élucidé ?
Je crois qu’il existe  : c’est-à-dire que les amenuisements, les
dislocations qu’Eugen Mogk et quelques autres ont fait subir à la
matière même de l’étude sont sophistiques, dans le principe et dans
les applications.
Je crois qu’il se laisse formuler  : c’est-à-dire que les apories et
antinomies qui ont été signalées tout à l’heure, et quelques autres
encore, loin de voiler ou de diluer la personnalité de Loki ou de
prouver une «  évolution historique  » qui en eût infléchi ou même
retourné le sens, la définissent constitutivement, en tant que
complexe et contradictoire.
Je crois enfin qu’on peut en avancer l’élucidation  : c’est-à-dire
qu’il existe certains moyens d’exégèse encore inemployés, et en
particulier un important dossier comparatif, déjà brièvement signalé
en 1939 dans une note de Mythes et dieux des Germains 1.
 
L’étude se répartit naturellement en deux temps. Je ferai
d’abord, à mon tour (chap.  I et II), un examen des documents
scandinaves, pour montrer comment, dans la grande majorité des
cas, la critique philologique ou folklorique a dépassé ses droits et
conclu au-delà de ses moyens, et pour restaurer, contre les
simplifications et contre les mises en perspective arbitraires des
théoriciens, la riche et mobile figure de Loki. Puis, dans une seconde
partie (chap.  III et IV), j’examinerai le personnage homologue de
l’épopée narte des Ossètes, Syrdon, et, confrontant Syrdon avec
Loki, j’essaierai de comprendre, sinon la fonction, du moins la
signification de ce type de héros ou de dieu 2.
Georges DUMÉZIL,
avril 1948.
Chapitre premier
Loki. – Les documents.

Voici la revue des documents scandinaves classés d’une manière qui


ne préjuge pas de l’interprétation, par simple rapprochement des récits
dont le ton et l’orientation sont similaires. Il n’y sera guère fait de
référence aux critiques de diverses sortes qui leur ont été appliquées et
qui seront discutées ensuite.
On sait que le christianisme a été introduit au Danemark et en Suède
dans le premier tiers du IXe siècle, imposé à la Norvège et aux archipels
de l’Ouest (Færöer, Orcades) par deux rois énergiques environ deux
siècles plus tard ; que la conversion de la libre Islande est de l’an 1000.
On sait aussi que le bel âge des scaldes, poètes courtisans, de langue
savante et contournée, est le bel âge des Vikings, les IXe et Xe siècles ; que
les poèmes anonymes, plus simples et en général plus puissants, qui
constituent le recueil improprement appelé Edda, ont été composés à des
époques très variées, qu’on ne peut pas toujours déterminer, entre le IXe et
le XIIe siècle et mis par écrit vers 1250 ; que le corpus de la mythologie
scandinave qu’on appelle Edda en prose 1 (et qui seul a droit au titre
d’Edda) a été rédigé, au début du XIIIe siècle, à l’usage des émules tardifs
des scaldes, par l’illustre Islandais Snorri Sturluson (1178-1241), auteur
aussi d’une histoire des rois de Norvège, la Heimskringla, dont les
premiers chapitres (Ynglingasaga) sont de précieux compléments
mythologiques à l’Edda  ; que les histoires et biographies islandaises, les
sögur (pluriel de saga) ont commencé à être rédigées à la fin du
XII  siècle et que le genre s’est perpétué longtemps, en devenant de plus en
e

plus romanesque (fornaldar sögur) ; enfin que, vers la même époque, le


Danois Saxo Grammaticus a écrit des Gesta Danorum dont les neuf
premiers livres sont un important témoignage pour la connaissance de la
fable nordique et reposent sur des poèmes et des sagas en grande partie
perdus 2.

1. Loki, les dieux et le géant Þjazi


Cette histoire est connue par deux textes  : par la Haustlöng
(«  Passe-temps [des soirs] d’automne  »  ?), poème composé à la fin
du IXe siècle par le scalde Þjóđólfr ór Hvíni, et par un texte de Snorri,
qui est plus complet et qui dérive sans doute à la fois de la Haustlöng
et de sources aujourd’hui perdues. Enfin, dans la Lokasenna (st. 50),
Loki fait lui-même allusion à la part qu’il a eue dans la mort de
Þjazi.

a) Skáldskaparmál, chap. II-IV, pp. 78-81


(= Bragarœđur, chap. II).
Il (= Bragi) commença ainsi son récit. Trois Ases sortirent – Óđinn, Loki et Hœ́nir. Ils
passèrent par des montagnes et des terres désertiques où ils furent en peine pour
manger. Mais, descendant dans une vallée, ils virent un troupeau de bœufs. Ils prirent
un des bœufs et se mirent en devoir de le cuire sur le feu. Quand ils pensèrent qu’il
était cuit, ils dispersèrent le feu : ce n’était pas cuit. Quand, une seconde fois, après un
peu de temps, ils dispersèrent le feu, ce n’était toujours pas cuit. Ils se demandèrent les
uns aux autres ce que cela signifiait. Alors ils entendirent une voix dans le chêne, au-
dessus d’eux. Celui qui était perché là disait qu’il était la cause que cela ne cuisait pas
au feu. Ils regardèrent : un aigle était perché là, qui n’était pas petit. L’aigle dit : « Si
vous voulez bien me donner mon saoul du bœuf, cela cuira au feu. » Ils acceptèrent.
L’aigle descendit de l’arbre, se posa près du foyer et enleva aussitôt les deux cuisses et
les deux épaules. Alors Loki se fâcha, saisit une longue perche. Il la brandit de toute sa
force et frappa l’aigle en plein corps. L’aigle s’envola. La perche lui resta plantée dans
le corps et les mains de Loki collées à l’autre bout... L’aigle vole bas, si bien que les
pieds de Loki traînent sur les pierres, les éboulis, les morceaux de bois et il lui semble
que ses bras vont s’arracher de ses épaules. Il crie et prie très instamment l’aigle de
faire la paix. L’aigle dit qu’il ne le lâchera pas qu’il ne lui ait juré de lui amener de la
Demeure des Ases Iđunn avec ses pommes. Loki accepte, retrouve sa liberté et rejoint
ses compagnons –  et l’on ne raconte plus rien de ce voyage jusqu’à leur retour chez
eux.
Mais, au moment convenu, Loki attire Iđunn hors de la Demeure des Ases dans une
forêt, et il lui dit qu’il a trouvé là des pommes qui lui paraîtront être des trésors, et il
lui dit de prendre avec elle ses propres pommes pour pouvoir faire la comparaison.
Alors survient le géant Þjazi, en forme d’aigle. Il prend Iđunn et s’envole avec elle
jusqu’au Pays de Þrymr, chez lui.
Les Ases se trouvèrent mal de la disparition d’Iđunn : ils devinrent vite grisonnants et
vieux. Ils tinrent une assemblée, se demandant l’un à l’autre ce qu’on savait, en
dernier, d’Iđunn. Or, ce qu’on avait vu en dernier, c’était qu’elle était sortie de la
Demeure des Ases avec Loki. Alors Loki fut saisi, conduit à l’assemblée et menacé de
mort ou de torture. Il eut peur et dit qu’il irait rechercher Iđunn au Pays des Géants si
Freyja lui prêtait le plumage de faucon qu’elle possède... Quand il l’a obtenu, il
s’envole vers le nord, au Pays des Géants, et arrive chez le géant Þjazi.
Celui-ci était justement en train de pêcher en mer et Iđunn était seule à la maison.
Loki la changea en forme de noix, la prit dans ses serres – et le voilà qui s’envole aussi
vite qu’il peut... Mais, quand Þjazi rentre, ne voyant pas Iđunn, le voilà qui prend son
plumage d’aigle et qui s’envole à la poursuite de Loki, avec tout le bruit que fait un
aigle.
Quand les Ases virent venir le faucon tenant la noix et poursuivi par l’aigle, ils
descendirent au pied de la Demeure des Ases, emportant une charge de copeaux. Et
quand le faucon eut atteint en volant l’intérieur de la Demeure des Ases et se fut posé
dans l’enceinte, ils allumèrent aussitôt les copeaux. L’aigle ne put s’arrêter quand il
perdit de vue le faucon. Le feu prit à son plumage et l’empêcha de voler. Les Ases
étaient là, qui tuèrent le géant Þjazi à l’intérieur de la grille. Cette bataille est célèbre.
Skađi, la fille du géant Þjazi, prit son casque, sa cotte de maille et toute son armure de
guerre et marcha contre la Demeure des Ases pour venger son père. Les Ases lui
offrirent accord et compensation  : d’abord, elle se choisirait un mari parmi les Ases,
mais le choix se ferait sans qu’elle vît autre chose que les pieds de ceux entre lesquels
elle choisirait. Elle vit une paire de pieds extrêmement beaux et dit  : «  C’est celui-là
que je choisis, il n’y a que Baldr à être sans défaut ! » Mais c’était (le vieux) Njörđr de
Nóatún... Une seconde clause était que les Ases s’arrangeraient – chose qu’elle croyait
impossible – pour la faire rire. Loki attacha donc une corde à la barbe d’une chèvre et
l’autre bout à ses propres bourses et, chacun tirant et cédant alternativement, ils
criaient tous deux bien haut. Alors Loki se laissa tomber aux genoux de Skađi : elle rit
et ainsi fut conclue sa paix avec les Ases. On dit encore que, en supplément à la
compensation, Óđinn prit les yeux de Þjazi et les plaça dans le ciel où ils devinrent
deux étoiles.

b) Haustlöng 3, st. 1-13.
Dans ce poème, le scalde décrit deux scènes figurées sur un
bouclier. La première (st. 1-13) est l’histoire de Þjazi, mais s’arrête à
la mise à mort du géant, elle-même très rapidement expédiée. Le
développement du récit est le même que dans Snorri, ainsi que le
rôle de Loki, si ce n’est que la métamorphose d’Iđunn en noix n’est
pas signalée 4. Mais on notera les périphrases scaldiques qui
désignent Loki et qui attestent que, en cette fin du IXe siècle, certains
traits du caractère et de la légende du dieu étaient bien acquis (son
parentage, le vol du bijou, et, par  rapport aux dieux, son
ambivalence)  : celles des st. 5, 7, 8 le  nomment fils de Fárbauti,
mari de Sigyn, père du Loup (Fenrisúlfr) 5 ; celle de la st. 9 l’appelle
« voleur du [... ?...] de Brísingr 6 » ; la st. 12, entre parenthèses, dit
de lui qu’il jouait souvent de mauvais tours aux Ases 7, tandis qu’aux
st. 7 et 8, il est appelé ami de Hœ́nir, de Þórr 8.

c) Lokasenna 9, st. 50.
Loki lance à Skađi, la propre fille de Þjazi, le défi suivant :
J’ai été le premier et le plus ardent à sa mort,
Quand nous attaquâmes Þjazi !

2. Loki et la naissance de Sleipnir


Cette histoire est connue dans son ensemble par l’Edda de Snorri.
Des détails en sont mentionnés dans deux strophes de la Völuspá 10 et
dans une strophe de la Petite Völuspá (Hyndluljóđ) 11.

a) Gylfaginning, chap. xxv, pp. 45-47.

b) Völuspá, st. 25-26 (que Snorri cite immédiatement


après son récit).
Alors Gangleri demanda : Qui est possesseur du cheval Sleipnir ? Et qu’y a-t-il à dire
de lui  ? Hár répond  : Tu ne sais pas ce qu’est le cheval Sleipnir et tu ignores
l’événement d’où il est sorti  ; cela te paraîtra mériter d’être conté. Il arriva jadis, au
début de l’installation des dieux, lorsqu’ils eurent établi la Demeure du Milieu
(Miđgarđr, la terre) et fait la Valhöll, qu’un certain maître-ouvrier (smiđr) se présenta
et offrit de leur construire en trois demi-années un château capable de leur donner
12
sûreté et salut contre les Géants des Montagnes et les Thurses du Givre même au cas
où ceux-ci viendraient assaillir le Miđgarđr. Mais il fixa son salaire ainsi : il prendrait
pour lui Freyja et voulait avoir le soleil et la lune.
Les Ases s’assemblèrent, délibérèrent et le marché fut conclu avec le maître-ouvrier,
avec la clause qu’il aurait ce qu’il demandait s’il réussissait à faire le château en un
seul hiver ; si au contraire, au premier jour de l’été, quelque partie du château n’était
pas faite, il ne toucherait pas le salaire. Il ne devait recevoir d’aide d’aucun homme.
Quand ils formulèrent cette condition, il demanda qu’on lui permît de recevoir l’aide
de son cheval, qui s’appelait Svađilfari. Loki fut cause qu’on lui accorda cela.
Alors, au premier jour de l’hiver, il se mit à construire le château et, pendant la nuit, il
apportait les pierres avec son cheval. Les Ases trouvèrent fort étonnant que ce cheval
tirât de si gros rochers, et le cheval faisait bien plus de travail que le maître-ouvrier. Le
marché avait été conclu devant de puissants témoins et avec de grands serments : sans
quoi le géant ne se serait pas senti en sécurité chez les Ases au retour de Þórr qui, pour
lors, était allé dans l’Est tuer des trolls.
Quand l’hiver tira sur sa fin, la construction était très avancée et le château était assez
haut et assez fort pour résister à une attaque. Quand il n’y eut plus que trois jours
avant l’été, il n’y restait plus que peu à faire à la porte du château. Les Ases s’assirent
alors dans leurs chaires de juges et cherchèrent conseil, l’un demandant à l’autre qui
avait conseillé de marier Freyja au Pays des Géants (í Jötunheima) et de gâter l’air et le
ciel au point d’en enlever le soleil et la lune pour les livrer aux géants. Ils tombèrent
tous d’accord que celui qui avait donné ce conseil devait être celui qui conseille le plus
souvent mal, à savoir Loki, fils de Laufey. Ils lui dirent qu’il méritait male mort s’il ne
trouvait pas un moyen de frustrer le maître-ouvrier de son salaire et ils s’élancèrent sur
lui. Il eut peur et jura en réponse qu’il s’arrangerait pour frustrer le maître-ouvrier de
son salaire, quoi qu’il pût lui en coûter.
Et, le même soir, quand le maître-ouvrier s’en alla pour chercher des pierres avec son
cheval Svađilfari, voici que, d’une forêt, une jument accourut vers le cheval en
hennissant de rut. Quand l’étalon sentit à quel cheval il avait affaire, il devint furieux,
brisa la corde et poursuivit la jument. La jument galopa vers la forêt et le maître-
ouvrier courut derrière son cheval pour le reprendre. Les deux chevaux galopèrent
ainsi toute la nuit et cette nuit-là fut perdue pour le travail  : le jour suivant, la
construction ne put avancer comme elle faisait jusqu’alors.
Quand le maître-ouvrier comprit qu’il ne pourrait achever sa tâche, il entra dans une
«  fureur de géant  » (í jötunmóđ). Alors les Ases, assurés que c’était un Géant des
Montagnes qui était venu, ne respectèrent plus leurs serments et appelèrent Þórr. À
l’instant il apparut et aussitôt son marteau Mjöllnir se leva dans l’air. Il paya ainsi le
maître-ouvrier, non pas avec le soleil et la lune – bien plutôt il lui refusa d’habiter au
Pays des Géants, car, du premier coup, il lui mit le crâne en miettes et l’envoya en bas
dans la Niflhel (« l’enfer brumeux »).
Quant à Loki, il avait eu commerce avec Svađilfari et, quelque temps après, il mit bas
un poulain qui était gris et avait huit jambes : c’est le meilleur des chevaux chez les
dieux et chez les hommes.

Voici ce que dit la Völuspá (st. 25-26) :


25. Alors les divinités souveraines allèrent toutes sur les chaires de décision,
les très saints dieux, et voici ce qu’ils examinèrent :
Qui avait mélangé tout l’air de malheur
et, à la race du géant, donné la jeune femme d’Óđr ?

26. Þórr, seul, fit cela, bouillant de fureur


(rarement il reste assis quand il apprend de telles choses !).
Brisés furent les serments, paroles et engagements
et tous les pactes solennels qui avaient eu cours entre eux.

c) Petite Völuspá = Hyndluljóđ, st. 42.


On lit, dans une énumération des enfants animaux issus de Loki :
Loki engendra le Loup avec Angrbođa
et enfanta Sleipnir avec Svađilfari...

3. Loki, Þórr et le géant Geirrøđr


Cette histoire est connue par un poème de dix-neuf strophes,
obscur et mal transmis, composé vers l’an  1000 par le scalde
islandais Eilífr Guđrúnarson, la Þórsdrápa, et qui est inséré dans trois
manuscrits de l’Edda en prose  ; puis par un récit de cette Edda en
prose qui se fonde et sur la Þórsdrápa et sur un autre poème
aujourd’hui perdu dont il cite deux strophes et auquel il paraît avoir
emprunté des formules allitérantes. De plus, des versions déformées
– et où n’apparaît plus Loki – se trouvent consignées ou mentionnées
au livre VIII des Gesta Danorum de Saxo Grammaticus et dans deux
sagas.

a) Skáldskaparmál, chap. XXVII, pp. 105-107.


Cela mérite d’être conté tout au long, comment Þórr se rendit à la Demeure de
Geirrøđr. Il n’avait avec lui ni son marteau Mjöllnir, ni sa ceinture de force, ni ses
gants de fer, et cela par la faute de Loki. Celui-ci l’accompagnait.
Une fois qu’il s’amusait à voler dans le plumage de faucon de Frigg, il était arrivé à
Loki de voler par curiosité jusqu’à la Demeure de Geirrøđr, où il vit une grande salle. Il
se posa et regarda à l’intérieur par la lucarne (du toit). Geirrøđr le remarqua et dit de
prendre l’oiseau et de le lui apporter. Mais celui qu’il envoya atteignit à grand effort le
(faîte du) mur de la salle, tant il était haut. Loki s’amusa de le voir prendre tant de
peine pour l’atteindre et se dit qu’il serait temps de s’envoler quand l’homme aurait
fait le plus difficile du passage. Au moment où l’homme allait l’atteindre, le voilà qui
déploie les ailes et prend élan sur ses pattes –, mais ses pattes restent collées... Loki fut
pris et apporté au géant Geirrøđr. Celui-ci, en voyant ses yeux, soupçonna que ce
13
devait être un homme et lui ordonna de répondre, mais Loki se tut. Geirrøđr
l’enferma alors dans un coffre et l’y laissa à jeun pendant trois mois. Quand il l’en tira
et lui ordonna de parler, Loki dit qui il était et, pour racheter sa vie, jura qu’il ferait
venir Þórr à la Demeure de Geirrøđr, mais sans son marteau et sans sa ceinture de
force.
(En chemin,) Þórr prit logis chez une géante du nom de Gríđr. C’était la mère de
Viđarr le Silencieux. Elle dit à Þórr la vérité sur Geirrøđr, c’est-à-dire que c’était un
géant extrêmement malin et d’abord difficile. Elle lui prêta la ceinture de force et les
gants de fer qu’elle avait, ainsi que son bâton, qui s’appelle Gríđarvölr («  Bâton de
Gríđr »). Alors Þórr arriva au fleuve qui s’appelle Vimur, le plus grand des fleuves. Il se
ceignit de la ceinture de force et appuya le bâton de Gríđr contre le courant. Quant à
Loki, il se tenait sous la ceinture. Quand Þórr atteignit le milieu du fleuve, l’eau monta
tellement qu’il en eut jusqu’aux épaules. Þórr dit :
« Ne monte pas maintenant, Vimur, il faut que je passe à gué jusqu’à la Demeure des
Géants.
Sais-tu que, si tu montes, ma force d’Ase monte alors aussi haut que le ciel ? »
Þórr vit, en avant, dans une gorge de la montagne, Gjálp, la fille de Geirrøđr, debout
au-dessus du fleuve, un pied de chaque côté  : c’est elle qui faisait la crue. Þórr prit
dans le fleuve une grosse pierre et la lança contre elle en disant : « C’est à la source
qu’il faut endiguer le fleuve ! » Quand il lançait quelque chose, il ne manquait pas son
but. Au même moment il atteignit la rive. Il s’accrocha à un sorbier et sortit du fleuve.
De là vient l’expression que « le sorbier est le salut de Þórr ».
Quand Þórr arriva chez Geirrøđr, les deux compagnons furent d’abord conduits dans la
maison des hôtes. Il n’y avait là qu’une seule chaise et Þórr s’y assit. Il s’aperçut que la
chaise, sous lui, s’élevait vers le toit. Alors il appuya le bâton de Gríđr contre la
charpente du toit et pesa lourdement sur la chaise. Il y eut un grand craquement, suivi
d’un grand cri : sous la chaise se trouvaient les filles de Geirrøđr, Gjálp et Greip, et à
toutes deux il avait brisé le dos. Þórr dit :
« Une fois j’ai exercé la force d’Ase dans la Demeure des Géants
lorsque Gjálp et Greip, les filles de Geirrøđr, voulurent m’élever au ciel. »
Ensuite Geirrøđr fit appeler Þórr dans la salle pour jouer. Il y avait de grands feux qui
traversaient toute la salle. Quand Þórr arriva dans la salle en face de Geirrøđr, celui-ci
prit avec des pinces un morceau de fer rougi et le lui lança. Þórr le saisit au vol avec
ses gants de fer. Geirrøđr bondit derrière un pilier de fer pour s’abriter, mais Þórr
lança le morceau de fer qui traversa le pilier et Geirrøđr et le mur et alla s’enfoncer
dehors, dans la terre. De là les vers composés par Eilífr Guđrúnarson dans la
Þórsdrápa :

(Suivent les dix-neuf strophes dont il va être question.)

b) Þórsdrápa (dans Skáldskaparmál, chap. XXVII,


pp. 107-110) 14.
Le sens de ces strophes est loin d’être établi, en dépit de mainte
étude érudite.
Il ressort de la strophe  1, où Loki, en accord avec la tradition
ultérieure, est désigné comme « le père du Serpent du Monde », que
c’est lui qui excita Þórr à se mettre en route, en lui disant que « de
verts chemins le conduiraient à la demeure de Geirrøđr  ». À cette
occasion, en parenthèse, dès le vers  3, le poète précise  : «  Ample
était Loptr (= Loki) à mentir ! » (drjúgr vas Loptr at ljúga).
À la strophe  2, Þórr accepte avec empressement  : «  Tous deux
avaient hâte de frapper les géants. »
La strophe  3 parle encore de Loki, mais dans des conditions
d’obscurité telles qu’on peut en tirer des sens très divers.
Enfin, à la strophe  4, Þórr est qualifié de bölkveitir Loka, ce qui
paraît signifier, comme le propose I.  Lindquist, «  destructeur de la
perfidie de Loki ».
Dans la suite, Loki ne paraît plus  ; on constate une véritable
substitution de personnage, que rien ne prépare  : c’est le serviteur
habituel de Þórr, Pjálfi, qui participe dorénavant à l’expédition et
qui notamment se dresse et se cramponne à la ceinture du grand
Þórr pendant la traversée du fleuve qu’enflent les filles du géant
(st. 9). En corrigeant hardiment le texte, on est parvenu à reconstitu
er plus loin (p. ex. st.  10) des périphrases susceptibles de désigner
Loki, mais c’est là pur jeu.

4. Loki, Þórr et le géant Þrymr


Le thème de la Þrymskviđa est extrêmement célèbre ; il a inspiré
à toutes époques, dans les divers pays scandinaves, de nombreuses
ballades et n’est pas sans rapport avec des traditions recueillies au
sud et à l’est de la Baltique. Il suffira ici de citer le poème eddique.
Les philologues ne s’accordent pas sur la date probable de sa
composition, mais J. de Vries lui-même, qui y voit une des pièces les
plus récentes du recueil (vers 1100) 15, admet que la matière peut
être beaucoup plus ancienne que la rédaction. Je ne traduirai que
les strophes qui intéressent Loki, le reste étant résumé entre
parenthèses.
 
(1. Vingþórr s’aperçoit qu’on lui a volé son marteau pendant son
sommeil et il est furieux.)
2. Et il dit d’abord ces paroles :
« Écoute, Loki, ce que je dis,
Ce que nul ne sait, nulle part sur la terre
ni en haut dans le ciel : on a volé à l’Ase son marteau ! »

3. Ils allèrent à la belle demeure de Freyja


et il dit d’abord ces paroles :
« Me prêteras-tu, Freyja, ton vêtement de plumes
– si je pouvais (en m’en servant) retrouver mon marteau ! »

4. Freyja dit :
« Je te le donnerais même s’il était d’or,
je te le remettrais même s’il était d’argent. »

5. Alors Loki vola, le vêtement de plumes tonna,


Jusqu’à ce qu’il entrât dans le pays des géants.
Þrymr était assis sur une colline, le chef des Þurses,
tressant pour ses chiens des colliers d’or.

6. Þrymr dit :
« Comment cela va-t-il chez les Ases, comment cela va-t-il chez les Elfes ?
Pourquoi es-tu venu seul au pays des géants ? »
Loki dit :
« Cela va mal chez les Ases, cela va mal chez les Elfes :
as-tu caché le marteau de Hlórriđi (= Þórr) ? »

7. Þrymr dit :
« J’ai caché le marteau de Hlórriđi,
à huit lieues sous la terre,
et nul ne le reprendra
s’il ne m’amène Freyja pour femme ! »

8. Alors Loki s’envola, le vêtement de plumes tonna,


jusqu’à ce qu’il entrât au séjour des Ases.
Il rencontra Þórr au milieu de l’enclos,
et il (= Þórr) dit d’abord ces paroles :

9. (Þórr dit :)
« As-tu un message conforme à ta peine ?
Dis-moi, debout, ton long rapport :
souvent les mots manquent à l’homme assis
et l’homme couché énonce un mensonge ! »

10. Loki dit :
« J’ai un message conforme à ma peine :
Þrymr, le chef des Þurses, a ton marteau
et nul ne le reprendra
s’il ne lui amène Freyja pour femme ! »

11. Ils allèrent chercher la belle Freyja


et il dit d’abord ces paroles :

(« Habille-toi en fiancée et allons tous deux chez les Géants ! » –


12 : fureur et refus de Freyja. – 13 : délibération des Ases. – 14-15 :
Heimdallr propose : « Qu’on habille Þórr en fiancée ! »)
16. Alors Þórr dit, l’Ase vigoureux :
« Les Ases m’appelleront efféminé,
si je me laisse vêtir du lin de la fiancée... »

17. Alors Loki, fils de Laufey, dit :


« Tais-toi, Þórr, avec ces paroles !
Les géants habiteront vite la Demeure des Ases,
si tu ne reprends pas ton marteau... »

(18-19 : on déguise Þórr en fiancée.)


20. Alors Loki, fils de Laufey, dit :
« Je serai aussi avec toi comme servante :
nous irons toutes les deux au Pays des Géants ! »

(21 : on attelle ; voyage. – 22-23 : attente vaniteuse de Þrymr. –


24  : arrivée  ; Þórr mange un bœuf, huit saumons, boit trois
tonneaux d’hydromel. – 25 : étonnement inquiet de Þrymr.)
26. La tout-habile servante était là,
qui trouva réponse à la parole du géant :
« Freyja n’a pas mangé pendant huit nuits,
tant elle se hâtait avidement vers le Pays des Géants... »

(27 : Þrymr se penche pour embrasser la fiancée ; devant l’éclat


des yeux, il recule.)
28. La tout-habile servante était là,
qui trouva réponse à la parole du géant :
« Freyja n’a pas dormi pendant huit nuits,
tant elle se hâtait avidement vers le Pays des Géants... »

(29  : La vieille sœur du géant vient demander à la fiancée les


présents d’usage. – 30  : Þrymr fait apporter le marteau pour la
bénédiction. – 31-32 : Þórr saisit le marteau et massacre les géants.)

5. Loki et l’or d’Andvari


Dans l’Edda en vers, parmi les pièces héroïques inspirées par le
cycle allemand des Nibelungen, figurent les Reginsmál, «  les paroles
de Reginn 16  ». En tête du poème a été placée, comme il arrive
parfois, une introduction en prose qui explique d’où vient la
malédiction de ce qui deviendra «  l’Or du Rhin  ». L’Edda en prose
fait le même récit 17.

a) Reginsmál, début :
Sigurđr alla au haras de Hjálprekr et se choisit un cheval qui fut  dès  lors nommé
Grani. Or Reginn, fils de Hreiđmarr, était venu chez Hjálprekr. Il était plus habile
qu’aucun homme et nain de taille. Il était intelligent, farouche et savant en magie.
Reginn élevait et instruisait Sigurđr et l’aimait beaucoup. Il parla à Sigurđr de ses
ancêtres et des aventures d’Óđinn, de Hœ́nir et de Loki, quand ils furent venus à la
cascade d’Andvari, cascade où il y avait abondance de poisson.
Il y avait un nain, nommé Andvari, qui était depuis longtemps dans la cascade en
forme de brochet et y prenait sa nourriture. Otr était le nom de mon frère, dit Reginn,
et souvent il entrait dans la cascade en forme de loutre (otr). Un jour il avait pris un
saumon et, assis au bord de l’eau, il mangeait en somnolant. Loki, d’un coup de pierre,
l’assomma. Il parut aux Ases que c’était une bonne aubaine et ils écorchèrent la loutre.
Ce même soir, ils demandèrent l’hospitalité à Hreiđmarr et lui montrèrent leur chasse.
Alors nous les empoignâmes et leur imposâmes, comme rançon, de remplir d’or la
peau de la loutre et de la recouvrir extérieurement avec de l’or rouge. Ils envoyèrent
Loki ramasser de l’or. Il alla chez Rán (femme du géant Ægir), reçut d’elle un filet,
revint à la cascade d’Andvari, jeta le filet pour prendre le brochet, – et celui-ci s’y
précipita.

(Strophes  1-4  : dialogue entre Loki et Andvari. – 1  : Loki lui


demande son nom et lui dit de se racheter en lui procurant « l’éclat
des flots », c’est-à-dire l’or. – 2 : Andvari se nomme et gémit sur sa
destinée. – 3  : Loki demande quel est le sort réservé aux
diffamateurs. – 4 : Andvari répond qu’ils sont cruellement châtiés 18 ;
puis, de nouveau, prose :)
 
Loki vit tout l’or que possédait Andvari. Quand celui-ci avait
livré l’or, il avait retenu un anneau : Loki le lui prit. Le nain entra
sous le rocher et dit :
19
5. Cet or, qu’a possédé Gustr ,
causera la mort de deux frères
et la guerre entre huit seigneurs :
de mon trésor nul ne jouira !

Les Ases remirent la rançon à Hreiđmarr. Ils bourrèrent la peau de la loutre et la


dressèrent sur ses pieds. Alors les Ases durent la couvrir d’or et la masquer. Quand ce
fut fait, Hreiđmarr vint et vit un poil de la moustache  : il ordonna de le masquer.
20
Óđinn prit l’anneau dit Andvaranautr et en masqua le poil . Loki dit :

6. L’or t’a été livré, mais tu as reçu une rançon


grande pour ma tête !
À ton fils cela ne portera pas bonheur :
c’est pour vous deux la mort !

7. Hreiđmarr dit :
Tu as donné des cadeaux, tu n’as pas donné de cadeaux amicaux,
tu n’as pas donné de bon cœur, –
c’est de votre vie que vous l’auriez payée,
Si j’avais su cette mauvaise annonce plus tôt !

8. Loki dit :
Ce qui est pire (je crois le savoir)
c’est la lutte des proches à cause de la sœur.
Les princes ne sont pas encore nés, je pense,
à qui cet or inspirera haine.
9. Hreiđmarr dit :
De l’or rouge je compte disposer
aussi longtemps que je vivrai.
De tes menaces je ne m’effraie pas le moins du monde,
– et rentrez chez vous ! hors d’ici !

b) Skáldskaparmál, chap. XLVII, pp. 126-128.


On raconte que trois des Ases partirent pour connaître le monde  : Óđinn, Loki et Hœ
´nir. Ils arrivèrent à un fleuve et le suivirent jusqu’à une cascade. Près de la cascade, il
y avait une loutre qui avait pris un saumon et le mangeait les yeux mi-clos. Loki
ramassa une pierre, la lança sur la loutre et l’atteignit à la tête. Alors Loki se vanta de
cette chasse parce que, d’un seul coup, il avait eu une loutre et un saumon, et ils
prirent avec eux le saumon et la loutre. Ils arrivèrent à une ferme et y entrèrent. Le
paysan qui habitait là s’appelait Hreiđmarr ; c’était un homme fort, un grand magicien.
Les Ases lui demandèrent l’hospitalité pour la nuit. Ils lui dirent qu’ils avaient avec eux
des provisions et lui montrèrent leur butin. Mais quand Hreiđmarr vit la loutre, il
appela ses fils Fafnir et Reginn et leur dit que leur frère Otr avait été tué et, aussi, qui
avait fait cela. Alors le père et les fils se jetèrent sur les Ases, les saisirent et les lièrent,
et leur dirent que la loutre était un fils de Hreiđmarr. Les Ases offrirent de payer en
compensation ce qu’exigerait Hreiđmarr ; ils convinrent de cela et le confirmèrent par
serment. Alors on écorcha la loutre, Hreiđmarr prit la peau et dit qu’ils devaient la
remplir intérieurement d’or rouge et l’en couvrir extérieurement, moyennant quoi ils
auraient la paix.
Alors Óđinn envoya Loki au séjour des Elfes Noirs. Il alla vers le nain qui s’appelle
Andvari. Il était un poisson dans l’eau. Loki le saisit dans ses mains et exigea de lui,
comme rançon, tout l’or qu’il avait dans son rocher. Quand ils furent dans le rocher, le
nain étala tout l’or qu’il avait, et c’était une grande richesse. Le nain cacha sous sa
main un petit anneau d’or. Loki le vit et lui enjoignit de livrer l’anneau. Le nain lui
demanda de ne pas lui enlever l’anneau parce que, s’il le gardait, il pourrait
reconstituer sa richesse à partir de lui. Mais Loki lui dit qu’il ne garderait pas un
penning, lui enleva l’anneau et partit. Alors le nain dit que l’anneau coûterait la vie à
quiconque le posséderait. Loki répliqua que c’était bien ainsi et qu’il s’en tiendrait à ce
qu’il avait dit ; que néanmoins il informerait celui qui prendrait l’anneau.
Il revint chez Hreiđmarr et montra l’or à Óđinn. Quand celui-ci vit l’anneau, il le
trouva beau, l’enleva du tas et livra le reste à Hreiđmarr. Hreiđmarr remplit la peau de
la loutre en tassant l’or autant qu’il put. Quand elle fut pleine, il la mit sur ses pattes et
Óđinn s’avança pour la recouvrir. Quand il eut fini, il dit à Hreiđmarr de venir vérifier
que la peau était bien couverte. Hreiđmarr vint, inspecta, aperçut un poil de la barbe
et dit qu’il fallait aussi le couvrir, faute de quoi l’accord serait rompu. Alors Óđinn
retira l’anneau, en couvrit le poil et dit qu’il s’était ainsi complètement acquitté de la
21
rançon. Quand Óđinn eut repris son épieu et Loki ses chaussures , en sorte qu’ils
n’eurent plus rien à craindre, Loki déclara que ce qu’avait dit Andvari se réaliserait, à
savoir que cet anneau et cet or seraient meurtriers de celui qui les posséderait. Et cela
s’est réalisé depuis lors.

6. Loki et les trésors des dieux


Ce récit figure uniquement dans l’Edda en prose (Skáldskaparmál,
chap.  XLIV, pp.  122-125), où il est destiné à expliquer une des
nombreuses périphrases (kenningar) par lesquelles les scaldes
peuvent remplacer le nom de l’or.
22
Pourquoi l’or est-il appelé haddr Sifjar (« chevelure de Sif   »)  ? Loki, fils de Laufey,
avait fait la mauvaise farce de couper toute la chevelure de Sif. Quand Þórr apprit
cela, il prit Loki et lui aurait broyé tous les os, si Loki ne lui avait juré qu’il ferait faire
pour Sif, par les Elfes Noirs, une chevelure d’or ayant la propriété de pousser comme
les cheveux naturels. Loki alla trouver les nains qui s’appellent les fils d’Ivaldi. Ils
firent la chevelure (pour Sif) et (le vaisseau) Skíđblađnir (pour Freyr) et l’épieu
d’Óđinn qui s’appelle Gungnir. Alors Loki paria sa tête avec le nain nommé Brokkr que
son frère Sindri ne serait pas capable de faire trois trésors d’aussi bonne qualité que
ceux-là.
Quand ils arrivèrent à la forge, Sindri plaça une peau de cochon dans le foyer et dit à
Brokkr de manier le soufflet et de ne pas s’arrêter avant qu’il ne vînt retirer du foyer ce
qu’il y avait mis. Mais à peine était-il sorti de la forge où Brokkr soufflait, qu’une
mouche se posa sur la main de celui-ci et le piqua. Mais il continua de souffler jusqu’à
ce que le forgeron vînt retirer l’objet : c’était un sanglier dont les soies étaient d’or.
Alors Sindri plaça de l’or dans le foyer, recommanda à Brokkr de ne pas cesser de
souffler jusqu’à son retour et sortit. La mouche revint et le piqua au cou deux fois plus
fort, mais il continua de souffler jusqu’à ce que son frère revînt et retirât du foyer
l’anneau d’or qui s’appelle Draupnir.
Alors Sindri mit du fer dans le foyer et lui dit de souffler, ajoutant que, s’il s’arrêtait,
tout serait gâché. Cette fois la mouche se plaça entre ses deux yeux, lui piqua les
paupières et le sang lui coula au point qu’il cessa de voir. Alors il la chassa de la main,
d’un geste aussi rapide que possible, mais pendant ce temps le soufflet resta immobile.
Le forgeron revint et dit que peu s’en fallait que tout ce qui se trouvait dans le foyer ne
fût gâché. Il retira du foyer un marteau.
Il mit tous ces trésors dans les bras de son frère Brokkr et lui dit de les porter à la
Demeure des Ases, pour soutenir le pari. Quand lui et Loki apportèrent leurs trésors,
les dieux s’assirent dans leurs chaises de juges. La sentence serait celle que
prononceraient Óđinn, Þórr et Freyr. Loki donna à Óđinn l’épieu Gungnir, à Þórr la
chevelure destinée à Sif et à Freyr le bateau Skíđblađnir, énumérant les vertus de ces
trois trésors : l’épieu ne manquait jamais son but ; la chevelure pousserait dès qu’elle
serait sur la tête de Sif et Skíđblađnir aurait toujours bon vent, sitôt sa voile déployée,
pour n’importe quelle direction  ; de plus, ce bateau pouvait, si l’on voulait, se plier
comme un linge et se mettre dans la poche. À son tour Brokkr présenta ses trésors. Il
donna à Óđinn l’anneau et dit que, chaque neuvième nuit, huit autres anneaux aussi
précieux se détacheraient de lui. Il donna à Freyr le sanglier et dit qu’il courrait dans
l’air et dans l’eau, nuit et jour, plus vite que n’importe quel cheval et qu’il n’y aurait
jamais ni nuit ni forêt si sombre qu’il ne l’illuminât sur son passage, tant ses soies
étaient brillantes. Enfin, il donna à Þórr le marteau et dit qu’il pourrait frapper
n’importe quoi aussi fort qu’il voudrait sans que le marteau s’ébréchât, que jamais il ne
le perdrait, où qu’il le lançât, que jamais le marteau ne volerait si loin qu’il ne revînt
dans sa main, enfin que, s’il voulait, le marteau se ferait assez petit pour qu’il pût le
porter dans sa blouse  ; il n’avait pas de défaut, sinon que son manche était plutôt
court.
La sentence des dieux fut que le marteau était le meilleur de tous les trésors et la
meilleure défense contre les Thurses du Givre, et ils arbitrèrent le pari en disant que le
nain avait gagné. Alors Loki offrit de racheter sa tête. Le nain répondit qu’il n’en était
pas question. « Attrape-moi donc ! » dit Loki. Mais, quand l’autre voulut le prendre, il
était déjà loin. Loki avait des chaussures grâce auxquelles il courait dans l’air et dans
l’eau. Alors le nain demanda à Þórr de l’attraper et Þórr le fit. Le nain voulut trancher
la tête de Loki, mais Loki dit qu’il n’avait engagé que sa tête et non son cou. Le nain
prit alors une courroie et un couteau et voulut piquer des trous dans les lèvres de Loki
et lui coudre la bouche, mais le couteau ne piqua pas. Il dit que le mieux serait de
prendre l’alène de son frère. À peine l’avait-il nommée que l’alène fut là et il perça les
lèvres. Il cousit les lèvres ensemble et cassa le cuir au sortir des trous. La courroie avec
laquelle la bouche de Loki fut cousue s’appelle Vartari.

7. L’accident du bouc de Þórr


La strophe  38 de l’Hymiskviđa 23 – où l’on voit en général, sans
raison décisive, une interpolation – attribue à Loki la responsabilité
de la boiterie d’un des boucs qui traînent habituellement la voiture
de Þórr. Mais la strophe suivante (39) paraît l’expliquer tout
autrement, en accord avec un récit de l’Edda en prose.

a) Hymiskviđa, st. 38-39.
38. Ils n’avaient pas cheminé loin quand se mit à s’affaisser
un des boucs de Hlórriđi (= Þórr), là, à moitié mort :
le coursier du trait était boiteux d’une patte ;
de cette mauvaise farce, Loki était cause.

39. Or vous avez ouï – qui peut, sur cela,


d’entre les diseurs de mythes, mieux renseigner ? –
quelle compensation il (= Þórr) reçut de l’habitant du désert (= du géant),
qui lui donna en rançon ses deux enfants.

b) Gylfaginning, chap. XXVI, pp. 49-50.


24
Le début de ce récit , c’est que Þórr partit en voyage avec sa voiture et ses boucs et,
avec lui, l’Ase qui est appelé Loki. Ils arrivèrent un soir chez un paysan et y prirent
logement pour la nuit. Ce soir-là, Þórr prit ses boucs et les abattit. On les écorcha et on
les mit dans le chaudron. Quand ils furent bouillis, Þórr et ses compagnons
s’installèrent pour souper. Þórr invita aussi le paysan, sa femme et leurs deux enfants à
manger avec eux. Le fils du paysan s’appelait Þjálfi et la fille Röskva. Puis Þórr plaça
les peaux des boucs près du foyer et dit au paysan et à ses gens de jeter les os sur la
peau. Þjálfi, le fils du paysan, avait l’os d’une cuisse d’un des boucs : il le fendit avec
son couteau pour atteindre la moelle.
Þórr passa la nuit là. Le lendemain, il se leva avant le jour, s’habilla, prit le marteau
Mjöllnir et bénit les restes des boucs. Les boucs se levèrent, mais l’un des deux boitait
d’une patte de derrière. Þórr s’en aperçut et dit qu’il fallait que soit le paysan soit
quelqu’un de son ménage eût agi sans prudence avec les os du bouc, car il voyait bien
que l’os d’une cuisse avait été brisé. Point n’est besoin de conter longuement, car
chacun peut l’imaginer, comme le paysan eut peur lorsqu’il vit Þórr baisser ses sourcils
sur ses yeux ; si peu qu’il vît encore des yeux, il pensa tomber à terre sous la puissance
de ce regard. Þórr raidit ses mains sur le manche de son marteau si fort que ses
articulations blanchirent. Le paysan fit ce qu’on peut penser et tous les siens criaient à
tue-tête, demandant grâce, offrant en compensation tout ce qu’ils possédaient. Quand
Þórr vit leur frayeur, il renonça à sa colère, s’apaisa et prit en indemnité leurs enfants,
Þjálfi et Röskva : ils devinrent tous deux les serviteurs-liges de Þórr et le suivirent dès
lors partout.
8. Loki et Logi
Chez Snorri, le texte qu’on vient de lire, « l’accident du bouc »,
forme l’introduction d’un curieux petit roman d’aventures où C. W.
von Sydow a décelé de fortes influences celtiques : le voyage, plein
de péripéties, que fait Þórr, accompagné de Loki, et dorénavant
aussi de Þjálfi, chez le roi géant Utgarđaloki, sorte de prince
infernal. Voici, en résumé, l’autre épisode où intervient, plus
activement, Loki 25.
Dans la grande salle du palais, des sortes de matchs sont organisés entre les
domestiques du maître du logis et ceux de son visiteur, car nul n’est admis s’il n’a un
talent à faire voir. Loki annonce que nul ne peut manger plus vite que lui. Aussitôt un
26
des hommes du lieu, Logi – un presque homonyme de Loki – se dresse et relève le
défi. On leur apporte un pot qu’on emplit de viande. Chacun l’attaque par un côté et se
hâte d’engloutir. Ils se rencontrent juste sur le diamètre, mais, comme Loki a laissé de
côté les os tandis que Logi a mangé et les os et même le pot, Loki est vaincu.
27
Le concours suivant oppose Þjálfi et un autre homme du roi, Hugi dans une triple
épreuve de course rapide : Hugi gagne. Enfin Þórr lui-même, le grand buveur, perd la
face en ne parvenant pas, par trois fois, à vider une corne de moyenne contenance.

Gylfaginning, chap. XXIX, p. 54.

9. Loki et le vol du joyau
Quelques allusions contenues dans l’Edda en prose, des
périphrases scaldiques (cf. ci-dessus au IXe  siècle, la st.  9 de la
Haustlöng 28) ainsi qu’une strophe hermétique 29 de la Húsdrápa d’Ulfr
Uggason (fin du Xe siècle) citée par Snorri Sturluson (Skáldskaparmál,
chap. XXIV, p. 100) attestent l’existence d’une tradition où Loki volait
(à Freyja  ?) un objet précieux appelé, entre autres noms
énigmatiques, le Brísingamen «  collier des Brísingar  », et luttait à
cette occasion contre le dieu Heimdallr 30, tous deux en forme de
phoques 31.
Une autre histoire de vol de collier, à moins que ce ne soit un
rajeunissement de la même, est contée dans un récit tardif qui figure
dans la Flateyjarbók 32  : le Sörlaþáttr, «  l’épisode de Sörli  ». Dans le
prologue de ce récit, on lit en bref ceci : Quatre nains fabriquent un
joyau précieux. Freyja désire le posséder, mais cela n’est possible
que si elle accorde une nuit d’amour à chacun des nains. Informé de
ce marché scandaleux, Loki – un bonhomme de petite taille 33 qui a
trouvé du service chez Óđinn et qui est déjà venu à bout de
plusieurs missions difficiles – prévient Óđinn qui, pour toute
récompense, le contraint à voler le joyau à Freyja. Sous la forme
d’une mouche, Loki pénètre dans la chambre bien close de la déesse
qui dort, le joyau au cou. Il la pique, ce qui provoque un
mouvement brusque de la dormeuse et permet de détacher le collier.
Le matin, quand elle constate la disparition de son joyau, Freyja le
réclame à Óđinn, qui ne consent à le lui rendre qu’à la condition
qu’elle réussisse à provoquer une guerre éternelle entre deux
puissants rois. À quoi elle ne réussit qu’au troisième essai.

10. Loki et le meurtre de Baldr


Nous arrivons maintenant aux légendes tragiques, et d’abord au
grand crime de Loki. Il est raconté tout au long dans l’Edda de
Snorri. Deux poèmes eddiques, la Völuspá 34 et la Lokasenna, y font
allusion. Saxo Grammaticus, bien que ne mettant pas Loki en scène,
doit être cité cependant en vue des discussions ultérieures.
Voici d’abord, par Snorri (Gylfaginning, chap.  XI, p.  29 et XV,
p. 33), la présentation des deux principaux héros de l’épisode :
XI. Un second fils d’Óđinn est Baldr et, de lui, il y a du bien à dire. Il est le meilleur et
tous le louent. Il est si beau d’apparence et si brillant qu’il émet de la lumière ; et il y a
une fleur des champs (eitt gras, proprement une herbe) si blanche qu’on l’a comparée
avec les cils de Baldr  : elle est la plus blanche de toutes les fleurs des champs – et
d’après cela tu peux te représenter sa beauté à la fois de cheveux et de corps. Il est le
plus sage des Ases (vitrast ása) et le plus habile à parler (fegrttalađr) et le plus clément
(líknsamastr), mais ce trait naturel (sú nátura) le suit, qu’aucun de ses jugements ne
35
peut se réaliser (at engi má haldask dómr hans ; halda-sk, « se tenir, valoir ») . Il habite
36
la demeure qui a nom Breiđablik (« [la demeure] largement brillante »), qui est au
ciel. En cet endroit, il ne peut rien y avoir d’impur (óhreint).
XV. Il y a un Ase qui s’appelle Höđr. Il est aveugle  ; il est fort, mais les dieux
voudraient bien qu’il n’eût pas à être nommé, car l’acte de ses mains (hans handaverk)
37
sera longtemps gardé en mémoire chez les dieux et chez les hommes .

a) Gylfaginning, chap. XXXIII-XXXV, pp. 63-68.


Cette histoire commence par ceci, que le bon Baldr eut des songes graves qui
38
menaçaient sa vie . Quand il raconta ces songes aux Ases, ils délibérèrent entre eux
39
et l’on décida de demander sauvegarde pour Baldr contre tout danger. Frigg
recueillit des serments garantissant que le feu ne lui ferait aucun mal ni le fer ni l’eau
ni aucune sorte de métal ni les pierres ni la terre ni les bois ni les maladies ni les
animaux ni les oiseaux ni les serpents venimeux. Quand tout cela fut fait et connu,
Baldr et les Ases s’amusèrent ainsi : il se tenait sur la place du þing et tous les autres
ou bien tiraient des traits contre lui ou lui donnaient des coups d’épée ou lui jetaient
des pierres ; mais, quoi que ce fût, cela ne lui faisait aucun mal. Et cela semblait à tous
un grand privilège.
40
Quand Loki, fils de Laufey, vit cela, cela lui déplut. Il alla trouver Frigg aux Fensalir
sous les traits d’une femme. Frigg lui demanda si elle savait ce qu’on faisait sur la
place du þing. La femme répondit que tout le monde lançait des traits contre Baldr
mais qu’il n’en recevait aucun mal. Frigg répondit  : «  Ni armes ni bois ne tueront
Baldr : j’ai recueilli le serment de toutes les choses. » La femme dit : « Tous les êtres
ont juré d’épargner Baldr  ?  » Frigg répondit  : «  Il y a une jeune pousse de bois qui
grandit à l’ouest de la Valhöll et qu’on appelle mistilteinn (“pousse de gui”) ; elle m’a
semblé trop jeune pour que je réclame son serment. »
La femme s’en alla, mais Loki prit la pousse de gui, l’arracha et alla au þing. Höđr se
tenait là, tout en arrière du cercle des gens, parce qu’il était aveugle. Loki lui dit  :
«  Pourquoi ne tires-tu pas sur Baldr  ?  » Il répond  : «  Parce que je ne vois pas où est
Baldr et, en plus, parce que je suis sans arme.  » Loki dit  : «  Fais comme les autres,
attaque-le, je t’indiquerai la direction où il est. Lance ce rameau contre lui  !  » Höđr
prit la pousse de gui et, guidé par Loki, la lança sur Baldr. Le trait traversa Baldr qui
tomba mort sur la terre. Ce fut le plus grand malheur qu’il y ait eu chez les dieux et
chez les hommes.
Quand Baldr fut tombé tous les Ases furent sans voix et incapables de le relever. Ils se
regardaient l’un l’autre et tous étaient irrités contre celui qui avait fait la chose, mais
41
personne ne pouvait le punir : car c’était là un grand lieu de sauvegarde . Quand les
Ases voulurent parler, ils éclatèrent d’abord en larmes, de sorte qu’aucun ne pouvait
exprimer à l’autre sa douleur avec des mots. Mais Óđinn souffrait le plus de ce
malheur, parce qu’il mesurait mieux le dommage et la perte qu’était pour les Ases la
mort de Baldr.
Quand les dieux revinrent à eux, Frigg demanda qui serait celui qui voudrait s’attirer
42
tout son amour et toute sa faveur et chevaucher sur la route de Hel pour essayer de
trouver Baldr et offrir à Hel une rançon, si elle consentait à laisser Baldr revenir à la
Demeure des Ases. Celui qui est appelé Hermóđr le brave, fils d’Óđinn, s’offrit pour
cette expédition. On prit Sleipnir, le cheval d’Óđinn, Hermóđr s’assit sur le cheval et
s’élança.
43
Les Ases prirent le cadavre de Baldr et l’apportèrent au bord de mer . Le bateau de
Baldr s’appelait Hringhorni  : c’était le plus grand de tous les bateaux. Les dieux
essayèrent de le mettre à l’eau et de dresser dessus le bûcher de Baldr, mais le bateau
ne bougea pas. Alors on envoya au Pays des Géants chercher la géante qui s’appelle
Hyrrokin. Quand elle fut arrivée, chevauchant un loup et avec un serpent venimeux
44
pour bride, elle sauta de sa monture et Óđinn cria à quatre berserkir de garder celle-
ci. Mais ils ne purent la maîtriser avant de l’avoir jetée à terre. Alors Hyrrokin alla à
l’avant de l’étrave et, du premier coup, la lança avec une telle force que du feu jaillit
des rouleaux et que le sol trembla partout. Cela mit Þórr en colère. Il saisit son
marteau et il lui aurait brisé la tête si les dieux n’avaient demandé sa sauvegarde.
45
Alors le cadavre de Baldr fut porté sur le bateau et quand Nanna , fille de Nepr, vit
cela, elle fut brisée de douleur et elle mourut. Elle fut portée sur le bûcher et l’on
alluma le feu. Þórr s’avança et consacra le bûcher avec Mjöllnir. Devant ses pieds
courait un nain du nom de Litr. Þórr lui donna un coup de pied, le jeta dans le feu et il
fut brûlé. À cette crémation il y avait des assistants de mainte sorte. Il faut nommer
d’abord Óđinn, avec qui Frigg, les Valkyries et ses corbeaux étaient venus. Freyr était
assis sur son char, auquel était attelé le sanglier nommé Gullinborsti ou Sliđrugtanni.
Heimdallr montait le cheval nommé Gulltoppr. Freyja était avec ses chats. Il était venu
aussi un grand nombre de Thurses du Givre et de Géants des Montagnes. Óđinn plaça
l’anneau Draupnir sur le bûcher (il en résulta pour celui-ci la propriété que, chaque
46
neuvième nuit, huit anneaux d’or de même poids en dégouttèrent) . Le cheval de
Baldr, tout harnaché, fut aussi placé sur le bûcher.
De Hermóđr, il y a à dire qu’il chevaucha neuf nuits durant à travers des vallées
sombres et profondes et qu’il ne vit rien jusqu’à ce qu’il arrivât au fleuve Gjöll et à un
pont plaqué d’or. La jeune fille qui gardait le pont s’appelait Móđguđr. Elle lui
demanda son nom, sa famille et lui dit : « Hier, Baldr est passé ici à cheval avec cinq
troupes d’hommes morts, mais le pont ne résonne pas moins sous toi seul et tu n’as pas
l’apparence d’un homme mort. Pourquoi vas-tu à cheval sur la route de Hel  ?  » Il
répond : « Je dois aller à cheval trouver Hel pour chercher Baldr. As-tu déjà vu Baldr
sur la route de Hel  ?  » Elle dit que Baldr avait déjà franchi le pont de la Gjöll. «  En
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aval et vers le nord , c’est la route de Hel  !  » Hermóđr chevaucha jusqu’à ce qu’il
arrivât à la grille de Hel. Là il descendit, sangla bien son cheval, remonta dessus et
l’éperonna. Le cheval sauta par-dessus la grille si haut qu’il ne la frôla pas. Alors
Hermóđr chevaucha jusqu’au bâtiment, descendit, entra, vit son frère Baldr assis sur le
haut-siège et resta là pour la nuit. Le lendemain matin, il transmit à Hel son message,
à savoir que Baldr devait revenir à cheval avec lui, et dit combien grands étaient les
pleurs des Ases. Hel dit qu’il fallait vérifier s’il était aussi aimé qu’on disait : « Si toutes
choses au monde, vivantes ou mortes, le pleurent, il retournera chez les Ases ; mais il
restera avec Hel si quelqu’un refuse et ne veut pas pleurer. » Hermóđr se leva.
Baldr l’accompagna hors du bâtiment et lui remit l’anneau Draupnir pour l’apporter en
souvenir à Óđinn  ; quant à Nanna, elle envoya à Frigg une étoffe de lin et plusieurs
autres dons et à Fulla une bague d’or. Hermóđr refit la route à cheval, revint à la
Demeure des Ases et raconta ce qu’il avait vu et entendu.
Aussitôt les Ases envoyèrent des messagers dans le monde entier pour prier tous les
48
êtres de tirer par leurs larmes Baldr du pouvoir de Hel . Tous le firent, les hommes et
les animaux et la terre et les pierres et les arbres et tous les métaux – comme tu dois
avoir vu que ces choses pleurent quand elles sortent du gel et entrent dans la grande
chaleur. Alors que les messagers revenaient après avoir bien rempli leur mission, ils
49
trouvèrent, dans une caverne, une géante qui se nommait Þökk. Ils lui demandent
de pleurer pour tirer Baldr du pouvoir de Hel. Elle répond :

« Þökk pleurera avec des larmes sèches la crémation de Baldr.


Vif ni mort, je n’ai pas profité du fils de l’homme : que Hel garde ce qu’elle a ! »
50
Mais on devine que c’était Loki, fils de Laufey, lui qui a fait tant de mal aux Ases .

b) Lokasenna, st. 27-28.
Dans la Lokasenna, parmi les insolences et défis que Loki adresse
aux dieux, on lit les deux strophes suivantes, qui opposent à Loki la
mère de Baldr, Frigg :
27. Frigg dit :
« Sais-tu, si j’avais ici, dans la salle d’Ægir,
un fils pareil à Baldr
tu ne t’en irais pas d’entre les fils des Ases
et l’on te combattrait avec fureur ! »

28. Loki dit :
« Tu veux encore, Frigg, que j’en conte davantage,
sur mes actions traîtresses :
c’est moi qui suis cause que tu ne vois plus
Baldr venir à cheval à la demeure ! »

c) Völuspá, st. 32-34 : v. ci-dessous, p. 156-158.


d) Variantes par Saxo Grammaticus
Saxo Grammaticus a combiné avec prolixité deux variantes de
l’histoire de Baldr. Voici en résumé la première (Gesta Danorum,
lib. III, cap. II, pp. 63-66) :
Hotherus est un prince suédois dont s’éprend Nanna, fille du roi
norvégien Gevarus qui a dirigé son éducation et qui a fait de lui un
jeune homme accompli à tous égards. Mais le fils d’Othinus,
Balderus, tombe amoureux de Nanna et décide de se défaire de son
rival. À la chasse, Hotherus rencontre des virgines silvestres qui lui
disent de ne pas essayer de tuer le demi-dieu Balderus avec des
armes 51, car son corps est invulnérable au fer 52. Sur ces entrefaites
Gevarus dit à Hotherus qu’il connaît pourtant une épée qui peut
donner la mort à Balderus 53  : cette arme est en la possession de
Mimingus, génie des bois 54  ; il lui indique le moyen de capturer
Mimingus et de l’obliger 55 à lui remettre l’épée, ainsi qu’un anneau,
talisman de richesse 56 ; Gevarus savait tout cela parce qu’il était un
devin fort expert 57. Suivant ces conseils, Hotherus se procure l’épée
et l’anneau.
Dans la bataille qui suit – et où tous les dieux, conduits par
Othinus et Thorus, combattent pour Balderus – Hotherus est
vainqueur, ayant réussi à rendre inutilisable le marteau de Thorus
en lui coupant le manche 58. Blessé, Balderus fuit honteusement. Et
Hotherus, beau joueur, fait de magnifiques funérailles, rogo navigiis
exstructo 59, à un allié de Balderus tué sur le champ de bataille, le roi
des Saxons, Gelderus.

e) Seconde version utilisée par Saxo Grammaticus


(lib. III, cap. II, pp. 67-69)
Dans cette seconde version, la qualité semi-divine de Balderus
n’intervient plus. Avant la bataille décisive, des nymphae, des virgines
ignotae rencontrées par Hotherus alors qu’il parcourt extrema
locorum devia, lui apprennent qu’il aura la victoire s’il peut dérober
et manger le premier un certain aliment tout à fait succulent qui a
été imaginé pour accroître les forces de Balderus 60. Se faisant passer
pour un musicien (citharœdus), Hotherus décide en effet les jeunes
filles qui portaient le plat magique à lui en laisser manger.
Rencontrant ensuite Balderus, il le frappe 61. Après un dernier et
inutile effort, Balderus meurt de sa blessure et son armée l’enterre
royalement.
(Suit la naissance, puis l’exploit du frère et vengeur de Balderus,
Bous 62.)

f) La Hrómundar saga Greipssonar


Une saga composée dans la seconde moitié du e
XIII   siècle, la
Hrómundar saga Greipssonar, présente une utilisation romanesque et
artificielle de quelques traits de ce conflit 63 avec une curieuse
combinaison du gui de Höđr et de l’épée de Hotherus : « Bildr » est
tué par les gens de Hrómundr à l’aide d’une épée nommée Mistilteinn
(«  pousse de gui  »), dont il avait appris l’existence et la puissance
par un païen nommé Máni et qu’il est allé chercher dans un tumulus
funéraire. À la fin le frère de Bildr, Váli, fait  quelque chose qui
ressemble à une vengeance. Il frappe Hrómundr de son épée qui
s’enfonce dans les eaux glacées d’un lac : Hrómundr n’en réussit pas
moins à lui casser le cou.
11. Le châtiment de Loki
Tantôt présenté comme la suite du meurtre de Baldr, tantôt
indépendamment, le supplice de Loki revêt une forme précise et
constante.

a) Gylfaginning, chap. XXXV-XXXVI, pp. 68-70.


(Aussitôt après la mort et les funérailles de Baldr, Snorri montre
Loki traqué par les Ases :)
Gangleri dit  : Loki commit un très grand forfait quand il fit en sorte, d’abord, que
Baldr fût tué, puis qu’il ne fût pas racheté de Hel. A-t-il reçu quelque châtiment pour
cela ? – Hár dit :
Il a expié de telle façon qu’il s’en souviendra longtemps. Les dieux étant furieux,
comme on peut le penser, il s’enfuit et se cacha sur une montagne. Il s’y fit une maison
avec quatre portes afin de pouvoir, de l’intérieur, voir dans toutes les directions.
Souvent, pendant le jour, il prenait la forme d’un saumon et se cachait à l’endroit
appelé Cascade de Fránangr. Il se demandait quel moyen les Ases pourraient bien
imaginer pour le prendre dans la cascade. Une fois qu’il était dans sa maison, il prit du
fil de lin et en tressa des mailles, comme sont faits, depuis lors, les filets. Du feu brûlait
devant lui. Il vit alors que les Ases étaient proches de lui, car Óđinn, du haut de la
Hliđskjölf, avait vu où il était. Il bondit aussitôt dehors et s’élança dans l’eau, après
avoir jeté le filet dans le feu.
Quand les Ases arrivèrent à sa maison, le premier qui entra fut le plus sage de tous
(inn, er allra var vitrastr), qui s’appelle Kvasir  ; et lorsqu’il vit dans le feu la cendre
blanche que le filet avait faite en brûlant, il remarqua que ce devait être un moyen de
prendre les poissons et il le dit aux Ases. Ils se mirent donc à faire un filet sur le
modèle de celui de Loki, tel qu’ils le voyaient dans la cendre. Quand le filet fut prêt, ils
allèrent à la rivière et jetèrent le filet dans la cascade. Ils tirèrent le filet (en travers de
la rivière et vers l’aval), Þórr tenant un des bouts, et tous les Ases l’autre. Mais Loki
partit en avant et se plaça (sur le fond) entre deux pierres, si bien que le filet, pendant
qu’ils le tiraient, passa au-dessus de lui. Ils remarquèrent pourtant qu’il y avait là
quelque chose de vivant. Ils revinrent donc à la cascade et jetèrent le filet après y avoir
attaché un poids assez lourd pour que rien ne pût échapper par-dessous.
Loki se sauve devant le filet (vers l’aval) ; mais, quand il voit qu’il est près de la mer, il
bondit par-dessus la corde du filet et revient en hâte à la cascade. Les Ases virent où il
allait. Ils retournent à la cascade et cette fois se divisent en deux équipes et Þórr
marche à pied au milieu de la rivière. Ils descendent ainsi vers la mer. Loki fuyant vers
l’aval voit deux partis possibles : se lancer dans la mer au péril de sa vie ou bien sauter
encore par-dessus le filet. Ce fut cela qu’il choisit  : il sauta aussi vite qu’il put par-
dessus la corde. Þórr étendit brusquement la main et l’attrapa, mais Loki glissa entre
ses doigts si bien que la main de Þórr le saisit juste par la queue  : c’est pourquoi le
corps du saumon finit en pointe.
Loki était pris sans merci. Ils allèrent avec lui dans une caverne  ; ils prirent trois
pierres plates, les dressèrent sur le petit côté et percèrent un trou dans chacune. Puis
ils prirent les fils de Loki, Vali et Nari ou Narfi ; ils transformèrent Vali en loup et il
déchira Narfi, son frère ; ils prirent ses boyaux et s’en servirent pour lier Loki sur les
trois pierres : l’une se trouvait sous les épaules, la deuxième sous les reins, la troisième
64
sous les jarrets  ; et les liens devinrent de fer. Skađi prit un serpent venimeux et
l’attacha au-dessus de lui de sorte que le venin dégouttât sur son visage. Mais Sigyn, sa
femme, est debout près de lui, tenant une cuvette sous les gouttes. Quand la cuvette
est pleine, elle va vider le venin, mais, pendant ce temps, le venin dégoutte sur le
visage de Loki : alors il tressaille si violemment que la terre entière tremble, ce qu’on
appelle «  tremblement de terre  ». Il reste là, dans les liens, jusqu’au Crépuscule des
65
Dieux (til ragnarøkrs) .

b) Lokasenna.
Un poème eddique – qui fait d’ailleurs, dans son corps (st.  27-
28 : ci-dessus, no 10 b), allusion à la responsabilité de Loki dans le
meurtre de Baldr –, explique autrement la colère des dieux et le
châtiment de Loki : c’est la fameuse Lokasenna 66, avec l’introduction
et la conclusion de prose qui l’encadrent.
Mais, avant d’analyser le poème, extrayons les st.  49-50, qui
annoncent la forme du supplice de Loki :
49. Skađi dit :
Tu es joyeux, Loki ! Tu ne t’en donneras
plus longtemps en liberté :
au dur rocher, avec les entrailles du fils glacé,
les dieux me lient –,

50. Loki dit :
Sais-tu, – si, au dur rocher, avec les entrailles du fils glacé,
les dieux me lient,
j’ai été le premier et le plus ardent à sa mort,
quand nous attaquâmes Þjazi !
Voici maintenant, dans la Lokasenna, tout ce qui intéresse Loki.
Ægir, appelé aussi Gymir, avait préparé de la bière pour les Ases, après avoir reçu le
67
grand chaudron, comme il a été dit . À ce festin se présentèrent Óđinn et Frigg, sa
femme. Þórr ne vint pas, parce qu’il était en voyage à l’Est. Sif, femme de Þórr, était là,
ainsi que Bragi et Iđunn, sa femme. Týr était là, manchot  : le loup Fenrir lui avait
arraché sa main quand on l’avait enchaîné. Il y avait là Njörđr et sa femme Skađi,
Freyr et Freyja et Viđarr, fils d’Ođinn. Loki était là, ainsi que les serviteurs de Freyr,
Byggvir et Beyla. Il y avait là foule d’Ases et d’Elfes.
Ægir avait deux domestiques, Fimafengr et Eldir. De l’or flamboyant remplaçait la
68
lumière du feu. La bière se servait d’elle-même. C’était un grand lieu de sauvegarde .
On louait fort l’excellence des serviteurs d’Ægir. Loki ne put entendre cela et tua
Fimafengr. Là-dessus, les Ases agitèrent leurs boucliers, crièrent contre Loki et le
pourchassèrent jusqu’à la forêt. Puis ils revinrent boire. Loki rebroussa chemin et
rencontra dehors Eldir. Il lui dit :

1. Dis-moi, Eldir, avant que tu fasses


un pas de plus en avant :
ici, à l’intérieur, au festin, que font
les fils des dieux de la victoire ?

2. Eldir dit :
Ils parlent de leurs armes et de leurs exploits,
les fils des dieux de la victoire.
Des Ases et des Elfes qui sont ici, à l’intérieur,
aucun n’est amical pour toi dans ses paroles.

3. Loki dit :
Il faut que j’entre dans la salle d’Ægir
pour voir ce festin.
Tumulte et querelle j’apporte aux fils des Ases
et j’assaisonne leur hydromel de nuisance !

4. Eldir dit :
Sais-tu bien, si tu entres dans la salle d’Ægir
pour voir ce festin,
Si tu verses injures et accusations sur les dieux gracieux,
c’est sur toi qu’ils les nettoieront.

5. Loki dit :
Sais-tu ceci, Eldir ? Si nous devons combattre tous deux
avec des paroles blessantes,
je serai riche en réponses,
si tu en dis trop.
 
Ensuite Loki entre dans la salle. Quand ceux qui étaient là virent qui était entré, tous
se turent :

6. Loki dit :
C’est par soif que je viens dans cette salle,
moi, Loptr, après une longue route,
prier les Ases pour qu’un d’eux me donne
la merveilleuse boisson d’hydromel.

7. Pourquoi vous taisez-vous, dieux gonflés


à ne pouvoir parler ?
Assignez-moi siège et place au festin
ou chassez-moi d’ici !

8. Bragi dit :
Siège et place au banquet les Ases
ne t’assigneront jamais,
car les Ases savent quelles gens ils doivent
admettre au grand festin.

9. Loki dit :
T’en souviens-tu, Óđinn, que tous deux, jadis,
nous avons mêlé nos sangs ensemble ?
Tu ne devais pas goûter la bière,
que nous n’y fussions conviés tous deux !

10. Óđinn dit :
Lève-toi donc, Viđarr, et laisse le père du Loup
s’asseoir au festin,
de peur que Loki ne nous dise des mots injurieux
dans la salle d’Ægir.

Alors Viđarr se leva et versa à boire à Loki. Avant de boire, il (= Loki) dit aux Ases :
 
11. Salut aux Ases, salut aux Asinnes,
et à tous les dieux très saints,
à l’exception d’un seul Ase qui est assis là
— Bragi – sur les bancs !

12. Bragi dit :
Je te donne un cheval et une épée de mon bien,
et Bragi te dédommage par un anneau,
Pour que tu ne fasses pas payer ton déplaisir aux Ases.
N’irrite pas les dieux contre toi !

[De la st.  13 à la st.  56, les invectives se poursuivent sur le


rythme suivant : une divinité essaie de faire taire Loki ; il lui répond
de façon cinglante ; une autre divinité intervient, qui attire sur elle
la verve du dieu malin. Mais voici que Þórr arrive :]
57. Þórr dit :
69
Tais-toi, sale créature  ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
Je t’abats la tête du col,
et c’en est fait de ta vie !

58. Loki dit :
Le fils de Jörđ (la Terre) est maintenant entré...
Pourquoi menaces-tu ainsi, Þórr ?
Mais tu n’auras plus d’audace quand il te faudra combattre le Loup
qui avalera tout entier le Père de la Victoire (= Óđinn) !

59. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
Je te jette en l’air et sur les chemins de l’Est,
et, après, nul ne te voit plus !

60. Loki dit :
De tes voyages à l’Est, tu ne dois jamais
parler devant des guerriers,
depuis que, dans le pouce d’un gant, tu t’es blotti, ô héros,
et que tu ne paraissais plus être Þórr !

61. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
De la main droite, moi le meurtrier de Hrungnir, je t’assomme,
Si bien que chacun de tes os se rompe !

62. Loki dit :
Je pense que je vivrai de longs jours
Bien que tu me menaces du marteau !
Dures te paraissaient les courroies de Skrymir,
tu n’as pu t’approcher des provisions de route
et tu as été rongé par la faim, tout vif !

63. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
Le meurtrier de Hrungnir t’enverra chez Hel
par-dessous la palissade des morts !

64. Loki dit :
J’ai dit devant les Ases, j’ai dit devant les fils des Ases
ce que m’inspirait mon humeur.
Mais, devant toi seul, je céderai,
car je sais que tu te bats !

65. Tu as fait une beuverie de bière, Ægir, mais jamais plus


tu ne feras de festin !
Tout ton bien qui est ici, à l’intérieur,
70
que la flamme joue par-dessus
et te brûle par-derrière (en te poursuivant) !

Après cela Loki se cacha dans la cascade de Franangr sous la forme d’un saumon. C’est
là que les Ases le prirent. Il fut lié avec les boyaux de son fils Vali, tandis que son fils
Narfi était changé en loup. Skađi prit un serpent venimeux et l’attacha au-dessus du
visage de Loki. Le venin en dégouttait. Sigyn, la femme de Loki, s’assit là et tint une
cuvette sous le poison. Quand la cuvette était remplie, elle vidait le poison, mais,
pendant ce temps, le poison dégouttait sur Loki. Alors il tressaillait si violemment que
la terre entière en tremblait  : c’est ce qu’on appelle maintenant les tremblements de
terre.

c) Völuspá, st. 35 : v. ci-dessous, p. 156-158.


d) Représentation du supplice de Loki
Un monument figuré, la croix anglo-saxonne de Gosforth
(IX   siècle), semble conserver l’image du supplice de Loki  : le
e

malheureux est représenté lié à des pierres par les pieds et par les
mains ; un serpent distille au-dessus de lui son venin tandis qu’une
femme tend une coupe sous la tête du serpent. Mais cette
interprétation a été contestée, sans doute à tort (reproduction ci-
contre).
12. Loki et la fin de ce monde
On a vu 71 que Snorri termine son récit du supplice de Loki par
ces mots  : «  Il reste là jusqu’au ragnarøkr.  » Ce qui se passera à ce
moment-là, la Völuspá le décrit en strophes haletantes, et aussi deux
chapitres de la Gylfaginning.

a) Völuspá, st. 50-52.
Les signes de la fin du monde se sont précipités  : éclipse du
soleil, tempête, corruption des mœurs, chant des trois coqs
cosmiques, hurlement du loup... Alors, de toutes parts, se lèvent les
puissances démoniaques :
50. Hrymr vient de l’Est, élevant devant lui son bouclier ( ?).
72
Le Jörmungandr (« Grand Monstre ») se tord dans une fureur de géant,
le serpent fouette les vagues et l’aigle crie,
73
il déchire les cadavres, d’une pâleur lunaire ( ?) : Naglfar est lâché...

51. Un vaisseau vogue du Nord. Les troupes de Hel vont venir sur la mer, et Loki est
au gouvernail :
La bande monstrueuse vient avec le (loup) goulu, –
avec eux le frère de Byleiptr (= Loki) est du voyage.

52. Surtr vient du Sud avec le (feu,) fléau des branches.


De son épée, étincelle le soleil des dieux guerriers.
Les rochers s’écroulent et les géantes se précipitent,
les hommes foulent le chemin de Hel, et le ciel se fend.

Suivent les duels dans lesquels les monstres tuent chacun un des
grands dieux : Freyr, Óđinn, Þórr.

b) Gylfaginning, chap. XXXVII-XXXVIII, pp. 71-73.


... Alors le loup Fenrir est lâché et la mer se précipite sur la terre, parce que le serpent
du Miđgarđr se tord dans une fureur de géant et tâche d’aborder sur la terre. Il arrive
aussi que le Naglfar est lâché, – le vaisseau qui s’appelle ainsi et qui est fait des ongles
des hommes morts (c’est de là que vient l’avertissement de ne pas laisser un homme
mort sans lui couper les ongles, car un tel homme apporte des matériaux pour la
construction du vaisseau Naglfar, que dieux et hommes veulent retarder). Mais ce jour-
là, Naglfar prendra la mer. Hrymr est le nom du géant qui pilotera Naglfar. Le loup
Fenrir marche, la gueule béante, une mâchoire touchant le ciel, l’autre touchant la
terre, et il l’ouvrirait davantage encore s’il y avait de la place. Ses yeux et son nez
lancent des flammes. Le serpent du Miđgarđr souffle du venin tant qu’il en asperge
tout l’air et la mer, et il est tout effrayant, et il est à côté du Loup.
Sous ce vacarme, le ciel se fend et les fils de Múspell sortent à cheval. Surtr chevauche
en tête, avec du feu brûlant devant et derrière lui. Son épée est bien coupante et brille
plus que le soleil. Quand ils passent sur le pont Bifröst, il se brise, comme il a été dit
plus haut. Les fils de Múspell avancent vers la plaine qui s’appelle Vígriđr. C’est là
aussi que viennent le loup Fenrir et le serpent du Miđgarđr. Là aussi est venu Loki, et
Hrymr, et avec lui tous les Thurses du Givre. Et tout le cortège de Hel suit Loki, tandis
que les fils de Múspell ont leur armée, qui est fort brillante. La plaine Vígriđr s’étend
sur cent lieues dans toutes les directions...

(Après le récit de la mobilisation des dieux et de la mort tragique


des grands Ases – Freyr, Týr, Þórr, Óđinn – et de l’exploit vengeur
de Víđarr, fils d’Óđinn, on lit encore :)
74
... Loki combat contre Heimdallr et ils se tuent l’un l’autre. Alors Surtr jette du feu
sur la terre et brûle le monde entier...

(Suit la citation des neuf strophes de la Völuspá correspondant au


récit qui vient d’être fait.)

13. Traits divers
a) Présentation de Loki dans la Gylfaginning,
chap. XIX, p. 34.
Il y a encore, compté avec les Ases, celui que certains appellent «  Calomniateur des
Ases » et « Premier auteur des tromperies » et « Honte de tous les dieux et hommes ». Il
se nomme Loki ou Loptr, fils du géant Farbauti, sa mère est Laufey ou Nál ; ses frères
sont Býleistr et Helblindi. Loki est beau et bien fait, mauvais de naturel, très changeant
dans sa conduite. Il avait, de cette sagesse qu’on nomme astuce, plus que tous les
75
autres hommes , et des tromperies pour toutes choses. Il mettait toujours les Ases
dans de grandes difficultés et souvent les tirait d’affaire avec des tours rusés. Sa femme
s’appelle Sigyn, leur fils Nari ou Narfi.
Loki eut encore d’autres enfants. Il y avait, au Pays des Géants, une géante nommée
Angrboda. Loki eut d’elle trois enfants. L’un était le loup Fenrir, le deuxième le
Jörmungandr, c’est-à-dire le Serpent du Miđgarđr, le troisième Hel...

b) Loki dans les Fjölsvinsmál


Dans un poème tardif (sans doute du e
XII  siècle), les Fjölsvinsmál,
Loki est dit avoir participé à la fabrication de plusieurs choses
remarquables  : à la st.  26, il est question de l’arme qui peut tuer
l’oiseau Viđofnir 76 :
Elle s’appelle Lǽvateinn (« Rameau du malheur »), Loptr (= Loki) l’a fabriquée par des
runes
devant le portail d’en bas ;
dans le coffre de Lǽgjarn (« Avide de malheur ») elle se trouve, chez Sinmara,
et neuf solides serrures la gardent.

À la st. 34, il est dit que Loki, terreur du peuple (? liđskjalfr), a


aidé neuf nains (Uni, Iri, etc.) à construire le palais de Menglöđ.

c) Les métamorphoses de Loki en femelle


Outre la naissance de Sleipnir, plusieurs textes insistent sur les
métamorphoses de Loki en femelle ou en femme et en femme
féconde.
 
 Lokasenna, st. 23, Óđinn dit à Loki :
Huit hivers tu as été sous la Terre,
trayant les vaches, et femme,
et là, tu as enfanté des enfants
77
et il m’a paru que c’était là le fait d’un efféminé  !

 Lokasenna, st. 33, Njörđr dit à Loki :


Il est étonnant qu’un Ase efféminé soit entré ici,
– et qui a enfanté des enfants !

  Petite Völuspá, dans les Hyndluljóđ, st.  43, après la strophe


relatant la naissance du loup et de Sleipnir 78 et avant la strophe
évoquant les signes de la fin du monde, on lit quatre vers, dont le
premier est malheureusement peu compréhensible :
Loki... ?... trouva un cœur de femme à moitié grillé par un feu de tilleul brûlé ;
79
Loptr (= Loki) devint « enceint  » par l’opération d’une femme mauvaise :
80
de là, sur la terre, toute espèce de monstres sont venus.

  Catalogue des kenningar de Loki dans les Skáldskaparmál,


chap. XXIV, p. 100.
Le fils de Farbauti, de Laufey, de Nál  ; le frère de Byleistr,
de  Helblindi  ; le père de Vanargandr (=  le loup Fenrir), de
Jörmungandr (= le Serpent du Miđgarđr), de Hel, de Nari, d’Ali ; le
parent, l’oncle paternel, le compagnon de route et de siège d’Óđinn
et des Ases, le visiteur et l’ornement du coffre de Geirrøđr ; le voleur
des géants, du bouc, du collier des Brísingar, des pommes d’Iđunn ;
le parent de Sleipnir  ; le mari de Sigyn  ; l’ennemi des dieux  ; le
dévastateur de la chevelure de Sif  ; l’artisan de malheur  ; l’Ase
malin ; le diffamateur et le trompeur des dieux ; le ráđbani (celui qui
tue par conseil) 81 de Baldr ; l’Ase lié ; l’ennemi obstiné de Heimdallr
(ou du bélier ?) 82 et de Skađi.

14. Survivances modernes
La plupart des indications qui suivent sont tirées de deux articles
importants d’Axel Olrik, publiés sous le même titre  : Loki i nyere
Folkeoverlevering (« Survivances de Loki dans le folklore moderne »),
83
l’un complétant l’autre, dans les Danske Studier, 1908, pp. 193-207
et 1909, pp. 69-84 84.
I. – Îles Færöer

Dans le folklore des îles Færöer – où le souvenir des dieux et des


mythes s’est maintenu, sans doute à partir de sources littéraires – on
a noté plusieurs récits où intervient Loki (Lokki).

a) Lokka-táttur 85 
Cette ballade doit dater de la fin du Moyen Âge, mais a
été  recueillie  au XIXe  siècle. Elle présente le même groupement
de divinités que, ci-dessus, sous les numéros 1 (p. 40 sq.) et 5 (p. 51
sq.). En voici un résumé :  
Un paysan joue contre un géant et perd  ; le géant réclame son fils, à moins qu’il ne
réussisse à le cacher. Il invoque d’abord Óđinn, qui cache le garçon dans un grain
d’orge, où le géant le découvre. Il invoque ensuite Hœ́nir, qui cache le garçon dans une
plume de cygne, où il est à nouveau découvert. Il invoque enfin Lokki. Celui-ci dit au
paysan de construire un hangar à bateau avec une large ouverture et de fixer, dans
cette ouverture, un pieu de fer. Cependant Lokki emmène le garçon en mer, pêche une
grosse barbue, place le garçon dans un des œufs du poisson, le relâche et revient à la
côte. Il y trouve le géant qui se dispose, lui aussi, à aller pêcher. Il se fait agréer
comme rameur, puis – ne pouvant faire bouger la barque – comme pilote. Ils arrivent
au lieu de pêche, le géant amène la barbue au bout de sa ligne et commence à compter
les œufs. Un petit œuf se détache – celui du garçon. Lokki l’appelle et le fait asseoir
derrière lui, de manière à le cacher, lui recommandant de sauter bien légèrement à
terre. Le géant ramène la barque à la côte et le garçon saute en effet si légèrement que
ses pas ne marquent pas sur le sable. Au contraire, le géant avance si lourdement qu’il
enfonce jusqu’au genou. Le garçon court dans le hangar à bateau, le géant le poursuit,
et se casse le front sur le pieu de fer. Lokki se précipite, lui arrache une jambe, mais
celle-ci se recolle toute seule. Alors il lui coupe l’autre et met un morceau de bois entre
les deux tronçons. Puis il conduit le garçon à ses parents en disant  : «  J’ai tenu ma
parole, le géant a perdu la vie. »

b) Le géant et Lokki 86 ; résumé :


Un géant prend comme serviteur un homme qui s’appelle Lokki. Celui-ci mystifie son
maître de plusieurs façons : il lui fait porter un bœuf sur lequel il se perche lui-même ;
il lui fait traîner le bois, porter l’eau à la maison. Quand ils mangent la soupe, Lokki
attire toute la graisse de son côté du récipient, laissant à l’autre les os avec un tout
87
petit peu de viande . Enfin, la nuit, il se glisse hors de son lit, grimpe sur la poutre
maîtresse, coquerique, et, quand le géant se lève, il lui plante dans l’œil un pieu de fer
rougi. Le géant meurt et Lokki rentre chez lui avec toutes les richesses du géant.

c) Les métamorphoses animales de Lokki 88 :


Lokki s’était transformé successivement en toutes sortes d’animaux, afin de déterminer
quel animal a la vie la plus dure. Il raconta aux dieux qu’il avait eu beaucoup de peine,
89
étant phoque, à tenir contre les vagues de la mer  ; que c’était pourtant encore pire
90
d’être un «  oiseau à œuf   », mais que le plus mauvais moment, il l’avait connu
91
comme jument, lorsqu’il portait dans ses flancs Grani .

d) Expression proverbiale, faisant allusion


à une histoire inconnue (sur l’étourderie
de Lokki ?) 92 :
«  Cela ne sert à rien de se presser  », dit Lokki  : il devait aller chercher l’eau pour la
baptiser, mais, quand il revint, elle était déjà en train de se marier.

(Quelques-uns ajoutent :)
Alors il versa l’eau sur la porte.

II. – Islande

a)  Conte 93  : un roi promet la main de sa fille à celui qui


l’obligera à dire : « C’est un mensonge ! » Loki, fils d’un paysan, se
présente et développe un tel tissu d’absurdités que le roi s’oublie et
crie : « C’est un mensonge ! » Loki épouse la princesse.
b)  De vrais, gros mensonges s’appellent «  mensonge, conseil de
Loki », lokalýgi, Loka ráđ 94.
c)  Quand on négocie un marché, on doit tenir sous le bras
gauche un kaupuloki, un « Loki d’achat », c’est-à-dire un morceau de
papier où est grossièrement dessiné un homme  ; cela porte chance
dans l’opération 95.
d) Proverbe : « Toutes les choses pleurent pour faire sortir Baldr
de chez Hel, sauf le charbon 96. »
e) Proverbe : « Loki et Þórr marchent longtemps, les orages n’en
finissent pas 97. »
f) Quand on a des difficultés avec un fil, on dit qu’il y a un loki
dedans 98.
g)  Thorlacius, qui a été recteur de Copenhague à la fin du
XVIII   siècle, dit dans ses Antiquitates Boreales (1801), VII, p.  44   :
e 99

uliginosum et sulphureum foetorem, quem fulgetra, ignes fatui et aliae


faces igneae in aer relinquunt, Loka daun (Lokii odorem) vocari in
Islandia puer audivi.
h) Lokabrenna signifie la canicule, la grande chaleur 100.
i) Les Islandais appellent lokasjóđr (« bourse de Loki ») la plante
qui est appelée ailleurs « monnaie de Judas » (danois Judaspenge) 101.

III. – Angleterre

Le clergyman Robt M. Kennley raconte que, dans son enfance, en


Lincolnshire, il y eut une épidémie  ; comme il apportait de la
quinine à une vieille femme dont le petit-fils était très malade, elle
le conduisit près de lui et il vit, cloués au pied du lit, trois fers à
cheval, avec un marteau en travers par-dessus ; elle prit le marteau
et frappa chacun des fers en disant :
Père, Fils et Saint-Esprit,
clouez le diable à ce poteau !
Avec ce marteau je frappe trois fois :
102
une pour Dieu, une pour Wod, une pour Lok  !

IV. – Shetlands

Lokis lains (« corde de Loki ») désigne une sorte de varech (fucus


filum) qui se casse facilement  ; Lokis u («  laine de Loki  ») désigne
une mauvaise laine, qui ne se laisse pas filer 103.
V. – Danemark

a)  Au Danemark, le nom de Lokke est lié à diverses


manifestations curieuses de la lumière solaire 104.
Thorlacius écrit dans ses Antiquitates Boreales, VII, p.  43  : In
Dania, a rusticis audivi phaenomenon, quo solis radii per nubium
interstitia, tuborum instar, in terram vel mare descendunt, vocari Locke
dricker vand (« Lokke boit de l’eau »).
De nos jours encore, devant certains mouvements scintillants de
l’atmosphère, on dit en Jutland (et en Scanie) «  Lokke sème son
chanvre », « le Lokkemand pousse ses chèvres 105 ». Quand un rayon
de lumière tombe sur une surface d’eau qui le réfléchit sur un mur,
on dit en Seeland  : «  C’est le mercenaire Loke 106.  » Vers 1880,
devant un folkloriste, une vieille femme, veuve de matelot, dit à un
petit enfant dans une circonstance de ce genre  : «  Reste assis à la
table et tais-toi : regarde Loke lejemand là-haut, sur le mur ! »
b)  D’après un recueil de proverbes du XVIIe  siècle (Peder Syv),
quand on a des difficultés avec un fil, on dit : « Lokke prend de quoi
réparer son pantalon.  » On a relevé, depuis, des expressions
analogues dans plusieurs provinces danoises. Quand un fil casse, on
dit, dans le Jutland, « il y a un lyke dans le fil 107 ».
c)  Le même recueil de proverbes de Peder Syv signale les
expressions « porter des lettres de Lokke », « écouter des histoires de
Lokke » au sens de « débiter » et « écouter des mensonges 108 ».

VI. – Norvège et Suède 109

a) Dans le sud de la Norvège (Telemarken), quand le foyer pétille


fort, on dit : « Lokje bat ses enfants 110 ! »
b) En Telemarken également, on jette dans le feu la peau du lait
en disant que c’est pour Lokje 111.
c) En beaucoup d’endroits de Suède 112, et aussi chez les Suédois
de Finlande 113, l’enfant qui perd une dent la jette dans le feu en
disant : « Locke, donne-moi une dent d’os pour une dent d’or 114 ! »
d)  En Telemarken, dit un auteur du XVIIIe  siècle, on tord trois
fouets (sic), le soir du jeudi saint, « pour réparer le traîneau de Loke,
qui est venu avec une cargaison de puces si lourde que son traîneau
s’est cassé en deux  »  ; si on néglige cette précaution, il y aura
pendant l’année une quantité de puces incroyable 115.
e) Le même auteur dit : « Lokje est peu connu : c’est le nom d’un
revenant.  » Dans son recueil de proverbes de Sillejord, il précise  :
« Laukje, un revenant qui enlève les petits enfants. » Il y a un siècle,
A. Faye notait que, en Telemarken, Lokje est un mauvais esprit que
parfois l’on confond avec le diable. Un jour, il a, paraît-il, empoigné
un enfant au-dessus des os du bassin et l’a reposé en disant  : «  Tu
resteras comme cela jusqu’à ce que tu aies un an. » De fait, l’enfant a
eu un trou à chaque hanche et n’a pas pu marcher avant l’année
révolue 116.
f)  En Suède, l’araignée est appelée locke, lock et la toile
d’araignée lockanät, lockasnara, noms qui ont peut-être un rapport
avec Loki 117.
Chapitre II
Contre-critiques

A. Réhabilitation de Snorri
La partie la plus considérable du dossier qu’on vient de lire et la
mieux articulée, les pièces sans lesquelles toutes les autres ne seraient que
des membra disjecta, ce sont les nombreux chapitres ou suites de
chapitres tirés de l’œuvre de Snorri, de ces traités didactiques qu’on
désigne globalement sous le nom d’Edda en prose : la Gylfaginning ou
« Fascination de Gylfi » et les Bragarœđur 1 ou « Propos de Bragi », où
sont racontés tout au long beaucoup de mythes  ; les Skáldskaparmál,
sorte de recueil de connaissances littéraires utiles aux scaldes, qui
complète la Gylfaginning et consigne, parfois en les expliquant, un
grand nombre de périphrases scaldiques 2. Longtemps ces documents ont
joui d’une autorité incontestée : on admettait que Snorri n’avait eu qu’à
recueillir autour de lui une matière encore vivante, qu’il était donc le
témoin, informé et fidèle, d’un savoir auquel les poèmes eddiques et
scaldiques faisaient de leur côté des emprunts plus fragmentaires  ;
l’accord général de Snorri et de ces poèmes, le bonheur avec lequel soit
des poèmes entiers, soit des strophes s’insèrent dans les traités en prose et
y trouvent un commentaire exhaustif, loin d’éveiller les soupçons,
semblaient la meilleure garantie de la sincérité et du soin de l’érudit
islandais.
Puis est venu l’âge de la critique, c’est-à-dire, très vite, celui de
l’hypercritique, cette maladie de jeunesse (et, malheureusement, souvent
chronique) qui menace toute philologie et qui s’accompagne presque
toujours d’une euphorie agressive. L’expression doctrinale la plus
complète de cet effort et de cet état d’esprit – et, pour le problème de
Loki, celle qui a eu les plus graves conséquences – a été donnée par
l’illustre historien des religions germaniques Eugen Mogk, dans un
véritable manifeste de trente-trois  pages, confié aux Folklore Fellows
Communications de Helsinki (no  51) en 1923, sous le titre  :
«  Novellistische Darstellung mythologischer Stoffe Snorris und seiner
Schule 3  ». Là, avant de passer à quelques exemples qu’il croyait
démonstratifs et que nous retrouverons tout à l’heure, E.  Mogk a
fortement charpenté une «  reconstitution  » de l’activité littéraire qu’il
attribue à Snorri. Voici, presque littéralement traduites, ces pages
importantes (pp. 7-11).

1. Eugen Mogk contre Snorri


Snorri, remarque E.  Mogk, travaille au XIIIe  siècle, c’est-à-dire
plus de deux cents ans après la conversion officielle de l’Islande au
christianisme. Pendant ces deux cents ans, l’île a eu un commerce
constant – matériel, religieux, intellectuel – avec l’Angleterre et
l’Irlande, la France et l’Allemagne. Par ses évêques et ses voyageurs
d’abord : les tout premiers évêques, Ísleifr et son fils Gizurr, avaient
été formés en Allemagne  ; l’évêque Þorlákr avait longtemps et
profitablement séjourné à Paris et à Londres  ; Sæmundr même, le
père de l’historiographie islandaise, avait passé nombre d’années de
sa jeunesse à l’étranger, notamment à Paris, et son arrière-petit-fils,
l’évêque Pál, était revenu d’Angleterre plus érudit qu’aucun homme
de son siècle. Puis par les écoles  : sur le modèle de l’Europe
occidentale, Ísleifr déjà avait fondé celle de Skálholt, Jón
Œgmundarson celle de Hólar, Teitr celle de Haukadal, Sæmundr
celle d’Oddi  ; en 1133, les Bénédictins ouvrirent des couvents et
naturellement des écoles ; des clercs étrangers y enseignèrent, tel ce
Hróđúlfr, venu d’Angleterre, qui resta dix-neuf ans en Islande. On y
lisait les mêmes ouvrages latins qu’en Europe et souvent on les
traduisait : les homélies de saint Grégoire et d’autres Pères, Origène,
Eusèbe, Gélase, Bède, des légendes sur la Vierge, sur les apôtres, sur
les saints  ; on connaissait Pline, Horace, Ovide, Salluste, Jordanès,
Paul Diacre, les traités grammaticaux de Priscien et de Donatien, et
nous possédons encore des fragments d’un Elucidarius et d’un
Physiologus du XIIe siècle. À côté de cette littérature occidentale, il y
avait les sagas et tous les poèmes scaldiques conservés pendant
plusieurs siècles par la récitation et pour lesquels Sæmundr et Ari
avaient réveillé l’intérêt. C’est à l’école d’Oddi qu’on faisait les
efforts les plus notables pour associer les deux traditions, la
nationale et l’étrangère ; or, c’est là que Snorri a passé sa jeunesse,
auprès de Jón, le petit-fils de Sæmundr, l’un des hommes les plus
instruits et les plus intelligents de l’époque  ; il y est même resté
auprès du fils de Jón, Sæmundr ; c’est donc là que cet esprit ouvert,
ambitieux, a dû recevoir les premières touches de sa vocation
littéraire. Plus tard, il mit en pratique les leçons d’Oddi dans son
domaine de Reykjaholt  : il y fonda un véritable atelier, s’attachant
des poètes comme Guđmundr Galtason et Sturla Barađrson, il prit
avec lui ses neveux Óláfr Þórđarson et Sturla Sighvatsson, et il se
mit à composer – samansetja, c’est-à-dire probablement à « diriger »
l’œuvre de composition collective –, à «  faire écrire  » (ek lét rita,
comme il dit dans la préface de la Heimskringla) les grandes œuvres
qui portent son nom et sa marque.
Comment travaillait cette équipe si fermement conduite  ? Les
principales sources, pour l’Edda comme pour la Heimskringla, étaient
à la fois les compositions écrites déjà existantes et la tradition orale,
notamment les poèmes. Mais l’imagination et le don de combinaison
de Snorri ont joué le plus grand rôle. Il est peu probable qu’il ait
disposé de beaucoup plus de matériaux qu’il n’en subsiste
aujourd’hui  : en effet, la partie purement didactique de l’Edda, par
ses références, témoigne d’une bibliothèque qui, en gros, est encore
à notre disposition 4  ; d’autre part n’est-il pas invraisemblable que,
deux cents ans après l’introduction du christianisme en Islande, les
récits mythologiques sur lesquels reposaient les périphrases des
scaldes et qui – ne l’oublions pas  – étaient des récits non pas
islandais mais norvégiens aient été encore vivants dans la tradition
orale du peuple islandais ? Snorri a donc été conduit à interpréter des
périphrases, des métaphores poétiques que ni lui ni ses
contemporains ne comprenaient plus. Il l’a fait par divers procédés :
il a combiné des sources indépendantes, il a imaginé des intrigues
pour relier des données sporadiques, il a complété la matière
ancienne par de pures inventions. Et c’est ainsi que s’est trouvé créé
– par deux chefs-d’œuvre, l’Edda, le début de la Heimskringla – un
nouveau genre littéraire, «  le conte mythologique  » (die
mythologische Novelle). Loin donc d’être un témoin, Snorri est un
créateur. Et son immense travail n’est pas utilisable, n’est pas une
« source » valable pour l’étude du paganisme.
 
Une telle reconstitution est cohérente, plausible. Mais est-elle
vraie  ? Si pourtant Snorri, deux cents ans non pas après une
disparition brusque du paganisme mais après une adhésion
pacifique de l’île au christianisme, avait connu, entendu, sur les
mythes, des choses que nous ne pouvons plus entendre ? Sæmundr,
Ari, l’école d’Oddi s’y étaient intéressés antérieurement et les scaldes
appelés à «  l’atelier  » de Reykjaholt ne devaient pas être sans
tradition ancienne 5... On peut discuter à perte de vue, peser et
repeser les probabilités contraires. C’est l’expérimentation, et elle
seule, qui décidera, pourvu qu’on réussisse à introduire la méthode
expérimentale dans l’affaire, et l’expérimentation appliquée à des
cas précis. Aussi bien Eugen Mogk, dans son manifeste même, a-t-il
aussitôt complété l’exposé de principe par deux exemples tirés de la
Gylfaginning  ; puis, au cours des années suivantes, il a multiplié
les illustrations de la méthode critique inaugurée en 1923 ; ainsi ont
vu le jour, coup sur coup, les essais suivants : « Die Überlieferungen
von Thors Kampf mit dem Riesen Geirröd  » dans la Festskrift Hugo
Pipping (Svenska Litteratursällskapet i Finland CLXXV), 1924, pp.  379-
388  ; «  Lokis Anteil am Baldrs Tode  » (FFC, 57), 1925  ; «  Zur
Gigantomachie der Völuspá  » (FFC, 58), 1925. Et la thèse a été
encore reprise, cette fois en Allemagne, appuyée d’une dissection de
la cosmogonie de Snorri, dans un opuscule de dix-huit pages  : Zur
Bewertung der Snorra-Edda als religionsgeschichtliche und mythologische
Quelle des nord-germanischen Heidentums (Berichte de l’Académie
saxonne, ph.-hist. Klasse, 84. Bd., 2. Heft, 1932  ; l’auteur avait
soixante-dix-huit ans).
C’est en effet sur des cas particuliers, et notamment sur ceux-là
mêmes que Mogk a désignés comme le plus favorables à sa
manœuvre, qu’il faudra discuter. Mais il ne sera pas mauvais
d’énoncer d’abord à mon tour quelques considérations générales,
non plus historiques, mais simplement psychologiques, propres à
éclairer l’acharnement avec lequel E.  Mogk vieillissant a brisé le
principal instrument des études qui avaient occupé toute sa vie  ;
propres aussi à orienter le lecteur dans les contre-attaques
auxquelles il sera ensuite procédé.
Je disais tout à l’heure que l’hypercritique est comme la maladie
naturelle de toute philologie livrée à elle-même. En effet, du
moment où j’ai rencontré (et comment ne la rencontrerais-je pas,
s’agissant d’une œuvre humaine  ?) la preuve que l’exposé
systématique fait par un auteur ancien, d’un mythe, d’une légende,
d’une scène d’histoire, est en désaccord avec une autre tradition, ou
avec un « fait », ou bien laisse paraître une contradiction interne ou
du moins une maladresse, ou trahit de quelque manière un effort, ou
encore – suprême joie  ! – ne contient pas ce qu’il «  devrait  », me
semble-t-il, contenir, autrement dit du moment où je me sens
autorisé à imaginer le vieil auteur à sa table, travaillant sur des
fiches, s’appliquant à les relier et à les accorder sans en rien négliger
et à combler les lacunes, bref du moment où, moi, philologue et
critique, je vois dans cet auteur un collègue dont la tâche était de
monter, par des moyens inverses des miens, un édifice philologique
que ma tâche à moi est de démonter, il est inévitable que je me
pique au jeu, que je m’engage dans une sorte de duel et que,
m’appliquant à percer les intentions, les artifices, les ruses du
partenaire, je lui en prête généreusement qu’il n’a jamais eus.
Comme il n’est pas devant moi pour se défendre, je suis
régulièrement vainqueur et chacune de mes victoires diminue le
crédit que je crois pouvoir concéder à un témoin a priori suspect.
Bientôt il ne reste rien  : de même qu’aucun prévenu, fût-il le plus
innocent du monde, ne garde sa sérénité, son assurance, son air
d’innocence, au sortir d’un interrogatoire « scientifiquement » mené,
de même aucun texte ne garde son sens, sa cohésion, sa valeur
documentaire au sortir d’un examen critique conduit selon les
méthodes modernes.
Il est difficile de montrer au philologue qu’il passe ses droits. On
fait devant lui figure de naïf, voire d’ignorant ou de mystique : on se
laisse berner par ces récidivistes du truquage que sont Hésiode,
Virgile, Ovide, Snorri ; on ne sait pas le métier, on a la nostalgie de
la foi... Somme toute, je ne connais que trois moyens d’intervenir.
Les deux premiers peuvent presque toujours être employés, mais ils
suffisent rarement à faire tomber la fièvre de l’hypercritique. Le
troisième est radical, mais il n’est pas toujours applicable.
Le premier moyen est de rendre le critique sensible à des faits
autres que ceux qu’il retient, à des faits qui sont en général non
moins apparents, et même plus massifs, mais dont sa pente d’esprit
le distrait. Il s’agit simplement, sans sortir de la méthode analytique
qui est la sienne, d’obtenir qu’il fasse une revue plus attentive et
plus complète des données du problème, qu’il tienne compte, en
particulier, des harmonies et des ensembles. A-t-il, d’une
contradiction interne, conclu que le texte a été constitué de pièces et
de morceaux, par le mélange de deux ou trois « variantes » ? On lui
demandera de regarder de plus près, et plus philosophiquement, les
données qui lui paraissent contradictoires et de bien vérifier,
d’abord, qu’elles le sont. A-t-il réussi à expliquer entièrement un
récit comme un puzzle, formé par la réunion artificielle, plus ou
moins habile, d’éléments hétérogènes, dont il a trouvé les sources
indépendantes  ? On lui montrera que, au-dessus des éléments,
irréductibles aux éléments, il y a encore le fait qu’ils forment un
tout, dessinent un schéma qui a peut-être sens et valeur, qui n’est
peut-être pas le résultat d’une addition fortuite des éléments, mais
au contraire le principe de leur organisation et de leur choix même.
Est-il, dans un récit, parvenu à tout expliquer sauf un trait, qu’il
déclare alors volontiers sans importance  ? On pourra parfois lui
montrer que ce trait est essentiel, que tout le récit est au contraire
orienté vers lui. De ces diverses argumentations, on trouvera plus
loin assez d’exemples pour qu’il soit inutile d’en donner ici.
Le deuxième moyen est de rendre le critique sensible à la
fragilité et à l’arbitraire de ses propres constructions. A-t-il montré
qu’un vieil auteur s’est posé tel problème, s’est trouvé devant tels
documents et tel embarras, a fait telle réflexion qui a abouti à telle
invention ou telle maladresse ? On lui rappellera l’infinie souplesse
de l’esprit humain, et qu’on ne parvient jamais, sauf peut-être en
mathématiques, à l’enfermer dans un authentique dilemme, sans
tertia ni quarta via. On lui rappellera aussi la pauvreté de son
information, de notre information de modernes, et qu’il est toujours
imprudent de dire, par exemple, que « Snorri ne disposait pas (ou ne
disposait «  guère  ») d’autres sources que celles qui nous sont
accessibles ». On lui rappellera enfin la différence des siècles et que,
plus il se représente Snorri à l’image d’un de ces auteurs d’histoire
romancée qui foisonnent à notre époque, même dans les universités,
plus il a de chances d’altérer sa vraie physionomie.
Malheureusement, contre ces deux moyens de révision, il est
facile au critique de s’armer. Il peut épiloguer sans fin sur ce qui,
dans un ensemble, est essentiel et secondaire  ; sur le sens et sur
l’unité même de l’ensemble  ; sur la réalité et sur l’ampleur d’une
contradiction. Il peut retourner contre son contradicteur le grief
d’hypercritique et affirmer qu’il est autant et plus que lui, sensible à
ce qui distingue le XIIIe siècle du XXe ainsi qu’à la fertilité de l’esprit
humain. L’amour-propre s’en mêlant, comme il est usuel quand on
en vient à discuter sur les principes et sur les méthodes, on verra
même les thèses se raidir et se durcir les ripostes.
Chaque fois qu’il est possible, le plus sage est de recourir au
troisième moyen que nous avons annoncé. Celui-là dépasse la simple
exploration analytique des documents et par conséquent ne laisse
plus autant de marge aux appréciations subjectives : c’est le moyen
comparatif, c’est-à-dire la forme que revêt naturellement, dans les
sciences humaines, la méthode expérimentale.
L’étude comparative des religions et des mythes et notamment
(puisqu’il s’agit de Snorri) des mythes indo-européens est assez
avancée pour que, quand on a à déterminer si telle des Élégies
romaines ou tel hymne védique ou tel chapitre de la Gylfaginning
consigne une légende ancienne ou au contraire n’est qu’imagination
tardive, on ne soit pas toujours réduit à l’analyse interne du texte
considéré, mais qu’on puisse parfois au contraire se prononcer
objectivement  : exactement, cela arrive chaque fois que le texte
considéré raconte une légende dont la comparaison avec des
légendes conservées sur d’autres points du domaine indo-européen
permet d’affirmer qu’elle était déjà indo-européenne pour l’essentiel.
Ce procédé est, par chance, souvent applicable aux sources de la
mythologie germanique, notamment à l’Edda en prose, et en
particulier à la plupart des récits qu’Eugen Mogk ou d’autres
critiques ont choisis pour y dénoncer, pour y démontrer les procédés
« créateurs » de Snorri. Je commencerai par un exemple auquel ne
s’est pas attaché Mogk, mais qui est typique.

2. Týr manchot
Soit le chapitre de la Gylfaginning 6 qui raconte comment le dieu
Týr perdit sa main droite. Le terrible loup Fenrir est encore tout
jeune et déjà très fort  ; à moins qu’on ne parvienne à le lier, il
dévorera les dieux quand il sera grand. Après que les dieux eurent
vainement recours à deux grosses chaînes qui ont cédé au premier
effort du loup, Óđinn, savant en magie, fait fabriquer par les Elfes
Noirs un lien qui a l’air d’un misérable petit fil, mais que rien ne
peut rompre. Ils proposent au loup de se laisser attacher par
manière de jeu, pour voir s’il réussira à se dégager. Il se méfie, les
dieux piquent son amour-propre, il accepte enfin, mais à la
condition que, pendant le jeu, un dieu mette la main droite dans sa
gueule, «  comme gage que tout se passera loyalement  ». Les dieux
s’entre-regardent  : aucun ne veut sacrifier sa main. Seul Týr se
dévoue. De fait, le loup ne peut se dégager et restera ficelé jusqu’à la
fin du monde, mais il mord la main de Týr, qui est dorénavant le
dieu manchot.
Deux stances de la Lokasenna (38-39) disent aussi que la main de
Týr a été mangée par le loup Fenrir qui, de son côté, attend dans les
liens la fin des Ases. De plus, de vieux poèmes norvégiens-islandais
appelent Týr « celui des Ases qui n’a qu’une main » (einhendr ása). Et
c’est tout.
Qu’y a-t-il d’ancien dans cela ? Et d’abord le point central, le fait
que le grand dieu Týr n’ait qu’une main, d’où vient-il ? Que veut-il
dire  ? Ne rappelons pas les exégèses naturalistes défuntes, les
combats périmés de la Lumière et des Ténèbres  ; mais écoutons
Kaarle Krohn 7  : ce mythe repose sur une interprétation tardive et
bizarre donnée en Scandinavie aux figurations chrétiennes où l’on
voit « le » bras de Dieu sortant dans des nuages. Alexander Haggerty
Krappe, lui, pense 8 que le fait de la mutilation et la scène qui
l’explique reposent sur une interprétation, à peine moins tardive,
des représentations gallo-romaines où l’on voit un carnassier, un
loup avalant un membre humain. Mais d’autres 9, rappelant
l’Irlandais Nuadu à la Main d’Argent, ou le Sūrya indien qui a une
main d’or, répliquent qu’il se peut bien qu’on se trouve devant un
très vieux dieu manchot. Comment décider  ? De plus, quant à
l’affabulation qui met en œuvre cette donnée première, quel peut
être le rapport entre la brève mention de la Lokasenna et le récit très
circonstancié de Snorri  ? Somme toute, de la Lokasenna et de la
périphrase poétique einhendr ása, ressortent seulement le fait de la
mutilation du dieu et le fait de l’immobilisation du loup, mais rien
n’y précise la relation de ces deux disgrâces, rien n’y garantit celle
que Snorri expose dans une affabulation compliquée. La manière la
plus simple et la plus probable de concevoir cette relation n’est-elle
pas, négligeant Snorri, d’y voir une relation de cause à effet,
l’immobilisation du loup n’ayant été primitivement, et n’étant
encore dans la Lokasenna, que la conséquence, la sanction de la
mutilation du dieu, le loup ayant été lié par précaution tardive,
après un premier méfait gratuit, inattendu, comme le sont en
général les premières preuves d’un tempérament malfaisant ? Si tel
est le cas, la riche affabulation de Snorri, que ne recoupe aucun
texte et que n’appuie aucune citation poétique – la ruse des dieux,
leur jeu frauduleux rendu possible par la science d’Óđinn et couvert
par le sacrifice de Týr, la perte de la main de Týr comprise comme
la « liquidation » régulière et prévue d’un gage –, tout cela n’est que
l’ingénieuse invention d’un érudit qui aura cherché à établir une
liaison amusante, originale entre les deux faits bruts qui étaient
seuls enregistrés dans sa source.
Et cette hypothèse, a priori vraisemblable, n’est-elle pas
confirmée par maint détail du texte de Snorri  ? Ce texte n’ignore
rien  : il connaît les noms des deux grosses chaînes du début
(Lœđingr, Drómi), qui ont donné lieu, nous dit-il, à des expressions
proverbiales qui nous sont, comme par hasard, inconnues elles aussi
par ailleurs  ; il sait que c’est Skirnir, le serviteur de Freyr, qui a
passé aux Elfes Noirs la commande du lien magique  ; que ce lien
s’appelle Gleipnir ; qu’il a fallu six ingrédients pour le fabriquer : le
bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines des
montagnes, les tendons des ours, le souffle des poissons et la salive
des oiseaux  ; il sait que c’est dans l’île Lyngvi, du lac Amsvartnir,
que les dieux ont convoqué le loup  ; il sait les noms des rochers
auxquels, finalement, le loup est fixé et que les dieux enfoncent
profondément en terre (Gjöll, Þviti), etc. Ces précisions, évidemment
artificielles, ne dénoncent-elles pas que Snorri s’est abandonné à sa
virtuosité  ? Et s’il l’a fait en imaginant tant de noms et de menus
traits, n’a-t-il pas dû le faire aussi pour le thème du récit, qu’aucun
autre texte, encore une fois, ne confirme ?
Tout cela est possible, plausible. Voilà Snorri pris sur le fait.
Voilà décelé le travail auquel il se livre habituellement à partir
d’une mince donnée, elle-même peut-être récente, qu’il ne
comprenait plus. Certes, on peut répondre que si Snorri a inventé
son récit pour établir un lien entre la mutilation de Týr et
l’immobilisation du loup, il est allé chercher midi à quatorze
heures ; on peut faire valoir que les trop nombreuses précisions de
détail qu’il donne, même si elles sont suspectes, ne suffisent pas à
dévaloriser le thème du récit ; qu’il n’est d’ailleurs pas si sûr qu’elles
soient suspectes puisque, comme l’a remarqué J. de Vries, même de
très  vieux mythes, authentiques et garantis par des usages
rituels,  regorgent parfois de puériles notations onomastiques du
même  genre. Cela aussi est vrai. Mais, en mettant les choses au
mieux, on voit qu’on se trouve engagé dans une discussion
interminable, où les arguments se réduisent, en fin de compte, à des
impressions.
Or nous sommes maintenant en état de rendre un jugement
objectif 10. Nous savons qui est Týr  : il représente, à côté du grand
sorcier Óđinn, le second aspect de la Souveraineté bipartite dont les
Germains, comme les autres peuples de la famille, avaient hérité la
conception de leur plus lointain passé indo-européen  ; il est le
souverain juriste 11. Nous savons aussi, notamment par le couple
légendaire des deux héros qui ont sauvé la république romaine
naissante lors de sa première guerre – Cocles et Scævola, Horatius le
Cyclope et Mucius le Gaucher – que cette conception bipartie de
l’action souveraine s’exprimait par un double symbole  : le
personnage qui triomphe par le prestige ou l’action magique n’a
qu’un œil, est borgne  ; le personnage qui triomphe par un artifice
juridique (serment, gage de vérité) perd, dans une entreprise
fameuse, sa main droite, devient manchot. Or l’Óđinn scandinave est
bien borgne et Týr est bien manchot. Et si Týr est devenu manchot,
dans le récit de Snorri, c’est bien parce qu’il a engagé son bras droit
dans une procédure juridique, de gage frauduleux, destinée à faire
croire à l’ennemi un mensonge que la société divine avait un intérêt
vital à lui faire croire.
Dès lors, comment admettre que ce ressort (la trompeuse mise en
gage de la main droite), qui est l’essentiel, puisque, aujourd’hui, grâce
à l’étude comparative des religions, nous comprenons le symbolisme
de la mutilation du dieu (le dieu Juriste devant être paradoxalement
manchot de sa dextre comme le dieu Voyant devait être borgne), ait
été oublié des Germains, puis retrouvé, réimaginé au XIIIe siècle par
un caprice de Snorri –, alors surtout que Snorri ne percevait
certainement pas avec la même clarté que nous pouvons le faire
aujourd’hui, grâce à l’étude comparative des religions indo-
européennes, la solidarité antithétique d’Óđinn et de Týr ni la
complémentarité de leurs deux mutilations, de l’œil de l’un
(antérieure à l’événement) et de la main droite de l’autre (dans
l’événement), et que, par conséquent, il ne comprenait peut-être
plus bien le rapport entre la dextre perdue et le caractère juriste du
dieu Týr ? En d’autres termes, la comparaison romaine nous assure
que la notion de gage, que le sacrifice héroïque qu’un individu fait de
sa main dans une tromperie juridique dont un redoutable ennemi de
sa société est la dupe, étaient fondamentaux, dès les temps indo-
européens, dans le mythe du souverain manchot ; or c’est justement
cela, c’est ce thème « improbable » que donne Snorri ; donc, à moins
de s’engager dans d’invraisemblables complications et d’admettre un
extraordinaire jeu du hasard, on reconnaîtra que c’est bien la vieille
mythologie germanique, héritée des Indo-Européens, que Snorri – et
lui seul – a ici transmise.
Qu’on entende bien. Je ne prétends pas, n’en sachant rien, que
tel détail, tel nom propre du récit soit ancien, que Snorri ou des
prédécesseurs de Snorri n’aient rien ajouté ni changé à la tradition.
Je ne prétends même pas, n’en sachant rien, que le loup,
certainement antérieur à Snorri, soit primitif : il a pu y avoir, pour
le mythe germanique, soit une évolution, soit une ou plusieurs
réfections, comme ç’a été sûrement le cas à Rome, où Porsenna et
Mucius lui-même ne sont évidemment que des incarnations tardives,
des historicisations du «  héros sauveur  » et de l’«  ennemi  », des
rajeunissements de personnages préromains. Mais ce que j’ai le droit
d’affirmer, c’est que l’histoire du loup, lorsqu’elle s’est formée chez
les Germains, et à quelque époque qu’elle se soit formée 12, s’est
coulée dans un cadre bien antérieur aux Germains et fidèlement
conservé. Or, ce cadre est autrement important que les détails,
forcément changeants, qui l’ont rempli au cours des siècles. Snorri
n’a au moins pas inventé la ruse juridique, c’est-à-dire le thème
central, le sujet même de son récit.
J’ai insisté sur cet exemple, bien que Mogk ne l’ait pas mis à
l’honneur, parce qu’il est très clair et suffirait à établir que, lorsque
Snorri est seul à nous avoir conservé un «  mythe  », il se peut bien
que ce mythe soit authentique. Voici maintenant un des morceaux
de l’Edda en prose où Mogk a cru trouver un argument de choix 13.
3. Naissance et meurtre de Kvasir
Dans l’Edda de Snorri 14, il est raconté que, après une guerre dure
et incertaine, les deux peuples divins des Ases et des Vanes
conclurent la paix. Pour sceller leur entente, ils crachèrent
ensemble, des deux côtés, dans un même vase (til eins kers). Les Ases
ne voulurent pas laisser perdre ce gage de paix et en firent un
homme qui s’appelle Kvasir 15. Kvasir est si sage (vitr) qu’il n’y a
question au monde à laquelle il n’ait réponse. Il se mit à parcourir le
monde pour enseigner aux hommes la sagesse (at kenna mönnum
frœđi). Un jour, les deux nains Fjalarr et Galarr l’invitèrent à un
entretien et le tuèrent. Ils distribuèrent son sang dans deux vases et
dans un chaudron (létu renna blóđ hans í tvá ker ok einn ketil)  ; le
chaudron s’appelle Óđrœrir et les deux vases Són et Bodn. Ils
mêlèrent au sang du miel et il se forma un hydromel tel que
quiconque en boit devient poète et homme de savoir. Les nains
dirent aux Ases que Kvasir avait étouffé dans son intelligence (at
Kvasir hefđi kafnat í mannviti) parce qu’il n’y avait personne d’assez
savant pour épuiser son savoir par des questions (fyrir því at engi var
þá svá fróđr, at spyrja kynni hann fróđleiks). Suit le récit de la
conquête du précieux hydromel par Óđinn qui en sera, en effet, le
grand bénéficiaire.
Sur ce texte, E.  Mogk a fait des remarques fort précieuses. Il a
montré d’abord que Kvasir n’est qu’une personnification d’une
boisson enivrante dont le nom rejoint le « kvas » des peuples slaves.
En effet, Kvasir est, avec un substantif kvas, dans le même rapport
que Eldir, nom d’un des serviteurs d’Ægir, avec eldr «  feu  », örnir,
nom d’un géant, avec örn «  aigle  », Byggvir, nom du serviteur du
dieu de la fécondité Freyr, avec bygg «  orge  », etc. Or, si les textes
vieux-scandinaves n’ont pas conservé ce substantif kvas, il est bien
attesté dans plusieurs dialectes modernes  : dans le danois du
Jutland, kvas désigne les fruits écrasés et, en norvégien, le moût des
fruits écrasés.
Mogk a montré ensuite que la naissance de Kvasir à partir d’un
crachat communiel des Ases et des Vanes repose sur une vieille
technique élémentaire, sur un des procédés par lesquels beaucoup
de peuples, d’une part, obtiennent la fermentation et, d’autre part,
concluent amitié. Entre autres exemples, il cite celui-ci : un jour, en
Sibérie, comme Humboldt et Klaproth pénètrent chez un chef tatar,
on prépare le kvas en leur honneur ; pour cela, on demande à toute
personne qui entre dans la tente de cracher dans une cruche de lait
placée près de la porte  ; il doit s’ensuivre une fermentation rapide
et, de fait, la fermentation obtenue, la boisson est offerte aux hôtes.
Mais, ayant ainsi justifié le crachat communiel qui marque la
réconciliation solennelle des Ases et des Vanes, et le nom de Kvasir
qui est donné au résultat de ce crachat, il ajoute 16  : «  Créer un
homme à partir d’un crachat, c’est une chose dont il n’y a pas
d’autre exemple dans l’ethnographie ni dans la mythologie
comparées, quelle que soit l’importance du rôle qu’a joué et que
joue encore le crachat dans les usages populaires. Ce que nous lisons
dans l’Edda est à mettre au compte de Snorri ou de quelqu’un de son
école. Mais comment a-t-on pu en arriver à cette incarnation ? Nos
sources nous donnent une indication... » Et, sûr qu’il n’y a plus qu’à
défaire le travail artificieux de Snorri, il se lance dans un admirable
jeu philologique. « La source principale des récits eddiques » serait
une kenning, une périphrase scaldique, qu’on rencontre chez un
auteur du Xe  siècle, que Snorri lui-même a citée dans les
Skáldskaparmál, et qui désigne la poésie en deux mots : kvasis dreyri.
Snorri traduit dreyri par blóđ («  sang  »), ce qui est en effet le sens
ordinaire du mot. Mais, remarque Mogk, le mot est employé dans
d’autres kenningar avec le sens plus large de «  liquide  ». Loin donc
que la kenning kvasis dreyri prouve que, au Xe siècle, les scaldes aient
connu l’histoire de Kvasir tué et de l’origine sanglante de l’hydromel
de poésie, il est bien probable que l’expression a signifié « le liquide
kvas  » (kvasir étant encore un nom commun et le génitif kvasis
s’expliquant comme dans Óđrœris haf («  la mer Óđrœrir  »), Fenris
úlfr («  le loup Fenrir  »), etc.) et que c’est d’un faux sens double
commis par Snorri et sur dreyri et sur kvasir que vient toute
l’histoire. Je cite les propres termes de Mogk 17  : «  Du moment où
l’école de Reykjaholt avait compris dreyri au sens de sang, on en vint
à personnifier Kvasir et ainsi se forma l’histoire de sa mort et de sa
naissance, par laquelle l’origine de l’hydromel des poètes fut reliée à
la paix qui termina la guerre des Vanes. Si l’on dénoue ce lien, nous
nous trouvons devant un tout autre mythe relatif à l’origine de
l’hydromel des poètes, un mythe qui cadre fort bien avec les
conceptions des Germains septentrionaux. » Ce « tout autre mythe »,
Mogk va le reconstituer très librement.
La mixture de sang et de miel n’est pas attestée dans le folklore :
elle est donc, elle aussi, une invention. Comme les Scandinaves
avaient pris l’habitude d’attribuer aux nains la fabrication de tout
l’équipement divin (l’épée d’Óđinn, le marteau de Þórr, le bateau de
Freyr, etc.), ils auront attribué aux nains la fabrication de
l’hydromel et l’idée de mêler du miel, pour les faire fermenter, aux
«  fruits écrasés  » que désignait primitivement le nom commun
kvasir. Et c’est de là qu’est partie l’imagination de Snorri... Quant
aux noms propres du chaudron et des deux vases entre lesquels les
nains partagent le sang de Kvasir, Mogk montre comment ils sont
nés, eux aussi, de faux sens commis par Snorri sur trois kenningar.
Tout cela est ingénieux à souhait. Mais, à cette ingéniosité, le
progrès des études comparatives permet d’opposer des faits que ne
connaissait pas Mogk. Qu’est-ce que la guerre des Ases et des Vanes,
c’est-à-dire des dieux du «  cercle  » d’Óđinn, de Týr, de Þórr, etc.,
d’une part, des dieux du cercle de Njörđr, de Freyr, de Freyja d’autre
part 18  ? Ce n’est pas, comme le croyait Mogk sur les frêles
arguments de quelques auteurs, le souvenir historique d’une guerre
religieuse entre deux peuples adorateurs l’un des Ases, l’autre des
Vanes 19  ; non, c’est la forme germanique prise par le mythe indo-
européen – bien attesté à Rome comme dans l’Inde – qui expliquait
la formation de la société des dieux ou des hommes : après une dure
guerre ou une violente querelle sans résultat, par un accord, mais un
accord définitif, qui ne sera plus jamais mis en question, les
représentants de la troisième fonction, de la fonction de fécondité et
de richesse (les grands dieux Vanes chez les Scandinaves  ; Titus
Tatius et ses Sabins dans la légende du synœcisme romain  ; les
Nāsatya dans l’Inde) ont été associés, sur le pied d’égalité, aux
représentants des deux autres fonctions, fonction de souveraineté
magique et de force guerrière (les Ases chez les Scandinaves  ;
Romulus et ses compagnons dans la légende du synœcisme romain ;
Indra et les deva dans l’Inde épique).
Or, le mythe indien se termine par le trait suivant 20  : comme
Indra et les autres dieux refusent obstinément d’admettre les deux
Nāsatya dans la communauté divine, un ascète ami de ceux-ci
fabrique, par la force de son ascèse, un être gigantesque qui menace
d’engloutir le monde : c’est le monstre Mada, c’est-à-dire « Ivresse ».
Aussitôt Indra cède, la paix se fait, les Nāsatya sont définitivement
incorporés aux dieux. Reste à « liquider » le dangereux personnage
qui a obtenu ce résultat  : l’ascète le morcelle, le divise en quatre
parties – et c’est ainsi qu’aujourd’hui l’ivresse se trouve distribuée
entre la boisson, les femmes, le jeu et la chasse.
Certes, les différences éclatent entre le mythe germanique et le
mythe indien, mais aussi l’analogie des situations fondamentales et
des résultats. Voici les différences : chez les Germains, le personnage
« Kvas » est fabriqué après la paix conclue et il est fabriqué suivant
une technique précise, réelle, de fermentation par le crachat, tandis
que le personnage « Ivresse » est fabriqué pour contraindre les dieux
à la paix, et il est fabriqué mystiquement (nous sommes dans l’Inde),
par la force de l’ascèse, sans référence à une technique de
fermentation. Puis, quand « Kvas » est tué et son sang divisé en trois,
ce n’est pas par les dieux qui l’ont fabriqué mais par deux nains,
tandis que c’est son fabricateur même, dans l’Inde, pour le compte des
dieux, qui divise « Ivresse » en quatre. De plus, le fractionnement de
«  Kvas  » est simplement quantitatif, se fait en parties homogènes
(trois récipients de sang de même valeur), tandis que celui
d’«  Ivresse  » est qualitatif, se fait en parties différenciées (quatre
sortes d’ivresse). Dans la légende germanique, c’est seulement après
coup, dans l’explication mensongère que les nains donnent aux
dieux qu’est mentionné l’excès de force intolérable (d’une force
d’ailleurs purement intellectuelle), hors de proportion avec le
monde humain, qui aurait amené la suffocation de « Kvas », tandis
que, dans la légende indienne, l’excès de force (physique, brutale)
d’Ivresse est authentiquement intolérable, incompatible avec la vie du
monde, et entraîne authentiquement son morcellement. Enfin la
légende germanique présente « Kvas » comme bénéfique dès le début,
bien disposé pour les hommes – une sorte de martyr – et son sang,
convenablement traité, produit cette chose précieuse entre toutes
qu’est l’hydromel de poésie et de sagesse, tandis que, dans l’Inde,
« Ivresse » est maléfique dès le début et que ses quatre fractions sont
encore le fléau de l’humanité.
Tout cela est vrai, mais tout cela prouverait seulement, s’il en
était besoin, que l’Inde n’est pas l’Islande et que les deux histoires se
racontaient dans deux civilisations qui avaient évolué dans des sens
et dans des décors extrêmement différents, et pour lesquelles
notamment les idéologies de l’ivresse étaient devenues presque
inverses 21. Il n’en existe pas moins un schéma commun  : c’est au
moment où se constitue définitivement, et difficilement, la société
divine par l’adjonction des représentants de la fécondité et de la
prospérité à ceux de la souveraineté et de la force, c’est donc au
moment où les représentants de ces deux groupes antagonistes font
leur paix, qu’est suscité artificiellement un personnage incarnant la
force de la boisson enivrante ou de l’ivresse et nommé d’après elle.
Comme cette force s’avère trop grande au regard des conditions de
notre monde – pour le bien ou pour le mal – le personnage ainsi
fabriqué est ensuite tué et fractionné en trois ou quatre parties dont
bénéficient ou pâtissent les hommes, dans ce qui, aujourd’hui, les
enivre.
Ce schéma est original. On ne le rencontre, à travers le monde,
que dans ces deux cas. De plus, il se comprend bien, dans son
principe, si l’on a égard aux conditions et conceptions sociales qui
devaient être celles des Indo-Européens  : en particulier, l’ivresse
intéresse à des titres divers les trois fonctions : elle est, d’une part,
l’un des ressorts fondamentaux de la vie du prêtre-sorcier et du
guerrier-fauve de cette civilisation, et, d’autre part, elle est procurée
par des plantes qu’il fallait cultiver et cuisiner, on comprend donc que
la «  naissance  » de l’ivresse avec tout ce qui s’ensuit soit située au
moment de l’histoire mythique où la société se constitue par la
réconciliation et l’association des prêtres et des guerriers d’une part,
des agriculteurs et des dépositaires de toutes les puissances
fécondantes et nourricières de l’autre. Il y a donc, entre cet
événement social mythique et l’apparition de l’ivresse, une
convenance profonde, et il n’est pas inutile de remarquer ici que
cette convenance, ni les poètes du Mahābhārata ni Snorri ne
pouvaient plus en avoir conscience, ce qui fait que leurs récits ont
un air étrange : pour les poètes du Mahābhārata, les Nāsatya ne sont
plus ce qu’ils étaient au temps de la compilation védique, les
représentants de la troisième fonction ; et Snorri non plus, quoiqu’il
mette bien en valeur dans ses divers traités les caractères
différentiels d’Óđinn, de Þórr et de Freyr, ne comprend sûrement
plus la réconciliation des Ases et des Vanes comme le mythe fondant
la collaboration harmonieuse des diverses fonctions sociales.
Les germanistes et les épigones d’Eugen Mogk devront
s’accommoder de ce fait massif. Certes, le récit de Snorri contient
des éléments déposés à des âges divers de l’évolution de la pensée
religieuse scandinave  ; il contient peut-être même (encore que les
«  intuitions  » philologiques de Mogk au sujet des noms propres
Óđrœrir, Bodn, Són ne s’imposent pas) des interprétations ou
adjonctions propres à Snorri. Mais l’essentiel, le schéma avec sa
signification, sa direction et ses moments successifs, est bien
antérieur à Snorri, est authentique. Et l’on sent combien il est
tendancieux et inopérant de dire, avec Mogk, que «  la fabrication
d’un homme à partir d’un crachat étant une chose inouïe dans
l’ethnographie et dans la mythologie comparées  », il ne peut s’agir
d’un vrai mythe et qu’il faut donc que ce soit une fantaisie de Snorri.
Non ; ce que présentait, ce qu’imposait la mythologie traditionnelle,
c’était, à ce moment de l’histoire du monde, la fabrication, puis le
meurtre et le fractionnement d’un personnage surhumain, de type
humain, incarnant l’ivresse, exprimant l’ivresse dans son nom (cf.
Mada)  ; l’imagination germanique (peut-être plus fidèle, d’ailleurs,
au prototype indo-européen, dont l’Inde s’est sûrement écartée) a
seulement précisé cette donnée en nommant le personnage « Kvas »
et en le fabriquant à partir d’une technique réelle de fermentation
par le crachat 22. D’autre part on saisit la forte liaison de ces
épisodes, liaison que Mogk niait, n’y voyant qu’un caprice de
Snorri : la réconciliation et l’association des Ases et des Vanes d’une
part, d’autre part le meurtre et le fractionnement de Kvasir avec
l’explication donnée par les nains aux Ases, tout cela se suit, est uni
par une logique profonde. Et l’édifice superficiellement rationnel,
déductif, que Mogk attribue à «  l’école de Reykjaholt  », c’est, en
définitive, dans son cerveau, dans son cabinet de philologue
ignorant de la préhistoire indo-européenne, en l’an de grâce 1923,
qu’il l’a ingénieusement monté, comme il a été dit plus haut, pour se
donner l’illusoire plaisir de le démonter. Ne disons pas que c’est
Snorri qui a « inventé » un mythe absurde parce qu’il ne comprenait
plus d’anciennes périphrases scaldiques  ; disons que c’est Eugen
Mogk qui « invente » de fausses difficultés parce qu’il a perdu le sens
des vieux mythes.

4. Snorri contre Eugen Mogk


J’aurai plus loin, à propos de la participation de Loki au meurtre
de Baldr, une autre occasion d’accepter le débat sur un terrain choisi
par Mogk 23 et de réhabiliter ainsi un autre chapitre de l’Edda en
prose, comme j’ai d’ailleurs 24 restauré, contre sa discussion hâtive et
légère, la valeur des strophes de la Völuspá relatives à la guerre
même des Ases et des Vanes. Mais les deux exemples qui viennent
d’être examinés suffisent à ruiner, dans son principe et dans
l’application qui en est faite à Snorri, la nouvelle forme de critique
mise à la mode par E. Mogk. Snorri n’est pas le suspect permanent
qu’on prétend  ; même isolé, son témoignage est grave, et l’on
perçoit aujourd’hui quelque outrecuidance dans la protestation
agacée que, résumant sa démolition des années précédentes, l’érudit
allemand publiait en 1932 25.
Sans tomber dans l’excès inverse, sans prétendre tout utiliser de
l’Edda en prose (on ne contestera pas les fantaisies du prologue de la
Gylfaginning, ni les influences chrétiennes qui ont marqué une partie
de la cosmogonie qui suit), on ne peut qu’enregistrer le fait capital
que la nouvelle mythologie comparée a mis en évidence 26 : pour les
aventures des dieux, pour celles notamment qui semblaient à
E.  Mogk ou à ses disciples les plus sujettes à caution, Snorri a au
contraire fidèlement enregistré une vieille tradition.
Conclusion pratique  : dans les récits de l’Edda en prose
concernant Loki, il ne suffira plus, comme le faisaient volontiers les
plus récents critiques, d’écarter comme suspects les traits pour
lesquels Snorri est notre unique source, et, du coup, voici
reconquise, en droit, la plus grosse partie de notre dossier.

B. Les abus de la « science des contes »


Une seconde forme de critique abusive qui, combinée ou non
avec la précédente, a souvent paralysé ou dévoyé l’étude de Loki,
s’inspire non plus de la philologie, mais du folklore, exactement de
l’étude des contes populaires. En 1899, Friedrich von der Leyen a
commencé sa brillante carrière en publiant à Berlin un petit livre de
moins de cent pages, intitulé Das Märchen in den Göttersagen der
Edda, qui a fait quelque bruit et suscité des vocations. Sous l’action
de ses recherches ultérieures, l’auteur a vite rectifié lui-même ses
vues de jeune homme enthousiaste, mais, comme il arrive souvent,
l’opuscule dont il paraît s’être détaché a continué sa vie propre  :
dans les pays scandinaves en particulier, en Finlande, en Suède, où
les études de folklore et de Märchenkunde connaissent depuis un
demi-siècle un admirable renouveau, il est fort imité et, il faut bien
le dire, malgré les immenses services que rend l’érudition des
spécialistes de la littérature populaire, ce n’est pas toujours pour le
plus grand bien de l’étude complète, équilibrée, de l’ancienne
religion. En gros, la méthode consiste à noter diligemment les
concordances qui existent entre des détails des mythes scandinaves
(notamment, mais non uniquement, dans la forme discursive où
Snorri les a transmis) et des détails des divers contes populaires qui
vivent et circulent en Europe et dans le vieux monde. Ces
concordances sont en effet extrêmement nombreuses  : dans les
mythes scandinaves, il n’y a pour ainsi dire pas de ligne qui ne se
prête à de tels rapprochements. On conclut alors que les mythes sont
ainsi entièrement expliqués, qu’ils ne sont que des sortes de dunes
littéraires, des amoncellements pittoresques, capricieux, instables,
formés d’une foule de motifs arrachés, par une érosion qu’on
explique de façons diverses 1, aux quelque quinze cents ou deux
mille contes parmi lesquels les vieilles personnes de notre Europe se
découpent des répertoires.
Il est amusant de transposer cette méthode en termes
linguistiques  : elle ramènerait toute l’étude à un commentaire
phonétique. Devant l’accusatif pluriel latin deos, on dirait  : «  -e- se
retrouve dans ex, et, etc. ; -eo- se retrouve dans leo, reor, etc.  ; -eos-
se retrouve dans meos, reos, etc.  ; deo- se retrouve dans adeo,
deorsum, etc. ; et voilà deos expliqué. » Cette recherche peut avoir un
petit intérêt  : étendue de proche en proche, elle révélerait les
séquences de sons, rares ou fréquentes, admises par le latin.
Pourtant, sur deos, il y a des remarques plus importantes à faire.
Naturellement, une telle pente d’esprit porte à un aimable
scepticisme : il n’y a plus de réel, donc d’intéressant, de notable, que
la poussière des menus motifs ou des groupes de motifs, cette
poussière qui s’est en effet glissée partout, dans tous les folklores et
dans toutes les mythologies du monde. Quand les Légendes sur les
Nartes ont paru, en 1930, avec des notes finales mettant en valeur
quelques-uns des thèmes originaux qui font l’intérêt et l’unité de ces
légendes et qui, rapprochés de textes classiques sur la religion des
Scythes, laissent transparaître de belles survivances mythiques ou
rituelles, un critique a souri avec indulgence : au lieu de rêver ainsi
à un lointain passé, que n’avais-je fait ce travail autrement sérieux,
qui eût consisté à relever les «  motifs de contes  » qui, bien sûr,
abondent aussi dans les légendes sur les Nartes  ! Voilà qui eût été
solide et utile !… Ainsi parlait au jeune héros de l’Oncle Scipion son
autre oncle et tuteur, le sage commerçant retiré des affaires, qui,
dans une grammaire espagnole qu’il ne prenait pas la peine de lire,
soulignait en vert les adjectifs, en rouge les substantifs, en bleu les
verbes  : ce travail d’identification et de distinction était un travail
sérieux, exhaustif, qu’il donnait volontiers en exemple. Je persiste
pourtant à penser – et peut-être les développements ultérieurs de
l’étude l’ont-ils prouvé – qu’il était au moins aussi urgent de signaler
ce qui, dans les légendes sur les Nartes, n’est précisément pas
justiciable du folklore moyen, du «  Motif-Index  » ou du Bolte-
Polívka.
Quand elle est conséquente (et elle l’est généralement, et elle
l’était chez le jeune auteur en 1899), une telle méthode conduit à
négliger totalement, à nier ce qui fait l’unité d’un récit, à ne
s’attacher qu’aux détails, attribuant au hasard complaisant le rôle
d’assembleur et de coordinateur. En cela, elle est intenable,
l’ensemble étant presque toujours plus important que ses parties,
premier par rapport à ses parties, et remarquablement constant sous
le rajeunissement perpétuel de ses parties. Le dossier de Loki fournit
de bons exemples de cet abus  : les chapitres  V-X ainsi que les
chapitres  XIII et  XVIII de von der Leyen sont intitulés respectivement
«  Baldr  », «  Lokis Fesselung  », «  Skađi und Þjazi  », «  Der
Riesenbaumeister  », «  Þórr bei Utgarđaloki  », «  Geirrøđr  »,
«  Þrymskviđa  », «  Die Kostbaren Besitztümer der Götter  », c’est-à-
dire qu’ils intéressent ou recouvrent ce qui a été classé plus haut
sous les cotes 10, 11, 1, 2, 8, 3, 4, 6 2.
Considérons la dernière étude, « Les trésors des dieux ». L’auteur
note des analogies plus ou moins précises pour beaucoup de détails :
la chevelure d’or promise à Sif rejoint certains dons merveilleux faits
aux princesses de contes ; le bateau qui a toujours bon vent et qu’on
peut plier dans sa poche, l’infaillible épée, l’anneau talisman de
richesse, le sanglier aux soies éclairantes, et généralement les
«  objets agissant d’eux-mêmes  » sont fréquents dans les contes. La
triple tentative que fait Loki – mué en mouche – pour empêcher le
nain de souffler sur la forge, et la légère malformation qui s’ensuit
dans le marteau de Þórr, trouvent les parallèles suivants, à vrai dire
un peu lâches 3 : le petit lièvre dort ; un bourdon se pose sur son nez,
il l’écarte de sa patte  ; le bourdon revient, il le chasse encore  ; la
troisième fois, le bourdon le pique dans le nez et il s’éveille (Grimm,
Kinder- und Hausmärchen, 60)  ; pendant la guerre des quadrupèdes
et des oiseaux, le renard, comme gage que la victoire appartiendra
aux quadrupèdes, veut tenir sa queue en l’air ; les oiseaux envoient
le frelon qui le pique de plus en plus fort sous la queue, une fois,
deux fois, trois fois ; à la troisième fois, il ne peut plus supporter la
douleur, il abaisse la queue, et les quadrupèdes fuient (Grimm, ibid.,
102). Ces rapprochements sont intéressants 4, mais qui ne voit qu’ils
laissent échapper l’essentiel ?
On a montré ailleurs, en effet, que les trésors sont destinés
non  pas à des dieux quelconques, mais à la vieille triade des
dieux fonctionnels Óđinn, Þórr, Freyr 5, et que l’une des deux listes 6
est elle-même en rapport avec les trois fonctions : l’anneau magique,
régulateur du temps, le marteau de combat, enfin le sanglier aux
soies d’or conviennent respectivement au Souverain magicien, au
Frappeur, au Riche fécondant, c’est-à-dire qu’ils font système. Ils
rejoignent par là les trois joyaux que les forgerons mythiques du
R̥ gVeda forgent aussi pour les trois niveaux fonctionnels de dieux.
Certes, dans l’Inde et en Islande, les listes de joyaux sont bien
différentes, sans doute ont-elles été maintes fois rajeunies, et il se
peut bien, comme le veut von der Leyen, que la liste des trésors
divins des Scandinaves ait été en partie reconstituée par emprunt à
des objets courants dans les contes (l’anneau, le sanglier, sinon le
marteau, qui est essentiel au « type » de Þórr) ; mais ces opérations
de rajeunissement ont laissé subsister ce que le critique méconnaît
et ce que ne sauraient fournir les contes, elles ont même été dirigées
par ce solide fil conducteur, qui n’est autre que le système
classificatoire des trois fonctions.
De même, à supposer que les rapprochements avec les deux
contes de Grimm fussent plus démonstratifs qu’ils ne sont, en quoi
cette coïncidence expliquerait-elle le caractère qui est attribué d’un
bout à l’autre du récit à Loki ? Pourquoi, d’abord, est-ce Loki et nul
autre qui prend ici la place du bourdon, du frelon ? Et son rôle ne se
réduit pas à cet épisode : il y a la malfaisance initiale (les cheveux
de Sif coupés), il y a le concours d’habileté, la légèreté avec laquelle
Loki accepte le pacte et l’enjeu, enfin l’habileté avec laquelle il
réduit son risque, pour finir, à un minimum pénible, mais à un
minimum ; bref, la légende présente toute une psychologie de Loki,
complexe et non pas incohérente, que l’étude du folkloriste n’éclaire
nullement.
 
Le lecteur fera sans peine, pour les autres mythes émiettés par
les folkloristes, une contre-critique du même genre 7. Je signalerai
seulement la forme particulière que prend la discussion pour le récit
de la naissance de Sleipnir 8  ; je serai bref, Jan de Vries ayant dit
l’essentiel 9.
Dans une brillante étude, le folkloriste suédois C. W.  von
Sydow 10, précisant une indication de von der Leyen 11, a montré que
les ennuis que les Ases éprouvent avec le maître-ouvrier, le smiđr,
qui construit leur château, sont ceux-là mêmes qui se rencontrent
dans un type de conte bien connu notamment dans l’Europe
scandinave, et aussi centrale et occidentale, et hors d’Europe. Il
s’agit de la construction d’une église, ou d’un moulin, ou d’un
château, ou d’une route, ou d’un ouvrage d’art (pont, digue…)  ;
pour cette construction, un homme (le prêtre, le saint, le meunier,
etc.) a conclu un pacte avec le diable (ou un géant, un troll, etc.) : si
l’ouvrage est achevé en une (ou trois…) nuit, avant le lever du soleil
(ou le chant du coq), le diable recevra en paiement l’âme de son
employeur (ou une autre âme, ou le soleil et la lune) ; l’habileté de
l’employeur tend à mettre, au dernier moment, le diable en défaut ;
alors, souvent, le diable détruit son œuvre, ou finit pétrifié à côté de
l’édifice inachevé, dont on montre volontiers, dans les rochers, « les
ruines  ». Je n’entre pas dans les détails d’une discussion que J.  de
Vries, je le répète, a déjà menée à son terme  : ce qui demeure
incontestable, du travail de von Sydow, c’est le fait que ce
« mythe », dans sa plus grande partie, reproduit non plus seulement,
comme c’était le cas dans le mythe de Þjazi, des motifs de contes
pris de droite et de gauche et artificiellement associés, mais
exactement un type de conte fidèlement suivi. Il y a pourtant un
résidu, et d’importance  : le cheval Svađilfari, Loki-jument, et la
naissance du poulain Sleipnir. Cela, von der Leyen l’avait loyalement
noté, n’est pas dans le conte, dans aucune variante. Pour trouver un
cheval, d’ailleurs anodin, von Sydow 12 a recouru à une unique
version, irlandaise, où les rôles du saint et du diable sont inversés :
saint Mogue (ou Aidan) construit une église en une nuit, avec l’aide
d’un cheval qui lui transporte ses matériaux, et c’est le diable qui
empêche l’achèvement du travail. Par la suite, Kaarle Krohn a
trouvé mieux 13 ; après avoir rappelé l’affinité ordinaire du diable et
du cheval, qui n’explique rien, et mobilisé une tradition finlandaise
qui n’a évidemment rien à faire ici 14, il a signalé une version
islandaise du conte du «  Baumeister  » où apparaît un cheval
singulier  : un Islandais, qui doit participer à la construction d’une
église et qui n’a pas d’animal de trait, prend un cheval gris qui fait à
lui seul plus de besogne que tous les autres ; mais, une fois déchargé
de son fardeau, l’animal donne un coup de pied dans le mur de
l’église et y ouvre un trou qui ne peut plus être bouché, – c’était un
« cheval d’eau ». Même là, nous sommes loin de la seconde partie du
«  mythe  » scandinave 15  : Loki se métamorphosant en jument,
détournant de son service le cheval du géant et mettant bas, lui-
même, quelques mois plus tard, le cheval à huit pieds, le coursier
d’Óđinn, Sleipnir. Faut-il attribuer tout cela, que l’Edda en prose est
seul à nous transmettre, à l’imagination de Snorri et de son école ?
C’est peu vraisemblable  : d’abord, aux yeux de Snorri, quand il
rédigeait l’Edda, c’était là l’essentiel, car toute l’histoire du
« Baumeister » n’est contée par lui que pour sa conclusion, que pour
répondre à la question initiale  : «  Qui est possesseur du cheval
Sleipnir et qu’y a-t-il à dire de lui ? » De plus, le ridicule, l’infamie,
si l’on veut, qui est ici attribuée à Loki rejoint un trait bien attesté
par ailleurs : ce n’est pas le seul cas où ce dieu a fonctionné comme
femelle 16  ; le fait que le «  cheval à huit pieds  » soit son enfant
rejoint un autre trait, non moins bien attesté : père ou mère, il a mis
en circulation les grands monstres de la mythologie germanique, le
méchant loup Fenrir, le terrible serpent 17  ; enfin, si Loki se
transforme ici en jument, c’est que, seul des dieux scandinaves, il a
une faculté illimitée de métamorphoses animales –  celle-là même
qui a donné naissance à une curieuse tradition des îles Færöer qui a
été citée plus haut 18. Certes, on peut supposer – on peut tout
supposer – que c’est justement en se fondant sur ces trois traits
authentiques de Loki (son aspect de femelle intermittente, son
aspect de parens monstrorum, ses incarnations animales) et en les
combinant que le faussaire (Snorri) a inventé la dernière partie de
son récit  ; mais, vraiment, pourquoi supposer cela  ? D’abord, deux
de ces traits, dans le récit, prennent une forme originale, qui ne
recouvre aucun autre épisode de la «  vie  » du dieu  : nulle part
ailleurs il n’est cheval ou jument, ni ne met au monde un monstre
utile aux dieux. Et surtout il a été prouvé plus haut que Snorri n’est
pas le suspect, le présumé coupable que les critiques les plus savants
parviennent mal à écarter de son horizon de juge d’instruction  ;
rendons-lui, simplement, sa vraie qualité  : pour la naissance de
Sleipnir comme pour Týr manchot, comme pour Kvasir assassiné,
Snorri est très probablement un témoin.

C. Discussions diverses
Les deux séries de remarques qui précèdent – la défense du
témoignage de Snorri contre le scepticisme des philologues et la
restauration des mythes germaniques contre l’impérialisme des
folkloristes – me dispensent de m’étendre longuement sur
l’impressionnant amoncellement de discussions, de chicanes,
auxquelles le dossier de Loki a donné lieu : presque toujours, soit à
l’origine soit au cours de l’argumentation, on décèle sans peine l’une
ou l’autre de ces illusions. Je me bornerai à relever quelques autres
types d’erreurs critiques de moindre importance.

1. Traditions foisonnantes
En dépit de ce qui vient d’être rétabli, il reste a priori probable
que toutes les traditions relatives à Loki ne sont pas également
anciennes, également – si l’on veut – « authentiques » : comment en
serait-il autrement  ? Cette mythologie était vivante, intéressait,
amusait. Le caractère complexe et souple de Loki excitait à
l’invention, à la prolifération, aux « à la manière de ». D’un épisode
à l’autre, des traits célèbres ou cocasses devaient circuler. Les
critiques ont signalé plusieurs de ces détails migrateurs  : par
exemple, «  l’objet qui colle  » ne se rencontre, dans la mythologie
scandinave, qu’appliqué à Loki, mais cela par deux fois, dans des
circonstances analogues (la perche de Þjazi, no  1 a, b  ; le mur de
Geirrøđr, no  3 a)  ; la manière dont Loki doit se racheter de la
captivité où le tient Geirrøđr (no  3 a), rappelle, par ses
conséquences, celle dont il se fait libérer par Þjazi (no 1, a, b) ; dans
trois récits (nos  1, 3, 4), Loki, pour se déplacer dans les airs,
emprunte le « plumage » que possède Freyja ; le filet que Loki utilise
au début de l’histoire de l’or d’Andvari (no 5) rappelle le filet dans
lequel lui-même finit par être pris (no 11 a)… Il se peut en effet que,
dans plusieurs de ces cas et dans quelques autres, l’un des récits
confrontés ait emprunté à l’autre le détail qu’on signale. Mais, du
point de vue qui nous occupe, du point de vue du caractère de Loki
et de la signification de son personnage, ces emprunts, ces
migrations sont sans inconvénient, soulignent même plutôt la
popularité d’un aspect ou d’un mode d’action du dieu. Et il faut
étendre cette réflexion à « l’air de famille » qui, en dehors de toute
rencontre précise de détails, s’observe entre beaucoup de récits
relatifs à Loki (inadvertances qu’il lui faut réparer, menaces des
dieux…)  : on n’a pas fini, sous nos yeux, d’inventer des histoires
marseillaises, ou des histoires juives, ou des histoires de curé – qui
toutes, plus ou moins, se copient soit dans les détails, soit
simplement dans le type des personnages ou dans la marche du
développement et dans le ressort central de l’intrigue ; elles sont à la
fois inauthentiques, puisque forgées, et authentiques, puisqu’elles ne
font que consacrer, souligner une tradition ; « Marius » et « Olive »,
par exemple, des nombreuses aventures que l’on continue
d’imaginer sur eux, sortent enrichis mais non modifiés, autant et
plus « eux-mêmes » qu’auparavant. Semblablement, même s’il s’agit
d’inventions relativement récentes, les récits modernes, islandais,
færœiens, scandinaves sur Loki (nos 14, I, II, V, VI) sont utilisables,
instructifs, parce qu’ils mettent en valeur, rajeunis au goût des
diverses époques, un ou plusieurs traits sûrement fondamentaux du
personnage  : soit sa fertilité d’imagination et sa supériorité sur les
stupides géants (nos  14, I, a), b)), soit son étourderie (no  14, I, d)),
soit sa pente au mensonge (nos  14, II, a), b), c)  ; V, d)), soit sa
malfaisance congénitale (no 14, VI, d), e)).
Il est possible que cette remarque reçoive une application
particulière dans le cas suivant, sur lequel je reviendrai plus loin 1.
Deux récits anciens (nos  1  a, b et 5 a, b), ainsi que le Lokkatáttur
(no  14, I, a)), à quoi il faut sans doute joindre le charme anglais
(no 14, III), présentent Loki engagé, comme l’élément actif, dans une
énigmatique triade de dieux : Óđinn, Hœ́nir, Loki. Peut-être le cadre
de l’histoire de Þjazi (no 1 a, b) est-il à l’origine du foisonnement  :
l’ancienneté, l’authenticité de ce mythe sont mieux garanties que
celles du récit relatif à l’or d’Andvari (no 5 a, b), prologue qui a été
ajouté à une légende venue du continent, et à plus forte raison que
celles du Lokkatáttur, thème de conte largement connu jusqu’au-delà
du Caucase, en Mingrélie, et raconté par ces Færœiens dont les
nombreux souvenirs mythologiques ne sont sans doute pas des
survivance directes du paganisme mais reposent sur une culture
littéraire médiévale. Telle est du moins l’opinion de J.  de Vries et
elle n’est pas sans vraisemblance. Mais je souligne deux choses  :
d’abord elle laisse entière une autre question, que j’aborderai à la fin
de ce livre, celle de la signification qu’il faut attribuer, dans le texte
prototype, dans l’histoire de Þjazi, à l’association du grand dieu
Óđinn avec Hœ́nir et avec Loki  ; puis ces copies ou demi-copies
(c’est surtout vrai du prologue des Reginsmál) prouvent que le
caractère de Loki, tel qu’il ressortait de sa conduite dans le mythe de
Þjazi, correspondait particulièrement à l’attente, à la conception du
public.

2. Variantes inconciliables
On est étonné de voir parfois tirer argument, pour ou contre telle
variante d’une tradition relative à Loki, du fait que cette variante en
« contredit » telle autre, jugée mieux garantie. Comme si ce n’était
pas là, au contraire, un indice que ce dossier est sain, pris dans le vif
de la tradition ! Comme si ces désaccords n’étaient pas la condition
même de tout folklore, de toute mythologie authentiques  ! On est
encore plus étonné de voir Snorri, le malheureux Snorri, pâtir
spécialement de ce nouveau chef de critique  : chaque fois que la
variante qu’il fournit ne s’accorde pas avec une autre variante
connue, eddique ou scaldique, le voilà derechef suspecté de faux ou
d’erreur. Jan de Vries a heureusement rétabli les droits du bon
sens 2. Par exemple, il est évidemment sans conséquence, à la fin de
l’histoire de Þjazi (no 1), que, dans Snorri, ce soit Óđinn qui lance au
ciel les yeux de Þjazi tué tandis que, dans les Harbarđsljóđ (st. 19),
Þórr s’attribue le mérite du même geste  ; sans conséquence aussi
que, lors du meurtre même de Þjazi, Snorri ne mobilise,
collectivement, que «  les dieux  » tandis que, dans la même
strophe 19 des Harbarđsljóđ, Þórr dit : « J’ai frappé Þjazi, le terrible
géant », et que, dans la Lokasenna (st. 50 ; cf. ci-dessus, no 1 c), Loki
revendique la première part du meurtre. Il est de même sans
importance que la Pórsdrápa et Snorri ne s’accordent pas sur le
(Loki) ou les (Loki et Þjálfi) compagnons de Þórr dans son
expédition chez Geirrøđr (no 3 a, b) ; J. de Vries a donné 3 de bonnes
raisons de penser que c’est Loki et non Þjálfi qui est ancien dans
l’épisode (et donc que, sur ce point, Snorri représente une tradition
plus pure que le scalde du Xe siècle) ; le fait reste, en tout cas, qu’il
s’est formé, en marge de cette tradition « légitime », une variante où
le serviteur attitré de Þórr, Þjálfi, a été partiellement substitué à
Loki 4. Dans les récits relatifs à la mort de Baldr et au châtiment de
Loki, nous rencontrerons ainsi, entre les variantes, des désaccords
irréductibles dont on a eu tort de se servir pour déprécier tantôt
l’une, tantôt l’autre.
Il y a un cas cependant où la question se présente dans des
conditions particulières et qui demande un examen spécial, un cas
où J. de Vries lui-même, à la suite de Robert Höckert, a, semble-t-il,
abusé de quelques légers désaccords réels ou supposés, entre deux
variantes pour nier, justement, qu’il s’agisse de variantes, que les
deux textes traitent la même histoire. Et la chose est grave, car
Snorri, le pauvre Snorri, l’intelligence et l’honnêteté de Snorri sont
engagés dans le débat. Je veux parler des deux variantes de
l’histoire du «  Baumeister 5  », le récit de Snorri d’un côté et, de
l’autre, les deux strophes (25 et 26) de la Völuspá que Snorri a
l’imprudence de citer à la suite de sa propre rédaction comme pour
l’appuyer d’une pièce justificative. Que le lecteur veuille bien relire
d’abord l’un et l’autre texte 6  ; il suivra ensuite sans peine
l’argumentation de J. de Vries dans ses moments successifs 7 :
 
1°/ Le texte de Snorri, remarque J. de Vries, contient une grave
contradiction interne, qui met en éveil  : comment les dieux ont-ils
besoin de se réunir et de délibérer afin de déterminer le responsable
de leur malheur, comment ont-ils à « découvrir » la part que Loki a
prise à la conclusion du désastreux marché, puisque cette action
initiale de Loki a été publique  ? Snorri est trop bon écrivain pour
s’être permis une inadvertance  ; l’accident ne peut venir que de ce
qu’il a voulu à tout prix utiliser la st. 25 de la Völuspá, où l’on voit
les dieux s’assembler et délibérer sur une question de
responsabilité  ; il est clair, d’ailleurs, que l’ordre du jour de cette
délibération, dans Snorri 8, n’est qu’une paraphrase des termes
mêmes de la Völuspá 9. Jusqu’ici, la remarque de J.  de Vries est
intéressante, mais sans conséquence : Snorri a certainement travaillé
sur la stance  25 de la Völuspá et cela explique suffisamment la
maladresse que constitue, dans son récit, la seconde délibération des
dieux, à supposer que la maladresse soit ailleurs que dans
l’expression  ; car on conçoit bien, après tout, que les dieux après
avoir écouté et approuvé à la légère leur conseiller au début de
l’action, se réunissent une seconde fois pour le mettre en accusation
quand ils ont découvert tardivement les conséquences de son
conseil  ; c’est même de la psychologie parlementaire assez exacte.
La maladresse de l’écrivain peut donc se réduire au libellé de l’ordre
du jour de cette Haute Cour divine  : dans sa version, s’il ne
s’asservissait pas à faire un sort à tous les mots de la Völuspá, les
dieux, réunis pour la seconde fois, n’auraient pas à déterminer qui
était le criminel mais à décider s’il y avait eu crime. Quant à
l’expression parallèle de la strophe 25 de la Völuspá, qui a influencé
Snorri, elle se justifie de plusieurs manières : à tous les mythes qu’il
rencontre dans sa course à travers le temps, le poète ne touche que
par des allusions qui n’ont pas à être de la dernière exactitude et
qui, rapides et isolées comme des éclairs, ne risquent pas d’être dans
un désaccord flagrant avec un contexte qui n’est que sous-entendu ;
de plus, pour des raisons d’art, le poète adopte des sortes de refrains
et les vers qui ouvrent la strophe 25 10 sont justement un refrain, car
ils se sont déjà trouvés (st. 23) dans le récit de la guerre des Ases et
des Vanes, et même avant, aux st. 6 et 9 ; enfin, il se peut que, dans
une version dont s’inspirait le poète de la Völuspá, la responsabilité
initiale de Loki n’ait pas été publique, qu’il ait, par exemple, comme
délégué des dieux, conclu le marché sans les prévenir de certaines
graves clauses qu’il acceptait, sûr que le maître ouvrier échouerait.
 
2°/ Mais, dans ce qui suit, il ne m’est pas possible de me laisser
convaincre par J.  de Vries. Snorri, dit-il, a commis deux fautes en
paraphrasant la strophe 25 de la Völuspá :
a)  «  lævi blandit means charged with noisome venom, not at all
spoil the air by taking away the sun and the moon.  » L’auteur se
réfère aux traducteurs du Corpus Poeticum Boreale pour donner cette
pointe audacieuse à l’expression lævi blandit ; l’autorité de Vigfusson
et de York Powell ne peut faire que ces mots signifient autre chose
que, très généralement, « mêlé de malheur ou de malignité » (lævi,
datif de lǽ 11), – ce qui convient très bien au marché par lequel Loki
(spécialiste des lǽ-vísi et qualifié ailleurs de lǽ-gjarn, «  désireux du
mal, malfaisant  ») a sacrifié les astres qui sont dans l’air, dans le
ciel ;
b) « The Völuspá makes allusion to something which has taken place
at the moment the gods were holding their council ; in the Gylfaginning,
the disaster is only feared as being in the near future. » Non. Quand les
dieux découvrent, brusquement, les conséquences terribles du pacte,
il est déjà trop tard, le pacte est non seulement signé mais aux neuf
dixièmes exécuté, les événements poussés devant leur conclusion
fatale ; le poète a donc parfaitement le droit (on l’aurait, même en
prose) de dire, au passé et non au futur immédiat, que « l’air a été
tout mêlé de malheur », que « la femme d’Óđr a été donnée à la race
du géant 12  ». Inversement, est-il si aisé de supposer un mythe qui
n’aurait pas laissé d’autres traces, qui serait exceptionnel dans son
esprit, et où l’on verrait la déesse non pas seulement en danger de
tomber aux mains d’un géant, non pas seulement promise à un géant
ou réclamée par un géant (cf.  Hrungnir, Þrymr), mais effectivement
livrée à un géant ?
 
3°/  Je n’insiste pas sur un dernier argument de J.  de Vries qui
n’est pas meilleur : la manière dont le récit de Snorri paraphrase la
strophe  26 de la Völuspá («  brisés furent les serments…  ») et fait
intervenir Þórr, est satisfaisante et sans contradiction, et le sens de
cette strophe 26 – ou plutôt, comme toujours, des allusions dont est
faite cette strophe – peut très bien être celui que développe Snorri :
«  Snorri has felt the difficulty, écrit J.  de Vries, and he has tried to
mend it, by saying that the giant became furious and menaced the gods.
But then the gods were right in summoning Thor, because not they, but
the giant himself had broken the pact between them. Snorri is a brilliant
story-teller and he has contrived to make thinks as good as possible…  »
Ce n’est pas sûr, le contraire peut au moins se plaider : que le géant
se trahisse comme géant par son comportement (í jötunmóđ), que les
dieux découvrent alors qu’il y a eu, au départ, erreur sur la nature
de leur partenaire, cela n’empêche pas le pacte d’exister, d’avoir été
juré  ; les dieux sont certes fondés à briser un tel pacte et de tels
serments, mais le fait est qu’ils les brisent : le poète – et Snorri – ne
disent pas autre chose.
Bref, c’est dans l’histoire du Baumeister que s’expliquent le plus
naturellement les quelques traits – ou, je répète le mot, les quelques
allusions – qui font la matière de ces deux strophes. En outre, ainsi
comprises, ces strophes viennent dans le poème, ainsi qu’on le
remarquait généralement avant les offensives de Mogk, à une place
chronologique plausible : la guerre des Ases et des Vanes a ravagé la
demeure des Ases, il est donc naturel que le Baumeister fasse son
offre de service à ce moment.

3. Contradictions internes
La discussion qui précède rappelle opportunément que les plus
habiles conteurs comme les plus grands poètes laissent parfois
subsister, dans le corps d’une seule et même composition, des
maladresses, des incohérences : quand le Palinure de Virgile tombe
à la mer, il entraîne le gouvernail dans sa chute – ce qui n’empêche
pas, neuf vers plus loin, Énée, réveillé par le bruit, de prendre à la
barre la place de son pilote, rexit ratem 13… À la fin de la
Þórsdrápa 14, contre toute attente, Þórr massacre Geirrøđr avec son
marteau, avec le marteau qu’il ne doit pas avoir pour la raison
exposée par Snorri au début de son récit 15 et qu’il ne semble pas en
effet qu’il ait jusqu’à ce moment, à en juger par les strophes
précédentes du poème lui-même. À cause de cette anomalie, J.  de
Vries dénie 16 toute authenticité à l’affabulation de Snorri et ramène
le thème de l’expédition de Þórr chez Geirrøđr à celui de
l’expédition de Þórr chez Þrymr 17  : Geirrøđr, comme Þrymr, aurait
d’abord volé le marteau et Þórr ne viendrait chez lui que pour le
reprendre. «  In the original myth, dit-il en conclusion, Thor went
together with Loki to a giant, where he gets back his hammer after
having smashed the trolls to atoms. Perhaps this myth itself is only a
“mythological tale”, built upon the well-known idea, that the thundergod
sometimes has to visit the giants to regain his weapon.  » C’est tirer de
bien graves conséquences de ce qui peut s’expliquer aisément par
une inadvertance mineure du poète  : l’image de Þórr combattant
aura entraîné mécaniquement celle de son arme usuelle, unique, de
son marteau. Si, au contraire, le sujet de l’histoire est, comme celui
de la Þrymskviđa, la reprise, nécessaire et légitime, du marteau
d’abord volé, on ne s’explique pas que, au début du poème (st.  1),
pour décider Þórr à se mettre en route, Loki lui ait parlé non pas du
marteau volé mais, «  mensongèrement  » (comme le souligne la
parenthèse), de tout autre chose («  les verts chemins…  »)  ; plus
généralement on ne comprend pas qu’aucune mention, aucune
allusion ne signale l’intention qu’aurait Þórr de reconquérir son
arme ni le moyen, le geste par lequel il l’aurait reconquise : que l’on
se reporte aux articulations homologues de la Þrymskviđa, si
saillantes dans leur simplicité 18, et l’on mesurera l’improbabilité du
rapprochement.
De même, les gaucheries et contradictions dont serait remplie
l’histoire des trésors des dieux 19 permettent-elles d’écrire : « This tale
belongs to the most difficult problems of Scandinavian mythology 20. »

4. À propos de quelques fantaisies


Quand on voit la sévérité avec laquelle les critiques observent,
prennent en faute et condamnent Snorri et même les poètes ses
prédécesseurs, on se sent porté à quelque dureté devant les
reconstructions ou dissociations acrobatiques qu’ils osent ensuite
proposer. Il n’est aucun des récits dont nous nous occupons qui n’ait
été ainsi transfiguré, défiguré. Tout en se permettant lui-même
quelques fantaisies 21, J. de Vries a eu le mérite et la patience d’en
ruiner un grand nombre d’autres, signées parfois de noms illustres :
qu’on se reporte à son livre 22.

5. Loki et le meurtre de Baldr 23


Je vais considérer maintenant à part, non pas encore pour les
résoudre mais pour montrer qu’elles ne sont pas résolues, les plus
graves difficultés du problème de Loki – graves par les conséquences
qu’entraîne le choix d’un parti tant pour l’interprétation de Loki lui-
même que pour une conception générale des religions scandinaves ;
graves aussi par l’âpreté des discussions auxquelles elles ont donné
lieu 24 : le rôle de Loki et dans le meurtre de Baldr et dans la fin de
notre monde. Je ne prétends pas prouver pour l’instant, je le répète,
que ce rôle est ancien, primitif, qu’il ne résulte pas d’une évolution
récente  : une telle preuve ne sera apportée que plus tard, au
chapitre  IV, par une argumentation comparative. Je veux montrer ici
que les raisons philologiques, analytiques qu’on a fait valoir contre
l’ancienneté de cet aspect de Loki sont illusoires et que les raisons
«  culturelles  » (d’histoire de la civilisation et d’histoire religieuse)
dont on a appuyé les premières ne sont que des pétitions de
principes. Occupons-nous d’abord du meurtre de Baldr.
E.  Mogk a pensé pouvoir écarter Loki de la forme «  primitive  »
de cette histoire pour cinq raisons analytiques, c’est-à-dire fournies
par l’analyse des témoignages 25 :
a)  Toutes les sources autres que l’Edda de Snorri font de Höđr
(Hotherus) et de lui seul, sans participation de Loki, le meurtrier
pleinement responsable de Baldr ; il s’agit : de la Völuspá, des Baldrs
draumar, de la Petite Völuspá (Hyndluljóđ), de Saxo Grammaticus.
b)  Les strophes  27-28 de la Lokasenna ne concernent pas le
meurtre de Baldr et n’établissent donc pas que Loki y ait participé.
c)  Aucune kenning (périphrase poétique), dans toute la poésie
eddique aussi bien que scaldique, ne fait allusion à une participation
de Loki au meurtre de Baldr.
d)  Snorri est seul à faire de Höđr le dieu aveugle  ; liant le
châtiment de Loki au meurtre de Baldr, Snorri tait le châtiment de
Höđr dont au contraire plusieurs des textes cités sous a) parlent
explicitement.
e) La prose finale de la Lokasenna explique le châtiment de Loki
tout autrement que par le meurtre de Baldr.
 
Ces raisons sont les unes sans fondement, les autres sans portée.

a-α) Völuspá, 32-35
Suivant hâtivement la marche des grands événements mythiques
du monde, la Voyante dit ceci :
32.  Je vis, pour Baldr, pour l’Ase sanglant, pour le fils d’Óđinn, la vie cachée  : haut
poussé au-dessus du sol se tenait, menu et très beau, un rameau de gui.
33(-34).  Il sortait de l’arbre, paraissant menu, dangereux javelot de douleur. Höđr
26
lança le trait . Et Frigg pleura dans les Fensalir le malheur de la Valhöll. Savez-vous
davantage, et quoi ?
27
35 . Liée, je vis gésir, sous la forêt crevassée, une forme de malfaisant, semblable à
28
Loki   ; là aussi est assise Sigyn, nullement bien-réjouie par son mari. Savez-vous
davantage, et quoi ?

Jusqu’à Mogk on voyait dans ces strophes des allusions


successives et cohérentes à un récit de la mort de Baldr et de ses
suites conforme en gros à celui de Snorri 29  : la st.  32 et les trois
premiers demi-vers de la st.  33 présentent le gui  ; le quatrième
demi-vers de la st. 33 montre Höđr lançant le gui ; les deux derniers
vers de la même strophe parlent du deuil de Frigg  ; quant à la
strophe suivante, qui évoque le châtiment de Loki et le dévouement
de sa femme 30, elle est placée aussitôt après le meurtre de Baldr  ;
donc, d’après l’usage du poète de la Völuspá qui est de présenter
volontiers en succession immédiate des épisodes logiquement,
causalement liés, elle implique que le châtiment de Loki est une
conséquence du meurtre de Baldr.
À cela E. Mogk oppose que si, à la st. 33 (et éventuellement 34),
Höđr est reconnu comme pleinement responsable et coupable (et
c’est évidemment le cas), il n’y a pas place dans la trame du récit
pour la responsabilité ni, par conséquent, pour le châtiment de Loki.
De plus, dit-il, il est artificiel de conclure de la succession des
strophes à la solidarité logique, causale, de leurs contenus  ; au
contraire, la formule « Savez-vous davantage, et quoi 31 ? », à la fin
de la st.  33, prouve qu’il y a là une rupture  ; dans cette revue à
grand spectacle qu’est la Vision de la Voyante, cette formule qui, à
partir de la st. 27, ne revient pas moins de neuf fois, toujours à la fin
d’une strophe (st. 27, 29, 33-34, 35, 39, 41, 48, 62, 63), est comme
un coup de gong qui annonce les changements de tableau ; en fait,
jusqu’à la st. 33(-34) (incluse), il a été question de l’histoire passée
du monde  ; après la st.  34 commence la présentation des êtres
démoniaques enchaînés –  dont Loki n’est que le premier – qui se
déchaîneront un jour et détruiront ce monde. Conclusion : c’est une
erreur d’interprétation sur la Völuspá, c’est une relation
artificiellement établie entre les st.  32-34 et 35-36 qui a induit
Snorri à faire du supplice de Loki une suite du meurtre de Baldr,
donc à donner à Loki une responsabilité dans le meurtre de Baldr, et
à forger, selon ses procédés ordinaires, le récit que nous lisons dans
l’Edda en prose. Rien de toute cette critique ne résiste à l’examen.
Premièrement, l’argument juridique ne vaut pas : il suppose une
morale de l’intention qui n’était pas celle des anciens Germains 32  ;
même meurtrier involontaire, Höđr reste matériellement Baldrs bani,
meurtrier de Baldr, et, si la famille du mort l’exige, il doit expier,
sans que naturellement son expiation dispense Loki, s’il a donné le
conseil criminel, d’expier lui aussi 33.
Deuxièmement, l’argument stylistique ne vaut pas davantage.
Dans au moins cinq cas sur les huit autres où elle apparaît, la
formule-refrain «  Vituđ enn eđa hvat  ?  », loin de marquer une
coupure nette entre deux tableaux (office qu’elle ne remplit même
pas dans les trois cas restants), se glisse à l’intérieur d’un tableau
dont elle ne brise nullement l’étroite unité 34 :
– la st.  48, que termine le refrain, n’est pas séparable des
strophes suivantes  : elle montre les Ases délibérant et les nains
gémissant tandis que « tout le monde des géants se met en branle »
pour les offensives convergentes dont le détail est donné aussitôt
après ;
– de la st. 59 à la fin du poème, il n’y a plus qu’un tableau : la
terre émerge à nouveau de la mer (59), les Ases retrouvent et leur
ancien séjour (60) et leurs tablettes d’or d’autrefois (61), Baldr et
Höđr, ressuscités et réconciliés, prennent possession de la résidence
sacrée (62), Hœ́nir inaugure sa fonction de dieu-prêtre et les
descendants des dieux primordiaux étendent leur occupation du
monde (63), un beau palais à toit d’or s’élève pour eux (64), un
puissant seigneur vient faire régner la concorde (65) ; or les st. 62 et
63 se terminent pourtant toutes deux par le refrain ; inversement, le
refrain n’apparaît pas là où il soulignerait une authentique coupure,
c’est-à-dire juste avant la st.  59, pour séparer les deux descriptions
accolées de la fin d’un monde et de la naissance d’un autre ;
– de la st.  27 à la st.  30, on n’a également qu’un tableau  : la
sorcière voit l’endroit où Óđinn a mis un de ses yeux en gage (27) ;
Óđinn apparaît devant elle et elle lui dit qu’elle sait où est l’œil (28),
que l’œil est dans la fontaine de Mímir (29) ; alors Óđinn lui donne
le don de vision, qui va lui permettre de développer toutes les
scènes qui suivent ; or le refrain apparaît pourtant à la fin des st. 27
et 29, alors qu’il n’apparaît pas, par exemple, à la fin de la st.  26
(avant ce tableau) ou de la st.  30 (après ce tableau), où il
soulignerait des coupures nettes.
Troisièmement, enfin, si la st.  35, avec le supplice de Loki,
annonce bien la catastrophe du monde, forme bien une sorte de
point de partage des temps dans l’histoire du monde, cela ne
l’empêche pas d’être, avec celles qui précèdent immédiatement, en
relation d’effet à cause : ce qui coupe l’histoire du monde, ce qui en
prépare la fin en révélant la vraie personnalité de Loki, c’est
justement le crime par excellence, le meurtre de Baldr. Il est difficile
de penser que le poète de la Völuspá, qui joint à un art consommé de
l’allusion elliptique un sens aigu de l’enchaînement des actes et des
destins, de ce que les Indiens appellent le karman, ait ouvert une
faille, rompu toute solidarité entre le passé et l’avenir juste au point
qui est à la fois la clef de voûte, le centre matériel de son œuvre et
l’acte décisif de l’histoire du monde. Combien tout est plus clair,
plus grandiose, plus philosophique si, comme on l’avait toujours fait
avant Eugen Mogk, on reconnaît cette liaison !

a-β) Baldrs draumar, st. 7-11.


Ces strophes où une Voyante qu’Óđinn est allé consulter dans le
monde des morts lui révèle le meurtre prochain de Baldr, ne
désignent également comme meurtrier que Höđr (st. 9) et annoncent
le châtiment que lui infligera Váli (st. 11) en des termes qui ont été,
on vient de le voir, introduits presque littéralement, dans un
manuscrit, à la st.  33 de la Völuspá. Il est exact qu’il n’est pas ici
question de Loki. Mais :
– le poète ni sa Voyante n’étaient tenus de tout dire ; la Voyante
dit seulement à Óđinn ce qui, dans le drame imminent, sera
matériellement visible, à savoir le geste meurtrier, même si
moralement ce n’est pas là le plus grave ; elle lui dit aussi ce qui le
touche de plus près, lui, Óđinn, à savoir la mort d’un de ses fils, mais
aussi l’exploit vengeur de l’autre  ; dans cette double perspective,
Loki, le destin de Loki sont à l’arrière-plan ;
– d’ailleurs l’acte de Höđr est simplement signalé en termes très
généraux et non expliqué 35, si bien qu’une intervention sournoise,
une suggestion de Loki ne sont pas exclues, restent possibles ;
– enfin, il se peut bien qu’on ait ici la trace d’une variante du
meurtre de Baldr où Höđr concevait et exécutait l’acte, où Loki
n’avait pas de part ; mais, en tout état de cause, ce ne serait qu’une
variante et rien ne permettrait de la déclarer plus légitime, plus
pure, plus ancienne que l’autre ; bien au contraire, suivant une juste
remarque de F. Kauffmann 36, c’est le sujet même des Baldrs draumar
qui est en porte à faux et l’on ne doit s’en servir que prudemment :
comment Óđinn et les dieux, si clairement et nommément prévenus
que c’est Höđr qui tuera Baldr, n’ont-ils pas pris les précautions
toutes simples qui s’imposaient ?

a-γ) Hyndluljóđ, st. 30 (= Petite Völuspá, st. 1).


Ce poème, rédigé au XIIe  siècle, catalogue ou dénombrement de
personnages et d’événements mythiques notables, dit simplement,
résumant le texte précédent et appelant les mêmes remarques que
lui  : «  Au nombre de onze étaient les Ases, quand Baldr se pencha
sur la colline de mort  ; Váli se fit fort d’être digne de le venger,
quand il tua le meurtrier de main (handbani) de son frère. »

a-δ) Saxo Grammaticus 37.


Il est exact que Saxo Grammaticus ne fait pas intervenir Loki
dans ses deux récits de l’aventure. Mais cette constatation n’a pas du
tout l’effet que lui attribue E.  Mogk, bien au contraire  ; Mogk
néglige deux faits capitaux :
– Saxo ignore Loki d’un bout à l’autre de la partie de son œuvre
où il utilise des mythes  ; lui qui connaît un «  Utgarthilocus  »,
transcription d’Utgarđaloki 38, il ne présente nulle part un * Locus, en
particulier pas dans l’histoire de Geirrodus (c’est-à-dire Geirrøđr) où
on l’attendrait 39 ;
– Dans l’histoire de Balderus, à défaut du nom de Loki, on
retrouve son rôle, c’est-à-dire le partage des responsabilités dans le
meurtre de Balderus (considéré d’ailleurs comme exploit heureux et
juste), l’association d’un exécutant et d’un conseiller, de Hotherus
qui triomphe de Balderus grâce à l’épée magique (qui, dans cette
version, tient la place du rameau de gui : cf. « l’épée Mistilteinn » de
la Hrómundarsaga) et de Gevarus qui enseigne à Hotherus le seul
moyen par lequel « fatum infligi possit » à Balderus malgré l’ordinaire
invulnérabilité de son «  sacrum corpus 40  ». On voit ainsi que le
témoignage de Saxo se retourne contre la thèse de Mogk : comme il
y a, dans l’Edda en prose, le conseil de Loki et l’acte de Höđr, il y a
conjointement, chez Saxo, a)  le conseil de Gevarus qui donne le
moyen de tuer Balderus, b) l’acte formel d’Hotherus tuant Balderus.
Ajoutons que le châtiment de Hotherus (par Bous, frère de Balderus)
y figure aussi, sans que le conteur ait songé à diminuer la
responsabilité de Hotherus à cause du conseil qu’il a reçu de
Gevarus 41. La Hrómundarsaga, on l’a vu, présente le même
groupement de personnages et un ajustement de thèmes
comparable.

b) Lokasenna, st. 27-28.
L’élimination que fait E. Mogk de ces stances est si évidemment
sophistique que J. de Vries, malgré la respectueuse faiblesse dont il
témoigne à l’égard du vieux maître, ne peut ici que l’abandonner.
D’après Mogk, la seconde moitié de la st. 28 ferait allusion non pas
au meurtre de Baldr, auquel Loki n’aurait donc pas eu de part, mais
à l’intervention ultérieure de Loki sous les traits de la géante Þökk 42
qui, refusant de pleurer, avec toute la nature, Baldr mort, l’a
empêché de ressusciter 43 et donc est bien la cause que Frigg ne le
voit (ou verra) plus venir à cheval aux assemblées. Voici la forme
que J. de Vries donne à l’argumentation 44 : « Si Loki avait seulement
voulu dire qu’il était responsable de la mort de Baldr, il se serait
sans doute exprimé en reprenant les termes mêmes que venait
d’employer Frigg  ; il aurait dit  : Je suis responsable qu’il ne soit pas
présent ici, dans la salle d’Ægir. Or, il dit : C’est par ma faute que tu ne
le vois pas venir à cheval à la salle d’assemblée 45. Il met ainsi un
accent particulier sur le fait que Baldr n’est pas dans la même
situation que les autres dieux et qu’on s’attendait à le voir venir d’un
autre séjour qu’eux… » Et voici ce que J. de Vries ajoute : « Bien que
je sois personnellement porté à considérer comme la plus naturelle
cette explication d’une strophe fort discutée, j’ai pleinement
conscience qu’il ne s’agit que d’une interprétation possible, qui ne
s’impose pas. Par conséquent, j’adopte l’interprétation contraire et
j’admets que cette stance fait allusion au fait que Loki a été ráđbani
(« meurtrier par conseil ») de Baldr 46. »
J. de Vries est bien indulgent. Cette argumentation tire un parti
exorbitant du verbe ríđa : le fait que Baldr, s’il venait, viendrait « à
cheval  » au banquet des dieux ne prouve tout de même pas qu’il
viendrait de l’autre monde ! Ce dieu jeune, beau, doué de toutes les
séductions, avait bien le droit, de son vivant, de faire de l’équitation
et, comme les autres dieux, s’ils le voulaient, de venir à cheval aux
réjouissances collectives. De plus, alors qu’on exploite à l’excès le
verbe ríđa, on escamote l’adverbe síđan  ; Loki dit en effet  : «  C’est
moi qui suis cause que tu ne vois plus Baldr venir à cheval à la salle
d’assemblée… » Ce « ne plus » suffit à détruire l’exégèse proposée : il
transforme l’absence de Baldr de fait accidentel, singulier, en fait
définitif, régulier, et comme pour chaque réunion présente et future,
Baldr redivivus n’aurait évidemment pas à revenir chaque fois de
l’autre monde, il devient tout à fait impossible de voir dans ríđa une
allusion à un tel retour.
À quoi tend cette chicane ? Quelle en est la portée ? Innocenter
Loki de la mort de Baldr, cela n’a de sens que si on l’innocente
complètement, si on ne le laisse pas sous le poids d’un prolongement
du crime aussi lourd que l’aurait été le crime lui-même. Or,
empêcher Baldr de ressusciter et le faire tuer sont des actes d’égale
gravité. Si l’on admet que Loki a eu assez de malignité pour rendre
vaine, à lui seul, l’entreprise de résurrection tentée par l’univers,
quelle difficulté voit-on à admettre qu’il ait d’abord eu assez de
malignité pour tuer Baldr par personne interposée ? Ces deux actes
d’ailleurs ne sont-ils pas logiquement solidaires  ? L’obstination de
Loki à empêcher Baldr de revivre n’est-elle pas plus naturelle s’il a
d’abord machiné l’accident par lequel Baldr a perdu la vie ?
En réalité, Lokasenna  28 fait une allusion globale aux actes par
lesquels Loki a rendu possible, puis définitive, la mort de Baldr. Si
E.  Mogk n’avait pas eu une mauvaise cause à défendre, il n’aurait
pas songé à opérer cette dichotomie.

c) et d) Le meurtre de Baldr et le châtiment de Höđr


Le silence des kenningar et l’isolement du témoignage de Snorri
quant à Höđr «  dieu aveugle  » sont des faits, qu’il n’y a qu’à
enregistrer. Mais l’importance de ces faits est fonction du plus ou
moins de crédit qu’on accorde à Snorri. Pour E. Mogk, qui a décidé
une fois pour toutes que Snorri a forgé tout ce qui n’est pas
«  confirmé  » par ailleurs, ils sont évidemment très graves,
rédhibitoires. Pour nous, qui avons rencontré plusieurs preuves que
Snorri peut représenter et, dans les cas justement où E.  Mogk ou
d’autres croyaient le prendre en flagrant délit d’invention,
représente en effet une tradition très archaïque qui ne nous est pas
connue par ailleurs, ils n’ont aucune signification.
Snorri a dû recevoir son Höđr aveugle non pas de « la » tradition,
c’est-à-dire d’une tradition unique et ne varietur qui n’a sans doute
jamais existé, mais d’une des variantes, sans doute nombreuses, qui,
à toute époque, ont dû exister et se renouveler autour du thème
fondamental. Que cette cécité de Höđr soit ancienne, ou due à
l’influence de quelque légende chrétienne, c’est une autre question.
Je souligne seulement qu’elle ne fait pas argument contre
l’authenticité du schéma que suit Snorri 47. De plus, dans l’article où
il rapproche Louhi und ihre Verwandten de Loki et de sa famille 48,
article que l’on condamne sommairement à cause de quelques
outrances de détail, E.N. Setälä a rappelé un runo magique finnois
où trois fils de Louhi (Loviatar) se partagent ainsi les rôles dans une
action analogue : « L’estropié fait la flèche, le boiteux bande l’arc, et
c’est le tout-aveugle qui tire 49. » Et il a remarqué que ce runo suppose
que les Finnois avaient eu connaissance d’une variante du mythe de
Baldr où un «  tout-aveugle  » lançait le projectile et où un
personnage (ou deux personnages ?) correspondant à Loki était soit
l’auxiliaire soit l’instigateur de son acte 50.
Quant aux kenningar, leur silence est intéressant, mais il ne faut
pas se hâter de l’interpréter. D’abord, il y a un certain nombre de
mythes incontestables auxquels aucune kenning non plus, dans les
poèmes qui nous ont été conservés, ne fait allusion (à commencer
par Týr et le loup Fenrir). Il se peut aussi que, pour des raisons
religieuses ou magiques, la participation de Loki à la mort de Baldr
ait été abordée par les poètes avec discrétion : les auteurs des Baldrs
draumar et de la Petite Völuspá n’excluent pas la responsabilité de
Loki mais n’en parlent pas  ; l’auteur de la Völuspá suggère cette
responsabilité de façon claire et nécessaire par la disposition même
de son plan, mais il ne fait que la suggérer, sans la «  mettre en
mots  »  ; et l’on n’a pas assez remarqué le demi-mystère dont sont
couvertes, dans les strophes précédemment étudiées de la Lokasenna
(st. 27-28), et l’allusion douloureuse de Frigg et la vanterie de Loki,
et plus encore, à la st. 29, l’intervention de Freyja : « Tu as eu tort
de citer toi-même tes honteuses actions, dit Freyja à Loki : Frigg sait
bien tout ce qui se passe, même si elle n’en dit rien.  » À une
exception près 51, dans l’ensemble du poème, les autres sarcasmes de
Loki et les ripostes des dieux et des déesses ne s’enveloppent pas de
telles précautions.

e) La prose finale de la Lokasenna


Quant à la prose finale (ajoutons : et quant à la prose initiale) de
la Lokasenna, elles ne nous retiendront pas  : il s’agit évidemment
d’une autre « variante » du récit relatif au supplice de Loki, variante
indépendante à la fois des récits sur le meurtre de Baldr et de la
Lokasenna proprement dite, du poème que ces proses encadrent par
un agencement sans doute tardif. Tout ce que l’on peut et doit en
conclure, c’est que le supplice de Loki n’était pas toujours expliqué
par sa participation au meurtre de Baldr, mais parfois par d’autres
méfaits : un autre meurtre ou son insolence. Dans l’histoire de Þjazi
et dans celle de Sleipnir 52, il est déjà menacé de supplice par les
dieux quand ils découvrent dans quel péril sa légèreté les a engagés.
L’histoire des trésors des dieux 53 se termine même par un autre mais
authentique supplice – et ce supplice, comme l’a noté J. de Vries 54,
est incompatible avec les autres variantes 55. On se trouve devant la
condition ordinaire des dossiers folkloriques un peu garnis  : on voit
couramment les événements les plus importants de tels dossiers
polariser de façons très diverses la matière. Parmi ces structures, on
réussit souvent (et sans doute peut-on réussir dans le cas de Loki) à
en déterminer une qui paraît plus ancienne et logiquement plus
légitime que les autres. Mais, en un autre sens, elles sont toutes
légitimes, puisqu’elles soulignent – en séparant clairement ce qui est
central et stable de ce qui est périphérique et mouvant – les traits
fondamentaux du dieu ou du héros, du mythe ou de la légende
considérés.
La faiblesse de toutes ces raisons prouve assez que, dans la
pensée des critiques, elles ne sont pas l’essentiel, qu’elles ont été
recherchées et énoncées après coup pour donner une couverture
philologique à un refus dont l’inspiration vient d’ailleurs. Le vrai
nœud du problème est celui-ci  : d’Eugen Mogk et de J.  de Vries à
leurs principaux contradicteurs –  Neckel, Schröder, – on admet
comme une évidence qu’il faut qu’il y ait eu «  évolution  »,
«  développement  » du personnage de Loki. On constate un abîme
entre le dieu, sympathique jusque dans ses maladresses, espiègle
plutôt que malfaisant, et somme toute dévoué aux intérêts de la
société divine, qui anime la plupart des récits que nous avons eu à
examiner, et l’ennemi juré des dieux, le grand criminel qui désole
irrémédiablement la même société divine par le meurtre de Baldr et
qui, à la fin des Temps, monte à l’assaut des dieux avec les
monstres. Ces deux « niveaux » ne s’ajustent pas. Ils ne peuvent donc
être contemporains. Et, comme le premier s’adapte sans difficulté à
ce qu’on estime avoir été l’état d’esprit des Germains païens, c’est le
second qu’on déclare « postérieur » et qui doit être l’effet – disons le
grand mot – d’une «  influence extérieure  ». Ici seulement les
opinions se partagent.
Pour les uns, Loki est bien essentiel, congénital dans le mythe de
Baldr, mais c’est le mythe de Baldr tout entier, c’est ce dieu jeune et
bon, avec sa « passion », sa descente aux enfers et sa persécution par
un Loki tout mauvais, qui est une acquisition tardive du paganisme
germanique  ; soit qu’on établisse la fameuse équation «  Baldr-
Christus (et Lemmin-käinen  !)  », soit que, surtout sensible au
dualisme, à l’affrontement du Bien et du Mal, et à la victoire
provisoire du Mal, on cherche plutôt la source du mythe aux abords
de l’Iran, soit enfin qu’on mobilise Osiris, Adonis et les beaux dieux
souffrants du Proche-Orient que les Gots, ou un Scandinave égaré
dans une cour gotique, auraient révélés aux cours du Nord, dans
tous les cas Baldr est une précieuse mais récente importation, qui
n’a même pas eu le temps de se fondre dans la tonalité ordinaire des
mythes nordiques et qui surprend par sa poignante mélancolie.
Pour d’autres auteurs, au contraire, le mythe de Baldr est bien
autochtone, mais il n’impliquait primitivement aucun conflit du
Bien et du Mal  ; Höđr, et lui seul, tuait Baldr, par accident plutôt
que par malignité, en vertu, par exemple, d’une fatalité fréquente
dans les mythes de la végétation. Ce n’est que plus tard, sous des
influences orientales ou occidentales, dualistes ou chrétiennes, que
le mythe a pris une valeur morale, un « dieu bon » succombant aux
machinations du « dieu mauvais », ou du « diable », introduit alors
seulement dans l’histoire en la personne de Loki : contaminé de loin
par Seth ou Ahriman, ou de près par Satan ou Judas, le turbulent
gobelin des vieux mythes a brusquement reçu une valeur nouvelle,
écrasante, dont ses nerveuses épaules ont dû être surprises, qui l’a
transformé et qui a, du même coup, bouleversé les mythes où cette
métamorphose lui permettait de s’insérer, à commencer par le
mythe de Baldr.
On s’excuse de résumer si rapidement des thèses qui ont naguère
passionné la science des mythes et dont chacune a suscité au moins
un gros article ou un livre. Il n’en reste pas grand-chose  : on est
sensible maintenant à l’artifice de ces constructions, à la faiblesse
des arguments, qui reposent sur un usage peu exigeant de la
méthode comparative. Certes, les analogies signalées existent, en
particulier avec les dieux souffrants de l’ancien Proche-Orient ; mais
elles sont d’un ordre trop général pour qu’on soit en droit de parler
d’emprunts simples ou combinés, de migrations de mythes ou de
cultes. Sans compter que, pour les hypothèses orientales (Asie
Mineure, Caucase, Thrace), la recherche des intermédiaires aboutit à
des solutions acrobatiques, comme J.  de Vries lui-même l’a bien
montré 56, et comme j’aurai l’occasion de le répéter à propos d’une
amusante fantaisie du grand Axel Olrik 57.
Mais surtout, c’est à la racine même qu’il faut frapper l’illusion :
il n’y a pas de raison d’ouvrir, comme on fait, un abîme moral, qui
implique à son tour un intervalle « historique », entre le gros de la
mythologie scandinave et un petit groupe de mythes. Le mythe de
Baldr en particulier, tel que Snorri le raconte, reste un mythe
comme les autres, même s’il éveille dans nos imaginations et s’il a
pu éveiller très tôt dans les imaginations chrétiennes un concert de
profondes résonances. Je veux dire qu’il ne présente, lui aussi, qu’un
fait particulier, dont il se trouve seulement que les conséquences
sont immenses. Il nous permet, si nous y tenons en vertu de nos
habitudes d’esprit, de poser, mais il ne pose pas par lui-même le
problème général, métaphysique, théologique, du Bien et du Mal.
Loki fait tuer Baldr comme il a coupé les cheveux de Sif, comme il
est responsable de la malfaçon du marteau Mjöllnir ou comme, pour
se sauver de Þjazi ou de Geirrøđr, il a failli livrer tous les dieux au
vieillissement ou Þórr désarmé aux coups d’un géant. Simplement,
cette fois-ci, une animosité plus certaine et plus durable s’en mêle
et, surtout, son acte est plus grave, parce que, pour des raisons
diverses qui tiennent au sens du mythe, Baldr est plus important,
plus cher au cœur des dieux. Il n’y a pas ici, dans cet acte précis,
transfiguration de Loki  ; changement de niveau, non de nature. Le
seul problème est donc de savoir si le personnage de Loki, la
« notion » de Loki, supporte ou non (peut-être faudrait-il dire : exige
ou non) que, comme il est usuel dans la vie, cet être malin,
imprudent et amoral finisse par faire la grosse malice irréparable, le
forfait qui ne peut se terminer que par sa propre déchéance.
Ne perdons pas notre temps, après tant d’autres, à retourner
abstraitement de telles questions et à leur apporter, comme tant
d’autres, des solutions qui ne seraient encore que des préférences
personnelles. Conformément à une méthode qui a fait ses preuves,
un des objets du présent livre est de montrer, par un cas tout
semblable à celui de Loki, que l’intervalle qui sépare les ciseaux qui
tondent Sif du conseil pernicieux qui arme Höđr ne suppose pas des
siècles de « développement », ni l’influence d’une grande religion, ni
même – car c’est le dernier refuge de la théorie – un
«  approfondissement  » tardif du sens moral et métaphysique des
anciens Scandinaves  ; qu’il définit seulement, de manière
congénitale et nécessaire, le minimum et le maximum entre lesquels
Loki développe, doit développer son génie. Ici, je veux simplement
constater que la thèse contraire ne repose pas sur un fait, sur une
nécessité, mais sur un postulat subjectif 58.
 
Cela n’exclut pas que, dans le détail, les légendes chrétiennes du
haut Moyen Âge, au même titre que les contes populaires, aient
fourni leur appoint à l’imagination scandinave, précisant, orientant
un trait ancien, ajoutant un trait, une valeur nouvelle. Il est
probable, par exemple, que quelques-uns des qualificatifs que Snorri
donne à Baldr 59 soient des reflets de la conception médiévale du
Christ. Il faut pourtant quelque discernement.
À première vue, un des cas les plus probables est celui que
Sophus Bugge a signalé d’abord  : un récit juif 60 conte que, lorsque
les Sages d’Israël eurent décidé de mettre Jésus en croix, le bois
refusa de le porter et se brisa. Ses disciples s’attendrirent : « Voyez
comme Notre-Seigneur Jésus était juste  ! Aucun bois ne veut le
porter ! » Mais ils ne savaient pas que, prévoyant sa condamnation,
il avait d’abord fait une conjuration sur tous les bois… Quand Judas
vit qu’aucun bois ne voulait le porter, il dit aux Sages  : «  Voyez
l’artificieux esprit de ce fils de p…  ! Il a fait sur tous les bois une
conjuration qui les empêche de le porter. Mais il y a dans mon
jardin une grosse tige de chou, je vais aller vous la chercher : peut-
être le portera-t-elle  !  » Et c’est en effet ce qui a lieu 61. Von der
Leyen a relevé encore 62 l’épisode suivant dans le même pamphlet :
Judas vola le cadavre de Jésus et le cacha dans son jardin. Les
disciples du Seigneur répandirent le bruit qu’il était ressuscité et les
Juifs, tout consternés, se mirent à jeûner et à prier. Seul Judas resta
à l’écart de ces manifestations et quand, de la bouche d’un vieil
homme, il apprit ce qu’on racontait au sujet de Jésus, il s’empressa
de le déterrer et de le montrer partout, ce qui mit fin à la
lamentation.
On voit l’analogie du premier passage avec l’épisode du gui dans
l’histoire de Baldr et l’analogie, plus lointaine, du second avec
l’épisode de la géante qui, seule, refuse de pleurer et empêche Baldr
de ressusciter. Mais von der Leyen lui-même a sagement réduit la
portée de ces rapprochements 63. Pour le second passage, il ne s’agit
nullement d’empêcher la résurrection du Christ, mais – par
développement, par mise en drame d’une indication de l’Évangile 64 –
d’empêcher ses disciples de tromper le peuple en disant qu’il est
ressuscité. Pour le premier, il s’agit, dans le pamphlet juif et dans
l’histoire de Baldr, de deux adaptations d’un «  Märchenmotiv  »
connu par ailleurs, adaptations auxquelles l’analogie des situations
(la mise à mort d’un « homme-dieu » ou prétendu tel) donne un air
de parenté particulière 65. Qui tenterait aujourd’hui la gageure de
faire sortir de ce pamphlet juif, de ce Christ imposteur, de cet habile
Judas, soit toute l’histoire de la mort de Baldr, soit seulement les
interventions de Loki dans l’histoire 66 ?
Puisque j’en suis à réduire la prétendue «  transfiguration  »
morale et métaphysique dont témoignerait, chez certains
Scandinaves, le récit classique de la mort de Baldr 67, je dirai en
passant que, pour un autre texte, souvent commenté et discuté, pour
la Lokasenna, il me semble qu’une exagération de même sens a été
parfois commise. J’ai rappelé plus haut le thème de ce beau
poème 68 : seul en face de tous les dieux et de toutes les déesses, Loki
leur adresse successivement les plus cinglantes railleries, découvrant
leurs faiblesses, leurs vices, leur lâchetés, leurs aventures  ;
finalement, devant Þórr, il se retire, prudent et menaçant, dans une
lueur d’incendie. Peu importe le rapport, sans doute artificiel, de ces
soixante-cinq strophes avec les deux morceaux de prose du début et
de la fin ; peu importe même l’affabulation par laquelle le poète se
justifiait à lui-même la mise à l’écart initiale de Loki et la longue
impunité dont il jouit à travers la senna 69  : visiblement, la seule
chose qui l’ait intéressé dans cette affabulation, c’est le cadre, qui lui
permettait de détailler rapidement la chronique scandaleuse ou
simplement risible des Ases, revue qui nous a conservé la mention
de plusieurs légendes ignorées par ailleurs et dont quelques-unes ont
été récemment authentifiées 70. Mais quel est l’esprit du poème,
l’intention du poète  ? Si l’on a renoncé à y voir une œuvre de
polémique antipaïenne, beaucoup de critiques restent persuadés
qu’une telle comédie ne peut dater que de la fin des temps païens,
d’une époque où les dieux n’en imposaient plus  : on a souvent
évoqué à ce propos l’art et les jeux de Lucien de Samosate 71. Est-ce
si sûr ? Aristophane, le réactionnaire Aristophane, ne serait-il pas un
meilleur terme de comparaison, ou même parfois le religieux
Homère ? N’est-ce pas la condition commune des polythéismes – et
de tout ce qui leur ressemble, depuis les cycles épiques de la Grèce
ou de l’Irlande jusqu’à certaines manifestations du christianisme
populaire – de présenter leurs personnages avec de beaux et grands
côtés et d’autres moins grands et moins beaux, les seconds prêtant
au rire ou au sourire comme les premiers à la vénération ou à
l’admiration  ? Le boiteux Héphaïstos est cocu, Arès se débat dans
des chaînes bien méritées, Zeus a quelques torts conjugaux et
quelques ennuis… Dans des religions de cette sorte, il n’y a pas de
raison de taire des scènes bouffonnes qui garantissent aux yeux des
croyants le caractère non pas authentique (la question ne paraît pas
se poser ainsi), mais concret, saisissant, efficace, disons le mot,
« humain », des scènes plus nobles ou plus cosmiques 72. Au Caucase,
chez un peuple dont je reparlerai longuement 73, chez les Ossètes, les
héros fabuleux de l’épopée nationale, les Nartes incarnent toutes les
qualités (qui ne sont pas toujours nos «  vertus  ») dont les usagers
aiment à parler et à se parer  ; les héros n’en traversent pas moins,
eux aussi, des expériences humiliantes, dont les conteurs ne se font
pas faute de prolonger le bruit  : cela ne les rend pas suspects
d’impiété envers une tradition qui a, dans ce pays, une valeur
«  exemplaire  », patriotique, presque religieuse. On a même
enregistré, au début de ce siècle, un long récit qui, dans un autre
cadre, rend exactement le même service que la Lokasenna, c’est-à-
dire constitue un vrai catalogue des caricatures et farces
héroïques 74. Il est probable que le poète de la Lokasenna était un
bon païen, qu’il n’entendait pas mettre en question la majestas des
dieux qui, dès le temps du paganisme le moins contesté,
s’accompagnait de minora pittoresques 75. Ne parlons pas trop vite,
cette fois non plus, de « changement de pensée, de civilisation ». La
Lokasenna est un jeu rhétorique qui a été possible, en droit, à toutes
les époques du paganisme 76. Que ce soit un jeu rhétorique, c’est en
tout cas certain, et cela explique suffisamment, comme l’a montré
J. de Vries, la parfaite insouciance avec laquelle, à la st. 28, le poète
fait avouer cyniquement à Loki sa responsabilité dans le meurtre de
Baldr, alors que ce crime monstrueux devrait lui avoir interdit de se
présenter parmi les dieux 77.

6. Le supplice de Loki et la fin de ce monde


Il me reste à examiner les critiques qu’on a faites des deux
derniers grands événements de la vie de Loki  : le supplice dans
lequel il attend la fin de notre monde et le rôle qu’il joue dans cette
fin. Le livre fameux du grand poète de la philologie danoise Axel
Olrik, Ragnarök-förestellingernes Udspring 78, et un long article d’un
auteur qui commande toujours la plus grande considération, les
Weltuntergangvorstellungen de R.  Reitzenstein occupent tout
l’horizon 79.
Pour Axel Olrik, aussi bien Loki enchaîné que l’insurrection
victorieuse des forces mauvaises viennent de l’Orient, exactement du
Caucase. C’est au Caucase qu’a pris forme la légende du «  géant
enchaîné » (Artavazd, Mher, Amirani chez les Arméniens et chez les
Géorgiens  ; Rokapi, Abrskil chez les montagnards, etc.) et c’est,
d’autre part, d’une forme de dualisme iranien, de la lutte d’Ormazd
et d’Ahriman, de l’offensive finale d’Ahriman, que dérive l’idée de
«  l’ultime destin des dieu 80  », de la revanche provisoire, mais
éclatante, de Loki et des monstres sur Óđinn et sur les Ases.
Depuis longtemps, on a formulé les plus fermes réserves sur la
thèse ainsi présentée  ; on a remarqué que les moyens de la
transmission ne sont pas faciles à imaginer et que ceux que propose
Axel Olrik sont invraisemblables  ; les Gots, sur lesquels on sait si
peu de chose, paraissent peu aptes au service dont on les charge et
nous verrons plus loin comment, lorsqu’il a essayé de donner un
revêtement précis à  son hypothèse, Axel Olrik est tombé dans
d’étranges puérilités.
Quant à la forme et aux circonstances de son supplice, Loki ne
rappelle de manière précise aucun des grands captifs du Caucase.
Pour ne pas parler de la pittoresque scène de la capture de Loki-
saumon 81, qui n’a aucun correspondant au Caucase, le supplicié
n’est pas fixé, debout, à la muraille ; il est allongé sur trois pierres
plates dressées, exactement enfilé dans des trous de ces trois pierres
qui se situent respectivement à la hauteur de ses épaules, de ses
hanches et de ses jarrets. Il est lié, dans cette position, à l’aide des
boyaux d’un de ses fils. Un serpent laisse dégoutter du venin sur son
visage, mais Sigyn, sa femme, recueille le venin dans une cuvette et
Loki ne reçoit les gouttes, ne tressaille, ne fait trembler la terre, que
dans les moments où sa femme s’éloigne pour vider la cuvette
pleine. Tout cela est net et sans rapport avec les passions d’Artavazd
ni d’Amirani. Inversement, les traits typiques des légendes
caucasiennes n’y figurent pas  : rien n’y rappelle la fureur annuelle
de beaucoup de géants enchaînés, qui ont presque réussi, en douze
mois d’efforts, à se libérer et qu’un geste inconsidéré de méchanceté
rive de nouveau à leur supplice. Loki n’est pas non plus le vieillard
dont la barbe ne cesse de croître, fréquent notamment dans les
cavernes du Caucase du Nord. Faut-il admettre que les Scandinaves
ont simplement reçu du Sud-Est la notion de «  l’ennemi des dieux
enchaîné » (et non pas même du géant, car Loki est petit de taille),
et qu’ils ont travaillé sur cette notion d’une manière entièrement
originale ? Mais n’est-ce pas une pétition de principe, qui se réduit à
affirmer ceci  : l’imagination germanique, capable de multiplier les
détails cruels du supplice, était incapable de produire l’idée même
du supplice ?
En fait, ce qui semble avoir imposé à Axel Olrik son intuition
orientale, c’est moins le supplice de Loki que la revanche qui lui est
promise. Le savant danois a senti, et d’autres avec lui, et plus
nettement encore sur ce point que lorsqu’il s’agissait de la mort de
Baldr, un infranchissable abîme entre le caractère anodin de Loki
dans la plupart des légendes où il apparaît et la grandeur du rôle qui
lui est attribué au ragnarök ; plus généralement, un abîme entre les
récits nombreux mais sans perspective, pittoresques mais sans
profondeur, qui constituent le gros de la mythologie scandinave et
cette notion de «  fin du monde  » qui, symétrique de la notion de
«  création  », insère le reste des mythes dans une chronologie
fantastique, l’oriente sur de tragiques lignes de force, lui impose un
sens moral et métaphysique. Il a donc semblé impossible que ce
cadre grandiose et ces tableaux menus, qui n’ont pas de commune
mesure, se soient faits dans le même milieu, en même temps, par les
mêmes moyens. Simplement, tandis que l’école de Bugge cherchait
des prototypes chrétiens – Satan et les damnés dans les enfers,
l’Antéchrist et son éphémère succès –, Axel Olrik s’est adressé au
Caucase, au Proche-Orient. Or le point de départ, cette impression
de « contradiction » à l’intérieur du dossier scandinave, est fragile.
 
Comment admettre que les Scandinaves païens, avant toute
influence chrétienne ou orientale, aient été inaptes à imaginer une
évolution du monde, des crises, une fin de ce monde et la naissance
d’un monde nouveau  ? Quand on songe non seulement aux Celtes
voisins, à l’eschatologie druidique, qui existait si bien qu’elle
rappelait aux Grecs certaines doctrines de chez eux, mais aussi
quand on songe aux nombreux peuples d’Afrique et des deux
Amériques qui savent comment le monde a commencé, comment il
finira, et, parfois, comment et combien de fois, avant de finir, il se
transformera, on hésite à refuser a priori un bien si ordinaire aux
anciens Scandinaves, dont l’imagination pourtant, et l’intelligence et
le goût ne sont pas contestés. Certes, pas plus qu’on ne l’a fait à
propos de Baldr et de Loki, on ne niera la possibilité d’influences,
chrétiennes, d’ailleurs, plutôt qu’orientales 82. Lorsque Snorri appelle
Loki 83 rógberi ásanna, «  calomniateur des Ases  », frumkveđi
flærđanna, « auteur premier des tromperies », vamm (ou vömm) allra
gođa ok manna, « honte de tous les dieux et hommes », il est possible
que la Bible et les Pères y soient pour quelque chose. Mais, comme
l’a dit J.  de Vries 84, Loki ne se serait pas si aisément modelé sur
Satan s’il n’avait eu des prédispositions sataniques dans sa nature.
J’irai plus loin que J.  de Vries, car il admet encore un
développement purement germanique, «  a natural growth  » qui,
transfigurant le malin génie des premiers temps, lui aurait fait faire
les trois quarts du chemin qui mène à Satan : il n’y a pas de raisons
sérieuses de dénier aux plus anciens Germains la possibilité d’avoir
fait jouer leur personnage sur des plans aussi divers que celui de la
farce et celui de l’eschatologie, un peu comme notre Moyen Âge
ridiculisait Satan « au détail », dans ses légendes locales ou dans ses
contes moraux, s’armait contre lui dans ses prières et méditait sur la
victoire immense de saint Michel 85.
 
Quant au dossier comparatif de Loki et du Weltuntergang, que
reste-t-il de ce grand effort ? Aucune solution positive et nécessaire,
semble-t-il, mais le problème lui-même a été posé, et c’est beaucoup.
Simplement ce problème est bien plus vaste que celui qu’Olrik a
formulé. Un de ses torts a peut-être été, s’entêtant sur l’idée d’un
emprunt récent, de considérer surtout les géants enchaînés du
Caucase et de ne pas s’appliquer à mesurer l’ample et organique
ressemblance des cadres des événements dans la mythologie
scandinave d’une part, dans celle des Iraniens proprement dits
d’autre part. Cette insurrection finale des forces du mal, cette série
de duels entre chacun des grands dieux scandinaves des trois
fonctions et un être démoniaque qui lui est personnellement opposé
(Óđinn contre le Loup, Þórr contre le Serpent, Freyr contre Surtr), le
duel ultime de Heimdallr et de Loki, cette renaissance enfin d’un
monde nouveau, d’où les forces du mal ont entièrement disparu,
tout cela rappelle la grande espérance mazdéenne, la dure bataille
qui, par l’élimination du mal, mettra fin au règne partagé du bien et
du mal, mais qui d’abord opposera en duel un des « archidémons » à
chacun des « archanges », substitués par Zoroastre aux vieux dieux
indo-iraniens des trois fonctions. Et l’analogie donne encore plus à
penser si l’on se rappelle que, dans les cosmogonies, avec l’Homme
et le Bœuf (ou la Vache) primordiaux étroitement associés, l’Iran et
la Scandinavie, et aucun des peuples géographiquement intercalés,
présentent aussi une concordance.
Ces rencontres imposent-elles l’explication par l’emprunt ? Pour
la cosmogonie, l’emprunt est en effet l’hypothèse retenue par le
savant prudent et informé qu’était Arthur Christensen. Elle n’est
pourtant pas la seule ni la meilleure. Quant à la fin du monde, ou
plutôt de notre monde, l’argument principal en faveur de l’emprunt
est que des récits analogues ne se rencontrent pas, du moins avec
cette précision dans l’analogie, chez d’autres Indo-Européens que
ceux qui ont composé l’Edda et les livres mazdéens. Or, c’est ici le
deuxième tort des partisans de la thèse de l’emprunt. Peut-être
n’ont-ils pas assez cherché, ou plutôt cherché où il fallait. Depuis les
découvertes de Stig Wikander sur le fond mythique du Mahābhārata
et sur la matière commune des épopées de la Perse et de l’Inde, on
est assuré que l’eschatologie de l’Avesta, la grande bataille décisive
et ses lendemains, n’est pas isolée dans le monde non seulement
iranien, mais déjà indo-iranien, et que, si elle n’a pas intéressé en
tant que mythe les docteurs et les poètes de la société pour laquelle
ont été composés les hymnes védiques, société soucieuse avant tout
du succès présent, terrestre, et par conséquent du système actuel des
dieux, elle n’en a pas moins survécu, en dehors des hymnes, comme
tant de traditions, pour émerger ensuite dans un vêtement épique qui
n’est autre que la matière de l’immense Mahābhārata.

D. Loki
Avant d’explorer ces nouvelles perspectives, faisons le bilan ; la
fiche signalétique de Loki.
Loki est « compté avec les Ases » sans en être exactement ; il vit
avec eux et il est dit à l’occasion « l’Ase qui s’appelle Loki », « l’Ase
malin  », etc. Compagnon d’Óđinn dans ses voyages, aussi bien que
de Þórr dans ses expéditions, il jouit d’une réputation justifiée
d’ingéniosité et en général, spontanément ou sur réquisition, il met
cette ingéniosité au service des siens qui, sans lui, seraient bien
embarrassés. En particulier, jamais il ne sert un géant de gaieté de
cœur, ni jusqu’au bout. Mais bien des traits font de lui un Ase tout à
fait à part.
Non seulement il est, physiquement, de petite taille, mais son
parentage ne le relie à aucun des Ases  ; d’Óđinn, il n’est que le
« frère de serment » ; de son père, de sa mère, de ses frères, nous ne
savons que les noms qui, malgré l’obscurité de la plupart, signalent
une famille singulière et son père est qualifié de «  géant  ». Il est
traité par les autres Ases comme un inférieur, qu’on utilise, qu’on
fait pirouetter, qu’on menace. Il reçoit et accepte les rôles de
messager, d’éclaireur, de suivant, de tranche-viande, et aussi de
bouffon.
Il surgit à point nommé, à l’endroit voulu, et il a un grand art de
s’échapper, de « filer ». Il a des rapports particuliers avec le monde
d’en bas, avec le dessous de la terre. Il a, dans la montagne, une
mystérieuse maison-observatoire. Il a aussi des rapports avec le feu.
Seul des Ases, il a un don inquiétant de métamorphose,
spécialement de métamorphoses animales (mouche, phoque, jument,
saumon…) et met au monde des êtres étranges, généralement
redoutables aux dieux (le loup Fenrir, le Grand Serpent, Hel  ; et
aussi le cheval d’Óđinn, Sleipnir). Il a un penchant particulier pour
les métamorphoses en femme ou en femelle, avec leurs
conséquences physiologiques.
Il est ingénieux, inventif, mais il ne voit pas loin  : tout à
l’impulsion ou à l’imagination ou à la passion du moment, il est
surpris par les suites de ses actes, qu’il tâche aussitôt de réparer. Il
est outrecuidant et vantard.
Il a une curiosité insatiable, curiosité d’observateur, de
questionneur et aussi d’explorateur ; il est à l’affût des nouvelles, et
indiscret. Il circule plus facilement et plus volontiers que les autres
Ases : il est le principal usager du « plumage » de Freyja et il a des
bottes qui lui permettent de courir dans l’air et dans l’eau. C’est lui,
parfois, qui entraîne Þórr chez les Géants par des routes qu’il a
d’abord reconnues seul.
Il est foncièrement amoral. Il n’a aucun sentiment de sa dignité,
il n’a pas de tenue et il ne comprend pas la dignité des autres. Il se
met dans des postures ou des situations ridicules. Pour se tirer d’un
mauvais pas, il trahit les siens, conduisant Þórr désarmé chez
Geirrøđr, livrant Iđunn et ses pommes à Þjazi, gâtant le marteau de
Þórr. Aussi est-il sans cesse suspect aux Ases, qui le « font marcher »
en le menaçant du supplice.
Il est mauvaise langue, injurieux, il apporte tumulte et querelle,
il dénonce. Il est menteur, non seulement pour se sauver ou sauver
les Ases (plusieurs de ses « plans » sont alors à base de tromperie),
mais pour le plaisir. Il est pervers et ne résiste pas à l’idée de
méchantes farces (lǽvísi). Il est mauvais joueur, déloyal dans les
concours.
Tout cela finit dramatiquement : chez Ægir, ou contre Baldr, il se
durcit, il fait le mal, le grand mal, gratuitement, impitoyablement,
itérativement, jusqu’au bout, sans s’occuper des fâcheuses
répercussions que cela aura sur lui. Il n’est plus alors qu’un bandit
traqué, haineux, qui déploie des trésors d’ingéniosité mais qui
n’échappe pas au supplice. Dès lors, il attend la fin du monde, où il
satisfera sa haine en participant en bonne place à la mobilisation
générale des forces du mal.
Chapitre III
Syrdon

Au centre du Caucase, dans les vallées qui débouchent sur l’ancienne


Vladikavkaz (Ordjonikidzé, Džadžiqau) et commandent la grande Route
militaire de Géorgie, vit un des peuples les plus intéressants des marches
européennes. Les Ossètes sont en effet les derniers descendants des tribus
qui, notamment sous les noms de Scythes et de Sarmates, puis d’Alains et
de Roxolans, ont longtemps peuplé un immense territoire couvrant tout le
sud de l’actuelle Russie, entre le bas Danube et la Caspienne, et qui ont
maintes fois poussé des pointes vers les Balkans, vers la Perse ou vers le
Turkestan. Ces tribus étaient un rameau bien caractérisé,
linguistiquement et culturellement, de ce qu’on appelle, d’après l’habitat
de la majorité des peuples qui le constituaient, le « monde iranien » ; ce
sont, si l’on ne craint pas de heurter les noms géographiques, les
« Iraniens d’Europe ». La langue des Ossètes a subi légèrement, dans son
système de sons, l’influence des parlers avoisinants, si originaux  :
tcherkesse, tchétchène, etc.  ; mais elle est restée, dans sa morphologie,
fidèle au type iranien, indo-iranien, indo-européen, et son vocabulaire
même, pour les neuf dixièmes, rejoint celui de l’Iran. Les Ossètes sont très
intelligents, très entreprenants, un peu jalousés, semble-t-il, par leurs
voisins. Partagés aujourd’hui entre le christianisme et l’islamisme, ils ont
surtout gardé une religion populaire toute païenne et des traditions d’une
grande richesse. On a pu comparer, jusque dans le détail, mainte
province de ces traditions et de cette religion avec ce qu’Hérodote et
d’autres auteurs anciens ont rapporté des Scythes, des Sarmates ou des
Alains : les coïncidences sont remarquables 1.
En particulier les Ossètes – et, sous leur influence, à des degrés divers,
leurs voisins Tatars, Tcherkesses orientaux (Qabardis) ou occidentaux
(Chepsougs, Abzakhs, Bjedoughs, etc.), Tchétchènes et Ingouches –
connaissent un vaste ensemble de traditions épiques relatives à une race
merveilleuse depuis longtemps disparue, les Nartes. Le nom de Nartes
n’est pas clair  ; il est probable qu’il contient, d’une manière ou d’une
autre, le radical indo-iranien nar « vir » (cf. grec anēr « vir », irlandais
nert « force », etc.) 2 ; et ce sont bien des viri, des héros par excellence.
Ils incarnent toutes les vertus qui ont cours dans ces montagnes  :
courage, ruse, étonnante endurance, courroux puissant, dévouement aux
amis, goût du risque, du combat, du pillage. On se les représente à
l’image des hommes d’aujourd’hui, mais cent fois plus forts et plus
vaillants. Descendant jusque dans les plaines du Nord pour leurs
aventures et leurs exploits, ils vivaient dans des villages semblables à
ceux où les Ossètes vivent encore : chaque maison est une forteresse de
bois, dominée par une tour. Une grande partie de leur vie se passait soit
dans d’exigeantes beuveries, soit en parlotes et en jeux sur la place
publique, que les Ossètes appellent le nyxæs.
Ils étaient divisés en familles. Les trois plus célèbres étaient les
Alægatæ, les Æxsærtægkatæ et les Boratæ 3, qu’une tradition précieuse
distribue selon le modèle de la tripartition indo-iranienne en intellectuels,
guerriers et agriculteurs 4. Si quelques récits estompent ou même
brouillent cette répartition, la plupart, et notamment ceux qui ont été
recueillis dans la grande expédition folklorique des années 1940-1945,
opposent bien la deuxième et la troisième famille comme les forts et les
riches, avec les défauts propres à ces deux spécialités. Quant aux
Alægatæ, ils n’ont d’autre mission que de préparer les beuveries
communes autour d’un vase merveilleux.
Il est probable – on l’a montré sur des exemples précis 5 – que
plusieurs de ces personnages, le héros d’acier Batradz notamment et le
héros lumineux Soslan, ont annexé et conservé jusqu’à nos jours de la
matière mythique, le souvenir de ces dieux des Scythes où les Grecs
reconnaissaient entre autres un Arès et un Apollon. Ils n’en sont pas
moins tous, dans la conscience des Ossètes, des hommes et nullement des
dieux. Il faut avoir constamment devant les yeux cette différence quand
on compare une tradition sur les Nartes à un récit mythologique
étranger, comme je me propose de le faire dans les pages qui suivent.
Mais il faut aussi se garder d’en exagérer la portée  : au début de la
Heimskringla comme dans son Edda, et sûrement fidèle en cela à la
tradition norvégienne, Snorri présente les dieux germaniques, Ases et
Vanes, comme des nations, comme des hommes, vivant dans des villages
voisins et rivaux, sortant de leur (ou de leurs) maison(s) (gárđr) pour
les aventures et festoyant ensuite dans la grande salle d’Ægir. Certes, à
côté de ces représentations toutes terrestres, et sans souci de la
contradiction, les Germains s’en formaient d’autres, plus conformes à ce
que notre culture classique a coutume d’attendre d’une mythologie  : les
dieux vivent au ciel, dirigent le monde et participent à une cosmologie, à
une cosmogonie et à une eschatologie. Mais le train journalier de leur
vie, on l’a assez vu dans la plupart des récits où intervient Loki, se
développe dans un cadre où le paysan de Trondhjem ou le seigneur de
Ringsted ne se sentaient pas dépaysés.
Les principaux des Nartes – et en même temps, dans presque toutes
les traditions, des Æxsærtægkatæ – sont : les deux frères, les deux chefs,
les deux vieillards Uryzmæg 6 et Xæmyc 7, encore bons guerriers l’un et
l’autre, mais sur qui pèse ce que les Scythes et les Alains considéraient
déjà comme une tare et non comme un honneur : l’âge. Ils ont une sœur,
Satana 8, qu’Uryzmæg a épousée et qui incarne l’idéal de la ménagère
caucasienne  : diligente, prévoyante, riche, bonne, en général fidèle, elle
est la providence de son mari et de tous les siens. La génération suivante
est représentée par les deux héros qui sont au centre de la plupart des
récits, le terrible Batradz 9 et le sympathique Soslan (ou Sosryko) 10.
Batradz est né d’un abcès formé dans le dos de son père Xæmyc par un
crachat de sa mère, une Fille des Eaux ; son corps est d’acier et son âme
cruelle  ; il passe la dernière partie de sa vie à venger sur les Nartes
l’assassinat de Xæmyc et les Nartes ne sont délivrés que lorsqu’il meurt
au cours d’une scène grandiose, se faisant brûler sur un énorme bûcher
tandis que les Nartes tirent péniblement jusqu’à la mer Noire (où elle est
encore et d’où elle surgit pour faire la foudre) sa formidable épée.
Soslan-Sosryko est né de la masturbation d’un pâtre, trop sensible à la
beauté de Satana ; il est né de la pierre même qui avait reçu la semence ;
Satana n’en a pas moins une tendresse de mère pour celui qu’elle appelle
« mon fils que je n’ai pas enfanté » ; beau, lumineux, invulnérable sauf
au genou (ou à la hanche), il couvre la terre de ses exploits, épouse la
fille du Soleil, descend aux enfers, mais succombe à une sombre
machination que nous étudierons à loisir. Il y a encore un certain
nombre de héros mineurs dont le rôle est de former l’état-major et la
troupe des grands Nartes lors des razzias de bétail ou dans les
expéditions contre les Géants. Il y a, enfin, Syrdon 11.

A. Le Narte Syrdon
Syrdon figure dans presque tous les récits. Il y est indispensable.
Il est d’ailleurs « Narte » au même titre que les autres, mais il a un
caractère et des modes d’action tout différents.
Il est, d’abord, un personnage inférieur : le « bâtard » des Boratæ,
est-il dit souvent 1. On lui attribue une naissance diabolique qui fait
diptyque avec la naissance pétrogénès de Soslan. Les Nartes le
traitent comme un domestique : il sert à table, il est valet dans les
expéditions, et commissionnaire, et guide ; il procède aux tirages au
sort.
Il surgit on ne sait d’où et disparaît de même. Il a sous terre une
maison mystérieuse, un labyrinthe. Il est capable de métamorphoses
(hirondelles, vieille casquette, jeune fille, vieille femme, vieillard…).
Il a un «  coursier à trois pieds  » qui va comme le vent. Curieux à
l’extrême, il poursuit et découvre tous les secrets, « jour et nuit, il se
frappe la tête  » pour trouver le moyen de savoir. Il sait ce qui se
passe au loin, il sait ce qui se passera plus tard. Il calcule de façon
merveilleuse. Il est malin, il est – avec et après Satana – le malin par
excellence, et c’est pourquoi les Ossètes lui appliquent volontiers des
thèmes pris au répertoire de Nasreddin Hodja.
Aussi les Nartes ont-ils souvent recours à ses conseils et, de fait,
il les tire maintes fois de mauvais pas, surtout dans leurs rapports
avec les stupides géants. Mais, en même temps, ils se défient de lui
et ils ont raison, car, dit un texte, il a le goût de mal faire, et l’un de
ses qualificatifs ordinaires est Narty xijnæ ou Narty fydbylyz («  le
mal, le fléau des Nartes  »)  ; il est dit malfaisant, sans conscience,
débauché. D’autre part, sans qu’il soit déclaré explicitement qu’il est
lâche (et ses imprudences comportent bien une forme de bravoure),
il est remarquable que, marchant avec ces équipes de grands
pourfendeurs, jamais il ne participe activement à aucun combat.
Cette mauvaise nature se manifeste de mainte façon : railleries et
insultes cruelles dans les malheurs privés et publics ; joie maligne à
annoncer les malheurs prochains  ; conseils pernicieux (sans que
jamais, pourtant, Syrdon prenne parti pour un Géant contre les
Nartes), querelles provoquées ou envenimées. Sa méchanceté
l’engage dans des actions aussi légères que criminelles, d’où il sort
parfois à grand-peine. Pratiquement, il est presque toujours, même
quand il les sert, dans un état d’hostilité larvée soit collectivement
avec les autres Nartes, soit avec tel ou tel Narte, tantôt Xæmyc,
tantôt Uryzmæg, à qui il joue des tours parfois fort graves. Mais
l’objet principal de son animosité est le grand Narte Soslan (ou
Sosryko). Une fois notamment, sous les traits d’un vieillard, puis
d’une vieille femme, il empêche Soslan de faire revivre
magiquement un jeune ami mortellement blessé.
Il finit par chercher et découvrir la seule lacune de
l’invulnérabilité de Soslan. Il la signale aux ennemis du héros qui en
profitent pour le tuer, au cours d’un scénario de jeu. Syrdon insulte
Soslan mourant ou mort, tant et si bien que les Nartes le tuent et
l’enterrent ignominieusement aux pieds de sa victime.
Tels sont, rapidement crayonnés et sans tenir compte des
variantes qui vont être examinées en détail, le caractère et la
carrière de Syrdon. Le lecteur a sûrement senti combien l’un et
l’autre rappellent ce qui a été dit de Loki ; il a noté comment – mis à
part l’eschatologie, la fin du monde, qui ne saurait avoir sa place
dans l’épopée narte – tous les éléments de Loki se retrouvent dans
Syrdon et tous les éléments de Syrdon dans Loki  ; comment, en
particulier, un côté « utile » et un côté « malfaisant » coexistent dans
chacun des deux personnages  ; et comment le crime majeur et le
châtiment suprême viennent achever, dans les deux dossiers, une vie
de malignités mineures et d’hostilité mitigée. Nous reprendrons
quelques points de ce parallèle après avoir passé en revue les
épisodes de l’épopée narte où intervient Syrdon 2.
B. Les documents

1. Naissance de Syrdon
Sur la naissance de Syrdon, il n’y a que peu de récits. Le premier
a pour objet évident d’expliquer l’hostilité congénitale de Syrdon et
de Soslan. Le dernier attribue à Syrdon, mais avec une coloration
diabolique, la forme de naissance qui est en général celle de Soslan.

a) Pamj. 2, no 3, Légende sur la naissance de Soslan


et de Syrdon, texte pp. 9-10, trad. pp. 7-8 = LN,
p. 111, n. 1.
Le berger Sosæg-Ældar – qui n’avait jamais vu de femme, mais qui, dès son plus jeune
âge, servait de bélier à ses brebis – mène paître un immense troupeau sur les bords du
1
Terek. Prévenue par sa servante, Æxsijnæ vient de l’autre côté du fleuve et se dévêt
entièrement. Sosæg-Ældar s’endort sur le sol et a une perte séminale. Il s’éveille, se
lave et s’en va. Æxsijnæ, qui a tout remarqué, « compte les jours de la pierre » et, au
bout de neuf mois, l’ouvre : « du nombril de la pierre », un petit garçon lui sourit et lui
crie de remplir d’eau une cuve, de la faire chauffer et de l’y plonger  : son corps
2
deviendra ainsi d’acier trempé . Elle apporte douze voiturées de charbon, verse l’eau
dans une cuve et y plonge le garçon, mais les genoux pointent hors de l’eau. « Tu perds
ta peine, crie-t-il, encore de l’eau, encore de l’eau  !  » Æxsijnæ se précipite à la
3
fontaine, mais le « gardien de la fontaine  » la retient, et l’engrosse. Quand enfin elle
revient, il est trop tard  : le corps du garçon s’est refroidi et ses genoux n’ont pas
bénéficié de la trempe. Alors Æxsijnæ secoue le pan de son vêtement  : un deuxième
garçon bondit de sous elle et se met à courir. Le premier garçon lui dit  : «  Eh, mon
4
frère, où cours-tu ? Que ton nom soit Sirdon , fils de Natar Uatar ! » Sirdon riposte :
«  Et que ton nom à toi soit le vaillant Soslan, fils de Sosæg Ældar, né de la pierre
5
secrète ( ?)  ! » De ce jour et jusqu’à leur mort, Soslan et Sirdon ne vécurent jamais en
6
bonne intelligence .

b) ONS, naissance de Syrdon, pp. 189-190.


La belle Narte Dzerassa va à la rivière puiser de l’eau, mais le maître des rivières,
Gatæg, exige qu’elle se donne à lui. La première fois, elle refuse, mais cède la seconde
fois. De cette rencontre naît Syrdon, qui se montre de jour en jour plus intelligent. Il
pouvait non seulement raconter le passé, mais prévoir l’avenir. Il était rusé et trompait
souvent les Nartes qui, d’ailleurs, le trompaient aussi de temps en temps. Malgré leurs
fréquents différends avec lui, les Nartes l’aimaient beaucoup. Il était intelligent et
adroit.

c) Kajtmazov, pp. 30-31, Sirdon = LN, no 34 a, pp. 118


et p. 77, no 20, note finale.
Sirdon était un des Nartes. Voici comment il était né. Une fois, Satana lavait son linge
sur les bords de la rivière. Elle ne portait pas de pantalon. Le diable vint de l’autre côté
de la rivière, vit son corps blanc comme neige et, tout excité, se colla à une pierre, qui
fut fécondée. Satana s’était aperçue de la chose et compta les mois. Le jour venu, elle
fit ouvrir la pierre. Comme celle-ci était énorme, il fallut la mettre en morceaux.
Quand on fut près du point où devait se trouver l’enfant, Satana enivra et endormit les
ouvriers avec de l’arak – son invention, – puis elle acheva avec soin l’opération. Elle
appela l’enfant Sirdon. Le rusé Sirdon, en sa qualité de fils d’un diable, se distinguait
par son agilité d’esprit et son habileté à trouver des expédients. Mais les Nartes le
considéraient pour rien  : ils se moquaient de lui comme d’un imbécile et ils
l’obligeaient aux menus services.

d) Variante
Je ne connais que par le dictionnaire de Vs. Miller, s.v. Syrdon,
l’existence d’une autre variante où c’est la mère de Syrdon qui est
une diablesse (Pamj. de l’Inst. de folklore de l’Ossétie du Sud, I,
p. 59) ; le dictionnaire cite cette phrase :
La diablesse (xæiræg) devint enceinte par cette malédiction  ; elle mit au monde
Syrdon.

2. Le malin Syrdon


Syrdon est, pour les Ossètes, le type même, la mesure de
l’intelligence rusée. Dans un éloge de Satana (Kajtmazov, p. 11, fin
du récit Axsnart et ses enfants = LN, no 3 b, p. 26), il est dit : « Elle
était si intelligente qu’elle ne le cédait même pas aux hommes  ;
Sirdon lui-même, le parent d’Uryzmæg, le plus rusé des êtres, ne
pouvait la duper.  » Dans beaucoup de récits, un trait, au passage,
atteste le don qu’a Syrdon de savoir ce que les autres ne savent pas.
Voici quelques exemples :

a) Les Æxsærtægkatæ et les Boratæ
Dans les récits sur la guerre inexpiable des deux grandes familles
nartes des Æxsærtægkatæ et des Boratæ 7, un trait met en valeur une
des « habiletés » de Syrdon : les chiffres n’ont pas de secret pour lui.
– Pamj. 2, no 13, Boriatæ et Æxsærtægkatæ, texte pp. 42-46, trad.
pp. 38-42 = LN, no 46 b bis, p. 145.
D’après cette variante (où Uoræzmæg, Soslan, etc., appartiennent à la famille des
Æxsærtægkatæ), dans l’épisode final de la lutte, les Æxsærtægkatæ obtiennent de
Kænti Sær Xuændon le service d’une armée magique, qu’ils feront eux-mêmes sortir
« des portes de fer de la Montagne Noire » ; mais ils n’en disposeront qu’à une seule
condition : c’est de dire à Kænti combien ils ont fait sortir d’hommes, afin qu’il puisse
savoir avec précision, après la bataille, « qui aura été tué et qui sera revenu vivant ».
Les Æxsærtægkatæ font sortir une armée immense et sont bien incapables de la
compter. Uoræzmæg confie son embarras à Æxsijnæ-Æfsinæ-Satana qui aussitôt,
pendant la nuit, coud une culotte à trois jambes (ærtik’ axug xælaf) et, au lever du
soleil, la suspend à la haie de clôture. Surgi on ne sait d’où, Sirdon apparaît et voit la
culotte. – « Tu es bien malade, dit-il à Satana, s’il te faut une culotte à trois jambes !
Les armées des Æxsærtægkatæ se composent de 30 fois 30 000 hommes avec 100 en
sus, et, parmi eux, il n’y en a pas un qui ait trois jambes. Et voilà Satana qui s’est mise
à faire d’avance des culottes à trois jambes ! »
Satana n’en voulait pas davantage  : elle dit aussitôt le chiffre à Uoræzmæg, qui le
transmet à Kænti Sær Xuændon. L’armée se trouve ainsi utilisable et la victoire
assurée.

– Vs. Miller, Os. Et. 1, 1, no 14, Soslan et Uryzmœg, pp. 76-77 =


LN, no 46 b, pp. 144-145.
Uryzmæg fait sortir l’armée magique d’un tombeau. Les Nartes lui disent qu’elle est
inutilisable si l’on n’en sait pas le nombre. Uryzmæg va trouver Satana, qui coud la
culotte à trois jambes (ærtykkaxyg xælaf) et l’étale sur une pierre. Le matin, survient
Syrdon, qui s’étonne : « J’ai passé toute la nuit à rôder dans l’armée, ils sont cent fois
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cent et trois cents en plus, et je n’ai pas vu d’homme à trois jambes … »

– ONS, pp. 387-388.
Variante très proche des précédentes. Syrdon dit : « Comme c’est étrange ! Ils sont cent
fois cent chez les Boratæ et les Æxsærtægkatæ ont le double de troupes. Dans leur
armée, il y a des hommes à un œil, des hommes sans mains, des hommes à une jambe.
Mais, à trois jambes, je n’en ai pas vu. Pourquoi Satana a-t-elle un pantalon à trois
jambes ? »

b) Kajtmazov, Axsnart et ses enfants, p. 10 = LN, no 2


a, p. 24 9.
C’est Syrdon, son parent, qui vient prévenir Uryzmag que, dans la tombe de sa mère,
on entend pleurer une petite fille, hennir un poulain et aboyer un petit chien.

c) J.̌  Šanajev 1, Comment Satana fauta, p. 21


= LN, no 4 a 10.
Une fois qu’Uryzmæg et Satana s’attardent dans la steppe, les Nartes les croient perdus
pour toujours. Syrdon leur dit : « Non, ils ne sont pas morts ; quand ils reviendront, ils
rempliront le ventre à beaucoup de pauvres gens ! » En effet le couple revient et fait
proclamer par le crieur public que riches et pauvres s’assemblent sur le nyxæs pour
une beuverie monstre.

d) Vs. Miller, Os. Et., 1, 3, Récits sur Soslan, p. 147


= LN, no 30, p. 111.
Une fois, Soslan, dégoûté de la jalousie des Nartes, avait creusé un souterrain et s’y
était retiré secrètement avec la belle Agunda dont ils lui contestaient la possession. Les
Nartes le cherchèrent vainement. Mais l’astucieux Syrdon leur révéla l’emplacement du
souterrain. Ils déterrèrent Soslan et dorénavant lui laissèrent Agunda sans discussion.

Parfois ce don de prévision dont Syrdon est doué et fait montre


s’accompagne de la mauvaise joie de savoir l’imminence d’un
malheur dont les autres ne se doutent pas. Syrdon joue volontiers,
en style comique, les Cassandre.

e) J.̌  Šanajev 3, Autre variante sur Sosryko, pp. 4-8


= LN, no 26 b, pp. 99-100 11.
Sosryko étant allé à l’étranger pour sept ans, les Nartes le crurent mort. Ils se
désolaient. Un jour, Syrdon vint à eux et leur demanda en souriant  : «  Pourquoi ce
chagrin, Nartes ? Vous ne vous amusez plus… En vérité, Nartes, qui pleurez-vous ? »
Les Nartes s’indignent : « Ce chien continue à s’amuser quand il n’y a pas lieu. Il nous
est mort un homme qui valait à lui seul tous les Nartes, et il nous parle de nous
amuser  !  » – «  Attendez un peu, vos maisons verront comme il est mort  !  » leur dit
Syrdon.
Sosryko revient. Tout joyeux, les Nartes font un festin où ils se divertissent fort. Mais
voici que survient encore le malfaisant Syrdon : « Nartes, Nartes, dit-il, pendant sept
ans, c’est tout juste si vous n’avez pas porté le deuil de Sosryko. Je vous disais qu’il
reviendrait, que sa mort n’était pas écrite. Vous le voyez, maintenant, et il va vous
donner de ses nouvelles ! » Et en effet, vainqueur des Nartes au jeu de dés, Sosryko se
met à malmener les jeunes Nartes  : à l’un il coupe une main, à l’autre le nez, à un
troisième il arrache un œil… Syrdon les rencontre comme ils reviennent du jeu : « Ah
ah ah, Nartes  ! Vous avez porté pendant sept ans le deuil de Sosryko. Vous voyez
maintenant, j’espère, qu’il est vivant ! Il vous a bien marqués, comme du bétail : pas
de danger que vous vous perdiez, le travail est bien fait  ! Celui qui avait un nez n’a
plus de nez, celui qui avait une oreille n’a plus d’oreille, celui qui avait une main n’a
plus de main… Pour une mort de Sosryko, c’est une jolie mort. Il n’y a pas à dire… »
Les Nartes étaient furieux contre Syrdon. Mais que pouvaient-ils faire ? Il disait vrai.
Ils n’eurent plus qu’à se cacher chacun dans son coin.

f) ONS, Totradz et Soslan, pp. 422-423.


Les Nartes assemblés pour les jeux voient au loin venir comme un nuage noir, avec des
corbeaux volant derrière lui. L’œil perçant de Syrdon a déjà vu et compris. « Ce n’est
pas un nuage noir, dit-il, c’est le cheval d’Alymbæg, ce ne sont pas des corbeaux, mais
les mottes de terre qu’arrachent ses quatre pieds ! » Et, comme les jeunes gens nartes
disent qu’ils voient bien le cheval, mais pas le cavalier : « Il y a un cavalier, dit Syrdon,
et quel cavalier, vous allez vite le voir de vos yeux ! » En effet, c’est le petit Totradz,
fils d’Alymbæg, qui arrive sur le cheval de son père, qu’a tué naguère Soslan. Il pique
Soslan du bout de sa lance, redresse la lance, et jusqu’au soir, promène le grand Narte
dans cette position inconfortable.

Les Ossètes se sont servis de thèmes de contes connus pour


mettre en valeur l’intelligence de Syrdon. Ainsi celui des objets
merveilleux :

g) ONS, Comment Syrdon trompe les géants, pp. 213-


214.
Syrdon rencontre trois géants qui se disputent pour se répartir trois objets : une peau
d’animal qui transporte où l’on veut, une table à trois pieds qui se garnit spontanément
des mets les plus succulents ; une corde qui ôte le poids de ce qu’elle attache. Syrdon
leur propose de tirer trois flèches dans trois directions ; chacun ira chercher une des
flèches, et choisira, suivant son rang d’arrivée, un des objets. Dès qu’il est seul, Syrdon
prend la corde, met la table sur la peau et ordonne à la peau de le transporter sur le
toit de sa maison. Grâce à la table, il offre aux Nartes un bon festin.

L’intelligence de Syrdon lui vaut d’être choisi parfois pour


arbitre :

h) ONS, L’assemblée des Nartes, pp. 316-317.


Voulant savoir lequel d’entre eux est le plus brave, ils s’adressent à Syrdon. Il leur
propose un certain nombre d’épreuves. Seul Batradz ose et réussit.

3. Syrdon et les Nartes
Les rapports ambivalents de Syrdon avec les Nartes sont bien mis
en relief dans un type de récit complexe, fort populaire en Ossétie.
Taquineries constantes et réciproques, où Syrdon finit toujours par
avoir le dessus, où le drame finit toujours par être évité, et qui
n’empêchent pas Syrdon de servir les Nartes.

a) Pamj. 2, no 21, Le Fléau des Nartes, Sirdon, texte


pp. 61-64, trad. pp. 57-59 = LN, no 33 d, p. 117
et no 34 c, p. 120.
Uoræzmæg, Xæmic et Soslan partent à la chasse et prennent avec eux Sirdon en qualité
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de « junior  ». En cours de route, prétextant que son cheval n’est plus en état de le
porter, il se fait prendre en croupe successivement, dans l’ordre décroissant de leurs
âges, par Soslan, par Xæmic, enfin par Uoræzmæg. À chacun il vole le briquet qui était
dans les sacoches. Le soir, à la halte, Soslan va chasser et rapporte un cerf. « Allumons
du feu », disent-ils et, vainement, ils cherchent leurs briquets. Du haut d’un arbre où il
cassait des branches, Sirdon les persifle : « Eux aussi, dit-il, vos briquets sont allés à la
chasse… »
Par bonheur, sur une montagne voisine, ils aperçoivent la fumée d’une maison et
envoient Soslan demander du feu. Il arrive chez des géants qui le font asseoir au haut
bout du banc  ; mais ils avaient étalé de la colle sur le banc et il adhère au bois…
Xæmic, envoyé ensuite, a le même sort et reste collé à côté de Soslan. Puis encore
Uoræzmæg. Alors, au campement, Sirdon allume du feu, se gorge de viande, suspend
deux chapelets de tripes à ses moustaches et, ainsi équipé, se dirige vers la maison des
géants. Ils l’invitent à s’asseoir, mais il se dérobe : – « N’est-ce pas assez qu’ils soient
assis là dans l’ordre inverse des âges  ? Il faut en plus que, moi, je m’asseye sur le
même rang ? Ils sont mes seigneurs, ils remplissent de cendre un sac et c’est là-dessus
que je m’assieds  !…  » Aussitôt, les géants remplissent de cendre un sac et,
naturellement, versent dessus de la colle. Mais la colle est bue par la cendre et reste
sans effet. Alors Sirdon se promène conduisant les géants d’un Narte à l’autre – Soslan,
Xæmic, Uoræzmæg – et les faisant copieusement meurtrir par les géants. Puis il excite
13
les géants les uns contre les autres et ils s’entretuent. Alors les Nartes le supplient :
«  Délivre-nous de cette humiliation par n’importe quel moyen  !  » Sirdon n’est pas
pressé : il s’occupe à rôtir les chapelets de tripes accrochés à ses moustaches et lèche le
jus qui coule. « Je ne vois qu’un moyen, dit-il enfin, de vous tirer de là ; c’est d’aller
chercher la grande scie des Nartes et de vous scier le bas du dos ! » Ils le supplient à
nouveau  : «  Ne rends pas public notre déshonneur, trouve n’importe quoi d’autre  !  »
Sirdon a pitié. Il fait chauffer un grand chaudron d’eau ; avec l’eau bouillante, il fait
fondre la colle et les délivre. Ils se rassasient de viande à leur tour.
Dans leur hargne contre Sirdon, ils vont couper à son cheval les commissures des
lèvres. Sirdon fait semblant de ne s’apercevoir de rien, mais il coupe la queue des trois
autres chevaux. Le lendemain, quand la caravane repart, Sirdon fermant la marche, les
trois grands Nartes se retournent vers lui : « Dis donc, Sirdon, pourquoi ton cheval rit-
il en marchant  ?  » Il riposte  : «  Il rit parce qu’il voit devant lui de quoi rire.  » Ils
inspectent leurs chevaux : plus de queues…
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« Mais que faire, se disent-ils, avec cette canaille  ? Si nous le tuons, les Nartes nous
chansonneront. Si nous le laissons comme ça, il nous rendra la vie impossible… » Ils
réfléchissent et voici ce qu’ils font  : ils courbent un arbre, ils attachent au sommet
Sirdon par les moustaches et laissent l’arbre se redresser, puis ils s’en vont. Par
bonheur, un berger passe, sifflant bruyamment dans son chalumeau, avec un troupeau
de blancs moutons. Sirdon se met à crier  : «  Non, non  ! Je ne veux pas être ældar
(“chef”), je n’accepte pas  !…  » Le berger s’approche et interroge  : «  Que dis-tu  ?
Qu’est-ce que tu n’acceptes pas ? – Qui je suis ?… Les Nartes me choisissent pour être
leur ældar et je n’accepte pas ; alors ils m’ont attaché là et me laissent jusqu’à ce que
j’accepte. – Eh bien, mets-moi à ta place  ! – Bon, dit Sirdon  ; mais peut-être ne
supporteras-tu pas d’être attaché de cette façon  ? – Si, je supporterai…  » Il détache
Sirdon qui l’attache et lui recommande : « Dis que tu acceptes ! » Du haut de l’arbre le
berger répète : « J’accepte… » Mais déjà Sirdon a pris son chalumeau et le voici qui
défile dans les rues des Nartes en sifflant bruyamment à la tête du blanc troupeau. Les
Nartes s’étonnent de ce butin. « Je l’ai reçu, dit-il, en paiement des fesses d’Uoræzmæg,
de Xæmic et de Soslan ! »

Combiné ainsi ou autrement, et souvent agrémenté d’épisodes


supplémentaires, ce récit est connu en bien des variantes (ainsi ONS,
«  L’expédition des Nartes  », pp.  191-203). Parfois la malice initiale
de Syrdon a été provoquée par une méchanceté des Nartes. Voici
par exemple le début d’une variante.

b) J.̌ Šanajev 2, Les Nartes et Syrdon, pp. 11-13


= LN, no 33 a, pp. 116-117 15.
Un jour Sosryko, Uryzmæg, Xæmic et Soslan partirent en expédition. Ils invitèrent
Syrdon à les accompagner comme «  junior  ». «  Moi, dit-il, vous accompagner,
messeigneurs ? Je n’ai pas de chance avec vous : sûrement, pour me payer, vous me
donnerez encore des bœufs de trois ans, des brebis qui n’ont mis bas qu’une fois ! Vous
me ferez encore cette offense… » (Il parlait ainsi pour amener les Nartes à lui donner
justement ce paiement, sachant bien que, par hostilité, ils faisaient toujours le
contraire de ce qu’il souhaitait.) – Ne crains rien, répondirent-ils  ; si nous prenons
quelque chose, tu auras une part égale aux nôtres. » Et l’on se mit en route.
Il fallut passer une rivière. Comme Syrdon n’avait pas de cheval, il se suspendit à la
queue du cheval de Sosryko. Au milieu de la rivière, Sosryko se retourna vers Syrdon
et lui demanda : « Quand est-il le plus indiqué de se couper les ongles ? – Quand on y
pense ! » répondit étourdiment Syrdon. – Tu vas donc avoir l’ennui de rester un peu
dans l’eau », dit Sosryko et, tirant son couteau, il se coupa tranquillement les ongles.
Pendant ce bain de siège, Syrdon enrageait du dépit de s’être si sottement laissé
prendre, et il jura de se venger. (Suit le vol des briquets.)

La malignité de Syrdon, quand il accompagne les Nartes en


expédition, se marque parfois autrement : il s’amuse à les égarer :

c) Vs. Miller, Os. Et. 1, 3, no 1, Tradition sur les géants,


p. 137 = LN, no 47 a, p. 146.
Une fois les Nartes partirent en expédition sous le commandement de Soslan. Syrdon
leur servait de guide dans les montagnes et, suivant son naturel, il s’amusa tout le jour
à les égarer, de sorte que la nuit les surprit dans la montagne. Ils virent une caverne, y
entrèrent, – et ils s’aperçurent le lendemain qu’ils avaient dormi non dans une caverne,
mais dans le creux de l’omoplate d’un squelette de géant…
Voici encore un échantillon de cette matière abondante.

d) ONS. Comment Syrdon trompa encore les Nartes,


pp. 211-212.
Irrités d’une journée de chasse sans gibier, les Nartes passent leur mauvaise humeur
sur Syrdon. Ils l’envoient dans un coin de forêt où ils savent qu’il y a un trou d’eau :
peu s’en faut qu’il ne s’y noie. Il sèche ses vêtements et revient. Il dit aux Nartes qu’il a
vu des animaux merveilleux qui se sont enfuis au plus dru de la forêt. Il les oriente
ainsi vers un fourré épineux d’où, la nuit tombant, ils ne savent comment sortir.

Même en dehors de ces conflits aigus, les Nartes se défient de


Syrdon. P. ex., ONS, p.  409, au moment de partager le butin qu’ils
ont fait dans la forteresse de Gur, ils creusent d’abord une fosse et y
mettent Syrdon, craignant qu’il ne suscite des querelles pendant le
partage. Mal leur en prend : quand ils le retirent de la fosse, il leur
révèle qu’ils se sont laissé duper par le premier qui a choisi.

4. Histoires à la Nasreddin Hodja


Étant donné ces rapports tendus des Nartes et de Syrdon, et la
manière dont Syrdon bafoue les Nartes, on ne s’étonnera pas que des
histoires du cycle de Nasreddin Hodja ou du même type soient
parfois attachées à Syrdon. Voici quelques exemples.

a) Pamj. 1, no 8, Comment Syrdon brûla les vêtements


des Nartes, pp. 63-64 = LN, no 35, p. 120 16.
Syrdon avait un mouton qu’il engraissait avec amour, comme les moutons qu’on garde
pour les noces (toqul). Les Nartes résolurent de le manger. Un jour Uryzmæg, Batradz,
Sozyryko et Omar (de la famille des Alægatæ) tinrent à Syrdon ce discours : « Voici le
qajmæt (la fin du monde) qui arrive : plus besoin de rien mettre en réserve, fais-nous
donc manger ton mouton ! – Bon », dit-il. Il tua son mouton, l’accommoda et le servit.
Mais à quelque temps de là, un jour que les Nartes se baignaient, il prit les vêtements
qu’ils avaient posés sur la rive et les brûla : il ne leur laissa que leurs chemises. Quand
les Nartes sortirent de l’eau et lui demandèrent où étaient leurs vêtements : « Je les ai
brûlés, dit-il  ; si c’est le qajmæt et si nous allons tous mourir, vous n’avez pas plus
besoin de garder vos vêtements que je n’avais besoin de garder mon toqul ! »

b) Pamj. 1, no 18, Le vol de la vache d’Uryzmæg, pp. 91-


93 = LN, no 35, note finale, p. 120.
Uryzmæg à la barbe de neige, le « senior » des Nartes, avait une vache : elle disparut.
Il la chercha longtemps et finit par découvrir qu’elle avait été volée par Syrdon, fils de
Gatag. Il attacha une longue corde au cou de sa chienne et la suivit. Elle le mena
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jusque dans la maison souterraine de Syrdon où, dans le chaudron suspendu sur
le foyer, cuisait justement la viande de sa vache… Syrdon invita Uryzmæg à s’asseoir,
s’éclipsa un instant – le temps d’aller chercher la tête de la vache, enveloppée dans son
manteau de pluie, et de la glisser sous le siège d’Uryzmæg –, et fit de grandes
protestations d’innocence avec de grandes imprécations : « Qu’ils mangent du chien et
de l’âne, le père et la mère de celui qui est en ce moment assis sur la tête de ta
vache ! » Puis il servit à Uryzmæg de la viande et Uryzmæg s’en alla.
À quelque temps de là, sa chienne le ramena à la maison souterraine, pendant une
absence de Syrdon. Il égorgea et découpa tous les enfants de Syrdon, jeta les morceaux
dans le chaudron et s’en alla. Quand Syrdon revint et vit bouillir le  chaudron, il
commença par se réjouir. Mais quand il explora le chaudron avec la grande fourchette
qui sert à tirer la viande (fydis), il ramena une tête, une main, un pied et se désola.

c) ONS, L’invention de la fandyr, pp. 204-210.


Les Nartes ont construit une belle maison commune pour les fêtes et veulent avoir
l’avis de Syrdon. Deux fois, par des paroles sibyllines, il leur fait comprendre qu’il y
manque, au milieu, la chaîne du foyer et, devant la fenêtre de l’est, la maîtresse de
maison. Ils pourvoient à ces deux défauts et appellent Syrdon. Cette fois, il refuse de se
déranger, mais Xæmyc le bat et il doit céder. Il déclare la maison parfaite, mais jure de
se venger : c’est pourquoi il vola et tua la vache de Xæmyc.
Comme dans la variante précédente, Xæmyc est conduit par la chienne de Syrdon (cf.
Pamj. 3, p. 27-28) à « la maison secrète, sous le pont », – car Syrdon a deux maisons,
celle-là et celle que tout le monde lui connaît au village. Xæmyc découpe et jette dans
le chaudron non seulement les fils, mais la femme de Syrdon.
Quand celui-ci découvre son malheur, il tire du chaudron la main de son fils aîné, y
attache comme cordes les vaisseaux qui amènent le sang à son cœur et se met à jouer
de cet instrument macabre, pleurant ses fils et sa femme. Il se rend ensuite au nyxæs
où les Nartes sont ravis de cette musique et lui promettent, s’il leur donne cet
instrument, de lui ouvrir toutes les portes et de le traiter avec honneur. Il le leur
donne. (Cf. ci-dessous 6, 1- c.)
d) ONS, Comment Syrdon
fit la commémoration de ses morts, pp. 215-217.
Les Nartes reprochent à Syrdon de ne pas offrir de banquet commémoratif pour ses
morts – usage ruineux, mais auquel est attachée une société qui aime festoyer. Syrdon
finit par se résigner, mais ne fait préparer qu’un simulacre de bière, qui ne lui coûte
guère. Et de même pour le reste. On voit vite pourquoi. Tandis que le crieur convoque
les Nartes, il s’arrange (en posant la question : qui est venu le premier au monde, l’œuf
ou la poule ?) pour provoquer une querelle entre les hommes stupides qu’il a engagés
pour la circonstance. Ils en viennent vite aux coups et renversent le chaudron. Quand
les hôtes arrivent, Syrdon leur montre le désastre et ils ne peuvent que s’en retourner.

5. Syrdon, Uryzmæg et la Dame d’Urup


Voici des fragments d’un curieux récit qui présente, sous
plusieurs aspects, un Syrdon somme toute sympathique.
18
Uryzmæg à la barbe fleurie et le Sire d’Urup étaient frères de serment . Uryzmæg
vivait au milieu des Nartes, le Sire d’Urup vivait au ciel. Un jour, le Sire d’Urup,
laissant au ciel sa jolie femme, partit pour un long voyage. À cette nouvelle, Uryzmæg
sella son cheval Durdura, prit son violon, alla dans les steppes de la Kouma et,
s’asseyant sur une pierre, joua des airs joyeux dont le son montait au ciel et charmait
la Dame d’Urup  : tantôt elle dansait, tantôt elle chantait. Uryzmæg fit cela chaque
jour.
19
Le malfaisant, le joyeux menteur (gædyj) Syrdon, fils de Gatag, kævdæsard de la
célèbre famille narte des Boratæ, se dit qu’Uryzmæg devait avoir une raison d’aller
chaque jour à cheval dans les steppes de la Kouma. Il alla un jour à sa rencontre et lui
dit : « Que je mange tes maladies, mon seigneur Uryzmæg ! Tu es un des plus illustres
parmi les Nartes. Quand tu n’es pas avec eux, ils sont abattus, bons à rien. Quel grand
besoin as-tu donc de harasser chaque jour ton cheval pour aller dans les steppes de la
Kouma ? Cette bête sans prix en est toute maigre. Ils ont raison, les jeunes Nartes, de
dire que ta raison s’en va… Que je mange tes maladies, mon seigneur  ! J’ose te dire
cela… – Ah, débauché menteur Syrdon, répondit Uryzmæg, t’imagines-tu que tu vas
savoir mes secrets  ?  » Il sourit et s’en alla en disant  : «  Je te conseille de rester
tranquille : tu ne découvriras pas mes desseins ni mes secrets ! » Une deuxième fois,
surgissant on ne sait d’où, Syrdon l’aborda de même façon et s’attira même réponse.
Mais Uryzmæg se ravisa et lui révéla quelle galanterie l’attirait chaque jour sur les
steppes de la Kouma.
En entendant ces mots, Syrdon éclata d’un tel rire que les larmes jaillirent à flots de
ses yeux et qu’il tomba par terre : « Quel dommage que les Nartes t’aient perdu, toi,
l’un de leurs hommes les plus en vue  ! Tu les réjouissais, tu les ranimais dans leur
abattement ! Rappelle-toi, Uryzmæg, comme tu étais haut placé à leurs yeux !… Ah, la
jeunesse narte dit bien vrai, que ta raison est troublée ! Reprends-toi, secoue ta folie,
etc. » Et longtemps il continua de rire sur la naïveté du vieux héros. À la fin Uryzmæg
lui dit  : «  Bon, faisons un pari  : si je ne dis pas vrai, je te donnerai mon cheval pie
Durdura. Mais si je gagne le pari, c’est toi qui devras me donner ton cheval à trois
pieds qui court comme le vent. » Ils conclurent le pari.
Syrdon monte au ciel, chez le Sire d’Urup, et il doit se rendre à l’évidence : Uryzmæg a
dit vrai. Il se désespère, gémit sur la perte de son coursier à trois pieds, mais la bonne
Dame d’Urup le console : « Non, ne te désole pas, je t’assure que tu ne perdras pas ton
cheval à trois pieds. Va dire de ma part à Uryzmæg que je commence à fort mal le
juger de s’être permis de faire un pari avec un homme de naissance inférieure à la
sienne… » Syrdon revient trouver Uryzmæg, fait la commission et, en effet, Uryzmæg
lui laisse son cheval. Et le malfaisant menteur Syrdon retourne chez les Nartes, si
joyeux qu’il en balaye les rues de son bonnet.
L’histoire se corse en ce sens qu’Uryzmæg monte à son tour chez la Dame d’Urup ; que
celle-ci le reçoit dans son lit, où ils passent agréablement la nuit ; que le Sire d’Urup,
revenu inopinément, les surprend endormis et ne leur fait pas de mal  ; mais que, à
quelque temps de là, il envoie sa femme à Uryzmæg, chez les Nartes, avec un billet qui
ne laisse pas de doute : il la lui donne pour toujours, « – car la trahison est venue de
toi, Uryzmæg  !  » Mesurant brusquement sa faute, Uryzmæg se désole  : il a trahi un
ami, un frère de serment  ! Se tournant vers la Dame d’Urup, il la traite de femme
maligne et de vipère, il tire son épée et va la tuer, quand…
« Où Syrdon ne pénétrait-il pas ? dit le texte. Il n’y avait chez les Nartes aucun secret
qu’il ne connût. » Il surgit donc à point nommé devant Uryzmæg – on ne sait d’où – et
lui dit : « Bonjour à toi, mon seigneur Uryzmæg, que je mange tes maladies ! Il ne faut
pas te laisser égarer ni oublier le haut rang où tu es placé parmi les Nartes  ! Est-il
convenable que toi, l’illustre Uryzmæg, tu t’échauffes comme tu fais ? Non, tu ne dois
pas tuer une femme de ta main  : tu te déshonorerais, toi et ta famille. Tu peux lui
appliquer la peine ordinaire des femmes adultères, c’est-à-dire l’attacher à la queue
d’un cheval que tu lâcheras en liberté dans les steppes et dans les forêts… »
Uryzmæg ne put que suivre le conseil de Syrdon « que Dieu – ajoute le texte – avait
créé tout exprès pour que les Nartes ne pussent vivre sans lui  ». Syrdon s’appliqua
ensuite à réconcilier Uryzmæg et le Sire d’Urup : ils échangèrent de nouvelles fiancées,
dont ils convinrent de jouir tous deux la même nuit.

G. Šanajev, Le Narte Uryzmæg et Uærp et ældar,


pp. 22-34 = LN, no 7 pp. 38-43 20.
Voici au contraire quelques récits (nos  6-8) où l’animosité de
Syrdon envers les Nartes se manifeste de façon plus grave.

6. Syrdon et les guerres des Boratæ


et des Æxsærtægkatæ
Plusieurs variantes racontent les cruelles hostilités qui
opposèrent les deux grandes familles nartes des Æxsærtægkatæ et
des Boratæ 21. Syrdon en est partiellement responsable.

1-a) Pamj. 1, no 15, Les Æxsærtægkatæ et les Boratæ,


pp. 82-83 = LN, no 46 a, p. 143.
Le conflit éclate dans les conditions suivantes  : les Æxsærtægkatæ ont tué le jeune
Krym-Sultan, de la famille des Boratæ, mais les Boratæ n’en savent rien. Ils ont
longtemps cherché le disparu, puis ont oublié. Un jour, les Æxsærtægkatæ offrent un
festin aux Boratæ et à tous les Nartes. On néglige d’inviter Syrdon. Quand les Nartes
reviennent, ils trouvent Syrdon assis sur le nyxæs : « Que la mort t’oublie ! lui disent-
ils  ; nous, nous avons oublié de t’inviter au festin des Æxsærtægkatæ…  » Syrdon
répond  : Je n’ai jamais plaisir à me trouver assis parmi les Nartes à une “table de
22
sang ” ! » À ces mots Sozyryko se fâche et saisit la poignée de son épée : « Tu parles
de “table de sang”, esclave ! Syrdon, fils de Gatag ! Est-ce que les Æxsærtægkatæ ne
nous ont pas régalés comme ils régalent toujours les Nartes ? Et tu prétends qu’ils nous
ont offert une “table de sang” ? Où as-tu pris cela ? » – « Mais, oui, c’était une “table
de sang” et non un festin ordinaire…  » et il leur raconte par le détail le meurtre du
petit Krym-Sultan. D’où la guerre.

1-b) Vs. Miller, Os. Et. 1, 1, no 14, Soslan et Uryzmæg,


pp. 73-75 = LN, no 46 b, p. 144.
Dans cette variante, Syrdon, assis sur le nyxæs, fait simplement, par-devers lui, la
réflexion  : «  C’est étrange  : ils leur ont tué le meilleur d’entre eux, et ils les invitent
maintenant à un festin ! » Mais la « Dame des Vents » (Uad-axsîn) était la bonne amie
(lymmæn) de Soslan. Elle répète les paroles de Syrdon à son amant qui, aussitôt, se
23
lève du festin, – et la bagarre éclate .
1-c) ONS, Æxsærtægkatæ et Boratæ, vendetta, pp. 381-
389.
Ce sont les Boratæ qui ont tué et fait disparaître un garçon de l’autre famille qui le
recherche vainement. Ici s’insère une variante de l’épisode de la vache d’Uryzmæg
volée par Syrdon et des fils de Syrdon coupés en morceaux par les jeunes
Æxsærtægkatæ (v. ci-dessus 4, 2)). Syrdon, dans sa fureur, dit aux meurtriers  : «  Ce
n’est pas difficile, de faire du mal à un isolé comme moi  ! Pendant ce temps, votre
petit garçon pourrit dans la forge des Boratæ… Évidemment, vous avez peur, vous ne
vous vengez pas des Boratæ !… » Mais à ce moment, il n’y a au village que les jeunes
Æxsærtægkatæ, les hommes faits étant en expédition  : ils ne peuvent, à eux seuls,
entreprendre de venger leur mort.
Les Boratæ demandent alors à Syrdon  : «  Que pouvons-nous faire pour bafouer les
Æxsærtægkatæ  ?  » Il répond  : «  Déterrez leur gamin, coupez-lui la tête, mettez-la au
bout d’une perche et prenez-la pour cible de vos flèches. Vous ne pouvez rien imaginer
de plus offensant pour les Æxsærtægkatæ  !  » Les Boratæ suivent le conseil. Mais les
hommes Æxsærtægkatæ rentrent, et c’est la guerre.

2) ONS, La mort de Xæmyc, pp. 318-319.


Dans cette version, l’assassinat de Xæmyc, père de Batradz, est un épisode de l’hostilité
des deux familles résultant d’un complot auquel Syrdon participa  : Sæjńag Ældar,
sollicité de tuer Xæmyc, ne veut s’engager que si certains au moins des Æxsærtægkatæ
donnent leur accord. Syrdon excite les plus vils, la lie de cette famille.

7. Syrdon et la famine des Nartes


a) Pamj. 2, no 11, Les terribles journées des Nartes,
texte pp. 35-36, trad. pp. 31-32 = LN, p. 34, n. 2.
Au cours d’une terrible famine, il ne subsistait chez les Nartes qu’un bœuf, celui de
Subælci. Sirdon le vola, se gorgea de grillades et suspendit à ses moustaches des
chapelets de saucisses. Puis il ouvrit le flanc de sa chienne et la traîna, perdant ses
boyaux, jusque sur le nyxæs où les Nartes, épuisés, se roulaient par terre, et
invoquaient Dieu. Il leur parla de haut, les harcela, frottant leurs lèvres avec les
boyaux de sa chienne, tandis que lui-même, tournant sa langue tantôt vers une de ses
24
moustaches, tantôt vers l’autre, suçait le jus des deux chapelets de saucisses .
Dans un sursaut de révolte, Uoræzmæg trouva la force d’aller gémir auprès
25
d’Æxsijnæ , la sage Dame des Nartes. «  Ce que j’ai  ? dit-il. J’ai que les Nartes
meurent de faim, se roulent sur le nyxæs et que l’effronté Sirdon frotte leurs lèvres
avec les boyaux de sa chienne… – Eh bien, répondit-elle aussitôt, puisqu’ils te font tant
pitié, j’ai sept resserres pleines de toutes les nourritures et de toutes les boissons.
Invite-les et nourris-les. J’avais caché cela pour toi, en prévision d’un tel jour…  »
Uoræzmæg tout joyeux convoqua les Nartes, qui mangèrent et échappèrent ainsi à la
mort, sans qu’il soit plus question de Syrdon.

b) Pamj. 3, no 1, Le fils sans nom d’Uryzmæg, texte


et trad. p. 3.
Le récit commence par la scène de la famine. Le fléau des Nartes, Syrdon, lâche sa
chienne sur les Nartes affalés comme des cadavres. Elle leur lèche les lèvres, mange
leurs sandales, leurs ceintures. Uryzmæg avertit sa femme, qui lui montre ses réserves
de nourriture et de boisson, et il convoque les Nartes au festin. Et il n’est plus question
de Syrdon.

c) ONS, pp. 35-36. Tout proche de b).


d) Šifner, Éloge du Narte Uryzmæg, pp. 71-72
= LN no 6, b, p. 38.
Misère et famine fondent sur les Nartes qui n’ont même plus la force de sortir. Un jour,
parmi quelques-uns qui ont réussi à se traîner jusqu’au nyxæs, Uryzmæg est assis sur
un banc de pierre, dans sa grande chouba. Un chien passe ; il leur saute dessus, leur
lèche la barbe, etc., et Syrdon se moque d’eux.

8. Syrdon, les Nartes et Batradz


Dans une des variantes du récit qui raconte comment Batradz
vengea cruellement sur les Nartes le meurtre de son père Xæmyc,
Syrdon, consciemment sans doute, donne aux Nartes embarrassés un
conseil terriblement pernicieux.

a) J.̌  Šanajev 1, Vengeance du Narte Batradz,


p. 32 = LN, no 18 d, p. 67.
Batradz, s’adressant aux Nartes sur le nyxæs, leur dit  : «  Vous avez tué mon père, je
suis resté orphelin et vous ne m’avez pas encore payé compensation comme il est
d’usage. Je vais donc aiguiser ma bonne épée et, l’un après l’autre, ou par deux, je
vous exterminerai. » Effrayés, les Nartes s’entreregardent. Alors l’ingénieux Sirdon, fils
de Gatag, appelle à part les principaux Nartes et leur dit : « Ne vous chargez pas d’être
juges dans l’affaire du meurtre de son père ! – Que faire ? demandent-ils. – Allez lui
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dire  : “Garde-nous ta grâce  ! Tes lèvres – ton jugement   ! Ce que tu nous diras de
faire, nous l’accomplirons  !” Si vous lui parlez ainsi, il s’adoucira et aura pitié de
vous. » Mais, quand les Nartes vont trouver Batradz et lui tiennent ce propos, il leur
répond : « Fils de chiens, Nartes ! puisque “mes lèvres – mon jugement”, je vais vous
donner une tâche facile…  » Et il leur impose successivement plusieurs tâches
impossibles, ce qui lui permet de les massacrer.

b) Šifner, pp. 33-40 = LN no 18 b, p. 65.


Dans cette autre variante, Syrdon, déguisé, détourne
effectivement la colère de Batradz sur d’autres «  responsables  » et
sauve ainsi les Nartes.

c) ONS, Comment Batradz vengea son père, pp. 320-


332.
Batradz exige compensation pour le meurtre de son père et l’offense faite à sa mère
o
avant sa propre naissance (cf. ci-dessous n   9). Syrdon donne d’abord aux Nartes le
même conseil que dans la variante a). Puis, après les exigences impossibles de Batradz,
il accepte de les sauver à condition que, chaque année, au « Jour du Partage », ils lui
abandonnent les bœufs paresseux, les génisses malingres et les agneaux d’un an
maigres. Ils acceptent. Syrdon va trouver Batradz et lui dit – ce qui est faux – que les
meurtriers de son père sont les Esprits célestes. Batradz se fait tirer comme une flèche
sur un arc et détruit l’assemblée des Esprits (cf. variante b).

Voici des récits qui racontent des méchancetés que Syrdon a


faites à un Narte particulier : Xæmyc, Uryzmæg ou Soslan-Sosryko.
Et d’abord à Xæmyc et à sa jeune femme.

9. Syrdon, Xæmyc et la femme de Xæmyc


Batradz est né, on l’a vu 27, d’un abcès formé dans le dos de son
père Xæmyc par un crachat (ou un souffle) de sa mère. Comment les
choses en étaient-elles arrivées à ce point d’étrangeté ? Nous avons
d’assez nombreuses versions de l’événement et Syrdon, par sa
curiosité maligne, son insolence ou ses commérages, est presque
toujours responsable.

a) Vs. Miller, Os. Et. 1, 1, Comment naquit Batradz,


pp. 14-17 = LN, no 11, a, pp. 50-51.
Le Narte Xæmyc, au cours d’une expédition de chasse, rencontre un jeune garçon qui
l’émerveille par ses dons de chasseur. Il lui demande en mariage une fille de sa famille
et tous deux vont chez les parents du garçon, qui lui donnent leur fille. Mais le garçon
prévient son nouveau beau-frère : « Si quelqu’un fait un reproche à ma sœur, ou elle se
tuera, ou il faudra la ramener au lieu d’où tu l’as prise  !  » Arrivé chez les Nartes,
Xæmyc installe sa jeune femme au sommet d’une tour où elle semble à l’abri des
28
risques. « Mais, dit le texte, où Syrdon n’était-il pas le fléau des Nartes  ? » Un matin
il réussit à aller la trouver, la regarde et dit : « Maudite créature, catin ! Tes pareilles
ont-elles jamais osé venir chez les Nartes  ? Jusqu’à quand resteras-tu en haut de la
tour, sans descendre  ?…  » Après quoi, naturellement, la jeune femme dit à Xæmyc,
29
d’une voix noyée de larmes, que le pacte est rompu : « Votre saulæg Syrdon m’a dit
telle et telle injure et je ne puis plus vivre ici. Ramène-moi chez mon père ! » Xæmyc
ne peut que consentir. Elle ajoute : « Je t’aurais enfanté un fils tel qu’il n’y en aurait
pas eu deux dans le monde. Maintenant, je vais te souffler entre les deux épaules.
Quand je soufflerai, il se formera une grosseur. Compte les mois, et fais-la ouvrir.
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L’enfant qui en sortira, jette-le dans la mer … »

b) J.̌  Šanajev 1, Comment naquit Batradz, pp. 27-32


= LN, no 11, b, p. 52.
Au moment où l’inconnu, «  le fils de Bcen  », donne sa sœur à Xæmyc – contre trois
mille roubles – il lui dit : « Nous sommes très susceptibles. Aussi, si ma sœur entend,
de qui que ce soit, une parole offensante, il faudra la ramener chez nous, car elle te
sera inutile… »
Xæmyc place sa femme au septième étage de sa maison et lui défend de descendre. Le
lendemain, quand Xæmyc vient au nyxæs, les Nartes admirent son beau vêtement ; ils
découvrent ainsi qu’il est marié. «  Comme nous voudrions voir, disent-ils, la femme
qui coud de si beaux vêtements ! Quelle figure, quelles proportions, elle doit avoir ! »
Mais, naturellement, ils n’ont aucun moyen de la voir. Sur ces entrefaites, la jeune
femme devient enceinte.
Mais il y a, parmi les Nartes, le malfaisant Sirdon. Une fois qu’ils expriment leur
étonnement comme à l’ordinaire sur la femme de Xæmyc, Sirdon leur dit : « Pourquoi
n’allez-vous pas voir cette femme qui vous étonne tant ? – Il est impossible de la voir ;
s’il existe un moyen, fais-le toi-même  !  » Alors Sirdon, pendant l’absence de Xæmyc,
observe les issues de la maison, se glisse à l’intérieur et regarde la jeune femme. Il est
étonné et dit : « Ah, malheur aux Nartes ! C’est cela que vous appelez une beauté ? Elle
est tout juste grande comme ce qu’on peut prendre d’un morceau de gibier avec les
dents, et son derrière traîne sur les mottes de terre ! » Revenu au nyxæs, Sirdon répond
aux questions empressées des Nartes  : «  Une femme qui traîne son derrière sur les
mottes de terre, est-ce que je peux appeler ça une beauté ?… » Quand Xæmyc rentre,
sa jeune femme lui dit  : «  Ramène-moi chez moi  ! Il est venu un homme qui m’a
regardée du haut de la tour et qui s’est mis à me dénigrer ! »…
… Au moment où ils se séparent, elle crache dans le dos de son mari : l’embryon passe
ainsi de la mère au père.

c) G. Šanajev, Récit sur le Narte Xæmyc, le lièvre blanc


et le fils de Xæmyc, Batradz, pp. 6-9 = LN, no 11,
c, pp. 52-53.
Dans cette version, toute mythologique, la jeune femme est une fille de Don-Bettyr,
génie des eaux  ; elle est une de ces «  Filles des Eaux  » auxquelles les jeunes filles
ossètes font des offrandes d’œufs, de beignets, de gruau et de bière de millet, le samedi
31
qui suit la semaine de Pâques . La clause « mélusinienne » du mariage est celle-ci : la
jeune femme ne peut vivre à la lumière du soleil que couverte d’une carapace de
tortue ; elle portera donc toujours ce masque, sauf la nuit.
Parmi les Nartes qui assistent à la noce, il ne pouvait pas ne pas y avoir Syrdon, fils de
32
Gætæg, kævdæsard de l’illustre famille des Boratæ, astucieux compère, qui vivait à
33
ne rien faire, selon son caprice, et qui aimait à provoquer des malheurs . Il tâche
donc de savoir qui est cette fiancée recouverte d’une peau de tortue. Il s’assied dans le
char volant qui amène la jeune fille dans la maison de Xæmyc. Et, tandis que les
Nartes, légers et insouciants de l’avenir comme à l’ordinaire, se livrent aux
réjouissances, Syrdon n’a constamment qu’un objet en tête : cette fille de Don-Bettyr,
qui ne se montre en public que sous un masque de tortue. C’est plus fort que lui : il lui
faut trouver le moyen de l’amener à s’en dépouiller. Nuit et jour, il se frappe la tête, il
veut voir la jeune mariée dans tout son charme, se repaître du spectacle de sa beauté.
Il forme divers plans. Enfin il se glisse dans la chambre des époux et se cache sous le
lit. Quand la jeune femme enlève sa carapace, la splendeur de son corps illumine toute
la pièce comme font les feux des diamants  : point n’est besoin d’éclairage… Elle
s’endort d’un sommeil profond. C’est tout ce que souhaite le rusé Syrdon. Il se saisit de
la carapace et la jette dans le feu, où elle brûle. Avant le jour, Xæmyc et sa jeune
femme veulent s’habiller, elle cherche sa carapace, – en vain. Alors elle se tourne vers
son mari et lui dit  : «  Je n’ai plus mon masque et, sans lui, je ne puis vivre sous le
chaud climat de la terre ; il faut que nous nous séparions pour toujours. » Or elle était
enceinte… Elle a juste le temps de transmettre le germe à Xæmyc et disparaît
instantanément. Son germe passe à Xæmyc dans une excroissance qui se forme sur son
dos.

d) Vs. Miller, Os. Et. 1, 3, no 12, Récits sur Batradz,


p. 48 = LN, no 11, d, p. 53.
La fiancée de Xæmyc est une femme toute petite et laide, mais qui lui plaît. Il la porte
dans sa poche partout où il va, et elle est très éprise de lui. L’astucieux Sirdon sait cela
34
et en prend prétexte pour bafouer les Nartes : « Vous n’avez plus d’usages, de loi  !
L’un de vous porte sa femme dans sa manche, un autre dans sa poche ! » Devinant que
Sirdon a découvert son secret, Xæmyc dit à sa femme  : «  J’ai peur que Sirdon ne se
moque de moi devant les Nartes parce que je te porte sur moi. Il vaut mieux que je te
ramène chez tes parents.  » Sa femme lui dit  : «  Bien que nous n’ayons pas couché
ensemble, un fils merveilleux te naîtra : sur ton dos va pousser une tumeur », etc.

e) Pamj. 2, no 8, Naissance de Batradz, pp. 19-21 = LN,


no 11, e, p. 53.
La fiancée de Xæmic, Agunda, est d’abord une petite grenouille, qui se transforme en
une très belle fille aux cheveux d’or, aux sourcils noirs comme les ailes du corbeau : sa
forme animale est destinée à la garantir de la chaleur du soleil et du froid de la terre.
Sa mère la donne à Xæmic à condition que nul des habitants de la terre ne la voie ni
ne la connaisse. S’il manque à cette condition, il devra ramener la jeune femme.
Xæmic jure qu’il en sera ainsi, met la grenouille dans sa poche et retourne chez les
Nartes. Un jour, Satana prépare un grand banquet auquel tous les Nartes assistent,
jeunes et vieux, hommes et femmes. Xæmic s’y rend, avec sa femme dans sa poche. Le
35
service était fait par le fléau des Nartes, Sirdon . Sirdon renverse une coupe sur la
tête des vieillards nartes en criant : « Nartes, que Dieu ne vous pardonne pas ! Il y a,
assis parmi les vieillards nartes, des gens qui ont des femmes dans leur poche et qui
viennent ainsi aux banquets avec de jeunes mariées ! » Tenu par son serment, Xæmic
doit renvoyer sa femme. C’est lui, dans cette version, qui lui crache dans le dos et la
rend ainsi enceinte.

f) ONS, Naissance de Batradz, pp. 236-238.


Variante toute proche de la précédente. La jeune femme grenouille est dite Bceron,
« de la famille des Bcer ». Xæmyc frappe violemment Syrdon après son indiscrétion. La
fin est du type ordinaire : c’est la jeune femme, en s’en allant, qui souffle dans le dos
de son mari, y transférant l’embryon.

10. Syrdon, les Nartes et le vieil Uryzmæg


Contre Uryzmæg vieilli – et donc menacé, puisque l’âge, en pays
scythique, n’inspire pas de respect 36 – Syrdon sert allègrement les
intentions homicides des jeunes Nartes.

a) Pamj. 1, no 12, Comment les Nartes voulurent tuer


Uryzmæg, pp. 72-74 = LN, no 15, pp. 57-58.
Tous les Nartes étaient réunis dans la maison des Alægatæ pour un afædzy-æmbyrd-
syty-kuvd, c’est-à-dire une grande « beuverie d’honneur de réunion annuelle ». À cette
époque, Uryzmæg avait beaucoup vieilli et avait renoncé à participer aux banquets et
réjouissances ; c’est à peine s’il se traînait jusqu’au nyxæs. Les jeunes Nartes voulaient
le faire mourir dans une saoulerie honteuse mais ils ne savaient comment l’attirer à
leur banquet. Ils réfléchirent beaucoup, vainement. À la fin, le malfaisant Syrdon leur
dit : « Ne vous inquiétez pas, je vous amènerai Uryzmæg et vous vous amuserez de sa
vieillesse  !  » Syrdon alla trouver Uryzmæg sur le nyxæs et lui dit  : «  Bonjour, mon
aîné ! Pourquoi rester tristement assis ? Il y a aujourd’hui un grand banquet chez les
Alægatæ et les jeunes Nartes m’ont chargé de t’inviter.  » Uryzmæg refusa et Syrdon
revint au banquet. On le pria de tenter une nouvelle démarche. Il y alla, se grattant la
tête avec son bâton, et dit à Uryzmæg : « Non, il n’est pas digne de toi de ne pas être
au milieu des Nartes  !… –  Vas-y, mon vieil homme, dit alors Satana à Uryzmæg  ;
prends mon petit mouchoir de soie  : si les Nartes veulent te faire du mal, jette-le à
terre. »
Pendant le banquet, on fait boire Uryzmæg tant et tant que le sang lui monte aux
yeux  : il jette le mouchoir et aussitôt, magiquement prévenue, Satana prie Dieu
d’envoyer sur terre Batradz. Furieux, tout brûlant, Batradz arrive sur le seuil des
Alægatæ au moment où Nartes et Uryzmæg échangent, suivant l’usage, des défis en
forme d’énigmes. Il s’élance dans la salle. Mais Syrdon a le temps de se transformer en
hirondelle. Comme il s’envole, Batradz, d’un coup d’épée, lui fend la queue : c’est de
ce jour, dit-on, que les hirondelles ont la queue fendue. Batradz fait alors un beau
massacre de Nartes.

b) ONS, Comment Batradz sauva Uryzmæg, p. 258-262.


Variante toute proche. Syrdon transmet l’invitation des Boratæ d’une manière
insolente : « Si tu veux y aller, vas-y ; si tu ne veux pas, n’y va pas ! » Pendant le festin,
Syrdon remarque le stratagème conseillé par Satana : il a un entonnoir dissimulé sous
son vêtement et il y verse le liquide. Syrdon conseille aux Boratæ de faire porter un
toast debout. C’est alors qu’Uryzmæg a recours au mouchoir de soie. Syrdon se sauve
par la cheminée.

11. Syrdon et Soslan
Mais c’est contre Soslan (ou Sosryko) que l’ingéniosité mauvaise
de Syrdon est continuellement à l’affût. On a vu que, dans une
variante, cela remonte loin : à leur naissance.
D’autres récits qui ne font pas naître ensemble les deux
personnages expliquent autrement leur animosité réciproque.

a) ONS, Pourquoi Syrdon devint l’ennemi de Soslan,


pp. 112-117.
Un jour Syrdon conduit son fils aux Nartes et leur dit : « Prenez-le comme cible et tirez
des flèches. Si l’un de vous l’atteint, tant pis pour moi. Mais si vous ne réussissez pas à
le tuer ni à le blesser, vous me paierez un bœuf par maison  !  » Les jeunes Nartes
acceptent d’enthousiasme. Pendant des jours, du matin au soir, ils tirent des flèches sur
le garçon  : aucune ne l’atteint et déjà Syrdon s’apprête à recevoir les bœufs. À ce
moment Soslan rentre d’une expédition. Les jeunes gens l’informent, l’entourent de
manière que Syrdon ne le voie pas et le mènent à la place où se fait le jeu. D’une
flèche il tue le garçon-cible. Syrdon creuse une tombe et enterre son fils. C’est ainsi
que lui et Soslan devinrent ennemis.

b) ONS, Naissance et trempe de Soslan, pp. 74-77.


À sa naissance, Soslan demande que le forgeron céleste Kurdalægon le trempe dans du
lait de louve  : ainsi son corps sera aussi dur que l’acier. Satana sollicite Kurdalægon
qui accepte. Les Nartes, sans comprendre, le regardent creuser un bassin dans un
grand arbre. Syrdon devine que c’est pour tremper le nouveau-né et s’écrie  :
« Regardez ce qu’il fait ! Il taille un bassin de quatre doigts trop long ! » Croyant avoir
mal pris ses mesures, Kurdalægon raccourcit son projet. Le résultat est que, pendant
son bain de lait de louve, Soslan ne peut étendre ses jambes et que ses genoux restent
vulnérables. C’est par là qu’il mourra.

L’hostilité de Syrdon se marque de bien des façons, plus ou


moins graves, jusqu’à l’attentat final. Voici d’abord un récit où
Syrdon se donne seulement le plaisir d’annoncer à Sosryko un
malheur qui le touche et de le railler.

12. Syrdon et les deux « jeunes »


de Sosryko
37
Au petit jour, les deux jeunes compagnons (kæstærtæ ) de Sosryko sont allés seuls,
sans leur aîné (xistær), à un rendez-vous de combat que Sosryko avait pris avec trois
guerriers nogaï  : retenu par une ruse de la belle Agunda, sa maîtresse, Sosryko était
encore à midi dans son lit. Les Nogaï ont tué sans peine les deux jeunes gens. Sirdon,
passant près de la maison de Sosryko, lui crie  : «  Qu’il est doux de reposer dans les
embrassements de la belle Agunda  ! Mais pendant ce temps, le soleil s’est levé, et
Sosryko se soucie peu que deux jeunes garçons soient tués là-bas depuis longtemps ! »
Sosryko bondit hors du lit, donnant à Agunda un tel coup de coude qu’elle reste
évanouie. Il arrive juste à temps pour tuer les trois Nogaï et revient, chargé des armes
des ennemis et de ses deux « jeunes ».

J.̌  Šanajev 1, Sosryko, p. 3-5 = LN, no 22, p. 84.

Dans le récit suivant, Syrdon, truquant un tirage au sort, fait


échoir à Sozyryko une mission particulièrement dangereuse.

13. Syrdon, Sozyryko et le tirage au sort


a) Pamj. 1, no 14, Comment Sozyryko tua le héros
Mukara, fils de Para, p. 76 = LN, no 21 d, p. 81.
Un très dur hiver s’était abattu sur les Nartes. Ils n’avaient pas de quoi nourrir leurs
grands troupeaux de chevaux, qui mouraient de faim. Ils se réunirent et délibérèrent
longtemps sans trouver aucun moyen. Alors le malfaisant Syrdon, fils de Gætæg, leur
dit : « Mes seigneurs Nartes, que je mange vos maladies ! Il est difficile de sauver vos
chevaux si vous ne les poussez pas du côté de la mer, là où les champs et les steppes
sont libres de neige et de froid. Mais qui de vous peut faire cela ? Uryzmæg est déjà
vieux et tous les autres sont trop orgueilleux. Mais je sais bien que si les riches steppes
de là-bas ne sauvent pas votre fortune, c’en est fait de vous  : poussez-y vos
troupeaux  !  » Les Nartes s’assemblèrent. Il y avait là Uryzmæg, Čelaxsærtæg fils de
Xyz, Sæjnæg-ældar, Xæmyc, Soslan et Sozyryko. Quand ils furent réunis, les Nartes
dirent : « Jetons les sorts : celui qu’ils indiqueront, c’est lui qui conduira les troupeaux
de chevaux des Nartes vers les riches steppes du bord de la mer  !  » Ce fut à Syrdon
38
qu’il revint de jeter les sorts. Il retourna sa misérable coiffure, recueillit les xal de
tous les Nartes, y compris Sozyryko. Syrdon n’aimait pas Sozyryko. Il prit donc le xal
de Sozyryko et le cacha entre ses doigts tandis qu’il mettait les autres dans son
chapeau. Il tira au sort, selon l’usage, une première et une deuxième fois pour rien. La
troisième fois, naturellement, il «  amena  » le xal de Sozyryko et le lui rendit. Alors
Sozyryko rassembla tous les grands troupeaux de chevaux des Nartes et les poussa vers
les riches steppes du bord de la mer, – où l’attendaient de périlleuses aventures
qu’avait sans doute prévues Syrdon.

b) ONS, Soslan et les fils de Tar, pp. 94-95.


C’est Uryzmæg, au cours de ce terrible hiver, qui dit aux Nartes que les seuls pâturages
accessibles sont ceux des dangereux fils de Tar, Mukara et Bibyc. Syrdon truque le
tirage au sort et fait désigner Soslan. Celui-ci songe d’abord à le tuer, mais réfléchit
qu’il aura l’air, s’il fait cela, d’avoir peur de l’expédition et il épargne Syrdon.

14. Syrdon, čelaxsærtæg et la cuirasse


de Sosryko
Les Alægatæ avaient chez eux tout ce qui peut se manger et se boire. Un jour ils
invitèrent les Nartes qui se distribuèrent, pour banqueter, en quatre équipes. L’une
avait à sa tête Uryzmæg, une autre Xæmic, la troisième Sosryko et la quatrième
39
Čelaxsærtæg, fils de Xiz, un riche homme de la classe des færsag . Les Nartes se
mirent à boire et à porter des santés. C’était Sirdon qui servait. Ils burent avec frénésie
et une querelle éclata entre Sosryko et Čelaxsærtæg, le premier affirmant qu’un færsag
n’avait pas le droit de présider une table. Čelaxsærtæg protesta et défia Sosryko à la
danse. Les enjeux étaient, du côté de Čelaxsærtæg, sa sœur, la belle Agunda ; du côté
de Sosryko, la « cuirasse de Cerek » (Ceredzi sgær) qu’aucun coup ne pouvait entamer,
le «  casque de Bidas  » (Bidasy taka) et son épée narte. Dans un premier match de
danses assez simples, Čelaxsærtæg l’emporta déjà sur Sosryko, tournant comme une
roue de moulin sur les poignards des Nartes. Ensuite, les Alægatæ firent apporter la
fameuse coupe à quatre anses appelée Nartamongæ (« Révélatrice des Nartes »). Sirdon
l’emplit de boissons diverses, de serpents, de lézards, de grenouilles, de tout ce qu’ils
purent trouver, et les Alægatæ dirent : « Celui qui dansera avec le Nartamongæ sur la
tête sans rien renverser sera le meilleur danseur  !  » Sosryko dansa et laissa couler
quelques filets de liquide. Čelaxsærtæg, tout en dansant, tira de la coupe tantôt un
serpent, tantôt un lézard et en frappa la poitrine de Sosryko. Quand il s’assit, les
Nartes lui donnèrent la victoire.
Sosryko dit alors à Čelaxsærtæg : « Je vais étaler devant toi toutes mes cuirasses. Si tu
reconnais la cuirasse de Cerek, prends-la  !  » Ainsi fit-il, et Čelaxsærtæg fut bien
embarrassé  : toutes les cuirasses présentées étaient semblables… Sirdon appela
Čelaxsærtæg à l’écart et lui dit : « À présent, il cherche à te rouler, il ne te donnera pas
l’enjeu que tu as gagné. Monte en selle, prends ta lance, éperonne ton cheval et fais le
tour des cuirasses en criant  : “Voici la bataille, cuirasse de Cerek  !” La cuirasse de
Cerek bondira alors d’elle-même et viendra à toi, car elle aime la bataille. Emporte-la.
Autrement, de bon gré, Sosryko ne te la donnera pas ! » Čelaxsærtæg suivit le conseil
et emporta la cuirasse, talonné par Sosryko jusqu’à sa forteresse.

J.̌  Šanajev 1, Les Alægatæ, pp. 5-9 = LN, no 25, a, pp. 96-97.

Dans un épisode de la guerre ainsi provoquée, Syrdon intervient


d’une manière particulièrement cruelle.

15. Syrdon et la mort du jeune allié


de Soslan
a) Pamj. 2, no 15, Les troupes de la forteresse de Gori,
texte pp. 49-50, trad. pp. 45-56 = LN  ; no 25,
d, pp. 98-99.
Soslan, avec les Nartes qu’il a convoqués, assiège la forteresse de Gori où réside
J ˙ elaxsærdton, dont il veut conquérir la sœur. J ˙ elaxsærdton dispose de trois flèches
magiques, infaillibles. Un tout jeune garçon narte, Zimajxuæ, a demandé à
accompagner Soslan, qui a fini par l’admettre. Au cours du siège, il dit à Soslan : « Je
vais aller m’installer sur le sommet du rocher noir qui domine la forteresse et je le
désagrégerai à coups de pied. Mais, pendant ce temps, J˙elaxsærdton décochera contre
moi une de ses trois flèches. Elle m’atteindra au pied, dans le tarse, et je tomberai du
haut du rocher. Alors, toi, prends-moi avant que j’aie touché terre et emporte-moi
jusqu’à ce que tu aies franchi sept ruisseaux. Après, il arrivera ce que Dieu veut : nous
prendrons la forteresse et nous emmènerons pour toi la belle Agunda. Si tu ne fais pas
jusqu’au bout ce que je t’ai dit, je mourrai et tu échoueras dans ton entreprise.  »
Zimajxuæ se hisse donc sur le rocher et en fait dégringoler des blocs qui détruisent
tout un quartier de la forteresse. J˙elaxsærdton lui décoche une flèche au moment où il
lève son pied, la flèche le frappe au tarse et le petit garçon roule sur la pente comme
une gerbe de blé. De ses deux mains puissantes, Soslan tend sa bourka noire, le
recueille avant qu’il ait touché terre et l’emporte aussitôt. Il a déjà franchi trois
ruisseaux quand il rencontre Sirdon, qui a pris les traits d’un vieillard, portant sur
l’épaule un vieux sac, un râteau et une fourche cassée. « Où vas-tu si vite, vieillard ?
demande Soslan. – Les Nartes viennent de prendre la forteresse de Gori  : peut-être
pourrai-je y ramasser quelque chose  ; alors j’y vais vite… Mais, toi-même, tu
ressembles à Soslan. Où vas-tu donc, avec ce mort  ? J ˙ eræxcau, fils de Dedenæg, a
emmené avec lui la belle Agunda… » Soslan ne croit pas ce discours et continue. Il ne
lui restait plus à franchir que le septième ruisseau quand Sirdon se présenta encore
devant lui, sous la forme d’une vieille femme en train de filer. Elle s’étonna : « Tu es
bien Soslan, qu’est-ce que tu as à emporter ce mort ? Les Nartes ont pris la forteresse
de Gori et J˙eræxcau, fils de Dedenæg, a emmené Agunda pour l’épouser… » Cette fois
Soslan crut aux paroles de la femme, déposa sur sa bourka le corps du garçon, le plaça
sur un kourgan (tumulus) et rejoignit en courant son armée  : elle attendait
tranquillement de ses nouvelles. Il comprit alors sa faute et revint au kourgan, mais il
y trouva le garçon mort. Sirdon avait jeté sur lui la «  terre du cadavre  ». Soslan se
rendit à l’évidence et congédia son armée. Quant à lui, il égorgea un bœuf, vida
l’enveloppe du ventre et entra dans ce ventre, juste entre les mois de juin et de
40
juillet .

b) Vs. Miller, Os. Et. 1, 1, Uryzmæg et Sozryko, pp. 44-


45 = LN, no 25, b, p. 98 41.
Dans cette variante, où l’adversaire de Sozryko est appelé Čilaxsærdton, c’est non pas
Sozryko, mais un des Nartes de son armée, Uryzmæg, qui recueille le petit garçon au
moment où il tombe du rocher, le pied traversé d’une flèche qui ressort par le genou.
«  En ce temps-là, dit le texte, quand on portait quelqu’un [mourant] par-delà trois
vallées, il ne mourait pas.  » Uryzmæg prit donc le garçon sur son dos et se mit en
devoir de lui faire passer les trois vallées fatidiques. Il en avait déjà passé deux, mais il
y avait Syrdon, le fléau des Nartes. Il dit à Uryzmæg : « Aha, Uryzmæg, ta troupe est
en déroute et, toi, tu as pris sur ton dos un fils de sorcière et tu le portes…  » À ces
mots, Uryzmæg jeta son fardeau, et c’est pourquoi le garçon mourut.
Voici enfin le grand crime de Syrdon : le meurtre – par personne
interposée – de Soslan (ou Sosryko).

16. Syrdon et le meurtre de Soslan


(Sosryko)
a) Pamj. 1, no 6, Comment Sosryko épousa la fille
du Soleil et comment il mourut, pp. 46-47 = LN,
no 28, a, p. 104 et no 29 b, pp. 107-108.
Sosryko, sur son cheval, revient du monde des morts, où il est allé consulter sa
première femme, défunte. Elle lui a bien recommandé de passer sans s’arrêter, pendant
son retour, devant tous les objets qu’il rencontrerait. Docile à cet ordre, il laisse ainsi à
terre des pièces d’or, une queue de renard en or. Mais voici qu’il aperçoit un vieux
bonnet. Il se dit : « Pourquoi ai-je écouté cette femme infidèle et légère ? J’ai perdu des
trésors… » Et il ramasse le vieux bonnet en disant : « Il ira très bien à nos jeunes filles
pour essuyer le moulin  !  » Or, ce bonnet n’était qu’une forme prise par le fils de
Gætæg, le menteur (gædy) Syrdon. Syrdon entra dans le cœur de Sosyryko et de son
cheval. Nul ne savait jusqu’alors sur la terre comment on pourrait causer la mort de
Sosyryko et de son cheval, car ils étaient invulnérables. À un certain point de la route,
comme Sosyryko, mécontent de son cheval, le menaçait et le frappait, le cheval lui
dit  : «  Que Dieu ne te pardonne pas, Sosyryko  ! La mort ne peut me venir que de
dessous mes sabots ! – Et moi, répliqua le héros, la mort ne peut me venir que de mes
jambes, parce que mes jambes sont en simple fer noir, tandis que le reste de mon corps
est en pur acier noir  ! À moins que la Roue de Barsag ne roule contre moi et ne me
coupe les jambes, je ne risque pas d’autre mort  ! Il n’y a que la Roue de Barsag qui
puisse me donner la mort…  » Ayant tout entendu, Syrdon sauta de la poche de
Sosyryko. Il appela les diables et ils se mirent à tirer des flèches sous les sabots du
42
cheval. Le cheval dit  : «  Me voici tué. Mais prends ma peau, fais-en un burdjuk et
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remplis-le de paille, je m’efforcerai de te ramener chez toi …  » Sosyryko fit ainsi.
Mais Syrdon, quand il entendit les paroles du cheval, courut sous terre et dit aux
diables avec colère : « Ânes que vous êtes ! Faites chauffer les pointes de vos flèches, et
lancez-les, rouges comme feu ! » Les diables obéirent, les flèches touchèrent le cheval
empaillé au ventre et l’enflammèrent : toute la peau brûla. Sosyryko dut rentrer chez
lui à pied.
À quelque temps de là, à la chasse, Sosyryko se voit soudain poursuivi par la « Roue de
Barsag  », – roue dentée, arme étrange, animée, douée de parole. Elle roule à grande
allure et commence par couper les jambes des compagnons du héros. Il se lance à son
tour à sa poursuite, mais comment l’atteindre  ? Vainement il prie divers arbres (le
platane, l’aulne) d’arrêter la Roue : ils refusent et il les maudit. Le bouleau a plus de
courage  ; grâce à lui Sosyryko peut d’abord, de trois flèches, casser trois dents
(dandæg) de la Roue, puis la saisir et la frapper de son épée. Il bénit le bouleau et
emmène la Roue captive chez les Nartes. Elle reste là douze ans et les Nartes s’en
servent pour transporter le fumier dans leurs champs. À la fin, elle obtient sa liberté
moyennant le serment solennel, par-devant Dieu, d’aller tuer son propre maître,
Barsag.
Comme elle traverse le village, elle rencontre une jeune fille – qui n’est autre que
Syrdon – qui lui demande : « Où vas-tu, Roue de Barsag ? – Je vais tuer mon maître ! –
Et pourquoi le tuer ? C’est un des meilleurs parmi les Nartes. – Sosyryko m’a obligée à
jurer par-devant Dieu que je tuerai Barsag. » Alors Syrdon dit à la Roue : « Ne trompe
ni Dieu ni Sosyryko, fais comme ceci : ne tue pas Barsag, coupe-lui seulement le bout
des dix doigts des mains et des dix doigts des pieds ; alors il te fera encore meilleure
(c’est-à-dire plus forte) que tu n’étais ! » La Roue ne l’écoute pas et continue à rouler,
tandis que Syrdon disparaît. Une deuxième fois, au milieu du village, sous les traits
d’une vieille femme, puis une troisième fois, au bout du village, sous les traits d’un
vieillard, Syrdon pose la même question et donne le même avis. À la fin, la Roue se dit
que cette jeune fille, cette vieille femme et ce vieil homme n’ont aucun intérêt à lui
donner ce conseil, et elle le suit  : elle coupe le bout des doigts de Barsag, – et c’est
depuis lors, dit le conteur, que les hommes ont des doigts de longueur inégale.
Peu après, Sosyryko ayant insulté la fille du soleil qui se baignait près de la mer, celle-
ci prend à son service la Roue de Barsag, en location, contre douze vaches pleines, et
un jour que Sosyryko chasse, la Roue fonce sur lui à l’improviste et lui coupe les deux
jambes. Le héros mutilé demande au corbeau d’aller avertir les Nartes Boratæ  ; le
corbeau refuse et Sosyryko le maudit. Il fait la même prière à l’hirondelle, qui accepte,
qu’il bénit, et qui remplit sa mission. À la fin, après bien des résistances, Sosyryko se
laisse enterrer et se résigne à passer chez les morts.
Chaque matin, Syrdon sort avec ostentation du village en pleurant, en se frappant la
tête d’un bâton et en disant des phrases comme il est usuel d’en dire au sujet d’un
mort, sous peine d’offenser les proches : « Ô Sosyryko, ô Sosyryko, comment pourrai-je
vivre, maintenant que tu n’es plus vivant ? Je suis mort, Sosyryko, je suis perdu, ma
maison est ruinée, etc. » Puis il tire de l’écurie le beau cheval blanc, la monture aimée
de Sosyryko, il le selle après avoir mis sur son dos une plante épineuse, et il monte : le
sang du cheval coule sous la selle. Syrdon se rend ainsi au cimetière, à la tombe de
Sosyryko. Là il fait de la voltige tout autour de la tombe en improvisant mainte
variation sur le thème : « Comme ta mort me fait plaisir, Sosyryko ! » Puis il monte sur
le toit du tombeau, s’assied, fait toutes sortes d’inconvenances et finit par soulager son
ventre. Chaque jour il répète ce manège. Un jour, Sosyryko en a assez. Du pays des
morts, il pointe sa flèche dans la direction du toit de son tombeau et, pendant que
Syrdon se soulage, il décoche… La flèche atteint Syrdon au sommet de la tête et il
tombe mort sur la terre.

b) J.̌  Šanajev 1, Mort de Sosryko, pp. 9-12 = LN, no 29


a, pp. 105-107.
Sirdon ne donne pas de conseil à la Roue qui a d’elle-même l’idée de couper le bout
des doigts de son maître pour se libérer de son serment. Quand, dans une deuxième
rencontre, la Roue a coupé les jambes de Sosryko, Sirdon surgit soudain près de lui.
Sosryko lui dit : « Voici mon cheval, sellé et bridé. Va vite dire aux Nartes ce qui m’est
arrivé  !  » Sirdon monte en selle et se met à tourner autour de Sosryko, le harcelant
d’ironies. Après avoir béni le loup, la chouette et le corbeau qui n’ont pas voulu
manger sa chair, Sosryko prie l’hirondelle d’aller prévenir les Nartes  ; elle y va,
revient, et il la bénit.
Les Nartes sont sur le nyxæs quand l’hirondelle arrive et se met à crier au-dessus d’eux.
Sirdon, qui était là, dit : « Écoutez, Nartes, l’hirondelle vous apporte une nouvelle ! »
Tout le monde se tait. Sirdon reprend : « Elle dit que Sosryko a tant tué de gibier qu’il
ne peut le rapporter. Envoyez-lui des voitures dans la forêt ! » Les Nartes conduisent
des voitures, mais, au lieu de gibier, c’est Sosryko qu’ils rapportent. Sosryko leur dit :
« Maintenant, Nartes, donnez-moi la possibilité de tuer Sirdon de mes propres mains,
puis j’irai à la place qui m’attend ! » Ils traînent Sirdon jusqu’à lui et il le tue de ses
mains. Ensuite ils enterrent Sosryko avec une grande affliction et placent Sirdon à ses
pieds. Suivant d’autres, ils dressent Sirdon debout, à ses pieds, en guise de cirt
44
(monument funéraire) .

c) Pamj. 2, no 6, La mort de Soslan et la Roue d’Ojnon,


o
texte pp. 19-21, trad. pp. 15-18 = LN, n  29 c bis,
p. 109.
Au cours d’une chasse, Soslan rencontre une jolie fille qui s’offre à lui, qu’il refuse et
45 46
qu’il insulte. Or, c’est la fille « du Père Jean  » (alias : « du Marsug céleste  »). Elle
47
va se plaindre à son père, qui ordonne à son serviteur, « la Roue d’Ojnon » (Ojnoni
calx), de s’élancer contre Soslan. Après s’être fait retremper par le forgeron céleste
Kurd-Alaugon, la Roue d’Ojnon s’ébranle pour tuer Soslan. Celui-ci, dès qu’il la voit, la
prend en chasse. Il maudit successivement l’aulne, puis le charme-bouleau, qui ne
savent pas arrêter la Roue. Mais elle arrive à un bosquet de noisetiers où elle s’empêtre
dans du houblon et où Soslan peut l’atteindre : il bénit ces deux végétaux. Il va mettre
la Roue en morceaux, mais celle-ci lui demande un délai, comme c’est, au Caucase, le
droit strict des vaincus : elle jure que, trois jours plus tard, elle sera au rendez-vous sur
le kourgan de Haram ; là, Soslan pourra la tuer. Soslan la relâche.
La Roue s’en retourne, désespérée. Surgi on ne sait d’où, Sirdon est sur son chemin.
« Pourquoi reviens-tu ainsi, désespérée ? lui dit-il. – J’ai juré à Soslan, répond-elle, que
je serai dans trois jours sur le kourgan de Haram, et il me tuera ; c’est pour cela que je
suis désespérée  : je n’ai plus de force, mon tranchant s’est émoussé…  » Sirdon dit
alors : « Lorsque Kurd-Alaugon a trempé ton acier, j’étais là et j’ai volé une partie de
ton fer. Je vais te le rendre. Fais-toi tremper à nouveau, fais boucher tes ébréchures, –
et, quand Soslan sera endormi là-bas (sur le kourgan), passe-lui sur les genoux : tout le
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reste de son corps est trempé avec du boramæz et tu ne pourrais le couper. »
C’est ce qui arrive. Solsan a les jambes coupées. Il poursuit néanmoins la Roue d’Ojnon
sur des échasses qu’il a vite ajustées à ses moignons. Il va l’atteindre quand Sirdon dit
à la Roue  : «  Passe sur la terre labourée  !  » Là en effet les échasses de Soslan
s’enfoncent et il ne peut continuer…
Soslan reste longtemps là, baignant dans son sang. Il maudit le corbeau, le renard, qui
se laissent tenter par ce sang et bénit le loup qui, vertueusement, a refusé. Soudain
Sirdon surgit devant lui, tout en larmes  : «  Vaillant Narte Soslan, tu ne méritais
vraiment pas cette mort sans gloire…  » Soslan lui dit  : «  Cesse de pleurer et va
annoncer mon malheur aux Nartes ! – Je ne puis aller à pied, je prendrai ton cheval…
– J’ai donné ma parole que je ne laisserais pas, sous mes yeux, un autre monter sur
mon cheval  ; va donc te mettre en selle dans un endroit caché  !  » Sirdon mène le
cheval dans un fourré. Il place une plante à épines sous la couverture de la selle et
monte. En passant près de Soslan, la pauvre bête ruant, il dit  : «  Quel cheval mal
dressé tu as, Soslan  ! – Il fera bien l’affaire de quelqu’un, – dépêche-toi, et préviens
49
Æxsijnæ  ! »
Sur le cheval tout en sueur et en sang, Sirdon arrive au village et trouve les Nartes
50
attablés chez le Narte Alæg . Quand ils apprennent cette nouvelle, ils préparent un si
beau tombeau que, séduit, Soslan y entre vivant. Avant d’y entrer, il fait son
testament  : son épée, sa cuirasse, son arc, il les laisse à J ˙ eræxcau, fils de Dedenæg,
avec mission de venger sa mort sur la Roue d’Ojnon  ; son cheval, au bout d’un an,
qu’on le remette à Sirdon… Les survivants des Æxsærtægkatæ exécutent ce testament.
J ˙ eræxcau finit par attraper la Roue et la met en morceaux. Quant à Sirdon, un jour
qu’il le mène à l’abreuvoir, le cheval de Soslan lui donne un tel coup de sabot qu’il en
meurt.

d) ONS, La mort de Soslan, pp. 167-186.


Version analogue à la précédente, avec des variations
intéressantes.
Quand Balsæg, le père de la jolie fille dédaignée, envoie la Roue contre Soslan, en
même temps il l’avertit de loin : « Prends garde, rejeton des Nartes ! – Quelle arme as-
tu donc, réplique Soslan, pour espérer me tuer ? – Quelque chose va t’arriver dessus,
attends le choc ! – Et quelle partie de mon corps dois-je offrir au coup ? – Ton front ! »
À ce moment Soslan voit surgir la Roue. Il la reçoit sur son front et elle rebondit.
Soslan veut l’attraper, elle s’échappe. Balsæg crie de nouveau : « Attention, la voici qui
revient sur toi ! – Que dois-je lui opposer cette fois ? – Ta poitrine ! »
Avec fracas, la Roue heurte la poitrine de Soslan. Le héros réussit à l’attraper et lui
casse deux rayons. La roue supplie, promet d’être dorénavant non la Roue de Balsæg,
mais la Roue de Soslan et Soslan lui fait grâce. Pendant qu’elle s’en retourne, le
pernicieux Syrdon apparaît devant elle. «  Bon chemin, Roue de Balsæg  ! – Ne me
nomme plus Roue de Balsæg, ou bien Soslan me tuera. Je suis maintenant la Roue de
Soslan. – Voilà ce que sont devenues ta force et ta puissance ? demande ironiquement
Syrdon. – Tais-toi, n’excite pas ma mauvaise nature. Je suis de ceux qui savent tenir
leurs serments  ! – Fais couler du sang de ton petit doigt et tu seras libre de ton
serment. Ne sais-tu pas que c’est à toi qu’il revient de tuer Soslan  ? Essaie, attaque
encore une fois ! »
La Roue hésite, mesure les risques, mais Syrdon lui enseigne qu’elle peut surprendre
Soslan pendant sa sieste. Vite elle va se faire remettre par Kurdalægon les rayons qui
lui manquent et s’élance. Mais, ce jour-là, Soslan ne fait pas la sieste et c’est à ses
douze compagnons endormis que la Roue coupe les jambes. Quand Soslan revient, il se
lance à la poursuite de la Roue, maudit un grand nombre d’espèces d’arbres qui
refusent de s’opposer à la Roue, jusqu’à ce que le noisetier et le houblon l’arrêtent.
Soslan lui brise plusieurs rayons avec ses flèches et bénit les deux végétaux. Quand,
levant l’épée, il va mettre la Roue en morceaux, elle le supplie, promettant d’aller tuer
douze hommes de sa famille en compensation des douze compagnons de Soslan.
Soslan la relâche.
Syrdon surgit devant la Roue, sous les traits d’un vieillard : elle peut s’acquitter de sa
promesse, suggère-t-il, à peu de frais, en coupant seulement les ongles des mains et des
pieds de douze hommes de sa famille. La Roue ne veut rien entendre. Sous les traits
d’une vieille femme, puis sous ceux d’un jeune homme, Syrdon renouvelle son conseil.
Impressionnée par l’accord de ces trois personnes, la Roue s’y conforme. De temps en
temps, Syrdon vient en outre, sous ses propres traits, l’exciter à la vengeance. La Roue
résiste : n’est-ce pas de Syrdon que lui sont venus ses malheurs ? Syrdon ne se tient pas
pour battu. Tant qu’à la fin, la Roue va se faire remettre par le forgeron céleste ses
rayons cassés et, un jour que Soslan est à plat ventre, rampant vers un gibier, elle
roule sur lui, le frappe aux genoux et lui coupe les jambes.
La fin du récit est très proche de la variante a. Syrdon aigrit les derniers moments de
Soslan en prétendant que les Nartes restent à festoyer sans se soucier de lui, puis qu’ils
lui préparent un cercueil et un linceul sans valeur. C’est un jeune cousin de Soslan qui
attrape difficilement, après un match de métamorphoses, la Roue et la brise en deux
sur la tombe de Soslan. Et Soslan, par une des trois fenêtres qu’il a fait faire à son
tombeau (une donnant sur l’orient, une sur le zénith, une sur le couchant), tire la
flèche qui touche Syrdon au sommet de la tête et le tue.

e) Pfaff, no 3, Voyage de Sozruko dans le monde


souterrain, fragments, p. 173 = LN, no 29 c, p. 108,
et pp. 113-114.
Dans cette variante très altérée, Syrdon, qui intervient tout
autrement, a le beau rôle.
Un jour, Sozruko voulut aller visiter les morts, mais il ne put trouver la porte de leur
51
demeure. Or, dans le ciel, vivait Balsik, qui avait une grande Roue , et cette Roue
connaissait le chemin qui mène au monde souterrain. Sozruko pria Balsik de la lui
prêter. Balsik consentit. Mais pour mettre la Roue en mouvement, il la plaça d’abord
52
sur le front de Sozruko, puis sur ses genoux  ; la Roue partit dans le mauvais sens et
coupa les deux jambes de Sozruko. Bien que sans pieds, Sozruko la poursuivit, mais
elle était déjà loin et bientôt elle disparut. Ne sachant que faire, Sozruko demanda
conseil à l’astucieux Syrdon qui lui dit : « Pour arriver à tes fins, va prendre, dans un
grand troupeau, le meilleur cheval ; égorge-le et nettoie son ventre de toutes les saletés
53
qu’il contient … » Quand ce fut fait, la Roue apparut au loin. Sosruko la poursuivit,
finit par lui arracher deux rayons, mais elle se jeta dans la mer Noire.

17. Syrdon et la fin des Nartes
La fin de la race des Nartes – en dehors des morts tragiques de
quelques-uns – est racontée de diverses manières, mais elle est
toujours l’effet d’un châtiment divin  : Dieu la punit pour ses
violences ou pour son orgueil impie. Une des variantes met Syrdon à
l’origine de cette catastrophe finale.
Les Nartes avaient vaincu maint adversaire et nul ne pouvait se mesurer avec eux. Ils
réfléchirent  : quel ennemi provoquer encore  ? Alors le pernicieux Syrdon leur dit  :
« Vous êtes toujours à prier Dieu. Tâtez donc de sa force ! Les Nartes répondirent : –
Mais nous ne savons pas où il est. – Mettez-le en colère et il se montrera de lui-même.
– Et comment pouvons-nous le mettre en colère ? – Quels esprits obtus que les vôtres !
Cessez de le prier, oubliez son nom, faites comme s’il n’était pas ! Modifiez les portes
de vos maisons, faites-les assez hautes pour n’avoir pas besoin de vous baisser en y
entrant afin que Dieu ne s’imagine pas que vous vous inclinez devant lui. Faites cela et
c’est lui-même qui viendra vous trouver. »
Ainsi font les Nartes et Dieu leur envoie l’hirondelle comme parlementaire  : qu’a-t-il
fait pour les offenser ? D’une seule voix, les Nartes font répondre qu’ils l’ont servi assez
longtemps sans qu’il daigne se montrer et qu’ils souhaitent le voir et se mesurer avec
lui.
Dieu renvoie sa messagère avec une deuxième question : au cas où il serait le plus fort,
souhaitent-ils que leur race périsse complètement ou se survive au moins dans une
descendance dégénérée ?
Les Nartes choisissent de périr complètement : ils souhaitent une gloire éternelle, non
la vie. Et Dieu commence. Quelque quantité de blé qu’ils battent en un jour, ils n’en
tireront qu’un sac de grains. Mais les Nartes sont rusés  : ils divisent leur récolte en
meules de sept gerbes et battent séparément chacune de ces meules : chacune produit
un sac de grains. Alors Dieu changea de malédiction : de jour, les épis de leurs champs
seront toujours verts et ne seront mûrs que la nuit. Les Nartes essayèrent de
moissonner la nuit, mais à peine mettaient-ils les pieds dans leurs champs que les épis
reverdissaient. Ils trouvèrent cependant une ruse. Ils préparèrent des flèches avec des
pointes ouvertes en deux branches comme des ciseaux et, pendant la nuit, les lancèrent
sur leurs champs  : les épis qu’elles coupaient restaient mûrs. Ils survécurent ainsi
pendant un an. Puis ils se dirent  : «  Pourquoi faisons-nous cela  ? Nous avons donné
notre parole à Dieu. Plutôt une fin glorieuse qu’une vie sans gloire ! »
Et ils se laissèrent mourir.

ONS, La perte des Nartes, pp. 481-484.

18. Syrdon dans les légendes des peuples


voisins des Ossètes
Chez les peuples voisins des Ossètes et qui leur ont emprunté
l’épopée narte, Syrdon a eu des destins divers. On le voit figurer,
sous le nom de Sirdan et sans caractère spécial, dans un groupe de
Nartes (à côté de Sosruko, Račikau 54, Sibilči 55), qu’énumère un récit
des Tatars de Pjatigorsk 56. Les Abkhaz parlent de Šardǝn et, sous
l’influence du nom « Hoǰa Nasrettin », de Hoǰa-Šardǝn 57. Les Tatars
de Karatchaï ne semblent même pas connaître son nom  : ils
racontent, sans le faire intervenir, des épisodes qui, chez les Ossètes,
sont attachés à Syrdon 58. Les Tcherkesses non plus ne le connaissent
pas  : L.  Lopatinskij a noté que quelques traits du caractère de
l’Ossète Syrdon sont passés, chez les Qabardis (Tcherkesses
orientaux), à Sosruko lui-même, qui est plus un rusé et magicien
qu’un vaillant 59.

I. – Légendes tchétchènes et ingouches sur Botoko-Širtta (Batuko-


Šertuko).

En revanche, chez les Tchétchènes, sous le nom de Botoko-Širtta,


et chez leurs frères les Ingouches, sous le nom de Batoko-Šertuko,
Syrdon connaît une grande fortune. Voici ce qu’un des premiers
observateurs, Čax Axrijev, disait de Botoko-Širtta il y a trois quarts
de siècle 60  : «  Dans toutes les entreprises des Orxustoj apparaît,
comme guide et comme conseiller, Botoko-Širtta, personnage
mythique, d’essence surnaturelle, qui va dans l’autre monde et en
revient quand il veut 61. Bien qu’il n’appartienne proprement ni au
groupe des Njart ni à celui des Orxustoj, il est toujours du côté de
ces derniers, les tirant toujours de situations critiques. Quant aux
Orxustoj, ils le récompensent en le blessant de leurs plaisanteries et
même parfois le regardent avec mépris : c’est le cas en particulier de
Soska-Solsa 62 qui se distingue entre les Orxustoj par sa vigueur
héroïque et par ses victoires 63… »
De fait, Botoko-Širtta s’éloigne du type de l’Ossète Syrdon par
deux traits importants :
– son caractère surnaturel plus marqué et ses rapports plus
réguliers avec l’autre monde 64 ;
– la disparition à peu près complète de ce qu’il y a dans Syrdon
de malfaisant ou ridicule. Son rôle constant est de donner aux
Orxustoj, et même à l’insolent Soska-Solsa, des conseils sincères et
judicieux : par exemple, il prévient Soska-Solsa que le géant-berger
Koloj-Karta est terriblement fort, ce qui provoque les sottes
protestations de Soska-Solsa  ; il lui enseigne ensuite comment
diminuer cette force (à savoir, faire coucher Koloj-Karta deux
semaines de suite avec une femme 65).
Quand il punit les Orxustoj, c’est à la suite de graves outrages
(par exemple ils lui ont tué son fils sans raison) et d’ailleurs il leur
pardonne toujours dès qu’ils le supplient et les tire du danger où ils
les a placés 66. Le Batoko-Šertuko des Ingouches a enseigné aux
hommes à faire des sacrifices funéraires 67 ; en mourant, il a exprimé
le regret de n’avoir pas complété l’éducation agricole des
hommes 68  ; quand Pataraz, fils de Xamč, las de la vie, a voulu
mourir, il a prié Batoko-Šertuko de le conduire au pays des morts 69 ;
à l’insolent Soska-Solsa, il donne des leçons méritées et modérées
dont celui-ci doit ensuite reconnaître le bien-fondé 70 ; il accepte de
faire les commissions que lui donnent les Orxustoj 71…

II. – Légendes tcherkesses sur la vieille sorcière et le meurtre


de Sosryko.

Les Tcherkesses ignorent le nom et le personnage même de


Syrdon 72. Ils font d’autre part tuer Sosryko 73 par la Roue dans
des  circonstances bien différentes que celles que décrivent les
Ossètes 74. Mais ces récits doivent être signalés ici parce que, à
défaut de Syrdon, on y voit paraître une conseillère pernicieuse, une
vieille femme, qui tient évidemment sa place. Voici la version
qabarde, la plus anciennement publiée.
 
a) L.  Lopatinskij, Beštau, SMK  12, 1 (1891), pp.  45-46 =  LN
no 29 d, p. 109.
Au bas des pentes du mont appelé «  les Cinq Monts  », il y a une vaste plaine où les
Nartes de toute la Qabardie se réunissaient pour toutes sortes de concours  : ils
couraient, lançaient des pierres, tâchaient de désarçonner un cavalier d’un simple coup
de main, tiraient des flèches sur un but. À tous ces jeux, l’illustre Narte Sosryko
triomphait toujours et les autres étaient fort jaloux. Une fois, toutes les pentes sud du
mont étaient couvertes d’une foule innombrable. On jouait à un jeu inouï : un groupe
de Nartes roulaient jusqu’au sommet une Roue magique, Žan Šarx, munie de dents
d’acier, et d’autres Nartes, installés au sommet, la lâchaient sur la pente. Sosryko était
en bas. Quand vint son tour de pousser la Roue, il la poussa comme les autres, avec les
mains. Alors les Nartes qui étaient en haut, voulant le perdre, commencèrent à le
provoquer  : «  Eh, Sosryko, pousse la Roue avec la poitrine  !  » Sosryko fit comme ils
demandaient. – « Pousse avec le genou ! » Sosryko s’exécuta. « Pousse avec le front ! »
Sosryko le fit sans peine  : en un clin d’œil, la Roue rebondissait au sommet de la
montagne. Comme le soleil se couchait, le jeu fut interrompu et Sosryko s’en alla.
Pendant la nuit, une vieille sorcière vint trouver les Nartes et leur dit : « Comment ?
Vous voulez vous défaire de Sosryko et vous ne savez pas que son corps est
invulnérable  ? – Que dis-tu, vieille  ? Nous n’avons jamais rien entendu de tel  !  »,
répondirent les Nartes. «  Vous haïssez Sosryko, reprit la sorcière, et moi, je hais sa
mère Satanej. Écoutez donc mes paroles : quand on tira Sosryko du ventre de la pierre
où il s’était formé, sa hanche, où le forgeron appliqua les tenailles, se couvrit d’os et
devint vulnérable. Demandez-lui donc de pousser la Roue magique avec la hanche ! »
Le lendemain matin, quand parut Sosryko, ils lui lancèrent la Roue et il se mit à la
pousser comme la veille. « Eh, Sosryko ! lui crièrent-ils, pousse avec la hanche ! » Dans
l’ardeur du jeu, Sosryko oublia le danger et, quand la Roue arriva sur lui, il lui
présenta la hanche. Sous la violence du coup, l’os se brisa et Sosryko tomba, à demi
mort.

b)  Par la suite, à partir d’enquêtes systématiques chez les


Qabardes (Tcherkesses orientaux, les seuls restés massivement au
Caucase), la grande collection, dont je n’ai pu me procurer que la
traduction, ou plutôt l’adaptation russe (prose et aussi,
malheureusement, vers), Narty, kabardinskij epos (Moscou, 1951,
2e  éd., 1957), a publié une version développée de la mort de
Sosryko, pp. 127-136.
Ce sont les géants, associés aux Nartes de la famille de Totreš, ennemis de Sosryko, qui
le provoquent au jeu de la Žan Šerx. Il renvoie la roue sans dommage avec la paume,
avec la poitrine, avec le front. Les géants s’abandonnent au découragement quand
intervient la vieille sorcière Barymbux, qui hait Sosryko depuis le berceau. Elle se
75
transforme en divers objets posés sur la route de Sosryko . Celui-ci les néglige, sauf
le dernier, un casque d’or. La sorcière surprend ainsi le secret de la vulnérabilité de la
cuisse du héros. Elle s’empresse de la communiquer aux géants qui défient Sosryko.
Dans le feu de la colère, celui-ci accepte de recevoir et de renvoyer la roue avec ses
cuisses. La roue lui coupe les deux jambes.

À Maykop, chez les derniers Tcherkesses occidentaux,


A.M.  Gadagatl’ a recueilli plusieurs variantes dont il m’a
aimablement communiqué des photocopies. De même, en Syrie et en
Jordanie, le regretté folkloriste Koubé Chaban. Elles sont d’accord,
en particulier sur le rôle de la sorcière.
J’ajoute seulement deux compléments, l’un noté en 1931 à
Tuapse (Caucase) par Troubetzkoy, l’autre par moi-même en 1930
chez les émigrés d’Anatolie.
 
c) N.  Troubetzkoy, Aufenthalt bei den Tscherkessen des Kreises
Tuapse, dans Caucasica 11 (1934), Die Sage vom Sosruko, p. 17, no 1.
Chez les Tcherkesses occidentaux, dans la région de Tuapse, le
prince N.  Troubetzkoy a noté en 1911 un récit analogue. Le jeu a
lieu sur les pentes de l’Elbrouz et la Roue s’appelle čiyanku-šarx.
Troubetzkoy ajoute (1934) :
Quand je demandai comment la vulnérabilité des hanches de Sosryko était connue des
Nartes, quelqu’un (peut-être le vieux Šaupux, sous la dictée de qui j’ai noté ce récit)
me dit que c’était le diable qui avait révélé ce secret aux Nartes. Le diable s’était
changé en une vieille bourse et s’était placé sur la route. Sosryko l’avait ramassé et mis
dans sa poche. Alors le diable avait exploré tout le corps de Sosryko et, finalement,
76
découvert la vulnérabilité de ses hanches .

d) G. Dumézil, Légendes sur les Nartes, nouveaux textes relatifs au


héros Sosryko, dans Rev. de l’hist. des rel., 125 (1942-1943), p. 118.
Chez les Tcherkesses (Abzakhs et Tchamguis) d’Uzun Tarla, en
Anatolie (vilayet d’Ismit), j’ai noté une variante aberrante, où
reparaît la sorcière, mais non plus la Roue.
Un jour une vieille sorcière dit aux ennemis de Sosryko qu’il allait attaquer leur
village  ; qu’elle-même s’attacherait à une corde d’arc, que la flèche qui en partirait
frapperait le cheval de Sosryko sous les sabots et que le cheval tomberait. C’est ce qui
77
se passa. Sosryko écorcha alors son cheval et, de sa peau, se fit un bouclier. Il resta
ainsi sept ans à combattre derrière son cheval. La huitième année, une flèche le toucha
et lui brisa la jambe. La moelle de son os se répandit autour de lui… – Suit la scène des
animaux.

e) G. Dumézil, Contes et légendes des Oubykhs (1957), La mort de


Sausǝrǝq̊a, pp. 1-4.
Il s’agit d’une légende tcherkesse occidentale racontée en
oubykh. C’est la «  mère des Nartes  », Saq̊ǝnaż (Sequneż) 78 qui leur
révèle le moyen de tuer le héros. Baignant dans son sang, il bénit le
loup et le lièvre qui refusent de manger sa chair et maudit l’aigle
noir qui la mange avec trop d’appétit.

III. – Légendes abkhaz, sur le meurtre de Sasrkva.

Les variantes abkhazes sont du type tcherkesse  : une vieille


sorcière y a pris la place de Syrdon comme conseiller pernicieux. En
voici un exemple :
Dans ce récit abkhaz, mais d’origine tcherkesse, Sasrkva, voulant élever chez lui sa
sœur unique, s’apprête à l’enlever de force à ses frères. Ceux-ci montent à cheval et
marchent contre son aoul. En chemin, ils rencontrent une vieille femme qui trotte,
montée « sur le cop de Šašva », dieu de la forge. Elle les interpelle et, quand ils lui ont
dit leur intention, elle les renseigne : « Vous pouvez assez facilement vous défaire de
Sasrkva. Il est brave, hardi, intrépide, on peut donc l’attirer à n’importe quel exploit.
Comme sa jambe droite est de fer, proposez-lui, pour prouver son héroïsme, de briser à
la volée une énorme pierre et promettez-lui en échange de lui donner la fille. Sa jambe
se brisera et vous reprendrez votre sœur. » Sasrkva accepte l’épreuve, mais se sert de
sa jambe gauche et, au grand désappointement de ses frères, réussit. Une deuxième
fois, la vieille se présente à ses frères et leur dit : « Il faut croire qu’il a reçu la pierre
avec la jambe gauche. Proposez-lui de recommencer en se servant de sa jambe
droite ! » Sasrkva accepte et, cette fois, sa jambe se brise.

A. Xašba et B. Kukba, Abxazskije Skazki (Légendes abkhazes), Suxum (1935), Nart


Sasrkva, pp. 37-48.
Le recueil publié en 1962 (un volume de texte, un de traduction
russe), Pritključenija Narta Sasrykva i ego 99 brat’ev a publié un récit
plus détaillé (II, pp.  272-285) qui est d’accord avec le texte
précédent. Comme Syrdon n’y paraît pas, je ne le résume pas ici.
Chapitre IV
Comparaisons

De ces récits caucasiens, à travers les inégalités de ton et les


incohérences de détail qui ne sauraient manquer dans un tel dossier
folklorique, se dégage le dessin d’un personnage original, mêlé à la vie
des héros, sans qui même leur vie serait toute changée et peut-être
inconcevable, et qui pourtant se définit constamment par opposition à
eux. Que l’on repasse le rapide signalement donné pp. 199-201 et qu’on
l’étoffe de toutes les interventions et aventures qu’on vient de lire  :
Syrdon s’animera, dans son harmonieuse complexité. Et, avec lui, sa
réplique islandaise, Loki.
Par un amusant paradoxe, Syrdon (et plus encore le Širtta, Šertuko
qu’il est devenu chez les Tchétchènes et chez les Ingouches) est à certains
égards plus surhumain, plus «  mythique  », comme dit Čax Axrijev, que
Loki. Il a plus de dons que lui ; si tous deux se métamorphosent, circulent
vite, découvrent tous les secrets, etc., Syrdon paraît «  savoir  »
davantage  : non seulement ce qui est loin, mais l’avenir  ; il compte
prodigieusement ; ses rapports avec le monde souterrain, son pouvoir de
surgir et de disparaître à volonté sont peut-être aussi plus marqués. Mais
ce ne sont là que des nuances différentes dans deux natures qui se
recouvrent trait pour trait.
On n’aura certainement pas l’idée de chercher, dans le plus ou moins
de malignité que Syrdon manifeste en diverses occasions, la preuve d’une
«  chronologie  », d’une «  évolution  », les récits où il joue des tours aux
Nartes étant supposés « postérieurs » à ceux où il leur rend des services :
tout cela est mêlé, contemporain et, dans sa contradiction même,
cohérent, et c’est justement cette contradiction qui définit la personnalité
de Syrdon  ; c’est à cause d’elle que les Nartes, tout en l’utilisant, le
méprisent, et, tout en le haïssant et le méprisant, le supportent  ; c’est
grâce à elle qu’il peut ajourner longtemps le forfait majeur qui, rompant
ce fragile équilibre, le précipite à sa perte. Il est clair que ces réflexions
valent aussi pour Loki  : les «  vraisemblances  » psychologiques qu’on a
postulées pour faire «  évoluer  » vers le mal un Loki «  primitivement  »
bon, la perspective «  historique  » qu’on a voulu mettre ainsi dans son
dossier, sont artificiels ; Loki se définit, lui aussi, par cette contradiction,
par cette tension, qui fonde sa propre conduite et celle des autres dieux à
son égard.
Laissant au lecteur le soin de vérifier l’étroite analogie des deux
caractères, je n’insisterai que sur une correspondance remarquable entre
les deux conduites parce qu’elle résout la difficulté la plus considérable
du problème de Loki. Cet élément de solution, dont j’essaierai ensuite de
tirer quelques conséquences, peut se formuler d’abord brièvement ainsi :
la mort de Baldr et la mort de Soslan (ou Sosryko) sont des faits
mythiques homologues où Loki et Syrdon jouent des rôles
homologues.

A. La mort de Baldr et la mort


de Soslan-Sosryko
Dans une des Notes jointes aux Légendes sur les Nartes, j’ai signalé
les éléments «  solaires  » qui subsistent dans la carrière du héros
Soslan (ou Sosryko) 1, comme des éléments « fulgurants » subsistent
dans le héros Batradz 2. Ces éléments sont particulièrement
importants dans la légende de sa mort. Je reproduis ce que j’écrivais
à ce sujet en 1930 3 :
Partant des figurations gallo-romaines du « dieu à la Roue » – un dieu tenant une roue
de moyenne grandeur à bout de bras ou sur l’épaule –, Gaidoz a écrit en 1884-1885,
une étude justement célèbre intitulée « Le dieu gaulois du Soleil et le symbolisme de la
Roue ». Grimm, Mannhardt avaient déjà traité la question et sir J.G. Frazer l’a reprise
4
encore dans toute son ampleur à propos du mythe germanique de Baldr . Malgré les
réserves de Frazer, il reste acquis que, dans nombre de cas, les rites européens des
équinoxes et des solstices où figure une roue enflammée sont des fêtes solaires, que
5
cette roue elle-même est un symbole solaire . Le lecteur trouvera chez les auteurs qui
viennent d’être mentionnés de très nombreux exemples de ces scènes rituelles. Une des
plus caractéristiques est celle qui a été décrite, il y a un siècle, à Basse-Kontz
(arrondissement de Thionville, Lorraine), et qui se pratiquait à la Saint-Jean, fête
6
chrétienne du solstice d’été . Ce village est situé sur le flanc d’une colline plantée
d’arbres fruitiers et de vignes qui domine la Moselle. La veille de la fête, écrit Tessier,
les hommes – les femmes sont rigoureusement exclues – s’assemblent au sommet de la
colline où a été placée une grande roue garnie avec de la paille que toutes les maisons
du village ont contribué à fournir. Le maire de la ville voisine de Sierck allume la
paille et aussitôt la roue, guidée par deux jeunes gens agiles qui la tiennent par l’arbre
d’essieu (dépassant de chaque côté de trois pieds), se met à rouler le long de la
colline  ; autour d’elle des hommes courent, tenant des torches de paille. Les deux
jeunes gens qui guident la roue s’efforcent de la mener jusqu’en bas et de la jeter tout
enflammée dans la Moselle ; ils y réussissent rarement, soit que les vignes arrêtent la
roue, soit que la paille ait achevé de brûler avant d’avoir atteint le bas de la pente.
Quand, par extraordinaire, l’opération réussit, on voit là le meilleur présage pour la
vendange.
Qu’on se reporte maintenant aux récits sur la mort de Soslan-Sosryko. Les conteurs ne
savent plus qui est Barsag (ou Marsug, ou Balsag, Balsik…), personnage céleste,
propriétaire de la Roue de Barsag. Mais la Roue elle-même est clairement décrite, et
7
chez les Ossètes, et chez les Tcherkesses .
o 8
Dans les récits ossètes (n  16 a-e) , c’est une roue de type ordinaire ou dentée et, dans
une variante au moins, enflammée, puisqu’elle réduit en cendres les arbres – sauf le
o
bouleau – qui s’opposent à sa course (n  16 b) et puisqu’elle se fait mettre au feu par
son maître avant de rouler sur lui (ibid.). Elle roule du ciel à la terre, à travers forêts et
o
plaines, jusqu’à la mer Noire (à l’Occident !) où elle tombe à l’eau (n  16 a, e). Sosryko
(ou Soslan), quand il l’aperçoit, la poursuit dans une course épique ; une première fois,
grâce au bouleau et au houblon qui l’empêtrent et l’arrêtent, il peut la saisir et
l’emmener en captivité ; mais une seconde fois elle surgit à l’improviste et lui coupe
les jambes. Alors ce sont les deux fils du héros qui la poursuivent en vain jusqu’à la
mer Noire : elle est déjà au fond des eaux. On notera que, dans 16 a, c’est la « fille du
Soleil » qui, pour se venger d’une injure de Sosryko, envoie la Roue contre lui.
Chez les Tcherkesses, la Roue n’est pas si fabuleuse. Elle n’a ni vie propre, ni maître
céleste, et elle n’agit (bien qu’on traduise son nom par « roue magique ») que selon les
principes les plus certains de la mécanique. Mais nous regagnons du côté «  rite  » ce
que nous perdons du côté « mythe » : la roue qui tue Sosryko (18 II, a-f) est une large
roue munie de dents d’acier qui, lors d’une grande réunion des Nartes sur leur habituel
terrain de sport, leur sert d’instrument de jeu  : un groupe de Nartes, en haut d’une
montagne, la précipite sur la pente qu’elle dévale à toute vitesse, et un autre groupe de
Nartes, en bas du mont, la reçoit, l’arrête et la remonte. Quand c’est le tour de Sosryko
– l’invulnérable – d’encaisser le choc, les Nartes lui demandent successivement de
recevoir la roue avec la poitrine, avec le genou, avec le front, jusqu’au moment où il la
reçoit sur son seul endroit sensible, la hanche, et succombe.
9
Ces deux conceptions, assez différentes, se complètent . La Roue fabuleuse chez les
Ossètes et la Roue de fête chez les Tcherkesses présentent l’une et l’autre des traits qui
rappellent les scènes populaires évoquées plus haut, notamment celle de Basse-Kontz.
10
La roue de Barsag a l’apparence et l’usage d’une roue solaire . Sans doute a-t-elle
jadis correspondu, dans des mythes, à quelque accessoire rituel de solstice. Cette
hypothèse devient presque une certitude par le fait que, dans une des variantes ossètes
sur la mort de Soslan, la Roue meurtrière est appelée non point «  Roue de Barsag  »,
11
mais « Roue d’Ojnon », (c’est-à-dire de Jean) , et d’ailleurs qu’elle est au service du
« Père Jean », Fyd Ioanne, c’est-à-dire, comme l’a noté depuis longtemps Vs. Miller, de
saint Jean-Baptiste.

D’ailleurs, aussi bien chez les Ossètes à propos de Soslan, que


chez les Tcherkesses à propos de Sosryko, il y a, ou il y avait encore
récemment, des traces de cultes qui orientent vers la même
interprétation.
Vs. Miller, dans sa liste des dzuar (sanctuaires) d’Ossétie, a
signalé 12 le prétendu « tombeau de Soslan », construction de pierre
en forme de dolmen érigée près de la localité de Nari, entre deux
rivières, au lieu-dit Macuti. « Dans ce bâtiment, dit-il, sur une dalle
de schiste, on voit le squelette bien conservé d’un homme de taille
gigantesque, que la tradition appelle “squelette de Soslan”, c’est-à-
dire du héros bien connu des contes nartes. Sur sa mort, on raconte
la même légende que sur celle de Batraz 13. Près de la tombe, en juin,
les Digoriens viennent égorger des béliers et prier Soslan pour qu’il
leur donne du beau temps. O. Gatujev m’a dit qu’on avait trouvé à
cet endroit un crucifix de cuivre ; il est donc possible qu’il y ait eu là
jadis un sanctuaire chrétien 14. »
Un peu plus loin, dans le calendrier des fêtes 15, et avec une
légère variante dans la date (v ijule au lieu de v ijune), Vs. Miller
précise la valeur de cette fête  : «  Parmi les fêtes locales, on peut
encore signaler le kuvd (banquet, sacrifice) en l’honneur de Soslan ;
il est offert en juillet par les habitants de la région, près du tombeau
qui lui est attribué à Nary, en Digorie. Ils sacrifient à Soslan des
béliers et le prient pour obtenir du beau temps, de la pluie. On ne
voit aucun lien entre les récits épiques sur Soslan et ce kuvd. La
légende qui attribue sa mort à la roue du Fyd Ioanne ou Iuane (saint
Jean-Baptiste), laquelle lui aurait coupé les jambes, ne s’accorde pas
avec l’état, parfaitement intact, du “squelette de Soslan”. On
enregistrera peut-être ultérieurement des traditions expliquant
l’origine de ce kuvd. Nous pouvons seulement dire que le
compagnon de la pluie, l’arc-en-ciel, s’appelle chez les Digoriens
“l’arc de Soslan” (Soslani ænduræ). »
Vs. Miller se mettait en peine pour peu de chose. Il est évident
que le «  squelette de Soslan  » n’est pas une donnée primitive, ne
remonte pas aux premiers temps du paganisme. Quand il a été
découvert, on l’aura placé dans le sanctuaire uniquement parce que,
étant gigantesque, il ne pouvait être que celui d’un Narte, du plus
illustre des Nartes, ou de celui qu’on honorait particulièrement dans
le voisinage, de Soslan. Ce squelette n’est pas mutilé comme l’aurait
exigé la vulgate de l’épopée narte  ? Tant pis. Ne prêtons pas aux
usagers des légendes et des sanctuaires ossètes des exigences que
n’ont pas eues toujours, au Moyen Âge, nos marchands de reliques.
Ce qui est important, c’est  : 1)  le fait du sacrifice annuel  ; 2) sa
destination (beau temps, pluie), et le pouvoir qu’il suppose qu’on
attribue à Soslan ; 3) sa date (juin ou plutôt juillet). On a sûrement
là quelque chose d’archaïque et qui, par-delà l’épopée narte, rejoint
la mythologie préchrétienne des Ossètes, car le nom même de Soslan
(et donc du tcherkesse – repassé ensuite en ossète – Sosryko,
Sewsǝrǝ-q̊o 16) et aussi le nom de son père Sosæj sont en rapport avec
le nom ossète de la saison chaude sos-æn (dig. susæn) et avec le nom
du mois assimilé à juillet (sosæni mæjæ, dig. susæny mæi). On se
rappellera ici d’autre part que l’épisode où Soslan lui-même, trompé
par Syrdon, laisse périr sur un kourgan son jeune compagnon et
prend son deuil (un deuil étrange : il entre dans le ventre d’un bœuf
qu’il vient d’égorger et de vider) est situé par la tradition tægka
amistolæj sosæni astæu, « juste entre juin et juillet 17 ».
Ces indications recueillies chez les Ossètes sont confirmées par
ce qu’on sait de certains cultes païens des anciens Tcherkesses. En
1911, dans la région de Tuapse, le prince N.  Troubetzkoy a pu
encore parler avec des vieillards qui étaient nés dans le paganisme
(disparu vers 1840), et surtout avec un pittoresque bonhomme,
Qarbeč x˚ut, qui, après avoir été musulman fanatique, s’était pris de
haine pour l’islam et se déclarait païen avec ostentation 18. Il a eu
ainsi des renseignements sur ce «  paganisme  » qui, en fait, portait
fortement la marque d’anciennes phases chrétiennes. Mais, à la
révolution russe de 1917, les papiers de Troubetzkoy ont été égarés
et, en 1934, à Vienne, il n’a pu noter que des souvenirs vieux de
vingt-trois ans. Il ne se rappelait plus les noms de toutes les grandes
fêtes mais savait qu’elles se laissaient rapprocher des fêtes de l’Église
orthodoxe. On célébrait une fête printanière de pleine lune (cf.
Pâques)  ; cinquante jours plus tard, une autre fête, au cours de
laquelle on parait les maisons de feuillage (cf. la Pentecôte) ; deux
fêtes d’été, l’une au cours de laquelle on allumait un grand feu (cf.
la Saint-Jean), l’autre consacrée à Šible, génie de l’orage (cf. la
Saint-Elie, 20 juillet)  ; deux fêtes en l’honneur de Merem (la Sainte
Vierge), l’une en automne (cf. l’Assomption, 15 août ; ou la Nativité
de la Vierge, 8 septembre ?), l’autre au solstice d’hiver (cf. Noël). De
ces dernières, Troubetzkoy dit avoir oublié les particularités. Il se
rappelle seulement que, au cours de la fête d’hiver de Merem, on
ornait de rubans et d’étoffes un petit arbre dépouillé de ses branches
jusqu’à la moitié du tronc et qu’on l’apportait dans la maison en
chantant un chant dont le refrain était : « Grande Merem, mère du
grand Dieu, fais-nous vivre tranquilles, fais-nous riches, fais-nous
bien portants 19 ! » Cet arbre s’appelait d’un nom dont Troubetzkoy
ne  garantit pas le phonème final  : Sewsǝrǝs ˙ , ou Sewsǝrǝs, ou
Sewsǝrǝż 20, et qui évidemment inséparable de Sewsǝrǝ-q̊o ; si, comme
il est probable (les autres combinaisons n’ont pas de sens en
tcherkesse), il faut choisir Sewsǝre-ż 21 «  le vieux 22 Sewsǝr  », il est
clair qu’on a une variante du nom de Sewsǝrǝ-q̊o 23. Cela est confirmé
par ce que Qarbeč, interrogé sur le sens de la cérémonie, a répondu
à Troubetzkoy  : Sewsǝreż était le nom d’un homme qui avait fait
beaucoup de merveilles, qui notamment pouvait marcher sur la
mer ; mais il s’enorgueillit et Dieu le punit en lui enlevant une jambe ;
et c’est en souvenir de ce magicien que l’arbre orné s’appelle
Sewsǝreż. Il est bien clair que ce Sewsǝreż amputé de la jambe est le
même que notre Sewsǝrǝq̊o, Sosryko, à qui la Roue a coupé une ou
deux jambes ; et son caractère de sorcier s’accorde avec ce que j’ai
noté moi-même du caractère de Sosryko, en 1930-1931, chez les
Tcherkesses de la région d’Ismit 24. Enfin G.  Deeters, éditeur de
Caucasica, a joint à l’article de Troubetzkoy une note 25 où il renvoie
à une ancienne description de la fête de «  Séossérès  » due au
voyageur Taitbout de Marigny, qui l’avait observée en 1817 26. Voici
cette description  : «  Séossérès [Séozérès (sic) était un grand
voyageur auquel les vents et les eaux étaient soumis. Il est
particulièrement en vénération chez ceux qui habitent près des
bords de la mer] est un jeune poirier que les Tcherkesses coupent
dans la forêt et qui, après avoir été ébranché de façon que les
tronçons restent seuls, est porté chez eux pour y être adoré comme
une divinité. Presque tous en ont un : vers l’automne, le jour de sa
fête 27, on le porte en grande cérémonie dans l’intérieur de la
maison, au bruit de différents instruments et des cris de joie de toute
l’habitation, qui le complimente de son heureuse arrivée. Il est
couvert de petites bougies et, à son sommet, est attaché un
fromage  ; on boit autour de lui du bouza 28, on mange, on chante,
après quoi on le congédie et on le replace dans la cour où il passe le
reste de l’année, appuyé contre une muraille 29, sans aucune marque
divine. Il est le protecteur des troupeaux et a deux autres frères 30. »
Il est probable que ce «  dieu  » n’intervenait pas seulement aux
fêtes d’automne et d’hiver. Un récit qabardi, publié en turc en 1935,
après avoir raconté de la manière ordinaire la mutilation de Sosryko
par la Roue et la bénédiction qu’il donne au loup, se termine
ainsi 31 :
Les Nartes dirent  : Ne laissons pas Sosryko mourir dans ce monde-ci  ! Et ils
l’enterrèrent profondément. Mais, sous la terre, il continue de vivre. Quand arrive le
printemps, de dessous le sol, il chante :
 
Là-haut le ciel bleuit,
là-haut la terre verdit,
sept jours, là-haut,
je veux être libre.
Je veux vivre
pour me venger de mes ennemis,
pour arracher leurs yeux jaloux !
 
On dit qu’au début de chaque printemps on entend ainsi la voix de Sosryko.

Ajoutons enfin que les Tcherkesses attribuent entre autres dons à


Sosryko – comme les Ossètes à Soslan, on l’a vu – une puissance
météorologique  : «  Comme il était malin, il pouvait provoquer la
gelée, faire tomber la neige…  ; quand il combattait, il emplissait
l’air de brouillard  », m’ont dit les Tcherkesses d’Uzun Tarla, en
Anatolie 32.
On entrevoit ainsi ce qu’a pu être le type divin dont les légendes
de Soslan et de Sosryko et les rituels ossètes et tcherkesses
conservent le souvenir. À coup sûr, en partie, «  génie de la
végétation » et héros de fêtes saisonnières : le rituel de Sewsǝreż aura
sûrement rappelé aux humanistes la dendrophorie (arbor intrat) du
culte de Cybèle, rituel qui est lui aussi en rapport avec un grand
malheur, avec Attis, le jeune héros mort de son automutilation ou
tué au cours d’une chasse paysanne (Atys)  ; cette dendrophorie a
lieu le 22 mars, c’est-à-dire au moment précis où, chaque année, le
Sosryko qabardi, du fond de sa sépulture, demande à participer à la
résurrection de la nature, et chante 33. On comprend aussi les
sacrifices des Ossètes au « tombeau de Soslan », en juin ou juillet ; et
la désignation même du personnage par un mot apparenté à sosæn
«  la grande chaleur, juillet  »  ; et l’insistance avec laquelle les
légendes décrivent sa «  descente aux enfers  »  ; et aussi – pour
revenir à notre point de départ – le rôle prêté à la Roue du « Père
Jean » 34 dans la mort du héros. Et l’on découvre comment s’explique
ce qui étonnait Vs. Miller 35  : il y a une profonde relation entre la
Roue du Père Jean et la date estivale du kuvd de Soslan.
Soulignons enfin, avant de quitter le Caucase, l’affabulation que
les Tcherkesses ont donnée au thème de la Roue  : c’est au cours
d’une joute d’adresse, d’un jeu auquel il se prête de bon gré, d’une
«  fête des Nartes  » ou des géants, que, par traîtrise, Sosryko
succombe.
En dépit de l’opinion fréquemment exprimée et récemment
encore soutenue par F. R. Schröder 36, Baldr, lui, n’est pas un génie
de la végétation. Même si on ne le suit pas dans la nouvelle
interprétation qu’il propose (le meurtre de Baldr figurerait une scène
d’initiation de jeune guerrier), il est impossible en effet de ne pas
céder à la critique que Jan de Vries a faite du « Baldr the Beautiful »
frazérien 37. Dans la terminologie de nos études, Baldr est une figure
du premier niveau (souveraineté, religion, droit) et non du troisième
(fécondité, prospérité). Il n’y a pas lieu de nous étendre ici sur ce
dieu si séduisant 38. Il suffira de souligner que, bien que pour des
raisons différentes, l’importance, la gravité de sa mort n’est pas
moindre pour la collectivité à laquelle il appartient que celle du
Soslan des Ossètes, et aussi que c’est au cours d’un vaste jeu, d’une
vraie fête réunissant toute la société que soudain, Baldr succombe,
traîtreusement frappé  : «  Baldr et les Ases, dit Snorri, s’amusèrent
ainsi  ; il se tenait sur la place du þing et tous les autres ou bien
lançaient des traits contre lui, ou bien lui donnaient des coups
d’épée, ou bien lui jetaient des pierres ; mais quoi que ce fût, cela ne
lui faisait aucun mal et cela semblait à tous un bien grand
privilège. » Comme dans le cas du Sosryko tcherkesse, il paraît bien
qu’on a ici la projection légendaire d’une de ces grandes
réjouissances collectives, où toute la société s’ébat, comme les
peuples demi-civilisés en montrent encore, comme les anciens
peuples de l’Europe, de l’Atlantique à la steppe, en organisaient lors
des fêtes capitales, saisonnières ou autres.
La ressemblance va plus loin, s’étend au ressort dramatique des
deux légendes : de même que le Sosryko tcherkesse, trop sûr de son
invulnérabilité, offre complaisamment toutes les parties de son corps
à la Roue que les Nartes lancent contre lui 39, de même Baldr, trop
confiant dans le serment qu’ont prêté tous les êtres, s’offre
complaisamment comme cible aux projectiles des Ases  ; de même
que Sosryko succombe par surprise, parce qu’une partie de son
corps, une seule, la hanche ou le genou, n’est pas invulnérable, de
même Baldr succombe par surprise, parce qu’un projectile, un seul,
le gui, n’a pas prêté le serment de ne pas le blesser 40.

B. Loki et Baldr, Syrdon et Soslan


Ce premier point établi, il est aisé de vérifier que Loki et Syrdon
jouent dans ces deux sombres histoires des rôles homologues. L’un
comme l’autre poursuit de sa haine le jeune et sympathique héros.
L’un comme l’autre tue par procuration, n’est que le ráđbani, «  le
meurtrier par conseil  » et non l’exécutant, le handbani. Pour cela,
l’un comme l’autre use de son don de métamorphose  : Loki se
transforme en femme pour surprendre le secret de l’exception qui
fait du gui l’unique arme possible du crime, puis, sans nouvelle
métamorphose, conseille à l’aveugle Höđr de frapper Baldr avec le
gui et lui indique la direction du coup  ; Syrdon se transforme
d’abord en objets divers (vieux bonnet, objets d’or…) pour
surprendre le secret de l’exception qui fait de la hanche (ou du
genou…) de Soslan-Sosryko l’unique endroit possible de la blessure
mortelle  ; puis, dans les variantes ossètes, tantôt sous sa forme
ordinaire, tantôt successivement sous les traits d’une jeune fille,
d’une vieille femme et d’un vieil homme, il donne à la Roue les
conseils et lui fait les révélations qui lui permettront d’abattre
Soslan ; quant aux variantes tcherkesses, dans la surprise du secret
comme dans l’avis pernicieux, elles ont si bien «  fixé  » la
transformation de Syrdon en vieille femme que Syrdon a disparu et
qu’il ne reste que la vieille femme. Enfin, comme Loki, Syrdon a
commis par ce crime et par la froide haine dont il fait montre
ensuite, son imprudence suprême  : de même que Loki est saisi et
supplicié par les Ases, on voit soit Soslan, avant d’expirer, soit le
cheval de Soslan, soit plus généralement l’ensemble des Nartes
mettre Syrdon à mort et l’enterrer de façon ignominieuse.
Il n’est qu’un trait de la conduite de Loki envers Baldr qui ne se
retrouve pas dans la conduite de Syrdon envers Soslan-Sosryko  :
c’est la cruelle intervention par laquelle, sous les traits d’une
sorcière, il fait mourir Baldr une deuxième fois, confirme sa mort, la
rend irrémédiable, en rompant l’unanimité du deuil qui seule
procurerait sa résurrection. Rien de tel ne suit la mort de Soslan-
Sosryko  : les outrages de Syrdon sont d’autre sorte. Mais on a vu
qu’une scène homologue se rencontre dans l’épopée caucasienne,
simplement appliquée non plus à la mort de Soslan lui-même, mais
à celle d’un jeune garçon, ami et allié de Soslan, que Soslan doit
sauver d’une blessure mortelle pour réussir son entreprise, et qu’il a
commencé en effet à sauver  : pour que le jeune garçon survive à
cette blessure mortelle (ou revive, car elle paraît avoir déjà fait son
œuvre), il suffirait que Soslan le portât d’une traite, sans le poser à
terre, par-delà sept ruisseaux ; sous les traits d’un vieillard, après le
troisième ruisseau, puis sous les traits d’une vieille femme après le
sixième, Syrdon donne par deux fois à Soslan une fausse nouvelle
qui doit l’amener à poser le corps et à s’en aller  ; la première fois,
Soslan ne l’écoute pas ; mais, la seconde fois, il place le corps sur sa
bourka et le laisse sur un kourgan  ; quand il revient, la fraude
découverte, il est trop tard  : la mort est irrémédiable et Syrdon a
déjà jeté « la terre du cadavre 1 ». On voit que le sens de l’épisode,
de la méchanceté est bien le même dans le cas de Loki et dans le cas
de Syrdon. Et si l’on se rappelle l’indication rituelle et temporelle
qui termine le récit ossète et qui situe le deuil que prend à cette
occasion Soslan au moment précis de l’année où les Ossètes font leur
sacrifice à Soslan lui-même («  juste entre juin et juillet  »), on voit
que, bien que sans lien dramatique avec la mort de Soslan, cet
épisode, où Syrdon n’agit d’ailleurs que par hostilité pour Soslan,
doit prolonger un mythe qui, au temps du paganisme, s’appliquait
au même moment, à la même circonstance rituels.
Ainsi le rôle de Loki dans la mort et la «  non-résurrection  » de
Baldr, et le rôle de Syrdon dans la mort de Soslan (et accessoirement
dans la « non-survie » du jeune allié de Soslan) se correspondent et
par leur motivation, et par leur affabulation, et par leurs
conséquences. Comme déjà, en elles-mêmes, on l’a vu, ces deux
morts sont homologues et se fondent sur le même type de
représentations religieuses, on n’a certainement plus le droit
d’examiner séparément le cas Loki-Baldr et le cas Syrdon-Soslan. Du
coup, plusieurs solutions s’éliminent et, en vérité, il n’en reste
qu’une. Il est invraisemblable qu’il faille partir d’un Loki et d’un
Syrdon «  primitivement  » bienveillants et bienfaisants et admettre
que deux «  développements historiques  » (par définition
contingents) les aient transformés dans le même sens et amenés au
même résultat ; qu’ils aient, par exemple, tous deux tourné à l’aigre
sous l’influence du diable chrétien ou mazdéen et qu’ils se soient
trouvés, pour finir, insérés par une suite de hasards parallèles dans
deux grands crimes de signification et de portée analogues, avec des
rôles exactement équivalents.
Mais il n’est pas moins invraisemblable qu’un des deux
seulement, Loki ou Syrdon, ait eu d’emblée, de toujours, la figure
complexe qui ressort de son dossier, y compris sa participation au
grand crime final, et que l’autre au contraire n’ait obtenu, rejoint
cette figure que par un « développement historique ». Or, tout porte
à croire que le rôle de Syrdon dans la mort de Soslan est
fondamental, primitif, qu’il couronne par un crime inexpiable mais
prévisible une carrière ambiguë et il est clair que, dans cette
histoire, Soslan ne doit rien au Christ supplicié ni Syrdon au diable
ou à Judas  ; si donc il reste probable, comme je l’ai dit plus haut,
que certaines expressions de Snorri à propos de Baldr témoignent
qu’une analogie a été sentie entre le Christ et Baldr et s’il reste
possible que le diable ait déteint sur Loki, nous devons néanmoins
penser que, avant toute intervention chrétienne, le drame de la mort
de Baldr et les rôles des deux protagonistes étaient déjà fixés ; que
par conséquent la complexité et l’ambivalence de Loki, ou plutôt ses
ambivalences (serviable et nuisible, bouffon malicieux dans la
«  petite mythologie  » et criminel endurci dans la «  grande  »), sont
congénitales. Bref, un des résultats de notre recherche comparative
est de réduire à peu de chose, dans l’étude de Loki, le problème
d’évolution religieuse et de le remplacer par la définition d’une
structure  ; le parallélisme Syrdon-Loki garantit l’unité, l’harmonie
essentielle du caractère et de toutes les actions de Loki.
Enfin, la médiation des variantes relatives à la mort de Soslan-
Sosryko permettra aux germanistes de mieux comprendre,
d’apprécier à leur juste et mince valeur la diversité, les
contradictions mêmes qu’ils ont relevées entre les récits relatifs à la
mort de Baldr : sur ces points homologues, la tradition germanique
ne devait pas avoir plus d’uniformité ni de cohérence que la
tradition caucasienne. On peut même s’amuser à remarquer que, par
rapport à l’Edda de Snorri (où la perfidie de Loki éclate, sous son
nom), les deux récits de Saxo Grammaticus (où Loki n’apparaît pas,
mais où c’est quand même un conseiller, hostile à Balderus, qui
révèle à Hotherus le seul moyen de tuer Balderus) se situent de la
même manière que, par rapport aux variantes ossètes (où la perfidie
de Syrdon éclate, sous son nom), les variantes tcherkesses (où
Syrdon n’apparaît pas, mais où c’est quand même une conseillère,
hostile à Sosryko, qui révèle aux ennemis de Sosryko le seul moyen
de le tuer). Cette rencontre n’a, bien entendu, pas de signification
particulière  ; elle permet seulement cette constatation de bon sens,
que l’ampleur des divergences entre les variantes germaniques ne
dépasse pas la normale et ne comporte pas, ne supporte pas les
lourdes conséquences que certains ont prétendu en tirer 2.
 
Dans les sciences dites humaines comme dans les autres, on ne
résout ni ne supprime un problème sans qu’aussitôt un autre
surgisse à sa place. Nous n’échapperons pas à cette fatalité. Le
succès même de la confrontation nous met en demeure d’expliquer
l’étroite parenté de Loki et de Syrdon, c’est-à-dire de faire un choix
dans le quadrille d’hypothèses qui se forme toujours en pareil cas.
Loki a-t-il été directement ou indirectement calqué sur Syrdon par
les Scandinaves ou leurs ancêtres, ou Syrdon calqué sur Loki par les
Ossètes ou leurs ancêtres, et cela soit par emprunt de société à
société, soit par fusion de sociétés, de tribus nomades, comme il a
dû s’en produire dans les steppes de l’Europe orientale  ? Loki et
Syrdon ont-ils été l’un et l’autre empruntés au folklore ou à la
mythologie, conservée ou aujourd’hui disparue, d’un même
troisième peuple  ? Les analogies d’organisation sociale, de
civilisation matérielle et morale qui ont existé entre les Ossètes (ou
les Scythes) et les Scandinaves (ou les Germains) permettent-elles de
concevoir la formation indépendante de ces deux personnages de
même type et des légendes où ils interviennent ? Loki et Syrdon ont-
ils été l’un et l’autre hérités, conservés par les Ossètes et par les
Scandinaves à partir d’un même prototype datant soit de l’unité
indo-européenne soit d’une unité partielle ultérieure où futurs
Ossètes et futurs Scandinaves se seraient encore trouvés associés  ?
Annonçons-le tout net : nous sommes en état de recommander, mais
pas encore de démontrer la dernière hypothèse, notre principal
argument n’étant que négatif : les trois premières sont évidemment,
en elles-mêmes, très peu probables.

C. Emprunts ?
La première hypothèse, celle de l’emprunt, consisterait en
somme à reprendre, autrement orienté, appliqué à une matière plus
précise, le thème du Ragnarök d’Axel Olrik 1. On sait que cet auteur
a supposé que les légendes eschatologiques des Scandinaves, de la
Völuspá et de Snorri, étaient venues de l’Orient, du Sud-Est
européen, exactement du Caucase ; en particulier que Loki enchaîné
et déchaîné était le démarquage nordique de ces Artavazd, Amirani,
Rokapi, Abrskil, etc., de ces «  Prométhées  » qui peuplent tant de
cavernes dans les hautes montagnes du Caucase. Chose étrange, ce
puissant érudit n’a rien retenu de l’épopée ossète, il a passé à côté
de Syrdon et de Soslan sans les voir, parce que son attention était
centrée sur les Weltuntergang, sur la fin de ce monde, et que, bien
sûr, les légendes sur les Nartes, aventures humaines et non
cosmiques, ne lui fournissaient pas sur ce point de matière de
comparaison 2. Mais devons-nous, mutatis mutandis, reprendre ce
moyen d’explication ? Sans doute non, et d’abord pour la raison qui
fait qu’Olrik n’a pas été généralement suivi  : les Scandinaves sont
bien loin du Caucase et, des contacts directs étant évidemment
exclus, on voit mal quel aurait été l’intermédiaire. Olrik a proposé
les Gots, les Gots orientaux qui ont en effet rôdé sur les bords de la
mer Noire (où ils ont laissé un petit résidu, les « Gots de Crimée »,
qui parlaient encore leur langue au XVIIIe siècle) et qui ont pu établir
des «  chemins  » de diverses sortes vers les Germains du Nord.
L’année même qui a suivi la publication du Ragnarök, dans quelques
pages des Danske Studier 3, Olrik a pensé avoir résolu le problème,
c’est-à-dire avoir établi un contact historique précis, et en même
temps une rencontre littéraire, entre Gots et Tcherkesses au IVe siècle
de notre ère. Mais son article est un de ces petits égarements que la
Providence inspire une ou deux fois dans leur vie aux plus grands
savants pour les rappeler à l’humilité. Tout y est d’une grande
naïveté. Olrik prend au sérieux l’extravagante «  histoire  » des
Tcherkesses cuisinée par Šora Bekmursin Nogmov et servie
en  allemand par Ad. Bergé en 1866 4  ; il admet l’étymologie
fantaisiste du nom indigène des Tcherkesses, adǝğe à partir des
anciens Antes, traités de Caucasiens pour les besoins de la cause ; il
admet qu’un fragment de chant tcherkesse (sur un chef nommé
Bakssan, tué avec son peuple par le nommé Gut), chant noté au
XIX   siècle, peut être relatif à des événements du IV   ; dans les
e e

circonstances vagues qu’il déduit de ce chant, il découvre la version


tcherkesse d’une catastrophe que les Ostrogots infligèrent à un roi
des Antes nommé Box (ou Boz) et dont l’historien Jordanès (Getica,
ch.  48) a fait mention  ; il ne reste plus qu’à décréter que,
phonétiquement, Boz, Box est la même chose que Bakssan, ce qui est
fait allègrement p. 17… Bref, rien n’est à retenir de cette tentative.
Non pas qu’il soit exclu que les Ostrogots aient rencontré, au
cours de leurs pérégrinations, non seulement des ancêtres des
Tcherkesses mais aussi les ancêtres des Ossètes ou du moins de
tribus apparentées et en possession d’un folklore analogue. Mais
nous avons vu à quel point le vaste dossier de Syrdon et celui de
Loki, y compris les épisodes de la mort de Soslan-Sosryko et de la
mort de Baldr, forment chacun un tout et à quel point l’action de
Loki et celle de Syrdon pénètrent l’ensemble des récits nartes et
l’ensemble des mythes scandinaves. Il faudrait donc supposer  :
d’abord que les Gots ont emprunté à ces peuples de la Russie
méridionale un morceau de mythologie très considérable et bien
articulé  ; puis qu’ils l’ont fait passer de proche en proche jusque
dans la Scandinavie occidentale ; enfin que cet intrus a bouleversé,
rénové la mythologie des Norvégiens. Pour m’engager dans cette
voie, je demande un peu plus que la possibilité théorique des
contacts entre Ostrogots et peuples caucasiens.
Mais surtout – et nous touchons ici à l’un des points les plus
délicats de notre étude – pourquoi disons-nous que le dossier Syrdon
et le dossier Loki sont inséparables  ? Parce qu’on y constate une
correspondance totale entre deux types pourtant complexes, c’est-à-
dire une correspondance entre leurs natures, dons, situations
sociales, moyens d’action, contradictions internes, etc. ; parce que le
déroulement de leurs deux carrières est aussi le même, aboutissant
dans les deux cas et pour la même raison à la même catastrophe ; en
particulier parce que, entre le récit sur la mort de Baldr et les récits
sur la mort de Sosryko et entre les parts qu’y prennent
respectivement Loki et Syrdon, existent les nombreuses similitudes,
de sens et de forme, qui ont été signalées plus haut. Tout cela exclut
le hasard et pose le problème qui nous arrête. Il n’en reste pas moins
que, si l’on confronte terme à terme les parties les plus évidemment
homologues des deux dossiers, jamais il n’y a de ces superpositions
rigoureuses qui commandent ou recommandent l’explication par
l’emprunt. Par exemple, dans les récits sur la mort de Baldr et sur
celle de Sosryko, il y a cette correspondance très remarquable que
ces deux sympathiques héros, presque invulnérables, succombent au
cours d’un grand jeu auquel, se croyant à l’abri d’un coup mortel, ils
se prêtent complaisamment ; mais ces deux jeux, tout en consistant
l’un et l’autre à lancer sur le héros des projectiles normalement
dangereux et ici, exceptionnellement, inoffensifs, ne se recouvrent
pas, la Roue, si caractéristique des récits caucasiens, n’intervenant
pas dans les récits scandinaves. L’immunisation et l’exception
unique ont le même rôle à propos de Baldr et à propos de Soslan-
Sosryko, mais sous des formes constitutivement différentes  : ici,
invulnérabilité de tout le corps, sauf de la hanche (ou du genou…) ;
là, neutralisation de tous les projectiles, sauf du gui. Loki, sous les
traits d’une sorcière, rend définitive la mort de Baldr quand elle est
encore remédiable, comme Syrdon, sous les traits d’un vieillard et
d’une vieille femme, rend définitive la mort du jeune allié de Soslan,
et cette manifestation de méchanceté est un thème rare, dont on ne
signale pas d’autre exemple dans les folklores européens  ; mais le
détail est différent dans les deux cas et, chez les Ossètes, il s’agit non
pas de Soslan lui-même, mais d’un compagnon chéri et précieux de
Soslan, si bien que la méchanceté de Syrdon tend cette fois à affliger
Soslan et à lui nuire, non à le supprimer. On multipliera aisément
les exemples. Au cours des conférences où ce livre a été préparé, j’ai
prié un étudiant, à titre de contrôle, de relever dans les deux
dossiers ce qui peut passer pour des correspondances de détail
significatives ; voici tout ce qu’il a trouvé : 1° le « bain de siège » qui
est, en plein milieu de la rivière, infligé à Syrdon accroché à la
queue du cheval de Soslan, rappelle le «  bain de siège  » subi, au
milieu de la rivière, par Loki accroché à la ceinture de Þórr 5  ;
2°  pendant que la Roue de Barsag était sur la forge du forgeron
céleste, Syrdon a volé des fragments de son fer, ce qui l’a affaiblie,
comme Loki a causé un défaut au marteau de Þórr pendant qu’un
nain forgeron le fabriquait 6. Et c’est tout, et ces correspondances
mêmes qui comportent de grosses différences, s’insèrent en des
points fort différents, nullement homologues, des deux dossiers.
Des critiques étourdis tireront sûrement argument de cette
constatation, qu’ils appelleront un aveu, pour détruire à peu de frais
les conclusions du rapprochement Loki-Syrdon, pour dire qu’elles se
bornent à constater des correspondances «  générales  » qui ne
prouvent rien. Ils auront tort. Pour détruire ce livre, il faudra
découvrir, dans les littératures anciennes et modernes, d’autres
personnages qui ressemblent à Loki et à Syrdon autant que Loki et
Syrdon se ressemblent entre eux  : sous une réserve qui sera faite
tout à l’heure 7, et qui est d’ailleurs une confirmation, ce troisième
larron n’existe pas. Les correspondances relevées ne sont pas
générales, mais précises, en elles-mêmes et dans leur agencement  ;
sur les points essentiels, d’ailleurs solidaires, des deux dossiers, elles
définissent un schéma commun qui n’est nullement, en dépit du jeu
de mots qui s’offre, schématique ni banal, mais au contraire original
et complexe et qu’on ne retrouve pas ailleurs (schéma du caractère
de Loki et de Syrdon, schéma de la mort de Baldr et de Soslan-
Sosryko)  ; seulement, dans l’affabulation, ces correspondances
comportent toutes – et, laissant là les censeurs futurs, nous revenons
à notre propos – une marge de liberté telle que je ne vois pas le
moyen de tirer Loki de Syrdon ni Syrdon de Loki. Et c’est l’objection
la plus grave contre toute explication par l’emprunt, direct ou
indirect, de la Scandinavie au Caucase ou du Caucase à la
Scandinavie ; objection qui vaut aussi contre la deuxième hypothèse
formulée plus haut, à savoir l’emprunt fait, indépendamment, par le
Caucase et par la Scandinavie à un même peuple indéterminable,
étranger à l’un et à l’autre 8.
D. État social et mythologie
La troisième hypothèse a contre elle d’être obscure, de faire
uniquement appel aux rapports de causalité qui lient l’état social,
économique, culturel d’un peuple et les produits de son imagination.
Ces rapports sont réels, cette causalité joue. Mais dans des
conditions et dans des limites qu’on ne peut préciser. De plus, dès
qu’il ne s’agit plus de simples et évidentes transpositions de
l’expérience courante, une telle explication tombe dans l’arbitraire.
J’ai moi-même signalé plusieurs fois 1 les remarquables
rencontres de thèmes légendaires qui s’observent entre Celtes,
Germains et Ossètes (ou Scythes), soulignant que ces rencontres
s’expliquent en grande partie par des conditions de vie analogues :
intensité de la vie collective, grandes beuveries (coupes celtiques,
Nartamongæ) et toute la casuistique des préséances masculines et
féminines, des rivalités, des défis, des concours  ; parlotes,
jugements, jeux sur le þing scandinave, sur le nyxæs ossète, sur la
place «  au nord-est d’Emain-Macha 2  »  ; existence de bandes
guerrières avec initiation (Batradz et Cúchulainn, plongés dans les
cuves d’eau froide ; Fianna, Harii, Berserkir) ; pratique de la chasse,
des razzias  ; souveraineté magique (talismans des Scythes, des
Tuatha Dé Danann)… Tout cela est évident et il n’est pas étonnant
que des légendes reproduisant des modes de vie apparentés aient un
air de famille. Le « type » de Loki et de Syrdon peut-il avoir été ainsi
soit suscité, soit du moins précisé, orienté indépendamment chez les
Ossètes et chez les Scandinaves par des faits d’expérience et par des
traits de vie sociale analogues ?
Oui et non. On croira volontiers que, dans ces sociétés où la vie
commune, publique, est très développée, où justement la parlote,
l’astuce, le conseil sont de pratique et de nécessité journalières, où
les susceptibilités, les rivalités déclarées ou latentes offrent une
matière surabondante aux intrigants, il ait existé couramment un
type social correspondant en gros à Loki et à Syrdon, susceptible de
se styliser ici en Loki, là en Syrdon 3. Les sagas, les biographies
islandaises consignent plusieurs cas, plus ou moins romancés peut-
être mais très plausibles, de conseillers pernicieux, qui font le mal
sans raison, de fauteurs d’intrigues et de discordes – généralement
des bannis ou des hommes de naissance inférieure –, d’hommes
ingénieux et imprévoyants qui, poussés par la haine ou par leur
démon, marchent d’imprudence en imprudence jusqu’à la
catastrophe  : pour m’en tenir aux grands textes, le Skamkal de la
Saga de Njáll (chap. XLVII-LIII), le Björn de la Saga de Grettir (chap. XXI-
XXII) font penser à Loki, en moins complexes. Si nous avions des
sagas, des biographies de chefs ossètes ou tcherkesses, il est
probable que nous y verrions, par la force des choses, agir des
Syrdon, fonctionner ce qu’on a presque envie d’appeler un rouage
social, tant il paraît peu évitable dans cette forme de société. Mais
on touche immédiatement les limites étroites de ce genre
d’explication  : le caractère ambigu (serviable, pernicieux) qui fait
l’intérêt de Loki et de Syrdon ne se retrouve pas dans ces
personnages des sagas, mauvais tout d’une pièce, sauf parfois un
certain dévouement à leur seul patron  ; Björn, Skamkal, tout
ingénieux qu’ils sont dans le mal, n’ont qu’une intelligence ordinaire
qui ne les distingue pas du reste de la société : nous sommes loin de
ce Loki, de ce Syrdon auxquels la société entière, menaçante,
hostile, vient pourtant demander le «  service d’esprit  » que seul il
peut rendre ; d’autre part, la faculté de métamorphose de Loki et de
Syrdon et leurs dons surhumains, leurs rapports avec l’autre monde,
leur aptitude à surgir et à disparaître, ne peuvent sortir, même par
stylisation, de la pratique sociale ; enfin et surtout, il y a le dernier
épisode, les rôles si analogues de Loki et de Syrdon dans les
légendes de la mort de Baldr et de la mort de Soslan-Sosryko, que la
chronique quotidienne ne saurait avoir produits et qui doivent
s’expliquer à partir de l’ensemble mythique, religieux (peut-être
même, anciennement, rituel) dont ils font partie, – et sur ce point
essentiel, il est clair qu’il est tout à fait vain d’expliquer les
analogies thématiques des légendes caucasiennes et scandinaves par
la ressemblance des formes sociales ; l’accord, les raisons de l’accord
restent mystérieux 4.
Il n’en demeure pas moins un fait géographiquement et
ethnographiquement remarquable, auquel il a été fait incidemment
allusion plus haut 5  : dans toutes les mythologies, dans tous les
folklores connus, ce n’est ni Hermès ni Prométhée ni Héphaïstos, ni
non plus Typhon ni Lucifer, ni bien entendu Lug ni Wieland 6, ni le
culture-hero ni le trickster des Indiens de l’Amérique du Nord 7 qui
rappellent le plus le type de Loki et de Syrdon : c’est un personnage
de l’épopée irlandaise, du cycle des Ulates, c’est Bricriu (ou Bricne)
Nemthenga (ou Nemthengtha) ; « Bricriu (à la) langue venimeuse ». Il
n’est pas probable que ce soit le hasard qui, sur ce point encore,
rapproche le monde celtique du monde germanique et du monde
scythique  : les conditions analogues de vie matérielle et morale
doivent bien être pour quelque chose dans cette rencontre.
Bricriu sert souvent aux Ulates de messager et généralement leur
est utile, car il est intelligent : c’est l’homme des « plans » et, dans
les textes tardifs, il est volontiers présenté comme un ollam, comme
un savant ; on le voit signalé, à la fin de l’inventaire de la maison du
roi Conchobar comme « l’homme d’une grande utilité 8 ». Mais il est
insolent injurieux, menteur, cupide, sans scrupule, et sa joie est de
semer la discorde entre les chefs, entre les clans, entre les femmes. Il
est curieux, découvre les secrets 9 et, devinant les malheurs dont les
autres n’ont pas encore pris garde ou prévoyant les malheurs à
venir, il se fait un malin plaisir de les révéler ou de les
prophétiser 10. Il est couard et tâche de ne pas participer aux
combats  ; il reste neutre dans la grande guerre où les siens sont
engagés à l’occasion de la Táin. Les Ulates le supportent
impatiemment et l’emploient tout en se défiant de lui et en le
méprisant. Par une sorte de fatalité, il se trouve souvent en posture
ridicule : tombant du haut de son balcon dans le fumier lors de son
fameux festin 11 ; marchant à contrecœur quand Fergus menace de le
tirer par les cheveux  ; lancé dans le feu par un coup de pied de
Ceinnliath et sauvé de justesse par les domestiques 12… On connaît
le récit intitulé Fled Bricrend, « le festin de Bricriu » : les traits malins
de son caractère y éclatent. Quand il invite les Ulates, leur premier
mouvement est de refuser 13 :
§  5.  Cela arriva un jour qu’il y avait l’assemblée des Ulates à Emain Macha. On lui
souhaita la bienvenue et on l’assit à côté de Conchobar. Il s’adressa à Conchobar et aux
Ulates en même temps. « Venez chez moi, leur dit-il, consommer un festin avec moi. »
« Je suis d’accord, dit Conchobar, si les Ulates sont d’accord. » Fergus mac Roig et les
nobles d’Ulster aussi répondirent en disant : « Nous n’irons pas, car nos morts seront
plus nombreux que nos vivants après que Bricriu nous aura enflammés les uns contre
les autres si nous allons consommer son festin. »
§  6.  «  Ce sera bien pire pour vous, dit-il, ce que je ferai si vous ne venez pas avec
moi.  » «  Que feras-tu donc, dit Conchobar, si les Ulates ne viennent pas avec toi  ?  »
« Je ferai en sorte, dit Bricriu, que les rois, les princes, les héros de valeur et les jeunes
guerriers se querellent, si bien qu’ils se tueront les uns les autres s’ils ne viennent pas à
mon festin. » « Nous n’irons pas avec toi à cause de cela », dit Conchobar. « Je ferai des
querelles entre le fils et le père si bien qu’ils s’entretueront. Si cela ne réussit pas, dit-
il, je ferai des querelles entre les filles et leurs mères. Si cela ne réussit pas, je ferai se
battre les deux seins de chaque femme, si bien qu’ils en viendront à des coups mortels
et qu’ils seront meurtris et pourris. » « Il vaut mieux y aller », dit Fergus. « Entretenez-
vous, dit Sencha, fils d’Ailill, à son sujet avec les nobles Ulates si vous le voulez bien. »
« Il n’en sortira que du mal, dit Conchobar, s’il n’est pas tenu conseil contre lui. »

Puis, quand le festin va commencer :


§  8. Bricriu agitait dans son esprit comment il provoquerait des querelles entre les
Ulates quand vinrent à ses côtés les garants des champions. Quand furent claires dans
son esprit sa réflexion et sa décision, il alla trouver la troupe de Loegaire Buadach, fils
14
de Connad, fils d’Iliach … !

Et, à l’insu les uns des autres, il excite successivement Loegaire,


Conall, Cúchulainn à briguer «  le morceau du héros  ». Ensuite il
retourne au milieu de ses gens, «  calme comme s’il n’eût provoqué
aucune querelle…  » Un peu plus tard, la querelle des trois héros
ayant fait long feu :
Bricriu et sa reine étaient dans leur appartement. L’état de sa maison royale lui était
bien visible de son lit, et comment les choses étaient. Il agita dans son esprit comment
il pourrait provoquer une querelle des femmes comme il avait fait une querelle des
hommes… Tandis que la tête de Bricriu travaillait ainsi, il arriva que la femme de
Loegaire sortit du palais avec cinquante compagnes pour se dégager le cerveau, que la
15
bière et l’eau-de-vie avaient alourdi …

Et entre les femmes de Loegaire, de Conall et de Cúchulainn, il


suscite un conflit de préséances…
Sa mort, enfin, répond à sa vie. Il n’a pas participé à la Táin (du
moins dans une des versions) parce que, juste avant, à la suite d’une
parole insolente, Fergus, à qui il était venu demander des présents et
avec qui il faisait une partie, lui a abattu sur la tête son poing et les
cinq pièces d’échecs qu’il tenait 16 : pendant un an, l’année que dura
la Táin, il est resté alité et il ne s’est montré que pour le dernier jour,
le jour où les deux taureaux, causes de toute l’aventure, vont lutter
l’un contre l’autre. Suivant une des versions, Bricriu, de lui-même,
en spectateur, vient assister au combat avec tous les autres héros
survivants 17 ; d’après l’autre version, ce sont les Irlandais qui (à titre
de sanction pour sa scandaleuse abstention dans les périls de la
guerre) le désignent pour assister, comme témoin officiel, au
combat 18. Quoi qu’il en soit, les deux taureaux, tout en se
pourchassant et s’encornant, bondissent sur l’endroit où est Bricriu
et le piétinent, l’enfonçant à une coudée dans le sol 19.
On reconnaît, avec des nuances qu’explique assez une société
plus royale et féodale que les sociétés germaniques et scythiques,
des traits importants des personnages de Loki et de Syrdon. Mais
d’autres traits sont aussi marqués  : l’avidité, la cupidité de Bricriu
paraît bien répondre à une pente non seulement de l’imagination
mais de la passion irlandaise et généralement celtique. Et surtout il
manque un trait sûrement essentiel  : la mort ignominieuse du
perfide et ridicule Bricriu ne châtie pas un crime comparable à ceux
du ráđbani Loki et du haineux Syrdon  ; si quelque jeu périodique,
quelque mythe de fête est à l’origine du thème de la Táin et
spécialement du combat final des deux taureaux, il ne rappelle ni le
jeu des Nartes lançant la Roue sur Sosryko ni le jeu des Ases lançant
sur Baldr des projectiles de toutes sortes ; et Bricriu, dans l’affaire,
ne brille que par sa lâche absence.
De plus, le type de Bricriu, dans la pensée des Irlandais, est
intégré à un système dont la Scandinavie 20 et l’Ossétie n’ont pas
l’équivalent  : il est surtout, si l’on peut dire, la moitié d’un
mécanisme bien équilibré ; il est le fauteur de discorde et de guerre
auquel s’oppose le spécialiste de la paix et de la concorde, Sencha
Mór, «  le pacificateur des armées de l’Ulster 21  », qui, du levant au
couchant, calmerait tous les hommes du monde « par ses trois belles
paroles », da thri findfoclaib. Dans l’Aided Guill meic Carbáda, Sencha,
en secouant le rameau de paix, calme Conchobar que Bricriu vient
d’exciter contre Cúchulainn 22. Dans la Fled Bricrend, c’est Sencha qui
calme les trois compétiteurs du « morceau du héros » que Bricriu a
traîtreusement opposés 23.
Il s’agit sans doute ici d’une conception celtique, de deux types
constitutivement accouplés, dont l’un fait donc attendre l’autre, car
on les retrouve, schématiquement indiqués, dans le Mabinogi de
Branwen, qui raconte l’extermination presque complète d’une vieille
population de l’île de Bretagne 24. Les fils de Llyr, Bendigeit Vran
(Bran) et Manawyddan, rois de l’île de Bretagne, ont avec eux leurs
deux demi-frères (inférieurs  : par la mère), Nissyen et Evnissyen  :
« L’un de ces jeunes gens était bon, il mettait la paix au milieu de sa
famille quand on était le plus irrité ; c’était Nissyen. L’autre mettait
aux prises deux frères quand ils s’aimaient le plus 25. » Et c’est bien
ainsi qu’ils se comportent tout au long de l’histoire  : Evnissyen
mutile les chevaux donnés au roi d’Irlande qui vient d’épouser la
sœur de Bran et de Manawyddan et provoque ainsi les représailles et
la guerre 26. Puis, dans le banquet qui marque la conclusion de la
paix, après avoir d’ailleurs intelligemment et légitimement déjoué
une ruse des partenaires 27, il jette brusquement dans le feu le tout
jeune fils du roi d’Irlande (en faveur de qui son père vient
d’abdiquer), que Nissyen avait au contraire affectueusement
appelé 28  : il en résulte un combat et un grand carnage. Mais la fin
d’Evnissyen rachète un peu ces méfaits, car elle ne manque ni de
courage ni d’abnégation  : les ennemis, les Irlandais, grâce à un
grand «  chaudron de résurrection  », ressuscitent tous leurs tués,
tandis que les morts gallois restent morts, ce qui doit fatalement
entraîner la défaite de Bran et de Manawyddan, des Gallois, dans
cette guerre qu’Evnissyen a provoquée et rallumée. Alors,
Evnissyen, voyant sur le sol les corps privés de renaissance des hommes de l’Île des Forts
29
(= l’île de Bretagne) , se dit en lui-même : « Ô Dieu, malheur à moi d’avoir été la
cause de cette destruction des hommes de l’Île des Forts ! Honte à moi, si je ne trouve
pas un moyen de salut  !  » Il s’introduisit au milieu des cadavres des Gwyddyl
(= Gaëls, Irlandais). Deux Gwyddyl aux pieds nus vinrent à lui et, le prenant pour un
des leurs, le jetèrent dans le chaudron. Il se distendit lui-même dans le chaudron au
30
point que le chaudron éclata en quatre morceaux et que sa poitrine à lui se brisa .
C’est à cela que les hommes de l’île [de Bretagne] durent tout le succès qu’ils
obtinrent : il se réduisit à ce que sept hommes purent s’échapper…
Ainsi ce fléau des Gallois (et des Irlandais), par son sacrifice
inattendu, permet à sept notables, dont Manawyddan et Bran (mais
celui-ci mortellement blessé d’un coup de lance empoisonnée), de
survivre à la ruine de leur armée.
Ces héros, Bricriu et Evnissyen, constituent, je le répète, ce qu’il
y a, dans l’ancienne Europe, de plus proche de Loki et de Syrdon.
L’analogie n’est pas niable, bien qu’elle n’atteigne pas aux
rencontres précises du dieu scandinave et du héros ossète. Mais cela
laisse entière la question que nous débattons  : la ressemblance
d’organisation sociale et de civilisation entre Scandinaves, Ossètes,
Irlandais, explique peut-être la ressemblance de caractère et de
conduite entre Loki, Syrdon (et partiellement Bricriu)  ; elle ne
saurait expliquer l’identité des rôles que les légendes attribuent à
Loki, à Syrdon (mais non à Bricriu) 31 dans le meurtre d’un « bon »
héros, Baldr ou Soslan. Il y a là une affabulation devant laquelle les
considérations de sociologie structurale sont impuissantes 32.

E. Éléments psychologiques du type


Loki-Syrdon
Tout en réservant ces questions d’origine, il n’est pas impossible
de faire quelques progrès dans l’interprétation du type de Loki et de
Syrdon 1. Nous venons de voir que l’expérience sociale de l’ancienne
Europe a pu le susciter en partie, fournir d’importants éléments aux
imaginations qui le composaient. À la différence des dieux engagés
dans la grande tripartition indo-européenne, à la différence d’Óđinn
et de Týr, de Þórr, de Njörđr et de Freyr, Loki n’est pas le patron
d’une «  fonction  » régulière, nécessaire (ce qui explique qu’il ne
reçoive pas de culte), mais il illustre, pour une part, une « situation »
tellement fréquente et naturelle qu’elle pouvait passer pour
nécessaire et régulière.
Mais il y a sûrement autre chose. Il y a toujours autre chose que
la «  fonction  » ou la «  situation  » dans un dieu. D’une part chaque
fonction ou situation comporte un caractère, une forme d’esprit
idéal, que le dieu qui l’incarne a charge de représenter  : jalousie,
fureur, générosité, sensualité, etc., se répartissent, se combinent et
s’expriment différemment, par exemple, aux trois niveaux du
monde. D’autre part chaque fonction ou situation a une affinité
particulière avec une ou plusieurs parties du macrocosme, une ou
plusieurs des forces qui contribuent à son équilibre  : Óđinn (ou
Varun.a) n’est pas seulement le Roi et le Voyant, Þórr (ou Indra)
n’est pas seulement le Guerrier et le Fort, ni Njörđr et Freyr (ou les
Nāsatya) les Producteurs et les Riches ; des mythologies du ciel et de
l’ordre universel, de l’atmosphère et de la tempête, de la terre et de
la sexualité, s’associent, en images, en théorie dramatisée, à ces
définitions sociales et à ces modèles psychologiques. Il est probable
qu’il en est de même pour Loki : des éléments psychologiques et des
éléments naturalistes, sentis comme liés par nécessité ou
convenance à la « situation » sociale précédemment définie, ont dû
nourrir l’affabulation. Commençons par les éléments
psychologiques, qui sont ici les plus considérables.

1. L’intelligence impulsive
À la faveur de la «  situation  » sociale qu’expriment Loki et
Syrdon, les Scandinaves et les Ossètes ont poussé assez loin
l’exploration d’une des forces les plus étranges de la nature qui n’est
autre que l’activité cérébrale de l’homme. Car Loki et Syrdon
tranchent d’abord sur tout – ou presque tout – ce qui les entoure par
cela : ils sont plus intelligents ; d’une intelligence qui a sa forme et
ses limites et qu’il faut définir, mais qui est en évidence.
L’exploration est d’ailleurs double, couvre ce que nous appellerions
et la sociologie et la psychologie de l’esprit.
Loki et Syrdon sont des êtres «  en marge  », de naissance
inférieure, traités en inférieurs, incomplètement adoptés par la
société et se détachant eux-mêmes de la société 2 ? Mais n’est-ce pas
une expérience courante, de tous les pays et de tous les temps, et qui
a partout inspiré les littérateurs, que l’esprit souffle où il veut,
ignorant les barrières sociales quelles qu’elles soient, et que tout
régime comporte ce scandale : l’appétit et le don du savoir éclatant
dans un valet, ou dans un bâtard, ou dans un nabot, ou dans un
hors-la-loi ou simplement dans un étranger  ? Et n’est-ce pas une
autre expérience que souvent un homme « né » sort de sa place et de
son cadre, se déracine et se déclasse, parce qu’il est, comme on dit,
«  trop intelligent  »  ? Pour ces raisons et pour quelques autres,
devant ce prodigieux ressort de subversion qu’est une pensée
inquiète, l’ordre établi n’a-t-il pas des réactions de défense,
d’hostilité – qui amènent par contrecoup l’esprit à consacrer une
partie plus ou moins grande et souvent de plus en plus grande, de
ses dons à ruser, à tromper, à intriguer, et aussi quand la sensibilité
s’en mêle et s’aigrit, à persifler, à nuire, à haïr  ? Dans Loki, dans
Syrdon, il y a du Vanini.
Mais les mythes de Loki et les légendes de Syrdon ne mettent pas
moins en scène les résultats d’une analyse, on oserait presque dire
d’une profonde introspection, de l’une des formes les plus voyantes
de l’intelligence.
On ne perdra pas de temps à rappeler que l’activité cérébrale est
à chaque instant ambivalente, jetant des vues malignes et cocasses
dans les méditations les plus sérieuses et les plus droites. Mais cette
ambivalence est radicale et profonde : l’esprit détruit autant et plus
qu’il ne conserve. Depuis un petit nombre de siècles, l’Occident s’est
habitué à honorer le doute méthodique et la critique, l’observation
et l’expérience ; les manuels élémentaires de philosophie enseignent
aujourd’hui que le véritable esprit scientifique ne connaît ni œillère
métaphysique, ni tabou religieux, ni obstacle moral ou social. Mais
ce sont là des conquêtes récentes et beaucoup de sages ne regardent
encore ce statut qu’avec inquiétude, bien qu’il ait perdu, en
devenant tout à fait conscient et en s’énonçant dans de graves
formules, quelque chose de sa puissance. Avant d’être légitimé, de
tout temps, ce statut existait  ; de tout temps, des esprits vifs ont
connu la tentation de condamner et de supprimer quant à eux
beaucoup de choses, petites et grandes, et d’en essayer d’autres. Loki
et Syrdon n’ont pas le souci de la «  tenue  », se mettent en posture
«  ridicule  »  ? Loki gourmande Þórr quand celui-ci, prié de se
déguiser en femme pour reconquérir son marteau, objecte le qu’en-
dira-t-on ? Mais la tenue, la peur du ridicule ne sont-elles pas de ces
contraintes sociales qui, neuf fois sur dix, seraient bien en peine de
se justifier en raison  ? Encore est-ce là menue matière. Il y a plus
grave. Les esprits vifs sont volontiers des explorateurs, non
seulement dans les domaines ouverts, là où ils peuvent espérer se
faire gloire des résultats qu’ils obtiendront, mais dans les domaines
secrets que le consensus des vivants, l’instinct de chacun, des
scrupules héréditaires, considèrent comme défendus, à commencer
par la sexualité et les sciences occultes. Il y a des liens subtils et
forts entre la chasse amoureuse, la voluptuaire même, et certaines
hardiesses intellectuelles. L’homme qui inquiéta le plus saint
Bernard avait commencé par débaucher Héloïse et c’est une
question légitime, bien qu’insoluble et inconvenante, de savoir si les
hérésies sexuelles tant reprochées aux ouvriers du «  miracle
athénien » et de la Renaissance italienne, de Platon à Michel-Ange,
n’étaient pas comme un sous-produit inévitable de la fermentation
de leurs esprits. Quant aux sciences occultes, dans les dernières
générations, les progrès accélérés des sciences patentes en ont
exorcisé quelque peu le prestige  ; encore ne l’ont-ils fait qu’en
distribuant une autre forme d’ivresse ; jusqu’à des temps récents, des
pythagoriciens à Kepler, et au-delà, le nombre est imposant des
savants – pour ne pas parler des poètes et des politiques – qui ont
cru gagner des lumières sur l’inconnaissable. Le docteur Faust est
légion.
Qu’on regarde Syrdon et Loki. Leurs rapports avec l’autre monde,
leurs auxiliaires merveilleux dans leurs courses rapides – le cheval à
trois jambes qui va comme le vent, le plumage de faucon et les
bottes magiques –, leurs dons de métamorphose, d’apparition et de
disparition soudaines, de prévision, de vue à distance, etc., sont
ceux-là mêmes qu’on attribuait volontiers dans notre Moyen Âge
aux sorciers et aux sorcières et que, sûrement, dans leurs solitaires
recherches, des milliers et des milliers d’individus avides ont tâché
d’obtenir, et nos ingénieurs auraient-ils inventé le sous-marin et
l’avion si tant de générations impuissantes n’avaient pas rêvé de
l’homme-poisson et de l’homme-oiseau  ? Cette maison souterraine,
labyrinthique, que les Ossètes attribuent à Syrdon, cet étrange
repaire, cet observatoire quadruple qui, parmi les rochers, sert de
refuge à Loki, où il invente le filet qu’ignoraient encore les dieux et
les hommes et qui sera sa perte, ne rappellent-ils pas les isoloirs où,
à l’abri de la société soupçonneuse, tant d’alchimistes et de
magiciens ont poursuivi et manqué les grands problèmes ?
Quant à Loki, sans qu’il soit besoin d’insister, il présente de
maintes façons, comme dit J. de Vries 3, a bisexual character dont on
mesurera la portée pour peu qu’on sache combien la mythologie
scandinave, dans son ensemble, est pudique, sinon vertueuse : il se
métamorphose en femme, il enfante, on lui jette au visage qu’il est
argr, ragr, c’est-à-dire coupable d’ergi 4, d’accrocs à sa vocation virile,
et même il se mue en jument pour se faire saillir par le cheval d’un
géant  ; à quoi il ne faut pas négliger de joindre un cas
d’exhibitionnisme sous les yeux de Skađi. De nos jours, la fiche de
police de Loki serait chargée et les psychiatres expliqueraient peut-
être par cette vie secrète sa fondamentale amoralité, son goût du
mensonge (qu’ils appelleraient mythomanie) et son glissement final
vers le crime. Rien de tel ne nous est conté de Syrdon  : ses
métamorphoses en jeune fille et en vieille femme n’ont pas cette
pointe ; mais la pudeur des clans caucasiens est grande et ce sont là
des choses dont on ne parle pas.
Instables, bénéficiaires et victimes d’une curiosité surexcitée,
tout à la jouissance du moment – spectacle, ou bon tour, ou
découverte, jamais à court d’expédients mais peu capables ou peu
soucieux de prévoir les conséquences d’un geste, Loki et, dans
quelque mesure, Syrdon reproduisent la marche de certains esprits,
rapide et même trépidante, tournée vers l’image et l’acte plus que
vers la réflexion, joueuse et étourdie, brillante dans l’immédiat et
ruineuse à longue échéance  ; bref, cette variété d’intelligence dont
les rouages chargés de la conservation sociale – les Souverains, les
Forts, les Riches – doivent à la fois rechercher les services aussi
souvent que l’imprévu les assaille et redouter constamment les
caprices et les malices. Quand il est encadré dans l’ordre social et y
collabore (frère de serment et compagnon de route d’Óđinn, guide et
servant de Þórr, bouffon chargé de désarmer par le rire la femme de
Njörđr ou de lever la menace qui pèse sur Freyja, conseiller,
messager, négociateur, factotum des Ases), Loki introduit dans cet
ordre social un élément de fantaisie, de vie, de fertilité qui n’est pas
sans danger, mais qui, en général, finit bien et qui, en tout cas, est
irremplaçable. Mais quand il ne suit que ses propres impulsions ou
les introduit dans ses tâches publiques, il met tout en péril ou fait
scandale  : envoyant Þórr sans arme chez le géant Geirrøđr,
bâtonnant Þjazi, enlevant Iđunn, coupant les cheveux de Sif, gâtant
le Marteau, bafouant la loi sexuelle et, finalement, tuant Baldr.
Même toute question d’amoralité mise à part, une telle forme
d’activité cérébrale est trois et quatre fois amie du mensonge  : et
parce qu’elle aime créer et jouer et parce qu’elle est rapide et
pressée, et parce que, n’hésitant pas à défaire ce qu’elle a d’abord
fait, elle ne saurait attacher au «  vrai  » l’importance, la constance
que lui prêtent les hommes graves  ; et aussi parce que mentir est
pour elle la manière la plus économique de vérifier et souvent
d’utiliser sa supériorité sur des médiocres, géants ou dieux, ennemis
ou amis. Mensonge d’enfant, «  pour s’amuser  »  ; mensonge sportif,
«  pour voir  »  ; mensonge d’évasion, comme ceux du poète  ;
mensonge de guerre : tout cela aboutit naturellement au mensonge
d’habitude, au mensonge gratuit, au mensonge du pur menteur,
lokalýgi 5.
Enfin, une telle forme de pensée est inévitablement vaniteuse, et
donc vulnérable, indiscrète de ses découvertes comme des choses
d’autrui ; toute à l’éphémère, sans recul et sans perspective, elle ne
résiste pas à la démangeaison de se dire, de dire tout haut  : «  J’ai
gagné… je sais… quelle belle chasse !… » Beaucoup des persiflages,
des prophéties cruelles de Syrdon – et de Bricriu  –, beaucoup des
insolences et des indiscrétions de Loki sont de ce type ; l’être qui sait
ne se tient pas, bavarde, lâche son savoir en fusées éparses, au lieu
de le thésauriser pour un de ces feux d’artifice qui « font sérieux »,
qui mènent aux sénats et aux académies.

2. Intelligence impulsive et intelligence


recueillie
Nous avons, je crois, une preuve latérale que cette analyse n’est
pas arbitraire, a posteriori, mais représente bien le sens et la raison
d’être du «  type Loki  » dans la mythologie scandinave, du «  type
Syrdon » dans les légendes nartes. Il existe heureusement une autre
forme de pensée, à bien des égards antinomique de celle-ci, et plus
rassurante, bien qu’elle ait aussi des inconvénients  : je dirais «  la
pensée lente », si le mot n’avait pris un sens fâcheux ; l’intelligence
recueillie, maîtresse de ses impulsions, tournée vers la réflexion plus
que vers l’action, plus soucieuse d’assurer son cheminement que
d’aboutir vite, et aussi morale et bonne, c’est-à-dire respectueuse des
lignes de force de la société où elle s’exerce. Or, les Scandinaves ont
personnifié cette forme d’intelligence, comme l’autre, et dans des
conditions où elle fait diptyque avec celle de Loki, et cela dans
l’entourage du dieu qui, en principe, doit le plus s’intéresser aux
choses de l’esprit, le dieu de la première fonction, de la
Souveraineté, Óđinn 6. Un texte sûr, et trois autres qui, tous ou
quelques-uns, paraissent avoir emprunté cette formule au premier 7,
montrent trois dieux cheminant ou agissant solidairement à travers
le monde  : Óđinn, accompagné de Loki et de Hœ́nir. C’est ainsi
associés qu’ils rencontrent l’aigle Þjazi 8, c’est ainsi qu’ils se
présentent devant la cascade d’Andvari 9 ; on les retrouve dans une
ballade des îles Færöer 10 et probablement («  God  » remplaçant, à
côté de «  Wod  » et de «  Lok  », un équivalent anglo-saxon de Hœ
´nir  ?) dans une incantation médicale du Lincolnshire 11. Même si
l’histoire de Þjazi est la seule où il soit original, ce groupe des trois
dieux mérite considération.
On sait comment Loki se comporte dans l’histoire de Þjazi (et
dans celle de l’or d’Andvari) : de la façon la plus étourdie, se plaçant
lui-même et plaçant ses compagnons dans la situation la plus
délicate. Et que fait Hœ́nir ? Il ne fait rien, bien que, comme on dit, il
n’en pense pas moins. Les positions respectives des deux dieux
méritent d’être regardées de près. Voici comment s’exprime le
poème de Þórleifr 12 :
13
… st. 4 : Le géant demanda à Hœ́nir de lui donner son saoul ; il échut à Hœ́nir , près
de la table sainte, de souffler [de colère : blása]. L’oiseau belliqueux se posa là où les
très parcimonieux refuseurs de la gent divine étaient allés.
st. 5. Óđinn dit aussitôt à Loki de partager équitablement le bœuf entre les hommes.
Mais, après cela, le preste ennemi des dieux enleva de la large table quatre parts du
taureau !
st. 6. Et puis (cela s’est passé il y a longtemps), Þjazi mangea gloutonnement le bœuf,
affamé qu’il était, perché sur une racine de chêne, jusqu’à ce qu’un dieu malin, éveillé
[= Loki] frappa, de dessus, l’aigle entre les épaules avec un bâton.
st.  7. Loki (lui que [maintenant] tous les dieux contemplent dans les chaînes) fut
attaché à Þjazi : le bâton adhéra au fort, sinistre (?) géant, et les mains de Loki au bout
du bâton… 

Or, cette attitude de Hœ́nir, réservée, muette, extérieurement


passive, attitude qui est la plus sage, la seule sage, comme le prouve
ensuite la mésaventure de Loki, correspond exactement à l’unique
« mythe de Hœ́nir », qui nous a été conservé par Snorri et qui vaut
une définition. C’est au chapitre  IV de la Heimskringla, dans le récit
du traité qui met fin à la guerre des Ases et des Vanes :
Les Vanes donnèrent aux Ases leurs meilleurs hommes, Njörđr le riche et son fils
Freyr  ; en échange, les Ases donnèrent aux Vanes celui qui s’appelait Hœ́nir, disant
14
qu’il était tout à fait apte à être chef   ; il était grand et le plus beau. Avec lui, les
Ases envoyèrent celui qui s’appelait Mímir, l’homme le plus sage (inn vitrasti mađr).
15
Les Vanes envoyèrent en échange celui qui était le plus sage de leur troupe (þann, er
16
spakastr var í þeira flokki) ; il s’appelait Kvasir . Et quand Hœ́nir arriva au Vanaheimr,
il fut aussitôt fait chef. Mímir lui indiquait toutes les décisions (c’est-à-dire lui disait
tout ce qu’il fallait dire ou faire) et, quand Hœ́nir était au þing ou à l’assemblée sans
que Mímir fût près de lui, et qu’un cas difficile était porté devant lui, il répondait
toujours la même chose : « Que d’autres décident ! » (ráđi ađrir  !), disait-il. Alors les
Vanes soupçonnèrent que les Ases les avaient trompés lors de l’échange des hommes.
Ils prirent Mímir, le décapitèrent et envoyèrent sa tête aux Ases. Óđinn prit la tête,
l’oignit d’herbes pour qu’elle ne pourrît pas, prononça sur elle des chants magiques
(galdra) et lui donna la puissance de lui parler et de lui dire beaucoup de choses
17
secrètes .

Ce mythe présente une véritable coupe anatomique de


l’intelligence non plus précipitée, mais réfléchie 18. Le binôme Hœ
´nir-Mímir qui, réuni, fait un chef parfait et qui, séparé, ne vaut plus
rien, n’est certainement pas une tromperie des Ases, comme l’ont
cru les Vanes et, après eux, beaucoup de germanistes, mais au
contraire un cadeau somptueux et en même temps une juste image
du mécanisme de nos meilleures pensées : devant une question, une
difficulté, nous suspendons d’abord notre réaction et notre
jugement, nous savons d’abord ne pas agir et nous taire, ce qui est
déjà une grande chose  ; et puis nous écoutons la voix de
l’inspiration, le verdict qui nous vient de notre savoir et de notre
expérience antérieurs ou de l’expérience héréditaire de l’espèce
humaine ou de plus loin encore, cette parole intérieure qui, comme
la Raison des philosophes ou la «  conscience collective  » des
durkheimiens, est à la fois en nous et plus que nous, autre que nous.
Mímir, près de Hœ́nir (et ensuite près d’Óđinn), représente cette
partie mystérieuse, intime et objective, de la sagesse, dont Hœ́nir
représente la partie extérieure, individuelle, l’attitude
conditionnante. Hœ́nir a l’air d’un sot  ? Il pourvoit seulement au
vide, à l’attente que remplira Mímir. Ainsi Brutus passait pour un
faible d’esprit  ; mais quand l’oracle annonça que le premier qui
embrasserait sa mère deviendrait roi, il regarda ses cousins
irréfléchis bondir en selle et courir embrasser leur mère humaine ; il
se laissa seulement tomber, comme par un faux pas, et baisa la terre,
que la sagesse des nations enseigne être la mère de tous les hommes.
Je crois donc que ce dieu, qui passe pour énigmatique, est au
contraire très clair quand on le considère ainsi différentiellement. Et
naturellement, en tant que dieu de la pensée réfléchie, il appartient
au cercle de la première fonction : il accompagne Óđinn ; Óđinn et
lui, dans des périphrases usuelles, sont réciproquement définis
comme ami ou camarade l’un de l’autre ; il est envoyé, on vient de
le voir, aux Vanes par les Ases avec la note qu’il est tout à fait
propre à faire un chef, höfđingi ; enfin, dans le monde renouvelé qui
succédera à celui-ci après la crise cosmique où Loki aura joué son
rôle violent, Hœ́nir incarnera la fonction oraculaire 19 suivant le vers
de la Völuspá (st. 63, v. 1) : « Alors Hœ́nir pourra choisir la baguette
de sort  » (c’est-à-dire explorer l’avenir en tirant les sorts) 20. Du
même coup se trouve confirmée par opposition l’interprétation
psychologique – «  l’intelligence impulsive  » – proposée plus haut
pour Loki.
Syrdon n’a pas devant lui, pour faire diptyque, l’équivalent de Hœ
´nir. Il existe pourtant, de la valeur symbolique qui lui a été ici
attribuée, une confirmation du même ordre. Syrdon trouve son
maître, ou plutôt sa maîtresse. Il y a quelqu’un parmi les Nartes,
disent les Ossètes 21, qui est plus malin que lui : c’est Satana, la sœur
et femme d’Uryzmæg, le modèle des dames d’Ossétie. Et pourquoi ?
Parce qu’elle est prévoyante, qu’elle réfléchit et sait combiner de
loin des plans où Syrdon, étourdiment, vient à l’heure prévue jouer
le rôle qu’elle lui a silencieusement assigné. Les Nartes ont-ils besoin
de savoir exactement le nombre des soldats d’une armée magique
qui n’est mise à leur service qu’à cette condition ? Satana ne possède
pas le don merveilleux de calculateur que possède Syrdon, mais elle
a le moyen de faire parler Syrdon. Pendant la nuit, tandis que
Syrdon rôde et compte pour s’amuser, elle coud une culotte à trois
jambes et, quand vient l’aube, étale son ouvrage sur la haie. Syrdon
aussitôt paraît et se met à la railler  : «  Tu es malade  ! Il y a dans
votre armée 30 fois 30 000 hommes avec 100 en sus et pas un seul
qui ait trois jambes ! Et te voilà qui fabriques des uniformes à trois
jambes ! » C’est précisément ce qu’attendait Satana : Syrdon, le léger
Syrdon, pour le plaisir d’une raillerie et sans doute par vantardise, a
dit le chiffre dont elle avait besoin 22. Et voyez l’attitude de Syrdon
et celle de Satana (Æxsijnæ) dans la terrible famine qui accable les
Nartes 23  : Syrdon, certes, se tire d’affaire sur le moment en volant
l’unique vache du ravitaillement officiel, et, sans souci du
lendemain, il persifle, il outrage les malheureux Nartes, trop
affaiblis pour lui répondre. Au contraire, prévenue par Uryzmæg,
Satana révèle ses réserves : en maîtresse de maison prévoyante, elle
a caché, stocké toutes les denrées pendant qu’elles étaient libres, elle
peut rassasier les Nartes et, de fait, les rassasie. Il n’y a pas ici
seulement l’opposition d’un égoïsme maladif et d’une saine charité ;
il y a vraiment l’opposition de deux types d’intelligence, l’un à court
terme, l’autre à longue portée  ; simplement, par une liaison
remarquable, la première est facilement « mauvaise », antisociale, la
seconde est naturellement « bonne » et produit automatiquement un
service d’assistance publique. Dans des affabulations bien
différentes, les Ossètes incarnent donc, en face de Syrdon, comme
les Scandinaves en face de Loki, et en ne donnant évidemment pas à
Syrdon la supériorité, la forme de pensée qui s’oppose à la sienne 24.

3. Óđinn, Hœ́nir et Lóđurr


Si l’on était sûr, comme beaucoup d’auteurs l’ont pensé, mais
sans pouvoir fournir de preuve décisive, que, à la strophe 17 de la
Völuspá, dans le récit de la création du premier couple humain par
Óđinn, Hœ́nir et Lóđurr, ce dernier, hapax divin, n’est qu’une autre
désignation de Loki (ce qui fournirait un autre cas de la triade
Óđinn, Hœ́nir, Loki 25), on tirerait de ces vers un enseignement du
même ordre, bien qu’ils contiennent plusieurs mots très obscurs. Il
s’agit des deux morceaux de bois, Askr et Embla, qui deviendront le
premier homme et la première femme :
26
Ils n’avaient tous deux ni souffle vital (önd) ni esprit (óđr)
ni (? lá) ni (? lǽti) ni couleurs belles (litir góđir).
Óđinn donna souffle vital (önd), Hœ́nir donna esprit (óđr),
Lóđurr donna (? lá) et couleurs belles (litir góđir).

Les mots lá (sans autre usage dans l’Edda poétique) et lǽti (qui ne
se retrouve, avec la même indétermination, que dans un vers de la
2
Grípisspá, 39 ) ont été traduits de plusieurs manières  ; lǽti peut
signifier «  voix  » (F. Jónsson, Nordal…) ou, moins probablement,
«  gestes  » (Gering…)  ; le sens de lá est tout à fait incertain
(« chaleur », suivant Gering, d’après une étymologie hardie ; il y a,
en vieux-scandinave, plusieurs mots lá qui sont aussi peu
admissibles ici les uns que les autres  : «  liquide  », qu’il faudrait
comprendre comme «  sang  », mais cet emploi n’est nulle part
attesté ; « chevelure »).
Cette strophe est heureusement éclairée par un passage de l’Edda
de Snorri où les dieux créateurs sont nommés collectivement «  fils
27
de Burr  » :
Le premier donna souffle et vie (önd ok líf), le deuxième intelligence et mouvement (vit
ok hrœring), le troisième l’apparence, la parole et l’ouïe et la vue (ásjónu, mál ok heyrn
ok sjón).
Sauf le mouvement (hrœring), qu’on n’attend pas à cette place (et
auquel d’ailleurs rien ne correspond dans la strophe de la Völuspá),
la répartition des tâches est claire : le premier dieu (cf. Óđinn) fait
le grand miracle, il anime, donne aux deux planches cette force
vitale qui est commune à l’homme, aux animaux et aux plantes ; le
deuxième (cf. Hœ́nir) leur donne ce qui est le propre de l’homme,
l’esprit (óđr), l’intelligence ou la raison (vit) [et le mouvement,
hrœring  ?  ?]  ; le troisième (cf.  Lóđurr) leur donne les moyens de
s’exprimer, la parole (mál, cf. lǽti) et l’apparence (ásjóna) ou les
«  belles couleurs  » (litir góđir), c’est-à-dire sans doute la
«  physionomie  », et aussi, ajoute Snorri, les deux sens
fondamentaux, l’ouïe et la vue. Sous le grand dieu Óđinn, qui fait le
don primordial et le plus général (la vie), Hœ́nir patronne donc la
partie profonde, invisible de l’intelligence, «  l’intelligence en soi  »,
tandis que Lóđurr patronne l’intelligence incarnée dans le « système
de relation  », dans les organes, accrochée aux sens, au gosier, à la
peau, comme une araignée à sa toile. Mais, encore une fois, Lóđurr
est-il Loki 28 ?

4. Mécanisme de la pensée mythique


Nous voici parvenus au terme de cette longue analyse
psychologique, qui rencontrera, je le sais, des résistances 29. Quoi,
dira-t-on, les vieux Germains, les vieux Scythes auraient fait cette
théorie  ? Ils auraient disséqué la pensée, distingué la pensée
curieuse ou hâtive et la pensée profonde ou recueillie, et les
Scandinaves auraient même, dans celle-ci, distingué deux temps, la
concentration et la réflexion, l’attente et la réponse ? Et ils auraient
incarné les résultats abstraits de cette analyse dans des personnages
mythologiques ou épiques  ? composé des scénarios pour les mettre
en œuvre  ? associé en diptyques ces représentations  ? C’est là un
travail à la fois subtil et puéril, concevable chez les auteurs du
Roman de la Rose ou de la carte du Tendre, mais hors de question
chez les barbares païens de l’ancienne Europe…
En effet, présenté sous cette forme, un tel «  travail  » de
l’imagination germanique ou scythique est hors de question. Dans
les pages qui précèdent, pour simplifier l’exposé, j’ai parlé comme
s’il y avait eu d’abord analyse abstraite, puis traduction imagée des
concepts ainsi obtenus, et enfin invention de petits drames pour en
recomposer, en simuler le jeu naturel. Il est trop clair que, si le
résultat final, le sens des mythes, peut bien être ainsi présenté, le
processus qui a produit les mythes a été tout différent.
La pensée mythique, je veux dire celle qui crée et administre les
mythes, est intermédiaire entre la pensée onirique et la pensée
verbale, entre le rêve, dont elle a le caractère illustré, dramatique et
en général symbolique, et le discours, dont elle a le caractère lucide,
articulé et en général cohérent. Mais, comme le rêve et comme le
discours (et sans être, bien entendu, absolument indépendante de
l’un ni de l’autre), elle se suffit à elle-même, elle fait elle-même les
opérations qui, transposées dans la pensée verbale, seraient des
analyses et des synthèses, mais qui, en elle, comme dans l’intuition
dynamique du peintre, du poète ou du romancier, sont plutôt la
prise de conscience immédiatement imagée et scénique des rapports
essentiels (liaisons causales, ressemblances, oppositions), sans qu’il y
ait à aucun moment dissociation de l’ensemble. Ce n’est pas ici le lieu
d’esquisser une théorie de la pensée mythique ; elle soulève de gros
problèmes dont l’un est justement celui de sa nature mixte, imagée
et logique, de sa fantaisie associée à sa stabilité ; et dont un autre (à
moins que ce ne soit le même) est le « problème des auteurs » c’est-
à-dire celui de la collaboration des individus et du groupe social
dans la genèse, l’entretien, le rajeunissement, et aussi la
« folklorisation » ou la mort des mythes. C’est la matière d’un petit
livre qu’il faudra bien qu’un mythographe écrive un jour, et auquel
contribueront certes la sociologie et l’ethnographie, mais aussi
toutes les provinces de la psychologie, y compris la psychanalyse, et
même la théologie, spécialement la théologie catholique, parce
qu’elle connaît des problèmes partiellement comparables avec la
maturation, l’acceptation et l’évolution des dogmes, des opinions
probables et surtout des dévotions. Je voulais ici simplement avertir
des critiques hâtifs de ne pas se laisser prendre aux apparences et de
ne pas rejeter, à cause de la forme inévitablement discursive de
l’exposé qu’en fait l’observateur moderne, l’idée que les barbares
indo-européens, les Germains, les Scythes ont eu une «  mythologie
de la Pensée  », comparable aux mythologies de la Voyance, du
Droit, de la Force, de la Fécondité. Beaucoup de peuples ont une
philosophie mythique fort avancée qui n’ont pas encore ou n’auront
jamais de philosophie discursive. La mythologie précède, prépare
souvent, en tout cas remplace l’idéologie et rend les mêmes services.

F. Éléments naturalistes :
Loki, le vent, le feu
Je ne m’attarderai pas sur le troisième et dernier aspect de la
mythologie de Loki (aspect auquel Syrdon, personnage simplement
épique, ne participe guère), c’est-à-dire sur les éléments naturalistes
qui, par suite d’affinités symboliques plus ou moins nettement
perçues, se sont amalgamés à cette projection d’un type social et à
cette incarnation d’un type psychologique. S’il paraît aujourd’hui
indéfendable de partir de définitions comme celles qu’on proposait il
y a quelques décennies (« Loki est le feu 1 »), on ne doit pas pourtant
rester aveugle aux vêtements naturalistes, d’ailleurs discrets et
variables, dont Loki se couvre parfois.
Deux éléments ou forces de la nature, semble-t-il, étaient
prédestinés à rejoindre Loki  : le vent et le feu 2. Tous deux
échappent aux cadres habituels de notre vie comme Loki échappe à
l’ordre social  : ne sont-ils pas à la fois insérés dans cette société
d’éléments que forme n’importe quel paysage, et libres de tout lien,
prêts à rompre cruellement toute solidarité  ? Tous deux sont
ambivalents  : l’Iran ne distingue-t-il pas le bon côté et le mauvais
côté de Vayu, établissant entre les deux mondes radicalement
distincts du Bien et du Mal une liaison redoutable, et le feu n’est-il
pas le type même du serviteur perfide 3  ? Tous deux sont de notre
expérience quotidienne, nous rendent des services et nous jouent des
tours à notre échelle, et, brusquement, dans la tempête et dans
l’incendie, deviennent les agents de catastrophes qui nous dépassent
et nous détruisent. Tous deux sont des magiciens : le vent et le feu
ne vont-ils pas partout, et vite, trop vite  ? Ne surgissent-ils pas, ne
disparaissent-ils pas sans qu’on sache d’où ils sont venus, où ils sont
allés ? Ne prennent-ils pas – le feu surtout – mille apparences ou ne
laissent-ils pas, de leur passage, les marques les plus diverses ? Etc.
Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire l’autre nom de Loki, Loptr,
c’est-à-dire à peu près « die Luft », l’Aérien, le dieu de cet air où il
circule si volontiers. Et même si son premier nom n’est pas un
doublet de logi (masc. ; cf. allemand Lohe) « flamme », les éléments
ignés de ses mythes (et aujourd’hui, de son folklore) sont
nombreux 4  : son match à armes égales avec Logi, la flamme
personnifiée, dans le voyage de Þórr chez Utgarđaloki 5 ; l’incendie
qu’il allume d’un mot et qui embrase la salle d’Ægir à la fin de la
Lokasenna 6  ; son assimilation au charbon dans l’expression
proverbiale islandaise qui fait allusion à la mort de Baldr 7  ; en
Islande encore, à la fin du XVIIIe  siècle, l’attribution à Loki du
« sulphureus foetor quem fulgetra, ignes fatui et aliae faces igneae in aer
relinquunt  » et le nom de la canicule, Lokabrenna 8  ; au Danemark,
l’attribution à Loki des mouvements scintillants de l’atmosphère 9  ;
les croyances et pratiques du sud de la Norvège et de la Suède qui
assimilent Loki au feu du foyer 10… Tout cela est indéniable 11 et ne
doit pas être sous-estimé, pourvu qu’on ne revienne pas aux
anciennes erreurs, pourvu qu’on ne voie pas dans ces traits ignés
l’élément premier, le centre germinatif de la conception de Loki,
d’où le reste serait sorti, pourvu qu’on les prenne pour ce qu’ils
sont : des harmoniques naturalistes du type social et psychologique
que représente d’abord et surtout Loki.
Chapitre V
Baldr, Loki, Höđr et le Mahābhārata

Le problème des origines, tant pour le personnage de Loki que pour le


Ragnarök – emprunt direct ou indirect ? héritage indo-européen ? –, était
donc resté dans l’indécision en 1948, lors de la première édition de ce
livre, avec une présomption, cependant, en faveur de l’héritage. À la fin
de l’année précédente, cependant, une donnée nouvelle était intervenue :
Stig Wikander, dans un article de Religion och Bibel, avait établi que, si
les textes conservés de l’Inde védique ne décrivent pas de «  fin du
monde », ni de « renouvellement du monde », la littérature ultérieure, le
Mahābhārata, en présentait une, simplement transposée en termes
épiques, des héros tenant le rôle des dieux. Il a fallu quelque temps
encore pour reconnaître toutes les conséquences de cette découverte, en
particulier dans la province de mythologie qui nous occupe ici.
Les résultats ont été publiés en 1959 dans Les Dieux des Germains,
dont ils forment le troisième chapitre. Comme ce petit livre, d’un débit
insuffisant, a été mis très tôt au pilon par l’éditeur, je reproduis ici ce
chapitre, à peine rajeuni par quelques notes. Le lecteur trouvera quelques
redites : les supprimer eût été périlleux pour l’équilibre de l’exposé.
Après avoir, dans les premiers chapitres, dessiné dans son ensemble
la structure tripartie de la mythologie scandinave, celle qu’exprimaient
encore, à la fin du paganisme, les cultes joints d’Óđinn, de Þórr et de
Freyr dans le temple d’Upsal, ce troisième chapitre abordait
comparativement, appuyé sur le Mahābhārata, le « drame du monde »,
c’est-à-dire le meurtre de Baldr et, après la crise eschatologique, son
installation à la place d’Óđinn et son règne heureux sur un monde
renouvelé 1.

A. Les dieux souverains mineurs


des Indo-Européens
Mitra et Varuṇa ne sont pas les seuls dieux souverains de la
religion védique. Ils sont les plus distingués d’un groupe, les Āditya,
qui paraît n’avoir comporté d’abord, et déjà chez les Indo-Iraniens
communs, que quatre termes, inégalement répartis sur les deux
plans d’action qui sont définis par les dieux souverains majeurs,
Mitra et Varuṇa  : 1°/  Mitra, Aryaman, Bhaga, collaborant dans
l’œuvre et avec l’esprit juridique et juste qui s’expriment dans le
nom du premier ; 2°/ Varuṇa, seul dans sa rigueur, dans sa magie et
dans ses inquiétants lointains. Il y a des raisons de penser que c’est
ce tableau, avec cette structure asymétrique, qui se retrouve,
sublimé et cléricalisé, dans celui des deux premiers Archanges du
zoroastrisme et des deux Entités étroitement associées au premier :
1°/ Vohu Manah (« La bonne Pensée »), Sraoša (« l’Obéissance »), Aši
(« la Rétribution ») ; 2°/ Aša (« l’Ordre »). Pour le détail des analyses
et des comparaisons, je ne puis que renvoyer, en dernier lieu, aux
chapitres  I, II et  III des DSIE  : «  Les dieux indo-iraniens des trois
fonctions  »  ; «  Les souverains mineurs de la théologie védique  »  ;
« Réformes en Iran ».
La présence de deux auxiliaires auprès de Mitra, le souverain qui
« est ce monde-ci », se comprend aisément. L’un, Aryaman, qui porte
le mot arya dans son nom, est spécialement affecté à la protection
de la nationalité arya et de ce qui en assure la durée et la cohésion :
alliances matrimoniales, hospitalité, dons, libre circulation, bien-
être. L’autre, Bhaga, dont le nom signifie «  la Part  », préside à la
juste, calme et pacifique distribution des biens entre Arya. Le
zoroastrisme a simplement, pour Sraoša, remplacé la protection de
la nationalité arya par celle de la communauté mazdéenne, de
l’Église  ; et, pour Aši, ajouté à la distribution des biens temporels
une autre distribution, ou plutôt rétribution, plus importante à ses
yeux : celle des mérites, avant et après la mort du fidèle.
On a souvent noté que les Indiens védiques se montraient
relativement peu soucieux de ce qui suit la mort : les représentations
en sont contradictoires et affleurent rarement dans ces hymnes,
éclatants de vitalité et d’ambition temporelle. Peut-être était-ce là,
par rapport à l’état de choses indo-iranien, un appauvrissement. Il
est en effet remarquable que ni les hymnes ni les rituels ne disent
rien de ce qui est, au contraire, le principal, presque le seul office
d’Aryaman dans l’épopée – qui, on le sait, conserve parfois des
conceptions prévédiques que les Védas n’avaient pas retenues  : là,
Aryaman continue sa mission jusque dans l’autre monde, où il est le
roi d’une catégorie d’ancêtres d’ailleurs mal définis, « les Pères », et
le chemin qui mène vers eux, réservé aux hommes qui pendant leur
vie ont exactement pratiqué les rites (par opposition aux ascètes, à
qui s’ouvre un autre chemin), est appelé « chemin d’Aryaman ». Or,
le zoroastrisme, occupé de l’au-delà au point de déséquilibrer à son
profit les espérances du fidèle, donne semblablement à l’Entité
dérivée d’Aryaman un rôle essentiel auprès des « bons » morts : c’est
Sraoša qui accompagne et garde l’âme dans le périlleux voyage qui
la conduit devant le tribunal de ses juges, dont il est membre. Cette
rencontre précise confirme que, dans des milieux non proprement
védiques, s’est conservée chez les Indiens, attendant de s’exprimer à
la faveur de l’épopée, une conception prévédique qui faisait
d’Aryaman le roi et le protecteur de la collectivité des Arya morts
autant que celle des Arya vivants.
À Rome, j’ai signalé une association comparable de deux
auxiliaires à Jupiter. Ces divinités ne sont malheureusement
connues que dans le culte capitolin, en un temps donc où, Optimus
et Maximus, Jupiter concentrait sur lui les deux aspects, « mitrien »
et «  varunien  », de la souveraineté  : le grand dieu loge dans son
temple Juuentas et Terminus, l’une protectrice de la classe la plus
importante de Romains pour la vitalité de la ville, les iuuenes, l’autre
protecteur de la juste délimitation des propriétés foncières. En outre,
Juuentas garantit à Rome l’éternité et Terminus la permanence dans
l’espace, sur son site. Encore moins curieux de l’au-delà de la vie
que leurs cousins védiques, attachés au concret, dévoués à leur Ville,
le seul « avenir indéfini », dont les Quirites aient confié le soin à une
divinité est bien celui de Rome, et d’eux-mêmes, les Romains, mais
des Romains successivement présents sur la terre, dans les vagues de
vie sans cesse renouvelées qui forment la puissante et concrète
marée nationale.
Si les poètes védiques parlent peu de l’au-delà et n’y engagent
pas leur Aryaman, ils ne laissent pas non plus paraître, à propos de
leur Bhaga et de la répartition des biens, ni d’ailleurs à propos
d’autres dieux, ce qu’on pourrait appeler une théorie du destin.
Bhaga, en particulier, n’est pas l’accusé du procès qu’ouvre vite la
réflexion en cette matière  : comment interpréter la fréquente
injustice, le scandale même des « parts », le caprice ou l’insouciance
du «  distributeur  »  ? Bhaga est invoqué par les poètes des hymnes
avec une visible confiance, autre marque de la vitalité et de
l’optimisme qui caractérisent leur religion. En était-il de même
partout, dans toute la société, chez tous les penseurs  ? Non, sans
doute, à en juger par une expression d’apparence proverbiale, peut-
être populaire, que les livres rituels ont conservée et qu’ils
expliquent à leur façon, mais qui se suffit à elle-même : « Bhaga est
aveugle.  » Bhaga fait partie d’un petit groupe de dieux mutilés,
volontiers rapprochés dans les récits étiologiques, et dont la
mutilation est aussi paradoxale que celle d’Óđinn, voyant parce que
borgne, de Týr, patron des chicanes du þing, après avoir été amputé
de sa dextre dans une procédure de garantie : Bhaga, qui distribue
les « parts » et qui est aveugle, voisine avec Savitr̥, l’Impulseur, qui
met toutes choses en mouvement et qui a perdu ses deux mains  ;
avec Pūṣan aussi, protecteur de la «  viande sur pied  » que sont les
troupeaux, et qui, ayant perdu ses dents, ne peut manger que de la
bouillie. Il est probable que, dans le cas de Bhaga, cette expression
que les Brāhmaṇa citent comme un dicton n’a pas d’autre sens que
l’image occidentale qui met un bandeau sur les yeux de Tychè ou de
Fortuna, distributrices des sorts.

B. Eschatologie Indo-Iranienne
et Mahābhārata
Il est un dernier groupe de problèmes que la réflexion des
hymnes ne se pose pas : ceux de l’eschatologie, de la fin du monde,
ou du moins du monde présent. Les poètes parlent constamment des
êtres démoniaques, sous des noms variés, mais c’est toujours dans le
passé ou dans le présent, pour célébrer les victoires des dieux et en
obtenir, dans l’immédiat, de nouvelles. Les Brāhmaṇa systématisent
souvent cette représentation, opposant les dieux et les démons
comme deux peuples rivaux bien qu’apparentés, racontant maint
épisode de leur permanent conflit ; mais ils ne parlent jamais de « la
fin  », qu’aucun rituel n’envisage, ne prépare. De plus, nulle part,
aucun personnage n’est présenté comme le «  chef  » des forces
démoniaques, qui agissent anarchiquement, en ordre dispersé. On
sait que le zoroastrisme a construit au contraire son dogme, sa
morale et son culte sur un sens tragique, obsédant de la lutte que les
puissances du Bien soutiennent contre celles du Mal. Dans l’Avesta,
les deux partis sont organisés, hiérarchisés, chacun sous un
commandement unique  ; leur symétrie est même poussée à
l’extrême : chaque être « bon », Ahura Mazdā comme les Entités qui
l’assistent – et en qui se prolongent, moralisées, les figures des dieux
des trois fonctions de l’ancien polythéisme –, a son adversaire
propre, sa réplique «  mauvaise  ». B.  Geiger (1916) a bien montré,
par des études de vocabulaire, que cette grandiose conception s’est
formée d’éléments que n’ignore pas le R̥ gVeda et que, en particulier,
les deux mots Aša et Druǰ, « Ordre », et « Mensonge », qui expriment
l’essentiel du bien et du mal dans le langage zoroastrien, ont même
fonction et même articulation (r ̥ta, druh) dans le langage védique  ;
simplement, dans les hymnes, ces mots restent à l’état libre, se
heurtent dans des formules, mais ne soutiennent pas, sur leur
affrontement, toute une structure religieuse. De plus, comme il a été
dit, le zoroastrisme appuie son souci et son effort sur l’avenir, non
sur le passé ni le présent, et cela dans le cas de l’individu, qui doit
sans cesse préparer son salut, comme dans celui de l’univers, qui un
jour se libérera des puissances mauvaises, aujourd’hui trop égales à
celles du bien. Au moment de la résurrection, dit le Grand
Bundahišn,
Ohrmazd saisira le Mauvais Esprit, Vohuman saisira Akoman, Aša-Vahišt Indra,
Šatrivar Sauru, Spendarmat Taromat, c’est-à-dire Nåṇhaiθya, Xurdat et Amurdat
saisiront Taurvi et Zairi, la parole véridique la parole mensongère et Srōš (c’est-à-dire
Sraoša) Aēšma (démon de la fureur). Alors resteront deux «  druǰ  », Aharman et Az
(démon de la concupiscence). Ohrmazd viendra en ce monde, lui-même comme prêtre
zôt avec Srōš comme prêtre ráspí, et tiendra la ceinture sacrée à la main. Le Mauvais
Esprit et Az s’enfuiront dans les ténèbres, repassant le seuil du ciel par lequel ils
étaient entrés… Et le dragon Gōčīhr sera brûlé dans le métal fondu qui coulera sur
l’existence mauvaise, et la souillure et la puanteur de la terre seront consumées par ce
métal, qui la fera pure. Le trou par lequel était entré le Mauvais Esprit sera fermé par
ce métal. Ils chasseront ainsi dans les lointains la mauvaise existence de la terre, et il y
aura renouveau dans l’univers, le monde deviendra immortel pour l’éternité et le
progrès éternel.

XXXIV, 27-32 ; éd. et trad. B.T. Anklesaria, 1956, p. 290-293

Cette vision eschatologique, ce bonheur définitif succédant à la


grande crise, est-ce une création ex nihilo du mazdéisme, ou bien les
Indo-Iraniens rêvaient-ils déjà de ce grand jour où le Bien prendra
une revanche absolue et totale des mille épreuves que lui imposent
les puissances du Mal  ? Jusqu’à des temps très récents, la seconde
hypothèse paraissait exclue, mais un article de vingt-deux pages a
renversé la probabilité.
 
 
En 1947, un savant suédois, Stig Wikander, a fait une découverte
qui modifie profondément les perspectives de l’histoire des religions
de l’Inde. On savait depuis quelque temps que la grande épopée du
Mahābhārata conte parfois, en excursus, sous un costume rajeuni,
des légendes que les Védas ne mentionnent pas, mais dont les
Iraniens ou d’autres peuples indo-européens offrent d’autres
versions  : telle, entre autres, celle de la fabrication et du
morcellement du géant Ivresse, qui a été analysée dans le premier
de nos chapitres 1. On sait maintenant davantage : les héros centraux
du poème, avec leurs caractères et leurs rapports, prolongent eux
aussi une structure idéologique indo-iranienne, sous une forme en
partie plus archaïque que ne font les hymnes et l’ensemble de la
littérature védique. Ces héros, cinq frères, les Pāṇḍava ou pseudo-
fils de Pāṇḍu, sont en réalité les fils de cinq dieux qui, avec et sous
Varuṇa, constituaient la plus vieille liste canonique des dieux des
trois fonctions  : Dharma «  la Loi  » (rajeunissement transparent de
Mitra), Vāyu et Indra (deux variétés indo-iraniennes de guerriers),
les deux jumeaux Nāsatya ou Aśvin (« troisième fonction ») ; l’ordre
des naissances se conforme à la hiérarchie des fonctions et le
caractère, le comportement de chaque fils à la définition
fonctionnelle de son père. Seul Varuṇa n’a pas de représentant dans
la liste, mais il a été facile de montrer qu’il n’est pas absent du
poème  : avec quelques-uns de ses traits les plus spéciaux, il a été
transposé à la génération antérieure dans le personnage de Pāṇḍu,
père putatif des Pāṇḍava.
La transposition ne se borne pas à ce père et à ces fils. Les
auteurs de l’immense poème ont expliqué systématiquement au
début du premier livre et maintes fois rappelé dans la suite que les
héros qui s’y affrontent ou s’y concertent ne sont des hommes qu’en
apparence : soit fils, soit incarnations totales ou partielles les uns de
dieux, les autres de démons, ce sont des intérêts cosmiques, c’est le
drame même du Grand Temps mythique qu’ils représentent, gèrent
ou jouent, par une sorte de projection, en un point de notre espace
et à un moment de notre temps, traduisant en histoire passée ce que
le mythe distribue entre le passé, le présent et l’avenir. Lu dans cette
perspective, traduit avec cette clef que fournissent les auteurs eux-
mêmes et que confirment des analyses dont les Indiens ne pouvaient
plus avoir conscience, l’épopée retrace d’abord les épreuves, les
injustices et les spoliations que les puissances du Mal, aux ordres
d’un astucieux inspirateur, d’un «  héros-démon  », font endurer aux
puissances du Bien, aux « héros-dieux » que sont les Pāṇḍava ; elle
narre ensuite la bataille finale (ce qui serait, en langage mythique,
la bataille eschatologique) dans laquelle ceux-ci, prenant leur
revanche, anéantissent leurs ennemis  ; elle dépeint enfin,
conséquence de cette terrible mêlée, le règne idyllique de l’aîné des
Pāṇḍava. J’ai fait ailleurs, de ce point de vue, l’examen de la trame
du poème 2, je n’en résume ici que les résultats. Voici d’abord la
succession des événements, dans leurs apparences humaines.
À une certaine génération de la dynastie des Bhārata, naissent
successivement trois frères, marqués chacun d’une déficience,
bénigne pour le deuxième, exclusive de la royauté pour les deux
autres. Dhr̥tarāṣṭra, l’aîné, est aveugle ; Pāṇḍu, qui vient ensuite, est
maladivement pâle  ; Vidura enfin est un sang-mêlé, sa mère étant
une esclave substituée secrètement à la reine. Pāṇḍu devient donc
roi. Après un règne bref, marqué par des triomphes et des conquêtes
inouïs, il est frappé d’une malédiction qui lui interdit l’acte sexuel,
et il se fait faire ses cinq fils par des dieux  : le juste et bon
Yudhiṣṭhira par Dharma ; Bhīma, le géant à la massue, par Vāyu ; le
chevaleresque guerrier Arjuna, par Indra  ; enfin, par les deux
Nāsatya ou Aśvin, les humbles jumeaux Nakula et Sahadeva,
serviteurs de leurs frères. Quand il meurt, son frère Dhr̥tarāṣṭra
devient le tuteur de ses fils, encore jeunes, en attendant que l’aîné,
Yudhiṣṭhira, puisse être roi. Mais Dhr̥tarāṣṭra a des fils dont l’aîné,
Duryodhana, respire une haine et une jalousie monstrueuses. Sans
scrupules à l’égard de ses cousins les Pāṇḍava, il entend bien les
dépouiller de leur héritage. Pendant leur jeunesse commune (ils sont
élevés ensemble), à plusieurs reprises, il leur fait des farces
désagréables, essayant même de les faire périr 3 ; ils n’échappent que
grâce aux avis secrets que leur fait tenir leur oncle Vidura, dévoué à
la justice, à la modération, à la bonne entente familiale  ; en
revanche, Dhr̥tarāṣṭra, tout en aimant ses neveux, dont il reconnaît
et déclare les droits, fait preuve d’une extrême faiblesse devant son
fils, ne lui résiste que pour céder un peu plus tard et permet en
gémissant ses initiatives criminelles.
Ne réussissant pas à tuer les Pāṇḍava, Duryodhana imagine un
autre procédé. L’aîné des cinq, le roi désigné, Yudhiṣṭhira, excelle
aux dés, au point que nul joueur humain ne peut le vaincre  ;
Duryodhana demande donc à son père la permission de faire
provoquer Yudhiṣṭhira à une partie qu’il devrait normalement
gagner, mais qu’il perdra, l’adversaire disposant de moyens
surnaturels. L’aveugle résiste, hésite longtemps entre les sages et
honnêtes adjurations de Vidura et les instances violentes de son fils.
Finalement, il cède et donne l’ordre aux uns d’organiser la fatale
partie, à Yudhiṣṭhira de s’y rendre. Yudhiṣṭhira perd tous les enjeux
successifs : ses biens, la royauté, la liberté de ses frères et la sienne,
sa femme même – qu’une outrance de Duryodhana sauve cependant
de justesse. Privés de tout, les Pāṇḍava doivent s’exiler pour une
longue période – douze ans dans la forêt, une treizième année dans
un pays quelconque, mais dans l’incognito – au bout de laquelle ils
pourront revenir réclamer leur héritage. Mais une irrémédiable
hostilité est désormais établie entre les groupes de cousins et chacun
des Pāṇḍava, avant de quitter le palais, se choisit d’avance l’ennemi
qu’il abattra le jour de la revanche.
Le délai expiré, Yudhiṣṭhira fait valoir ses droits. Dhr̥tarāṣṭra
voudrait encore rétablir la justice, arriver du moins à un compromis
entre les prétentions rivales, mais son fils l’accable de récriminations
et d’insolences et, la mort dans l’âme, il répond négativement aux
ambassades de ses neveux. C’est la guerre. Tous les rois de la terre
se partagent entre les deux camps et il s’ensuit une énorme et
meurtrière bataille, longtemps balancée, au cours de laquelle les
Pāṇḍava, tenant parole, tuent les adversaires qu’ils se sont
distributivement fixés. Duryodhana, notamment, tombe sous les
coups de l’herculéen Bhīma. Tous les fils de Dhr̥tarāṣṭra, tous les
« méchants » périssent, mais, de l’armée des « bons », seuls survivent
les Pāṇḍava et quelques rares héros.
Sur cette ruine, aussitôt, un ordre nouveau se fonde. Yudhiṣṭhira
règne enfin, vertueux, juste, bon. Ses deux oncles sont dorénavant
ses conseillers et ses ministres : l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra, dont la seule
faiblesse a causé tout le malheur, et le champion de la concorde
Vidura, qui n’a cessé de vouloir éviter, puis limiter ce malheur. La
merveille de ce règne dure jusqu’aux morts successives des héros  :
de Dhr̥tarāṣṭra d’abord que consume l’incendie allumé par son feu
sacrificiel  ; puis de Vidura, qui, littéralement, se transfuse dans
Yudhiṣṭhira ; de Yudhiṣṭhira enfin et de ses frères, qui tombent l’un
après l’autre dans le «  grand voyage  » vers la solitude et qui
retrouvent au ciel ceux qu’ils ont aimés ou combattus.
 
Tel est l’aspect « historique » de la narration. Sous ce drame des
hommes, s’en joue un autre, immense, celui des êtres divins et
démoniaques qu’ils incarnent ou représentent. De même que les
pseudo-fils de Pāṇḍu sont les fils (un passage dit : « les incarnations
partielles  ») des grands dieux des trois fonctions, axe central de la
mythologie indo-iranienne, de même que Pāṇḍu se conforme au
type de Varuṇa (figuré, lui aussi, dans certains rituels, comme
maladivement pâle  ; frappé, lui aussi, dans une tradition,
d’impuissance sexuelle), de même l’animateur des complots, le
responsable des mauvais desseins qui aboutissent d’abord au
malheur des Pāṇḍava, puis à l’extermination de presque tous les
« bons » en même temps que de tous les « méchants », Duryodhana,
est le démon Kali incarné – le démon qui porte le nom du mauvais
âge du monde, le quatrième, dans lequel nous vivons. Quand il est
né, les signes les plus sinistres, les bruits les plus lugubres ont averti
les hommes, mais son père, malgré les avis des sages, a ouvert la
série de ses faiblesses en refusant de l’immoler au bien public. C’est
donc, en filigrane, un grand conflit cosmique qui se livre, avec trois
« époques » : le jeu truqué, par lequel le Mal triomphe pour un long
temps, écartant de la scène les représentants du Bien  ; la grande
bataille où le Bien prend sa revanche, éliminant définitivement le
Mal ; le gouvernement des bons.

C. Dh̥rtarāṣṭra et Vidura
Deux personnages, dans cette perspective, sont particulièrement
importants : l’aveugle Dh̥rtarāṣṭra et le sang-mêlé Vidura qui, frères
de Pāṇḍu, traversent avec des attitudes bien différentes le long
conflit des cousins, pour devenir finalement les collaborateurs
étroitement unis de Yudhiṣṭhira dans son règne idyllique. Il a été
possible de montrer que, de même que Pāṇḍu et Yudhiṣṭhira, les
deux rois successifs, représentent dans le jeu épique le Varuṇa et le
Mitra védiques et prévédiques (celui-ci rajeuni en Dharma), de
même les «  presque-rois  » Dhr̥tarāṣṭra et Vidura représentent les
deux souverains mineurs védiques et prévédiques Bhaga et
Aryaman. Vidura, dit le poème, est une incarnation de ce même
Dharma dont Yudhiṣṭhira est le fils, ou, lui aussi, une incarnation
partielle et, quand il mourra, son être rentrera, se jettera, se fondra
dans celui de Yudhiṣṭhira  : traduction épique excellente du lien
particulièrement intime, confinant parfois à l’identité, qui existe
dans les hymnes entre Mitra et Aryaman. Son caractère, son action
sont ce qu’on attend d’Aryaman  : il montre un souci constant à la
fois de la justice et de la bonne entente entre les membres du kula,
de la grande famille  ; il ne peut que contrarier pour un temps les
machinations fratricides de Duryodhana  ; même reconnus
excellents, ses avis ne sont pas suivis et, pendant la bataille, il ne dit
plus rien, ne se manifeste plus  ; il ne reparaît qu’après la fin du
conflit, pour collaborer étroitement avec ce Yudhiṣṭhira qui est
presque lui, et appliquer enfin les règles de justice et de bonne
entente qu’il a toujours préconisées. De Dhr̥tarāṣṭra, par une lacune
étrange ou une exception presque unique, le poème ne fait le fils ou
l’incarnation d’aucun dieu  ; mais, tout le long du drame, dans les
paroles qu’il prononce comme dans les propos de ses interlocuteurs,
est établie et cent fois répétée sa correspondance avec le destin
(daiva, kāla, etc.)  ; car cet aveugle est lucide  ; il déclare lui-même
que ses neveux ont raison, il sait (Vidura le lui dit, et il acquiesce)
que la malice de Duryodhana ne peut produire qu’une catastrophe ;
mais finalement, par manque de caractère, il prend, quant au jeu,
quant à la guerre, les décisions que lui suggère ce triste inspirateur.
Il est, dans tout cela, une image de la fatalité. Ses hésitations, ses
capitulations, ses décisions grosses de malheurs copient le
comportement du destin, déconcertant comme lui  : «  Bhaga est
aveugle… » Vidura et Dhr̥tarāṣṭra ne sont jamais en opposition que
par leurs discours, à propos des conseils que le second demande au
premier, qu’il approuve et n’applique pas. Mais il n’y a pas entre eux
d’hostilité et ils trouveront leur vraie vocation dans «  l’après-
bataille  », quand ils collaboreront tous deux, côte à côte, à la
royauté rénovée de Yudhiṣṭhira.
Il est intéressant de noter ici, dans les trois frères de la première
génération, Dhr̥tarāṣṭra, Pāṇḍu et Vidura, un nouvel exemple de la
curieuse représentation, plusieurs fois signalée ici, des mutilations
ou déficiences qualifiantes  : le premier, qui devra prendre les plus
lourdes décisions du poème, qui, dans les circonstances les plus
graves, pour un bref moment, aura le choix, la liberté d’endiguer le
mal ou de le déchaîner, bref le répondant épique de Bhaga, naît
aveugle. Le deuxième, Pāṇḍu, qui aura la plus glorieuse
descendance, «  les Pāṇḍava  », est frappé d’interdiction sexuelle et,
de plus, roi des Aryas basanés, naît maladivement pâle. Le
troisième, dévoué de toute son âme au salut et à la cohésion interne
de la noble race, est un bâtard, un sang-mêlé. Mais c’est surtout
l’articulation des grands rôles que je veux ici retenir  : au premier
des «  temps  » décisifs de l’action, Duryodhana[-Démon] amène
l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra[-*Destin], malgré les mises en garde de
Vidura[-*Aryaman], à organiser la partie de jeu où, normalement,
Yudhiṣṭhira[-*Mitra] devrait être invincible et où, cependant, par le
truquage surnaturel des instruments du jeu, il sera vaincu et,  par
suite, et pour longtemps, obligé de disparaître. Dans le
second  «  temps  » décisif, Duryodhana[-Démon] lance contre
Yudhiṣṭhira[-*Mitra], contre ses frères et ses alliés, une formidable
coalition, et, dans la bataille qui s’ensuit, les Pāṇḍava[-dieux
fonctionnels] tuent chacun l’adversaire de son rang, y compris
Duryodhana. Enfin, dans le renouveau  qui succède à cette crise,
l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra[-*Destin] et  le  juste Vidura[-*Aryaman],
entièrement réconciliés, assurent l’œuvre que couvrent le nom et
l’esprit de Yudhiṣṭhira[-*Mitra]. Ajoutons qu’une tradition latérale
attestée par un Jātaka bouddhique économise le personnage de
Yudhiṣṭhira et fait de Vidura même, appelé « Vidhura », l’enjeu de la
partie de dés truquée (Vidhura Pāṇḍita Jātaka =  V.  Fausböll, VI,
pp. 329-355 ; J. Dutoit, VI, pp. 316-339).
 
 
J’ai signalé ailleurs de remarquables analogies entre des parties
de ce tableau et «  la fin du monde  » selon Zoroastre  : dans le
mazdéisme, la longue lutte du Bien et du Mal et les succès du Mal
sont suivis, quand les temps sont révolus, d’une liquidation totale
des forces de ce Mal, au cours de laquelle, notamment, les
Archanges, transposition théologique des anciens dieux indo-
iraniens des trois fonctions comme, dans l’Inde, les Pāṇḍava en sont
une transposition épique, «  saisissent  » et éliminent chacun
l’Archidémon qui lui est opposé. Mais c’est avec le drame
scandinave de Baldr – la vie inefficace et le meurtre de Baldr, la
bataille eschatologique, le renouveau du monde sous Baldr roi – que
la comparaison du mythe indien sous-jacent à l’intrigue du
Mahābhārata est particulièrement éclairante.

D. Ragnarök
La société des dieux scandinaves comporte un personnage
extrêmement intéressant  : Loki. Intelligent, astucieux au plus haut
degré, mais amoral, aimant faire le mal, en petit et en grand, pour
s’amuser autant que pour nuire, il représente, parmi les Ases, un
véritable élément démoniaque. Plusieurs des assaillants du futur
Ragnarök, le loup Fenrir, le grand Serpent, sont ses fils, comme est
sa fille Hel, la présidente du sinistre séjour où vont les morts que
n’accueille pas la Valhöll d’Óđinn.
D’autre part, entre les fils d’Óđinn, se détachent les deux figures
diversement tragiques de Baldr et de Höđr. Du second, une seule
action est connue, le meurtre involontaire de Baldr, et un seul trait :
il est aveugle ; non pas borgne et, par une suite paradoxale, « mieux
voyant  », comme son père, mais bien aveugle, et incapable de se
gouverner par lui-même. Le premier rassemble sur lui l’idéal d’une
vraie justice et d’une bonté sans détour et cette soif d’« autre chose »
qu’aucun des grands Ases ne satisfait plus, puisque Týr est passé à la
ruse, à la violence et « n’est point pacificateur d’hommes ». Auprès
de ce Mitra scandinave dégénéré, c’est Baldr qui relève la fonction.
La Gylfaginning de Snorri (chap.  XV et XI  : Sn.  E., p.  33 et  29-30)
définit ainsi ces deux frères 1 :
XV.  Il y a un Ase qui s’appelle Höđr. Il est aveugle. Il est fort, mais les dieux
voudraient bien qu’il n’eût pas à être nommé, car l’acte de ses mains sera longtemps
gardé en mémoire chez les dieux et chez les hommes.
XI. Un second fils d’Óđinn est Baldr, et, de lui, il y a du bien à dire. Il est le meilleur et
tous le louent. Il est si beau d’apparence et si brillant qu’il émet de la lumière ; et il y a
une fleur des champs si blanche qu’on l’a comparée avec les cils de Baldr : elle est la
plus blanche de toutes les fleurs des champs – et, d’après cela, tu peux te représenter
sa beauté à la fois de cheveux et de corps. Il est le plus sage des Ases et le plus habile à
parler et le plus clément. Mais cette condition de nature lui est attachée, qu’aucun de
ses jugements ne peut se réaliser. Il habite la demeure qui a nom «  Largement
Brillante », qui est au ciel. En cet endroit, il ne peut rien y avoir d’impur.

Un intéressant complément sur la nature de Baldr se déduit de ce


qui est dit un peu plus loin, au chapitre  XVIII (Sn. E., p.  33-34), de
son fils, Forseti : « Il habite dans le ciel une demeure appelée Gritnir
et tous ceux qui s’adressent à lui dans des querelles de droit s’en
retournent réconciliés. C’est le meilleur tribunal pour les dieux et les
hommes. » Tels sont les acteurs principaux du drame, dont voici les
principales scènes, encore d’après la Gylfaginning (chap.  XXXIII-XXXV :
Sn. E., p. 63-68) 2 :
Cette histoire commence par ceci, que le bon Baldr eut des songes graves qui
menaçaient sa vie. Quand il raconta ces songes aux Ases, ils délibérèrent entre eux et
l’on décida de demander sauvegarde pour Baldr contre tout danger. Frigg [l’épouse
d’Óđinn, mère de Baldr] recueillit des serments garantissant que le feu ne lui ferait
aucun mal, ni l’eau ni aucune sorte de métal ni les pierres ni la terre ni les bois ni les
maladies ni les animaux ni les oiseaux ni les serpents venimeux. Quand tout cela fut
fait et connu, Baldr et les Ases s’amusèrent ainsi : il se tenait sur la place du þing et
tous les autres ou bien tiraient des traits contre lui ou lui donnaient des coups d’épée
ou lui jetaient des pierres ; mais, quoi que ce fût, cela ne lui faisait aucun mal. Et cela
semblait à tous un grand privilège.
Quand Loki, fils de Laufey, vit cela, cela lui déplut. Il alla trouver Frigg aux Fensalir
sous les traits d’une femme. Frigg lui demanda si elle savait ce qu’on faisait sur la
place du þing. La femme répondit que tout le monde lançait des traits contre Baldr,
mais qu’il n’en recevait aucun mal. Frigg répondit  : «  Ni armes ni bois ne tueront
Baldr : j’ai recueilli le serment de toutes les choses. » La femme dit : « Tous les êtres
ont-ils juré d’épargner Baldr ? » Frigg répondit : « Il y a une jeune pousse de bois qui
grandit à l’ouest de la Valhöll et qu’on appelle mistilteinn, “pousse de gui”  ; elle m’a
semblé trop jeune pour que je réclame son serment. »
La femme s’en alla – mais Loki prit la pousse de gui, l’arracha et alla au þing. Höđr se
tenait là, tout en arrière du cercle des gens, parce qu’il était aveugle. Loki lui dit  :
«  Pourquoi ne tires-tu pas sur Baldr  ?  » Il répond  : «  Parce que je ne vois pas où est
Baldr et, de plus, parce que je suis sans arme.  » Loki dit  : «  Fais comme les autres,
attaque-le, je t’indiquerai la direction où il est. Lance ce rameau contre lui  !  » Höđr
prit la pousse de gui et, guidé par Loki, la lança sur Baldr. Le trait traversa Baldr qui
tomba mort sur la terre. Ce fut le plus grand malheur qu’il y ait eu chez les dieux et
chez les hommes.
Quand Baldr fut tombé, tous les Ases furent sans voix et incapables de le relever. Ils se
regardaient l’un l’autre et tous étaient irrités contre celui qui avait fait la chose, mais
personne ne pouvait le punir  : car c’était là un grand lieu de sauvegarde. Quand les
Ases voulurent parler, ils éclatèrent d’abord en larmes, de sorte qu’aucun ne pouvait
exprimer à l’autre sa douleur avec des mots. Mais Óđinn souffrait le plus de ce
malheur, parce qu’il mesurait mieux le dommage et la perte qu’était pour les Ases la
mort de Baldr.

Ce drame, comme il ressort bien de la structure même de la


Völuspá, est la clef de voûte de l’histoire du monde. Par lui, la
médiocrité de l’âge actuel est devenue sans remède. Certes, la bonté
et la clémence de Baldr étaient jusqu’alors inefficaces, puisque, par
une sorte de mauvais sort, « aucun de ses jugements ne tenait, ne se
réalisait » ; du moins existait-il, et cette existence était protestation
et consolation.
Après sa disparition, Baldr vit de la vie des morts, non pas dans
la Valhöll de son père (il n’était pas guerrier, il n’était pas mort à la
guerre), mais dans le domaine de Hel – et sans retour possible par
l’effet d’une méchanceté supplémentaire de Loki 3. À un envoyé
d’Óđinn qui lui demandait de libérer le dieu, Hel avait répondu :
qu’il fallait vérifier qu’il était aussi aimé qu’on disait. « Si toutes choses au monde, dit-
elle, vivantes et mortes, le pleurent, il retournera chez les Ases ; mais il restera avec
Hel si quelqu’un refuse et ne veut pas pleurer. »… Aussitôt [connue cette réponse], les
Ases envoyèrent des messagers dans le monde entier pour prier tous les êtres de tirer
Baldr par leurs larmes du pouvoir de Hel. Tous le firent, les hommes et les animaux et
la terre et les pierres et les arbres et tous les métaux… Alors que les messagers
revenaient après avoir bien rempli leur mission, ils trouvèrent dans une caverne une
sorcière qui se nommait Þökk. Ils lui demandèrent de pleurer pour tirer Baldr du
pouvoir de Hel. Elle répondit :
Þökk pleurera avec des larmes sèches la crémation de Baldr !
Vif ni mort, je n’ai pas profité du fils de l’homme :
que Hel garde ce qu’elle a !
Mais on devine que c’était Loki, fils de Laufey, lui qui a fait tant de mal aux Ases.

Du moins les dieux réussissent-ils à saisir Loki et à l’enchaîner,


malgré ses ruses. Il restera là, supplicié, jusqu’à la fin des temps. Car
les temps finiront (Gylfaginning, chap.  XXXVII-XXXVIII et XLI  : Sn.  E.,
p. 70-73 et 75). Un jour viendra où toutes les forces du Mal, tous les
monstres, Loki lui-même, échapperont à leurs liens et, des quatre
orients, attaqueront les dieux. Dans des duels terribles, chacun des
«  dieux fonctionnels  » succombera, abattant parfois son adversaire
ou vengé par un autre dieu : Óđinn sera dévoré par le loup Fenrir,
que déchirera à son tour Víđarr, fils d’Óđinn. Le chien Garmr et Týr
s’entretueront. Þórr pourfendra le grand Serpent, mais tombera
aussitôt empoisonné par le venin que crache la bête. Le démon Surtr
tuera Freyr. Enfin, le dieu primordial Heimdallr et Loki
s’affronteront et se détruiront l’un l’autre. Alors Surtr lancera le feu
sur l’univers, le soleil s’obscurcira, les étoiles tomberont, la terre
s’enfoncera dans la mer.
Mais au désastre succédera un renouveau : la terre émergera de
la mer, verte et belle, et, sans semailles, le grain y poussera. Les fils
des dieux morts reviendront dans l’Enclos des Ases, ceux de Þórr
reprenant le Marteau de leur père. Baldr et Höđr sortiront ensemble
du domaine de Hel. Tous les dieux parleront amicalement du passé
et de l’avenir et les tables d’or qui avaient appartenu aux Ases seront
retrouvées dans le gazon…

E. Ragnarök et Mahābhārata
La tragédie de Baldr et le personnage de Loki d’une part, ce
« destin des dieux » d’autre part (ou, comme on dit par une méprise
que les Scandinaves païens avaient déjà légitimée, ce «  Crépuscule
des dieux  ») ont été l’objet d’études et d’hypothèses innombrables.
Quant au second, plusieurs savants ont admis une influence de
l’eschatologie iranienne, zoroastrienne. Quant à «  Balder the
Beautiful  », généralement interprété dans l’école de Mannhardt
comme un dieu mourant et ressuscitant de rituel agraire, on a
parfois supposé une influence des Attis, des Adonis de la
Méditerranée orientale. La présentation d’ensemble qui a été faite,
au début de ce chapitre, des données indo-iraniennes suggère une
tout autre vue. Un fait capital saute aux yeux  : plus que la version
iranienne de ces événements cosmiques, c’est l’ensemble mythique para-
et prévédique conservé en transparence dans l’intrigue de l’épopée
indienne qui se découvre parallèle à l’ensemble mythique scandinave  ;
comme pour les histoires de Kvasir et de Mada, étudiées au
chapitre  II, c’est ici encore, paradoxalement, Snorri et le
Mahābhārata qui présentent les concordances les plus précises. Cette
localisation géographique de la meilleure analogie exclut l’emprunt.
C’est donc à partir de données déjà indo-européennes que Germains
et Indo-Iraniens ont organisé leurs récits de la grande lutte, et,
parmi ces derniers, les Iraniens que nous connaissons, ceux d’après
la réforme zoroastrienne qui a dû repenser et sublimer ces récits
comme tous les autres, n’ont pas été les plus fidèles. Précisons cette
impression générale.
Considérons d’abord les acteurs. Óđinn a près de lui deux dieux,
ses deux fils, l’un sage et clément, père du dieu conciliateur, mais
dont, personnellement, les sentences restent sans effet  ; l’autre
aveugle, dont il n’est rien dit d’autre et qui n’intervient à travers
toute la mythologie (comme intervient aussi sa transposition épique
« Hatherus » à la fin de la saga de « Starcatherus ») que dans cette
occasion unique, pour un meurtre, où il est visiblement l’incarnation
de l’aveugle destinée. Il est probable que nous avons ici
l’aboutissement scandinave des deux souverains mineurs qui ont
donné, chez les Indo-Iraniens, les dieux Aryaman et Bhaga, puis
leurs transpositions épiques indiennes, les deux frères Vidura et
Dhr̥tarāṣṭra. Dans les hymnes védiques, Bhaga et Aryaman sont les
auxiliaires de Mitra plutôt que de Varuṇa  ; dans le Mahābhārata,
Vidura et Dhr̥tarāṣṭra sont bien frères du personnage transposé de
Varuṇa, Pāṇḍu, mais c’est comme auxiliaires de Yudhiṣṭhira,
transposé de Mitra, qu’ils réalisent pleinement leurs personnages  ;
dans la mythologie scandinave enfin, où Týr, l’homologue de Mitra,
est non seulement dégénéré dans sa définition, mais déchu en
importance, Óđinn restant en fait le seul « dieu souverain », c’est à
Óđinn, comme ses fils, que sont directement rattachés Baldr et Höđr.
Quant à Loki, avec une coloration particulière à la Scandinavie, il
est l’homologue de l’inspirateur des grands malheurs du monde, de
l’esprit démoniaque, que connaissaient sans doute certains récits des
Indo-Iraniens, bien que les Védas l’ignorent, puisque le zoroastrisme
l’a amplifié dans son Aṇra-Mainyu et que les auteurs du
Mahābhārata l’ont transposé en Duryodhana, incarnation du démon
de notre âge cosmique.
La dégradation de Týr fait, en outre, qu’il ne joue pas de rôle
dans la tragédie, sauf accessoirement lors de la bataille finale, et que
c’est Baldr qui concentre en lui les essences de Mitra et d’Aryaman,
les rôles que le Mahābhārata distribue entre Yudhiṣṭhira et Vidura.
Mais on sait à quel point Mitra et son principal collaborateur étaient
proches dès les temps védiques et prévédiques et l’on a vu que le
Mahābhārata va jusqu’à faire de Yudhiṣṭhira et de Vidura une sorte
de dédoublement du même dieu, Dharma, dédoublement que la
mort du second par « rentrée » dans le premier ramène à l’unité.
Considérons maintenant le drame lui-même, dans ses trois
temps :
1°/ Le démoniaque Loki se sert de l’aveugle Höđr pour éliminer –
ici : envoyer, par la mort, dans le long exil de Hel – le bon Baldr. Et
il utilise un jeu que Baldr, en principe invulnérable, a toutes raisons
de croire inoffensif, mais où il est tué par l’unique arme restée
dangereuse pour lui, découverte par Loki et maniée par l’aveugle
Höđr, sous la direction de Loki. Le ressort est parallèle à celui qui
aboutit à la provisoire élimination, au long exil de Yudhiṣṭhira  : le
démoniaque Duryodhana arrache à l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra
l’autorisation de monter le scénario qui perdra Yudhiṣṭhira. Et ce
scénario est un jeu qui est apparemment sans danger pour
Yudhiṣṭhira, meilleur que tous les joueurs, mais où son partenaire,
complice de Duryodhana, fait des tricheries surnaturelles qui le
réduisent, vaincu, à l’exil. Les deux principales différences sont et
les spécifications diverses des jeux (dés, dans l’Inde, où les dés sont
en effet le jeu type ; jeu beaucoup plus spectaculaire et romanesque
en Scandinavie), et le degré inégal de culpabilité d’une part de
l’aveugle indien, qui sait à quel malheur aboutira son action et
l’accomplit pourtant par faiblesse, d’autre part de l’aveugle
scandinave, instrument entièrement involontaire, inconscient, de la
ruse du méchant  ; en sorte que les responsabilités se répartissent
simplement en Scandinavie entre Loki ráđbani, «  meurtrier par le
plan  », instigateur, et Höđr, l’aveugle handbani, «  meurtrier par la
main  », agent purement matériel, mais plus complexement dans
l’Inde entre un ráđbani, Duryodhana, et deux handbani qui
participent consciemment à son ráđ, l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra et le
partenaire tricheur de Yudhiṣṭhira. Ces différences laissent subsister
le parallélisme essentiel, mais seraient suffisantes s’il était par
ailleurs possible de la former, pour écarter l’hypothèse d’un emprunt
ou même d’une influence littéraire de l’Inde sur la Scandinavie.
2°/ La scène du jeu fatal ouvre, dans les deux récits, une longue
période sombre  : tout le cours du monde actuel chez les
Scandinaves, et, dans l’Inde, seulement le temps que Yudhiṣṭhira et
ses frères sont en exil, temps réduits à quelques années par les
nécessités du cadre épique, mais qui, dans le mythe originel, devait
aussi être la partie finale d’un âge cosmique, puisque le responsable,
le démoniaque Duryodhana, est justement Kali, l’incarnation du
mauvais génie de l’âge actuel. Cette période d’attente finit, de part
et d’autre, par la grande bataille où sont liquidés tous les
représentants du Mal et la plupart des représentants du Bien. De
cette bataille les circonstances introductrices sont différentes,
puisque, en Scandinavie, elle est engagée par les forces du Mal
jusqu’alors enchaînées – y compris Loki, en conséquence du meurtre
de Baldr – et brusquement relâchées, tandis que, dans le
Mahābhārata, elle est engagée par les bons héros, reparaissant après
leur exil temporaire et réclamant leurs droits. Une autre divergence
est que, dans le Mahābhārata, les survivants d’entre les « bons » sont
les Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira et ses frères, dont chacun a tué son
adversaire particulier sans périr lui-même, tandis que, dans le mythe
nordique, les homologues des Pāṇḍava, les dieux fonctionnels,
périssent aussi bien que leurs adversaires et que les survivants ou
renaissants sont, avec Baldr et Höđr, les fils des dieux.
3°/  Cette différence est atténuée par le fait que les homologues
indiens de Baldr et de Höđr, Vidura et Dhr̥tarāṣṭra, qui n’ont pas
plus qu’eux pris part à la grande bataille, survivent comme eux et
reçoivent, dans la renaissance qui suit, de nouveaux rôles  : leur
ancien désaccord terminé, ils sont, dans une union complète et
confiante, les deux organes du gouvernement parfait de Yudhiṣṭhira.
Ainsi, dans le monde qui renaît, purifié, délivré du Mal, après la
bataille eschatologique et le cataclysme, Baldr et Höđr réconciliés
sont à la place des souverains – Baldr tenant à la fois, comme il a été
dit, les rôles de Yudhiṣṭhira et de Vidura.
 
L’ampleur et la régularité de cette harmonie entre le
Mahābhārata et l’Edda règlent, je pense, les problèmes de Baldr, de
Höđr, de Loki et du Ragnarök, qu’on a eu tort de morceler. Et, ce
problème en réalité unique, elles le règlent d’une manière
inattendue, écartant, sauf pour quelques détails accessoires et
tardifs, les solutions fondées sur l’emprunt, iranien, caucasien ou
chrétien, et mettant au jour un vaste mythe sur l’histoire et le destin
du monde, sur les rapports du Mal et du Bien, qui devrait être
constitué déjà, avant la dispersion, chez une partie au moins des
Indo-Européens.
Ainsi se complète la comparaison du mythe de Loki et de Baldr
et de la légende ossète de Syrdon et de Soslan. Les Ossètes, on le
sait, sont les derniers descendants des peuples scythiques qui, dès
avant le temps d’Hérodote et jusqu’au Moyen Âge, ont occupé de
vastes territoires dans le sud de l’actuelle Russie. Les Scythes étaient
un rameau du tronc iranien, tôt détaché, et qui n’a pas subi
profondément l’influence du zoroastrisme. Il n’en est que plus
précieux de retrouver chez eux, en forme épique encore, dans un
folklore noté au XIXe et au XXe  siècle, un proche parallèle, sinon de
l’ensemble qui vient d’être découvert (effacées par le christianisme
ou par l’Islam 1, l’eschatologie, la grande bataille n’y sont pas
représentées), du moins de l’épisode du meurtre de Baldr : Soslan est
lui aussi tué, à l’instigation du méchant Syrdon, vrai Loki, et, selon
un groupe de variantes (tcherkesses), dans un jeu qui rappelle de
très près celui où succombe Baldr. Le héros est invulnérable, sauf –
c’est un secret – aux genoux. Syrdon, ou la sorcière qui le remplace,
découvre ce secret. Il engage donc les Nartes à organiser un jeu
d’apparence inoffensive  : ils se placent tous sur le sommet d’une
montagne, et le héros au pied ; d’en haut, ils lancent sur lui la Roue
tranchante, et il la leur renvoie, en la faisant rebondir sur la partie
de son corps que lui désignent leurs cris. Que risque-t-il, puisque ni
son front, ni sa poitrine, ni ses bras, ni presque rien de lui-même ne
peut être entamé ? Mais bientôt, dans la chaleur du jeu, il oublie la
seule lacune de son privilège et quand, d’en haut, on lui crie : « Avec
les genoux ! », il oppose ses genoux à la Roue qui dévale, et elle les
lui tranche. Il est probable que nous lisons ici le dernier débris de la
version scythique du récit dont nous avons parcouru les versions
scandinave, indienne et – dans le remaniement zoroastrien –
iranienne 2.
HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER
Aspects mythiques de la fonction guerrière chez
les Indo-Européens
à la mémoire de Stig WIKANDER,
près d’un demi-siècle après Der arische Männerbund
INTRODUCTION

Ce recueil est le troisième état, considérablement transformé,


d’un livre vieux de près de trente ans. Il s’est d’abord intitulé Aspects
de la fonction guerrière chez les Indo-Européens et formait le
fascicule  LXVIII de la bibliothèque de l’École pratique des hautes
études, section des sciences religieuses (PUF, 1956). Il présentait ce
qui est ici la matière des deux premières parties : une confrontation
de «  l’histoire  » du roi guerrier de Rome, Tullus Hostilius, et des
mythes de l’Indra védique  ; la mise au jour, dans la mythologie
d’Indra et dans les vies légendaires du héros scandinave Starkađr et
du héros grec Héraclès, d’un même cadre, «  les trois péchés du
guerrier ».
En 1969 (PUF, collection « Hier »), sous le titre que je conserve,
Heur et malheur du guerrier (simultanément The Destiny of Warrior,
University of Chicago Press), ces deux études ont été amplifiées et
complétées par une troisième, moins unitaire, qui sera ici la
quatrième.
Depuis lors, la recherche a beaucoup progressé. S’il n’y a pas eu
de changement important dans la première partie, la deuxième a
subi un « moins » et bénéficié d’un « plus ». Dès 1971, dans un autre
ensemble, Mythe et Épopée  II (Gallimard, 2e  éd., 1977), j’ai poussé
plus loin les analyses et élargi la comparaison par un document
nouveau très important, la légende du héros indien Śiśupāla  ; en
conséquence, je ne fais ici que résumer cet exposé des «  trois
péchés » tel qu’il se trouve dans l’étude de 1971 : c’est le « moins ».
Le «  plus  » est l’utilisation de trois autres témoignages jusqu’à
présent négligés : un romain, un ossète, un gallois. En outre, comme
troisième partie, je reproduis en l’améliorant un vieil article du
Journal asiatique (1953) sur l’articulation des figurants divins de la
mythologie guerrière chez les Indo-Iraniens et je montre que, mutatis
mutandis, c’est la même articulation qui s’observe dans les
sacerdoces romains occupés de la guerre et dans la théologie
guerrière des Scandinaves. La dernière partie du livre de 1969 a été
peu modifiée.
 
On s’étonnera peut-être que cette mise en place de l’idéologie
guerrière ait tant tardé. Mais peut-on parler de mise en place  ? La
matière s’y prête-t-elle ?
Dès 1938, une fois reconnu le caractère indo-européen commun
du cadre idéologique des trois fonctions –  administration du sacré,
du pouvoir et du droit ; de la force physique ; de l’abondance et de
la fécondité  –, on a entrepris d’étudier comparativement, chez les
divers peuples de la famille, l’économie interne des expressions
théologiques et mythiques de chacune d’elles. Les bilans sont
inégaux.
Pour la première, qui touchait de près les hommes de savoir et
de pouvoir, les prêtres et les chefs, il a été très vite possible
d’obtenir un tableau simple et entièrement cohérent, dont l’Inde
védique, contrôlée par l’Iran, fournit, avec son Varuṇa et son Mitra,
un exemplaire théologique bien conservé et dont Rome a laissé un
exposé très complet dans l’«  histoire  » de ses deux fondateurs,
Romulus et Numa. Avec des évolutions propres à chacune, la
Scandinavie, l’Irlande ont confirmé cette première vue. Puis, à côté
des deux aspects et personnages principaux de la souveraineté, ont
été dégagés les services et les figures des dieux souverains mineurs
dont les Indo-Iraniens, les Romains, les Scandinaves présentent des
«  réalisations  » diverses, mais de même sens. Si quantité de points
doivent être observés de plus près, il ne semble pas qu’il reste
beaucoup à ajouter à ces lignes maîtresses.
À l’inverse, un des caractères les plus immédiatement sensibles
de la troisième fonction est son morcellement en de très nombreuses
provinces dont les frontières sont imprécises : fécondité, abondance
en hommes (masse) et en biens (richesse), nourriture, santé, paix,
volupté, etc., sont des notions qui se conditionnent les unes les
autres, qui se déversent les unes dans les autres par mille capillaires,
sans qu’il soit possible de déterminer entre elles un ordre simple de
dérivation. Un autre caractère de la même fonction est son étroite
liaison avec la base géographique, topographique, ethnique aussi de
chaque société particulière et avec la forme, les organes variables de
chaque économie. En conséquence, si la comparaison des dieux ou
des héros jumeaux, les moins engagés dans le détail des realia, a
permis de repérer un certain nombre de traits et de thèmes
communs à plusieurs peuples indo-européens, aucune structure
générale n’est apparue jusqu’à présent et l’on peut douter que
l’avenir en découvre une.
La deuxième fonction, la force, et d’abord, naturellement, l’usage
de la force dans les combats, n’est pas pour le comparatiste une
matière aussi désespérée, mais elle n’a pas bénéficié chez les divers
peuples indo-européens d’une systématisation complète comme la
souveraineté religieuse et juridique  : soit que les penseurs, les
théologiens responsables de l’idéologie n’aient pas réfléchi avec
autant de soin sur des activités qui n’étaient pas proprement les
leurs, soit que les réalités non plus du sol, mais des événements,
aient contrarié la théorie. Aussi la comparaison a-t-elle dégagé ici
moins une structure que des aspects, qui ne sont même pas tous
cohérents. Mais, de chacun de ces aspects pris à part, des réseaux de
correspondances précises et complexes entre l’Inde (le plus souvent
les Indo-Iraniens) et Rome ou le monde germanique attestent
l’antiquité. La seule ambition du présent livre est de préciser
quelques-uns de ces réseaux.
J’ai laissé à ces études leur forme d’esquisses, n’y marquant que
l’essentiel et réduisant les références et les notes, les discussions
aussi, au strict nécessaire : les faits utilisés sont du domaine public
et la nouveauté n’est que dans les rapprochements ou dans la mise
en ordre. Aux allusions de certaines phrases, le lecteur informé
reconnaîtra que tout ce qui n’est pas cité ou discuté n’est pas
forcément ignoré. Encouragé par plusieurs expériences heureuses et
malgré de plus nombreuses déconvenues, je continue à souhaiter
que, sur chaque province indo-européenne, des spécialistes mieux
armés que le comparatiste, mais sensibles aux raisons comparatives
qui ont conduit à l’image qui leur est soumise, reprennent à leur
compte le traitement de la partie qui les concerne, en précisent les
détails, et aussi l’explorent plus complètement, lui découvrent des
prolongements qui, donnant matière à de nouvelles enquêtes
comparatives, pourraient déboucher sur de nouvelles propositions
indo-européennes.
La méthode ressortira suffisamment des exposés eux-mêmes  : il
est inutile d’en faire ici la théorie. Je me borne à souligner un parti
pris qui n’est pas un postulat, mais la conclusion de beaucoup de
recherches, et qui se trouve sous-jacent aux sections indiennes de
tous les développements qu’on va lire. Le R̥ gVeda, la littérature
védique dans son ensemble ne livrent pas la totalité de la
mythologie que l’Inde avait héritée de son passé indo-iranien ou
indo-européen ; souvent ce qui se lit dans les épopées, soit pour des
mythes déjà védiques, soit pour des mythes absents du R̥ gVeda,
prolonge sous une forme rajeunie une tradition paravédique,
prévédique  ; les données des hymnes ne sont donc pas les seules
utilisables dans les comparaisons, ni même, parfois, les meilleures.
La démonstration d’ensemble a été donnée en 1947 par Wikander
dans son article « La légende des Pāṇḍava et le fonds mythique du
Mahābhārata » (en suédois, dans Religion och Bibel, VI, p. 27-39) que
la première partie de Mythe et Épopée  I (p.  31-257) n’a fait que
développer. Jusqu’à présent, peu de védisants paraissent la
connaître. Elle existe pourtant, et l’avenir est à ceux qui en tiendront
compte.
Ce n’est d’ailleurs là qu’un cas particulier d’une plus large
nécessité. Dans l’Inde comme ailleurs, il faut souvent renoncer à
déterminer, parmi les rédactions attestées d’un récit mythique, celle
dont toutes les autres, contemporaines ou postérieures, seraient
dérivées : dès les plus anciens temps, il a certainement coexisté des
variantes aussi légitimes les unes que les autres. De même, entre des
récits sur des sujets voisins, mais distincts –  je pense aux divers
combats d’Indra  –, il a dû, maintes fois et dès avant les premiers
documents, se constituer des formes mixtes plus ou moins stables
comme en rencontrent de nos jours ceux qui étudient les contes et
généralement les traditions orales vivantes  : en sorte que de tels
dossiers relèvent, certes, de la philologie, mais quant aux
dérivations, osmoses, confusions, contradictions, etc., appellent
davantage le genre d’observation et d’analyse que les folkloristes ont
mis au point sur leurs matières.
 
Des problèmes généraux qui ne concernent rien de moins que le
travail inconscient, collectif et continu de l’esprit d’une société à
travers les générations, et aussi la part des initiatives, des créations
individuelles, des «  projets  », dans ces changements, sont sous-
jacents aux trois premières parties du livre et parfois, dans la
rédaction, affleurent. Mais ils ne sont pas mûrs. Notre rôle n’est que
de défricher, de dégager le plus grand nombre possible de faits
comparatifs sur lesquels nos successeurs, que j’espère à la fois
philologues et philosophes, réfléchiront. Sans prétendre aboutir à
formuler des lois, ils détermineront sans doute des constantes et des
tendances, bref le minimum d’ordre requis pour qu’on ose parler de
science.
Georges DUMÉZIL,
Paris, le 4 mars 1985.
PREMIÈRE PARTIE
LA GESTE DE TULLUS HOSTILIUS
ET LES MYTHES D’INDRA
Un pays qui n’a plus de légendes, dit le poète, est condamné à mourir
de froid. C’est bien possible. Mais un peuple qui n’aurait pas de mythes
serait déjà mort. La fonction de la classe particulière de récits que sont
les mythes est en effet d’exprimer dramatiquement l’idéologie dont vit la
société, de maintenir devant sa conscience non seulement les valeurs
qu’elle reconnaît et les idéaux qu’elle poursuit de génération en
génération, mais d’abord son être et sa structure mêmes, les éléments, les
liaisons, les équilibres, les tensions qui la constituent, de justifier enfin les
règles et les pratiques traditionnelles sans quoi tout en elle se disperserait.
Ces mythes peuvent appartenir à des types divers. Quant à &: les uns
sont tirés d’événements et d’actions authentiques plus ou moins stylisés,
enjolivés et proposés comme des exemples à imiter  ; les autres sont des
fictions littéraires incarnant dans des personnages les concepts
importants de l’idéologie et traduisant les liaisons de ces concepts dans
les rapports de ces personnages. Quant au décor aussi, et quant aux
dimensions cosmiques des scènes, les unes se situent hors du court espace
et des quelques siècles de l’expérience nationale, garnissent un passé ou
un avenir lointains et des zones inaccessibles du monde, se jouent entre
dieux, géants, monstres, démons  ; les autres se contentent d’hommes
ordinaires, de lieux familiers, de temps plausibles. Mais tous ces récits
ont une fonction, la même fonction, vitale.
L’exploration comparative des plus vieilles civilisations indo-
européennes, poursuivie depuis une cinquantaine d’années, a dû tenir
compte et de cette unité fonctionnelle des mythes et de cette variété des
types mythiques. En particulier, il est apparu très vite que les Romains ne
sont pas le scandale qu’on se plaît encore à signaler dans les manuels, un
peuple sans mythologie, mais simplement que, chez eux, la mythologie, et
une mythologie très ancienne, héritée pour une bonne part des temps
indo-européens, si elle a été radicalement détruite au niveau de la
théologie, a prospéré en forme d’histoire. La preuve a pu être faite sur
plusieurs cas particulièrement importants où des récits et des types de
personnages, des ensembles mêmes de récits et de personnages, que les
Indiens ou les Germains rapportent, exclusivement ou pour l’essentiel, au
monde divin, se sont retrouvés à Rome avec la même structure et la
même leçon, mais exclusivement rapportés à des hommes, et à des
hommes qui portent des noms usuels, appartiennent à des gentes
authentiques. L’idéologie romaine s’offre ainsi à l’observateur sur deux
plans parallèles, qui n’ont plus que de rares et minces communications :
d’une part une théologie, simple et nette sur tous les points où nous
sommes un peu informés, définissant abstraitement, hiérarchisant aussi et
groupant d’après ces définitions des dieux puissants, mais sans
aventures  ; d’autre part, une histoire des origines développant les
aventures significatives d’hommes qui, par leur caractère et par leur
fonction, correspondent à ces dieux.
I
Mythe et épopée

Considérons, par exemple, le motif central de l’idéologie indo-


européenne, la conception d’après laquelle le monde et la société ne
peuvent vivre que par la collaboration harmonieuse des trois
fonctions superposées de souveraineté, de force et de fécondité.
Dans l’Inde, cette conception s’exprime à la fois en termes divins et
en termes humains, dans un ensemble théologique et dans un
ensemble épique  ; mais, des dieux non moins que des héros, sont
contées des aventures pittoresques, ou du moins des œuvres, des
interventions, qui manifestent leurs essences, leurs tâches et leurs
rapports.
Au premier niveau de la théologie védique, les deux principaux
dieux souverains, le magicien tout-puissant Varuṇa et Mitra, le
contrat personnifié, ont créé et organisé les mondes, avec leur plan
et leurs grands mécanismes  ; au deuxième niveau, Indra, le dieu
fort, est engagé dans beaucoup de duels éclatants, de conquêtes, de
victoires  ; au troisième niveau, les jumeaux Nāsatya sont les héros
de toute une imagerie dont les scènes menues et précises mettent en
relief leur qualité de donneurs de santé, de jeunesse, de richesse, de
bonheur. Parallèlement, dans la matière épique du Mahābhārata,
qui ne s’est fixée que plus tard, mais dont Stig Wikander a montré 1
qu’elle prolonge une tradition très ancienne et partiellement
prévédique, Pāṇḍu et ses cinq fils putatifs développent, par leur
caractère, par leurs actions et leurs aventures, la même idéologie des
trois fonctions : Pāṇḍu et l’aîné des Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira, tous deux
et eux seuls rois, incarnent les deux aspects, varuṇien et mitrien, de
la souveraineté  ; le deuxième et le troisième Pāṇḍava, Bhīma et
Arjuna, incarnent deux aspects, brutal et chevaleresque, de la force
guerrière que le R̥ gVeda réunit sur le seul Indra  ; les quatrième et
cinquième fils, les jumeaux Nakula et Sahadeva, incarnent plusieurs
des qualités des jumeaux divins  : bonté, humilité, serviabilité,
habileté aussi dans le soin des vaches et des chevaux.
L’Inde présente ainsi, de l’idéologie trifonctionnelle, une double
expression mythique, et dans les aventures des dieux et dans celles
des héros. L’étude des rapports de ces deux mythologies ne fait que
commencer, mais on sait déjà qu’elles se recouvrent en partie. Ainsi,
sept ans après la découverte de Wikander, on a pu montrer qu’un
des exploits védiques du dieu guerrier Indra, son duel contre le dieu
Soleil, a un correspondant précis dans un  des exploits épiques du
héros guerrier Arjuna 2  : de même qu’Indra, dans ce duel, est
vainqueur parce qu’il «  détache  » ou «  enfonce  » une des roues du
char solaire, de même Arjuna, fils d’Indra, au VIIIe  livre du
Mahābhārata, ne vient à bout de Karṇa, fils du Soleil, que parce
qu’une des roues du char de celui-ci s’enfonce miraculeusement dans
le sol. Cinq ans plus tard, c’est tout l’état-major védique de la
souveraineté qui a été reconnu, transposé dans les personnes du roi
Yudhiṣṭhira, de son père et de ses deux oncles 3.
 
À Rome, l’évolution a abouti à un tableau, à une documentation
d’une autre forme. Théologiquement, les trois fonctions sont bien
exprimées et patronnées, avec leur hiérarchie, dans les dieux de la
triade précapitoline, qui sont ceux des flamines majeurs. Mais quand
on a constaté que Jupiter et sa variante Dius Fidius représentent les
deux côtés, « puissance » et « droit », de la souveraineté, que Mars
est le dieu fort et guerrier, et que Quirinus exprime et garantit
directement ou dessert par son flamine certains aspects importants
de la troisième fonction (masse sociale organisée en curies et paix
vigilante  ; prospérité agricole), on a épuisé ce qui peut être dit de
ces figures divines. Tout leur rapport tient dans leur hiérarchie – cet
ordo sacerdotum qui ne saurait être tardif, comme on l’a parfois
soutenu –, tout leur être dans leurs définitions, et ces définitions ne
donnent lieu à aucun récit.
Les développements imagés qui manquent aux dieux forment, au
contraire, la trame de l’épopée, d’une épopée qui se présente, que
Tite-Live avec réticence, Plutarque avec dévotion, acceptent pour de
l’histoire, l’histoire des origines de Rome, l’histoire des premiers
rois. Histoire successive, car Rome n’a pas rassemblé ses «  héros
trifonctionnels  », comme fait le Mahābhārata, en un groupe de
contemporains, de frères hiérarchisés dont le premier seul est roi et
dont les autres sont les auxiliaires spécialisés du roi. Comme l’a fait
aussi très tôt l’épopée iranienne 4, comme l’ont fait les histoires
anciennes de plusieurs peuples germaniques et aussi, on l’a reconnu
depuis peu, celle de l’Arménie 5, elle les a distribués dans le temps,
en une suite de rois dont chacun, par son caractère, par ses
fondations, par toute sa vie, exprime et ajoute à l’œuvre commune
une des fonctions, ou un aspect d’une des fonctions nécessaires au
bon état de la société.
 
Bien que ce caractère significatif et structuré des premiers règnes
ait été plusieurs fois étudié depuis près d’un demi-siècle 6, il
convient ici de le considérer sommairement à nouveau, parce qu’un
de ces règnes, celui de Tullus, va faire l’objet de notre nouvelle
recherche.
Mais notons d’abord –  on ne l’a pas assez fait  – que le
«  système  » formé par les premiers rois de Rome n’est pas une
découverte de nos études  ; les Romains le comprenaient,
l’expliquaient, l’admiraient en tant que système et y voyaient l’effet
de la bienveillance divine  : nous n’avons eu qu’à prendre garde à
leur sentiment 7. Florus (Epitome, I, 8), dans sa « Récapitulation » de
l’histoire royale, avant de caractériser chaque règne d’une phrase,
dit fort justement que cette première croissance de Rome s’est faite
sous des personnages quadam fatorum industria tam uariis ingenio ut
rei publicae ratio et utilitas postulabat. Avant lui le Laelius du De
republica (II, 21) avait remarqué, s’autorisant de Caton : perspicuom
est quanta in singulos reges rerum bonarum et utilium fiat accessio.
Rome donc imaginait ses débuts, les âges préétrusques, comme
une formation progressive en plusieurs temps (accessio), la
sollicitude des dieux ou des destins suscitant chaque fois un roi d’un
caractère nouveau, fondateur d’institutions nouvelles, conformes au
besoin du moment, et l’on a montré que ces étapes correspondent à
l’aspect varuṇien, puis à l’aspect mitrien de la fonction de
souveraineté –  puissance créatrice et terrible, droit organisateur et
bienveillant ; à la fonction de force guerrière ; à certains côtés de la
complexe troisième fonction. Ces rois sont en effet : 1. Romulus, le
demi-dieu aux enfances mystérieuses, bénéficiaire des premiers
auspices, créateur de la ville, roi redoutable accompagné des haches,
des verges et des liens ; 2. Numa le sage, le religieux et tout humain
fondateur des cultes, des prêtres, des lois  ; 3.  Tullus Hostilius, le
chef exclusivement guerrier, offensif, qui donne à Rome l’instrument
militaire de la puissance  ; 4.  Ancus Marcius, le roi sous qui se
développent la masse romaine et la richesse commerciale et qui ne
fait la guerre que contraint, pour défendre Rome.
Cette interprétation fonctionnelle des premiers rois a été
généralement acceptée pour les trois premiers  : l’antithèse
évidemment voulue de Romulus et de Numa, recouvrant les deux
aspects opposés et pourtant nécessaires de la première fonction, le
caractère tout guerrier de Tullus, ne prêtent guère à discussion 8. Il
en a été autrement pour le quatrième roi, Ancus Marcius  : malgré
des anachronismes depuis longtemps reconnus dans l’œuvre qui lui
est attribuée, on ne peut, en effet, se défendre de l’impression que
c’est avec lui que l’authentique commence à peser d’un poids
appréciable dans les récits ; qu’il représente, dans la série des rois, le
terme où se fait la soudure entre une histoire purement fictive, à
intentions démonstratives, et une histoire retouchée et repensée,
certes, mais d’abord vécue et enregistrée. Cette sorte d’atterrissage
des spéculations que fait un peuple ou une dynastie sur son passé est
toujours, pour le critique, un point délicat : sur quel terme ordinal,
par exemple, de la série des Ynglingar –  ces descendants du dieu
Freyr qui deviennent peu à peu les rois très réels de l’Upland
suédois, puis de la Norvège méridionale  – faut-il mettre pour la
première fois l’étiquette humaine ? On en discute mutatis mutandis, il
en est de même pour Ancus, en sorte que l’on hésite, que certains
répugnent à reconnaître, fût-ce dans une partie de son « histoire » ou
de son caractère, un fragment, le dernier, d’une pseudo-histoire
d’origine mythique destinée à illustrer l’apparition successive des
trois fonctions 9.
Quoi qu’il en soit de l’expression épique de la troisième fonction,
dont les problèmes sont toujours compliqués et parfois fuyants parce
qu’elle est elle-même multiforme et liée étroitement à une
géographie particulière (relief, climat, économie…), l’interprétation
des deux premières et de leurs représentants, les deux fondateurs
Romulus et Numa et leur successeur immédiat Tullus, est assurée.
Cela seul est utile au problème que nous allons poser.
 
Dans un petit livre qui, démesurément loué par certains, dénoncé
par les autres comme un scandale, soutient encore, en tout cas, plus
d’un quart de siècle d’autocritique, la «  fonction militaire  » du roi
Tullus a été suivie en détail, dans son caractère, dans ses
institutions, dans sa carrière. Horace et les Curiaces présente ainsi le
personnage :
Le chapitre de l’Epitome de Florus qui le concerne et qui ne retient que l’essentiel (I, 3)
commence en ces termes : « Le successeur de Numa Pompilius fut Tullus Hostilius, à
qui la royauté fut conférée par égard pour son courage. C’est lui qui fonda tout le
système militaire et l’art de la guerre. En conséquence, après avoir exercé d’une
manière étonnante la iuuentus romaine, il osa provoquer les Albains, peuple de poids et
qui avait depuis longtemps la primauté… » Tite-Live (I, 22, 2) dépeint le roi lui-même
comme le type du iuuenis  : «  Loin de ressembler à son prédécesseur (le pacifique
Numa), Tullus fut encore plus impétueux (ferocior) que Romulus ; son âge, sa vigueur,
et aussi la gloire de son aïeul (le compagnon le plus prestigieux de Romulus)
aiguillonnaient son esprit ; il croyait que, par la paix, la ville devenait sénile… » Tullus
est tellement le spécialiste de la guerre et plus précisément de la vie militaire et de la
formation militaire que, dit encore Tite-Live (I, 31, 5), même alors que la maladie
affaiblissait les Romains, «  aucune trêve d’armes ne leur était accordée par ce roi
belliqueux, qui croyait que la santé physique des iuuenes rencontrait de meilleures
conditions dans les camps que dans leurs foyers ». Enfin tout son éloge funèbre tient en
une phrase : magna gloria belli regnauit annos duos et triginta. Quatre siècles plus tard,
faisant à vol d’oiseau l’histoire du monde, le chrétien Orose résumera en trois mots
10
cette tradition constante : Tullus Hostilius, militaris rei institutor …

Fort de cette définition fonctionnelle du troisième roi de Rome,


le livre de 1942 a entrepris d’interpréter l’épisode le plus célèbre du
règne de Tullus, le duel des Horaces et des Curiaces, dans l’éclairage
comparatif de mythes, de légendes et de rituels liés, chez d’autres
peuples indo-européens, à la même fonction, à la fonction
guerrière 11. Il nous est apparu que ce petit drame en trois scènes –
  le duel contre trois adversaires frères auquel survit seul, mais
vainqueur, un des trois champions de Rome ; la scène cruelle où le
guerrier, dans l’ivresse et la démesure du triomphe, tue aux portes
de la ville sa sœur coupable de manifester devant lui une faiblesse
de femme amoureuse  ; le jugement enfin et les expiations qui
gardent à Rome cette jeune gloire et cette jeune force tout en
effaçant cette souillure – est l’adaptation romanesque, ramenée aux
catégories usuelles de l’expérience, vidée de son ressort mystique et
colorée, suivant la mortalité romaine, d’un scénario comparable à
celui qui, dans la légende de l’Ulster irlandais, constitue l’histoire du
premier combat, du combat initiatique, du célèbre héros
Cúchulainn : tout jeune encore, Cúchulainn se rend sur la frontière
de son pays, provoque et défait successivement les trois frères fils de
Nechta, ennemis constants des Ulates  ; puis, hors de lui, dans un
effrayant et dangereux état de fureur mystique né du combat, il
revient à la capitale, où des femmes essaient de le calmer par la plus
franche des exhibitions sexuelles ; Cúchulainn méprise l’objet, mais,
tandis qu’il détourne les yeux, les Ulates réussissent à le saisir et le
plongent dans des cuves d’eau froide qui, littéralement, l’éteignent ;
dorénavant, il gardera en réserve, pour le ranimer dans les besoins
des combats et sans péril pour les siens, ce don de fureur qui le rend
invincible et qui est le précieux résultat de son initiation 12.
La confrontation du récit irlandais et des réalités rituelles qu’il
recouvre avec le roman purement littéraire d’Horace est le sujet de
l’étude de 1942, où a été proposé un «  modèle  » d’évolution, qui
permet de comprendre le passage d’un style à l’autre  : une fois
ravalé au profit de la discipline légionnaire, le furor qui devait être
le sauvage idéal et le grand moyen des guerriers italiques de la
préhistoire comme il est resté celui des guerriers de l’épopée
celtique et germanique 13, les scènes du récit, tout en gardant leur
ordre de succession, se sont articulées autrement, se sont armées
d’un autre ressort, les passions de l’âme faisant la relève des forces
mystiques, une colère justifiée et presque raisonnable, provoquée de
l’extérieur et après l’exploit, se substituant à l’exaltation physique et
spontanée de tout l’être au cours de l’exploit, et surtout
l’affrontement de la virilité combative et de la féminité déchaînée
quittant les régions troubles du sexe pour s’exprimer dans
l’émouvant conflit moral du frère meurtrier et de la sœur veuve.
Ce n’est qu’en conclusion du livre que, dépassant cette
comparaison limitée, on a noté que l’exploit de Cúchulainn et celui
d’Horace sont deux variantes, à beaucoup d’égards deux formes
voisines d’une même variante, de l’exploit rituel ou mythique dont
les littératures de plusieurs peuples indo-européens donnent d’autres
exemples  : le combat, lourd de conséquences, d’un dieu ou d’un
héros contre un adversaire doué d’une forme variable de triplicité.
La tradition indo-iranienne, notamment, dans le duel ici d’Indra ou
d’un héros qu’il protège, là du héros Θraētaona contre le monstre à
trois têtes, connaît d’autres expressions, proches pour le sens, du
même thème 14.
Ces résultats sont valables. Il reste vrai que l’affabulation
irlandaise, humaine et pseudo-historique comme l’affabulation
latine, est la plus apte à en expliquer d’importants détails,
notamment tout ce qui relève, ou a relevé dans une forme
préhistorique probable du récit, de la notion de furor. Cependant,
moins frappantes au premier regard parce que moins pittoresques, il
existe entre la défaite du Tricéphale indien et celle des Curiaces des
correspondances qui éclairent l’une et l’autre d’un jour plus
philosophique et ouvrent sur la fonction guerrière de plus vastes
perspectives que n’a fait la comparaison de la légende de
Cúchulainn. En outre, de proche en proche, c’est presque toute la
geste du roi Tullus Hostilius que nous serons conduits à mettre en
parallèle avec les plus fameux exploits du dieu Indra. Ainsi
s’étendra, entre Rome et l’Inde, au second niveau cosmique et social
la remarquable identité profonde, dans l’idéologie et dans
l’expression mythique de l’idéologie, qui a d’abord été observée au
niveau de Romulus et de Varuṇa, de Numa Pompilius et de Mitra.
Reprenons donc, en la confrontant à une série structurée de faits
indiens, l’aventure du jeune Horace, vainqueur de l’adversaire triple.
II
Les « Horatii » et les « āptya »

Dans tous les autres épisodes de sa geste guerrière, le premier


rôle appartient, comme il se doit, à Tullus, le roi guerrier, le maître
guerrier, celui qui a donné à sa jeune armée une admirable
instruction militaire. Contre les Véiens, contre les Sabins, il mènera
le jeu, et déjà dans le règlement définitif du sort d’Albe. Il ne
s’efface qu’une fois, mais à l’un des moments les plus graves : c’est le
survivant des trois Horaces qui donnera à Rome, au roi de Rome,
l’Empire latin.
Certes, Tullus négocie avec le chef albain le combat des triplets,
le substitue à une bataille générale, en règle les conditions,
accompagne les trois combattants et les encourage  ; après la
victoire, il reçoit Horace vainqueur, l’aide à échapper à la
conséquence de son excès meurtrier, célèbre un triomphe et
recueille, avec la soumission d’Albe, le bénéfice politique de la
victoire. Mais ce n’est pas lui qui se bat. Ferocior Romulo, il ne livre
pourtant pas un duel de chefs, comme celui qui orne la légende de
Romulus et produit les premières dépouilles opimes.
Denys d’Halicarnasse paraît avoir ici ressenti quelque difficulté
puisque, dans l’entrevue au cours de laquelle se prépare le combat
des Horaces et des Curiaces, il prête au roi romain la proposition
suivante (III, 12, 2) :
Tullus voulait que la décision de la guerre se fît en engageant le moins d’hommes
possible et que le plus distingué des Albains combattît seul à seul avec le plus brave
des Romains. Lui-même se disait tout prêt à livrer le duel, invitant le chef albain à
s’opposer à lui dans le même désir de gloire. Il exaltait la beauté des combats
singuliers que deux généraux ennemis se livrent pour gagner l’empire et la puissance,
et où la gloire du vaincu égale celle du vainqueur ; il citait tous les généraux, tous les
rois qui s’étaient ainsi exposés pour l’intérêt public, n’acceptant pas d’avoir la plus
grande part dans les honneurs et la plus petite dans les risques.

Si donc nous n’assistons pas à une réplique du duel de Romulus


et du roi de Caenina, la faute n’en est pas à Tullus, mais à son
interlocuteur (ibid., 3) :
Le chef albain répondit qu’il approuvait l’idée de régler la querelle des deux États par
le péril d’un petit nombre, mais non point celle d’un combat singulier ; lorsqu’il s’agit
pour les généraux, disait-il, de gagner l’empire à leur profit personnel, il est bon, il est
nécessaire qu’ils se rencontrent dans un duel  ; mais quand ce sont deux cités qui
rivalisent pour la primauté, une telle procédure serait non seulement dangereuse, mais
encore déshonorante, tant pour les vainqueurs que pour les vaincus…

La controverse, les arguments sont du Grec Denys. Mais ils


soulignent bien le trait qui leur donne lieu  : dans ce cas, et
seulement dans ce cas à travers l’histoire royale et spécialement sous
le règne du roi typiquement guerrier, un avantage militaire
important est acquis pour Rome par un autre combattant que le roi.
À côté du roi, délégué et encouragé par lui, intervient le champion.
Mutatis mutandis, l’Inde présente une situation analogue, le
rapport du roi et du champion étant seulement remplacé par celui
du dieu et du héros, parce que la victoire sur l’adversaire triple, sur
le fils tricéphale de Tvaṣṭr̥, y relève non de l’« histoire », mais de la
mythologie divine. Comme il arrive souvent, les hymnes védiques se
contredisent, attribuant parfois l’exploit au seul Indra, parfois à
Indra aidé de Trita Āptya, et parfois paraissant traiter les deux noms
comme des synonymes 1. Mais ce doit être là l’effet d’un
impérialisme divin dont il y a d’autres exemples, le poète reportant
volontiers sur la divinité qu’il loue ou qu’il prie l’accomplissement
total de performances où, d’abord, elle n’avait qu’une part. Le
mouvement inverse, la dépossession du dieu au profit d’un héros, se
concevrait en tout cas moins bien. En sorte que ces variations ne
sauraient diminuer la valeur de textes comme X, 8, 8, même si la
strophe immédiatement suivante remet à Indra lui-même l’acte final,
la décapitation du monstre :
Trita Āptya, connaissant les armes paternelles et poussé par Indra, combattit contre
l’être à trois têtes, à sept brides, et, le tuant, enleva les vaches du fils de Tvaṣṭr̥.

Ainsi le principal mérite de cet acte si nécessaire au salut des


dieux et du monde revient à un héros, Trita, seulement « poussé par
Indra », índreṣitaḥ. Le trait est ancien, indo-iranien, puisque l’Avesta
attribue aussi l’exploit à un homme, non à un dieu : Aži Dahāka aux
trois têtes (le Zōhak de l’épopée) est tué par Θraētaona (le Ferīdūn
de l’épopée), dont le nom dérive (avec un ao toujours embarrassant)
de Θrita, forme iranienne du védique Trita. Tout ce qui, dans l’acte,
revient à l’équivalent iranien du dieu Indra Vr̥trahan, c’est le fait
que Θraētaona se soit assuré la victoire en participant à la puissance
de vǝrǝθraǧna –  pouvoir de rompre la défense  – et d’ama –  force
d’attaque  – (Yašt XIV, 40), c’est-à-dire, comme l’ont noté
E. Benveniste et L. Renou 2, que le héros « tire du dieu Vǝrǝθraǧna la
force offensive qui abattra le dragon ». Mais c’est lui-même, et non
le dieu, qui combat.
Les noms indien et iranien du héros qui tue l’adversaire triple
sont remarquables  : Trita, Θraētaona. Dès le R̥ gVeda, Tritá –  à
l’accent près, le même mot que le grec τρίτος  – est compris
« troisième ». Les Brāhmaṇa font de lui le troisième de trois frères,
aux noms artificiels, Ekata, Dvita, Trita, « Unième, Deuxième (cf. dvit
´īya, av. bitya, v.-pers. dūvitīya), Troisième », et déjà R̥V, VIII, 47, 16,
l’associe au moins à Dvita. Fērīdūn, de son côté, dans sa marche
contre le Tricéphale, est accompagné par ses deux frères et, dans le
ŠāhNāmeh, le ministre du monstre décrit ainsi à son maître leur
approche fatale  : «  Trois hommes puissants sont venus d’un pays
étranger avec une armée. Le plus jeune se tient au milieu des aînés ;
sa stature est celle d’un prince, sa figure celle d’un roi  ; il est plus
jeune d’âge mais plus grand en dignité et prend le pas sur ses
aînés 3. »
Les tentatives de quelques critiques modernes pour justifier une
autre étymologie du nom Trita (p. ex. Trita comme «  Kurzname  »
pour *Tri-tavan  : Jacob Wackernagel  ; contra  : Jacques Duchesne-
Guillemin) 4 n’ont pas été heureuses et la majorité des auteurs se
tient au sens de «  troisième  ». On a reconnu ici une application
épique d’un motif folklorique fréquent dans les contes de tous les
continents  : le plus jeune de trois frères réussit là où ses aînés ont
échoué ou n’ont pas osé ou, plus généralement, se distingue devant
ses aînés. Cette interprétation est d’autant plus probable que
souvent, dans les contes, les deux premiers frères, jaloux du dernier,
cherchent à le faire périr et que justement, dans un itihāsa sur lequel
est déjà fondé un hymne védique, Trita est précipité ou abandonné
dans un puits par ses deux aînés 5, comme, dans le ŠāhNāmeh, les
deux frères de Fērīdūn, tandis qu’ils se rendent avec lui chez le
Tricéphale, essaient d’écraser le héros sous un énorme rocher. Il faut
seulement ajouter que ce trait devait avoir une particulière
importance chez le vainqueur indo-iranien de l’adversaire triple,
puisqu’il lui a donné son nom.
À Rome, sans qu’il porte ainsi son rang dans son nom, c’est
néanmoins un « troisième », le troisième Horace, survivant des trois
frères entrés dans le combat, qui tue à lui seul l’adversaire triple,
détriplé lui-même en trois frères.
Bornons-nous à consigner, sans chercher à l’interpréter, la
formule qui soutient l’intrigue romaine comme l’intrigue indienne et
iranienne : « Le troisième tue le triple 6. »
 
La légende indienne ne se contente pas de nommer le héros
«  Troisième  », et éventuellement ses frères «  Deuxième  » et
« Unième ». Elle joint à ces désignations une sorte de nom de famille
commun. Le Trita védique est Tritá Āptyá ; les Brāhmaṇa appellent
Ekata, Dvita et Trita « les Āptya » ou, plus rarement, « les Āpya ». Ce
trait, lui aussi, est indo-iranien puisque le héros avestique Θraētaona
est dit Āθwyani, qu’il est du clan ou de la famille des Āθwya. Quelle
que soit la divergence des formes, on ne peut séparer, aucun critique
n’a séparé Āptya et Āθwya.
Les Indiens comprennent Āptyá comme dérivé du thème de ap
«  eau  », paḥ «  eaux  ». Le complexe suffixe archaïque -tya sert
surtout en védique à former des adjectifs et des substantifs à partir
d’adverbes (nítya « parent », níṣṭya « étranger », ápatya « postérité »,
sánutya « éloigné », āvíṣṭya « manifeste », am tya « appartenant à la
même maison  »), ce qui n’est pas ici le cas  ; mais l’argument ne
suffit pas à écarter une étymologie que confirment au contraire les
actes rituels, sûrement anciens, dans lesquels sont mentionnés ces
personnages et qui reposent, en effet, sur l’usage et les vertus de
l’eau. Quant à l’avestique Āθwya, qui est sans étymologie directe, il
doit se comprendre comme la déformation d’un Āptya dont le sens
n’était plus perçu 7. Si l’on ne peut accepter les vues trop exclusives
et trop naturalistes de Kasten Rönnow sur «  Trita Āptya als
Wassergottheit  », la défense qu’il a  faite, contre Hermann Güntert
notamment, de l’explication indienne d’Āptya est aussi satisfaisante
que sa critique du sens « troisième » de Trita l’est peu 8. Or, dans la
répartition indo-iranienne des concepts et des éléments entre les
trois fonctions hiérarchisées de souveraineté, de force et de
fécondité, les eaux, fécondantes, nourricières, guérisseuses,
nettoyeuses, appartiennent aussi fondamentalement que la terre à la
troisième fonction. Je rappellerai seulement que Haurvatāṯ,
sublimation zoroastrienne d’un des deux jumeaux Nāsatya, a pour
«  élément associé  » les eaux, et que, dans la titulature
trifonctionnelle de la déesse trivalente Arǝdvī Sūrā Anāhitā,
«  l’Humide, la Forte, l’Immaculée  », c’est Arǝdvī, «  l’Humide  », qui
donne différentiellement la note « troisième fonction 9 ».
Dans l’Iran, où le rapport du nom avec les eaux est oublié et
*Āptya déformé en Āθwya, l’appartenance de Θraētaona, des Āθwya,
à la troisième fonction est cependant conservée. Une tradition dont
nous reparlerons raconte comment, après un péché grave, la Gloire,
le xvarǝnah, abandonna Yima en trois fois ou en trois tiers, chaque
xvarǝnah ou chaque tiers s’incarnant ensuite dans un personnage.
Suivant Yašt XIX, 34-38, ces personnages sont Miθra, « Θraētaona du
clan (vīs) des Āθwya, qui tua le Tricéphale », et le héros Kǝrǝsāspa.
James Darmesteter a donné des raisons de reconnaître ici des
représentants de la première (Miθra), de la troisième (Θraētaona) et
de la deuxième (Kǝrǝsāspa) fonction 10. L’attribution est claire en
effet pour Miθra et pour Kǝrǝsāspa. Pour Θraētaona, Darmesteter a
été gêné par sa constante qualité, mentionnée dans ce passage
même, de vainqueur du Tricéphale, qui paraît bien le ranger dans la
fonction guerrière, au même titre et avec d’autres nuances que
Kǝrǝsāspa, plutôt que dans la troisième. Le savant commentateur a
plaidé 11 que « la famille des Āθwya semble avoir été avant tout une
famille d’agriculteurs, car la plupart de ses membres portent des
noms composés avec le nom du bœuf  ». Il avait raison. Une autre
variante de la tripartition de la Gloire de Yima, plus homogène et
plus satisfaisante à divers égards, provenant d’une partie perdue de
la compilation avestique, a été conservée dans le Dēnkart 12, et, cette
fois, c’est le texte lui-même qui déclare l’interprétation
trifonctionnelle. Or, voici, dans la traduction qu’avait bien voulu me
communiquer Marijan Molé, le destin du tiers de Gloire qui relève
de la troisième fonction (§ 25) :
Elle ( : la « transmission de la parole ») revint, à une autre époque, du lot attribué par
le partage de la « Gloire » de Yam à la fonction religieuse (dēn pēšak) de l’agriculture,
à Frētōn de la famille des Āswyān (nom pehlevi de « Θraētaona du clan des Āθwya »),
lorsque celui-ci se trouvait dans les entrailles de sa mère, et il en devint victorieux.

Et, après avoir mentionné la victoire sur le Tricéphale (§ 26), le


texte continue (§ 27) :
Par l’agriculture, troisième fonction religieuse, il enseigna aux hommes la médecine du
corps qui permet de déceler la peste et de chasser la maladie.

Nous comprendrons mieux plus tard cette mobilisation, dans


l’œuvre combattante, de la troisième fonction par la seconde, cette
association au dieu guerrier d’un héros également guerrier, mais
nommé d’après un concept de la zone de la fécondité et plongeant
encore dans cette zone. Pour l’instant, le fait seul importe, car il se
retrouve dans la légende romaine.
Si Tite-Live en effet (I, 24, 1) rapporte qu’on débattait entre
historiens qui, des Horaces et des Curiaces, avaient été les
champions de Rome, il se range au parti que l’unanimité de nos
sources a préféré : Rome a été représentée par les Hŏratii, sauvée par
le troisième Hŏratius. Or, ce nom est dérivé, par le suffixe complexe
-tius, de Hŏra 13, lui-même nom de la déesse jointe en couple, comme
« épouse », à Quirinus, c’est-à-dire de l’entité féminine qui exprime
simplement l’essence, l’une des essences, de Quirinus, comme Nerio
exprime une des essences de Mars –  et Quirinus, on le sait, figure
dans la triade archaïque comme le dieu canonique de la troisième
fonction. Nous verrons bientôt que, dans la société romaine, l’office
religieux de la gens Horatia recouvre un important service mythique
et liturgique des Āptya indiens, et un service d’assainissement qui,
en tant que tel, rejoint en effet la troisième fonction.
 
La tradition indienne de toute époque voit dans le meurtre du
Tricéphale, fils de Tvaṣṭr̥, un acte ambigu  : justifié, nécessaire soit
pour des risques imprécis qui menaçaient les dieux, soit à cause de
dommages nettement spécifiés et considérables  ; mais en même
temps contraire à une convenance, étant donné soit le rang du
Tricéphale dans la société des êtres surhumains, soit les liens qui
l’unissaient au meurtrier.
Les Brāhmaṇa et la littérature épique retiennent surtout le crime
de brahmanicide, un des plus graves qui soient : le Tricéphale était,
en effet, brahmane. Et non seulement brahmane, malgré ses affinités
démoniaques, mais chapelain des dieux. C’est justement dans cette
fonction et grâce à elle qu’il les trahissait  : «  Publiquement, dit la
Taittirīya-Saṃhitā, II, 5, 1, c’est aux dieux qu’il affectait le bénéfice
du sacrifice, mais, secrètement, il l’affectait aux démons » – et seule
compte, liturgiquement, l’affectation secrète 14.
Mais, fils de Tvaṣṭr̥, il avait avec les dieux un autre rapport qui
diminue l’étrangeté du précédent : ce chapelain des dieux était leur
neveu, leur «  fils de sœur  », svasriya  ; il était lui-même un de ces
êtres qu’une double parenté unit aux deux grands partis qui se
disputent le sacrifice et le monde, les asura et les deva, les démons
et les dieux.
Le R̥ gVeda ne prononce pas de mots si précis, mais la théologie
des hymnes admet bien une alliance entre Tvaṣṭr̥ et les dieux, et le
résultat est le même : le meurtre du fils de Tvaṣṭr̥ perpétré par Trita
à l’instigation d’Indra, ou par Indra lui-même, s’accomplit en
violation de liens qui auraient dû l’exclure. R̥V, II, 11, 19 s’adresse
en ces termes à Indra :
[À nous] qui souhaitons l’emporter (optatif) [aujourd’hui] en vainquant tous les
ennemis, les barbares, avec tes aides, avec l’arya, – à nous [tu as jadis livré en mains]
le fils de Tvaṣṭr̥ Viśvarūpa, – tu as livré à Trita (c.-à-d. : à l’un de nous, à un homme
15
comme nous) [le fils] de l’être lié d’amitié .

Ce dernier mot, sākhyá, adjectif d’appartenance dérivé de sakhyá


«  amitié  », concerne probablement Tvaṣṭr̥, à la fois apparenté par
alliance aux dieux, et pourtant leur rival. La traduction « amitié » est
d’ailleurs insuffisante, mais il est difficile de préciser la variété de
rapport social que note le mot sákhi –  de même racine sans doute
que latin socius.
Outre le fait qu’Albe est métropole et Rome colonie, ce qui
présente une certaine pietas, la légende romaine, on le sait,
comporte un trait parallèle. Dans Tite-Live, les Horaces et les
Curiaces ne sont signalés que comme futurs beaux-frères, l’un des
Albains étant fiancé à la sœur des Romains. Mais Denys
d’Halicarnasse, et il n’y a pas de raison de penser que ce soit là son
invention, double cette alliance d’une consanguinité  : les trois
Horaces et les trois Curiaces sont cousins germains, leurs deux mères
étant sœurs, filles de l’Albain Sicinius ; les Curiaces sont, pour leurs
adversaires romains, des êtres ambigus représentant et soutenant la
puissance ennemie de Rome, et cependant unis à eux privément, du
côté des femmes, par la plus proche parenté.
 
Les suites de cette situation naturelle et sociale, dans l’Inde, sont
graves. Le R̥ gVeda, livre d’éloges et d’invocations, ne souligne pas,
ne pouvait souligner ce côté fâcheux du nécessaire exploit accompli
ou patronné par Indra : comment l’allusion au sakhyá du meurtrier
et de sa victime, dans II, 11, 19, s’alourdirait-elle d’un blâme,
puisque l’auteur de l’hymne ne mentionne l’exploit de Trita que
pour demander à Indra un secours de même forme  ? Mais toute la
littérature postérieure en est d’accord  : la victoire d’Indra, ou
d’Indra et de Trita, produit une souillure.
 
La légende romaine, dans le récit du troisième livre de Denys,
évite élégamment, mais de justesse, cette conséquence. Ce texte
subtil mérite d’être goûté, malgré la verbosité du langage. Lorsque le
dictateur d’Albe Mettius Fuffetius dit à Tullus que la providence
divine a préparé aux deux cités, pour être leurs champions, ces deux
groupes de cousins trijumeaux, égaux par la beauté, la force et le
courage, le roi romain répond que l’idée est bonne, mais rencontre
une objection de principe : cousins, nourris du même lait, il ne serait
pas conforme à la loi divine, ὅσιον, qu’ils prissent les armes les uns
contre les autres  ; et si leurs chefs respectifs les contraignent à ces
meurtres sacrilèges, μιαιφονεῑν, la souillure produite par le sang
familial, τὸ ἐμφύλιον ἄ γος, τὸ συγγενὲς μίασμα, retombera sur les
responsables. Mettius Fuffetius a prévu la difficulté  : pour éviter la
souillure aux chefs et aux cités, il faut et il suffit que les combattants
soient volontaires  ; il a donc déjà consulté les Curiaces, qui ont
accepté d’enthousiasme (15, 3-4). Tullus, à son tour, s’adresse aux
Horaces, les laissant entièrement libres. Ils soumettent la question à
leur père, qui leur remet également le choix. Alors l’aîné des trois
Romains fait cette réflexion : « Ce sont les Curiaces, et non pas nous,
qui, les premiers, ont défait le lien familial à l’égard de cousins  ;
maintenant que le destin a voulu qu’il fût défait, nous accepterons ;
puisque les Curiaces ont attaché moins de prix à la parenté qu’à la
gloire, les Horaces ne regarderont pas la famille comme un bien plus
précieux que la vaillance » (17, 4-5). Ainsi, en dernière analyse, les

́
seuls porteurs de l’ἐμφύλιον ἄ γος, ce sont les Curiaces. Non
seulement Rome et son roi, en ne forçant pas leurs champions, mais
les champions eux-mêmes, en constatant juridiquement que le lien a
déjà été rompu par le choix de leurs partenaires, échappent à la
souillure. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas la foule spectatrice, moins
habile aux sophismes, de blâmer les chefs (18, 3), au moment où les
champions s’avancent, pour «  avoir clos le conflit des cités au prix
d’un sang familial et d’un sacrilège contre la parenté (εἰς ἐμφύλιον
αἷμα καὶ συγγενικὸν ἄ γος), alors qu’il était possible de confier à
d’autres la décision du combat ».
On sait quelle revanche, dans la suite de l’histoire, trouvera le
sang familial. Vainqueur, le jeune Horace tuera sa sœur, coupable
autant que le Tricéphale indien d’un comportement ambigu,
romaine de race et de nom, albaine de cœur, de paroles et de
larmes  : μισά δελφε καὶ ά ναξία τῶν προγόνων, «  ennemie de tes
frères, indigne de tes ancêtres  », (21, 6), lui dira le justicier en la
perçant de son épée. Cet épisode est sans correspondance dans
l’affabulation indienne. Il fait intervenir un élément d’ailleurs
étranger à l’action de Trita, la colère, l’indignation, elle-même
transposition psychologique et romanesque sans doute, comme il a
été rappelé plus haut, du furor à la fois physique et surnaturel que le
combat faisait naître, aux temps indo-européens, dans les guerriers
d’élite, et dont Indra, dont ses compagnons les Marut ont
l’expérience et l’usage en d’autres circonstances, mais non pas ici. Le
conflit du frère et de la sœur, de la femme aimante et du guerrier
triomphant, la provocation de l’une et la violence excessive de
l’autre sont à Rome l’aboutissement d’un autre « thème de deuxième
fonction  », associé à celui, juridico-religieux, que nous sommes en
train d’analyser, et ce thème second a déplacé, fixé sur lui la notion
de souillure inhérente au premier  : le jeune Horace est conduit au
jugement (Denys, 22, 3) «  comme rendu impur à l’égard du sang
familial par le meurtre de sa sœur  », ὡς οὐ καθαρὸν αἵματος
ἐμφυλίου διὰ τὸν τῆς ά δελφῆς φόνον, et non pas pour avoir, en
pleine justice, tué ses cousins.
 
La souillure veut expiation, purification. Et c’est ici, sans doute,
que la correspondance fonctionnelle de Trita et des Āptya d’une
part, du troisième Horace et de toute sa gens d’autre part, se montre
dans son aspect le plus suggestif. Par-delà l’épisode particulier du
meurtre du Tricéphale ou des trijumeaux albains, et non plus
mythiquement, mais rituellement, ici dans la liturgie ordinaire du
sacrifice et là dans une cérémonie annuelle, Āptya et Horatii sont
chargés durablement, itérativement, ici au profit des sacrifiants, là
de l’État romain, de nettoyer la souillure inévitablement causée et
sans cesse renouvelée ici par le sang des sacrifices (et,
analogiquement, par d’autres causes), là par le sang des combats.
On sait la fin de l’histoire du jeune Horace : condamné d’abord à
périr pour ce meurtre familial qui, non puni, contaminerait la cité
complice et par conséquent mérite bien d’être qualifié perduellio, le
héros en est finalement quitte pour une purification :
Afin d’effacer malgré tout ce crime patent par une expiation, aliquo piaculo, dit Tite-
Live (I, 26, 12-13), on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l’État, pecunia
publica. Après certains sacrifices expiatoires qui sont restés traditionnels dans la gens
Horatia, le père plaça une poutre en travers de la rue, voila la tête de son fils et le fit
ainsi passer comme sous le joug. Cette poutre existe encore aujourd’hui, constamment
restaurée aux frais de l’État ; on l’appelle la Poutre de la Sœur, sororium tigillum.

Nous ne connaîtrons jamais le détail de ces expiations conservées


par la gens Horatia, sans doute jusqu’à son extinction. Denys dit
seulement (22, 6) que ce furent celles qui nettoient régulièrement
les meurtres involontaires, οἷς νόμος τοὺς ά κουσίους φόνους
ἁγνίζεσθαι καθαρμοῖς. Dans la lumière de l’histoire, l’État romain les
a prises en charge, entretenant la Poutre, y offrant un sacrifice une
fois l’an. Chaque 1er octobre, un sacrifice public était en effet célébré
au tigillum sororium près des autels de Janus Curiatius et de Juno
Sororia. Les anciens rapprochaient le passage d’Horace sous la
Poutre du passage sous le joug qui affranchissait après capitulation
les captifs de guerre et j’ai noté moi-même, en 1942, que ce rite
rappelle des moyens connus de désacralisation, de transfert d’un
monde à l’autre, de retour du surnaturel ou de l’exceptionnel à
l’ordinaire et à l’humain. D’autre part, la date du 1er  octobre est
remarquable : de même que les feriae Martis du 1er mars ouvrent le
mois des Equirria, des fêtes saliennes, du tubilustrium, et, dans la
pratique, le mois de l’entrée des armées en campagne, la cérémonie
horatienne du 1er octobre ouvre le second mois militaire de l’année,
celui de l’October equos, de l’armilustrium, le mois du retour des
armées. Ces courtes, mais précieuses, indications rituelles donnent à
penser que la légende d’Horace vainqueur, furieux, criminel et
purifié, a servi de mythe à la cérémonie annuelle qui marquait la fin
de la saison militaire, et où les guerriers de la Rome primitive
repassaient du domaine de Mars déchaîné au «  Mars qui  praeest
paci » qu’est Quirinus, et pour cela se désacralisaient, se nettoyaient
aussi des violences, non pas «  involontaires  », mais  du moins
nécessaires, de la bataille. Sans doute la gens Horatia – dont le nom,
on l’a vu 16, dérive de celui de l’épouse-essence de Quirinus – était-
elle dépositaire de l’efficace secret de ce nettoyage.
Les liturgistes de l’Inde, qui sont ici nos seuls informateurs, ont
autrement appliqué le privilège de purification que possèdent Trita
et ses frères, les Āptya  : ce qui intéresse cette classe d’auteurs, ce
n’est pas la guerre, mais le sacrifice, la casuistique des techniques
sacrificielles qui, comme celles de la guerre, admettent qu’il y a des
destructions, des violences, qu’il y a des meurtres nécessaires. À la
fin du dernier siècle, Maurice Bloomfield a consacré à «  Trita, the
scape-goat of the gods  » un pénétrant article 17, que Kasten
Rönnow 18 a justement apprécié et renforcé et qui reçoit aujourd’hui,
dans notre perspective, sa pleine valeur. Purifiants, chargés des
expiations, Trita, les Āptya, le sont doublement  : une fois, dans le
lointain passé du Grand Temps, dans le mythe du meurtre du
Tricéphale  ; aujourd’hui encore, dans la suite indéfinie des
sacrifices.
Les deux formes, la mythique introduisant et justifiant la
liturgique, et précédées toutes deux d’une «  naissance  » des Āptya,
se trouvent réunies dans le texte suivant du ŚatapathaBrāhmaṇa, I, 2,
3 :
1.  Primitivement, Agni était quadruple. Le premier Agni que les dieux choisirent
comme prêtre hotṛ disparut. Celui qu’ils choisirent en second disparut, celui qu’ils
choisirent en troisième disparut. Aussi celui qui est le feu de notre temps se cacha-t-il,
pris de peur. Il entra dans les eaux. Les dieux, l’ayant découvert, le tirèrent de force
des eaux. Il cracha sur les eaux, disant  : «  Vous êtes encrachées, vous qui êtes un
mauvais refuge, vous d’où ils me tirent contre mon gré  !  » De là naquirent les dieux
Āptya : Trita, Dvita, Ekata.
2. Ils marchèrent avec Indra, comme un brahmane marche à la suite d’un roi. Quand il
tua (jaghāna) Viśvarūpa, le fils tricéphale de Tvaṣṭr̥, ils surent que celui-ci allait être
tué. Et immédiatement Trita devint le meurtrier [par transfert mystique de la faute]
(encore jaghāna, m. à m. : le tua). Indra fut à coup sûr libéré [du péché], car il est un
dieu.
3. Et les gens dirent : « Que soient coupables du péché ceux qui surent que [la victime]
allait être tuée  ! –  Comment  ? demandèrent-ils. –  Que le sacrifice essuie sur eux [le
péché qu’il comporte]  !  » C’est pourquoi le sacrifice essuie sur eux [la souillure que
comporte l’immolation], quand on jette pour eux l’eau avec laquelle le plat sacrificiel a
été rincé et les mains [du prêtre adhvaryu] lavées.
4.  Et les Āptya dirent  : «  Jetons [cette souillure] loin de nous  ! –  Sur qui  ?,
demandèrent les gens. –  Sur celui qui fera un sacrifice sans donner d’honoraires aux
prêtres officiants  », dirent-ils. Aussi ne doit-on pas faire de sacrifice sans donner
d’honoraires, parce que le sacrifice [normal] essuie [sa souillure] sur les Āptya et que
les Āptya l’essuient sur celui qui offre un sacrifice sans donner d’honoraires…
5. … [Cette eau de rinçage, le prêtre] la verse [pour chaque Āptya] séparément : ainsi
il fait qu’elle ne soit pas matière à lutte entre eux. Il la chauffe [d’abord, en y
plongeant un charbon] : ainsi elle devient bouillie pour eux. Il la jette en disant : « Toi
pour Trita ! Toi pour Dvita ! Toi pour Ekata !… »

Ce texte sacerdotal, où le rôle meurtrier de Trita dans l’épisode


du Tricéphale a été évidemment transformé en une sorte de péché
d’intention, ou plutôt de prescience, permet d’entrevoir une forme
plus ancienne – du niveau des allusions des hymnes – où Trita, tuant
bel et bien le Tricéphale pour le compte et avec l’encouragement
d’Indra, contractait à sa place la souillure du sang et devait s’en
décharger, la transférer. Quant à ce transfert, auquel deux hymnes
de l’AtharvaVeda (VI, 112 et 113) font des allusions précises,
d’autres textes brāhmaṇiques le présentent comme une opération à
termes multiples dont les Āptya sont le premier. Ainsi
MaitrāyaṇīSaṃhitā, IV, 1, 9, qui de plus – et cela doit être plus près
de la forme mythique originelle, puisque la vocation désinfectante
des Āptya se manifeste d’abord à l’occasion d’un meurtre, du sang
versé du Tricéphale – précise la « souillure sacrificielle », qu’essuient
les Āptya  : c’est l’acte de faire saigner dans le sacrifice, c’est «  la
partie ou l’aspect sanglant » (krūra) du sacrifice :
Les dieux ne trouvaient personne sur qui ils pussent essuyer d’eux-mêmes la partie
sanglante du sacrifice. Agni dit : « Je créerai pour vous l’être qui essuiera de vous la
partie sanglante du sacrifice. » Il jeta un charbon sur les eaux, il en naquit Ekata ; [il
en jeta] un second, il en [naquit] Dvita ; [il en jeta] un troisième, il en [naquit] Trita…
Les dieux s’essuyèrent sur [eux]. Eux [à leur tour] s’essuyèrent sur celui qui a été
surpris [endormi] par le soleil levant  ; celui-là s’essuya sur celui qui a été surpris
[endormi] par le soleil couchant ; celui-là sur celui qui a les dents gâtées ; celui-là sur
celui qui a les ongles malades ; celui-là sur celui qui a épousé une sœur cadette avant
que l’aînée fût mariée  ; celui-là sur le frère aîné dont le cadet s’est marié avant lui  ;
celui-là sur le frère cadet qui s’est marié avant son aîné ; celui-là sur celui qui a tué un
19
homme ; celui-là sur celui qui a fait un avortement : le péché ne va pas plus outre .

Ainsi les Āptya sont, non pas tant les «  boucs émissaires  » des
dieux sacrificateurs et des prêtres qui les imitent, que des sortes de
techniciens à la fois passifs et actifs de la purification, qui ne se
chargent de la souillure sacrificielle que pour «  l’essuyer  » d’eux-
mêmes à leur tour, pour la transférer, à travers plus ou moins
d’intermédiaires, sur des criminels indignes de pitié et de toute
façon perdus.
Il semble que, du mythe du Tricéphale et de l’usage rituel qui lui
correspond, cette qualité de technicien de la purification se soit très
tôt étendue à d’autres sortes de souillures et même à d’autres périls
de l’homme : péchés, mauvais présages, maladies. R̥V, VIII, 47, prie
les dieux d’éloigner sur Trita Āptya «  ce qui, ouvertement et en
secret, a été fait de mal  », duṣkr ̥tám (str.  13), puis demande à
l’Aurore d’emporter vers Trita Āptya les mauvais songes,
duṣvápnyam (str.  14-18). Les parties conservées de l’Avesta ne
connaissent Θrita –  l’équivalent onomastique exact de Trita  –
(Vidēvdāt, XX, 1-4) que comme le premier des hommes qui, grâce
aux centaines, milliers et myriades d’herbes médicinales que lui
donna Ahura Mazdā, repoussa la maladie, la mort, les variétés de
fièvres, la contagion, tous fléaux créés contre les hommes par Aṅra
Mainyu. On se rappelle d’ailleurs 20 que, suivant Dēnkart, VII, 1, 27,
Θraētaona (Frētōn), une fois pourvu du tiers de la Gloire de Yima
relatif à l’état d’agriculteur, non seulement vainquit le Tricéphale,
mais «  enseigna aux hommes la médecine du corps qui permet de
déceler la peste et de chasser la maladie 21 ».
Il ne sera pas inutile de fixer dans un double tableau, au risque
de les appauvrir et de les durcir, d’une part l’enchaînement logique
des moments du drame, d’autre part les concordances et les
divergences de l’affabulation indienne et de l’affabulation romaine.

Inde Rome
1. 1.
a)  Dans la grande rivalité des a)  Pour régler entre Romains et
dieux et des démons, la vie Albains la rivalité de imperio, les
ou  la  puissance des dieux étant trijumeaux Horatii se battront
menacée par le Tricéphale, contre les trijumeaux Curiatii,
b) qui est le « fils d’ami » (R̥ V) ou b)  qui sont leurs cousins
le cousin germain (Br) des dieux germains (DHal), ou du moins
et en outre brahmane et leurs futurs beaux-frères (TL,
chapelain des dieux (Br), DHal),
c) Trita, le « troisième » des trois c)  Resté seul vivant des trois
frères Āptya, poussé par Indra frères, le troisième Horatius,
(R̥ V), ou Indra aidé de Trita champion de Tullus,
(R̥ V), ou Indra seul (R̥ V, Br)
d)  tue le Tricéphale et sauve d)  tue les trijumeaux Curiatii
les dieux. et donne l’empire à Rome,
2. 2.
a)  Ce meurtre comportant a)  sans encourir de souillure,
souillure en tant que meurtre grâce à un artifice dialectique
de parent ou brahmanicide, annulant les devoirs
de la parenté (DHal),
a’)  mais, dans sa fureur
orgueilleuse de jeune vainqueur,
le troisième Horatius tue sa
sœur, fiancée désolée d’un
des  Curiatii  ; ce meurtre
d’une  parente comportant
crime et souillure,
b)  Indra s’en décharge sur Trita, b)  Tullus organise la procédure
sur les Āptya (Br) qui liquident qui évite le châtiment juridique
rituellement la souillure (Br). du crime et fait assurer par les
Horatii mêmes la liquidation
rituelle de la souillure.
3. 3.
Depuis lors, les Āptya reçoivent Depuis lors, tous les ans, à la fin
sur eux et liquident rituellement de la saison guerrière, aux frais
la souillure que comporte, par le de l’État, les Horatii renouvellent
sang versé, tout sacrifice (Br) et, la cérémonie de purification
par extension, les autres (sans doute au profit de tous les
souillures ou menaces mystiques combattants romains «  verseurs
(R̥ V, AV, Br). de sang »).

Des questions importantes se forment à la lecture d’un tel


tableau : quelle est la portée des concordances et des divergences ?
le sens même, la «  leçon  » de la structure mise en évidence  ?
Ajournons-les, car il est possible d’établir un second tableau qui, par
analogie, les précisera et les orientera vers leur solution.
III
Mettius Fuffetius et Namuci

Les concordances qui viennent d’être relevées entre les formes


indienne et romaine du meurtre de l’adversaire triple engagent à
étendre la confrontation du roi guerrier Tullus et du dieu guerrier
Indra à d’autres moments de leurs carrières. Mais ces carrières ne
sont pas de même mesure ni de même richesse : alors qu’Indra est le
héros et le vainqueur d’un grand nombre de combats, Tullus, après
la guerre réglée par le combat des Horaces et des Curiaces, n’a plus
dans son avenir que la liquidation définitive d’Albe, fort pittoresque,
et une guerre sabine, terne et sans incident remarquable. Par une
chance qui n’en est peut-être pas une, mais plutôt l’indice que la
voie que nous suivons est bonne, la liquidation d’Albe se prête à une
analyse du même type que la précédente et à une comparaison avec
un autre exploit d’Indra, le second, semble-t-il, en importance et en
célébrité, la liquidation de Namuci.
 
Maurice Bloomfield a souligné, il y a près d’un siècle, que le
R̥ gVeda contient d’indiscutables allusions à deux traits significatifs
des récits connus par les Brāhmaṇa 1  : d’une part Indra, y lit-on,
«  fait partir la tête de Namuci avec de l’écume  » (VIII, 14,
13  =  Vājasan.Saṃh., XIX, 71)  ; d’autre part Sarasvatī et les Aśvin
aident Indra quand il a bu, à en être malade, de la mauvaise boisson
alcoolique qu’est la súrā (X, 131, 4-5 = V.S., X, 33-34 ; XX, 76-77).
Ces indications –  sur lesquelles il est plus qu’imprudent de
reconstruire, comme a fait Karl F.  Geldner, toute une version  –
suffisent du moins à attester que, lors de la rédaction de ces hymnes,
le mythe du meurtre de Namuci était bien connu  ; il l’était sans
doute sensiblement sous la forme traditionnelle assez constante
attestée à partir des Brāhmaṇa, dont voici l’analyse.
Dès le R̥ gVeda, Namuci est qualifié de démon (ásura, āsurá ; d
sa ; māyín) et nommé dans des groupes de démons. « Pourtant, note
Bloomfield 2, à côté de ces faits qui le placent nettement dans la
position d’un ennemi naturel qu’Indra devra finalement tuer, des
témoignages certains établissent que, pour une raison ou pour une
autre, un accord amical, de la nature d’une alliance, d’une trêve, ou
d’un pacte, a d’abord existé entre eux.  » Dans son commentaire à
VājasaneyiSaṃhitā, X, 34, Mahīdhara dit par exemple que l’asura
Namuci était indrasya sakhā «  le socius d’Indra  » et dans le
Mahābhārata, IX, 42, 30 3, Indra qui, au śloka précédent, a fait
amitié, société avec lui (tenendraḥ sakhyam akarot), l’appelle
asuraśreṣṭha sakhe « le meilleur des asura, mon socius ». Leur entente
est fondée sur une convention : Indra et Namuci, disent beaucoup de
textes, sam adadhātām «  ont fait convention  » (sam dhā-  : cf. grec
συντίθεσθαι εἰρήνην, φιλίαν  ; συνθήϰη). Par exemple
MaitrāyaṇīSaṃhitā, IV, 3, 4, dit que tous deux se sont d’abord battus,
ou plutôt qu’Indra a essayé d’attraper Namuci sans y réussir et que
Namuci a proposé : sakhāyā asāva « Soyons tous deux des socii ! » En
suite de quoi Indra promet  : «  Je ne te tuerai pas (nā’haṃ
haniṣyāmi) ! » Et il ajoute : « Je vais convenir une convention avec
toi (saṃdhām te saṃdadhai) ; que je ne te tue ni de jour ni de nuit,
ni avec du sec ni avec de l’humide (yathā tvā na divā hanāni na
naktaṃ na śuṣkena nārdreṇa)  !  » Telle est la forme courte, et sans
doute primitive, de l’engagement. Elle a tôt foisonné  : dans
Śatapatha-Brāhmaṇa, XII, 7, 3, 1, par exemple, Indra raconte qu’il est
tenu par serment (śepāno’ smi) à ne tuer Namuci ni de jour ni de
nuit, ni avec le bâton ni avec l’arc, ni avec la paume ni avec le
poing, ni avec du sec ni avec de l’humide. Quant aux circonstances
qui précèdent le pacte, elles sont variables  : ou bien, comme on
vient de voir, il y a eu lutte, et c’est Namuci qui, étant le plus fort, a
fait la proposition ; ou bien, dans l’épopée, c’est Indra qui, se voyant
inférieur, a pris l’initiative. En tout cas, les deux personnages sont
dorénavant liés par leur accord.
 
Namuci abuse un jour de la confiance qui résulte de cet accord,
et c’est à quoi faisait déjà allusion R̥V, X, 131, 4-5. Profitant de ce
qu’Indra a été mis en état d’infériorité par Tvaṣṭr̥, irrité du meurtre
de son fils le Tricéphale, il semble qu’il l’achève à l’aide de la
mauvaise liqueur surā et le dépouille de tous ses avantages  : force,
virilité, soma, nourriture (ŚatapathaBrāhmaṇa, XII, 7, 1, 10-11).
Dans cette détresse, Indra s’adresse aux divinités canoniques de
la troisième fonction, de la fonction de santé, de fécondité et
d’abondance, aux deux jumeaux Aśvin et à la déesse Sarasvatī, et
c’est à quoi faisait aussi allusion R̥V, X, 131, 4-5. Ces divinités
interviennent doublement : d’une part les Aśvin, qui sont médecins,
et Sarasvatī « la médecine » même, soignent Indra et lui rendent sa
force, en suite de quoi ils demandent un salaire, et c’est l’origine du
sacrifice de trois animaux dit sautrāmaṇī 4  ; d’autre part, informés
par Indra de la convention qui le lie et protège Namuci, les mêmes
divinités, jouant le rôle du klugen Rätsellöser des contes, lui
enseignent le moyen de ne pas la respecter tout en la respectant : il
peut assaillir Namuci à l’aube, qui n’est ni le jour ni la nuit, et avec
de l’écume, qui n’est ni du sec ni de l’humide. Ou bien c’est elles-
mêmes qui fabriquent l’arme d’écume, par exemple dans
ŚatapathaBrāhm., XII, 7, 3, 3 : « Les Aśvin et Sarasvatī versèrent en
forme de foudre l’écume des eaux et dirent : ce n’est ni du sec ni de
l’humide… »
Muni de cette arme étrange, « à la sortie de la nuit, mais avant la
montée du soleil  » (Śat.Brāhm., ibid.), Indra tue Namuci à
l’improviste, «  en se promenant avec son socius  », dira le
Mahābhārata. La convention est ainsi tournée, non violée. Et, pour
bien souligner qu’elle est respectée, l’acte du meurtre est noté de
préférence, dès le R̥ gVeda, par des verbes inusuels, propres à cette
aventure  : «  baratter  » (manth-  : R̥V, V, 30, 8  ; VI, 20, 6), «  faire
tourner  » (causatif de vr ̥t-  : V, 30, 7  ; avec préverbe ud  : VIII, 14,
13). Il est difficile de se représenter ce barattement, ce
tournoiement, mais, remarque Bloomfield avec humour 5  :
«  Pourquoi pas  ? L’acte d’enlever une tête avec l’écume des eaux
n’est pas moins inusuel. Si la tête a été barattée, enlevée par
barattement dans une masse d’écume, le procédé est après tout aussi
naturel que le serait n’importe quelle autre manière d’enlever la tête
avec de l’écume. »
 
Indra est ainsi débarrassé de son perfide ennemi. A-t-il bien agi ?
La conscience exigeante de ses fidèles, des prêtres, s’est posé la
question et l’a résolue dans un sens sévère, qui peut surprendre.
Bloomfield remarque encore judicieusement 6  : «  En lisant cette
histoire, un Occidental ne se défendra pas facilement de l’impression
que l’habile plan conçu par les dieux, de tuer Namuci avec l’écume
des eaux, était un moyen permis de tourner le pacte –  permis du
moment que Namuci n’avait pas joué fair play avec Indra. Mais
quelques Brāhmaṇa et le Mahābhārata saisissent l’occasion pour
moraliser, accusant Indra d’avoir tué un ami. » De fait, le blâme sur
le dieu est devenu un lieu commun de la littérature. Dans le
TaittirīyaBrāhmaṇa, I, 7, 8, la tête coupée de Namuci exprime
l’opinion courante quand, poursuivant le meurtrier, elle lui crie  :
« Mitradruh, menteur, traître à l’amitié ! » Dans l’épopée, je ne vois
guère que l’odieux Duryodhana qui, pour décider son père à tendre
un piège, sous couleur d’amitié, aux vertueux Pāṇḍava, tire
argument de la conduite d’Indra à l’égard de Namuci et affirme
effrontément qu’elle reçoit l’approbation universelle (Mahābhārata,
II, 50, 20). Mais Duryodhana n’est pas une autorité en matière de
morale.
Tels sont les trois moments de ce qu’on n’ose appeler une
victoire, victoire en tout cas bien différente de la victoire sur le
Tricéphale. Le récit est entièrement organisé autour de la notion de
saṃdhā, de «  convention  ». Il expose une casuistique du pacte
distinguant, en conformité avec les meilleurs modèles diplomatiques
de tous les temps, la lettre et l’esprit. Il l’expose dans un petit drame
où Indra, d’abord victime d’une déloyauté caractérisée, ne dénonce
pas cependant le pacte, s’y tient au contraire, pour mieux
surprendre son partenaire sans défiance et l’exécuter.
C’est la même casuistique du pacte qui soutient, après l’histoire
d’Horace et des Curiaces, le second épisode de la carrière de Tullus
Hostilius : la « liquidation » du dictateur d’Albe et d’Albe même. Le
récit est entièrement organisé autour d’une sorte de dépravation de
la fides et du foedus et expose dramatiquement une théorie de la
duplicité légitime. En voici l’analyse.
Le dictateur d’Albe, Mettius Fuffetius 7, est celui-là même qui,
par une convention conclue avec Tullus, a préparé le duel des
Horaces et des Curiaces et en a accepté les conséquences : après la
défaite des champions albains, conformément à la convention, il
s’est mis aux ordres du roi romain, qui l’a confirmé dans son rang et
lui a ordonné de se tenir prêt, disant qu’il lui demanderait son aide
en cas de guerre contre Véies (Tite-Live, I, 26, 1).
À partir de ce moment, Mettius Fuffetius change de caractère.
Tite-Live (I, 27, 1-2  ; cf. Denys, III, 23, 3) le montre cherchant à
regagner la popularité qu’il a perdue auprès des siens pour avoir
joué sur trois hommes le sort de l’État. Les recta consilia ne lui ayant
pas réussi, il se tourne vers les praua. Il veut in pace bellum, un état
de choses mixte, particulièrement haïssable au pays des fétiaux, au
pays qui distingue soigneusement Mars et Quirinus  ; il adopte une
attitude politique où il gardera l’apparence d’un socius tout en
préparant une trahison, suis per speciem societatis proditionem
reseruat. Après avoir poussé en sous-main les Fidénates et les Véiens
à la guerre contre Rome, lui-même rejoint l’armée romaine, avec les
dehors d’un allié loyal. Sur le champ de bataille, où il tient la droite
du front, face aux Fidénates, que va-t-il faire ? Il trahit sans trahir,
en pensant, comme on dit, que cela ne se voit pas : il se retire sur
une hauteur et observe le cours des événements, mettant Tullus et
les Romains dans un péril mortel et se réservant de se rallier au
vainqueur (Tite-Live, ibid., 5-6  : Albano non plus animi erat quam
fidei. Nec manere ergo nec transire aperte ausus, sensim ad montes
succedit. Inde ubi satis subisse sese ratus est, erigit totam aciem,
fluctuansque animo, ut tereret tempus, ordines explicat : consilium erat,
qua fortuna rem daret, ea inclinare uires).
Tullus sauve la situation par sa présence d’esprit, ordonnant à ses
cavaliers de lever leurs lances pour masquer aux fantassins le
mouvement des Albains qui les eût démoralisés, criant en outre très
fort pour effrayer l’ennemi que Mettius a agi par son ordre, en vue
d’un mouvement tournant. Mais il s’adresse aussi à des dieux  : il
promet de fonder un nouveau collège de Saliens, ceux de Quirinus,
et de bâtir des temples à Pavor et Pallor (Tite-Live, I, 27, 7  :
l’authenticité de Pavor et Pallor est à bon droit suspectée). Denys
d’Halicarnasse qui, pour des raisons d’équilibre littéraire, semble-t-
il, transporte ce vœu dans une guerre ultérieure qui, sans lui, serait
ce qu’elle est dans Tite-Live, dépourvue de tout pittoresque, est plus
explicite et plus satisfaisant quant aux noms des dieux (III, 32, 4 ; cf.
II, 70, 1-2)  : Tullus promet de fonder les Salii Agonales, c’est-à-dire
ceux de Quirinus, par opposition à ceux de Mars censément créés
sous Numa 8, et d’établir des fêtes publiques à Saturne et à Ops  :
toutes divinités qui patronnent clairement des aspects divers de la
troisième fonction 9. Et Tullus, les Romains sont sauvés.
Devant l’évidence de la victoire romaine et croyant que Tullus
n’a pas remarqué sa trahison, Mettius fait redescendre ses troupes
(Tite-Live, I, 28, 1). Suivant Denys (III, 26, 1), il se rend même
odieux à la fin du combat en redoublant de zèle contre les Fidénates
vaincus. En tout cas, Tullus feint d’avoir été dupe, félicite l’Albain,
lui parle avec amitié (gratulatur, alloquitur benigne). C’est à son tour
de jouer la comédie de la fides  : il réunit les deux armées alliées
dans un seul camp, en vue du sacrifice lustral du lendemain  ; dès
l’aube, ubi illuxit, il les fait convoquer pour une contio ; curieux, sans
défiance et sans armes, les Albains viennent au premier rang et les
Romains armés, dont les centurions ont reçu des ordres, les
entourent (Tite-Live, I, 28, 2-3). Dans Denys (III, 27, 3), la mise en
scène de la fides est encore soulignée : Tullus fait venir près de lui,
comme pour les honorer, le dictateur albain et ses principaux
officiers. Puis il prend la parole.
Alors éclate le coup vengeur. Tullus dénonce la trahison de
Mettius, le fait saisir et lui dit : « Si tu pouvais apprendre à observer
la fides et les traités, je te laisserais la vie sauve et me ferais ton
instituteur. Mais, puisque ta nature est irréformable, que du moins
ton supplice apprenne à la race humaine à tenir pour sacré ce que,
toi, tu as violé. En conséquence, de même que, tout à l’heure, tu as
tenu ton âme ambiguë (ancipitem)  entre les intérêts de Fidènes et
ceux de Rome, de même, à présent, c’est ton corps que tu vas livrer
à la dislocation » (Tite-Live, I, 28, 9). Mettius périt en effet dans un
affreux supplice, symboliquement conforme à sa conduite  : son
corps est déchiré entre deux attelages tirant en sens contraires (Tite-
Live, ibid., 10). Puis une armée romaine va raser Albe.
 
Tullus, et par lui Rome, sont ainsi débarrassés d’un perfide
ennemi. Mais Tullus a-t-il bien agi ? Quant au principe de l’action,
l’annalistique romaine n’hésite pas à répondre : il n’y a qu’un traître
dans l’affaire, et c’est l’Albain  ; la ruse par laquelle Tullus l’a
neutralisé, saisi, puni, est légitime  ; Rome ne peut que se féliciter
d’avoir eu un chef si habile, et Mettius n’est qu’un impudent quand,
livré aux bourreaux, il s’indigne, pousse de hauts cris et invoque le
pacte qu’il a lui-même annulé en le violant (Denys, III, 30, 5  : τὰς
συνθήκας ά νακαλούμενον, ἃς αὐτὸς ἐξηλέγχθη παρασπονδῶν). Le
blâme encouru par Tullus ne porte que sur un détail somme toute
accessoire  : Tullus a péché, mais tout à fait à la fin, par excès de
cruauté, dans la forme odieuse de la peine infligée à Mettius. Tite-
Live écrit (ibid., 11)  : «  Tous détournaient les yeux de cet horrible
spectacle. Ce fut la première et la dernière fois que fut employé à
Rome ce supplice qui méconnaît les lois de l’humanité. Dans les
autres circonstances, nous avons le droit de nous vanter qu’aucun
peuple n’a montré plus d’humanité dans les châtiments. »
Quant au sens de l’exemplum qu’est ce morceau d’épopée, on voit
que, d’un bout à l’autre, les deux chefs rivalisent de duplicité, rusent
avec la fides  : duplicité diplomatique de Mettius, installant in pace
bellum, associant ces contraires autrement, mais aussi tristement que
l’ont fait de nos jours certains épisodes de la «  guerre froide  »  ;
duplicité militaire du même Mettius, qui s’éloigne de son poste sans
passer à l’ennemi, nec manere nec transire aperte ausus, fluctuans
animo  ; en réponse, duplicité protocolaire, cérémonielle de Tullus,
prodiguant les marques d’honneur et d’amitié à celui qui l’a
secrètement trahi et qu’il va surprendre et faire périr  ; duplicité
matérielle et symbolique enfin d’un supplice qui déchire en deux le
corps à l’imitation de l’âme.
 
Est-il besoin de souligner l’étroit parallélisme de structure et de
sens entre cet épisode et le mythe de Namuci, entre ces variations
sur la fides ou la συνθήϰη et les variations indiennes sur la saṃdhā ?

Inde Rome
1. 1.
Après de premières hostilités, Après de premières hostilités,
Indra et Namuci font une conformément à une convention
convention. Ils  seront sakhāyaḥ, antérieure, Tullus et Mettius sont
amis. Indra contracte à cette socii. Tullus confirme Mettius
occasion l’obligation particulière comme chef des Albains et celui-
de ne tuer Namuci « ni de jour ni ci reçoit l’ordre particulier
de nuit, ni avec du sec ni avec de d’aider Tullus dans une bataille
l’humide ». prochaine.
2. 2.
a) Grâce à la familiarité a) À la faveur de cet accord,
confiante née de cet accord, par surprenant la confiance de Tullus
surprise, à  la faveur de l’ivresse, en pleine bataille, Mettius lui
enlève la moitié de ses forces
Namuci enlève à Indra toutes ses militaires et le met dans un péril
forces. mortel.
b) Indra s’adresse aux divinités b) Tullus s’adresse aux divinités
canoniques de la troisième canoniques de la troisième
fonction, la déesse Sarasvatī fonction, Quirinus [Ops et
et  les jumeaux Aśvin, Saturne], qui lui donnent
qui lui rendent sa force, apparemment le moyen
de  rétablir la situation et
de remporter la victoire.
3.
c) et lui expliquent le moyen de a) Faisant semblant de respecter
surprendre ou de tuer Namuci l’accord et de le croire respecté,
à  la faveur de l’accord et sans Tullus surprend, saisit Mettius
violer l’accord («  écume  », désarmé et le fait tuer.
« aube ») ; ce qu’il fait.
3.
Par une technique bizarre, b) Par une technique horrible,
reposant sur des ambiguïtés, une une seule fois employée à Rome,
seule fois employée, et adaptée à et qui transporte sur son corps la
l’instrument qui permet à Indra duplicité avec laquelle il a abusé
de tourner l’accord (barattement, de l’accord, Mettius est étiré,
tournoiement de la tête dans divisé en deux.
l’écume), Namuci est décapité.

Insistons encore sur un point. De part et d’autre, il y a péché,


mais, entre le récit des Brāhmaṇa et le récit romain, on remarque la
même différence qui a déjà été notée à propos du meurtre de
l’adversaire triple  : dans l’Inde, on se le rappelle, c’est ce meurtre
même qui cause la souillure d’Indra et de Trita, alors qu’il laisse
Horace et Tullus innocents et que c’est ensuite le meurtre
supplémentaire de sa sœur qui souille le jeune héros.
Il en est de même ici : le péché d’Indra, reconnu et déploré par
les docteurs indiens, est dans la ruse même par laquelle Indra tourne
la convention, dans l’acte même de la tourner. Ces docteurs sont
moins sensibles, comme on a vu que le notait Bloomfield, au fait que
Namuci a trahi le premier qu’au fait qu’Indra a pris un engagement
qui n’a de sens que s’il équivaut à une inconditionnelle et totale
renonciation à la violence. Or, il a tué.
Le péché de Tullus, reconnu et regretté par Tite-Live, n’est pas
là : Tullus a eu raison à tous égards, même moralement, de punir un
traître et de répondre à la duplicité par la duplicité. Son tort n’a
commencé qu’avec la cruauté, lorsqu’il a infligé au coupable un
supplice excessif, inhumain.
Ainsi à Rome ce n’est pas de l’essentiel, du centre de l’épisode
que surgit la faute, mais d’un détail supplémentaire, périphérique,
idéologiquement inutile. Si l’on pense, comme il me paraît, que les
récits indiens sont sur ce point plus satisfaisants, de teneur plus
simple et plus forte, on admettra qu’il y a eu, à Rome, décalage du
point d’application de la faute. Peut-être, aussi bien pour le
vainqueur des Curiaces que pour le meurtrier de Mettius, cette
retouche résulte-t-elle du caractère national, nationaliste même, pris
par l’épopée  : Rome ne pouvait considérer comme des péchés qui
l’eussent souillée elle-même deux meurtres commis dans son intérêt
le plus évident ; il fallait que l’exploit d’Horace et la ruse de Tullus
fussent, dans la mesure où ces deux personnages servaient et
représentaient Rome, choses entièrement «  bonnes  ». La notion de
«  péché  » que sans doute la tradition attachait aux prototypes, aux
formes préromaines de ces deux actes, n’a pas été perdue pour cela ;
elle a été seulement déportée sur des points où ni Horace ni Tullus
n’engageaient Rome, où l’un cédait à son orgueil et à sa colère, où
l’autre s’abandonnait à sa cruelle nature et transformait une
exécution nécessaire en une torture révoltante.
 
Dans l’histoire du règne de Tullus, il y a non seulement
succession, mais lien causal, entre l’épisode des Curiaces et celui de
Mettius : c’est parce que les triplets Curiaces et, à travers eux, Albe,
ont été vaincus par le troisième Horace que commencent, entre
Mettius et Tullus, ces tricheries sur la fides qui finiront par la perte
de Mettius et, à travers lui, d’Albe. L’articulation des deux épisodes
est que Mettius veut une revanche de la défaite des Curiaces. L’Inde
répond-elle aussi à cet ensemble ?
Dès qu’il s’agit d’ensemble, le témoignage des hymnes védiques
se dérobe. Le R̥ gVeda n’est pas, ne pouvait pas être narratif  ;
supposant connue la tradition –  disons les itihāsa, le «  cinquième
Veda  »  –, les auteurs des poèmes qui font l’éloge d’Indra tantôt
multiplient les mentions des points les plus divers de cette tradition,
tantôt exaltent un point particulier, mais ne se soucient pas de
présenter un épisode au complet, ni de mettre, entre leurs allusions
à plusieurs épisodes, un ordre logique ou chronologique  ; ils ne se
lient même pas, on vient de le voir à propos de Trita, à une seule
variante et, dans le même hymne, ne craignent pas la contradiction :
qu’importe, puisque toutes les versions de ces grands événements
concourent à la gloire, au «  gonflement  » du dieu  ? Il ne faut pas
demander à un type de document les indications qu’il ne peut pas
donner.
Malgré leur date plus tardive, les Brāhmaṇa et les épopées sont à
cet égard de meilleurs textes. Certes le décor, le détail, l’esprit, la
pointe des aventures peuvent y être rajeunis, mais, entendant faire
des exposés dogmatiques ou dramatiques, les auteurs sont attentifs,
dans un épisode et parfois entre plusieurs, à l’articulation causale, et
certaines de ces «  trames  » reviennent avec trop de constance à
travers des variantes pourtant sensiblement différentes pour ne pas
reposer sur une tradition authentique, que le pointillisme naturel
des hymnes ne laisse pas apparaître mais n’autorise pas non plus à
nier. Est-ce le cas pour l’ensemble qui nous occupe ?
La tradition brāhmaṇique n’établit pas régulièrement de liaison
entre les épisodes du Tricéphale et de Namuci  : ils sont souvent
racontés chacun pour soi. Néanmoins, certains textes déclarent une
consécution logique : dans le récit du ŚatapathaBrāhmaṇa cité plus
haut (XII, 7, 1, 1-9 et 10-13) 10, si Namuci peut dépouiller de ses
forces son «  ami  » Indra, c’est à la faveur d’un affaiblissement
préalable procuré par Tvaṣṭr̥, le père même du Tricéphale, qui veut
venger son fils. Dans les nombreuses utilisations épiques et
purāṇiques du second épisode, la victime d’Indra tantôt garde le
nom de Namuci, tantôt reçoit celui de Vr̥tra 11. Or, dans ce dernier
cas, le conflit est très fréquemment présenté comme une suite
logique plus directe encore de la défaite du Tricéphale : furieux du
meurtre de son fils, Tvaṣṭr̥ procrée ou suscite magiquement pour le
venger un être très fort, Vr̥tra, et c’est avec Vr̥tra qu’Indra conclut le
pacte, le même pacte qu’avec Namuci, souvent enrichi de nouvelles
clauses pittoresques qu’il tournera de la même manière. Nous
retrouverons bientôt cette corrélation dans un ensemble plus vaste
encore. Est-il permis de penser que, sous une forme ou sous une
autre, la plus vieille mythologie indienne établissait déjà une
succession temporelle et causale entre ces deux grandes et graves
initiatives d’Indra et que les deux leçons s’y complétaient comme
elles le font dans la geste du roi guerrier de Rome ?
IV
Rapports de la fonction guerrière
et des deux autres

De la lecture des «  vies parallèles  » d’Indra et de Tullus, de


l’observation des tableaux qui les résument, naissent des questions
de divers ordres, dont il ne sera retenu ici que les principales.
On n’insistera pas, notamment, sur le rapport des faits et des
fables dans ce morceau de la légende romaine des origines  : peu
d’auteurs, semble-t-il, se sont montrés enclins à chercher un fond
historique à la guerre albaine et généralement au règne de Tullus ;
même des interprètes fort éloignés de la méthode et des vues ici
proposées ont remarqué qu’il n’était pas vraisemblable que, si
proches de leurs débuts, les «  Romains  » du Germal et du Palatual
aient été en situation de prendre la tête de la politique latine, de
provoquer, d’humilier, de détruire, de remplacer la vieille
métropole. Faut-il donc penser que le fond de ces récits vient
d’événements postérieurs, simplement vieillis de quelques
générations, transposés au règne légendaire de Tullus  ? Peut-être,
mais ce n’est qu’une hypothèse invérifiable, et d’ailleurs peu
importe : la matière fournie par ce fond historique, si elle a existé,
aura été en tout cas si bien repensée et coulée suivant les lignes de
l’idéologie traditionnelle de deuxième fonction, elle-même liée
constitutionnellement à la figure épique de Tullus, qu’elle n’a plus
pour nous d’intérêt que comme expression dramatique de cette
structure idéologique et que c’est donc cette structure, en tant que
telle, qu’il faut avant tout interpréter 1.
Le sens d’ensemble des deux épisodes, à Rome comme dans
l’Inde, apparaît le plus clairement et le plus simplement quand on se
place au point de vue des rapports que les personnages de deuxième
fonction y soutiennent avec les concepts directeurs, les règles ou les
personnages de la première et de la troisième.
 
Dans le meurtre du Tricéphale et dans celui de Namuci, nous
l’avons dit, la littérature indienne postvédique –  l’intention des
hymnes ne permet pas de connaître l’opinion complète de leurs
auteurs  – salue deux actes nécessaires et dénonce deux souillures  :
après le second, Indra est mitradruh «  traître à l’amitié  », après le
premier, brahmahan « brahmanicide », et en même temps meurtrier
d’un parent ou d’une variété de socius. On voit immédiatement que
ces diverses notes signalent des atteintes à la « moitié Mitra » de la
souveraineté : le brahmane, le chapelain sont des hommes de Mitra,
lui-même prototype du prêtre, à côté de Varuṇa, roi cosmique ; de
même les liens sociaux, la parenté par le sang ou par alliance
comme les pactes et l’amitié, toutes les notions clefs de ces deux
récits ressortissent au domaine de Mitra ou de son plus proche
adjoint, Aryaman.
Toutes déportées qu’elles sont sur des points périphériques des
deux récits, les fautes que commettent le jeune Horace dans le
premier, le roi Tullus dans le second, appartiennent à la même
province idéologique  : l’un, s’il n’est plus coupable en versant le
sang de ses cousins, le devient en versant le sang d’une parente
encore plus proche  ; l’autre, s’il n’est plus blâmable pour avoir
répondu par la trahison à la trahison de Mettius, le devient pour lui
avoir infligé un supplice excessif et affreux, c’est-à-dire pour avoir
abusé du droit et offensé l’humanité, deux valeurs fondamentalement
« mitriennes » et, à Rome, « pompiliennes », – l’articulation du juste
et bon Numa Pompilius et du terrible, de l’impulsif Romulus
recouvrant, on le sait, sur le plan légendaire l’articulation védique
des dieux Mitra et Varuṇa.
À l’arrière-fond du second récit romain, d’ailleurs, il y a une
faute plus générale et plus grave, sur laquelle les historiens romains
se sont gardés d’insister, mais qui a gêné parfois des consciences,
celles-là qui ressentaient aussi le sac de Corinthe  : Roma interim
crescit Albae ruinis, Rome, sous le règne de Tullus, et Tullus, pour le
compte de Rome, ont détruit Albe, mère de Rome. Assurément le
discours par lequel, dans Denys, Mettius justifie à ses officiers la
trahison qu’il prépare est rempli de rhétorique et de conceptions
grecques : lorsqu’il dit, par exemple, que c’est Rome qui la première
a violé plus que des conventions, plus que des serments, à savoir les
fondements de la loi naturelle, «  commune aux Hellènes et aux
barbares  », qui veut que les pères commandent aux enfants et les
métropoles à leurs colonies (III, 23, 19). Mais il n’est pas douteux
que, dès avant l’époque où s’est définitivement fixé le canon de
l’histoire royale, sans doute entre 350 et 270, et peut-être par un
souvenir ténu mais ferme d’une réalité historique, les Romains
faisaient venir d’Albe leurs ancêtres, les premiers campeurs du
Palatin, et prenaient soin, politiquement et religieusement, dans la
confédération latine, de se présenter comme les héritiers naturels
des Albains. L’affabulation rassurante, presque généreuse, de
l’annalistique apaisait les scrupules, mais laisse intact le fait. Le
Tullus de Tite-Live peut bien dire, du haut de son tribunal (I, 28, 7) :
Pour le bien, la sauvegarde et la prospérité du peuple romain, de moi-même et de vous
aussi, Albains, j’ai décidé de transporter à Rome tout le peuple albain, de donner le
droit de cité à sa plèbe, à ses nobles le rang de patriciens, et de n’avoir plus qu’une
seule ville et un seul État  ; comme elle s’est divisée jadis pour former deux peuples,
que la substance albaine retrouve maintenant l’unité.

Il n’en reste pas moins que, au chapitre suivant, un silentium


triste, une tacita maestitia accueille, dans Albe condamnée, l’arrivée
des escadrons unificateurs. Ce n’est pas un hasard si la légende
royale a remis à Tullus cette mission pénible et, quoi qu’on dît,
quelque peu impia ; l’anachronisme se justifie idéologiquement ; une
telle entreprise ne pouvait être attribuée ni à Ancus Martius, le roi
des guerres défensives, ni au pieux et pacifique Numa, et n’allait-elle
pas à l’encontre même de l’esprit de Romulus qui, avant de partir
pour l’aventure du Palatin, avait rétabli son grand-père sur le trône
d’Albe ? Il y fallait vraiment le pur guerrier, le peu religieux Tullus.
 
Cette opposition du dieu ou du héros de deuxième fonction à la
moitié Mitra (ou Dius Fidius) de la souveraineté double une
opposition bien attestée par d’autres mythes à la moitié Varuṇa (ou
Jupiter). Des hymnes du R̥ gVeda, dont les historicistes ont tiré
d’imprudentes conclusions sur l’âge respectif des deux dieux, alors
qu’ils exposent simplement et poussent à l’extrême en forme de
drame l’antithèse des fonctions, montrent Indra en contraste avec le
souverain magicien, de la même manière qu’un poème eddique
dialogué, dont on a tiré sans plus de raison des conséquences
chronologiques, les Hárbarđsljód, n’est qu’un assaut de défis et
d’ironies entre le souverain magicien Óđinn et le dieu champion
nordique, Þórr. Peut-être une tradition du même genre a-t-elle
conduit les réformateurs zoroastriens à faire d’Indra l’archidémon
opposé nommément à l’archange Aša Vahišta, « l’Ordre Très Bon »,
c’est-à-dire à la sublimation morale de *Varuna 2. À Rome, c’est la
fin de la geste de Tullus qui conserve la trace de cet antagonisme,
dans la terrible revanche que le maître des grandes magies, Jupiter,
prend sur le roi guerrier qui l’a longtemps défié (Tite-Live, I, 31, 5-
8) :
Peu après, une épidémie éprouva les Romains. Bien qu’ils eussent alors perdu le goût
de se battre, aucune trêve ne leur était accordée par ce roi belliqueux, qui croyait que
la santé des iuuenes rencontrait de meilleures conditions dans les camps que dans leurs
foyers –  jusqu’au jour où il contracta lui-même une longue maladie. Son âme
impétueuse fut brisée avec ses forces physiques  : lui qui, jusqu’alors, avait considéré
que rien n’est moins digne d’un roi que d’appliquer son esprit aux choses du culte,
soudain il s’abandonna à toutes les superstitions, grandes et petites, et propagea même
dans le peuple de vaines pratiques. Déjà la voix publique réclamait qu’on restaurât la
politique de Numa, dans la conviction que le seul moyen de salut pour les corps
malades était d’obtenir la clémence et le pardon des dieux. On dit que le roi lui-même,
en consultant les livres de Numa, y trouva la recette de certains sacrifices secrets en
l’honneur de Jupiter Elicius. Il se cacha pour les célébrer. Mais, soit au début, soit au
cours de la cérémonie, il commit une faute de rituel, en sorte que, loin de voir
apparaître une figure divine, il irrita Jupiter par une évocation mal conduite et fut
brûlé par la foudre, lui et sa maison.

Tels sont, dans la mise en scène des mythes, les rapports des
représentants canoniques de la fonction guerrière avec ceux de la
souveraineté  : méconnaissance ou mépris. Le service des mythes
étant de définir sensiblement, en les grossissant, les caractères
distinctifs des concepts de l’idéologie et des figures de la théologie,
il est naturel et usuel que les antagonismes de concepts ou de
fonctions y donnent ainsi lieu à des heurts, voire à des guerres,
comme les ressemblances ou les affinités logiques à des alliances ou
à des filiations. Mais qu’on se garde de penser que ces définitions
mouvementées épuisent la connaissance que les usagers ont de leurs
dieux. Elles n’en sont même pas l’essentiel.
Quand les mythes ont ainsi rudement enseigné qu’Indra, par
exemple, est « tout autre chose » que Mitra et que Varuṇa et que les
contrats, les lois ne sont pas son affaire propre, la piété pratique, la
stratégie rituelle s’empressent de remettre les choses en place, c’est-
à-dire de faire collaborer au mieux des intérêts du monde, de la
société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses.
Citons une fois de plus les belles strophes de R̥V, X, 89, qui éclairent
de ce jour rassurant l’inquiétant Indra des mythes du Tricéphale et
de Namuci :
3
8. Toi, Indra, l’habile poursuiveur des dettes , comme l’épée les membres, tu tranches
les faussetés de qui viole les règles de Mitra et de Varuṇa comme les gens violent
l’alliance de l’amitié.
9. Contre les méchants qui violent Mitra, et les pactes, et Varuṇa, contre ces ennemis-
là, ô mâle Indra, aiguise un meurtre fort, mâle, rouge !
12.  … Comme la pierre lancée du ciel, frappe de ta plus brûlante fureur celui qui
trompe l’amitié !

Être dróghamitra comptait déjà pour l’un des plus grands péchés
des Indo-Iraniens et, dans l’Avesta, le miθrō.druǰ est à la fois celui
qui ment à Miθra et celui qui rompt les pactes. Voilà l’objet
justement désigné aux violences vengeresses d’Indra. Nous sommes
loin du mythe où c’est Indra même que la tête coupée de Namuci
peut flétrir du nom de mitradruh.
 
Les réflexions qui précèdent préparent à comprendre la
convenance inverse qui fait que, dans leur double difficulté, Indra et
Tullus aient recours à des auxiliaires de troisième fonction.
On se rappelle la valeur essentielle des héros Āptya, Horatii, qui
font pour le compte du dieu ou du roi l’acte comportant ou
entraînant souillure et qui ensuite, passivement et activement, ont la
tâche de la nettoyer et de continuer à nettoyer, à travers toute
l’histoire, les souillures sœurs de celle-là  : les Āptya portent les
vertus de l’eau dans leur nom, leurs répondants iraniens les Āθwya
sont des représentants de la prospérité rurale, et la gens Horatia tire
son nom de Hora, parèdre du dieu canonique de troisième fonction,
Quirinus.
D’autre part, dans le second épisode, à l’heure de la détresse,
quand ils ont perdu l’un ses propres forces physiques, l’autre la
moitié de ses forces militaires, Indra et Tullus se tournent pour
rétablir la situation l’un vers Sarasvatī et vers les Aśvin, l’autre vers
Quirinus (et si l’on restitue à la guerre albaine le vœu que Denys
d’Halicarnasse a transporté dans la guerre sabine, à Ops aussi et à
Saturne), c’est-à-dire de nouveau aux dieux canoniques de la
troisième fonction. Dans un cas assez semblable, c’est à Jupiter que
la légende avait adressé Romulus 4.
L’essentiel sur cette convenance a déjà été dit, en 1947, dans
l’essai consacré au sacrifice romain des suouetaurilia (un verrat, un
bélier, un taureau offerts à Mars) et au sacrifice védique parallèle de
la sautrāmaṇī (un bouc offert aux Aśvin, un bélier à Sarasvatī, un
taureau à Indra), auquel l’aventure de Namuci sert précisément de
mythe d’origine 5. Dans la perspective plus complète où nous
sommes aujourd’hui placés, nous pouvons orienter plus précisément
ces remarques et les résumer en quelques mots  : dans les mêmes
circonstances où il viole les règles de la première fonction et en
ignore les dieux, le dieu ou le roi de deuxième fonction mobilise à
son service les dieux de la troisième ou des héros nés dans la
troisième  ; purificateurs, guérisseurs, donneurs de substance, voire
de paix tranquille, c’est par eux qu’il compte échapper et échappe,
en effet, aux conséquences fâcheuses de ses actes utiles mais
condamnables, ou récupère les forces perdues par la duplicité d’un
faux allié. Autrement dit, dans ces situations ambiguës, la troisième
fonction, sans souci, elle non plus, de la première, est mise ou se
met au service de la seconde, conformément à son rang et à sa
nature.
V
Héritage indo-européen

Une autre question, moins aisée à définir, concerne la portée


qu’il faut reconnaître aux correspondances relevées entre la légende
de Tullus et la mythologie d’Indra, le point jusqu’auquel on est en
droit de supposer un héritage indo-européen commun.
Il est difficile de penser que le hasard ait réuni, sur les
personnages fonctionnellement homologues d’Indra et de Tullus,
deux épisodes complexes qui, ici et là, présentent une direction, un
enseignement et tant d’éléments communs. Tout s’explique aisément
au contraire si l’on admet qu’Indiens et Romains, ici comme dans les
conceptions des dieux souverains Varuṇa et Mitra d’une part, des
rois fondateurs Romulus et Numa d’autre part, ont conservé une
même matière idéologique, la traitant les uns en scènes du Grand
Temps, de l’histoire cosmique et suprahumaine, les autres en
moments du temps romain, en événements des annales nationales.
«  Matière idéologique  » plutôt que «  mythique  ». En effet c’est
par l’idéologie que les correspondances que nous avons notées sont
rigoureuses et frappantes, et par la leçon qui se dégage des scènes,
non par le détail des affabulations qui, de part et d’autre, sont fort
différentes. Mettius n’a certainement jamais été un démon comme
Namuci, non plus que les Curiaces un monstre tricéphale  ! Ce que
les docteurs indiens et romains ont gardé avec précision c’est :
1°  L’idée d’une nécessaire victoire, d’une victoire en combat
singulier, que, animé par le grand maître de la fonction guerrière et
pour le compte de ce grand maître (roi ou dieu), «  un héros
troisième remporte sur un adversaire triple  » –  avec souillure
inhérente à l’exploit, avec purification du «  troisième  » et de la
société dans la personne du «  troisième  », qui se trouve ainsi être
comme le spécialiste, l’agent et l’instrument de cette purification
après avoir été un champion ;
2° L’idée d’une victoire remportée non par combat, mais par une
surprise qui répond elle-même à une trahison, trahison et surprise se
succédant à l’abri et dans le moule d’une solennelle convention
d’amitié, en sorte que la surprise vengeresse comporte un aspect
inquiétant.
Voilà la science, morale et politique, voilà le morceau
d’idéologie de la deuxième fonction, que les administrateurs indo-
européens de la mémoire et de la pensée collectives – une catégorie
de prêtres sans doute  – et leurs héritiers védiques et latins n’ont
cessé de comprendre et d’exposer dans des scènes dramatiques. Dans
ces scènes, les personnages, les lieux, les intérêts, les ornements
pouvaient se renouveler, et les niveaux littéraires aussi, tantôt
épopée ou histoire, tantôt fantasmagorie. Le ressort restait le même.
Et c’est d’une collection de tels ressorts bien agencés qu’est faite
partout la conscience morale des peuples.
Nous retrouvons ici une situation comparable à celle qui a été
plusieurs fois analysée, mais qui peut être encore éclairée avec
profit, à propos des formes sous lesquelles nous est connu, à Rome
et en Scandinavie, le couple du Borgne et du Manchot 1. Dans les
deux cas, la société, humaine ou divine, est dans un péril mortel.
Elle est sauvée par le jeu successif de ces deux personnages.
En Scandinavie 2  : les Ases, voyant la rapide croissance du petit
Loup qui les détruira, ont essayé deux fois de l’immobiliser par des
liens de plus en plus forts, qu’il a rompus sans peine. Il est donc déjà
tard pour parer au danger. Alors entrent en scène les deux dieux
souverains. D’abord Óđinn, « le Père de tout » : en vertu du savoir
qu’il a acquis en choisissant d’être borgne, exactement en déposant
un de ses yeux dans la source de Mímir, il donne aux Ases la recette
d’un matériau tout nouveau. Il y faut un attirail de haute magie : il
envoie un messager prescrire aux Elfes noirs de mélanger six
choses : le bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines
des montagnes, les tendons de l’ours, la voix des poissons et le
crachat des oiseaux. Résultat  : un lien tout menu, lisse et doux
comme un fil de soie, mais incassable. C’est ensuite le tour de Týr :
le petit Loup se méfie et n’accepte de se laisser passer, en manière
de jeu, ce lien d’apparence trop inoffensive que si l’un des dieux met
un bras dans sa gueule « en gage que la chose se fera sans fraude ».
Aucun dieu ne se dévoue, sauf Týr. Pris au piège, neutralisé jusqu’au
Ragnarök, le petit Loup mord du moins le gage qui l’a
fallacieusement convaincu, les dieux sont sauvés, et Týr reste
dorénavant ein-hendr, manchot.
À Rome  : la Ville est presque prise d’assaut par l’armée de
l’Étrusque Porsenna. Alors intervient Horatius dit Cocles, ou «  le
Cyclope  » parce qu’il a perdu un œil dans une circonstance
antérieure ou parce que ses yeux ont l’air de n’en faire qu’un. Ce
n’est pas par magie, par science, qu’il agit (nous sommes chez les
très positifs quirites), mais par un prestige et par une chance
extrêmes. Dans la débâcle générale (Tite-Live, II, 10), il se précipite
à la tête du pont qui donne accès à Rome et que les Romains,
profitant de ce répit, commencent à démolir. Il frappe les ennemis
de stupeur par cette merveille d’audace (ipso miraculo audaciae
obstupefecit hostes), puis, resté seul devant le pont, il promène sur les
chefs des Étrusques des regards terribles et menaçants (circumferens
truces minaciter oculos), les interpellant individuellement, les
injuriant collectivement. Longtemps nul n’ose s’en prendre à lui.
Puis ils font pleuvoir sur lui une nuée de javelots, mais tous les traits
restent plantés dans son bouclier et lui, obstinément, il occupe le
pont en l’arpentant à grands pas. À la fin, les Étrusques veulent se
ruer vers lui, mais déjà le pont se brise et Cocles n’a plus qu’à
regagner la porte à la nage sous une grêle de traits qui ne
l’atteignent pas. Ainsi le Cyclope a mené tout le jeu par ses grimaces
terrifiantes qui paralysent l’ennemi et par une chance incroyable qui
le met à l’abri des coups. Rome n’est donc pas prise d’assaut, mais
elle reste dans un péril mortel. C’est le tour de Mucius –  qui n’est
pas encore Scaeuola, «  le Gaucher  ». Plusieurs variantes coexistent
mais le ressort en est le même (Tite-Live, II, 12  ; Denys
d’Halicarnasse, V, 29 ; Plutarque, Publicola, 17)  : il se rend dans le
camp de Porsenna pour le tuer et, ayant échoué, devant le roi, étend
sa main droite sur un brasero, affirmant (avec échange de serments :
Denys) que trois cents jeunes Romains sont prêts à essayer
successivement de réussir le coup qu’il a manqué. La crainte et
surtout l’admiration que cette affirmation appuyée par ce geste
inspire au roi – prope attonitus miraculo rex – l’amènent à conclure la
paix qui sauve Rome. Et Mucius est devenu manchot.
Entre le fabuleux mythe nordique et «  l’histoire  » romaine,
simplement étonnante (Tite-Live dit deux fois miraculo), tous les
détails sont différents, y compris la forme de collaboration des deux
personnages  : en Scandinavie, Óđinn prépare magiquement le lien
que Týr fera accepter par le Loup ; au cours du même siège, Cocles
empêche la Ville d’être prise, gagne du temps, grâce à quoi Scaeuola
gagne la paix qui la sauve. Mais le ressort est le même  : Óđinn
utilise le savoir transcendant acquis par sa mutilation antérieure
comme Cocles, borgne antérieurement, terrifie les Étrusques par ses
truces oculi (s’agissant d’un borgne, ce pluriel ne peut signifier que
les regards du seul œil qui lui reste), Týr et Scaeuola sacrifient leur
bras comme gage de la véracité d’une fausse déclaration qui décide
l’ennemi, ici à se laisser lier, là à renoncer à une victoire certaine.
La portée des aventures, ici et là, est aussi fort inégale. À Rome,
ce ne sont que des faits divers illustres, sans valeur symbolique
déclarée, sans autre intérêt que de propagande patriotique, et
d’abord sans autre suite pour les jeunes gens qui en ont été les héros
que des honneurs une fois décernés et des mutilations qui les ont si
bien rendus inaptes à tout service et à toute magistrature que dès
lors il ne sera plus, il ne peut plus être question d’eux. En
Scandinavie au contraire, les deux mutilations, clairement
symboliques, sont ce qui crée d’abord et manifeste ensuite
paradoxalement la qualité durable de chacun des dieux, le maître du
grand savoir et le garant des accords, du Þing  ; elles sont
l’expression sensible du théologème hérité des Indo-Européens, qui
fonde la coexistence des deux plus hauts dieux, à savoir que
l’administration souveraine du monde se divise en deux grandes
provinces, celle de l’inspiration et des prestiges, celle du contrat et
de la chicane, ou, pour être bref, la magie et le droit.
D’autre part l’analogie des récits romain et scandinave est de
celles qui excluent à la fois qu’ils soient indépendants et que l’un
dérive de l’autre. Il s’agit en effet d’un thème complexe et fort rare :
depuis 1940, depuis le moment où la correspondance a été signalée
pour la première fois, bien des chercheurs ont fouillé les
mythologies de l’Ancien et du Nouveau Monde pour y retrouver,
avec son double ressort fonctionnel, ce couple du Borgne et du
Manchot  ; seule la littérature d’un autre peuple apparenté aux
Germains et aux Italiques, l’épopée irlandaise, a présenté quelque
chose de comparable, bien que sensiblement plus lointain. Et
pourtant les affabulations romaine et scandinave sont trop
différentes pour qu’on suppose un passage, un emprunt direct ou
indirect de l’une à l’autre  : l’emprunt eût conservé le cadre des
scènes avec des détails pittoresques et laissé plutôt perdre le sens, le
principe idéologique de la double intrigue, alors que c’est ce
principe – le lien des deux mutilations et des deux modes d’action –
qui subsiste de part et d’autre dans des scènes qui n’ont plus par
ailleurs de rapport. La seule explication naturelle est donc de penser
que Germains et Romains tenaient de leur passé commun l’idée de
ce couple original.
En outre, comme ce couple est plus riche de valeur quand il
opère sur le plan mythique, soutenu par la théologie de la
souveraineté, il est probable que c’était là sa forme première et que
Rome l’a ramené du ciel sur la terre, des dieux aux hommes, chez
ses hommes, dans son histoire gentilice et nationale  : le double
événement sauveur garde une importance décisive, mais ce n’est
plus aux débuts de l’Univers, ni dans la société des immortels, ni
pour fonder une conception bipartie de l’action dirigeante ; c’est aux
débuts de la République, dans la société des Brutus, des Valerius
Publicola, des Horatii, des Mucii et pour susciter à travers les
siècles, par un échantillonnage de dévouements extraordinaires,
d’autres dévouements patriotiques.
Le détail de l’opération nous échappe et nous échappera
toujours, mais l’opération est certaine. Elle reste même sensible dans
la gêne qu’éprouve un Tite-Live à raconter l’invraisemblable histoire
du légionnaire Cyclope et dans la manière sournoise dont il lui
restitue, au détour d’une phrase, un pluriel oculos que démentent
son surnom et toute la tradition.
 
On oppose parfois à de telles réflexions qu’il n’est pas licite de
traiter ainsi les mythes, d’en extraire des « schémas » qui prétendent
en résumer la substance et qui, trop facilement, les déforment.
Distinguons bien le droit et la pratique. Que, dans des applications
particulières, l’analyste se trompe, retenant comme caractéristiques
des traits secondaires et négligeant des traits authentiquement
capitaux, il se peut, et l’on devra reconsidérer tout cas dans lequel
cet abus aura été diagnostiqué avec des arguments sérieux. Mais sur
l’opportunité, sur la nécessité de dégager le ressort et par
conséquent le sens, la raison d’être sociale d’un mythe, comment
céder  ? Pour une société croyante, nous l’avons rappelé en
commençant, un mythe, la mythologie entière ne sont pas une
production gratuite et fantaisiste, mais le réceptacle d’un savoir
traditionnel ; ils servent aux adultes des générations successives, et
en bien plus ample, et sur bien plus de plans, comme les fables
d’Ésope et tout ce qui en dérive servent aux éducateurs des
jeunesses d’Occident ; comme de ces fables, il faut en comprendre la
leçon, laquelle coïncide avec la marche de l’intrigue  : avec le
«  schéma  ». C’est donc simplement affaire de tact, à la fois de
docilité devant la matière et d’exigence, de sincérité envers soi-
même  ; et l’on peut espérer, les études progressant et le principe
recevant des applications de plus en plus nombreuses, que l’on
risquera de moins en moins l’erreur et la subjectivité, grâce au
contrôle que chaque progrès impose aux résultats antérieurs.
Si examens et discussions confirment la validité des deux
schémas ici dégagés, on reconnaîtra que leur complexité, que leur
réunion, à Rome et chez les Indiens, dans la carrière de deux
personnages qui occupent le même rang dans la même structure
fonctionnelle, rendent peu probable qu’il s’agisse d’inventions
indépendantes, et que l’explication par l’héritage idéologique des
Indo-Européens reste la plus satisfaisante.
DEUXIÈME PARTIE
LES TROIS PÉCHÉS DU GUERRIER
La fonction guerrière occupe, dans les mythologies et dans les épopées
des peuples indo-européens, un personnel nombreux, mais moins
fermement organisé que celui de la fonction souveraine.
Pour ne considérer que les Indo-Iraniens, deux orientations générales
s’y découvrent 1, non pas complémentaires et donc inséparables comme
sont « la moitié Mitra » et « la moitié Varuṇa » du premier niveau : d’une
part celle du dieu Vāyu et des héros de son type (tels que son fils Bhīma
dans le Mahābhārata), c’est-à-dire des combattants d’une taille et d’une
force prodigieuses, sommairement armés (Bhīma, comme Héraclès, est le
héros à la massue), agissant le plus souvent dans la solitude ou en avant-
garde ; d’autre part celle d’Indra et des héros de son type (tel Arjuna son
fils, dans le Mahābhārata), plus humains physiquement et plus sociables,
qui entraînent volontiers des groupes de compagnons, des armées, et sont
équipés des armes usuelles, simplement plus merveilleuses. Je m’empresse
d’ajouter qu’il s’agit plutôt de tendances que de définitions rigoureuses et
que les formes mixtes sont nombreuses 2.
Les deux types sont exposés à commettre des fautes. Le premier est
surtout sujet à des colères qui, étant donné sa force, donnent lieu à des
excès, à des violences injustifiées. Le second – mais, encore une fois, il y
a des formes mixtes 3 – est exposé à des périls plus variés : engagé dans
la hiérarchie sociale, en charge de la sécurité des dieux ou des royaumes,
il arrive qu’il ait à vaincre et à éliminer des adversaires que leur nature,
leur état civil, ne lui permettent pas de tuer sans qu’il en soit souillé,
voire criminel. En second lieu, pour accomplir ses exploits, il doit
disposer, par rapport aux normes admises dans «  sa  » société, d’une
autonomie qui risque de se retourner contre elle. À quoi il faut ajouter
que, plus que tout autre, le héros, sinon le dieu de deuxième fonction,
peut être entraîné à des actions coupables, à des faiblesses contraires à
l’idée, au principe de sa fonction, soit par le destin, soit par un dieu, ou
encore se trouve pris comme enjeu –  c’est la pire situation  – dans le
conflit de deux divinités antagonistes.
La première partie de ce livre a présenté des exemples clairs du
premier risque. Nous parlerons plus tard longuement du troisième. Voici
d’abord quelques réflexions sur le deuxième, l’autonomie.
I
Solitude et liberté

Les couples dont Indra forme le premier terme ne manquent pas,


ils surabondent plutôt : alors que Varuṇa ne se rencontre au double
duel qu’avec Mitra et – justement – avec Indra, alors que les Nāsatya
ne s’associent jamais en un mot composé avec aucune divinité, sauf
– justement – Indra, le R̥ gVeda contient, outre cet ĺndrāvárunā et cet
Indranāsatyā, les composés Indrāgn´ī, Índravāyū́, Índravāsómā,
Índravābṛ́haspátī, Indrābrahmanaspatī, Índravāvíṣṇū, Índravāpūṣáṇā,
Indrāparvatā, Indrāmarutaḥ. En vérité, aucun autre dieu n’est aussi
friand de compagnie et ces diverses liaisons sont fort précieuses
pour la connaissance d’Indra même et l’exploration de son
ministère 1. Mais la surabondance des associations et l’instabilité du
second terme révèlent que la forme n’est pas fondamentale.
De fait, le plus souvent, Indra décide et agit seul. Quand il n’est
pas seul, quand les Marut par exemple, ou Viṣṇu, l’accompagnent,
c’est presque toujours lui qui accomplit le principal de l’action, ses
(ou son) compagnons ayant pour rôle de le louer, de l’incanter, de le
«  faire croître  », de lui ouvrir l’espace, tout au plus de lui donner
l’aide d’un moment  ; ils ne constituent pas ensemble un couple
équilibré, à termes égaux, comme ceux que nous avons
précédemment observés : dans l’association fréquente d’Indra et des
Marut, Indra est le capitaine, les Marut sont la troupe. D’autres
associations, Índravāváruṇā et Indranāsatyā, expriment un rapport,
une affinité interfonctionnels, soit entre l’aspect terrible, magique,
etc., de la souveraineté et le service guerrier, soit entre des
personnages différemment, mais également secourables aux
individus humains. Une autre encore, Indrāgn´ī, a plusieurs valeurs
suivant les contextes, Agni lui-même signifiant beaucoup de choses.
Mais le fait essentiel demeure que, si Indra peut entrer dans tant de
liaisons, c’est qu’aucune ne résulte nécessairement de sa définition.
Il y a d’autre part des données négatives. L’une des plus
remarquables est l’absence de toute articulation entre Indra et Rudra
qui, à certains égards, est aussi actif sur le deuxième niveau, mais
avec des caractères autres que ceux d’Indra, avec des plongées
profondes et mystérieuses dans le troisième et des montées dans le
premier. Les sections de ce deuxième niveau ne forment donc pas
structure comme celles du premier.
La seule exception pourrait être la liaison que signale le composé
Índravāyū́. Au cours de la première partie du présent livre, il a été
rappelé avec quelque détail que, dans l’épopée indienne, comme
dans la scandinave et la grecque, la fonction guerrière s’est réalisée
en deux types de héros que les noms d’Héraclès et d’Achille
caractérisent suffisamment. Les travaux des savants d’Upsal, Henrik
S.  Nyberg, Geo Widengren, Stig Wikander, ont rendu probable que
cette distinction, aux temps prévédiques, s’étendait au monde des
dieux et s’y exprimait dans les personnes de Vāyu et d’Indra. Mais,
dans la théologie védique, Vāyu paraît avoir été dépossédé de cette
ancienne province et, s’il y est associé étroitement à Indra, c’est
plutôt dans son autre fonction, celle de « dieu premier », du moins
de dieu d’avant-garde 2, par laquelle il rend à Indra pour le temps un
service analogue à celui que Viṣṇu lui rend dans l’espace 3. Dans ces
conditions, le composé Índravāyū́ ne suffit pas à prouver que, à
l’époque prévédique où l’un et l’autre patronnaient encore deux
conduites guerrières, Indra et Vāyu étaient étroitement associés en
tant que tels dans un diptyque comparable à celui de Mitra et de
Varuṇa au niveau supérieur. Ce serait d’autant plus étonnant que les
héros du type Vāyu, les Héraclès, les Bhīma, sont plus volontiers,
plus constamment solitaires que les Achille, les Arjuna, héros du
type Indra.
Enfin, une forme de couple inégal, tellement inégal qu’il n’en est
plus un, est celle qui associe parfois le dieu combattant à un de ses
protégés ou employés humains. Généralement, Indra excite le héros,
lui donne les moyens matériels ou moraux de vaincre, mais il arrive
qu’ils collaborent de plus près  : c’est le cas, sur lequel nous nous
sommes longuement étendus, du héros Trita 4. Sans doute s’agit-il là
d’une représentation très ancienne. Elle rappelle en tout cas le statut
du dieu scandinave Þórr dans plusieurs mythes 5, et jusque sur les
figures des tambours lapons, tel que l’a déterminé le mythographe
danois Axel Olrik dans son étude célèbre, «  Le dieu du tonnerre et
son valet 6 ». Mais cette forme déséquilibrée du couple n’est pas plus
stable, plus essentielle au dieu que celle qui rapproche Indra de
Viṣṇu ou des Marut.
En bref, même lorsqu’il est engagé dans le cadre du couple, Indra
n’est pas lié par une nécessité profonde à son partenaire du moment.
C’est la liste des dieux de Mitani, dans sa brièveté, qui dit
l’essentiel  : Indra, au fond, est seul. De ce théologème, le
vocabulaire du R̥ gVeda donne une expression saisissante : le mot éka
«  un  », dans tous les sens du mot («  seul en face de plusieurs  »  ;
«  seul parmi…  »  ; «  seul, sans aide  »  ; «  unique, éminent  ») est
employé 75  fois dans l’hymnaire à propos de divinités  ; or,
63  passages concernent Indra, sans compter les deux composés
ekavīrá (X, 103,  1), «  héros unique  » et ekar j (VIII, 37, 3) «  roi
unique », hapax qui tous deux qualifient Indra 7.
Il ne veut pas s’associer avec cinq, avec dix, il ne s’allie pas à qui ne presse pas le
soma, fût-il opulent. Il le défait plutôt, comme cela, ou le tue en grondant, tandis qu’au
pieu il donne un lot dans l’enclos des vaches.
Le très fort, qui bloque les roues dans le combat, hostile à qui ne presse pas le soma,
accroissant qui le presse, Indra, dompteur de tous, terrible, l’arya, mène le barbare à sa
fantaisie. (R̥V, V, 34, 5-6.)

Yathāvaśám, «  selon son vouloir  ». Indépendant jusque dans les


alliances qu’il paraît contracter, Indra est en outre maître de ses
desseins. Il n’est pas plus restreint quant à ses buts que borné quant
à ses compagnons. Il est seul et il est libre. Témoin les strophes
célèbres de R̥V, VI, 47, 15-18, qui ne rappellent le Magnificat que
par quelques belles images et où les changements capricieux de sa
faveur sont mis sur le même plan que son pouvoir de
métamorphose, caractère essentiel et nécessaire de la fonction
guerrière :
… Portant en avant, comme deux pieds, tantôt l’un, tantôt l’autre, il met le second en
tête par ses puissances.
On entend dire que le héros dompte tantôt un fort, tantôt un autre, et conduit au
sommet tantôt l’un, tantôt l’autre…
Il abandonne ses amitiés pour les premiers et, par relève, il va avec d’autres…
Il s’est fait conforme tantôt à une forme, tantôt à une autre  : telle est sa forme, à le
contempler. Par ses magies, Indra va, multiforme, car dix centaines de chevaux bais
sont attelés pour lui…

Cette instabilité et cette gratuité de la faveur du dieu guerrier,


son élément même, la bataille les rappelle sans cesse aux plus
confiants. Mars caecus, disent les Romains. Indra libre, pensent plus
religieusement les Indiens. Quand s’affrontent deux partis qui, l’un
et l’autre arya, l’invoquent également et mettent également leur
espoir en lui, librement, il choisit (R̥V, V, 34, 8) :
Quand il faudrait que le généreux Indra favorisât deux peuples, riches en biens, [qui
8
vont se battre] avec toute leur bande guerrière pour l’enjeu de vaches brillantes , de
l’un des deux il fait son ami, lui, le terrible, et, grondant, verse sur lui la richesse en
troupeaux, avec les braves.

Indra et généralement les guerriers, et notamment la troupe


d’Indra, la grande compagnie des Marut, sont libres, plus
précisément «  auto-nomes  ». R̥V, III, 45, 5, le proclame en triplant
l’expression, en la soulignant d’un comparatif :
Tu es, Indra, indépendant (svayúḥ), roi par toi-même (svar j)…, plus glorieux par toi-
9
même [qu’aucun autre] (sváyaśastaraḥ) . Accru en force, ô très loué, sois pour nous le
plus attentif.

Indra et les Marut, dans le R̥ gVeda, attirent sur eux la plupart


des épithètes formées du préfixe sva- «  auto- 10  » et d’un nom
abstrait  : sur 4  exemples de svákṣatra «  qui a puissance par soi-
même », 2 vont à Indra, 1 aux Marut ; sur 12 de svátavas « fort par
soi-même  », 2 vont à Indra, 6 aux Marut  ; sur 7 de svábhānu
« lumineux par soi-même », 5 vont aux Marut ; sur 3 de svápati « son
propre maître  », 2 vont à Indra, etc. Et les contextes sont
significatifs. Par exemple, entre beaucoup :
Autonome (svákṣatram), audacieux est ton esprit, meurtrière d’un seul coup, ô Indra,
ta force de mâle.

V, 35, 4.

et :
Fort par lui-même (svátavān) comme une montagne, né depuis toujours pour la
victoire, l’héroïque, le vigoureux Indra [perce le démon Vala]…

IV, 20, 6.

Un des termes les plus intéressants dans cet ensemble 11 est le


substantif svadh «  qualité, nature, volonté propre 12  ». Le terme
apparaît avec son sens précis une soixantaine de fois dans le
R̥ gVeda, appliqué rarement aux hommes, quelquefois à des notions
telles que les énigmes, le rituel funéraire, mais surtout à des dieux
tels que l’Aurore, le Soleil, Apāṃ Napāt, Agni, etc. Considéré par
rapport aux dieux des deux premières fonctions, il donne lieu à une
statistique éloquente  : jamais il ne concerne, collectivement ni
individuellement, les dieux souverains  ; au contraire, vingt et
une fois, soit un tiers du nombre total des emplois, il concerne Indra
ou les Marut. Quelques exemples donneront le ton :
Par tes forces, tu passes les extrémités du Ciel, Indra, l’espace terrestre ne te tient pas,
tu t’es accru par ta svadh …

VIII, 88, 5.

à Indra encore :
Si ma liqueur te réjouit, si tu prends plaisir à ma louange, viens de loin, selon ta svadh
.

VIII, 32, 6.

À vos épaules, ô Marut, sont fixées des boucles, sur vos poitrines des plaques d’or… Ils
étincellent comme l’éclair par les pluies, avec des armes selon leur svadh .

VII, 56, 13.

Nature et comportement individuel, et aussi sans doute, comme


dans le dernier exemple cité, comportement « de classe ». Les effets
de la svadh collective des Marut, de celle même d’Indra ne sont pas
entièrement imprévisibles  : ils agissent en guerriers 13. Et l’on ne
peut oublier ici, par-delà des mots apparentés à svadh que le grec,
le germanique connaissent au sens d’« habitude », de « mœurs », le
dérivé latin sodālis, qui désigne le membre d’un petit groupe
autonome contenu dans la société et qui parfois s’oppose à elle  :
confrérie, corporation, cabale politique, association secrète ou
illicite, bande de débauchés.
 
Cet avertissement du vocabulaire latin nous conduit au seuil
d’un immense problème. L’autonomie dont les guerriers sont fiers,
que les poètes reconnaissent emphatiquement aux dieux
combattants lorsqu’ils les invoquent, est lourde de tentations et de
risques pour qui la possède, inquiétante aussi pour l’ordre social ou
pour l’ordre cosmique. Svadh , pas plus que sodalitas, ne s’ajuste
complètement à l’ensemble social. Une fois au moins, parlant
d’hommes, le R̥ gVeda a éclairé ce versant dangereux, mauvais, du
concept. VII, 104, contient un groupe de strophes qui jettent la
malédiction sur le menteur. À la strophe 9 (cf. AV, VIII, 4, 9), nous
lisons :
Ceux qui, par leurs voies (évaiḥ), faussent la déclaration droite, ou ceux qui tournent
au mal le bien par leurs svadh , que Soma les livre au serpent ou les pose dans le sein
de l’anéantissement !

Jamais les hymnes n’envisagent ainsi la svadh des dieux


guerriers, ni d’aucun dieu  : prières, éloges, ils n’admettent pas
d’ombres dans leurs tableaux. Mais les ombres existent. Elles sont
dans la mythologie, riche entre toutes, du niveau guerrier, à laquelle
les hymnes ne font que de lyriques allusions, mais dont les exposés
discursifs des Brāhmaṇa, des épopées et des Purāṇa nous informent
complètement. L’antiquité de ces mythes est d’ailleurs garantie par
le parallélisme qui se remarque entre plusieurs d’entre eux et les
traditions d’autres peuples indo-européens.
À travers un de ces cadres hérités de leur lointaine préhistoire
commune, nous allons suivre le dieu guerrier de l’Inde, le modèle
des champions scandinaves, le plus pathétique des héros de la fable
grecque, d’autres encore jusqu’au terme logique de leur solitaire
liberté : dans leurs fautes, dans leurs malheurs.
II
Indra pécheur

Dans les Brāhmaṇa, dans les épopées, Indra est un pécheur, mais
il n’est pas signalé comme tel dans le R̥ gVeda. Les efforts qu’a faits
Hanns Oertel en 1898 1 pour découvrir, dans quelques passages des
hymnes, la trace d’un blâme, une allusion à ce qui sera plus tard
dénoncé comme criminel ou scandaleux, n’ont rien produit de
vraisemblable.
Quand R̥V, VI, 47, 16-17, montre Indra enclin à aider tantôt l’un
et tantôt l’autre, se séparant de ses premiers amis pour aller avec
d’autres, il suffit de se reporter au contexte, on l’a vu 2, pour
comprendre que le poète ne sent là qu’une manifestation, qu’il
enregistre sans la blâmer ni la déplorer, de l’indépendance, de
l’autonomie nécessaire et saine du dieu guerrier. Il est artificiel de
rapprocher un tel texte, comme fait Oertel, de la violation de la
parole que nous avons rencontrée, au niveau des Brāhmaṇa, dans
l’histoire du meurtre de Namuci.
Quand VI, 46, 3, appelle Indra sahásramuṣka «  aux mille
testicules  », cette épithète fait certainement allusion à la
supervirilité que tous les peuples attribuent volontiers aux hommes
et aux dieux guerriers : les chansons de soldats, de siècle en siècle,
associent constamment les divers offices du mâle, et l’avestique
Vǝrǝθraǧna, dieu de la victoire, en partie homologue d’Indra
Vr̥trahan, est invoqué aussi pour obtenir ǝrǝzōiš xå¯, fontes
testiculorum. Mais rien n’autorise à chercher ici, avec Sāyaṇa, une
référence précise aux péchés sexuels, aux adultères d’Indra dont la
littérature épique sera friande.
Quant à V, 34, 4, la strophe ne dit sans doute pas ce que Oertel
et beaucoup d’auteurs lui font dire. La symétrie engage à traduire au
dernier vers kílbiṣāt comme un ablatif objectif, se référant non à une
faute d’Indra à laquelle rien, dans le reste de l’hymne, ne ferait
écho, mais à la faute d’un homme avec qui Indra, malgré cette faute,
entre en relations. Le sens y gagne en force et en beauté :
Celui dont, fort, il a tué le père ou la mère ou le frère, de celui-là il ne s’écarte pas ;
faisant un arrangement, il recherche même ses offrandes. De la faute il ne s’écarte pas,
3
lui, le donneur de biens .

« De la faute », c’est-à-dire « de l’homme fautif ». L’intention de


ce vers comme de toute la strophe est de rappeler qu’Indra, à la
différence de Varuṇa, par exemple, ne tient pas des comptes
rigoureux, ne connaît pas les impasses du droit, ne s’arrête pas dans
ses relations avec les hommes là où s’arrêtent forcément les dieux
souverains : ce dieu fort, et qui tue à l’occasion (c’est sa mission), se
réconcilie avec les fils ou frères des ennemis qu’il a dû tuer et
n’excommunie pas non plus le pécheur.
Reste, dans l’hymne des «  enfances  » douloureuses d’Indra (IV,
18), le fameux vers où il est dit qu’il a tué son père (str. 12, v. 4). Ce
serait très grave, en effet, si l’on savait de quoi il s’agit. Mais cet
énorme crime a fait fort peu de bruit, ce qui paraît étrange, quand
on pense au zèle avec lequel les Brāhmaṇa et les épopées recueillent
les pires et les moindres cancans sur Indra. De plus, dans la strophe
où il est mentionné, le crime se présente dans de telles conditions
qu’il y fait incohérence, non-sens. La tentation est forte de corriger
la personne du verbe : en changeant une lettre, on retomberait sur
un thème de conte et de roman clair et connu, celui du futur héros –
  tel le Batradz des Osses  – persécuté de toutes manières à sa
naissance et notamment rendu orphelin. Le poète, plein de
commisération, demande au pauvre petit :
Qui a fait de ta mère une veuve ?
Qui voulait te tuer, toi, couché ou marchant ?
4
Quel dieu était en compassion de toi …

et, avec le texte que nous lisons, le quatrième vers dit, contre
toute attente :
… quand tu faisais périr ton père, en l’empoignant par les pieds ?

L’étrangeté de la dernière question saute aux yeux : à quel titre


l’enfant pouvait-il attendre la pitié des dieux pendant qu’il
commettait le pire des meurtres ? On a supposé une persécution par
le père, une histoire du même type que celle des Ouranides. C’est
gratuit, et la question posée d’abord au premier vers suggère plutôt
que le persécuteur «  qui a fait la mère veuve  » est étranger à la
famille et que le père a été la victime du même ou des mêmes
ennemis que la mère et l’enfant. L’étrangeté disparaît si, au
quatrième vers, «  on  » lui tuait son père comme «  on  » voulait, au
vers 2, le tuer lui-même. Il suffit de lire, en ce vers 4, ákṣiṇan (3 pl.)
«  ils (les ennemis) faisaient périr  », ou ákṣiṇāt (3  sg.) «  il (le
persécuteur désigné par « qui ? » aux vers 1 et 2) faisait périr », au
lieu de ákṣiṇāḥ «  tu faisais périr  ». Quelque scrupule qu’on ait à
toucher à la tradition textuelle védique, il faut parfois s’y résigner 5.
Ainsi, dans le R̥ gVeda, Indra n’a pas de casier judiciaire. Mais
qu’on n’aille pas conclure qu’il était alors innocent et que le bruit de
ses fautes est une invention des hommes qui vinrent ensuite. Si
Oertel n’a pas réussi dans son enquête, il en avait du moins dès la
première page sagement réduit l’importance  : «  Que les hymnes
védiques, disait-il, nous fournissent à cet égard peu de données, cela
tient au caractère même des poèmes, à leur genre littéraire ; ce sont
des invocations et des louanges, des demandes de secours et
l’exaltation d’une grandeur que l’éloge, selon l’expression de VIII, 3,
13, n’atteint pas, n’épuise pas. Dans de telles adresses, l’allusion à
une conduite blâmable, l’insinuation d’une culpabilité seraient
évidemment déplacées, et par conséquent non moins déplacé, dans
nos déductions, un argumentum ex silentio fondé sur leur absence. »
C’est tout à fait vrai  : les poètes védiques ne pouvaient donner
un mauvais rôle au dieu qu’ils considéraient –  la statistique le
montre assez  – comme le plus utile. Courageusement, en bons
serviteurs, ils auraient assumé plutôt avec lui les plus contestables
responsabilités. Notre précédente étude a mis en valeur un exemple
de cette attitude : dans toute la littérature ultérieure, le meurtre du
Tricéphale comportera souillure, ce monstre étant à la fois
brahmane, chapelain des dieux, ce qui est probablement une
affabulation postvédique, et leur cousin germain, ce qui doit être
archaïque. Or, on a vu comment, une seule fois, et d’une touche
légère, d’un seul mot, le R̥ gVeda mentionne entre le meurtrier et le
meurtri des relations sociales qui rendent le meurtre juridiquement
discutable. Indra, dit II, 11, 19, a livré en mains à Trita le fils de
Tvaṣṭr̥, le fils de «  l’homme uni [à lui] par des liens d’amitié  »,
sākhyásya. On chercherait vainement dans le contexte l’ombre d’un
blâme  : c’est à nous les hommes, asmábhyam, en la personne de
Trita, qu’Indra a fait cette livraison, et si le poète la rappelle, c’est
pour demander au dieu de persévérer dans cette bonne conduite, car
la syntaxe inversée de la phrase revient à dire  : «  Puissions-nous
triompher, vaincre tous les ennemis, les barbares, avec ton aide,
avec l’arya (c.-à-d. sans doute, avec toi, le dieu des arya), nous à qui
jadis tu as livré…, etc. ». Quand on fait sa cour au dieu frappeur, on
ne va pas discuter la manière dont il frappe.
 
Le silence du R̥ gVeda étant ainsi expliqué, et du même coup
éliminée l’objection qu’on en pourrait tirer quant à l’antiquité de la
représentation, on ne peut que constater avec Oertel l’ampleur et
l’importance que revêt, dès les Brāhmaṇa et les traités rituels, le
théologème d’Indra pécheur, et même la systématisation de ses
péchés  : les auteurs disposent, en effet, de listes de fautes qui se
retrouvent dans les textes des diverses écoles avec de légères
variantes et qui font allusion à des aventures que nous ne
connaissons qu’en partie. Oertel cite Aitareya-Brāhmaṇa, VII, 28 :
Quand les dieux s’éloignèrent d’Indra en disant  : «  Il a fait une machination contre
Viśvarūpa, fils de Tvaṣṭr̥ (c.-à-d. le Tricéphale) ; il a tué Vr̥tra ; il a donné les Yati aux
loups sālāvr ̥ka ; il a tué les Arurmagha ; il a coupé la parole à Br̥haspati (chapelain des
dieux) », alors Indra fut exclu de la consommation du soma.

Dans KauśitakīUpaniṣad, III, 1, c’est Indra lui-même qui énumère


ses mauvaises actions :
J’ai tué le fils tricéphale de Tvaṣṭr̥, j’ai donné les Arunmukha, les Yati aux loups
sālāvr ̥ka  ; transgressant beaucoup de conventions (bahvīḥ saṃdhā atikramya), j’ai
frappé dans le ciel les Prahlādīya, dans l’atmosphère les Pauloma, sur la terre les
Kālakāñja.

Oertel a joint un plus long passage (II, 134) de ce précieux


JaiminīyaBrāhmaṇa dont il publiait alors beaucoup d’extraits et
faisait une particulière étude :
Les créatures condamnèrent Indra en disant : « Il a tué le fils tricéphale de Tvaṣṭr̥, il a
donné les Yati aux loups sālāvr ̥ka  ; il a tué les Arurmukha  ; il a coupé la parole à
Br̥haspati  ; transgressant la convention qu’il avait convenue (saṃdhāṃ saṃhitām
atītya), il a coupé la tête de l’asura Namuci. »
À la suite de ces péchés contre les dieux (etebhyo devakilbiṣebhyaḥ) il s’en alla dans la
forêt, ne descendant pas (?) chez les dieux.
Il dit aux dieux  : «  Sacrifiez pour moi  ! –  Non, dirent-ils, tu as transgressé ces
conventions, tu as commis ces péchés contre les dieux, nous ne sacrifierons pas pour
toi ! »
Or, Agni peut être dit le meilleur ami d’Indra. Alors, parmi les dieux, [Indra] dit à
Agni : « Sacrifie pour moi ! – Oui, dit Agni, mais je désire quelqu’un parmi les dieux
avec qui je puisse sacrifier pour lui [Indra]. »
Il ne trouva personne parmi les dieux avec qui il pût sacrifier pour lui. Il dit : « Je ne
trouve aucun parmi les dieux avec qui je puisse sacrifier pour toi. – Alors sacrifie seul
pour moi. – Oui. »
Agni, à lui seul, réussit. Il accomplit l’agniṣṭut. Avec ce [rituel] il sacrifia pour lui ; tout
son mal, il le brûla…

Texte intéressant à plusieurs égards, notamment parce qu’il dit à


sa façon que seul le feu a pu nettoyer, expier cette carrière où
les  péchés s’entremêlent aux services  : version optimiste de ce
qu’enseignent aussi, avec des nuances diverses, le bûcher d’Héraclès,
l’incendie allumé par Jupiter où périt l’impie Tullus, et, dans l’Iran,
la pathétique discussion à la fin de laquelle Zoroastre obtient
difficilement du Feu, dans l’autre monde, la grâce de l’Hercule
iranien, Kǝrǝsāspa 6.
Plus encore que les Brāhmaṇa, l’épopée fera complaisamment
état des péchés du dieu Indra, mais un type particulier y tiendra une
plus grande place  : le péché sexuel, l’adultère, et spécialement
l’adultère commis par séduction, surprise ou tromperie avec la
femme d’un brahmane, regrettable exploit dont le prototype est
sûrement l’aventure du dieu avec Ahalyā. De cela les Brāhmaṇa
parlent peu, mais ici encore l’argumentum ex silentio serait illégitime,
car, dès 1887, Albrecht Weber a remarqué que, dans d’importantes
formules rituelles, celles par lesquelles le sacrifice de soma de tel
jour est annoncé aux dieux (subrahmaṇyā) et qui désignent
notamment Indra par une série de vocatifs faisant allusion à ses
qualités ou à ses aventures, on lit entre autres ceux-ci  : Ahalyāyai
jāra, Kauśika brāhmaṇa, Gautama bruvāṇa «  époux pour Ahalyā,
brahmane Kauśika, dit Gautama ». Il est donc certain qu’à l’époque
sûrement fort ancienne où s’est fixé ce rituel on connaissait l’histoire
d’Ahalyā, femme du brahmane Kauśika Gautama, qu’Indra
approcha, comme Zeus Alcmène, en se faisant passer pour son mari.
Si les Brāhmaṇa ne l’incorporent pas à la liste canonique des péchés
du dieu, c’est pour des raisons dont une au moins se laisse
découvrir. Littérature sacerdotale, à la différence de l’épopée, ils
évitaient sans doute d’attirer l’attention sur une conduite qui,
déclarée pécheresse, mais couverte pourtant par un auguste
précédent divin, risquait d’être d’un fâcheux exemple pour les
puissants de ce monde. Il semble qu’un des soucis de la classe
brahmanique, à ses débuts comme classe, a été de protéger ses
femmes contre les entreprises des princes et de la classe guerrière :
qu’on se reporte à R̥V, X, 109.
Même si l’on n’avait pas la garantie que donnent les formules
subrahmaṇyā, on ne douterait guère de l’antiquité de ce type
d’excès  : partout, le guerrier prend des libertés avec les codes par
lesquels les seniores prétendent discipliner l’ardeur des jeunes gens,
partout il se reconnaît des «  droits non écrits  » sur la femme
d’autrui, sur la vertu des filles. Stig Wikander, dans les deux
premiers chapitres de son livre Der arische Männerbund (1938), a
établi que, dès les temps indo-iraniens, cette note sexuelle chargeait
le concept de márya, «  jeune homme de deuxième fonction  », et
qu’elle est pour beaucoup dans la condamnation dont l’a frappé la
réforme zoroastrienne (avestique mairya, pehlevi mērak) 7. Dans le
reste du monde indo-européen, au niveau des légendes, que l’on
songe aux viols de la Vestale Ilia par Mars, de Lucrèce par le
soudard Tarquin, aux scandales qui remplissent les histoires des
berserkir scandinaves comme celles des contubernales du roi Frotho
(Saxo Grammaticus, V, 1, 11), aux innombrables bâtards semés par
Héraclès.
III
Les trois péchés et les pertes d’Indra
dans le Mārkaṇḍeya-Purāṇa

Portons maintenant notre attention sur un texte relativement


tardif, où la théorie des péchés d’Indra a reçu une forme
remarquable : le cinquième chant du Mārkaṇḍeya-Purāṇa.
Au début de ce Purāṇa, Jaimini, disciple de Vyāsa, va trouver
Mārkaṇḍeya pour qu’il lui résolve plusieurs difficultés qu’il a
concernant le Mahābhārata. Le sage le renvoie à certains oiseaux
aussi éminents par l’intelligence que par la sainteté et c’est ainsi
que, au quatrième chant, nous lisons les quatre points qui
embarrassent Jaimini à propos de la grande épopée  : Comment
Janārdana, c’est-à-dire Viṣṇu, a-t-il été amené à prendre forme
humaine  ? Comment Kr̥ṣṇā, c’est-à-dire Draupadī, est-elle devenue
la femme collective des cinq frères Pāṇḍava, héros principaux du
poème ? Comment Baladeva, c’est-à-dire le troisième Rāma, frère de
Kr̥ṣṇa, fit-il expiation pour le meurtre d’un brahmane ? Comment les
fils de Draupadī moururent-ils tous avant de s’être mariés  ? Dès la
fin du quatrième chant, nous sommes éclairés sur les incarnations de
Viṣṇu, et le cinquième aborde le problème en effet délicat du
mariage polyandrique de Draupadī 1.
Il a été fait plus haut allusion 2 à la découverte publiée en 1947
par Stig Wikander dans son article mémorable «  La légende des
Pāṇḍava et la substructure mythique du Mahābhārata  ». Ces cinq
frères, qui ont été engendrés successivement par les dieux
fonctionnels dans le sein des deux femmes de Pāṇḍu, forment eux-
mêmes une équipe fonctionnelle hiérarchisée et leurs
comportements respectifs, en de nombreux passages de l’épopée,
définissent excellemment, chacune en elle-même et ensemble dans
leurs articulations, les trois fonctions qui sont à la base de
l’idéologie védique, indo-iranienne, indo-européenne. En sorte que,
d’une manière entièrement indépendante du système des varṇa ou
classes étanches (brahmanes, kṣatriya, vaiśya) –  qui est une
formation proprement indienne, un durcissement de la structure
sociale sur le principe des trois fonctions  –, avec des traits plus
iraniens, en tout cas plus indo-iraniens que védiques (par exemple le
rôle de Vāyu dans la fonction guerrière, à peu près effacé dans les
Veda), de longues sections du Mahābhārata se présentent comme
une série de variations sur le thème des trois fonctions et comme
une projection, sur le plan humain, dans des aventures héroïques, de
l’idéologie qui animait l’équipe divine des Indo-Iraniens  : les
souverains Mitra-Varuṇa, les guerriers Vāyu et Indra, les
bienfaisants jumeaux Nāsatya.
L’aîné, Yudhiṣṭhira, est le fils du dieu Dharma, « la Loi, l’Ordre »,
rajeunissement du concept de Mitra. Seul, dans l’équipe, il est roi,
un roi foncièrement juste et vertueux.
Viennent ensuite deux guerriers, mais bien différents  : Bhīma,
fils de Vāyu, « le Vent », est un Hercule brutal et pas très intelligent,
volontiers solitaire, armé souvent d’une simple massue, mais surtout
de sa force colossale ; Arjuna, fils d’Indra, est le guerrier-chevalier,
chef d’armée, expert à l’arc et à toutes les armes classiques.
Le groupe se complète par deux jumeaux, Nakula et Sahadeva,
fils des deux jumeaux Nāsatya ; ceux-là, beaux, aimables, serviteurs
dévoués de leurs frères, sont aussi – ils le montrent dans un épisode
caractéristique – spécialistes du soin des vaches et des chevaux.
On commence seulement d’inventorier, pour l’interprétation du
Mahābhārata, pour l’histoire de la pensée indienne, pour la
caractérisation détaillée de l’idéologie indo-iranienne et même, par
contrecoup ou par analogie, pour l’étude du Livre des Rois persan,
les conséquences de cette découverte qui, une fois faite, est évidente
et que personne pourtant n’avait pressentie avant Wikander 3. Quant
au scandale –  au point de vue arya  – du personnage de Draupadī,
femme collective des cinq frères, Wikander a pu, immédiatement et
pour la première fois aussi, en proposer une explication simple et
satisfaisante. Dans la mythologie indo-iranienne, à en juger par les
faits védiques et avestiques conservés, l’équipe des dieux
fonctionnels se complétait par une déesse unique qui, elle,
idéologiquement, ne se cantonnait pas dans une seule des trois
fonctions, mais se situait et opérait dans toutes, caractère
synthétique que veut sans doute signaler le curieux nom triple que
l’Avesta a donné à une telle déesse, « L’Humide (troisième fonction),
la Forte (deuxième), la Pure (première)  », Arǝdvī Sūrā Anāhitā 4.
L’épopée indienne a exprimé cette idée fondamentale
dramatiquement, sur le plan humain, en assortissant l’équipe
trifonctionnelle des cinq Pāṇḍava mâles d’une femme unique, qui est
leur épouse à tous.
 
C’est à cette théorie archaïque des trois fonctions, exprimée dans
le groupe des Pāṇḍava, que nous allons voir le MārkaṇḍeyaPurāṇa
associer, ajuster la théorie des péchés et des peines d’Indra,
présentant du même coup celle-ci sous une forme systématique et
trifonctionnelle. Voici la version littérale de ce texte peu poétique,
mais fortement construit, que je divise dans ses sections naturelles,
indiquant aussi le numéro des vingt-quatre distiques :

1. – Les péchés
A. Le premier péché
1.  Jadis, quand il eut tué le fils de Tvaṣṭr̥ (c.-à-d. le Tricéphale), ô  brahmane, la
majesté (tejaḥ) d’Indra, accablée par ce brahmanicide, subit une diminution
considérable ;
2. Elle entra dans le dieu Dharma, cette majesté de Śakra (= Indra), à cause de cette
faute  ; et Śakra se trouva privé de majesté (nistejāḥ), quand sa majesté s’en fut allée
dans Dharma.

B. Le deuxième péché


3. Alors, Tvaṣṭr̥, maître des créatures, apprenant que son fils avait été tué, arracha un
de ses chignons d’ascète et dit :
4.  «  Que les trois mondes avec leurs divinités voient aujourd’hui ma force  ! Qu’il la
voie, le brahmanicide aux mauvaises pensées, le punisseur du démon Pāka (= Indra).
5. par qui a été tué mon fils, dévoué à son devoir ! » Ayant ainsi parlé, les yeux rouges
de colère, il mit son chignon en offrande sur le feu.
6. De là surgit Vr̥tra, le grand asura, avec des guirlandes de flammes, avec une grande
stature et de grandes dents, semblable à une masse de collyre broyé.
7.  Ennemi d’Indra, d’une essence non mesurable, fortifié par l’énergie (ou majesté  :
encore tejaḥ) de Tvaṣṭr̥, chaque jour il s’accrut d’une portée d’arc, lui, l’être à la grande
force.
8. Voyant que ce grand démon Vr̥tra était destiné à le tuer, Śakra, souhaitant la paix,
malade de peur (bhayāturaḥ), lui envoya les sept Sages,
9. lesquels firent, entre lui et Vr̥tra, amitié (sakhyam) et conventions (samayān) – eux,
les Sages à l’âme béate, dévoués au bien de tous les êtres.
10. Quand, en violation de la convention (samayasthitim ullaṅghya), Vr̥tra eut été tué
par Śákra, alors, de celui-ci, accablé par le meurtre [commis], la force physique
(balam) se défit.
11. Cette force physique, échappée du corps de Śakra, entra dans Māruta (autre nom
du Vent, Vāyu) qui pénètre tout, invisible, divinité suprême de la force physique
(balasya… adhidaivatam).

C. Le troisième péché


12. Et lorsque Śakra, ayant revêtu l’apparence (rūpam) de Gautama, eut violé Ahalyā,
alors, lui, l’Indra des dieux, fut dépouillé de sa beauté (même mot que pour « forme,
apparence » : rūpam) :
13. la grâce de tous ses membres, qui charmait tant les âmes, quitta l’Indra des dieux,
souillé, et entra dans les deux Nāsatya.

2 – Détresse du monde
14.  Ayant appris que le roi des dieux était abandonné de sa justice et de sa majesté
(dharmeṇa tejasā tyaktam), privé de force physique (balahīnam), sans beauté
(arūpinam), les [démons] fils de Diti firent un effort pour le vaincre.
15. Désireux de vaincre l’Indra des dieux, les Daitya, extrêmement forts, ô grand muni,
naquirent dans des familles de rois à la vigueur démesurée.
16.  À quelque temps de là la Terre, oppressée par son fardeau, alla au sommet du
mont Meru, où est le séjour des habitants du ciel.
17. Écrasée par tant de fardeaux, elle leur conta l’origine de sa peine, causée par les
Daitya, fils de Danu :
18. « Ces asura à la vaste force, qui avaient été abattus par vous, sont tous venus naître
dans le monde des hommes, dans des maisons de rois ;
19. leurs armées sont nombreuses et, affligée par leur poids, je m’enfonce. Faites donc
en sorte, vous, les Trente (= les dieux), que je trouve soulagement. »

3 – Naissance des héros
20. Alors, avec des parties de leur énergie (tejaḥ), les dieux descendirent du ciel sur la
terre, pour le service des créatures et pour enlever le fardeau de la Terre.
A)  21.  La majesté (encore tejaḥ) qui lui était venue du corps d’Indra, le mâle
(= Dharma) la libéra lui-même et, en Kuntī (la reine, femme de Pāṇḍu), naquit le roi
Yudhiṣṭhira à la grande majesté (mahātejaḥ).
B, B′)  22.  Le Vent alors libéra la force physique (balam) et Bhīma naquit  ; et de la
moitié de [ce qui restait de] la vigueur (vīryam) de Śakra, naquit Pārthi Dhanan̄jaya
(c’est-à-dire Arjuna).
C) 23. Vinrent au monde les deux jumeaux (yamajau) (Nakula et Sahadeva, engendrés
par les Nāsatya) dans [le sein de] Madrī (deuxième femme de Pāṇḍu), doués de la
beauté (rūpam) de Śakra, ornés d’un grand éclat ;
D)  23 (suite). Ainsi le bienheureux Śatakratu (c’est-à-dire Indra) descendit (et
s’incarna, avatīrṇaḥ) en cinq parties,
24.  et son épouse très fortunée Kr̥ṣṇā (c’est-à-dire Draupadī), naquit du Feu  : [par
conséquent] elle fut l’épouse du seul Śakra et de nul autre.

Quel qu’en soit l’auteur, à quelque époque qu’elle ait été


constituée, cette histoire complexe est admirablement
trifonctionnelle.
Les valeurs fonctionnelles des cinq Pāṇḍava, reconnues par
Wikander, y sont exprimées non seulement par les noms des dieux
leurs pères, mais par des substantifs abstraits qui caractérisent bien
l’essence de chaque fonction  : tejas, terme assez vague et pris ici
même dans des acceptions diverses, mais qui indique toujours, par
opposition à la force du corps, une puissance de l’âme, est en
corrélation avec le dieu et le héros de première fonction, Dharma,
Yudhiṣṭhira  ; deux variétés de force physique, bala et vīrya, la
première certainement plus athlétique et plus brutale, sont
attribuées aux deux dieux et aux deux héros de deuxième fonction,
Vāyu et Indra lui-même, Bhīma et Arjuna ; la beauté, rūpa, à travers
les deux jumeaux divins Nāsatya, vient orner les deux jumeaux
humains Nakula et Sahadeva.
Mais ces divers éléments, ces pouvoirs dont l’harmonieuse
incarnation produit l’équipe des Pāṇḍava, les dieux pères n’ont fait
ici que les transmettre aux héros fils  : ils les avaient eux-mêmes
reçus d’une sorte de décomposition en trois temps d’Indra,
consécutive à trois péchés, et le substrat des trois fonctions n’est pas
moins net dans ces trois péchés et dans les trois pertes qui les
suivent :
1°  La perte du tejas, force spirituelle ou majesté, est provoquée
par un sacrilège et par une atteinte à la structure sociale dans ce
qu’elle a de plus haut : un brahmanicide ;
2° La perte du bala, force physique, est provoquée par un péché
qui, tout en restant un manquement au pacte conclu, est d’abord
considéré comme lâcheté, la peur devant une force supérieure ayant
provoqué la conclusion du pacte et le recours à la ruse ;
3°  La perte du rūpa, beauté de la forme, est provoquée par un
adultère commis à l’aide de la supercherie honteuse d’un
changement de forme.
Brahmanicide, peur entraînant un procédé contraire à l’honneur,
adultère  : les trois péchés, comme leurs sanctions, se situent
respectivement dans les domaines de l’ordre religieux, de l’idéal
guerrier, de la fécondité réglée.
 
Étant donné le genre littéraire dans lequel elle apparaît, on est
porté à voir dans cette systématisation des fautes d’Indra
l’arrangement tardif, fait par un auteur intelligent, des vieilles
traditions, moins organisées, sur les péchés d’Indra. C’est possible.
Mais alors il faut reconnaître que cet arrangement, imaginé à une
époque où l’Inde arya ne méditait plus sur les fonctions comme telles
et ne connaissait plus que la morale de ses trois classes sociales,
présente pourtant, au troisième niveau, une conception qui relève de
la troisième fonction indo-iranienne, indo-européenne, mais non
plus de la troisième classe sociale indienne  : la beauté n’a été, par
aucun docteur indien, sentie comme caractéristique de la classe des
éleveurs-agriculteurs, des vaiśya, non plus d’ailleurs que la volupté
avec les péchés qu’elle peut entraîner. Au contraire, aux temps indo-
européens et encore aux temps védiques (les Aśvin comme « maîtres
de beauté »), la troisième fonction comportait, à côté de la richesse
et de la fécondité, d’autres spécifications, entre autres la beauté et la
volupté, avec ses conditions et ses conséquences 5, que les
Scandinaves Freyr et Freyja, par exemple, n’ont pas perdues  ;
l’Aphrodite fonctionnelle qui, dans une légende célèbre, est la
compétitrice d’Héra, donneuse de souveraineté, et d’Athéna,
donneuse de victoire, n’offre de même à Pâris que «  la plus belle
femme 6  »  ; dans la légende même des Pāṇḍava –  et c’est un des
traits qui, comme le caractère et l’importance qui y sont donnés au
dieu Vāyu, enracine directement cette légende dans l’indo-iranien
ou l’indo-européen  – la beauté est aussi, autant que la compétence
en matière d’élevage et l’aptitude au «  service  », la caractéristique
des jumeaux. Nous devons donc penser, pour le moins, que l’auteur
tardif de l’arrangement a dépassé l’idéologie de ses contemporains et
reconstitué la riche « troisième fonction » des anciens temps.
Son traitement du deuxième péché – la violation du pacte conclu
avec Vr̥tra (substitué ici, comme souvent dans l’épopée, à Namuci) –
n’est pas moins archaïque. Il met en évidence un élément que les
formes anciennes de l’épisode ne pouvaient pas ne pas contenir,
puisqu’il en est le fondement, mais qu’elles indiquaient à peine : si
Indra a conclu avec ce démon ce pacte initial et cette amitié
douteuse au lieu de le traiter dès l’abord comme le dieu guerrier
doit traiter tout démon, c’est qu’il ne s’est pas senti de taille, c’est
qu’il a eu peur. Tout ce qui suit n’est que la conséquence de ce
manquement à la vocation essentielle du guerrier, à la force et à la
bravoure pures. L’auteur de notre texte rend explicite cet élément :
dès le début de la scène il dit (distiques 8-9) : « Voyant que ce grand
démon était destiné à le tuer, Indra, souhaitant la paix, malade de
peur, lui envoya les sept Sages, lesquels firent, entre lui et Vr̥tra,
amitié et conventions…  » Et le châtiment frappe Indra dans cette
force physique, bala, à laquelle, pour une fois, il n’a pas osé se
confier.
Ces traitements archaïques, fossiles même, du troisième et du
deuxième niveau se comprennent mieux si l’on suppose que le
thème des trois péchés commis successivement par le guerrier dans
les trois fonctions préexistait au parti qu’en a tiré l’auteur du
Purāṇa, à l’application qu’il en a faite à Indra.
Quant à l’idée qui dirige ici tout le développement, à savoir que
le guerrier, par ses faiblesses actuelles, perd ses puissances
virtuelles, et que, de ces puissances perdues, naissent des êtres, elle
est ancienne  : dans l’histoire de Namuci précisément, en tant que
mythe justificatif de la sautrāmaṇī, le ŚatapathaBrāhmaṇa place une
décomposition analogue, si ce n’est que les puissances perdues par
Indra sont fécondes dans les règnes animal, végétal et minéral, et ne
produisent ni dieux ni hommes 7.
Une césure sépare d’ailleurs, en gravité, et surtout quant à la
responsabilité d’Indra, les deux premiers péchés du troisième  : le
résultat des deux premiers pour la société divine ou pour le monde
est bénéfique  ; il était nécessaire, quels que dussent être les
inconvénients de l’acte pour qui l’accomplirait, que le Tricéphale et,
après lui, Vr̥tra (tenant ici la place du Namuci védique) fussent
détruits. Au contraire le troisième péché, sexuel, n’a pas d’excuse, en
sorte que c’est Indra seul, mais tout Indra, qui le commet. Il y a
même progression de sa responsabilité, à mesure qu’il pèche dans la
hiérarchie des niveaux fonctionnels. Nous dirions volontiers qu’elle
est nulle dans le meurtre du Tricéphale, et d’ailleurs les variantes
qui font intervenir Trita, qui chargent Trita de la faute et en
déchargent Indra prouvent que, sans pousser aussi loin, la réflexion
des théologiens indiens allait en ce sens. Dans le meurtre de Vr̥tra-
Namuci, si la nécessité n’est pas contestable, c’est la manière dont
Indra l’accomplit, ruse et mensonge, au lieu de bravoure et de
combat loyal, qui constitue une faute d’autant plus grave que,
guerrier, il pèche contre l’essentiel de sa fonction : il cède à la peur.
 
Une dernière remarque. Indra agit en guerrier, comme, dans
l’histoire d’Horace et des Curiaces et dans celle de Mettus Fuffetius
qui ont été précédemment rapprochées des deux premiers péchés de
la liste indienne, Tullus agit en tant que commandant en chef des
armées. Cependant, l’Indra du Mahābhārata est aussi le roi des
dieux, les dieux souverains de la mythologie védique, les Āditya,
s’étant presque effacés de la mythologie, et Tullus, à Rome, est rex,
un rex tout occupé de la guerre, mais un rex. S’agit-il donc, dans les
tableaux que nous étudions, de « péchés du guerrier » ou de « péchés
du roi  »  ? Les deux peut-être, mais, dans les mythes ou dans les
légendes où un roi pèche en tant que roi, son péché est unique, et
d’un type différent : sous une forme ou sous une autre, en général,
l’orgueil 8. C’est ce qui ressort dans l’épopée iranienne, de la
déchéance du roi Yima et, dans le Mahābhārata, de celle du roi
Yayāti. Ne nous occupons que du premier, le plus prestigieux des
héros primordiaux qu’Arthur Christensen appelle «  les premiers
rois » de l’Iran. Aussitôt après avoir présenté Yima dans sa majesté
et dans sa puissance, le Yašt XIX – le « Yašt de la Terre », en réalité
presque tout consacré à l’éloge du signe mystique du pouvoir
souverain qu’est le xvarǝnah, signe susceptible de formes diverses,
qui apparaît sur le prince désigné par Dieu, l’accompagne dans ses
actions et le quitte quand il a démérité – nous avertit, dès la fin du
verset 33, que ce bonheur ne dura que jusqu’à ce que Yima
commençât à s’adonner « à la parole trompeuse et fausse ». Yima, en
effet, pèche gravement, mais une fois, par une seule pensée et dans
une seule phrase. Cette faute, dans l’Avesta, c’est le mensonge,
péché majeur du mazdéisme  ; dans les textes ultérieurs, c’est
l’orgueil et la révolte contre Dieu, ou même l’usurpation des titres
divins, tous actes contraires aux règles et convenances de la première
fonction 9. Mais cette unicité n’empêche pas les conséquences du
péché de former, elles, une structure triple et une structure qui, dans
les deux variantes connues, est aussi clairement trifonctionnelle que
celle des incarnations des puissances perdues par Indra.
Selon Yašt XIX, 34-38, les trois xvarǝnah de Yima se logent l’un
dans Miθra « maître-de-pays de tous les pays, qu’Ahura Mazdā a fait,
de tous les yazata du monde des esprits, le plus propre au
xvarǝnah » ; le deuxième dans Θraētaona, « fils du clan des Āθwya »,
qui tua le «  Tricéphale  »  ; le dernier dans «  Kǝrǝsāspa à l’âme
héroïque », « le plus fort des hommes forts », l’Hercule iranien, dont
les travaux sont, ici comme souvent, complaisamment énumérés. Il
est clair, comme l’a reconnu Darmesteter, que Miθra et Kǝrǝsāspa
représentent respectivement la première et la deuxième fonction  ;
l’attribution de la troisième –  prospérité agricole  – à Θraētaona
faisait une difficulté que Darmesteter avait commencé de lever, que
nous avons, dans notre précédente étude, entièrement supprimée 10,
mais qui, en tout cas, ne pouvait prévaloir contre l’affirmation
explicite de la seconde variante, celle de Dēnkart, VII, 1, 25-32-36,
qui dit que le tiers du xvarr (forme pehlevi de l’avestique xvarǝnah)
de Yam relevant de l’agriculture passa en Frētōn (Θraētaona) – qui
aussitôt élimina par traitement médical la peste et la maladie  –, le
tiers relevant de l’état guerrier en Karšāsp (Kǝrǝsāspa), et le tiers
restant – celui de la « fonction souveraine », bien que le mot, cette
fois, ne soit pas écrit – en Ōšnar (Aošnara), qui est présenté en ces
termes :
À la même époque elle (= la « transmission de la parole ») revint, grâce à la Gloire de
Yam, à Ōšnar qui fut très sage, lorsqu’il se trouvait dans le sein de sa mère. Parlant du
sein de sa mère, il lui enseigna plusieurs merveilles. À sa naissance, il frappa le
Mauvais Esprit et réfuta les propositions (frāsnān) du mar Fračya, adorateur des dēv.
Il devint ministre de Kai Us et administra, sous son règne, les sept continents. Il
découvrit [et] enseigna l’art d’ordonner la parole et plusieurs autres sciences utiles aux
hommes ; et les non-Arya furent vaincus dans la discussion. Il prodigua les conseils les
plus sages aux pays arya.

§§ 36-37, trad. de Marijan Molé 11.

On voit que les trois fonctions se présentent clairement,


régulièrement, dans l’ordre ascendant, la fonction agricole et la
fonction guerrière dûment étiquetées, la première fonction
abondamment décrite et unissant à l’intelligence et à la science la
haute administration, et aussi certains aspects plus précis de cette
classe des «  scribes  » qui a souvent essayé de se faire une place
avantageuse dans la hiérarchie des états sociaux. L’épreuve
d’intelligence dans laquelle le démon argumenteur est vaincu par
Ōšnar rejoint des pratiques védiques attestées, entre prêtres, par les
importantes joutes d’énigmes sur lesquelles Louis Renou a appelé
l’attention, et, dans le Mahābhārata, l’épreuve par questions à
laquelle Dharma, invisible, soumet les Pāṇḍava et à laquelle seul,
naturellement, son propre fils, « le Pāṇḍava de première fonction »,
Yudhiṣṭhira, peut répondre 12.
IV
Les trois péchés de Śiśupāla,
de Starcatherus, d’Héraclès

Ce texte du MārkaṇḍeyaPurāṇa a été le point de départ d’une


enquête qui, commencée dans Aspects… en 1956, a été développée
d’une manière qui me paraît encore satisfaisante, dans la première
partie de Mythe et Épopée II 1. Trois cas de ce qu’on a pris l’habitude
d’appeler depuis lors, dans nos études, «  les trois péchés du
guerrier » ont été analysés et confrontés. Partout il s’agit, malgré la
singularité de plusieurs de leurs traits, de héros humains, l’Indien
Śiśupāla, le Scandinave Starkađr, le Grec Héraclès, qui, à la
différence de l’Indra du Purāṇa, ne sont pas entièrement comptables
de leur conduite  : chacun est «  l’enjeu du jeu des dieux  »,
exactement de deux divinités antagonistes, une favorable, l’autre
hostile, en sorte que leurs carrières sont irréprochables sauf dans
trois circonstances (dont deux dédoublées dans le cas de l’Indien) où
ils commettent successivement, comme Indra, trois fautes relevant
chacune d’une des fonctions, dans l’ordre I II III ou II I III. Pour finir,
au moment même où la dernière faute (ou, dans le cas de l’Indien,
une faute supplémentaire) cause leur mort, «  le bien  » a une
revanche inattendue.
Śiśupāla, tiraillé entre une hérédité démoniaque et la
bienveillance sereine de Kr̥ṣṇa-Viṣṇu, fait une carrière brillante de
généralissime mais : en l’absence de Kr̥ṣṇa, il brûle sa capitale puis
surprend, pendant un divertissement, les kṣatriya de Bhoja et les
emmène prisonniers (II)  ; il rend impossible le sacrifice du Cheval
du père de Kr̥ṣṇa (I) ; il violente une princesse et prend, près d’une
autre, l’apparence de son mari (III). Alors un «  péché de plus  »
permet à Kr̥ṣṇa de le tuer, mais, décapité, il découvre qu’il a
toujours aimé ce Kr̥ṣṇa et, littéralement, déverse son être en lui.
Starkađr (Starcatherus dans Saxo), sur qui pèse la rivalité
d’Óđinn et de Þórr, est un magnifique champion, un redresseur de
torts, mais  : il se fait l’auxiliaire d’Óđinn dans un sacrifice humain
dont le roi norvégien qu’il sert est la victime (I) ; le roi suédois qu’il
sert ensuite ayant été tué dans une bataille, il fuit lâchement au lieu
de rallier les troupes ébranlées (II)  ; contre une somme d’argent, il
tue son dernier maître, un roi danois (III). Alors il se fait décapiter
par un jeune héros à qui, en toute bienveillance, il veut transmettre
sa force.
Héraclès, pris entre la malveillance d’Héra et la faveur d’Athéna,
fait la glorieuse et généreuse carrière héroïque que l’on sait, mais : il
désobéit à l’ordre de Zeus en refusant de servir Eurysthée et, devenu
fou, en châtiment tue ses enfants (I) ; il tue déloyalement, par ruse
et non en combat, le fils d’Eurytos et, en châtiment, devient malade
(II) ; marié à Déjanire, il cède à sa passion pour Iole, ce qui entraîne,
par tunique de Nessos interposée, une souffrance intolérable (III).
Alors, sur le bûcher qu’il fait allumer par le jeune Philoctète, il
rejoint les Olympiens et, adopté enfin par Héra, devient l’un d’eux.
D’autres singularités, communes aux trois biographies ou à deux
d’entre elles, ont été signalées : je ne puis que renvoyer à Mythe et
Épopée II, p.  18-132, qu’il n’est pas possible de résumer ici. Je me
bornerai à exposer dans son ensemble le cas d’Héraclès, le
développement sur le second péché ayant disparu par une
inadvertance que je ne m’explique pas. Voici ce que j’en avais dit
dans la première édition de Heur et Malheur… (p. 89-93).
 
… Avec la crainte et le tremblement que comporte une telle
indiscrétion, je signalerai seulement que le cadre le plus général des
légendes d’Héraclès, dans les deux exposés systématiques que nous
en lisons (Diodore de Sicile et le pseudo-Apollodore d’Athènes),
s’éclaire et devient plausible par comparaison avec celui des
légendes de Starkađr pécheur, d’Indra pécheur et mehaigné, et
généralement par référence au thème épique que nous avons
dégagé. La carrière d’Héraclès se divise, en effet, en trois parties et
trois seulement, ouvertes chacune par un grave péché qui exige une
expiation et dont le groupe d’aventures qui suit immédiatement est
présenté comme la conséquence ; le contrecoup de ces péchés atteint
le héros, la première fois dans sa santé mentale, la deuxième fois
dans sa santé physique, la troisième dans sa vie même ; ces péchés
enfin correspondent aux trois fonctions suivant l’ordre hiérarchique
décroissant, puisqu’il s’agit successivement d’une hésitation devant
l’ordre de Zeus, du meurtre lâche d’un ennemi surpris, d’une passion
amoureuse coupable. Suivons le récit de Diodore en son quatrième
livre.

1. Origine et valeur fonctionnelle d’Héraclès


(9)
Avant même sa naissance, Héraclès –  qui n’aura pas trois vies,
mais dont il a fallu trois nuits pour préparer la conception  – est
officiellement classé héros de deuxième fonction par opposition à la
première. Juste avant l’enfantement d’Alcmène, Zeus, qui l’a
engendré à Tirynthe, déclare devant les dieux que l’enfant qui va
voir le jour sera roi des Argiens. Héra retarde en conséquence la
délivrance d’Alcmène et fait naître Eurysthée avant terme. Donc
l’enfant d’Alcmène ne sera pas roi. En compensation, Zeus promet
qu’après avoir servi Eurysthée dans douze travaux, il recevra
l’immortalité. Dans la scène qui suit la naissance, la protection que
l’enfant reçoit d’Athéna et l’hostilité que lui témoigne Héra – Héra la
reine, Athéna la guerrière  : qu’on pense au «  problème
trifonctionnel  » qu’Héra, Athéna et Aphrodite posent ailleurs au
malheureux Pâris 2 – confirment le sens « deuxième fonction » de ce
destin.

2. Le premier péché (10, 6 et 11, 1)


Héraclès est à Thèbes. Les immenses services qu’il a rendus ont
décidé le roi à lui donner en mariage sa fille Mégara.
Cependant Eurysthée, le roi d’Argos, à qui le renom croissant d’Héraclès donnait de
l’ombrage, le fit appeler et lui commanda d’accomplir des travaux. Héraclès
n’obéissant pas, Zeus l’engagea à partir et à se soumettre aux volontés d’Eurysthée.
Héraclès se rendit à Delphes et consulta le dieu sur cette difficulté. L’oracle qu’il reçut
disait que la volonté des dieux était qu’il accomplît douze travaux commandés par
Eurysthée et qu’ensuite il jouît de l’immortalité. Devant cet ordre, Héraclès tomba
dans un profond abattement. Si, d’un côté, il estimait tout à fait indigne de sa propre
valeur de servir en esclave un être qui lui était inférieur, il n’en regardait pas moins
comme périlleux, et même impossible, de désobéir à Zeus qui était son père. Comme il
se trouvait dans ce pénible embarras, Héra lui insuffla une fureur frénétique
3
(λύτταν) , et, malheureux comme il était, il tomba dans un accès de folie furieuse (εἰς
μανίαν ἐνέπεσε)…
C’est alors le meurtre de ses enfants que, dans son délire, il perce
de flèches ; le pénible retour à la raison ; la soumission à la volonté
des dieux ; les douze travaux accomplis sur l’ordre d’Eurysthée, avec
maints sous-travaux ajoutés par les circonstances ; toute une longue
série d’exploits, enfin, à travers le monde.

3. Le deuxième péché (31, 1-4)


Ayant accompli les Travaux, Héraclès fit épouser sa femme Mégara à Iolaos parce que,
après l’accident de ses premiers enfants, il redoutait qu’elle n’en mît d’autres au
monde. Mais pour s’assurer une postérité, il rechercha une nouvelle femme sur qui ne
pesât pas la même inquiétude. Il se déclara donc prétendant d’Iole, fille d’Eurytos qui
régnait à Oechalie. Mais Eurytos, que les malheurs de Mégara rendaient prudent,
répondit qu’il délibérerait sur ce mariage. Ayant échoué, pour se venger de l’affront,
Héraclès enleva les juments d’Eurytos. Le fils du roi, Iphitos, soupçonnant l’auteur du
vol, partit à la recherche des animaux et se rendit à Tirynthe. Héraclès le fit monter
sur une haute tour et lui dit de regarder si les juments n’étaient pas en train de paître
quelque part. Iphitos n’ayant rien pu découvrir, Héraclès lui déclara qu’il l’avait
injustement accusé et le précipita du haut de la tour. À cause de cette mort, Héraclès
tomba malade (νοσήσας…).

Nélée refusant de le purifier, il obtient que Déiphobe fasse la


cérémonie, mais son mal ne disparaît pas. Il consulte pour la
seconde fois l’oracle d’Apollon qui répond «  qu’il se délivrerait
aisément de son mal si, après s’être vendu lui-même comme esclave,
il remettait aux enfants d’Iphitos la somme d’argent qu’il aurait
légitimement retirée de ce marché  ». Et c’est la vente à Omphale,
l’esclavage en Lydie, et une nouvelle série d’exploits.
Dans cet épisode, le récit de Diodore atténue la faute d’Héraclès :
il a bien tendu un piège à Iphitos, son hôte, en le faisant monter sur
la tour d’où il pourra aisément le précipiter, mais, au moment de le
précipiter, il l’avertit, ne serait-ce que par les reproches qu’il lui fait,
et la surprise n’est plus complète. Dans les Trachiniennes, le messager
Lichas justifie mieux la sévérité du châtiment divin (269-280) :
… Un jour qu’Iphitos était venu à la colline de Tirynthe, cherchant à la trace ses
juments errantes, au moment où son attention était ailleurs, Héraclès, qui gardait
rancune de ces affronts, le jeta du haut de la montagne escarpée.
À cause de cet acte, le roi, Zeus Olympien, père de tous les êtres, s’irrita, l’expulsa et le
fit vendre, ne pouvant supporter que seul de tous les hommes [qu’Héraclès avait tués], il eût
tué celui-ci par ruse, δθουνεϰ’ αὐτὸν μοῦνον ά νθρώπων δόλῳ | ἔϰτεινεν. S’il s’était
vengé ouvertement, ἐμφανῶς [évidemment par rapport à l’adversaire], Zeus aurait
pardonné à une violence justifiée, car les dieux, eux non plus, n’aiment pas l’outrage.

Ainsi la faute d’Héraclès est d’avoir exceptionnellement, contre


sa pratique constante, violé le devoir et l’honneur du Fort en
remplaçant le duel par un traquenard, en tuant par surprise un
homme qui pouvait se croire en sûreté à Tirynthe, couvert par le
pacte non écrit de l’hospitalité : on sent combien cette situation est
proche de l’épisode de Namuci (ou Vr̥tra) dans les légendes d’Indra.

4. Le troisième péché et la mort (37, 4 –


 38, 2)
Héraclès a enfin trouvé en Déjanire l’épouse légitime qu’il
cherchait et qui lui avait été refusée depuis qu’il s’était séparé de
Mégara. Mais le Centaure Nessos a donné à Déjanire un peu de son
sang qu’avait empoisonné la flèche trempée dans le venin de
l’Hydre. Il lui a dit que le contact d’une étoffe imprégnée de ce
philtre suffirait, s’il en était un jour besoin, à lui rendre l’affection
de son mari. Bientôt le héros oublie qu’il est marié.
Il partit d’Iton et, passant par la Pélasgiotide, y rencontra le roi Orménos, auquel il
demanda en mariage sa fille Astydamie. Mais comme il avait déjà pour épouse
légitime Déjanire, fille d’Oenée, elle lui fut refusée. Il attaqua alors Orménos, prit sa
ville, le tua et emmena captive Astydamie, dont il eut un fils, Ctésippos. Après cette
expédition, il partit en guerre contre Oechalie, pour se venger sur les fils d’Eurytos du
refus de la main d’Iole. Avec l’aide militaire des Arcadiens, il prit la ville, tua les trois
fils d’Eurytos, emmena Iole captive et s’en alla en Eubée, sur le promontoire qu’on
appelle Cénée.
Là, désirant offrir un sacrifice, il envoya Lichas à Trachis où se trouvait sa femme
Déjanire, pour lui demander la tunique et le manteau dont il se servait habituellement
dans ces solennités. Instruite par Lichas de la passion que son mari nourrissait pour
Iole et désirant regagner sa préférence, Déjanire frotta la tunique avec le philtre que le
Centaure lui avait malignement donné. Ignorant ce qu’elle avait fait, Lichas apporta les
vêtements. Mais quand Héraclès revêtit la tunique, la vertu de la drogue mortelle
opérant peu à peu, il tomba dans le plus affreux malheur : sous l’action de la chaleur,
l’étoffe, chargée du venin de l’Hydre que lui avait communiqué la flèche, attaqua la
chair, torturant Héraclès (… τοῡ χιτῶνος διὰ τὴν θερμασίαν τὴν σά ρκα τοῦ σώματος
λυμαινομένου, περιαλγὴς γενόμενος δ’ Ἡρακλῆς…).

En proie à des souffrances croissantes (ά εὶ δὲ μᾶλλον τῇ νόσῳ


βαρυνόμενος, 38, 3), intolérables, le héros envoie faire une troisième
et dernière consultation à Delphes. Apollon répond : que l’on porte
Héraclès sur le mont Oeta, avec toutes ses armes, et qu’on dresse en
ce lieu un grand bûcher ; pour le reste, qu’on s’en remette à Zeus. Et
c’est le bûcher, le service du jeune et pur Philoctète, la foudre de
Zeus, la disparition de toute trace terrestre du grand homme entré
dans l’immortalité.
 
Tel est le drame en trois actes –  trois péchés, trois maladies,
scandés par les trois oracles delphiques  – qui se développe, dans
l’ordre hiérarchique descendant, à travers les trois fonctions 4. Si le
début de l’épopée d’Héraclès (le rôle des divinités de première et de
deuxième fonction) et aussi la fin (la mort, valant suicide, après le
troisième péché  ; la demande du geste meurtrier au jeune homme
pur) rappellent l’épopée de Starcatherus, les spécifications du
deuxième (Iphitos) et du troisième (Iole) péché fonctionnel sont plus
proches du deuxième (Namuci) et du troisième (Ahalyā) péché
d’Indra  ; en particulier le péché de troisième fonction est de
concupiscence sexuelle, comme celui d’Indra, non de vénalité,
comme celui de Starcatherus 5. Également voisin de la conception
indienne (Indra) est le thème des «  pertes  » variables qui sont la
conséquence et le châtiment des trois péchés : la perte du tejas, puis
du bala d’Indra (force psychique, force physique), après les péchés
de première et de deuxième fonction, est de même sens que la perte
de la santé mentale puis de la santé physique d’Héraclès après les
péchés de même rang. Simplement, chez Indra, les trois pertes,
irréparables, s’additionnent pour donner par leur somme progressive
l’équivalent d’un anéantissement, tandis que, chez Héraclès, les deux
premières pertes se réparent et c’est la troisième, à elle seule, ab
integro, qui doit entraîner la mort. Ne concluons rien cependant de
ces rencontres partielles  : sur un même cadre épique, la matière
suggérant facilement certaines oppositions et certaines liaisons
causales, Indiens, Germains, Grecs ont pu broder quelques variations
convergentes. Mais il y fallait d’abord le cadre, et notre actuel
propos n’est que d’en constater l’existence sur ces trois domaines.
Malgré les variantes, malgré le foisonnement de variantes que la
Grèce présente ici comme en toutes ses légendes, malgré notamment
les déplacements sensibles qu’on observe parfois de l’épisode
d’Iphitos (deuxième péché) dans la carrière du héros, les hellénistes
voudront peut-être retenir ce nouvel élément d’explication et penser
que, fondamentalement, de tout temps, avant ses développements,
l’histoire d’Héraclès était jalonnée par ces trois épisodes
idéologiquement solidaires, sous leur forme connue ou sous d’autres
formes équivalentes. Il est plus difficile en tout cas de comprendre
comment des compilateurs tardifs auraient réinventé un tel cadre à
une époque où le souvenir était assurément perdu de l’antique, de la
préhistorique structure trifonctionnelle.
 
Ainsi reconnu dans trois grandes épopées géographiquement trop
distantes et avec des spécifications trop particulières pour qu’un jeu
complexe d’emprunts puisse être envisagé, le thème des «  trois
péchés fonctionnels du guerrier » pouvait, dès 1969, être considéré
avec vraisemblance comme hérité des temps indo-européens. Depuis
lors, le dossier s’est enrichi. Non seulement la sagacité de Daniel
Dubuisson l’a reconnu dans la carrière du héros de la seconde
grande épopée indienne, le Rāmāyana, mais il est attesté à Rome,
chez les Ossètes, au pays de Galles. La version romaine associe d’une
manière originale «  le péché du roi  » –  la superbia  – et les trois
péchés fonctionnels du guerrier. Les deux autres versions ne font pas
un tel alliage mais ont en commun la particularité de faire pécher le
héros à travers les fonctions dans l’ordre ascendant, III, II, I.
V
Les derniers Tarquins,
père et fils

À Rome, il s’agit des fautes qui ont scandé le règne de Lucius


Tarquin et dont la dernière lui a été fatale. Mais deux autres thèmes
se sont combinés dans ce cadre général. D’une part, les annalistes
ont profité de l’occasion pour mettre en valeur, ou plutôt au pilori,
un des traits que les Latins réprouvaient dans la morale étrusque  :
l’autonomie des fils à l’égard de leurs pères, aboutissant à une sorte
de cogestion, de coresponsabilité familiale. D’autre part ils ont
fondu et condamné dans une réprobation unitaire les deux thèmes
dont, à propos de Yima et de Yayāti, nous avons souligné à la fois la
parenté et la différence  : le péché du roi, qui est l’orgueil, les trois
péchés du guerrier, qui se distribuent sur les trois fonctions. Sur le
premier point, je renvoie à ma note « La piété filiale », publiée dans
Mariages indo-européens, 1979, p. 299-301. Voici pour le second.
Le dernier Tarquin est Superbus et les auteurs multiplient les
justifications de ce surnom, toutes, d’ailleurs, relatives aux affaires
intérieures de Rome, aux rapports du roi et des citoyens. Il est le
type du tyran, de l’ὑϐριστής. Pour nous en tenir à Tite-Live, les
indices abondent. Dès I, 46, 2, c’est sa spes adfectandi regni, son
ardeur, animus  ; en 46, 8, en 47, 2-6, c’est l’appétit de régner
qu’excitent les furiae de sa femme Tullia et, pour culminer, en 48,
l’assassinat de Servius et l’usurpation. En 49, il est roi :
Alors commença le règne de Lucius Tarquin, que sa conduite fit surnommer le
Superbe, parce que, gendre, il refusa la sépulture à son beau-père sous prétexte que
Romulus lui-même n’avait pas été inhumé, et parce qu’il mit à mort les principaux des
Pères qui avaient, croyait-il, tenu le parti de Servius. Puis, conscient que l’exemple de
son usurpation pouvait se retourner contre lui, il se fit entourer d’hommes armés […].
N’espérant rien de l’attachement des citoyens, il n’avait que la crainte pour assurer son
règne et, afin d’effrayer davantage, il jugeait lui-même, seul, sans conseil, dans les
causes capitales, ce qui lui permettait de tuer, d’exiler, de dépouiller non seulement
des suspects ou des ennemis, mais ceux aussi dont il ne pouvait que convoiter les
biens. Après avoir ainsi réduit le nombre des sénateurs, il décida de n’en pas admettre
de nouveaux afin de discréditer leur ordre par son insignifiance et de prévenir ses
revendications. Il fut en effet le premier des rois à cesser de consulter le Sénat sur
toute matière. C’est chez lui, avec des collaborateurs de son choix, sans en référer au
peuple ni au Sénat, qu’il faisait et défaisait toutes choses.

Un peu plus tard, un chef latin, victime de l’insolence de


Tarquin, justifie ainsi son cognomen (50, 2) : « An quicquam superbius
esse quam ludificari sic omne nomen Latinum ? » Et l’indignation de ce
Latin a justement pour occasion les rapports du père et de son fils.
Mais déjà, à la superbia, se mêle un autre type de faute.
Dès le début de son règne, Tarquin convoque les chefs des alliés
latins près du bois sacré de Ferentina. Il est en retard de tout un jour
au rendez-vous et l’un des présents, le représentant d’Aricie, Turnus
Herdonius, s’indigne, proteste avec véhémence. Sur le soir, Tarquin
arrive. «  Le silence se fit  », dit Tite-Live (50, 8-9), et ceux qui
l’entouraient lui conseillèrent d’expliquer son retard. Il déclara que,
choisi pour arbitre entre un père et un fils, le soin de les réconcilier
l’avait retenu et que, la journée ayant été prise par cette affaire, il
remettait au lendemain ce qu’il avait à leur dire. Même cette excuse,
rapporte-t-on, ne fit pas taire Turnus. Il dit que rien n’était plus
rapide à régler qu’un différend entre un père et un fils et que cela ne
demandait que quelques mots : « Si le fils n’obéit pas au père, il lui
en cuira ! » Ainsi, Superbe à Rome, Tarquin ne l’est pas moins aux
yeux des Latins, avec cette note supplémentaire qu’il applique une
morale domestique opposée à la leur.
 
L’affaire n’en reste pas là. Et, dès ce moment, c’est dans la
« politique étrangère », à l’égard des Latins, que vont s’accomplir les
trois péchés. Tarquin commettra seul le premier, contre Turnus
Herdonius ; il collaborera avec son fils dans le deuxième et son fils
commettra seul le troisième, entraînant la chute de son père et la
rapide disparition « des Tarquins ».
Trois péchés fonctionnels, répétons-le, bien que, d’un roi, le
modèle indo-iranien n’en fasse attendre qu’un, la superbia qu’il porte
dans son cognomen. Cette confusion des deux thèmes s’explique en
partie par la double nature attribuée au personnage.
Tarquin certes est roi, un roi irrégulier, iniussu populi ac senatus,
mais un roi. Son aspect « Superbus », ce sont d’abord et surtout les
Romains qui en souffrent dans le gouvernement de leur ville, dans
les constructions somptueuses pour lesquelles ils sont requis. Pour la
«  politique étrangère  », il accomplit de grandes œuvres et poursuit
l’œuvre de ses prédécesseurs avec un tel succès que ses victimes
romaines elles-mêmes y trouvent consolation, en sont fières et ne
songent pas à se révolter, Tite-Live le dit expressément (53, 1) :
Si, comme roi, dans la paix (rex in pace), Tarquin ne respectait pas le droit (iniustus), il
ne fut pas mauvais comme chef de guerre (dux belli). Il eût même, par ce talent, égalé
les rois qui l’avaient précédé si les vices qu’il montrait dans les autres choses n’avaient,
du même coup, offusqué ce mérite.

Et Tite-Live énumère (53, 2-3) : la guerre volsque, d’abord, qu’il


commence et que l’historien considère évidemment comme
nécessaire ; la prise de Suessa Pometia dont le butin va lui permettre
de construire «  un temple digne du roi des dieux et des hommes,
digne de l’Empire romain, digne aussi de la maiestas du lieu ». Ainsi,
en Tarquin, ce n’est pas le rex qui appelle la louange, c’est le dux,
dans la guerre et dans ce qui, dès l’Antiquité, la préparait ou la
continuait, la diplomatie. Aussi, autant et plus que le rex, est-ce le
dux qui va s’engager dans la série de péchés où il sera bientôt rejoint
par son fils Sextus, lequel n’apparaît d’ailleurs que dans deux décors
guerriers où, en tant qu’officier, il est plus actif que son père, ou
seul actif. L’autonomie que la morale étrusque reconnaissait au fils a
ici pour résultat paradoxal d’associer étroitement les deux
générations dans le mal et d’en faire un coupable à deux têtes.

Premier péché, commis par le roi Lucius


Tarquin seul, à propos des rapports entre
père et fils (Tite-Live, I, 50-52) :
Ce péché est la conséquence immédiate de la vive altercation
qu’il vient d’avoir avec Turnus d’Aricie. Piqué au vif par la leçon
d’autorité paternelle que celui-ci lui a donnée, il décide de le perdre.
Pendant la nuit, avec la complicité d’Ariciens qui lui sont acquis et
d’un esclave soudoyé, il fait introduire secrètement des armes dans
le logement de Turnus. Le lendemain, dans l’assemblée des Latins, il
l’accuse d’avoir comploté contre sa vie et contre les représentants
des autres cités pour s’emparer de tout le Latium. On décide de
fouiller chez lui, ce qu’il accepte volontiers puisqu’il est innocent.
Mais la perquisition découvre des armes. Indignée, l’assemblée le
condamne sans l’entendre. Suivant les uns, il est enterré vif (Denys
d’Halicarnasse), suivant d’autres noyé nouo genere leti, sous une claie
chargée de pierres (Tite-Live, I, 51). Dans l’émotion générale,
Tarquin n’a pas de peine à faire non seulement renouveler, mais
renforcer à son avantage les conventions passées avec les Latins par
les rois légitimes qui l’ont précédé et il crée aussitôt, par amalgame,
une armée de manipules mixtes de Romains et de Latins, organisée à
la romaine.
Ainsi, dans l’ordre de la souveraineté, il a gagné un avantage,
mais, moralement, à quel prix  : accusation mensongère, soutenue
par des preuves truquées, jugement inique, peine cruelle, traité
extorqué par une émotion sans fondement. Il est mitradruh sur toute
la ligne « fides » de la première fonction : la morale, le droit réel et
formel sont bafoués.

Deuxième péché, commis par Lucius


Tarquin et par son fils Sextus (Tite-Live,
I, 53-54) :
Dans les guerres qui commencent aussitôt après, si Suessa
Pometia, capitale des Volsques, a été facilement et honorablement
prise, Gabies, ville latine située à trois lieues de Rome, résiste. Un
assaut a été repoussé et le roi Tarquin hésite à en faire le siège.
C’est alors, dit Denys (IV, 55, 1) que son fils aîné, nommé Sextus, après avoir
communiqué à son père, et à lui seul, le plan qu’il avait conçu et qui, tout audacieux et
périlleux qu’il était, ne lui paraissait pas irréalisable, reçut de son père pleine liberté
de l’entreprendre (Tite-Live I, 53, 5 résume : ex composito).

Suivant un thème du folklore des guerres déjà utilisé par


Hérodote, Sextus feint d’être persécuté par son père. Il se présente
aux Gabiens comme transfuge, couvert de cicatrices, tandis que
Tarquin fait mine d’abandonner la guerre pour se consacrer à la
construction du temple capitolin et à d’autres grands travaux. À
Gabies, «  il se plaint des cruautés d’un père qui, non content de
dépeupler la Curie, s’en prend maintenant à sa propre famille. Après
avoir échappé aux traits de son père, il ne voyait de sûreté pour lui
que chez les ennemis de Lucius Tarquin  ». L’abandon de la guerre,
ajoutait-il, n’était qu’une feinte et tôt ou tard, ils auraient à subir de
nouveaux assauts. Les Gabiens se laissent persuader, toucher même :
ils ont si mauvaise opinion du roi des Romains qu’ils ne s’étonnent
pas de le voir s’en prendre à son fils. Ils se félicitent de l’arrivée de
Sextus, persuadés que, grâce à lui, la guerre serait bientôt
transportée des portes de leur ville sous les murailles de Rome.
Admis à l’assemblée, il s’y conduit adroitement, se ralliant sur
toutes les autres questions que la guerre aux avis des anciens qui,
disait-il, avaient plus d’expérience, mais se réservant les conseils sur
la guerre où sa connaissance directe des deux parties lui donnait,
disait-il encore, une compétence supérieure. D’accord avec son père,
il multiplie, avec des troupes de jeunes Gabiens, des escarmouches
et des razzias qui se terminent toujours victorieusement. Tant et si
bien qu’on lui remet la direction des opérations et que tous, vieux et
jeunes, citoyens et soldats, ne jurent plus que par lui  : Tarquin le
père n’était pas plus puissant à Rome que le fils à Gabies.
Parvenu à une telle influence, il semble que Sextus peut tout
régler facilement  : il est maître de l’armée et de la ville. Mais
l’annalistique a corsé l’événement, sans doute pour alourdir la
responsabilité des Tarquins, en démarquant un autre morceau de
folklore grec  : Sextus envoie un messager à son père pour lui
demander ses ordres. Le roi ne répond rien, mais, tout en se
promenant à travers des jardins avec le messager, il casse avec son
bâton les têtes des pavots les plus élevés. Le messager croit qu’il a
manqué sa mission et rentre à Gabies. Sextus, lui, sait interpréter la
scène (Tite-Live, I, 54, 8-10) :
Lisant en clair, sous ces gestes sans paroles, la volonté et les ordres de son père, Sextus
fit périr les premiers citoyens, les uns en les accusant devant le peuple, les autres en
profitant de leur impopularité. Beaucoup furent tués officiellement, d’autres, qu’il était
moins facile de faire condamner, le furent secrètement. D’autres partirent d’eux-
mêmes, d’autres furent contraints à l’exil. Les biens de tous, exilés ou mis à mort,
furent divisés en lots. Ces distributions, ce butin, firent que, l’attrait de l’intérêt privé
émoussant le sentiment des malheurs publics, un beau jour, Gabies se trouva livrée au
roi de Rome sans aucun combat.

Le récit de Denys d’Halicarnasse, très délayé, est de même sens,


mais l’historien y insère un doublet de l’histoire de Turnus
Herdonius – nous y reviendrons – et souligne l’habileté avec laquelle
Tarquin use de cette honteuse victoire  : il ne se livre à aucune
violence, signe avec les Gabiens un traité de paix et se retire, après
avoir établi Sextus roi.
Ainsi, Tarquin et son fils ont gagné un deuxième avantage,
important pour eux et pour Rome, et cette fois dans la guerre, dans
la deuxième fonction. Mais ils ne l’ont pas fait par les moyens francs
et directs de la morale guerrière. Ils ont substitué des tromperies à la
bataille qu’ils ne pouvaient gagner  : Gabies s’est trouvée prise de
l’intérieur sans que son armée ait eu à faire son office. Cet épisode
est une claire illustration de ce que l’honneur militaire interdit  :
vaincre par tromperie et trahison, remplacer la force et la vaillance
par une ruse déloyale. Dans plusieurs des réalisations déjà
inventoriées des « trois péchés du guerrier », c’est la forme que revêt
le péché de deuxième fonction  : Indra fait un pacte d’amitié avec
Namuci et, à la faveur de ce pacte, en en déviant les clauses, il le
décapite ; Héraclès tue Iphitos en détournant son attention et en le
précipitant du haut d’une tour. Certes, la faute est quelquefois
différente : Starcatherus, au moment où son roi vient d’être tué dans
la bataille, se mêle aux fuyards au lieu d’organiser la résistance.
Mais tout cela appartient à la même catégorie  : refus du combat
d’égal à égal ou fuite sont des formes de lâcheté. Quant au détail,
peu importe que la scène de Gabies soit faite de morceaux pris à la
tradition grecque, comme le remarque Denys lui-même  : comme
dans tous les cas analogues, les morceaux grecs ont été choisis parce
qu’ils répondaient à moindre frais à ce qu’on pourrait appeler
«  l’appel du schéma  », illustraient, joints ou opposés à d’autres
épisodes, la leçon qu’il s’agissait de donner, ou complétaient le
tableau qu’il s’agissait de dresser.

Troisième péché, commis par Sextus


Tarquin seul, mais solidaire de la dynastie
(Tite-Live, I, 57, 60) :
Peu de temps après, c’est contre Ardée, ville latine des confins
étrusques, que se porte la convoitise de Tarquin parce qu’elle est
riche et qu’il a épuisé son trésor en constructions fastueuses. Il
assiège donc Ardée. Sextus, tout roi qu’il est à Gabies, se trouve dans
l’armée de son père. Selon Tite-Live, envoyé avec d’autres officiers à
Collaties, il est reçu dans la maison d’un de ses cousins, Tarquin
Collatin. Quelques jours plus tard, en l’absence de celui-ci, il y
retourne seul et, pendant la nuit, quand tout dort, il va dans la
chambre de son hôtesse. Elle refuse, résiste, jusqu’au moment où,
par chantage, il menace de la tuer et de placer près d’elle le corps
d’un esclave pour faire croire au plus honteux adultère. Elle cède
donc, mais on sait la suite  : Brutus entre en scène, exeunt les
Tarquins, et Porsenna, enthousiasmé par la bravoure romaine,
renonce à les restaurer.
 
Si l’on met à part « Tarquin dans Rome », c’est-à-dire sa tyrannie
et ses fondations, ces trois épisodes, en succession, forment toute
l’histoire du règne.
À l’identification que j’y fais du cadre trifonctionnel, on peut
objecter que, quelle que soit l’interdépendance des pères (P) et des
fils (F), notamment de ces deux Tarquins, scandale pour les
Romains, le pécheur n’est pas physiquement le même dans les trois
épisodes : P d’abord, puis P + F, enfin F. Je ne pense pas que cette
difficulté soit réelle. Le récit a soin de rendre le fils virtuellement
présent dans la première faute par la matière même du débat
général qui la provoque et le père est d’autant plus présent dans la
troisième que c’est lui qui en subit les premières conséquences.
D’autre part, dépassant les personnes, ce sont unitairement les
Tarquins que Rome entend rejeter, y compris, bientôt, le mari de
Lucrèce, le Tarquin qui, après avoir été la victime de son cousin
Sextus, a contribué autant que Brutus à l’abolition de la royauté. En
sorte que le thème des trois péchés et de la sanction finale semble
bien avoir été appliqué « aux Tarquins ».
Il se peut, certes, qu’il ait existé une variante où le pécheur était,
les trois fois, le fils, seul ou presque seul. Du moins est-ce qu’on est
d’abord tenté de proposer quand on voit Denys d’Halicarnasse (IV,
57) introduire dans l’affaire de Gabies –  péché contre la morale
guerrière – un acte de Sextus qui n’est qu’un doublet de l’affaire de
Turnus Herdonius –  péché contre la vérité et contre l’humanité  :
après la consultation énigmatique de son père, il fait en effet tomber
les têtes des hommes les plus distingués de la ville, mais, si l’on peut
dire, il en remet  : contre le plus illustre, Antistius Petro, il monte
une machination  ; il fabrique une fausse correspondance entre son
père et celui-ci, la scelle du sceau de son père, puis la fait découvrir
au domicile du malheureux. Surpris, incapable de se justifier,
Antistius Petro est lapidé. Sextus Tarquin fait alors occuper les
portes par des hommes à lui sous prétexte d’empêcher les conjurés
de s’enfuir et, passant de maison en maison, ses satellites massacrent
les meilleurs citoyens. Alertés par un messager, Tarquin et les
Romains franchissent les portes opportunément ouvertes et occupent
la ville sans coup férir. On pourrait penser que, dans une variante
ancienne, le premier péché, sous cette forme, et le deuxième, sous la
principale responsabilité de Sextus, ont été réunis dans un même
épisode, mais il est peu probable que ce soit le cas  : ce type de
mélange, de confusion même entre deux des trois épisodes est
contraire à la notion de structure, de cadre trifonctionnel. On
admettra plutôt que c’est Denys, pour allonger et dramatiser encore
son récit verbeux, qui aura démarqué, afin d’en faire un incident
majeur du deuxième péché, le premier péché, celui que la tradition
réservait au père.
On peut ainsi mettre en parallèle, par exemple, le tableau des
péchés d’Indra (ci-dessus p. 322 et 332-333) et celui des péchés des
Tarquins :
VI
Les trois péchés de Soslan
et de Gwynn

Toutes les réalisations mythologiques ou épiques du thème des


trois péchés fonctionnels qui ont été analysées jusqu’à présent, avec
ou sans rachat ou salut final, se sont déroulées à travers les
fonctions dans le sens I II III, le péché de troisième fonction, sous
forme de vénalité (Starcatherus) ou de faute sexuelle (Indra,
Śiśupāla, Héraclès, Sextus Tarquin) achevant le récit. Celles qui nous
restent –  provisoirement  – à examiner procèdent dans l’ordre
inverse, III II I, culminant ainsi dans le péché que la hiérarchie des
fonctions semble en effet devoir marquer de la plus haute note de
gravité : à une faute sexuelle de même type que celle d’Indra ou de
S. Tarquin, succède un combat déloyal ou abusif et, pour finir, un
sacrilège.
L’épopée populaire des Ossètes du Caucase, derniers descendants
des Scytho-Sarmates de l’Antiquité, contient à la deuxième
génération deux héros qui correspondent, en gros, au type Vāyu-
Bhīma et au type Indra-Arjuna. Tous deux multiplient les exploits
contre les géants et défendent leur société, celle des Nartes. Si l’un,
Batradz, s’abandonne, comme Bhīma, à quelques excès dans l’usage
de son lot, la force 1, l’autre, Soslan (ou Sosyryko, Sozryko) est un
modèle, non certes de ce que nous appellerions un chevalier, mais
d’un preux. On pourra lire l’essentiel de son cycle dans mon Livre des
héros, 1965, p. 69-147, traduit des Narty Kaǰǰytœ, Orǰonikidzé, 1946
(2e éd. 1949).
Or, ce héros, dont la mémoire des Ossètes –  car le peuple ne
doute pas qu’il n’ait existé  – et aussi, par emprunt, celle de leurs
voisins Tcherkesses et Abkhaz s’enorgueillissent encore, commet
exceptionnellement une série de fautes inexcusables. Mon recueil
Légendes sur les Nartes résume trois variantes, dont la première,
recueillie dès 1871 par ǰantemir Šanaev, s’arrête avant le troisième
épisode (1930, p.  92-93). Je reproduis celle du Livre des héros,
p. 102-110 :

Premier péché : Soslan réclame la sœur


de Tot(y)radz.
Alymbeg, de la famille des Alægatæ, avait sept fils et une seule fille. Six de ses fils
avaient péri comme lui-même, de la main de Soslan, et il ne restait, avec sa fille, qu’un
petit garçon au berceau. C’est Syrdon qui donna un nom à l’enfant  ; il l’appela
Totyradz, fils d’Alymbeg. Or, Totyradz avait tout le devant du corps d’acier pur et
grandissait d’une paume durant le jour, d’un empan durant la nuit. Soslan décida
d’exterminer cette famille. Il convoqua le crieur et lui dit :
« Va annoncer ceci à tous les Nartes : “Dans une semaine, le prochain vendredi, nous
jouerons sur la Place des Jeux et toute famille qui n’enverra pas de joueur se verra
prendre, pour punition, une fille en esclavage.” »
Le crieur fit son annonce aux trois parties du village :
« Dans une semaine, le prochain vendredi, la jeunesse jouera sur la Place des Jeux et
toute famille qui n’enverra pas de joueur se verra prendre, pour punition, une fille en
esclavage. »
Quand la mère de Totyradz, encore vêtue de deuil, entendit la nouvelle, elle versa de
lourdes larmes et vint s’asseoir près du berceau où dormait l’enfant.
«  Que Dieu ne te pardonne pas, Soslan  ! Tu sais qu’il n’y a plus dans la maison
d’Alymbeg de garçon en état de marcher ! Ce que tu veux, c’est la tête du dernier petit
qui me reste ! »
L’enfant s’éveilla :
« Qu’y a-t-il, maman ? Pourquoi pleures-tu ?
— Pour rien, mon fils chéri », répondit-elle, car elle ne voulait pas lui dire la vérité.
Mais l’enfant insista.
« Comment ne pleurerais-je pas, mon pauvre petit ? Tout ce que j’avais de fils avant toi
a péri, ainsi que ton père, de la main de Soslan. Il ne me restait que toi et ta sœur, et il
a décidé, vous aussi, de vous dévorer. Vendredi prochain, annonce-t-il, toute maison
qui n’enverra pas de joueur sur la Place des Jeux se verra, pour punition, prendre une
fille en esclavage. Comme il n’y a plus chez nous de garçon en état de marcher, ton
unique sœur nous sera enlevée.
— N’aie pas peur, mère, j’irai jouer avec les puissants Nartes sur la Place des Jeux. Je
n’accepte pas cette honte : donner en amende ma sœur unique !
— Mon soleil, si tu étais en âge d’aller aux jeux des Nartes, mes jours ne seraient pas si
sombres !
—  Qu’on ne m’appelle plus le fils de mon père si je donne en amende ma sœur
unique  ! Est-ce pour rien que Syrdon, fils de Gætæg, m’a nommé Totyradz, fils
d’Alymbeg ? »

(Suit, longuement développé, le thème folklorique usuel du bébé


qui fait éclater les planches de son berceau, bondit, exige de sa mère
qu’elle lui montre où se trouvent le cheval, les armes de son père.
Alors :)
Totyradz fouetta son cheval, qui l’emporta d’un bond par-dessus la clôture, puis il fit
demi-tour et, d’un nouveau coup de fouet, le ramena dans la cour. Il le mit au galop.
« Attends, mon petit, ne pars pas si vite, cria sa mère. Il faut que je te dise comment
reconnaître, quand tu l’auras devant toi, l’homme qui a dévoré tes frères et ton père.
En arrivant sur la Place des Jeux, regarde bien ceux qui s’y trouvent et prends garde à
celui qui a les jambes torses, les yeux grands comme des cerceaux de crible, deux
prunelles dans un œil, et la barbe pareille à des piquants de hérisson : c’est lui qui a
dévoré ton père et tes frères ! »
L’enfant sortit du village en faisant de la voltige sur son cheval.
Le vendredi fixé pour les jeux des Nartes arriva. Toute la jeunesse s’assembla sur la
Place des Jeux ; seule la maison d’Alymbeg n’avait envoyé personne.
Les jeux commencèrent. Les jeunes Nartes rivalisaient d’adresse, mais le cavalier noir,
Soslan, était toujours vainqueur. Soudain que voient-ils ? Un globe de nuée noire sort
du village, et des corneilles noires volent au-dessus d’elle… Les Nartes s’arrêtèrent,
étonnés. Syrdon regarda de tous ses yeux et dit :
« Ce que vous prenez pour un globe de nuée, ce n’est pas une nuée, mais le cheval gris
d’Alymbeg, de la famille des Alægatæ, qui vient vers vous, soufflant de la bouche et
des naseaux. Ce que vous appelez des corneilles noires, ce ne sont pas des corneilles,
mais les mottes de terre que ses sabots lancent au-dessus de lui.
— C’est étrange : le cheval vient tout seul, on ne voit pas de cavalier…
— Il y a un cavalier, leur répondit Syrdon, et vous ne tarderez pas à l’apercevoir ! »
Leur étonnement grandit quand ils découvrirent un cavalier qui n’était pas plus haut
que l’arçon de la selle. Comment ose-t-il monter, se disaient-ils, l’illustre cheval
d’Alymbeg ?
Cependant le cavalier arrivait. Il les salua.
« Paix et bonheur à vos jeux, fière jeunesse narte !
— Bon jour à toi, Totyradz, fils d’Alymbeg, des Alægatæ ! » répondit Syrdon, qui lui
avait donné son nom.
Totyradz se promena à cheval à travers la jeunesse narte, cherchant son partenaire.
Son regard se posa sur Soslan et il reconnut celui que sa mère lui avait décrit.
« Eh bien, Soslan, lui dit-il, à nous de jouer – toi et moi !
—  Chien, fils de chien  ! Le lait te coule encore de la bouche et tu veux que je joue
contre toi ? Que dirait-on de moi, si l’on voyait pareil spectacle ?
— Tu joueras contre moi, il le faut !
— Que chantes-tu, fils d’Alymbeg ? Je distribuerai ta chair aux oiseaux et tes os aux
chiens ! »
Totyradz ne l’écoutait pas.
« Peu importe, jouons !
— Tu l’as voulu ! »
Et Soslan monta sur son cheval.
La lutte ne fut pas plus tôt engagée que le cheval de Soslan trébucha et tomba. Sans
perdre de temps. Totyradz harponna Soslan du bout de sa lance. À ce spectacle, ce fut
une débandade, chacun ne pensant qu’à se sauver d’une mort qu’il voyait certaine.
Jusqu’au soir, toujours à cheval, Totyradz promena Soslan suspendu au bout de sa
lance, sans le laisser une fois toucher le sol : « Tu as tué mon père et mes frères, lui
disait-il, à moi maintenant de te tuer, tu ne m’échapperas pas ! »
Quand vint le soir, Soslan se mit à le supplier :
«  Tu dois me tuer, je le sais, mais épargne-moi cette fois et donne-moi le temps de
revoir ma famille. Dans une semaine, le prochain vendredi, retrouvons-nous à Nord-
Sec, dans l’Arrière-Village, sur le tertre où l’on rend la justice, et nous nous battrons
homme contre homme. »
Ils se donnèrent leur parole et Totyradz libéra Soslan : « Je t’accorde ce délai », lui dit-
il, et, fouettant son cheval, il rentra chez lui.
Deuxième péché : Soslan vainqueur
par une ruse déloyale.
La tête basse dans les épaules hautes, Soslan alla trouver Satana et se jeta si
furieusement sur son siège que les quatre pieds se cassèrent.
« Que t’arrive-t-il donc, mon fils que je n’ai pas enfanté ? As-tu reçu un affront ? Es-tu
malade ? lui demanda Satana.
—  Hélas  ! je suis bien puni de mon outrance  ! Tout le long du jour le petit garçon
d’Alymbeg m’a ridiculisé, m’a promené au bout de sa lance sans me laisser toucher le
sol. Comment viendrai-je jamais à bout de lui, puisqu’il est déjà plus fort que moi ? S’il
grandit, c’en est fait de moi.
— Et tu dois de nouveau le rencontrer ? demanda Satana.
— Vendredi prochain : je lui ai donné ma parole. Nous devons nous retrouver à Nord-
Sec, dans l’Arrière-Village, sur le tertre où l’on rend la justice, et nous battre homme
contre homme. Je ne manquerai pas à ma parole et il me tuera.
—  N’aie donc pas peur. Puisque nous avons ce temps devant nous, je saurai te tirer
d’affaire. Lève-toi vite et va me chercher ce qu’il faut de peaux de loups fraîchement
arrachées pour faire une pelisse, puis monte au ciel chez Kurdalægon et prie-le de te
forger cent clochettes et cent grelots. Quand tu auras trouvé tout cela, tu n’auras plus
rien à craindre. »
Soslan partit et bientôt rapporta à Satana assez de peaux de loups fraîchement
arrachées pour faire une pelisse. Elle les tanna fortement et son aiguille en fit une
pelisse pour Soslan. Puis il alla trouver Kurdalægon et Kurdalægon lui forgea cent
clochettes et cent grelots, sonnant chacun d’un son différent, qu’il remit aussi à Satana.
Quand vint le jour de la rencontre, Satana attacha à la crinière du cheval les cent
clochettes et les cent grelots, garnis de lambeaux d’étoffes de toute forme et de toute
couleur, elle fit revêtir à Soslan la pelisse en peaux de loups, le poil à l’extérieur, et lui
dit :
«  Va dès maintenant où tu dois aller, afin d’arriver le premier, et poste ton cheval
derrière le tertre. Je susciterai autour de toi un nuage épais qui te couvrira et te rendra
invisible. Quand le fils d’Alymbeg arrivera à son tour, il s’arrêtera en haut du tertre et
ne voyant rien d’autre qu’un nuage, criera  : “Eh, Soslan, où es-tu  ? C’est aujourd’hui
que nous avons rendez-vous, viens te battre !” Ne te montre pas, car, à ce moment, la
tête de son cheval sera tournée vers toi. Il attendra quelque temps et criera de
nouveau  : “Eh, maudit parjure, où es-tu  ? C’est aujourd’hui que nous avons rendez-
vous, viens te battre !” Ne te manifeste pas encore, car à ce moment il se présentera de
flanc et tu ne pourras rien contre lui. Il criera une troisième fois  : “Et ton serment,
Soslan ? Tu n’as pas osé venir, tu as menti à ta parole !” Et il tournera son cheval face
au village. Alors, mets en jeu, sans réserve, toute ta force. Comme son cheval a été
nourri chez les diables, il a peur des peaux de loups, et quand ton cheval à toi surgira
soudain près de lui avec son bariolage de chiffons et le tintement de ses grelots et de
ses clochettes, personne ne pourra le retenir, il emportera son cavalier au galop devant
toi. Frappe ton ennemi dans le dos, car il est de pur acier par-devant, et invulnérable. »
Soslan fut bien en avance au lieu du rendez-vous. Il se cacha derrière le tertre et
Satana le couvrit d’un nuage épais qui le rendit complètement invisible du sommet.
Totyradz arriva ensuite. Tourné vers le nuage, il cria :
« Viens te battre, Soslan, c’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous ! »
Ne voyant ni Soslan, ni personne, il attendit un bon moment puis, présentant le flanc
au nuage, il cria de nouveau :
«  Eh, Soslan, où es-tu  ? C’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous, viens te
battre ! »
Soslan ne se montra pas. L’autre attendit encore un moment puis, tournant son cheval
face au village :
«  Et ton serment, Soslan  ? C’est aujourd’hui que nous devions nous battre, et tu as
menti à ta parole. Tu seras désormais parjure au su de tous les Nartes ! »
Et il partit. Alors Soslan, tel qu’un milan surgissant des hautes herbes, sortit du nuage
et cria à Totyradz :
« Me voici ! Je n’ai pas menti à ma parole ! Attends-moi ! »
Le fils d’Alymbeg voulut tourner son cheval, mais dès que l’animal vit la pelisse en
peaux de loups et les chiffons bariolés et qu’il entendit le concert des cent clochettes et
des cent grelots, il emporta son cavalier comme un fou… Totyradz veut l’arrêter, mais
il n’en est plus maître. Il tire de toutes ses forces sur la bride, et la bride se casse. Il
saisit la crinière, et elle lui reste dans les mains, sans que le cheval s’arrête. Il se
penche en avant, empoigne les deux oreilles, et la peau du cheval s’arrache jusqu’à
l’arçon de la selle. Et le cheval galope toujours.
« Vilaine bête, lui crie son maître, où cours-tu, puisque moi, je n’ai pas peur de lui ? »
Se penchant plus en avant encore, il le saisit par la mâchoire inférieure. Elle aussi
s’arrache jusqu’au poitrail, et le cheval ne ralentit pas…
Mais déjà la flèche de Soslan perce le dos de Totyradz, puis la lance le touche entre les
épaules. Il roule à terre et rend l’âme, tandis que Soslan rentre chez lui au petit trot.

Troisième péché : Soslan sacrilège.


(Après une émouvante scène d’honneur et de deuil –  la mère,
voyant la blessure dans le dos du cadavre, croit d’abord qu’il a fui,
puis voit, sur le cheval, les traces multiples des efforts qu’il avait
faits pour le retenir – Totyradz est rituellement mis en terre.)
Ils portèrent le cadavre au cimetière et l’ensevelirent parmi les autres morts. Pendant
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toute l’année, sa mère lui fit les offrandes d’usage  : chaque vendredi soir, elle allait à
la tombe avec le plateau du festin. Par un jour de grand froid, Soslan rejoignit la
malheureuse et lui dit :
« J’ai grand soif, donne-moi un peu de tes boissons ! »
À travers ses larmes, elle jeta sur son ennemi un sombre regard :
« Malheur à ton insolence ! Que ta force soit brisée ! Tu les as dévorés eux-mêmes et tu
viens maintenant manger les mets que je leur apporte ! »
Du flanc de son cheval. Soslan heurta la femme, renversa les vases, dispersa les mets et
s’en alla en riant.
Elle se coucha le visage sur la tombe et sanglota :
«  Jamais la terrible force de Soslan ne sera brisée, mon fils  ! Il s’en est servi ce soir
pour disperser les mets que je venais t’offrir… »
Mais les larmes de la mère creusèrent un trou dans la tombe et ce fut la lumière du
soleil qui s’offrit au petit Totyradz, fils d’Alymbeg.

Pour ce troisième épisode, il existe des variantes moins


navrantes, mais sûrement « retouchées », puisque la mort de Soslan-
Sozyryko, dans de tout autres circonstances, est un épisode stable de
la tradition. Voici le résumé de l’une de ces variantes (Légendes sur
les Nartes, 24 b, p. 92-93, résumé de Pamjatniki narodnago tvorčestva
Osetin, 1. Nartovskie narodnye skazanija, Vladikavkaz, 1925, no  20,
p. 100-113) :
Pendant toute l’année, aux jours d’usage, la mère de Totradz va faire les offrandes et
gémir sur la tombe de son fils. Le dernier jour, Sozyryko passe par là, insulte la pauvre
femme et disperse les offrandes. Dans un discours émouvant, la mère se plaint au
mort.
Totradz obtient du Chef des Morts, Barastyr, la permission de sortir entre le lever et le
coucher du soleil. Il va aussitôt trouver sa mère et lui dit : « Dieu a entendu ta prière,
arme-moi ! » Elle lui donne flèches et armure, il remonte sur son cheval diabolique –
 qu’il n’a pas autant défiguré, lors du premier duel, que dans la variante précédente –
et il pique droit sur Sozyryko. Ils échangent des défis  : «  Non, Sozyryko, dit le
revenant, tout n’est pas fini ! – En ce cas, tant pis pour toi ! » Après une longue lutte,
d’un coup de flèche, Totradz tue Sozyryko ; il lui coupe le bras droit et le porte à sa
mère : « Voici le bras de celui qui a bu mon sang et qui t’a insultée ! »
Sa mère, dans un chant de joie, lui promet de lui faire des offrandes comme à un mort
et de le prier comme un zäd (ange) ; puis elle lui dit : « Maintenant, rapporte ce bras
au cadavre de Sozyryko : telle est la coutume des Nartes, mon soleil ; on n’enterre pas
les morts avec un corps incomplet. Je suis contente de toi. »
Totradz rapporte le bras au cadavre, puis rentre chez les morts. Comme le soleil est
déjà presque couché, Barastyr fait quelques difficultés pour le recevoir. Mais Totradz
prie Dieu d’arrêter le soleil et Dieu l’exauce. Totradz est maintenant chez les morts,
jusqu’au jour du grand jugement.

Conclusion.
« Jusqu’au jour du grand jugement… » Ces derniers mots doivent
faire allusion à une conclusion plus lointaine : que se passera-t-il au
Jugement dernier  ? La variante traduite dans Le livre des héros
répond :
Comme c’est par tromperie que Soslan l’a surpris et tué, un jour viendra où, chez les
morts, le duel recommencera entre Totyradz, fils d’Alymbeg, des Alægatæ, et le héros
d’acier Soslan, des Æhsærtæggatæ. Et ce ne sera pas un duel ordinaire. Les morts se
presseront à ce spectacle. Pour mieux voir, ils monteront sur les cibles qu’on aura
dressées dans leurs jeux funéraires, sur les pierres dont on aura orné leurs tombes, sur
les chevaux qui auront couru en leur honneur.

Le caractère fonctionnel de chacun de ces péchés n’a pas besoin


de commentaire. Et la valeur trifonctionnelle de l’ensemble est
propre aux Ossètes, puisque les variantes aussi bien tcherkesses
qu’abkhaz, par une altération parallèle à celle que l’on constate
chaque fois que les trois fonctions encadrent ou scandent un récit
emprunté par ces peuples non indo-européens, n’en gardent aucune
trace 3. Voici, à titre d’exemple, une variante tcherkesse occidentale
(abzakh) publiée au début du siècle (Légendes sur les Nartes, no 24 c,
de A.N. D’jačkov Tarasov, Abadzexi (Zapiski kavkazskago otdela imp.
russk. geografičeskago obščestwa, 22, Tiflis, 1903, p. 32-34, « Le Narte
Sausuruk », – à lire « Sawsǝrǝq̊a ») :
En cinq vers, au début, Satanaj demande à son fils Sausuruk : « Que se passe-t-il dans
le monde ? » Il répond grossièrement, en prose : « Occupe-toi de tes ciseaux, mère ; ce
n’est pas l’affaire des femmes de savoir ce qui se passe dans le monde.  » Satanaj
s’offense : « Je t’ai nourri du lait des loups, je t’ai chauffé de bois de chêne, et tu me
fais de telles injures ! » Elle prend ses ciseaux pour se couper la gorge, mais Sausuruk
crie : « Ciseaux, changez-vous en plomb, et toi, mère, deviens dure comme chêne ! »
Ayant ainsi sauvé sa mère, il a honte de l’avoir rudoyée et il lui raconte sa triste
aventure : il a rencontré un Narte qui s’est jeté sur lui, l’a renversé de cheval et allait
le tuer, quand lui, Sausuruk, a demandé un délai. « Les Nartes ne refusent jamais un
délai, a répliqué l’autre ; trouve-toi demain, à midi, au mont Sober Uaša… »
Satanaj se désespère  ; elle va d’abord pour tuer le cheval de Sausuruk, qu’elle tient
pour responsable : « Ne me tue pas, dit le cheval ; mets sur la poitrine de ton fils ton
talisman brillant comme le soleil et recouvre-le d’une étoffe pour qu’il ne paraisse pas
tout d’abord. À ma tête, sur ma crinière et sur ma queue, attache cent grelots. Si
demain nous ne t’apportons pas la tête du Narte étranger, décapite-nous tous les
deux. »
Satanaj suit les conseils du cheval. Le lendemain, en arrivant au rendez-vous, Sausuruk
voit son adversaire ; il découvre son talisman-soleil, son cheval secoue ses grelots ; le
cheval du Narte étranger s’effraie, et Sausuruk peut tuer le cavalier, dont il apporte la
tête à sa mère. «  Malheur, s’écrie Satanaj, qu’as-tu fait  ? Cette tête est celle de ton
cousin  : c’est le fils unique de ma sœur, son père était Al’bedz, renommé dans le
monde pour sa force et sa vaillance. »
Puis avec ses proches et de riches présents. Satanaj va trouver sa sœur. Le même jour
arrivent deux bardes ambulants, qui commencent à chanter  ; la sœur de Satanaj les
arrête et leur demande s’ils savent quelque chose de son fils  : alors ils lui racontent
tout, et partent. La pauvre mère se précipite derrière eux, mais Satanaj la retient. Elle
pleure longtemps, longtemps elle couvre de malédictions Satanaj et Sausuruk  ; puis
elle se calme et Satanaj rentre chez elle.

On voit que le troisième épisode, le sacrilège sur la tombe avec


ses conséquences immédiates et eschatologiques a disparu et que le
premier a été remplacé – toute référence à la « sœur » éliminée – par
la rencontre fortuite de deux Nartes dont l’un a une vendetta à
exercer. Seul subsiste, altéré lui aussi, l’épisode des grelots attachés
au cheval.
Les variantes abkhaz, visiblement dérivées des tcherkesses,
éliminent aussi l’épisode final, mais en outre amplifient la différence
dans l’épisode initial «  Altar Tolymbek  » –  tel est ici le nom de
Totreš-Tot(y)radz ossète, aldar  =  «  noble, seigneur  »)  – est un
cavalier géant qui, par deux fois, sur la route, ne répond pas au salut
que lui donne poliment Sasrǝq̊a. À la troisième fois, il daigne
prendre garde à lui, mais c’est pour le mettre dans sa poche et
accrocher le cheval du héros, jambes liées, à son arçon. Puis il va
sous un grand arbre au pied duquel il a coutume de se reposer.
Après une courte conversation, il relâche son captif avec son cheval.
Sasrǝq̊a revient chez sa mère Sataney-Guaša (en tcherkesse, g̊ašie
« dame »), qui lui conseille d’aller se cacher dans une fosse près de
l’arbre où le géant reviendra sûrement se reposer, mais d’accrocher
d’abord mille clochettes au caparaçon de son cheval, et, quand son
ennemi arrivera, de surgir dans un tintamarre inouï. (Il s’agit
d’ailleurs de clochettes merveilleuses, que Sataney fait fabriquer par
«  le forgeron aux mains d’or avec le métal du grand chaudron des
Nartes… ».) Elle lui recommande, après avoir ainsi humilié le géant
et l’avoir mis à sa merci, de le laisser partir sans le tuer. Sasrǝq̊a
exécute ses instructions de point en point. (Priključenija Narta
Sasrykvy i ego devjanosta devjati bratiev, Moscou, 1962, p. 194-200).
 
Cette revue confirme que seuls au Caucase les Ossètes, chez qui
l’idéologie trifonctionnelle est restée active, ont conservé jusqu’à nos
jours une application claire du thème des trois péchés du guerrier.
Mais un nouveau problème se pose quand on prend garde que, sous
la forme qu’ils lui ont donnée, ils rejoignent curieusement, chez les
Celtes insulaires, un épisode épique, dont nous n’avons
malheureusement qu’un sommaire inséré dans le roman arthurien
Kullwch et Olwen. Je transcris la traduction de J.  Loth (Les
Mabinogion, 1913, I, p. 331-332) en y plaçant des sous-titres qui en
marquent le plan.
– Premier péché : enlèvement de la femme d’un autre.
… Kreiddylat, la fille de Lludd Llaw Ereint, s’en était allée comme femme avec
Gwythyr fils de Greidiawl. Avant qu’il ne couchât avec elle, survint Gwynn fils de
Nudd, qui l’enleva de force.

–  Deuxième péché  : capture des nobles chefs dans une bataille


injuste (v. Conclusion).
Gwythyr fils de Greidiawl rassembla une armée et vint se battre avec Gwynn, fils de
Nudd. Celui-ci fut victorieux et s’empara de Greit fils de Glinnen fils de Taran, de
Gwrgwet Letlwm, de Dyvnarth son fils ; il prit aussi Penn fils de Nethawc, Nwython et
Keledyr Wyllt son fils.

– Troisième péché : crime impie


Il tua Nwython, mit son cœur à nu et força Keledyr à manger le cœur de son père  ;
c’est à la suite de cela que Keledyr devint fou.

– Conclusion :
Arthur, à ces nouvelles, se rendit au Nord, fit venir Gwynn fils de Nudd, lui fit relâcher
les nobles captifs (v. deuxième péché) et rétablit la paix entre lui et Gwythyr fils de
Greidiawl, à cette condition que la jeune fille resterait dans la maison de son père sans
qu’aucun des deux rivaux usât d’elle (v. premier péché).
Chaque premier jour de mai jusqu’au jour du Jugement, il y aurait bataille entre
Gwynn et Gwythyr et celui qui serait vainqueur le jour du Jugement prendrait la jeune
fille.

Seul, on le voit, le troisième péché n’est pas puni, mais


l’enchaînement logique suggère que c’est lui qui a provoqué
l’intervention d’Arthur et privé Gwynn du résultat de ses deux
premiers forfaits. Sanction qui peut nous paraître insuffisante, mais
sanction.
Peut-être Gwynn réservait-il un mauvais sort à tous les princes
captifs, comme semble l’indiquer, pour l’un deux, le troisième
péché. En ce cas on pensera, dans la légende indienne de Śiśupāla, à
la cruauté de son maître le roi Jārasandha, qui attendait d’avoir cent
rois prisonniers pour les sacrifier (ME II, p. 96-108).
On notera, dans cet épisode, un grand nombre de personnages
mythiques héroïcisés : Lludd « à la main d’argent » et Nudd portent le
premier un surnom qui rappelle l’aventure, le second le nom même
de l’irlandais Nuadu  ; Gwynn est resté jusque dans le folklore
moderne une sorte de démon  ; Taran est le tonnerre, le Taranis
gaulois. D’autre part, la mention de «  tous les premiers de mai
jusqu’au jour du Jugement » suggère un support rituel au récit.
Enfin l’épisode devait être célèbre puisqu’il paraît dans un autre
épisode (p.  284) avec une précision nouvelle. Dans l’énumération
des femmes porteuses de colliers d’or auxquelles Kullwch demande
un présent figure « Kreiddylat, fille de Llydd à la main d’argent, la
jeune fille la plus brillante qu’il y ait eu dans l’île des Forts et dans
les trois îles adjacentes  ; c’est à cause d’elle que Gwythyr fils de
Greidiawl et Gwynn fils de Nudd se battent et se battront, chaque
premier jour de mai, jusqu’au jour du Jugement ».
 
Un tableau permettra de faire saillir les correspondances.
VII
Fatalités de la fonction guerrière

De manière de plus en plus précise et pressante, les pages qu’on


vient de lire ont cerné un enseignement : même dieu, le guerrier est
exposé par sa nature au péché  ; de par sa fonction et pour le bien
général, il est contraint de commettre des péchés  ; mais il dépasse
vite cette borne et pèche contre les idéaux de tous les niveaux
fonctionnels, y compris le sien. Notre vue ne sera cependant
complète et proportionnée que si nous examinons la notion de péché
dans ses rapports avec les dieux de chacune des trois fonctions. (Je
dis  : les dieux, car, sur terre, tous les genres d’hommes pèchent, à
commencer par le roi.) La singularité du dieu guerrier n’en
apparaîtra que mieux  : Mitra, Varuṇa, par définition, ne pèchent
pas  ; les Aśvin ne songent pas à pécher  ; sur Indra seul se
rencontrent et la tentation et les moyens de mal faire.
 
Comment Mitra, Varuṇa, comment les autres Āditya pécheraient-
ils ? Ils font corps avec le r ̥tá, l’ordre moral aussi bien que cosmique
et rituel, qu’ils ont créé, qu’ils conservent, qu’ils vengent. Plus doux,
plus nuancé et plus rassurant avec Mitra, plus rigoureux, terrible
même avec Varuṇa, c’est toujours le r ̥tá qui est le principe d’action
de ces dieux et, s’agissant de Varuṇa, on dirait presque sa passion.
Ils sont moins dans le r ̥tá que le r ̥tá n’est en eux. Or, le péché ne se
définit que par rapport au r ̥tá, dont il est violation, négation
(ánr ̥ta) 1. Si surprenantes qu’elles paraissent parfois à la conscience
moderne, les actions de ces dieux sont conformes au r ̥tá. Les
violences, les prises soudaines, les châtiments impitoyables de
Varuṇa et tout ce qui l’apparente, lui le grand asura, aux asura
démoniaques ne sont pas des péchés.
Comment les Aśvin, au troisième niveau, pécheraient-ils ? Toute
leur fonction, toute leur nature est d’être bienveillants et
bienfaiteurs, σωτῆρες, comme les jumeaux grecs. Les hymnes qu’on
leur adresse ne sont que des catalogues, des allusions successives
aux nombreux services qu’ils ont rendus, des sortes de feuilles
d’images d’Épinal dont nous n’aurions malheureusement gardé que
les édifiantes et courtes légendes. D’autre part, pour pécher, il faut
s’opposer au r ̥tá et l’attentif Abel Bergaigne a déjà remarqué, dans la
belle étude qu’il a consacrée à «  l’idée de Loi  », que ces dieux si
utiles s’intéressent peu à l’ordre du monde 2. Ils ne connaissent que
d’humbles cas particuliers, Tel, et Tel, et Tel encore en proie à une
difficulté précise. Ni le poète ni le lecteur ne songent à débattre s’ils
opèrent ou non conformément au r ̥tá. Sans doute, puisqu’ils sont
bons, mais c’est sans importance  : le plan de leur activité, comme
celui des bons saints thaumaturges de nos légendes occidentales, est
plutôt celui de la charité que celui de la justice.
Indra, lui, et ses guerriers, ont reçu un poste cosmique ou social
bien différent. Ils ne peuvent ignorer l’ordre, puisque leur fonction
est de le garder contre les mille et une entreprises démoniaques ou
hostiles. Mais, pour assurer cet office, ils doivent d’abord eux-
mêmes posséder, entretenir des qualités qui ressemblent beaucoup
aux défauts de leurs adversaires. Dans la bataille même, sous peine
de sûre défaite, ils doivent répondre à l’audace, à la surprise, aux
feintes, aux traîtrises, par des opérations du même style, seulement
plus efficaces  ; ivres ou exaltés, ils doivent se mettre dans un état
nerveux, musculaire, mental, qui multiplie et amplifie leurs
puissances, qui les transfigure, mais aussi les défigure, les rend
étranges dans le groupe qu’ils protègent ; et surtout, consacrés à la
Force, ils sont les triomphantes victimes de la logique interne de la
Force, qui ne se prouve qu’en franchissant des limites, même les
siennes, même celles de sa raison d’être, et qui ne se rassure qu’en
étant non seulement forte devant tel ou tel adversaire, dans telle ou
telle situation, mais forte en soi, la plus forte – superlatif dangereux
chez un être du deuxième rang. Les révoltes des généraux et les
coups d’État militaires, les massacres et les pillages de la soldatesque
et de ses chefs sont choses plus vieilles que l’histoire. Et voilà
pourquoi Indra, comme dit bien Sten Rodhe, est « the sinner among
the gods ».
 
Rappelons cependant le point, considérable, où les fatalités du
guerrier reprennent un avantage  : quand le r ̥tá est en soi dur,
inhumain, ou quand l’application stricte du r ̥tá tourne au summum
ius de la maxime occidentale, s’opposer au r ̥tá, le réformer ou le
violer est, certes, un péché dans la perspective de Varuṇa, mais,
dans le langage des hommes, un progrès. Dans un chapitre de Mitra-
Varuṇa (VI, «  Nexum et mutuum  ») où certains faits juridiques
romains (§  3) ont été légèrement traités, mais où le reste, et la
direction générale sont valables, on a étudié cette opposition
bénéfique d’Indra à Varuṇa (§ 4), de la morale du Héros à la morale
du Souverain (§  5), notamment les traditions indiennes qui
attribuent à Indra le mérite d’avoir sauvé in extremis des victimes
humaines, ou même d’avoir substitué le rituel où ne périt qu’un
cheval au vieux rituel varuṇien de consécration royale qu’entachait
la pratique ou le souvenir des sacrifices humains. « On ne s’étonnera
pas, écrivai-je alors, que le dieu des sociétés d’hommes, qui sont
pourtant terribles à tant d’égards, apparaisse dans la fable indienne,
en opposition au Lieur magicien, comme un dieu miséricordieux,
comme le dieu qui délie les victimes régulières, les victimes
humaines de Varuṇa : le guerrier et le sorcier ou, sur un autre plan,
le soldat et le policier attentent également, quand il le faut, à la
liberté et à la vie de leurs semblables, mais chacun opère selon des
procédés qui répugnent à l’autre. Et surtout le guerrier, par le fait
qu’il se met en marge ou au-dessus du code, s’adjuge le droit
d’épargner, le droit de briser entre autres mécanismes normaux celui
de la justice rigoureuse, bref le droit d’introduire dans le
déterminisme des rapports humains ce miracle : l’humanité. »
VIII
Autres récits

Dans les pages qui précèdent, je n’ai présenté que mon propre
travail. Mais d’autres chercheurs ont fait des découvertes non moins
importantes, qui prouvent combien le thème des trois péchés
fonctionnels était répandu dans l’ancien monde indo-européen.
M.  Daniel Dubuisson l’a reconnu dans l’intrigue du Rāmāyaṇa.
Un livre qui sera publié prochainement –  sa thèse de doctorat
d’État  – développera la démonstration dont un article, Annales
E.S.C., 34, 1979, p. 464-489, a tracé l’esquisse.
M. David J. Cohen l’a reconnu dans un récit épique de l’Irlande
(Celtica, XII, 1977, p.  113-124). Voici le résumé et le commentaire
que Jaan Puhvel a faits de cette heureuse trouvaille dans son
introduction à la traduction anglaise de la première partie de Mythe
et Épopée II (The Stake of the Warrior, Univ. of California Press,
1983), p. XVII :
Suibhne Geilt, héros du récit Buile Suibhne, est un guerrier irlandais, itinérant et poète,
dont la vie est dramatiquement marquée par l’outrage gratuit qu’il fait à saint Rónán
(I), par son étrange fuite lors de la bataille de Magh Rath (II) et par sa mort violente
dans la maison de saint Moling sur l’accusation (bien que fausse) d’adultère (III), –
 mort qu’accompagnent les derniers sacrements administrés par saint Moling : celui-ci
avait dès longtemps prévu la venue de Suibhne, prédestiné qu’il était à l’assister au
terme de sa vie.
Rónán, bâtisseur d’églises, personnage « constructeur » en relation avec les rois, tient
clairement ici le rôle de « culture god » et la haine que lui porte Suibhne ressemble fort
à celle de Śiśupāla à l’égard de Kr̥ṣṇa. De son côté, Moling recueille cette âme perdue
dans des conditions qui rappellent comment Óđinn s’arrange pour que Starcatherus lui
revienne  : réconciliation du poète guerrier avec son dieu plutôt que salut par
transfusion de l’être [comme dans le cas de Śiśupāla], en accord donc avec les récits
scandinave et grec plutôt qu’avec le récit indien.

Par une remarquable rencontre, MM.  David Cohen et Daniel


Dubuisson ont reconnu en même temps une autre utilisation du
schéma sous forme inversée, avec détriplement du pécheur, ou de
celui qui risque de pécher  : M.  Cohen dans l’article de Celtica qui
vient d’être cité, M.  Dubuisson dans «  The Apologues of Saint
Columba and Solon or the “third function” denigrated », The Journal
of Indo-European Studies, 6, 1978, p. 232-234.
Aed, roi de Tara, demande à Columba combien, parmi les rois qu’il a rencontrés, iront
au ciel. Le saint lui en nomme trois :
1) Daimín Dan-argait, roi d’Oriel : « Nul clerc n’essuya de lui un refus et il n’adressa de
reproche à aucun, ne fit jamais tort à église ni sanctuaire, et donna beaucoup au
Seigneur. »
2)  Ailill Ìnbanna, roi de Connaught  : mis en déroute à la bataille de Cúil Conairi et
voyant son armée menacée d’extermination, il accomplit une sorte de deuotio  ; il
donna l’ordre à son cocher de lancer son char face à l’ennemi, car, dit-il, «  si je suis
mis en pièces et tué, un grand nombre sera sauvé ».
3) Feradach, roi d’Oesory : il avait passé sa vie à amasser par tous les moyens objets
d’or et d’argent. Tombé gravement malade, il fit poser tout ce trésor près de son lit ;
mais ses ennemis ayant assailli sa maison, il se repentit soudain et empêcha ses fils de
mettre le trésor à l’abri  : «  J’ai tourmenté beaucoup d’hommes à cause de ces objets
précieux, dit-il, je veux maintenant me tourmenter moi-même à cause d’eux pour
l’amour de Dieu  ; qu’elles soient prises par mes ennemis et que le Seigneur ne me
tourmente pas dans l’au-delà ! »
« Et moi ? demanda Aed à saint Columba, obtiendrai-je la merci de Dieu ?
— Non, tu ne saurais l’obtenir… »

Comme dit bien Puhvel (loc. cit.), «  ici les risques auxquels
échappent les deux premiers rois “sauvés” correspondent aux deux
premiers péchés de Suibhne, alors que la manière dont Feradach
s’affranchit à son dernier moment de l’auri sacra fames montre
comment Starcatherus aurait pu éviter son troisième péché, le
meurtre mercenaire, à prix d’or, du roi Olo ».
TROISIÈME PARTIE
LE PERSONNEL DIVIN
DE LA FONCTION GUERRIÈRE
Les deux études réunies sous ce titre visent à faire sentir un certain
parallélisme entre les représentations que les Indo-Iraniens, les Romains
et les Scandinaves se faisaient du personnel mythique de la fonction
guerrière. Même sur ces domaines, elles ne prétendent pas être
exhaustives.
Pour les autres parties du monde indo-européen, notamment pour les
Grecs et pour les Celtes, dans des perspectives comparatistes plus
générales, je renvoie à des études bien connues, où l’on trouvera une
riche bibliographie.
Grecs : l’ouvrage collectif de M. Jean-Pierre Vernant, Problèmes de
la guerre dans la Grèce ancienne (1968), avec un très clair exposé de
M. Francis Vian, « La fonction guerrière dans la mythologie grecque ».
Celtes : de Mme Françoise Le Roux, « Aspects de la fonction guerrière
chez les Celtes  », Ogam, 17 (1965), p.  175-188  ; de F. Le Roux et
Christian Guyonvarc’h, Mórrígan-Bodb-Macha, La Souveraineté
guerrière de l’Irlande (1983, Ogam-Celticum) et quantité de notes dans
les Textes mythologiques irlandais, I (1980) et dans le volume de
commentaire (sous presse).
Pour le Mars romain, notamment le soi-disant Mars agraire, RRA2
(1974), p. 215-266, à quoi je n’ai rien à changer.
I
Le personnel divin de la fonction
guerrière dans le rg̥ veda et dans
l’Avesta 1

Depuis 1945, je propose un moyen d’explication de la réforme


zoroastrienne, non certes dans ce qui en fait la valeur humaine, ni
dans son intention, mais dans sa forme, dans les dogmes où elle
s’exprime : les Entités qui, avec le Dieu unique, sont seules à peupler
–  confusément  – les Gāthā et que les textes postérieurs présentent
sous des traits, dans des groupements et avec une hiérarchie plus
clairs et plus fermes, sont, je crois, la sublimation abstraite,
ordonnée à la morale et à l’eschatologie de la nouvelle religion, des
dieux mêmes du polythéisme indo-iranien qu’il s’agissait de détruire
et de remplacer.
Les six abstractions, notamment, que l’Avesta postgāthique
montre réunies et classées comme Amǝša Spǝnta «  Immortels
Efficaces », sortes d’archanges, sont la sublimation des anciens dieux
canoniques des trois fonctions cosmiques et sociales 2 ; Vohu Manah
«  Bonne Pensée  » et Aša Vahišta «  Ordre très bon  » correspondent
aux deux dieux souverains védiques, le bienveillant Mitrá et Váruṇa,
le garant du ṛtá, de l’Ordre  ; Xšaθra «  Puissance  » correspond au
dieu guerrier Índra, maître du deuxième niveau, du domaine du
kṣatrá et des kṣatríya ; Ārmaiti « Pensée Pieuse », mais surtout génie
de la Terre et modèle de la Femme iranienne, correspond à la déesse
multivalente, mais d’abord fécondante, dont Sárasvatī est, dans le
R̥ gVeda, l’expression la plus archaïque, et près d’elle Haurvatāṯ et
Amǝrǝtāṯ « Santé » et « Non-mort », génies des eaux et des plantes,
presque toujours nommés ensemble et solidaires dans leur action,
correspondent aux deux jumeaux Nāsatya, guérisseurs, donneurs de
longue vie et de prospérité.
De même le couple des Mainyu «  Esprits  », premières créatures
ou émanations de Dieu, qui, au début des temps, ont choisi, l’un le
bien, l’autre le mal, orientant par ce choix premier toute l’histoire
du monde, correspond à Vāyú « Vent », dieu « premier » des liturgies
védiques et des mythes qui les justifient –  à ce Vāyú que l’Avesta
postgāthique et les textes pehlevis rétabliront sous son nom, Vayu,
mais lui aussi (et lui seul des dieux restaurés) partagé en une bonne
et une mauvaise moitié, ou même dédoublé en un «  bon Vayu » et
un « mauvais Vayu 3 ».
Enfin les deux dernières entités mentionnées dans les Gāthā,
Sraoša «  Obéissance  » ou «  Discipline  », patron de l’Église
mazdéenne, et Aši «  Rétribution  », correspondent aux deux
souverains mineurs que le R̥ gVeda associe étroitement à Mitrá  :
Aryamán, patron de la nationalité «  arya  », et Bhága «  Part  »,
surveillant de la juste répartition des biens entre Aryas 4.
Ainsi se trouve entièrement expliqué, et d’une seule explication,
non pas, encore une fois, la pensée et les intentions de Zoroastre,
mais la figuration, la mythologie pâlie et désincarnée qui lui sert de
langage. Cette explication, cette clef de la réforme, qu’il a fallu
retrouver au XXe  siècle, quand avait-elle été perdue  ? Très tôt sans
doute, mais non pas immédiatement après Zoroastre.
Dès 1945, j’ai signalé plusieurs faits qui indiquent que les
héritiers infidèles de Zoroastre 5, ceux qui, tout en gardant au
premier rang les Entités comme Amǝša Spǝnta, ont restauré ou
fabriqué, comme Yazata «  Êtres dignes de sacrifice  », un grand
nombre de dieux personnels, et aussi, comme « démons », un grand
nombre d’ennemis personnels des dieux, n’avaient pas perdu le sens,
oublié le mécanisme des transpositions zoroastriennes.
Un de ces indices est que la liste des archidémons, opposés aux
archanges, contient les noms de trois dieux fonctionnels indo-
iraniens, dont deux avaient été justement sublimés, par Zoroastre,
en archanges  : Índra, Saurva (Atharva Veda  : Śarvá), Na¯°ṅhaiθya
(véd. N satya) 6.
Un autre indice, plus troublant parce qu’il est de date très
tardive et qu’il concerne non seulement la théologie, mais la
mythologie, est que la tradition arabe connaissait encore au temps
de Mahomet, appliqué aux substituts sublimés des Nāsatya,
Haurvatāṯ-Amǝrǝtāt̰ (sous les formes Hārūt et Mārūt) un mythe qui,
dans l’Inde, est justement attribué aux Nāsatya 7.
 
Dans ces conditions, il paraît légitime et nécessaire de rechercher
si les docteurs que je qualifiais tout à l’heure de «  zoroastriens
infidèles  », en recomposant la mythologie qui remplit l’Avesta
postgāthique et où figurent, à côté de vieux dieux indo-iraniens,
beaucoup de personnalités nouvelles, désignées par des noms
abstraits du même type que ceux des archanges, n’ont pas, en fait,
continué parfois d’appliquer le procédé de Zoroastre, c’est-à-dire
n’ont pas remplacé, terme à terme, des séries d’êtres païens par des
substituts homologues simplement purifiés, conformés à l’esprit de
la vraie religion  : en sorte que le personnel divin du polythéisme
ancestral, déjà partiellement sublimé dans le système des Gāthās (les
archanges, les deux Mainyu, Sraoša et Aši), l’aurait été une seconde
fois, moins profondément mais plus largement, dans le panthéon
postgāthique.
Une telle hypothèse de travail rencontre naturellement beaucoup
de difficultés, mais aussi, immédiatement, quelques indices
favorables. Par exemple Gǝ¯uš Tašan (Gǝ¯uš Urvan) et Drvāspā, le
«  fabricateur (l’âme) du bœuf  » et la «  maîtresse de chevaux bien
portants  » sont étroitement unis  : ils patronnent conjointement le
quatorzième jour de chaque mois (Sīh rōčak I et II, 14) ; le Yašt IX,
entièrement consacré à Drvāspā, est appelé par la tradition
indifféremment Gōš Yašt ou Drvāsp Yašt  ; et, de fait, les deux
premiers versets concernant, l’un le bétail (gros et petit), l’autre les
chevaux, mettent la santé des uns et des autres sous le patronage de
la seule Drvāspā  : cette association, impliquant à la fois entre les
deux personnages une répartition du bœuf et du cheval et pourtant
une équivalence foncière, rappelle le statut original des Nāsatya ou
Aśvin de l’Inde, tel que Stig Wikander le décèle à partir d’allusions
védiques, mais surtout à partir de la transposition épique des
Nāsatya –  leurs fils  – dans l’équipe trifonctionnelle des frères
Pāṇḍava  : des deux jumeaux Nakula et Sahadeva, indifférenciés et
équivalents à plusieurs égards, l’un est pourtant, dans un épisode où
chacun des Pāṇḍava révèle par un déguisement sa vraie nature,
bouvier et vétérinaire des bovins, l’autre palefrenier et vétérinaire
des chevaux 8. Peut-être donc le couple postgāthique Gǝ¯uš Urvan–
Drvāspā restaure-t-il, prolonge-t-il, le couple indo-iranien des
Nāsatya, déjà sublimé par Zoroastre lui-même dans les deux derniers
archanges, et aussi, sous son vieux nom Na¯°ṅhaiθya, et au singulier,
ravalé au rang d’un archidémon.
Dans ce qui suit, je voudrais examiner de ce point de vue, dans
l’Avesta postgāthique, le personnel divin de la deuxième fonction,
de la fonction guerrière, et proposer quelques explications, toujours
du même type, à ceux des iranisants qui ont été sensibles aux
précédentes.
 
 
La fonction guerrière est celle qui a pâti le plus durement de la
réforme zoroastrienne : les principaux « résistants » devaient en effet
être là, avec leur ivresse, leurs inévitables excès, leurs violences
fatales à l’ami autant qu’à l’ennemi, leur particularisme foncier, si
opposé à l’uniformité morale que Zoroastre voulait imposer. Dès
1938, en étudiant surtout le vocabulaire, S. Wikander a montré
l’ampleur de la correction 9 : un des démons les plus injuriés par les
mazdéens n’est-il pas Aēšma « Furor », fléau de la vie sociale, dont le
nom est le substantif abstrait correspondant à ce qui est au
contraire, dans le R̥ gVeda, une épithète élogieuse des Marut,
projection céleste (ou plutôt atmosphérique) des bandes de jeunes
guerriers arya : iṣmín « ardent, déchaîné 10 » ? Moi-même, à plusieurs
reprises, depuis 1945, notamment en étudiant l’archange Xšaθra,
substitué à Indra et orienté, animé tout autrement, j’ai insisté sur ce
point, particulièrement révélateur de l’esprit de la réforme 11.
Dans le R̥ gVeda, où Vāyu n’est pas resté un personnage
spécifique de la deuxième fonction, la théologie de cette fonction
s’analyse, en gros, de la manière suivante :
1. Índra est de même niveau que, au pluriel, les dieux Rudra,
deuxième terme de l’énumération, également trifonctionnelle des
groupes Ādityá, Rudrá, Vásu. Au singulier, Rudra est un personnage
complexe, autrement orienté (RRA2, p.  120-121), devenu plus tard,
avec Sarva et quelques autres, une des composantes de l’inquiétant
Śiva. On a décelé en lui des traits qui le rapprochent du souverain
scandinave Óđinn.
2. Índra, guerrier typique, est à la fois un solitaire et le dieu le
plus apte à toutes sortes d’associations  : solitaire, parce qu’il
accomplit seul l’essentiel de ses exploits  ; apte aux associations,
parce que ces exploits peuvent pourtant être facilités, à telle ou telle
phase, par des dieux très divers. Dans la liste trifonctionnelle des
dieux arya des « para-Indiens » de Mitani, il est nommé, seul de son
espèce, résumant toute sa fonction, entre le couple Mitra-Varuṇa et
les jumeaux Nāsatya ; seul encore, dans la liste trifonctionnelle des
dieux invoqués lors de l’ouverture du sillon préliminaire à
l’établissement de l’autel du feu 12. Mais il est aussi, dans la langue
védique, à la différence des autres dieux, le premier terme d’un
grand nombre de composés au double duel 13.
3. Les principaux de ses associés sont : les deux dieux liturgiques,
qui confèrent par conséquent à leur allié la force inhérente à l’action
liturgique, Agní et Sóma, le Feu et la Boisson sacrificielle ; puis Vāyú,
le Vent, en tant que «  dieu premier  », entraînant souvent Indra en
tête, dans les cérémonies ou les hymnes dédiés à plusieurs divinités,
et aussi en tant que dieu rapide 14, et encore en tant que dieu
atmosphérique et violent, c’est-à-dire appartenant à la zone
cosmique et à la nature profonde de la deuxième fonction 15 ; enfin
deux dieux dont je ne donne ici que le nom et que nous
retrouverons bientôt, Víṣṇu et les Marút.
Si l’on compare cette théologie védique à celle du zoroastrisme
postgāthique, on constate ceci :
1.  Comme il a été rappelé, Indra et Saurva (c’est-à-dire Śarva,
Rudra) figurent encore sous leurs noms, mais dans la liste des
archidémons et donc condamnés sans recours ni sublimation.
2.  Dans la deuxième fonction corrigée, assagie, aucun dieu
n’occupe la place marginale de Śarva-Rudra  : les réformateurs ont
donc renoncé à sublimer cette partie inquiétante du domaine, de
même que, au niveau souverain, alors qu’ils restauraient Miθra et
Airyaman, ils n’ont rien restauré de la « moitié Varuṇa 16 ».
3. Indra a été au contraire sublimé comme dieu sous le nom de
Vǝrǝθraǧna, nom transparent, puisqu’il correspond au védique
Vṛtrahán, épithète d’Indra, «  briseur de résistance  », génie de la
victoire offensive 17. Vǝrǝθraǧna présente plusieurs des traits
caractéristiques d’Indra, notamment les affinités, les transformations
animales (Yašt XIV) 18.
4. Mais le véritable substitut d’Indra, le vrai patron de la
fonction guerrière, est autre : c’est Miθra qui manie le vazra, comme
l’Indra védique manie le vájra « la foudre », et Vǝrǝθraǧna n’est plus
qu’un de ses officiers 19. Le long Yašt de Miθra (Yt. X) montre que,
tout en restant le dieu souverain du droit et de la loyauté, le
protecteur juridique de la société pastorale 20, c’est lui qui a assumé
pleinement la conduite et le contrôle des guerres mythiques et
réelles 21. L’intention de la réforme apparaît ici clairement : il n’y a
de guerres acceptables qu’au nom, selon les principes et dans
l’intérêt de la société fidèle, de l’Église ; la guerre et les guerriers ne
se justifient que comme croisade et croisés. Quel plus sûr moyen
d’aligner la «  morale  » des combattants sur celle des prêtres et des
juristes, que de leur donner pour chef, modèle et protecteur, le dieu
même du droit religieux ?
5. La plupart des associations védiques d’Indra se retrouvent,
mais reportées elles aussi sur Miθra. Seul le Vent reste directement
attaché à Vǝrǝθraǧna, et même à la place d’honneur  : il est («  le
Vent hardi  ») la première des dix manifestations de ce dieu à
métamorphoses 22, en souvenir sans doute du couple Indra-Vāyu qui,
je l’ai dit, passe aisément, partout, «  en premier  ». Mais le Vent
accompagne aussi Miθra 23, comme fait Vǝrǝθraǧna lui-même (dans
une autre de ses incarnations  : en sanglier) 24, et aussi Ātar «  le
Feu » 25  ; et Haoma «  la Boisson sacrificielle  », fortifie Miθra par le
sacrifice 26.
Peut-être les correspondants prézoroastriens de Viṣṇu et des
Marut n’ont-ils pas été non plus perdus de vue par les minutieux
réformateurs.
A. Bergaigne a fort bien dit que la légende de Viṣṇu, dans
l’hymnaire, «  peut se résumer dans ces deux traits essentiels  :
«  Viṣṇu a traversé en trois pas l’univers  ; Viṣṇu est le fidèle allié
d’Indra 27.  » Mais c’est H. Oldenberg qui a, je crois, interprété le
mieux cet exploit et cette alliance 28  : Viṣṇu est l’arpenteur de
l’espace, il en rend les diverses parties accessibles  ; par conséquent
c’est lui qui introduit le dieu combattant là où son action est
nécessaire.
À vrai dire, le service des trois pas a quelquefois un autre
bénéficiaire qu’Indra : l’humanité ou Manu son ancêtre, et les « trois
pas » ne sont alors que trois pas sur la terre 29 ; mais dans le cas, de
beaucoup le plus fréquent, où Viṣṇu sert Indra, ou encore lorsque
l’arpentage qu’il a fait permet aux hommes, après la mort, de gagner
le séjour céleste des bienheureux, et aussi lorsque le grand marcheur
Viṣṇu est mentionné et loué pour lui-même, les trois pas,
certainement ou probablement, sont, si l’on peut dire, superposés,
traversant la terre, l’atmosphère et le ciel, ou bien l’atmosphère (ou
la terre), le ciel et un au-delà mythique du ciel.
L’adjectif urú « vaste », dit Oldenberg, et surtout le préfixe qui implique séparation en
étendue, vi-, reviennent avec une fréquence caractéristique chaque fois qu’il est
question de Viṣṇu. La notion sur laquelle on insiste, ce n’est pas qu’il ait donné la terre
aux hommes pour demeurer, mais qu’il a mesuré les étendues de la terre en vue de
l’habitat humain  ; ce n’est pas qu’il séjourne dans les hauteurs, mais que la hauteur
suprême est le but atteint par son troisième pas…
Si l’on admet cet ensemble de prémisses, l’alliance conclue entre Viṣṇu et Indra s’y
accorde parfaitement. – « Alors Indra, s’apprêtant à tuer Vr̥tra, dit : Ami Viṣṇu, fais tes
larges pas ! (R̥ gV, IV, 18, 11). – Ami Viṣṇu, fais tes larges pas. Ciel, fais place, et que
sur toi s’étaie la foudre  ! À nous deux nous allons tuer Vr̥tra, et faire couler les
rivières  : sous la poussée d’Indra puissent-elles librement aller leur chemin  !  » (VIII,
89, 12). –  La fonction de Viṣṇu est ici bien visible  : ce n’est qu’à la faveur d’une
assimilation superficielle à Indra qu’il devient meurtrier de Vr̥tra et libérateur des
rivières ; mais, comme les poètes védiques se plaisent à établir une relation entre les
actes qui ont ordonné l’Univers, procuré aux hommes la vie et le bien-être, et la
défaite de Vr̥tra, il a bien fallu que Viṣṇu prît part à cet exploit en accomplissant l’acte
qui partout le caractérise. Il fait ses trois pas et crée ainsi pour Indra le vaste champ de
30
bataille qui sera le théâtre de leur victoire .

Je ne ferai qu’une légère retouche à l’exposé d’Oldenberg. Il ne


faut pas dire, comme il fait par une sorte de survivance du
naturalisme, que «  le motif dominant dans la conception de Viṣṇu,
c’est l’infinité de l’espace » : c’est plutôt la prise de possession active
ou le don non moins actif de l’espace, considéré dans sa division
exhaustive en trois parties.
L’étymologie du nom de Viṣṇu est discutée. L’élément vi-,
impliquant «  mouvement par séparation 31  », s’y trouve presque
sûrement, puisque les deux verbes usuels qui expriment l’action du
dieu sont ví cakrame (vi kram-), ví māme (vi mā-) « il a enjambé, il a
mesuré séparativement…  », mais cette particule vi ne saurait avoir
produit directement un adjectif par le suffixe -snu (-ṣṇu), suffixe rare
et joint seulement dans le R̥ gVeda à quelques racines ou thèmes
verbaux.
L’explication qui me paraît le plus probable est de voir dans
Víṣṇu, à l’accent près, un adjectif du type de dhṛṣṇú- « audacieux »,
gṛdhnú- « avide », c’est-à-dire où un suffixe -nu- a été substitué à une
ancienne finale -u- (grec θρασύς, lituanien drąsùs «  audacieux  »  ;
lituanien gardùs « appétissant ») 32. Or, la langue védique connaît un
thème viṣu-, sans doute dérivé de vi-, qui ne subsiste plus comme
adjectif 33, mais qui a donné de nombreux dérivés, au sens de
«  tourné, allant, agissant de deux côtés divergents ou opposés, ou de
tous côtés 34  ». Cela exprime fort bien l’essence de Viṣṇu, qui est de
prendre possession séparément, par ses pas, de toutes les parties de
l’espace.
Si une telle notion, une telle puissance s’exprimaient déjà dans
un dieu indo-iranien – ce qui est indémontrable, mais plausible – on
sent combien ce *Višnu appelait surveillance et correction de la part
des docteurs zoroastriens : le dieu guerrier indo-iranien *Indra, son
allié, recevait de lui une part de son inquiétante autonomie, de son
excessive liberté d’action. «  Aller partout  », cela pouvait se
maintenir, certes, devait se maintenir même, au profit de la vraie
religion, mais non pas n’importe comment, capricieusement  : à ce
pouvoir de mouvement total, mais désordonné, ne fallait-il pas
substituer un pouvoir de mouvement également total, mais
fermement orienté, et mettre l’accent plutôt sur cette orientation
que sur cette totalité ? Il me semble que c’est d’une telle convenance
qu’est né le personnage avestique de Rašnu « Rectus » : il assume en
effet, en les corrigeant, les offices de Víṣṇu « Diversus ».
 
Comme Viṣṇu est surtout l’allié d’Indra, de même Rašnu est
surtout l’auxiliaire, le principal compagnon de Miθra 35. Il est à son
côté dans ses épiphanies du Yašt X, tantôt à sa gauche (100), tantôt
à sa droite (126). De même que, par la volonté des réformateurs,
Miθra opère à la fois sur le plan de la souveraineté et de la religion
et sur le plan de la guerre, mettant celle-ci au service de celles-là, de
même Rašnu est «  le droit  » tantôt au figuré (rectitude morale),
tantôt au propre (rectitude spatiale). Les restaurateurs postgāthiques
de la mythologie semblent avoir eu le goût de ces doubles valeurs,
physique et morale, dont le réformateur avait donné d’ailleurs la
formule en associant à chacun des archanges un être matériel
(Ārmaiti est «  Pensée pieuse  », et protège la terre, etc.) 36. La
spéculation védique ne se partageait pas ainsi, et c’est naturellement
par sa valeur spatiale –  et guerrière  – que Rašnu me paraît être le
correspondant de Viṣṇu.
Le Yašt X, au verset 41, montre les ennemis traqués entre Miθra
qui les met en fuite d’un côté, Rašnu qui les renvoie en sens inverse,
et Sraoša qui les empêche de s’éloigner de cette ligne fatale : jeux de
guerriers associés  ; mais, de cette alliance, les versets 79 et 81
révèlent le principe :
37
Nous adorons Miθra… à qui Rašnu a donné le maēθana, à qui Rašnu l’a remis pour
une longue association.
38
Maēθana est un mot bien iranien –  purement iranien –  qui
désigne le lieu  – quelles qu’en soient les dimensions –  où quelque
chose de précis doit se faire, où un être précis doit vivre ou agir ; la
meilleure traduction est peut-être «  emplacement  »  : pour les
hommes, c’est la terre (Yasna, XVI, 10), pour Ahura Mazdā et les
élus c’est le plus haut ciel (Vidēvdāt, XIX, 32), pour chaque Fravaši,
c’est la maison ou le coin de terre qu’elle patronne spécialement
(Yašt XIII, 67). Or, quel est le maēθana de Miθra  ? Son Yašt a
répondu d’avance (v.  44)  : «  Miθra… dont le maēθana est large
39
comme la terre, zǝm.fraθah   », –  et cette ampleur n’est-elle pas
naturelle puisque, justicier ou guerrier, Miθra agit partout où il y a
des hommes ?
Ainsi Rašnu rend à Miθra le service précis qu’Indra sollicite aussi
de Viṣṇu avant, pour ses exploits : il lui donne l’espace nécessaire à
son action, l’accès aux zones où il doit agir. L’analogie est même
renforcée par une coïncidence de vocabulaire  : pour lui demander
de « faire plus outre les pas séparateurs », Indra s’adresse à Viṣṇu en
l’appelant sákhi, mot qu’il est bien insuffisant de traduire par « ami »
et qui doit désigner une forme (contractuelle ?) d’entente que nous
ne savons malheureusement préciser 40 :
sakhe viṣṇo vitaráṃ ví kramasva !

Le verset avestique précise de son côté que Rašnu a remis


l’emplacement à Miθra « pour une longue entente » – l’entente étant
désignée par un dérivé du mot avestique correspondant à sákhi,
haxǝδra.
L’homologie des fonctions est claire, mais, au lieu que ce soit le
« divers » Viṣṇu qui oriente le dieu guerrier, c’est « le droit » Rašnu
qui oriente le dieu à la fois juste et guerrier. Si l’on doute encore de
la spécification et de l’importance de ce service –  orientation et
ouverture d’accès – qu’on se reporte au verset 126 du Yašt de Miθra,
où le souverain combattant apparaît encadré, à sa droite, par Rašnu,
à sa gauche par Čistā. Qu’est-ce que Čistā  ? Benveniste a
brillamment élucidé 41 le sens de cette Entité, qui partage d’ailleurs
avec Rašnu, et avec lui seul, le qualificatif de razišta « le très droit,
la très droite » :
Ses vertus morales, intelligence, habileté et promptitude à l’ouvrage, ont moins de
relief que ses aptitudes physiques. On vante son agilité, et toujours – trait essentiel –
en insistant sur ses rapports avec les routes  : hupaθmanya-, hutačana-, hvāyauna-,
hvāyauzda-. Ou cette allusion constamment répétée n’a aucun sens, ou elle indique que
Čistā est la déesse de la voie, celle qui guide sur les routes terrestres ou dans les
42
chemins de la croyance. Cette définition explique les prières qu’on lui adresse . Que
lui demande Zaraθuštra dans sa pittoresque supplique ? « Si tu me précèdes, attends-
moi ; si je t’ai devancée, rejoins-moi. » Le réformateur veut l’avoir pour compagne au
long de son voyage. Quand le prêtre itinérant souhaite son appui, c’est bien parce qu’il
doit propager la religion en terre lointaine et sur des chemins ardus. C’est vers elle, qui
est dite hvāyaunā « aux bons chemins », qu’on se tourne pour que les montagnes, forêts
et fleuves deviennent faciles à franchir. D’autre part on a vu que Čistā donne aussi
cette qualité nommée āxšta qui paraît se confondre avec l’énergie de la santé. Elle ne
guide pas seulement  ; elle insuffle la force de continuer le trajet  : Zaraθuštra attend
d’elle « la force des pieds » ; le chef de la province, la prospérité pour son territoire et
la force pour lui-même ; Hvagvī, la faveur de suivre (anu-) la loi. Par là se précise le
43
nom de Čistā qui, étymologiquement vague, désigne «  l’instruite, l’éclairée   »  : elle
est informée de la route à suivre, au propre et au figuré, et son épithète de razištā
« très droite » se rapporte sans doute à cette double fonction.

Cette excellente dissection d’une double nature éclaire l’autre


compagnon de Miθra, l’autre razišta 44, et l’on comprend la triple
association du verset 126  : Miθra s’avance entre le dieu qui lui
ouvre l’espace et la déesse qui lui fait les routes 45, espace et routes
étant conçus matériellement d’abord, mais avec une allusion au
domaine moral, comme « très droits ».
J’ai rappelé plus haut que, dans le R̥ gVeda, Viṣṇu et ses pas
intéressaient l’humanité d’un point de vue particulier : si pauvres en
renseignements que soient les hymnes sur notre destin post mortem,
on sait que l’une au moins des conceptions représente le séjour des
bienheureux comme situé fort haut dans le monde, et que l’on doit
s’y rendre par une ascension. A. Bergaigne définit bien le service
qu’à cet égard nous a rendu Viṣṇu 46 :
Des trois places que Viṣṇu occupe successivement quand il fait ses trois pas, l’une, la
plus haute, est invisible… : VII, 99, 1 : « Nous pouvons de cette terre connaître deux
de tes espaces  ; toi seul, Viṣṇu, connais ton séjour suprême.  » Les deux espaces que
l’homme aperçoit sont naturellement le ciel et la terre (cf. les strophes 3 et 4). C’est
évidemment la même idée qui est exprimée à la strophe I, 155, 5. À la vérité il y est
dit seulement que « les oiseaux ailés ne peuvent, dans leur vol, atteindre le troisième
pas de Viṣṇu  »  ; mais l’opposition du premier hémistiche, «  le mortel se met en
mouvement quand il aperçoit deux des pas de Viṣṇu (ou plutôt deux de ses séjours, le
ciel et la terre, au lever du soleil) », ne permet guère de douter qu’ici aussi la troisième
place soit conçue comme invisible.
Cette troisième place est le séjour propre de Viṣṇu. Nous lisons en effet à la
strophe VII, 100, 5 qu’il habite dans un lieu éloigné de l’espace, et à la strophe III, 55,
10 qu’il garde le séjour suprême. Son séjour est aussi celui des bienheureux après la
mort. Aussi l’auteur de l’hymne I, 154 souhaite-t-il à la strophe 5 (cf. 6) d’atteindre la
place suprême de Viṣṇu « où est l’urne de la liqueur » et où s’enivrent les hommes qui
ont honoré les dieux. À la strophe I, 22, 20, un autre poète promet à ses bienfaiteurs
qu’ils verront toujours la place suprême de Viṣṇu et rappelle le lien mystérieux qui
rattache leur œil aux sources de la lumière (cf. à la strophe X, 15, 3 le rapprochement
des pitṛs et du pas, ou plutôt du séjour de Viṣṇu).

H.  Oldenberg a rapproché de ces représentations védiques un


usage et des croyances avestiques 47. Il a rappelé, après
J. Darmesteter 48, que le Dēnkart (IX, 43, 7, résumant le Varštmānsar
Nask, perdu) explique les trois pas que fait le prêtre, en se dirigeant
vers le feu, à un certain moment du Yasna, comme une imitation des
«  trois pas que les Amšaspand, à la fin de toutes leurs conférences
avec Zoroastre, ont faits de la terre à la station du soleil, en
traversant les zones de Bonne Pensée, Bonne Parole, Bonne Action »,
c’est-à-dire, comme l’a noté E.  W.  West d’autre part 49, «  les trois
niveaux inférieurs du ciel, intermédiaires entre la terre et la
Meilleure Existence ou Ciel Suprême (Garōδmān), et situés
respectivement dans les stations des étoiles, de la lune et du soleil
(Arda Virāf Namak, VII-X  ; Mēnōk i Xrat, VII, 9-12)  ». Plus
récemment, H.  Güntert a montré que l’accord du R̥ gVeda et du
zoroastrisme était encore plus précis, puisque cette indication est
donnée justement dans le Mēnōk i Xrat à propos de l’ascension de
l’âme vers le paradis, après la mort (cf. Dātastān i Dēnīk, XXIV, 6).
Il est naturel, certes, par l’aspect moral de sa «  droiture  », que
Rašnu s’intéresse à l’âme après la mort ; que ce soit lui par exemple
qui, lors du jugement individuel, pèse les actes du défunt dans la
balance d’or. Mais il fait davantage. Alors que, pendant les trois
premières nuits, l’âme étant censée rester à côté du cadavre, c’est à
Sraoša, protecteur du monde des corps, que les survivants
adressaient de continuelles offrandes et prières 50, à partir de l’aube
du troisième jour, l’âme se mettant en mouvement pour le voyage
qui l’amènera d’abord au pont Činvat, on s’adresse à d’autres
protecteurs : d’abord à Rašnu et à Arštāṯ « la Rectitude », substantif
tiré de la même racine que l’adjectif Rašnu, et aussi au Bon Vent,
Vāyu (qui disputera l’âme au Mauvais Vent sur le Pont), puis à
l’espèce d’ange gardien qu’est la Fravaši du mort 51.
Il est même probable que Rašnu a rendu une fois pour toutes aux
âmes des Zoroastriens le même service que Viṣṇu aux âmes des
généreux Arya  : il a dû ouvrir la voie ascensionnelle qui mène les
Fidèles au séjour souhaité  ; en tout cas il y préside. C’est là
l’explication la plus vraisemblable du fait embarrassant que, dans
l’Avesta, le Yašt de Rašnu (Yt. XII), après quelques versets de
généralités impersonnelles et de louange peu caractérisée (1-8) 52, se
réduit, sauf encore une invocation dans le verset final, à une longue
énumération des parties superposées de l’Univers (9-37), toutes
introduites par la formule « même si tu te trouves dans… ». On voit
ainsi défiler :
a. Les sept cantons de la terre (9-15) ; le lac mythique Vourukaša
avec son arbre merveilleux et la rivière extrême, la Raṅhā (16-19) ;
la fin de la terre, le milieu de la terre, n’importe quel point de la
terre (20-22) ; puis les trois plus hautes montagnes (23-25) ;
b. La zone des diverses étoiles maîtresses (26-32), de la lune (33)
et du soleil (34) ;
c. Trois cieux ou super-cieux : « l’espace lumineux (raočah) sans
commencement et impérissable  » (35), «  le meilleur séjour des
fidèles, lumineux, qui donne toutes les jouissances  » (36)  ; «  la
lumineuse maison de louange  » (garō.nmāna), le Paradis suprême
(37).
 
L’analyse pointilleuse qu’a faite l’auteur n’empêche pas de
reconnaître dans sa description trois zones homogènes, terre, ciel
des astres, cieux mythiques  : se réduisant à cette «  cosmographie
montante », le Yašt XII suggère que Rašnu est bien l’homologue de
Viṣṇu, le dieu de l’ascension cosmique en trois pas 53.
S’il en est ainsi, la forme même de son nom se comprend mieux :
il exprime, dans son radical, la correction apportée au concept indo-
iranien de *Višnu et, dans son suffixe, la volonté d’un exact
remplacement.
Rašnu 54 est un des rares adjectifs avestiques formés par le suffixe
-nu, lui-même, on l’a vu, très rare en védique 55. Il est constitué sur
le radical raz-, forme alternante (cf. superl. razišta) de ǝrǝz- qui a
donné un adjectif en -u-, ǝrǝzu «  droit  », en général appliqué aux
chemins (sanscrit ṛjú «  droit  » –  le plus souvent appliqué aux
chemins,  – superl. rájiṣṭha)  ; la racine est celle de sanscrit r ̥j-, raj-
(r ̥jyati « il tend, dirige », rají « direction »), de latin rego, rectus, etc.
(irlandais recht «  loi  », gotique raihts «  recht, droit  ») 56  : Rašnu est
donc à ǝrǝzu « rectus » ce que Viṣṇu est à *viṣu « diversus ».
La langue védique, qui n’a pas d’occasion ni de raison d’opposer
les deux «  pouvoirs  » (Indra va «  droit  » à l’occasion, comme il va
aussi «  dans tous les sens  »), a du moins traité ces deux mots de
manière parallèle  : avec le suffixe des adjectifs de direction, un
dérivé r ̥jv-án̄ c qualifie les chevaux du Feu « qui vont tout droit » (IV,
6, 9) comme Víṣv-añc qualifie les chemins « divergents » de la Nuit
et du Jour (III, 55, 15), les traits qui volent « de tous côtés » dans la
bataille (X, 38, 1), le char du soleil « qui va partout » (IX, 75, 1) 57 ;
un poète demande aux dieux souverains de le diriger r ̥ju-nīt´ī « avec
une conduite droite » (I, 90, 1), tandis qu’un autre demande à Indra
de mépriser l’engeance víṣu-ṇa «  qui va dans toutes les directions,
instable, infidèle » (VIII, 21, 5).
Ces données linguistiques, qui concordent entièrement avec les
données mythologiques, confirment et éclairent la substitution de
Rašnu à un prézoroastrien *Višnu 58.
 
 
L’antiquité, le caractère prévédique du concept de Marút (les
Marútaḥ) est directement prouvé par l’existence de Ma-ru-ut-ta-aš,
chez les «  para-Indiens  » cassites  : comme šu-ri-ia-aš (Sū́ryaḥ) est
donné pour l’équivalent du dieu babylonien «  soleil  », Marutaš
(Marataš) est mis dans le vocabulaire cassite-accadien du British
Museum en équation avec Nin-urta, dieu de l’ouragan, de la guerre,
de la chasse 59. Une telle valeur explique assez que le nom ait été
banni du vocabulaire zoroastrien : les Marut védiques sont, dans la
mythologie, les márya par excellence, des jeunes gens excessifs, du
type de ceux que, sous le même nom, mairya, l’Avesta a condamnés,
voués au mépris et à l’abomination des fidèles.
Les caractères distinctifs des Marut dans le R̥ gVeda sont les
suivants 60 :
1.  Ils forment une bande –  śardháḥ, gáṇa  – plus ou moins
nombreuse selon les textes  ; ils sont toujours désignés, au pluriel,
par leur nom commun et agissent collectivement, sans aucune
différence ni volonté particulière ; ils sont tous frères, du même âge,
sans aîné ni cadet, nés au même endroit  ; ils sont appelés les
« jeunes gens (máryāḥ) du ciel », les « hommes (vīr ḥ) du ciel », les
« fils du ciel » ; ils sont jeunes et ne vieillissent pas.
2. Ils sont essentiellement les associés, les alliés d’Indra dans les
combats ; quelques textes mentionnent, dans telle ou telle occasion,
des griefs, une rivalité entre eux et le dieu, mais ce ne sont que de
rarissimes exceptions  : ils sont índrajyeṣṭha «  ayant Indra à leur
tête  », et l’association est si étroite que parfois les exploits, les
victoires d’Indra leur sont attribués.
3. Ils sont richement parés, avec des guirlandes, des anneaux de
bras et de chevilles, et fortement armés, de lances surtout, et aussi
de haches, parfois d’arcs et de flèches, avec des casques d’or et des
plaques d’or sur la poitrine.
4. Ils ont une forte coloration naturaliste, traversant bruyamment
l’atmosphère comme une sorte de « chasse fantastique », lançant les
éclairs (vidyút), ébranlant la terre, les montagnes, les deux mondes,
ployant et brisant sous leur course les arbres des forêts. Ils sont
comparés aux vents furieux, ils ont attelé les vents comme coursiers
à leur timon et le vent s’appellera plus tard Māruta. Aussi leur
principale fonction est-elle d’être sud navaḥ, de verser la pluie ; de
faire couler les eaux qui sont dites, pour cela, marútvatīḥ  : ils
apportent l’eau et mettent la pluie en mouvement (V, 58, 3), ou les
pluies les suivent (V, 53, 10) ; ils arrosent les deux mondes avec les
pluies (VIII, 7, 16), font l’obscurité, même de jour, avec les nuages
chargés de pluie (I, 38, 9)  ; ils sont vêtus de pluie (V, 57, 4),
obscurcissent leur éclat avec la pluie (V, 59, 1) ; ils vident les seaux
célestes (V, 53, 6  ; 59, 8) et précipitent les torrents des montagnes
(V, 59, 7) ; quand ils s’élancent, les eaux se gonflent (V, 58, 6) ; une
rivière terrestre est appelée marúdvṛdhā « accrue par les Marut » (X,
75, 5)…
 
Parmi les figures mythiques de l’Avesta, une et une seule se
conforme, sur beaucoup de points, à ce signalement  : celle des
Fravaši.
Certes, les Fravaši sont aussi autre chose, comme toutes les
entités substituées par le zoroastrisme aux anciens dieux  ; pour se
justifier dans le nouveau système de représentation, il faut bien
qu’elles « servent » dans les deux domaines ouverts ou approfondis
par la réforme : la morale unitaire du Dieu unique, la participation
des âmes à la lutte cosmique, avec la rétribution méritée post
mortem. Rašnu, par exemple, on vient de le voir, ne s’est plus borné
à arpenter, à jalonner comme Viṣṇu la piste qui permet de monter
aux cieux suprêmes ; il s’occupe de chaque mort, pèse ses actions et
le juge dans le tribunal où il siège avec Miθra et Sraoša.
La troupe immense des Fravaši revêt donc, elle aussi, un
uniforme zoroastrien. La Fravaši de chaque être humain 61 tient à la
fois de l’ange gardien, de l’âme et de l’Idée. Elle préexiste, elle est
immortelle. Après la mort, disent les livres pehlevis, l’âme
proprement dite, urvan, s’attachant étroitement à la Fravaši,
échappe à la destruction où se perdent les autres éléments de l’être,
le corps, la vie, la forme. Par suite, tout un aspect du culte des
Fravaši a la valeur d’un culte des morts : leur grande fête, qui dure
dix jours à la fin de l’année, est une sorte de Parentalia, avec
nourriture exposée et fumigations dans les chambres des morts et
sur les toits des maisons, et une formule célèbre du Yasna, LXXI, 23,
dit expressément iristanąm urvąnō… y a¯° ašaonąm ḟravašayō «  les
âmes des morts, qui sont les Fravaši des Fidèles ».
Mais cette application, cette sorte d’incarnation humaine n’était
pas une nécessité de leur nature  : elle n’est qu’une phase, une
manœuvre de la guerre cosmique qui oppose Dieu et le Mal. Au
début des temps, dit le Bundahišn, I, 8, quand Ōhrmazd connut
l’existence d’Ahriman, il prépara la défense, créa ses futurs
auxiliaires, et notamment les Fravaši – apparemment en une fois, et
toutes semblables  – qui restèrent trois mille ans sans mouvement,
d’une existence purement spirituelle. Plus tard, quand la guerre fut
imminente, Dieu leur proposa le choix  : ou se laisser défendre
passivement, comme un enjeu, ou participer à la défense en
descendant elles-mêmes dans le monde corporel, pour ne jouir que
plus tard d’un bonheur plus assuré ; elles décidèrent de combattre et
c’est ainsi que chaque homme a sa Fravaši (II, 10-11).
 
Cette différence fondamentale reconnue, les analogies avec les
Marut n’en apparaissent pas moins considérables :
1. L’individualisation de chaque Fravaši ne les empêche pas de
former, mythologiquement, une masse une et homogène, désignée
par le pluriel constant ašaonąm fravašayō « les Fravaši des Fidèles »,
et agissant unanimement en tant que masse, au point que
l’observateur oublie et que la mythologie paraît oublier que, sous les
Fravaši ou près d’elles, il y a les hommes  : les ašaonąm fravašayō,
indistinctes et sans âge, sont indifféremment les Fravaši des hommes
du passé, du présent et de l’avenir.
 
2. Elles sont, dans le grand combat, les fidèles alliées de Dieu qui
lui-même, au début de leur Yašt (XIII), se plaît à reconnaître le
service guerrier qu’elles lui rendent dans l’atmosphère « entre terre
et ciel » :
12. Car si les fortes Fravaši des Fidèles ne m’avaient pas prêté secours, il n’y aurait pas
ici pour moi animaux ni hommes, [ces deux espèces d’êtres] qui sont les meilleurs de
62
leurs genres ; la Druǰ aurait en propre la force, l’empire , le monde des corps ;
13. entre la terre et le ciel s’installerait celui des deux Esprits qui tient pour la Druǰ ;
entre la terre et le ciel vaincrait celui des deux Esprits qui tient pour la Druǰ…

Beaucoup d’autres versets de leur Yašt les montrent en effet dans


63
le combat  :
33. Nous adorons les bonnes, puissantes et saintes Fravaši des Fidèles, – les vaillantes,
braves, combattantes, effrayantes, qui abattent, qui anéantissent les attaques de tous
les ennemis, démons et hommes, qui à l’assaut défont les adversaires selon leur propre
désir et vouloir…
35. Nous adorons (etc.) … – les illustres gagneuses de batailles, les très fortes…
37. Nous adorons (etc.) … – qui forment une nombreuse armée, ceintes d’armes, avec
bannière déployée, les brillantes…

Et le Yašt mentionne nommément des héros, des familles,


qu’elles ont aidés dans le combat (37-38), pour reprendre ensuite
l’éloge général :
39. Nous adorons (etc.) … – qui brisent les deux ailes des lignes de bataille déployées,
qui enfoncent le centre…
40.  Nous adorons (etc.) … –  les gagneuses de batailles, fortes, partout victorieuses,
combatives…

Avec une telle nature et une telle mission 64, de même que les
Marut sont índrajyeṣṭha, elles ne peuvent que suivre le nouveau
généralissime zoroastrien de la guerre, Miθra, et son état-major :
47. Celle des deux [armées en présence] qui en premier les prie, avec esprit attentif et
cœur croyant, du côté de celle-ci se tournent les fortes Fravaši des Fidèles, ensemble
65
avec Miθra et Rašnu et le fort Dāmōiš Upamana (  ?) , ensemble avec le Vent
victorieux.
48. Elles abattent les pays…, là vers où les fortes Fravaši des Fidèles se tournent
ensemble avec Miθra et Rašnu, et le fort D.U. (?), ensemble avec le Vent victorieux.

3. Plus austère que les Marut païens, la bande des Fravaši ne se


signale par aucune coquetterie, aucune parure, ni guirlande, ni
anneaux, et leurs casques ne sont pas d’or  ; mais elles sont bien
armées :
45. Nous adorons (etc.) … –  qui combattent dans les combats lumineux avec des
casques de métal (ayō.xaoδā), avec des armes offensives de métal (ayō.zayā), avec des
armes défensives de métal (ayō-verǝθrā), qui portent des poignards brandis pour
massacrer mille démons.

4. Les Fravaši ne sont pas la «  chasse fantastique  », brutale et


aveugle, qu’étaient les Marut ; du moins vient-on de voir que le Vent
les accompagne aux versets  47-48, et le verset précédent disait  :
«  Quand parmi elles le vent vient soufflant (yaṯ hīš antarǝ vātō
fravāiti) qui leur apporte le fumet des combattants… » C’est peu de
chose, mais les convenances zoroastriennes expliquent la perte de
cette figuration naturaliste. En revanche, le rapport des Fravaši avec
la pluie reste essentiel, aussi fortement marqué que le rapport des
Marut avec la pluie. Les averses célestes, dans l’Avesta, dépendent
matériellement de deux étoiles, Tištriya «  Sirius  » et Sata.vaēsa
«  Aldébaran  ? l’étoile aux cent valets  »  ; ce sont les Fravaši qui
manient la seconde :
43. Elles envoient entre terre et ciel Sata.vaēsa, qui fait tomber l’eau, qui entend
l’appel, qui fait pousser les plantes, pour la protection du bétail et des hommes, pour
la protection des pays arya…
53. Nous adorons les bonnes, puissantes et saintes Fravaši des Fidèles qui, aux eaux
créées par Dieu, montrent les belles routes, [aux eaux] qui, auparavant après qu’elles
eurent été créées, étaient restées [immobiles] au même endroit, pendant un long
temps, sans couler vers l’avant ;
54. mais maintenant elles coulent sur la route créée par Dieu, au lieu fixé par les
dieux, prescrit, riche en eau.

Les versets  65-68 les montrent s’affairant d’une manière bien


pittoresque :
65. Quand les eaux, ô Spitama Zaraθuštra, coulent en sortant du lac Vourukaša, avec
la Gloire créée par Dieu, alors s’activent les fortes Fravaši des Fidèles, nombreuses, par
centaines, par milliers, par myriades,
66. pour chercher l’eau, chacune pour sa famille, pour son clan, pour son district, pour
son pays, en disant : « Notre pays doit-il périr, se dessécher ? »
67. Les Fravaši combattent dans les batailles pour leur lieu et demeure, là où
[chacune ?] a pris lieu et emplacement pour y demeurer : on dirait un héros guerrier
66
qui combat, ceint de son armure, pour sa propriété bien amassée  ;
68. et celles d’entre elles qui gagnent l’eau l’apportent chacune à sa famille, à son clan,
à son district, à son pays, disant : « Notre pays doit prospérer, croître. »

Le service des eaux reste donc bien une partie importante de la


mission des Fravaši. Mais on a pu noter la différence, attendue
d’ailleurs, entre une telle description et les expressions védiques sur
la pluie des Marut : les Fravaši ne sont pas des génies naturalistes,
tumultueux, et la pluie n’est plus l’effet mécanique de leur violence
désordonnée  ; ces héritières zoroastriennes des jeunes gens
atmosphériques sont des sortes de ménagères, qui s’affairent près du
réservoir cosmique, soucieuses chacune de ravitailler les siens, des
sortes de Marthes bien dressées dans le monde de Dieu où, malgré
Ahriman, il y a autant d’administration que de guerre : satagebat…
Une telle correspondance entre les deux bandes, dans la
représentation et dans le service, me paraît prouver la réalité de la
substitution  : la mythologie de l’Avesta postgāthique reproduit
encore, dans ses lignes essentielles, mutatis mutandis, l’analyse que le
paganisme indo-iranien faisait du personnel de la fonction guerrière.
II
Le personnel de la fonction guerrière
à Rome et en Scandinavie

Le personnel védique de la fonction guerrière, la manière dont il


s’organise autour du dieu canonique de ce niveau, Indra, fournit une
intéressante matière au comparatiste qui, après l’Inde, porte son
regard sur d’autres parties du monde indo-européen, et d’abord sur
Rome.
On sait combien la mythologie proprement romaine est pauvre.
La théologie, les formules classificatoires, les relations entre les
divinités des diverses fonctions et des divers niveaux sont claires,
plus claires même que dans d’autres religions apparentées –  la
grecque, l’irlandaise, par exemple – où la charpente des définitions
qui soutient la structure est comme écrasée sous la masse des récits :
jusqu’à l’intervention de Zeus, tout ce que les Romains racontent de
Jupiter tient en quelques rapports entre lui et les premiers rois de la
ville. Et de même pour les autres provinces de la théologie.
J’espère avoir montré, par de nombreux exemples, que la
mythologie n’a pas disparu pour autant  : elle s’est constituée en
histoire. Ce ne sont pas des dieux, mais des héros des premiers
temps qui, par leur caractère, leurs aventures, leurs rapports, font la
démonstration des valeurs que reconnaît la société et la conception
qu’elle a d’elle-même et de sa place dans le monde. Tout cela a été
en grande partie formé par un transfert sur l’espace romain et dans
le temps romain (les seuls qui intéressent Rome) de ce qui, chez les
Indiens ou chez les Scandinaves, se passe dans l’Univers et dans le
Grand Temps. Avec les règnes de Tullus Hostilius, de Tarquin le
Superbe, le présent livre a offert au lecteur plusieurs de ces
transpositions.
Mais l’histoire n’est pas le seul réceptacle de cette mythologie en
quelque sorte fermentée que les annalistes ont fait couler dans nos
mémoires comme un miel savoureux d’événements significatifs et
exemplaires. L’organisation sacerdotale la plus ancienne,
notamment, se conforme aux mêmes structures et aux mêmes
images  : l’ordo sacerdotum, le groupement libre mais strictement
hiérarchisé des trois flamines maiores, autant et plus que les
définitions différentielles de leurs dieux Jupiter, Mars et Quirinus
(notamment de Quirinus), a été le point de départ de tout le travail
comparatif accompli depuis cinquante ans. Il en est de même pour la
fonction guerrière.
Avant de devenir le fils de Jupiter et le père de Romulus, Mars,
lui non plus, n’a pas de mythologie. D’autre part, il ne semble pas
que Rome ait distingué, dans ses patronages divins, ce qui était,
chez les Indo-Iraniens, l’aspect Vāyu (Bhīma) et l’aspect Indra
(Arjuna) 1. Mars est seul à son niveau, avec une Bellōna qui, à en
juger par la structure de son nom et par ses offices, a pour mission
de faire que les Romains sortent en bon état d’une guerre, voire de
substituer à la guerre la diplomatie 2. Il est aussi articulé à Quirinus,
mais Quirinus, en dehors des dérives qu’a causées ou facilitées son
assimilation à Romulus, ne s’occupe que des militaires entre deux
campagnes, des Quirites, des civils toujours prêts à se mobiliser et
vivant dans une paix vigilante, et l’essentiel de ses rapports avec
Mars est dans leur commune participation, dans des postes
complémentaires et inégaux, à la structure non pas bi-, mais
trifonctionnelle Jupiter, Mars, Quirinus. Mais on chercherait
vainement, près de Mars, l’équivalent de Viṣṇu et des Marut.
Au contraire, le personnel sacerdotal attaché à la guerre, en
dehors du flamen Martialis, consiste en deux sodalités dont les offices
correspondent à ceux de Viṣṇu et des Marut. Simplement, comme
nous sommes à Rome, fondamentalement juriste et procédurière, et
peu confiante dans les purs miracles, la première de ces deux
sodalités a transporté au droit international, à la zone d’action de
Jupiter, ce qui, dans la mythologie de Viṣṇu, n’est que magique. Il
s’agit des fetiales d’une part, des Salii d’autre part.
 
Dans Idées romaines (1969), p.  63-78 (et p.  304), une étude à
laquelle je n’aurais rien d’important à changer a longuement traité
du ius fetiale  : j’y renvoie le lecteur. En gros, les fēti-ales sont les
prêtres chargés de donner à une guerre éventuelle le fondement (cf.
sanscrit dh tu) moral qui en fait un bellum pium. Matériellement, ils
font plus  : ils légitiment la marche que fera l’armée romaine en
territoire ennemi, si ennemi il y a, c’est-à-dire si le peuple contre
lequel Rome a des griefs n’a pas donné la réparation demandée. Et
cela, le fétial désigné pour cet office, le pater patratus, et son
auxiliaire l’accomplissent en trois étapes, par un équivalent rituel
des trois pas par lesquels Viṣṇu fournit à Indra l’espace de son
exploit 3. Voici le passage de mon étude de 1969 qui, complétant sur
un point l’article de 1953 d’où est tirée la précédente section,
concerne directement notre problème (p. 73-75).
Viṣṇu, par ses trois pas, ouvre à l’action guerrière d’Indra la zone de l’espace où elle
doit se dérouler et quand, en trois pas, il arpente « pour Indra » les trois mondes, c’est
l’univers entier qu’il lui rend accessible. Il fait matériellement, par ses pas, ce que le
fétial romain fait, mystiquement, par son rituel : il procure au guerrier une marche et
un champ de bataille assurés. On a vu plus haut des raisons de penser que le trait est
ancien, indo-iranien : dans l’Avesta postgāthique, le dieu guerrier, Miθra, substitué en
cette fonction à l’*Indra indo-iranien, a près de lui un auxiliaire, Rašnu, dont le nom
consonne avec celui de Viṣṇu, et qui présente avec Viṣṇu d’autres analogies  ; or,
comme Viṣṇu à Indra, ce Rašnu continue à donner à Miθra l’espace nécessaire à ses
exploits (Yašt X, 41). Si Rašnu est une «  réforme  » zoroastrienne d’un *Višnu indo-
iranien, comme je l’ai proposé, son nom indique suffisamment le sens de la réforme : il
est «  le droit  », aussi bien et plus au moral qu’au propre, et sa présence auprès de
Miθra, comme, d’ailleurs, la substitution même de Miθra au dieu guerrier indo-iranien,
suppose que le mazdéen ne fait que des guerres «  droites  », c’est-à-dire justes, et
surtout dans l’intérêt de la vraie religion. Mais peut-être cet aspect du service était-il
déjà, avec d’autres nuances, contenu dans les représentations indo-iraniennes : l’hymne
védique, cité plus haut (Vāl., 4, 3), qui dit que « c’est pour Indra que Viṣṇu a fait ses
trois pas  », ajoute aussitôt úpa mitrásya dhármabhiḥ, «  conformément aux lois de
4
Mitra  », du Mitra qui n’est toujours, dans la religion védique, sans rien de guerrier,
qu’un dieu souverain, garant bienveillant de l’ordre sous toutes ses formes, cosmique,
5
social, liturgique et moral .

Le rituel des fétiaux paraît contenir un élément de même forme,


à valeur à la fois morale et matérielle. On connaît la procédure par
laquelle ces prêtres, exactement celui qui a été choisi comme pater
patratus et son compagnon, vont demander réparation et, s’il doit y
avoir bellum, assurer aux Romains un bellum pium 6  : en trois
marches, ils se rendent depuis la frontière du peuple coupable
jusqu’au forum de sa ville. En territoire romain d’abord, à proximité
de la frontière, puis encore sur la frontière, le pater patratus invoque
les dieux, affirme sous imprécation la justice de la cause romaine et
expose ce dont Rome se plaint, puis, avec son compagnon, il
commence sa marche sur le territoire virtuellement ennemi en
refaisant trois fois ce discours  : 1. Au premier passant qu’il y
rencontre, 2. En arrivant à la porte de la ville, 3. Sur le forum,
devant les magistrats. Si le peuple ainsi sommé demande un délai, il
accorde trente jours.
Un tel scénario semble indiquer que la procédure combinait
primitivement la préparation juridique du bellum pium et une
préparation plus matérielle  : non pas encore une prise de
possession 7, mais l’ouverture ou, pour garder l’image de *fēti-, la
«  fondation  » mystique du champ où l’armée romaine s’avancera
ensuite, protégée par les dieux. De la frontière au premier passant,
de celui-ci à la porte, de la porte au forum, aux trois points, l’un
mobile, les autres fixes, qui jalonnent entièrement ce monde
étranger, le fétial «  pose  » le droit de Rome et, par là même, les
qualifie, eux et le pays qu’ils résument, comme « base » pour l’action
guerrière qui suivra. Du moins est-ce l’explication littérale que
suggère cette marche en trois étapes, cette sorte d’incantation
progressive de tout le terrain 8.
 
À la différence des fetiales, dont l’intervention est commandée
par les circonstances, les Salii opèrent à dates fixes, dans des fêtes
que prescrit le plus ancien calendrier : ils ouvrent en mars, ferment
en octobre la saison des guerres 9. Leur service est de parcourir les
rues de Rome en dansant une danse contorsionnée qu’ils scandent
en frappant de leurs javelines des boucliers archaïques, c’est-à-dire
le bouclier-talisman envoyé du ciel par Jupiter à Numa et les copies
qui en avaient été faites. Ils opèrent sous la direction d’un chef de
danse (praesul) dont ils reproduisent les figures et, en même temps,
dirigés par leur uates, ils chantent un carmen devenu peu intelligible
à l’époque classique. Ils sont divisés en deux équipes de douze, les
Salii Palatini et les Salii Agonenses ou Collini, ayant chacune son
magister. La première appartient à Mars, la seconde à ce «  Mars
tranquille  », à ce «  Mars qui préside à la paix  » qu’est Quirinus.
Denys d’Halicarnasse les présente ensemble comme «  danseurs et
chanteurs des dieux en armes » (II, 70, 2). Ce n’est pas ici le lieu de
traiter de Quirinus et de ce qui explique son glissement vers un
statut de dieu guerrier, étranger à l’idéologie qui soutient les actions
connues de son flamine 10. Il suffit ici de souligner que Rome confie
le succès de ses légions à des prêtres danseurs qui font bruyamment
parade de leurs armes. Ils sont, dit le commentateur de Virgile
(Serviuṣ, ad Aen., VIII, 663) in tutela Jouis Martis Quirini, ce qui est
conforme à l’origine céleste, diale, des boucliers et aux affections
des moitiés de la sodalité 11. Enfin, des prêtresses nommées Saliae
uirgines, dont il faut bien penser qu’elles doublaient les Salii et
«  dansaient  » comme eux, ne sont signalées qu’à l’occasion d’un
sacrifice annuel, offert sans doute à la chapelle de Mars dans le
Regia 12.
On sent combien, par leur nature et leur rituel, ces Salii sont
proches des Marut (et donc, peut-être, les Saliae des Fravaši)  : les
uns et les autres font étalage d’un riche armement et les uns et les
autres dansent, puisque seuls Indra et les Marut (et une fois les
Aśvin, autres jeunes gens) reçoivent dans les hymnes la qualification
de nr ̥tú « danseurs 13 ».
Il faut ici rappeler un autre rituel guerrier de Rome, celui de la
purification, le 1er  octobre, au tigillum sororium, que l’on rattachait
au «  péché  » commis par le troisième Horace après son combat
contre les trois Curiaces : dans la première partie du présent livre, il
a été montré que la légende justificative de ce rituel établi sous le
roi guerrier Tullus Hostilius rappelait le mythe védique où Indra a
pour auxiliaire Trita, «  le Troisième  ». Ainsi le recours à la
mythologie védique du niveau guerrier permet d’entrevoir comment
des corps sacerdotaux et des actes rituels qui, à Rome, sont
dispersés, prolongent un ensemble cohérent de représentations
remontant aux temps indo-européens 14.
 
 
Tout n’est pas encore éclairci, dans les religions germaniques, sur
la théologie et la mythologie du niveau guerrier. Un fait du moins,
souligné dès 1939, domine le dossier  : si ce qui est dans l’Inde le
«  type Vāyu-Bhīma  » subsiste clairement en la personne du dieu
Þórr, le «  type Indra-Arjuna  », et généralement tout le reste du
personnel divin de la fonction guerrière a si bien pénétré la fonction
souveraine qu’elle a paru aux observateurs, dès l’Antiquité et jusqu’à
l’extinction du paganisme, en former l’essentiel. C’est par « Mars »,
entre Mercure et Hercule, que les informateurs de Tacite ont traduit
*Tiwaz, et c’est comme dieu de la guerre, au XIIe  siècle, que Snorri
présente Týr 15. Parallèlement, dans la triade d’Upsal que des
voyageurs hanséatiques ont décrite à Adam de Brême – Óđinn, Þórr,
Freyr » (Wodan, Thor, Fricco) – les fonctions des dieux sont réduites
à l’essentiel, du moins à ce qui les a le plus frappés 16 :
Thor est le maître de l’atmosphère et gouverne le tonnerre et la foudre, les vents et les
pluies, le beau temps et la moisson ;
Wodan, c’est-à-dire la Fureur, dirige les guerres et fournit à l’homme la vaillance
contre l’ennemi ;
le troisième, Fricco, procure aux mortels la paix et le plaisir.

Ainsi, ce que nous savons par ailleurs d’Óđinn et qui est en


réalité dominant, à savoir son caractère de souverain du monde, de
« père universel » et de magicien tout-puissant par son savoir, n’est
pas retenu, alors que sa participation aux guerres n’est qu’une
application privilégiée de cette valeur générale : il gouverne le sort
des batailles, choisit les morts héroïques qu’il se réserve, bien plutôt
qu’il ne se bat.
Quant à Týr, qui ne paraît pas dans la triade d’Upsal, Snorri
(Gylfaginning, 13) le définit « très intrépide et très courageux » et dit
qu’il a «  grand pouvoir pour la victoire dans les batailles  », enfin
qu’il est bon que les hommes vaillants l’invoquent, – ce qui est très
proche de la part d’Óđinn dans la seconde partie du témoignage
d’Adam de Brême :
… Si la peste ou la famine menace, c’est à l’idole Thor qu’ils sacrifient ; pour la guerre,
à Wodan ; et si des noces doivent être célébrées, à Fricco.

Ce n’est pas ici le lieu de montrer que la part de Týr et celle


d’Óđinn dans la guerre et dans la victoire ne sont pas les mêmes, ni
de compléter, de rectifier la définition que Snorri donne de Týr qui,
au civil comme au militaire, au Þing de justice comme au Þing des
armes qu’est la bataille, préside aux rapports le plus souvent
difficiles et violents des hommes  : le travail est fait depuis
longtemps et le lecteur peut se reporter à mes Dieux souverains des
Indo-Européens, p.  183-203 et, en dernier lieu, à la discussion que
j’ai récemment soutenue contre M. R.I. Page, dans l’Esquisse 73
(L’Oubli de l’homme…, p.  278-301). Je rappellerai seulement le
glissement qui peut être très schématiquement résumé 17, pour les
deux fonctions supérieures, dans un tableau comme celui-ci :

Pour l’essentiel, c’est donc Óđinn qui assume les fonctions


d’Indra. Osmose naturelle, sans doute, entre le niveau souverain et
le niveau guerrier puisque, pour des raisons différentes, l’Indra
postvédique est devenu le souverain des dieux (Varuṇa et Mitra
s’étant presque effacés) tout en restant le guerrier par excellence, et
que l’Iran zoroastrien, dans le temps qu’il rejetait l’Indra traditionnel
parmi les archidémons, a transféré sa mission, retouchée dans la
nouvelle morale, à Miθra qui, sous Ahura Mazdā, garde beaucoup de
ses traits de dieu souverain.
La plus notable différence est que, dans l’aspect naturaliste de la
fonction guerrière, Óđinn ne s’est pas approprié la foudre (comme
l’ont fait ailleurs les souverains Zeus et Jupiter sans pourtant
descendre à la deuxième fonction) : de même que, dans l’Inde, c’est
Indra, au deuxième niveau, qui manie le vájra, l’arme céleste qui
symbolise la foudre, c’est Þórr, au deuxième niveau aussi mais dans
la «  partie Vāyu  » de ce niveau, qui a pour arme le marteau qui
ébranle l’atmosphère. Il est d’ailleurs remarquable que, chez les
Germains, ce soit ainsi le coup de tonnerre plutôt que la foudre, le
bruit plutôt que la lumière, qui ait été mis en vedette dans l’arme (le
marteau) comme dans le nom même du dieu (* Þun(a)raz).
Pour à peu près tout le reste, c’est bien Óđinn qui a amassé sur
lui l’équivalent de la dotation d’Indra. Notamment son entourage  :
les équivalents, mutatis mutandis, de Viṣṇu et des Marut sont au
service d’Óđinn.
 
Pour le premier, Víđarr, la démonstration a été donnée en 1965
et reprise dans Mythe et Épopée, I, 1968, p. 230-237, à l’occasion de
la transposition de Viṣṇu en Kr̥ṣṇa dans le Mahābhārata. Je n’ai rien
à y modifier.
Quant aux Marut, dès 1953, les équivalents scandinaves ont été
désignés. Dans l’hypothèse que j’ai reproduite tout à l’heure –
  sublimation zoroastrienne des Marut dans les Fravaši  – un trait
important de celles-ci manque à ceux-là  : l’élément «  âmes des
morts  » ou «  anges gardiens associés aux âmes  » reste inexpliqué,
puisque les Marut ne sont pas conçus comme tels et ne semblent pas
avoir de rapports avec la mort ni l’après-mort (encore qu’il faille ici
rappeler que de tels rapprochements sont certains chez le complexe
Rudra dont les liens avec les Marut sont multiples). Mais il se peut
que sur ce point les hymnes du R̥ gVeda, peu intéressés par le destin
de l’homme après sa vie terrestre, aient appauvri une représentation
indo-iranienne, indo-européenne, qui reparaîtrait dans les deux
religions qui, au contraire, se sont fait une image riche et efficace de
la survie dans l’au-delà, l’iranienne, la scandinave.
Il y a, d’une part, les Einherjar d’Óđinn et ses Valkyrjur,
étroitement solidaires. Les premiers, élus d’Óđinn que les secondes
vont chercher sur le champ de bataille, sont les guerriers morts
héroïquement et le folklore moderne des pays scandinaves et de
l’Allemagne du Nord reconnaît les morts dans la Chasse Fantastique
qui suit Oden-Wotan dans ses chevauchées bruyantes sur la terre ou
dans l’air. Les Einherjar sont très vraisemblablement conçus à
l’image des bandes, des Männerbünde des vieilles sociétés
germaniques. C’est ce que suggère leur nom (*aina-harijar) 18, dont
le second élément n’est autre que le nom d’un vieux peuple de la
Germanie continentale, les Harii, chez lequel Tacite (Germanie, 43,
6) a décrit une telle société, très convenablement, semble-t-il, bien
qu’il n’en comprît pas tout le mécanisme 19  : «  Les Harii, dit-il,
surpassent en force les peuples que je viens d’énumérer ; farouches,
ils augmentent leur sauvagerie naturelle en se servant d’artifices, et
en utilisant le temps qu’il fait : boucliers noirs ; corps barbouillés ;
pour les combats, ils choisissent des nuits épaisses et, par l’horreur
qu’inspire ainsi dans l’ombre cette armée funèbre (feralis exercitus),
ils portent l’épouvante  ; nul parmi les ennemis ne soutient ce
spectacle étrange et comme infernal (nouum ac uelut infernum
aspectum), car, dans tout combat, les yeux sont les premiers
vaincus. »
Quant aux Valkyries, les Fravǎsi, comprises comme il vient d’être
proposé, n’ont pas d’analogue plus proche. Elles participent à
l’action d’Óđinn dans la bataille, dans l’autre monde ; elles sont à la
fois les gardiennes et les psychopompes des guerriers et leurs
partenaires féminins dans la Valhöll  ; les sabots de leurs chevaux
projettent grêle et rosée, etc. 20.
 
Par Víđarr d’une part, les Einherjar et les Valkyrjur d’autre part,
Óđinn dispose donc, sur les lignes propres à une idéologie et à une
imagerie bien différentes, des mêmes auxiliaires que sont, pour
Indra, Viṣṇu et les Marut, pour Miθra, Rašnu et les Fravaši. Ils ne
nous réduisent pas au ras de terre comme font à Rome, platement,
leurs homologues sacerdotaux, fetiales d’une part, Salii et Saliae
uirgines d’autre part.
QUATRIÈME PARTIE
ASPECTS DE LA FONCTION
GUERRIÈRE
Cette dernière partie groupe des études relatives à quelques points
plus particuliers, qui se prêtent à la comparaison « génétique ». Il y en a
beaucoup d’autres. Je n’en citerai que trois, sur lesquels il m’est arrivé de
travailler dans d’autres enquêtes.
D’abord l’existence de « sociétés de guerriers », agents efficaces de la
conquête. Les mariannu, combattants de char, qui, au IIe  millénaire
avant notre ère, ont semé l’effroi parmi les nations du Proche-Orient, en
sont sans doute les plus anciens témoins directs, et les Marut de la
mythologie védique, si souvent qualifiés máryāḥ, transposent ce type
d’organe social dans l’autre monde. L’étude en a été entreprise en 1938
et du premier coup poussée fort loin par Stig Wikander, dans son livre
Der arische Männerbund, auquel on commence à rendre pleinement
justice (dans les sciences dites humaines, le refus du progrès pendant
vingt-cinq ou trente ans est de pratique usuelle, sinon recommandable).
Les Germains de l’Antiquité et du haut Moyen Âge ont connu de ces
Männerbünde ; mais la double valeur, souveraine et guerrière, assumée
par leur patron Óđinn a fait qu’ils présentent, eux aussi, des caractères
des deux niveaux, constituant un type original  ; peu avant le livre de
Wikander, en 1935, Otto Höfler en avait traité dans le premier tome,
seul paru, de ses Kultische Geheimbünde der Germanen. Des articles
parfois courts, mais pleins de substance, ont récemment ouvert de
nombreuses avenues sur ce domaine, et dans des directions très diverses :
rapports des guerriers et du roi, mystique des guerriers, etc.  ; ainsi
Andreas Alföldi, «  Königsweihe und Männerbund bei den
Achämeniden », Schweiz. Archiv für Volkskunde, 47, 1951, p. 11-16 ;
Lucien Gerschel, «  Coriolan  », Hommage à Lucien Febvre, II, 1953,
p. 33-40 ; et, dans la ligne des beaux livres de J. W. Hauer (Der Vrātya,
1927  ; Der Yoga, 1958), Herbert Fischer, «  Indogermanischer
Kriegeryoga  », Festschrift Walter Heinrich, 1953, p.  65-97. Des
savants français ont particulièrement étudié les faits homologues chez les
anciens Grecs, Francis Vian, notamment, qui a repris le problème, à
l’occasion des gigantomachies, au point où l’avait amené Henri
Jeanmaire dans ses Courètes  : La Guerre des géants (1952), Les
Origines de Thèbes, Cadmos et les Spartes (1964).
Puis les rapports de la mythologie naturaliste et de la mythologie
sociale sur ce second niveau, ou plus simplement, quant à l’Inde, la
double valeur d’Indra et des Marut, à la fois modèles des combattants
terrestres et divinités de la foudre et de l’orage, des manifestations
terribles et des heureuses conséquences de l’orage. S’il est erroné de voir
centralement dans Indra un dieu de la fécondité, comme l’a fait en 1937
Johann J.  Meyer, dans sa savante mais confuse Trilogie altindischer
Mächte und Feste der Vegetation (v. en dernier lieu Jan Gonda, « The
Indra Festival according to the Atharvavedins  », Journal of the
American Oriental Society, 87, 1967, p.  413-429), une pesanteur
logique l’a constamment entraîné dans cette direction, comme d’ailleurs
le Þórr norvégien, « le bonhomme Þórr », « Þórr le paysan » (le « Hora
galles » des Lapons) – et, dans une moindre mesure, le Jupiter fulgurant
des viticulteurs romains, car un autre problème, que je ne formule qu’en
passant parce qu’il reste spécial (avec des solutions diverses) à quelques
sociétés, est le passage de la foudre, ou de l’arme mythique qui lui
correspond, aux mains d’un dieu du premier niveau  : Miθra, Zeus,
Jupiter. Bref, Indra est un dieu complexe, dont l’esquisse du regretté
Herman Lommel, Der arische Kriegsgott, 1939, donne une juste idée.
Je n’ai pour ma part rencontré ce type de problème que sur un cas
particulier, mais frappant, celui du héros Batradz dans les légendes
nartes des Ossètes, qui a certainement hérité d’une partie de la
mythologie de l’Arès scythique et dont les traits de génie de l’orage –
 depuis sa naissance jusqu’à sa mort en passant par mainte épiphanie –
sont évidents (Légendes sur les Nartes, 1930, note  III, p.  179-189,
« Mythes d’orage » ; cf. Mythe et Épopée I, 1968, p. 570-575).
En troisième lieu, les rapports de la fonction guerrière et de la
jeunesse, de ces iuuenes, à la fois classe d’âge dans une société et
dépositaires des chances de durée ou de renouvellement de cette société,
dont Émile Benveniste, en 1937, a établi le rapport étymologique avec les
notions de « force vitale  », védique yu(s), grec αἰών, et d’«  éternité  »,
latin aeuom (Bulletin de la Société de linguistique de Paris, 38,
p.  103-112). Les traditions de beaucoup de villes d’Italie qui se
donnaient pour fondateurs une bande de iuuenes conduits par un animal
de Mars, des légendes germaniques comme celle de l’origine des
Lombards, donnent à penser que l’opposition des classes d’âge a joué
fréquemment un rôle dans l’expansion des Indo-Européens. Abordée en
1939 dans Mythes et dieux des Germains (chapitre V, « Conflits d’âges
et migrations  », p.  65-78), la question est à reprendre dans son
ensemble.
I
Les moments d’une carrière héroïque

Les essais qui forment les deux premières parties de ce livre ont
mis en relief les périls de l’exploit, la souillure qu’il sécrète parfois,
l’outrance et les péchés qu’il favorise. Il n’en reste pas moins que,
dans toutes les civilisations, l’exploit est un bon placement. Militaire
ou sportif, scénique ou parfois même intellectuel, accompli au profit
ou sous les couleurs de la collectivité, il fait, de notre temps encore,
un héros national  ; accompli hors cadre, il fait du moins un
champion, une vedette, un lauréat, dont la vie devient du jour au
lendemain glorieuse et parfois luxueuse. L’exploit est comme un
concours réussi, qui assure promotion.
Il n’en était pas autrement dans les sociétés archaïques,
notamment sur les sentiers de la guerre. Bien avant Plutarque et ses
grands capitaines, une carrière de guerrier n’était qu’une suite de
promotions fondées sur une suite d’exploits. Et une suite, en son
fond, monotone. Le dernier exploit même, la mort au combat, que
les anciens Germains n’étaient pas seuls à exalter, ne différait
essentiellement des autres ni dans ses gestes ni par ses effets : s’il ne
donne plus lieu, aujourd’hui, qu’à quelques discours que préparent
de jeunes secrétaires faméliques et que des hommes politiques
déclament en série devant des monuments standard, il ouvrait jadis
dans l’au-delà une nouvelle vie, semblable à la première, où les
mêmes jeux se continuaient avec moins de périls.
 
Dans la demeure fabuleuse d’Óđinn, la Valhöll, vivent à jamais
les hommes qui, depuis le début du monde, sont morts sur les
champs de bataille 1. Foule immense et sans cesse grossissante. Mais
elle peut grossir encore 2, sa subsistance est assurée  : le sanglier
Sæhrímnir, dévoré chaque jour, renaît chaque soir pour repasser
dans le chaudron Eldrímnir par les mains du cuisinier Anđrímnir  ;
les pis de la chèvre Heiđrún remplissent chaque soir d’hydromel un
immense bassin –  car seul Óđinn consomme du vin, luxe entre les
luxes dans l’ancienne Scandinavie. Et tout le temps que les élus ne
consacrent pas à cette chère prodigieuse, ils le donnent à ce qui fut
leur passion sur la terre  : chaque matin, ils prennent leurs armes,
sortent et combattent jour après jour 3…
Blessé à mort à la fin de la bataille de Kurukṣetra, Duryodhana
qui, dans son malheur mérité, montre du moins jusqu’au bout
quelques-unes des qualités du kṣatriya, voit dans le coup qui le
frappe tout autre chose qu’un destin déplorable 4 :
Ce qui vaut ici-bas d’être obtenu, c’est la gloire, et elle ne peut l’être que par le
combat. Finir dans sa maison est chose blâmable pour un kṣatriya  ; mourir chez soi,
couché, c’est manquer grandement au devoir. L’homme qui rejette son corps soit dans
la forêt [comme ascète] soit dans la bataille, après avoir célébré de grands sacrifices,
celui-là va à la gloire… Abandonnant les diverses jouissances, je puis maintenant, par
ce combat bien livré, aller jusqu’au monde d’Indra, la meilleure destination pour les
morts. Le ciel est le séjour des héros à la noble conduite, qui ne tournent pas le dos
5
dans les batailles… Les troupes joyeuses des Apsaras les contemplent maintenant
dans le combat, maintenant les Pères les regardent, honorés, dans l’assemblée des
dieux, prenant leur plaisir au ciel en compagnie des Apsaras. Par le chemin que
suivent les immortels, les héros qui ne reviennent pas du combat, nous aussi nous
allons monter…
Il n’est pas jusqu’au Cicéron de la quatorzième Philippique, déjà
marqué pour un autre départ, qui ne confie au dieu éponyme les
quelques morts de la legio Martia, héros d’une escarmouche
victorieuse 6 :
Dans la fuite, la mort est honteuse, glorieuse dans la victoire : d’une armée qui se bat,
Mars en personne a coutume de revendiquer pour lui les plus braves. Alors que les
impies que vous avez tués subiront même dans les enfers le châtiment des parricides,
vous, qui avez rendu votre dernier souffle dans la victoire, vous avez gagné le séjour
des hommes pieux…

Si le dernier exploit, pareil aux autres mais éclairé par ces


espérances, fait paradoxalement figure d’épreuve initiatique pour la
vie de l’au-delà, le véritable premier exploit, celui qui ouvre au
jeune guerrier sa carrière terrestre, n’est pas non plus différent de
ceux qu’il accomplira ensuite jusqu’à sa mort : ce moment singulier,
au fond, n’a pour originalité que de mettre un terme à une sorte de
minorité généralement occupée par un minutieux entraînement.
C’est pourquoi, lorsqu’on a à comparer les mythes et légendes qui
illustrent chez divers peuples la fonction guerrière, on constate
souvent que des scènes homologues, par exemple une lutte contre
un genre d’adversaire particulièrement fort ou effrayant, ont été
employées sans grande variation ici dans un récit d’« initiation », à
la gloire du héros novice, là dans un récit de « confirmation » ou de
« promotion », à la gloire d’un héros déjà éprouvé. C’est ainsi, on l’a
vu 7, que la victoire de Cúchulainn sur les trois fils de Nechta est le
modèle même du combat initiatique, un des macgnímrada que
l’enfant accomplit en échappant pour la première fois à la
surveillance de ses précepteurs, alors que le vainqueur des trois
Curiaces n’a été choisi avec ses frères pour la rencontre décisive que
parce qu’on les savait d’expérience feroces suopte ingenio : Rome n’a
pas confié ses chances à des conscrits. Les deux scènes n’en sont pas
moins deux affabulations voisines du même thème, simplement
affectées à deux moments différents de la montée vers la gloire.
L’exégète ne doit pas oublier cette donnée élémentaire et se gardera
de généraliser les notions de Jünglings- ou de Kriegerweihe.
Je me propose de montrer que plusieurs des exploits d’Indra,
dans la mythologie des hymnes et des Brāhmaṇa, et plus encore
dans celle des épopées qui prolonge si souvent une matière
paravédique aussi ou plus ancienne que celle du R̥ gVeda, s’éclairent
par la comparaison des scènes soit d’initiation, soit de promotion,
présentées comme telles dans les mythes ou légendes d’autres
peuples de la famille.
II
Vrt̥ rahán, Vǝrǝθraǧna, Vahagn

Le premier problème qui s’impose à l’attention est celui des


rapports de l’Indra Vr ̥trahán védique et du dieu iranien Vǝrǝθraǧna.
Du livre important qu’Émile Benveniste et Louis Renou lui ont
consacré 1, il y a maintenant un tiers de siècle, l’épreuve du temps a
confirmé les analyses linguistiques et philologiques. Elle a aussi
montré que, pour l’intelligence des réalités religieuses qui sont
derrière les textes et qui les soutiennent, il faut ajouter d’autres
observatoires et d’autres moyens à ceux auxquels, par principe, les
auteurs se sont limités.
L’un des principaux résultats du livre de 1934 a été d’établir le
caractère secondaire du démon Vr̥tra  : les hymnes védiques le
présentent en termes vagues et il n’existe même pas comme tel en
Iran, ni dans l’Avesta ni dans les traditions latérales. Ce qui est
consistant, vivant, c’est son adversaire, le « tueur (ou destructeur) de
vr ̥trá  », le vr ̥trahán, le vǝrǝθragan 2, ou bien «  la destruction du
vǝrǝθra » qu’est le neutre vǝrǝθraǧna, secondairement personnifié au
masculin dans le dieu du même nom. De plus, conformément à
l’étymologie, le vr ̥trá neutre, que seule l’Inde a explicité en démon,
est proprement «  la résistance  », masse imposante mais passive,
objet des coups de l’assaillant, et opposée à l’áma, force offensive
qui anime celui-ci.
La personnification du vǝrǝθraǧna en divinité est sûrement liée à
la vaste réforme qui, à partir du polythéisme indo-iranien, a produit
le monde divin du zoroastrisme, entièrement dominé par Ahura
Mazdā, et plus précisément à la véritable révolution qui a dégradé
en archidémon un des dieux les plus considérables des bandes
conquérantes. La théologie indo-iranienne juxtaposait des fonctions
et des dieux fonctionnels qui, pour des groupes humains différents,
justifiaient des morales différentes, parmi lesquelles celle des
guerriers était par essence inquiétante à la fois pour les prêtres et
pour les éleveurs-agriculteurs. À ces márya volontiers excessifs,
notamment dans leurs rapports avec les femmes, devait s’appliquer
ce qu’on a dit des berserkir scandinaves : plus qu’utiles au combat, ils
étaient, pendant la paix, «  aufdringlich und bösartig  » et, en
conséquence, généralement haïs 3. Cette fatalité de nature, le
polythéisme la consacrait, on l’a vu, dans le comportement d’êtres
divins, dont le principal était Indra, le pécheur Indra  : la violence
qu’il gouvernait, dont il donnait l’exemple, ne contribuait pas moins
à l’équilibre social et cosmique que la bonne tenue diversement
patronnée par Varuṇa et par Mitra, ni que l’inconditionnelle,
l’inépuisable serviabilité des Jumeaux 4. Le mazdéisme a changé tout
cela et substitué à un assortiment de morales la loi uniforme,
universelle, d’un grand dieu. Théologiquement comme sans doute
socialement, l’attaque la plus vigoureuse et la plus difficile des
réformateurs a dû se porter sur les guerriers traditionnels, hommes
et dieux : le problème était de les enrégimenter au seul service de la
bonne religion, c’est-à-dire de leur garder la force et la vaillance
tout en leur ôtant l’autonomie 5. L’opération ne pouvait assurément
se faire sans peine et la principale victime fut Indra. La «  fonction
guerrière  » purifiée, avec l’héritage domestiqué de celui qui n’était
plus désormais qu’un des pires auxiliaires du Mauvais Esprit, se
trouva répartie entre un dieu de « première fonction », Miθra, que sa
nature avait permis au contraire d’utiliser aisément dans le nouveau
système sous son nom traditionnel, et une nouvelle abstraction
personnifiée, Vǝrǝθraǧna, génie de la victoire offensive, d’ailleurs
subordonnée à Miθra  : c’est Miθra qui lança dorénavant le vazra
contre les infidèles et les révoltés, et c’est Vǝrǝθraǧna qui utilisa
contre eux un autre don de l’ancien champion céleste, celui des
métamorphoses animales. Tous deux assurèrent à la communauté
des croyants ce qu’Indra avait assuré jusqu’alors aux tribus des
Arya : le succès des armes, la conquête.
 
Sous ce nom à peine modifié par le passage à l’abstrait,
Vǝrǝθraǧna relevait certainement un des titres populaires de l’Indra
indo-iranien. Il n’y a pas de raison de penser que les Védas aient
innové en faisant de Vr ̥trahán l’une des épithètes, la plus
prestigieuse, de ce dieu.
Certes, il n’en a pas le monopole. On la trouve affectée à tout ce
qui est victorieux par nature ou dans une circonstance particulière 6,
à des divinités multivalentes, plus précisément trivalentes, comme
Soma, Agni, Sarasvatī, à Manyu, personnification du furor du
combattant, à des concepts ou à des représentations mythiques liés
au combat, tels que la force, l’ivresse ou le vájra, arme d’Indra. Mais
elle est aussi conférée à un simple mortel, Trasádasyu, proprement
« Celui qui fait trembler les ennemis (ou les démons) », intéressant
pour nos problèmes parce que plusieurs textes le présentent comme
un guerrier extraordinaire, et aussi parce qu’il porte dans son nom
une des rares attestations védiques de la racine tras-, celle du latin
terrēre, sûrement importante dans l’idéologie comme dans les
techniques des guerriers indo-européens 7. R̥V, IV, 38, 1, par
exemple, l’appelle kṣetrās m… urvarās ṃ ghanáṃ dásyubhyo
abhíbhūtim ugrám « conquérant des terres habitables, conquérant des
terres cultivables, destruction pour les ennemis, supérieur, fort ». En
tant que tel, il est l’objet des prévenances d’Indra (VIII, 36, 7) : prá
Trasádasyum āvitha tvám éka ín nr ̥s hya índra «  tu as, toi seul, aidé
Trasadasyu dans la bataille d’hommes, Indra  ». Or, ce personnage
est qualifié dès sa naissance, dans deux strophes consécutives de IV,
42, 8 et 9, de índraṃ ná vr ̥tratúram ardhadevám « vainqueur de Vr̥tra
comme Indra, demi-dieu  », puis, équivalemment, de vr ̥traháṇam…
ardhadevám «  destructeur de Vr̥tra, demi-dieu  ». La dernière
épithète, hapax dans le R̥ gVeda, l’élève rhétoriquement au-dessus de
la condition humaine, bien que son père et sa mère, plusieurs fois
mentionnés, soient humains  ; il est remarquable qu’elle se trouve
ainsi jointe, en second, à l’autre, vr ̥trahán, ou à son synonyme
vr ̥tratúr(a) 8, comme si l’exploit ou la série d’exploits que note
vr ̥trahán avait pour suite naturelle une ascension dans la hiérarchie
des êtres. L’emploi que fait l’Avesta de l’adjectif vǝrǝθragan n’est pas
différent 9. Dans des contextes belliqueux, il s’applique aux entités
combattantes et au Sauveur (Vāta, Sraoša, Saošyant), plusieurs fois à
Haoma comme dans le R̥ gVeda à Soma, aux prières qui sont l’arme
la plus efficace dans la lutte du Bien contre le Mal. Des héros aussi
en sont gratifiés  : «  D’avoir tué le monstre Dahāka, écrit É.
Benveniste, vaut à Θraētaona le titre de vǝrǝθraǰā̊ taxmō Θraētaonō
(Yašt V, 61) » et son arme participe à ce privilège (Yašt XIX, 92).
Il n’en reste pas moins que, dans le R̥ gVeda, c’est Indra qui est le
vr ̥trahán par excellence, modèle des autres, et que ce titre lui est
valu par une victoire sur un être démoniaque, d’apparence
incertaine mais de nom précis, le «  serpent (ou dragon) Vr̥tra  », la
Résistance personnifiée. Quelques textes disent en clair que cette
victoire a entraîné, dans la vie du dieu, une promotion plus
substantielle. Ainsi VI, 20, 2 :
À toi, Indra, fut conférée (rac. dhā-) par les dieux la qualité d’ásura, comme celle du
10
Ciel [= ásura divin typique], quand, – ? – [= épithète obscure ], associé à Viṣṇu, tu
eus tué le serpent Vr̥tra (vr ̥trám… rac. han-).

Si imprécise que soit dans le R̥ gVeda la notion d’ásura, réservée


parmi les dieux à un petit nombre, et quelles que soient les allusions
des hymnes à d’autres façons dont l’asuryá aurait été conféré à Indra
ou conquis par Indra, ce texte-ci établit un lien de succession et de
causalité entre le meurtre d’un être démoniaque, désigné comme
Vr̥tra, et la collation au meurtrier d’une qualité et d’une puissance
nouvelles.
 
En 1948, dans deux documents, l’un parsi, l’autre pehlevi, fondés
sur des parties perdues de la compilation avestique, le P.  Jean de
Menasce a rencontré la preuve que Vǝrǝθraǧna – Vahrȃm ou Bahrām
dans cet état de langue  – avait lui aussi bénéficié d’une promotion
après avoir, par le plus grand exploit concevable, sauvé la bonne
création 11.
Le premier de ces textes, fragment parsi de la Rivāyat de
Munich, avait été publié par Christian Bartholomae, mais n’avait pas
été utilisé par les historiens du mazdéisme. Le voici intégralement,
dans la traduction du P. de Menasce.
12
Question au sujet du septième Amšasfand, Bahrām Yazad le victorieux (pīrūzgar),
destructeur de l’adversaire (dušman zadār). Réponse  : le maudit Ahriman fit une fois
une grande attaque. Ormizd le créateur parla aux six Amšasfand : « Allez et amenez-
moi, lié, l’impur Ahriman.  » Tous les six Amšasfand s’en furent et cherchèrent
longtemps Ahriman sans parvenir à le saisir. Et Bahman, Ardībehišt, Šahravīr,
Asfandarmat, Xūrdād et Amurdād s’en retournèrent et vinrent dire à l’Omniscient  :
« Nous avons longtemps cherché Ahriman, mais il n’est pas tombé entre nos mains. »
Alors l’Omniscient dit à Bahrām Yazad : « Toi que j’ai créé victorieux dès l’origine (az
awwal), fais acte de victoire ; va avec les six Amšasfand et amène-moi Ahriman lié. »
Bahrām Yazad s’en fut avec les six Amšasfand et amena devant Ormizd l’impur
Ahriman lié. Ormizd lui dit  : «  Cet impur, lié spirituellement, enferme-le, la tête en
bas, dans l’enfer.  » Alors Bahrām Yazad emmena l’impur Ahriman dans l’enfer et l’y
enfonça, la tête en bas  ; il revint devant Ormizd en disant  : «  J’ai enfoncé cet impur
dans l’enfer.  » Ormizd le créateur se réjouit et dit  : «  Dès l’origine je t’ai déclaré
victorieux, maintenant tu as acquis la victoire ; je te confère le titre d’Amšasfand, car
tu as accompli ce que n’ont pu accomplir les six Amšasfand. » C’est pourquoi ils disent
que Bahrām Yazad est le septième Amšasfand.

Le texte pehlevi, quelque peu délayé, se réfère expressément à


un passage de l’Avesta et présente le récit comme une réponse
d’Ōhrmazd même à deux questions de Zoroastre  : «  Qui est le
septième Amarhaspand  ?  », puis «  Pourquoi le septième
Amarhaspand, Vahrām Yazat, est-il plus que tous les autres
Amarhaspand, et l’as-tu fait meilleur, plus grand et plus puissant
que les autres  ?  » L’enseignement est sensiblement le même que
dans la Rivāyat, avec peu de précisions nouvelles. La plus
intéressante se trouve au début, dans la description du péril que le
Mauvais Esprit, appelé ici Gannak Mēnōk, fait courir d’abord à la
création spirituelle (mēnōk), mais aussi à la matérielle (gētīk) :
Au temps, dit Ōhrmazd, où le maudit Gannak Mēnōk allait de par le monde, toutes
sortes de souffrances, de peines et d’adversités s’étaient abattues sur celui-ci. Une fois
13
qu’il allait de par le ciel, il se rompit en trois , sur quoi ce maudit malfaisant, parmi
les Amarhaspand du mēnōk qui étaient dans le lieu mēnōk, devint plus redoutable, plus
nocif et plus méchant. Alors tout le monde des êtres du mēnōk vint se plaindre auprès
d’Ōhrmazd  : «  … À présent le maudit Gannak Mēnōk est en mesure de faire dans le
monde toutes sortes de méchancetés, auxquelles personne ne trouve de remède.
Puisque tu es l’Omniscient, tu dois pouvoir mettre en jeu un moyen de faire tomber le
maudit Gannak Mēnōk, la tête en bas, dans le lieu de l’enfer. »

Après l’exploit, la récompense de Vahrām est motivée de la


même manière que dans l’autre document et le commentaire que
Dieu en fait ensuite à l’usage du prophète est intéressant, parce qu’il
lie fermement cette scène à la théologie de Vǝrǝθraǧna :
C’est pourquoi Ōhrmazd lui dit : « Je t’ai créé au premier jour comme victorieux, mais
à présent tu as obtenu la victoire et tu as assuré la protection du mēnōk et du gētīk. En
raison de cette action, je te nomme à présent Amarhaspand, puisque cette action n’a
pu être accomplie par les six Amarhaspand… Je te nomme le septième Amarhaspand,
Vahrām Yazat, le destructeur de l’adversaire, du mien, à moi qui suis Ōhrmazd. Et
c’est ainsi que te nommera Zartušt quand il – ? – l’homme du gētīk. » – Ô Zartušt, fils
de Spitama, je vais te dire encore une autre chose qui est dite à la louange de Vahrām
Yazat dans ce même passage de l’Avesta et du Zand, à savoir que la vaillance de
Vahrām Yazat a été créée plus puissante que les autres Yazat. Cette victoire sera à la
Résurrection et au temps du Corps-à-venir, lorsqu’il liera le Gannak Mēnōk avec les dēv
et les druǰ. De ce Vahrām Yazat que tu nommes victorieux, dans l’Avesta et le Zand il
est dit qu’il va dans le mēnōk et le gētīk avec plus de bienfait et plus de gloire, c’est-à-
dire qu’il prête attention aux deux mondes, et qu’il va en prenant dix formes [qui sont
énumérées  ; puis  :] Et Ōhrmazd dit  : «  Ô Zartušt, en se transformant de ces dix
manières parmi les créatures d’Ōhrmazd, par cet acte il écarte des hommes et éloigne
d’eux les maux, souffrances et douleurs. »

Une différence très importante se remarque entre les conceptions


indienne et iranienne de l’exploit qui vaut au personnage divin sa
promotion. Indra n’obtient le surnom de Vr ̥trahán, en même temps
que cette promotion, que par l’exploit qui a consisté, en effet, à
détruire Vr̥tra ou une forme symbolique de «  résistance  »  ;
jusqu’alors, quels que fussent ses succès, on pouvait douter s’il serait
victorieux dans ce cas majeur. Pour Vǝrǝθraǧna, la question ne se
pose pas : « il a été créé victorieux », pērōzgar – ce qui n’est qu’une
glose de son nom, tel que la tradition postavestique le
comprenait 14 –, il l’est donc « dès le début », par essence, et Ahura
Mazdā le sait mieux que personne, qui s’adresse à ce spécialiste
(pour la première fois, à en juger par ses paroles) après l’échec des
Amǝša Spǝnta –  échec qui d’ailleurs n’est pas humiliant puisqu’ils
n’ont été ni vaincus ni incapables de vaincre l’Ennemi, mais
simplement de le découvrir. Si donc Ahura Mazdā le promeut au
grade supérieur, c’est parce qu’il a répondu à la définition que
d’avance énonçait son nom : à peu près comme les soldats de Rome,
après une victoire, acclamaient du titre d’imperator celui qui, du
point de vue de la res publica, était leur imperator depuis leur
rassemblement sur le Champ de Mars. Le mazdéisme a certainement
innové sur ce point  : en substituant à Indra un dieu pour qui
vǝrǝθragan n’était pas un surnom, mais le radical même de son nom,
la théologie réformée se condamnait à cette articulation de concepts
et d’images moins simple et moins satisfaisante que n’est la védique
et que n’était sans doute l’indo-iranienne.
Dans la pratique, cette petite complication n’avait d’ailleurs pas
de conséquence. L’Arya védique qui priait Indra, avec ou sans la
qualification de Vr̥trahan, attendait de lui la victoire, avec les
vigoureux moyens et les effets plantureux de la victoire. Le Yašt de
Vǝrǝθraǧna se termine sur la même espérance (XIV, 57-65) : il y est
dit que le dieu inspire des incantations et des rites qui donnent la
victoire, qu’il ruine et détruit l’armée ennemie et prive de l’usage de
leurs armes ceux qui manquent à Miθra. Le P. de Menasce a rappelé
à ce propos certaines bénédictions attestées en bas-avestique et en
pehlevi 15. L’Afrīn i Paigambar Zartušt et le Vištāsp Yašt font connaître
des formules comme celles-ci :
Puisses-tu être très bienfaisant, comme Mazdā !
Victorieux, comme Θraētaona !...
Vainqueur de tes ennemis, comme Vǝrǝθraǧna !

Enfin, les Arméniens qui avaient emprunté ce dieu aux Parthes


avec quelques autres, déformant son nom en Vahagn 16, attendaient
de lui le même service. Nous avons à cet égard un texte précieux. Au
début de la lettre-édit par laquelle Tiridate cherche à affermir le
polythéisme, il souhaite à ses sujets, par la grâce des principaux
dieux, un certain nombre de qualités ou d’avantages dont chacun
correspond à la vocation du dieu mentionné avec lui. Et voici ce
qu’on lit quand vient le tour de Vahagn 17 :
Que la vaillance vous échoie, venant du vaillant Vahagn !
Vahagn était, en effet, le modèle céleste des guerriers
vainqueurs. L’historien arménien Moïse de Khorène (I, 31) a encore
connu des chants qui le présentaient sous des traits qui ne sont pas
strictement avestiques, qui le montrent plus proche en tout cas de
l’Indra Vr̥trahan védique que n’est le Vǝrǝθraǧna du Yašt XIV 18  : y
étaient contés, dit-il, les combats (kṙuel) de Vahagn contre les
dragons (ǝnd višapac‘) et ses victoires (yałtel), et généralement des
choses fort semblables aux exploits d’Héraclès.
 
Comme il est fréquent, les auteurs des hymnes védiques ont
laissé dans l’ombre un aspect de la victoire d’Indra sur Vr̥tra qui
n’avait guère sa place dans les invocations-éloges ni dans les prières,
mais que la littérature plus narrative des Brāhmaṇa et surtout de
l’épopée a recueilli et développé, et dont l’antiquité est a priori
probable, puisqu’il correspond à un trait fréquent des récits de
combats mythiques ou légendaires, dans le monde indo-européen et
ailleurs.
D’autres exploits nécessaires d’Indra, nous l’avons longuement
rappelé, comportent souillure ou péché (le R̥ gVeda a aussi négligé
ces prolongements désagréables) et il arrive, dans l’épopée, que le
meurtre de Vr̥tra soit de ceux-là. Mais la conséquence fâcheuse de
l’exploit peut être d’une autre sorte.
Des berserkir scandinaves, guerriers d’élite qui faisaient la terreur
de l’ennemi, la croyance du Moyen Âge disait que, tant que durait
leur berserks gangr, leur «  fureur de berserkr  », ils étaient tellement
forts que rien ne pouvait leur résister, mais que, passé cette crise, ils
devenaient faibles, impuissants (ómáttugr), au point d’avoir à se
coucher avec l’équivalent d’une maladie 19. Le meurtre du Serpent,
de Vr̥tra, a eu cet effet sur le vainqueur. Avant de jouir pleinement
de son nouveau titre, il a connu une terrible dépression, tantôt
attribuée à une frayeur post euentum, tantôt considérée comme le
choc en retour de l’effort physique et moral qu’il venait d’accomplir.
Le R̥ gVeda ne fait allusion qu’une fois (I, 32, 14) à cet état
lamentable du dieu, mais avec une remarquable précision sur
l’itinéraire de sa fuite, sinon sur le lieu de son refuge :
Qui as-tu vu comme vengeur du Serpent, Indra, pour que la peur soit entrée dans ton
cœur après l’avoir tué, et que, les quatre-vingt-dix-neuf cours d’eau, tu les aies
traversés comme un faucon apeuré (traverse) les espaces ?...

Ce ne sont évidemment pas ces quatre vers qui ont pu produire


l’abondante tradition ultérieure sur la fuite du dieu vainqueur  : ils
constituent bien plutôt un affleurement, unique dans tout
l’hymnaire, d’une donnée mythique plus gênante qu’utile. Parmi les
récits circonstanciés qu’on lit dans l’épopée, la variante la mieux
garantie –  elle se présente comme reproduisant une antique
tradition, un itihāsa  – est dans un épisode célèbre du cinquième
chant du Mahābhārata, où, conformément à l’état épique de la
mythologie, Indra fonctionne non seulement comme dieu fulgurant
et combattant, mais comme roi des dieux 20. Après avoir conté le
meurtre du démon Vr̥tra, le poète suit le meurtrier d’abord dans sa
déchéance, puis, et cela est autrement important pour les hommes,
dans la glorieuse restauration qui lui permet de se prévaloir en toute
sécurité du titre qu’il a gagné.
Vainqueur, Indra s’enfuit au bout des mondes, où il vit caché
dans les eaux, comme un serpent rampant. L’Univers, Terre et Ciel,
hommes et dieux, sont dans une immense détresse. Menacée par les
exigences du « roi temporaire » Nahuṣa que les dieux ont fini par se
donner, l’épouse d’Indra entreprend de trouver et de ramener son
mari. Elle s’adresse à une espèce de voyante divine, Upaśruti 21, qui
la guide vers la cachette. Avec elle, elle franchit monts et forêts,
passe l’Himalaya, puis :
[Upaśruti] alla à l’Océan, large de nombreux yojana, et parvint à une grande île
couverte de toutes sortes d’arbres et de plantes rampantes. Elle y vit un beau lac
céleste, couvert d’oiseaux, large de cent yojana et long d’autant. Là, par milliers, se
trouvaient des lotus célestes, de cinq couleurs, bourdonnant d’abeilles, épanouis. Or,
au milieu de ce lac s’étendait un beau grand champ de lotus que dominait un haut
lotus jaune à la tige dressée. Ayant fendu la tige, elle entra avec sa compagne et vit
22
Indra, inséré dans les fibres . Voyant son seigneur revêtu d’une forme toute menue,
la déesse se donna, elle aussi, une forme menue, et Upaśruti fit comme elle…

La femme d’Indra expose ses propres périls, exhorte le dieu tueur


de démons à se manifester pour ce qu’il est, à retrouver son tejas,
son énergie. Mais Indra répond que «  ce n’est pas le temps de la
valeur  », que Nahuṣa est le plus fort et, pour gagner du temps, lui
conseille une ruse. La malheureuse repart et s’adresse au dieu-
brahmane, le chapelain des dieux, Br̥haspati. Celui-ci évoque Agni,
le Feu, et le charge de retrouver Indra – une deuxième fois, par une
de ces incohérences, fréquentes dans les récits épiques, qui prouvent
que les poètes n’ont pas voulu laisser perdre une variante, précieuse
à d’autres égards, de ce qu’ils venaient déjà de narrer 23. Rapide
comme la pensée, «  dans le temps d’un clin d’œil  », Feu explore
toutes les parties de la terre ferme et de l’air : point d’Indra. « Entre
dans les eaux », ordonne Br̥haspati. Feu se défend : l’eau est le seul
élément où il ne puisse entrer, il mourra… Br̥haspati insiste,
l’incante par des louanges et réitère son ordre. Feu n’hésite plus  :
«  Je te ferai voir Indra (darśayiṣyāmi te śakram)  », dit-il, et il se
précipite dans l’Océan, puis dans le lac où Indra est caché :
24
Et fouillant les lotus, il y découvrit Indra au milieu des fibres . Il revint
précipitamment et rapporta à Br̥haspati que le seigneur était réfugié dans une fibre de
lotus, le corps réduit à la dimension d’un atome.

Br̥haspati se rend aussitôt au lieu indiqué et incante Indra par


l’éloge de ses exploits passés (purāṇaiḥ karmabhiḥ devaṃ tuṣṭava
balasūdanam), éloge qui va crescendo (Namuci, Śambara, Bala,
« tous les ennemis ») pour culminer dans le vers :
25
… C’est par toi que Vr̥tra a été tué, roi des dieux, maître du monde  !

La conclusion tombe, toute naturelle :


Protège les dieux et les mondes, grand Indra, obtiens la force !

L’incantation opère :
Ainsi couvert de louanges, il [=  Indra] s’accrut peu à peu (so’ vardhata śanaiḥ
26
śanaiḥ)  ; il prit son propre corps et se munit de force.

Son premier mot est pour demander  : «  Quel besoin nouveau


vous presse, maintenant que j’ai tué le grand Asura fils de Tvaṣṭr̥
(= le Tricéphale) et Vr̥tra au grand corps qui menaçait les mondes
de mort ? » Alors a lieu, entre Indra et les dieux qui accourent pour
l’aider, ou plutôt d’Indra aux dieux, une distribution de récompenses
au cours de laquelle l’ordre du monde s’établit  : l’un reçoit la
maîtrise des eaux, un autre des richesses, un autre de l’au-delà. Le
Feu, qui a joué dans toute l’affaire un si grand rôle, obtient la
récompense majeure  : l’institution d’un type de sacrifice où il sera
inséparable d’Indra lui-même. Mais, au moment où le dieu revigoré
va partir pour détruire l’usurpateur Nahuṣa, le sage Agastya arrive
et annonce que Nahuṣa a été perdu, précipité par sa propre hybris. Il
ne reste donc place que pour une sortie pacifique du dieu, d’ailleurs
grandiose  : escorté de tous les dieux, «  Indra, meurtrier de Vr̥tra  »
(śakro vr ̥tranisūdanaḥ 27), reprend possession du gouvernement des
trois mondes. Le poète n’a plus qu’à spécifier l’avantage que cette
antique tradition assure à qui la récite pieusement : c’est celui qu’on
attend, en effet, du Victorieux par excellence, celui que le Vištāsp
Yašt associait au nom de Vǝrǝθraǧna, celui que l’Arménien Tiridate
demandait à Vahagn 28 :
(Celui-là) rencontre toujours la victoire, jamais la défaite.
Autant il serait absurde d’attribuer à l’itihāsa tous les détails de
ce petit roman, autant il serait imprudent de ne pas prêter attention
au cours général de l’événement. Le R̥ gVeda qui ne fait qu’une
allusion (mais combien claire !) à la disparition d’Indra 29 ne dit rien
de son «  invention  »  ; l’une pourtant entraînait inévitablement
l’autre et l’«  invention  » avait plus d’importance pour l’avenir du
monde, pour les hommes, que la disparition. L’itihāsa utilisé dans le
Mahābhārata résout en somme une difficulté capitale : comment le
titre de Vr ̥trahán a-t-il pu devenir glorieux et bon, alors que le ou les
exploits que ce titre enregistre ont d’abord fait sentir au vainqueur
leur influence mauvaise ? La retraite d’Indra déprimé dans la tige au
milieu du lac, la «  quête  » d’Agni, les louanges incantatoires, la
guérison du dieu assurent en quatre étapes ce retournement
nécessaire de la situation. On pourrait, certes, penser que la réponse
ainsi donnée est une trouvaille de l’Inde, et de l’Inde postvédique,
sensible avant nous à la même difficulté. Mais un heureux hasard a
sauvé, parmi les traditions arméniennes sur Vahagn, un épisode qui
garantit que la pittoresque renaissance d’Indra Vr̥trahan prolonge
une représentation indo-iranienne.
 
La gent des mythographes gourmandera éternellement Moïse de
Khorène pour n’avoir cité que si peu de chose des «  chants  »
auxquels il avait encore accès. Ce qu’il a sauvé mérite
reconnaissance. Il s’agit de l’apparition, de la naissance de
Vahagn 30.
En travail étaient ciel et terre,
en travail aussi pourpre mer,
le travail dans la mer tenait le roseau rouge.
Par le col du roseau fumée montait,
par le col du roseau flamme montait,
et, de la flamme, un petit adolescent s’élançait.
Cheveux de feu il avait,
de flamme il avait moustaches,
et ses petits yeux étaient soleils.

Moïse ne cite pas au-delà de ces vers. Mais c’est assez pour
authentifier l’épiphanie du dieu dans l’itihāsa indien 31. Parmi les
efforts des trois mondes, un petit adolescent, futur tueur de dragons,
éclatant de feu, précédé de fumées et de flammes, sort du creux d’un
roseau qui se trouve dans la mer : c’est Vahagn. Un ancien et futur
tueur de démons et de dragons, sous un corps menu, est caché dans
une tige de lotus dressée au-dessus du lac qu’enceint l’immense
Océan ; le Feu va le chercher à travers les trois mondes, le trouve ;
des incantations lui rendent sa vigueur première ; il sort de la tige,
accordant au Feu de partager son culte, et reprend la tête des trois
mondes  : c’est Indra Vr̥trahan. Rencontre fortuite  ? Mais ni l’un ni
l’autre de ces récits ne conte une histoire «  banale  » de naissance
végétale  : Vahagn sort du roseau par une véritable pyrotechnie et
Indra Vr̥trahan, caché dans la tige, trouvé dans la tige par le Feu,
n’est pas un de ces «  dieux hindous ou chinois  » sereinement assis
sur des lotus ou tranquillement nés de lotus, auxquels pensait, à
propos d’ailleurs du dieu arménien, le P. Ghevond Ališan 32. De plus,
les noms coïncident comme les événements  : ces deux scènes si
voisines sont attachées aux formes arménienne et indienne du même
personnage indo-iranien. L’attitude la plus simple, la plus
respectueuse des données, n’est pas de supposer la convergence
merveilleuse de deux fantaisies tardives et indépendantes  ; c’est de
penser que l’Arménie iranisée nous a transmis, proche encore du
dieu indo-iranien, une forme vivante et populaire de Vǝrǝθraǧna
qui, à l’abri des exigences de la théologie moralisante, a dû
longtemps survivre dans plus d’une partie de l’Iran, tout comme
l’itihāsa qui est la source des récits épiques indiens aura, en marge
du R̥ gVeda, conservé la même matière.
Ainsi mis à sa place dans le dossier indo-iranien du dieu de la
victoire, le poème arménien mérite d’être examiné de près 33 ; peut-
être est-il moins éloigné qu’il ne semble de la tradition avestique
elle-même.
On retiendra d’abord le seul mot qui décrit l’attitude, l’allure de
Vahagn dans sa manifestation : vazēr, « il bondissait, il s’élançait 34 ».
Les dix épiphanies de Vǝrǝθraǧna –  car c’est bien comme des
épiphanies successives devant Zoroastre que le Yašt  XIV décrit les
incarnations du dieu, dont la sixième est celle d’un « jeune homme
de quinze ans  », un vrai patanekik  – ne mettent pas la seule force
physique en valeur ; l’agilité étant un avantage essentiel du guerrier
et, non moins que la force, le moyen des victoires offensives, le
mythe présente le dieu sous beaucoup de formes (six sur dix)
adaptées à la course ou au vol foudroyant  : la vitesse est en effet
l’un des facteurs communs du Vent «  impétueux  » (I), du Cheval
(III), du Chameau bon « marcheur 35 » (IV), du Sanglier « rapide 36 »
(V), sans doute du Jeune Homme de quinze ans « au talon fin » (VI),
sûrement de l’oiseau Vāraǧna, du faucon 37, «  qui est parmi les
oiseaux le plus prompt et vole avec le plus de hâte » (VII). C’est dans
la même ligne que doivent sans doute s’interpréter les rapports, les
osmoses entre la liturgie de Vǝrǝθraǧna et celle de Čistā, entité dans
laquelle É. Benveniste a reconnu la patronne des routes et de la libre
circulation 38 rapports équivalents à ceux qui existent dans le
R̥ gVeda entre Indra Vr̥trahan et Viṣṇu urukramá « aux larges pas ».
Quand Vahagn «  s’élance  », il se conforme donc à la meilleure
tradition iranienne. À une plus vieille encore  : le même trait, à en
juger par des formules védiques, appartenait en effet aux légendes
indiennes et ce doit être une mise en scène tardive que la pesante et
processionnelle épiphanie qui, dans le Mahābhārata, termine le
récit  : primitivement Indra Vr̥trahan sortait plutôt de la tige,
derrière le Feu ou le dieu incantateur, avec la même rapidité qu’il
avait mise à s’y retirer (cf. R̥ V, I, 32, 14) 39. Les analyses de Renou
donnent toute sa valeur à cette remarque  : l’affrontement du dieu
agile et rapide et de son ou de ses lourds adversaires-obstacles
exprimait en images, dans les formes anciennes du mythe,
l’opposition fondamentale des concepts dégagée par É. Benveniste :
le dieu de l’offensive triomphait de la résistance.
En second lieu, le chant arménien confère à l’épiphanie de
Vahagn un caractère cosmique : les trois parties de l’Univers sont en
travail, Ciel, Terre, Mer, bien qu’un seul roseau finisse par enfanter.
On peut penser, certes, qu’il s’agit d’une amplification épique, sans
valeur mythique. La considération des faits indiens, « l’échelle » des
événements et interventions qui précèdent et accompagnent la
réapparition d’Indra Vr̥trahan ne recommandent pas cette
interprétation. On a vu Feu explorer successivement, en un clin
d’œil, la Terre et le Ciel, puis la Mer, avant de trouver la tige d’où
va renaître le dieu. Au début de l’itihāsa, la disparition d’Indra est
un véritable malheur cosmique  : Ciel et Terre, dieux et hommes
craignent cette destruction des mondes que le meurtre de Vr̥tra avait
justement pour objet de leur éviter. Au moment de sortir de la tige,
Indra distribue des quartiers du monde à ses alliés, tout comme Zeus
à Poséidon et à Pluton avant de partir en guerre contre Kronos.
Enfin, sans parler des hymnes, toujours suspects d’amplification
rhétorique, des textes védiques en prose font déjà intervenir Terre et
Ciel lors de l’exploit même du dieu. Constatation parallèle dans le
mazdéisme  : un groupe de versets du Yašt  XIV, systématiquement
construit, n’assure point, certes, à Vǝrǝθraǧna la collaboration du
Ciel, de la Terre et des Eaux (qui n’apparaissent d’ailleurs pas en
triade divine dans l’Avesta) pour des exploits ou pour une
restauration dont le texte ne parle pas, mais atteste fermement sa
maîtrise dans les trois régions du monde  : maîtrise d’un type
particulier, visuelle, qu’il transmet à son adorateur Zoroastre, mais
qui n’est pas moins utile à la « victoire offensive » que la force et la
vitesse, et qui n’est à vrai dire qu’une forme de la vitesse, celle-là
même qui permet à Feu, dans l’itihāsa, non seulement de parcourir
en un clin d’œil les trois régions, mais de découvrir Indra Vr̥trahan
sans hésitation ni délai : à Zoroastre qui lui sacrifie par trois fois, il
donne par trois fois la même liste de privilèges, mais chaque fois
avec une nuance dans le dernier, qui concerne les yeux ; il lui donne
d’abord la vue du poisson Kara qui voit sans limite sous les eaux,
puis celle de l’étalon qui voit tout sur la Terre, enfin celle du
vautour qui voit tout du haut du Ciel. C’est là une autre affabulation
de la «  cosmicité  » du dieu, qui est pour lui un attribut nécessaire
puisque, d’une part, il n’est de victoire que totale et que, d’autre
part, l’Univers, étant intéressé à la victoire du dieu assaillant, ne
peut qu’y contribuer tout entier.
Enfin l’étroite liaison du feu et de Vahagn, de Feu et d’Indra
Vr̥trahan dans l’itihāsa, celle-ci confirmée par des textes de
l’Atharva-Veda et des Brāhmaṇa que Renou a mentionnés et par des
faits rituels bien connus, conseille de ne pas voir un développement
tardif ni secondaire dans la liaison que l’Iran mazdéen établit aussi
entre le feu, le dieu Feu (Ātar), le « feu des guerriers », d’une part,
Vǝrǝθraǧna d’autre part 40.
Il y a cependant une grande différence entre l’itihāsa et le chant
arménien 41. Le premier présente Indra adulte, livrant ce combat
après beaucoup d’autres, traversant d’abord une dépression et
sortant seulement ensuite de la tige dans une sorte de
« renaissance » glorieuse. Le second, au contraire, décrit, avant tout
exploit, sans antécédent heureux ni fâcheux, l’apparition initiale, la
«  naissance  » même de Vahagn en forme de petit adolescent. Cette
différence recouvre celle qui a été signalée à propos de la promotion
d’Indra et de celle de Vahrām et s’explique comme elle  : le
Vǝrǝθraǧna, le dieu réformé que les Arméniens ont emprunté sous
une forme plus populaire que celle de l’Avesta mais cependant,
comme le nom, bien mazdéenne, n’avait pas à traverser d’épreuve,
n’avait pas à se qualifier dans un «  combat contre un *vǝrǝθra  »  :
« dès le début », dit bien l’écrit pehlevi cité par le P. de Menasce, il
avait été «  créé victorieux  ». Il semble donc que la mythologie
populaire iranienne, tout en conservant l’équivalent du récit de
l’épiphanie d’Indra « devenu » Vr̥trahan, l’a transporté « au début »
de la carrière de Vǝrǝθraǧna et, d’une renaissance après
anéantissement, a fait une naissance sans préalable 42. De tels
déplacements ne sont pas sans exemple et ne déprécient pas le
résultat des comparaisons. Je ne rappellerai ici qu’un exemple,
d’ailleurs apparenté au cas que nous étudions, relatif au «  premier
combat  » du héros irlandais Cúchulainn et à la «  naissance  » du
héros ossète Batradz 43.
 
Après la victoire qu’il a remportée à la frontière de l’Ulster, sa
patrie, sur les trois frères, fils de Nechta, l’enfant Cúchulainn et son
cocher regagnent Emain Macha, la capitale, apportant les trois têtes.
Dans la ville, la sorcière Leborchann signale avec inquiétude son
approche  : «  Un guerrier arrive en char, dit-elle, sa venue est
effrayante… Si l’on ne se met pas en garde contre lui cette nuit, il
tuera les guerriers de l’Ulster. » Le roi Conchobar renchérit : « Nous
connaissons ce voyageur qui arrive en char, c’est le petit garçon, fils
de ma sœur. Il est allé jusqu’aux frontières de la province voisine,
ses mains sont toutes rouges de sang ; il n’est pas rassasié de combat
et, si l’on n’y prend garde, par son fait périront tous les guerriers
d’Emain.  » Et voici, conclut le texte, la décision que prirent
Conchobar et son conseil : « Faire sortir des femmes, les envoyer au-
devant du petit garçon, trois fois cinquante femmes, ou dix en sus de
sept fois vingt, impudiques, toutes nues (mot à mot : rouges-nues),
avec leur conductrice Scandlach à leur tête, pour lui montrer leur
nudité et leur pudeur » :
La jeune troupe des femmes sortit donc et elles lui montrèrent leur nudité et leur
pudeur. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char afin de ne
pas voir la nudité et la pudeur des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer
sa colère, on lui apporta trois cuves d’eau froide. On le mit dans la première cuve, et il
donna à l’eau une chaleur si forte qu’elle brisa les planches et les cercles de la cuve
comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons gros
comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur fut de celles que certains hommes
supportent et que d’autres ne peuvent supporter. Alors la fureur (ferg) du petit garçon
44
diminua et on lui passa ses vêtements .

Le texte décrit alors les célèbres « formes » (delba) monstrueuses


que, pour la première fois, se donne ou subit Cúchulainn et dont la
tradition a gardé plusieurs listes, en gros concordantes. Nous en
reparlerons.
Le sens de cette opération est clair. Le «  combat exemplaire  »,
précisé ici en combat initiatique, n’a pas pour première
conséquence, comme dans le cas d’Indra Vr̥trahan, de déprimer le
vainqueur et de le dérober à la société qui a besoin de ses services
futurs, mais au contraire de le porter à un état d’exaltation tel qu’il
met à son tour en péril la société qu’il a servie et devra servir. Dans
les deux cas pourtant, le ressort de l’action est au fond le même  :
l’exploit ne produit son effet bénéfique, pour l’intéressé et pour les
siens, qu’à travers une phase mauvaise, où la puissance acquise par
le héros est comme déréglée, soit par une diminution valant
anéantissement, soit par un excès insupportable. L’état où l’exploit a
mis Cúchulainn, cette fureur transfigurante est en soi une bonne
chose  : c’est elle, une fois produite, ou plutôt c’est la faculté de la
retrouver avec certaines des « formes » où elle s’exprime, qui fera la
valeur incomparable du héros et lui permettra de vaincre ses
ennemis comme il a vaincu d’abord les trois fils de Nechta. Mais
cette ferg est embarrassante autant qu’elle est précieuse  : l’enfant
n’en est pas maître, c’est elle qui le possède. Revenant à sa ville,
avant d’exercer sa nouvelle qualité de protecteur, il constitue un
danger public. Il faut donc le refroidir et c’est à quoi servent les
deux médications que le roi lui fait appliquer  : le spectacle des
femmes nues d’abord, qui le contraint à baisser les yeux 45, puis
l’immersion dans les cuves, qui le calme.
À vrai dire, quand on a compris la liaison des éléments,
l’interprétation de chacun ne laisse plus grande marge à la fantaisie
du commentateur. Mais indiquons tout de suite la raison
comparative qui nous engage à voir dans ce récit non pas une
invention littéraire, mais la transposition romancée d’un
authentique scénario d’initiation  : l’épisode des cuves rejoint un
usage attesté ailleurs dans des circonstances et avec une destination
analogues. Nous ne citerons qu’un exemple, très clair, celui de la
médication qui, chez les Kwakiutl de la région de Vancouver,
termine l’initiation du jeune homme admis parmi les « Cannibales »,
cette terrible société qui, pour les cérémonies de l’hiver, prend la
tête de toute la tribu.
Bien atténuée au contact des Européens et réduite à des
simulacres, l’initiation comportait récemment encore toute la
férocité qu’annonce un tel nom. Le novice faisait d’abord une
retraite de trois ou quatre mois dans la brousse, avec les esprits
initiateurs, et pendant ce temps il ne reparaissait qu’une fois au
village, afin d’enlever une femme de son parentage destinée à lui
préparer sa nourriture. Puis il faisait une rentrée tumultueuse,
attaquant tous ceux qu’il rencontrait, les mordant aux bras et à la
poitrine et dévorant des morceaux de leur chair. On le satisfaisait
autant que possible en tuant à son usage des esclaves. Aujourd’hui,
on ne lui fournit plus que des « cadavres naturels » dont il avale des
lambeaux sans les mâcher, aidé par les vieux Cannibales qui
s’assemblent autour de lui, nus et tout excités, dit un ethnographe,
comme des vautours sur une charogne. Interviennent alors ceux
qu’on appelle les « Soigneurs », heliga, qui assurent héréditairement
une délicate fonction : chacun saisit un des Cannibales par la tête, le
traîne vers un bassin d’eau salée et l’y plonge par quatre fois  ; à
chaque fois le Cannibale se débat, éclabousse et crie de façon
menaçante « Hap ! Hap ! » c’est-à-dire « Mange ! ». Mais le dernier
bain le calme et il peut rentrer dans sa maison où il se fait d’abord
vomir en buvant de grandes rasades d’eau salée. Non seulement le
paroxysme de sa fureur est passé, mais, au cours des danses des
nuits suivantes, il a l’air abattu, penaud, et ne pousse plus son cri. Il
lui reste d’ailleurs à observer pendant quelque temps une longue
liste de règles sévères, notamment, pour toute une année,
l’interdiction des relations sexuelles avec sa femme 46. Comme
Cúchulainn, le nouvel initié Cannibale fait ainsi sa rentrée chez les
siens dans un état d’exaltation qui prouve que l’initiation n’a pas été
vaine. Cet état, Cúchulainn l’a pris dans un combat contre trois
adversaires, le Cannibale l’a pris dans la retraite sauvage qu’il vient
de faire, et l’a d’abord «  nourri  » dans les scènes de meurtre et
d’anthropophagie qui ont marqué son retour  : différence qui tient
aux destinations et aux formes des deux initiations, le Cannibale
n’étant pas un guerrier.
Comme Cúchulainn encore, le Cannibale n’a pas le contrôle de
son état. Il est pour son village un fléau, un danger permanent. Il ne
peut, il ne sait mettre un terme à sa crise. Apprenti sorcier, il
menace de dévaster par le charme qui le possède le groupe humain
qu’il devrait servir. C’est alors qu’apparaissent les Soigneurs  : de
même que Conchobar fait plonger successivement son terrible neveu
dans trois cuves dont la première éclate, dont la deuxième bout
encore à gros bouillons, mais dont la troisième tiédit seulement, de
même le Cannibale, par les quatre plongeons successifs que les
Soigneurs lui imposent, redevient traitable, inoffensif et, très
littéralement, se refroidit. On ne s’étonnera pas de rencontrer ici et
là cette équivalence entre la chaleur et la fureur  : le tapas indien,
mainte métaphore de nos langues et, semble-t-il, l’opinion même de
la Faculté donnent raison aux liturgistes barbares. Mais ce qui nous
importe ici, c’est la garantie de réalité que le rituel kwakiutl fournit
à la médication des Ulates  : les aèdes irlandais n’ont fait que
romancer un authentique usage.
Or –  et c’est pourquoi nous avons longuement rappelé cette
légende irlandaise – le thème des cuves se retrouve sous une forme
très proche dans une autre partie de l’ensemble indo-européen, chez
les Ossètes, à propos de Batradz, un héros des légendes nartes qui, si
l’on se fie à des indices graves, a pris sur lui et conservé une partie
de la mythologie de l’« Arès scythique », lui-même en dernier ressort
héritier de l’*Indra indo-iranien 47. Batradz naît miraculeusement.
Alors que sa mère le porte dans son ventre, elle se juge un jour
offensée. Avant de quitter pour toujours le pays des Nartes et de se
retirer chez ses parents, elle crache sur le dos de son mari Xæmyts et
transfère ainsi l’embryon dans un abcès qui se forme entre les
épaules de l’homme. Satana, la sage maîtresse de maison des Nartes
et en outre sœur de l’infortuné père, surveille la croissance de
l’abcès et compte les jours. Quand le temps est venu, elle prend un
coutelas d’acier et conduit Xæmyts au sommet d’une tour de sept
étages au pied de laquelle elle a fait placer sept chaudrons pleins
d’eau. Puis elle ouvre l’abcès. Comme une trombe, emplissant tout
de flamme, l’enfant, un enfant d’acier brûlant, se précipite en bas,
où les sept chaudrons d’eau ne suffisent pas à le refroidir. « De l’eau,
de l’eau, s’écrie-t-il, pour que mon acier se trempe  !  » Sa tante
Satana court, avec dix cruches, pour puiser de l’eau à la source, mais
elle tarde à revenir car le diable ne consent à lui laisser prendre de
l’eau que si elle se livre à lui, ce qui demande quelque temps. Elle
revient enfin, arrose l’enfant, à qui le Narte Syrdon peut alors
donner un nom : Batradz. L’enfant vivra dorénavant au ciel, d’où il
descendra en trombe, incandescent comme à sa naissance, quand un
péril ou un scandale menacera les siens. Dans un autre récit tout
proche, le petit Batradz réclame aussi de l’eau, mais ce n’est pas
pour tremper son acier : « Plus vite, plus vite ! Couvrez-moi d’eau !
Je sens en moi une flamme de feu, un incendie inextinguible qui me
dévore…  » Et la bonne Satana va, comme précédemment, à la
source, où elle doit se prostituer, non pas au diable, mais à un
dragon à sept têtes qui prend successivement les formes peu
appétissantes d’un chien puis d’un vieillard. Calmé, Batradz peut
commencer sa carrière héroïque.
On voit immédiatement la différence importante qui sépare ces
récits de celui des enfances de Cúchulainn : la « flamme de feu » qui
possède et dévore physiquement Batradz, qui fera sa force dans les
combats et qui lui donnera une apparence de masse incandescente
non moins singulière que les « delba » et notamment que la « forme »
de boule pourpre que revêt Cúchulainn  ; l’«  incendie  » auquel
correspond d’ailleurs, au moral, un état permanent de fureur
frénétique, est congénital  : il ne se forme pas, il n’est pas puisé,
comme la ferg de l’enfant irlandais, dans l’exploit initiatique lui-
même. Exactement, il n’y a pas d’exploit initiatique  : l’ardeur qui
consume Batradz n’étant pas pour lui une acquisition, mais sa
définition, il est tel avant tout exploit, dès le premier moment de sa
vie.
On reconnaît la situation de la naissance de Vahagn par rapport
à la restauration d’Indra Vr̥trahan.
III
Guerriers et formes animales

Il vient d’être incidemment rappelé que le dieu avestique de la


Victoire offensive, Vǝrǝθraǧna, a la particularité de se présenter sous
dix apparences, dont sept sont des formes animales. Dans l’ordre du
Yašt XIV, ce sont  : le Vent (Vāta)  ; le bœuf portant sur ses cornes
ama, la force assaillante  ; un étalon qui porte aussi ama  ; un
chameau en rut  ; un sanglier impétueux  ; un jeune homme de
quinze ans ; l’oiseau Vāraǧna, le plus rapide des oiseaux de proie ;
un bélier sauvage  ; un bouc sauvage  ; un guerrier armé pour le
combat.
Ces métamorphoses ont été souvent commentées. Quant aux
rangs, la place du Vent en tête de la liste prolonge un théologème
indo-iranien  : dans l’association Vāyu-Indra du R̥ gVeda et des
rituels, c’est Vāyu qui passe le premier, et ce privilège est justifié par
le fait que, seul des dieux, confiant dans sa rapidité, Vāyu a osé
sortir en éclaireur dans « l’affaire Vr̥tra 1 ». Symétriquement, la place
du guerrier adulte à la fin de la liste rappelle que, quelles que soient
ses autres formes, Vǝrǝθraǧna est dans la pratique le modèle et le
protecteur du guerrier humain, tandis que la place du jeune homme
de quinze ans à peu près au milieu de la liste, en sixième, laisse
peut-être entendre que les termes de deux à neuf sont une sorte de
préparation au dixième – préparation qui n’exclut pas, bien entendu,
le retour aux formes ainsi traversées : on sait, par exemple, que c’est
comme sanglier que le Yašt de Miθra (X, 70) présente Vǝrǝθraǧna :
celui-ci précède le grand dieu 2 « sous la forme d’un sanglier prêt au
combat, aux défenses aiguës, d’un sanglier qui tue d’un coup,
inapprochable quand il est irrité, au museau tacheté, vaillant, aux
pieds de fer, aux pattes de fer, aux muscles de fer, à la queue de fer,
aux mâchoires de fer ; qui devance son adversaire, animé de fureur ;
qui, avec la Vaillance virile, anéantit celui qui le combat (il ne croit
pas l’avoir frappé, il ne lui semble pas avoir porté un coup, tant qu’il
ne lui a pas rompu les vertèbres, colonne de la vie, les vertèbres,
source de la force), qui brise tout en pièces et répand pêle-mêle sur
le sol les os, les poils, la cervelle et le sang de ceux qui trompent
Miθra ».
Le nombre dix est-il ici une donnée primitive ou le résultat d’une
systématisation postérieure ? Les dix incarnations de l’indien Viṣṇu,
parmi lesquelles figure en bonne place un sanglier, sont-elles une
utilisation parallèle du même thème ? Dans cette aptitude à changer
de formes, Viṣṇu a-t-il pris la place d’Indra qui, dans le R̥ gVeda, non
seulement se trouve associé au dieu Vent dans les conditions qui
viennent d’être rappelées, mais se fait aussi taureau et bélier  ? Au
point où sont aujourd’hui ces trois débats, le «  oui  » rencontre des
arguments et des objections 3. Mais le plus important n’est pas
douteux : parmi les dieux iraniens, Vǝrǝθraǧna se distingue par cette
abondance, par cette mise en liste aussi, de métamorphoses dont la
présentation occupe plus du tiers de son Yašt. Ce caractère n’est pas
suffisamment justifié par «  une théorie générale et spécifiquement
iranienne de la création », par la faculté qu’a tout être spirituel « de
passer à une forme corporelle », même si l’on joint la remarque que,
«  tandis que les êtres terrestres se manifestent sous l’aspect qui
répond à leur nature, les êtres célestes apparaissent sous des espèces
variées et multiples ». Si tout dieu peut, en effet, revêtir à l’occasion
des formes surprenantes, Vǝrǝθraǧna est le seul qui, outre le Vent et
deux formes humaines, revêt pour son office, et en série, sept formes
animales qui toutes, par un ou plusieurs traits, correspondent à des
aspects, à des conditions de la victoire.
 
Il est probable que ce théologème, lui aussi, dérive d’une
croyance archaïque dont les mythologies germaniques et celtiques
conservent d’autres attestations  : soit à la faveur d’un don de
métamorphose, soit par une hérédité monstrueuse, le guerrier
éminent possède une véritable nature animale 4.
Les berserkir scandinaves, dont le nom signifie «  à enveloppe
(serkr) d’ours  », sont ici l’exemple classique. Répondants terrestres
des einherjar dont Óđinn reste entouré dans l’autre monde, les
premiers berserkir mythiques le servaient quand il gouvernait
l’Upland suédois. Le sixième chapitre de l’Ynglingasaga les décrit en
ces termes :
Quant à ses hommes, ils allaient sans cuirasse, sauvages comme des chiens et des
loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours et des taureaux. Ils
massacraient les hommes et ni le fer ni l’acier ne pouvait rien contre eux. On appelait
cela « fureur de berserkr ».

Herman Güntert 5 et le grand interprète des légendes danoises,


Axel Olrik 6, ont excellemment commenté les nombreuses traditions
sur cet organe des vieilles sociétés nordiques, et Mme Lily Weiser 7,
puis M. Otto Höfler 8 l’ont situé, et par conséquent en grande partie
expliqué, par rapport aux « sociétés d’hommes » observées en grand
nombre chez les demi-civilisés. Le texte de l’Ynglingasaga qui vient
d’être cité dit beaucoup, mais ne dit pas assez : les berserkir d’Óđinn
ne ressemblaient pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la
force et par la férocité  ; ils étaient à quelque degré ces animaux
mêmes. Leur fureur extériorisait un être second qui vivait en eux, et
les artifices de costume (cf. les tincta corpora des Harii), les
déguisements auxquels font peut-être allusion le nom de berserkir et
son équivalent úlfheđnar (« hommes à peau de loup 9 ») ne servaient
qu’à aider, à affirmer cette métamorphose, à l’imposer aux amis et
aux ennemis épouvantés (cf.  encore Tacite, Germanie, 38, 4, à
propos du terror que cherchent à inspirer les Suèves).
Comme beaucoup de peuples, il semble que les anciens Germains
n’aient vu aucune difficulté à attribuer à un même homme diverses
«  âmes  » et que, d’autre part, la «  forme extérieure  » ait été
considérée comme la caractéristique la plus nette de la personnalité.
Un mot nordique – qui a des équivalents en vieil-anglais et en vieil-
allemand  – introduit d’emblée dans l’essentiel de ces
représentations  : hamr désigne 1°  un «  vêtement  »  ; 2°  «  la forme
extérieure » ; 3° (plus souvent le dérivé hamingja) « un esprit attaché
à un individu » (qui est en réalité une de ses âmes ; cf. hamingja « la
chance ») ; il y a des hommes, peu intéressants, déclarés ein-hamr  :
ils n’ont qu’un seul hamr  ; d’autres, à côté de leur heim-hamr
(«  enveloppe propre, fondamentale  »), peuvent en revêtir d’autres,
par une action que désigne le verbe réfléchi hama-sk  ; ils sont
capables de courir transformés (hamhleypa). Or, le berserkr est par
excellence l’homme eigi einhamr, «  l’homme qui n’est pas d’un seul
hamr ». Nombreux sont les passages des sagas de toutes classes où la
hamingja d’un guerrier, ou bien –  notion presque synonyme  – sa
fylgja, apparaît soudain, en songe, en vision, ou dans la réalité, sous
forme animale. Avec le temps le mot berserkir n’a plus désigné que
des guerriers exceptionnellement puissants. Du moins la croyance a-
t-elle subsisté que ni le fer ni le feu ne pouvait les blesser et leurs
accès de « fureur animale » sont restés célèbres.
Ces accès leur prenaient surtout le soir. L’Egilssaga
Skallagrímssonar, par exemple, 1, 2-8, décrit l’existence d’un
berserkr «  retraité  », Úlfr, qui après de glorieuses campagnes s’est
marié, fait valoir son bien, s’occupe diligemment de ses champs, de
ses bêtes, de ses ateliers, et se fait apprécier de tout le voisinage par
les bons conseils qu’il distribue libéralement. « Mais parfois quand le
soir tombait, il devenait ombrageux (styggr) et peu de gens
pouvaient alors converser avec lui, il somnolait le soir (var hann
kveldsvæfr), le bruit courait qu’il était hamrammr (c’est-à-dire qu’il se
métamorphosait et errait la nuit) ; il avait reçu le nom de Kveldúfr,
le Loup du soir.  » Ainsi les horrifiants Harii, aux corps teints,
étaient-ils les guerriers des nuits noires.
Quant à la méthode des métamorphoses du somnolent Úlfr, elle
est celle-là même que l’Ynglingasaga attribue au maître des premiers
berserkir, à Óđinn  : il avait le pouvoir de changer à volonté
d’apparence et de forme (chap.  6)  ; son corps restait alors étendu,
comme endormi ou mort, tandis que lui-même était un oiseau ou un
animal sauvage ou un poisson ou un serpent (chap. 7) : à ceci près
que les berserkir, dont la compétence est moins large que celle du
dieu 10 et réduite aux actions du combat, ne se montrent qu’en forme
de quadrupèdes sauvages, leur puissance et leur technique sont bien
celles-là.
 
Úlfr n’est loup que par son nom et, sur ses vieux jours, par sa
réputation de loup-garou. Chez d’autres guerriers légendaires,
l’animal est à la fois plus profondément et plus ouvertement
enraciné. L’un des plus fameux est Böđvar Bjarki, parangon des
champions du roi Hrólfr Kraki, le Charlemagne du Nord 11. Lui aussi
se métamorphose : à l’avant-dernier chapitre de la Hrólfssaga Kraka,
on le voit – ce sera son dernier effort – combattre devant son maître
sous l’apparence d’un ours énorme, tandis que son corps sommeille
quelque part à l’arrière. En cela, il ne fait que revenir à sa vraie
nature. Il était né d’un Björn (« Ours »), qu’une méchante reine avait
effectivement métamorphosé en ours à mi-temps, animal le jour,
homme la nuit. Sa mère était une femme, mais portait le nom de
Bera («  Ourse  »). Björn ayant été tué sous sa forme d’ours, la
méchante reine avait obligé Bera à manger un morceau entier de sa
chair et une petite partie d’un second. En conséquence, des trois
garçons qu’elle mit ensuite au monde, l’aîné, Elgr (l’élan), était une
sorte de centaure nordique, élan à partir de la ceinture  ; le second
avait des pieds de chien ; seul le troisième, Böđvar, était un parfait
exemplaire d’homme… Ses frères suivent des voies diverses, l’un
comme brigand très fort, l’autre comme roi souvent victorieux, mais,
en dépit de sa forme purement humaine, c’est Böđvar qui devient le
plus puissant, le vrai champion, le guerrier type, comme si ses deux
aînés n’avaient été que des ébauches. On reconnaît ici le thème du
« troisième frère », étudié plus haut dans les traditions indienne sur
Trita, iranienne sur Θraētaona, romaine sur le vainqueur des
Curiaces  ; mais on reconnaît aussi une séquence à trois termes,
« animal, animal, homme de guerre », qui rappelle la formule à dix
termes du Vǝrǝθraǧna avestique, « animaux successifs aboutissant au
guerrier en armes  », au guerrier qui, outre ses qualités humaines,
possède celles des quadrupèdes et de l’oiseau qui l’ont précédé.
 
Les Celtes connaissaient aussi de telles traditions. Le Mabinogi de
Math, fils de Mathonwy 12, en donne une variante d’autant plus
intéressante qu’elle s’insère dans une plus vaste structure. Les
principaux héros, dérivés de figures mythiques, en sont le groupe
désigné sous le nom collectif d’« Enfants de Don », qui se distribuent
sur les trois fonctions indo-européennes d’une façon plus complète
que les chefs des « Tribus de la déesse Dana » irlandaises, auxquels
ils correspondent. Les mâles sont Gwydion, Eveidd, Gilvathwy,
Govannon, Amaethon, auxquels est jointe une sœur unique,
Aranrhod, mère elle-même de l’illustre Lleu –  le Lug irlandais, le
Lugus des Gaulois. Les « fonctions » du premier et des deux derniers
des cinq frères sont claires : en toute circonstance, dans ce Mabinogi
et ailleurs, Gwydion est un grand sorcier, tandis que Govannon et
Amaethon, conformément à leurs noms 13, sont le Forgeron et le
Laboureur. D’Eveidd il n’est dit qu’une chose  : en compagnie de
Gilvathwy, c’est lui qui remplace le roi Math dans les visites à
travers le pays que comporte le rang royal, ce qui donne à ces deux
personnages, entre le sorcier d’une part, l’artisan et l’agriculteur
d’autre part, un rôle noble, le plus proche de la royauté dans ses
tâches temporelles. De Gilvathwy, nous savons davantage. Le roi
Math devait toujours, sauf en temps de guerre, avoir les pieds posés
dans le giron d’une fille pucelle. Gilvathwy tomba un jour amoureux
fou de la jeune fille pour lors en service. Son frère Gwydion, le
sorcier, le voyant dépérir, suscita par fantasmagorie une guerre
cruelle avec un pays voisin  ; laissant la pucelle dans son palais, le
roi partit avec l’armée et Gilvathwy put satisfaire sa passion avant
de l’y rejoindre. Informé de l’attentat dès son retour, le roi Math,
lui-même sorcier, imposa aux deux complices un châtiment
remarquable  : de deux coups de sa baguette magique (hudlath), il
transforma Gilvathwy en biche, Gwydion en cerf, et les condamna à
vivre en couple dans les bois pendant un an. Au bout de ce temps,
les deux bêtes revinrent à la cour en compagnie d’un faon
vigoureux. Deux nouveaux coups de baguette transformèrent la
biche en sanglier, le cerf en laie, tandis que Math donnait au faon la
forme humaine et le faisait baptiser sous le nom de Hyddwn (dérivé
de hydd «  cerf  »). Au terme de l’année, le couple reparut avec un
marcassin dont le roi fit un garçon qu’il nomma Hychtwn (dérivé de
hwch « porc »), et le sanglier fut transformé en louve, la laie en loup.
Après un an de vie sauvage, les deux animaux revinrent avec un
beau louveteau. Cette fois, non seulement le petit fut fait homme
sous le nom de Bleiddwn (dérivé de blaidd « loup »), mais ses père et
mère, « suffisamment punis, selon le roi, par la grande honte d’avoir
eu des enfants l’un de l’autre  », se retrouvèrent Gwydion et
Gilvathwy comme trois ans auparavant. Un tercet inséré dans le
Mabinogi révèle la finalité de cette triple naissance 14 :
Trois fils du pervers Gilvaethwy :
trois vrais guerriers éminents,
Bleiddwn, Hyddwn, Hychtwn le long.

L’hapax cenrysseddat (cynrhyseddad) est traditionnellement


traduit «  combattants  » (lady Guest), «  champions  » (Ellis-Lloyd),
«  guerriers éminents  » (Loth) «  Krieger  » (Buber, Mülhausen), et,
bien que l’étymologie en soit obscure, il n’y a pas de raison de
récuser ce sens 15. Ainsi dans le groupe des Enfants de Don, la
fonction guerrière est assurée, à travers Gilvathwy (car c’est lui, et
non Gwydion, qui est à l’origine des méfaits, et, dans le tercet,
Bleiddwn, Hyddwn et Hychtwn sont dits ses fils, non ceux de
Gwydion), par ces trois vigoureux jeunes gens dont les affinités
animales ne sont pas métaphoriques, mais congénitales. On
remarquera que deux des types de quadrupèdes compromis
dans  cette aventure rappellent plusieurs des incarnations de
Vǝrǝθraǧna, notamment la plus fameuse (sanglier, bouc et bélier
sauvages), et que la troisième évoque le nom des Scandinaves
úlfhednar « hommes à peau de loup ». On soupçonne aussi, dans ces
accouplements qui sont inhabituels même dans les légendes 16, le
souvenir de liaisons homosexuelles comme en connaissent souvent
les sociétés de guerriers ; qu’on pense non seulement aux pratiques
d’éducation doriennes, crétoises, mais aussi, dans le monde
germanique, à ce qu’Ammien Marcellin, XXXI, 9, 5, dit des Taifali,
avec une indignation qui l’empêche sans doute de comprendre la
vraie valeur de l’usage dont il parle  : chez ce peuple guerrier, les
jeunes gens déjà pubères servent au plaisir des guerriers,
apparemment sans autre limite que la durée de leurs charmes –
 aetatis uiriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi – « sauf celui
qui, tout seul, capture un sanglier ou tue un ours énorme et qui se
trouve alors affranchi de cette souillure, conluuione liberatur  ».
Ammien interprète les faits dans la perspective morale des vertueux
hypocrites de son temps, mais on peut penser, d’après la généralité
de la pratique et l’épreuve qui y met fin, que, dans ces couples de
mâles, l’un récupérait en protection et en formation ce qu’il donnait
en plaisir et que l’autre, sous sa  responsabilité, préparait son jeune
partenaire à rencontrer dignement aprum ou ursum immanem. Les
sociétés d’hommes germaniques et celtiques devaient parfois
comporter ainsi un élément sexuel que les convenances n’ont pas
permis aux auteurs chrétiens d’exprimer, mais qu’on est tenté de
restituer sous certaines camaraderies, sous certaines liaisons
généreuses d’aînés et de cadets.
L’épopée indienne a maintes fois utilisé le théologème qui invite
le guerrier à puiser dans une ou plusieurs espèces animales les
qualités que ses mandants attendent de lui, et d’abord la force et la
vitesse. Une des expressions les plus frappantes se trouve dans un
des innombrables récits du troisième chant du Mahābhārata 17. Pour
venir à bout de l’homme-démon Rāvaṇa –  celui-là a dix têtes  –
Brahmā envoie Viṣṇu s’incarner en Rāma, puis il invite Indra et tous
les dieux à s’incarner aussi, non pour combattre eux-mêmes, mais
pour engendrer des combattants ; mais ils ne s’adresseront pas à des
femmes  : «  Pour accompagner Viṣṇu, dit Brahmā, engendrez de
toutes parts dans des ourses, dans des femelles de singes, des fils
héroïques, doués de force et du pouvoir de prendre toutes formes à
volonté  !  » Indra en tête, les dieux exécutent l’ordre, utilisant « les
épouses des meilleurs des singes et des ours  » (variante  : «  des
femmes d’ours et de singes  »). Les produits sont ce qu’attendait le
dieu suprême  : ces jeunes gens ont une force inouïe, capable de
fendre les cimes des montagnes ; ils ont le corps compact comme le
diamant  ; experts dans la bataille, ils se donnent autant de force
qu’ils désirent  ; ils ont la puissance de l’éléphant et la rapidité du
vent  ; les uns habitent où ils veulent (variante  : volent comme des
oiseaux), les autres sont les hôtes des forêts (variante : du ciel).
IV
Scénarios et accessoires

J’ai rappelé plus haut comment Benveniste et Renou ont rendu


probable, à propos du surnom ou du nom du dieu de la victoire
(véd. Vr ̥tra-hán-, avest. Vǝrǝθra-ǧn-a-), que ce qui était tué ou détruit
dans l’exploit (véd. han-) était primitivement plutôt un neutre, « la
Résistance », qu’un masculin ; que cette Résistance, dans nos textes,
reste soit un concept abstrait (Iran), soit, passant secondairement au
genre masculin, une sorte de masse peu animée, passive, à peine
armée (R̥ gVeda), en sorte que les allusions des hymnes ne
permettent même pas de se représenter concrètement la rencontre.
Cet exploit qui a de telles conséquences, qui vaut à Indra un tel
renom et une telle puissance, semble n’avoir pas même été difficile,
n’avoir pas pris la forme d’un duel aux risques partagés  : Indra a
frappé Vr̥tra, c’est tout. Et il l’a frappé de son foudre comme on
frappe un arbre (II, 14, 2), comme la hache (abat) les arbres (X, 89,
7  ; cf. X, 28, 7-8). La racine verbale qui caractérise usuellement la
position de Vr̥tra soit avant le combat, soit après sa mort, est śī-,
celle du grec ϰει῀σθαι, «  être  couché  ». En somme, cette grosse
chose inerte menaçait la vie du monde plutôt économiquement que
belliqueusement : il avait « barré les eaux » (apó vavriv ṃsaṃ vr ̥trám,
II, 14, 2, ou l’équivalent), « les rivières avaient été dévorées par le
serpent » (síndhūṃr áhinā jagrasān n, IV, 17, 1) 1.
Ces justes remarques reçoivent tout leur poids si on les
rapproche des précisions que donnent les Brāhmaṇa et l’épopée : le
monstre à trois têtes, puis Vr̥tra, qu’Indra doit vaincre
successivement, sont les fils, mais plus encore les «  ouvrages  » du
dieu-artisan, du charpentier Tvaṣṭr̥. Ce personnage, mal discernable
d’un autre artisan de l’autre monde, Viśvakarman, «  le faiseur de
toutes choses  », a pour seule raison d’être de «  faire  », animés ou
non, les accessoires, les êtres dont ont besoin les dieux et,
éventuellement, leurs ennemis les démons : palais, chars, talismans,
armes, y compris les plus prestigieuses (le foudre d’Indra, l’épée de
Śiva, le disque de Viṣṇu), et encore Tilottamā, la Pandore de la fable
indienne, et Sītā, une autre femme qui n’est pas comme les autres.
Les grands adversaires d’Indra, même si le Vr̥tra épique est parfois
plus actif et plus généralement dévorant que le védique, rentrent
dans cette liste de chefs-d’œuvre.
Le Tricéphale est particulièrement remarquable. Qu’on se reporte
à l’un des passages où le Mahābhārata décrit l’exploit d’Indra, celui
du cinquième chant (section 9, 3-40). Dans son hostilité contre Indra
(indradrohāt), Tvaṣṭr̥ vient de créer un être à trois têtes,
extrêmement fort, qui convoite aussitôt la place du dieu. Ses trois
visages brûlent comme le Soleil, la Lune et le Feu. Avec une bouche,
il récite les Veda et boit le soma réservé aux dieux ; avec une autre,
il boit la liqueur alcoolique, la surā  ; et il regarde toutes les
directions du monde, les diśaḥ, avec une telle expression d’avidité
qu’il semble prêt à les boire, elles aussi, par sa troisième bouche.
Indra s’inquiète. Il a d’abord recours au procédé par lequel les
dieux viennent souvent à bout d’un grand ascète ou d’un être trop
vigoureux  : il charge des Apsaras, femmes célestes, de séduire le
monstre et de le débiliter dans le plaisir  ; mais les Apsaras
reviennent bientôt, déconfites. Alors Indra doit se résigner à donner
de sa personne. Dans un grand effort, sans d’ailleurs que l’adversaire
réagisse, il lance son vajra. Le Tricéphale, touché, tombe à terre
comme la cime d’une montagne (parvatasyeva śikharaṃ praṇunnaṃ
medinītale). À le voir ainsi, Indra se sent mal à l’aise et ne trouve pas
d’abri, brûlé qu’il est par la splendeur du cadavre, car celui-ci, bien
que tué, émet toujours son éclat, avec l’apparence d’un vivant (hato
’pi dīptatejāḥ sa jīvann iva ca dr ̥śyate). Par chance, un charpentier
(takṣā) passe, Indra l’aperçoit et lui demande de couper en hâte les
trois têtes (kṣipraṃ chindhi śirāṃsy asya). Le charpentier a des
objections, de fait et de principe  : sa hache n’est pas de taille, ce
serait un péché… Indra trouve réponse à tout  : sur son ordre, la
hache deviendra forte comme son vajra, et il prendra le péché sur
lui. Le charpentier résiste, cependant, jusqu’à ce que le dieu lui fasse
une intéressante proposition  : dorénavant, dans tout sacrifice
qu’offriront les hommes, la tête sera la part des gens de sa
profession (śiraḥ paśos te dāsyanti bhāgaṃ yajñeṣu mānavāḥ).
L’ouvrier s’exécute aussitôt, sans nulle peine et sans fâcheuse
conséquence. Simplement, de chacune des trois têtes coupées
s’échappe un oiseau ou une troupe d’oiseaux : de celle qui lisait les
Veda et buvait le soma, des kapiñjala, ou perdrix ; de celle qui buvait
la surā, des kalaviṅka, ou moineaux ; de celle qui menaçait de boire
les quatre Orients, des tittira, ou cailles. Soulagé, joyeux, Indra
regagne le ciel, tandis que le charpentier rentre tranquillement chez
lui.
Disons le mot : ce monstre si facile à tuer mais qui, une fois tué,
reste jīvann iva, « comme s’il vivait », comme si le coup n’avait rien
changé à ses trois visages brûlants ni à ses trois bouches
diversement dévorantes, donne l’impression d’un mannequin.
Qu’Indra, après l’avoir « tué » d’un coup de son vajra, soit obligé de
demander à un charpentier qui revient de son travail de trancher les
trois têtes avec sa hache, que ces têtes se révèlent alors être creuses
et lâchent en l’air divers oiseaux, ces deux singularités permettent
de préciser  : tout se passe comme si le Tricéphale était un
assemblage de pièces de bois et ses têtes des boîtes, justiciables de
l’outil d’un ouvrier humain après avoir été « montées » par l’ouvrier
des dieux. Les enjolivements littéraires n’ont rien changé d’essentiel
à ces deux détails que, bien entendu, les hymnes ignorent, mais que
connaissent les Brāhmaṇa et dont l’un même a sa garantie dans une
règle rituelle 2  : quand un animal est sacrifié, prescrivent déjà des
textes comme MaitrāyanīSaṃhitā, II, 4, 1 et Kāṭhaka, XII, 10, la tête
est attribuée comme part « au charpentier 3 » ; et plusieurs passages
des Brāhmaṇa, deux notamment dans le Śatapatha (I, 6, 3, 1-5 ; V, 5,
4, 2-6), font déjà sortir les trois sortes d’oiseaux des bouches du
Tricéphale abattu et expliquent même une particularité de chacune
(couleur, cri) par l’ancienne spécialité de la bouche qui lui donne
issue.
 
Ce fossile nous reporte loin dans le passé  : Indra a assumé,
comme mythe d’une de ses principales victoires, un scénario
d’initiation de jeune guerrier. On n’oserait être à ce point affirmatif
si un autre groupe social, étranger au monde indo-européen et
expert en initiations, n’avait réalisé dans la même forme plusieurs
de ses cérémonies.
Le lieu du monde où, par un accord dont l’explication nous
échappe, les légendes indo-iraniennes sur le Tricéphale s’éclairent le
mieux est en effet la Colombie-Britannique, la côte occidentale du
Canada. Sous le nom de Sīsiutl chez les Peaux-Rouges de la Bella
Coola et chez les Kwakiutl, sous le nom de Senotlke chez les
riverains de la Thompson River, un grand rôle est joué et dans les
mythes et dans les rites par le «  monstre à trois têtes 4  ». C’est un
être ambivalent, tantôt protecteur bienveillant, plus souvent
démoniaque adversaire, qui a beaucoup d’utilisations et de
destinations, dans les recettes de médecine magique et dans les
mythes de libération des eaux notamment, mais qui intervient
surtout lors des initiations, initiation de sorcier ou de chef, initiation
de chasseur ou de guerrier, soit qu’il suffise au héros d’avoir la
chance de le rencontrer, soit plutôt qu’il doive le combattre et
ramener ses dépouilles. Le lien de ce monstre avec les guerriers est
particulièrement fort  : chez les Indiens de la Bella Coola, le Sīsiutl
est le serpent propre à la Grande Dame qui porte le nom de
« Guerrier » ; chez les Kwakiutl, la danse du Sīsiutl est celle du chef
guerrier et le rituel du Tōq’uit, que le Sīsiutl domine, figuré par un
échafaudage, est mis formellement en rapport avec la préparation
des guerriers aux expéditions militaires. Sur la rivière Thompson, les
récits squamish et utamqt sont aussi nets que possible à cet égard :
c’est en cherchant, en poursuivant, en tuant et en dépouillant le
Senotlke que le jeune homme devient : 1° tireur infaillible ; 2° chef
de guerre invincible, disposant notamment de cette arme suprême
qu’on retrouve à la disposition des berserkir de l’antique Scandinavie
comme du vainqueur grec de la Méduse, la pétrification de
l’adversaire, c’est-à-dire, sous sa forme la plus pure, la victoire
immédiate à distance, rêve de tous les combattants.
Dans les rites, dans les danses initiatiques notamment, le
monstre est diversement figuré  : c’est en général un homme muni
d’un masque qui encadre une face humaine, sur la droite et sur la
gauche, par deux têtes de serpent, mobiles, qui lui sont reliées et qui
débordent au-dessus des épaules  ; parfois, dans certains rituels
kwakiutl, c’est toute une lourde construction de planches et d’étoffes
émergeant d’un bosquet et animée par des machinistes invisibles.
Dans les mythes, où il est souvent le partenaire non seulement d’un
héros terrestre mais de l’Oiseau-Tonnerre, le Sīsiutl est plus
librement imaginé mais, bien entendu, ces images reflètent les
figurations rituelles.
 
Ainsi avertis par l’analogie de ces représentations nord-
américaines avec celles de l’Inde, nous décelons aussi en Iran des
traces de l’origine rituelle du Tricéphale. À travers les textes
épiques, ce monstre, qui porte encore le nom de l’avestique Aži
Dahākā (Aždahak, Ḍahāk, Zohak…), lequel contient le mot aži
« serpent » suivi d’un appellatif obscur, n’est qu’à peine un monstre :
il fut d’abord un homme comme les autres, à qui il poussa un jour
sur chaque épaule une tête de serpent 5 ; rien ne donne à penser que
cette conception soit secondaire par rapport à celle de l’Avesta,
d’ailleurs très vague, mais plus éloignée de l’humain, ou par rapport
à celle du R̥ gVeda  : il suffit de parcourir le dossier américain que
nous venons d’entrouvrir pour constater qu’un seul et même peuple
pratique concurremment et sans aucune gêne plusieurs types,
parfois bien différents, de «  serpent à trois têtes  »  ; mais Aždahak,
avec ses têtes de serpent surgies des épaules et encadrant sa tête
humaine, concorde avec la figuration la plus fréquente du Sīsiutl
dans les rituels. D’autre part, l’Iran semble confirmer les deux traits
de l’histoire du Tricéphale indien qui nous ont orientés vers
l’interprétation en mannequin  : la liaison du monstre avec des
oiseaux, l’intervention d’un ouvrier humain dans la victoire. Le
héros iranien qui va tuer le tyran à trois têtes est, en effet, conduit,
exhorté par un forgeron et le « palais » du tyran s’appelle, d’un nom
inexpliqué mais qu’on ne peut négliger, « le palais de la Cigogne 6 ».
Il semble donc que les mythes indo-iraniens de la victoire sur le
Tricéphale gardent le souvenir précis de rituels où la victime du
héros était un être de l’autre monde matériellement figuré dans
celui-ci  : homme richement masqué ou imposante machine de
planches. Bien moins archaïques, évidemment, sont les récits
occidentaux où le héros triomphe de trois frères  : sans doute
représentent-ils une libre variation littéraire, rationalisée et
historicisée, sur le thème de l’adversaire triple.
 
Mais ce sont les Germains du Nord qui apportent directement la
preuve que de tels monstres-mannequins ont bien été utilisés, dans
notre vieux monde, lors de cérémonies d’initiation ou de promotion.
Deux documents sont ici à considérer : le récit romancé du premier
combat d’un jeune guerrier ; le récit du premier « duel régulier » du
dieu Þórr.
Nous avons déjà rencontré, pour sa naissance étrange de
troisième frère et pour son dernier combat en forme d’ours, le
champion du roi Hrólfr, Böđvar Bjarki. Il opère aussi comme
initiateur dans une histoire célèbre 7.
Saxo Grammaticus, II, VI, 9, n’en donne qu’un bref schéma  ; la
Hrólfssaga Kraka, au chapitre 23, la développe au contraire
longuement et un poème en l’honneur de Bjarki, les Bjarkarímur,
fournit une troisième variante.
Dans le récit danois, le héros Biarco est présent à un festin de
noces où des guerriers briment son voisin, Hialto  ; il prend Hialto
sous sa protection et tue les plus insolents. Peu après, Biarco abat
d’un coup d’épée un ours gigantesque ; il fait boire à Hialto le sang
qui coule de la blessure afin qu’il devienne plus vigoureux  : «  On
croyait, en effet, en ces temps-là, qu’une telle boisson accroissait la
force du corps 8. »
Dans la saga, Böđvar Bjarki, champion ambulant, prend en effet
sous sa protection le jeune Höttr, souffre-douleur terrorisé des
hirđmenn, des « gardes du corps » du roi Hrólfr 9 et tue l’un d’eux.
Au lieu de le punir, Hrólfr, qui apprécie les hommes forts, lui offre
la place du mort et Böđvar Bjarki accepte, à condition que le pauvre
Höttr restera avec lui et sera traité comme lui. Et voici que, aux
approches de la fête de la mi-hiver (jól), tout le monde devient
sombre : Höttr explique à son protecteur que, depuis deux ans, à jól,
un énorme monstre ailé apparaît, ravage le pays, et qu’il a tué les
meilleurs champions du roi ; « Ce n’est pas un animal, achève Höttr,
c’est le plus grand troll » (Þat er ekki dýr, heldr er Þat hit mesta troll).
La veille de jól, Hrólfr défend à ses hommes de sortir. Mais Böđvar
sort secrètement, emmène avec lui Höttr tout effrayé. En voyant le
monstre, Höttr hurle, s’écrie qu’il va être dévoré. Son aîné le jette
dans la boue où il reste avec sa peur, sans oser retourner à la maison
royale. Puis Böđvar s’avance vers l’animal, apparemment immobile,
dégaine et d’un coup, sans combat, lui perce le cœur  : l’animal
tombe raide. Böđvar va repêcher Höttr et le contraint à boire deux
grosses gorgées de sang et lui fait manger un morceau de cœur, puis,
se tournant contre lui, engage un duel qui dure longtemps : Höttr est
vraiment devenu fort et courageux.
Mais ici le récit rebondit. «  Bien fait, camarade Höttr  ! dit
Böđvar, allons, redressons l’animal et disposons-le de telle sorte que
les autres croient qu’il est vivant » (reisum upp dýrit ok búum svá um,
at ađrir ætli at kvikt muni vera). Le lendemain, les observateurs du roi
signalent que le monstre est toujours là, près du château. Le roi
s’avance avec sa troupe et dit : « Je ne vois pas de mouvement dans
l’animal : qui veut prendre sur lui de l’affronter ? » Böđvar propose
Höttr qui, à la surprise du roi, accepte. « Tu as beaucoup changé en
peu de temps  !  » dit le roi (mikit hefir um Þik skipaz á skammri
stundu  !). Höttr, qui n’a pas d’armes, demande au roi son épée
Gullinhjalti («  garde d’or  ») avec laquelle il «  tue  » sans peine le
cadavre du monstre. Le roi n’est pas dupe, il dit à Böđvar qu’il se
doute de la vérité et ajoute : « Ce n’en est pas moins une belle œuvre
à toi d’avoir fait un autre champion de ce Höttr qui ne paraissait pas
destiné aux grandes choses. » Enfin, il change le nom de Höttr pour
consacrer la métamorphose  : le nouveau champion s’appellera
Hjalti, d’après l’épée Gullinhjalti.
Dans le thème de l’animal mort et redressé comme un
mannequin, Axel Olrik ne voulait voir qu’une finesse de l’auteur de
la saga, et rappelait quelques faits plus ou moins analogues dans la
littérature nordique. On voit mal quel serait l’intérêt de cette
« finesse », puisque le roi n’en est pas dupe, et qu’elle n’ajoute rien
au mérite, à la vigueur, aux chances futures de Höttr. Il est plus
probable qu’un antique scénario initiatique affleure ici, gardant la
naïveté apparente qu’ont nécessairement les gestes par lesquels
l’homme prétend diriger les forces invisibles, agir sur le sacré. Car si
l’on s’étonne qu’une scène qui ne trompe, qui ne peut tromper
personne, ni les acteurs ni les spectateurs, suffise à donner au jeune
Danois ou au jeune Kwakiutl une vaillance ou des pouvoirs qu’il
n’avait pas, on fait en réalité le procès de tous les rituels. Par le seul
fait qu’il est partie prenante à une cérémonie, un mannequin devient
un être vivant, comme le masque, porté cérémoniellement, incarne
une personnalité nouvelle dans le corps du danseur.
Mais le mannequin de Böđvar Bjarki a un répondant plus
considérable en Scandinavie même 10.
 
Snorri, au chapitre 17 des Skáldskaparmál, raconte comment,
Þórr étant occupé, au loin, à tuer des monstres, entre un jour chez
les Ases un hôte indésirable, le géant Hrungnir, en pleine « fureur de
géant » (Hrungnir hafđi svá mikinn jötunmóđ…). Les Ases ne peuvent
que l’inviter à leur banquet, où il les terrorise, menaçant d’emporter
dans son pays la Valhöll, de tuer tous les dieux, d’emmener avec lui
les déesses Freyja et Sif et – tandis que Freyja lui emplit sa coupe –
de boire toute la bière des Ases. Alors les Ases prononcent le nom de
Þórr et aussitôt Þórr apparaît dans la salle, furieux. Hrungnir,
inquiet, fait remarquer à « ÁsaÞórr » qu’il recueillerait peu de gloire
à tuer un adversaire désarmé, et il lui propose une rencontre, seul à
seul, à Grjótúnagarđr, «  sur la frontière  ». Þórr met d’autant plus
d’empressement à accepter ce rendez-vous que c’est la première fois
qu’il lui est donné d’aller til einvígis, à un duel régulier, avec lieu fixé
d’avance, hólmr (Þórr vill fyrir öngan mun bila at koma til einvígis, er
hónum var hólmr skorađr, Þviat engi hafđi hónum Þat fyr veitt) 11.
Ici se présente, au moins en apparence, une incohérence, mais
significative  : les géants, mesurant l’importance du duel et ne
voulant pas que Hrungnir succombe, «  firent à Grjótúnagarđr un
homme d’argile haut de neuf lieues et large de trois sous les bras »
(Þá gerđu jotnar man af leiri, ok var hann. ix. rasta hár, en Þriggja
breiđr undir hand)  ; ils ne trouvèrent pas de cœur assez grand à lui
mettre, sauf un cœur de jument –  encore Þórr arriva-t-il trop tôt.
Nous attendrions que ce «  mannequin  » fût substitué au véritable
Hrungnir, et pourtant celui-ci vient au rendez-vous et se poste
simplement près du mannequin. Il est vrai que lui-même est une
sorte de statue  : il avait un cœur fait de pierre dure, «  avec trois
cornes, de la forme qui est devenue ensuite celle du signe runique
qu’on appelle le Cœur de Hrungnir 12 » ; il avait aussi tête de pierre,
bouclier de pierre, et, pour arme offensive, une pierre à aiguiser
(hein). Lui et l’homme d’argile attendent au lieu de rendez-vous,
Hrungnir tenant son bouclier devant lui, l’homme d’argile si effrayé
que, dit-on, il pisse quand il voit Þórr.
Þórr est victorieux, mais en partie grâce à une ruse de son
«  valet  » et compagnon Þjalfi. Celui-ci arrive le premier et, se
donnant les apparences d’un traître, prévient Hrungnir que Þórr
compte surgir de dessous la terre  : c’est par conséquent sous ses
pieds, et non devant sa poitrine et son visage, qu’il doit placer son
bouclier. À peine Hrungnir a-t-il adopté cette garde insolite que, du
ciel, avec éclairs et tonnerre, apparaît Þórr  : son marteau brise la
pierre à aiguiser (dont un morceau vient se fixer dans la tête du
dieu) et fracasse le crâne de Hrungnir qui tombe sur son vainqueur
et, dans sa chute, lui prend le cou sous un de ses pieds. Cependant
Þjalfi, de son côté, attaquait l’homme d’argile, « qui tomba avec peu
de gloire  ». Þjalfi essaie de dégager le cou de son maître, mais le
pied de Hrungnir est trop lourd. Les Ases, apprenant que Þórr est
tombé, tâchent aussi de le délivrer  : impossible. Il faut faire appel
alors au propre fils de Þórr, Magni (« la Force »), un bambin âgé de
trois nuits qui rejette sans peine le pied. En récompense de quoi Þórr
lui donne le cheval de Hrungnir, ce qui lui vaut une semonce
d’Óđinn : Þórr, suivant Óđinn, aurait dû donner le butin non à son
fils, mais à son père.
Beaucoup de détails de ce récit ont embarrassé les
commentateurs et l’on s’est souvent tiré d’affaire en déclarant que
tout cela, y compris l’homme d’argile, n’était que des enjolivements
littéraires de quelque vieux mythe d’orage. C’est peu probable. Le
bonhomme d’argile renversé en un duel mineur par le « second » de
Þórr est sans doute à interpréter littéralement, et explique par
contrecoup le géant de pierre tué par Þórr lui-même : cible lourde,
immobile, «  Résistance  » renversée sans aucune peine par l’agilité,
par l’offensive «  fulgurante  » du dieu. Þjalfi est-il ici «  l’élève  » de
Þórr, autrement dit son duel contre un mannequin présenté comme
tel double-t-il simplement le duel de son maître, comme tout rituel
double le mythe qui le justifie  ? Peut-être  : nous aurions ainsi un
récit à deux plans, «  l’initiation  » guerrière de Þjalfi reproduisant
sous une forme réaliste, terrestre –  un peu ridicule aussi, comme
celle de Höttr-Hjalti  –, le fabuleux et presque cosmique exploit
guerrier de Þórr. Peu importe  : cet exploit fabuleux de Þórr (son
premier «  duel régulier  ») est suffisamment parallèle à l’exploit du
dieu Vr ̥trahán, vainqueur du Tricéphale et de la Résistance. De
même que le Tricéphale, avec ses trois bouches, menaçait de boire
toutes les liqueurs des dieux et les points cardinaux, de même que la
Résistance menaçait de détruire les dieux et le monde, Hrungnir au
cœur tricornu menace de boire toute la bière des Ases, de massacrer
les dieux et de transporter chez lui leur demeure. Comme le dieu
foudroyant, après avoir abattu Vr̥tra, est d’abord presque anéanti
par son exploit, au grand désespoir des dieux, et ne retrouve force et
gloire que par l’incantation de l’un d’eux, Þórr qui avait foudroyé
Hrungnir est –  matériellement  – captif de son exploit, immobilisé,
cet accident émeut les dieux, et n’est réparé que par l’intervention
de l’un d’eux.
Enfin comme le Triśiraḥ a trois têtes, Hrungnir est triple, a un
cœur à trois cornes  ; la «  triplicité  » du monstre adversaire du
nouveau champion, du Victorieux type, est si générale dans le
monde indo-européen qu’on est tenté d’y voir un détail hérité de la
préhistoire commune. Cette triplicité s’exprime de façons
différentes, dont on a plusieurs fois rencontré dans ce livre les
principales  : tantôt il s’agit d’un être à trois têtes (Inde, Iran) ou à
trois corps (Geryon grec), tantôt ce sont trois êtres jumeaux, trois
« frères » (les trois fils de Nechta, fléaux des Ulates et adversaires du
jeune Cúchulainn le jour de son premier exploit ; les trois Curiaces),
tantôt enfin ce sont des êtres dont le cœur, particulièrement
périlleux, est triple de quelque façon. Tel est le cas par exemple, en
Irlande, de l’adversaire d’un certain Mac Cecht, qui est
probablement le champion du grand roi Conaire 13 : le Dindṡenchas
de Rennes, § 13, 1, écrit, sommairement mais clairement : « Meche,
fils de la Morrígan (une des déesses de la guerre), avait en lui trois
cœurs, jusqu’à ce que Mac Cecht le tuât dans la Plaine de Meche
qui, jusqu’alors, s’était appelée Plaine de Fertaig. Ses cœurs étaient
tels : avec les formes de trois serpents à travers eux (amlaidh badar
na cride sin, co ndelbaid tri nathrach treithib). Si la mort n’était pas
venue frapper Meche, ces serpents auraient grandi et ceux qu’ils
auraient laissés vivants en Irlande auraient été détruits (meni torsed
dano bas do Mechi arforbertais na nathracha ind ocus focnafed ana
faigbet béo i nHérinn) 14. »
À la fin du récit de Snorri, Þórr encourt un blâme d’Óđinn parce
qu’il a manqué d’égards envers son père, gratifiant le «  jeune  » au
lieu du « vieux » : il n’y a aucune raison de considérer comme une
adjonction tardive un trait d’outrecuidance qui est si bien à sa place
dans un mythe de la fonction guerrière.
Rapproché de l’épisode humain de Höttr-Hjalti et des scènes
analogues d’autres mythologies indo-européennes, le duel de Þórr et
de Hrungnir, doublé du duel de Þjalfi et de l’homme d’argile,
s’interprète donc littéralement, de point en point, comme un
souvenir des rituels et des mythes d’initiation ou de promotion
guerrière 15. Cela ne l’empêche pas, bien entendu, d’avoir été aussi,
et même congénitalement, un mythe d’orage  : c’est le destin des
dieux-combattants, patrons des combattants terrestres, d’être aussi
des dieux fulgurants, ou de tendre à se confondre avec les dieux
fulgurants  ; Þórr, «  le Tonnerre  », avec son marteau, comme Indra
avec son foudre, a une valeur naturaliste évidente  ; l’histoire de
Hrungnir est, dans Þjóđólfr et dans Snorri, l’une de celles où Þórr est
le plus «  surhumain  »  : il apparaît instantanément dans le hall des
Ases, il attaque non moins brusquement le géant, parmi les éclairs et
les grondements du ciel…
V
Signes sur le héros

Un trait du mythe de Hrungnir confirme la valeur « initiation »


ou «  promotion  » de ce duel fameux  : depuis lors, est-il dit, Þórr
porte dans sa tête, comme un certificat gênant de sa victoire, le
morceau de la pierre à aiguiser (hein), arme du géant, qui était venu
s’y fixer 1. Il s’agit d’une représentation authentique, populaire, que
les Lapons n’ont pas manqué d’emprunter. Il y a trois siècles, dans sa
Laponia, Scheffer décrivait ainsi l’idole de leur dieu Hora galles, « le
bonhomme Þórr  »  : in capite infigunt clauum ferreum, cum silicis
particula, ut si uideatur ignem Thor excutiat. L’explication vaut ce
qu’elle vaut, mais le fait est là, l’idole du Þórr lapon a un morceau
de silex fixé dans la tête par un clou 2.
Ce «  signe  » consécutif à la victoire du dieu dans son premier
einvígr rejoint un des signes –  nombreux, excessifs, souvent
monstrueux  – qui apparurent sur le jeune Cúchulainn après son
premier combat et dont les uns semblent s’être aussitôt installés,
stabilisés, tandis que d’autres ne devaient reparaître ensuite que
dans ses crises de fureur guerrière 3. Mentionné dans l’épisode des
Macgnímrada de la Tain Bó Cuailnge, comme « s’élevant du sommet
de son crâne », il est décrit avec plus de précision dans l’épisode In
carpat serda  : «  La lune de héros sortit de son front, aussi longue,
aussi épaisse que la pierre à aiguiser d’un guerrier, aussi longue que
le nez.  » Des figures représentées sur certaines monnaies gauloises
ont de même une émanation qui leur sort du front, parfois en forme
de clou à tête ronde  ; sans doute attestent-elles que le même
stigmate de vaillance était connu des Celtes du continent.
Parmi les « formes » apparues sur Cúchulainn vainqueur et dont
la plupart, je le répète, sont fantastiques, certaines ne sont peut-être
que l’exagération d’une grimace héroïque. Celle-ci notamment : « Il
ferma un de ses yeux, au point qu’il n’était pas plus large qu’un chas
d’aiguille et il écarquilla l’autre, au point qu’il était aussi grand que
l’ouverture d’une coupe d’hydromel  », lit-on dans l’épisode des
Macgnímrada ; et dans In carpat serda : « Il avala un de ses yeux dans
sa tête, au point qu’à peine un héron sauvage aurait réussi à
l’amener du fond de son crâne à la surface de sa joue, l’autre saillit
et alla se placer sur sa joue, à l’extérieur 4.  » Sans se permettre de
telles distorsions, les aventuriers vikings, dans les circonstances
graves, prenaient des attitudes et faisaient des grimaces assez
singulières, qui établissaient leur rang, leur dignité et, si l’on peut
dire, appuyaient leurs exigences –  en quoi sans doute ils
maintenaient une tradition plus ancienne. Reçu en plein banquet par
le roi Ađalsteinn dont il est en droit d’attendre une forte rétribution,
Egill, le scalde guerrier, s’assied de l’autre côté de la salle, sur le
siège d’honneur, en face du roi 5. Il garde son casque sur sa tête,
pose son bouclier à ses pieds et son épée sur ses genoux, la tirant à
moitié et la renfonçant alternativement dans le fourreau. Il se tient,
raide et droit, et refuse toute boisson. En outre, il fait descendre un
de ses sourcils jusqu’à son menton tandis que l’autre monte jusqu’à
la racine de ses cheveux, et cela aussi alternativement. L’effet doit
être impressionnant, car il a les sourcils contigus au-dessus de ses
yeux noirs 6… Alors le roi se lève, passe un très précieux anneau au
bout de son épée nue, marche vers le viking et lui tend son présent
par-dessus le foyer. Le viking se lève à son tour, l’épée nue, s’avance
de l’autre côté du foyer et reçoit l’anneau sur le bout de son épée.
Tous deux regagnent leurs sièges. Egill passe l’anneau à son doigt.
Alors seulement ses sourcils reviennent à leur place ordinaire 7. Il
dépose casque et épée et accepte la coupe qu’on lui avait jusqu’alors
vainement offerte.
 
L’Inde n’ignore pas les signes corporels, souvent monstrueux.
Elle en a même fait la théorie, plusieurs théories, mais dans une
autre direction  : ses lakṣaṇa sont des signes congénitaux et
permanents qui désignent un garçon pour un bel avenir  :
mahāpuruṣa « grand homme », cakravartin « celui qui fait tourner la
roue cosmique », c’est-à-dire héros, roi ou sage exceptionnel suivant
les milieux et les époques. Cependant, une brève allusion du
Mahābhārata est peut-être à verser à notre dossier.
Arjuna, on le sait, représente l’idéal des guerriers. Fils ou
incarnation partielle d’Indra, il a toutes les qualités de ce dieu,
auxquelles il ajoute une distinction et parfois un contrôle de soi
qu’on regrette de ne pas trouver dans son modèle. Non seulement
les maîtres d’armes humains l’ont préparé à son inégalable carrière,
mais les dieux eux-mêmes, lors de visites qu’il leur a faites dans
l’autre monde, ont pris soin de le pourvoir d’armes merveilleuses. La
rançon de ce privilège est qu’il vit sans trêve dans les fatigues et les
dangers. Même après la dure bataille de Kurukṣetra, il ne connaît
pas le repos : son aîné, le roi Yudhiṣṭhira, ayant décidé de célébrer
la cérémonie impériale par excellence, le sacrifice du cheval
(aśvamedha), c’est lui qui, selon la règle consignée dans les livres
liturgiques, escorte la future victime pendant toute une année dans
sa libre course à travers les royaumes de l’Inde, livrant bataille sur
bataille pour la défendre. C’est à la fin de cette dure mission que se
place, entre Yudhiṣṭhira et l’omniscient Kr̥ṣṇa, un curieux dialogue 8.
Kr̥ṣṇa avertit le roi que, par ses informateurs, il sait que le cheval
et son escorte approchent et qu’il est temps de préparer le sacrifice.
Arjuna, ajoute-t-il, revient fort amaigri par la fatigue de tant de
batailles. Ces mots avivent dans le cœur du chef des Pāṇḍava un
souci qu’il a depuis longtemps : pourquoi, demande-t-il, ce garçon a-
t-il été toujours privé de tranquillité et de confort ? Son destin n’est-
il pas pitoyable  ? Son corps ne porte-t-il pas tous les signes
favorables ? Quel autre signe peut-il y avoir sur lui qui le voue à ces
peines et à ces fatigues, à cette « part excessive de malheur » ? Kr̥ṣṇa
répond 9 :
Je ne vois en lui aucun trait physique non souhaitable, ô roi, si ce n’est que, chez ce
lion des hommes, les deux pommettes sont trop hautes  : c’est à cause d’elles que ce
tigre des hommes est toujours en marche sur les chemins, car je ne vois rien d’autre en
lui qui le voue à une vie de malheur.

Cette disgrâce physique, ces pommettes un peu trop remontées


ou trop développées condamnent donc Arjuna à l’agitation, aux
expéditions, aux fatigues (car c’est bien de cela, et de cela seul, qu’il
s’agit : adhvasu vartate éclaire, limite duḥkham), bref à la carrière du
guerrier. Elles sont, sur sa figure, le signe de sa vocation. Je ne sais
si la littérature de l’Inde mentionne ailleurs un tel rapport. Ne serait-
il pas simplement la stylisation en lakṣaṇa, en signe congénital, d’un
delb à la manière irlandaise, d’une «  forme  » apparaissant sur le
guerrier éprouvé et l’éloignant de l’apparence humaine ordinaire,
c’est-à-dire, sans doute, à l’origine, d’une contorsion héroïque
traditionnelle ?
MYTHES ET DIEUX DES INDO-EUROPÉENS
Textes réunis et présentés
par Hervé Coutau-Bégarie
PRÉSENTATION

La vie de Georges Dumézil constitue une aventure intellectuelle


fantastique par son ampleur et sa continuité. Dès la préface de sa
thèse, Le Festin d’immortalité, on trouve posé le problème qui
l’occupera à titre principal pendant toute sa vie, celui de la
découverte de la mythologie indo-européenne. Même si la
démonstration qui suit est fausse, le programme esquissé dans cette
préface restera valable jusqu’à la fin. En 1928, quatre ans seulement
après Le Festin d’immortalité, l’article « Amirani et son chien » ouvre
la série des études caucasiennes qui vont constituer l’autre grand
volet de l’activité scientifique et des publications de Georges
Dumézil jusqu’à sa mort et même au-delà, si l’on ose dire, puisque
les Cahiers de textes oubykhs continueront à paraître pendant
plusieurs années.
Exemplaire par sa continuité, l’œuvre l’est également, et surtout,
par son ampleur. Ampleur du résultat, puisque le catalogue de ses
œuvres compte près de cinq cents titres, dont une soixantaine de
livres et trois cents articles de revues, mais aussi ampleur de la
documentation  : tous les peuples indo-européens, à l’exception des
Baltes qui n’ont laissé de leur mythologie que des traces à peine
visibles, ont été mis à contribution. Deux mythologies ont fourni le
noyau central, celle des Romains et celle des Indiens. Mais les
Iraniens sont eux aussi constamment présents (c’est par le groupe
indo-iranien que Dumézil a eu en 1930 la première intuition de la
trifonctionnalité), et la mythologie germanique a également fourni
un champ d’études considérable : François-Xavier Dillmann rappelle
qu’«  à côté de travaux essentiellement consacrés à la mythologie
germanique tels que Mythes et dieux des Germains (1939), Loki
(1948), La Saga de Hadingus : Du mythe au roman (1953 et 1970) et
Les Dieux des Germains (1959), Georges Dumézil n’a pratiquement
jamais manqué d’utiliser avec profit la leçon de mythes scandinaves
au cours de ses grandes études comparatives indo-européennes ». Il
n’est pas une seule langue du groupe indo-européen que Georges
Dumézil n’ait explorée à un moment ou à un autre pour les besoins
de son enquête.
Quant à l’ampleur de sa documentation caucasienne, autre
grande passion de sa vie, elle est sans équivalent, puisqu’il a été
pratiquement le seul linguiste au monde à avoir une connaissance
directe et poussée de plusieurs langues de chacun des trois grands
groupes linguistiques du Caucase (du Nord-Est, du Nord-Ouest et du
Sud). Sa tendresse particulière pour la langue oubykh, qu’il a sauvée
de l’oubli, ne l’a pas empêché d’apporter une contribution notable à
l’étude des autres langues  : il a ainsi fait connaître le dialecte
besleney (du tcherkesse), et l’étymologie dont il était le plus fier
était celle du nom du ciel en arménien, qu’il avait réussi à faire
reconnaître après quelques joutes épiques. Sous son titre modeste,
Le Verbe oubykh constitue l’esquisse d’une véritable grammaire
comparée des langues caucasiennes du Nord-Ouest.
Il faut également mentionner des études «  accessoires  » sur le
quechua (langue des Indiens du Pérou) qui ont abouti à de curieux
rapprochements entre les noms de nombres en turc et en quechua,
ainsi que des «  fantaisies mythologiques  », dont la plus célèbre est
«  Le Moyne noir en gris dedans Varennes…  » qui a suscité un
étonnement à la mesure de l’originalité du propos. À la fin de sa vie,
il avait le projet d’un ouvrage du même genre au titre délicieux : Les
Sept Femmes de Barbe-Bleue.
Il faudrait considérer tout cela pour saisir l’œuvre de Georges
Dumézil dans sa totalité. Une biographie intellectuelle serait à cet
égard passionnante. Il en avait un moment caressé l’idée puisqu’il
avait annoncé dans la préface de Mythe et Épopée  I un livre
retraçant, «  pour l’instruction des étudiants, le cheminement de la
recherche, les difficultés rencontrées, les erreurs commises et les
considérations qui les ont corrigées ». Cette belle résolution n’a pas
tenu longtemps. Partant du principe que « lorsqu’une œuvre d’art est
terminée on ne regarde pas les échafaudages  », il s’est toujours
refusé à écrire ses Mémoires, même si de multiples annotations
dispersées fournissent une ample matière que l’on pourra exploiter
un jour.
 
 
S’orienter dans cette œuvre foisonnante, même réduite à son
aspect central, n’est pas facile pour le non-initié, qui pourra être
dérouté par la dispersion de la matière dans de multiples livres qui
s’entrecroisent. Lui-même s’était expliqué sur cette apparente
anarchie que lui reprochait vertement un contradicteur.
Je sais bien que M. Page s’impatiente de me voir souvent reprendre la même matière.
Dès la première note de son article, il avertit le lecteur  : «  Les écrits de Dumézil
tendent à la répétition et à la refonte et il n’est pas toujours aisé de décider quel texte
il faut citer.  » En fait, ce qu’il appelle mes répétitions sont de trois ordres. Ou bien,
dans quelques présentations d’ensemble, du type «  bilan  », je résume, plus ou moins
longuement, sans progrès, ce qui me paraît être l’état actuel de l’étude sur telle ou telle
partie de cet ensemble  ; ou bien je reproduis ou je résume, au maximum sans
changement, une proposition ou une démonstration antérieure parce qu’elle va servir à
éclairer, sur un autre domaine, un nouveau fait homologue qui n’avait pas été reconnu
comme tel auparavant  ; ou bien je reprends une proposition ou une démonstration
antérieure pour l’améliorer par des corrections ou des compléments, un éclairage
mieux réglé, bref, comme dit M. Page, by recasting it. Je reconnais que cette conduite
de mon travail n’est pas confortable pour le lecteur pressé. Mais il faut que ce lecteur
admette qu’une «  science en train de se faire  », comme nous disons volontiers au
Collège de France, tirée du néant il y a soixante ans et continuée sans relâche depuis
lors à travers bien des difficultés intellectuelles et temporelles, voire des tempêtes, ne
pouvait produire une série, dès le début planifiée, d’écrits ne varietur s’additionnant
sans se chevaucher comme doit l’être un bon exposé d’une « science faite ».

Dumézil était donc parfaitement conscient de cette difficulté.


Pourtant, de même que les druides «  n’avaient pas voulu
immobiliser dans des signes morts une science qu’ils considéraient
comme sans cesse renaissante », il a toujours montré la plus grande
répugnance à condenser dans des synthèses le résultat de ce qu’il
appelait ses «  chantiers de fouille  ». En 1983, il condamnait
fermement « la tentation du manuel » :
Récemment, un de ces simplificateurs, me donnant à lire son projet de compilation, le
commentait en disant  : «  Il faut que ce soit au point, parce que, dorénavant, c’est à
cela qu’on se référera.  » Je ne puis que recommander plus de patience et plus de
modestie. Les résultats acquis ne sont encore ni assurés, ni organisés à ce point, la
recherche est en plein développement, des éléments inattendus sont chaque année
dégagés, dont la somme obligera sans doute à rééquilibrer l’ensemble. Et, surtout, une
familiarité attentive avec la progression difficile, avec les méandres et les impasses des
enquêtes est plus formative, plus excitante même que la lecture d’un manuel
prématuré.

À vrai dire, son refus s’expliquait aussi par des raisons


personnelles : à plus de quatre-vingts ans, ne sortant plus guère de
son appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, il avait
l’impression de ne plus être en contact assez étroit avec les nouvelles
directions de la recherche et il ne se sentait plus le courage
d’entreprendre un livre neuf. Il avait en revanche accepté le principe
d’un petit recueil de textes, dont il avait voulu confier l’élaboration
à quelqu’un qui ne fût pas spécialiste de la mythologie comparée  :
«  Comme ça, vous ne serez pas tenté de privilégier un champ
d’études particulier. »
À sa mort survenue en octobre 1986, le travail d’organisation du
volume était tout juste commencé. Il m’avait cependant fixé
quelques principes directeurs  : ne pas prétendre à l’exhaustivité,
mais plutôt essayer de dégager la logique de l’œuvre ; prendre, dans
la mesure du possible, des extraits assez longs et sans coupures, de
manière que les passages ne soient pas abusivement coupés de leur
contexte.
C’est à ces principes que j’ai essayé de me tenir. Il est bien
entendu que le choix des textes relève de ma seule responsabilité. Il
est probable que Georges Dumézil aurait donné au volume une autre
architecture. Le lecteur devra toujours se souvenir que ce recueil ne
saurait en aucun cas se substituer aux « originaux » : il n’est, et ne
veut être, qu’un livre d’initiation. J’espère simplement n’avoir pas été
indigne de la confiance qu’il m’a témoignée, et que cet ouvrage
permettra à de nouveaux lecteurs de découvrir une œuvre immense
qui est, à la fois, une leçon de méthode (même s’il avait horreur du
terme) et une fondation sur laquelle les historiens des religions et
des mythes devront longtemps s’appuyer.
Hervé COUTAU-BÉGARIE, 1992.
INTRODUCTION
Leçon inaugurale

Georges Dumézil n’a jamais eu beaucoup de goût pour la


vulgarisation  : son immense bibliographie ne contient guère de
synthèses destinées à un grand public « cultivé » mais peu averti de
ses recherches. Même une mise au point comme L’Idéologie tripartie
des Indo-Européens suppose de la part du lecteur un minimum de
connaissances sur les Indo-Européens ou les principes de la méthode
comparative, préliminaires sur lesquels Dumézil n’éprouvait pas le
besoin de s’attarder. En 1949 pourtant, à quelques mois d’intervalle,
il avait publié deux textes destinés à présenter ses travaux à un
cercle plus large que celui de ses lecteurs réguliers  : le chapitre
premier, « Matière, objet et moyens de l’étude », de L’Héritage indo-
européen à Rome, livre primitivement destiné à un public anglo-
saxon, et la leçon inaugurale prononcée au Collège de France le
1er décembre 1949. C’est le second de ces textes qui est reproduit ici.
 
 
Monsieur l’Administrateur, Mes chers collègues, Mesdames,
Messieurs,
Les recherches que le Collège de France a bien voulu accueillir
s’annoncent sous un titre qui peut tromper. On ne traite pas de la
«  civilisation indo-européenne  » comme on traite de la civilisation
des Assyriens, des Chinois ou des Romains, c’est-à-dire par
observation directe et description.
Sur quoi se fonderait-on  ? On n’a pas d’archives, pas de
documents littéraires, pas de monuments. Ou du moins, des realia
indo-européens qui subsistent peut-être, on ne peut pas, on ne voit
même pas comment on pourrait un jour affirmer qu’ils proviennent
du groupe humain qui, il y a à peu près cinq mille ans, parlait la
langue commune d’où les langues dites indo-européennes sont
dérivées, comme, plus tard, les langues romanes devaient naître du
latin. Nous voyons bien –  justement par la comparaison des
langues  – que les hommes de ce groupe savaient modeler, tisser,
coudre, conduire un char, un bateau, puisque les mots latins fingo,
neo, suo, veho, navis, comme bien d’autres, ont des correspondants
précis depuis l’indo-iranien jusqu’au germanique ; de l’accord de ces
trois groupes de parlers historiquement éloignés, l’indo-iranien, le
germanique, le latin, nous concluons que les Indo-Européens
traitaient un métal qui devait être une variété de bronze ; etc. Mais
sur aucune céramique, sur aucune pièce de char ou de barque, sur
aucun objet de bronze exhumé par les préhistoriens, nous ne
mettons le mot « Indo-Européen ».
L’accord du latin ensis et du sanscrit védique asiḥ permet
d’affirmer qu’une variété d’épée était déjà appelée quelque chose
comme *ṇsis par les Indo-Européens ou une partie d’entre eux. Un
musée d’Europe centrale ou orientale recèle peut-être dans une
vitrine une épée que son possesseur, trois mille ans avant J.-C.,
désignait, en effet, usuellement de ce nom. Mais aucun procédé
rationnel ne permet de rapprocher cette arme et ce substantif. Plus
généralement, entre les belles et croissantes moissons faites sur les
champs de fouilles par les archéologues préhistoriens et la notion de
«  peuple indo-européen  » qui ressort, elle, comme une conclusion
nécessaire, d’études linguistiques vieilles de près de cent cinquante
ans et de plus en plus précises et pressantes, entre cette collection
concrète de faits relevant des civilisations matérielles et cette entité
nationale, aucune liaison valable ne s’établit. Aussi bien n’est-ce pas
de ces traces non identifiables que nous nous occuperons. Nous nous
occuperons d’ailleurs fort peu des Indo-Européens.
En réalité, comme tout ce qui se couvre du nom d’«  indo-
européen  », notre étude ne concerne pas la préhistoire, mais
l’histoire, la plus vieille histoire accessible de chacun des peuples
dont on sait qu’ils contenaient un élément indo-européen assez fort
pour avoir imposé sa langue. On s’irrite parfois de ce terme d’« indo-
européen », contre lequel on ne peut plus rien ; on souligne comme
il est mal formé, puisqu’il fait référence aux habitats terminaux des
peuples dérivés et non pas à l’habitat primitif du peuple ancêtre ; et
aussi puisqu’il a l’air de mettre en équilibre la seule Inde, d’une part,
en Asie, et toute l’Europe unie, de l’autre. C’est vrai. Mais, à tout
considérer, cette inadéquation de  l’étiquette à son objet est
justement ce qui la recommande : elle se trahit pour ce qu’elle doit
être, c’est-à-dire un signe conventionnel, attribuant à certains faits
indiens ou iraniens et à certains faits germaniques, italiques, etc.,
une communauté d’origine  ; un signe avertissant que c’est
l’hypothèse d’une communauté d’origine  ; d’un héritage commun,
qui est l’explication la plus probable des correspondances qu’on
remarque entre ces faits historiques si dispersés sur le terrain.
Et tel est bien le but limité que, linguistes ou autres, se proposent
les comparatistes  : ils savent que la reconstruction vivante,
dramatique, de ce qu’était la langue ou la civilisation des ancêtres
communs est impossible, puisqu’on ne remplace par rien les
documents, et qu’il n’y a pas de documents. Ils se donnent
seulement, pour première tâche, de repérer, dans l’Inde, à Rome, en
Scandinavie, etc., des faits homologues, et entre lesquels
l’homologie soit telle qu’elle suggère, comme son explication la plus
vraisemblable, une commune origine ; ils se donnent aussi, comme
deuxième tâche, inséparable de la première, de travailler sur ces
correspondances, d’y reconnaître des rapports d’un nouvel ordre,
permettant de les classer, de les relier, en un mot d’en comprendre
le «  système  », car tout, dans les représentations humaines, ou du
moins tout l’essentiel, est système, implicite ou explicite, maladroit
ou vigoureux, naïf ou subtil, mais système  ; et le meilleur moyen
d’altérer de telles représentations en les étudiant, c’est, sous prétexte
de prudence et d’objectivité, de ne pas en chercher le ou les
systèmes.
 
 
L’idée que des correspondances systématiques entre faits indiens,
romains, etc., existent et qu’elles forment un champ d’études, ce
n’est d’abord qu’une hypothèse de travail. Le travail avançant,
l’hypothèse se vérifie et l’affirmation se fonde, dès lors, comme dans
toute science à partir d’un certain moment, sur l’observation, sur
une constatation sans cesse renouvelable et contrôlable. Il y a
longtemps que la linguistique comparative indo-européenne a
franchi ces degrés  ; on a même oublié les incompréhensions, les
ironies, les indignations dans lesquelles ont baigné ses débuts.
Au contraire, pour ce qui nous occupera, c’est-à-dire pour les
faits de civilisation non matérielle, pour les représentations
collectives et les institutions, pour le culte, les légendes, la structure
sociale des peuples indo-européens, cette heureuse unanimité n’est
pas atteinte. Sans doute, d’abord, parce que les faits à observer, et
leurs liaisons, sont ici plus complexes. Certainement aussi parce que
l’étude a pris trop tôt son départ, et un mauvais départ, et qu’il en
est résulté un préjugé défavorable. Car cette province d’enquête
comparative n’est guère moins ancienne que l’autre  : dès que la
parenté des langues a été reconnue, on s’est précipité sur les textes ;
les Védas, Homère, Virgile, l’Edda ont été rapprochés, par les mêmes
hommes qui rapprochaient grammaires et vocabulaires, et l’on a cru
pouvoir, plus vite même que pour le langage, reconstituer les modes
de pensée, de pensée religieuse notamment, des Indo-Européens. Ce
fut un feu de paille. Trop d’a priori, pas de sens historique, une
ignorance à peu près complète des données de l’ethnographie,
l’absence de la sociologie, des mirages littéraires comme la
mythologie solaire ou fulgurante généralisée, une confusion
perpétuelle des faits de langue et des faits de civilisation, qui sont
liés, mais distincts, plus d’enthousiasme, enfin, que de critique,
expliquent cet échec.
Mais l’échec est incontestable : il y a plus de cinquante ans qu’on
en est tombé d’accord.
Depuis lors et jusqu’à une époque récente, on a assisté à une
réaction, et la réaction, légitime, comme vous voyez, dans son
principe, s’est manifestée de diverses manières. La linguistique a
mieux affirmé ses limites, répudié, du côté des mythes et des
institutions, non pas une solidarité qui est évidente, mais une
confusion, un impérialisme compromettants. D’autre part, pour
chaque province du monde indo-européen, les savants spécialistes,
philologues traitant les textes et historiens penchés sur les peuples,
non seulement ont considéré comme nuls et non avenus les résultats
des premières générations de comparatistes, en quoi ils avaient en
général raison, mais encore ont déclaré vaine et dangereuse toute
nouvelle aventure comparative. C’est encore un  état d’esprit très
répandu. Un savant suédois qui a consacré une  longue et fertile
carrière à l’étude de la religion grecque, M. Martin P. Nilsson, invité,
en 1932, à l’Institut allemand de Rome, à parler sur les religions des
deux peuples classiques, commençait en ces termes :
Ces deux religions (grecque et romaine) sont issues d’une même souche, comme le sont
les deux peuples. On cite souvent pour preuve l’identité des noms du dieu
atmosphérique («  des Wettergottes  »), Zeus, Jupiter, qui, chez ces deux peuples, est
devenu le plus grand dieu  ; malheureusement, cela renseigne peu, et ce qu’on peut
produire d’autre n’est pas considérable. Hestia-Vesta atteste le culte du foyer, propre à
la famille patriarcale. On ne se trompera pas en admettant que la religion que les
envahisseurs ont apportée avec eux en Grèce et en Italie était une Naturreligion peu
développée, comme nous en rencontrons chez les peuples primitifs, et que nous pouvons
facilement nous représenter.

Voilà le verdict que rendait, il y a dix-sept ans, un des maîtres les


plus justement écoutés de la philologie classique, celui qui fut,
jusqu’aux exclusives hitlériennes, l’un des deux directeurs de l’Archiv
für Religionswissenschaft et dont on admire encore l’actif éméritat.
Ces quelques lignes montrent bien les composantes de l’état d’esprit
qui règne depuis cinquante ans. L’héritage indo-européen est
théoriquement reconnu (avec excès même, car je ne pense pas qu’on
doive dire que, dans leur ensemble, les deux religions, grecque et
romaine, soient « einer gemeinsamen Wurzel entsprungen 1 »). Mais, de
cet héritage, l’appareil de preuves et de conséquences est aussitôt
ramené à presque rien : quelques noms de divinités sans substance.
Toute mention d’un peuple indo-européen autre que les deux
peuples classiques est évitée. Et surtout nous apprenons que, pour
prendre une idée de la religion indo-européenne, nous n’avons pas à
perdre un temps précieux à confronter les états anciens des religions
historiquement pratiquées ni, par le repérage de coïncidences, à
tâcher de déterminer des éléments hérités ; nous dirons simplement
et facilement que les Indo-Européens avaient une religion de peuples
primitifs –  le texte nous suggère même, «  la religion des peuples
primitifs  », comprenons  : celle que des écoles de théoriciens ont
fabriquée, par le brassage des descriptions ethnographiques les plus
diverses, avec un agréable dosage de mana, d’arbres et de sources
sacrés, de Waldgeister, de Reinigungen et naturellement de Zauber, de
magie.
Le résultat de ce verdict, c’est, sur chaque province indo-
européenne, pour les spécialistes, à la fois une simplification du
problème des origines et une liberté totale pour le résoudre. Partout,
en matière religieuse, le problème se formulera ainsi  : «  Comment,
sur cette Naturreligion qu’on veut bien nous dire indo-européenne,
mais qui n’a rien de distinctif, qui est moins un héritage particulier
qu’une sorte de minimum vital de toute société, comment, à partir
de ce niveau inférieur et indifférencié, les Indiens védiques, ou les
Grecs, ou les Latins, comment chaque groupe a-t-il créé, de toutes
pièces, indépendamment, la forme très précise de religion que ses
documents écrits nous présentent ? »
 
 
Nous suivrons ici d’autres voies. Il nous paraît que, après les
illusions des anciens comparatistes, la réaction, d’abord saine, a
dépassé le point d’équilibre et tracé de nouvelles illusions. Nous ne
nous sentons pas le droit de régler la question de l’héritage indo-
européen à si peu de frais, en l’identifiant sommairement à une
Naturreligion moyenne. Ce n’est pas là une matière, s’il y en a
jamais, qui puisse se traiter a priori, die wir uns leicht vorstellen
können 2 ! Cette facilité même nous inquiète : ce qu’on acquiert bon
marché ne fait pas d’usage. Nous préférons observer, comparer tout
ce qui, historiquement, ici et là, a chance d’être mêlé à du passé
indo-européen, sans décider d’avance ce que nous trouverons, ce qui
restera en facteur commun, ni à quel niveau de complexité se
situera ce résidu. Il ne s’agit pour nous que de bien organiser et de
bien interpréter l’observation.
L’observation se fait par comparaison, c’est-à-dire en tenant sous
un même regard analytique des données primaires fournies par
diverses sociétés ; elle dégage ces données secondaires qu’on appelle
«  faits comparatifs  », c’est-à-dire des concordances sur un fond de
différences  ; ces concordances et ce fond différentiel, à leur tour,
doivent recevoir l’explication la plus plausible. Confronter, mesurer
et limiter les concordances, les expliquer, ce sont les trois étapes de
toute démarche comparative, y compris la nôtre. Je ne les
considérerai pas toutes les trois devant vous, mais la dernière  : je
n’ai pas le temps, je me suis d’ailleurs plusieurs fois expliqué sur les
deux premières, et il m’a semblé qu’on admet assez volontiers qu’il
est possible –  en dehors de Zeus-Jupiter et de Hestia-Vesta  – de
comparer certains faits, d’établir certaines concordances entre des
traits d’organisation sociale ou familiale, ou entre des mythes ou
légendes des Indiens ou des Indo-Iraniens, d’une part, des Italiques,
des Germains, etc., d’autre part. Mais que signifient, que prouvent
ces concordances ?
 
En principe, les concordances relevées entre deux sociétés
historiquement séparées (je dis «  deux  » pour simplifier) peuvent
s’expliquer de quatre manières  : soit par le hasard, soit par une
nécessité naturelle, soit par l’emprunt direct ou indirect, soit par une
parenté génétique, celle-ci pouvant être ou bien filiation de l’une des
parties à l’autre, ou bien fraternité sur un même niveau, héritage des
deux à partir d’une même troisième société antérieure. Notons tout
de suite que, dans les cas qui nous intéressent, la dernière
explication, par une parenté génétique, ne pourra être que de la
variété «  héritage commun  », et non «  filiation  »  : de même que,
pour les langues, le grec, le latin, etc., ne sont pas sortis du sanscrit,
mais en sont des langues sœurs, de même aucune des sociétés, donc
des civilisations indo-européennes que nous utiliserons, n’est, par
filiation, sortie d’aucune autre. Notons aussi que cette explication
des concordances par une parenté génétique, ainsi précisée en
explication par un «  héritage commun  », se trouve, d’avance,
permise, même recommandée, par le fait que les sociétés dont les
civilisations seront comparées parlent des langues issues d’une même
langue mère, et que plusieurs de ces langues, notamment, ont en
commun, riche et cohérent, un vocabulaire religieux, politique,
juridique, moral  ; or, entre les notions de «  langue  » et de
«  civilisation  », à ces époques anciennes plus que de nos jours, les
rapports sont étroits. Pourtant, malgré cette présomption favorable,
il sera de bonne méthode de ne proposer l’explication par « héritage
commun » que si les trois autres explications – par le hasard, par la
nécessité naturelle, par l’emprunt – sont moins probables ou même
improbables. Ce sera affaire d’appréciation dans chaque cas
particulier, compte tenu du plus ou moins de solidarité des divers
cas. En gros, on peut dire que les correspondances seront d’autant
moins attribuables au hasard qu’elles seront plus nombreuses et
surtout mieux liées en système  ; et elles seront d’autant moins
attribuables à la nécessité naturelle qu’elles seront, en soi, plus
originales et aussi, en fait, géographiquement et historiquement,
plus strictement limitées au domaine indo-européen, soit jusque
dans leur principe, soit au moins dans la forme particulière qu’elles
y revêtent. Je discuterai rapidement, de ce point de vue, quelques
faits développés dans des travaux antérieurs.
 
 
La rencontre onomastique de Zeus et de Jupiter n’a, en effet, que
peu d’intérêt  ; peu d’intérêt même la situation de l’un et de l’autre
comme « höchster Gott 3 » en tête de deux panthéons très différents.
Mais, si nous laissons la Grèce, où l’héritage indo-européen est
sûrement mince, écrasé sans doute sous l’apport des brillantes
civilisations préhelléniques de la mer Égée, si, laissant la Grèce, et
laissant aussi les noms propres qui, en matière de structure
religieuse, de théologie comparée, n’ont pas l’importance qu’on leur
attribue souvent, nous confrontons le système théologique des plus
vieux Romains à celui des Indo-Iraniens, les analogies qui se
remarquent entre les plus hauts dieux des uns et des autres
s’inscrivent, cette fois, dans tout un contexte.
Le type de grand dieu, céleste et souverain, que ces analogies
signalent, occupe, ici et là, non pas seulement, vaguement, la tête de
tout le reste, mais une place exactement homologue en tête d’un
système triparti de dieux hiérarchisés, dont les deux autres niveaux
–  un niveau guerrier et un niveau populaire et producteur  – sont
encore, à Rome et chez les Indo-Iraniens, les mêmes (à Rome, vous
savez à quoi je fais allusion  : à la plus vieille triade divine, à celle
que desservent, hiérarchisés, les trois flamines majeurs).
Regardant alors de plus près comment, à Rome, la vieille
théologie, le vieux culte et les légendes analysaient et utilisaient le
plus grand dieu, on le voit développé dans deux directions  : d’une
part, les Jupiter de Romulus, c’est-à-dire l’auteur des auspicia, le
Stator, faiseur de miracles violents, le Feretrius, donneur de victoires
royales ; et, d’autre part, le Dius, qui a donné son nom au plus exact,
au plus ritualiste des prêtres romains, au flamen dialis, le Dius des
serments, Dius Fidius, parent de cette Fides qui est, avec Terminus,
dieu des limites et de la propriété, la divinité de prédilection de
Numa ; donc, un Jupiter spécifié en dieu magicien, fatal et violent,
et un Dius juriste et statique. En se transportant à nouveau chez les
Indo-Iraniens, on constate que, là aussi, la théologie place au
premier niveau de sa hiérarchie triple, non pas un dieu, mais deux
dieux souverains étroitement associés, l’un plus cosmique, plus
magicien, plus terrible, l’autre, dont le nom même signifie
« Contrat », plus orienté vers l’homme, plus juriste, plus bienveillant.
 
Poursuivant la même division sur un autre plan de
représentations collectives, non plus dans la théologie, mais dans
l’épopée, on constate, aussi bien dans les récits sur les origines de
Rome que dans les récits sur l’antiquité fabuleuse de l’Inde, une
bipartition, de même sens, du « héros fondateur » : Purûravas, le roi
violent, outrancier, un peu démoniaque, fils du dieu guerrier,
ancêtre de la dynastie lunaire, équilibre Manu, le calme et pieux
législateur Manu, ancêtre, lui, de la dynastie solaire  ; de la même
manière s’opposent et s’équilibrent à Rome les deux pères de la
ville, le Luperque, l’excessif Romulus, fils de Mars, et le grave et
religieux législateur Numa.
 
Faisons déjà une halte. Que l’idée d’une tripartition de la société,
et même du monde, en un niveau sacerdotal, un niveau guerrier et
un niveau producteur, ne soit pas le monopole des Indo-Iraniens et
des Romains, c’est certain  ; mais ce n’est pas non plus un fait
universel. Dans ce qu’on sait de l’ancien monde en particulier –  y
compris les grandes sociétés rayonnantes, les Égyptiens, les Sémites
occidentaux, les Babyloniens et, à en juger par leur action sur les
Hellènes historiques, les Préhellènes, et les lointains Chinois  – une
telle tripartition, théorique ou pratique, n’est attestée que chez des
peuples indo-européens, ou chez quelques autres, mais après des
contacts précis avec des Indo-Européens identifiés. De même, l’autre
représentation, l’idée que la Souveraineté est double, qu’elle a deux
faces, l’une plus cosmique, plus magique, plus terrible, l’autre plus
humaine, plus juridique, plus pieuse, rappelle –  d’assez loin
cependant – des types de bipartition connus dans le monde : royauté
double, par exemple, avec un roi gouvernant et un roi prêtre, ou
avec un roi de la paix et un roi de la guerre.
Mais, d’abord, les formes que revêtent, chacune prise à part,
l’une et l’autre de ces représentations, à Rome et dans l’Inde védique
précoce, sont particulièrement nettes  : d’un côté, triades
hiérarchisées, et bien liées, de dieux fortement caractérisés  ; de
l’autre, couples de figures divines antithétiques et articulées,
doublés de couples de héros fondateurs dont la personnalité, simple
de formule, est richement illustrée. Et surtout, ces deux
représentations, à Rome comme dans l’Inde, ne se montrent pas à
nous indépendantes, dans deux cadres différents ; par une fusion de
la Souveraineté et du niveau religieux de la hiérarchie tripartite,
elles sont imbriquées l’une dans l’autre, ajustées, le couple des
Souverains complémentaires formant et formant seulement le
premier terme de la hiérarchie tripartite.
Ajoutez à cela que, à Rome comme dans l’Inde, des récits
racontent comment s’est constituée la société tripartite, ici divine, là
humaine, et que ces récits sont de même sens, racontant d’abord un
dur conflit entre les représentants des deux niveaux supérieurs et
ceux du troisième, non encore associés, séparés même par le mépris,
puis une paix brusque aboutissant à une union totale, que plus rien
ne troublera. Ajoutez, sur le premier niveau, celui de la
Souveraineté religieuse, soit directement attestés dans la pratique,
soit projetés dans des figures mythiques, des couples de corps
sacerdotaux à caractères opposés comme le sont les deux dieux
souverains eux-mêmes : à Rome, Luperques de Romulus, flamines de
Numa ; dans l’Inde, Gandharvas de Varuṇa, brahmanes couverts par
Mitra –  flamines et brahmanes, d’une part, Luperques et
Gandharvas, d’autre part, présentant d’ailleurs, dans leurs
signalements ou dans leurs statuts, d’impressionnantes rencontres.
Ajoutez bien d’autres traits qui ont été collectionnés et que je ne
puis ici rappeler. Je ne crois pas, bien qu’ayant souvent cherché,
qu’en aucun point du monde autre que l’Inde (ou plutôt les Indo-
Iraniens) et Rome, et d’autres provinces indo-européennes dont je
vais parler, on rencontre, avec ces précisions et ces prolongements
conceptuels, épiques, etc., la même charpente complexe. En
rencontrerait-on quelques cas dans des lieux éloignés (car, dans
l’ancien monde, sur le pourtour et dans les enclaves du domaine
indo-européen historique, je viens de le dire, la vérification est
facile, est faite, et négativement concluante) que, même alors,
l’héritage commun, à Rome et chez les Indo-Iraniens, resterait
pourtant l’explication la plus vraisemblable, plus vraisemblable
qu’une double fabrication indépendante, et cela pour la raison
suivante.
 
Outre Rome et les Indo-Iraniens, une autre province du domaine
indo-européen préchrétien présente la même structure idéologique.
Ce sont les Scandinaves, les seuls justement, avec les peuples
classiques de l’Europe et de l’Asie, qui nous aient laissé des
renseignements systématiques et clairs sur leur pensée.
Là encore, dans des formules, dans des légendes, s’observe un
groupement de dieux qui, avec des glissements, les uns propres à
tout l’ensemble germanique (comme la généralisation des
préoccupations guerrières), d’autres propres à la Scandinavie ou à
telle partie de la Scandinavie ou de la société scandinave,
s’établissent en tout cas, en gardant leurs distances et leurs rapports,
aux trois mêmes niveaux  : le souverain-magicien Óđinn, puis le
frappeur solitaire Þórr, puis les dieux de la richesse et de la
fécondité, Freyr, ou bien Njörđr et Freyr. Ce groupement n’est pas
une vue de l’esprit  : c’est celui, par exemple, qu’un voyageur
allemand chrétien a vu, avec indignation, figurer, fonctionner dans
le temple païen d’Upsal  ; celui qui garantit dans les sagas des
formules de malédiction ; celui qui intervient dans le récit mythique
sur les joyaux divins, dans la grande bataille de l’eschatologie, etc.
Et c’est le système triparti dans toute sa pureté.
Ce n’est pas tout. Au premier niveau, Óđinn n’est pas seul ; il a
près de lui un autre dieu qui, lui, porte le nom même du Zeus et du
Jupiter méditerranéen, Tŷr, un dieu qui est orienté vers la guerre
comme le magicien Óđinn lui-même, comme toute chose chez les
Germains anciens, mais qui reste néanmoins, à l’assemblée du thing,
dans les serments, à la guerre même, un dieu des procédures.
Ajoutez que le récit sur la formation mouvementée de la société
divine tripartite, déjà signalé dans l’Inde et, transporté sur la société
humaine, à Rome, se retrouve ici, constituant l’histoire de la guerre,
puis de la fusion des dieux Ases et des grands dieux Vanes, c’est-à-
dire des dieux du niveau d’Óđinn et de Þórr et des  dieux Njörđr,
Freyr, Freyja. Ajoutez que des symbolismes très précis, sur lesquels
je ne puis m’étendre, se retrouvent à ce niveau, aussi bien chez les
Scandinaves que chez les Romains : chez les Scandinaves, Óđinn, le
magicien paralysant, est borgne et le procédurier Tŷr, en rançon d’un
faux serment héroïque, nécessaire au salut des dieux, devient
manchot  ; chez les Romains, des deux sauveurs de la République
naissante, l’un, le terrorisant Cocles, n’a qu’un œil –  et il est
terrorisant parce qu’il est «  cocles  », Cyclope  – et l’autre, le jureur
héroïque Scaevola, le Gaucher, devient gaucher, manchot, à
l’occasion de son serment (et de ce symbolisme, l’Inde a au moins
des traces).
Ainsi se dessine une troisième fois, enrichie même de nouvelles
concordances, la structure idéologique complexe que Rome et les
Indo-Iraniens avaient en commun. Il était peu probable qu’elle se fût
constituée deux fois. Mais trois  ? Et justement trois fois chez des
peuples parlant des langues indo-européennes, alors que non
seulement les peuples non indo-européens du vieux monde que j’ai
mentionnés au Sud, Égyptiens, Babyloniens, etc., mais, en outre, les
peuples non indo-européens du Nord, les Finno-Ougriens et les
peuples de Sibérie, ne présentent à aucun moment rien de tel  ? Je
crois donc qu’on peut dire que la rareté de la structure, et le fait
qu’elle n’apparaît que dans les idéologies de peuples parlant des
langues indo-européennes, empêche d’attribuer l’accord constaté
aussi bien à une pente ordinaire de l’esprit humain ou de la vie
collective qu’à un caprice du hasard. Reste l’héritage commun – ou
l’emprunt, dont j’ai fait, jusqu’à présent, abstraction.
 
 
L’emprunt est une explication qui séduit, qui paraît économique,
qui s’insère en tout cas dans un vaste groupe de faits observables,
incontestables. Les sociétés humaines, en paix et en guerre, ne
cessent de s’emprunter, d’imiter les voisins. L’histoire des
littératures et des arts est en grande partie l’étude d’influences  ;
l’étude de la circulation de thèmes, d’inspirations, de genres, de
styles ; l’étude, aussi précise que possible, d’intermédiaires, dans le
temps et dans l’espace. Dès avant l’histoire, avec ou sans migrations
de peuples, il est certain que les techniques, les figures décoratives,
ont fait de longs voyages, et aussi, déjà, des motifs de contes, tel
celui de Polyphème  ; des foyers, comme tout ce qui dépend de
Babylone, ont rayonné par ondes grossièrement concentriques  ; à
toute époque, des hommes bien doués, individus ou groupes, ont su
couvrir d’immenses itinéraires, se faisant bien voir parce qu’ils
enseignaient ou racontaient des choses nouvelles et intéressantes.
Alors, ces imposantes rencontres entre les idéologies de l’Inde, de
l’Iran, de Rome, de la Scandinavie, ne seraient-elles pas dues, toutes
ou quelques-unes, à une telle circulation ? La structure, ou de gros
fragments, ou des détails à partir desquels le reste pouvait aisément
se reformer, auraient été constitués une fois, en un lieu, par une
société particulière, et de là, par les voies imprévisibles de
l’emprunt, auraient atteint et intéressé telle et telle autre société qui
les aurait adoptés.
C’est un grand débat qui s’ouvre ici. Je me garde de nier
globalement la validité de toute explication de ce genre dans les
problèmes que j’étudie  ; je reconnais, au contraire, que, soit entre
peuples indo-européens historiquement voisins (non seulement la
Grèce et Rome, mais Iraniens et Grecs, Indiens et Iraniens), soit
même entre peuples historiquement à la fois séparés par de grands
espaces et rapprochés d’une certaine manière par une humanité
mouvante, nomade (comme l’étaient les Scandinaves et les Iraniens
du Nord au Moyen Âge), de multiples actions d’influences se sont
exercées. Mais de telles actions ont-elles vraiment pu, à l’époque où
il faudrait les reporter, produire des rencontres comme celles que
j’ai tout à l’heure brièvement signalées ?
 
Il y a d’abord le contexte linguistique, qui rend l’emprunt peu
probable : personne, que je sache, ne proposerait d’admettre que les
mots latins rex, pater, jus, lex, deus, credo, fides, purus, castus, voveo,
et d’autres, qui expriment des notions fondamentales ou importantes
dans la vie politique ou religieuse, aient été empruntés des Indo-
Iraniens, chez qui ces mots existent et désignent les mêmes notions
ou des notions très voisines  : tout le monde, pour les mots, admet
l’héritage commun. Or, plusieurs de ces mots (rex lui-même, credo,
fides…), et leurs correspondants indiens, sont fortement engagés,
aux mêmes places précises, dans la structure idéologique dont nous
débattons &: le héros de la fides, c’est Numa, ce n’est pas, ne peut
pas être Romulus ; le héros de la çraddhâ (qui est la notion indienne
étymologiquement apparentée à credo et donc sémantiquement
superposable à fides) est, de même, Manu, ce n’est pas, ce ne peut
pas être Purûravas : nous avons ici le même morceau de la structure
d’ensemble, noté par le même mot. Dira-t-on que le vocabulaire
serait hérité des deux côtés, mais que le système de représentations
auquel il est techniquement lié aurait été ensuite fortuitement
emprunté d’un des deux côtés ? C’est peu vraisemblable.
 
Il y a ensuite des difficultés quant aux intermédiaires. À moins
de tout attribuer au voyage heureux et à l’action merveilleusement
efficace d’un individu ou d’une équipe, entre l’Inde védique ou l’Iran
archaïque et la Rome royale, quelle est la voie régulière, quels sont
les groupes humains perméables qui auraient pu assurer la
transition  ? Justement la société grecque, non plus que la langue
grecque, ne participe presque pas aux analogies en question, ni les
autres peuples navigateurs non indo-européens de la Méditerranée.
Quant à la Scandinavie, dans l’ossature de son paganisme attardé du
IX ou du XI  siècle de notre ère, elle offre des analogies non pas avec
e e

les structures religieuses de l’Inde ou de l’Iran ou de la Rome de la


même époque (époque à laquelle des influences orientales et
occidentales ont certainement agi), mais avec l’ossature de la partie
la plus ancienne, et périmée dès avant notre ère, de la religion
védique et de la religion romaine. Pour ne parler que de ce qui peut
venir de l’Orient, pas de bouddhisme, pas de Brahmâ-Viṣṇu-Śiva,
pas de philosophie, pas de mazdéisme, pas de manichéisme : c’est au
groupement védique et prévédique «  Mitra-Varuṇa, ĺndrā,
Nâsatyas  », attesté épigraphiquement 1  400  ans avant notre ère,
attesté dans plusieurs hymnes et rituels védiques, mais déjà, dès
lors, passé d’actualité, que fait penser, 2  500  ans plus tard, le
système scandinave « Tyr, Óđinn, Þórr, Njörđr, Freyr ».
On ne peut certes pas démontrer qu’il n’y a pas eu, 1  500 ou
1  000  ans avant J.-C., soit contact, soit communication par
intermédiaire, entre les Indiens ou futurs Indiens et les futurs
Scandinaves, ou entre ceux-ci et les envahisseurs de l’Italie. Mais
alors on est obligé d’admettre, après cet emprunt très ancien, une
très longue et très bonne conservation solitaire – cette conservation
même qui paraît être ce qui gêne certains esprits quand on leur
parle d’«  héritage indo-européen  » et qu’il faudrait au moins que
l’hypothèse de l’emprunt, pour être supérieure à l’autre, permît
d’écarter  ; je ne vois donc pas comment l’emprunt précoce,
préhistorique, suivi de cette longue conservation, serait, en soi, plus
plausible que l’héritage. Je vois, au contraire, contre l’emprunt, une
difficulté supplémentaire, celle qui a déjà été utilisée tout à l’heure
contre les explications par le hasard ou par la nécessité naturelle,
mais qui est, ici encore, décisive  : il faudrait admettre que ces
représentations circulantes, quel qu’en ait été le véhicule, ne se sont
accrochées, en tout cas, électivement, qu’à des peuples parlant des
langues indo-européennes, à l’exclusion des peuples parlant finno-
ougrien, ou sémitique, ou égyptien, ou caucasique  ; admettre aussi
que, sur ce terrain indo-européen, elles se sont si bien acclimatées
qu’elles se sont deux ou trois fois installées au centre, en charpente,
je le répète, de l’idéologie. Cette affinité pour les Indo-Européens,
cette option automatique, cette sélection infaillible et ces réussites
très localisées, seraient bien étranges et contraires à ce qu’on voit
dans tous les cas connus de circulation, d’influence, d’emprunt, où
des peuples de toutes langues, de toute origine, sont intéressés.
En répétant le mot «  charpente  », je viens de toucher un
troisième ordre de difficultés qui rend intenable l’explication
générale par l’emprunt. Ce n’est pas peu de chose qui aurait circulé,
c’est l’idéologie, et c’est gros. Il y a bien eu, plus tard, de grands
mouvements prosélytes, bouddhisme, christianisme, manichéisme,
islam. Mais ces annexions intellectuelles et morales prenaient appui
sur des livres saints, sur des bibliothèques qui se traduisaient en
mainte langue, en toute langue ; rien de tel aux hautes époques qui
nous concernent. Or, en dehors de cette véritable marée idéologique
que fut chaque fois l’expansion d’une religion à Écritures, ce qu’on
observe, au temps des Croisades, et plus tard, et plus tôt, c’est
surtout la circulation de thèmes littéraires, de thèmes qui se
transforment peu, s’adaptent peu, justement parce que, ne
s’accrochant nulle part à l’essentiel de la vie des peuples, restant des
ornements, des minora, d’agréables leçons ou délassements, ils
peuvent garder leur caractère, au besoin leur étrangeté.
Mais nous, nous avons affaire à une explication du monde, qui
soutient la structure sociale, qui fournit les légendes des origines et,
par conséquent, les modèles sur lesquels se règle la vie collective et
même individuelle  ; une idéologie qui donne à Rome Romulus et
Numa, Cocles et Scaevola aussi bien que ses plus grands prêtres et
ses plus grands dieux, Jupiter, Mars, et le patron des Quirites, et
d’autres encore. Cette idéologie présente, des hommes, des choses et
de leurs rapports, une analyse précise, maîtresse d’elle-même, et
suppose le maniement de multiples sortes d’abstractions. Bref, il
s’agit non de balbutiements primitifs, prélogiques, prédéistiques,
«  manaïques  », mais d’une vraie philosophie, à expression à la fois
symbolique et discursive, plus intéressée par les questions de l’ordre
que par les questions de la nature ou de l’être, réservées aux penseurs
de l’avenir, mais une philosophie cohérente, dont les usagers avaient
certainement conscience et qui ne fait pas si piètre figure à côté de
ses cadettes, les inventions de l’Ionie, de la Grande-Grèce et du
Gange. Si la Rome royale avait emprunté ce qu’on voit, dans son
idéologie et dans tout ce qui en dépend, d’homologue à l’idéologie
indo-iranienne, il ne faudrait plus parler d’emprunt, mais de
conversion, de métamorphose. Considérera-t-on une telle
métamorphose préhistorique, accomplie sous une influence plus ou
moins lointaine, comme un phénomène plus pensable que ne l’est la
conservation, dans plusieurs branches d’Indo-Européens séparées
par leurs migrations, de l’essentiel de leur commun patrimoine –
  alors qu’on sait d’avance, par les langues, que ce patrimoine a
existé ? Je ne crois vraiment pas.
 
Pour me résumer, il me paraît que l’hypothèse de coïncidences
fortuites et celle de plusieurs fabrications similaires commandées
par les conditions de l’esprit humain ou de la vie collective ne
correspondent pas à l’ampleur, à la cohérence, à l’originalité des
correspondances  ; et que l’hypothèse de l’emprunt, dans le cas
général, n’est pas ajustée à l’importance vitale des systèmes
concordants, ni au fait qu’ils s’observent exclusivement chez des
peuples parlant des langues dérivées de l’indo-européen.
L’explication qui soulève le moins de difficulté, c’est l’héritage.
Mais, au moment où j’achève cette justification, je dois revenir,
insister sur un point  : nous ne reconstituerons pas ici, nous
n’aboutirons jamais à décrire pour lui-même un fait ou un système
de faits «  du temps  » des Indo-Européens. Pas de leichte
Vorstellungen 4 ! Comme font les historiens, nous travaillerons sur les
documents, et sur les mêmes documents qu’eux, et nous n’en
dépasserons pas les enseignements ; simplement, grâce aux procédés
comparatifs, avec les moyens et les garanties qu’ils donnent, nous
irons un peu plus loin – je ne dis pas « jusqu’au bout » : qui sait où
est le bout des choses ? – mais nous irons un peu plus loin dans la
lecture des documents. Aux dimensions où l’œil, même armé de
verres, ne voit plus directement, les physiciens modernes prolongent
quelque temps l’équivalent d’une vision par l’artifice des
ultramicroscopes ; de même, nous gagnerons dans le passé la trace,
mais une trace précise, de quelques faits antérieurs à ceux qu’on
connaissait, et cela en ajoutant aux procédés ordinaires l’observation
comparative, la comparaison interprétée que je viens rapidement
d’illustrer devant vous. Nous ne disputerons pas la préhistoire aux
préhistoriens qui ont leurs problèmes à eux, et leurs techniques.
Nous aiderons les historiens des civilisations romaine, indienne,
iranienne, etc., à allonger un peu leur histoire, à clarifier surtout la
pénombre du début. Ce sera, si vous voulez, sur chacun de ces
domaines, de l’ultrahistoire.
 
 
Je ne vous exposerai pas un programme de travaux à
entreprendre dans les années qui viennent  : une recherche comme
celle-ci doit être libre, à l’affût des occasions imprévues. Mais je puis
vous donner une idée des types d’enquêtes et de problèmes qui se
présentent.
D’abord, nous continuerons l’établissement des concordances
indo-européennes en tant que telles. C’est, je pense, notre vocation
principale. Elle comporte deux mouvements : explorations nouvelles
et retours en arrière, car ce qui a été trouvé doit sans cesse être
révisé, en soi, et en liaison avec ce qui se découvre ensuite.
Puis, forts de ce que nous avons déjà trouvé, forts de ce point de
départ situé un peu au-delà de l’histoire courante, nous pouvons,
nous devons, pour chacune des anciennes sociétés indo-
européennes, nous retourner franchement sur l’histoire, nous
occuper autant des différences que des concordances, c’est-à-dire
préciser comment ce que nous avons reconnu héritage a été
pourtant retouché, soit développé, soit desséché, ou autrement
éclairé, ou pénétré d’un nouvel esprit, ou associé ou incorporé à
d’autres systèmes de représentations ou d’institutions  ; déterminer
aussi, quand c’est possible, les facteurs de ces évolutions précoces ou
tardives  : vrais problèmes d’histoire, vous le voyez. À propos de la
formation des légendes romaines royales, à propos de la formation
de la théologie zoroastrienne, ce type de recherches différentielles a
déjà été abordé. Il faut poursuivre et quand, au détour d’une
question, un accès favorable apparaîtra, il faudra essayer de
procéder de même pour d’autres parties du domaine.
Corrélativement, nous accomplirons une tâche de discussion, de
critique. En l’absence de considérations comparatives indo-
européennes, les latinistes, les indianistes, les scandinavistes, etc., se
sont fait des origines «  ultra-historiques  » des sociétés qu’ils
administrent certaines images. Ils ont résolu à leur manière ce
problème des origines, parce qu’il s’impose. Mais, comme toute
solution chiffrée donnée à un problème indéterminé, ces images
contiennent forcément une grande part d’arbitraire  : chacun a
adopté, pour l’élément inconnu «  héritage indo-européen  », une
valeur de son choix, en général presque nulle, négligeable (rappelez-
vous le texte de M.  Nilsson), et calculé ensuite sur cette base les
autres éléments, et déduit de ces premiers résultats maintes
conséquences. Or, nos études, si elles n’achèvent pas de déterminer
le problème (il reste des éléments inconnus, et d’abord le mystère
des substrats), contribuent du moins à le déterminer davantage : la
quantité «  héritage indo-européen  », en gros, se fixe. Nous devons
donc, aussi aimablement qu’on nous permettra de le faire, et
respectueux d’efforts savants et intelligents, nous devons pourtant
rétablir un énoncé moins incomplet, donc moins incorrect, des
problèmes fondamentaux et de tous ceux qui en découlent, reposer
certaines questions qui ont été trop vite éliminées, éliminer, au
contraire, de faux problèmes nés des hypothèses initiales arbitraires.
Cette discussion a, pour les philologies elles-mêmes, pour
l’appréciation des sources, des suites faciles à prévoir. En général,
les constructions arbitraires auxquelles je viens de faire allusion
rencontrent des obstacles dans les documents eux-mêmes, indiens,
scandinaves, latins, etc. Aussi, depuis cinquante ans, dans toutes les
philologies, enregistre-t-on une tendance à suspecter, à annuler la
valeur de ces témoins gênants, qui sont les grands témoins : ce sont,
nous dit-on, des artistes, qui ont purement et simplement inventé,
sans malice  ; ou des mosaïstes, qui ont combiné  ; ou des esprits
bornés, qui n’ont rien compris  ; ou des penseurs, qui ont tout
changé ; ou même des faussaires – du XVIIIe siècle ; les Brāhmaṇa, les
gâthâs avestiques, Snorri, Saxo, Tite-Live, Varron, Servius ne
tiennent pas devant une savante critique qui n’a ni frein sur elle, ni
barrière devant elle  ; qui, de livre en livre, d’article en article, bat
ses propres records. Or, les positions que nous occupons maintenant
un peu au-delà de l’histoire sont un commencement de barrière, et
les faits comparatifs dont nous disposons, un commencement de
frein : nous pouvons critiquer la critique. En fait, dans presque tous
les cas, ce contrôle aboutit à une restauration, à rendre la vigueur
aux victimes et l’honneur aux suspects. Le premier livre de Tite-Live,
si l’on a compris une fois la forme et la mesure de ce qu’il donne, est
une source excellente. L’Ovide des Fastes est un folkloriste et un
mythographe de grande classe. Snorri, l’artiste Snorri, a été aussi un
collecteur consciencieux. Les gâthâs de Zoroastre ne sont pas des
catacombes sans clef ni soupirail. Les spéculations des Brāhmaṇa, les
légendes des épopées de l’Inde sont souvent conservatrices, etc. Dès
cette année, le samedi, avec le premier livre de l’Histoire danoise de
Saxo Grammaticus, nous ferons appel d’un de ces jugements.
Un autre type de problèmes concerne les unités intermédiaires
qui ont subsisté quelque temps entre l’unité indo-européenne et les
sociétés historiquement connues. Dans l’état de la documentation, la
plus importante est l’indo-iranienne. Il y en a d’autres : les Latins du
VIII   siècle émergent à peine de l’ensemble italique  ; la Scandinavie
e

tient par bien des fibres à l’ensemble germanique. Il faut préciser ces
unités en les observant par les deux bouts, par ce qui a suivi et par
ce qui avait précédé. Ces considérations conduiront sans doute à
retoucher souvent nos premières images –  les retouches seront
naturellement les bienvenues. Dès cette année, le jeudi, nous
aborderons une étude de cet ordre : prolongeant les vues exposées, il
y a dix ans, à propos des deux principaux dieux souverains, Mitra et
Varuṇa, c’est tout le collège des dieux souverains védiques, des
Âdityas, groupés autour de ces deux dieux majeurs, que nous
examinerons pour en dégager le système, et, par la considération de
représentations iraniennes reconnues homologues, nous tâcherons
de déterminer dans quelle mesure ce système est indo-iranien, et
dans quelle mesure proprement indien.
Enfin, nous nous éloignerons quelquefois des Indo-Européens  :
tels phénomènes étudiés dans la forme particulière qu’ils revêtent
sur tout ou partie de ce domaine se comprendront mieux quand on
les comparera, non plus pour établir une parenté génétique, mais
pour les classer dans leur type, à des phénomènes plus ou moins
homologues signalés sur d’autres domaines, près ou loin d’eux. Ce
travail, je le sais, me dépasse. Mais tant que cette maison n’aura pas
retrouvé l’enseignement fondé par M.  Mauss, rendu à la sociologie
comparative, à l’école française de sociologie, un siège digne du
renom dont elle jouit à l’étranger, il faudra bien que ceux qui ne
sont pas sociologues, mais qui savent ce qu’ils doivent à
l’enseignement, à l’exemple, à l’impulsion d’un Marcel Mauss, d’un
Henri Hubert, d’un Marcel Granet, rappellent au moins, de temps en
temps, l’existence de ces matières capitales.
 
Voilà, messieurs, les cinq ou six cages qui entourent cet
enseignement et où grondent des problèmes mal dénombrables,
sûrement nombreux. Samedi, jeudi, nous en saisirons deux, ou ils
nous saisiront. À ces duels, comme il convient dans une discipline
naissante, nous apporterons hardiesse et humilité, résignés à tomber
parfois dans l’erreur, mais résolus, dès que nous la reconnaîtrons ou
qu’on nous la fera reconnaître, à la rendre féconde par l’examen des
conditions qui l’auront permise ou favorisée. Par le choix généreux
d’hommes qui représentent ici des sciences déjà avancées, mais
toujours conquérantes, ces murs vont assister une fois de plus, non
pas à l’impeccable exposition d’un savoir raffiné, mais à des
tâtonnements, à des repentirs, à des approximations successives, à
l’horrible naissance de ce qui sera plus tard, beaucoup plus tard,
dans les manuels, d’inoffensives, de petites vérités.
PREMIÈRE PARTIE
LE TRAVAIL DE L’ŒUVRE
On l’a déjà dit, la question mythologique qui a préoccupé
Georges Dumézil du début à la fin n’a pas varié : c’est la restitution
de la mythologie indo-européenne, mythologie dont on n’a aucun
témoignage direct et qui ne peut être reconstituée que par la
comparaison de ses rejetons dispersés du monde indien à l’extrême
Occident irlandais et de la Scandinavie à l’Empire hittite. Mais ce
cheminement ne s’est pas fait sans heurts : « Dieu écrit droit sur des
lignes courbes  », et Georges Dumézil n’est parvenu à dégager les
principes directeurs de sa recherche qu’après une longue période de
tâtonnements jusqu’à la découverte capitale de 1938, qui a ouvert la
voie à l’étape des explorations, à laquelle a succédé à la fin de sa vie
la période des bilans.
 
Georges Dumézil avait vraiment la vocation de la mythologie
puisque, dès son plus jeune âge, il se régalait de la lecture
d’Héraclès ou des contes de Perrault et que, dès le secondaire, il
s’initiait au sanscrit. Pourtant, il a failli hésiter à la fin de
l’enseignement secondaire entre les sciences et les lettres. Il a
souvent raconté l’effet prodigieux qu’avait eu sur lui la lecture du
livre de Jean Perrin Les Atomes (1913) : « On sentait vraiment qu’un
monde basculait.  » En même temps que Normale Supérieure, il
trouvera encore le temps de suivre une classe de maths spé. Mais la
vocation est trop forte et les lettres l’emportent définitivement.
Reçu à l’École normale supérieure en 1916, il n’y reste que
quelques mois avant d’être mobilisé l’année suivante. Il a raconté à
la fin de sa vie ce que l’épreuve de la guerre avait représenté pour
lui, comment il avait dû abandonner les péripéties du siège de
Syracuse pour être plongé dans la guerre en train de se faire. Après
l’armistice il retourne à Normale Sup, passe avec succès l’agrégation
des lettres et est nommé en 1920 professeur au lycée de Beauvais,
mais il n’a pas la vocation de l’enseignement secondaire. Au bout de
six mois, il se fait mettre en congé. Il est lecteur à Varsovie pendant
quelques mois, puis, tout en vivant d’expédients (il écrit des discours
pour un député, corrige des épreuves, est correspondant d’un
journal roumain…), il commence la rédaction de sa thèse qu’il
soutiendra en 1924 et qu’il fera publier, grâce à la protection
d’Antoine Meillet alors tout-puissant, dans la collection des annales
du musée Guimet.
Le Festin d’immortalité essaie de reconstituer une mythologie de la
boisson sacrée chez les peuples indo-européens : l’ambroisie chez les
Occidentaux, l’amr̊ta chez les Indiens. Dès 1939, Georges Dumézil
prendra ses distances par rapport à ce livre, dans lequel «  un
problème important avait été entrevu mais mal posé  ». Le mythe
indien est tardif. Quant au mythe germanique de l’hydromel, il est
en fait inventé de toutes pièces pour les besoins de la démonstration.
Pourtant, ce livre, malgré ses défauts, constitue le point de départ de
tout ce qui va suivre, car si la partie démonstrative ne tient pas, le
programme esquissé dans la préface ne sera plus remis en cause.
Durant les années qui suivent, Dumézil persiste à reprendre les
anciens problèmes posés, avec un résultat peu concluant, par la
mythologie comparée du XIXe  siècle, dans une optique inspirée à la
fois par le naturalisme de James George Frazer (dont le monumental
Rameau d’or domine toute la recherche mythologique et folklorique
de cette période) et par la linguistique  : le point de départ de la
recherche demeure, comme chez ses précurseurs malheureux du
XIX   siècle, des équations onomastiques. De même que Le Festin
e

d’immortalité partait de l’équation ambroisie-amr̊ta, le livre suivant,


Le Problème des Centaures, est fondé sur l’équation kentauros-
gandharva à laquelle Meillet lui a suggéré d’adjoindre februus.
Suivront deux volumes plus petits, mais inspirés par la même
démarche, Ouranos-Varuna (1934) et Flamen-Brahman (1935). Par la
suite, Georges Dumézil a répudié ces ouvrages inspirés par une
méthode erronée dans son principe. Dans Le Problème des Centaures,
des éléments documentaires sont à la rigueur utilisables, mais la
thèse est erronée. Ouranos-Varuna et Flamen-Brahman ne valent pas
mieux, mais ils ont tout de même joué un rôle en maintenant
l’attention de Dumézil sur l’idéologie royale.
L’accueil reçu par ces reconstructions hasardeuses est pour le
moins réservé, et même souvent franchement hostile. Nilsson, qui
domine alors l’histoire de la religion grecque, fait un compte rendu
très critique du Festin d’immortalité. Meillet lui-même, qui a d’abord
imposé Georges Dumézil, prend progressivement ses distances, car
l’entreprise de son jeune disciple lui paraît de plus en plus
hasardeuse et il ne veut pas compromettre son statut de chef d’école
en favorisant la répétition des impasses du XIXe  siècle. Il fait un
compte rendu très prudent du Festin d’immortalité et conseille à
Dumézil de poursuivre sa carrière hors de France car il n’y a pas de
place pour lui dans l’université française.
En 1925, Dumézil est nommé professeur d’histoire des religions à
l’université de Constantinople  : Mustafa Kemal Atatürk a entendu
dire que l’histoire des religions était un puissant moyen de
sécularisation et il l’a imposée au programme de toutes les
disciplines, y compris les sciences. Dumézil, qui n’a pu obtenir le
poste de lecteur à l’université d’Upsal (le titulaire d’alors s’y trouve
tellement bien qu’il s’y fait renouveler tous les deux ans et refuse de
rentrer), a accepté cette solution de rechange. Il passera à
Constantinople six années, « les plus heureuses à tous égards de ma
vie ». C’est là qu’il commence à étudier la linguistique caucasienne.
En 1931 il publiera La Langue des Oubykhs, peuple que l’on croyait
disparu depuis son grand exode consécutif à la conquête russe à la
fin du XIXe  siècle et qui n’était connu que par les travaux très
fragmentaires et imparfaits de l’Allemand Adolf Dirr qui les avait
redécouverts. De 1931 à 1933, il est enfin lecteur à l’université
d’Upsal où il s’initie aux langues scandinaves.
Rentré en France, il se trouve dans une situation difficile. Sur un
plan institutionnel, un élève abandonné par son maître, surtout
quand celui-ci a la stature d’un Meillet, n’a plus guère d’espoir de
faire une carrière dans l’université ; sans poste, il travaille pendant
quelques mois pour le quotidien Le Jour, dans lequel il tient une
chronique de… politique étrangère. Sur un plan scientifique, ses
recherches mythologiques ont abouti à un échec et il songe à se
vouer entièrement à la linguistique caucasienne et arménienne à
laquelle il consacre neuf livres entre 1931 et 1938.
Deux hommes providentiels vont le sortir d’affaire. Sylvain Lévi
le prend sous sa protection à l’École pratique des hautes études et
l’impose comme chargé de conférences en 1933, puis comme
directeur d’études en 1935. Sur un plan scientifique, il va suivre
pendant trois ans les conférences du sinologue Marcel Granet qui lui
apprend « à trente-cinq ans passés ce que doit être une explication
de texte ». Va pouvoir s’ouvrir à partir de 1938 la deuxième période
de la recherche dumézilienne.
 
En 1930, dans un article du Journal asiatique, Georges Dumézil
avait mis en évidence une structure sociale commune aux Indiens,
aux Iraniens et aux Scythes, fondée sur une tripartition de la société.
Mais la hiérarchie des trois classes n’était pas encore fixée (chez les
Scythes, les guerriers l’emportent sur les magiciens), et surtout
Dumézil n’avait absolument pas conscience de l’importance de la
division qu’il venait de mettre en évidence : « Il devait circuler dans
tout le vieux monde indo-iranien un certain nombre de légendes
d’un même type (peu ambitieux) pour expliquer la division (peu
importante) de la société. » Deux ans plus tard, dans la même revue,
le linguiste Émile Benveniste reprenait la démonstration et lui
donnait plus d’ampleur en montrant qu’il ne s’agissait pas seulement
de structure sociale, mais d’une conception du monde présente dans
tous les secteurs de la société indo-iranienne. Mais à ce moment-là,
Dumézil se concentrait encore sur l’idéologie royale et il n’avait
songé à aucun rapprochement avec les Indo-Européens occidentaux.
Le déclic va se produire seulement à la fin de 1937 ou au
printemps  1938, lors de la préparation d’un de ses cours à l’École
pratique des hautes études. Dumézil a soudain l’intuition de
l’existence, «  à côté de l’organe double que forment le rex et le
flamen dialis, d’un autre ensemble : la hiérarchie, sous le rex et  au-
dessus du pontifex maximus, des trois flamines maiores et par
conséquent des dieux qu’ils servent, Jupiter, Mars, Quirinus ». Cette
triade sacerdotale lui paraît faire le pendant des triades « sociales »
observées chez les Indo-Européens orientaux, et il en tire la
conclusion que cette tripartition des activités ou des catégories
sociales est le reflet d’un panthéon et, plus généralement, d’une
vision du monde qu’il appellera plus tard une idéologie. Cette
découverte est présentée d’abord à ses auditeurs (très
peu  nombreux) de la cinquième section des Hautes Études en
avril 1938, puis exposée dans deux conférences en mai et en juin à
la société Ernest-Renan et à l’Institut français de sociologie. L’accueil
des sociologues est d’emblée très favorable  : Marcel Granet adhère
au schéma proposé, de même que Marcel Mauss. Chez les
philologues, Benveniste, qui, comme les autres élèves de Meillet,
avait réagi négativement aux premiers écrits de Dumézil, se rallie
peu après. En revanche, la réaction des historiens est plus
circonspecte  : Piganiol exprime une réserve qui se transformera
bientôt en hostilité militante. Le texte de la conférence à la société
Ernest-Renan est publié dans le dernier fascicule de 1938 de la
Revue d’histoire des religions. Les circonstances vont empêcher que cet
article rencontre un large écho. Mais à l’étranger, certains lecteurs
qui deviendront illustres adoptent le schéma proposé dès qu’ils en
ont connaissance  : le celtisant Myles Dillon en Irlande et surtout
l’iranisant Stig Wikander en Suède, qui apportera une contribution
capitale en 1947 en montrant la structure trifonctionnelle de la
grande épopée indienne, le Mahābhārata.
Une fois sa découverte faite, Dumézil entreprend de la vérifier
dans les différents secteurs de la mythologie indo-européenne. La
mythologie germanique est la première à bénéficier de cette
relecture, non point de propos délibéré, mais pour une raison
conjoncturelle  : Paul-Louis Couchoud lui avait commandé pour sa
collection «  Mythes et religions  » un livre sur les Germains et
l’ouvrage était quasiment terminé lors de la découverte de 1938.
Dumézil l’a remanié après coup pour y introduire la tripartition
fraîchement mise en évidence. C’est ce qui explique le caractère
quelque peu décousu de l’ouvrage et la présence de développements
qui n’ont rien de triparti.
Le premier cours qui entreprend d’appliquer le schéma triparti
en 1938-1939 est consacré à la première fonction, celle de la
souveraineté. Un tel choix est dicté non seulement par la hiérarchie
fonctionnelle, mais aussi par la familiarité acquise avec la
souveraineté lors des travaux antérieurs de Dumézil, notamment
Ouranos-Varuna et Flamen-Brahman. En 1934, Sylvain Lévi «  avait
accueilli notre Ouranos-Varuna, mais il soulevait une difficulté : “Et
Mitra  ?” Au début de 1938, discutant à la société Ernest-Renan la
communication où nous avions confronté la hiérarchie romaine des
trois flamines majeures et la tripartition brahmanique de la société,
M.  Jean Bayet tirait de l’appellation même du flamen dialis une
difficulté semblable  : “Et Dius Fidius  ?”  » À partir de ces deux
objections, Dumézil va montrer le caractère double de la fonction
souveraine avec les couples Jupiter-Dius Fidius à Rome, Mitra-
Varuna en Inde… C’est ce dernier couple qui donne son titre à
l’ouvrage commencé dès 1937, avant la découverte de la
trifonctionnalité, et publié à un très petit nombre d’exemplaires en
mai 1940, alors que son auteur est mobilisé, dans la « Bibliothèque
des Hautes Études  ». Vite épuisé, il ne pourra être réédité avant
1948.
Dès le départ de l’enquête sur la trifonctionnalité, le parti de
Georges Dumézil est fixé et il n’en variera pas pendant près de vingt
ans : malgré toutes les critiques que suscitera une telle démarche, il
va multiplier les explorations sur des domaines bien délimités,
remettant à plus tard l’esquisse d’une synthèse, ainsi qu’il l’écrit en
1940 : « Il nous paraît de plus en plus que le comparatiste, au point
où en sont nos études, ne doit pas prétendre à ce “fini” qu’on
requiert justement du philologue  ; il doit rester souple, mobile et
prêt à profiter des critiques. » Une circonstance heureuse va faciliter
ce dessein : Dumézil est lié avec Brice Parain, directeur littéraire aux
éditions Gallimard, qui lui accorde une large hospitalité dans sa
maison. Les parutions se succèdent donc à un rythme très rapide.
Les petits livres des années 1940 et 1950 ne sont que les conclusions
de ses cours aux Hautes Études et au Collège de France rédigés dans
des délais étonnamment courts. Le record appartiendra à Horace et
les Curiaces écrit en moins de trois semaines.
Dans tous ces livres, les trois fonctions occupent évidemment la
première place, mais celle-ci n’est pas pour autant exclusive,
contrairement à ce que soutiendront plusieurs critiques. Dumézil
s’est quelquefois agacé de voir son travail ramené à une seule
formule. À côté de ce thème essentiel, l’enquête met
progressivement en évidence d’autres aspects de l’idéologie indo-
européenne  : le caractère double de la souveraineté, l’existence
d’une déesse multivalente, les guerres de fondation, les rituels de
l’Aurore… L’histoire s’enrichit ainsi d’une frange d’« ultra-histoire » ;
de vieilles questions passionnément débattues par les historiens et
les philologues reçoivent un éclairage nouveau, qu’il s’agisse d’un
problème aussi fondamental que l’histoire des origines de Rome ou
d’un point particulier comme le refus des druides de mettre leur
savoir par écrit. De telles relectures suscitent naturellement des
oppositions véhémentes  : «  Vous ouvrez des fenêtres, alors
forcément, ça fait des courants d’air », lui déclare un des maîtres de
l’Université. Mais elles reçoivent aussi des appuis de poids  : outre
Benveniste, l’helléniste Louis Robert, le latiniste Jean Bayet… En
1948, Dumézil entre au Collège de France.
 
À la fin des années 1950, les «  rapports de fouilles  » presque
annuels s’arrêtent, concurrencés par un retour en force de la
linguistique caucasienne quelque peu délaissée depuis la guerre : en
1954, Dumézil a retrouvé des Oubykhs parlant leur langue
(la  nation oubykh, réfugiée en Turquie, trop peu nombreuse
pour  conserver son identité en exil, s’est fondue dans l’ensemble
tcherkesse), et il a fébrilement entrepris de compléter et corriger ses
descriptions trop « impressionnistes » d’avant-guerre ; en dix ans, de
1957 à 1967, paraîtront sept volumes et des dizaines d’articles,
l’œuvre étant couronnée par Le Verbe oubykh, paru en  1975,
«  somme descriptive et comparative, portant sur la caucasique du
Nord-Ouest dans son ensemble, mais aussi chef-d’œuvre d’analyse
syntaxique et sémantique  » (Charachidzé), cosigné par son
informateur Tevfik Esenç, le dernier des Oubykhs à parler
correctement sa langue.
La mythologie indo-européenne subit logiquement le contrecoup
de cette activité linguistique : plusieurs titres annoncés (Jupiter Mars
Quirinus V ; Janus : Essai sur la fonction initiale chez les Indo-Européens
occidentaux  ; Les Dieux souverains mineurs des Indo-Européens) ne
verront pas le jour. Entre 1959 et 1966, aucun livre de mythologie
indo-européenne ne paraît. Mais ce temps d’arrêt correspond aussi à
la préparation de la troisième phase de l’œuvre dumézilienne  :
«  Averti par la sagesse étrusque, je surveillais l’approche de la
onzième hebdomade, seuil au-delà duquel il n’est plus permis à
l’homme de solliciter la générosité des dieux. Le temps venu, j’ai
donc entrepris d’établir un tableau ordonné, et une fois encore
contrôlé, de ce que cette multiple quête me paraissait avoir dégagé
de probable.  » Les bilans sont des livres beaucoup plus gros que
leurs prédécesseurs, destinés «  à fournir à l’autopsie un cadavre
aussi propre que possible  ». Entre 1966 et 1979, douze bilans
paraissent, entièrement nouveaux ou refondant des études
antérieures.
Dans les années 1980, Dumézil améliore encore un ouvrage
ancien, ainsi que l’un de ses tout premiers bilans. Pris par le temps,
il renonce à mettre en chantier de nouveaux ouvrages et se « résigne
à publier en forme d’esquisses des projets, des dossiers qui méritent
mieux sans doute, mais auxquels je ne puis plus consacrer les mois,
les années qu’il faudrait. D’autres écoliers s’en inspireront peut-être,
ou du moins les mettront à l’épreuve  ». Trois volumes d’esquisses
paraîtront entre 1982 et 1985. Georges Dumézil travaillait au
quatrième volume lors de sa mort, le 11 octobre 1986.
 
Le texte qui suit ne peut donner qu’une faible idée du chemin
parcouru entre le point de départ et le point d’arrivée. C’est
pourtant l’historique le plus complet (on devrait dire  : le moins
sommaire) que Dumézil ait daigné consacrer à son itinéraire.
Chapitre premier
À la recherche de l’« idéologie »
des Indo-Européens

La toujours jeune étude comparative des langues indo-


européennes fêtera bientôt son troisième demi-siècle  : cent
cinquante années d’évolution, coupées de mutations, qui ont bien
transformé son premier visage. Les pionniers n’avaient pas
entièrement renoncé à rêver sur l’origine du langage, sur la « langue
primordiale », et même ceux qui insistaient avec le plus de force sur
le fait que le sanscrit, parmi les membres de la famille, n’était pas la
mère, mais une sœur, restaient comme envoûtés par une langue qui
se présentait à eux non pas dans la fraîcheur d’une matière
première, mais déjà analysée, autopsiée presque par des
grammairiens plus perspicaces que ceux de la Grèce et de Rome  :
deux générations de linguistes ont donc attribué à l’indo-européen,
contre le témoignage de la plupart des autres langues, le vocalisme
simplifié du sanscrit. L’objet même de la nouvelle science ne s’est
pas facilement défini : longtemps on voulut atteindre, recréer l’indo-
européen, un indo-européen académique, celui qui se parlait,
pensait-on, «  au moment de la dispersion  », et ce n’est que petit à
petit que l’on comprit qu’il fallait, dès la préhistoire commune,
admettre des différences dialectales  ; que les mouvements de
peuples dont nous ne constatons que les aboutissements avaient été
séparés par des intervalles de temps parfois considérables  ; et
surtout que l’important n’était pas de reconstituer un prototype, ni
de s’attarder sur la partie invérifiable des évolutions, mais d’en
expliquer comparativement les parties connues. Du moins, à travers
ces changements de perspective et de méthode qui étaient tous
d’évidents progrès, la «  grammaire comparée  » n’a-t-elle jamais
douté de sa légitimité ni de sa continuité. Tel n’a pas été le destin
d’un autre ordre de recherches qui, né presque en même temps
qu’elle, avait reçu le nom jumeau de « mythologie comparée ».
Dès le début de leur enquête, en effet, mesurant l’étendue et la
précision des correspondances qu’ils découvraient entre les langues
indo-européennes, les grammairiens et les philologues firent la
réflexion très juste qu’une telle concordance témoignait de plus que
d’elle-même. La communauté de langage pouvait certes se
concevoir, dès ces temps très anciens, sans unité de race et sans
unité politique, mais non pas sans un minimum de civilisation
commune, et de civilisation intellectuelle, spirituelle, c’est-à-dire
essentiellement de religion, autant que de civilisation matérielle.
Des vestiges plus ou moins considérables d’une même conception du
monde, de l’invisible comme du visible, devaient donc se laisser
reconnaître d’un bout à l’autre de l’immense territoire conquis, dans
les deux derniers millénaires avant notre ère, par des hommes qui
donnaient le même nom au cheval, les mêmes noms au roi, à la
nuée, aux dieux. Avec confiance, enthousiasme même, on se mit
donc à la besogne. «  On  », c’est-à-dire les linguistes et les
indianistes  : qui pouvait l’entreprendre avec plus de moyens  ? La
sociologie, l’ethnographie n’existaient pas et la religion appartenait
aux philosophes. Il se trouva malheureusement que les moyens
mêmes qui paraissaient les qualifier les condamnaient d’emblée à
trois graves erreurs d’appréciation.
Sur la matière de l’étude, d’abord. On fit vraiment de la
«  mythologie comparée  ». Certes, dans ces sociétés archaïques, la
mythologie était fort importante et c’est surtout de textes
mythologiques que l’on dispose. Mais les mythes ne se laissent pas
comprendre si on les coupe de la vie des hommes qui les racontent.
Bien qu’appelés tôt ou tard – très tôt, parfois, comme en Grèce – à
une carrière littéraire propre, ils ne sont pas des inventions
dramatiques ou lyriques gratuites, sans rapport avec l’organisation
sociale ou politique, avec le rituel, avec la loi ou la coutume ; leur
rôle est au contraire de justifier tout cela, d’exprimer en images les
grandes idées qui organisent et soutiennent tout cela.
Sur la méthode aussi. Cette mythologie isolée de la vie,
dépouillée de ses assises naturelles, on l’interpréta selon des
systèmes a priori. Les origines de la «  mythologie solaire  » et de la
«  mythologie d’orage  » sont complexes, mais l’influence du plus
grand exégète indien des hymnes védiques a été certainement
dominante. Nourris de Sāyaṇa, des hommes comme Max Müller
n’ont fait d’abord qu’étendre à l’ensemble des mythes et à toutes les
mythologies de la famille quelques thèses hardies d’une école
indigène. On sait aujourd’hui que, devant un corpus mythologique,
il faut être plus humble, le servir et non le faire servir, l’interroger et
non l’annexer à des dossiers avides de matière, en respecter surtout
la richesse, la variété, voire les contradictions.
Sur les rapports, enfin, de la mythologie et de la linguistique. Je
ne parle pas de la formule qui faisait du mythe une maladie du
langage, mais de quelque chose de plus sérieux. Les premiers
comparatistes se sont donné pour tâche principale d’établir une
nomenclature divine indo-européenne. La consonance d’un nom
indien et d’un nom grec ou scandinave leur paraissait être à la fois
la garantie qu’ils comparaient des choses comparables, et le signe
qu’une conception déjà indo-européenne était accessible. Or, les
années passant, très peu de ces équations ont résisté à un examen
phonétique plus exigeant : l’Erinys grecque n’a pu continuer à faire
couple avec l’indienne Saraṇyu, ni le chien Orthros avec le démon
Vr̥tra. La plus incontestable s’est révélée décevante  : dans le Dyau
védique, le « ciel » est tout autrement orienté que dans le Zeus grec
ou le Jupiter de Rome, et le rapprochement n’enseigne presque rien.
Ces trois faiblesses natives firent que des trésors d’ingéniosité, de
science, et même de jugement, se dépensèrent en pure perte et que
la désillusion, quand elle vint, fut brutale. Abandonnée par les
linguistes, de plus en plus conscients des règles et des limites de leur
discipline, la mythologie comparée se vit rayer du catalogue des
études sérieuses. La tentative faite par de bons esprits pour
substituer la libation au soleil et à la foudre comme moyen
d’exégèse ne pouvait la réhabiliter.
 
Et pourtant la réflexion initiale gardait toute sa force. Si
distantes dans le temps qu’on suppose les migrations, si diversifiée
que l’on conçoive au départ la langue indo-européenne commune,
elle a cependant fait son office de langue, elle a été un conservatoire
et un véhicule d’idées, et il reste improbable que les peuples qui ont
parlé ensuite les langues qui en sont issues n’aient rien conservé,
rien enregistré de ces idées dans leurs plus anciens documents. C’est
pourquoi, depuis bientôt cinquante ans, un petit nombre d’hommes
ont entrepris d’explorer à nouveau ce champ d’études
théoriquement incontestable mais, semblait-il, pratiquement
inabordable.
Les tâtonnements furent longs : il était plus facile de soupçonner
les erreurs de base de la « mythologie comparée » que de les définir
précisément et surtout d’y remédier, et chacun des nouveaux
pionniers apportait aussi son lot d’illusions. Personnellement, entre
1920 et 1935, j’ai continué à penser que quelques-unes des
équations onomastiques de jadis, les moins malaisées à défendre,
pouvaient, à condition de recevoir un éclairage rajeuni (et je
donnais, parmi les lumières, la première place au Rameau d’or),
mettre sur la piste de faits importants. C’est pourquoi mes premières
tentatives ont été consacrées à quatre anciens problèmes, ceux que
signalaient depuis cent ans les couples de mots ambroisie-amr̥ta
(1924), Centaure-Gandharva (1929), Ouranos-Varuṇa (1934),
flamen-brahman (1935).
Une autre espérance, non moins traditionnelle et solidaire de la
première, me faisait attendre beaucoup de la confrontation des deux
plus riches mythologies de la famille, la grecque et l’indienne : sauf
dans le cas de flamen, c’était toujours un nom grec qui s’associait
dans mes sujets à un nom védique.
En outre, si j’avais conscience que les mythes ne sont pas un
domaine autonome et expriment des réalités plus profondes, sociales
et culturelles, je ne voyais pas clairement, dans le cas des Indo-
Européens, quelles pouvaient être ces réalités ni comment les
atteindre, et je continuais à essayer sur les mythes des uniformes de
confection  : plus fortement marqué par le Rameau d’or que par les
sociologues français, j’orientais l’ambroisie vers la fête du
printemps, les Centaures vers les déguisements de changement
d’année, Ouranos vers la royauté fécondante et, avec une
particulière violence, la flamine et le brahmane vers le bouc
émissaire, le scapegoat cher au vieux maître.
Enfin, comme avait fait le XIX
e
  siècle, je pensais toujours que la
matière de la mythologie comparée se réduisait à une série de
problèmes connexes certes, mais tous autonomes, sans hiérarchie,
appelant et permettant chacun une solution particulière.
Les années décisives, toujours dans mon cas particulier, furent
1935-1938. Avec flamen-brahman, je venais d’épuiser ma réserve de
problèmes traditionnels et l’échec était évident, au bord du
scandale, même, dans le dernier essai  : il ne me restait plus qu’à
faire halte et à réfléchir sur ces erreurs. D’autre part, en 1934, après
une hâtive mais intensive initiation, j’avais commencé à suivre à
l’École des hautes études les conférences d’un homme pour qui je
professais, jusqu’alors de loin, la plus vive admiration, le sinologue
Marcel Granet ; pendant trois ans, à côté de Maxime Kaltenmark, de
Rolf Stein, de Nicole Vandier –  nous n’étions pas plus nombreux  –
j’ai écouté, regardé ce grand esprit extraire, avec autant de
délicatesse et de respect que d’énergie, la substance conceptuelle de
textes au premier abord insignifiants, voire insipides  ; je ne pense
faire tort à aucun de mes autres maîtres en déclarant que c’est en
face de celui-là, dans la petite salle de notre section des sciences
religieuses à l’École des hautes études, que j’ai compris, à trente-
cinq ans passés, ce que doit être une explication de texte. De plus,
dans l’erreur même, une circonstance favorable avait préparé la
correction  : dès mon livre sur les Centaures, au moins en ce qui
concerne Rome, les rapports certains des Lupercales et de la royauté
m’avaient entrouvert, sur le statut du rex, d’autres vues que celles de
Frazer ; bien que mal posés et mal résolus, les problèmes d’Ouranos-
Varuṇa et de flamen-brahman m’avaient ensuite maintenu dans
l’idéologie royale et, parmi les débris de tant de constructions, le
rapprochement du couple que le rājan védique formait avec le
brahmane son chapelain et de l’organe double que, d’après une
claire définition de Tite-Live, formaient le rex et le premier des
flamines majeurs, continuait à me paraître objectivement valable, en
dehors de toute interprétation, notamment de celle,
hyperfrazerienne, que je venais d’en proposer. Enfin, depuis
quelques années, une autre donnée, que j’avais contribué à assurer
mais dont je n’avais pas mesuré l’importance et que je considérais
comme une curiosité isolée, attendait son heure : dans un article de
1930, en marge de mon programme indo-européen, j’avais établi,
contre des doutes récents, que la conception de la société qui a
abouti au système indien des varṇa, des classes sociales –
  brahmanes-prêtres, kṣatriya-guerriers, vaiśya-éleveurs-
agriculteurs – était déjà indo-iranienne et s’observait non seulement
chez les Iraniens d’Asie, mais chez leurs frères européens les Scythes
et même, jusqu’à notre temps, chez les descendants de ceux-ci, les
Ossètes du Caucase du Nord  ; deux ans plus tard, M.  Émile
Benveniste, que la question intéressait depuis toujours et qui avait
bien voulu lire sur épreuves et améliorer mon exposé de 1930, avait
encore confirmé par de nouveaux arguments le caractère indo-
iranien de la conception sociale tripartie.
C’est la rencontre, ou plutôt l’interpénétration de tout cela –
  objections des autres et de moi-même, exemple d’un maître
incomparable, familiarité avec une matière maladroitement mais
constamment maniée –, qui dégagea soudain, au printemps de 1938,
les premières lignes d’une forme nouvelle de «  mythologie
comparée » qui n’était pas encore pure d’illusions, mais qui n’avait
pas les défauts des précédentes, et sur laquelle, depuis lors, je n’ai
cessé de travailler sans rencontrer l’occasion de repentirs majeurs.
Pendant l’année scolaire  1937-1938, dans un cours de l’École des
hautes études que je destinais à l’articulation des dieux védiques
Mitra et Varuṇa, j’avais d’abord voulu aborder une dernière fois
l’irritant problème de flamen-brahman et je m’étais attardé à en
réexaminer les données. L’une d’elles me frappa soudain, dont je
n’avais pas jusqu’alors tenu compte : l’existence, à côté de l’organe
double que forment le rex et le flamen Dialis, d’un autre ensemble :
la hiérarchie, sous le rex et au-dessus du pontifex maximus, des trois
flamines maiores et par conséquent des dieux qu’ils servent, Jupiter,
Mars et Quirinus. Cette structure théologique, encore inexpliquée, et
d’ailleurs négligée, bien que le caractère préromain en fût confirmé
par la structure identique (Juu-, Mart-, Vofiono-) de la théologie des
Ombriens d’Iguvium, me sembla parallèle à la structure des varṇa,
des classes sociales de l’Inde : en dépit de thèses récentes et alors en
grande faveur, Mars s’intéresse incontestablement à la guerre  ; au-
dessus de Mars, Jupiter, dieu céleste, donneur du pouvoir et des
signes, administre les plus hautes parties du sacré  ; au-dessous de
Mars, tous les offices connus du flamen Quirinalis le montrent au
service de l’agriculture, exactement du grain, à quoi renvoie aussi la
fête de son dieu, les Quirinalia, en même temps que son nom le
rapproche des Quirites, que le vocabulaire latin oppose aux milites.
Insuffisante pour Jupiter et pour Quirinus, cette première vue
comparative était en outre déviée par la pesanteur excessive que
j’attribuais aux classes sociales indiennes dans le problème où elle
venait d’apparaître, celui du rapport entre les types d’hommes sacrés
désignés par les mots flamen et brahman. Les notes que j’ai
conservées de cette vieille conférence portent un titre significatif à
cet égard  : «  Jupiter Mars Quirinus  : sacerdotes, milites, quirites  ».
L’énoncé n’était pas bon et contenait le germe de faux problèmes qui
m’ont fait perdre ensuite beaucoup de temps, tels que celui-ci  :
pourquoi chacun des dieux romains des trois niveaux a-t-il un flamen
alors que, dans la structure des varṇa, les brahmanes n’apparaissent
qu’au premier niveau, mais l’occupent seuls ? Néanmoins, l’essentiel
était acquis : les plus vieux Romains, les Ombriens, avaient apporté
avec eux en Italie la même conception que connaissaient aussi les
Indo-Iraniens et sur laquelle les Indiens notamment avaient fondé
leur ordre social. Il fallait donc reporter cette conception aux temps
indo-européens et, par conséquent, il devenait nécessaire d’en
rechercher les survivances ou les traces chez les autres peuples de la
famille. Cette conclusion fut rapidement justifiée par l’examen de la
triade divine qui était honorée dans le temple de Vieil-Upsal et qui
domine la mythologie scandinave, Óđinn, Þórr, Freyr, et plus
généralement par la considération des deux grandes divisions du
panthéon, les dieux Ases, auxquels appartiennent Óđinn et Þórr, et
les dieux Vanes, dont Freyr est le plus populaire.
 
Je ne puis ici résumer le travail des trente ans qui ont suivi. Je
dirai seulement qu’un progrès décisif fut accompli le jour où je
reconnus, vers 1950, que l’«  idéologie tripartie  » ne s’accompagne
pas forcément, dans la vie d’une société, de la division tripartie
réelle de cette société, selon le modèle indien  ; qu’elle peut au
contraire, là où on la constate, n’être (ne plus être, peut-être n’avoir
jamais été) qu’un idéal et, en même temps, un moyen d’analyser,
d’interpréter les forces qui assurent le cours du monde et la vie des
hommes. Le prestige des varṇa indiens se trouvant ainsi exorcisé,
bien des faux problèmes ont disparu, par exemple celui que
j’énonçais tout à l’heure : les flamines majeurs de Rome ne sont pas
homologues à la classe des brahmanes (brāhmaṇa) et c’est à autre
chose, au brahmán dans le sens étroit et premier du mot (un des
trois prêtres principaux de toute célébration sacrificielle) que doit
être comparé, dans ses rapports avec son dieu quel qu’il soit, le type
de prêtre nommé flamen. Ainsi s’est dessinée une conception plus
saine dans laquelle la division sociale proprement dite n’est qu’une
application entre bien d’autres, et souvent absente quand d’autres
sont présentes, de ce que j’ai proposé d’appeler, d’un terme peut-être
mal choisi mais qui est entré dans l’usage, la structure des trois
« fonctions » : par-delà les prêtres, les guerriers et les producteurs, et
plus essentielles qu’eux, s’articulent les « fonctions » hiérarchisées de
souveraineté magique et juridique, de force physique et
principalement guerrière, d’abondance tranquille et féconde.
Mais avant même cette correction, la vue prise en 1938 avait
dissipé les illusions de 1920, qui prolongeaient celles du XIXe siècle.
Les mythologies étaient replacées, comme elles doivent l’être, dans
l’ensemble de la vie religieuse, sociale, philosophique des peuples
qui les avaient pratiquées. Au lieu de faits isolés et par là même
incertains, une structure générale se proposait à l’observateur, dans
laquelle, comme dans un vaste cadre, les problèmes particuliers
trouvaient leur place précise et limitée. La concordance des noms
divins perdait, sinon tout intérêt, du moins son illégitime primauté
au profit d’une autre concordance, celle des concepts, et surtout des
ensembles articulés de concepts. Le témoignage des Grecs, critiques,
novateurs, créateurs, cédait le pas à ceux de peuples plus
conservateurs, des Italiques notamment et des Germains. Enfin les
moyens des nouvelles interprétations n’étaient pas empruntés à des
théories préexistantes, frazeriennes ou autres, mais sortaient des
faits, que la tâche de l’exégète était seulement d’observer dans toute
leur étendue, avec tous leurs enseignements implicites aussi bien
qu’explicites et toutes leurs conséquences. À vrai dire, il ne s’agissait
plus de «  mythologie comparée  »  : c’est vers cette date que,
discrètement, sans avertir personne et sans que personne s’en avisât
(autrement, il eût fallu pour le moins une décision ministérielle), j’ai
fait disparaître de l’affiche de l’École des hautes études, dans
l’intitulé de mon enseignement, cette vénérable expression que
Sylvain Lévi, en 1935, peu avant sa mort, avait généreusement
proposée. On imprima désormais : « Étude comparative des religions
des peuples indo-européens. » Et cela même ne suffisait plus. Quand
le Collège de France, en 1948, voulut bien accueillir le nouvel ordre
d’études, c’est la création d’une chaire de «  civilisation indo-
européenne » que recommanda mon illustre parrain.
 
Depuis 1938, date à laquelle lui-même publia un second article
sur les classes sociales indo-iraniennes, M.  Benveniste n’a cessé
d’appuyer ma recherche et, dès le lendemain de la guerre, étendit la
sienne à l’Italie. Peu après, d’éminents collègues, comparatistes ou
spécialistes de diverses provinces du monde indo-européen, nous
rejoignirent. L’exemple fut donné, pour l’Inde, par M.  Stig
Wikander, alors docent à Lund, dont la première partie du présent
livre ne fait que développer une découverte capitale. L’esquisse que
j’avais donnée des faits iraniens fut complétée et améliorée par
M. Kaj Barr à Copenhague, M. Jacques Duchesne-Guillemin à Liège,
M. Geo Widengren à Upsal, et par le regretté Marijan Molé à Paris.
Jan de Vries en Hollande, M. Werner Betz à Munich, M. Edward G.
Turville-Petre à Oxford, tout en approuvant l’essentiel de mes
résultats sur le domaine germanique, apportèrent de précieuses
retouches. La lecture du Linéaire B permit d’étendre la tripartition à
la plus ancienne société grecque connue : ce fut l’apport de M. L.R.
Palmer à Oxford et de M.  Michel Lejeune à Paris, tandis que
M.  Francis Vian, à Clermont-Ferrand, interprétait avec bonheur,
dans le même sens, plusieurs faits de la Grèce classique. Depuis huit
ans, à Los Angeles, sous l’impulsion de M.  Jaan Puhvel, d’actives
recherches sont en cours selon la même méthode. On me permettra
de rappeler avec une reconnaissance particulière la contribution
aussi variée qu’originale fournie, pendant plus de vingt ans, par mon
plus ancien collaborateur, M.  Lucien Gerschel, ainsi que les
brillantes publications qui, depuis cinq ans, ont imposé à l’attention
un jeune savant japonais de Paris, M. Atsuhiko Yoshida. Enfin je
veux rendre hommage à M.  Herman Lommel qui, bien avant moi,
avait souhaité et entrepris la restauration de ces études et qui, après
avoir accueilli mes erreurs avec une indulgente sympathie, n’a cessé
de m’encourager sur ma nouvelle voie  ; dans sa ligne propre, il
continue de publier, sur les religions de l’Inde et de l’Iran, des
mémoires comparatifs dont la plupart s’ajustent sans peine à mon
travail.
 
L’exploration s’est développée sur toutes les parties du monde
indo-européen et sur tous les types d’œuvre que produit
habituellement la pensée humaine et qu’il faut bien distinguer,
malgré leurs communications de tous les instants et leur unité
foncière : la théologie, la mythologie, les rituels, les institutions, et
aussi cette chose sûrement aussi vieille que la plus vieille société
parlante, la littérature. La recherche s’est efforcée de rester en
état  d’autocritique, les résultats antérieurs étant sans cesse
reconsidérés dans la lumière des résultats nouveaux. Enfin, après
s’être réduite pendant une dizaine d’années à la structure centrale
qui venait d’être reconnue, elle s’est à nouveau tournée, avec la
méthode et les conceptions directrices mises au point sur ce grand
sujet, vers d’autres matières de portée plus restreinte, rencontrant
par exemple, à propos de la déesse et des rituels de l’aurore dans
l’Inde et à Rome, l’occasion de restaurer une « mythologie comparée
solaire », à vrai dire bien différente de l’ancienne.
Je confie maintenant à quelques livres le bilan de ce long effort.
Bilan déjà tardif quant à moi, mais, quant à l’œuvre, prématuré.
Depuis 1938, à travers des écrits sans doute trop nombreux, mais
surtout dans mes conférences de l’École des hautes études, puis du
Collège de France, j’ai multiplié les approches, les retouches, les
rétractations, les confirmations, et aussi les défenses et les contre-
attaques, gardant le sentiment bien plaisant que la matière était
entre mes mains indéfiniment malléable et perfectible. Si les
prévisions biologiques, même optimistes, ne m’y contraignaient, je
ne lui donnerais pas une apparence de fermeté que mes cadets – et
c’est heureux, et c’est ce que chacun de nous doit souhaiter  – ne
tarderont pas à faire mentir. Je ne sais que trop bien ce qui, dans cet
exposé et dans ceux qui suivront, exigerait encore l’épreuve du
temps. Si parfois le lecteur s’irrite, je le prie de ne pas oublier, à ma
décharge, qu’aucun des problèmes ici abordés, sauf un – celui de la
valeur fonctionnelle des trois familles nartes, qui marquait le pas
depuis 1930 –, n’était posé, ne pouvait être posé il y a trente ans.
Ce bilan est prévu en deux séries de livres, l’une concernant les
faits religieux et institutionnels, l’autre les littératures. Dans les deux
séries, le premier, celui-ci notamment, est consacré à la donnée
centrale, sur laquelle j’ai le plus constamment travaillé, l’idéologie
des trois fonctions.
Par fidélité au titre qui, par trois fois, a abrité les premières
haltes de l’enquête (1941-1949), le bilan religieux se nommera
Jupiter Mars Quirinus, bien que les faits proprement romains aient
été exhaustivement traités dans mon récent livre La Religion romaine
archaïque (1966). Si j’en avais le temps, je tenterais séparément pour
les Indiens védiques, pour les Iraniens, pour les Scandinaves, ce que
j’ai fait pour Rome dans ce gros traité : non seulement présenter ce
que chacun de ces peuples a hérité des temps indo-européens, mais
aussi mettre en place cet héritage dans l’ensemble religieux, bref
composer une histoire de la religion considérée dans laquelle les
données comparatives seraient utilisées au même titre que les
données déjà connues. Mais je devrai me limiter à un livre unique,
moins riche et moins équilibré, laissant à mes successeurs le soin des
divers ajustages. J’y retracerai en outre, pour l’instruction des
étudiants, le cheminement de la recherche, les difficultés
rencontrées, les erreurs commises et les considérations qui les ont
corrigées.
Le bilan littéraire de l’idéologie des trois fonctions est la matière
du présent livre, que seules des raisons de commodité ont fait
rédiger avant l’autre. De la littérature, à ces hautes époques, il n’y a
guère que deux formes à envisager, la lyrique et la narrative et, mis
à part les contes, cette dernière peut être suffisamment définie –
  qu’elle se présente en vers, en prose ou en forme mixte  – par le
terme d’épopée, étant bien entendu que l’épopée est grosse de
genres littéraires, l’histoire, le roman, qui s’en différencient plus ou
moins tôt, et aussi qu’elle est en communication constante, dans les
deux sens, avec les contes. C’est de l’épopée ainsi comprise qu’il
s’agira ici.
Quelques-unes des expressions les plus utiles de l’idéologie des
trois fonctions se trouvent en effet dans des œuvres épiques : même
au sein de sociétés où elle avait très tôt perdu toute actualité, elle a
gardé un suffisant prestige pour soutenir, à travers les siècles, des
récits héroïques, parfois très populaires. Trois peuples notamment
en ont tiré un grand parti  : les Indiens, dans le Mahābhārata  ; les
Romains, dans «  l’histoire  » de leurs origines  ; et aussi, dans ses
légendes sur les héros nartes, un petit peuple du Caucase du Nord
dont l’importance ne cesse de croître dans toutes les formes d’études
comparatives, les Ossètes, ultimes descendants des Scythes. Ces trois
domaines occupent les trois premières parties de ce livre, dans
l’ordre inverse de celui où ils ont été reconnus et explorés.
C’est en 1929 que j’ai pris garde à la division des héros nartes en
trois familles, dont une présentation théorique, confirmée par leurs
rôles respectifs dans les récits, définit l’une par l’intelligence, la
deuxième par la force physique, la troisième par la richesse. Les
Scythes étant des Iraniens, je soulignai aussitôt (1930) la
concordance de cette division avec la conception indienne et
avestique des trois classes sociales –  prêtres-savants, guerriers,
producteurs  –, conception dont la légende sur l’origine des Scythes
qu’on lit dans Hérodote portait d’ailleurs déjà témoignage. Mais
l’exploitation de cette donnée ne fut possible que beaucoup plus
tard, après qu’eurent été publiés les gros corpus des légendes nartes,
non seulement des Ossètes, mais aussi des peuples voisins – Abkhaz,
Tcherkesses, Tchétchènes – qui les ont empruntées aux Ossètes.
En 1938, au cours des semaines qui suivirent l’interprétation
trifonctionnelle de la triade précapitoline, je reconnus dans le récit
de la «  naissance de Rome  » à partir des trois composantes
préexistantes –  proto-Romains de Romulus, Étrusques de Lucumon,
Sabins de Titus Tatius – une deuxième application de l’idéologie qui
avait déjà groupé en tête du panthéon Jupiter, Mars et Quirinus ; les
notes ethniques des composantes se doublent ici clairement de notes
fonctionnelles  : Romulus, le roi, agit en vertu de son sang divin et
des promesses divines dont il est le bénéficiaire  ; Lucumon
intervient à ses côtés comme un pur technicien de la guerre ; Tatius
et ses Sabins apportent à la communauté, avec les femmes, la
richesse, auitas opes. Puis, en 1939, la guerre des proto-Romains et
des Sabins qui prépare cette heureuse fusion  se découvrit être la
forme romaine, historicisée, d’une tradition que les Scandinaves
utilisent dans la mythologie, l’appliquant à leurs dieux : c’est après
une guerre dont les épisodes antithétiques ont la même intention
que ceux de la guerre de Romulus et de Tatius, que les Ases, dieux
magiciens et guerriers, et les Vanes, dieux riches et voluptueux, se
sont associés pour former la société divine complète. Un exposé
provisoire de ce parallélisme fut donné dès 1941.
En 1947 enfin, mon collègue suédois Stig Wikander publia en
quelques pages une découverte dont la portée est grande pour
l’étude non seulement des littératures, mais des religions de l’Inde :
les dieux pères des Pāṇḍava, c’est-à-dire des cinq demi-frères qui
jouent le principal rôle à travers tout le Mahābhārata, ne sont autres
que les dieux patrons des trois fonctions dans une forme archaïque,
presque indo-iranienne, de la religion védique ; l’ordre de naissance
des Pāṇḍava se conforme à l’ordre hiérarchique des fonctions  ; les
fils montrent en toute circonstance le caractère, suivent le mode
d’action de leurs pères respectifs  ; transposant en un type de
mariage paradoxal un théologème indo-européen qui venait d’être
reconnu, ils n’ont à eux cinq qu’une seule épouse.
Ces trois constatations ont été le point de départ de longues
recherches qui aboutissent, provisoirement, au présent livre. Sur
chaque domaine, les rapports du mythe et de l’épopée sont
différents, différents aussi les problèmes d’intérêt général qui se
trouvent posés. Toutes les incertitudes ne sont pas levées, certes,
mais on sait dorénavant comment, avec quel dessein, par quels
procédés a été construite l’intrigue du Mahābhārata  ; comment, à
partir de quelle matière a été imaginée, certainement fort loin des
faits, l’histoire primitive de Rome ; comment, dans la ligne de quelle
tradition très ancienne, ont été conçus les rapports sociaux des héros
nartes. Trois problèmes littéraires importants ont été  ainsi résolus,
dont les deux premiers depuis plus d’un siècle, le  troisième depuis
cinquante ans, avaient été la matière d’interminables débats.
 
Pour le Mahābhārata, le modèle d’exégèse mythique que
M.  Wikander avait mis au point sur les Pāṇḍava a été facilement
étendu à tous les héros de quelque importance : la femme commune,
le frère aîné, le père et les deux oncles, le grand-oncle, les
précepteurs, les fils, les plus utiles alliés et les ennemis les plus
acharnés des Pāṇḍava reproduisent fidèlement des types divins ou
démoniaques précis, parfois (le père et les oncles  ; les fils) des
structures théologiques aussi consistantes que celle des dieux des
trois fonctions. En sorte que c’est un véritable panthéon – et, comme
il avait été reconnu pour les Pāṇḍava, un panthéon très archaïque,
sinon prévédique – qui a été transposé en personnages humains par
une opération aussi minutieuse qu’ingénieuse. Érudits, habiles,
constants dans un dessein que l’ampleur de l’œuvre rendait
particulièrement difficile, ces vieux auteurs ont réussi à créer un
monde d’hommes tout à l’image du monde mythique, où les
rapports des dieux, et aussi des démons, dont les héros sont les
incarnations ou les fils, ont été maintenus. Mais, ce monde
d’hommes, ils l’ont mobilisé dans une intrigue qui, elle non plus,
n’est pas de pure imagination  : la grande crise qui oppose les
Pāṇḍava, fils des dieux des trois fonctions, avec les dieux incarnés
qui les soutiennent, aux démons incarnés que sont leurs méchants
cousins, est la copie, ramenée à l’échelle d’une dynastie, d’une crise
cosmique –  bataille des dieux et des démons, anéantissement
presque total du monde, suivi d’une renaissance  – dont le R̥ gVeda
n’a pas conservé de version, mais qui, par-delà le R̥ gVeda, rejoint les
eschatologies de l’Iran et de la Scandinavie. « Histoire ou mythe ? »
s’est-on demandé en Occident pendant tout le XIXe siècle et pendant
la première moitié du XX
e
. Mythe certainement, doit-on répondre,
mythe savamment humanisé sinon historicisé, qui ne laisse pas de
place à des « faits », ou, s’il y a eu au départ des faits (une bataille
de Kurukṣetra  ; un roi Yudhiṣṭhira victorieux…), les a si bien
recouverts et transformés qu’il n’en subsiste pas de vestige
identifiable ; ce n’est que plus tard, par des généalogies, que l’Inde a
négligemment orienté ces événements vers l’histoire, offrant aux
savants d’Europe une prise trompeuse qu’ils n’ont pas manqué de
saisir.
 
À Rome, paradoxalement, l’«  histoire  » a précédé l’épopée  :
Ennius n’a fait que mettre en vers l’œuvre des annalistes. Mais
quand les annalistes ont voulu présenter les origines de Rome, les
premiers rois, et d’abord la guerre des proto-Romains et des Sabins
par laquelle est censé s’être préparé le synécisme, c’est-à-dire la
constitution d’une société complète et unitaire, comment ont-ils
travaillé  ? Ils n’ont pas procédé autrement que les auteurs du
Mahābhārata, sous la réserve très considérable qu’ils n’ont
certainement pas transposé des mythes divins (de Jupiter, de
Quirinus, etc.) en événements humains (de Romulus, de
Tatius, etc.), mais utilisé une sorte de folklore où, dans le même sens
que la  théologie mais indépendamment d’elle, ce que l’idéologie
tripartie contenait de leçons et de scènes traditionnelles était déjà
appliqué à des hommes. De longues discussions, des polémiques
même dont on ne trouvera guère de traces ici, ont jalonné le progrès
de cette partie de l’étude. Elles étaient inévitables  : pouvait-on
toucher avec des moyens nouveaux, comparatifs, indo-européens, à
l’histoire romaine, fût-ce celle des douteuses origines, sans éveiller
les susceptibilités de tous ceux, philologues, archéologues, historiens
qui, tout en se querellant entre eux, se considèrent solidairement
comme les maîtres légitimes de la matière  ? Les attaques, la
malveillance même, m’ont été utiles. Pendant une dizaine d’années,
après le Jupiter Mars Quirinus de 1941, dans Naissance de Rome, dans
Jupiter Mars Quirinus  IV encore, j’ai grevé, compromis les
constatations les plus évidentes par une thèse qui me semblait en
être la conséquence nécessaire, à savoir que la société romaine
primitive avait été réellement divisée en classes fonctionnelles et que
les trois tribus romuléennes des Ramnes, des Luceres et des Titienses
avaient été d’abord, à la manière des varṇa indiens, caractérisées,
définies chacune par une des trois «  fonctions  ». Il m’a fallu
longtemps, et je m’en excuse, pour comprendre que l’étude
comparative de légendes ne pouvait renseigner sur de tels faits.
Depuis une autre dizaine d’années, cette rétractation est accomplie
et de la façon la plus large : mon travail ne permet pas non plus de
décider s’il y a eu ou s’il n’y a pas eu de Sabins, de synécisme aux
origines de Rome  ; il aboutit seulement (et cela peut être un frein
utile à la fière liberté des archéologues et des historiens) à montrer
que le récit que nous lisons de ce synécisme, avec les rôles qu’il
attribue respectivement aux proto-Romains, aux Sabins, et, dans la
version à trois races, aux compagnons de Lucumon, s’explique
entièrement, dans la structure comme dans les détails, par
l’idéologie des trois fonctions et par le parallèle scandinave  ; il
aboutit aussi (et cela intéresse l’historien des religions) à montrer
que les annalistes et, jusque sous Auguste, les poètes leurs élèves
gardaient une entière intelligence du double ressort de l’action, du
double caractère des acteurs, à la fois ethnique et fonctionnel, le
synécisme ayant pour résultat de constituer une société propriétaire
d’une promesse spéciale du plus grand dieu et pleine de vaillance,
c’est-à-dire «  jovienne  » et «  martiale  », par Romulus et ses
compagnons, éventuellement renforcés par le militaire Lucumon,
mais aussi riche et féconde, «  quirinienne  », par les Sabins. Des
Ramnes, des Luceres, des Titienses, tout ce que mon travail engage à
penser est que, peut-être sans fondement, peut-être par le seul
entraînement logique du récit, les annalistes et leurs continuateurs
paraissent les avoir considérés comme «  fonctionnels  » au même
titre que les composantes ethniques dont ils les disaient issus.
Mais, à Rome, l’épopée, au sens le plus précis, homérique, du
mot, a eu sur l’« histoire » une belle revanche. Le dernier chapitre de
la seconde partie de ce livre montre comment Virgile, décrivant
dans les six derniers chants de L’Énéide l’installation des Troyens
dans le Latium, a conformé la guerre que le pieux Énée, renforcé par
le contingent étrusque de Tarchon, mène contre le peuple paysan du
riche Latinus, puis le synécisme qui conclut cette guerre, à l’image
de la «  naissance tripartie de Rome  » et comment, sur chacun des
acteurs du drame qu’il imaginait –  Troyens, Étrusques et Latins  ;
Énée, Tarchon et Latinus  –, il a fidèlement reporté la valeur
fonctionnelle que les annalistes avaient donnée à chacune des
composantes ethniques de Rome. La reconnaissance de ce dessein
permet de comprendre les modifications que Virgile a apportées à la
vulgate de la légende troyenne, notamment en ce qui concerne le
rôle des Étrusques et le caractère du roi des Laurentes.
 
L’ensemble de légendes qui constitue, au Caucase, l’épopée narte
est d’un autre type, du moins en apparence. Quand il a commencé à
être connu, au milieu du XIXe  siècle, il appartenait à la littérature
populaire et se conservait dans les répertoires de paysans
spécialistes de la mémoire. Et sans doute en était-il ainsi depuis des
siècles et même, pour le noyau de la tradition, à en juger par la
remarquable conservation de traits de mœurs connus par les auteurs
grecs et latins, depuis les temps scythiques. Mais on a peine à
admettre qu’il n’y a pas eu, au sens le plus ordinaire du mot, des
auteurs, conscients de ce qu’ils créaient, sachant comment ils le
créaient : si nous sommes condamnés à ignorer ces origines, le mot
« littérature populaire » ne doit pas tromper. Pas plus qu’à Rome, il
ne semble pas qu’il y ait eu, massivement, transposition d’une
mythologie préexistante en épisodes épiques,  encore qu’un héros
comme Batraz se soit approprié les singularités de l’Arès scythique ;
mais l’idéologie des trois fonctions, que les Scythes avaient en
commun avec leurs frères de l’Iran et leurs cousins de l’Inde, reste
clairement lisible dans l’épopée narte. Et cela est un sujet
d’étonnement. Chez les Scythes déjà, à en juger par Hérodote et par
Lucien, les « trois fonctions », présentes dans la légende des origines,
ne commandaient pas l’organisation sociale  ; encore moins le
faisaient-elles chez leurs descendants les Alains, d’où sont sortis les
Ossètes. Et pourtant, après deux mille ans, non seulement dans le
cadre des trois familles fonctionnellement définies, mais dans une
série d’épisodes qui semblent n’avoir pas d’autres rôles, l’épopée
narte fait la démonstration de la structure tripartie, met
systématiquement en valeur les particularités, parfois les avantages
et les faiblesses différentiels, de chacune des trois fonctions : dans la
légende des trois trésors des ancêtres, dans celle de la guerre entre
la famille des Forts et la famille des Riches, dans celle des trois
mariages du chef des Forts, il y a les éléments d’un manuel assez
complet de l’idéologie indo-iranienne, indo-européenne des trois
fonctions. Ce maintien lucide, dans une branche de la littérature,
d’une idéologie depuis si longtemps étrangère à la pratique sociale
est un phénomène sur lequel les sociologues, et aussi les latinistes,
pourront réfléchir utilement. Il est d’autant plus remarquable que,
chez aucun des peuples non indo-européens du Caucase, voisins des
Ossètes, qui ont adopté l’épopée narte, la structure tripartie n’a été
retenue ni comme cadre du personnel héroïque, ni dans les épisodes
spécialement destinés à en faire saillir les ressorts. Jusqu’à la
révolution d’Octobre, ces divers peuples présentaient une
organisation féodale toute proche de celle des Ossètes, qui était elle-
même déjà, semble-t-il, celle des Scythes connus de Lucien, mais
leurs lointains ancêtres, contrairement à ceux des Ossètes, n’avaient
jamais pratiqué l’idéologie des trois fonctions  : est-ce cette
différence dans une sorte d’hérédité qui les a rendus réfractaires à la
partie la plus indo-européenne de l’épopée narte ?
Après ces trois grands tableaux, une quatrième partie expose
plus brièvement les utilisations de moindre envergure que d’autres
peuples indo-européens –  Grecs, Celtes, Germains, Slaves même  –
ont faites de l’idéologie tripartie soit dans des récits proprement
épiques, soit dans des romans inséparables de l’épopée.
 
Partout l’étude avance à travers des explications de textes que
l’on voudrait conformes au modèle qu’en donnait Marcel Granet, il y
a trente ans. Les moyens de l’explication sont évidemment différents
lorsqu’il s’agit des documents folkloriques ossètes et des écrits
savants de l’Inde ou de Rome  ; différents même lorsqu’il s’agit du
Mahābhārata, texte immense, sans histoire et presque sans contexte,
et de Properce ou de Virgile, généralement éclairés et quelquefois
obscurcis par plus de quatre siècles de recherches érudites. Partout
cependant, même pour le folklore, le travail se veut philologique,
mais d’une philologie ouverte, qui ne refuse à aucun moment de sa
démarche aucun moyen de connaissance. C’est dire que la
malencontreuse opposition du « séparé » et du « comparé » n’y a pas
de place.
Outre l’élucidation de quelques-unes des grandes réussites
littéraires de l’humanité, à quoi tout honnête homme peut prendre
plaisir, ces études ont, pour les chercheurs qui se consacrent aux
Indo-Européens, un intérêt plus technique. Elles dégagent deux
ordres de faits comparatifs : d’une part – mais ici en petit nombre –
elles révèlent des schèmes dramatiques, utilisés tantôt dans la
mythologie, tantôt dans l’épopée ou l’histoire, regarnis de
générations en générations à l’aide de matières actuelles, mais
fermement conservés à travers ces rajeunissements  ; tels sont, à la
fin de la première partie, le schème commun à l’eschatologie
scandinave et à la transposition du Mahābhārata ; dans la deuxième,
le schème de la constitution difficile d’une société tripartie
complète, appliqué tantôt au monde des dieux, tantôt au monde des
hommes, par les Indiens, les Romains, les Scandinaves, les
Irlandais ; dans la troisième, le schème de l’attribution des talismans
ou des trésors qui correspondent aux trois fonctions. D’autre part,
au-delà des expressions particulières dont quelques-unes remontent
ainsi aux ancêtres communs, mais dont la plupart ont été inventées
dans chaque société après «  la dispersion  », elles développent,
approfondissent la philosophie –  car ces réflexions des vieux
penseurs méritent aussi bien ce nom que les spéculations des
présocratiques sur les éléments, sur l’amour et la haine  – que
constituait pour les Indo-Européens et qu’a continué à constituer
plus ou moins longtemps pour leurs divers héritiers, la conception
des trois fonctions. Non moins que les théologies, les épopées sont à
cet égard riches d’enseignements, que l’on trouvera signalés au
cours des analyses.
 
De même que, après le prochain Jupiter Mars Quirinus, un ou
deux livres feront le point sur d’autres parties de la théologie et de
la mythologie, notamment sur les problèmes de la souveraineté et
des dieux souverains, de même deux autres volumes de Mythe et
Épopée réuniront des études comparatives plus limitées dans leur
matière, qui posent des types nouveaux de problèmes, tels que les
formes et les conséquences du péché, les types du dieu ou du héros
coupable aux divers niveaux fonctionnels.
Comme dans La Religion romaine archaïque, j’ai réduit les
discussions au strict nécessaire, les limitant même à de très récentes
publications. Je ne renonce pas pour autant à des examens plus
étendus, mais je les destine à quelques livres de critique que je
compte écrire dans les intervalles du bilan. C’est ainsi que, dans la
seconde partie, j’aurais eu très fréquemment à mettre en question
les postulats, les procédés de démonstration, les résultats de l’Essai
sur les origines de Rome, puis de Virgile et les origines d’Ostie ; mais il
sera à la fois plus instructif et plus équitable de considérer dans leur
ensemble l’œuvre de M.  André Piganiol et celle de M.  Jérôme
Carcopino  : je le ferai dans le livre sur «  l’histoire de l’histoire des
origines romaines » que j’ai annoncé en publiant La Religion romaine
archaïque. Un livre du même genre sera consacré à l’examen
d’études récentes sur quelques épopées : les vues de Louis Renou sur
les rapports de la mythologie védique et de la mythologie épique,
celles d’Edmond Faral et de plusieurs autres sur le cycle arthurien,
celles d’André Mazon sur l’épopée russe, bylines et Dit d’Igor, celles
de M. E.M. Meletinskij et d’autres savants russes et caucasiens sur
l’épopée narte seront d’utiles sujets de réflexion.
DEUXIÈME PARTIE
L’IDÉOLOGIE TRIPARTIE DES INDO-
EUROPÉENS
En 1938, Georges Dumézil publie dans la Revue de l’histoire des
religions un article capital : « La préhistoire des flamines majeurs »,
dans lequel il annonce que la tripartition reconnue dès 1930 chez les
Indo-Iraniens se retrouve chez les Indo-Européens occidentaux et
résulte donc d’un prototype commun. Son nom sera désormais
indissolublement lié à cette découverte, qui va recevoir des
prolongements beaucoup plus étendus que son auteur lui-même ne
pouvait l’imaginer. Au cours des décennies qui vont suivre, il ne va
plus cesser de la vérifier et de l’étendre aux différents secteurs de la
mythologie indo-européenne  : toutes les «  provinces  » indo-
européennes, de l’Irlande à l’Inde et de la Scandinavie à Rome,
seront ainsi examinées, dans leurs panthéons, leurs rituels, leur
organisation sociale, leurs épopées… Les résultats de cette
exploration géographique seront précisés dans la troisième partie.
Du point de vue «  fonctionnel  », Dumézil va s’attacher à préciser
l’articulation solidaire des trois fonctions et l’agencement interne de
chacune d’entre elles.
À la première préoccupation va répondre la série Jupiter Mars
Quirinus. Ce titre indique moins une référence à Rome qu’à une
triade exemplaire prise comme emblème de la trifonctionnalité.
Jupiter Mars Quirinus, publié en 1941, est un exposé général sur la
conception indo-européenne de la société  : castes dans l’Inde
ancienne, classes sociales dans l’Iran avestique, fonctions sociales
chez les Scythes. Dès cette première présentation, contrairement à
ce qu’affirmeront bon nombre de ses adversaires, s’il soutient que
«  les trois grandes provinces du monde indo-iranien connaissent le
principe de la division sociale en prêtres, guerriers, éleveurs-
agriculteurs  », il ajoute aussitôt que le principe n’entraîne pas
forcément la pratique sociale.
L’Inde est seule à fonder vraiment sur lui son organisation sociale. Encore ce
durcissement ne semble-t-il s’être opéré qu’à l’aube des temps historiques. L’Iran
qu’ont connu les Grecs et les Romains avait bien à sa tête un corps sacerdotal puissant,
mais le reste de la société ne paraît pas y avoir évolué en castes, même pas en classes
nettement définies. Dans les livres avestiques les versets qui parlent de la tripartition
donnent l’impression de formules rhétoriques plutôt que de références à un mécanisme
bien vivant […]. [Chez les Scythes], les classes ne paraissent pas avoir joué dans la vie
réelle un plus grand rôle qu’en Iran.

À Rome, « le rex, les flamines et leur hiérarchie ont été très tôt
minimisés, fossilisés  », alors que la société celtique se montre plus
proche du modèle indien. On voit ainsi apparaître ce qui sera une
constante maintes fois répétée à l’encontre de critiques désireux de
réduire la nouvelle mythologie comparée à un schéma simpliste et
étouffant :
Ces différences d’organisation sociale […] sont aussi précieuses que les ressemblances :
elles permettent de comprendre, en gros, comment deux sociétés apparentées, puis
séparées, soumises à des influences diverses et se composant des destins différents, ont
à la fois maintenu et rajeuni une tradition préhistorique commune.

Naissance de Rome (Jupiter Mars Quirinus  II) paraît en 1944.


Comme son titre l’indique, le livre reprend le dossier de la fondation
de l’Urbs qui avait été esquissé dans Jupiter Mars Quirinus. La
question était passionnément discutée chez les latinistes qui
essayaient de faire la part de la légende et de l’histoire.
L’interprétation dominante mettait l’accent sur une fusion de
diverses ethnies qui aurait abouti à un synécisme (un contrat de
fondation), ou sur l’alliance des composantes sociales. Dès 1940,
Dumézil a déplacé l’explication sur le seul terrain de la mythologie :
à partir d’un texte de Properce, il affirme que la description et la
caractérisation des trois tribus primitives de Rome «  définissent
excellemment les trois fonctions sociales indo-européennes » et que
la guerre entre Latins et Sabins est un exemple type de guerre de
fondation dont on retrouve d’autres illustrations dans les
mythologies germanique (guerre des Ases et des Vanes), indienne
(querelle d’Indra et des Açvin) et celtique (querelle des Tuatha Dê
Danann et des Fomôre). Une telle lecture, purement légendaire,
aboutit en fait à remettre en cause toutes les interprétations admises
jusqu’alors, ce à quoi les latinistes, notamment André Piganiol et
Jérôme Carcopino à cette époque tout-puissants, ne peuvent se
résoudre. Dumézil estime donc nécessaire, face à des critiques
extrêmement violentes, de reprendre le dossier sur un plan
purement romain  : «  Sauf un bref développement accessoire,
l’argumentation fait à peu près totalement abstraction des données
comparatives. Non pas, bien entendu, que je sois disposé à en
réduire le rôle, qui a été et reste fondamental, ne serait-ce que dans
l’invention. Mais je n’aurais presque aucun élément indo-européen
non romain à ajouter au dossier et surtout, discutant cette fois
contre des spécialistes des choses romaines, il a paru plus élégant,
plus sportif et plus décisif (en cas de victoire  !) de ne prendre
d’armes que dans l’arsenal où puisent aussi mes adversaires. »
Naissance d’archanges (Jupiter Mars Quirinus  III), paru en 1945,
traite d’un sujet parallèle et cependant fort différent, celui de la
formation de la théologie zoroastrienne. En Iran, l’ancienne
théologie polythéiste directement dérivée des Indo-Européens a cédé
la place entre le Xe et le VIIe (?) siècle à un dieu unique, le grand dieu
Ahura-Mazda. A priori, il ne reste rien de l’ancien panthéon
trifonctionnel. Mais Dumézil montre qu’au-dessous du grand dieu, il
existe une série d’entités, les «  Immortels bienfaisants  » (Ame̊sha
Spånta), qui reproduisent l’ancienne théologie trifonctionnelle.
Subsiste cependant une difficulté  : si la première entité correspond
indiscutablement à la première fonction, les deux suivantes à la
deuxième et les deux dernières à la troisième, la quatrième pose
problème  : son office déborde du strict cadre de la troisième
fonction. Ce n’est qu’un peu plus tard que le problème sera résolu
par comparaison avec la déesse Sarasvatî et les Anâhitâ indiens. La
troisième fonction, à côté des dieux spécifiques, comporte une
déesse trivalente dont l’office déborde sur les deux premières
fonctions.
Ce résultat est exposé dans Tarpeia, paru en 1947. Bien que
s’inscrivant dans la série des Mythes romains du fait de son objet, ce
livre se situe aussi dans le prolongement des Jupiter Mars Quirinus,
« c’est-à-dire à propos de la conception tripartite du monde et de la
société que les plus vieux Romains avaient reçue de leurs ancêtres
indo-européens ». Les deux premiers essais traitent de la théologie,
les autres « concernent l’épopée, des héros, de l’“histoire” : c’est dire
que l’effort d’interprétation que nous appliquons aux faits romains
se poursuit ici sur les deux plans parallèles et solidaires où travaille
toute idéologie ».
Jupiter Mars Quirinus  IV, paru en 1948, n’a pas de titre propre,
mais seulement un sous-titre  : «  Explication de textes.  » Après des
années d’exploration, Georges Dumézil entreprend un «  travail
second  » consistant à «  réviser, c’est-à-dire vérifier, analyser,
corriger et aussi compléter  » deux dossiers  : l’un indien, l’autre
romain, qui soulevait beaucoup de difficultés et rencontrait de
nombreuses critiques  : celui de la valeur fonctionnelle des tribus
primitives de Rome. Dernière tentative pour trouver une application
sociale de la tripartition à Rome. Par la suite, Dumézil reconnaîtra
que l’exposé de 1948 « multipliait les hypothèses  » et aboutissait à
une impasse. Sans renier l’idée, en faveur de laquelle lui paraissaient
militer de bonnes raisons (notamment les couleurs symboliques
attachées aux tribus), il laissera le dossier en l’état.
Ayant pris une conscience plus claire des règles et des limites de la méthode
comparative mise au point depuis 1938, j’ai, si j’ose dire, évacué ce problème. Les
comparaisons indo-européennes permettent de reconnaître et d’explorer à Rome une
idéologie archaïque ; elles ne permettent pas de reconstituer des faits, ni historiques,
e
ni même institutionnels. De plus, il est certain que les hommes qui, au IV  siècle et au
e
début du III , ont composé pour Rome le récit de prestigieuses origines ne savaient
déjà plus grand-chose des événements ni de l’organisation de la Rome préétrusque, et
que c’est même cette indigence de l’information qui leur a permis de composer leur
tableau à l’aide de légendes où s’exprimait une vieille doctrine politico-religieuse, celle
des trois fonctions, qui continuait à s’imposer aux esprits, comme il arrive souvent,
bien que presque entièrement éliminée de l’actualité. Il est donc vain de prétendre, à
travers ces légendes costumées en histoire, découvrir des origines réelles dont elles ne
sont pas même l’enjolivement.  Le comparatiste n’a pas à ajouter, sur les faits, de
nouvelles hypothèses à toutes celles, indémontrables, qui ont été déjà accumulées.

Les Dieux des Germains (1958) présente un tableau des trois


fonctions plus satisfaisant que celui esquissé presque vingt ans plus
tôt dans Mythes et dieux des Germains (1939), écrit avant la
découverte de 1938 et remanié après coup. Au-delà de son aspect
monographique, il montre le caractère indo-européen d’une
eschatologie qui avait été insuffisamment élucidée dans Loki
(1948) : les dossiers scandinave et ossète peuvent être rapprochés de
faits homologues indien (si la théologie védique ne contient pas de
« drame du monde », de « renouvellement du monde », on en trouve
dans le Mahābhārata) et iranien.
Concurremment, de multiples articles identifient des applications
de la trifonctionnalité dans les domaines les plus divers. Dumézil
reçoit ici le renfort de plusieurs chercheurs qui travaillent dans la
perspective qu’il a tracée  : Lucien Gerschel, son plus ancien élève,
étudie ainsi les techniques juridiques que Dumézil reprendra dans
Mariages indo-européens (1979)  ; Émile Benveniste la médecine  ; le
savant hollandais Jan de Vries ouvre la voie à la symbolique des
couleurs…
L’étude «  interne  » de chaque fonction est commencée
logiquement par celle de la première. Celle-ci avait déjà été
reconnue (indépendamment du cadre triparti) par quelques
pionniers  : à la fin du XIXe  siècle, l’indianiste Abel Bergaigne avait
proposé l’appellation de « dieux souverains » que Dumézil reprendra
à son compte. Dans ses travaux antérieurs à 1938, notamment
Ouranos-Varuna (1934) et Flamen-Brahman (1935), celui-ci s’était
maintenu, selon son expression, «  dans les débris de l’idéologie
royale ». Il peut donc dès 1940 présenter un tableau de la première
fonction avec Mitra-Varuna. Comme Jupiter Mars Quirinus, ce titre ne
renvoie pas à une «  province  » précise (en l’occurrence indienne)
mais entend souligner l’essence bipartie, magique et juridique, de la
première fonction. Ce livre sera revu et corrigé en 1948. À côté des
deux grands dieux souverains, les autres dieux souverains, dits
« mineurs » (qu’un traducteur mal inspiré rendra en russe par : dieux
n’ayant pas atteint leur majorité), seront progressivement reconnus
dans Le Troisième Souverain (1949) à propos de l’Iran, Les Dieux des
Indo-Européens (1952) à propos de l’Inde et de Rome  ; leur
transposition dans la mythologie scandinave, avec «  les fils
d’Ođinn  », ne sera élucidée que beaucoup plus tard (dans des
articles repris dans Gods of the Ancient Northmen, 1973). Un aspect
particulier de la première fonction, l’élection, qui constitue chez
tous les peuples indo-européens un mode d’accès à la royauté
«  concurremment avec l’hérédité et parfois en combinaison avec
elle », est étudié dans Servius et la fortune (1943).
La deuxième fonction, plus difficile à saisir, ne se laissera cerner
que progressivement. Le premier livre à l’aborder, Horace et les
Curiaces, paru en 1942, met en lumière un aspect qui ne cessera de
prendre de l’importance au cours des investigations ultérieures,
celui des trois péchés du guerrier : le héros commet trois fautes qui
s’organisent sur un mode trifonctionnel. L’équivalent est aussitôt
reconnu en Inde. Il le sera ultérieurement pour la Grèce avec les
trois péchés d’Héraclès et pour les Scythes. Mais il faudra encore des
années et plusieurs articles préparatoires avant qu’un tableau
d’ensemble de la deuxième fonction puisse être proposé. Ce sera
Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, paru en 1956.
La troisième fonction, par nature polymorphe, va résister encore
plus à toutes les tentatives de systématisation. Servius et la fortune
précisera les rites et mythes concernant les promotions sociales,
divers articles étudient des dieux de la troisième fonction et leurs
talismans. Mais la synthèse annoncée en 1952 ne viendra jamais.
 
Quand vient le temps des bilans, à la fin des années 1950,
Dumézil entreprend d’établir un « tableau ordonné » des résultats de
l’enquête. La première série de livres ainsi prévus doit couvrir
l’ensemble de la théologie trifonctionnelle.
Une sorte de cours de théologie trifonctionnelle, illustrée de mythes et de rituels,
devait montrer comment la comparaison permet de remonter à un prototype commun
préhistorique, puis, par un mouvement inverse qui n’est pas un cercle vicieux,
déterminer les évolutions ou révolutions qu’il faut admettre pour expliquer, à partir de
ce prototype, les théologies directement attestées qui avaient permis de le reconstituer.
Gardant, par superstition peut-être, quelques-uns des titres de mes anciens essais
(1940, 1941), je comptais confier à un Jupiter Mars Quirinus définitif une vue
panoramique sur les trois fonctions ; puis, à un Mitra-Varuṇa refondu, l’analyse de la
première  ; enfin, à une nouvelle édition d’Aspects de la fonction guerrière, une
illustration de la deuxième. Quant à la troisième, rebelle par nature à la
systématisation, elle était destinée à se satisfaire, après révision et avec commentaire,
d’un recueil d’articles dispersés au cours des ans dans des revues et des Mélanges.

Cet ambitieux programme ne recevra qu’une exécution partielle.


La deuxième fonction sera la mieux servie, avec Heur et Malheur du
guerrier, publié en 1969 et refondu en 1985. La première fonction
devra se contenter d’un bilan beaucoup plus modeste que le Mitra-
Varuna envisagé  : Les Dieux souverains des Indo-Européens (1977),
dans lequel les «  faits orientaux  » sont repris ab ovo, alors que
l’existence de La Religion romaine archaïque (1966 et 1974) et de
Gods of the Ancient Northmen (1973) a permis d’« alléger » les « faits
occidentaux ». Quant à la troisième fonction, une nouvelle fois à la
traîne, elle ne sera pas abordée. En 1982, Dumézil confie cette tâche
à ses successeurs.
Réfléchir encore sur ce qui, dans la grande diversité de la troisième fonction
(prospérité…), fait l’unité de tant d’aspects. Il ne s’agit pas, comme on l’a souvent
objecté depuis André Piganiol, d’un «  fourre-tout  » destiné à loger tout ce qui ne se
ramène pas aux deux fonctions supérieures, mais de concepts étroitement liés, qui se
conditionnent et s’appellent les uns les autres. Il ne s’agit pas non plus de théorie, d’a
priori, mais d’observation  : les dieux tels que Freyr, Quirinus, les Aśvin, etc. mettent
chacun en évidence, synthétiquement, trois ou quatre des aspects de la troisième
fonction et, par leurs affinités pour d’autres dieux, d’autres aspects encore.

Dans la préface de la dernière édition de Heur et malheur du


guerrier, parue exactement un an avant sa mort, il dresse l’état final
de cette enquête poursuivie sans relâche pendant près de cinquante
ans.
Dès 1938, une fois reconnu le caractère indo-européen commun du cadre idéologique
des trois fonctions –  administration du sacré, du pouvoir et du droit  ; de la force
physique  ; de l’abondance et de la fécondité  –, on a entrepris d’étudier
comparativement, chez les divers peuples de la famille, l’économie interne des
expressions théologiques et mythiques de chacune d’elles. Les bilans sont inégaux.
Pour la première, qui touchait de près les hommes de savoir et de pouvoir, les prêtres
et les chefs, il a été très vite possible d’obtenir un tableau simple et entièrement
cohérent, dont l’Inde védique, contrôlée par l’Iran, fournit, avec son Varuṇa et son
Mitra, un exemplaire théologique bien conservé et dont Rome a laissé un exposé très
complet dans l’«  histoire  » de ses deux fondateurs, Romulus et Numa. Avec des
évolutions propres à chacune, la Scandinavie, l’Irlande ont confirmé cette première
vue. Puis, à côté des deux aspects et personnages principaux de la souveraineté, ont
été dégagés les services et les figures des dieux souverains mineurs dont les Indo-
Iraniens, les Romains, les Scandinaves présentent des « réalisations » diverses, mais de
même sens. Si quantité de points doivent être observés de plus près, il ne semble pas
qu’il reste beaucoup à ajouter à ces lignes maîtresses.
À l’inverse, un des caractères les plus immédiatement sensibles de la troisième
fonction est son morcellement en de très nombreuses provinces dont les frontières sont
imprécises  : fécondité, abondance en hommes (masse) et en biens (richesse),
nourriture, santé, paix, volupté, etc., sont des notions qui se conditionnent les unes les
autres, qui se déversent les unes dans les autres par mille capillaires, sans qu’il soit
possible de déterminer entre elles un ordre simple de dérivation. Un autre caractère de
la même fonction est son étroite liaison avec la base géographique, topographique,
ethnique aussi de chaque société particulière et avec la forme, les organes variables de
chaque économie. En conséquence, si la comparaison des dieux ou des héros jumeaux,
les moins engagés dans le détail des realia, a permis de repérer un certain nombre de
traits et de thèmes communs à plusieurs peuples indo-européens, aucune structure
générale n’est apparue jusqu’à présent et l’on peut douter que l’avenir en découvre
une.
La deuxième fonction, la force, et d’abord, naturellement, l’usage de la force dans les
combats, n’est pas pour le comparatiste une matière aussi désespérée, mais elle n’a pas
bénéficié chez les divers peuples indo-européens d’une systématisation complète
comme la souveraineté religieuse et juridique  : soit que les penseurs, les théologiens
responsables de l’idéologie n’aient pas réfléchi avec autant de soin sur des activités qui
n’étaient pas proprement les leurs, soit que les réalités non plus du sol, mais des
événements, aient contrarié la théorie. Aussi la comparaison a-t-elle dégagé ici moins
une structure que des aspects, qui ne sont même pas tous cohérents. Mais, de chacun de
ces aspects pris à part, des réseaux de correspondances précises et complexes entre
l’Inde (le plus souvent les Indo-Iraniens) et Rome ou le monde germanique attestent
l’antiquité.

Le tableau panoramique Jupiter Mars Quirinus « définitif » n’a pas


paru. L’introduction des Dieux souverains a présenté un bref résumé
des dieux indo-iraniens des trois fonctions et c’est tout. La seule
synthèse disponible reste donc L’Idéologie tripartie des Indo-Européens.
Paru en 1958, cet ouvrage était destiné à « fournir aux lecteurs
déjà informés une première –  et provisoire  – synthèse, non
seulement une mise en ordre, mais une mise au point, avec la
correction mutelle et générale que seule une vue d’ensemble peut
imposer aux résultats partiels  ». Malgré plusieurs sollicitations,
Dumézil s’est toujours refusé à le rééditer. Il en a expliqué les
raisons en 1980 :
Ce n’était qu’une synthèse provisoire, faite pour prendre date et pour aider le lecteur à
s’orienter dans mon petit labyrinthe. L’histoire du livre est amusante. Les éditions
allemandes Rohwolt m’avaient commandé, pour leur collection populaire, une brève
mise au point de ma recherche. Sur la recommandation d’un «  esprit éclairé  », je
suppose. Mais, quand ils ont reçu mon texte, ils ont reculé d’effroi. Sans doute avaient-
ils consulté entre-temps un philologue moins éclairé  ! Je conserve, de ce débat, une
correspondance qu’il serait instructif de publier… Comme le manuscrit était prêt, je
l’ai proposé à mon ami Marcel Renard, dont la «  collection Latomus  » a toujours été
accueillante aux nouveautés. Le livre a été utile en son temps, mais il est beaucoup
trop condensé (Rohwolt m’avait fixé d’étroites limites) et en même temps trop
morcelé, avec une allure de catéchisme. Et surtout, il y a eu depuis lors, dans mon
travail, quelques changements et beaucoup de compléments. Il faudrait donc tout
recommencer. Est-ce la peine ? Mieux vaut, je crois, laisser les études se développer,
sans les couper par des bilans qui sont aussitôt dépassés ou, sur certains points,
périmés. Vous verrez bien, dans vingt-cinq ou trente ans, ce que tout cela sera devenu.

C’est pourtant ce livre, amputé de son introduction et de sa


bibliographie, qui est republié ici, et ce n’est pas chose commode
que de justifier un tel choix que Dumézil n’eût sans doute pas
approuvé (même si la reprise d’un texte dans un recueil n’a pas la
même signification qu’une réédition). Mais le besoin d’aider le
lecteur à s’orienter dans le labyrinthe dumézilien s’impose de
manière encore plus impérieuse qu’en 1958, car en trois décennies,
ledit labyrinthe s’est enrichi d’un nombre impressionnant de pièces
supplémentaires  ! Pour autant, celles-ci n’ont pas remis en cause
l’architecture générale (on n’ose pas dire : la structure) de l’édifice :
les « changements » portent sur des points de détail ou introduisent
des nuances, les « compléments » s’insèrent sans heurts dans la grille
proposée. L’Idéologie tripartie des Indo-Européens reste pleinement
utilisable, et suffisamment complet pour donner une image exacte
de l’œuvre. De toute façon, il s’impose… par forfait, puisque
Dumézil ne l’a jamais remplacé et qu’il n’est pas possible d’extraire
des «  bilans  » ultérieurs des textes suffisamment synthétiques pour
figurer dans ce recueil.
Les trois chapitres qui composent L’Idéologie tripartie sont
reproduits intégralement, sans autre altération que la traduction en
français d’une citation anglaise et l’incorporation de tableaux
récapitulatifs empruntés à d’autres livres. Il eût été téméraire
d’essayer d’«  améliorer  » le texte par des notes ou des renvois
bibliographiques qui auraient été soit lacunaires et imprécis, soit
trop abondants. Je n’ai fait exception à cette règle que dans deux
cas, où Dumézil renvoyait lui-même à des publications ultérieures.
Chapitre II
Les trois fonctions sociales
et cosmiques

1.  Les classes sociales dans l’Inde. –  L’un des traits les plus
frappants des sociétés indiennes postr̥gvédiques est leur division
systématique en quatre «  classes  » –  le sanskrit dit  : en quatre
« couleurs », varṇa – dont les trois premières, bien qu’inégales, sont
pures, parce que proprement arya, tandis que la quatrième, formée
sans doute d’abord des vaincus de la conquête arya, est coupée des
trois autres et, par nature, irrémédiablement souillée. De cette
quatrième, hétérogène, il ne sera pas question ici.
Les devoirs de chacune des trois classes arya leur servent de
définition  : les brāhmaṇa, prêtres, étudient et enseignent la science
sacrée et célèbrent les sacrifices ; les kṣatriya (ou rājanya), guerriers,
protègent le peuple par leur force et par leurs armes  ; aux vaiśya
revient l’élevage et le labour, le commerce, et généralement la
production des biens matériels. Ainsi se constitue, complète et
harmonieuse, la société que préside un personnage à part, le roi,
rājan, lui-même généralement issu, mais qualitativement extrait, du
second niveau.
Ces groupes fonctionnels, hiérarchisés, sont en principe fermés
chacun sur lui-même par l’hérédité, par l’endogamie et par un code
rigoureux d’interdictions. Sous cette forme classique, il n’est pas
douteux que le système ne soit une création proprement indienne,
postérieure au gros du R̥ gveda  ; les noms des classes ne sont
mentionnés en clair que dans l’hymne du sacrifice de l’Homme
Primordial, au dixième  livre du recueil, si différent de tous les
autres. Mais une telle création ne s’est pas faite de rien ; elle n’a été
que le durcissement d’une doctrine et sans doute d’une pratique
sociale préexistantes. En 1940, un savant indien, V.M.  Apte, a fait
une collection démonstrative de textes des neuf premiers livres du
R̥ gveda (notamment VIII, 35, 16-18) qui prouvent que, dès le temps
de la rédaction de ces hymnes, la société était pensée comme
composée de prêtres, de guerriers, d’éleveurs et que, si ces groupes
n’y étaient pas encore désignés sous leurs noms de brāhmaṇa, de
kṣatriya et de vaiśya, les substantifs abstraits, noms de notions, dont
ces noms d’hommes ne sont que les dérivés, étaient déjà composés
en un système hiérarchique définissant distributivement les
principes des trois activités  : bráhman (neutre) «  science et
utilisation des corrélations mystiques entre les parties du réel,
visible ou invisible  », kṣatrá «  puissance  », viś à la fois
« paysannerie », « habitat organisé » (le mot est apparenté au latin
uīcus, au grec ( )οῖχος) et, au pluriel, viśaḥ, «  ensemble du peuple
dans ses groupements sociaux et locaux  ». Il est impossible de
déterminer dans quelle mesure la pratique se conformait à cette
structure théorique  : n’y avait-il pas une part plus ou moins
considérable de la société qui, indifférenciée ou autrement classée,
échappait à cette tripartition ? L’hérédité, probable, à l’intérieur de
chacune des classes, n’était-elle pas corrigée dans ses effets par un
régime matrimonial plus souple et des possibilités de promotion  ?
Malheureusement, seule la théorie nous est accessible.
2.  Les classes sociales avestiques. –  Depuis un quart de siècle,
confirmant les vues de F.  Spiegel, Émile  Benveniste et moi-même
avons soutenu que, au moins sous cette forme idéologique, la
tripartition sociale était une conception déjà acquise avant la
division des « Indo-Iraniens » en Indiens d’une part, Iraniens d’autre
part. En plusieurs passages, l’Avesta mentionne, comme les
constituants de la société, comme des groupes d’hommes ou des
classes (désignées aussi par un mot faisant référence à la couleur,
pištra), les prêtres, āθaurvan, āθravan (cf. un des prêtres védiques,
l’átharvan), les guerriers, raθaē.štar («  monteurs de chars  », cf.  véd.
rathe-ṣṭh , épithète du dieu guerrier Indra) et les agriculteurs-
éleveurs, vāstryō.fšuyant. Un seul passage avestique, et plus
constamment les textes pehlevi, placent comme quatrième terme, en
bas de cette hiérarchie, les artisans, hūiti, que bien des indices
(notamment le fait que des groupements triples de notions sont
parfois mis maladroitement en rapport avec les quatre classes : p. ex.
SBE, V, p.  357) engagent à considérer comme ajoutés à un ancien
système ternaire. Au Xe siècle de notre ère encore, fidèle témoin de
la tradition, le poète persan Firdousi raconte comment le roi
̌
fabuleux Jamšed (le Yima Xšaēta de l’Avesta) institua
hiérarchiquement ces classes : il sépara d’abord du reste du peuple
les *asravān, «  leur assignant les montagnes pour y célébrer leur
culte, s’y consacrer au service divin et se tenir devant le lumineux
séjour » ; les *arteštar, qui furent placés de l’autre côté, « combattent
comme des lions, brillent à la tête des armées et des provinces, et
c’est par eux qu’est protégé le trône royal, par eux que se maintient
la gloire de la vaillance » ; quant aux *vāstryōš, troisième classe, « ils
labourent, plantent et récoltent eux-mêmes  ; de ce qu’ils mangent,
personne ne leur fait reproche ; ils ne sont pas serfs, bien que vêtus
de haillons, et leur oreille est sourde à la calomnie ».
À la différence de l’Inde, les sociétés iraniennes n’ont pas durci
cette conception en un régime de castes : elle semble être restée un
modèle, un idéal, et aussi un moyen commode d’analyser et
d’énoncer l’essentiel de la matière sociale. Du point de vue de
l’idéologie, où nous nous plaçons, cela suffit.
 
3. La légende de l’origine des Scythes. – Un rameau aberrant de la
famille iranienne, fort important parce qu’il s’est développé non
dans l’Iran, mais au nord de la mer Noire, hors de la prise des
empires, iraniens ou autres, qui se sont succédé dans le Proche-
Orient, témoigne dans le même sens  : ce sont les Scythes, dont les
mœurs et plusieurs légendes nous sont connues grâce à Hérodote et
à quelques autres auteurs anciens, et dont un petit peuple du
Caucase central, original et plein de vitalité, les Ossètes, a maintenu
jusqu’à nos jours la langue et les traditions. D’après Hérodote (IV, 5-
6), voici comment les Scythes racontaient l’origine de leur nation :
Le premier homme qui parut dans leur pays jusqu’alors désert se nommait Targitaos,
qu’on disait fils de Zeus et d’une fille du fleuve Borysthène (le Dniepr actuel)… Lui-
même eut trois fils, Lipoxaïs (variante Nitoxaïs), Arpoxaïs et, en dernier, Kolaxaïs. De
leur vivant, il tomba du ciel sur la terre de Scythie des objets d’or  : une charrue, un
joug, une hache, une coupe, ά ̓ ροτρόν τε καὶ ζυγόν καὶ σά γαριν καὶ φιά λην. À cette vue,
le plus âgé se hâta pour les prendre, mais, quand il arriva, l’or se mit à brûler. Il se
retira et le deuxième s’avança, sans plus de succès. Les deux premiers ayant renoncé à
l’or brûlant, le troisième survint, et l’or s’éteignit. Il le prit avec lui et ses deux frères,
devant ce signe, abandonnèrent la royauté tout entière à leur cadet. De Lipoxaïs sont
nés ceux des Scythes qui sont appelés la tribu (grec γένος) des Aukhatai  ; d’Arpoxaïs
ceux qui sont appelés Katiaroi et Traspies (variantes Trapies, Trapioi) et du dernier, du
roi, ceux qui sont appelés Paralatai ; mais tous ensemble se nomment Skolotoi, d’après
le nom de leur roi.

Il me paraît aujourd’hui certain qu’il faut, avec Émile Benveniste,


rendre γένος par « tribu » : les Scythes comptent quatre tribus, dont
une est la tribu chef. Mais toutes ont, réelle ou idéale, la même
structure  : il est clair en effet que ces quatre objets font référence
aux trois activités sociales des Indiens et des « Iraniens d’Iran » ; la
charrue avec le joug (Benveniste a rapproché un composé avestique
qui associe semblablement ces deux pièces de la mécanique du
labour) évoque l’agriculture  ; la hache était, avec l’arc, l’arme
nationale des Scythes  ; et d’autres traditions scythiques conservées
par Hérodote, ainsi que l’analogie de faits indo-iraniens bien connus,
engagent à voir dans la coupe l’instrument et le symbole des
offrandes culturelles et des beuveries sacrées. La forme bien
distincte que Quinte-Curce (VII, 8, 18-19) donne à la tradition
confirme cette exégèse fonctionnelle ; il fait dire aux ambassadeurs
des Scythes qui essaient de détourner Alexandre le Grand de les
attaquer : « Sache que nous avons reçu des dons : un joug de bœufs,
une charrue, une lance, une flèche, une coupe (iugum boum, aratrum,
hasta, sagitta et patera). Nous nous en servons avec nos amis et
contre nos ennemis. À nos amis nous donnons les fruits de la terre
que nous procure le travail des bœufs  ; avec eux encore, nous
offrons aux dieux des libations de vin ; quant aux ennemis, nous les
attaquons de loin par la flèche, de près par la lance. »
 
4. Les familles des héros Nartes. – Il est intéressant de voir survivre
cette structure idéologique de la société dans l’épopée populaire des
modernes Ossètes, qui a été notée par fragments, mais en de
nombreuses variantes, depuis près d’un siècle, et qu’une grande
entreprise folklorique russo-ossète, il y a quinze ans, a recueillie
systématiquement. Les Ossètes savent que leurs héros des anciens
temps, les Nartes, étaient divisés pour l’essentiel entre trois
familles :
Les Boriatæ, dit une tradition publiée par S.  Tuganov en 1925, étaient riches en
troupeaux  ; les Alægatæ étaient forts par l’intelligence  ; les Æxsærtægkatæ se
distinguaient par l’héroïsme et la vigueur, ils étaient forts par leurs hommes.

Le détail des récits qui juxtaposent ou opposent deux à deux ces


familles, surtout dans la grande collection des années 1940,
confirme pleinement ces définitions. Le caractère « intellectuel » des
Alægatæ y revêt une forme archaïque ; ils n’apparaissent qu’en une
circonstance unique, mais fréquente : c’est dans leur maison qu’ont
lieu les solennelles beuveries des Nartes où  se  produisent les
merveilles d’une Coupe magique, «  la Révélatrice des Nartes  ».
Quant aux Æexsærtægkatæ, grands pourfendeurs en effet, il est
remarquable que leur nom soit un dérivé du substantif æxsar(t)
«  bravoure  », qui est, avec les altérations phonétiques attendues
dans les parlers scythiques, le même mot que le sanskrit kṣatrȧ, nom
technique, on l’a vu, du principe de la classe guerrière. Et les
Bor(i)atæ, notamment le principal d’entre eux, Buræfærnyg, sont
constamment, caricaturalement, les riches, avec tous les risques et
défauts de la richesse, et, de plus, par opposition aux peu nombreux
Æxsærtægkatæ, ils sont une masse d’hommes.
 
5.  Les Indo-Européens et la tripartition sociale. –  Ainsi reconnue
indo-iranienne commune, cette doctrine tripartie de la vie sociale a
été le point de départ d’une enquête qui, poursuivie depuis près de
vingt ans, a abouti à deux résultats complémentaires, qui peuvent se
résumer en ces termes : 1°) en dehors des Indo-Iraniens, les peuples
indo-européens connus à date ancienne ou bien pratiquaient
réellement eux aussi une division de ce type ou bien, dans les
légendes par lesquelles ils expliquaient leurs origines, répartissaient
leurs soi-disant « composantes » initiales entre les trois catégories de
cette même division  ; 2°)  dans l’ancien monde, du pays des Sères
aux colonnes d’Hercule, de la Libye et de l’Arabie aux
Hyperboréens, aucun peuple non indo-européen n’a explicité
pratiquement ni idéalement une telle structure, ou, s’il l’a fait, c’est
après un contact précis, localisable et datable, qu’il a eu avec un
peuple indo-européen. Voici quelques exemples à l’appui de ces
deux propositions.
 
6. Les classes sociales chez les Celtes. – Le cas le plus complet est
celui des plus occidentaux des Indo-Européens, Celtes et Italiotes, ce
qui n’étonne pas, quand on a pris garde (J.  Vendryes, 1918) aux
nombreuses correspondances qui existent, dans le vocabulaire de la
religion, de l’administration et du droit, entre les langues indo-
iraniennes d’une part, les langues italiques et celtiques d’autre part,
et elles seules.
Si l’on ajuste les documents qui décrivent l’état social de la Gaule
païenne décadente qu’a conquise César et les textes qui nous
informent sur l’Irlande peu après sa conversion au christianisme, il
apparaît, sous le *rīg- (l’équivalent phonétique exact de sanskr. rāj-,
lat. rēg-), un type de société ainsi constitué : 1°) dominant tout, plus
forte que les frontières, presque aussi supranationale que l’est la
classe des brahmanes, la classe des druides (*dru-ųid-), c’est-à-dire
des «  Très Savants  », prêtres, juristes, dépositaires de la tradition  ;
2°)  l’aristocratie militaire, seule propriétaire du sol, la flaith
irlandaise (cf. gaulois vlato-, all. Gewalt, etc.), proprement
«  puissance  », l’exact équivalent sémantique de sanskr. kṣatrá,
essence de la fonction guerrière  ; 3°)  les éleveurs, les bó airig
irlandais, hommes libres (airig) qui se définissent seulement comme
possesseurs de vaches (bó). Il n’est pas sûr, comme on l’a proposé, ni
même probable (A.  Meillet et R.  Thurneysen ont préféré une
étymologie purement irlandaise), que ce dernier mot, aire (gén.
airech, pl. airig), qui désigne tout membre de l’ensemble des hommes
libres, tout ce qui est protégé par la loi, concourt à l’élection du roi,
participe aux assemblées (airecht)et aux grands banquets
saisonniers, et c., soit le dérivé en -k- d’un mot parent de l’indo-
iranien *ā̌rya (sanskr. arya, ārya  ; v.-pers. ariya, avest. airya  ; osse
lœg « homme », de *arya-ka-). Mais peu importe : le tableau triparti
celtique recouvre exactement le tableau, réel ou idéal, des sociétés
indo-iraniennes.
7. Les composantes légendaires de Rome et les trois tribus primitives.
– La Rome historique, aussi haut qu’on remonte, n’a pas de division
fonctionnelle : l’opposition patriciens-plébéiens est d’un autre type.
Sans doute cependant n’est-ce là que l’effet d’une évolution précoce,
et sans doute la division primitive en trois tribus –  antérieure aux
Étrusques, bien que recouverte de noms d’origine apparemment
étrusque, Ramnes, Luceres, Titienses  – était-elle encore, à quelque
degré, du type que nous étudions : c’est ce que suggère clairement la
légende des origines.
Suivant la variante la plus répandue, Rome se serait constituée
de trois éléments ethniques  : les compagnons latins de Romulus et
de Rémus, les alliés étrusques amenés à Romulus par Lucumon, les
ennemis sabins de Romulus commandés par Titus Tatius  ; les
premiers auraient donné naissance aux Ramnes, les deuxièmes aux
Luceres, les troisièmes aux Titienses. Or la tradition annalistique
colore constamment chacune de ces trois composantes ethniques de
traits fonctionnels  : les Sabins de Tatius sont essentiellement des
riches en troupeaux  ; Lucumon et sa bande sont et ne sont que les
premiers spécialistes de l’art militaire, engagés comme tels par
Romulus ; Romulus est le demi-dieu, le rex-augur bénéficiaire de la
promesse initiale de Jupiter, le créateur de l’urbs et le fondateur
institutionnel de la respublica.
Parfois la composante étrusque est éliminée, mais l’analyse
«  trifonctionnelle  » n’en subsiste pas moins, car Romulus et ses
Latins cumulent alors sur eux la double spécification de chefs sacrés
et de guerriers exemplaires, ont avec eux ou en eux, comme dit Tite-
Live (I, 9, 2-4), deos et uirtutem, et il ne leur manque,
provisoirement, que les opes (et les femmes) que peuvent et devront
leur fournir les Sabins (cf. Florus, I, 1  : les Sabins réconciliés se
transportent dans Rome et cum generis suis auitas opes pro dote
sociant). Éliminant aussi les Étrusques, le dieu Mars en personne, au
troisième livre des Fastes d’Ovide (178-199), met de même à nu le
ressort idéologique de l’entreprise qui a abouti à l’union des
Romains et des Sabins : « Le riche voisinage (uicinia diues), dit-il, ne
voulait pas de ces gendres sans richesse (inopes) et n’avait pas égard
au fait que j’étais, moi (un dieu), la source de leur sang (sanguinis
auctor)… J’en ressentis de la peine et je mis dans ton cœur,
Romulus, une disposition conforme à la nature de ton père (patriam
mentem, c’est-à-dire martiale) ; je te dis : Trève de sollicitations ; ce
que tu demandes, ce sont les armes qui te le donneront (arma
dabunt).  » Denys d’Halicarnasse qui suit, lui, la tradition à trois
races, répartit bien entre elles les mêmes trois avantages : les villes
voisines, sabines et autres, sollicitées par Romulus pour des
mariages, refusent (II, 30) de s’unir à ces nouveaux venus « qui ne
sont ni considérables par les richesses (χρήμασι) ni les auteurs
d’aucun exploit (λαμπρὸν ἔργον)  »  ; à Romulus ainsi réduit à sa
qualité de fils de dieu et de dépositaire des premiers auspices, il ne
reste (II, 37) qu’à appeler des militaires professionnels, l’Étrusque
Lucumon de Solonium, «  homme d’action et illustre en matière de
guerre » (τὰ πολέμια διαφαυής).
 
8. Properce, IV, 1, 9-32. –  Mais c’est Properce, dans la première
élégie romaine (IV, 1), qui a donné de cette doctrine des origines, et
dans la forme à trois races, l’expression la plus parfaite : au moment
où il va nommer, avec Romulus, les trois tribus primitives en
mettant leurs étymologies en valeur par les corrélations
traditionnelles avec les noms de leurs éponymes, il commence par
exprimer les caractères fonctionnels distinctifs, «  l’essence  »,
pourrait-on dire, de la matière première de chaque tribu  : 1°)  les
compagnons de Rémus et de son frère (le nom même de Romulus
étant réservé pour couvrir la synthèse finale), 2°) Lygmon (Lucumo),
3°) Titus Tatius. Ce texte mérite d’être regardé de près.
L’intention du poète, en ce début de l’élégie, est d’opposer (c’est
un lieu commun de l’époque) l’humilité des origines à l’opulence de
la Rome d’Auguste. Après quelques vers qui posent le thème en
l’appliquant au site, voici les habitants (vers 9-32), présentés en
trois parties bien inégales, suivies d’une conclusion :
Sur la pente où s’élevait jadis la pauvre maison de REMUS, les (deux) frères avaient un
foyer unique, immense royaume.
La Curie, dont l’éclat couvre aujourd’hui une assemblée en toges prétextes, ne
contenait que des sénateurs vêtus de peaux, des âmes rustiques.
C’est la trompe qui convoquait, pour les colloques, les anciens citoyens ; cent hommes
dans un pré, tel était souvent leur sénat.
Point de toile ondulant sur la profondeur d’un théâtre, point de scène exhalant l’odeur
solennelle du safran.
Nul ne se souciait d’aller quérir des dieux étrangers  : la foule tremblait, attachée au
culte ancestral,
et chaque année les fêtes de Palès n’étaient célébrées que par des feux de foin, qui
valaient bien les lustrations qui s’y font aujourd’hui par le moyen d’un cheval mutilé.
Vesta était pauvre et trouvait son plaisir à des ânons couronnés de fleurs ; des vaches
étiques portaient en procession des objets sans valeur.
Des porcs engraissés suffisaient à purifier les étroits carrefours et le berger, au son du
chalumeau, offrait en sacrifice les entrailles d’une brebis.
Vêtu de peaux, le laboureur brandissait des lanières velues  : c’est de là que tiennent
leurs rites les Fabii, Luperques déchaînés.
Encore primitif, le soldat n’étincelait pas sous des armes terribles  ; on se battait nu,
avec des pieux durcis au feu.
Le premier camp (prétoire : quartier du camp autour de la tente du général), ce fut un
commandant en bonnet de peau, LYGMON, qui l’établit,
et la richesse de TATIUS était, pour l’essentiel, dans ses brebis.
C’est de là que se formèrent les TITIES, et les RAMNES, et les LUCERES, originaires de
Solonium ; c’est de là que Romulus lança son quadrige de chevaux blancs.

Le cours de ce développement est clair : comme une fable vers sa


brève morale, il tend vers le dernier distique qui, avant de
mentionner le «  rassembleur  » Romulus dans l’appareil de ses
triomphes, énumère sous leurs noms les trois tribus « rassemblées ».
Au vers  31, hinc indique que ces trois tribus proviennent des
hommes qui ont été d’abord décrits, et, en effet, en accord avec la
tradition érudite, Properce met évidemment les Tities (v.  31) en
corrélation avec le Tatius du vers 30 et les Luceres (v. 31) en
corrélation avec le Lygmon-Lucumo du v.  29  ; quant aux Ramnes
(v.  31), conformément à l’usage, ils devraient être annoncés
symétriquement par la mention de Romulus, mais Romulus, réservé
ici pour le commandement de la société synthétique (v. 31-32), est
remplacé par le Remus du v. 9, élargi en fratres au v. 10. En d’autres
termes, avant de les montrer transmués (hinc…), sous Romulus,
dans les trois tiers de la cité unifiée, Properce commence par
présenter successivement, sous leurs éponymes et dans leur
existence encore séparée, les trois composantes de la future Rome et
cela dans l’ordre  : les gens de Rémus et de son frère  ; l’Étrusque
Lucumo ; le Sabin Tatius. Ainsi s’explique que les fêtes des vers 15-
26, appartenant aux futurs Ramnes, soient toutes de celles que la
tradition considérait comme antérieures au synécisme, comme
pratiquées déjà, dans leur isolement, par les deux frères.
Mais ce n’est pas tout. Il n’est pas moins clair que les trois
présentations successives des futures tribus sont caractérisées selon
les trois fonctions auxquelles est consacré le présent chapitre :
1°)  du vers  9 («  Rémus  ») au vers  26, le poète n’évoque que le
caractère primitif d’une ADMINISTRATION POLITIQUE (9-14 : simplicité et
des «  rois  » et de ce qui figurait alors le sénat et l’assemblée du
peuple), ainsi que du CULTE (v. 15-26 : pas de solennités ni de dieux
étrangers  ; dans l’ordre du calendrier rustique –  d’avril à février  –
des Parilia, des Vestalia, des Compitalia, des Lupercalia sans nulle
pompe) ;
2°)  du vers  27 au vers  29 («  Lygmon  »), le poète évoque les
formes primitives de la GUERRE, qui restent élémentaires (« en bonnet
de peau »), même chez le premier technicien militaire ;
3°) dans l’unique vers 30 («  Tatius  »), le poète évoque la forme
purement pastorale de la RICHESSE primitive.
La netteté des articulations du texte et par conséquent des
intentions classificatoires du poète, notamment la confrontation
dans le distique 29-30 de Lucumo comme général et de Tatius
comme riche propriétaire de troupeaux, mettent en relief le fait que,
même conçues comme des composantes ethniques, les trois tribus
étaient aussi, dans la pensée des érudits de l’époque d’Auguste,
caractérisées fonctionnellement  : les Ramnes groupés autour des
«  frères  », comme occupés surtout du gouvernement et du culte  ;
Lucumon et les Luceres comme des guerriers, Titus Tatius et les Tities
(plus souvent Titienses) comme de riches éleveurs.
 
9. Les divisions des Ioniens. – Parmi les Grecs, les Ioniens tout au
moins, et notamment les plus anciens Athéniens, avaient été d’abord
divisés en quatre tribus définies ainsi par leur rôle dans l’organisme
social. Les noms traditionnels des tribus ne sont pas tous clairs, non
plus que la répartition des noms entre les quatre fonctions ou,
comme dit Plutarque, les quatre βíoi, «  (types de) vie  », mais ces
types sont très probablement  : prêtres ou magistrats religieux,
guerriers ou «  gardiens  », laboureurs, artisans (Strabon, VIII, 7, 1  ;
cf. Platon, Timée, 24  a  ; Plutarque, Solon, 23, par une fausse
étymologie du nom d’ordinaire rattaché aux prêtres, omet les prêtres
et dédouble laboureurs et bergers). Il est probable que les trois
classes de la République idéale de Platon –  les philosophes qui
gouvernent, les guerriers qui défendent, le tiers-état qui crée la
richesse – avec tous leurs harmoniques moraux et philosophiques, si
proches parfois des spéculations indiennes, ont été inspirées en
partie des traditions ioniennes, en partie de ce qu’on savait alors en
Grèce des doctrines de l’Iran, en partie d’enseignements dits
pythagoriciens qui remontaient sans doute eux-mêmes fort loin dans
le passé hellénique et préhellénique.
 
10.  La tripartition sociale dans l’ancien monde. –  À ces schémas
concordants, c’est en vain qu’on a cherché une réplique
indépendante dans la pratique ou les traditions des sociétés finno-
ougriennes ou sibériennes, chez les Chinois ou les Hébreux
bibliques, en Phénicie ou dans la Mésopotamie sumérienne ou
sémitique, et généralement dans les vastes zones continentales
contiguës aux Indo-Européens ou pénétrées par eux  ; ce qu’on
observe, ce sont soit des organisations indifférenciées de nomades,
où chacun est à la fois combattant et pasteur ; soit des organisations
théocratiques de sédentaires, où un roi-prêtre, un empereur divin est
équilibré par une masse, morcelée à l’infini, mais homogène dans
son humilité  ; soit encore des sociétés où le sorcier n’est qu’un
spécialiste parmi beaucoup d’autres, sans préséance, malgré la
crainte qu’inspire sa spécialité : de près ni de loin, rien de tout cela
ne rappelle la structure des trois classes fonctionnelles hiérarchisées.
Il n’y a pas d’exceptions. Quand un peuple non indo-européen de
l’ancien monde, du Proche-Orient notamment, semble se conformer
à cette structure, c’est qu’il l’a acquise sous l’influence d’un nouveau
venu de son voisinage, d’une de ces dangereuses bandes indo-
européennes qui, au deuxième millénaire, –  Louvites, Hittites,
Arya  – se sont hardiment répandues sur plusieurs routes. C’est le
cas, par exemple, de l’Égypte «  castée  » dans laquelle les Grecs du
V   siècle croyaient trouver le prototype, l’origine des plus vieilles
e

classes fonctionnelles athéniennes, qui ont été mentionnées tout à


l’heure. En réalité, cette structure ne s’est formée sur le Nil qu’au
contact des Indo-Européens qui, surgissant en Asie Mineure et en
Syrie au milieu du deuxième millénaire avant notre ère, révélèrent
aussi aux Égyptiens le cheval, avec tous ses usages. C’est à cette date
seulement que, pour survivre, le vieil empire des Pharaons se
réorganise, se donne notamment ce qu’il n’a jamais eu, une armée
permanente, une classe militaire  ; le plus ancien texte
«  multifonctionnel  » du type de ce que connaîtront Hérodote, le
Timée, Diodore, est l’inscription où Thaneni se vante d’avoir fait un
vaste recensement pour le compte de son maître, le
pharaon  Thoutmosis  IV (J.H.  Breasted, Ancient Records of Egypt, II,
The XVIIIth Dynasty, 1906, p. 165) :
Ce fut le scribe militaire Thaneni, bien-aimé de son Seigneur, qui présenta toute la
Terre à Sa Majesté  ; il fit une inspection de tout le monde, désignant les soldats, les
prêtres, les serfs de la couronne et tous les artisans de la terre entière, tout le gros
bétail, le petit bétail, les animaux de basse-cour.

Or Thoutmosis IV (1415-1405) est justement le premier Pharaon


qui ait épousé une princesse arya de Mitani, la fille d’un roi au nom
caractéristique, Artatama.
Il semble que c’est bien la différenciation d’une classe de
guerriers, avec son statut «  moral  » particulier, unie par une sorte
d’alliance souple à une classe également différenciée de prêtres, qui
a été l’originalité, la nouveauté des Indo-Européens et, le cheval et
le char aidant, la raison et le moyen de leur expansion  : les
inscriptions hiéroglyphiques et cunéiformes nous ont transmis le
souvenir de la terreur que causaient aux vieilles civilisations ces
spécialistes de la guerre, aussi hardis et impitoyables que, trois mille
ans plus tard dans le Nouveau Monde, les conquistadores ont pu le
paraître aux chefs et aux peuples des empires qu’ils écrasaient. Elles
les désignent d’un nom –  marianni  – qu’en effet employaient les
Indo-Iraniens : les márya, où S. Wikander a su reconnaître en 1938
les membres de Männerbünde du même type que ceux que O. Höfler
venait d’étudier chez les Germains.
 
11.  Théorie et pratique. –  La comparaison des plus vieux
documents indo-iraniens, celtiques, italiques, grecs, si elle permet
d’affirmer que les Indo-Européens avaient une conception de la
structure sociale fondée sur la distinction et la hiérarchisation des
trois fonctions, ne peut naturellement enseigner grand-chose sur la
forme –  ou les diverses formes  – concrètes où se réalisait cette
conception  : nous devons généraliser ici ce qui a été dit plus haut
pour les Arya védiques. Il se peut que la société ait été entièrement,
exhaustivement répartie entre prêtres, guerriers et pasteurs. On peut
aussi penser que la distinction avait seulement abouti à mettre en
vedette quelques clans ou quelques familles «  spécialisés  »,
dépositaires les uns des secrets efficaces du culte, les deuxièmes des
initiations et techniques guerrières, les troisièmes enfin des recettes
et de la magie de l’élevage, tandis que le gros de la société,
indifférencié ou moins différencié, s’adressait, se confiait à la
direction des uns ou des autres suivant les nécessités et les
occasions. On est libre enfin d’imaginer plusieurs formes
intermédiaires, mais ce ne seront que des vues de l’esprit. Certaines
rencontres de chiffres semblent cependant révéler la survivance, ici
et là, de formules très précises  : tels, dans le R̥ gveda, les «  trente-
trois dieux » qui résument une société divine conçue à l’image de la
société arya et qui sont parfois décomposés en trois groupes de dix,
complétés par trois  supplémentaires  ; et, à Rome, les trente-
trois  figurants des comitia curiata dont trente, c’est-à-dire trois  fois
dix, résument les trois tribus primitives, fonctionnelles, des Ramnes,
Luceres et Titienses, complétés par trois augures.
 
12. Les trois fonctions fondamentales. –  Aussi bien n’est-ce pas le
détail authentique, historique, de l’organisation sociale tripartie des
Indo-Européens qui intéresse le plus le comparatiste, mais le
principe de classification, le type d’idéologie qu’elle a suscité et
dont, réalisée ou souhaitée, elle ne semble plus être qu’une
expression parmi d’autres. Plusieurs fois, dans l’exposé qu’on vient
de lire, un mot important a été rencontré  : celui de fonctions, des
« trois fonctions  ». Il faut entendre par là, certes, les trois activités
fondamentales que doivent assurer des groupes d’hommes – prêtres,
guerriers, producteurs – pour que la collectivité subsiste et prospère.
Mais le domaine des «  fonctions  » ne se limite pas à cette
perspective sociale. À la réflexion philosophique des Indo-
Européens, elles avaient déjà fourni –  comme les substantifs
abstraits bráhman, ksatrá, viś, principes des trois classes, à la
réflexion philosophique des Indiens védiques et postvédiques,  – ce
qu’on peut considérer, suivant le point de vue, comme un moyen
d’explorer la réalité matérielle et morale, ou comme un moyen de
mettre de l’ordre dans le capital de notions admises par la société.
L’inventaire de ces applications non proprement sociales de la
structure trifonctionnelle a été entrepris dès 1938 et poursuivi par
É.  Benveniste et par moi-même. Il est maintenant facile de mettre
sur la première et sur la deuxième «  fonction  » une étiquette
couvrant toutes les nuances : d’une part le sacré et les rapports soit
des hommes avec le sacré (culte, magie), soit des hommes entre eux
sous le regard et la garantie des dieux (droit, administration), et
aussi le pouvoir souverain exercé par le roi ou ses délégués en
conformité avec la volonté ou la faveur des dieux, et enfin, plus
généralement, la science et l’intelligence, alors inséparables de la
méditation et de la manipulation des choses sacrées ; d’autre part la
force physique, brutale, et les usages de la force, usages
principalement mais non pas uniquement guerriers. Il est moins aisé
de cerner en quelques mots l’essence de la troisième fonction, qui
couvre des provinces nombreuses, entre lesquelles des liens évidents
apparaissent, mais dont l’unité ne comporte pas de centre net  :
fécondité certes, humaine, animale et végétale, mais en même temps
nourriture et richesse, et santé, et paix – avec les jouissances et les
avantages de la paix  – et souvent volupté, beauté, et aussi
l’importante idée du «  grand nombre  », appliquée non seulement
aux biens (abondance), mais aussi aux hommes qui composent le
corps social (masse). Ce ne sont pas là des définitions a priori, mais
bien l’enseignement convergent de beaucoup d’applications de
l’idéologie tripartie.
Les indianistes sont familiers avec cet usage débordant de la
classification tripartie après les temps védiques  : par un
entraînement qui rappelle, dans sa vigueur et dans ses effets, la
pente classificatoire de la pensée chinoise –  qui a distribué, par
exemple, entre le yâng et le yīn tant de couples de notions solidaires
ou antithétiques  –, l’Inde a mis les trois classes de la société, avec
leurs trois principes, en rapport avec de nombreuses triades de
notions soit préexistantes, soit créées pour la circonstance. Ces
harmonies, ces corrélations, importantes pour l’action sympathique
à laquelle tend le culte, sont parfois d’un sens profond, parfois
artificielles et puériles. Si, par exemple, les trois «  fonctions  » sont
distributivement rattachées aux trois guṇa (proprement «  fils  ») ou
«  qualités  » –  Bonté, Passion, Obscurité  – dont la philosophie
sāṃkhya dit que les entrelacements variables forment la trame de
tout ce qui existe, ou encore aux trois étages superposés de
l’Univers, on les voit non moins impérieusement rattachées aux
divers mètres et mélodies des Veda, aux diverses sortes de bétail, et
commander minutieusement le choix des divers bois dont seront
faites les écuelles ou les cannes.
Sans se porter à ces excès de systématisation, la plupart des
autres peuples de la famille présentent des faits de ce genre, dont
certains, se retrouvant très semblables sur plusieurs parties du
domaine, ont chance de remonter aux ancêtres communs, aux Indo-
Européens. Il ne peut être ici question que d’en donner quelques
échantillons.
 
13.  Triades de calamités et triades de délits. –  Il y a vingt ans,
É. Benveniste a mis en valeur, chez les Iraniens et chez les Indiens,
des formules très proches où un dieu est prié d’écarter d’une
collectivité ou d’un individu trois fléaux, dont chacun relève d’une
des trois fonctions. Par exemple, dans une inscription de Persépolis
(Persép. d  3), Darius demande qu’Auramazdā protège son empire
«  de l’armée ennemie, de la mauvaise année, de la tromperie  » (ce
dernier mot, drauga, dans le vocabulaire du Grand Roi, désignant
surtout la rébellion politique, la méconnaissance de ses droits
souverains, mais faisant aussi allusion au péché majeur des religions
iraniennes, le mensonge). Tout de même, lors des cérémonies
védiques de pleine et de nouvelle lune, une prière est adressée à
Agni dans des formules qui, diversement allongées par les auteurs
des divers livres liturgiques (p. ex. Taitt. Saṃh., I, 1, 13, 3  ; Śat.
Brāhm., I, 9, 2, 20), ont ceci pour commun noyau : « Garde-moi de
la sujétion, garde-moi du mauvais sacrifice, garde-moi de la
mauvaise nourriture. » L’énoncé indien est parallèle à l’iranien, sous
la réserve que, au premier niveau, le roi  Achéménide parle de
tromperie et le ritualiste védique de sacrifice mal fait  : cet écart
dans les craintes correspond bien aux évolutions divergentes –  ici
très tôt moralisante, là de plus en plus formaliste – des religions des
deux sociétés.
Il m’a été possible de montrer ensuite que les plus occidentaux
des Indo-Européens, les Celtes, dont les mœurs sont parfois si
étonnamment proches des mœurs védiques, utilisaient la même
classification tripartie des grands fléaux  : la principale compilation
juridique de l’Irlande, le Senchus Mór, commence par cette
déclaration (Ancient Laws of Ireland, IV, 1873, p. 12) : « Il y a trois
temps où se produit le périssement du monde  : la période de mort
d’hommes (mort par épidémie ou famine, précise la glose), la
production accrue de guerre, la dissolution des contrats verbaux » :
les malheurs sont ainsi répartis dans les trois zones de la santé ou de
la nourriture, de la force violente, du droit. Les Gallois n’ont pas
inséré dans leurs livres juridiques de telles formulations abstraites,
mais un texte qui paraît être la transposition romanesque d’un vieux
mythe, le Cyvranc Lludd a Llevelis, est consacré à exposer les trois
« oppressions » de l’île de Bretagne et la manière dont le roi Lludd y
mit fin ; ces fléaux sont : 1°) une race d’hommes « sages » apparaît,
dont le «  savoir  » est tel qu’ils entendent à travers l’île toute
conversation, fût-elle à voix basse, et interfèrent ainsi dans le
gouvernement et dans les rapports humains ; 2°) chaque 1er mai, un
terrible duel a lieu entre deux dragons, le dragon de l’île et un
dragon étranger qui vient «  se battre  » avec lui, cherchant à «  le
vaincre » et le cri du dragon de l’île est tel qu’il paralyse et stérilise
tous les êtres vivants ; 3°) chaque fois que le roi constitue dans un
de ses palais une « provision de nourriture et de boisson  », fût-elle
pour un an, un magicien voleur vient la nuit suivante et enlève tout
dans son panier. On voit qu’ici encore les trois oppressions se
développent dans les zones de la vie intellectuelle et de
l’administration, puis de la force, puis de la nourriture  ; et de plus
qu’elles définissent, considérées dans leurs agents et non dans leurs
victimes, trois délits : abus d’un savoir magique, agression violente,
vol de biens. Il paraît que le plus vieux droit romain répartissait de
même les délits privés en incantation maligne (malum carmen,
occentatio), violence physique (membrum ruptum et os fractum,
iniuria), et vol (furtum) ; et Platon, dans un contexte tout rempli de
la tripartition (République, 413b-414a), utilise, d’une manière
évidemment artificielle, l’empruntant sans doute à quelque poète
tragique, une distinction systématique et exhaustive des délits, toute
proche, en «  vol, violence physique, enchantement  » (κλοπή, βία,
γοητεία).
 
14.  Trois médecines. –  É.  Benveniste encore a rapproché la
classification avestique des médications (Vidēvdāt, VII, 44  :
médecines du couteau, des plantes, des formules incantatoires) et
l’analyse que fait un hymne du R̥ gveda des pouvoirs médicaux des
dieux Nāsatya-Aśvin (X, 39, 3  : «  guérisseurs à la fois de qui est
aveugle [mal mystérieux, magique], de qui est amaigri [mal
alimentaire], de qui a une fracture [violence]  »)  ; et aussi les
procédés que, dans la IIIe  Pythique de Pindare, le Centaure Chiron
enseigne à Asklépios pour guérir «  les douloureuses maladies des
hommes » (vers 40-55 : incantation, potions ou drogues, incisions) ;
et il a soupçonné, derrière ces faits parallèles, l’existence d’une
« doctrine médicale » tripartie héritée des Indo-Européens.
Si les vieux textes germaniques n’appliquent pas ce schéma
classificatoire aux fléaux, délits ou remèdes, ils l’utilisent en d’autres
circonstances  : le «  Chant de Skirnir  », dans l’Edda, est un petit
drame où le serviteur du dieu Freyr contraint, malgré sa volonté, la
géante Gerdr à se rendre aux désirs amoureux de son maître  : il
essaie d’abord, vainement, d’acheter (kaupa) son amour par des
présents d’or (strophes 19-22) ; puis, non moins vainement, avec son
épée mœki, menace de la décapiter (str. 23-25) ; il n’arrive à ses fins
qu’à sa troisième tentative, quand il la menace des instruments de sa
magie, baguette (gambantein) et runes (26-37).
 
15.  Éloges tripartis. –  Quand un poète indien veut faire
brièvement l’éloge total d’un roi, il passe en revue, en trois mots, les
trois fonctions : ainsi, au début du Raghuvaṃśa (I, 24), le roi Dilāpa
mérite d’être appelé le père de ses sujets «  parce qu’il assure leur
bonne conduite, les protège, les nourrit  ». Avec des formules
généralement moins concises, l’épopée irlandaise procède de même.
Dans un beau texte, le Pays des Vivants – c’est-à-dire l’autre monde,
le séjour des morts devenus immortels – est caractérisé, en plus de
cette absence de mort, par les trois traits suivants  : «  Il n’y a là ni
péché ni faute…  ; on y mange des repas éternels sans service  ; la
bonne entente y règne sans lutte » ; l’originalité du pays merveilleux
est donc que tout y est bon et facile  ; mais cette idée s’analyse et
s’exprime aussitôt, dans la pensée de l’auteur, selon les trois
fonctions (vertu, guerre, abondance alimentaire), la deuxième
fonction, d’essence violente, étant considérée en elle-même comme
un mal et donc rejetée, les deux autres étant au contraire
développées au maximum (J.  Pokorny, «  Conle’s abenteuerliche
Fahrt », ZCP, XVII, 1928, p.  195). Par une semblable analyse, pour
faire l’éloge du roi Conchobor, un texte du cycle des Ulates dit que,
sous son règne, il y avait «  paix et tranquillité et aimables
salutations  », «  glands et graisse et productions de la mer  »,
« contrôle et droit et bonne souveraineté » (K. Meyer, « Mitteil. aus
irischen Handschriften  », ZCP, III, 1901, p.  229)  ; c’est-à-dire le
contraire de la guerre, de la famine et de l’anarchie, le contraire des
trois fléaux dont Darius, à Persépolis, demande aussi au grand dieu
de garder son empire.
 
16.  Les trois fonctions et la «  nature des choses  ». –  De telles
formules, objecte-t-on parfois, ne sont-elles pas trop naturelles, trop
bien modelées sur l’uniforme et inévitable disposition des choses,
pour que leur accumulation et leurs similarités prouvent une origine
commune et l’existence d’une doctrine caractéristique des Indo-
Européens  ? Une réflexion même élémentaire sur la condition
humaine et sur les ressorts de la vie collective ne doit-elle pas, en
tout temps et en tout lieu, aboutir à mettre en évidence trois
nécessités : une religion garantissant une administration, un droit et
une morale stables ; une force protectrice ou conquérante ; enfin des
moyens de produire, de manger et généralement de jouir ? Et quand
l’homme réfléchit sur les périls qu’il court, sur les voies qui
s’ouvrent à son action, n’est-ce pas encore à quelque variété de ce
schéma qu’il est ramené  ? Il suffit de sortir du monde indo-
européen, où ces formules sont si nombreuses, pour constater que,
malgré le caractère en effet nécessaire et universel des trois besoins
auxquels elles se réfèrent, elles n’ont pas, elles, la généralité, la
spontanéité qu’on suppose  : pas plus que la division sociale
correspondante, on ne les retrouve dans aucun texte égyptien,
sumérien, acadien, phénicien ni biblique, ni dans la littérature
populaire des peuples sibériens, ni chez les penseurs confucéens ou
taoïstes, si inventifs et si experts en matière de classification. La
raison en est simple, et détruit l’objection  : pour une société,
ressentir et satisfaire des besoins impérieux est une chose  ; les
amener au clair de la conscience, réfléchir sur eux, en faire une
structure intellectuelle et un moule de pensée est tout autre chose ;
dans l’ancien monde, seuls les Indo-Européens ont fait cette
démarche philosophique et, puisqu’elle s’observe dans les
spéculations ou dans les productions littéraires de tant de peuples de
cette famille et chez eux seuls, l’explication la plus économique, ici
comme pour la division sociale proprement dite, est d’admettre que
la démarche n’a pas eu à être faite et refaite indépendamment sur
chaque province indo-européenne après la dispersion, mais qu’elle
est antérieure à la dispersion, qu’elle est l’œuvre des penseurs dont
les brahmanes, les druides, les collèges sacerdotaux romains sont,
pour une part, les héritiers.
 
17. Mécanismes juridiques triples. –  Une des applications les plus
intéressantes, mais les plus délicates, est celle qui, par référence à la
conception indo-européenne, éclaire chez divers peuples (Inde,
Lacédémone, Rome) des cadres et des règles juridiques. Rappelant
que le droit romain, si original dans ses fondements et dans son
esprit, garde dans ses formes un grand nombre de procédures en
trois variantes à effets équivalents, qu’on explique usuellement, mais
sans preuve, comme des créations successives de l’usage et du
prêteur, L.  Gerschel a montré que quelques-uns au moins de ces
étonnants «  tripertita  » se modèlent sur le système des trois
fonctions ici considérées. Je ne citerai qu’un des meilleurs
exemples : un testament peut être fait, avec la même valeur, ou bien
dans les assemblées strictement religieuses que sont les Comitia
Curiata présidés par le grand pontife ; ou bien sur le front de bataille
devant les soldats  ; ou enfin par une vente fictive à un «  emptor
familiae » (Aulu-Gelle, XV, 27 ; Gaius, II, 101-103 ; Ulpien, Reg., XX,
1). Gerschel ne prétend pas, bien entendu, qu’il ait existé à Rome un
« droit sacerdotal », un « droit guerrier », un « droit économique » ;
que les trois types de testament, par exemple, aient eu des assises
sociales différentes ou des effets différents, non plus que les trois
types d’affranchissement ni les autres trichotomies juridiques qu’on
peut interpréter dans ce sens  ; ce cadre, si remarquablement
fréquent, cette triade de possibilités à effets équivalents et
l’homologie des distinctions qui s’y distribuent n’en paraissent pas
moins, dit-il, attester que «  les créateurs du droit romain ont
longtemps pensé les grands actes de la vie collective selon
l’idéologie des trois fonctions et juxtaposé volontiers trois procédés,
trois décors ou trois cas d’application, relevant chacun du principe
(religieux ; actuellement ou potentiellement militaire ; économique)
d’une des trois fonctions ».
 
18.  Les trois fonctions et la psychologie. –  La psychologie elle-
même n’a pas échappé à ce cadre. Non seulement des systèmes
philosophiques indiens dosent dans les âmes comme dans les
sociétés des principes tels que la loi morale, la passion, l’intérêt
économique (dharma, kāma, artha)  ; non seulement Platon donne
aux trois classes de sa République idéale – philosophes gouvernants,
guerriers, producteurs de richesse  – des formules de vertus qui
distribuent et combinent la Sagesse, la Bravoure et la Tempérance ;
non seulement, dans une expression apparemment traditionnelle et
liée à l’intronisation des Rois Suprêmes d’Irlande, la mythique
reine  Medb, dépositaire et donneuse de Souveraineté, pose comme
triple condition à quiconque veut devenir son mari, c’est-à-dire roi,
d’être « sans jalousie, sans peur, sans avarice » (Táin Bó Cúailnge, éd.
Windisch, 1905, pp.  6-7), –  mais le zoroastrisme, dans des textes
que K. Barr a brillamment interprétés, explique que la naissance de
l’homme par excellence, Zoroastre, a été soigneusement préparée
par la combinaison de trois principes, l’un souverain, l’autre
guerrier, le troisième charnel  ; et ce peut être là l’application
mythique d’une très ancienne croyance, puisque les traités rituels
domestiques de l’Inde (Śāṅkh. G.S., I, 17, 9  ; Pārask. G.S., I, 9, 5)
conseillent à la femme qui veut concevoir un enfant mâle de
s’adresser à Mitra et Varuṇa, aux Aśvin, à Indra (ce dernier
accompagné d’Agni ou de Sūrya suivant les variantes), et à nul
autre, c’est-à-dire, comme il sera montré dans le chapitre suivant, à
la liste archaïque, indo-iranienne, des dieux incarnant et patronnant
la première, la troisième et la deuxième fonctions.
 
19.  Talismans symboliques des fonctions. –  Une autre voie de
développement, pour la pensée trifonctionnelle, a été celle du
symbolisme  : tantôt les trois groupes sociaux, tantôt leurs trois
principes ont été liés figurativement et solidairement à des objets
matériels simples dont le groupement les évoquait, les représentait.
Il semble que dès les temps indo-européens, cette voie ait
principalement abouti à deux ensembles  : une collection d’objets-
talismans, un éventail de couleurs.
On se rappelle la légende par laquelle les Scythes, suivant
Hérodote, expliquaient leurs origines ; les objets d’or tombés du ciel
– charrue et joug pour l’agriculteur, hache (ou lance et arc) comme
arme guerrière, coupe cultuelle  – ont des valeurs nettement
classificatoires, selon les trois fonctions. Or ces objets n’étaient pas
seulement mythiques  : ils étaient conservés, tous ensemble, par le
roi et promenés solennellement chaque année à travers les terres
scythiques. De même la légende irlandaise, à l’avant-dernière race
qui aurait occupé l’île et qui, en réalité, est constituée par les
anciens dieux de la mythologie (les Tuatha Dé Danann, « les Tribus
de la Déesse Dana  »), rattache un groupe d’objets-talismans  : le
«  chaudron de Dagda  », qui contenait et donnait une nourriture
merveilleuse ou inépuisable, comme tant de chaudrons de la fable
irlandaise  ; deux armes terribles, la lance de Lug, qui rendait son
possesseur invincible, et l’épée de Nuada, au coup de laquelle nul ne
survivait ; la pierre de Fal enfin, placée au siège de la souveraineté,
et dont le cri révélait lequel des candidats devait être choisi comme
roi (V.  Hull, «  The Four Jewels of the T.D.D.  », ZCP, XVIII, 1930,
pp.  73-89). Les mythologies védique et scandinave rattachent de
même des groupes de trois objets caractéristiques à des dieux que
nous verrons bientôt, eux aussi, distribués selon les trois fonctions.
 
20.  Couleurs symboliques des fonctions chez les Indo-Iraniens. –
  Quant aux couleurs symboliques, l’importance et l’ancienneté en
sont déjà signalées, pour le monde indo-iranien, par le fait que les
trois (ou quatre) groupes sociaux fonctionnels y sont désignés par
les mots sansk. varṇa, avest. pištra (cf. grec ποιχίλος «  bigarré  »,
russe pisat’ «  écrire  »), qui, avec des nuances diverses, désignent la
couleur. De fait, c’est un enseignement constant, dans l’Inde, que
brahmanes, kṣatriya, vaiśya et śūdra sont respectivement
caractérisés (et les explications ne manquent pas) par le blanc, le
rouge, le jaune, le noir. Il est certain que c’est là l’altération, par
suite de la création de la caste inférieure et hétérogène des śūdra,
d’un ancien système, dont il y a des traces dans des rituels (Gobh.
G.S., IV, 7, 5-7 ; Khād. G.S., IV, 2, 6) et sans doute aussi une dans le
R̥ gveda (« Noir, blanc, rouge est son chemin », dit X, 20, 9 d’Agni, le
plus triple, et trifonctionnel, des dieux), système formé simplement
de trois couleurs, sans le jaune, et où c’était le noir (ou bleu foncé)
qui caractérisait les vaiśya, les éleveurs-agriculteurs. En effet, l’Iran
a maintenu cette répartition  : une tradition «  mazdéenne
zervanisante  » dont les  professeurs H.S.  Nyberg (1929),
G.  Widengren (1938), S.  Wikander (1938), R.C.  Zaehner (1938,
1955), ont progressivement établi l’interprétation, décrit dans la
cosmogonie l’uniforme des prêtres comme blanc, celui des guerriers
comme rouge ou bigarré, celui des éleveurs-agriculteurs comme bleu
foncé.
D’autres Indo-Européens pratiquaient le même symbolisme.
V. Basanoff a intelligemment interprété dans ce sens un rituel hittite
d’euocatio où les divers dieux de la cité ennemie assiégée sont priés
de la quitter et de venir chez l’assiégeant par trois chemins – ce qui
suppose trois catégories différentes de dieux  – jonchés l’un d’une
étoffe blanche, le deuxième d’une étoffe rouge, le troisième d’une
étoffe bleue (Keilschrifturk aus Bogazköi, VII, 60  ; J.  Friedrich, Der
alte Orient, XXV, 2, 1925, pp. 22-23).
 
21.  Couleurs symboliques des fonctions chez les Celtes et chez les
Romains. – Chez les Celtes de Gaule comme d’Irlande, le blanc est la
couleur des druides, et le rouge, dans l’épopée irlandaise, celle des
guerriers, comme, à Rome, un albogalerus caractérise le plus prêtre
des prêtres, le flamen dialis, tandis que le paludamentum militaire est
rouge, comme le drapeau sur la tente du général, comme la trabea
des chevaliers ou des prêtres armés que sont les Salii. Un système
complet, à trois termes, du symbolisme coloré se rencontre par deux
fois dans les institutions romaines. Le cas le plus intéressant est celui
des couleurs des factions du cirque, qui ont pris la grande
importance que l’on sait sous l’Empire, puis dans la nouvelle Rome
du Bosphore, mais qui sont sûrement antérieures à l’Empire et que
les antiquaires romains rattachaient d’ailleurs aux origines mêmes et
à Romulus  ; les spéculations explicatives de ces antiquaires sont
diverses, et chargées de pseudo-philosophie et d’astrologie, mais
l’une d’elles, conservée par Jean le Lydien, De mens., IV, 30, ne se
réfère qu’à des réalités romaines et dit que ces couleurs, qui sont
quatre à l’époque historique, n’ont été d’abord que trois (albati,
russati, uirides), en rapport non seulement avec les divinités Jupiter,
Mars et Vénus (cette dernière apparemment substituée à Flora),
dont les valeurs fonctionnelles (souveraineté, guerre, fécondité) sont
claires, mais en outre avec les trois tribus primitives des Ramnes,
des Luceres et des Titienses, dont on a rappelé plus haut qu’elles
étaient, dans la légende des origines, à la fois ethniques (Latins,
Étrusques, Sabins) et fonctionnelles (issues respectivement
d’hommes sacrés et gouvernants, de guerriers professionnels, de
riches pasteurs) et que d’ailleurs, en un autre passage (De magistrat.,
I, 47), Jean le Lydien interprète lui-même comme parallèles aux
tribus fonctionnelles des Égyptiens et des anciens Athéniens.
En 1942, Jan de Vries avait d’autre part réuni un grand nombre
d’exemples anciens et modernes, religieux, folkloriques et littéraires,
de cette triade de couleurs. Presque tous proviennent de l’aire
d’expansion indo-européenne ou de ses confins, ou de régions qui
ont été exposées à l’influence d’Indo-Européens, et quelques-uns ont
clairement une valeur classificatoire du type ici considéré.
 
22. Les choix des fils de Feridūn. –  Enfin des récits épiques, des
légendes, des contes très divers, utilisent également le cadre
trifonctionnel. En voici quelques exemples.
La légence scythique des trois fils de Targitaos, dont le cadet
recueille, avec la royauté, les merveilleux objets d’or, symboles des
trois fonctions, a été rapprochée par M.  Molé d’une tradition de
l’Iran proprement dit, relative aux fils du héros que l’Avesta appelle
Θraētaona, les textes pehlevi Frētōn, les textes persans Feridūn. La
voici, dans la traduction que donne Molé d’un passage de l’Āyātkar i
Jāmāspīk :
De Frētōn naquirent trois fils  ; Salm, Tōz et Erič étaient leurs noms. Il les convoqua
tous les trois pour dire à chacun d’eux : « Je vais partager le monde entre vous, que
chacun me dise ce qui lui semble bien, pour que je le lui donne. » Salm demanda de
grandes richesses, Tōz la vaillance et Erič, sur qui était la gloire des Kavi (c’est-à-dire le
signe miraculeux qui marque le souverain choisi par Dieu), la loi et la religion. Frētōn
dit : « Qu’à chacun de vous advienne ce qu’il a demandé. » Et il donna en effet la terre
de Rome à Salm, le Turkestan et le désert à Tōz, l’Iran et la suzeraineté sur ses frères à
Erič.

Une intéressante variante, celle de Firdousi, justifie le même


partage géographique par un autre critérium, mais de même sens  :
exposés, à titre d’épreuve, à un même péril, à un dragon menaçant,
chacun des frères révèle par une attitude sa nature et son « niveau
fonctionnel » : Salm fuit, Tōr se précipite aveuglément à l’assaut, Iraj
écarte le péril, sans combattre, par l’intelligence et le noble
sentiment qu’il a de la dignité royale de sa famille.
 
23. Le choix du berger Pâris. – C’est un thème voisin qui, chez les
Grecs d’Asie Mineure, et peut-être sous l’influence des Indo-
Européens de Phrygie, a donné la matière du « jugement de Pâris »,
aimable récit de lourde conséquence, puisqu’il est certainement
destiné à expliquer que, malgré sa richesse et sa vaillance, Troie
finisse par succomber aux Grecs. Pâris, le beau prince berger, voit
venir à lui, sollicitant un jugement d’excellence, trois déesses qui
symbolisent les trois fonctions ; suivant un type de variante (p. ex.
Euripide, Iphig. Aul., v.  1300-1307), chacune se présente dans
l’appareil de son rang et de son activité : Héra « fière du lit royal du
souverain Zeus », Athéna, casquée et lance en main, Aphrodite sans
autres armes que «  la puissance du désir  »  ; suivant un autre type
(p.  ex. Euripide, Troyennes, v.  925-931), chaque déesse essaie de
gagner le juge par la promesse d’un don : Héra promet la royauté de
l’Asie et de l’Europe, Athéna la victoire, Aphrodite la plus belle
femme. Pâris choisit mal, donne le prix à Aphrodite, et ce sera
bientôt l’enlèvement de l’incomparable Hélène, et, malgré dix ans
d’exploits, la fin de Troie, écrasée par une coalition d’hommes et de
divinités parmi lesquelles Héra et Athéna ne seront pas les moins
acharnées.
Ce type de récits a prospéré jusque dans les temps modernes.
L.  Gerschel vient d’étudier des traditions suisses, allemandes et
autrichiennes recueillies au dernier siècle, évidemment
indépendantes de la légende grecque, qui montrent ainsi un jeune
homme choisissant (mais généralement «  bien  ») entre trois offres
nettement fonctionnelles, ou bien trois frères se répartissant trois
dons fonctionnels dont un seul, celui de «  première fonction  »,
assure à qui le possède un destin pleinement «  bon  ». Voici par
exemple la forme originelle, rigoureusement reconstituée par
Gerschel, des légendes alémaniques sur l’origine du «  Jodeln
(Johlen) » :
Res, le vacher de Bahilsalp, trouve une nuit dans la cabane trois êtres surnaturels en
train de faire le fromage ; à un certain moment, le petit-lait est versé dans trois seaux
et dans le premier il est rouge, dans le deuxième seau, il est vert, dans le troisième, il
est tout blanc. Res apprend qu’il doit choisir un seau et en boire le petit-lait ; l’un des
vachers fantômes ajoute alors  : «  Si tu choisis le rouge, tu seras tellement fort que
personne ne pourra lutter avec toi. » Le deuxième vacher intervient à son tour et dit :
« Si tu bois le petit-lait de couleur verte, tu posséderas beaucoup d’or et tu seras très
riche.  » Le troisième enfin explique  : «  Bois le petit-lait blanc et tu sauras “jodeln”
merveilleusement. » Res dédaigne les deux premiers dons, se décide pour le petit-lait
blanc et devient un parfait Jodler.

Gerschel remarque que cette technique vocale a, dans les


diverses variantes, un effet magique (toutes les bêtes viennent à la
rencontre du Jodler et l’accompagnent ; tables et bancs dansent dans
sa cabane  ; les vaches se dressent sur leurs pattes de derrière et
dansent  ; la vache la plus sauvage s’adoucit et se laisse traire
facilement, etc.).
 
24. Les talismans de Rome et de Carthage. – Vers la fin des guerres
puniques sans doute, Rome a organisé sur un schéma comparable
l’assurance de sa victoire finale : une tête de bœuf, puis une tête de
cheval, trouvées par les terrassiers de Didon sur le site où allait
s’élever, avec Carthage, le temple de «  sa  » Junon, avaient bien,
disaient-ils, garanti à la ville africaine et l’opulence et la gloire
militaire  ; mais, par la tête d’homme que les terrassiers de Tarquin
avaient jadis trouvée au Capitole, sur le site du futur temple de
Jupiter O.M., c’est Rome qui tenait la plus haute promesse, celle de
la souveraineté. L.  Gerschel, à qui l’on doit encore cette saisissante
interprétation, a rappelé que, chez les Indiens védiques, homme,
cheval, bœuf sont théoriquement les trois types supérieurs de
victimes admis pour les sacrifices, ceux dont les têtes (avec les têtes
des deux victimes inférieures, mouton et bouc) doivent, en
simulacre au moins, être enterrées à l’emplacement où l’on veut
élever, à défaut du sanctuaire permanent qui n’existe pas dans
l’Inde, le très important autel du feu.
 
25. Les trois péchés du guerrier. – Pour dernier exemple, rejoignant
sur le domaine épique la tripartition des fléaux et des délits rappelée
plus haut, je citerai un thème de grande extension littéraire, qui a
été diversement exploité dans l’Inde, en Scandinavie, en Grèce et
dans l’Iran  : celui des péchés d’un dieu ou d’un homme,
généralement, pour des raisons qu’on trouvera analysées au
chapitre III, d’un personnage de « deuxième fonction », d’un guerrier.
Indra, le dieu guerrier de l’Inde védique, est un pécheur. Dans les
Brāhmaṇa et les épopées, la liste de ses fautes et de ses excès est
longue et variée. Mais le cinquième chant du Mārkaṇḍeya Purāṇa
les a réduits au schéma des trois fonctions  : Indra tue d’abord le
monstre Tricéphale, meurtre nécessaire, car le Tricéphale est un
fléau menaçant pour le monde, et cependant meurtre sacrilège, car le
Tricéphale a rang de brahmane et il n’y a pas de crime plus grave
que le brahmanicide ; en conséquence, Indra perd sa majesté (ou sa
force spirituelle), tejas (1-2). Puis, le terrible monstre Vr̥tra ayant été
produit pour venger le Tricéphale, Indra prend peur et, manquant à
sa vocation propre de guerrier, conclut avec Vr̥tra un pacte
insincère, qu’il viole, substituant la tromperie à la force  ; en
conséquence, il pert sa vigueur physique, bala (3-11). Enfin, par une
ruse honteuse, en revêtant la forme du mari, il entraîne une femme
honnête à un adultère ; en conséquence, il perd sa beauté, rūpa (12-
13).
L’épopée nordique – Saxo Grammaticus est le seul à en retracer
l’histoire complète, mais il le fait d’après des sources perdues, en
langue scandinave  – connaît un héros d’un type très particulier,
Starkađr (Starcatherus), guerrier modèle en tout point, serviteur
fidèle et dévoué des rois qui l’accueillent, sauf en trois
circonstances  ; plus précisément, il a été doué de trois vies
successives, c’est-à-dire d’une vie prolongée jusqu’à la mesure de
trois vies normales, à condition que, dans chacune, il commît un
forfait. Or le tableau de ces trois forfaits se distribue clairement
selon les trois fonctions. Étant au service d’un roi norvégien, il aide
criminellement le dieu Othinus (Óđinn) à tuer son maître dans un
sacrifice humain (VII, V, 1-2). Se trouvant ensuite au service d’un roi
suédois, il fuit honteusement du champ de bataille après la mort de son
maître, s’abandonnant, en cette seule occasion de ses trois vies, à la
peur panique (VIII, V). Servant enfin un roi danois, il assassine son
maître moyennant cent vingt livres d’or, cédant exceptionnellement
et pour quelques heures à l’appétit de cette richesse qu’il fait partout
ailleurs, en actes et en discours, profession de mépriser (VII, VI, 1-4).
Sa triple carrière étant ainsi épuisée, il n’a plus qu’à rechercher la
mort : ce qu’il fait dans une scène grandiose (VIII, VIII).
Le caractère et les exploits de Starkađr, en bien des points,
rappellent ceux d’Héraclès. Or, dans les exposés systématiques qui
en sont faits –  relativement tardifs, mais qui ne peuvent avoir
inventé ce cadre –, la vie entière du héros grec (que Zeus et Alcmène
ont mis trois nuits à concevoir) est elle aussi scandée par trois
fautes, qui ont chacune un effet grave, de plus en plus grave, sur
«  l’être  » du héros et entraînent chacune un recours à l’oracle de
Delphes (Diodore, IV, 10-38) : 1°) Eurysthée, roi d’Argos, commande
à Héraclès d’accomplir des travaux : il en a le droit en vertu d’une
promesse imprudente de Zeus et d’une ruse de Héra  ; Héraclès
commet cependant la faute de refuser, malgré une invitation
formelle de Zeus et l’ordre de l’oracle  ; profitant de cet état de
désobéissance aux dieux, Héra le frappe dans son esprit : il est pris de
démence et tue ses enfants  ; après quoi, revenant péniblement à la
raison, il se soumet et accomplit les Douze Travaux, chargés de sous-
travaux (chap.  10-30)  ; 2°)  Voulant se venger d’Eurytos, Héraclès
attire le fils d’Eurytos, Iphitos, dans un traquenard et le tue non pas
en duel, mais par tromperie (Sophocle, dans les Trachiniennes, 269-
280, souligne fortement le caractère «  antihéroïque  » de cette
faute)  ; Héraclès, en châtiment, tombe dans une maladie physique
dont il ne se délivre, informé par l’oracle, qu’en se vendant comme
esclave et en remettant aux enfants d’Iphitos le prix de cette vente
(chap.  31)  ; 3°)  Bien qu’enfin légitimement marié à Déjanire,
Héraclès recherche en mariage une autre princesse, puis en enlève
une troisième et la préfère à sa femme ; c’est alors la terrible méprise
de Déjanire, la tunique empoisonnée par le sang de Nessos et les
affreuses, irrémédiables douleurs dont le héros, sur un troisième
ordre d’Apollon, ne se délivre que par le bûcher, pour l’apothéose
(chap. 37-38). Outrage à Zeus et désobéissance aux dieux ; meurtre
lâche et perfide d’un ennemi sans armes ; concupiscence sexuelle et
oubli de sa femme : les trois fautes fatales de cette glorieuse carrière
se distribuent sur les trois zones fonctionnelles aussi nettement que
les trois péchés d’Indra, avec la même spécification (concupiscence
sexuelle) de la troisième, et, comme eux, altèrent l’être même du
héros ; simplement ces altérations, progressives et cumulatives dans
le cas d’Indra, ne sont que successives dans le cas d’Héraclès, les
deux premières se réparant et la troisième, à elle seule, entraînant la
mort.
Dans une tradition avestique sans doute repensée et réorientée
par le zoroastrisme, un héros d’un tout autre type, Yima, en
punition, semble-t-il, d’un seul, mais très grave péché (mensonge  ;
ou, plus tard, orgueil, révolte contre Dieu et usurpation des
honneurs divins), se voit privé en trois temps du xvarɚnah, de ce
signe visible et miraculeux de la souveraineté qu’Ahura Mazdā place
sur la tête de ceux qu’il destine à être rois  : les trois tiers de ce
xvarɚnah s’échappent successivement, et vont se loger dans trois
personnages correspondant aux trois types sociaux d’agriculteur-
guérisseur, de guerrier, d’intelligent ministre d’un souverain (Dēnkart,
VII, 1, 25-32-36 ; plus satisfaisant que Yašt XIX, 34-38).
 
26.  Le problème du roi. –  Ce rapide échantillonnage suffit à
montrer les directions et domaines très divers dans lesquels
l’imagination des peuples indo-européens a utilisé la structure
tripartie. Ici encore, comme pour les autres applications de cette
structure, nous devons nous retourner vers les peuples non indo-
européens de l’Ancien Monde et rechercher si, autour d’un héros ou
de quelque autre manière, elle a produit un thème épique ou
légendaire, la mise en scène d’une leçon morale ou politique, la
justification imagée d’une pratique ou d’un état de fait. Jusqu’à
présent, les résultats de l’enquête sont négatifs. De Gilgamesh à
Samson, des grands pharaons aux empereurs fabuleux de la Chine
naissante, de la sagesse arabe même aux apologues confucéens,
aucun personnage historique ou mythique ne revêt nulle part
l’uniforme trifonctionnel où se précipitent au contraire tant de
figures indo-européennes. Il est donc probable que cet uniforme est
indo-européen  ; probable que, seuls dans cette vaste partie du
monde et dès avant leur dislocation, les Indo-Européens avaient
intellectuellement discerné, médité, appliqué à l’analyse et à
l’interprétation de leur expérience, utilisé enfin dans les cadres de
leur littérature noble ou populaire, les trois nécessités
fondamentales et solidaires que les autres peuples se contentaient de
satisfaire.
En terminant cet exposé très général, je soulignerai encore que la
reconnaissance de ce fait, si important soit-il, ne nous donne pas à
elle seule le moyen de nous représenter l’état social réel, les
institutions (sans doute déjà variables de province à province) des
« Indo-Européens communs ». Nous n’en tenons que le principe, un
des principes et des cadres essentiels. Une des questions les plus
obscures, par exemple, reste le rapport des trois fonctions et du
« roi », dont la concordance de védique rāj-, de latin rēg-, de gaulois
rīg- assure l’existence très ancienne dans une partie, la plus
conservatrice sans doute, des Indo-Européens. Ces rapports sont
divers sur les trois domaines et, sur chacun, ont varié avec les lieux
et les temps. Il résulte de là quelque flottement dans la
représentation ou définition des trois fonctions et notamment de la
première  : le roi est tantôt supérieur, du moins extérieur, à la
structure trifonctionnelle, où la première fonction est alors centrée
sur la pure administration du sacré, sur le prêtre, plutôt que sur le
pouvoir, sur le souverain et ses agents  ; tantôt le roi –  roi-prêtre
alors autant et plus que roi gouvernant  – est au contraire le plus
éminent représentant de cette fonction  ; tantôt il présente un
mélange, variable, d’éléments pris aux trois fonctions, et notamment
à la deuxième, à la fonction et éventuellement à la classe guerrière
dont il est le plus souvent issu  : le nom différentiel des guerriers
indiens, kṣatriya, n’a-t-il pas pour synonyme rājanya, dérivé du mot
rājan  ? Cette difficulté et quelques autres se laisseront mieux
formuler, sinon résoudre, quand nous aurons transporté l’étude sur
ce qui était l’armature la plus solide de la pensée dans ces sociétés
archaïques  : le système des dieux, la théologie, avec ses
prolongements mythologiques et épiques.
1
D.I.E., p. 90 et 102 (sauf pour la Germanie ).
Chapitre III
Les théologies triparties

1.  Expressions théologiques de l’idéologie des trois fonctions. Les


théologies des divers peuples indo-européens ne sont pas, pour
l’essentiel, des accumulations incohérentes de dieux déposés par les
flux et reflux fortuits de l’histoire. Partout où nous sommes
suffisamment informés, il est aisé de reconnaître un groupement
central de divinités solidaires, qui se définissent les unes par les
autres et se répartissent les provinces du sacré selon le plan dégagé
dans le chapitre précédent. Ces groupements ont été longtemps,
suivant les cas, négligés, niés ou mal compris. Leur reconnaissance,
notamment celle du groupement indien et mitanien dont il va être
d’abord question (1938 ; surtout à partir de 1945), est à l’origine des
principaux progrès de nos études  ; à l’origine aussi de nombreuses
discussions, souvent agréables, parfois pénibles, généralement utiles,
entre le comparatiste et les spécialistes des divers domaines.
 
2. Les dieux caractéristiques des trois fonctions dans les hymnes et
rituels védiques. –  Les prêtres de l’Inde védique, dans un certain
nombre de circonstances rituelles importantes, pour des invocations,
des offrandes ou des énumérations classificatoires, associent Mitrá et
Váruṇa, qui sont les souverains de l’Univers, le dieu Índ(a)ra, qui est
le guerrier par excellence, et deux dieux jumeaux, presque toujours
désignés au duel par un nom collectif, les N satya ou Aśvín,
guérisseurs, donneurs de postérité et de toutes sortes de biens.
Parfois, au deuxième niveau, évidemment par analogie avec le
peuplement binaire du premier et du troisième, Indra apparaît
associé à un autre dieu, d’ailleurs variable (Vāyu, Agni, Sūrya,
Viṣṇu, etc.).
Nous avons déjà vu (I, § 18) cette équipe divine (Mitra-Varuṇa,
les deux Aśvin, Indra avec Agni ou Sūrya) invoquée pour obtenir la
formation d’un fœtus mâle – objectif plus important dans ces temps
archaïques qu’il ne le serait aujourd’hui  ; l’ordre d’énumération,
mettant les Aśvin au second rang, avant Indra, se justifie aisément,
s’agissant d’une naissance, c’est-à-dire d’un événement qui est
proprement de leur domaine. Avec une altération différente de
l’ordre, qui met en évidence Indra, c’est ce même groupement qui
constitue la liste des principaux «  dieux en couples  » invoqués au
moment culminant de la pressée matinale dans le sacrifice-type de
soma, à savoir Indra-Vāyu, Mitra-Varuṇa, les deux Aśvin (p. ex. Śat.
Brāhm., IV, 1, 3-5), et, par suite, c’est lui qui commande le plan d’un
certain nombre d’hymnes du R̥ gveda inspirés de ce rituel. Le
contexte de ces hymnes est souvent instructif, garantissant et
éclairant la valeur fonctionnelle de chaque niveau divin  ; par
exemple dans I, 139, Indra-Vāyu sont clairement caractérisés par la
présence à leur côté, dans leur strophe (str.  1), du mot śárdhas,
terme technique qui désigne le bataillon des jeunes guerriers divins ;
la strophe de Mitra-Varuṇa (str. 2) est remplie par les notions de r ̥tá
et d’ánṛta c’est-à-dire par l’Ordre, cosmique et moral, et par son
contraire  ; les Aśvin (str.  3) sont présentés comme des maîtres de
deux variétés de « vitalité », śríyaḥ et pr ̥kṣaḥ. Dans les deux hymnes
complémentaires I, 2 et 3, Indra-Vāyu sont qualifiés de narā
« Männer, héros » (2, str. 6) ; de Mitra-Varuṇa (2, str. 8), il est dit
que, «  par l’Ordre, soignant l’Ordre, ils ont atteint à une haute
efficience » ; quant aux Aśvin, ils « donnent jouissance à beaucoup »
(3, str. 1).
 
3.  Listes ascendantes et descendantes. –  Plus souvent, l’ordre
canonique, soit descendant, soit ascendant, est respecté. Voici
d’abord deux cas très « purs », où Indra est seul à son niveau.
Dans le rituel archaïque et minutieux d’érection du très
important autel du feu, au moment où l’on trace les sillons sacrés
qui en délimitent l’emplacement, une invocation est faite à la vache
mythique Kāmadhuk (« celle qui, quand on la trait, donne ce qu’on
désire »). L’invocation contient la séquence divine qui nous occupe,
dans le sens descendant, avec un prolongement qui en garantit les
valeurs fonctionnelles  : «  Produis comme lait ce qu’ils désirent à
Mitra et à Varuṇa, à Indra, aux deux Aśvin, à Pūṣan (dieu du bétail,
et parfois des śūdra), aux créatures, aux plantes  !  » (p. ex. Śat.
Brāhm., VII, 2, 2, 12). Dans une telle énumération ordonnée, au-
dessus des plantes, des animaux, et éventuellement des hommes
non-arya, Mitra-Varuṇa, Indra, les Aśvin ne peuvent patronner que
trois variétés d’hommes arya, ceux qui correspondent
respectivement et hiérarchiquement à leurs trois natures.
Dans un sacrifice offert pour obtenir certaines prospérités, les
mêmes dieux sont invoqués, dans l’ordre ascendant, avec un
complément collectif et exhaustif (Taittir. Saṃh., II, 3, 10, 1b) : « Tu
es le souffle des deux Aśvin… tu es le souffle d’Indra…, tu es le
souffle de Mitra-Varuṇa…, tu es le souffle de Tous-les-Dieux ! »
Avec Agni associé à Indra, dans l’ordre descendant, la même
séquence s’observe au début d’un texte spéculatif très intéressant
(R̥V, X, 125 = AV, IV, 30, avec une légère variation dans l’ordre des
strophes)  : c’est le fameux hymne panthéiste mis dans la bouche
d’un personnage qui est sans doute Vāc, la Parole, et qui, en tout
cas, se présente comme le support et l’essence communs de tout ce
qui existe. La première strophe est celle-ci : « Je vais avec les Rudra,
avec les Vasu, avec les Āditya et avec Tous-les-Dieux ! C’est moi qui
soutiens tous deux Mitra-Varuṇa, moi qui soutiens Indra-Agni, moi
qui soutiens les deux Aśvin  !  » Il est remarquable que, dans les
strophes suivantes, analysant sa propre multivalence, ou comme elle
dit, les « maints lieux » et « séjours » où « les dieux l’ont introduite »
(R̥V, str. 3 = AV, str. 2), Vāc mette en valeur, comme parties de son
œuvre par rapport aux hommes, respectivement (R̥V, str.  4, 5,
6 = AV, str. 4, 3, 5) la nourriture et la vie, puis la parole « goûtée
des dieux et des hommes  » et le bien qu’elle fait aux personnages
sacrés (brahmán, rsí), enfin l’arc, «  la flèche qui tue l’ennemi du
brahmán  » et le combat, –  et rien d’autre. Il est clair que, quelle
qu’en soit l’intention doctrinale (on a parlé à cette occasion du
Logos néoplatonicien), ce poème utilise dans son expression le plus
vieux système conceptuel des Arya  : par son exposé de notions
parallèles (dieux, actes), il confirme que la séquence « Mitra-Varuṇa,
Indra (seul ou accompagné), les deux Aśvin » réunit les patrons, les
expressions théologiques des trois fonctions.
 
4. Les dieux arya de Mitani. – Parfois légèrement retouchée, selon
des préoccupations qu’il est souvent possible de comprendre, cette
même séquence se retrouve dans maint texte de l’Inde archaïque,
mais j’en viens sans tarder au document le plus important. On sait
aujourd’hui que, parmi les Indo-Iraniens, une branche parlant soit le
futur « indien védique » soit un dialecte tout proche, et que l’on peut
appeler les « Para-Indiens », au lieu d’émigrer vers l’est, vers l’Indus
et le Pendjab, s’est fourvoyée vers l’ouest, sur l’Euphrate, jusqu’en
Palestine, pour un destin brillant, mais éphémère, et a laissé des
traces dans maint écrit cunéiforme. Alors que leurs frères orientaux,
auteurs des hymnes védiques, échappent à l’histoire, ceux-ci,
entourés par des peuples archivistes et, par eux, armés d’une
écriture, sont localisables et datables avec une grande précision. Ce
sont eux qui ont fait trembler et parfois crouler les vieux royaumes
du Proche-Orient par leurs bandes de guerriers spécialistes, dont il a
été parlé plus haut, ceux que les textes babyloniens et égyptiens
appellent les marianni. Le groupe le plus intéressant de ces «  Para-
Indiens  » est celui qui, encadrant et dirigeant un peuple d’autre
origine, a fondé au milieu du deuxième millénaire, dans la boucle
du haut Euphrate, l’empire hourrite de Mitani, que Hittites et
Égyptiens ont dû, pour un temps, traiter d’égal à égal.
Or, en 1907, à Bogazköy, dans les archives d’un roi hittite, les
fouilles ont découvert en plusieurs exemplaires le texte d’un traité
conclu par ce prince, vers 1380, avec son voisin de Mitani,
Mativaza. Restauré sur son trône par le Hittite qui lui avait en outre
donné sa fille, le Mitanien établit une alliance en bonne et due
forme avec son bienfaiteur. Le texte énumère les malédictions
célestes qu’il accepte d’encourir s’il manque à sa parole. Selon
l’usage, les deux contractants convoquent comme garants tout ce
que leurs empires comptent de dieux. Or, parmi les dieux du
Mitanien, à côté d’un grand nombre d’inconnus et de quelques
autres qui se laissent reconnaître comme des divinités soit locales
soit babyloniennes, on rencontre une séquence qui a été
immédiatement identifiée par les indianistes et sur laquelle les
philologues ont longuement travaillé, scrutant les particularités
graphiques et grammaticales du texte. Aujourd’hui, l’énumération
peut se rendre avec assurance comme suit  : «  … Les dieux Mitra-
(V)aruna [variante Uruvana] en couple, le dieu Indara [var. Indar],
les deux dieux Nāsatya… » Pendant plus de trente ans, faute d’avoir
pris garde aux documents indiens védiques dont les principaux
viennent d’être cités, on a proposé à cette réunion de dieux des
explications étranges (W. Schulz, 1916-1917) ou insuffisantes (Sten
Konow, 1921). Le Danois A.  Christensen (1926), par une analyse
serrée, s’est approché de la vérité, reconnaissant que Mitra-Varuṇa,
Indra, les Nāsatya ne figurent pas à Bogazköy comme techniciens
des actes diplomatiques ni comme intéressés par telle ou telle clause
particulière, par exemple matrimoniale, du traité, mais bien parce
qu’ils étaient les «  dieux principaux  » de la société arya  ;
malheureusement, il n’a « pensé » ce haut état-major divin que dans
le cadre dualiste de l’opposition *asura-daiva, capitale dans l’Iran,
réelle, mais moins importante dans l’Inde védique, et l’a réparti
artificiellement, contrairement aux indications du texte, en deux
groupes, Mitra-Varuṇa d’une part, Indra-Nāsatya d’autre part. C’est
seulement en 1940, grâce au dossier védique des trois fonctions et
aux textes védiques qui associent les mêmes dieux que le traité de
Bogazköy, qu’est apparue l’interprétation toute simple que j’ai
résumée en ces termes en 1945 :
À Bogazköy, sous Mitra-Varuna, dieux de la souveraineté, c’est-à-dire dieux qui
patronnent le sacré et le juste, dieux de la royauté avec ses auxiliaires nécessaires,
prêtres et juristes, on n’a pas, sur le même plan, «  Indara et les Nāsatya  »,
représentants doubles d’une même sorte de dieux ; on a, à un second niveau, Indara, le
dieu de la fonction guerrière et de l’aristocratie militaire, des marianni  ; puis, à un
niveau encore inférieur, on a les patrons du tiers-état, les Nāsatya. En nommant ces
dieux ensemble et dans cet ordre, le roi fait deux opérations précises : il engage, avec
lui-même, toute la société de son royaume présentée dans sa forme régulière  ; et il
évoque les trois grandes provinces du destin et de la providence. Cela correspond
d’ailleurs au libellé des malédictions qu’il accepte d’encourir en cas de parjure : de sa
personne à son peuple et à sa terre – stérilité, expulsion et oubli, haine générale de la
part des dieux –, longuement, tout y passe.
5. Signalement des dieux caractéristiques des trois fonctions dans la
religion védique. – Il ne sera pas inutile, pour aider le lecteur dans les
analyses particulières qui suivront, de préciser dès maintenant en
quelques mots, dans la perspective des trois fonctions, les
orientations et aussi les limites de ces divers dieux, dont les archives
de Bogazköy, confirmant les formules des hymnes et des rituels
indiens, prouvent que le groupement formulaire est prévédique.
Voici comment ces valeurs ont été résumées dans mon petit livre
Les Dieux des Indo-Européens (1952) :
Ce n’est pas un hasard si le premier niveau est le plus souvent représenté par deux
dieux  : dans la souveraineté que concevaient ces très vieux Indiens, il y avait deux
faces, deux moitiés, antithétiques mais complémentaires et également nécessaires, et
ce sont elles qu’incarnent et patronnent les deux « rois », Mitrá et Váruṇa. Du point de
vue de l’homme, Varuṇa est un maître inquiétant, terrible, possesseur de la māy ,
c’est-à-dire de la magie créatrice de formes, armé de nœuds, de filets, c’est-à-dire
opérant par saisie immédiate et irrésistible. Mitra, dont le nom signifie le Contrat, et
aussi l’Ami, est rassurant, bienveillant, protecteur des actes et rapports honnêtes et
réglés, étranger à la violence. L’un, Varuṇa, dit un texte célèbre, est l’autre monde ; ce
monde-ci est Mitra. Varuṇa est plus despote, plus dieu même, si l’on peut dire ; Mitra
est presque un prêtre divin. Au sein de la première fonction, Varuṇa a plus d’affinité
pour la deuxième, violente et guerrière  ; Mitra pour la paisible prospérité qui fleurit
grâce à la troisième. L’opposition est si nette qu’on a pu depuis longtemps souligner les
traits presque démoniaques de Varuṇa : n’est-il pas l’ásura par excellence, et, dans les
formes postvédiques de la religion comme déjà dans beaucoup de strophes du R̥ gveda,
les ásura ne sont-ils pas de mystérieux démons ?
En Índ(a)ra se résume tout autre chose : les mouvements, les services, les nécessités de
la force brutale qui, appliquée à la bataille, produit victoire, butin, puissance. Ce
champion vorace, armé de la foudre, tue les démons, sauve l’Univers. Pour ses
exploits, il s’enivre du soma qui donne vigueur et fureur. Il est le Danseur, nr ̥tú. Son
brillant et bruyant cortège, ce sont les Marut, transposition dans l’atmosphère du
bataillon des jeunes guerriers, des márya. Par lui et par eux s’exprime une morale de
l’exploit et de l’exubérance, qui s’oppose aussi bien à la toute-puissance rigoureuse et
immédiate qu’à la bienveillante modération qui se réunissaient sur le premier niveau.
Les dieux canoniques du dernier niveau, les N satya ou Aśvin, n’expriment qu’une
partie du domaine beaucoup plus complexe qui est celui de la troisième fonction. Ils
sont surtout des donneurs de santé, de jeunesse et de fécondité, des thaumaturges
secourables aux infirmes comme aux amoureux, aux filles sans fiancé comme au bétail
stérile. Mais la troisième fonction est bien plus que cela, non seulement santé et
jeunesse, mais nourriture, mais abondance en hommes et en biens, c’est-à-dire masse
sociale et richesse économique, et aussi attachement au sol, à cette jouissance paisible
et stable des biens qui s’exprime en sanskrit par l’importante racine kṣi-. Aussi les
Aśvin sont-ils souvent renforcés à leur niveau par des dieux et par des déesses qui
patronnent d’autres aspects de la troisième fonction, la vie animale par exemple,
l’opulence, la maternité (Pūṣan, Puraṃdhi, Draviṇodā, «  le Maître du Champ  »,
Sarasvatī et d’autres déesses mères), ou encore qui patronnent le caractère pluriel,
collectif, total (les «  Tous-les-Dieux  », –  paradoxalement conçus comme une classe
particulière de dieux), qu’exprime bien le pluriel viṡaḥ «  les clans  » que R̥ gveda VIII,
35, oppose déjà comme étiquette de la troisième fonction aux singuliers neutres
bráhman et kṣatrá, qui caractérisent les deux fonctions supérieures.

I. –  VARUṆA seul, plus souvent MITRA et VARUṆA (quelquefois avec un


troisième Āditya, ARYAMAN ; rarement avec un quatrième, BHAGA).
II. – IND(A)RA seul, ou avec VĀYU ou AGNỊ (ou un autre associé variable).
III. – Les 2 AŚVIN (nommés plus anciennement NĀSATYA).
D.I.E., p. 9

Nous avons ici un bon exemple de structure, une théologie


articulée, dont il est difficile de penser qu’elle s’est faite par le
rassemblement de pièces et de morceaux  : l’ensemble, le plan
conditionnent les détails  ; chaque type divin, dans son orientation
propre, exige la présence de tous les autres, ne se définit même que
par rapport aux autres, avec la vivacité que seule produit l’antithèse.
La reconnaissance de cette séquence divine et de son caractère
prévédique a permis, en 1945, de faire un pas décisif dans
l’interprétation des religions iraniennes, et d’abord de rendre
compte d’un trait important, depuis longtemps remarqué, de la
théologie avestique.
 
6.  Les dieux indo-iraniens des trois fonctions dans la réforme
zoroastrienne. –  Rattachée au nom de Zoroastre, une profonde
réforme, sans doute plutôt la somme d’une série de réformes
progressives de même sens, a profondément altéré le paganisme
ancestral. Mais, en considérant à la fois le résultat historiquement
attesté de ce processus réformateur, et le point de départ
préhistorique, déterminable aussi, puisqu’il était sûrement fort
proche du tableau védique et prévédique aujourd’hui reconnu,
certaines lignes directrices du mouvement apparaissent
immédiatement.
Dans l’Avesta non gāthique, où est mitigé l’intransigeant
monothéisme des Gāthā et où, sous le grand dieu Ahura Mazdā –
  sans doute lui-même sublimation de l’Asura majeur, de celui que
l’Inde appelle Varuṇa  – reparaissent des figures mythiques de haut
rang portant les noms des principaux dieux de la liste de Bogazköy
(Miθra, Indra, Na¯°ŋhaiθya), il est remarquable que Miθra reste un
dieu, tandis qu’Indra (ainsi qu’un autre vieux dieu, Saurva, le
védique Śarva, qui est en rapport différent, mais certain avec la
force et la violence), et Na¯°ŋhaiθya – énoncés encore toujours dans
cet ordre, comme, dans la formule indienne, Nāsatya suit Indra  –
sont les noms de grands démons : marque d’une réforme qui, opérée
par des prêtres, hommes de première fonction, et destinée à imposer
uniformément à toute la société mazdéenne la haute morale du
premier niveau lui-même purifié, a rejeté, anathématisé, démonisé
les patrons divins qui traditionnellement représentaient et
justifiaient d’autres comportements : le déchaînement du guerrier et
l’orgie moins sanglante, mais sans doute non moins libre, des cultes
de la fécondité.
 
7.  Les Entités zoroastriennes. –  Quant à la nouvelle théologie
monothéiste à l’état pur, celle des Gāthā, elle repose d’une autre
manière sur le même schéma. Le trait saillant en est l’existence d’un
groupe d’Entités abstraites, associées au Grand Dieu unique. Ces
Entités n’ont pas encore de nom collectif, mais ce sont celles qu’on
verra ensuite constamment groupées, dans un ordre fixe, sous le
nom d’Amǝša Spǝnta, « Immortels Bienfaisants (ou Efficaces) ». On
discute pour savoir si, dans les Gāthā, ces Entités sont déjà des
créatures ou des émanations séparées de Dieu – sortes d’archanges –
ou simplement des aspects de Dieu  ; mais cela ne change rien au
problème de leur origine qui nous occupe ici.
La langue et le style des Gāthā sont fort obscurs, d’une obscurité
volontaire et raffinée. Heureusement, pour s’orienter, on dispose de
certaines considérations qui ne dépendent pas des incertitudes du
mot à mot  : 1°)  Le sens et la structure grammaticale des noms qui
désignent les Entités donnent quelques enseignements  ; 2°)  Les
strophes, qui contiennent presque toutes le nom d’une ou de
plusieurs Entités sont assez nombreuses pour permettre des
observations statistiques –  fréquence relative de chaque Entité, et
aussi fréquence de leurs associations diverses  – qui révèlent à elles
seules des traits importants du système ; par exemple, si l’intention,
la forme et la stylistique de ces hymnes lyriques n’engageaient pas
les poètes à présenter les Entités en liste, dans leur ordre rationnel,
comme feront plus tard les textes rituels en prose, cependant le
tableau des fréquences de mention des Entités prises séparément, et
par conséquent des importances relatives que les poètes leur
attribuaient, reproduit exactement par avance l’ordre hiérarchique
qu’elles auront toujours ensuite sous leur nom d’Amǝša Spǝnta  :
cette hiérarchie existait donc déjà  ; 3°)  Un autre élément
d’interprétation est fourni par la liste des « éléments matériels » que
la tradition associera, terme à terme, à la liste des Entités, jumelage
auquel les hymnes mêmes font des allusions certaines et précises  ;
4°)  Enfin, dans l’Avesta non gāthique, à chacune des Entités est
opposé un archidémon qui, dans plusieurs cas, l’éclaire.
Le tableau est le suivant :

ENTITÉS ÉLÉMENTS ARCHIDÉMONS


ABSTRAITES : MATÉRIELS OPPOSÉS :
PATRONNÉS :
1. Vohu Manah (la bœuf la Mauvaise Pensée
Bonne Pensée)
2. Aša (l’Ordre) feu Indra
3. Xšaθra (la métal Saurva
Puissance)
4. Ārmaiti (la terre Nā°ŋhaiθya
Pensée Pieuse)
5. Haurvatāt̰ eaux la Soif
(l’Intégrité, la Santé)
6. Amǝrǝtāt̰ (la Non- plantes la Faim
Mort, l’Immortalité)

8.  Les dieux indo-iraniens des trois fonctions transposés dans les
Entités. –  De quelque manière  – archanges ou aspects de Dieu  –
qu’on interprète les Entités, ce tableau suscite des questions  :
pourquoi ces six élus, et non pas tels autres qu’il serait aisé de
concevoir  ? Pourquoi cet ordre, et les groupements préférentiels,
donc les affinités que révèlent les statistiques deux à deux, trois à
trois, etc.  ? Pourquoi, ne disposant que de si peu de places, les
auteurs du système en ont-ils, en quelque sorte, gaspillé une à la fin,
en doublant «  Santé  » par une toute voisine «  Immortalité  » qui,
presque sans exception, est nommée avec elle ? Pourquoi ces places
précises – 2, 3, 4 – données aux trois archidémons qui sont d’anciens
dieux fonctionnels condamnés par la réforme ? Une confrontation de
la liste des Entités zoroastriennes et de la liste védique et
mitanienne des dieux fonctionnels montre où il faut chercher la
solution d’ensemble.
1°)  Les deux dernières Entités, dont les noms assonnent et qui
sont à peu près inséparables, rappellent, par les notions toutes
voisines qu’elles expriment et par les éléments matériels qui leur
sont associés autant que par leur place hiérarchique, les jumeaux
Nāsatya, indissociables, donneurs de santé et de vie, rajeunisseurs
de vieillards, techniciens des vertus médicinales que contiennent les
eaux et les plantes.
2°) Juste avant elles, la quatrième Entité est la Terre, en tant que
mère et nourricière, et en même temps le modèle de la maîtresse de
maison iranienne  : elle rappelle ainsi la déesse variable (Sarasvatī
notamment) qu’on voit parfois jointe aux Nāsatya dans les
énumérations védiques pour signaler la troisième fonction. Ainsi, le
domaine des trois dernières Entités zoroastriennes, toutes désignées
par des substantifs féminins, alors que les supérieures sont nommées
par des neutres (cf., en védique, víś, féminin, contre bráhman et
kṣatrá, neutres), est celui de la troisième fonction  ; de plus, en la
personne d’Ārmaiti, c’est bien à une Entité de troisième fonction que
le système oppose le mauvais Na¯°ŋhaiθya, démonisation (réduite à
un personnage unique) des deux dieux canoniques de la même
fonction, les Nāsatya.
3°) Au-dessus, la troisième Entité s’appelle Xšaθra, c’est-à-dire le
mot même, kṣatrá, d’où dérivera le nom indien des kṣatriya et qui,
dès R̥ gveda, VIII, 35, caractérise différentiellement la deuxième
fonction, comme dans l’épopée narte des Ossètes, sous la forme
œxsœrtœg-, il fournit différentiellement le nom de la famille des
héros forts. Le « métal » qui lui est associé est le métal dans toutes
ses valeurs, mais des textes explicites le précisent comme le métal
des armes. L’archidémon qui lui est opposé, Saurva, porte le nom du
védique Śarva, variété de Rudra, personnage complexe qui ne peut
être ici examiné, mais qui, en sa qualité tout au moins d’archer et de
père des Marut, est bien chez lui dans la deuxième fonction.
4°)  Les deux premières Entités, les plus fréquemment priées ou
mentionnées, les plus proches de Dieu, et volontiers associées,
portent des noms significatifs  : Aša est le mot avestique (cf. vieux-
perse Arta-) correspondant à védique r ̥tá, l’Ordre cosmique, rituel,
social, moral, que patronnent les dieux souverains, mais
principalement (et jusque dans les épithètes qui lui sont propres)
l’inflexible et terrible Varuṇa  ; Vohu Manah, «  la Bonne Pensée  »,
dans une série de passages gāthiques et dans toute la littérature non
gāthique, est présenté au contraire comme proche de l’homme : tout
de même que le bienveillant et amical Mitra est proche de l’homme,
est «  ce monde-ici  », par opposition à Varuṇa, qui est «  l’autre
monde  ». Yasna, XLIV, contient à cet égard deux strophes
révélatrices, les strophes 3 et 4 : elles répartissent le cosmos lointain
et notre proche décor entre Aša et Vohu Manah aussi nettement que
le fait par exemple R̥ gveda, IV, 3, 5, entre Varuṇa et Mitra (chacun
avec des auxiliaires dont il sera question au chapitre suivant).
L’élément matériel associé à Vohu Manah est le bœuf  : or, dès
l’époque indo-iranienne, on l’a reconnu depuis longtemps
(notamment A.  Christensen), le bœuf était sous la protection
particulière du souverain Mitra. Enfin la mise en couple de l’Entité
Aša et de l’archidémon Indra rappelle que plusieurs hymnes du
R̥ gveda mettent en scène des querelles entre le souverain Varuṇa et
le guerrier Indra, dépositaires de deux morales dont la divergence
tourne aisément en conflit.
 
9.  Intention de cette réforme zoroastrienne. –  D’autres remarques
du même genre enrichissent et nuancent la confrontation, mais
celles-ci suffisent pour fonder la solution du problème de l’origine
des Amǝša Spǝnta que j’ai longuement développée en 1945, dans
mon livre Naissance d’archanges : la liste des six Entités du zoroastrisme
monothéiste a été calquée, démarquée, de la liste des dieux des trois
fonctions dans le polythéisme indo-iranien  ; plus exactement, d’une
variante de cette liste, comme on en trouve dans l’Inde, qui, aux cinq
dieux mâles nommés par exemple à Bogazköy, joignait dans la troisième
fonction, tout près des Nāsatya, une déesse mère. Pourquoi ce
démarquage  ? Pourquoi Zoroastre ou les réformateurs que résume
ce nom n’ont-ils pas purement et simplement supprimé ces «  faux
dieux  »  ? Sans doute parce que, prêtres et philosophes, ils étaient
attachés à la structure trifonctionnelle de leur savoir, en
reconnaissaient l’efficacité comme moyen d’analyse et comme cadre
de réflexion sur la vie ; sans doute aussi parce que les hommes, les
Arya à qui s’adressait leur prédication et qu’ils voulaient persuader
ou contraindre, étaient eux-mêmes attachés à cette forme de pensée
et donc qu’il fallait leur fournir un substitut exact de ce qu’on leur
enlevait ; sans doute enfin parce que, ainsi présentée, la leçon était
plus parlante : un des objets pratiques de la réforme, on l’a vu, était
de détruire la morale particulière des groupes de guerriers et
d’éleveurs, au profit de la morale, elle-même repensée et purifiée, de
la fonction-prêtre  ; en dressant par exemple à la place même où
sévissait jusqu’alors l’autonome Indra, l’exemplaire figure d’une
« Puissance », Xšaθra, toute dévouée à la sainte religion, on portait
aux tenants du vieux système un coup plus rude que n’eût été la
simple négation du dieu païen et la suppression de cette province de
la théologie païenne. En un sens, on peut dire que la réforme
zoroastrienne, pour ce qui est des Entités, a consisté à substituer à
chaque divinité de la liste trifonctionnelle un équivalent gardant son
rang mais, pour l’essentiel, vidé de sa nature et animé d’un nouvel
esprit, du seul esprit conforme à la volonté et aux révélations du
Dieu unique. Ainsi s’explique l’impression décourageante
qu’éprouvent les étudiants au premier contact des Gāthā  : malgré
leurs noms divers, toutes ces Entités qui s’y meuvent semblent
équivalentes, interchangeables. Ainsi s’explique aussi que tous les
Amǝša Spǝnta, quels que soient le niveau et le dieu fonctionnels à
partir desquels chacun a été sublimé, fassent uniformément penser,
quant à leur comportement, au groupe indien des dieux du premier
niveau, aux dieux souverains, aux Āditya dont Mitra et Varuṇa sont
les principaux. Cette analogie, qui est un fait incontestable, et que
B. Geiger et K. Barr ont eu raison de fortement marquer, n’en a pas
moins bloqué le problème de l’origine des Entités dans une impasse :
elles ne sont pas les équivalents normaux, anciens, des dieux
souverains védiques, mais bien, énergiquement ramenés au type
unique d’une «  sainteté  » exigeante, les équivalents des dieux
védiques des trois niveaux  : des souverains certes, mais aussi, sous
les souverains, du dieu violent et des dieux vivifiants qui les
complétaient.
D.I.E., p. 21.

10.  Les dieux indo-iraniens des trois fonctions et les explications


chronologiques. –  Cette explication des Amǝša Spǝnta,
immédiatement admise par beaucoup d’iranisants, a reçu plus tard
des prolongements dont nous retrouverons quelques-uns au chapitre
suivant (III, § 8). Je dois me borner ici à en souligner la principale
conséquence du point de vue comparatif. Reportant aux temps indo-
iraniens la liste canonique mitanienne et védique des dieux des trois
fonctions avec leur hiérarchie, elle interdit toute tentative
d’expliquer cette liste et cette hiérarchie par des événements de
l’histoire ou de la préhistoire récente des temps védiques. Indra n’est
pas, ne peut plus être considéré comme un « grand dieu » que, par
exemple, les conditions sociales et morales d’une époque de
conquête seraient « en train de » substituer à un plus ancien « grand
dieu », Varuṇa, qui lui-même, un peut plus tôt, aurait développé son
prestige aux dépens d’un plus vieux dieu Mitra  : si tel était le cas,
comment comprendrait-on que cette situation, par nature éphémère,
que ces rapports instables de dieux en croissance et de dieux en
recul se fussent fixés, cristallisés au même stade d’évolution, –
 dessinant le même tableau d’ensemble, arrêtant pour des siècles au
même maximum le progrès d’un des termes, au même minimum
l’effacement d’un autre  – chez les Para-Indiens de Mitani, dans les
hymnes et rituels proprement védiques, et encore dans le
polythéisme iranien qui se laisse lire en filigrane sous la théologie
de Zoroastre  ? «  L’histoire  » ne peut avoir été à ce point trois fois
identique, avoir eu des effets intellectuels si semblables dans ces
trois sociétés précocement séparées. La seule interprétation plausible
est que les Indo-Iraniens encore indivis, quel que fût leur point de
départ, étaient arrivés au bord de leurs Terres Promises en
possession d’une théologie où les rapports de *Varuna avec *Mitra,
d’*Indra avec *Varuna, étaient déjà ce qu’ils sont restés dans les
hymnes, et que, par conséquent, ces rapports et le groupement de
dieux qu’ils soutiennent, loin d’être les résultats fortuits
d’événements, sont un donné conceptuel, philosophique, une
analyse et une synthèse dont chaque terme suppose les autres aussi
fortement que « la gauche » appelle « la droite », bref une structure
de pensée. Les témoignages qu’on a cru parfois trouver dans les
hymnes védiques d’un recul de Varuṇa devant Indra par exemple,
s’expliqueront donc autrement : les hymnes où ces dieux se défient,
où s’opposent leurs vantardises, l’hymne même où Indra se glorifie
d’avoir éliminé Varuṇa, ne sont que des mises en drame de la
tension qui existe entre « l’aspect Varuṇa » de la fonction souveraine
et la fonction d’Indra, et qui doit exister pour que la société en
ressente pleinement le bienfait. Les mythes rattachés aux patrons
divins des fonctions doivent au moins en partie illustrer avec netteté
la divergence de ces fonctions, et ils peuvent le faire sans les
ménagements et compromis que la pratique sociale impose  : il est
clair, par exemple, que la souveraineté magique absolue et la pure
force guerrière, si elles étaient poussées à l’extrême, aboutiraient à
des conflits, – et de fait, à certains moments de la vie de la société,
par de tels conflits, se produisent usurpations, ou anarchie, ou
tyrannie. C’est ce qu’exprime la théologie des rapports de Varuṇa et
d’Indra, telle qu’elle ressort des hymnes  : dans la très grande
majorité des cas, ils collaborent, mais, dans quelques textes
dialogués, les poètes sont allés à cet extrême qu’évitent sagement les
politiques et, pour mieux les définir, les « voir » et les « faire voir »,
les ont opposés comme des rivaux. État de choses, exercice
rhétorique sûrement anciens, puisque, on l’a vu, le zoroastrisme a
choisi Indra excommunié, démonisé, pour en faire l’adversaire
particulier d’Aša, c’est-à-dire de l’Entité en qui, purifié, survit
*Varuṇa.
 
11.  Communications entre les dieux des trois fonctions. –  Cette
observation doit être aussitôt complétée par une autre, inverse. La
définition fonctionnelle des trois niveaux divins est statistiquement
rigoureuse (la littérature védique est assez abondante pour que la
statistique y trouve une prise certaine), c’est-à-dire nette non
seulement dans les textes où ils sont intentionnellement classés ou
du moins groupés, mais aussi dans la grande majorité des textes où
un poète ne considère ou n’invoque que les dieux d’un seul niveau
sans penser aux autres. Mais, dans toute religion, les effusions de la
piété, de l’espérance, de la confiance débordent parfois les cadres
théoriques du catéchisme, et cela est surtout vrai dans l’Inde dont
l’effort de pensée, au cours des temps historiquement observables, –
  et cette tendance est déjà sensible dans les hymnes  – a si souvent
tendu à reconnaître l’identité profonde de l’être sous la diversité des
apparences ou des notions et, pour exprimer sensiblement ce dogme
des dogmes, à prêter aux unes les attributs des autres. De plus, dans
la pratique, ce qui intéresse l’homme pieux, c’est assurément la
diversité des secours qu’il peut recevoir et des portes mystiques
auxquelles il peut frapper, mais c’est aussi et surtout la solidarité et
la collaboration de tous les dieux qui lui répondent. Enfin, dans les
œuvres mêmes pour lesquelles les hommes appellent les dieux, il
arrive que la totalité ou plusieurs parties de l’équipe fonctionnelle se
trouvent requises et, en outre, des spécialistes qui lui sont
extérieurs. L’exemple majeur est celui de la pluie, qui gonfle les
eaux du sol, qui fournit directement ou indirectement le type de
richesse pastorale et agricole, la santé même, dont s’occupent les
dieux de la «  troisième fonction  »  ; mais elle est obtenue par la
bataille céleste, arrachée sous forme de rivières ou de vaches
célestes aux démons avares de la sécheresse, et cela est l’affaire, la
grande affaire d’Indra et de ses auxiliaires, notamment de la horde
guerrière des Marut ; liant le ciel et la terre et assurant la survie du
monde, elle n’intéresse pas moins les dieux souverains  ; opération
technique enfin, elle a, semble-t-il, son spécialiste en Parjanya. Mais
pourquoi le poète s’astreindrait-il à toujours faire cette juste et
stricte distribution des mérites  ? L’œuvre est commune, unitaire
donc est la louange. Et l’on ne s’étonnera pas que le grand guerrier
Indra soit si souvent célébré dans le résultat aussi bien que dans la
forme de son action, comme donneur de fécondité et de richesses.
Mais le lecteur soucieux de théologie ne devra jamais oublier la
manière violente qu’il a de procurer des troupeaux ou de libérer les
eaux : il n’est pas une Sarasvatī masculine, il n’est pas du cercle des
Pūṣan et des Draviṇodā.
 
12.  Théologies des trois fonctions chez d’autres peuples indo-
européens. Si une telle équipe divine a ainsi sûrement existé chez les
Indo-Iraniens avant leur division, comme l’idéologie tripartie, nous
l’avons vu au premier chapitre, est plus ancienne encore et doit être
reportée aux temps indo-européens, il était légitime et nécessaire de
rechercher, dans les théologies des autres peuples indo-européens
anciennement et suffisamment connus, si des équipes analogues ne
sont pas attestées par des usages formulaires et rituels. Cette
enquête, entreprise dès 1938, a immédiatement donné des résultats
sur les domaines italique et germanique. Mais, du même coup, sur
ces deux domaines où les spécialistes, à l’aise dans leur autonomie,
avaient depuis longtemps construit de majestueuses et savantes
explications de toutes choses, l’interprétation nouvelle a dû remettre
en question tant de pseudo-faits, montra la faiblesse de tant de
pseudo-démonstrations qu’elle n’a pas été, généralement, la
bienvenue. En gros, les oppositions sont surtout nées de ce que les
«  philologies séparées  », soit scandinave, soit latine, s’étaient
habituées à penser chronologiquement –  selon une chronologie
toute hypothétique et subjective – la préhistoire, la « formation » des
tableaux théologiques complexes que leur présentaient les plus
anciens documents, alors que, regardés dans la perspective
comparative dont les grandes lignes viennent d’être rappelées, ces
tableaux s’interprètent immédiatement, pour l’essentiel, comme des
structures conceptuelles exprimant la distinction et la collaboration
des trois fonctions déjà explicitées par les Indo-Européens.
 
13.  Jupiter Mars Quirinus et Juu-, Mart-, Vofion(o)-. –  Les deux
sociétés italiques  – l’une ombrienne, l’autre latine –  sur lesquelles
des textes bien articulés nous informent, Iguvium et Rome,
présentent deux variantes d’une triade dont les deux premiers
termes sont identiques  : Juu-, Mart-, Vofion(o)- à Iguvium  ; Jupiter,
Mars, Quirinus dans la Rome la plus ancienne, précapitoline. Ce
parallélisme, à lui seul, engage à ne pas chercher à la triade
romaine, comme il est usuel, une explication fondée sur les hasards,
sur les apports successifs, sur les compromis d’une histoire locale,
car comment deux suites d’événements indépendants eussent-ils pu
susciter deux théologies, deux hiérarchies divines si semblables ?
 
14.  La triade précapitoline. –  L’existence de la triade romaine,
qu’on a voulu aussi contester, n’est pas douteuse  ; elle est mise en
évidence par le fait que ces dieux sont restés à travers toute
l’histoire romaine desservis par trois prêtres sans homologues,
rigoureusement hiérarchisés (ordo sacerdotum  : Festus, p.  198
Lindsay), qui sont, sous le seul rex sacrorum, héritier réduit et
sacerdotal des anciens rois, les plus hauts prêtres de l’État : les trois
flamines maiores, à savoir le dialis, le martialis, le quirinalis.
Véritable fossile à l’époque historique, repoussée hors de
l’actualité par la triade bien différente que forment Jupiter O.M.,
Juno Regina, et Minerua, cette triade précapitoline est restée liée à
plusieurs rituels et représentations évidemment archaïques. Une fois
l’an, à une cérémonie dont on attribuait la fondation à Numa (Tite-
Live I, 21, 4), les trois flamines maiores traversaient solennellement
la ville dans une même voiture et faisaient conjointement un
sacrifice à la déesse Fides. Les prêtres Salii, qui gardaient, parmi les
douze ancilia indiscernables, le talisman tombé du ciel, auquel était
attachée la fortune de Rome, étaient in tutela Jouis Martis Quirini
(Servius, ad Aen., VIII, 663). Le tragique rituel de la deuotio, par
lequel le général romain dont l’armée était en péril se livrait aux
dieux souterrains en même temps que l’armée ennemie, était
introduit par une formule, par une énumération de dieux que Tite-
Live (VIII, 9, 6) s’est sûrement appliqué à transcrire exactement et
qui, après Janus, dieu de tous les commencements, nommait d’abord
la vieille triade : Jane, Jupiter, Mars Pater, Quirine, puis Bellona, les
Lares, etc. Lors de la conclusion d’un traité, à en juger par Polybe
(III, 25, 6), c’est Jupiter d’abord, puis Mars et Quirinus que les
prêtres féciaux prenaient comme témoins.
Le caractère commun de ces circonstances où la triade
précapitoline est présentée comme telle, est que le corps social de
Rome y est intéressé dans son ensemble et dans sa forme normale :
maintien de la fides publica sans laquelle la cohésion sociale est
impossible  ; protection continue ou urgente  ; engagement
diplomatique. Le sacrifice à Fides est particulièrement révélateur,
étant la seule circonstance connue où les trois flamines maiores
agissent ensemble ; mais ils le font alors ostentatoirement et l’unité
de la voiture, l’unité de l’opération sacrée prouvent qu’il s’agit de
mettre sous la garantie de Fides l’unité de trois «  choses  » que
Jupiter, Mars et Quirinus patronnent distributivement, trois
« choses » dont la synthèse ou l’ajustement sont essentiels à la vie de
Rome. Quelles sont ces « choses » ?
 
15.  Valeur du Jupiter et du Mars de la triade précapitoline. –  La
réponse ne nécessite pas grand effort, pourvu que l’on préfère le
sentiment déclaré par les Romains eux-mêmes aux constructions
hardies, faites depuis trois quarts de siècle par les épigones de
Wilhelm Mannhardt ou par des archéologues peu conscients des
limites de leur art ; pourvu, aussi, qu’on n’oublie pas que des dieux
n’ont pu être ainsi associés et hiérarchisés, aussi bien à Iguvium qu’à
Rome, que parce qu’ils rendaient des services différenciés et
complémentaires  ; pourvu enfin qu’on attache un prix particulier,
s’agissant des dieux des trois flamines maiores, à ce qu’enseignent
les offices de ces prêtres. Si l’on observe cette règle et ces
précautions, on reconnaîtra d’abord que le Jupiter, et en même
temps (le chapitre suivant montrera le sens de cette nuance) le Dius,
que le flamen dialis sert par ses actes, par son comportement et par
d’innombrables obligations positives et négatives, est le dieu qui, du
haut du ciel, préside à l’ordre et à l’observation la plus exigeante du
sacré, garant de la vie, de la continuité et de la puissance romaines.
Quant à Mars, imperturbablement docile à l’enseignement de
milliers de textes épigraphiques et littéraires, on verra en lui le dieu
combattant de Rome, patron de la force physique, de cette force qui
peut bien, comme celle du védique Indra, en trois ou quatre
circonstances (pas davantage), être orientée par le paysan romain au
profit de ses bœufs qui, eux aussi, ont besoin d’être forts, ou de ses
récoltes dont tant de malins génies, invisibles ou visibles, menacent
le succès, mais qui, depuis les fabuleuses origines jusqu’au déclin de
l’empire, est restée, dans l’écrasante majorité des emplois connus, la
force qui donne la victoire.
 
16. Quirinus. – Pour Quirinus, le seul « vieilli » des trois dieux à
l’époque historique, les érudits anciens ont généreusement construit,
sur des à-peu-près étymologiques d’un type alors courant, des
théories contradictoires qui compliquent le travail  ; mais nous
disposons heureusement des offices remplis par son flamen, de
plusieurs autres faits cultuels, de son nom, et de quelques
indications objectives des anciens. Ces diverses sources
d’information donnent un tableau complexe, mais cohérent :
1°)  Nous connaissons trois circonstances où officie le flamen
quirinalis. Aux Robigalia du 25  avril, il sacrifie un chien dans un
champ près de Rome et détourne ainsi (vers les armes guerrières,
ajoute Ovide) la rouille qui menace les épis. Aux Consualia du
21 août, il sacrifie à l’autel souterrain de Consus, dieu du grain mis
en réserve (condere) ; le 23 décembre, il sacrifie au « tombeau » de
Larentia la courtisane qui incarne, dans une histoire célèbre, la
volupté, la richesse et la générosité, et qui a mérité de recevoir un
culte en léguant finalement sa grande fortune au peuple romain. La
fête propre de Quirinus, les Quirinalia du 17 février, coïncide avec
(et probablement n’est que) le dernier acte des Fornacalia, c’est-à-
dire des fêtes curiales de la torréfaction des grains. Dans les deux
autres circonstances cultuelles où il apparaît, Quirinus est associé à
la déesse Ops, c’est-à-dire l’Abondance rurale personnifiée  : une
inscription enseigne que, le 23 août, aux Volcanalia, Quirinus et Ops
figurent parmi les divinités honorées sans doute contre les incendies
(CIL 1, I2, p.  326)  ; la légende justifiant l’existence des Salii de
Quirinus montre que le vœu fondant ce collège a été fait pour la
même raison que le vœu fondant la fête d’Ops et de Saturne. Toutes
ces données, qui constituent l’entier dossier cultuel du dieu,
attestent que son activité est uniformément et uniquement en
rapport avec les grains (trois fêtes, dont la sienne), avec les divinités
agricoles Consus et Ops, avec la richesse et le sous-sol. Dans le
même sens va le fait que, en 390, à l’approche des Gaulois, quand il
fallut enterrer les objets sacrés de Rome, ce n’est pas, comme on eût
pu l’attendre, au rex ni au flamen dialis, premiers prêtres de l’État,
qu’incomba cette tâche, mais au flamen quirinalis.
2°)  Le nom de Quirinus est sûrement inséparable de celui des
Quirites, c’est-à-dire de l’ensemble des Romains considérés dans leurs
activités civiles, par opposition totale –  une anecdote bien connue
de la vie de Jules César le prouve – à ce qu’ils sont comme milites.
P. Kretschmer avait proposé d’expliquer Quirites, solidairement avec
curia (volsque couehriu), comme « les hommes rassemblés dans leurs
cadres sociaux », Quirinus étant (cf. dominus de domus, etc.) le patron
de cette entité de la «  masse sociale organisée  » (*co-uir-iº/a-)  ;
l’étymologie, satisfaisante en elle-même, a été rendue très probable
par V. Pisani (1939) et, indépendamment, par É. Benveniste (1945),
qui ont montré que le nom de l’homologue de Quirinus dans la
triade ombrienne «  Jupiter Mars Vofionus  » peut être
l’aboutissement phonétique rigoureux d’un *Leudh-yono « patron de
la masse  » (cf. allemand Leute, lat. liberi «  la masse des hommes
libres, les enfants de naissance libre  », etc.), exact parallèle et
synonyme de lat. *Couirī-no-. Masse sociale et paix sont, autant que
la culture du sol, des aspects attendus de la troisième fonction.
3°)  Mais le style de cette paix est marqué de l’empreinte
romaine, il contribue à l’étonnant mécanisme qui, en quelques
siècles, a conquis et romanisé l’Italie, la Méditerranée, l’Ancien
Monde, et établi le lourd bienfait de la pax romana. Il ne s’est jamais
agi pour les Romains d’une paix aveugle et jouisseuse, mais
vigilante, où les armes étaient déposées, mais entretenues, où les
civils, Quirites, étaient aussi des mobilisables, les milites de demain,
où les comitia légiférant n’étaient que l’exercitus urbanus, sans son
équipement, mais dans ses cadres  ; d’une paix, enfin, où l’on
songeait beaucoup à la guerre. C’est ce régime, cet état d’esprit que
patronne Quirinus et qu’exprime excellemment un trait de son
statut  : un des flamines minores, le Portunalis –  c’est-à-dire sans
doute le dieu des portes (portae) de la ville, avant d’être celui des
ports (portus)  – a la charge de graisser les «  armes de Quirinus  »
(Festus, s. v. persillum, p.  238 Lindsay), c’est-à-dire d’accomplir le
geste de tout mobilisable pour les armes dont il ne se sert pas
actuellement, mais dont il veut pouvoir soudain se servir. Cette
ambivalence «  Quirites-milites  » des Romains eux-mêmes, cette
conception militaire de la paix romaine, expliquent suffisamment
que Quirinus ait été considéré comme une variété de Mars et que les
Grecs, qui concevaient autrement l’είρήνη, aient choisi pour traduire
son nom celui d’un vieux dieu guerrier différent d’Arès, Ἐνυά λιοs.
Mais on ne saurait trop méditer dans ce contexte deux notes du
commentateur de Virgile, Servius, jugées naguère encore
« absurdes », auxquelles la nouvelle perspective « trifonctionnelle » a
conféré leur pleine valeur (ad Aen., I, 292 ; VI, 859) :
… Mars est dit Gradiuus quand il est en fureur (cum saeuit) ; lorsqu’il est paisible (cum
tranquillus est), Quirinus. Il a deux temples à Rome  : l’un à l’intérieur de la ville, en
qualité de Quirinus, c’est-à-dire de gardien et de dieu paisible (quasi custodis et
tranquilli), l’autre sur la voie Appienne, hors de la ville, près de la porte, en tant que
dieu guerrier ou Gradiuus (quasi bellatoris uel Gradiui)…
… Quirinus est le Mars qui préside à la paix (qui praeest paci) et a son culte à
l’intérieur de Rome  ; car le Mars de la guerre (belli Mars) avait son temple hors de
Rome.

17. Jupiter Mars Quirinus et les composantes légendaires de Rome. –


  Ce rapide exposé, dépouillé des innombrables discussions qu’il a
fallu soutenir sur presque tous les points, suffit à montrer quelle est,
dans l’unité harmonieuse de la triade précapitoline, l’orientation
propre et l’équilibre interne de chaque terme. Ciel, et essence même
de la religion comme support de Rome ; force physique et guerre ;
agriculture, sous-sol, masse sociale et paix vigilante : ces étiquettes
définissent trois domaines complémentaires, dessinent bien une
structure qui, étant sûrement antérieure à Rome et à Iguvium, donc
au moins italique, et d’autre part étant si proche de la structure
indo-iranienne, a bien des chances de remonter aux temps indo-
européens.
Il n’est pas inutile de rappeler ici les valeurs fonctionnelles dont
apparaissent chargées, dans les récits sur les origines de Rome, les
trois composantes ethniques, bases légendaires des trois tribus  :
Romulus – rex et augur – et ses compagnons sont les dépositaires du
pouvoir souverain et des auspices  ; ses alliés étrusques, sous le
commandement de Lucumon, sont les spécialistes de l’art militaire ;
ses ennemis, Titus avec les Sabins, sont pourvus de filles, sont riches
en troupeaux et, de plus, répugnent à la guerre et font le possible
pour l’éviter, l’ajourner. Une variante fréquemment attestée, nous
l’avons rappelé (I, §  7), économise la composante étrusque et
concentre les deux premières caractéristiques sur Romulus et ses
compagnons. Sous cette forme, la triade précapitoline se répartit très
adéquatement entre les deux groupes d’adversaires et futurs
associés  : Romulus est constamment le protégé de Jupiter (les
auspices initiaux  ; Jupiter Feretrius et Jupiter Stator dans la
bataille), mais, fils de Mars, il se trouve réunir sur lui les faveurs des
deux premiers dieux de la triade  ; tandis que Quirinus (dans cet
ensemble légendaire seulement) est considéré comme un dieu sabin,
«  le Mars sabin  », apporté en dot par Titus Tatius à Rome dans la
réconciliation finale en même temps que le nom collectif de
« Quirites » (mais cette pseudo-sabinité de « Quirites » et Quirinus,
bien que conforme à la caractérisation des Sabins de la légende
comme porteurs de la troisième fonction, s’explique principalement
par le jeu de mots, populaire chez les érudits de Rome, «  Quirites-
Cures  »). On sait qu’une autre forme de la légende, incompatible
avec celle-ci, fait de Quirinus le nom posthume de Romulus,
réunissant ainsi sur le seul fondateur, par les auspices, par la
filiation et par l’apothéose, les trois termes de la triade divine.
 
18. Variantes de la triade Jupiter Mars Quirinus. –  De la légende
des origines, Varron (De ling. lat., V, 74) et Denys d’Halicarnasse (II,
50) nous ont gardé un trait important : lors de la réconciliation de
Romulus et de Titus Tatius et de l’entrée des Sabins de Titus Tatius
dans la communauté dorénavant complète et viable, chacun des
deux rois institue des cultes et, tandis que Romulus ne fonde que le
seul culte de Jupiter, Titus Tatius met en circulation, en même temps
que Quirinus, un grand nombre de dieux et de déesses qui tous ont
des rapports avec la vie rurale, ou la fécondité, ou le monde
souterrain. Cette tradition est fort intéressante, d’abord parce qu’elle
souligne ce qui a été déjà signalé à propos de l’Inde (II, §  5), la
multiplicité d’aspects, l’inévitable morcellement de cette « troisième
fonction » qu’incarne Titus Tatius, mais surtout parce que, parmi les
« dieux de Titus Tatius » (qui ne sont certainement pas sabins, mais
bien romains en dépit de la coloration ethnique de la légende),
plusieurs figurent en troisième terme dans des triades qui ne sont
que des variantes de la triade canonique « Jupiter Mars Quirinus » :
telle Ops (dont les rapports avec Quirinus ont été déjà signalés),
telle Flora.
Les trois groupes de cultes de la Regia, de la « maison du roi »,
correspondant sans doute aux trois chambres dont on constate
encore la juxtaposition dans les ruines, sont : 1°) des cultes assurés
par les personnages sacrés du plus haut rang, le rex (à Janus), la
regina (à Juno) et la femme du flamen dialis (à Jupiter lui-même) ;
2°)  les cultes guerriers du sacrarium Martis  ; 3°)  les cultes du
sacrarium Opis Consiuae, de la déesse de l’Abondance. Cette
collocation des trois niveaux fonctionnels manifestait sensiblement
que la même forme de religion qui s’analysait, se dissociait, dans les
personnes des trois grands flamines, refaisait au contraire sa
synthèse quand elle passait aux mains du rex, quand c’était le rex,
non plus incarnation mais, au nom de Rome, utilisateur des forces
sacrées, qui l’administrait.
Quant à la triade « Jupiter, Mars, Flora » (celle-ci remplacée plus
tard par Vénus), c’est elle qui paraît avoir patronné les trois chars
des courses primitives (eux-mêmes en relation avec les trois tribus
fonctionnelles et avec les trois couleurs blanc, rouge, vert  : v. ci-
dessus, I, § 21) ; Flora méritait deux et trois fois cette place, et par
sa puissance sur la végétation, et par la légende qui faisait d’elle un
doublet de la riche courtisane Larentia, et parce qu’elle était
assimilée à Rome même, sans doute à la masse romaine plutôt qu’à
l’entité politique, que patronnait Quirinus. Une autre variante de la
triade, « Jupiter, Mars, Romulus-Rémus », présente Romulus sous un
tout autre aspect (jusqu’à la fondation de Rome  : jumeau, pasteur,
etc.) et rappelle que la liste canonique indo-iranienne confiait à
deux dieux jumeaux la représentation et la protection du troisième
niveau.
 
19.  Les dieux des trois fonctions en Scandinavie. –  Dans le
paganisme scandinave, une triade du même type est bien connue,
celle que forment Óđinn, Þórr et Freyr (ou, solidairement, comme
dernier terme, Njörđr et Freyr). Mais elle aussi, autant et plus que la
triade romaine précapitoline, a été expliquée –  de manières fort
variables  – selon des schémas d’évolution, comme le résultat de
compromis, de syncrétismes entre des cultes successivement
apparus. La critique de ce type d’explications, faciles et séduisantes,
qui croient sortir logiquement des données archéologiques mais qui
s’y superposent artificiellement, a été maintes fois faite, et devra
l’être encore, car l’expérience montre qu’on n’y renonce pas
volontiers. Dans le plan réduit du présent livre, nous devrons
simplement en faire abstraction, et déclarer que, de H.  Petersen
(1876) à K.  Helm (1925, 1946, 1953), de E.  Wessén (1924) à
E.A. Philippson (1953), les très nombreuses tentatives pour prouver
que la «  promotion  » de *Wōþanaz est chose récente, qu’il s’est
« substitué » à *Tiuz, ou que, en Scandinavie, le plus ancien « grand
dieu  » est Þórr, à moins que ce ne soit Freyr, n’ont pas réussi, ne
pouvaient pas réussir, en dépit de l’intelligence, de l’érudition et du
talent de leurs auteurs. Nous nous en tiendrons aux faits.
Et d’abord à l’existence même de la triade comme telle. C’est elle
(O., þ, F.) qu’Adam de Brême a vu régner au temple d’Upsal et dont
il décrit le mécanisme trifonctionnel (Gesta Hammaburgensis eccl.
pontificum, IV, 26-27)  ; c’est elle qui soutient des formules de
malédiction aussi bien dans les poèmes eddiques que chez les
scaldes (O., þ, F.-N. : Egilssaga, 56) ; c’est elle qui se dégage du récit
de la bataille eschatologique (O., Þ., F. : Völuspá, 53-56), chacun de
ces trois dieux luttant contre un des assaillants majeurs et
succombant sous ses coups  ; c’est elle qui se répartit les joyaux
divins (O., Þ., F.  : Skáldskaparmál, ch.  44)  ; c’est elle que suppose
toute la mythologie, où les autres divinités –  sauf la déesse Freyja,
étroitement associée à Freyr et à Njörđr et qui les complète  – sont
comme des comparses entourant ces seuls «  premiers rôles  » et se
définissant par rapport à eux.
 
20.  Dieux Ases et dieux Vanes. –  On se rappelle que, dans la
légende de ses origines, Rome réduisait souvent à deux ses
composantes, bien qu’elles dussent aboutir à trois tribus et
représenter trois fonctions : le rex-augur Romulus et ses compagnons
ont deos et uirtutem, la puissance sur le sacré et les talents guerriers,
les domaines de Jupiter et de Mars, tandis que Titus Tatius et ses
Sabins apportent à l’ensemble leur spécialité, c’est-à-dire les femmes
et la richesse, opes. Le tableau scandinave de la formation de la
société divine complète est du même type  : les composantes, elles
aussi assemblées par une réconciliation et une fusion consécutives à
une terrible guerre, sont au nombre de deux, les Ases et les Vanes, –
 les Ases, dont Óđinn est le chef et Þórr le plus distingué après lui ;
les Vanes, dont Njörđr, Freyr et Freyja sont les plus éminents, les
seuls même individuellement nommés.
Or la distinction fonctionnelle des Ases et des Vanes est claire et
constante. Les Vanes, et spécialement les deux dieux et la déesse qui
en incarnent le type au maximum, même s’il leur arrive d’être ou de
faire autre chose, sont d’abord des dieux riches (N., F., Fa.) et des
donneurs de richesse, patronnant (F., Fa.) le plaisir, la lascivité
même, et la fécondité, et aussi (Nerthus, F.-Fróđi) la paix, et enfin
sont liés, spatialement et économiquement, au sol en tant qu’il
produit les moissons (N., F.) ou à la mer en tant que lieu de la
navigation et de la pêche (N.). À ces traits dominants s’opposent
ceux des principaux Ases. Ni Óđinn ni Þórr, certes, ne se
désintéressent de la richesse, du sol, etc. Mais, aussi anciennement
que la mythologie scandinave nous est connue, leurs centres sont
ailleurs : l’un est le plus puissant magicien, maître des runes, chef de
la société divine  ; l’autre est le dieu au marteau, l’ennemi des
géants, auxquels d’ailleurs il ressemble (qu’on pense à sa « fureur »),
le dieu tonnant (dans son nom même) et, s’il sert le paysan et lui
donne la pluie, c’est, même dans le folklore moderne, comme un
sous-produit de sa bataille, par manière violente et atmosphérique,
non terrienne et progressive.
Le sens qu’il faut donner à cette distinction des Ases et des Vanes
est le problème central qui commande toute interprétation des
religions scandinaves, et, de proche en proche, germaniques, celle
aussi où les explications chronologiques et historiques (d’histoire
imaginaire  !) affrontent avec le plus de vivacité les explications
structurales et conceptuelles. Les faits réunis depuis le début de ce
livre apportent un grand renfort aux structuralistes : le parallélisme
des théologies indo-iraniennes et italiques fait précisément attendre,
chez les peuples apparentés, une théologie et une mythologie du
type que présentent les Scandinaves, opposant d’abord pour mieux
les définir, puis composant pour créer un ensemble viable, 1°)  des
figures divines patronnant ce que patronnent les Ases Óđinn et Þórr,
la haute magie et la souveraineté d’une part, la force brutale d’autre
part, et 2°) des figures divines toutes différentes, patronnant ce que
patronnent les trois grands Vanes, la fécondité, la richesse, le plaisir,
la paix, etc.
 
21. La guerre des Ases et des Vanes et la guerre des Protoromains et
des Sabins  : formation d’une société trifonctionnelle complète. –  La
coupure initiale qui sépare les représentants des deux premières
fonctions et ceux de la troisième est une donnée indo-européenne
commune  : avec le même développement mythique (séparation
initiale, guerre  ; puis indissoluble union dans la structure tripartie
hiérarchisée), elle se retrouve non seulement à Rome, sur le plan
humain, dans le récit des origines de la Ville (guerre sabine et
synécisme), mais dans l’Inde, où il est dit que les dieux canoniques
du troisième niveau, les Aśvin, n’ont pas d’abord été des dieux et
qu’ils ne sont entrés dans la société divine, comme troisième terme,
au-dessous des « deux forces » (ubhe vīrye), qu’à la suite d’un conflit
violent, suivi d’une réconciliation, d’un pacte. Comme on peut s’y
attendre, les détails de telles légendes ont été choisis et groupés de
manière à mettre en relief les « fonctions » respectives des diverses
composantes de la société et les procédés spéciaux que ces
« fonctions » permettent à leurs desservants. L’analyse comparée de
la légende romaine de la guerre initiale des Romains et des Sabins et
de la légende scandinave de la « première guerre dans le monde »,
celle des Ases et des Vanes (à laquelle il faut restituer, contre
E.  Mogk, les strophes 21-24 de la Völuspá), a même révélé un
remarquable parallélisme et donné un sens à l’une et à l’autre.
Toutes deux sont formées, en diptyque, de deux scènes où chacun
des deux camps ennemis a l’avantage (mais un avantage limité et
provisoire, puisqu’il faut que le conflit finisse sans victoire, et par un
pacte librement consenti), de plus est redevable de cet avantage à sa
spécialité fonctionnelle  : d’un côté, les riches et voluptueux Vanes
corrompent, de l’intérieur, la société (les femmes !) des Ases en leur
envoyant la femme appelée «  Ivresse de l’Or  »  ; de l’autre côté,
Óđinn lance son fameux javelot dont on connaît par ailleurs, et dans
toute autre circonstance, l’irrésistible effet magique de panique. De
même, d’un côté, les riches Sabins ont presque la victoire, occupent
la position clef de l’adversaire, non pas par le combat, mais en
achetant à prix d’or Tarpeia (ou, dans une variante, grâce à l’amour
désordonné de Tarpeia pour le chef sabin)  ; Romulus, de l’autre
côté, par une invocation à Jupiter (Stator), obtient du dieu que
l’armée ennemie victorieuse reflue en panique, soudain et sans
cause.
 
22.  Développement de la fonction guerrière chez les anciens
Germains. –  Il faut cependant signaler un fait de grande
conséquence, qui a commandé très tôt, et non pas seulement chez
les Scandinaves, mais chez tous les Germains, un « gauchissement »
de la structure des trois fonctions et de la théologie correspondante.
Nulle part, certes, ni dans l’Inde ni à Rome, les dieux du premier
niveau, Varuṇa, Jupiter, ne se désintéressent de la guerre  : s’ils ne
combattent pas proprement comme Indra et Mars, ils mettent leur
magie au service du parti qu’ils favorisent et c’est en définitive par
eux qu’est attribuée la victoire qui, en effet, si elle est gagnée par la
Force, intéresse surtout l’Ordre par ses conséquences. On n’est donc
pas surpris de voir Óđinn, lui aussi, intervenir dans les batailles,
sans beaucoup y combattre, et notamment en jetant sur l’armée qu’il
a condamnée une panique paralysante, mot à mot liante, le «  lien
d’armée », herfjöturr (cf. les liens dont est armé Varuṇa). Mais il est
certain aussi que la part de la « guerre » dans sa définition est bien
plus considérable que dans la définition de ses homologues védique
et romain : en lui – et aussi dans l’homologue germanique de Mitra,
que nous examinerons au chapitre suivant, et que Tacite interprète
même en Mars  – on constate plus qu’une osmose  : un véritable
débordement, déversement de la guerre dans l’idéologie du premier
niveau. Au moins à l’époque où se sont formées leurs épopées, les
« héros odiniques » – Sigurđr, Helgi, Haraldr Dent-de-Combat – sont
avant tout des guerriers et, dans l’au-delà, ce sont les guerriers
morts, et eux seuls, et pour une éternité de jeux et de joies guerriers,
qu’Óđinn accueille dans sa Valhöll. Compensatoirement, dans
certains milieux au moins, Þórr, l’ennemi des géants, le combattant
trop solitaire, a perdu le contact avec la guerre telle que la
pratiquent les hommes, et c’est surtout l’heureux résultat de ses
duels atmosphériques contre les géants et les fléaux, c’est
notamment la pluie bonne aux moissons, qui a justifié et popularisé
son culte et, quelquefois, dépossédé Freyr de la partie agricole de sa
province. Cette double évolution paraît avoir été poussée à l’extrême
chez les Scandinaves les plus orientaux, où Adam de Brême (IV, 26-
27) définit ainsi les trois dieux de la triade d’Upsal :
Thor praesidet in aere, qui tonitrus et fulmina, ventos ymbresque, serena et fruges
gubernat. Alter Wodan, id est furor, bella gerit hominique ministrat virtutem contra
inimicos. Tercius est Fricco (c’est-à-dire Freyr), pacem voluptatemque largiens
mortalibus…
Si pestis et fames imminet, Thor ydolo lybatur, si bellum, Wodani, si nuptiae
2
celebrandae sunt, Fricconi .

Même si l’on admet, comme il est probable, que la théologie de


chacun de ces trois dieux d’Upsal était plus riche et plus nuancée
qu’il ne paraît dans les brèves notations d’Adam de Brême (qui a
aussi pris Þórr pour le dieu « principal » parce que figuré au milieu,
c’est-à-dire en deuxième, et armé d’un marteau qu’il a pris pour un
sceptre, et parce que, tonnant, il l’a assimilé à Jupiter), il n’y a pas
de raison de récuser l’essentiel de son témoignage : le glissement de
la guerre dans le domaine de «  Wodan  », le glissement inverse de
« Thor » au service du paysan sont des faits. Mais on en comprend
l’origine et, sur d’autres points de la Scandinavie, où le même
phénomène s’observe, les valeurs des trois dieux restent néanmoins,
pour l’essentiel, plus proches de celles de leurs homologues indiens
et romains.

3
D.S.I.E., p. 189 .

23. État du problème chez les Celtes, les Grecs, les Slaves. – Sur les
autres parties du domaine indo-européen, des raisons diverses – date
trop basse et insuffisance ou incohérence des documents,
incompréhension des observateurs ou transmetteurs, emprunts
massifs à des systèmes religieux non indo-européens  – font qu’on
n’observe pas aussi immédiatement des structures théologiques
correspondant aux trois fonctions  : il y faut des raisonnements, et
par conséquent l’arbitraire menace. Cet état de choses est
particulièrement regrettable sur les domaines grec et celtique, où
l’information est pourtant si abondante. Il faut s’y résigner  : en
Grèce, où l’essentiel de la religion n’est sûrement pas indo-européen,
le groupement des déesses dans la légende du berger Pâris, par
exemple, reste un jeu littéraire, ne forme évidemment pas une
authentique combinaison religieuse. En Gaule, où la classification
des dieux que donne César et que confirment les textes irlandais sur
les Tuatha Dé Danann rappelle par plusieurs termes la structure des
trois fonctions, cette analogie, avec la filiation et les retouches
qu’elle suggère, suscite plus de problèmes qu’elle en résout. Quant
aux paganismes des Slaves, ils sont trop mal connus pour que les
essais d’explication tripartie puissent être autre chose que de
brillantes hypothèses. Mais la concordance des témoignages sur les
trois domaines indo-iranien, italique, germanique, où les vieilles
religions ont été décrites de manière systématique par les usagers
eux-mêmes, suffit à garantir que, dès les temps indo-européens,
l’idéologie tripartie avait bien donné lieu à une théologie de même
forme, à un groupement de divinités hiérarchisées représentant les
trois niveaux, et aussi à une « mythologie étiologique » justifiant et
les différences et la collaboration de ces divinités.
 
24.  Divinités faisant la synthèse des trois fonctions. –  Nous nous
bornerons à signaler dans la théologie une autre utilisation
fréquente, non plus analytique, mais synthétique, de la structure
tripartie. Il est des divinités en effet que les docteurs et les fidèles
tiennent à définir, en opposition aux dieux spécialistes des trois
fonctions, comme omnivalents, comme domiciliés et efficaces sur les
trois niveaux. Ce type d’expression a pu se produire
indépendamment en plusieurs lieux, par exemple, dans les
civilisations méditerranéennes, lorsque la divinité patronne ou
même éponyme d’une ville a pris de l’importance aux dépens des
autres dieux ou équipes divines : ainsi chez les Ioniens d’Athènes, où
il semble qu’une théologie quadripartie (Zeus, Athéna, Poséidon,
Héphaïstos) recouvrait d’abord les quatre tribus fonctionnelles
(prêtres, guerriers, agriculteurs, artisans), c’est Athéna qui, à
l’époque historique, domine la religion  ; aussi, suivant la jolie
remarque de F.  Vian, aux petites Panathénées, recevait-elle
successivement des hommages divers en tant que Hygieia, Polias et
Niké, vocables qui évoquent les fonctions de santé, de souveraineté
politique, de victoire. De même, c’est au sein du zoroastrisme que
s’est produite la triple titulature, «  Bonnes, Fortes, Saintes  », des
génies tutélaires Fravaši, qui sont en effet trivalentes.
 
25. Déesses trivalentes. – Cependant, parmi ces figures, il semble
qu’il faille reporter à la communauté indo-européenne un type de
déesse dont la trivalence est ainsi mise en évidence et qui est
intentionnellement jointe aux dieux fonctionnels : cette déesse, que
son sexe et son point d’insertion dans les listes rattachent à la
troisième fonction, est cependant active aux trois niveaux, et il
semble que sa présence dans les listes exprime le théologème d’une
omnivalence féminine doublant la multiplicité des spécialistes
masculins. Nous avons rappelé plus haut que parfois, dans les listes
trifonctionnelles védiques, la déesse-rivière Sarasvatī est associée
aux Aśvin ; or les épithètes de Sarasvatī, bien que non groupées en
formule, la définissent clairement comme pure, héroïque,
maternelle. Indépendamment l’un de l’autre, moi-même (1947) et
H.  Lommel (1953) avons proposé d’interpréter comme une
homologue de Sarasvatī et comme l’héritière de la même déesse
indo-iranienne, la plus importante des déesses de l’Avesta non
gāthique, déesse rivière elle aussi, Anāhitā  ; or le nom complet,
triple, d’Anāhitā fait évidemment référence aux trois fonctions  :
«  L’humide, la forte, la sans-tache  », Arədvī Sūrā Anāhitā. C’est
encore par sublimation du même prototype que je pense que le
zoroastrisme pur a créé sa quatrième Entité, Ārmaiti, qui, bien
qu’ordinalement au troisième niveau (après Xšaθra «  Puissance  »,
avant Haurvatā-Amǝrǝtāt̰ «  Santé  » –  «  Immortalité  »), et bien que
n’ayant pas de titulature triple, à la fois porte un nom qui signifie
« Pensée Pieuse », aide Dieu dans sa lutte contre l’armée du Mal, et a
la Terre nourricière pour élément matériel différentiellement
associé. Dans le Latium, à Lanuvium, Junon était honorée sous le
triple titre de Seispes Mater Regina  ; les deux dernières épithètes
rejoignent la théologie de la Junon romaine (Lucina, etc. ; Regina),
à la fois patronne de la fécondité réglée et déesse souveraine ; mais,
à Rome, la spécification guerrière manque, alors que c’est elle qui
était en évidence dans les figurations de la Junon lanuvienne, et
qu’exprimait certainement la première épithète, l’obscur Seispet-
(rom. sospit- de *sṷe-spit- ? cf. Indra svá-kṣatra, svá-pati, etc.). Enfin,
dans le monde germanique, à en juger par les Germains
continentaux, il semble qu’une déesse unique et multivalente (sinon
omnivalente), *Friyyō, ait été jointe aux multiples dieux fonctionnels
dont nous avons parlé plus haut  ; si la spécification guerrière n’est
pas attestée, le peu qu’on sait d’elle la montre à la fois souveraine
(Frea dans la légende expliquant le nom des Lombards) et « Vénus »
(*Friyya-dagaz « Freitag ») ; chez les Scandinaves, cette multivalence
a éclaté, la déesse s’est dédoublée en Frigg (aboutissement régulier
de *Friyyō en nordique), souveraine épouse du souverain magicien
Óđinn, et en Freyja (nom refait sur Freyr), déesse typiquement
Vane, voluptueuse et riche. En Irlande, une héroïne, Macha, sans
doute une ancienne déesse, éponyme d’un site important entre tous,
Emain Macha, capitale des rois païens de l’Ulster, avec la plaine qui
l’entoure, avait dû avoir primitivement ce même caractère
synthétique analysé selon les trois fonctions, puisqu’elle aussi a
éclaté en trois personnages, en un « trio des Macha » ordonnées dans
le temps  : une Voyante qui est l’épouse d’un homme des premiers
temps appelé Nemed, «  le Sacré  », et qui meurt de saisissement au
cours d’une vision ; puis une Guerrière-Championne qui fait de son
mari son généralissime et qui meurt tuée  ; et enfin une Mère qui
accroît merveilleusement la fortune de son mari, un riche paysan, et
qui meurt dans l’horrible accouchement de deux jumeaux. Mais il
n’est plus possible de déterminer quels rapports elle soutenait –
  peut-être  – dans la religion avec «  les  » dieux mâles des mêmes
fonctions.
 
26.  Les théologies triparties et leurs éléments. –  Nous venons de
prendre une vue globale des systèmes théologiques indo-iraniens,
italiques, germaniques, exprimant l’idéologie des trois fonctions, et
nous avons reconnu qu’ils sont assez parallèles pour recommander
l’explication par un héritage indo-européen commun. Ce n’est là
qu’un début  : sans perdre de vue la structure d’ensemble,
l’exploration doit se concentrer successivement sur chacun des trois
termes, examiner la fonction de souveraineté religieuse en elle-
même, puis celle de force, puis celle de fécondité, et, par la
comparaison des données indiennes, iraniennes, latines, etc., essayer
de déterminer comment les Indo-Européens concevaient,
subdivisaient, utilisaient chacune d’elles.
4
D.I.E., p. 34 .
Chapitre IV
Les diverses fonctions dans
la théologie, la mythologie et l’épopée

1. Inégal avancement de l’analyse théologique des trois fonctions. –


  L’exploration de chacun des trois niveaux fonctionnels dans le
monde indo-européen représente trois tâches très considérables,
aujourd’hui inégalement avancées. Il n’a été possible d’aboutir assez
rapidement à des résultats systématiques qu’au premier niveau. Si
d’importants traits du deuxième et du troisième ont été très tôt
déterminés, ils n’en sont pourtant encore, en tant qu’ensembles
structurés, qu’à la phase de prospection. Il ne peut donc être donné
ici, quant à eux, que des orientations générales, et surtout des
indications sur les moyens du travail.
 
2. Les deux aspects de la première fonction chez les Indo-Iraniens  :
Varuṇa et Mitra, Aša et Vohu Manah. –  Le principe fondamental
autour duquel s’organisait, chez les Indo-Iraniens, la théologie de la
première fonction a déjà été signalé  : dans le traité de Bogazköy,
dans les formules védiques qui en ont été rapprochées, ce n’est pas
un dieu, mais deux, Mitra et Varuṇa, qui la représentent et c’est
encore ce couple que suppose la coexistence des deux figures, la
« Bonne Pensée » et « l’Ordre », qui leur correspondent en tête de la
liste des Entités substituées par Zoroastre aux dieux fonctionnels.
Cette dualité a été expliquée de bien des manières, par les
commentateurs indiens et par les diverses écoles mythologiques des
cent dernières années. Elle est aujourd’hui tout à fait claire et
conforme à ce qu’on peut en partie déduire des noms mêmes : si le
mot Váruṇa, apparenté ou non au grec ου’ρανός, ὤρανος, reste
obscur (on l’a interprété par des racines signifiant «  couvrir  »,
« lier », « déclarer »), en revanche Mitra, comme Meillet l’a expliqué
dans un article célèbre (1907), est sûrement, de par son étymologie,
le Contrat personnifié.
Dans la très grande majorité des cas, entre ces dieux dont les
noms apparaissent souvent au double duel, c’est-à-dire avec une
forme grammaticale qui exprime la plus étroite liaison, les poètes
védiques ne font pas de différence : ils y voient comme deux consuls
célestes, les dépositaires solidaires du plus grand pouvoir et, quand
ils ne nomment que l’un des deux, ils ne se font pas scrupule de
concentrer sur lui tous les aspects et moyens de ce pouvoir. Et cela
est naturel : l’unité, l’harmonie de la fonction souveraine par rapport
à tout ce qui lui est subordonné constitue pour les hommes le bien
essentiel, celui qu’il faut mettre au premier plan dans la croyance et
dans l’expression. Mais il arrive heureusement, même dans le
lyrisme des hymnes, et surtout dans les livres rituels, que le poète ou
le liturgiste dépasse ce premier plan et veuille distinguer les deux
dieux pour mieux expliquer ou utiliser leur solidarité. Dans ces cas,
les images diverses qui apparaissent sont toutes de même sens  :
Mitra et Varuṇa sont les deux termes d’un grand nombre de couples
conceptuels, d’antithèses, dont la juxtaposition définit deux plans,
chaque point d’un des plans, pourrait-on dire, appelant sur l’autre
un point homologue, et ces couples, si divers soient-ils, ont
cependant un air de parenté assez net pour que, de tout nouveau
couple versé au dossier, on puisse prévoir à coup sûr quel sera le
terme «  mitrien  » et quel sera le terme «  varuṇien  ». Parmi les
spécifications si diverses de l’antithèse, il serait difficile d’en extraire
une dont le reste serait dérivé, et sans doute cette tentative, parfois
faite, n’a pas grand sens. Mieux vaut procéder à un bref
échantillonnage, en observant et définissant l’antithèse par rapport
aux principales catégories de l’être divin (cf. ci-dessus, II, § 5).
Quant à leurs domaines, dans le cosmos, Mitra s’intéresse plus à
ce qui est proche de l’homme, Varuṇa à l’immense ensemble (et
cette distinction se retrouve, nette, entre les Entités zoroastriennes
correspondantes  : v. ci-dessus, II, §  8, 4°)  : passant à la limite, des
textes diront que Mitra est «  ce monde-ci  », Varuṇa «  l’autre
monde », comme il est certain que, très tôt, Mitra a patronné le jour,
Varuṇa la nuit. Mitra est assimilé aux formes visibles et usuelles du
feu ou du soma, Varuṇa à leurs formes invisibles et mythiques.
Dans les modes d’action, si Mitra est proprement « le contrat » et
forme, facilite entre les hommes les traités et les alliances, Varuṇa
est un grand sorcier, disposant de la māy , magie créatrice de
formes, disposant aussi des «  nœuds  » dans lesquels il «  saisit  » les
coupables par une prise irrésistible.
Ils ne s’opposent pas moins par leurs caractères  : l’amical Mitra
est bienveillant, doux, progressif, rassurant  ; le dieu Varuṇa est
impitoyable, violent, soudain, quelque peu démoniaque.
D’innombrables applications illustrent ce théologème général  : à
Mitra appartient ce qui se casse de soi-même, à Varuṇa ce qui est
coupé à la hache ; à Mitra ce qui est cuit à la vapeur, à Varuṇa ce
qui est rôti  ; à Mitra le lait, à Varuṇa le soma enivrant  ; à Mitra
l’intelligence, à Varuṇa la volonté ; à Mitra ce qui est bien sacrifié, à
Varuṇa ce qui est mal sacrifié, etc.
Parmi les fonctions autres que la leur propre, Mitra a plus
d’affinité pour la prospérité, la fécondité, la paix, Varuṇa, pour la
guerre et la conquête  ; et, parmi les provinces mêmes de la
souveraineté, Mitra est plutôt –  comme disait avec quelque
anachronisme A. Coomaraswamy – « le pouvoir spirituel » et Varuṇa
« le pouvoir temporel », en tout cas respectivement le bráhman et le
kṣatrá. L.  Renou (Études véd. et pāṇin., II, 1956, p.  110) a décelé
aussi dans le R̥ gveda une affinité différentielle de Varuṇa pour l’élite
et de Mitra pour la masse, le commun peuple.
Les souverains Mitra et Varuṇa, en droit et en fait, sont égaux, et
aussi actuels l’un que l’autre. Si les hymnes prononcent plus souvent
le nom de Varuṇa, ce n’est pas parce qu’il y est «  en train  » de
prendre de l’importance aux dépens d’un « plus vieux » dieu Mitra,
mais simplement parce que la spécification magique,
inquiétante,  etc., de son action sollicite de l’homme plus de soins
cultuels que le rassurant et tout clair domaine du juriste Mitra. Il
faut souligner également qu’il n’y a jamais conflit entre ces deux
êtres antithétiques, mais au contraire constante collaboration.
 
3. Les deux aspects de la première fonction à Rome : Jupiter et Dius
Fidius. –  Ce tableau indien et déjà indo-iranien a fourni la clef de
quelques difficultés ou énigmes des mythologies occidentales. À
Rome, où toute la pensée est utilitaire et patriotique, où le cosmos et
ses diverses parties n’appellent attention et réflexion que dans la
mesure où ils peuvent être utiles ou nuisibles à la Ville, on ne
saurait s’attendre à observer la bipartition dans sa généralité  : les
lointains du ciel, l’ordre de l’Univers, choses de Varuṇa, laissent le
Romain indifférent. Réduite à quelques-unes seulement de ses
spécifications indiennes, la bipartition subsiste cependant.
Si, dans la Rome historique, Dius, Dius Fidius –  le dieu
« lumineux » et garant de la « fides », de la loyauté, des serments –
n’est plus guère qu’un aspect de Jupiter, il ne paraît pas en avoir été
de même aux origines. Certes, les deux dieux étaient étroitement
associés et le nom du premier flamine est plus près de Dius que de
Jupiter. Mais le domaine strictement juridique que Dius se découpe
dans la souveraineté conduit à considérer le reste, les auspices dont
vit Rome, la direction mystique de la politique romaine, les miracles
sauveurs de l’histoire romaine, comme plus proprement
caractéristique de son grand associé. De même, dans la théorie des
éclairs, Dius Fidius a une spécification nettement « mitrienne » : ce
sont les éclairs de jour qui lui appartiennent, alors que les éclairs de
nuit relèvent d’une variété sombre, «  varuṇienne  », de Jupiter,
Summanus. Il est probable que cette théologie complexe a pâti,
avant nos plus vieux textes, de la promotion et en même temps de la
réforme théologique de Jupiter qui a coïncidé avec la création de
son culte capitolin et avec la substitution d’une triade «  Jupiter
O.M., Juno Regina, Minerua  » à l’antique triade «  Jupiter, Mars,
Quirinus  ». Le Jupiter du Capitole paraît avoir été aussitôt
impérialiste, absorbant Dius, concentrant en lui toute la
souveraineté  ; mais peut-être les deux plans traditionnels
complémentaires sont-ils encore signalés dans l’étrange titulature
double du dieu  : Optimus, c’est-à-dire le très serviable, Maximus,
c’est-à-dire le plus haut placé dans l’infinie classification des
«  maiestates  », ce sont là, par rapport à l’homme, deux pôles, qui
correspondent dans l’idéologie védique à Mitra et à Varuṇa.
 
4. Les deux aspects de la première fonction en Scandinavie : Óđinn et
Týr. – Mais c’est dans le monde germanique que l’analogie indienne
est particulièrement éclairante. Ni «  Mercurius  » (c’est-à-dire
*Wōþanaz) dans la Germanie de Tacite, ni Óđinn dans les textes
nordiques ne sont seuls à leur niveau  : il y a près d’eux celui que
Tacite, pour des raisons perceptibles et bien intéressantes, appelle
Mars (c’est-à-dire *Tiuz) et les Scandinaves Týr. Ce dieu, homonyme
du védique Dyauḥ, du grec Zeus, et qui, autant que ces dieux ou le
Dius Fidius latin, évoque l’idée du ciel lumineux, est généralement
considéré, dans ses rapports avec *Wōþanaz, comme un «  plus
vieux  » dieu, pâlissant devant un nouveau venu. Outre qu’il serait
étrange que, à huit ou dix siècles de distance, Tacite d’une part, les
poètes scandinaves d’autre part eussent connu et enregistré juste au
même stade cette avance de l’un et ce recul de l’autre, les
considérations comparatives nous engagent à donner un sens
structural à cette association, où *Tiuz n’est sans doute éclipsé par
l’inquiétant *Wōþanaz que pour la même raison qui fait que Mitra,
théoriquement égal de Varuṇa, reçoit des poètes moins d’attention
que lui et que Dius Fidius est moins considérable que Jupiter  : les
hommes ont plus d’égards pour leur dieu souverain magicien que
pour leur juriste.
La grande originalité du monde germanique est celle que signale
Tacite, avec son interpretatio romana de *Tiuz en Mars. Elle rejoint
des considérations développées au précédent chapitre, où nous
avons vu Óđinn lui-même, le magicien, s’annexer une part de la
fonction guerrière. Il en est de même du juriste, Týr. Voici comment
Snorri le définit (Gylfaginning, chap. 25) :
Il y a encore un Ase qui s’appelle Týr. Il est très intrépide et courageux et a grand
pouvoir sur la victoire dans la bataille. Pour cela il est bon que les guerriers vaillants
l’invoquent. De quelqu’un qui est plus brave que les autres et qui n’a peur de rien, on
dit proverbialement qu’il est brave comme Týr…
Cette «  martialisation  » du souverain juriste des Germains n’est
pas sans analogie avec celle qui, à Rome, a fait de Quirinus, dieu
canonique de troisième fonction, patron des Romains dans la paix et
les travaux de la paix, une variété de Mars. Dans les deux cas,
l’évolution sociale a réagi sur les dieux : du jour – peut-être avec la
réforme dite servienne  – où les Quirites ont coïncidé avec les
milites, ont été «  les milites en congé entre deux appels  », il était
naturel que Quirinus tournât aussi au Mars tranquillus, au Mars qui
praeest paci en attendant de saeuire.
Dans d’autres conditions moins formalistes et plus violentes, les
sociétés germaniques anciennes ont de même étendu à
l’administration du temps de paix les cadres de la guerre, l’ont
pénétrée des mœurs et de l’esprit guerriers. À Rome l’exercitus
urbanus qui constituait l’assemblée législative se réunissait bien au
Champ de Mars, mais sans armes. Qu’on relise au contraire les
chapitres colorés (Germ., 11-13) où Tacite décrit le Ding des
Germains, l’arrivée des chefs avec leurs bandes, les armes brandies
ou frappées en manière de vote, les formes toutes militaires du
prestige, de l’influence. Et c’est dans ces Ding que se disait le droit,
que se réglaient les procès. Quelques siècles plus tard, l’antiquité
scandinave ne donne pas un autre spectacle  : là aussi, on se réunit
en armes, on approuve en élevant l’épée ou la hache ou en frappant
de l’épée sur le bouclier. Il n’est donc pas étonnant que le dieu qui
présidait à ces réunions juridico-guerrières, l’héritier du dieu juriste
indo-européen, ait revêtu l’uniforme de ses administrés, les ait
accompagnés dans leur passage facile et constant de la justice à la
bataille, et que les observateurs romains l’aient considéré comme un
Mars. Des dédicaces trouvées en Frise sont adressées à un Mars
Thincsus qui fait l’exacte liaison entre l’état indo-européen probable
et l’aboutissement scandinave, entre Mitra et Týr, ce Týr dont on a
noté aussi que son nom signale, dans la toponymie, d’anciens lieux
de Ding.
Il semble en outre que, moins hypocrites que d’autres peuples,
les anciens Germains aient aussi reconnu, toute question de décor
guerrier mise à part, l’analogie profonde de la procédure du droit,
avec ses manœuvres et ses ruses, avec ses injustices sans appel, et du
combat armé. Bien utilisé, le droit est, lui aussi, un moyen d’être le
plus fort, d’obtenir des victoires qui souvent éliminent l’adversaire
aussi complètement qu’un duel. Quand il est dit que Týr, à la suite
d’une ruse juridique, pour avoir risqué sa main droite en gage d’une
affirmation utile, mais fausse, «  est devenu manchot et n’est pas
appelé pacificateur d’hommes  », ce n’est là que la contrepartie, le
complément moral du fait matériel qu’on se réunit au Ding en
armes, avec des intentions de puissance plus que d’équité, et que la
guerre est partout.
Ces indications très générales aideront à comprendre comment
un *Tiuz-Mars a pu se former à partir d’un dieu indo-européen dont
le domaine propre était le droit, et dont, sur d’autres domaines, la
civilisation aidant, le caractère s’est au contraire purifié, moralisé.
 
5. Les dieux souverains mineurs dans le R̥gveda : Aryaman et Bhaga
près de Mitra. – Mais, dans les hymnes du R̥ gveda, le juriste Mitra et
le magicien Varuṇa, bien qu’ils paraissent se partager
exhaustivement le domaine de la souveraineté, n’y sont pas seuls. Ils
ne sont que les plus fréquemment nommés du groupe que forment
les Āditya ou fils de la déesse Aditi, «  la Non-Liée  » (c’est-à-dire la
Libre, l’Indéterminée, etc.). La considération des noms et des
fonctions des Āditya dans tous les contextes, l’étude des fréquences
de mention de chacun, des fréquences surtout de leurs divers
groupements partiels et de leurs liaisons avec d’autres dieux, ont
permis d’interpréter la structure qu’ils dessinent. Il n’est possible ici,
bien entendu, que de résumer très brièvement ces analyses et ces
calculs, dont le détail a été publié en deux temps, en 1949 et en
1952.
Jusque dans la littérature épique, le souvenir sera gardé que les
Āditya sont des dieux qui, comme les deux principaux d’entre eux,
vont par couples. Ils seront, plus tard, jusqu’à douze. Dans le
R̥ gveda, il semble qu’il y ait déjà flottement entre un ancien chiffre
de six et une première extension à huit, par addition de deux dieux
hétérogènes. De ces six, Mitra et Varuṇa forment le premier couple ;
de chacun des deux autres couples, il est aisé de voir qu’un terme
agit sur le plan et selon l’esprit de Mitra, l’autre, symétriquement,
sur le plan et selon l’esprit de Varuṇa, en sorte qu’il est légitime et
commode d’appeler ces figures complémentaires des «  souverains
mineurs ». Mais ce chiffre de six lui-même paraît avoir été, pour des
raisons de symétrie, tiré d’un système plus bref de quatre dieux
souverains, où le souverain « proche des hommes », Mitra, avait seul
des assistants, deux assistants, tandis que Varuṇa restait solitaire
dans ses lointains. Les noms et la distribution de ces Āditya primitifs
sont : 1°) Mitra + Aryaman + Bhaga ; 2°) Varuṇa.
Le principe de l’étroite association d’Aryaman et de Bhaga à
Mitra, prouvée par la statistique des mentions simultanées, est
simple  : chacun de ces dieux exprime, précise l’esprit de Mitra sur
chacune des deux provinces qui intéressent les hommes, celles que
le droit romain retrouvera avec une autre orientation, plus
individualiste, en distinguant les personae et les res : sous Mitra, dont
l’être et le nom définissent l’aire et le mode général d’action que l’on
sait (juridique, bienveillant, régulier, orienté vers l’homme),
Aryaman s’occupe de maintenir la société des hommes arya auxquels
il doit son nom, et Bhaga, dont le nom signifie proprement « part »,
assure la distribution et la jouissance régulières des biens des Arya.

1
D.I.E., p. 45-46 .

6. Aryaman. – Aryaman protège l’ensemble des hommes qui, unis


ou non politiquement, se reconnaissent « arya » par opposition aux
barbares. Et il les protège non pas tellement comme individus mais
en tant qu’éléments de l’ensemble. De son service multiforme, les
aspects principaux sont les trois suivants :
1°)  Il favorise les principales formes de rapports naturels ou
contractuels entre Arya. Il est le «  donneur  », il protège le «  don  »
(ce qui l’oblige à s’intéresser aussi à la richesse et à l’abondance), et
particulièrement à l’ensemble complexe de prestations qui forment
l’hospitalité. P.  Thieme (Der Fremdling im R̥gveda, 1938) a mis ce
point en valeur, avec le tort d’en faire le centre de tout concept
divin et d’en déduire ou de nier tout le reste. En fait, Aryaman n’est
pas moins primairement intéressé dans les mariages  : il est prié
comme le dieu des bonnes alliances, trouveur de mari (subandhú,
pativédana : AV, XIV, 1, 17) ; il cherche un mari pour la jeune fille,
une femme pour le célibataire (AV, VI, 60, 1). Son souci des
chemins, de la libre circulation (il est átūrtapanthā «  celui dont le
chemin ne peut être coupé » : R̥V, X, 64, 5) ne doit pas être nié ou
minimisé, comme il a été fait par B.  Geiger, H.  Güntert et
P. Thieme : il ressort d’un grand nombre de strophes des hymnes et
d’un texte liturgique qui le définit comme le dieu qui permet au
sacrifiant «  d’aller où il désire  », «  de circuler heureusement  »
(Taittir. Saṃh., II, 3, 4, 2).
2°)  Son souci des Arya a aussi un aspect liturgique  : dans les
temps anciens, c’est lui qui a trait pour la première fois la Vache
mythique, et, en conséquence, dans tout le cours des temps, il se
tient, invisible, à côté de l’officiant et trait la Vache mythique avec
lui (R̥V, I, 139, 7, avec le commentaire de Sāyaṇa). Il lui est aussi
demandé (R̥V, VII, 60, 9) d’expulser sacrificiellement par des
libations (ava-yaj-) de l’emplacement sacrificiel les ennemis qui
trompent Varuṇa.
3°)  Peu curieux de l’au-delà, les auteurs des hymnes ne parlent
pas d’une autre forme de service qui est au contraire la seule dont
l’épopée garde un vivant souvenir et qui est sûrement ancienne.
Dans l’autre monde, Aryaman préside au groupe des « Pères », sortes
de génies dont le nom éclaire assez &: ils sont une représentation
d’ancêtres morts, et Aryaman est leur roi, prolongeant ainsi post
mortem l’heureuse promiscuité, la communauté des Arya vivants. Le
chemin qui mène chez les «  Pères  », réservés à ceux qui, pendant
leur vie, ont exactement pratiqué les rites (par opposition aux
ascètes et aux yogin) est appelé «  le chemin d’Aryaman  »
(Mahābhārata, XII, 776, etc.).
 
7.  Bhaga. –  Bhaga, lui, s’occupe fondamentalement de la
richesse, et c’est à lui que chacun – le faible, le fort, le roi même –
s’adresse pour avoir «  une part  » (R̥V, VII, 41, 2). Un examen
complet des strophes védiques qui le nomment ou emploient le mot
bhága en valeur d’appellatif a permis de constater que cette « part »
est bien douée des qualités requises pour appartenir à la moitié
Mitra de l’administration souveraine  : elle est régulière, prévisible,
sans surprise, arrive à échéance par une sorte de gestation (l’enfant
prêt pour la naissance « atteint son bhága » : R̥V, V, 7, 8) ; elle est le
résultat d’une attribution sans rivalité, impliquant un système de
distribution (verbes vi-bhaj-, vi-dhr ̥-, day- : cf. grec δαίμων) ; elle est
enfin acquise et gardée dans le calme, elle est le lot d’hommes mûrs,
rassis, « seniores » – par opposition aux « iuuenes » (R̥V, 1, 91, 7 ; V,
41, 11  ; IX, 97, 44). L’autre variété de part, imprévisible, violente,
« varuṇienne », celle qui se conquiert par la bataille ou la course, est
désignée par un autre mot qui, dès l’indo-iranien, avait une
résonance combative et qui a justement fourni aux théologiens
védiques le nom du «  souverain mineur varuṇien  » symétrique de
Bhaga, Aṃśa.
 
8. Transpositions zoroastriennes d’Aryaman et de Bhaga : Sraoša et
Aši. –  Nous avons la certitude que cette structure était déjà indo-
iranienne : de même que, dans l’Iran, la liste des dieux canoniques
des trois fonctions a été sublimée par le zoroastrisme pur en une
liste d’Entités qui leur correspondent terme à terme (v. ci-dessus, II,
§  8), de même les deux souverains mineurs associés à Mitra ont
produit deux figures complémentaires, non comprises dans la liste
canonique des Entités, mais toutes proches, dont la statistique des
emplois montre l’affinité exclusive de l’une à l’égard de l’autre et
des deux à l’égard de Vohu Manah (le substitut de *Mitra) et, aussi,
dans les textes où ce dieu reparaît, à l’égard de Miθra, alors que rien
ne les lie à Aša (le substitut de *Varuna). De plus, par leurs noms
comme par leurs fonctions, ces deux Entités –  Sraoša
«  l’Obéissance  » (et «  la Discipline  »), Aši «  la Rétribution  »  – sont
bien ce qu’on peut attendre d’un Aryaman et d’un Bhaga repensés
par les réformateurs.
Il est aisé de voir, point par point, que Sraoša est, pour la
communauté des croyants, ce qu’Aryaman était pour la communauté
des Arya, l’église remplaçant la nationalité.
1°)  H.S.  Nyberg a pu voir dans Sraoša la personnification «  der
frommen Gemeinde 2  », le terme «  génie protecteur  » serait plus
exact, mais le point d’application est bien vu : Sraoša, qui est « chef
dans le monde matériel comme Ôhrmazd l’est dans le spirituel et le
matériel  » (Greater Bundahišn, éd. et trad. B.T.  Anklesaria, 1957,
XXVI, 45, p.  219), patronne l’hospitalité comme faisait l’Aryaman
védique (et déjà indo-iranien  : cf. persan ērmān, «  hôte  », de
*airyaman), quand elle est donnée, cela va de soi, à l’homme de
bien, au zoroastrien (Yasna, LVII, 14, et 34). Si on ne le voit plus
spécialement occupé des alliances matrimoniales et de la libre
circulation sur les chemins, son action sociale sur les âmes est
précisée : il est le patron de la grande vertu de la vie en commun, de
celle qui assure la cohésion, à savoir la juste mesure, la modération
(Zāt Spram, XXXIV, 44)  ; il est même le médiateur et le garant du
fameux pacte conclu entre le Bien et le Mal (Yašt, XI, 14) et le
démon qui lui est personnellement opposé est le terrible Aēšma, « la
Fureur », destructrice des sociétés (Bundah., XXXIV, 27). Il reste une
précieuse trace mythique de la substitution de Sraoša à un dieu
protecteur des Arya : d’après le Mēnōk ī Xrat, XLIV, 17-35, c’est lui
qui est le seigneur et roi du pays appelé Ērān vēž (avestique
Airyanɚm vaēǰō), ce « séjour des Airya » d’où l’Avesta (Vidēvdāt, I, 3)
sait que sont venus les Iraniens.
2°) Le rôle liturgique d’Aryaman s’est naturellement amplifié en
Sraoša  : Yasna, LXII, 2 et 8, dit qu’il fut le premier à sacrifier, à
chanter les hymnes, et tout le début de son Yašt (XI, 1-7),
uniquement consacré à l’éloge des prières et à l’exaltation de leur
puissance, se justifie par ce souvenir. Symétriquement, à la fin des
temps, lors du suprême combat contre le Mal, c’est Sraoša qui
servira de prêtre assistant dans le sacrifice où Ahura Mazdā lui-
même sera le prêtre principal (Bund., XXXIV, 29).
3°) Enfin, comme l’Aryaman de l’épopée indienne est le chef du
séjour où vont –  par «  le chemin d’Aryaman  »  – les morts qui ont
correctement pratiqué le culte arya, de même Sraoša a un rôle
décisif dans les nuits qui suivent immédiatement la mort  : il
accompagne et protège l’âme du juste sur le dangereux parcours qui
la mène au tribunal de ses juges, dont il fait d’ailleurs partie
(Dātastān ī Dēnīk, XIV, XXVIII, etc.).
Aši, elle, est toujours une «  distribution  » comme l’était Bhaga,
mais la nouvelle religion, qui attache plus d’importance à l’au-delà
qu’au monde des vivants, lui demande surtout de veiller à la juste
« rétribution », post mortem, des actes bons ou mauvais de l’homme.
Cependant, même dans les Gāthā, et très ouvertement dans les
textes postgāthiques, tout en veillant, pour l’avenir, sur le trésor de
ses mérites, elle n’oublie pas, dès la vie terrestre, d’enrichir l’homme
pieux et d’emplir de biens sa maison.
 
9. Juuentas et Terminus près de Jupiter O.M. –  L’analyse de cette
conception déjà indo-iranienne de la souveraineté qui, on le voit,
n’altère pas la grande bipartition que couvrent les noms de Mitra et
de Varuṇa, mais donne seulement à Mitra deux adjoints qui l’aident
à favoriser le peuple arya, éclaire une singularité de la religion
romaine de Jupiter qui, malheureusement, n’est connue que dans la
forme capitoline de cette religion. «  Jupiter O.M.  », en qui s’est
concentrée toute la souveraineté, la «  diale  » aussi bien que la
proprement «  jovienne  » (v. ci-dessus, §  3), logeait dans deux
chapelles de son temple deux divinités mineures, et deux seules,
Juuentas et Terminus. Une légende justifiait la cohabitation
singulière de ces trois dieux et la datait de la fondation du temple
capitolin, mais cette légende (utilisant d’ailleurs peut-être un vieux
thème lié au concept de Juuentas) ne prouve évidemment pas que
l’association n’était pas plus ancienne. L’analogie indo-iranienne
engage à la considérer même comme préromaine.
Avec des glissements propres à la société et à la civilisation
romaines, en effet, Juuentas et Terminus jouent bien, aux côtés de
Jupiter O.M., des rôles comparables à ceux d’Aryaman et de Bhaga
près de Mitra. Juuentas, dit la légende étiologique, garantit à Rome
l’éternité, Terminus la stabilité sur son domaine  : Aryaman, lui
aussi, assure aux sociétés ayra la durée, et Bhaga, la stabilité des
propriétés. Mais, prises en elles-mêmes, hors de cette légende, les
deux divinités romaines sont bien plus que cela  : Juuentas est la
déesse protectrice des « hommes romains » les plus intéressants pour
Rome, des iuuenes, partie essentielle et germinative de la société  ;
Terminus est le garant de la répartition régulière des
biens,  seulement de biens surtout immobiliers, cadastraux, de
parties du sol, et non plus des troupeaux errants qui, chez les
nomades indo-iraniens et encore chez les Indiens védiques,
constituaient l’essentiel de la richesse.
 
10. Les dieux du groupe d’Óđinn. – Dans le monde scandinave, un
pareil tableau de souverains mineurs ne s’est pas, jusqu’à présent,
laissé identifier. Ce n’est pas que, autour d’Óđinn, il n’y ait des dieux
qui, d’après le peu qu’on sait d’eux, semblent avoir pour charge
d’exercer des fragments spécialisés de souveraineté  ; mais ces
spécifications et l’analyse de la fonction souveraine qu’elles
supposent sont originales et leurs représentants sans analogues indo-
iraniens ni romains : tel Hœnir, réfléchi et prudent, et, d’après la fin
de la Völuspá, projection mythique d’une sorte de prêtre ; tel Mimir,
conseiller d’Óđinn, réduit à sa tête qui reste pensante et parlante
après décapitation ; tel Bragi, patron de la poésie et de l’éloquence.
J’ai pensé jadis aux deux frères d’Óđinn, Vili et Vé, sûrement
anciens puisque l’initiale de leur nom n’allitère en scandinave
qu’avec une forme préhistorique de son nom (*Wōþanaz), mais on
sait trop peu de chose d’eux pour interpréter cette triade. Une tout
autre solution sera prochainement proposée 3.
4
D.I.E., p. 67 et 77. L’Edda a été ajouté .

11. Condition de l’étude théologique de la deuxième et de la troisième


fonction. –  Les procédés d’analyse et de statistique qui ont permis,
dans l’Inde védique d’abord, puis de proche en proche, d’expliquer
et d’explorer ainsi exhaustivement l’organisation interne de la
théologie de la première fonction, de la souveraineté, ne sont pas
applicables, du moins n’ont pas jusqu’à présent trouvé de prise, sur
les dieux des fonctions inférieures. Sans doute cette différence tient-
elle à la nature des choses. La première fonction était plus apte à un
traitement proprement théologique  ; par ses concepts mêmes (les
noms des personnes divines y sont en grande partie
étymologiquement clairs et plusieurs sont des abstractions animées),
elle se prêtait aisément à la réflexion philosophique, et il ne faut pas
oublier non plus que les premiers philosophes, appartenant au
personnel de cette fonction, étant des prêtres, ne pouvaient manquer
de lui appliquer avec prédilection leur analyse. La contrepartie est
que, dans le R̥ gveda, cette théologie si bien développée ne se double
pas d’une mythologie riche à proportion : de Mitra, il n’est presque
rien « raconté » ; de Varuṇa davantage, mais la liste des scènes où il
intervient reste courte  ; et, d’une manière générale, il est question
des puissances et qualités des dieux souverains plus que de leur
histoire, de leur type d’action plutôt que des actions précises qu’ils
ont accomplies. Au contraire, la fonction guerrière, la fonction de
fécondité et de prospérité prêtent surtout à l’image ; mieux que par
des déclarations de principe, c’est par l’inlassable rappel d’exploits
ou de bienfaits fameux que se prouve l’efficacité d’un dieu fort, des
bons dieux thaumaturges. En sorte que ces deux provinces divines
sont plus aptes à des développements mythologiques qu’à une mise
en forme théologique  ; ou plutôt, la doctrine s’y enjolive, s’y
dissimule, s’y altère peut-être sous le foisonnement des récits.
Pour le comparatiste, cette différence est de grande conséquence.
Sans que ce fait capital ait encore été énoncé dans toute son
ampleur, le lecteur a pu remarquer que c’est la confrontation des
religions védique et romaine qui, grâce au conservatisme de la
dernière, est le plus propre à établir ou suggérer des faits indo-
européens communs, la religion scandinave n’intervenant qu’à titre
de confirmation, après que la route commune a été déjà reconnue et
assurée. Or, dans l’état où nous la connaissons, la religion romaine
présente encore une théologie bien constituée : dans le groupement
« Jupiter Mars Quirinus », dans le groupement transversal « Jupiter
Juuentas Terminus  », elle a gardé, conscientes, des articulations
conceptuelles très claires. Il faut malheureusement ajouter aussitôt
que la religion romaine n’est plus que théologie  : par un processus
radical qui caractérise Rome, ses dieux –  et, cette fois, non
seulement ses dieux souverains, mais son Mars, mais son Quirinus,
son Ops, etc.  – ont été dépouillés de tout récit et réduits
ascétiquement à leur essence, à leur fonction. Si donc, pour la
détermination du cadre général triparti et pour l’exploration du
premier niveau, la confrontation d’une théologie védique facilement
déterminable et d’une théologie romaine immédiatement connue a
permis les résultats nets, cohérents et à peu près complets qu’on
vient de lire, il n’en est pas de même quand on passe aux deux
autres niveaux  : l’Indra, les Nāsatya védiques n’expriment les
nuances de leur nature qu’à travers des aventures auxquelles Mars,
Quirinus ne répondent par rien que par leur sèche définition et par
ce qu’on peut entrevoir de doctrine à travers les cultes de leurs
prêtres ; les documents, les langages des deux religions qui sont les
principaux appuis du comparatiste ne s’ajustent plus.
 
12.  Mythologie et épopée. –  La difficulté serait probablement
irréductible sans un autre fait, plus important encore pour nos
études, et dont les précédents chapitres du présent livre ont déjà
discrètement fourni quelques exemples. Les idées dont vit une
société ne donnent pas lieu seulement à des spéculations ou
imaginations relatives à l’invisible, aux dieux, mais aussi à des
imaginations relatives aux hommes. La théologie et la mythologie
sont doublées par «  l’histoire ancienne  », par l’épopée, où des
hommes prestigieux font l’application et la démonstration des
principes que les dieux incarnent et des conduites qu’ils
commandent. Certes, bien d’autres facteurs contribuent à la
formation de l’épopée d’un peuple, mais il est rare qu’elle n’ait pas,
dans quelques-uns de ses grands thèmes et de ses premiers rôles, un
rapport essentiel avec l’idéologie qui, d’autre part, dirige les
représentations divines du même peuple. Pour nos études
comparatives indo-européennes, cette heureuse circonstance joue en
notre faveur de deux manières, dont la seconde a été reconnue par
moi-même en 1939, et la première découverte en 1947 par mon
collègue suédois Stig Wikander  : d’une part la plus grande épopée
indienne, le Mahābhārata, développe les aventures d’une équipe de
héros qui correspondent, terme à terme, aux grands dieux des trois
fonctions de la religion védique et même prévédique, en sorte que
l’Inde présente, avec cet énorme poème et le R̥ gveda, comme une
double édition, répondant à deux différents besoins et avec de
sensibles variantes, de son «  idéologie en images  ». D’autre part, si
Rome a perdu toute mythologie et réduit ses êtres théologiques à
leur sèche essence, elle a en revanche conservé, pour en constituer,
sur le tard, l’histoire à la fois merveilleuse et raisonnable de ses
propres origines, un vieux répertoire de récits humains, colorés et
divers, parallèle à ce qu’avait dû être, en des temps moins austères,
le dossier mythique des dieux. Cette épopée est-elle l’ancienne
mythologie romaine dégradée en histoire à Rome même  ? Ou
prolonge-t-elle directement une épopée préromaine, italique,
coexistant de toujours avec une mythologie que Rome aurait alors
perdue sans transfert ni compensation  ? L’une et l’autre thèse peut
trouver des arguments dans le détail des faits, mais, pour le
comparatiste, ce débat est sans incidence  : dans les deux cas, le
premier livre de Tite-Live contient une matière idéologiquement
conforme au système des dieux romains et dramatiquement
comparable soit à l’épopée soit à la mythologie de l’Inde.
Pour essayer de gagner quelques lumières sur le détail des
représentations indo-européennes de la deuxième et de la troisième
fonction, il est donc nécessaire d’introduire ces éléments nouveaux
dans le travail comparatif.
 
13. Le fonds mythique du Mahābhārata d’après S. Wikander. – Dans
l’immense conflit de cousins qui remplit le Mahābhārata, les
personnes sympathiques et finalement vainqueurs sont un groupe de
cinq frères, les Pāṇḍava ou «  fils de Pāṇḍu  », qui présentent entre
autres traits remarquables d’avoir à eux cinq, en commun, une seule
épouse, Draupadī. Considéré comme trait de mœurs, ce régime
polyandrique, qui est si contraire aux usages et à l’esprit des Arya, et
qu’on voit pourtant attribué ici aux héros dont l’Inde arya se glorifie
le plus, a constitué pendant plus d’un siècle une énigme irritante. En
1947, Wikander en a fourni la solution satisfaisante, découvrant du
même coup la clef de toute l’intrigue du poème.
En réalité, les « fils de Pāṇḍu » ne sont pas ses fils. Sous le coup
d’une malédiction qui le condamne à périr aussitôt qu’il accomplira
l’acte sexuel, Pāṇḍu s’assure une postérité par un procédé
d’exception. Une de ses deux femmes, Kuntī, à la suite d’une
aventure de jeunesse, avait reçu, elle, un privilège inouï  : il lui
suffisait d’invoquer un dieu pour qu’il surgît aussitôt devant elle et
lui fît un enfant. À la prière de son mari, elle invoque donc
successivement plusieurs dieux, dont elle conçoit trois fils. Ces dieux
sont Dharma «  la Loi, la Justice  » (entité où se rajeunit le vieux
concept du juriste Mitra), puis Vāyu, dieu du vent, puis Indra. Les
trois fils sont respectivement Yudhiṣṭhira, Bhīma, Arjuna. Son mari
la prie ensuite de faire bénéficier Madrī, son autre femme, de cette
chance ; Kuntī accepte, pour une seule fois ; ainsi limitée, Madrī tire
du moins de la situation le meilleur parti et demande que soient
évoqués les deux, les inséparables Aśvin  ; des Aśvin, elle conçoit
elle-même deux jumeaux, les derniers des cinq «  fils de Pāṇḍu  »,
Nakula et Sahadeva.

M.E.I., p. 53.

Wikander a aussitôt remarqué que la liste des dieux pères –


  Dharma, Vāyu, Indra, les Aśvin  – reproduit dans l’ordre
hiérarchique la liste canonique des anciens dieux des trois niveaux,
rajeunie et appauvrie au premier niveau (Dharma représentant
Mitra, et lui seul, sans que Varuṇa ait de répondant), et, au
deuxième niveau, donnant à Indra un des associés qu’il a encore le
plus fréquemment dans le R̥ gveda, Vāyu. La diversité harmonieuse
des pères devait commander le caractère et, dans une certaine
mesure, les actions épiques des fils  : elle les commande en effet.
Yudhiṣṭhira est le roi, dont les autres Pāṇḍava sont seulement les
auxiliaires, et un roi juste, vertueux, pur, pieux – dharmarāja – sans
spécialité ni même vertu guerrière, comme il sied à un représentant
humain de la « moitié Mitra » de la souveraineté. Bhīma et Arjuna
sont les grands combattants de l’équipe. Quant aux deux jumeaux,
ils sont beaux, mais surtout les humbles et dévoués serviteurs de
leurs frères, comme, dans la théorie des classes sociales, la grande
vertu des vaiśya, au troisième niveau, est de servir loyalement les
deux classes supérieures. L’énigme de leur épouse unique se résout
immédiatement dans cette perspective. Ce n’est pas là un trait de
mœurs aberrant, mais la traduction épique de la conception
védique, indo-iranienne et déjà indo-européenne, qui, on l’a vu,
complète volontiers la liste des dieux mâles entre lesquels
s’analysent et se hiérarchisent les trois fonctions, par une déesse
unique, mais multivalente, exactement trivalente, telle que la
védique Sarasvatī, qui opère en elle la synthèse des trois mêmes
fonctions. En mariant Draupadī à la fois au roi pieux, aux deux
guerriers, aux jumeaux serviables, l’épopée met en scène ce que, par
exemple, R̥V, X, 125  mettait en formule quand il faisait dire à sa
déesse Vāc (si proche de Sarasvatī) : « C’est moi qui soutiens Mitra-
Varuṇa, moi qui soutiens Indra-Agni, moi qui soutiens les deux
Aśvin », ou encore ce qu’exprime (avec une autre spécification de la
troisième fonction) la triple titulature de la principale déesse de
l’Iran, « l’Humide, la Forte, la Pure ».
 
14. Les deux types de guerrier dans l’Inde. – Cette découverte a été
le point de départ d’une exploration de tout le poème, surtout des
premiers livres (de tout ce qui précède la grande bataille), appelée
certainement à renouveler nos études  : par son abondance, sa
cohérence, sa variété aussi, la transposition épique permet, du
système trifonctionnel, de chaque fonction et de plusieurs
représentations connexes, une étude plus fouillée et plus poussée
que ne faisait l’original mythologique connu surtout par les allusions
de textes lyriques. D’autre part, dès son article-programme de 1947,
Wikander a établi un point très important  : la structure
mythologique transposée dans le Mahābhārata est, à plusieurs
égards, plus archaïque que celle du R̥ gveda, conserve des traits
estompés dans cet hymnaire, mais dont des analogies iraniennes
prouvent qu’ils étaient indo-iraniens. En ce sens, un des premiers
services de la nouvelle étude a été de révéler, dans la fonction
guerrière, une dichotomie que le R̥ gveda a presque entièrement
détruite au profit du seul Indra. En fait, comme l’avaient montré des
travaux antérieurs de l’école d’Upsal, Vāyu et Indra patronnaient à
égalité, dans les temps prévédiques, deux types très différents de
combattants dont leurs fils épiques, Bhīma et Arjuna, rendent
possible une observation détaillée, et certainement une partie des
caractères, même physiques, de l’Indra védique doivent être
restitués à Vāyu pour une période plus ancienne. Ces deux types
sont aisés à définir en quelques mots.
Le héros du type Vāyu, sorte de bête humaine, est doué d’une
vigueur physique presque monstrueuse et ses armes principales sont
ses seuls bras, prolongés parfois par une arme qui lui est propre : la
massue. Il n’est ni beau, ni brillant, il n’est pas non plus très
intelligent et s’abandonne aisément à de désastreux accès de fureur
aveugle. Enfin, il opère souvent seul, hors de l’équipe dont il est
pourtant le protecteur désigné, cherchant l’aventure, tuant
principalement des démons et des génies. Au contraire le héros du
type Indra est un surhomme, si l’on veut, mais d’abord un homme
réussi et civilisé, dont la force reste harmonieuse et qui manie des
armes perfectionnées (Arjuna est notamment un grand archer, le
spécialiste des armes de jet). Il est brillant, intelligent, moral même,
et surtout sociable, guerrier de bataille plus que chercheur
d’aventures, et généralissime naturel de l’armée de ses frères.
 
15.  Les deux types de guerriers chez les Iraniens, les Grecs, les
Scandinaves. – Cette distinction, l’épopée iranienne la connaît aussi,
avec son brutal Kǝrǝsāspa armé de la massue et lié au culte de Vayu,
et ses héros plus séduisants tels que Θraētaona. En Grèce, elle
rappelle l’opposition typologique d’un Héraclès et d’un Achille, mais
surtout elle permet de donner une formulation plus précise, en
Scandinavie, aux rapports d’Óđinn et de Þórr et généralement de la
première et de la deuxième fonction. Il a été signalé, au deuxième
chapitre, qu’Óđinn s’était annexé une partie importante de la
fonction guerrière. Nous voyons maintenant qu’il s’agit
principalement (sans que la démarcation soit rigoureuse : c’est Þórr,
comme Indra, qui reste le Dieu tonnant, le dieu de la bagarre
atmosphérique) de la partie que, chez les Indo-Iraniens, patronnait
*Indra, alors que la partie que patronnait *Vāyu est plutôt celle de
Þórr, le brutal cogneur, l’aventurier des expéditions solitaires contre
les géants. Cela apparaît encore plus clairement si l’on considère
dans l’épopée les héros qui correspondent à chacun de ces dieux : les
héros odiniques, les Sigurđr, les Helgi, les Haraldr sont beaux,
brillants, sociables, aimés, aristocrates, alors que le seul «  héros de
Þórr » que connaisse l’épopée, Starkađr, est de la race des géants, –
  un géant réduit par Þórr à la forme humaine  – rébarbatif, brutal,
errant et solitaire, véritable réplique scandinave de Bhīma et
d’Héraclès.
 
16.  Caractérisations fonctionnelles des Pāṇḍava. –  Dans les
premiers livres tout au moins, les poètes du Mahābhārata,
certainement conscients de cette structure, se sont plu à donner des
cinq héros des présentations différentielles, à détailler si l’on peut
dire, leurs manières diverses de réagir à une même circonstance. Je
n’en rappellerai que deux.
Au moment où les cinq frères quittent le palais pour un injuste
exil qui ne prendra fin qu’avec la formidable bataille où ils auront
leur revanche, le pieux et juste roi Yudhiṣṭhira s’avance, « se voilant
le visage de son vêtement, pour ne pas risquer de brûler le monde
par son regard courroucé ». Bhīma « regarde ses énormes bras » en
pensant : « Il n’y a pas d’homme égal à moi pour la force des bras » ;
il «  montre ses bras, enorgueilli par la force de ses bras, désirant
faire contre les ennemis une action en rapport avec la force de ses
bras ». Arjuna disperse le sable, « y figurant l’image d’une foule de
flèches décochées sur les ennemis ». Quant aux jumeaux, leur souci
est autre  : Nakula, le plus beau des hommes, s’est enduit tous les
membres de poussière, en se disant : « Que je n’entraîne pas sur ma
route le cœur des femmes ! », et son frère Sahadeva s’est de même
barbouillé le visage (II, 2623-2636).
 
17. Les déguisements caractéristiques des Pāṇḍava. –  Au début du
livre IV (23-71 et 226-253), les cinq frères ont à choisir un
déguisement pour séjourner incognito à la cour du roi Virāṭa  :
Yudhiṣṭhira, héros de première fonction, se présente comme un
brahmane  ; le brutal Bhīma, comme un cuisinier-boucher et un
lutteur ; Arjuna, couvert de bracelets et de boucles d’oreilles, sera un
maître de danse  ; Nakula sera un palefrenier expert à soigner les
chevaux malades et Sahadeva un bouvier, informé de tout ce qui
concerne la santé et la fécondité des vaches.
Ces deux spécifications diverses et voisines des jumeaux sont
intéressantes  : si le R̥ gveda permet de noter quelques fugitives
distinctions dans le couple indissociable de leurs pères, Wikander a
souligné l’importance du critérium ici révélé : tout en restant avant
tout d’habiles médecins et en ignorant l’agriculture (ce qui engage à
reporter fort haut la conception), Nakula et Sahadeva se partagent
les deux principales provinces de l’élevage, réservant
différentiellement à l’un d’entre eux le patronage des vaches,
à  l’autre le patronage de ces chevaux qui, pourtant, dans le
R̥ gveda, leur fournissent leur second nom collectif, Aśvin (dérivé de
áśva « cheval »). Nous avons ainsi le premier modèle de formules qui
s’observent ailleurs à propos des homologues fonctionnels des
Nāsatya-Aśvin  : entre Haurvatāt̰ et Amǝrǝtāt̰, par exemple, Entités
zoroastriennes substituées aux jumeaux, la répartition se fait, à
l’intérieur du genre «  salubrité  », selon les eaux et les plantes  ; au
moins partiellement, entre le Njörđr et le Freyr des Scandinaves, la
distinction dans l’uniforme bienfait de «  l’enrichissement  » se fait
d’après les deux sources de la richesse, la mer et la terre. On voit
clairement ici comment la considération de l’épopée met en valeur
des traits structuraux et suggère des enquêtes fécondes.
Le déguisement d’Arjuna n’est étrange au premier abord que
parce qu’il est archaïque, mais, cette fois, d’un archaïsme que
connaît encore le R̥ gveda, où Indra est le « danseur », comme aussi
ses jeunes compagnons, la bande guerrière des Marut, et où ces
derniers se couvrent le corps d’ornements d’or, notamment de
bracelets et d’anneaux de chevilles, qui les font comparer à de riches
prétendants. Commun à la plus vieille mythologie et à sa
transposition épique, ce trait est certainement à verser au dossier du
«  Männerbund  » indo-iranien. Et peut-être, dans le même ordre
d’idées, la transposition épique laisse-t-elle seule entrevoir un
aspect, sur lequel les hymnes sont silencieux, de la morale spéciale
de ces groupes de jeunes gens, quand elle insiste sur le caractère
« efféminé » du déguisement choisi par Arjuna.
 
18.  Pāṇḍu et Varuṇa. –  De proche en proche, d’autres
correspondances entre l’intrigue du Mahābhārata et la mythologie
védique et prévédique ont pu être repérées, toujours avec le même
avantage que l’épopée, narration ample et continue, facilite dans
chaque cas l’analyse que gênent au contraire le lyrisme des hymnes
et leur rhétorique de l’allusion. J’ai ainsi pu montrer que Varuṇa
n’est pas absent de la transposition  ; seulement il se trouve à la
génération antérieure, inactuel, mort, quand le transposé de Mitra,
le fils de Dharma, devient roi : Pāṇḍu, le père putatif des Pāṇḍava,
et roi lui aussi avant son fils aîné Yudhiṣṭhira, présente en effet deux
caractères originaux, improbables, que les livres liturgiques et un
hymne attribuent aussi à Varuṇa  ; à l’un de ces caractères, il doit
son nom  : pāṇḍu signifie «  pâle, jaune clair, blanc  », et en effet un
incident de la naissance, ou plutôt de la conception de Pāṇḍu a fait
qu’il eut la peau maladivement pâle ou blanche ; or le Varuṇa figuré
dans certains rituels doit être śukla «  très blanc  », atigaura
«  excessivement blanc  ». L’autre trait est de plus grande portée  :
Pāṇḍu est condamné à l’équivalent de l’impuissance sexuelle,
condamné à périr (et il périra ainsi en effet) s’il fait l’acte d’amour ;
or Varuṇa, dans des circonstances diverses (AV, IV, 4, 1 ; rituel de la
consécration royale), est présenté comme devenu temporairement
impuissant, dévirilisé (cette dévirilisation se faisant parfois au profit
de ses proches, – ce qui rappelle, on le sait, un mythe important du
Grec Ouranos, châtré par ses fils).
Le travail ne fait en somme que commencer. Wikander et moi-
même espérons tirer de cette réserve inespérée une matière assez
abondante et assez claire pour élucider plusieurs incertitudes ou
difficultés qui sont encore irréductibles au niveau des hymnes et
pour fournir à la reconstitution indo-européenne des éléments sans
ambiguïté 5.
 
19.  Les premiers rois de Rome et les trois fonctions. –  L’épopée
romaine a utilisé autrement l’idéologie des trois fonctions et de leurs
nuances. Les héros qui les incarnent n’y sont plus des
contemporains, des frères simplement hiérarchisés ; ils se succèdent
dans le temps et, progressivement, constituent Rome. Ils ne se
succèdent pas dans l’ordre canonique, mais dans l’ordre  :
1°)  jumeaux bergers (3e  fonction)  ; 2°)  souverain «  jovien  », demi-
dieu créateur et vite excessif (1re  fonction, côté Varuṇa), puis
souverain «  dial  », humain, pieux, régulateur et réglé (1re fonction,
côté Mitra) ; 3°) enfin roi strictement guerrier (2e fonction). De plus
le souverain jovien n’est autre qu’un des jumeaux, survivant au
couple, mais profondément transformé. Cette double singularité
ouvre de nouvelles perspectives à l’enquête comparative, mais nous
considérerons d’abord les représentants des deux premières
fonctions, qui ne posent pas de problèmes inédits.
 
20. Romulus et Numa et les deux aspects de la première fonction. –
  Dans la tradition annalistique, les deux fondateurs de Rome,
Romulus et Numa, forment une antithèse aussi régulière, aussi
développée, et de même sens, que celle de Varuṇa et de Mitra dans
la littérature védique : tout s’oppose dans leur caractère, dans leurs
fondations, dans leur histoire, mais d’une opposition sans hostilité,
Numa complétant l’œuvre de Romulus, donnant à l’idéologie royale
de Rome son second pôle, aussi nécessaire que le premier. Quand,
au VIe  chant de l’Énéide, dans les Enfers, Anchise les présente tous
deux en quelques vers à son fils Énée (vv.  777-784 et 808-812), il
définit Romulus comme le belliqueux demi-dieu créateur de Rome
et, grâce à ses auspices, l’auteur de la puissance romaine et de sa
croissance continue (en huius, nate, auspiciis illa inclita Roma
imperium terris, animos aequabit Olympo) ; puis Numa comme le roi-
prêtre, porteur des objets sacrés, sacra ferens, et couronné d’olivier,
qui lui aussi, fonde Rome, mais en lui donnant des lois, legibus. Tout
s’ordonne autour de cette différence –  «  l’autre monde, ce monde-
ci  »  – où les sacra, le culte dont l’homme a l’initiative, équilibrent
excellemment les auspicia, où l’homme ne fait que déchiffrer le
langage miraculeux de Jupiter. On vérifie immédiatement que
l’opposition des deux types de souverains recouvre, point par point,
celle qui a été analysée dans le cas de Varuṇa et de Mitra (v. ci-
dessus, III, § 2).
Aussi importants l’un que l’autre dans la genèse de Rome,
Romulus et Numa ne sont pas «  assis  » dans la même moitié du
monde. Naïvement, Plutarque met dans la bouche du second,
lorsqu’il explique aux ambassadeurs de Rome ses raisons de refuser
le regnum, une remarque très juste (Numa, 5, 4-5) : « On attribue à
Romulus la gloire d’être né d’un dieu, on ne cesse de dire qu’il a été
nourri et sauvé dans son enfance par une protection particulière de
la divinité  ; moi, au contraire, je suis d’une race mortelle, j’ai été
nourri et élevé par des hommes que vous connaissez… »
Leurs modes d’action ne diffèrent pas moins et la différence
s’exprime de manière saisissante dans ce qu’on peut appeler leurs
dieux de prédilection. Romulus n’établit que deux cultes, et ce sont
deux spécifications de Jupiter –  de ce Jupiter qui lui a donné la
promesse des auspices,  – Jupiter Feretrius et Jupiter Stator, qui
s’accordent en ceci que Jupiter y est le dieu protecteur du regnum,
mais dans des combats, dans des victoires ; et la seconde victoire est
due à une prestidigitation souveraine de Jupiter, à un « changement
à vue », contre lequel évidemment aucune force ne peut rien et qui
bouleverse l’ordre attendu, l’ordre juste des événements. Au
contraire tous les auteurs insistent sur la dévotion particulière que
Numa a vouée à Fides. Denys d’Halicarnasse écrit (II, 75) : « Il n’y a
pas de sentiment plus élevé, plus sacré que la bonne foi, ni dans les
affaires des États, ni dans les rapports entre individus ; s’étant bien
persuadé de cette vérité, Numa, le premier parmi les hommes, fonda
un sanctuaire de la Fides Publica et institua en son honneur des
sacrifices aussi officiels que ceux des autres divinités.  » Plutarque
(N., 16, 1) dit semblablement qu’il fut le premier à bâtir un temple à
Fides et en outre qu’il apprit aux Romains leur plus grand serment,
le serment par Fides. On sent comme cette distribution se conforme
à l’essence des dieux souverains antithétiques, Varuṇa et Mitra,
Jupiter et Dius Fidius.
Les caractères des deux héros s’opposent de même : Romulus est
un violent, que les annalistes se plaisent à décrire sous la figure d’un
tyran à la mode grecque ou étrusque, mais avec des traits sûrement
anciens : « Il avait toujours près de lui, dit Plutarque (Rom., 26, 3-4),
les jeunes gens qu’on appelait Celeres, à cause de leur promptitude à
exécuter ses ordres. Il ne paraissait en public que précédé de licteurs
armés de verges avec lesquelles ils écartaient la foule et ceints de
courroies dont ils liaient sur-le-champ ceux qu’il ordonnait
d’arrêter.  » À ce souverain aussi matériellement «  lieur  » que
Varuṇa, s’oppose le bon, le calme Numa, dont le premier soin,
devenu roi, est de dissoudre le corps de Celeres (Plut., N., 7, 6) et le
second d’organiser (ibid.) ou de créer (Tite-Live, I, 20) les trois
flamines maiores. Numa est dépourvu de toute passion, même de
celles que les barbares estiment, comme la violence et l’ambition
(Plut., N., 3, 6).
En conséquence, les affinités de l’un sont toutes pour la fonction
guerrière, celles de l’autre pour la fonction de prospérité. Jusque
dans son conseil posthume, Romulus, le roi aux trois triomphes,
prescrit aux Romains  : rem militarem colant (Tite-Live, I, 16, 7).
Numa, lui, s’assigne pour tâche de déshabituer les Romains de la
guerre (Plut., N., 8, 1-4) ; la paix n’est rompue à aucun moment de
son règne (ibid., 20, 6) ; il offre une bonne entente aux Fidénates qui
font des razzias sur ses terres et institue à cette occasion, suivant
une variante, les prêtres féciaux pour veiller au respect des formes
qui empêchent ou limitent la violence (Denys d’Hal., II, 72  ; cf.
Plut., N., 12, 4)  ; il distribue aux citoyens indigents le territoire
conquis par Romulus «  afin de les soustraire à la misère, cause
presque nécessaire de la perversité, et de tourner vers l’agriculture
l’esprit du peuple qui, en domptant la terre, s’adoucirait lui-
même » ; il partage tout le territoire en uici, avec des inspecteurs et
des commissaires qu’il contrôle lui-même, « jugeant des mœurs des
citoyens par le travail, avançant en honneurs et pouvoirs ceux qui se
distinguaient par leur activité, blâmant les paresseux et corrigeant
leur négligence » (Plut., N., 16, 3-7).
Bornons ici la comparaison, qui pourrait se poursuivre dans un
grand détail, car il est évident que les annalistes se sont ingéniés à
pousser dans toutes les directions l’opposition des deux rois, l’un
iuuenis, ferox, odieux aux senatores et peut-être tué par eux, sans
enfant, etc.  ; l’autre senex type, grauis, pieusement enterré par les
senatores, ancêtre de nombreuses gentes, etc. Des prétentions
gentilices ou l’imitation de modèles grecs ont pu introduire plus
d’un détail, et à plusieurs époques, dans ces «  vies parallèles
inverses  » et notamment dans celle de Numa. Mais il est clair que
ces innovations mêmes se sont conformées à une donnée
traditionnelle, dont l’intention était d’illustrer deux types de roi,
deux modes de souveraineté  : ceux mêmes que l’Inde couvre des
noms de Varuṇa et de Mitra.
D.S.I.E., p. 182.
I, II, III : les trois fonctions.
En grandes capitales : principaux dieux souverains ;
en petites capitales : divinités auxiliaires des grands dieux souverains ;
en bas de casse, romain  : divinités des deux autres fonctions sans rapport direct avec la
Souveraineté ;
en bas de casse, italique : hommes, rois de Rome marqués fonctionnellement ;
trait continu : homologie fonctionnelle partielle entre divinités de niveaux différents ;
trait discontinu : homologie fonctionnelle partielle entre un dieu et un homme.

21.  Tullus Hostilius et la fonction guerrière. –  Après la fonction


souveraine, la fonction guerrière  ; après Romulus et Numa, Tullus
Hostilius, qu’Anchise présente à Énée (En., VI, 815) comme celui
« qui ramènera aux armes, in arma, les citoyens devenus casaniers et
déjà désaccoutumés des triomphes ». Arma, comme auspicia et sacra
pour ses prédécesseurs, signale bien l’essentiel de son caractère et de
son œuvre  : militaris rei institutor, dira Orose et, bien avant lui,
Florus  : «  La royauté lui fut conférée par égard pour son courage  :
c’est lui qui fonda tout le système militaire et l’art de la guerre ; en
conséquence, après avoir exercé d’une manière étonnante la
iuuentus romaine, il osa provoquer les Albains… »
 
22. Les mythes d’Indra et la légende de Tullus Hostilius. – C’est ici
que la confrontation de l’épopée romaine et de la mythologie
indienne a donné (1956) ses résultats les plus inattendus, et permis
d’avancer l’étude détaillée de la fonction guerrière indo-européenne
dont la seule confrontation des théologies explicites ne laissait
entrevoir que les plus grands traits : dans leurs « leçons », mais aussi
dans leurs affabulations, les deux épisodes solidaires qui constituent
« l’histoire » de Tullus – la victoire du troisième Horace sur les trois
Curiaces et le châtiment de Mettius Fuffetius, qui tirent Rome du
péril que courait son imperium naissant, l’un par la subordination
d’Albe, l’autre par sa destruction  – recouvrent de près deux des
principaux mythes d’Indra, que la tradition épique présente souvent
comme consécutifs et solidaires, à savoir la victoire d’Indra et de
Trita sur le Tricéphale, et le meurtre de Namuci. Il n’est possible ici
que de mettre dans un tableau schématique les homologies, en
priant le lecteur qu’elles intéresseront de se reporter au livre où les
arguments et les conséquences sont longuement exposés.
A, a) (Inde)  : Dans le cadre de leur rivalité générale avec les démons, les dieux sont
menacés par le redoutable monstre à trois têtes qui est pourtant le « fils d’ami » (dans
le R̥ gveda), ou le cousin germain des dieux (dans les Brāhmaṇa et l’épopée), et en
outre brahmane et chapelain des dieux. Indra (dans le R̥ gveda) pousse Trita, le
« troisième » des trois frères ptya, à tuer le Tricéphale, et Trita le tue en effet, sauvant
les dieux. Mais cet acte, meurtre d’un parent, ou d’un allié, ou d’un brahmane,
comporte une souillure dont Indra se décharge sur Trita ou sur les Āptya, qui la
liquident rituellement. Depuis lors, les Āptya sont spécialisés dans la liquidation de
diverses souillures et notamment, dans tous les sacrifices, de celle que comporte
l’inévitable mise à mort de la victime.
b)  (Rome)  : Pour régler le long conflit dans lequel Rome et Albe se disputent
l’imperium, les deux parties conviennent d’opposer les trois jumeaux Horatii et les
trois jumeaux Curiatii (dont l’un est fiancé à une sœur des Horatii ; et qui, même, dans
la version suivie par Denys d’Halicarnasse, sont cousins germains des Horatii). Dans le
combat, il ne reste bientôt qu’un Horatius, mais ce «  troisième  » tue ses trois
adversaires, donnant l’imperium à Rome. Dans la version de Denys, ce meurtre de
cousins risque de produire une souillure, mais une remarque de casuiste l’évite  : les
Curiatii ayant été les premiers à accepter l’idée du combat, la responsabilité est sur
eux. Mais la souillure par le sang familial reparaît aussitôt, transférée sur un épisode
qui n’a pas de parallèle dans le récit indien : le troisième Horatius tue sa sœur, qui le
maudissait du meurtre de son fiancé. La gens Horatia doit donc liquider cette souillure
et, chaque année, continue d’offrir un sacrifice expiatoire ; la date de ce sacrifice, au
début du mois qui met fin aux campagnes militaires (calendes d’octobre), suggère que
ces expiations concernaient, par-delà le légendaire Horatius, les soldats rentrant à
Rome, souillés par les inévitables meurtres de la bataille.
B, a) (Inde)  : Le démon Namuci, après de premières hostilités, a conclu un pacte
d’amitié avec Indra, qui s’est engagé à ne le tuer « ni de jour ni de nuit, ni avec du sec
ni avec de l’humide ». Un jour, profitant traîtreusement d’un état de faiblesse où Indra
a été mis par le père du Tricéphale, Namuci dépouille Indra de tous ses avantages  :
force, virilité, soma, nourriture. Indra appelle à son secours les dieux canoniques de
troisième fonction, Sarasvatī et les Aśvin, qui lui rendent sa force et lui indiquent le
moyen de garder sa parole tout en la violant : il n’a qu’à assaillir Namuci à l’aube, qui
n’est ni la nuit ni le jour, et avec de l’écume, qui n’est ni du sec ni de l’humide. Indra
surprend ainsi Namuci qui ne se défie pas et le décapite bizarrement en « barattant »
sa tête dans l’écume.
b) (Rome) : Après la défaite des trois Curiatii, le chef des Albains, Mettius Fuffetius, en
vertu de la convention, s’est mis, lui et Albe, sous les ordres de Tullus. Mais,
secrètement, il trahit son allié. Pendant la bataille contre les Fidénates, il se retire avec
ses troupes sur une hauteur, découvrant le flanc des Romains. Dans ce péril mortel,
Tullus fait des vœux aux divinités de troisième fonction, notamment à Quirinus, et
reste vainqueur. Bien qu’ayant remarqué la trahison de Mettius, il feint d’être dupe et
convoque au prétoire, comme pour les féliciter, les Albains qui ne se défient pas. Là il
surprend Mettius, le fait saisir et le condamne à un châtiment unique dans l’histoire de
Rome, l’écartèlement.

23.  Rapports de la fonction guerrière avec les deux autres. –  À


travers ces mythes et ces légendes, c’est toute une philosophie des
nécessités, des entraînements, des risques de la fonction guerrière
qui s’exprime, et aussi une conception cohérente des rapports de
cette fonction centrale avec la troisième, qu’elle mobilise à son
service, et avec l’aspect «  Mitra, Fides  » de la première, qu’elle ne
respecte guère, qu’elle ne peut guère respecter, parce que, engagée
dans l’action et dans les périls, comment accepterait-elle que la
fidélité aux principes gêne cette action et la désarme devant ces
périls ?
Les rapports d’Indra, de Tullus avec l’aspect « Varuṇa, Jupiter »
de la fonction souveraine ne vont pas non plus sans heurts  : on a
déjà rappelé les hymnes védiques où Indra défie Varuṇa, se vante
même d’abolir sa puissance (et les Hárbađsljóđ de l’Edda opposent
de même Óđinn et Þórr dans un dialogue injurieux). Quant à Tullus,
il est, à Rome, ce scandale vivant  : le roi impie, et la fin de son
histoire n’est que la terrible revanche que Jupiter, le maître des
grandes magies, exerce contre ce roi trop purement guerrier, qui l’a
si longtemps ignoré  ; une épidémie frappe ses troupes, qu’il oblige
néanmoins à continuer les guerres, jusqu’au jour où lui-même
contracte une longue maladie : alors, dit Tite-Live (I, 31, 6-8),
lui, qui, jusqu’à ce temps, avait considéré que rien n’est moins digne d’un roi que
d’appliquer son esprit aux choses sacrées, soudain il s’abandonna à toutes les
superstitions, grandes et petites, et propagea même dans le peuple de vaines
pratiques… On dit que le roi lui-même, en consultant les livres de Numa, y trouva la
recette de certains sacrifices secrets en l’honneur de Jupiter Elicius. Il se cacha pour les
célébrer. Mais, soit au début, soit au cours de la cérémonie, il commit une faute de
rituel, en sorte que, loin de voir apparaître une figure divine, il irrita Jupiter par une
évocation mal conduite et fut brûlé par la foudre, lui et sa maison.

Telles sont les fatalités de la fonction guerrière. Si Indra, le grand


pécheur Indra, n’aboutit pas à cette fin dramatique, c’est qu’il est
dieu et que, tout compte fait, sa force et ses services restent ce qui
intéresse le plus les hommes.
 
24.  Les jumeaux védiques et romains, mythologie et épopée de la
troisième fonction. – Quant aux jumeaux – que Rome, dans le Latium,
n’était pas seule à honorer  : la légende prénestine en plaçait un
couple, un peu autrement, au temps de ses origines,  – l’épopée
romaine les met à la place d’honneur dans les personnes de Romulus
et de Rémus. Il y a une différence du tout au tout entre le Romulus
roi que nous avons tout à l’heure observé et opposé à Numa dans la
seconde et dernière partie de sa carrière, et le Romulus d’avant
Rome, le Remo cum fratre Quirinus. Cette différence éclate en effet, à
propos même de la fondation, dans la querelle des auspices et le
meurtre de Rémus  : Romulus cesse alors d’être «  un des deux
jumeaux », l’associé fidèle et sans querelle de son frère, pour devenir
le roi prestigieux, créateur, bientôt terrible, tyrannique et, par
l’institution des hommes qui portent devant lui des cordes toutes
prêtes, aussi littéralement «  lieur  », on l’a vu (ci-dessus, §  20), que
son homologue du panthéon védique, Varuṇa, armé des liens.
La correspondance typologique des jumeaux de l’épopée romaine
et des dieux jumeaux, Nāsatya-Aśvin, qui terminent la liste
trifonctionnelle indo-iranienne, est précise. Jusqu’à leur départ
d’Albe et à la fondation de la Ville, ils sont et ne sont que «  de
troisième fonction » : pasteurs, élevés par un pasteur, vivant une vie
exemplaire de pasteurs seulement relevée par un goût marqué pour
la chasse et les exercices physiques. Dans cette définition pastorale,
l’évolution de la protocivilisation romaine (disparition du char de
guerre, notamment) a éliminé le « côté cheval » (en évidence dans le
mot Aśvin) et il ne reste que le «  côté bœuf et mouton  », asseyant
davantage, si l’on peut dire, Romulus et Rémus dans l’économie
rurale.
Les Nāsatya, on se le rappelle, sont d’abord tenus à distance par
les dieux parce que trop « mêlés aux hommes » (Śat. Brāhm., IV, 1,
5, 14, etc.) et, dans la littérature postérieure, ils seront même
considérés comme des dieux d’abord śūdra, des dieux de ce qu’il y a
de plus bas, hors classe, par rapport à la société ordonnée. Ainsi
vivent, pensent, agissent Romulus et son frère. Il n’y a en eux rien
du «  souverain  », aucun respect pour l’ordre. Dévoués aux plus
humbles, ils méprisent les intendants, inspecteurs et chefs de
troupeaux du roi (Plutarque, Rom., 6, 7). La troupe qui leur servira
dans leur révolte sera une troupe de bergers (Tite-Live, 1, 5, 7), ou
un rassemblement d’indigents et d’esclaves (Plut., R., 7, 2),
préfigurant l’hétéroclite peuplement de l’Asyle (ibid., 9, 5).
Ils sont des redresseurs de torts, comme les Nāsatya passent leur
temps à réparer les injustices des hommes ou du sort. Simplement,
étant dieux, les Nāsatya font leurs libérations, restaurations et
guérisons par des miracles, alors que Romulus et Rémus ne peuvent
recourir qu’à des moyens humains pour protéger leurs amis contre
les brigands, rétablir dans leurs droits les bergers de Numitor brimés
par ceux d’Amulius, et finalement châtier Amulius. Un des plus
célèbres services des Nāsatya, origine de leur fortune divine, est
d’avoir rajeuni le vieux Cyavana décrépit  ; le grand exploit de
Romulus et de Rémus et l’origine de la fortune du premier est de
même d’avoir restauré leur vieux grand-père qui avait été dépouillé
de la royauté d’Albe.
Les deux Nāsatya, dans le R̥ gveda, sont presque indiscernables,
agissent ensemble ; un texte cependant marque une grave inégalité,
qui rejoint celle des Dioscures grecs  : l’un d’eux est fils du Ciel,
l’autre fils d’un homme. L’inégalité des jumeaux romains est
différente, mais aussi considérable : égaux par la naissance, un seul
d’entre eux pourtant poursuivra sa carrière et deviendra dieu –  le
dieu canonique de troisième fonction, Quirinus,  – l’autre périssant
précocement et ne recevant plus dès lors que les honneurs habituels
aux grands morts. Ovide pourra dire d’eux (Fastes, II, 395-6)  : at
quam sunt similes ! at quam formosus uterque ! plus tamen ex illis iste
uigoris habet…
Certaines actions étranges des Nāsatya –  mal connues, comme
toute leur mythologie  – paraissent aussi rejoindre des traits de la
légende de Romulus et de Rémus, parfois seulement avec une
inversion (protecteurs, et non protégés) qui tient au fait qu’ils sont
des dieux et les jumeaux romains des hommes. Un des services
fréquents des Nāsatya est de faire cesser la stérilité des femmes et
des femelles  : or Romulus et Rémus sont les premiers chefs des
Luperques, dont un des offices, par la flagellation, est de rendre
mères les femmes romaines (une légende étiologique, mais qui place
l’origine de ce rite après la fondation de Rome et l’enlèvement des
Sabines, dit qu’il a été destiné d’abord à faire cesser une stérilité
générale). –  Dans tout le R̥ gveda, le loup est un être mal vu, est
l’ennemi ; la seule exception se trouve dans le cycle des Nāsatya : un
jeune homme avait égorgé cent un béliers pour nourrir une louve,
en punition de quoi son père lui avait crevé les yeux ; à la prière de
la louve, les jumeaux divins rendirent la vue au malheureux. Dans
l’histoire de Romulus et Rémus et dans elle seule à Rome, c’est non
plus nourrie mais nourricière que la louve occupe la place flatteuse
que l’on sait. – Dans les rites et légendes des Lupercales (Ovide, F.,
II, 361-379), dans les récits sur la jeunesse de Romulus et de Rémus
(Plutarque, Rom., 6, 8), les courses jouent un rôle considérable  :
également, mais les courses en char, dans la mythologie des
« Aśvin ». – Un trait malheureusement obscur de la fête rustique de
Pales (le « cheval mutilé  », curtus equos), et aussi le concept même
de la déesse « Pales », si étroitement lié à Romulus et à Rémus et à
la fondation de Rome, rappellent la légende où les Nāsatya
remettent en état la jument dite « Pálā de la víś » (víś, principe de la
troisième fonction, et aussi « clan ») qui, dans une course, avait eu la
jambe coupée.
Cette confrontation sommaire suffit à établir que, dans leur
carrière «  préromaine  », Romulus et Rémus correspondent aussi
précisément aux Nāsatya que Romulus devenu roi et son successeur
Numa correspondent à Varuṇa et à Mitra, et Tullus à Indra. Quand
Romulus mort sera déifié sous le nom du dieu canonique de
troisième fonction, Quirinus, il ne fera donc que revenir à sa
première valeur et, soit dit en passant, cette remarquable
convergence engage à réviser l’idée généralement admise que
l’assimilation de Romulus et de Quirinus est secondaire et tardive.
 
25.  La troisième fonction, fondement des deux autres. –  Quant à
l’ordre d’apparition des trois fonctions dans l’épopée des origines
romaines – 3, 1, 2 –, et à la transformation de Romulus lui-même de
« Nāsatya » en « Varuṇa », ils ne sont pas non plus sans parallèles, et
révèlent un aspect de la structure trifonctionnelle que nous n’avons
pas encore eu l’occasion de signaler. Nous voyons ici comme une
reconnaissance du fait certain que, si la troisième fonction est la
plus humble, elle n’en est pas moins le fondement et la condition
des deux autres  : comment vivraient les sorciers et les guerriers si
les pasteurs-agriculteurs ne les entretenaient pas  ? Dans la légende
iranienne, Yima, comme Romulus, ne devient un roi prestigieux et
bientôt excessif –  défiant Ahura Mazdā  – qu’après avoir été
différentiellement, dans la première partie de sa carrière, un bon
« héros de troisième fonction », aux riches pâturages, sous lequel la
maladie et la mort n’atteignaient ni les hommes, ni les bêtes, ni les
plantes (Yašt, XIX, 30-34). Dans l’épopée ossète (v. ci-dessus, I, § 4),
les deux jumeaux Æxsært et Æxsærtæg, dont le second tue le
premier dans un accès de jalousie, puis engendre la famille des
Æxsærtægkatæ (différentiellement la famille des Forts, des
Guerriers), sont eux-mêmes, selon certaines variantes, issus de la
race de « Bora » c’est-à-dire des Boratæ (la famille des Riches). C’est
la même philosophie qui s’exprime, dans les rituels indiens, sur
l’aire même du sacrifice  : trois feux y doivent être réunis,
correspondant aux trois fonctions, un feu qui transmet les offrandes
aux dieux, un feu de défense contre les démons, un feu du maître de
maison ; or c’est ce dernier, présenté avec les caractères d’un « feu
vaiśya  », qui est le feu fondamental, allumé le premier, et c’est lui
qui sert à allumer les deux autres.
 
26.  Développement de la recherche. –  Le lecteur est maintenant
introduit non pas seulement dans l’entrepôt où sont classés les
résultats, mais, pour la théologie et la mythologie de chacune des
trois fonctions, et notamment de la deuxième et de la troisième,
installé sur le champ de fouilles même où le comparatiste en est
encore à se battre avec sa matière. Le travail va se continuer, avec
ses suites ordinaires, qui ne sont pas seulement des trouvailles
nouvelles, mais aussi des corrections, des réinterprétations de détail
à la lumière d’ensembles mieux compris, et généralement des
réflexions critiques sur les bilans antérieurs.
Avant de prendre congé, le guide doit rappeler que, pour
importante, centrale même, que soit l’idéologie des trois fonctions,
elle est loin de constituer tout l’héritage indo-européen commun que
l’analyse comparative peut entrevoir ou reconstituer. Un grand
nombre d’autres chantiers, plus ou moins indépendants, sont
ouverts  : sur les «  dieux initiaux  », sur la déesse  Aurore, et sur
quelques autres, sur la mythologie des crises du soleil, sur des
variétés de sacerdoces et sur des mécanismes rituels, sur les
concepts fondamentaux de la pensée religieuse, la comparaison, et
spécialement la comparaison des faits indo-iraniens et des faits
romains, a déjà permis ou va permettre de reconnaître des
coïncidences qu’il est difficile d’attribuer au hasard.
TROISIÈME PARTIE
LA FABRICATION DE L’HISTOIRE
Un des reproches les plus fréquemment adressés à Dumézil par
ses contradicteurs porte sur l’aspect mécaniste, voire réducteur, de
sa démarche  : dans le système triparti, tout serait fixé d’avance. À
cela, il n’a cessé de répondre :
1) que l’héritage commun n’est pas exclusif d’emprunts aux premiers
occupants rencontrés par les envahisseurs indo-européens ou aux sociétés
voisines. Les Romains ont fait de nombreux emprunts aux Grecs, sans
avoir aucune conscience de l’origine commune des dieux
«  étrangers  » qu’ils incorporaient à leur panthéon. Dumézil a
particulièrement insisté sur ces problèmes d’emprunts à propos des
Scythes.
Si la tradition fidèlement gardée par les Ossètes éclaire un grand nombre de données
scythiques d’Hérodote et de Lucien, il n’en est pas moins légitime et fécond de
continuer à demander des lumières aux « empires des steppes », Huns, Turcs, Mongols,
dont les conditions de vie étaient comparables à celles des Scythes, des Sarmates, des
Alains et avec lesquels l’Europe orientale a eu des rapports presque constants
d’affrontement, d’alliance, parfois d’union. Par exemple la comparaison qu’on lira plus
loin des coutumes funéraires des Scythes avec celles des Ossètes, reprise de Vs. Miller,
n’annule pas les parallèles établis depuis longtemps avec celles de plusieurs peuples
sibériens. Le «  chamanisme  » scythique, étudié spécialement par Karl Meuli, est une
réalité, même si cet auteur lui a attribué plus que son dû.
Si, tenu par mes problèmes habituels, je me suis surtout intéressé depuis cinquante ans
à «  l’héritage indo-européen  » des Scythes, si j’ai interprété par exemple l’étroite
analogie du Syrdon des Ossètes et du Loki des Scandinaves par la double conservation
d’un type déjà formé chez les ancêtres communs des uns et des autres, je ne conteste
pas l’importance d’un autre type de problèmes : les problèmes d’emprunt. Les arrière-
pays de la mer Noire et de la mer Caspienne ont toujours été des terres de passage ou
d’attente et la circulation entre la Baltique et la Méditerranée, active dès la préhistoire,
traversait les terres scythiques.

2) que la tripartition et les autres éléments du fonds commun indo-


européen ne constituaient qu’un cadre général que chaque peuple
organisait à sa guise. Contrastant avec la si riche mythologie
indienne, la mythologie romaine est presque inexistante. « La Rome
classique n’a pour ainsi dire plus de mythologie divine, ne sait plus
rien raconter de ses dieux dont les définitions et les relations
fonctionnelles restent pourtant claires. » L’héritage indo-européen a
été transposé dans une épopée nationale. Dès les débuts de
l’enquête, Dumézil a formulé la notion de « champs idéologiques » :
Chaque société a une forme d’esprit et de goût, d’imagination et de sens moral, qui ne
permet aux institutions comme aux mythes, quels qu’en soient l’origine et l’âge, de
vivre et de prospérer en elle que s’ils se modèlent sur certains types et s’orientent dans
certains sens.

Par «  approximations successives  », l’historien peut mettre en


évidence « les systèmes de coordonnées, parfois fort dissemblables, à
l’aide desquels des sociétés diverses formulent et dessinent des
“fonctions conceptuelles” identiques ou analogues ». Dumézil a ainsi
défini les principaux caractères différentiels des champs romain et
indien.
Les Romains pensent historiquement alors que les Indiens pensent fabuleusement. Tout
récit, en tout pays, concerne un morceau du passé, mais, pour avoir audience auprès
des Romains, il faut que ce passé soit relativement proche, se laisse situer dans le
temps comme dans l’espace, qu’il concerne des hommes et non des êtres imaginaires,
et généralement qu’il mette en jeu le moins possible les forces et ressorts étrangers à la
vie courante. À l’inverse, les Indiens ont le goût des lointains, des durées et des
distances immenses  ; ils aiment aussi bien l’imprécision amplificatrice que la
monstruosité grandiose ; ils sont friands de merveilles.
Les Romains pensent nationalement et les Indiens cosmiquement. Les premiers ne
s’intéressent à un récit que s’il a quelque rapport avec Rome, s’il se présente comme de
l’« histoire romaine », justifiant un détail d’organisation de la Ville, une règle positive
ou négative de conduite, une prétention, un préjugé romains. À l’inverse, les seconds,
du moins ceux des Indiens qui développent et consignent les mythes, se désintéressent
des patries éphémères  ; ce qui les touche, ce sont les origines, les vicissitudes, les
rythmes du grand Tout, de l’Univers même plutôt que de l’Humanité.
Les Romains pensent pratiquement et les Indiens philosophiquement. Les Romains ne
spéculent pas ; s’ils sont en état d’agir, s’ils sont au clair sur l’objet et sur les moyens
de leur action, ils sont satisfaits et ne cherchent ni à comprendre ni à imaginer
davantage. Les Indiens vivent dans le monde des idées, dans la contemplation,
conscients de l’infériorité et des périls de l’acte, de l’appétit, de l’existence même.
Les Romains pensent relativement, empiriquement  ; les Indiens pensent absolument,
dogmatiquement. Les uns sont toujours en éveil sur l’évolution de la vie, pour la freiner
sans doute, mais aussi pour la légitimer et lui donner une forme acceptable ; l’édit du
préteur, les votes des comices, l’escrime subtile ou violente des magistrats assurent en
tous temps un juste équilibre entre l’être et le devenir, entre la tradition et les
sollicitations du présent. L’Inde n’a de regard que pour l’immuable ; le changement est
pour elle, suivant les matières, illusion, imperfection ou sacrilège  ; les maximes qui
règlent les rapports humains sont donc inchangeables, comme l’est l’organisation
sociale elle-même, comme l’est toute organisation légitime, tout dharma.
Les Romains pensent politiquement, les Indiens pensent moralement. La plus auguste
réalité accessible aux sens étant Rome, la vie de Rome étant un problème
constamment posé, et la religion elle-même n’étant qu’une partie de l’administration
publique, toutes les réflexions des Romains, tous leurs efforts s’ordonnent à la res
publica, tous les devoirs, toutes les règles et par conséquent tous les récits qui forment
le trésor de la sagesse romaine ont une pointe tournée vers la politique, vers les
institutions, vers les procédures, vers la casuistique du consul, ou du censeur, ou du
tribun. Pour les Indiens, du plus élevé au plus humble, tout homme a d’abord affaire
soit aux dieux, soit aux grandes notions qui valent des dieux ; l’ordre social n’étant pas
absolu ou plutôt ne tenant sa valeur absolue que de sa conformité aux lois générales
du monde, tout ce qui le concerne n’est qu’une science seconde, déduite de vérités
supérieures, et non pas un art directement induit de l’examen de sa matière.
Enfin les Romains pensent juridiquement, les Indiens pensent mystiquement. Les
premiers ont dégagé très tôt la notion de personne et c’est sur elle, sur l’autonomie, sur
la stabilité, sur la dignité des personnes qu’ils ont construit leur idéal des rapports
humains – jus  –, les dieux n’y intervenant guère que comme témoins. L’Inde s’est au
contraire de plus en plus persuadée que les individus ne sont qu’apparences
trompeuses et que seul existe l’Un profond  ; que par conséquent les vrais rapports
entre les êtres, humains ou autres, sont plutôt des rapports de participation,
d’interpénétration que des rapports d’opposition et de négociation  ; que dans toute
affaire, même la plus temporelle, le principal partenaire est le grand invisible dans
lequel, à vrai dire, se rejoignent, se fondent les partenaires visibles.

De même, il a caractérisé les champs idéologiques de Rome et de


l’Iran zoroastrien.
À Rome la pensée est toute politique et nationale. La religion, comme tout le reste,
s’incorpore très tôt et de plus en plus profondément à l’État, suit ses vicissitudes, sert
ses intérêts. L’individu l’intéresse peu. Elle ne se soucie ni d’éveiller ni de satisfaire
aucune aspiration mystique. La morale qu’elle appuie se développe dans les édits des
préteurs et non par la méditation des prêtres. Elle est ritualiste, disciplinaire, et non
spirituelle. – Au contraire, dans le zoroastrisme pur, les formes politiques n’intéressent
la vie religieuse que par les obstacles qu’elles lui opposent ou les services qu’elles lui
rendent. La notion même d’Arya qui, dans l’Inde, fournit à la religion un cadre racial
sinon politique, et qui restera importante dans d’autres parties de l’Iran, ne joue pas de
rôle dans les Gâthâ. Ce qui compte, c’est d’être bon et non méchant, ashavan et non
drəgvant. Il est à peine anachronique de dire que, pour le croyant, « le Royaume n’est
pas de ce monde ». Et naturellement, sur cette base, se développe une religion de salut,
une religion militante, où l’enjeu, le combattant, le champ de bataille sont individuels.
Les rites s’émoussent, armes inutiles pour faire triompher la vertu. Plus tard l’État
sassanide changera en partie cela : en quoi il ne sera pas fidèle à l’esprit du prophète.
Le second caractère différentiel dérive du premier. Il a été possible de déceler, dans les
deux premiers livres de Tite-Live, depuis les règnes et figures de Romulus et de Numa
jusqu’aux exploits de Coclès et de Scaevola, une bonne part de mythes indo-européens,
mais transformés en récits vraisemblables, humains, datés. La vieille mythologie a
subsisté, avec la philosophie sous-jacente, avec les services éducatifs qu’elle rendait ;
mais, pour subsister et continuer de servir, elle a dû se plier au goût si marqué de la
société romaine de tout rapporter à elle-même, à ses quelques siècles d’existence, à son
ager, à ses patres  : elle s’est faite histoire, et histoire nationale. –  Le zoroastrisme au
contraire, n’étant pas enfermé dans son cadre de temps et d’espace, cherche ailleurs
son appui : il pense non pas historiquement, mais théologiquement. Lui non plus, pour
d’autres raisons, ne présente plus à l’observateur une mythologie au sens précis du
mot. Mais il a été plus radical  : il n’a pas, comme Rome, sauvé ses mythes en les
travestissant, en les transportant dans une autre province de la mémoire. Il les a
sacrifiés. Seulement, les sacrifiant, il en a gardé l’essentiel, l’armature philosophique,
pour l’appliquer à l’analyse ardente de l’objet nouveau de sa foi  : le dieu unique,
créateur et maître universel.
Ces oppositions fondamentales ont eu une influence
déterminante sur l’évolution des institutions.
L’Inde s’est progressivement engourdie dans un système féodal, rigide et immobile,
durcissant les trois classes sociales fonctionnelles –  prêtres, guerriers, éleveurs-
agriculteurs  – en castes étanches, hypertrophiant le pouvoir ou du moins le prestige
des organes souverains, rois et caste brahmanique, anémiant au contraire et paralysant
peu à peu les éléments dynamiques, les facteurs de rajeunissement et de
renouvellement de l’ancienne société conquérante. À l’inverse, les Romains se sont
engagés très tôt dans la voie qui devait les mener à l’abolition de la royauté, à la
conception civique de la société et de l’État, à l’oubli de la classification fonctionnelle,
à l’établissement de classifications d’un autre type (d’après la résidence, ou d’après la
fortune…) permettant à tout citoyen d’être et de cesser d’être, tour à tour ou
simultanément selon les cas, civil et militaire, magistrat laïc ou magistrat religieux.

Les différences entre les Romains et les Indiens sont


particulièrement marquées. Mais on en trouve d’également nettes
entre des peuples plus proches. Ainsi, chez les Romains comme chez
les Irlandais, la «  mythologie est fondue dans l’épopée, se présente
comme un fragment relativement récent de la vie réelle du pays  »,
mais cette rencontre est « compensée par une énorme différence : les
deux peuples ne s’accordent pas du tout sur la conception de ce
cadre humain où se situent leurs mythes ».
Pour le brillant et poétique paladin irlandais qui, malgré des débauches de bravoure et
la plus vive intelligence, n’aura pas su avant notre siècle organiser son île, divin et
humain ne s’opposent pas, ne se distinguent pas réellement  : autant que parmi son
clan et ses ennemis, l’Irlandais vit dans la surnature, parmi les fées des tertres et les
fantômes de la brume ; il sait que rien n’est impossible à personne ; que les réseaux de
tabous mystiques gouvernent la société et la vie de chacun plus souverainement que la
casuistique des lois et des usages où pourtant sa finesse excelle  ; que les dons et les
secours mystérieux ont dans le succès des entreprises plus de part que les calculs ; que
chaque homme est celui qu’il croit être, mais parfois aussi un autre, réincarné pour la
troisième ou la quatrième fois, et encore un animal de la forêt  ; il sait qu’au détour
d’un récif des mers occidentales, la barque du pêcheur peut soudain aborder au pays
des Morts, ou plutôt des Vivants, et qu’ensuite, naturellement, elle en reviendra
chargée de sorts et de mélancolie.
Au contraire, pour le soldat laboureur qui devait en moins de mille ans asservir le
monde à quelques collines du Latium, l’humain se définit par une opposition
rigoureuse au divin  ; l’humain, c’est exclusivement le positif, le vraisemblable, le
naturel, le prévisible, le codifiable, le régulier ; si donc les mythes sont « humains » et
terrestres, les dieux y auront peu de part, et l’essentiel des récits se passera vraiment
entre hommes, en machinations calculées et en réalisations exactes, comparables à ce
qu’on racontera un peu plus tard des Scipions ou des Gracques, de Sylla ou de César ;
la communication entre l’humain et le divin ne se fera guère, comme dans la vie
même, que par sacrifices et prières d’un côté, présages et prodiges de l’autre  ; les
morts, comme dans la pratique, n’y interviendront qu’à titre d’exemples à imiter ou
d’imagines à porter en procession  ; le flux de l’irrationnel y sera contenu par les
nombreuses digues que ce peuple de juristes et d’annalistes a su, respectueusement,
élever devant lui.

À côté de l’exploration des différentes applications de l’idéologie


tripartie, Georges Dumézil a consacré une bonne part de son activité
à mettre en lumière la spécificité de chaque camp idéologique. En
dehors de leur utilité directe pour la connaissance des religions et
des «  provinces  » indo-européennes ainsi étudiées, de telles
recherches « particulières » ont une double utilité.
 
1)  Elles donnent à la comparaison sa pleine signification, en
enracinant ses résultats dans des philologies, des histoires
particulières. Ce programme a été défini dès les années 1940 avec la
série des Mythes romains et Naissance de Rome (1944) : « Tant que je
ne fournissais pas un moyen précis d’insérer mes vues dans la
perspective historique de Rome, la démonstration restait valable
mais incomplète et surtout inefficace sur beaucoup d’esprits. Pour
cette combinaison stable de faits authentiques, d’anticipations
républicaines et de mythes indo-européens qui, si j’ai raison,
constitue l’histoire des origines romaines, il faut présenter un
“modèle plausible”. » Ce projet aboutira deux décennies plus tard à
la démonstration magistrale qu’est La Religion romaine archaïque,
paru en 1966.
Il ne suffit pas d’extraire de la religion romaine ancienne les morceaux qui se laissent
éclairer par les religions d’autres peuples indo-européens. Il ne suffit pas de
reconnaître, de présenter la structure idéologique et théologique que dessinent, par
leurs liaisons, ces îlots de tradition préhistorique. Il faut les replacer, ou plutôt les
laisser in situ, dans le tableau romain et regarder comment ils se sont comportés aux
différents âges de la religion romaine, comment ils y ont survécu, ou dépéri, ou s’y
sont transformés. En d’autres termes, il faut établir, rétablir la continuité entre
«  l’héritage  » indo-européen et la réalité romaine… Sans renoncer aux services de la
méthode comparative ni aux résultats de la recherche indo-européenne, mais en
associant à cet outillage nouveau, sans ordre de préférence, les autres moyens de
connaissance traditionnels, il faut considérer Rome et sa religion en elle-même, pour
elle-même, dans leur ensemble.

2)  Elles répondent à la question énoncée elle aussi très tôt, en


conclusion de Tarpeia (1947)  : «  Comment concevoir le travail
d’adaptation, d’actualisation historique et géographique qui a
organisé la légende des premiers siècles de Rome en grande partie à
l’aide de mythes préromains, indo-européens ? Quels hommes, quels
groupes d’hommes, entre 350 et 280, ont mis au point ce chef-
d’œuvre  ?  » Question centrale, car on ne peut échapper à
l’impression de mécanisme qu’engendre inévitablement le schéma
triparti qu’en mettant en valeur le génie propre des historiens
romains, des scaldes scandinaves, des réformateurs zoroastriens et
des générations de brahmanes qui ont amené le Mahābhārata, ce
« monstre » de quatre-vingt-dix mille vers, à sa forme définitive.
 
Parmi les « provinces » européennes, c’est le domaine romain qui
a bénéficié d’une attention privilégiée, parce qu’il est celui «  qui,
dans nos pays, intéresse le plus grand nombre d’esprits cultivés », et
aussi parce que «  tandis que les faits indiens, ainsi que les faits
iraniens tout proches, sont bien connus et immédiatement
accessibles, les faits romains, fossiles pour la plupart et mal compris
des anciens eux-mêmes, exigent un long traitement ». Après les trois
volumes des Mythes romains (Horace et les Curiace, 1942  ; Servius et
la fortune, 1943  ; Tarpeia, 1947) et Naissance de Rome (1944), se
sont succédé Jupiter Mars Quirinus  IV (1948) (1re  partie), L’Héritage
indo-européen à Rome (1949), Rituels indo-européens à Rome (1954),
Déesses latines et mythes védiques (1956). Les autres « provinces » ont
été comparativement moins bien traitées. La Germanie a fait l’objet
d’une attention spéciale avec Loki (1948), La Saga de Hadingus
(1953) et Les Dieux des Germains (1958). Le dossier iranien a été
étudié dans Naissance d’archanges (1945) et Le Troisième Souverain
(1949).
Dans les «  bilans  » commencés au début des années 1960, des
monographies devaient être consacrées à chacun des principaux
peuples indo-européens pour «  exposer comment leurs diverses
religions avaient, en cours d’histoire, maintenu, altéré, métissé, tôt
ou tard estompé ou même perdu leur part initiale d’héritage indo-
européen  ». Par ailleurs, trois livres réunis sous le titre général de
Mythe et Épopée « devaient exposer les usages non plus théologiques,
mais littéraires, que les principaux peuples indo-européens ont fait
de leur commun héritage, tant du tableau des trois fonctions que
d’autres parties de l’idéologie ».
La série Mythe et Épopée a paru de 1968 à 1973. Le premier
volume, de loin le plus gros, présente une vue d’ensemble de
«  l’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-
européens  », autour de trois grands tableaux  : le Mahābhārata
indien  ; l’histoire des origines de Rome  ; la légende des Nartes des
Ossètes, lointains descendants caucasiens des Scythes. Ces tableaux
ont permis, «  du point de vue comparatif, l’observation de
divergences progressives plutôt que l’approfondissement des
concordances originelles préalablement reconnues  ». Ils sont suivis
d’exposés plus brefs sur « les utilisations de moindre envergure que
d’autres peuples indo-européens –  Grecs, Celtes, Germains, Slaves
même  – ont faites de l’idéologie tripartie soit dans des récits
proprement épiques, soit dans des romans inséparables de
l’épopée  ». Les deux tomes suivants réunissent «  des études
comparatives plus limitées dans leur matière, qui posent des types
nouveaux de problèmes, tels que les formes et les conséquences du
péché, les types du dieu ou du héros coupable aux divers niveaux
fonctionnels  ». Le deuxième étudie des «  types épiques indo-
européens  » à partir de personnages du Mahābhārata, confrontés à
un dossier grec (pour le héros), à un dossier iranien (pour le
sorcier), et à deux dossiers irlandais et iranien (pour le roi). «  Le
résultat a été, en gros, de repérer des épopées dont la matière et
partiellement la forme existaient déjà avant les premières ou les
dernières migrations préhistoriques.  » Le troisième volume réunit
des « histoires romaines » relatives aux Ve et IVe siècles (les débuts de
Rome ont été traités dans le premier volume), elles aussi confrontées
à des données comparatives (la première à deux dossiers iranien et
irlandais  ; la deuxième à un dossier indien  ; la troisième dans le
cadre général des trois fonctions) pour répondre à la question déjà
posée dans Tarpeia et que reformule l’introduction du volume  :
«  Comment s’est formée l’histoire des quatre premiers siècles de
Rome telle qu’elle s’est imposée ensuite aux fondateurs de
l’annalistique et, à travers eux, aux écrivains que nous lisons ? » Un
quatrième tome, envisagé par Dumézil au début des années 1980 et
qui aurait dû, lui aussi, être consacré à des histoires romaines, n’a
pas paru (la matière en est passée dans des esquisses).
En complément de cette grande fresque sur l’épopée, deux livres
ont été consacrés à des textes majeurs de la mythologie scandinave :
l’Edda de l’Islandais Snorri Sturluson, étudié dans Loki (1986  ;
nouvelle rédaction du livre publié en 1948 ; il ne s’agit pas vraiment
d’une monographie, car l’essentiel du propos est d’ordre comparatif,
mais les deux premiers chapitres contiennent une présentation très
détaillée du document et de la valeur qu’on peut lui accorder), et les
Gesta Danorum du Danois Saxo Grammaticus auxquels est consacré
Du mythe au roman : La saga de Hadingus (1970 ; nouvelle édition du
livre de 1953).
 
À côté de l’épopée, les monographies religieuses consacrées à
chaque peuple indo-européen n’ont pas connu un développement
aussi harmonieux. Comme durant la période des «  rapports de
fouilles  », c’est Rome qui «  a été servie la première et la plus
largement » avec l’opus magnum qu’est La Religion romaine archaïque
(1966 et 1974), complété par Idées romaines (1969), Fêtes romaines
d’été et d’automne (1975) et les « XV Questions romaines » placées en
appendice à Mariages indo-européens (1979). Les Ossètes du Caucase,
qui ont perpétué à travers les Alains du Moyen Âge la langue et le
folklore des Scythes, ont eu droit à un recueil, Romans de Scythie et
d’alentour (1978), prolongé par des esquisses de La Courtisane et les
Seigneurs colorés (1983). L’équivalent sur les Iraniens, pourtant
annoncé comme imminent en 1977, n’a pas paru. Paradoxalement,
l’Inde, omniprésente dans la comparaison, n’a bénéficié d’aucune
monographie (en guise de compensation, le chapitre consacré à
l’Inde dans Les Dieux souverains des Indo-Européens, 1977, a été plus
développé que les autres). Les Germains ont eu droit à une version
augmentée de l’ouvrage consacré à leurs dieux, disponible
seulement en langue anglaise : Gods of the Ancient Northmen (1973 ;
en français, les éléments en ont été dispersés dans Les Dieux
souverains des Indo-Européens et dans les nouvelles éditions de Heur
et Malheur du guerrier, 1985, et de Loki, 1986). Leurs voisins celtes
ont été réduits à la portion congrue  : quelques pages dans la
quatrième partie de Mythe et Épopée I, et une seule esquisse ; carence
qui s’explique non par le désintérêt, mais par le fait que Françoise
Le Roux et Christian Guyonvarc’h ont entrepris d’étudier le domaine
celtique dans une perspective dumézilienne qui a permis au maître
de leur abandonner ce secteur de l’enquête. Rançon du «  miracle
grec » qui a conduit très tôt à l’abandon des schèmes indo-européens
pour de nouveaux cadres de pensée, la Grèce n’a pas fait l’objet
d’une étude systématique, mais a bénéficié d’importantes esquisses
dans Apollon sonore (1982) et L’Oubli de l’homme et l’Honneur des
dieux (1985). Les Slaves sont eux aussi restés en marge, leur
mythologie étant très largement perdue  : le dernier chapitre de
Mythe et Épopée  I et une esquisse de La Courtisane et les Seigneurs
colorés ont cependant étudié des bylines russes (contes populaires),
renouant avec la matière du premier article publié par Dumézil en
1925, « Soukhmanti Odykhmantievitch, le paladin aux coquelicots ».
Pour l’anecdote, on peut signaler que cet article, consacré à un héros
qui meurt en donnant naissance à un fleuve, notait, sans aucune
référence indo-européenne, que les démarches de celui-ci «  se
développent sans imprévu par une application de la fastidieuse
“règle de trois” qui veut que, dans tant de contes populaires, tout
exploit se divise en trois, ou ne réussisse qu’à la troisième reprise,
ou soit tenté par trois héros  »  : Soukhmanti s’approche de trois
rivières ; au cours de sa lutte contre les Tatars, il est blessé par trois
archers… Ce premier contact avec le triple ne manque pas de saveur
quand on considère l’usage que Dumézil en fera par la suite.
Cette énumération montre l’inégale exploration des différentes
«  provinces  » indo-européennes, mais elle témoigne surtout de la
prodigieuse étendue de l’enquête, qui n’a guère d’équivalent dans la
science contemporaine. Il faut rappeler que dans tous les cas,
Georges Dumézil est parti de documents originaux, au lieu de se
référer à des manuels ou à des traductions.
 
 
Le texte qui suit, extrait d’Idées romaines, montre comment
s’effectue ce processus d’adaptation du cadre triparti hérité des
Indo-Européens, à travers un exemple particulièrement remarquable
de « retouches homologues à deux traditions parallèles », à Rome et
en Iran. Les notes ont été allégées.
Chapitre V
Les archanges de Zoroastre et les rois
romains de Cicéron

L’autre morceau d’« histoire » auquel l’idéologie des trois fonctions a


fourni son cadre est la succession des quatre rois préétrusques, des
quatre types de règne qui ont achevé, par des créations successives et
complémentaires, la création de Rome. Avec quelques variantes sans
conséquence sur le quatrième roi, Ancus, la présentation est constante,
chez les poètes comme chez les historiens. Une seule exception  : le
Romulus et le Tullus, le premier et le troisième roi de Cicéron, ne se
conforment pas à la vulgate. Il y a eu retouche. Pourquoi ?
À l’autre bout du monde indo-européen, chez les Indiens et chez les
Iraniens, une même conception des trois fonctions domine la théologie :
le polythéisme védique confie chaque fonction ou aspect de fonction à un
dieu  ; le monothéisme de Zoroastre à un «  Archange  », à une Entité,
sublimation d’un dieu traditionnel. Entre les deux listes –  l’une colorée,
celle des dieux, l’autre pâle et abstraite, celle des Archanges  – la
correspondance est bonne, et le type du dieu reconnaissable sous
l’Archange. Sauf pour Aša et Xšaθra, le premier et le troisième Archange.
Il y a eu retouche. Pourquoi ?
Commandées par des philosophies bien différentes, par des
philosophies personnelles, celle de Zoroastre et celle de Cicéron, il se
trouve que ces retouches portent sur les mêmes points et sont allées dans
le même sens. Ainsi s’établit, entre deux domaines éloignés et sans
interaction possible, une concordance d’un type rare : non plus de celles
qui imposent, comme leur interprétation la plus vraisemblable, le
maintien en plusieurs lieux d’un héritage commun, ni de celles qui
résultent de développements parallèles, récents et indépendants, mais
contenus déjà en germe dans l’héritage, telles que les comparatistes en
décèlent souvent dans les faits de langue ; mais de celles que produit, en
réaction contre la tradition, la réflexion de deux penseurs tendant par
des voies convergentes, ici religieuse et là politique, vers le même idéal
moral.
 
 
Les bandes de conquérants arya qui, au cours du deuxième
millénaire avant Jésus-Christ, se répandirent de la Syrie à l’Indus,
celles de l’ouest pour une domination éphémère, celles du centre et
de l’est pour des triomphes définitifs, portaient avec elles une
explication du monde et de la société à la fois simple et puissante.
Les forces qui animent l’une et l’autre, pensaient-ils, se groupent,
pour l’essentiel, sur trois niveaux hiérarchiquement ordonnés et
cosmiquement superposés, dont les deux premiers se laissent noter
d’un mot rapide  : souveraineté magique et juridique, vigueur
guerrière ; quant au troisième, il est plus complexe, bien qu’on sente
le facteur commun de ses manifestations  : santé et nourriture,
abondance en hommes et en biens, attachement au sol, et aussi paix,
aspiration à la jouissance tranquille d’un âge d’or.
Cette idéologie est donc faite de contrastes organisés  ; loin de
tendre à l’uniformité, elle repose sur le postulat – ou sur la donnée
expérimentale  – que la vie de l’Univers, comme celle des groupes
humains, requiert l’ajustage de forces antagonistes, solidaires par
leur antagonisme même, et qui, pour tenir leur place dans la
synthèse, doivent d’abord se conformer jusqu’au bout à leur essence.
Dès cette époque ancienne, une équipe de divinités personnelles
fortement caractérisées incarnait les trois «  fonctions  », exprimait
dramatiquement, en figures et en aventures, l’opposition et
l’interdépendance des concepts fondamentaux  : ce sont ces dieux
fonctionnels qui, joints à des dieux rituels comme Agni et Soma (le
Feu et la Liqueur) et à quelques moindres seigneurs, se laissent
complaisamment observer dans le R̥ gVeda  ; ils se retrouvent, avec
leurs noms et leur hiérarchie, dans la formule de serment d’un roi
arya, chez les Hourrites du haut Euphrate, au XIVe siècle avant Jésus-
Christ. Ce sont « Mitra-Varuṇa, Indra, les Nāsatya 1 ».
Varuṇa et Mitra, «  les deux rois  », présentent les deux aspects
antagonistes, également nécessaires, de la Souveraineté 2 : du point
de vue de l’homme, l’un est inquiétant, terrible, maître de la māy ,
c’est-à-dire de la magie créatrice de formes, armé de nœuds, de
filets, c’est-à-dire punissant par saisie immédiate et irrésistible  ;
l’autre (Mitrá signifie proprement «  le contrat  ») est rassurant,
amical (mitrá signifie aussi «  l’ami  »), inspirateur des actes et
rapports honnêtes et réglés, ennemi de la violence. L’un est
l’inflexible garant des grandes lois et des grands devoirs ; l’autre est
plus attentif à ce que nous appellerions les problèmes humains. L’un,
Varuṇa, dit un texte célèbre, est l’autre monde  ; ce monde-ci est
Mitra, etc.
En Indra se résument les mouvements, les servitudes, les
nécessités de la Force brutale, qui produit victoire, butin, puissance.
Ce champion vorace, dont l’arme est la foudre, abat les démons,
sauve l’Univers. Pour ses exploits, il s’enivre du soma qui donne
vigueur et fureur. Son brillant et bruyant cortège, le bataillon des
Marut, est la projection mythique, dans l’atmosphère, de la « société
des jeunes guerriers », des márya, du Männerbund indo-iranien dont
M.  Stig Wikander a établi l’existence et déterminé les
caractéristiques 3. Bref, une morale de l’exubérance s’oppose ici à la
toute-puissance rigoureuse et à la modération bienveillante qui se
réunissaient sur le premier niveau.
Les dieux canoniques du plus bas niveau, les deux jumeaux
Nāsatya, ceux que l’Inde appelle aussi les Aśvin, n’expriment qu’une
partie d’un si complexe domaine. Ils sont surtout des donneurs de
santé, de jeunesse et de fécondité, des guérisseurs, des thaumaturges
secourables aux infirmes comme aux amoureux, aux vieilles filles
qui souhaitent un mari comme aux vaches qui n’ont pas de veau.
Souvent ils sont renforcés ou remplacés par des dieux et par des
déesses qui patronnent les autres aspects de la troisième fonction  :
l’abondance, l’opulence, et aussi la « masse » populaire, ce caractère
pluriel et collectif qu’exprime bien le mot víśaḥ « les clans », que R̥V,
VIII, 35 oppose déjà à bráhman et à ksatrá, « formulation mystique »
et « puissance guerrière », comme les vaiśya « éleveurs-agriculteurs »
seront plus tard subordonnés, dans la théorie des trois varṇa, aux
brāhmaṇa et aux kṣatriya.
Tels sont les dieux des trois niveaux. On voit comme ils se
distinguent fondamentalement. Un hymne dialogué du R̥ gVeda met
dans la bouche d’Indra et de Varuṇa des vanteries alternées qui ne
manquent pas d’insolence. Des mythes, qui se prolongent jusque
dans l’épopée, racontent que l’accession des Nāsatya au monde divin
n’a pas été chose facile et qu’il a fallu de puissantes interventions
pour vaincre la résistance d’Indra et des dieux. On a conclu de là,
dans la perspective historiciste dont certains esprits ne se
détacheront jamais, qu’Indra est un dieu plus récent que Varuṇa, ou
le dieu d’un groupe social qui, devenu dominant, a poussé sa
religion aux dépens d’autres cultes  ; et que les Nāsatya ont eu
d’abord une « base ethnique » encore différente et ne sont devenus
des dieux de toute la société arya que par un compromis 4. En fait,
ces querelles et ces réconciliations entre personnages divins ont peu
de chances d’être des «  souvenirs historiques  » mythisés. Par des
gestes et des paroles, par de petits drames, elle expriment les ressorts
internes de toute la structure conceptuelle de la religion, les tensions
et les équilibres qui la constituent, le double fait de l’opposition et de
la solidarité des éléments à l’intérieur de l’ensemble  : comme il est
ordinaire, théologie et mythologie montrent en acte ce que
l’idéologie contient en puissance.
 
Nous ne savons pas bien ce qu’il faut entendre par « la réforme
zoroastrienne  ». Mais nous en connaissons les antécédents, la
matière première, qui était sûrement fort proche du système védique
et prévédique qui vient d’être résumé, et, dans les diverses parties
de l’Avesta, nous en lisons, nous en voyons se développer les effets.
Au nord-est de l’Iran, entre 1 000 et 600 avant Jésus-Christ, un
ou plusieurs voyants sont entrés en commerce personnel avec un
dieu dont *Varuṇa, le grand asura indo-iranien, semble bien avoir
fourni les traits principaux, mais qui, apparaissant dans toute sa
majesté, est devenu le dieu unique, aussi exigeant que le jaloux
d’Israël. Cette intuition monothéiste, cette unicité du Seigneur Sage,
Ahura Mazdā, est le thème fondamental des hymnes où le
zoroastrisme se présente dans son état pur, les gāthā de l’Avesta. Et
elle est de grande conséquence.
Le dieu unique, amplification d’un des dieux du niveau
souverain, mais transcendant maintenant toute réalité, impose à ses
fidèles un choix, une seule formule de choix  : chaque homme est
tout avec lui ou tout contre lui, « partisan de l’aša (l’ordre cosmique,
mystique et légal) » ou « partisan de la druǰ (la tromperie, le mal) ».
Avec quelques réserves, on peut parler de «  réforme moralisante  »,
car il est certain que beaucoup des commandements et surtout des
défenses du zoroastrisme ont constitué un progrès moral. Mais je
n’insiste ici que sur le caractère universel, absolu de chacune de ces
prescriptions et de l’ensemble qu’elles forment  : il n’y a plus place
pour des comportements divers, voire opposés, également licites à
des niveaux ou dans des organes sociaux différents. Or, cette
uniformisation, cette mise au pas doit se manifester surtout en deux
points qu’il est aisé de prévoir.
D’une part, au premier niveau, une polarité conceptuelle comme
celle qui soutenait le couple *Mitra-*Varuṇa est devenue impossible.
Le dieu unique est cohérent. Il est le modèle de ce qu’il exige de
chaque fidèle. La richesse de ses qualités est donc en équilibre
stable, sans tension, et, quelle que soit l’origine, plutôt varunienne,
d’Ahura Mazdā, le centre de cet équilibre est résolument mis dans
l’« aspect Mitra » de la souveraineté : pas de surprise ni de piège en
Dieu, mais l’exercice juste et bienveillant du pouvoir suprême, selon
sa propre loi connue des hommes, communiquée par lui au
prophète  ; plus rien surtout de l’aspect inquiétant, presque
démoniaque, du grand magicien *Varuṇa  : entre le bon et le
mauvais, la rupture est totale, sans frange, et le mauvais, c’est
l’ancien polythéisme (les daēva sont maintenant les «  démons  »),
avec son assortiment bigarré de concepts et de conduites.
D’autre part, dans la société qui s’est vouée à Ahura Mazdā, les
guerriers ne peuvent plus être que des croisés au service de la
religion, et des croisés liés par les mêmes obligations que tous les
autres fidèles, sans privilège ni exemption. Si Dieu interdit l’ivresse
à ses prêtres, il l’interdira aussi à ses soldats. La violence ne sera
plus pour eux une valeur, une fin en soi, fleur de l’exubérance
légitime des jeunes márya  ; strictement conditionnée, elle ne se
tournera que contre le mécréant : M. Wikander a montré qu’Aēšma,
l’un des pires fléaux et, plus tard, le plus redoutable démon aux
yeux des mazdéens 5, et qui incarne la fureur destructrice de la
société, ne fait que personnifier en mal la qualité qui, au contraire,
avec la même racine, fournit au R̥ gVeda une épithète laudative
propre aux compagnons d’Indra, les Marut, et à leur père, le terrible
Rudra  : iṣm-īn «  præcipites  », et sans doute plutôt «  furiosi  ». (Ces
mots sont formés sur la racine non seulement du grec ο στρος du
latin íra, mais sans doute du verbe vieux-scandinave eiskra qui
désigne l’état de fureur des guerriers-fauves, des berserkir, en sorte
qu’il semble bien qu’on touche ici un terme technique des « sociétés
de guerriers » indo-européens.)
Ainsi fondé avec ses exigences, le monothéisme aurait pu se
borner à affirmer Dieu et à rejeter tout le reste comme superstition.
Mais les réformateurs appartenaient à la classe sacerdotale
(Zoroastre est présenté comme zaotar), et ils n’ont pas voulu
renoncer à ce qu’il y avait d’explicatif dans le système des fonctions
dont ils rejetaient les personnifications divines : souveraineté, force,
santé et prospérité sont, en soi, des notions saines, répondant à des
besoins authentiques, dont la distinction, par conséquent, aide à
analyser le réel et à comprendre l’œuvre du Créateur. De là est né le
système, si original, des Amǝša Spǝnta, des « Immortels Bienfaisants
(ou Efficaces) », premières créatures et fonctionnaires supérieurs de
Dieu dans l’administration du monde et dans le drame du salut 6.
Cette liste de six entités aux noms abstraits –  les «  Archanges  »
du mazdéisme  – est calquée, avec sa hiérarchie, sur une forme de
l’ancienne liste des dieux fonctionnels où, simplement, une déesse
(du type de l’indienne Sarasvatī) exprimait la troisième fonction
avec, devant, les jumeaux Nāsatya  : en tête, les deux principaux
Archanges, la Bonne Pensée (Vohu Manah) et l’Ordre (Aša) ont pris la
place du bienveillant *Mitra et de *Varuṇa, maître de l’ordre (r̥tá) ;
à la place d’Indra se présente le troisième archange, la Puissance
(Xšaθra), dont le nom est le mot même qui, dans l’Inde, dès R̥V, VIII,
35, désigne différentiellement la fonction guerrière  ; puis vient un
archange dont le nom signifie à peu près Piété (Ārmaiti), mais qui,
dès les gāthā, est aussi le génie de la terre en tant que nourricière ;
ce sont enfin, presque inséparables, les archanges Intégrité et Non-
Mort (Haurvatāt̰ et Amǝrǝtāt̰), patrons des eaux et des plantes, en
qui l’on avait depuis longtemps soupçonné un démarquage des
jumeaux Nāsatya, donneurs de santé et de jeunesse. Ainsi, grâce à la
hiérarchie des Archanges, sans porter atteinte à son principe, le
monothéisme a pu sauver la science du monde que lui proposait le
polythéisme traditionnel.
Seulement, chaque archange a dû renoncer à la plus grande
partie de son originalité. Ils ne sont plus, tous, que les délégués d’un
même dieu  ; pour tous, la vertu et le vice, le licite et l’interdit, les
fins de l’individu, de la société et du monde sont les mêmes. D’où
cette uniformité, cette monotonie, cette pâleur décourageante, cette
apparence interchangeable que les historiens des religions
iraniennes ont souvent notées : tout se passe comme si, malgré leurs
noms et malgré les provinces bien diverses que paraissent définir
soit ces noms, soit les éléments matériels qui leur sont associés (le
métal pour Xšaθra, la Terre pour Ārmaiti, les eaux et les plantes
pour Haurvatāt̰ et Amǝrǝtāt̰), les quatre derniers archanges n’avaient
à faire, avec moins de fréquence ou d’intensité, que ce que font déjà,
activement, les deux premiers. C’est que, au fond, il n’y a plus
qu’une « fonction » : le service de la vraie religion 7.
Sur quels points ce nivellement des anciens dieux fonctionnels
aura-t-il causé les altérations les plus sensibles  ? Nous l’avons
prévu  : sur l’archange Aša, substitut de *Varuna, et sur l’archange
Xsăθra, substitut d’*Indra.
De fait, Aša n’est pas varunien, n’est ni plus ni moins
«  inquiétant  » que Vohu Manah, qu’il double avec majesté,
seulement un peu plus loin de l’homme. On enseigne couramment
que les deux premiers archanges ont même formule, même domaine.
C’est excessif, mais il a fallu en effet regarder de très près pour
observer dans leur rapport le reflet de quelques-unes des formes
anciennes de l’opposition de Mitra et de Varuṇa 8.
Quant à Xšaθra, profitant des glissements de sens que
permettaient les diverses valeurs anciennes du mot, les réformateurs
l’ont orienté moins vers l’idée de «  Puissance  » que vers celle de
«  Royaume  », déjà presque au sens où l’Évangile parlera du
Royaume de Dieu. Pour lui aussi, on a eu de la peine à recueillir
quelques traces de l’aspect batailleur du prototype indo-iranien 9.
Telle est la situation dans le zoroastrisme pur des gāthā 10. Le
monothéisme, par la morale unique qu’il proposait et imposait, a
opéré comme fait un champ de force. Tout en laissant en place, sous
forme d’Archanges aux noms abstraits, l’ancienne hiérarchie des
fonctions et de leurs dieux, il les a toutes et tous orientés dans un
même sens, alors que, dans le polythéisme, la raison de leur nombre
et l’intérêt de leur groupement étaient de faire éclater des
orientations diverses, souvent même opposées deux à deux. Et c’est
dans les provinces, dans les types du dieu «  souverain terrible  » et
du dieu guerrier que l’alignement a commandé les plus notables, les
plus assagissantes modifications.
 
 
Ce système des trois fonctions, avec ses subdivisions et ses
nuances, les Indo-Iraniens ne l’avaient pas inventé  : la théologie
scandinave (Óđinn-Týr, Þórr, les dieux Vanes), la théologie
archaïque de Rome (Jupiter-Dius, Mars, Quirinus) se distribuent
selon le même modèle et, sur d’autres points du domaine indo-
européen moins bien connus, on en trouve des vestiges.
À Rome, c’est moins dans la théologie, nette mais courte, que
dans «  l’histoire  » des origines que cette structure a été utilisée.
Avant d’être, à l’école des Grecs, d’excellents historiens, les Romains
ont eu en effet l’esprit historique, ou plutôt historicisant, en ce sens
qu’ils ont inséré dans leur propre passé, en le chargeant de noms
d’hommes, de peuples, de lieux, de gentes pris à leur expérience, ce
qui, chez des peuples dont l’imagination s’attachait moins
exclusivement aux intérêts nationaux, se présente comme des récits
fabuleux, hors cadre, ou comme des légendes divines 11.
Rome, donc, imaginait la première période de sa carrière –  les
temps préétrusques  – comme une croissance régulière en quatre
temps, la Providence suscitant chaque fois un roi d’un caractère
nouveau, conforme au besoin du moment 12  : Romulus d’abord, le
demi-dieu aux enfances mystérieuses, qui eut l’ardeur, les auspices
et le pouvoir nécessaires pour créer la Ville  ; puis Numa, le sage
religieux qui fonda les cultes, les prêtres, le droit, les lois  ; puis
Tullus Hostilius, roi tout guerrier, qui donna à Rome l’instrument
militaire de sa puissance  ; puis Ancus Marcius, dont l’œuvre est
complexe comme l’est la troisième fonction elle-même  : fondateur,
par Ostie et par le pont du Tibre, du commerce impérial, draineur
d’opes  ; et aussi roi sous lequel l’immense plèbe, la «  masse  »
romaine, s’est domiciliée dans Rome  ; roi enfin sous qui, avec
l’opulent immigré Tarquin, avec Acca et Tarutius, la richesse a fait
son apparition à Rome comme élément de prestige ou de puissance.
Ces quatre rois forment un système qui n’est pas une vue de
l’esprit, mais que les Romains comprenaient, affirmaient, admiraient
– quadam factorum industria – en tant que système. Ce n’est pas nous,
c’est Anchise, au VI
e
  chant de L’Énéide 13, c’est Florus dans son
Anacephalaeosis de septem regisu 14, qui, d’une phrase ou d’un mot,
d’une étiquette différentielle, résument le caractère et l’œuvre de ces
quatre rois, et cela d’une manière constante pour les trois premiers,
d’une manière variable pour le quatrième, mais toujours
correspondant à l’un des aspects de la troisième fonction (roi
popularis, roi aedificator…). Ce n’est pas l’analyste moderne, c’est
Tite-Live, c’est Denys d’Halicarnasse, c’est Plutarque, c’est toute la
tradition qui s’ingénie à opposer point par point, sur tous les points
imaginables, «  les deux fondateurs  », Romulus et Numa. C’est Tite-
Live encore qui avertit que Tullus a plus d’affinité avec Romulus,
qu’au contraire Ancus ressemble à Numa son grand-père…
D’autre part, l’invraisemblance historique de cette séquence, de
ses résultats progressifs, éclate aux yeux. Le deuxième, le troisième
roi auraient réussi deux fois, en sens inverse, de feroces en religieux,
de religieux en belliqueux, à retourner le caractère des Romains ? Le
deuxième roi, parce que telle était son humeur, aurait pu passer
quarante années sans guerre ? Sous Tullus, la petite collectivité des
montes, même étendue aux colles, aurait eu la force de supprimer
Albe ? Sans parler des anachronismes dûment repérés dans l’œuvre
d’Ancus… Il y a donc bien structure et même, très conscient,
système, et système que des événements n’ont pu suggérer, système
de concepts  : les annalistes ont travaillé sur le vieux schème qui
voulait que, pour être complète, adulte, une société accumulât
(hiérarchiquement, ici successivement) les bienfaits d’un chef
créateur, ardent, voire bénéficiaire des auspicia  ; d’un chef
sacerdotal, calme, juste et juriste, instituteur des sacra  ; d’un chef
militaire, technicien des arma ; enfin d’un chef occupé de la masse
(plebs, turba), des richesses (opes, diuitiae) et des constructions
(aedificator).
Comme le tableau indien des dieux fonctionnels, ce tableau
romain des rois vaut, en tant qu’ensemble, par la vivacité des
contrastes qu’il enferme et que, comme les poètes védiques, les
annalistes latins soulignent.
Dans ce dessein d’accentuer l’expression, et par opposition à
Numa et à Ancus qui sont tout « bons », deux termes, le premier et
le troisième, les homologues de Varuṇa et d’Indra (qui, comme ces
deux dieux, présentent entre eux des affinités) se distinguent par des
traits qui seraient aisément « blâmables ».
On sait quel caractère une partie au moins de la tradition
attribue à Romulus-roi (après la mort de Tatius, événement qui
ouvre son vrai «  règne fonctionnel  »), et comment ce caractère
explique une des versions de sa mort, celle qui le montre mis en
pièces par les sénateurs. Tite-Live n’y fait qu’une discrète allusion,
mais Denys et Florus le déclarent nettement et Plutarque y insiste
longuement (Romulus, 26, 1-4) :
Tout enhardi par son succès, s’abandonnant à son orgueil, il perdit son affabilité
populaire et prit les manières odieuses et offensantes d’un despote. Cela commença par
le faste de son habit  : vêtu d’une tunique rouge et d’une toge bordée de pourpre, il
donnait audience assis sur un siège au dos renversé. Il avait toujours autour de lui cent
jeunes gens qu’on appelait les Celeres à cause de leur promptitude à exécuter ses
ordres. D’autres marchaient devant lui, écartant la foule avec des bâtons, ceints de
courroies pour lier sur-le-champ tous ceux qu’il leur désignerait…

Royauté terrible, en vérité, et distante, poussée à l’extrême de


son type, par opposition à celle de Numa, toujours affable, mesuré,
équitable  ; et royauté «  lieuse  », aussi matériellement que celle de
Varuṇa. Les quelques traits pris à l’image grecque du tyran
s’associent à un fonds bien romain, aux Celeres, sombres prototypes
des lictores. Avec sa māy et ses nœuds, Varuṇa pourrait d’ailleurs
être décrit, lui aussi, par les Grecs en termes de tyrannie, par
opposition au juste, au sacerdotal Mitra.
Quant à Tullus, les annalistes avaient un tel souci de le réduire
entièrement à son type de roi militaire qu’ils en ont fait un athée, un
impie. Indra, dans quelques hymnes, se contente de défier Varuṇa.
Tullus, lui, méprise les dieux, ignore Jupiter, qui le châtie – car ce
crime est aussi la cause de sa mort. Si Denys d’Halicarnasse, tout en
disant la chose, l’édulcore, Tite-Live est d’une grande vigueur. Il a
d’abord bien présenté son héros (I, 22, 2) :
«  Loin de ressembler à son prédécesseur, Tullus fut encore plus impétueux (ferocior)
que Romulus ; son âge, sa vigueur, et aussi la gloire de son aïeul [le compagnon le plus
prestigieux de Romulus] aiguillonnaient son esprit  ; il croyait que, par la paix, la
société devenait sénile… »

Et voici la fin (I, 31, 5-8) :


Peu après [la guerre sabine], une épidémie éprouva les Romains. Bien qu’ils eussent
alors perdu le goût de se battre, aucune trêve ne leur était accordée par ce roi
belliqueux, qui croyait que la santé des iuuenes rencontrait de meilleures conditions
dans les camps que dans leurs foyers –  jusqu’au jour où il contracta lui-même une
longue maladie. Son âme impétueuse fut brisée avec ses forces physiques  : lui qui,
jusqu’à ce moment, avait considéré que rien n’est moins digne d’un roi que d’appliquer son
esprit aux choses du culte, soudain il s’abandonna à toutes les superstitions, grandes et
petites, et propagea même dans le peuple de vaines pratiques. Déjà la voie publique
réclamait qu’on restaurât la politique de Numa, dans la conviction que la seule chance
de salut pour les corps malades était d’obtenir la clémence et le pardon des dieux. On
dit que le roi lui-même, en consultant les livres de Numa, y trouva la recette de
certains sacrifices secrets en l’honneur de Jupiter Elicius  ; il se cacha pour les
célébrer  ; mais, soit au seuil, soit au cours de la cérémonie, il commit une faute de
rituel, en sorte que, loin de voir apparaître une figure divine, il irrita Jupiter par une
évocation mal conduite et fut brûlé par la foudre, lui et sa maison.

Encore une fois, dans le cas de Tullus comme dans celui de


Romulus, l’excès (ici tyrannie, là impiété) n’est qu’une manière de
mettre en relief le normal, le nécessaire, le type spécial que l’une ou
l’autre figure légendaire est chargée, à son rang, d’exprimer.
Cette tradition sur les rois a rencontré son Zoroastre, je veux dire
un auteur qui, la soumettant à un principe plus important qu’elle à
ses yeux, à un principe exigeant, uniformisant, s’est trouvé conduit à
diminuer les singularités de Romulus et de Tullus, à faire de
Romulus et de Tullus des «  Romains modèles  » au même titre que
Numa et Ancus  : correction sans portée, sans lendemain, mais
curieusement parallèle, dans son origine et dans son expression, à la
profonde réforme du prêtre iranien.
Que veut prouver Cicéron, par la revue rapide qu’il fait des sept
rois de Rome au second livre du De Republica  ? Que les rois, du
deuxième jusqu’à l’avant-dernier inclusivement, ayant tous régné en
vertu d’une lex curiata de imperio, et que le premier même, le
fondateur, Romulus, s’étant acquis par sa conduite une autre sorte
de légitimité, ont tous correctement préfiguré les « magistrats » de la
Rome historique, ont surtout incarné ceux de la République idéale.
Seul le dernier, le Superbe, le tyran, a manqué à la règle, s’est fait de
rege dominus –  et l’on sait les conséquences douloureuses pour la
ville, fatales à la royauté, de cette violation des principes.
Dès lors, pour les besoins de la démonstration, Romulus devient
une sorte de Numa. Tatius mort, loin de tourner au «  souverain
excessif  », de provoquer les patres, il s’appuie plus encore sur leur
prestige et sur leurs avis, multa etiam magis patrum auctoritate
consilioque regnauit (II, 8, 14) ; le chapitre suivant insiste : Romulus,
dit Cicéron, montra par sa conduite qu’il pensait, comme Lycurgue
de Sparte, que le régime monarchique fonctionnait plus
heureusement si esset optimi cuiusque ad illam uium dominationis
adiuncta auctoritas. Loin d’être présenté comme l’instituteur terrible
des licteurs, des « lieurs », armés de courroies et de verges, il reçoit
de Cicéron cet éloge : c’est par des amendes comptées en brebis et
en bœufs, non ui et suppliciis, qu’il punissait. Et, bien entendu, le
récit de la mort et de l’apothéose ne fait ensuite aucune allusion à
un assassinat du roi par les patres.
Tullus subit une métamorphose analogue. Le palimpseste ne
nous a pas gardé la fin du chapitre (II, 17, 31) qui lui est consacré et
nous ne lisons plus la phrase où Cicéron parlait de sa mort 15. Mais
les lignes qui traitent de son œuvre sont remarquables. Bien
entendu, il garde sa spécification militaire, guerrière : cuius excellens
in re militari gloria, magnaeque exstiterunt res bellicae. Mais, loin de le
représenter comme un impie, en qui le génie guerrier excluait la
pensée religieuse, Cicéron, seul de tous les auteurs anciens, lui
attribue la création de la partie de la religion et du droit qui
concerne, domine, sanctifie la guerre  : constituit ius, quo bella
indicerentur, quod per se iustissime inuentum sanxit fetiali religione, ut
omne bellum, quod denuntiatum indictumque non esset, id iniustum esse
atque impium iudicaretur. Partout ailleurs c’est à Numa, en tant
qu’initiateur de tous les iura et de toutes les religiones, qu’est
rapporté l’établissement des prêtres fétiaux et du ius fetiale ; ou, chez
Tite-Live, à Ancus, en tant que participant à l’esprit de Numa, son
grand-père. Mais on comprend l’intention, le besoin de Cicéron : son
Tullus reste guerrier, mais il faut qu’il soit pieux et juste au sein de
sa spécialité 16, dans le même sens et au même degré que Numa, que
tous les rois « réguliers » qui ont régné ou régneront iussu populi, le
peuple ayant été consulté curiatim. De Romulus à Servius, Jupiter
peut être uniformément content des rois de Rome.
Ainsi en Orient et à Rome, avant les grandes monarchies
iraniennes et dans le déclin de la République impériale, la vieille
« superstructure » indo-européenne survit aux changements radicaux
de la structure économique et sociale : elle s’est réfugiée là dans la
mythologie, ici dans l’histoire des origines. Puis, sur cette idéologie
libérée de ses attaches réelles mais toujours vivace et puissante,
deux esprits bien différents travaillent  : un voyant des marches
chorasmiennes, mystique et poète ; bien des siècles plus tard, en sa
villa de Tusculum, un philosophe hellénisant. Tous deux retouchent
la matière traditionnelle pour l’accorder l’un à sa foi, l’autre à sa
thèse. Chacun est original, peut se croire indéterminé, libre. Ils font
la même chose.
QUATRIÈME PARTIE
LE DISCOURS DE LA MÉTHODE
La méthode… Georges Dumézil n’aimait pas le mot, et encore
moins le méthodologisme qui a envahi les sciences sociales. À toutes
les demandes de systématisation, il opposait la formule de Marcel
Granet  : «  La méthode, c’est le chemin après qu’on l’a parcouru.  »
Quand on lui faisait remarquer que quelques dizaines de livres et
quelques centaines d’articles constituaient un chemin plus que
respectable, il changeait de registre  : «  Ma méthode, c’est une
longue suite de repentirs.  » La plupart de ses livres ne comportent
qu’une très brève préface et vont tout de suite à la question traitée.
Et lorsqu’il doit procéder à une mise au point contre certaines
« tentations » de chercheurs imprudents, c’est pour affirmer aussitôt
que celle-ci « ne formule pas les “règles” d’une “méthode” : en fait
de règles, je ne connais que celles du Discours. Il ne s’agit que de
précautions, fondées sur le bon sens ». D’où un rejet de Durkheim et
des «  méthodes préfabriquées  »  : «  Publier les Règles de la méthode
sociologique avant de faire l’œuvre, cela ne me semblait pas
acceptable.  » La deuxième édition de Mitra-Varuna (1948) s’ouvre
sur une attaque très dure contre la fureur théorisante des épigones
de Durkheim, qui n’avaient pas tous le talent de Marcel Mauss ou
d’Henri Hubert.
Une des faiblesses ordinaires – et actuelles – des études sociologiques est de multiplier
les règles préalables et les définitions a priori dont on ne sait plus ensuite se dégager,
ou encore de dresser de brillants programmes qu’on est bien empêché de remplir.
Beaucoup d’heures de travail se perdent ainsi chaque année en spéculations faciles,
flatteuses, mais peu fructueuses, du moins du point de vue de l’esprit. Nous
n’ajouterons pas à ce gaspillage. Auprès des deux maîtres dont les noms figurent en
tête de ce livre, nous avons appris, entre autres choses, à respecter le concret, la
matière toujours changeante de l’étude ; car, en dépit d’injustes critiques et malgré un
illustre exemple, rien n’est plus étranger à la pensée de ces grands hommes que
l’apriorisme et l’exclusivisme. M.  Mauss nous disait un jour  : «  J’appelle sociologie
toute science bien faite » ; et nous n’avons pas oublié une boutade de Marcel Granet,
parlant de l’art de découvrir et jouant sur l’étymologie : « La méthode, c’est le chemin,
après qu’on l’a parcouru. » Cela ne veut pas dire que nous ne nous connaissions pas de
méthode. Mais mieux vaut agir que prêcher. Dans les études naissantes, comparatives
ou autres, tout ne se ramène-t-il pas aux règles classiques, à Descartes et à Stuart Mill,
au bon sens  ? Utiliser toute la matière qui s’offre, quelles que soient les disciplines
spéciales qui se la partagent provisoirement et sans y faire soi-même d’arbitraires
découpages  ; regarder longuement le donné, avec ses évidences, qui sont souvent
moins que des évidences, et ses mirages, qui sont parfois mieux que des mirages ; se
défier des jugements traditionnels mais, tout autant, des opinions singulières et des
nouveautés à la mode  ; éviter de se lier par un langage technique prématuré  ; ne
considérer ni la hardiesse ni la prudence comme « la » vertu par excellence mais jouer
de l’une et de l’autre, vérifiant sans cesse la légitimité de chaque démarche et
l’harmonie de l’ensemble ; ce « pentalogue » contient tout l’essentiel.

On pourrait dès lors être tenté de conclure à un empirisme


absolu. Ce serait une erreur grave  : la «  nouvelle mythologie
comparée  », dont il a défini l’objet et les buts, repose sur une
méthode rigoureuse qui a été décrite et affinée dans plusieurs textes
fondamentaux : certes, le mot « méthode » y apparaît fort peu et le
point de départ est toujours un problème mythologique précis, qu’il
soit romain, scandinave ou indien. Mais leur portée est plus
générale. Mis bout à bout, ces fragments de discours laissent voir
avec une grande netteté des principes directeurs (puisque Georges
Dumézil récusait les « règles ») très fermement énoncés et tout aussi
fermement maintenus.
 
1)  Premier principe, constamment réaffirmé contre le refus des
spécialistes : Dumézil s’est toujours présenté comme historien. Ainsi
que l’a écrit son ami Mircea Eliade, «  Dumézil n’a pas utilisé la
méthode philologique, étymologique de Max Muller, mais une
méthode historique  : il a comparé des phénomènes socioreligieux
historiquement apparentés (à savoir les institutions, les mythologies
et théologies d’un certain nombre de peuples descendant de la
même matrice ethnique, linguistique et culturelle) ».
Ce changement de perspective différencie radicalement la
nouvelle mythologie comparée de l’ancienne, celle de l’école
d’Adalbert Kuhn (1812-1881) et de Friedrich-Max Muller (1823-
1900)  : elle préfère la concordance des concepts aux concordances
des noms divins, étymologiques et linguistiques, elle recherche un
héritage commun plutôt qu’un hypothétique prototype des noms de
dieux. Dans ses premiers travaux, antérieurs à 1938, Dumézil s’est
obstiné à réexaminer d’anciennes équations onomastiques, mais
l’échec a été total : « Les années passant, très peu de ces équations
ont résisté à un examen phonétique plus exigeant : l’Erinys grecque
n’a pu continuer à faire couple avec l’indienne Saraṇyu, ni le chien
Orthros avec le démon Vr̥tra. La plus incontestable s’est révélée
décevante  : dans le Dyau védique, le “ciel” est tout autrement
orienté que dans le Zeus grec ou le Jupiter de Rome, et le
rapprochement n’enseigne presque rien. » Après 1938, il a maintenu
pendant un certain temps quelques équations, puis il les a soit
explicitement reniées (ainsi le rapprochement entre l’irlandais airig
et l’indo-iranien Arya, d’où Aryens), soit purement et simplement
«  évacuées  » (ainsi à propos de flamen brahman  : «  Je continue à
regarder le rapprochement comme probable, mais cela n’a aucune
importance  »). De temps en temps, l’étymologie sera utilisée,
«  quand elle est évidente  », mais en règle générale elle ne sera
qu’«  un renfort, non un fondement de l’interprétation  ». La préface
de Mythe et Épopée III énonce une véritable apologie de l’histoire.
Comme il faut bien, à toute recherche, un domicile honorable dans la République des
Lettres, j’aurai l’audace de solliciter pour celle-ci une place au prytanée des historiens,
et des historiens selon la définition la plus traditionnelle : ceux qui s’efforcent par tous
les moyens raisonnables d’établir, de dater, d’expliquer des faits, mais qui, lorsqu’ils se
rendent compte qu’ils n’en ont pas les moyens, se refusent à en établir, à en dater, à en
expliquer. C’est à ce double titre, positif et négatif, qu’elle me paraît mériter ce bel
hébergement : certes, les faits qu’elle détermine relèvent de l’histoire des idées plutôt
que de l’histoire des événements ; elle n’en est pas moins de l’histoire, et en outre elle
aide à démasquer de faux événements trop facilement reçus.
Reconnaître que la légende de l’éruption du lac Albain au début de la Canicule
appartient à la théologie de Neptune dont la fête ouvre la série des jours caniculaires,
et que cette théologie et cette légende rejoignent des conceptions indo-iraniennes et
irlandaises qui les éclairent  ; comprendre que les rapports de Camille et de Mater
Matuta ne se limitent pas à un vœu formulé, exaucé et payé, mais s’expriment dans
beaucoup des choses qui sont racontées de Camille  ; constater que, dans les
biographies du même Camille et de Coriolan, l’idéologie des trois fonctions a suggéré
aux auteurs près d’une dizaine de «  tableaux tripartis  » dont chaque terme répond à
une intention fonctionnelle immédiatement sensible  : n’est-ce pas là rechercher et
obtenir des faits aussi importants que le seront, quelques siècles plus tard, le dessein
monarchique de César ou le programme restaurateur d’Auguste, habilement décelés
par l’interprétation d’actes et de résultats ? Simplement, ce ne sont pas les « plans » de
Coriolan, de Camille ou du Sénat qui se découvrent, mais ceux des hommes de lettres
qui ont composé ces récits.
Aucun des procédés ici employés n’est pris non plus à une autre pratique que celle des
historiens ou de leurs indispensables auxiliaires  : l’explication des textes, la
détermination de constantes ou de leitmotive, de parallélismes et d’oppositions en
série, sont couramment utilisées par les disciplines, philologie, archéologie,
épigraphie, qui soutiennent l’histoire. La comparaison même, si elle n’a guère de
moyens, en dehors des Tables ombriennes d’Iguvium, de s’exercer sur le domaine
italique, est depuis toujours familière aux hellénistes à qui Doriens, Ioniens, Arcadiens
et, depuis peu, Achéens, fournissent souvent, dans la religion, les institutions, les
légendes, des matières divergentes mais si visiblement apparentées qu’ils ne peuvent
pas ne pas essayer d’en préciser les ressemblances et les différences et d’entrevoir les
lignes d’évolution qui, à partir d’une origine commune, les ont fait être ce qu’elles
sont. Le genre de comparaison que je mets au point depuis une quarantaine d’années
n’a pas d’autre fondement. Le niveau d’application est changé, non le type des
rapports : Indo-Iraniens, Grecs, Latins, Germains, Celtes, etc., sont, les uns par rapport
aux autres et tous ensemble par rapport aux Indo-Européens communs, ce que les
Achéens, les Arcadiens, les Ioniens, les Doriens sont entre eux et vis-à-vis des α῎νδρεϛ
préhistoriques qui, bande après bande, sont descendus des montagnes ou des steppes
du Nord. Comparer Śiśupāla, Starkađr, Héraclès et déterminer leur point de départ,
sinon leur prototype, commun, c’est faire, à un étage plus ancien, ce que les historiens
de la fable grecque font et refont depuis des siècles avec les Héraclès d’Argos, de
Thèbes, de Sparte et d’ailleurs.
Enfin ces recherches consistent pour une grande part à éprouver les sources de notre
information, à reconnaître exactement le genre, à mesurer la quantité des
enseignements qu’elles donnent  : n’est-ce pas là, ne faut-il pas que ce soit là un des
premiers soucis des historiens ? Si le débordement du lac Albain et la création d’une
rivière éphémère, en punition d’une faute rituelle, à la saison des Neptunalia, apparaît
comme la forme romaine d’un mythe dont la forme irlandaise est la naissance de la
rivière Boyne, produite par le débordement du puits de Nechtan en punition d’un
sacrilège  ; si Camille transpose au masculin, devant Faléries, avec le vil pédagogue
qu’il expulse de son camp sous les verges et les petits garçons innocents qu’il honore,
ce que les dames romaines miment rituellement chaque année à la fête de sa
protectrice, la déesse  Aurore  ; si toute l’histoire du siège du Capitole par les Gaulois
tient dans trois scènes clairement distribuées sur les trois fonctions – le prodigieux acte
de piété d’un Fabius, le succès de Manlius contre l’escalade nocturne, les derniers
pains jetés du haut de la citadelle sur les avant-postes ennemis  –, ces «  faits  », tous
révélés ou mis en valeur par la comparaison à divers niveaux, dissuadent, malgré les
précisions de noms de lieux et d’hommes, de chercher des événements réels sous les
récits considérés et engagent à les restituer à la littérature pure, une littérature elle-
même nourrie d’une religion et d’une conception du monde traditionnelles, plus
anciennes que Rome.

Alors que la sociologie cherche à dégager des types universels, la


nouvelle mythologie comparée se fixe une tâche «  plus limitée et
autrement orientée. Sans le moins du monde opposer les deux
méthodes, qui sont également saines, également légitimes et
d’ailleurs complémentaires, nous ne faisons pas de la comparaison
typologique mais de la comparaison génétique  ; avec toutes les
adaptations que commande la différence des matières, nous
essayons d’obtenir sur le domaine indo-européen, pour les faits
religieux, ce que d’autres comparatistes ont obtenu par les faits
linguistiques  : une image aussi précise que possible d’un système
préhistorique particulier, dont un certain nombre de systèmes
historiquement attestés sont, pour une bonne part, la survivance ».
Cette étude s’appuie sur des textes. À ceux qui parlent d’histoire
problématique, Dumézil oppose le primat du document et, à travers
lui, le primat du fait (Dumézil n’hésite pas à employer le mot malgré
sa consonance positiviste). Encore en 1982, présentant son premier
recueil d’esquisses, qui propose à ses successeurs des dossiers à
approfondir, il se fixe pour but de consigner «  le plus clairement
possible les énoncés des problèmes, avec ce qui me semble être,
pour chacun le principal moyen de solution, c’est-à-dire, presque
partout, selon l’enseignement de Marcel Granet, l’explication d’un
texte ou d’un document ».
 
2) Cette étude des textes est d’abord comparative. Ce que dit la
préface d’Apollon sonore vaut pour l’ensemble de l’œuvre  : «  Bien
peu de données sont inédites, mais des analyses conduites sous la
lumière comparative font apparaître des articulations ou des valeurs
auxquelles on n’avait pas prêté attention.  » Dès Jupiter Mars
Quirinus, Dumézil revendique formellement le primat de la
comparaison sur les philologies particulières.
Beaucoup de philologues spécialistes – indianistes, latinistes, etc. – estiment prudent,
nécessaire, de réserver la comparaison pour un second stade de la recherche  ; ils
entendent traiter d’abord leurs dossiers, apprécier les textes, interpréter les divers
témoignages, composer une image probable des formes les plus anciennes, même
préhistoriques, de la religion et généralement de la société qui constitue la matière de
leur philologie, et cela en toute souveraineté, par les seuls moyens de la critique
interne et externe, éclairés par ce qu’ils savent, devinent ou sentent du génie du peuple
considéré, tel justement que le leur révèle l’étude philologique des textes. Chacun des
spécialistes entend que ses pairs, les spécialistes des autres provinces indo-
européennes, en fassent autant. Une fois que les philologies indienne, latine,
germanique, etc., auront librement constitué une image des plus anciennes formes de
la vie sociale et des représentations religieuses des divers peuples qu’ils traitent
distributivement, et alors seulement, le comparatiste sera admis à s’emparer de ces
résultats et à les confronter, sans d’ailleurs avoir à les retoucher sensiblement par ses
méthodes propres. Ils conçoivent ainsi le travail par étages superposés et par étapes
nettement distinctes : philologie pure à la base, et « philologies séparées » (pour ce qui
nous concerne, « mythologies séparées ») ; puis, en superstructure, la comparaison.
Ce programme repose sur une illusion bien compréhensible  : c’était celle, somme
toute, des hellénistes qui s’irritaient, il y a un siècle, contre les intrus qu’on appelait
bizarrement les «  grammairiens comparés  »  ; ils avaient construit, de l’intérieur du
grec, avec des matériaux grecs, des systèmes plausibles pour expliquer l’opposition de
esti « il est » et de eisi « ils sont », et ces systèmes leur semblaient autrement rassurants
que les « hypothèses » qui reconnaissaient ici l’opposition sanscrite de asti « il est » et
de santi « ils sont » et les oppositions latine et allemande toutes semblables de est et de
sunt, de ist et de sind. Les comparatistes avaient pourtant raison. Il en est de même
pour notre matière  : ce n’est pas de l’intérieur d’une société indo-européenne
particulière qu’on peut déterminer avec vraisemblance ce qui, en elle, dans l’état de sa
maturité, provient d’une innovation plus ou moins récente, et ce qui a été maintenu de
l’héritage ancestral ; ce n’est pas l’historien d’une société indo-européenne particulière
qui, d’après ce qu’enseigne la seule histoire, peut conjecturer la préhistoire : dans les
équilibres qu’il constate, les plus vieux éléments sont souvent réduits à peu de chose et
détournés de leur fonction première ; comment, par quelle intuition pressentirait-il et
surtout démontrerait-il leur ampleur et leur valeur anciennes  ? Le comparatiste au
contraire dispose d’un moyen objectif d’appréciation  : le repérage des coïncidences
entre deux sociétés apparentées, et des coïncidences en groupe plutôt qu’isolées. Si l’on
reconnaît, enchâssée dans un équilibre spécifiquement indien et dans un équilibre
spécifiquement romain par exemple, une même série, suffisamment originale,
d’éléments soutenant entre eux des relations homologues, il y a pour ces derniers
présomption d’antiquité, d’héritage à partir de la préhistoire commune, et plus le
groupe d’éléments considérés sera complexe et délicat, plus la présomption sera forte ;
si un troisième équilibre, spécifiquement scandinave ou irlandais par exemple,
présente le même groupe d’éléments singuliers, la preuve est bien près d’être acquise.
Au fond, il en est de la méthode comparative en matière religieuse comme en matière
linguistique  : elle seule permet de remonter avec assurance, avec objectivité, dans la
préhistoire par l’utilisation simultanée des archaïsmes, des bizarreries (des
« irrégularités », disent les grammairiens), de toutes les traces qui, ici et là, au sein de
chaque équilibre particulier substitué à l’équilibre préhistorique commun, témoignent
bien de ce lointain passé, mais n’en témoignent qu’à la condition d’être recoupées,
confirmées, interprétées et parfois restaurées du dehors.
Par conséquent, la comparaison, l’esprit comparatif doivent intervenir dès le début, dès
la collecte et l’appréciation des documents. En procédant à l’inverse l’indianiste isolé
d’une part, le latiniste isolé d’autre part risquent de construire pour la préhistoire de
leurs domaines deux images où les points communs n’apparaîtront pas ensuite
clairement, ou même auront été négligés à cause de leur insignifiance apparente dans
l’équilibre historique indien et dans l’équilibre historique romain. C’est ce qui est
plusieurs fois arrivé.

Dumézil restera toujours fidèle à cette démarche. Dans les


entretiens avec Didier Eribon, parus après sa mort, il répond aux
critiques «  en conseillant une lecture plus attentive des textes
anciens, une lecture “à la Granet” et, je l’avoue volontiers puisque
c’est ma raison d’être, une lecture éclairée par la comparaison de ce
qu’enseignent d’autres peuples indo-européens ». Cette comparaison
ne prétend pas «  reconstituer un mythe, un rituel, un organe
politique ou un rouage social indo-européen dans la forme concrète,
pittoresque, où il a pu exister trois mille ans avant notre ère mais
[…] donner des moyens objectifs de se représenter sur cinq cents,
mille ou deux mille ans suivant les cas, une partie de la préhistoire
des civilisations indo-iranienne, italique, germanique, etc.,
historiquement connues  ». Les spécialistes de ces civilisations ne
disposaient, pour reconstituer la préhistoire de leurs religions, que
du «  point d’arrivée  », connu par les plus anciens documents
disponibles, la comparaison y ajoute le «  point de départ  »  : l’état
indo-européen, non pas reconstitué concrètement, mais défini dans
son type. La comparaison fournit l’hypothèse de départ qui est
ensuite vérifiée analytiquement (cf. supra, p. 180-187, à propos de la
naissance de Rome).
 
3)  Cette comparaison porte sur des ensembles. Un dieu, un
héros… ne révèle sa pleine signification que considéré dans ses
rapports avec d’autres dieux, d’autres héros…
On dit couramment de nos jours que, si Romulus appartient à la légende, en revanche,
ce qui est raconté de son successeur Numa et des rois qui vinrent ensuite offre des
garanties d’authenticité  ; ce faisant, on néglige d’une part le fait massif que les
caractères et les biographies de Romulus et de Numa sont construits de manière à
former, sur tous les points, une antithèse, et d’autre part le fait, sur lequel les Romains
eux-mêmes ont pourtant insisté, que les quatre rois préétrusques sont censés avoir
apporté chacun à la Ville qui venait de naître un des organes ou couple d’organes
fonctionnels, nécessaires à son bel avenir, les deux fondateurs, Romulus et Numa, lui
donnant l’un les auspices et l’État, l’autre sacra et leges  ; puis Tullus Hostilius lui
imposant la science, le goût et la pratique des armes ; Ancus Marcius enfin lui ouvrant
les voies de toutes les abondances.

Les spécialistes qui ont refusé de reconnaître cette évidence ont


perverti l’une des règles de Descartes : « Ils divisaient volontiers les
problèmes en autant de parcelles qu’il fallait pour ne plus les voir. »
Dumézil énonce dès la préface de sa thèse ce principe de la
reconnaissance de «  la primauté des ensembles sur leurs
constituants ». Le Festin d’immortalité (1924) ne parle pas encore de
système ou de structure, mais l’idée y est.
Supposons que dans les légendes des divers peuples indo-européens, nous retrouvions
un même thème isolé  : la constatation ne prouverait rien quant à la qualité indo-
européenne du thème, d’abord parce que le nombre des thèmes connus dans le monde,
si grand soit-il, est limité et qu’il y a de fortes chances pour que le thème en question
apparaisse chez maint peuple d’autre famille  ; puis, en admettant qu’il n’apparaisse
que chez les peuples indo-européens, parce qu’une concordance aussi restreinte peut
sans paradoxe être attribuée au hasard. Si la concordance s’étend à une, à plusieurs
séquences thématiques, l’intervention du seul hasard devient moins probable, surtout
si les séquences sont complexes et originales, c’est-à-dire associent des thèmes
nombreux qui n’apparaissent nulle part ailleurs dans le même groupement. Si enfin
l’on reconnaît, chez tous les peuples indo-européens et chez eux seuls, plusieurs
séquences riches en thèmes groupées elles-mêmes autour d’un centre, dans un ordre
toujours le même, de manière à former ce que nous avons appelé un cycle, l’hypothèse
du hasard sera exclue. Mais exclue en même temps sera, cette fois, l’hypothèse d’un
emprunt : à qui, quand, et comment cet emprunt aurait-il été fait, pour recouvrir ainsi
toute l’aire indo-européenne, et elle seulement  ? Force sera donc d’admettre, comme
en matière de langage, des évolutions indépendantes à partir d’un original commun.
Notre tâche est dès lors définie : c’est un cycle, complexe et précis, que nous devons
chercher.

Dans l’introduction du premier exposé d’ensemble sur la


tripartition (1941), «  le mot “cycle”, peu heureux  », a disparu.
Dumézil parle maintenant de système.
Mais il ne faut pas oublier qu’une religion – et ces deux mots se sont déjà rencontrés
plusieurs fois dans l’exposé qui précède  – est un système, un équilibre. Elle n’est pas
faite de pièces et de morceaux assemblés au hasard, avec des lacunes, des redondances
et des disproportions scandaleuses. Si nous osions risquer après tant d’autres une
définition, toujours extérieure, nous dirions qu’une religion est une explication
générale et cohérente de l’Univers soutenant et animant la vie de la société et des
individus. Si donc on ne veut pas se méprendre grossièrement sur la forme, l’ampleur
et la fonction propre de tel ou tel d’entre les rouages d’une religion, il est urgent de le
situer avec précision par rapport à l’ensemble. Quitte à retoucher ensuite cette
première image, il faut dessiner d’abord les lignes maîtresses de toute l’architecture
religieuse qu’on étudie ou qu’on reconstitue. Sinon, n’importe quel dieu étant plus ou
moins amené à s’occuper de toutes les provinces de la vie humaine, on risque
d’attribuer essentiellement à celui, quel qu’il soit, qu’on étudiera ce qui ne lui
appartient qu’accidentellement ; on le centrera sur la marge de son domaine ou même
au-delà et l’on méconnaîtra au contraire sa destination fondamentale. Bref,
contrairement à une illusion fréquente, contrairement à un précepte de fausse
prudence fort révéré, les monographies ne peuvent être constituées avec quelque
assurance que lorsque l’ordre d’ensemble a été reconnu. Ou, si l’on préfère une
formule plus modérée, il faut pousser parallèlement, l’une corrigeant sans cesse et
améliorant l’autre, l’étude du cadre et celle des détails, l’étude de l’organisme et celle
des tissus.

Cette appellation de «  système des trois fonctions  » se retrouve


dans Les Dieux des Indo-Européens (1952), mais concurrencée par la
notion de structure. L’idée reste la même  : les trois fonctions
constituent «  une théologie articulée, dont il est difficile de penser
qu’elle s’est faite par le rassemblement de pièces et de morceaux  ;
l’ensemble, le plan conditionnent les détails  ; chaque type divin,
dans son orientation propre, exige la présence de tous les autres, ne
se définit même bien que par rapport aux autres, avec la vivacité
que seule produit l’antithèse ». Dumézil a par la suite regretté cette
substitution.
J’ai cédé à une objection de Victor Goldschmidt, le futur exégète de Platon, qui était
alors mon auditeur à l’École des hautes études  : «  système  », m’a-t-il dit, implique
conscience, volonté, calcul  ; alors que le capital mythique d’une société est, pour
chaque membre de cette société, un donné indépendant de sa volonté  ; mieux vaut
donc employer le mot «  structure  ». En fait, Goldschmidt n’avait pas raison  :
« structure » dit simplement en latin ce que « système » dit en grec. Et quand on parle
du Système solaire, du système nerveux d’une part, de structures moléculaires d’autre
part, les deux substantifs sont synonymes.

Le problème essentiel est que «  structure  » renvoie à un


mouvement de pensée en plein essor vis-à-vis duquel la position de
Dumézil est vite ambiguë  : dans le chapitre  III des Dieux des Indo-
Européens, significativement intitulé «  Structure et chronologie  », il
oppose les historicistes aux structuralistes, en se rangeant clairement
dans le camp des seconds. Mais sa crainte d’être «  catalogué  »
comme appartenant à une école le conduit à prendre ses distances :
le mot fera encore des apparitions dans les livres suivants, mais
celui d’« idéologie » lui sera progressivement préféré. Sa promotion
comme concept central, esquissée dans la leçon inaugurale au
Collège de France, est consacrée, dans l’introduction, aux Rituels
indo-européens à Rome (1954).
Les rituels sont importants au même titre que les autres éléments d’une religion  :
théologie, mythologie, littérature sacrée, organisation sacerdotale  ; mais tous ces
éléments sont eux-mêmes subordonnés à quelque chose de plus profond, qui les
oriente, les groupe, en fait l’unité, et que je propose d’appeler, malgré d’autres usages
du mot, l’idéologie, c’est-à-dire une conception et une appréciation des grandes forces
qui animent le monde et la société, et de leurs rapports. Souvent cette idéologie n’est
qu’implicite et doit être dégagée par analyse de ce qui est dit en clair des dieux et
surtout de leurs actions, de la théologie et surtout de la mythologie, ce qui conduit à
restaurer dans une certaine mesure la primauté de ce genre de documents. Mais,
virtuelle ou explicite, tant qu’on n’a pas compris l’idéologie d’une religion, on n’en
peut interpréter les diverses manifestations sans commettre à chaque instant de graves,
parfois de grossiers contresens. Bien des rituels, en particulier, sont remarquablement
analogues dans de nombreuses religions de niveaux très divers, et pourtant, à les
rapprocher sans précaution, à les unir sous un même titre, on risque de dévoyer l’étude
de chacun et de créer, dans une théorie générale, des entités illusoires. On voit bien
tout ce qu’on perd pour l’intelligence des faits, on ne voit pas ce qu’on gagne, à ranger
la consommation du totem des Arandas et l’eucharistie chrétienne sous le vocable de
«  théophagie  »  : dans les deux cas, sous des apparences gestuelles voisines, les
communiants ont conscience d’opérations mystiques radicalement distinctes, avec des
intentions, des processus et des bénéfices qui n’ont guère d’élément commun.

Le concept n’est sans doute pas très bien choisi, car la définition
qu’en donne Dumézil est beaucoup plus large que celle sur laquelle
on s’accorde communément (encore que certains chercheurs, et
notamment l’indianiste Louis Dumont, adoptent une conception
semblable) et il peut en résulter des contresens. Peut-être eût-il
mieux valu, comme Daniel Dubuisson le fera plus tard, parler de
logique des trois fonctions. Mais Georges Dumézil n’a jamais eu
beaucoup de goût pour les controverses sémantiques, et les notions
de «  système  », de «  structure  » et d’«  idéologie  » cohabitent sans
heurts, souvent employées comme synonymes. Au-delà des
variations de vocabulaire, la primauté des ensembles n’a jamais
cessé d’être le fil conducteur.
 
4)  Ces trop brèves remarques suffisent à suggérer une
épistémologie fortement architecturée, tant dans son principe que
dans ses techniques. L’immense étendue de l’enquête, la quasi-
absence de développements théoriques ne doivent pas faire oublier
qu’il existe une véritable herméneutique dumézilienne. Ce que l’on
prend souvent pour de l’empirisme n’est en fait que le refus des
systèmes préconçus. Une fois guéri de son «  intoxication  »
frazérienne des débuts, Dumézil a toujours rejeté toute explication a
priori, à partir d’un modèle, que celui-ci soit primitiviste ou
sociologique. D’où sa condamnation des ambitions prématurées des
sciences humaines qui, «  grisées par l’avance prodigieuse des
mathématiques et des sciences de la matière, s’abandonnent au rêve
de sonder, de toucher, en une génération, le fond de leurs
problèmes  ». D’où aussi sa mise au point à l’égard des
développements récents d’un structuralisme qui entreprenait, sous la
plume de chercheurs jeunes et pressés, d’« adapter » ses résultats.
Depuis quelques années, le mot « structure » est devenu ambigu.
Tout en gardant sa valeur précise, ancienne – lorsqu’il est question,
par exemple, de la structure d’une démonstration, d’un roman, d’un
État –, il a pris un emploi technique beaucoup plus ambitieux dans
un système philosophique aujourd’hui fort en vogue, auquel il a
même donné son nom. Il en résulte de la confusion. On range
volontiers mon travail – et c’est, suivant les auteurs, un éloge ou un
blâme  – parmi les manifestations ou, étant donné les dates, parmi
les prodromes du structuralisme. Il arrive même que de jeunes
structuralistes s’impatientent de ma lenteur ou de mon incapacité à
suivre les progrès de la doctrine et des techniques interprétatives
qu’elle inspire et m’enseignent, exemples à l’appui, le parti que des
esprits plus agiles ou plus orthodoxes peuvent déjà tirer de mes
dossiers. Je tiens à mettre un terme à ces bienveillances sans objet :
je ne suis pas, je n’ai pas à être, ou à n’être pas, structuraliste. Mon
effort n’est pas d’un philosophe, il se veut d’un historien, d’un
historien de la plus vieille histoire et de la frange d’ultra-histoire
qu’on peut raisonnablement essayer d’atteindre, c’est-à-dire qu’il se
borne à observer les données primaires sur des domaines que l’on
sait génétiquement apparentés, puis, par la comparaison de
certaines de ces données primaires, à remonter aux données
secondes que sont leurs prototypes communs, et cela sans idée
préconçue au départ, sans espérance, à l’arrivée, de résultats
universellement valables. Ce que je vois quelquefois appelé «  la
théorie dumézilienne » consiste en tout et pour tout à rappeler qu’il
a existé, à un certain moment, des Indo-Européens et à penser, dans
le sillage des linguistes, que la comparaison des plus vieilles
traditions des peuples qui sont au moins partiellement leurs héritiers
doit permettre d’entrevoir les grandes lignes de leur idéologie. À
partir de là, tout est observation. Je ne connais de «  structures  »
théologiques, mythologiques, institutionnelles, etc. –  qu’il s’agisse
des trois fonctions, des saisons, des feux, des eaux  – que celles qui
sont inscrites dans les documents indiens, iraniens, romains,
irlandais, etc., et, pour les temps qui précèdent ces documents, que
celles qui résultent de leur comparaison. Aucune n’est imposée a
priori ni par extrapolation et quand, alerté par quelque
ressemblance, j’ouvre un chantier comparatif, je ne sais pas d’avance
ce que j’y trouverai.
 
 
Les textes qui suivent donnent une idée de la manière dont
Dumézil a précisé ses méthodes  : dans les deux cas, il part d’un
problème précis, mais les conclusions qu’il en tire ont une portée
heuristique générale.
Le premier texte définit les critères de reconnaissance de la
trifonctionnalité. De même que tout ce qui brille n’est pas or, tout ce
qui est triple n’est pas triparti, et « il faut bien distinguer entre les
triplements intensifs et les triades classificatoires ». Dans son dernier
recueil d’esquisses, Dumézil a donné un exemple de cadre triple qui
n’a « rien de trifonctionnel au sens indo-européen du mot, rien qui
engage le pouvoir sacré, la force et la prospérité  ; la triade
correspond ici à une analyse logique et technique des opérations ».
Ces « faux tripartis » sont particulièrement fréquents dans le monde
celtique  : «  À toute époque les Gallois et les Irlandais ont usé et
abusé du moule commode de la triade pour classer concepts,
conseils, légendes, et ce serait un vain travail de prétendre par
exemple rechercher parmi les nombreuses triades des Lois galloises
médiévales, des traces de conceptions triples préchrétiennes.  » À
propos des mariages indo-européens, Georges Dumézil précise les
conditions requises pour qu’un objet d’étude soit reconnu comme
une application du schéma triparti.
Le second texte traite du problème redoutable de la valeur à
accorder aux sources. On a parfois reproché à Dumézil de faire
reposer toute sa construction sur un très petit nombre de sources. Ce
n’est pas exact, car le corpus utilisé est immense, d’un traité signé
par le roi de Mitani et trouvé sur une tablette à Bogazköy sur le site
d’une capitale de l’Empire hittite à la formule d’abjuration des
Saxons conservée dans un manuscrit du IXe  siècle, d’un texte de
l’écrivain byzantin du VI
e
  siècle Jean le Lydien aux légendes
galloises, de l’Iliade aux bylines russes… Mais il est vrai que
quelques textes ont constitué des sources d’information privilégiées :
le Mahābhārata indien, Properce, Virgile et Cicéron à Rome, l’Edda
scandinave, l’Avesta (livre sacré des zoroastriens) iranien, l’épopée
narte des Ossètes… Or, la plupart de ces textes sont très tardifs : à
Rome, lorsque Virgile et Properce écrivent, la religion s’est
profondément transformée, la triade Jupiter-Mars-Quirinus a cédé la
place à la triade capitoline Jupiter-Junon-Minerve  ; les textes
scandinaves et celtes sont postérieurs à la christianisation…
Empruntent-ils leur contenu à des sources dont nous ne disposons
plus ou opèrent-ils une reconstitution imaginaire ? Contre les excès
de l’hypercritique, Georges Dumézil a défendu leur valeur de
témoins. Sa «  Réhabilitation de Snorri  » dépasse largement le cas
germanique et même le cadre indo-européen. Le texte a été allégé
de notes philologiques, très techniques.
Chapitre VI
Remarques sur l’interprétation
trifonctionnelle des mariages indo-
européens

Mis à part l’enlèvement des Sabines, les ensembles épiques qui


viennent d’être étudiés – mariages successifs conclus ou projetés par
Héraclès et par Sigurđr, mariages successifs procurés par Bhīṣma à
ses jeunes parents  – remplissent les conditions requises pour qu’on
les interprète comme des applications de la « théorie matrimoniale »
tripartie qui a été d’abord dégagée par la comparaison des droits
romain et indien. Ces conditions sont les mêmes que pour les
interprétations trifonctionnelles d’autres ensembles 1  : quant aux
éléments de l’ensemble, tous les trois (ou, avec le rapt, tous les
quatre) doivent être distincts, solidaires, homogènes, exhaustifs ; quant
à l’interprétation de chaque élément, elle doit être immédiatement
évidente.
Soit les trois engagements de Sigurđr dans la Grípisspá. Ils
concernent successivement trois héroïnes, Sigrdrifa, puis la pupille
de Heimir, puis la fille de Gjuki, le rapport du deuxième au premier
(oubli) étant le même que celui du troisième au deuxième. Ils sont
préparés ou contractés par un seul et même personnage, donc
solidaires. Ils le sont dans des circonstances voisines, sinon
identiques (1, rencontre  ; 2 et 3, réception chez un hôte), en vertu
du même dessein, prendre femme. Enfin l’insertion d’un mariage
supplémentaire de Sigurđr entre son premier exploit et sa mort n’est
guère pensable. Quant à l’interprétation, elle est immédiate et
certaine pour chaque terme : entre Sigurđr et Sigrdrifa, il y a, après
une esquisse de rapt ou de violence, une promesse mutuelle, libre,
par amour partagé, sans intervention de la famille de Sigrdrifa ; puis
Sigurđr achète Brynhildr à son père nourricier  ; puis la mère de
Gudrun donne, impose sa fille à Sigurđr. Ce sont bien les
orientations caractéristiques des modes gāndharva (après un début
évoquant le rākṣasa), āsura, brāhma.
Pour Héraclès, la formule est un peu différente en ce que le
mariage proprement gāndharva est dilué dans quantité de liaisons
libres et fécondes, mais qui n’ont pas la valeur institutionnelle,
l’effet juridico-religieux d’un mariage. Mais les autres unions se
succèdent et sont bien distinctes, le héros n’épousant Déjanire que
longtemps après avoir répudié Mégara, puis enlevant Iolé que, sur
son bûcher de mort, il ne peut que léguer pour épouse au fils qu’il a
eu de Déjanire. Elles ne sont pas moins solidaires, puisqu’elles ne se
succèdent pas seulement, mais se commandent, le héros ne
recherchant Iolé que parce qu’il a dû répudier Mégara, puis
n’épousant Déjanire que parce que Iolé lui a été refusée, enfin
n’enlevant Iolé malgré son mariage avec Déjanire que pour venger
ce refus. Elles sont aussi homogènes, puisqu’elles répondent toutes
au désir constant qu’a un seul et même personnage de se marier.
Exhaustives enfin, puisqu’elles couvrent la totalité de sa vie
humaine. Quant à l’interprétation, elle est immédiate pour tous les
termes : Mégara conférée par son père à un héros brillant, Déjanire
gagnée par un service qui vaut «  kalym  », Iolé conquise par la
violence –  sans parler de la foule des partenaires obtenues par
simple consentement mutuel. Il s’agit donc bien, en succession, d’un
mariage brāhma, d’un āsura, d’un rākṣasa, le tout saupoudré de
gāndharva en grand nombre.
Pour Bhīṣma, le marieur, les termes sont distincts puisqu’il s’agit
de quatre demandes successives à propos de jeunes filles
différentes  ; solidaires, puisqu’ils satisfont tous la même intention,
assurer par des mariages réguliers la durée d’une même dynastie  ;
homogènes, puisque chacun se fait selon un mode canonique  ;
exhaustifs puisqu’il ne reste ensuite aucun jeune homme à pourvoir,
aucun mode à utiliser. Quant à l’interprétation, elle est sans
ambiguïté  : les termes se conforment successivement aux modes
rākṣasa, brāhma (ou assimilé), gāndharva et āsura.
Seule la légende romaine de l’enlèvement des Sabines
contrevient à deux de ces règles, celle de la distinction et celle de
l’homogénéité des termes. La raison de la première exception a été
donnée plus haut  : la future théorie des modes d’acquisition de la
manus est présentée dans sa genèse, à l’état embryonnaire, dans une
Rome encore informe. La raison de la deuxième exception est
sensiblement la même : la confarreatio est le seul mode expressément
différencié, créé par le fondateur  ; les autres ne sont encore que
préfigurés à des moments divers de l’événement.
Tout ce que ce bilan autorise à conclure – mais, du point de vue
de notre étude, c’est l’essentiel – est que, dans les quatre cas, lorsque
s’est constituée l’épopée nationale, la théorie des quatre modes de
mariage respectivement fondés sur les principes des trois fonctions
(la deuxième fonction alignant ses deux principes, l’autonomie à
côté de la force) était encore claire et complète et offrait un moule
tout prêt aux compositions des poètes, des romanciers, des
historiens, et un moule stable, quelles que pussent être ensuite les
évolutions de la pratique juridique.
Par une action en retour, cette utilisation d’un même modèle
dans quatre littératures confirme que, dans l’examen des droits,
nous n’avons pas été la victime de mirages ou de sophismes en
dégageant ce même modèle archaïque par la confrontation du
tableau indien des formes de mariage et du tableau classique romain
des moyens d’acquisition de la manus.
 
À ce point de la recherche, quelques remarques et quelques
questions sont sans doute venues à l’esprit du lecteur.
D’abord une variante de l’objection qui a été souvent faite, et
réfutée, à propos du dossier central de mon travail, celui des « trois
fonctions  ». Les trois fonctions de souveraineté magico-et juridico-
religieuse, de force et de productivité, a-t-on dit, sont dans la nature
des choses  : quoi d’étonnant à les voir s’exprimer dans tant de
structures conceptuelles, institutionnelles ou littéraires  ? Et, si l’on
en constate la présence dans l’Inde, à Rome, en Scandinavie, de quel
droit conclure qu’elles sont partout le prolongement d’un héritage
commun, alors qu’elles doivent être assurées en tout lieu et à tout
moment pour que la société et les individus puissent vivre : ne faut-
il pas, à tout moment et en tout lieu, sous des formes diverses, une
direction spirituelle et politique, des moyens de défense et
d’attaque, une organisation de la production – au sens le plus large –
pour l’entretien de tous  ? À quoi je fais en général une réponse en
trois temps 2 :
1) Ces trois fonctions, conditions nécessaires et suffisantes de la
survie, sont en effet assurées dans tout organisme, depuis les
termitières des bois jusqu’aux empires de l’histoire. Mais c’est une
chose bien différente que de prendre conscience de cette nécessité
au point d’en tirer le cadre d’un système de pensée, une explication
du monde, bref une théologie et une philosophie ou, si l’on préfère,
une idéologie.
2)  Dans les sociétés indo-européennes anciennes, c’est une telle
idéologie que l’on constate, soit explicitée en formules, soit
manifestée par de nombreuses applications dont beaucoup, d’une
province indo-européenne à l’autre, présentent des ressemblances
trop précises pour être indépendantes.
3) Dans l’Ancien Monde – Europe, Asie, Afrique du Nord – cette
idéologie active ne se rencontre que chez les peuples parlant des
langues indo-européennes et chez quelques peuples limitrophes dont
on est assuré, parfois avec des précisions de dates, qu’ils ont été
exposés à l’influence d’Indo-Européens, comme l’Égypte à partir de
ses contacts avec les Hittites et les para-Indiens de Palestine ou de
l’Euphrate, ou les Finnois, dont la langue est chargée d’emprunts
germaniques et indo-iraniens. En particulier, ni les sociétés
sémitiques du Proche-Orient, ni les sociétés sibériennes, ni la Chine
ne l’ont pratiquée : cette dernière, par exemple, comme les Turcs les
plus anciennement connus, coulait sa luxuriante réflexion, sa
théologie notamment, dans un moule binaire (Ciel et Terre, haut et
bas  ; socialement  : le mandataire du Ciel et tout le reste). En
quelques autres points du monde –  Amérique centrale, Afrique
noire  –, des ébauches d’une systématisation des trois fonctions
«  naturelles  » s’observent parfois, dans des fêtes, par exemple, où
trois épisodes rituels fonctionnellement caractérisés se succèdent, ou
même dans des divisions sociales. Nulle part cependant, à ma
connaissance, ces premières expressions n’ont été développées, n’ont
fourni d’idéologie.
La situation n’est pas différente pour le tableau indo-européen
des formes du mariage :
1)  Le rapt ou l’achat par le prétendant, le don par le père et
l’union légitime des deux partenaires épuisent si bien les possibilités
qu’on n’imagine pas de procédure qui ne se ramène, dans son
principe, à l’un ou l’autre de ces quatre types. Certes, mais la
systématisation de ces types en un tableau dont tous les termes sont
admis et ont le même effet juridique constitue un phénomène
intellectuel d’un autre ordre ;
2) Ce sont de tels tableaux qui apparaissent, au niveau du droit,
à Rome et dans l’Inde et qui, à l’Inde, à la Scandinavie, à la Grèce
ont fourni des cadres épiques ;
3)  Autant que je sache, de tels tableaux ne se rencontrent pas,
dans l’Ancien Monde, en dehors des domaines indo-européens. Faute
d’une enquête prolongée que je n’ai plus le temps de conduire, cette
proposition n’est naturellement que provisoire. Mais aucun fait de
grande notoriété ne la contredit. Dût-on d’ailleurs, à l’expérience,
reconnaître des exceptions, il n’en resterait pas moins que la densité
et l’importance des attestations du tableau chez les peuples indo-
européens recommanderait encore l’explication par l’héritage
commun.
 
Dès cette esquisse, on peut discerner les points sur lesquels le
tableau primitif était vulnérable, c’est-à-dire, les mœurs évoluant, le
plus exposé soit à une élimination, soit à une déformation.
1)  Dans le droit romain comme dans l’indien, le rapt était le
terme le plus menacé. De fait, il a disparu de la systématisation
romaine et plusieurs des systématisations indiennes le déclarent
adharmya, contraire au dharma. Quand Bhīṣma affirme au contraire
dans le Mahābhārata que ce mode est le plus honorable (pour les
kṣatriya), cette doctrine est commandée par l’épisode épique qu’elle
introduit ; en tout cas elle n’est pas reproduite ailleurs.
C’est ensuite le mariage gāndharva qui risquait le plus de sortir
de l’actualité. À Rome, il n’en reste quelque chose, atténué et
transformé, que dans une des formes d’acquisition de la manus  : la
«  volonté libre  » qui le fondait subsiste dans le choix laissé à la
femme par le mode usu de uelle ou de nolle, c’est-à-dire d’accepter
ou de refuser de sortir de la manus de son père ou de son tuteur : si
elle n’emploie pas la procédure prévue pour exprimer ce nolle, c’est
qu’elle souhaite entrer sous la manus de son mari. Dans l’Inde, bien
qu’incorporé aux classifications sous sa forme pure où le jeune
homme et la jeune fille, en tête à tête, secrètement (rahasi),
conviennent, avec effets de droit, de s’unir sexuellement, le mode
gāndharva cède sa place dans la pratique à une forme plus policée,
où la liberté de la jeune fille est toujours entière, mais où la
manifestation en devient publique, officielle, organisée et annoncée
par le père : c’est le svayaṃvara ; tous les prétendants s’assemblent
et, le moment venu, la jeune fille déclare son choix non pas
seulement au bénéficiaire, mais à tous les autres.
L’achat a eu des fortunes diverses. Inscrit, mais mal noté,
condamné parfois, dans des classifications indiennes du mariage
(mode āsura), il semble être devenu, dans la Rome historique, le
mode ordinaire d’acquisition de la manus  ; mais l’acte même de
l’achat n’y est plus que symbolique.
2)  Les légendes pouvaient être plus conservatrices et le sont en
effet. Les tableaux épiques indien, grec, scandinave, romain même
qui ont été analysés plus haut continuent d’organiser tous les
mondes, mêlant parfois les deux modes de deuxième fonction fondés
l’un sur la force, l’autre sur l’autonomie, c’est-à-dire le rapt et
l’engagement libre (Sigurđr et Sigrdrifa, les Romains et les Sabines).
Sous cette réserve, à la différence de ce que l’on constate dans les
droits réellement pratiqués, le rapt occupe une place de choix. Au
contraire l’achat, réputé inférieur ou vulgaire, ou du moins peu
héroïque, n’a que peu d’occasions de paraître, et dans des épisodes
secondaires, ou bien prend la forme plus honorable d’un service
convenu.
3) La remarque qui précède justifie la double démarche, les deux
temps de l’étude qui vient d’être esquissée. La comparaison des
statuts juridiques pratiqués à Rome et dans l’Inde a d’abord dégagé le
tableau indo-européen, mais à travers des réformes et des
dégradations. Celle des intrigues épiques, qui n’avaient pas à suivre
la réalité sociale dans ses évolutions, manifeste au contraire cette
même structure préhistorique presque intacte et par conséquent en
confirme l’authenticité.
Chapitre VII
Réhabilitation de Snorri

La partie la plus considérable du dossier qu’on vient de lire et la


mieux articulée, les pièces sans lesquelles toutes les autres ne seraient que
des membra disjecta, ce sont les nombreux chapitres ou suites de
chapitres tirés de l’œuvre de Snorri, de ces traités didactiques qu’on
désigne globalement sous le nom d’Edda en prose : la Gylfaginning ou
« Fascination de Gylfi  » et les Bragarœđur ou «  Propos de Bragi  », où
sont racontés tout au long beaucoup de mythes  ; les Skáldskaparmál,
sorte de recueil de connaissances littéraires utiles aux scaldes, qui
complète la Gylfaginning et consigne, parfois en les expliquant, un
grand nombre de périphrases scaldiques 1. Longtemps ces documents ont
joui d’une autorité incontestée : on admettait que Snorri n’avait eu qu’à
recueillir autour de lui une matière encore vivante, qu’il était donc le
témoin, informé et fidèle, d’un savoir auquel les poèmes eddiques et
scaldiques faisaient de leur côté des emprunts plus fragmentaires  ;
l’accord général de Snorri et de ces poèmes, le bonheur avec lequel soit
des poèmes entiers, soit des strophes s’insèrent dans les traités en prose et
y trouvent un commentaire exhaustif, loin d’éveiller les soupçons,
semblaient la meilleure garantie de la sincérité et du soin de l’érudit
islandais.
Puis est venu l’âge de la critique, c’est-à-dire, très vite, celui de
l’hypercritique, cette maladie de jeunesse (et, malheureusement, souvent
chronique) qui menace toute philologie et qui s’accompagne presque
toujours d’une euphorie agressive. L’expression doctrinale la plus
complète de cet effort et de cet état d’esprit –  et, pour le problème de
Loki, celle qui a eu les plus graves conséquences  – a été donnée par
l’illustre historien des religions germaniques, Eugen Mogk, dans un
véritable manifeste de trente-trois pages, confié aux Folklore Fellows
Communications de Helsinki (no  51) en 1923, sous le titre  :
«  Novellistische Darstellung mythologischer Stoffe Snorris und seiner
Schule.  » Là, avant de passer à quelques exemples qu’il croyait
démonstratifs et que nous retrouverons tout à l’heure, E.  Mogk a
fortement charpenté une «  reconstitution  » de l’activité littéraire qu’il
attribue à Snorri. Voici, presque littéralement traduites, ces pages
importantes (p. 7-11).

1. Eugen Mogk contre Snorri


Snorri, remarque E. Mogk, travaille au e
XIII   siècle, c’est-à-dire
plus de deux cents ans après la conversion officielle de l’Islande au
christianisme. Pendant ces deux cents ans, l’île a eu un commerce
constant –  matériel, religieux, intellectuel  – avec l’Angleterre et
l’Irlande, la France et l’Allemagne. Par ses évêques et ses voyageurs
d’abord : les tout premiers évêques, Ísleifr et son fils Gizurr, avaient
été formés en Allemagne  ; l’évêque Þorlákr avait longtemps et
profitablement séjourné à Paris et à Londres  ; Sæmundr même, le
père de l’historiographie islandaise, avait passé nombre d’années de
sa jeunesse à l’étranger, notamment à Paris, et son arrière-petit-fils,
l’évêque Pál, était revenu d’Angleterre plus érudit qu’aucun homme
de son siècle. Puis par les écoles  : sur le modèle de l’Europe
occidentale, Ísleifr déjà avait fondé celle de Skálholt, Jón
Œgmundarson celle de Hólar, Teitr celle de Haukadal, Sæmundr
celle d’Oddi  ; en 1133, les Bénédictins ouvrirent des couvents et
naturellement des écoles ; des clercs étrangers y enseignèrent, tel ce
Hróđúlfr, venu d’Angleterre, qui resta dix-neuf ans en Islande. On y
lisait les mêmes ouvrages latins qu’en Europe et souvent on les
traduisait : les homélies de saint Grégoire et d’autres Pères, Origène,
Eusèbe, Gélase, Bède, des légendes sur la Vierge, sur les apôtres, sur
les saints  ; on connaissait Pline, Horace, Ovide, Salluste, Jordanès,
Paul Diacre, les traités grammaticaux de Priscien et de Donatien, et
nous possédons encore des fragments d’un Elucidarius et d’un
Physiologus du XIIe siècle. À côté de cette littérature occidentale, il y
avait les sagas et tous les poèmes scaldiques conservés pendant
plusieurs siècles par la récitation et pour lesquels Sæmundr et Ari
avaient réveillé l’intérêt. C’est à l’école d’Oddi qu’on faisait les
efforts les plus notables pour associer les deux traditions, la
nationale et l’étrangère ; or, c’est là que Snorri a passé sa jeunesse,
auprès de Jón, le petit-fils de Sæmundr, l’un des hommes les plus
instruits et les plus intelligents de l’époque  ; il y est même resté
auprès du fils de Jón, Sæmundr ; c’est donc là que cet esprit ouvert,
ambitieux, a dû recevoir les premières touches de sa vocation
littéraire. Plus tard, il mit en pratique les leçons d’Oddi dans son
domaine de Reykjaholt  : il y fonda un véritable atelier, s’attachant
des poètes comme Guđmundr Galtason et Sturla Barađrson, il prit
avec lui ses neveux Óláfr Þórđarson et Sturla Sighvatsson, et il se
mit à composer – samansetja, c’est-à-dire probablement à « diriger »
l’œuvre de composition collective  –, à «  faire écrire  » (ek lét rita,
comme il dit dans la préface de la Heimskringla) les grandes œuvres
qui portent son nom et sa marque.
Comment travaillait cette équipe si fermement conduite  ? Les
principales sources, pour l’Edda comme pour la Heimskringla, étaient
à la fois les compositions écrites déjà existantes et la tradition orale,
notamment les poèmes. Mais l’imagination et le don de combinaison
de Snorri ont joué le plus grand rôle. Il est peu probable qu’il ait
disposé de beaucoup plus de matériaux qu’il n’en subsiste
aujourd’hui  : en effet, la partie purement didactique de l’Edda, par
ses références, témoigne d’une bibliothèque qui, en gros, est encore
à notre disposition  ; d’autre part n’est-il pas invraisemblable que,
deux cents ans après l’introduction du christianisme en Islande, les
récits mythologiques sur lesquels reposaient les périphrases des
scaldes et qui –  ne l’oublions pas  – étaient des récits non pas
islandais mais norvégiens aient été encore vivants dans la tradition
orale du peuple islandais ? Snorri a donc été conduit à interpréter des
périphrases, des métaphores poétiques que ni lui ni ses
contemporains ne comprenaient plus. Il l’a fait par divers procédés :
il a combiné des sources indépendantes, il a imaginé des intrigues
pour relier des données sporadiques, il a complété la matière
ancienne par de pures inventions. Et c’est ainsi que s’est trouvé créé
–  par deux chefs-d’œuvre, l’Edda, le début de la Heimskringla  – un
nouveau genre littéraire, «  le conte mythologique  » (die
mythologische Novelle). Loin donc d’être un témoin, Snorri est un
créateur. Et son immense travail n’est pas utilisable, n’est pas une
« source » valable pour l’étude du paganisme.
 
Une telle reconstitution est cohérente, plausible. Mais est-elle
vraie  ? Si pourtant Snorri, deux cents ans non pas après une
disparition brusque du paganisme mais après une adhésion
pacifique de l’île au christianisme, avait connu, entendu, sur les
mythes, des choses que nous ne pouvons plus entendre ? Sæmundr,
Ari, l’école d’Oddi s’y étaient intéressés antérieurement et les scaldes
appelés à «  l’atelier  » de Reykjaholt ne devaient pas être sans
tradition ancienne… On peut discuter à perte de vue, peser et
repeser les probabilités contraires. C’est l’expérimentation, et elle
seule, qui décidera, pourvu qu’on réussisse à introduire la méthode
expérimentale dans l’affaire, et l’expérimentation appliquée à des
cas précis. Aussi bien Eugen Mogk, dans son manifeste même, a-t-il
aussitôt complété l’exposé de principe par deux exemples tirés de la
Gylfaginning ; puis, au cours des années suivantes, il a multiplié les
illustrations de la méthode critique inaugurée en 1923 ; ainsi ont vu
le jour, coup sur coup, les essais suivants  : «  Die Überlieferungen
von Thors Kampf mit dem Riesen Geirröd  » dans la Festskrift Hugo
Pipping, 1924  ; «  Lokis Anteil am Baldrs Tode  », 1925  ; «  Zur
Gigantomachie der Völuspá », 1925. Et la thèse a été encore reprise,
cette fois en Allemagne, appuyée d’une dissection de la cosmogonie
de Snorri, dans un opuscule de dix-huit pages  : Zur Bewertung der
Snorra-Edda als religionsgeschichtliche und mythologische Quelle des
nord-germanischen Heidentums, 1932 ; l’auteur avait soixante-dix-huit
ans.
C’est en effet sur des cas particuliers, et notamment sur ceux-là
mêmes que Mogk a désignés comme le plus favorables à sa
manœuvre, qu’il faudra discuter. Mais il ne sera pas mauvais
d’énoncer d’abord à mon tour quelques considérations générales,
non plus historiques, mais simplement psychologiques, propres à
éclairer l’acharnement avec lequel E.  Mogk vieillissant a brisé le
principal instrument des études qui avaient occupé toute sa vie  ;
propres aussi à orienter le lecteur dans les contre-attaques
auxquelles il sera ensuite procédé.
Je disais tout à l’heure que l’hypercritique est comme la maladie
naturelle de toute philologie livrée à elle-même. En effet, du
moment où j’ai rencontré (et comment ne la rencontrerais-je pas,
s’agissant d’une œuvre humaine  ?) la preuve que l’exposé
systématique fait par un auteur ancien, d’un mythe, d’une légende,
d’une scène d’histoire, est en désaccord avec une autre tradition, ou
avec un « fait », ou bien laisse paraître une contradiction interne ou
du moins une maladresse, ou trahit de quelque manière un effort, ou
encore –  suprême joie  !  – ne contient pas ce qu’il «  devrait  », me
semble-t-il, contenir, autrement dit du moment où je me sens
autorisé à imaginer le vieil auteur à sa table, travaillant sur des
fiches, s’appliquant à les relier et à les accorder sans en rien négliger
et à combler les lacunes, bref du moment où, moi, philologue et
critique, je vois dans cet auteur un collègue dont la tâche était de
monter, par des moyens inverses des miens, un édifice philologique
que ma tâche à moi est de démonter, il est inévitable que je me
pique au jeu, que je m’engage dans une sorte de duel et que,
m’appliquant à percer les intentions, les artifices, les ruses du
partenaire, je lui en prête généreusement qu’il n’a jamais eus.
Comme il n’est pas devant moi pour se défendre, je suis
régulièrement vainqueur et chacune de mes victoires diminue le
crédit que je crois pouvoir concéder à un témoin a priori suspect.
Bientôt il ne reste rien  : de même qu’aucun prévenu, fût-il le plus
innocent du monde, ne garde sa sérénité, son assurance, son air
d’innocence, au sortir d’un interrogatoire « scientifiquement » mené,
de même aucun texte ne garde son sens, sa cohésion, sa valeur
documentaire au sortir d’un examen critique conduit selon les
méthodes modernes.
Il est difficile de montrer au philologue qu’il passe ses droits. On
fait devant lui figure de naïf, voire d’ignorant ou de mystique : on se
laisse berner par ces récidivistes du truquage que sont Hésiode,
Virgile, Ovide, Snorri ; on ne sait pas le métier, on a la nostalgie de
la foi… Somme toute, je ne connais que trois moyens d’intervenir.
Les deux premiers peuvent presque toujours être employés, mais ils
suffisent rarement à faire tomber la fièvre de l’hypercritique. Le
troisième est radical, mais il n’est pas toujours applicable.
Le premier moyen est de rendre le critique sensible à des faits
autres que ceux qu’il retient, à des faits qui sont en général non
moins apparents, et même plus massifs, mais dont sa pente d’esprit
le distrait. Il s’agit simplement, sans sortir de la méthode analytique
qui est la sienne, d’obtenir qu’il fasse une revue plus attentive et
plus complète des données du problème, qu’il tienne compte, en
particulier, des harmonies et des ensembles. A-t-il, d’une
contradiction interne, conclu que le texte a été constitué de pièces et
de morceaux, par le mélange de deux ou trois « variantes » ? On lui
demandera de regarder de plus près, et plus philosophiquement, les
données qui lui paraissent contradictoires et de bien vérifier,
d’abord, qu’elles le sont. A-t-il réussi à expliquer entièrement un
récit comme un puzzle, formé par la réunion artificielle, plus ou
moins habile, d’éléments hétérogènes, dont il a trouvé les sources
indépendantes  ? On lui montrera que, au-dessus des éléments,
irréductibles aux éléments, il y a encore le fait qu’ils forment un
tout, dessinent un schéma qui a peut-être sens et valeur, qui n’est
peut-être pas le résultat d’une addition fortuite des éléments, mais
au contraire le principe de leur organisation et de leur choix même.
Est-il, dans un récit, parvenu à tout expliquer sauf un trait, qu’il
déclare alors volontiers sans importance  ? On pourra parfois lui
montrer que ce trait est essentiel, que tout le récit est au contraire
orienté vers lui. De ces diverses argumentations, on trouvera plus
loin assez d’exemples pour qu’il soit inutile d’en donner ici.
Le deuxième moyen est de rendre le critique sensible à la
fragilité et à l’arbitraire de ses propres constructions. A-t-il montré
qu’un vieil auteur s’est posé tel problème, s’est trouvé devant tels
documents et tel embarras, a fait telle réflexion qui a abouti à telle
invention ou telle maladresse ? On lui rappellera l’infinie souplesse
de l’esprit humain, et qu’on ne parvient jamais, sauf peut-être en
mathématiques, à l’enfermer dans un authentique dilemme, sans
tertia ni quarta via. On lui rappellera aussi la pauvreté de son
information, de notre information de modernes, et qu’il est toujours
imprudent de dire, par exemple, que « Snorri ne disposait pas (ou ne
disposait “guère”) d’autres sources que celles qui nous sont
accessibles ». On lui rappellera enfin la différence des siècles et que,
plus il se représente Snorri à l’image d’un de ces auteurs d’histoire
romancée qui foisonnent à notre époque, même dans les universités,
plus il a de chances d’altérer sa vraie physionomie.
Malheureusement, contre ces deux moyens de révision, il est
facile au critique de s’armer. Il peut épiloguer sans fin sur ce qui,
dans un ensemble, est essentiel et secondaire  ; sur le sens et sur
l’unité même de l’ensemble  ; sur la réalité et sur l’ampleur d’une
contradiction. Il peut retourner contre son contradicteur le grief
d’hypercritique et affirmer qu’il est autant et plus que lui, sensible à
ce qui distingue le XIIIe siècle du XXe ainsi qu’à la fertilité de l’esprit
humain. L’amour-propre s’en mêlant, comme il est usuel quand on
en vient à discuter sur les principes et sur les méthodes, on verra
même les thèses se raidir et se durcir les ripostes.
Chaque fois qu’il est possible, le plus sage est de recourir au
troisième moyen que nous avons annoncé. Celui-là dépasse la simple
exploration analytique des documents et par conséquent ne laisse
plus autant de marge aux appréciations subjectives : c’est le moyen
comparatif, c’est-à-dire la forme que revêt naturellement, dans les
sciences humaines, la méthode expérimentale.
L’étude comparative des religions et des mythes et notamment
(puisqu’il s’agit de Snorri) des mythes indo-européens est assez
avancée pour que, quand on a à déterminer si telle des Élégies
romaines ou tel hymne védique ou tel chapitre de la Gylfaginning
consigne une légende ancienne ou au contraire n’est qu’imagination
tardive, on ne soit pas toujours réduit à l’analyse interne du texte
considéré, mais qu’on puisse parfois au contraire se prononcer
objectivement  : exactement, cela arrive chaque fois que le texte
considéré raconte une légende dont la comparaison avec des
légendes conservées sur d’autres points du domaine indo-européen
permet d’affirmer qu’elle était déjà indo-européenne pour l’essentiel.
Ce procédé est, par chance, souvent applicable aux sources de la
mythologie germanique, notamment à l’Edda en prose, et en
particulier à la plupart des récits qu’Eugen Mogk ou d’autres
critiques ont choisis pour y dénoncer, pour y démontrer les procédés
« créateurs » de Snorri. Je commencerai par un exemple auquel ne
s’est pas attaché Mogk, mais qui est typique.

2. Týr manchot
Soit le chapitre de la Gylfaginning qui raconte comment le dieu
Týr perdit sa main droite. Le terrible loup Fenrir est encore tout
jeune et déjà très fort  ; à moins qu’on ne parvienne à le lier, il
dévorera les dieux quand il sera grand. Après que les dieux eurent
vainement recours à deux grosses chaînes qui ont cédé au premier
effort du loup, Óđinn, savant en magie, fait fabriquer par les Elfes
Noirs un lien qui a l’air d’un misérable petit fil, mais que rien ne
peut rompre. Ils proposent au loup de se laisser attacher par
manière de jeu, pour voir s’il réussira à se dégager. Il se méfie, les
dieux piquent son amour-propre, il accepte enfin, mais à la
condition que, pendant le jeu, un dieu mette la main droite dans sa
gueule, «  comme gage que tout se passera loyalement  ». Les dieux
s’entre-regardent  : aucun ne veut sacrifier sa main. Seul Týr se
dévoue. De fait, le loup ne peut se dégager et restera ficelé jusqu’à la
fin du monde, mais il mord la main de Týr, qui est dorénavant le
dieu manchot.
Deux stances de la Lokasenna (38-39) disent aussi que la main de
Týr a été mangée par le loup Fenrir qui, de son côté, attend dans les
liens la fin des Ases. De plus, de vieux poèmes norvégiens-islandais
appellent Týr « celui des Ases qui n’a qu’une main » (einhendr ása).
Et c’est tout.
Qu’y a-t-il d’ancien dans cela ? Et d’abord le point central, le fait
que le grand dieu Týr n’ait qu’une main, d’où vient-il ? Que veut-il
dire  ? Ne rappelons pas les exégèses naturalistes défuntes, les
combats périmés de la Lumière et des Ténèbres  ; mais écoutons
Kaarle Krohn  : ce mythe repose sur une interprétation tardive et
bizarre donnée en Scandinavie aux figurations chrétiennes où l’on
voit « le » bras de Dieu sortant dans les nuages. Alexander Haggerty
Krappe, lui, pense que le fait de la mutilation et la scène qui
l’explique reposent sur une interprétation, à peine moins tardive,
des représentations gallo-romaines où l’on voit un carnassier, un
loup avalant un membre humain. Mais d’autres, rappelant l’Irlandais
Nuadu à la Main d’Argent, ou le Sūrya indien qui a une main d’or,
répliquent qu’il se peut bien qu’on se trouve devant un très vieux
dieu manchot. Comment décider ? – De plus, quant à l’affabulation
qui met en œuvre cette donnée première, quel peut être le rapport
entre la brève mention de la Lokasenna et le récit très circonstancié
de Snorri  ? Somme toute, de la Lokasenna et de la périphrase
poétique einhendr ása, ressortent seulement le fait de la mutilation
du dieu et le fait de l’immobilisation du loup, mais rien n’y précise
la relation de ces deux disgrâces, rien n’y garantit celle que Snorri
expose dans une affabulation compliquée. La manière la plus simple
et la plus probable de concevoir cette relation n’est-elle pas,
négligeant Snorri, d’y voir une relation de cause à effet,
l’immobilisation du loup n’ayant été primitivement, et n’étant
encore dans la Lokasenna, que la conséquence, la sanction de la
mutilation du dieu, le loup ayant été lié par précaution tardive,
après un premier méfait gratuit, inattendu, comme le sont en
général les premières preuves d’un tempérament malfaisant ? Si tel
est le cas, la riche affabulation de Snorri, que ne recoupe aucun
texte et que n’appuie aucune citation poétique –  la ruse des dieux,
leur jeu frauduleux rendu possible par la science d’Óđinn et couvert
par le sacrifice de Týr, la perte de la main de Týr comprise comme
la « liquidation » régulière et prévue d’un gage –, tout cela n’est que
l’ingénieuse invention d’un érudit qui aura cherché à établir une
liaison amusante, originale entre les deux faits bruts qui étaient
seuls enregistrés dans sa source.
Et cette hypothèse, a priori vraisemblable, n’est-elle pas
confirmée par maint détail du texte de Snorri  ? Ce texte n’ignore
rien  : il connaît les noms des deux grosses chaînes du début
(Lœđingr, Drómi), – qui ont donné lieu, nous dit-il, à des expressions
proverbiales qui nous sont, comme par hasard, inconnues elles aussi
par ailleurs  ; il sait que c’est Skirnir, le serviteur de Freyr, qui a
passé aux Elfes Noirs la commande du lien magique  ; que ce lien
s’appelle Gleipnir ; qu’il a fallu six ingrédients pour le fabriquer : le
bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines des
montagnes, les tendons des ours, le souffle des poissons et la salive
des oiseaux  ; il sait que c’est dans l’île Lyngvi, du lac  Amsvartnir,
que les dieux ont convoqué le loup  ; il sait les noms des rochers
auxquels, finalement, le loup est fixé et que les dieux enfoncent
profondément en terre (Gjöll, Þviti), etc. Ces précisions, évidemment
artificielles, ne dénoncent-elles pas que Snorri s’est abandonné à sa
virtuosité  ? Et s’il l’a fait en imaginant tant de noms et de menus
traits, n’a-t-il pas dû le faire aussi pour le thème du récit, qu’aucun
autre texte, encore une fois, ne confirme ?
Tout cela est possible, plausible. Voilà Snorri pris sur le fait.
Voilà décelé le travail auquel il se livre habituellement à partir
d’une mince donnée, elle-même peut-être récente, qu’il ne
comprenait plus. Certes, on peut répondre que si Snorri a inventé
son récit pour établir un lien entre la mutilation de Týr et
l’immobilisation du loup, il est allé chercher midi à quatorze
heures ; on peut faire valoir que les trop nombreuses précisions de
détail qu’il donne, même si elles sont suspectes, ne suffisent pas à
dévaloriser le thème du récit ; qu’il n’est d’ailleurs pas si sûr qu’elles
soient suspectes puisque, comme l’a remarqué J. de Vries, même de
très vieux mythes, authentiques et garantis par des usages rituels,
regorgent parfois de puériles notations onomastiques du même
genre. Cela aussi est vrai. Mais, en mettant les choses au mieux, on
voit qu’on se trouve engagé dans une discussion interminable, où les
arguments se réduisent, en fin de compte, à des impressions.
Or nous sommes maintenant en état de rendre un jugement
objectif 2. Nous savons qui est Týr  : il représente, à côté du grand
sorcier Óđinn, le second aspect de la Souveraineté bipartite dont les
Germains, comme les autres peuples de la famille, avaient hérité la
conception de leur plus lointain passé indo-européen  ; il est le
souverain juriste. Nous savons aussi, notamment par le couple
légendaire des deux héros qui ont sauvé la république romaine
naissante lors de la première guerre – Cocles et Scævola, Horatius le
Cyclope et Mucius le Gaucher  – que cette conception bipartie de
l’action souveraine s’exprimait par un double symbole  : le
personnage qui triomphe par le prestige ou l’action magique n’a
qu’un œil, est borgne  ; le personnage qui triomphe par un artifice
juridique (serment, gage de vérité) perd, dans une entreprise
fameuse, sa main droite, devient manchot. Or l’Óđinn scandinave est
bien borgne et Týr est bien manchot. Et si Týr est devenu manchot,
dans le récit de Snorri, c’est bien parce qu’il a engagé son bras droit
dans une procédure juridique, de gage frauduleux, destiné à faire
croire à l’ennemi un mensonge que la société divine avait un intérêt
vital à lui faire croire.
Dès lors, comment admettre que ce ressort (la trompeuse mise en
gage de la main droite), qui est l’essentiel, puisque, aujourd’hui, grâce
à l’étude comparative des religions nous connaissons le symbolisme
de la mutilation du dieu (le dieu Juriste devant être paradoxalement
manchot de sa dextre comme le dieu Voyant devait être borgne), ait
été oublié des Germains, puis retrouvé, réimaginé au XIIIe siècle par
un caprice de Snorri, –  alors surtout que Snorri ne percevait
certainement pas avec la même clarté que nous pouvons le faire
aujourd’hui, grâce à l’étude comparative des religions indo-
européennes, la solidarité antithétique d’Óđinn et de Týr ni la
complémentarité de leurs deux mutilations, de l’œil de l’un
(antérieure à l’événement) et de la main droite de l’autre (dans
l’événement), et que, par conséquent, il ne comprenait peut-être
plus bien le rapport entre la dextre perdue et le caractère juriste du
dieu Týr ? En d’autres termes, la comparaison romaine nous assure
que la notion de gage, que le sacrifice héroïque qu’un individu fait de
sa main dans une tromperie juridique dont un redoutable ennemi de
sa société est la dupe, étaient fondamentaux, dès les temps indo-
européens, dans le mythe du souverain manchot ; or, c’est justement
cela, c’est ce thème « improbable » que donne Snorri ; donc, à moins
de s’engager dans l’invraisemblables complications et d’admettre un
extraordinaire jeu du hasard, on reconnaîtra que c’est bien la vieille
mythologie germanique, héritée des Indo-Européens, que Snorri – et
lui seul – a ici transmise.
Qu’on entende bien. Je ne prétends pas, n’en sachant rien, que
tel détail, tel nom propre du récit soit ancien, que Snorri ou des
prédécesseurs de Snorri n’aient rien ajouté ni changé à la tradition.
Je ne prétends même pas, n’en sachant rien, que le loup,
certainement antérieur à Snorri, soit primitif : il a pu y avoir, pour
le mythe germanique, soit une évolution, soit une ou plusieurs
réfections, comme ç’a été sûrement le cas à Rome, où Porsenna et
Mucius lui-même ne sont évidemment que des incarnations tardives,
des historicisations du «  héros sauveur  » et de l’«  ennemi  », des
rajeunissements de personnages préromains. Mais ce que j’ai le droit
d’affirmer, c’est que l’histoire du loup, lorsqu’elle s’est formée chez
les Germains, et à quelque époque qu’elle se soit formée 3, s’est
coulée dans un cadre bien antérieur aux Germains et fidèlement
conservé. Or, ce cadre est autrement important que les détails,
forcément changeants, qui l’ont rempli au cours des siècles. Snorri
n’a au moins pas inventé la ruse juridique, c’est-à-dire le thème
central, le sujet même de son récit.
J’ai insisté sur cet exemple, bien que Mogk ne l’ait pas mis à
l’honneur, parce qu’il est très clair et suffirait à établir que, lorsque
Snorri est seul à nous avoir conservé un «  mythe  », il se peut bien
que ce mythe soit authentique. Voici maintenant un des morceaux
de l’Edda en prose où Mogk a cru trouver un argument de choix.

3. Naissance et meurtre de Kvasir


Dans l’Edda de Snorri, il est raconté que, après une guerre dure
et incertaine, les deux peuples divins des Ases et des Vanes
conclurent la paix. Pour sceller leur entente, ils crachèrent
ensemble, des deux côtés, dans un même vase (til eins kers). Les Ases
ne voulurent pas laisser perdre ce gage de paix et en firent un
homme qui s’appelle Kvasir. Kvasir est si sage (vitr) qu’il n’y a
question au monde à laquelle il n’ait réponse. Il se mit à parcourir le
monde pour enseigner aux hommes la sagesse (at kenna mönnum
frœđi). Un jour, les deux nains Fjalarr et Galarr l’invitèrent à un
entretien et le tuèrent. Ils distribuèrent son sang dans deux vases et
dans un chaudron (létu renna blóđ hans í tvá ker ok einn ketil)  ; le
chaudron s’appelle Óđrœrir et les deux vases Són et Bodn. Ils
mêlèrent au sang du miel et il se forma un hydromel tel que
quiconque en boit devient poète et homme de savoir. Les nains
dirent aux Ases que Kvasir avait étouffé dans son intelligence (at
Kvasir hefđi kafnat í mannviti) parce qu’il n’y avait personne d’assez
savant pour épuiser son savoir par des questions (fyrir því at engi var
þá svá fróđr, at spyrja kynni hann fródleiks). Suit le récit de la
conquête du précieux hydromel par Óđinn qui en sera, en effet, le
grand bénéficiaire.
Sur ce texte, E.  Mogk a fait des remarques fort précieuses. Il a
montré d’abord que Kvasir n’est qu’une personnification d’une
boisson enivrante dont le nom rejoint le « kvas » des peuples slaves.
En effet, Kvasir est, avec un substantif kvas, dans le même rapport
que Eldir, nom d’un des serviteurs d’Ægir, avec eldr «  feu  », örnir,
nom d’un géant, avec örn «  aigle  », Byggvir, nom du serviteur du
dieu de la fécondité Freyr, avec bygg «  orge  », etc. Or, si les textes
vieux-scandinaves n’ont pas conservé ce substantif kvas, il est bien
attesté dans plusieurs dialectes modernes  : dans le danois du
Jutland, kvas désigne les fruits écrasés et, en norvégien, le moût des
fruits écrasés.
Mogk a montré ensuite que la naissance de Kvasir à partir d’un
crachat communiel des Ases et des Vanes repose sur une vieille
technique élémentaire, sur un des procédés par lesquels beaucoup
de peuples, d’une part, obtiennent la fermentation et, d’autre part,
concluent amitié. Entre autres exemples il cite celui-ci : un jour, en
Sibérie, comme Humboldt et Klaproth pénètrent chez un chef tatar,
on prépare le kvas en leur honneur ; pour cela, on demande à toute
personne qui entre dans la tente de cracher dans une cruche de lait
placée près de la porte  ; il doit s’ensuivre une fermentation rapide
et, de fait, la fermentation obtenue, la boisson est offerte aux hôtes.
Mais, ayant ainsi justifié le crachat communiel qui marque la
réconciliation solennelle des Ases et des Vanes, et le nom de Kvasir
qui est donné au résultat de ce crachat, il ajoute : « Créer un homme
à partir d’un crachat, c’est une chose dont il n’y a pas d’autre
exemple dans l’ethnographie ni dans la mythologie comparées,
quelle que soit l’importance du rôle qu’a joué et que joue encore le
crachat dans les usages populaires. Ce que nous lisons dans l’Edda
est à mettre au compte de Snorri ou de quelqu’un de son école. Mais
comment a-t-on pu en arriver à cette incarnation ? Nos sources nous
donnent une indication…  » Et, sûr qu’il n’y a plus qu’à défaire le
travail artificieux de Snorri, il se lance dans un admirable jeu
philologique. « La source principale des récits eddiques » serait une
kenning, une périphrase scaldique, qu’on rencontre chez un auteur
du Xe siècle, que Snorri lui-même a citée dans les Skáldskaparmál, et
qui désigne la poésie en deux mots  : kvasis dreyri. Snorri traduit
dreyri par blóđ « sang », ce qui est en effet le sens ordinaire du mot.
Mais, remarque Mogk, le mot est employé dans d’autres kenningar
avec le sens plus large de « liquide ». Loin donc que la kenning kvasis
dreyri prouve que, au e
X   siècle, les scaldes aient connu l’histoire de
Kvasir tué et de l’origine sanglante de l’hydromel de poésie, il est
bien probable que l’expression a signifié «  le liquide kvas  » (kvasir
étant encore un nom commun et le génitif kvasis s’expliquant
comme dans Óđrœris haf «  la mer Ođrœrir  », Fenris úlfr «  le loup
Fenrir », etc.) et que c’est d’un faux sens double commis par Snorri
et sur dreyri et sur kvasir que vient toute l’histoire. Je cite les
propres termes de Mogk  : «  Du moment où l’école de Reykjaholt
avait compris dreyri au sens de sang, on en vint à personnifier Kvasir
et ainsi se forma l’histoire de sa mort, –  et de sa naissance par
laquelle l’origine de l’hydromel des poètes fut reliée à la paix qui
termina la guerre des Vanes. Si l’on dénoue ce lien, nous nous
trouvons devant un tout autre mythe relatif à l’origine de l’hydromel
des poètes, un mythe qui cadre fort bien avec les conceptions des
Germains septentrionaux.  » Ce «  tout autre mythe  », Mogk va le
reconstituer très librement.
La mixture de sang et de miel n’est pas attestée dans le folklore :
elle est donc, elle aussi, une invention. Comme les Scandinaves
avaient pris l’habitude d’attribuer aux nains la fabrication de tout
l’équipement divin (l’épée d’Óđinn, le marteau de Þórr, le bateau de
Freyr, etc.), ils auront attribué aux nains la fabrication de
l’hydromel et l’idée de mêler du miel, pour les faire fermenter, aux
«  fruits écrasés  » que désignait primitivement le nom commun
kvasir. Et c’est de là qu’est partie l’imagination de Snorri… Quant
aux noms propres du chaudron et des deux vases entre lesquels les
nains partagent le sang de Kvasir, Mogk montre comment ils sont
nés, eux aussi, de faux sens commis par Snorri sur trois kenningar.
Tout cela est ingénieux à souhait. Mais, à cette ingéniosité, le
progrès des études comparatives permet d’opposer des faits que ne
connaissait pas Mogk. Qu’est-ce que la guerre des Ases et des Vanes,
c’est-à-dire des dieux du «  cercle  » d’Óđinn, de Týr, de Þórr, etc.,
d’une part, des dieux du cercle de Njörđr, de Freyr, de Freyja d’autre
part 4 ? Ce n’est pas, comme le croyait Mogk sur les frêles arguments
de quelques auteurs, le souvenir historique d’une guerre religieuse
entre deux peuples adorateurs l’un des Ases, l’autre des Vanes 5  ;
non, c’est la forme germanique prise par le mythe indo-européen –
  bien attesté à Rome comme dans l’Inde  – qui expliquait la
formation de la société des dieux ou des hommes  : après une dure
guerre ou une violente querelle sans résultat, par un accord, mais un
accord définitif, qui ne sera plus jamais mis en question, les
représentants de la troisième fonction, de la fonction de fécondité et
de richesse (les grands dieux Vanes chez les Scandinaves  ; Titus
Tatius et ses Sabins dans la légende du synœcisme romain  ; les
Nāsatya dans l’Inde) ont été associés, sur le pied d’égalité, aux
représentants des deux autres fonctions, fonction de souveraineté
magique et de force guerrière (les Ases chez les Scandinaves  ;
Romulus et ses compagnons dans la légende du synœcisme romain ;
Indra et les deva dans l’Inde épique).
Or, le mythe indien se termine par le trait suivant 6  : comme
Indra et les autres dieux refusent obstinément d’admettre les deux
Nāsatya dans la communauté divine, un ascète ami de ceux-ci
fabrique, par la force de son ascèse, un être gigantesque qui menace
d’engloutir le monde : c’est le monstre Mada, c’est-à-dire « Ivresse ».
Aussitôt Indra cède, la paix se fait, les Nāsatya sont définitivement
incorporés aux dieux. Reste à « liquider » le dangereux personnage
qui a obtenu ce résultat  : l’ascète le morcelle, le divise en quatre
parties, –  et c’est ainsi qu’aujourd’hui l’ivresse se trouve distribuée
entre la boisson, les femmes, le jeu et la chasse.
Certes, les différences éclatent entre le mythe germanique et le
mythe indien, mais aussi l’analogie des situations fondamentales et
des résultats. Voici les différences : chez les Germains, le personnage
« Kvas » est fabriqué après la paix conclue et il est fabriqué suivant
une technique précise, réelle, de fermentation par le crachat, tandis
que le personnage « Ivresse » est fabriqué pour contraindre les dieux
à la paix, et il est fabriqué mystiquement (nous sommes dans l’Inde),
par la force de l’ascèse, sans référence à une technique de
fermentation. Puis, quand « Kvas » est tué et son sang divisé en trois,
ce n’est pas par les dieux qui l’ont fabriqué mais par deux nains,
tandis que c’est son fabricateur même, dans l’Inde, pour le compte des
dieux, qui divise « Ivresse » en quatre. De plus, le fractionnement de
«  Kvas  » est simplement quantitatif, se fait en parties homogènes
(trois récipients de sang de même valeur), tandis que celui
d’«  Ivresse  » est qualitatif, se fait en parties différenciées (quatre
sortes d’ivresse). Dans la légende germanique, c’est seulement après
coup, dans l’explication mensongère que les nains donnent aux
dieux qu’est mentionné l’excès de force intolérable (d’une force
d’ailleurs purement intellectuelle), hors de proportion avec le
monde humain, qui aurait amené la suffocation de « Kvas », tandis
que, dans la légende indienne, l’excès de force (physique, brutale)
d’Ivresse est authentiquement intolérable, incompatible avec la vie du
monde, et entraîne authentiquement son morcellement. Enfin la
légende germanique présente « Kvas » comme bénéfique dès le début,
bien disposé pour les hommes – une sorte de martyr – et son sang,
convenablement traité, produit cette chose précieuse entre toutes
qu’est l’hydromel de poésie et de sagese, tandis que, dans l’Inde,
« Ivresse » est maléfique dès le début et que ses quatre fractions sont
encore le fléau de l’humanité.
Tout cela est vrai, mais tout cela prouverait seulement, s’il en
était besoin, que l’Inde n’est pas l’Islande et que les deux histoires se
racontaient dans deux civilisations qui avaient évolué dans des sens
et dans des décors extrêmement différents, et pour lesquelles
notamment les idéologies de l’ivresse étaient devenues presque
inverses 7. Il n’en existe pas moins un schéma commun  : c’est au
moment où se constitue définitivement, et difficilement, la société
divine par l’adjonction des représentants de la fécondité et de la
prospérité à ceux de la souveraineté et de la force, c’est donc au
moment où les représentants de ces deux groupes antagonistes font
leur paix, qu’est suscité artificiellement un personnage incarnant la
force de la boisson enivrante ou de l’ivresse et nommé d’après elle.
Comme cette force s’avère trop grande au regard des conditions de
notre monde –  pour le bien ou pour le mal  – le personnage ainsi
fabriqué est ensuite tué et fractionné en trois ou quatre parties dont
bénéficient ou pâtissent les hommes, dans ce qui, aujourd’hui, les
enivre.
Ce schéma est original. On ne le rencontre, à travers le monde,
que dans ces deux cas. De plus, il se comprend bien, dans son
principe, si l’on a égard aux conditions et conceptions sociales qui
devaient être celles des Indo-Européens  : en particulier, l’ivresse
intéresse à des titres divers les trois fonctions : elle est, d’une part,
l’un des ressorts fondamentaux de la vie du prêtre-sorcier et du
guerrier-fauve de cette civilisation, et, d’autre part, elle est procurée
par des plantes qu’il fallait cultiver et cuisiner, on comprend donc que
la «  naissance  » de l’ivresse avec tout ce qui s’ensuit soit située au
moment de l’histoire mythique où la société se constitue par la
réconciliation et l’association des prêtres et des guerriers d’une part,
des agriculteurs et des dépositaires de toutes les puissances
fécondantes et nourricières de l’autre. Il y a donc, entre cet
événement social mythique et l’apparition de l’ivresse, une
convenance profonde, et il n’est pas inutile de remarquer ici que
cette convenance, ni les poètes du Mahābhārata ni Snorri ne
pouvaient plus en avoir conscience, ce qui fait que leurs récits ont
un air étrange : pour les poètes du Mahābhārata, les Nāsatya ne sont
plus ce qu’ils étaient au temps de la compilation védique, les
représentants de la troisième fonction ; et Snorri non plus, quoiqu’il
mette bien en valeur dans ses divers traités les caractères
différentiels d’Óđinn, de Þórr et de Freyr, ne comprend sûrement
plus la réconciliation des Ases et des Vanes comme le mythe fondant
la collaboration harmonieuse des diverses fonctions sociales.
Les germanistes et les épigones d’Eugen Mogk devront
s’accommoder de ce fait massif. Certes, le récit de Snorri contient
des éléments déposés à des âges divers de l’évolution de la pensée
religieuse scandinave  ; il contient peut-être même (encore que les
«  intuitions  » philologiques de Mogk au sujet des noms propres
Óđrœrir, Bodn, Són ne s’imposent pas) des interprétations ou
adjonctions propres à Snorri. Mais l’essentiel, le schéma avec sa
signification, sa direction et ses moments successifs, est bien
antérieur à Snorri, est authentique. Et l’on sent combien il est
tendancieux et inopérant de dire, avec Mogk, que «  la fabrication
d’un homme à partir d’un crachat étant une chose inouïe dans
l’ethnographie et dans la mythologie comparées  », il ne peut s’agir
d’un vrai mythe et qu’il faut donc que ce soit une fantaisie de Snorri.
Non ; ce que présentait, ce qu’imposait la mythologie traditionnelle,
c’était, à ce moment de l’histoire du monde, la fabrication, puis le
meurtre et le fractionnement d’un personnage surhumain, de type
humain, incarnant l’ivresse, exprimant l’ivresse dans son nom (cf.
Mada)  ; l’imagination germanique (peut-être plus fidèle, d’ailleurs,
au prototype indo-européen, dont l’Inde s’est sûrement écartée) a
seulement précisé cette donnée en nommant le personnage « Kvas »
et en le fabriquant à partir d’une technique réelle de fermentation
par le crachat 8. D’autre part, on saisit la forte liaison de ces
épisodes, liaison que Mogk niait, n’y voyant qu’un caprice de
Snorri : la réconciliation et l’association des Ases et des Vanes d’une
part, d’autre part le meurtre et le fractionnement de Kvasir avec
l’explication donnée par les nains aux Ases, tout cela se suit, est uni
par une logique profonde. Et l’édifice superficiellement rationnel,
déductif, que Mogk attribue à «  l’école de Reykjaholt  », c’est, en
définitive, dans son cerveau, dans son cabinet de philologue
ignorant de la préhistoire indo-européenne, en l’an de grâce 1923,
qu’il l’a ingénieusement monté, comme il a été dit plus haut, pour se
donner l’illusoire plaisir de le démonter. Ne disons pas que c’est
Snorri qui a « inventé » un mythe absurde parce qu’il ne comprenait
plus d’anciennes périphrases scaldiques  ; disons que c’est Eugen
Mogk qui « invente » de fausses difficultés parce qu’il a perdu le sens
des vieux mythes.

4. Snorri contre Eugen Mogk


J’aurai plus loin, à propos de la participation de Loki au meurtre
de Baldr, une autre occasion d’accepter le débat sur un terrain choisi
par Mogk et de réhabiliter ainsi un autre chapitre de l’Edda en
prose, – comme j’ai d’ailleurs restauré, contre sa discussion hâtive et
légère, la valeur des strophes de la Völuspá relatives à la guerre
même des Ases et des Vanes. Mais les deux exemples qui viennent
d’être examinés suffisent à ruiner, dans son principe et dans
l’application qui en est faite à Snorri, la nouvelle forme de critique
mise à la mode par E. Mogk. Snorri n’est pas le suspect permanent
qu’on prétend  ; même isolé, son témoignage est grave, et l’on
perçoit aujourd’hui quelque outrecuidance dans la protestation
agacée que, résumant sa démolition des années précédentes, l’érudit
allemand publiait en 1932.
Sans tomber dans l’excès inverse, sans prétendre tout utiliser de
l’Edda en prose (on ne contestera pas les fantaisies du prologue de la
Gylfaginning, ni les influences chrétiennes qui ont marqué une partie
de la cosmogonie qui suit), on ne peut qu’enregistrer le fait capital
que la nouvelle mythologie comparée a mis en évidence 9 : pour les
aventures des dieux, pour celles notamment qui semblaient à
E.  Mogk ou à ses disciples les plus sujettes à caution, Snorri a au
contraire fidèlement enregistré une vieille tradition.
Conclusion pratique  : dans les récits de l’Edda en prose
concernant Loki, il ne suffira plus, comme le faisaient volontiers les
récents critiques, d’écarter comme suspects les traits pour lesquels
Snorri est notre unique source –  et, du coup, voici reconquise, en
droit, la plus grosse partie de notre dossier.

Les abus de la « science des contes »

Une seconde forme de critique abusive qui, combinée ou non


avec la précédente, a souvent paralysé ou dévoyé l’étude de Loki,
s’inspire non plus de la philologie, mais du folklore, exactement de
l’étude des contes populaires. En 1899, Friedrich von der Leyen a
commencé sa brillante carrière en publiant à Berlin un petit livre de
moins de cent pages, intitulé Das Märchen in den Göttersagen der
Edda, qui a fait quelque bruit et suscité des vocations. Sous l’action
de ses recherches ultérieures, l’auteur a vite rectifié lui-même ses
vues de jeune homme enthousiaste, mais, comme il arrive souvent,
l’opuscule dont il paraît s’être détaché a continué sa vie propre  :
dans les pays scandinaves en particulier, en Finlande, en Suède, où
les études de folklore et de Märchenkunde connaissent depuis un
demi-siècle un admirable renouveau, il est fort imité et, il faut bien
le dire, malgré les immenses services que rend l’érudition des
spécialistes de la littérature populaire, ce n’est pas toujours pour le
plus grand bien de l’étude complète, équilibrée, de l’ancienne
religion. En gros, la méthode consiste à noter diligemment les
concordances qui existent entre des détails des mythes scandinaves
(notamment, mais non uniquement, dans la forme discursive où
Snorri les a transmis) et des détails des divers contes populaires qui
vivent et circulent en Europe et dans le vieux monde. Ces
concordances sont en effet extrêmement nombreuses  : dans les
mythes scandinaves, il n’y a pour ainsi dire pas de ligne qui ne se
prête à de tels rapprochements. On conclut alors que les mythes sont
ainsi entièrement expliqués, qu’ils ne sont que des sortes de dunes
littéraires, des amoncellements pittoresques, capricieux, instables
formés d’une foule de motifs arrachés, par une érosion qu’on
explique de façons diverses, aux quelque quinze cents ou deux mille
contes parmi lesquels les vieilles personnes de notre Europe se
découpent des répertoires.
Il est amusant de transposer cette méthode en termes
linguistiques  : elle ramènerait toute l’étude à un commentaire
phonétique. Devant l’accusatif pluriel latin deos, on dirait  : «  -e- se
retrouve dans ex, et, etc. ; -eo- se retrouve dans leo, reor, etc.  ; -eos-
se retrouve dans meos, reos, etc.  ; -deo- se retrouve dans adeo,
deorsum, etc. ; et voilà deos expliqué. » Cette recherche peut avoir un
petit intérêt  : étendue de proche en proche, elle révélerait les
séquences de sons, rares ou fréquentes, admises par le latin.
Pourtant, sur deos, il y a des remarques plus importantes à faire.
Naturellement une telle pente d’esprit porte à un aimable
scepticisme : il n’y a plus de réel, donc d’intéressant, de notable, que
la poussière des menus motifs ou des groupes de motifs, cette
poussière qui s’est en effet glissée partout, dans tous les folklores et
dans toutes les mythologies du monde. Quand les Légendes sur les
Nartes ont paru, en 1930, avec des notes finales mettant en valeur
quelques-uns des thèmes originaux qui font l’intérêt et l’unité de ces
légendes et qui, rapprochés de textes classiques sur la religion des
Scythes, laissent transparaître de belles survivances mythiques ou
rituelles, un critique a souri avec indulgence : au lieu de rêver ainsi
à un lointain passé, que n’avais-je fait ce travail autrement sérieux,
qui eût consisté à relever les «  motifs de contes  » qui, bien sûr,
abondent aussi dans les légendes sur les Nartes  ! Voilà qui eût été
solide et utile !… Ainsi parlait au jeune héros de l’Oncle Scipion son
autre oncle et tuteur, le sage commerçant retiré des affaires, qui,
dans une grammaire espagnole qu’il ne prenait pas la peine de lire,
soulignait en vert les adjectifs, en rouge les substantifs, en bleu les
verbes  : ce travail d’identification et de distinction était un travail
sérieux, exhaustif, qu’il donnait volontiers en exemple. Je persiste
pourtant à penser –  et peut-être les développements ultérieurs de
l’étude l’ont-ils prouvé – qu’il était au moins aussi urgent de signaler
ce qui, dans les légendes sur les Nartes, n’est précisément pas
justiciable du folklore moyen, du «  Motif-Index  » ou du Bolte-
Polívka.
Quand elle est conséquente (et elle l’est généralement, et elle
l’était chez le jeune auteur en 1899), une telle méthode conduit à
négliger totalement, à nier ce qui fait l’unité d’un récit, à ne
s’attacher qu’aux détails, attribuant au hasard complaisant le rôle
d’assembleur et de coordinateur. En cela, elle est intenable,
l’ensemble étant presque toujours plus important que ses parties,
premier par rapport à ses parties, et remarquablement constant sous
le rajeunissement perpétuel de ses parties. Le dossier de Loki fournit
de bons exemples de cet abus  : les chapitres  V-X ainsi que les
chapitres  XIII et XVIII de von der Leyen sont intitulés respectivement
«  Baldr  », «  Lokis Fesselung  », «  Skađi und Þjazi  », «  Der
Riesenbaumeister  », «  Þór bei Utgarđ aloki  », «  Geirrøđr  »,
«  Þrymskviđa  », «  Die kostbaren Besitztümer der Götter  », c’est-à-
dire qu’ils intéressent ou recouvrent ce qui a été classé plus haut
sous les cotes 10, 11, 1, 2, 8, 3, 4, 6 10.
Considérons la dernière étude, « Les trésors des dieux ». L’auteur
note des analogies plus ou moins précises pour beaucoup de détails :
la chevelure d’or promise à Sif rejoint certains dons merveilleux faits
aux princesses de contes ; le bateau qui a toujours bon vent et qu’on
peut plier dans sa poche, l’infaillible épée, l’anneau talisman de
richesse, le sanglier aux soies éclairantes, et généralement les
«  objets agissant d’eux-mêmes  » sont fréquents dans les contes. La
triple tentative que fait Loki – mué en mouche – pour empêcher le
nain de souffler sur la forge, et la légère malformation qui s’ensuit
dans le marteau de Þórr, trouvent les parallèles suivants, à vrai dire
un peu lâches 11  : (Grimm, Kinder- und Hausmärchen, 60) le petit
lièvre dort ; un bourdon se pose sur son nez, il l’écarte de sa patte ;
le bourdon revient, il le chasse encore ; la troisième fois, le bourdon
le pique dans le nez et il s’éveille ; – (Grimm, ibid., 102) pendant la
guerre des quadrupèdes et des oiseaux, le renard, comme gage que
la victoire appartiendra aux quadrupèdes, veut tenir sa queue en
l’air ; les oiseaux envoient le frelon qui le pique de plus en plus fort
sous la queue, une fois, deux fois, trois fois ; à la troisième fois, il ne
peut plus supporter la douleur, il abaisse la queue, et les
quadrupèdes fuient. –  Ces rapprochements sont intéressants, mais
qui ne voit qu’ils laissent échapper l’essentiel ?
On a montré ailleurs, en effet, que les trésors sont destinés non
pas à des dieux quelconques, mais à la vieille triade des dieux
fonctionnels Óđinn, Þórr, Freyr 12, et que l’une des deux listes 13 est
elle-même en rapport avec les trois fonctions  : l’anneau magique,
régulateur du temps, le marteau de combat, enfin le sanglier aux
soies d’or conviennent respectivement au Souverain magicien, au
Frappeur, au Riche fécondant, c’est-à-dire qu’ils font système. Ils
rejoignent par là les trois joyaux que les forgerons mythiques du
R̥ gVeda forgent aussi pour les trois niveaux fonctionnels de dieux.
Certes, dans l’Inde et en Islande, les listes de joyaux sont bien
différentes, sans doute ont-elles été maintes fois rajeunies, et il se
peut bien, comme le veut von der Leyen, que la liste des trésors
divins des Scandinaves ait été en partie reconstituée par emprunt à
des objets courants dans les contes (l’anneau, le sanglier, – sinon le
marteau, qui est essentiel au « type » de Þórr) ; mais ces opérations
de rajeunissement ont laissé subsister ce que le critique méconnaît
et ce que ne sauraient fournir les contes, elles ont même été dirigées
par ce solide fil conducteur, qui n’est autre que le système
classificatoire des trois fonctions.
De même, à supposer que les rapprochements avec les deux
contes de Grimm fussent plus démonstratifs qu’ils ne sont, en quoi
cette coïncidence expliquerait-elle le caractère qui est attribué d’un
bout à l’autre du récit à Loki ? Pourquoi, d’abord, est-ce Loki et nul
autre qui prend ici la place du bourdon, du frelon ? Et son rôle ne se
réduit pas à cet épisode : il y a la malfaisance initiale (les cheveux
de Sif coupés), il y a le concours d’habileté, la légèreté avec laquelle
Loki accepte le pacte et l’enjeu, enfin l’habileté avec laquelle il
réduit son risque, pour finir, à un minimum pénible, mais à un
minimum ; bref, la légende présente toute une psychologie de Loki,
complexe et non pas incohérente, que l’étude du folkloriste n’éclaire
nullement.
 
Le lecteur fera sans peine, pour les autres mythes émiettés par
les folkloristes, une contre-critique du même genre 14. Je signalerai
seulement la forme particulière que prend la discussion pour le récit
de la naissance de Sleipnir  ; je serai bref, Jan de Vries ayant dit
l’essentiel.
Dans une brillante étude, le folkloriste suédois C.W. von Sydow,
précisant une indication de von der Leyen, a montré que les ennuis
que les Ases éprouvent avec le maître-ouvrier, le smiđr, qui construit
leur château, sont ceux-là mêmes qui se rencontrent dans un type de
conte bien connu notamment dans l’Europe scandinave, et aussi
centrale et occidentale, et hors d’Europe. Il s’agit de la construction
d’une église, ou d’un moulin, ou d’un château, ou d’une route, ou
d’un ouvrage d’art (pont, digue…)  ; pour cette construction, un
homme (le prêtre, le saint, le meunier, etc.) a conclu un pacte avec
le diable (ou un géant, un troll, etc.) : si l’ouvrage est achevé en une
(ou trois…) nuit, avant le lever du soleil (ou le chant du coq), le
diable recevra en paiement l’âme de son employeur (ou une autre
âme, ou le soleil et la lune) ; l’habileté de l’employeur tend à mettre,
au dernier moment, le diable en défaut  ; alors, souvent, le diable
détruit son œuvre, ou finit pétrifié à côté de l’édifice inachevé, –
  dont on montre volontiers, dans les rochers, «  les ruines  ». Je
n’entre pas dans les détails d’une discussion que J. de Vries, je le
répète, a déjà menée à son terme : ce qui demeure incontestable, du
travail de von Sydow, c’est le fait que ce «  mythe  », dans sa plus
grande partie, reproduit non plus seulement, comme c’était le cas
dans le mythe de Þjazi, des motifs de contes pris de droite et de
gauche et artificiellement associés, mais exactement un type de conte
fidèlement suivi. Il y a pourtant un résidu, et d’importance : le cheval
Svađilfari, Loki-jument, et la naissance du poulain Sleipnir. Cela, von
der Leyen l’avait loyalement noté, n’est pas dans le conte, dans
aucune variante. Pour trouver un cheval, d’ailleurs anodin, von
Sydow a recouru à une unique version, irlandaise, où les rôles du
saint et du diable sont inversés  : saint Mogue (ou Aidan) construit
une église en une nuit, avec l’aide d’un cheval qui lui transporte ses
matériaux, et c’est le diable qui empêche l’achèvement du travail.
Par la suite, Kaarle Krohn a trouvé mieux  ; après avoir rappelé
l’affinité ordinaire du diable et du cheval, qui n’explique rien, et
mobilisé une tradition finlandaise qui n’a évidemment rien à faire
ici, il a signalé une version islandaise du conte du « Baumeister » où
apparaît un cheval singulier  : un Islandais, qui doit participer à la
construction d’une église et qui n’a pas d’animal de trait, prend un
cheval gris qui fait à lui seul plus de besogne que tous les autres  ;
mais, une fois déchargé de son fardeau, l’animal donne un coup de
pied dans le mur de l’église et y ouvre un trou qui ne peut plus être
bouché, c’était un « cheval d’eau ». Même là, nous sommes loin de la
seconde partie du « mythe » scandinave 15 : Loki se métamorphosant
en jument, détournant de son service le cheval du géant et mettant
bas, lui-même, quelques mois plus tard, le cheval à huit pieds, le
coursier d’Óđinn, Sleipnir. Faut-il attribuer tout cela, que l’Edda en
prose est seul à nous transmettre, à l’imagination de Snorri et de son
école ? C’est peu vraisemblable : d’abord, aux yeux de Snorri, quand
il rédigeait l’Edda, c’était là l’essentiel, car toute l’histoire du
« Baumeister » n’est contée par lui que pour sa conclusion, que pour
répondre à la question initiale  : «  Qui est possesseur du cheval
Sleipnir et qu’y a-t-il à dire de lui ? » De plus, le ridicule, l’infamie,
si l’on veut, qui est ici attribuée à Loki rejoint un trait bien attesté
par ailleurs : ce n’est pas le seul cas où ce dieu a fonctionné comme
femelle ; le fait que le « cheval à huit pieds » soit son enfant rejoint
un autre trait, non moins bien attesté  : père ou mère, il a mis en
circulation les grands monstres de la mythologie germanique, le
méchant loup Fenrir, le terrible serpent ; enfin, si Loki se transforme
ici en jument, c’est que, seul des dieux scandinaves, il a une faculté
illimitée de métamorphoses animales, –  celle-là même qui a donné
naissance à une curieuse tradition des îles Færöer qui a été citée
plus haut. Certes on peut supposer –  on peut tout supposer  – que
c’est justement en se fondant sur ces trois traits authentiques de Loki
(son aspect de femelle intermittente, son aspect de parens
monstrorum, ses incarnations animales) et en les combinant que le
faussaire (Snorri) a inventé la dernière partie de son récit  ; mais,
vraiment, pourquoi supposer cela ? D’abord, deux de ces traits, dans
le récit, prennent une forme originale, qui ne recouvre aucun autre
épisode de la « vie » du dieu : nulle part ailleurs il n’est cheval ou
jument, ni ne met au monde un monstre utile aux dieux. Et surtout il
a été prouvé plus haut que Snorri n’est pas le suspect, le présumé
coupable que les critiques les plus savants parviennent mal à écarter
de son horizon de juge d’instruction  ; rendons-lui, simplement, sa
vraie qualité  : pour la naissance de Sleipnir comme pour Týr
manchot, comme pour Kvasir assassiné, Snorri est très probablement
un témoin.
CINQUIÈME PARTIE
LE THIASE DES SYCOPHANTES
À côté de discussions scientifiques, souvent très vives, sur des
résultats particuliers de ses recherches (par exemple, avec Paul
Thieme sur l’ari), Georges Dumézil a dû faire face à une mise en
cause «  dans son principe même, [de] la légitimité de la
comparaison génétique et non seulement typologique, que j’essaie
de mettre au point, c’est-à-dire, en fin de compte, à la notion
d’héritage indo-européen  ». Les opposants se répartissent en deux
catégories.
Les uns se sont appliqués « à défigurer, à ridiculiser mon travail
pour se débarrasser plus facilement de résultats qui les gênent dans
leurs propres constructions  ». À cette catégorie appartiennent les
historiens de la religion romaine Herbert Rose, Henrik Wagenwoort
et Kurt Latte, les indianistes John Brough et Jan Gonda, l’iranisant
Illya Gershevitch, le germaniste R.I.  Page… Tous ont prétendu se
livrer à une critique scientifique. À défaut d’être toujours de bonne
foi, ils s’en sont cependant tenus à une dénonciation des résultats
eux-mêmes, et non des intentions supposées de leur auteur.
Les autres ont eu recours à un procédé beaucoup plus
déplaisant  : ils se sont efforcés de débusquer, notamment dans les
travaux de jeunesse de Dumézil, une inspiration raciste, voire
nationale-socialiste, en arguant du fait qu’il avait été proche de
l’Action française durant la première moitié des années 1920.
Arnaldo Momigliano, dont les livres d’histoire ancienne sont assez
connus, avait ouvert le feu en 1963, de manière encore discrète,
dans un article sur les origines de Rome. Vingt ans plus tard, il a
récidivé, cette fois ouvertement, dans un article entièrement
consacré à l’œuvre de Dumézil. On peut notamment y lire  : «  Le
livre de Dumézil de 1939, Mythes et dieux des Germains, porte des
traces claires de sympathie pour la culture nazie.  » L’accusation
sous-jacente est claire  : la quête des «  ancêtres aryens  » (terme
auquel Dumézil a d’ailleurs toujours préféré celui d’Indo-Européens,
réservant l’appellation d’Aryens aux sociétés qui la revendiquaient,
en Inde et en Iran) révèle l’antisémitisme refoulé de son auteur.
Par l’odeur du fromage alléchés (prendre à parti un personnage
aussi universellement connu que Dumézil à la fin de sa vie assure à
celui qui s’y livre une renommée que ses travaux personnels ne lui
conféreraient pas), plusieurs historiens plus jeunes ont entrepris à
leur tour de rechercher les vers racistes dans la mythologie
dumézilienne. L’attaque la plus ignoble est venue d’un historien
italien, Carlo Ginzburg, dans un article au titre tout à fait expressif :
« Mythologie germanique et nazisme. Sur un livre ancien de Georges
Dumézil.  » Cet article est d’abord paru en italien, mais les Annales
E.S.C. ont cru utile de lui assurer une publicité supplémentaire.
L’argumentation, d’une insigne mauvaise foi, prolonge celle de
Momigliano  : si Marc Bloch a fait un compte rendu favorable de
Mythes et dieux des Germains, c’est qu’il a été abusé ; non seulement
Dumézil était l’ami de Gaxotte, comme l’a dit Momigliano, mais en
outre il était très lié avec Caillois, dont les opinions étaient des plus
douteuses… Plusieurs écrivains de moindre envergure se sont joints
au chœur, notamment l’archéologue français Alain Schnapp, d’un
marxisme assez confus, et l’historien américain Bruce Lincoln,
disciple de Mircea Eliade (ami fidèle de Dumézil pendant quarante
ans), qui a profité de la mort de son maître pour régler un vieux
compte : jeune chercheur, Lincoln avait envoyé ses premiers articles
à Dumézil, qui avait eu l’immense tort de ne pas les trouver
géniaux…
Dumézil avait toujours ferraillé sans mollesse, et même avec une
certaine allégresse, contre ses contradicteurs. John Brough, Paul
Thieme, Jan Gonda et quelques autres ont eu droit à des réponses
circonstanciées, assorties d’une ironie acérée et proportionnée à la
gravité de l’offense. Contre Momigliano, il était d’abord resté
silencieux, avant que l’attaque de 1983 ne le fasse sortir de sa
réserve. Dans « Une idylle de vingt ans » (paru dans La Courtisane et
les Seigneurs colorés), il a répondu sèchement à «  un Fouquier-
Tinville costumé en Rollin  », publiant pour qu’il n’y ait pas
d’ambiguïté les passages sur lesquels Momigliano s’était appuyé,
dénonçant son «  phantasme politique  » (l’étude des liens entre la
première et la troisième fonction, que Dumézil a menée dans les
années 1940, correspondrait à « une phase vaguement marxiste dans
laquelle les producteurs ont leur mot à dire dans la souveraineté »)
et la déformation de l’une de ses thèses que Momigliano avait prise
comme exemple. Contre Ginzburg, la réponse a été immédiate
(«  Réponse à Carlo Ginzburg  », Annales E.S.C., no  5, 1985) et a
tourné à la confusion de l’attaquant (Dumézil avait quelques
munitions dans ses archives, notamment des lettres de félicitations
de Marc Bloch et d’Émile Benveniste) et de la revue qui l’avait
accueilli (le traducteur avait dénaturé par un contresens un passage
important). Dumézil envisageait une réponse d’ensemble au gang
des diffamateurs, qu’en fin lettré il préférait appeler « le thiase des
sycophantes 1 », mais il n’en a pas eu le temps 2.
Le texte qui suit tenait lieu de conclusion à L’Héritage indo-
européen à Rome, paru en 1949. Repris trente-cinq ans plus tard dans
L’Oubli de l’homme et l’Honneur des dieux, avec des notes explicatives,
il a une portée générale.
Chapitre VIII
Pro domo revisited

Il me paraît amusant de reproduire le plaidoyer qui terminait mon


premier bilan romain, bien pauvre encore, dix ans après le « départ » de
1938 (L’Héritage indo-européen à Rome, 1949, p.  237-254). Peu de
choses sont à changer quant au fond  : je les indique dans de brèves
notes. D’autres notes, par le rappel de l’« environnement », expliqueront,
quant au temporel, les illusions que je me faisais à cette époque.
 
Tel est, au bout de dix ans, l’état des recherches. État, comme il
a déjà été dit, tout provisoire. Des chantiers sont ouverts, des formes
archaïques ont apparu, ont été hâtivement dégagées, inventoriées,
des cheminements mènent de l’une à l’autre. Mais des vestiges
considérables dorment peut-être encore en des points où nous ne
songeons pas à porter la pioche ; peut-être tout ce que nous voyons
est-il appelé à changer de sens, à prendre place dans un ensemble
plus vaste et différemment organisé. Du moins en voyons-nous assez
pour être assuré qu’il ne s’agit ni d’un mirage fugitif ni d’une
construction gratuite.
À ceux qui voudront bien discuter, deux prières instantes doivent
être adressées. D’abord, qu’ils ne perdent pas de vue la solidarité de
toutes ces enquêtes, sur quelque plan qu’elles se situent : théologie,
histoire légendaire, institutions. Ensuite, qu’ils se reconnaissent le
devoir, et qu’ils l’assument, s’ils rejettent l’explication par l’héritage
indo-européen, de rendre compte autrement, par leurs propres
hypothèses, en tout cas de rendre compte de tous les faits romains
convergents qui ont été ici réunis et de toutes les analogies qui ont
été signalées entre Rome et l’Inde ou la Scandinavie 1. En d’autres
termes, qu’ils sentent qu’il n’y a qu’un seul problème, et qu’ils
sachent qu’ils ne se débarrasseront plus de ce problème en le niant.
Pour finir, le plus utile sera peut-être d’analyser brièvement et en
toute sérénité quelques grosses erreurs d’appréciation qui ont été
déjà plusieurs fois commises sur les conditions générales de ce
travail, et aussi quelques-uns des facteurs de la résistance étonnante,
parfois de l’hostilité, qu’il rencontre chez certains spécialistes des
choses romaines 2.
Il est curieux que deux groupes d’opposants formulent deux
reproches inverses et incompatibles. Suivant les uns, les Jupiter Mars
Quirinus enfoncent, comme on dit, une porte ouverte. On trouve à
Rome, dans les institutions, dans l’histoire des origines, dans la
religion, de nombreuses traces d’une conception tripartite 3 du
monde et de la société ? C’est vrai. C’est même trop vrai. Comment
en serait-il autrement, puisqu’il y a là une condition universelle de
la vie collective et peut-être de la pensée, puisque tout groupement
humain est obligé, sous peine de disparaître, d’assurer pratiquement
et de concilier les trois fonctions de souveraineté politico-religieuse,
de force combattante, de productivité  ? Dès lors, devant ces faits
romains, et même si l’Inde, l’Iran, la Scandinavie, etc. présentent des
faits analogues, de quel droit conclure à un héritage indo-européen ?
Suivant les autres au contraire, les Jupiter Mars Quirinus voient à
Rome des choses qui n’y sont pas. Si elles y étaient, comme on dit
encore, cela se saurait  : depuis deux mille ans que le dossier est
ouvert, à la disposition d’érudits infatigables et de critiques
pénétrants, on n’eût pas manqué de les apercevoir. Un groupe de
faits dont on ne s’avise qu’au XXe  siècle est par là même suspect.
Jusqu’à il y a dix ans, les historiens de Rome avaient assurément de
bonnes raisons pour renoncer à savoir ce qu’était en vérité Quirinus,
le Quirinus originel : ont-elles cessé de valoir ? On n’a pas souligné
plus tôt le schéma directeur de tout le récit légendaire qui va de
l’enlèvement des Sabines à l’incorporation des Sabins  : n’est-ce pas
tout simplement parce que ce schéma n’existe pas ou du moins n’a
pas l’importance que le nouveau système d’interprétation lui
attribue  ? On n’a pas reconnu, malgré Properce, malgré Virgile, la
valeur fonctionnelle qui se serait encore attachée sous Auguste aux
noms des Ramnes, des Luceres et des Titienses 4 : donc, en mettant
les choses au mieux, ne doit-on pas penser qu’on se trouve devant
une rencontre fortuite entre la fantaisie des poètes du grand siècle et
les conceptions indo-iraniennes, amusante certes, mais sans valeur
documentaire, sans portée historique ?
Aux censeurs du premier groupe on peut soumettre plusieurs
moyens de défense.
Il est clair que la tripartition consciente et explicite de la société
ou de la partie directrice de la société 5 en prêtres, guerriers et
agriculteurs n’est pas propre au monde indo-européen. Le fait est
pourtant qu’un tel mode d’organisation n’a pas le caractère
d’universalité que certains prétendent. Nombre de peuples, certes,
sur tous les continents, assurent les trois fonctions correspondant à
cette division type, puisqu’il n’est pas possible qu’ils subsistent
autrement  ; mais ils le font sans y prendre garde et sans affecter à
chacune un organe – de direction ou d’exécution – particulier. Que
l’on considère, par exemple, les peuples sibériens, les anciens
Sémites nomades ou même, parfois, sédentarisés. Chez les premiers,
les chamanes existent bien, mais comme des artisans spécialistes
parmi les autres, et le cavalier turc ou mongol serait bien en peine
de dire s’il est pasteur avant d’être pillard. Dans la Bible, dans ces
textes chargés d’une réflexion profonde et renouvelée sur la vie
sociale et sur les rythmes du monde, on chercherait vainement,
semble-t-il, une expression dialectique ou imagée du système des
trois fonctions, soit du point de vue de Dieu, soit du point de vue
des hommes 6  ; ce qui domine l’idéologie, c’est bien plutôt le
sentiment de l’omnivalence –  moyennant la volonté divine  – de
chaque être et de l’équivalence de tous : le petit berger David tue le
champion philistin sur la ligne de bataille et bientôt il sera l’oint du
Seigneur 7. La Chine, prise entre la forme binaire de ses principales
représentations et son goût des catégories, n’oppose couramment
dans la société, comme elle fait du ciel et de la terre, dans le cosmos,
que l’empereur et «  les sujets  »  ; mais elle répartit ceux-ci en un
grand nombre de spécialités parmi lesquelles il serait tout à fait
artificiel de considérer comme fondamentales celle du soldat et celle
du sorcier.
Très précisément, si l’on considère la portion d’humanité déjà
vaste que connaissaient les anciens, on constate qu’un système
triparti 8 conscient et explicite ne se rencontrait que dans des
civilisations où une puissante composante indo-européenne est
incontestable, en Perse par exemple, ou dans des civilisations,
comme celle des Lydiens 9, qui venaient de subir l’occupation et
l’influence contraignante d’Indo-Européens. L’Égypte ne fait pas
exception  : si Hérodote, si le Timée, si Diodore y signalent la
tripartition, il n’y a aucune raison de ne pas les croire ; mais il n’y a
non plus aucune raison de sous-estimer le fait qu’ils parlent d’une
Égypte décadente qui, après les invasions des « peuples de la mer »
en partie indo-européens, a subi la conquête, l’administration, le
prosélytisme des Achéménides  ; ni cet autre fait que, dans les
documents proprement égyptiens antérieurs à ces dures épreuves,
rien ne suggère qu’il ait existé une organisation ni une idéologie
tripartite 10. À s’en tenir donc aux peuples de l’Antiquité dite
classique, Rome, dans la mesure où elle présente des traces d’une
conception tripartite du monde et de la société, non seulement a peu
de chances, a priori, de les devoir à l’influence de Méditerranéens
non indo-européens, mais au contraire a toutes chances de les
devoir directement à son passé, à son élément indo-européen.
Que l’idéologie tripartite soit conforme à la nature des choses,
c’est probable et peut-être est-ce justement l’une des raisons de
l’incontestable succès temporel des Indo-Européens que d’avoir,
mieux que d’autres sociétés parfois non moins bien douées, pris
conscience de cette division naturelle des fonctions de la vie
collective 11 ; ce n’est sans doute pas un hasard si quelques-unes des
grandes réussites ou des grands efforts de puissance, jusque dans la
plus moderne histoire de notre Europe, reposent sur des
reviviscences claires et simples du vieil archétype, comme dit avec
bonheur M.  Mircea Eliade  : les trois ordres sous la monarchie
française (clergé, noblesse, tiers état 12), les trois rouages essentiels
de l’État soviétique (le parti avec la police, l’armée Rouge, les
ouvriers et paysans), ceux de l’État nazi (la Partei avec la police, la
Wehrmacht, l’Arbeitsfront) constituaient ou constituent des machines
dont l’efficacité n’est pas contestable 13.
Ce caractère naturel ne dispense pas pourtant d’examiner, dans
chaque cas où une telle tripartition s’observe, les formes
particulières qu’elle revêt. La paternité, elle aussi, est conforme à la
nature des choses et a donné lieu, dans un grand nombre de
sociétés, à un statut de la puissance paternelle ; la « grande famille
patriarcale  » s’observe en maint pays  ; dira-t-on que la potestas du
pater romain, le système romain de parenté, parce qu’ils ne sont que
des cas particuliers de faits largement répandus dans le monde, ne
méritent pas d’être étudiés séparément ni comparativement  ? Bien
au contraire  : on doit, à l’intérieur du genre, les définir comme
espèce, avec le souci de les situer par rapport aux autres espèces du
même genre  ; et si, au cours de cette enquête, on remarque, par
exemple, que la nomenclature de la famille romaine, dans ce qu’elle
dit et dans ce qu’elle ne dit pas, offre de nombreuses, remarquables
et systématiques correspondances avec la nomenclature de la famille
indienne, grecque, arménienne, slave, germanique, etc., on sera
fondé à parler d’une espèce indo-européenne de «  grande famille
patriarcale 14  » et c’est non plus typologiquement, mais
génétiquement, à partir de 15 cette espèce indo-européenne définie
par la comparaison, que devra être interprétée sa dérivée, la gens
romaine.
Il en est de même pour la tripartition. On n’a pas prétendu ici
qu’elle fût le monopole des Indo-Européens. On a seulement précisé
les formes ou les représentations spéciales, parfois très spéciales, et
concordantes que la tripartition 16 revêtait ou suscitait chez les divers
peuples indo-européens anciens. Ce n’est pas isolée, nue, abstraite,
la simple idée d’une tripartition que la Rome primitive montre à
l’observateur  ; ce sont en outre, autour de cette idée, d’abord les
vocables techniques indo-européens où elle s’exprime directement
(le triple flamonium 17 ; Jupiter, Mauors ; Quirinus de *co-uir-ī-no-) et
généralement tout le vocabulaire politico-religieux dont
M.  Vendryes a montré l’étroite parenté avec l’indo-iranien et qui,
par conséquent, fait attendre a priori que la structure politico-
religieuse de la plus vieille Rome, à commencer par le regnum, ait
été pour une large part indo-européenne. Ce sont encore, en grand
nombre, des traits théologiques, légendaires, institutionnels qui
enrichissent ou nuancent l’idée de la tripartition et dont certains
sont assez singuliers pour que leur accord avec des traits
homologues indiens ou scandinaves ne soit pas fortuit 18. Par
exemple, la première fonction est bipartite chez les Indo-Européens
et cette bipartition se traduit parfois dans des figures inattendues  :
l’histoire des deux sauveurs de Rome, le Borgne et le Manchot,
Cocles et Scaeuola 19, contient le même symbolisme et les mêmes
rapports que celle des dieux germaniques de la première fonction,
Óđinn qui n’a qu’un œil et Týr qui a perdu sa main droite dans une
procédure juridique 20  ; on attend toujours que ce diptyque, qui a
des correspondants en Irlande et dans l’Inde 21, soit signalé ailleurs
que chez des Indo-Européens, au Mexique ou en Polynésie ou au
Dahomey, dans l’un quelconque des lieux où la tripartition des
fonctions s’est plus ou moins clairement exprimée. De même,
semble-t-il, nulle part, en dehors du monde indo-européen, on ne
rencontre 22 le mythe précis de la formation de la société tripartite
que laissent paraître les récits sur les conflits des Ases et des Vanes,
de Romulus et des Sabins, d’Indra et des Aśvin. De même encore,
entre la notion védique des Viśve Deváḥ et la notion romaine des
Quirites 23, entre la subdivision de chacun des trois groupes de dieux
védiques fonctionnels (33 étant soit 3 × 10 + 3, soit 3 × 11) et la
subdivision en curies des Ramnes, des Luceres et des Titienses
fonctionnellement caractérisés (compte tenu des circonstances dans
lesquelles, par 3  ×  10  +  3 ou par 3  ×  11, ce système romain
ternaire et dénaire produit des formes à 33  membres 24), on relève
des correspondances précises qui, elles, ne sont sûrement pas
imposées par la « nature des choses ». C’est là que sont à la fois la
justification et la matière de l’effort comparatif limité au monde
indo-européen. Il n’exclut pas naturellement la nécessité ni la
possibilité d’une étude comparative générale de la tripartition à
travers le monde. Peut-être en est-il –  avec beaucoup d’autres
enquêtes génétiques semblables, à entreprendre en des points très
différents de la terre – une condition préalable.
Au second groupe de censeurs, il est moins facile de répondre  :
comment contraindre à voir quelqu’un qui ne voit pas et qui,
souvent, ne tient pas à voir  ? On peut répéter, certes, pour le
«  mystère  » de Quirinus par exemple, que l’analogie des triades
scandinaves et indiennes et l’explication phonétique que
M.  Benveniste vient de donner de l’homologue ombrien de
Quirinus 25 sont des « faits » considérables dont on ne disposait pas il
y a deux mille ans ni il y a dix ans. On peut insinuer aussi que
l’étude des offices du flamen quirinalis n’a guère encore été
entreprise objectivement, mais toujours en fonction d’hypothèses 26 ;
plus généralement, que, depuis deux mille ans, pour les origines de
Rome, la science vit sur des conceptions qui s’accordent, qui ont le
tort de s’accorder surtout en ceci qu’elles ne tiennent pas compte du
fait que Rome a été fondée par des Indo-Européens déjà pourvus
d’un passé 27  ; qu’il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que,
depuis deux mille ans, et malgré deux mille ans d’observation
attentive et peut-être même à cause de ces deux mille ans, et des
deux ou trois orthodoxies qu’une étude si prolongée n’a pas manqué
d’interposer entre le donné et les plus récents observateurs, certains
vestiges archaïques, le sens même de certains faits aient échappé
aux regards. Tout cela paraît peu efficace.
Ici se place le point le plus délicat de ce plaidoyer, mais
comment l’éluder  ? Il est remarquable que, conduit à modifier
sensiblement les opinions reçues quant aux origines et quant à la
structure de la théologie zoroastrienne ou de la mythologie védique
aussi bien que de la légende royale de Rome, le comparatiste a
rencontré sur ces divers domaines des accueils bien différents. Très
vite, beaucoup d’orientalistes ont accepté de prendre en
considération les interprétations nouvelles 28  ; pour celle des
archanges zoroastriens notamment, plusieurs iranisants
considérables s’y sont immédiatement ralliés 29 et aucun des autres,
même de ceux qu’elle contredit le plus directement, ne l’ont
considérée comme un manque d’égards personnel : ils la critiquent,
ne l’incorporent que partiellement à leurs systèmes ou lui opposent
des arguments du même ordre que ceux qui la soutiennent, et qui
par conséquent permettent, promettent d’utiles controverses. Cette
heureuse situation s’explique par plusieurs raisons 30. L’orientalisme
est jeune, tout proche même de ses origines, et par suite il a le
souvenir et la fierté de récentes «  révisions  » qui ont eu parfois
l’ampleur de métamorphoses. Il est de plus habitué à vivre dans
l’attente, dans l’espérance, dans le respect du « fait nouveau ». Il est
enfin, sur quelques-unes de ses grandes provinces, le frère à peine
aîné et, dans le travail, le plus précieux auxiliaire du comparatisme :
il y a cent ans, on a vu des latinistes et des hellénistes résister à la
notion de langue indo-européenne, mais pas un indianiste  ; à vrai
dire, c’est même de l’indianisme qu’est née la linguistique
comparative indo-européenne.
L’accueil des latinistes, des archéologues et des historiens comme
des philologues, est souvent bien différent 31. Si l’effort poursuivi
depuis dix ans a obtenu, de plusieurs, une adhésion énergique,
courageuse, dévouée, d’autres ont réagi avec vivacité. Rien ne sera
dit ici qui puisse envenimer une situation déjà difficile. Il est
seulement à craindre que ces savants, pour des raisons qui tiennent
à l’histoire de leurs études et aux conditions actuelles de leur travail,
n’aient pas, devant la nouveauté en général et notamment devant
une extension de l’usage des procédés comparatifs, la même
souplesse, la même liberté que les orientalistes de tous ordres.
Depuis de longs siècles, sur ces domaines, le progrès, et souvent
un immense progrès, n’a été conçu et réalisé que par l’affinement, le
perfectionnement de techniques déjà existantes. Qu’il s’agisse
d’établir un texte, de dégager un monument enseveli, d’étudier la
langue ou la pensée ou l’art d’un auteur, les savants de notre époque
font mieux, ils ne font pas fondamentalement autre chose que leurs
prédécesseurs. Le développement de l’archéologie et de toutes les
disciplines qui en dépendent a considérablement modifié ce qu’on
pourrait appeler la répartition de la matière de l’humanisme, elle n’y
a pas ajouté de province vraiment inédite, imprévue. Seule la
linguistique comparative, non sans peine, est parvenue au siècle
dernier à faire admettre des vues et des méthodes radicalement
nouvelles ; encore, pour beaucoup de latinistes et d’hellénistes, est-
elle dans leur savoir comme un corps étranger 32, un hôte qu’ils
admettent, qu’ils honorent même, mais qu’ils n’utilisent guère et
qu’ils ne souhaitent pas voir proliférer. Sans doute y a-t-il là une
première raison des résistances que rencontrent des démonstrations
d’un type trop aberrant.
Il faut joindre à celle-là une raison moins raisonnable, mais
émouvante. Depuis toujours, le latin et les ordres de connaissances
qui supposent le maniement du latin, et aussi, depuis la
Renaissance, le grec avec ses annexes, ont été doublement à
l’honneur  : en eux-mêmes, comme objet d’étude, et aussi comme
disciplines auxiliaires, nécessaires longtemps à toute étude
approfondie et, aujourd’hui encore, à beaucoup. L’idée que cette
situation puisse partiellement se retourner, que Rome, la pensée
latine, Tite-Live et Virgile, aient à recevoir des lumières essentielles
d’autres philologies – disons le mot : d’autres humanismes –, paraît
sûrement à de bons esprits dangereuse 33 pour l’autorité, déjà
fortement menacée, des études classiques  ; elle paraît surtout
attentatoire à la grande et mystique idée de Rome, de la mission
éternelle de Rome que les générations se transmettent pieusement
dans les académies et dans les facultés. On a été un peu scandalisé,
dans certains milieux humanistes, quand les anthropologues ont
commencé d’expliquer quelques faits « classiques » par l’analogie de
faits récemment enregistrés chez les peuples sauvages. Mais, en
dépit des apparences, c’était là un sacrilège véniel, en tout cas limité
à quelques minora du trésor antique, et l’on en a pris son parti. Il
n’en est pas de même pour un ensemble comparatif à la fois plus
restreint et plus ambitieux, dans lequel des penseurs comme
Zoroastre, de grands et beaux textes comme les hymnes védiques,
des philologies denses et peuplées comme la philologie scandinave
sont également appelés à donner un sens nouveau à des pages bien
connues, à d’illustres exempla politiques et moraux de Rome, à la
structure même de la cité naissante et de ses principales
représentations religieuses. Pour la majorité des contradicteurs, il ne
faut sûrement pas faire intervenir une chose aussi mesquine que la
répugnance à s’engager dans des études latérales longues et
multiples  ; la querelle est plus pure  : c’est une promiscuité
envahissante, c’est une sorte d’avilissement que prévoit et que refuse
l’aristocratie de la République des Lettres.
 
À considérer de sang-froid les périls et les chances de
l’humanisme classique, il semble pourtant qu’il ne s’affaiblirait pas
en renonçant, sur ce point comme sur plusieurs autres, à une
primauté et à un isolement qui n’ont plus ni sens ni avenir et en
acceptant de siéger au concile des études humaines, par inter pares,
reconnu irremplaçable et se sachant incomplet. L’histoire et
l’exploration de la pensée sous toutes ses formes –  intuitions,
systématisations, expressions, évolutions, destructions – ne peut plus
se limiter aux cadres que le XVIe siècle a cru dessiner généreusement
mais dont l’étroitesse et l’artifice sont aujourd’hui évidents. Un
temps viendra peut-être où des techniques éducatives hardies et des
manuels bien faits permettront d’enseigner à l’élite de la jeunesse
des écoles assez de latin, de grec, de sanscrit, d’hébreu, d’arabe et de
chinois pour qu’elle soit en mesure sinon de dominer, du moins
d’utiliser dans sa formation générale les six plus grands monuments
qu’ait élevés l’humanité ancienne 34. En attendant, dès aujourd’hui,
dans l’enseignement supérieur, et plus encore dans la recherche
scientifique, pourquoi répugne-t-on à rendre de la force aux études
dites «  classiques  » en les avouant égales, à la fois auxiliaires et
tributaires d’autres études auxquelles il ne manque, en nos pays,
pour mériter la même épithète, que quelques siècles de pratique,
mais non plus déjà les plus grands artisans  ? Veuille le ciel que
l’alliance ne se conclue pas trop tard 35 !
Il y a malheureusement autre chose encore  : les plus nobles
fidélités ont leurs petits côtés. Le passé prestigieux de l’humanisme
classique a légué à ses représentants actuels des statuts corporatifs,
des traditions de caste ou de chapelle impérieuses et aussi un code,
une jurisprudence que les intéressés prennent tout à fait au sérieux.
Ce ritualisme a des avantages et des inconvénients. Il est admis, par
exemple, qu’on peut risquer (et les philologues ne s’en font pas
faute) sur n’importe quel sujet n’importe quelle thèse saugrenue
pourvu que les formes traditionnelles soient respectées, toute la
bibliographie mentionnée, tous les documents littéraires,
épigraphiques et archéologiques utilisés  : c’est ce qu’on appelle
«  renouveler un sujet  »  ; il semble qu’une grande indulgence, une
sorte de scepticisme de bon goût quant à l’usage qui est fait de la
matière s’allie à une non moins grande susceptibilité quant à
l’orthodoxie, à la qualité de la matière elle-même. À l’inverse, qu’un
livre apporte une thèse bien charpentée, appuyée sur l’essentiel,
mais néglige plus ou moins délibérément la «  littérature
antérieure  », ou encore qu’une erreur ait été commise dans la
traduction d’un texte mineur  : aussitôt la docte assemblée, suivant
les circonstances et l’humeur de ses dignitaires, se voile la face ou
mène un charivari et refuse en tout cas d’entendre un novateur si
évidemment profane. On imagine quelle audience, dans ces
conditions, peut espérer le comparatiste  : obligé de manier une
vingtaine de langues et de s’orienter dans les philologies qu’elles
desservent, comment serait-il, pour chacune, aussi complet, aussi
agile, aussi informé des plus récents engouements que les savants
qui consacrent tout leur temps à elle seule  ? Même en latin, il lui
échappera des contresens  ; il ne citera pas l’édition qu’il faut, ne
choisira pas la meilleure variante, ne se référera pas à une illustre
discussion. On ne l’écoutera donc pas : insensible à ce qu’il apporte
d’inédit et de fécond, l’École lui appliquera la nota préalable qui,
d’âge en âge, écarte de la bonne compagnie ceux qui savent mal ce
qu’on doit d’abord bien savoir. Peu importe le détail des formes que
prend une opposition à la fois si explicable et si regrettable. Elles
sont variées, depuis la caricature naïve jusqu’au refus consciencieux,
douloureux, d’examiner. Un jour, quand elles n’auront plus qu’un
intérêt anecdotique, il sera amusant de publier, sur ces luttes du
début, une petit « Livre blanc ». On en pourra léguer les éléments à
de plus jeunes 36.
Pour ne pas quitter le moment présent, peut-être devrait-on dire
hardiment que des recherches comme celles-ci, loin de nuire à la
majesté de Rome et au prestige des études romaines, les servent au
contraire en faisant ressortir la vraie grandeur et la distinction
originale de la civilisation qui s’est formée au bord du Tibre. Elle ne
s’est pas faite de rien ? Elle n’a pas tout créé ? L’étrange disgrâce !
Avoir lentement, constamment progressé vers l’égalité, avoir
approfondi et réalisé la notion du « citoyen » à partir d’un état social
hiérarchisé 37 dont l’Inde, dans le même temps, par une évolution
inverse, ne savait tirer que le morcellement sans espoir, la maison
cellulaire de ses castes  ; sous le rex, sous les trois fantomatiques
flamines maiores, témoins respectés et vains de l’héritage indo-
européen, avoir développé le système des honores civils, militaires et
religieux avec le nouveau type de pensée et de conduite qui a donné
à Rome l’empire légitime de la Méditerranée, avoir assagi en une
belle, attachante et instructive histoire nationale les imaginations
bizarres, barbares des ancêtres  ; avoir par exemple proposé aux
générations à venir un Horatius Cocles et un Mucius Scaeuola
presque plausibles, en tout cas fraternels et pathétiques, à partir des
représentations qui survivent dans le dieu borgne et dans le dieu
manchot de ce qu’on a spirituellement appelé «  la cour des
Miracles  » scandinave, tout cela et tant d’autres innovations ou
transmutations de même style et de même ampleur assurent à ce
peuple, dans la galerie des réussites intellectuelles de l’homme, la
même place privilégiée qu’il a eue dans l’évolution politique du
monde.
Si l’on se place au point de vue de l’éducation –  ce qui est et
restera l’un des soucis dont les maîtres de l’enseignement classique
ont le droit de s’enorgueillir  – on voit bien ce que la pédagogie
gagnera, on ne voit pas ce qu’elle perdra au nouvel éclairage des
origines romaines. Les exempla seront toujours des exempla, efficaces
par leur noblesse et leur beauté, non par leur véracité : mais, depuis
deux mille ans, beaucoup d’écoliers et d’écolières ont-ils cru que
l’adversaire des Curiaces, que les héros et l’héroïne de la guerre
contre Porsenna avaient fait ce que Tite-Live lui-même ne raconte
qu’avec un visible embarras  ? Quel enrichissement, en revanche,
pour les jeunes cerveaux, que de toucher, d’explorer les mécanismes
mystérieux qui font que, d’une même idéologie préhistorique,
Zoroastre a pu former une théologie abstraite et philosophante, la
Scandinavie des légendes divines volontiers monstrueuses, et Rome,
l’histoire de ses propres origines  ! Le résultat de cette alchimie n’y
perdra rien en saveur ni en puissance, mais ce qu’on découvre, ce
qu’on pourra montrer aux jeunes humanistes du processus de
l’alchimie elle-même, contient des leçons précieuses sur tout autre
chose  : sur le travail séculaire auquel l’esprit humain soumet ses
traditions, sur la genèse et sur le vieillissement des équilibres qu’il
réalise 38.
Quant au travail comparatif lui-même, est-il besoin de dire les
immenses services qu’il espère des «  philologies classiques
séparées  », quand elles voudront bien se faire attentives aux
problèmes qu’il leur pose  ? Il se produira ce qui s’est produit en
linguistique dès la troisième génération  : la grammaire comparée
indo-européenne a surtout progressé par la «  grammaire comparée
du sanscrit  », par la «  grammaire comparée du grec  », par la
«  grammaire comparée du latin  », etc., c’est-à-dire par des études
comparatives distributivement centrées, ou décentrées, sur chacune
des langues de la famille et poursuivies par des linguistes indianistes
ou hellénistes ou latinistes, etc., instruits des méthodes nouvelles.
De même, quand les maîtres de la philologie et de l’histoire
romaines se seront ouverts eux aussi à ces méthodes et mis en état
de les pratiquer, ils reprendront à leur compte les questions que le
« comparatiste pur » est seul aujourd’hui à envisager 39. Ils les feront
avancer avec une assurance et un succès qui démoderont vite le
présent essai. Mais il n’y a pas de plus agréable récompense pour les
pionniers que d’être rejoints et dépassés.
 
En relisant mon vieux discours avant de le transcrire, j’ai eu
parfois l’impression que ces reproches polis recouvraient en moi, dès
cette époque où j’étais encore dans la force de l’âge, déception et
impatience. En écrivant les trois controverses qui vont maintenant le
précéder, en rectifiant tant d’altérations infligées à la matière, à mes
propositions, à l’histoire même de l’étude, peut-être ai-je été aussi
au bord de l’irritation. Si tel est le cas, j’en demande pardon à mes
lecteurs et à mes contradicteurs et je les convie à méditer deux
pages d’un grand philosophe qu’on ne cite plus guère, sans doute
parce qu’il a courageusement lié sa démarche aux débuts de la
révolution relativiste, et que panta rhei.
Même en mathématiques, dit Émile Meyerson (Du cheminement
de la pensée, 1931, II, p.  544-546, §§  339-342), il faut parfois être
Galois ou Laplace, pour céder sur-le-champ à une démonstration,
pour être saisi, convaincu par « l’évidence ». À plus forte raison dans
tout le reste :
Qu’il en aille de même hors du domaine des mathématiques, c’est ce que nous croyons
avoir établi autrefois, et nous demandons la permission de reproduire ici ce passage :
«  Qui dit phénomène, dit changement. Comment dès lors pourrait-il y avoir identité
entre l’antécédent et le conséquent ? J’ai fait entrer un rayon de lumière par un trou
fait dans un volet et ce rayon a formé une tache blanche sur le mur opposé. J’interpose
un prisme et j’aperçois un spectre. Vous me démontrez fort savamment que la lumière
blanche réfractée par le prisme a produit le spectre multicolore. Je veux bien vous
croire, à condition que vous n’essayiez pas de me persuader qu’il y a identité, et que la
lumière blanche, plus le prisme interposé, est égale au spectre. Cela, je ne le croirai
jamais, de même que je ne croirai pas qu’il ne s’est rien passé lors de l’oxydation du
mercure. Je sais bien qu’il n’y a pas identité, qu’il s’est passé quelque chose, sans quoi
vous n’eussiez pas eu à vous mettre en peine d’explication  » (La Déduction relativiste,
p.  321). Ainsi, là encore, la nécessité d’une démonstration prouve clairement que
l’identité ne pouvait préexister…
340. Aucune démonstration ne force l’assentiment
Il s’ensuit qu’à l’encontre d’une opinion quelquefois expressément affirmée, mais le
plus souvent tacitement agréée, il ne saurait y avoir de démonstration forçant
absolument l’assentiment : il faut que celui que nous entendons convaincre consente à
exécuter avec nous le bond qui constitue l’essentiel du raisonnement, c’est-à-dire qu’il
soit d’accord avec nous sur le divers que nous entendons mettre de côté.
341. La parole extérieure et la parole intérieure
Aristote a dit : « Pas plus que le syllogisme lui-même, la démonstration ne s’adresse au
raisonnement extérieur, mais au raisonnement qui est dans l’âme.  » Et H.  Poincaré
écrit, à peu près dans le même sens : « D’une contradiction, on peut toujours se tirer
d’un coup de pouce, je veux dire, par un distinguo. » Ainsi la démonstration logique,
tout en étant un procédé d’exposition, ne fait cependant que fournir des arguments sur
lesquels on peut fonder une conviction. La démonstration doit servir en premier lieu à
nous convaincre nous-mêmes, à nous assurer si, en faisant progresser notre pensée,
nous ne nous sommes pas fourvoyés. Son succès auprès d’autrui est infiniment plus
chanceux.

Et voici sans doute le plus utile pour notre vie d’Écoliers


perpétuels :
342. La bonne volonté et la bonne foi
C’est ce qui explique le rôle bien connu que joue dans les discussions la bonne volonté
de l’adversaire, que nous sommes trop souvent, hélas, portés à qualifier de bonne foi,
quand il s’agit d’opinions auxquelles nous tenons fortement. Empruntant la forme de
ce dicton de droit bien connu : volenti non fit injuria, l’on pourrait énoncer : nolenti non
fit demonstratio. En ce qui concerne les mathématiques cependant, où le processus de la
scission nécessaire entre l’identique à retenir et le divers à rejeter est, nous l’avons vu,
guidé par des règles précises, on peut affirmer qu’une fois la bonne démonstration
trouvée et exposée de manière convenable (c’est-à-dire sans bonds trop amples), un
homme d’intelligence moyenne, s’il a véritablement saisi la portée de ces règles, doit
pouvoir se convaincre que la déduction est valable. Et comme il s’agit de pensées
abstraites, où l’intérêt ne saurait, en général, intervenir, nous aurons le droit, si
l’interlocuteur se montre rétif, d’incriminer la vigueur de son esprit. Mais dans l’extra-
mathématique, la bonne volonté jouera un rôle bien plus accentué, et l’intérêt matériel
ou spirituel étant susceptible d’y agir très fortement, aucun de nous ne doit s’étonner
de voir les autres refuser leur assentiment aux raisonnements qui lui paraissent le plus
élémentaires et le plus rigoureux. Il n’est déjà pas toujours si facile de se convaincre
soi-même : nous n’avons qu’à nous rappeler combien nous avons eu de peine à saisir
telle déduction mathématique qui nous paraît à présent d’une simplicité presque
enfantine. Et quant à autrui, nous ne pouvons guère que fournir les éléments qui
permettront à notre interlocuteur de se convaincre lui-même, s’il le veut bien.
Car par aucun effort – il faut bien nous résigner à cette constatation – nous ne saurions
parvenir à lui communiquer réellement, à faire pénétrer en lui le contenu intact de
notre pensée, si simple qu’elle nous paraisse. C’est qu’il nous faut toujours passer par
le langage qui la déforme, parce qu’il la fige, en s’efforçant de se conformer aux
exigences de la logique.

Je ne puis tout citer et je saute à l’une des conclusions (p. 548,


§ 344) :
La vraie leçon que nous inculque l’étude de la marche de la pensée est celle de la
tolérance absolue, du respect de la pensée d’autrui.
EN GUISE DE CONCLUSION
Ludus scientiae

Georges Dumézil a fréquemment souligné le caractère perfectible et provisoire de ses


conclusions. Un opposant en avait tiré argument dans le débat assez vif qui avait eu
lieu lors de son élection au Collège de France : « M. Dumézil a deux sortes d’opinions :
celles auxquelles il est obligé de renoncer et celles auxquelles il s’accroche et dont il
résulte des controverses sans fin. » Dans sa préface à la réédition de La Cité antique de
Fustel de Coulanges, Dumézil avait lui-même opposé deux types de savants : ceux qui
s’accrochent à tout prix à leurs idées et ceux qui se corrigent sans cesse en fonction des
progrès de la recherche. Fustel appartenait à la première catégorie, lui qui disait en
parlant de son opus magnum : « Tout est là. » Dumézil se rangeait résolument dans la
seconde, définissant son œuvre comme « une longue suite de repentirs ». Il a réaffirmé
cette idée dans la conclusion du discours prononcé lors de la remise de son épée
d’académicien. Il expliquait qu’il avait failli ne pas faire de latin en sixième par suite
de l’opposition du principal du collège. Cet incident avait eu deux conséquences. La
première était un latin resté défectueux. Voici la seconde.

Le second effet du risque que j’ai eu conscience de courir, il y a


soixante-douze ans, dans le salon de M.  Vosgien, vous surprendra
moins : il relève de la psychologie la plus ordinaire. Je lui attribue
du moins le sentiment que j’ai, très fort, que toute ma vie
intellectuelle, toute mon étude a été un jeu, et que je n’ai été, au
total, qu’un joueur impénitent et quelque peu chanceux. Notre cher
Roger Caillois, dans un livre célèbre qui parut en ces lieux et qu’on
n’est pas parvenu à prendre en défaut, a divisé les jeux, toutes les
activités ludiques, en quatre classes : alea, le jeu de hasard, agôn, le
jeu de compétition, mimicry, le jeu d’imitation, de singerie, et l’helix,
le jeu d’excitation, de vertige, proprement de tourbillon. La belle
simplicité de ce tableau m’a toujours parue digne d’être défiée et j’ai
passé des jours à tâcher de découvrir un jeu qui n’y rentrât point.
Mais chaque fois Caillois me montrait avec rigueur qu’il y rentrait.
Un jour je lui ai proposé, comme cinquième catégorie, studium,
l’étude, la recherche de l’invention capable de résoudre de vieux
problèmes. Il ne contesta pas le caractère ludique de l’étude, mais il
dit qu’elle était une collection de jeux des quatre catégories, non
une catégorie nouvelle : le hasard, la rivalité avec les contemporains
ou les prédécesseurs, l’imitation des maîtres, la jouissance
vertigineuse que donne une solution naissante, tout cela s’y trouve,
disait-il, mais sans résidu, sans rien qui justifie l’ouverture d’une
rubrique spéciale. Eh bien, si, l’étude, le développement d’une
province de la connaissance, est un jeu sui generis –  je n’ai pas
qualité pour parler des sciences en général, des exactes ni des
autres, pas même des sciences humaines ; je m’en tiens à mon petit
domaine, à mon étude comparée des idéologies indo-européennes. Il
est bien vrai que ce studium est d’abord ludique en ce sens que les
quatre formes canoniques de jeu selon Caillois y ont leur place  :
heureux hasard d’un texte rencontré au bon moment, compétition et
même polémique, imitation ou inspiration, et aussi vertige, ivresse
des solutions brusquement apparues. Mais il y a autre chose, deux
autres choses, qui en font une espèce autonome de jeu, deux
caractères solidaires.
D’abord, c’est un jeu où l’on peut être perdant, bien entendu, si
l’on s’entête dans des sottises, mais non pas gagnant. Ou plutôt si
l’on gagne, c’est-à-dire si l’on réussit à proposer une solution
plausible à un problème important et préexistant, on n’encaisse pas
son gain ; quoi qu’on fasse, il entre aussitôt dans le jeu, qu’il change
et complique  : ou bien la solution est visiblement incomplète, ou
elle n’est qu’un cas particulier de quelque chose qu’on pressent et
qu’on ne conçoit pas, ou elle a des conséquences qui, par choc en
retour, modifieront tôt ou tard les données sur lesquelles on l’a
fondée.
Le second caractère du studium, du ludus scientiae, c’est qu’il se
joue à la fois dans l’individu, sur une génération, et par-delà
l’individu, à travers les générations. D’un ordre de recherches
légitime, sain, vous pouvez dire en général qu’il a été institué par tel
homme  ; il ne s’achève avec aucun, pour la simple raison qu’il ne
s’achève pas. Prenez les noms qui sont gravés sur ma lame, ceux de
nos pères fondateurs  : plus une page de Franz Bopp ne subsiste
comme telle, la mythologie de Max Müller est périmée, Michel Bréal
a introduit et enseigné la grammaire comparée au Collège de France
sans reconnaître ce qui est l’alpha, sinon l’oméga, des linguistes ses
successeurs, le principe de constance des lois phonétiques. Et
pourtant ils ont vécu dans l’évidence et dans l’enthousiasme de la
réussite et, sans eux, rien n’existerait. Puisque j’en suis aux
confidences, après mes livres des dix ou quinze dernières années qui
corrigent et complètent ceux d’avant, je suis sûr d’avoir résolu
correctement l’essentiel de mes problèmes. Aux objections de
principe qui me sont faites, j’ai des réponses fortes, décisives. J’ai
envie de dire au Seigneur «  nunc dimittis servum tuum, puisque tu
m’as permis de voir ma petite part de vérité ». Et en même temps je
sais, parce que c’est une loi sans exception, je sais que cette œuvre,
dans cinquante, peut-être dans vingt, dans dix ans, n’aura plus qu’un
intérêt historique, qu’elle sera, en mettant les choses au pis, ruinée,
en mettant les choses au mieux –  ce qui est mon espérance  –
élaguée, retaillée, transformée. Transformée selon quel modèle ? Si
je le devinais, je commencerais l’opération moi-même. Mais non : ou
bien la mécanique que je suis est fatiguée, encrassée, ou bien les
éléments extérieurs du nettoyage ou de la métamorphose ne sont
pas réunis. Je vis donc avec ces deux certitudes, qui ne seraient
contradictoires que si l’on faisait abstraction de notre maître à tous,
le temps : j’ai raison, et j’aurai tort.
Ce n’est d’ailleurs pas un drame, rassurez-vous. Je vis au
contraire fort agréablement, ce qui prouve que cette cinquième
espèce de jeu est bien un jeu. Simplement, j’aimerais vivre encore
pendant un demi-siècle, en spectateur, pour voir avec quels outils
des cadets respectueux ou ironiques régleront mon sort. Mais, mon
cher Perpétuel, la fabrique d’immortalité que tu administres est-elle
capable d’assurer une rallonge, si courte soit-elle, à quatre fois vingt
ans ?
SOURCE DES TEXTES

Parmi les textes réunis dans Mythes et dieux des Indo-Européens,


l’introduction a été publiée dans la série des Leçons inaugurales,
Collège de France, 1950 ;
le chapitre  I reprend la préface de Mythe et Épopée I, Gallimard,
1968, p. 9-26 ;
les trois chapitres qui composent la deuxième partie ont été
publiés en 1958, avec une introduction et une bibliographie qui ne
sont pas reprises ici, sous le titre L’Idéologie tripartie des Indo-
Européens, aux éditions Latomus, Bruxelles, 1958 ;
le chapitre V est extrait d’Idées romaines, Gallimard, 1969, p. 193-
335 ;
le chapitre VI est extrait de Mariages indo-européens, Payot, 1979,
p. 77-82 ;
le chapitre VII est extrait de Loki, Flammarion, 1986, p. 61-91.
le chapitre VIII, publié initialement en 1949, a été reproduit dans
L’Oubli de l’homme et l’Honneur des dieux, Gallimard, 1985, p.  319-
335 ;
la conclusion est extraite de la plaquette Discours de réception de
M.  Georges Dumézil à l’Académie française et réponse de M.  Claude
Lévi-Strauss, Gallimard, 1979, p. 95-99.
TABLEAU DES LANGUES INDO-
EUROPÉENNES
TABLE

Préface
Note sur les transcriptions
Abréviations

Loki
Note sur la troisième édition
Introduction - Le problème de Loki

Chapitre premier - Loki. – Les documents.


Chapitre II - Contre-critiques
A. Réhabilitation de Snorri

B. Les abus de la « science des contes »

C. Discussions diverses

D. Loki

Chapitre III - Syrdon
A. Le Narte Syrdon

B. Les documents
Chapitre IV - Comparaisons
A. La mort de Baldr et la mort de Soslan-Sosryko

B. Loki et Baldr, Syrdon et Soslan

C. Emprunts ?

D. État social et mythologie

E. Éléments psychologiques du type Loki-Syrdon

F. Éléments naturalistes : Loki, le vent, le feu

Chapitre V - Baldr, Loki, Höđr et le Mahābhārata


A. Les dieux souverains mineurs des Indo-Européens

B. Eschatologie Indo-Iranienne et Mahābhārata

C. Dh̥rtarāṣṭra et Vidura

D. Ragnarök

E. Ragnarök et Mahābhārata

Heur et malheur du guerrier


Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens
Introduction

PREMIÈRE PARTIE - LA GESTE DE TULLUS HOSTILIUS


ET LES MYTHES D’INDRA

I - Mythe et épopée
II - Les « Horatii » et les « āptya »
III - Mettius Fuffetius et Namuci
IV - Rapports de la fonction guerrière et des deux autres
V - Héritage indo-européen
DEUXIÈME PARTIE - LES TROIS PÉCHÉS DU GUERRIER

I - Solitude et liberté
II - Indra pécheur
III - Les trois péchés et les pertes d’Indra dans le Mārkaṇḍeya-Purāṇa
IV - Les trois péchés de Śiśupāla, de Starcatherus, d’Héraclès
V - Les derniers Tarquins, père et fils
VI - Les trois péchés de Soslan et de Gwynn
VII - Fatalités de la fonction guerrière
VIII - Autres récits

TROISIÈME PARTIE - LE PERSONNEL DIVIN DE LA FONCTION


GUERRIÈRE

I - Le personnel divin de la fonction guerrière dans le r̥gveda et dans


l’Avesta
II - Le personnel de la fonction guerrière à Rome et en Scandinavie

QUATRIÈME PARTIE - ASPECTS DE LA FONCTION GUERRIÈRE

I - Les moments d’une carrière héroïque


II - Vr̥trahán, Vǝrǝθraǧna, Vahagn
III - Guerriers et formes animales
IV - Scénarios et accessoires
V - Signes sur le héros

Mythes et dieux des Indo-Européens


Présentation
Introduction - Leçon inaugurale
PREMIÈRE PARTIE - LE TRAVAIL DE L’ŒUVRE

Chapitre premier - À la recherche de l’« idéologie » des Indo-


Européens

DEUXIÈME PARTIE - L’IDÉOLOGIE TRIPARTIE DES INDO-


EUROPÉENS

Chapitre II - Les trois fonctions sociales et cosmiques


Chapitre III - Les théologies triparties
Chapitre IV - Les diverses fonctions dans la théologie, la mythologie
et l’épopée

TROISIÈME PARTIE - LA FABRICATION DE L’HISTOIRE

Chapitre V - Les archanges de Zoroastre et les rois romains


de Cicéron

QUATRIÈME PARTIE - LE DISCOURS DE LA MÉTHODE

Chapitre VI - Remarques sur l’interprétation trifonctionnelle


des mariages indo-européens
Chapitre VII - Réhabilitation de Snorri

CINQUIÈME PARTIE - LE THIASE DES SYCOPHANTES

Chapitre VIII - Pro domo revisited

En guise de conclusion - Ludus scientiae


Source des textes
Tableau des langues indo-européennes
Notes

1. Voir La Langue des Oubykhs, Paris, Champion, 1931.


2. Paris, Maspero.
3. Paris, Plon, 1964-1971.
4. Paris, Gallimard, 1973.
5. Faut-il brûler Dumézil ?, Flammarion, 1992.
6. Paris, Gallimard, 1966.
7. Les Langues du monde, Paris, 1952, t. I.
8. Légendes sur les Nartes, Paris, Honoré Champion, 1930  ; Le Livre
des héros, légendes sur les Nartes, Paris, Gallimard, 1965.
9. Bernard Sergent, Athéna et la grande déesse indienne, Paris, Les
Belles Lettres, 2008, passim et pp. 335-336.
Notes

1. P. 126, n. 1 : « [Loki] a, dans les légendes nartes, un parallèle tout


à fait exact  : Syrdon, conseiller railleur, compagnon et fléau des
Nartes qui, exaspérés, finissent par le tuer. »
2. Pour le chapitre V, cf. ci-dessous, p. 149-150.
Notes

1. V. ci-dessous, pp.  87-109, les discussions relatives à la valeur


documentaire de l’Edda de Snorri.
2. Je cite  : les poèmes eddiques, d’après l’édition critique de
B. Sijmons, au premier tome de B. Sijmons et H. Gering, Die Lieder
der Edda, dans la Germanistische Handbibliothek, VII, Halle, 1906  ;
l’Edda en prose, d’après l’édition critique de Finnur Jónsson, Edda
Snorra Sturlusonar, Copenhague, 1931, dont les chapitres et les
pages sont indiqués ici  ; les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus
d’après l’édition in-folio d’Olrik et Ræder, Copenhague, 1931.
Contrairement à un usage qui se développe dans les publications
relatives à la vieille religion scandinave, je n’ai pas greffé, sur ces
textes, mille et une discussions philologiques qui n’auraient pas eu
de rapport avec le problème traité. En particulier, si tel vers de
l’Edda peut être lu ou interprété de plusieurs manières sans que cela
modifie le rôle de Loki dans l’épisode, j’ai simplement choisi la
lecture ou l’interprétation qui me paraissaient le plus plausibles. La
mythographie néglige volontiers l’une des règles d’or de la morale et
de la rhétorique : age quod agis.
3. Texte restauré et traduction suédoise dans I.  Lindquist, Norröna
lorkväden frân 800-och 900-talen, del I  : förslag till restituerad text
jämte översättning (1929), pp. 82-83 ; E. A. Kock, Den norsk-isländska
Skaldediktningen, I, 1946, pp.  9-12. Longue étude philologique du
texte, par V. Kiil, dans ANF 74 (1959), pp. 1-104.
4. Sur les rôles respectifs de Loki et de Hœ́nir, v. ci-dessous, pp. 244-
245.
5. Cf. ci-dessous, no 13, a).
6. (Brísings... girđiþjófr). Cf. ci-dessous, no 9.
7. Sveik opt ásu leikum.
8. Hœ́nis vinr, Þórs rúni  ; à la st.  4, Hrafnásar vinr «  ami d’Óđinn  »
désigne plutôt Hœ́nir, v. ci-dessous, p. 245 et note 2.
9. Sur ce poème, v. ci-dessous, pp. 69 et 143-145.
10. Sur ce poème, qu’il faut dater sans doute des environs de
l’an  1000, peut-être du milieu du siècle précédent, v.  ci-dessous
p. 128, et Tarpeia, pp. 253-274.
11. Les Hyndluljóđ sont un poème apparenté aux poèmes eddiques,
qui se trouve dans la Flateyjarbók, et qui est composite. Les st. 29-44
sont un fragment d’un poème qu’on appelle, d’après une indication
de Snorri, Völuspá in Skamma, «  la Brève Völuspá  »  ; il est possible
qu’il faille la dater du XIIe siècle (ou du XIe ?).

12. Fyrir Bergrisum ok Hrímþursum.


13. Pá grunađi hann, at mađr mundi vera   : la distinction «  dieu  » –
« homme », par rapport à « oiseau », est insignifiante.
14. E. A. Kock, Den norsk-isländska Skaldediktningen, pp. 76-79.
15. «  Over de dateering der Þrymskviđa  », dans Tijdschrift voor
Nederlandsche Taal en Letterkunde 47 (1928), pp.  251-322  ; cf. P.
Hallberg, « Om Þrymskviđa », ANF 69 (1954), p. 52.
16. Fin du XIe siècle ?

17. Comme nom commun, andvari signifie « souci, anxiété  » ; on a


supposé avec vraisemblance que le personnage d’Andvari était né
d’une interprétation fantaisiste du mot andvaranautr «  a precious
objet which causes terror or grief », appliqué à juste titre à l’anneau
dont il va être question : J. de Vries, The Problem of Loki (FFC 110),
1933, p. 42.
18. Allusion possible aux accusations de Brynhildr contre Sigurđr.
19. Personnage inconnu  ; peut-être un autre nom d’Andvari lui-
même.
20. De cette scène, on a rapproché l’histoire de Fredegar, dans
laquelle les Gots ont à payer aux Francs une indemnité consistant à
entasser de l’or jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet de la tête d’un
guerrier franc à cheval, et où les Francs, mécontents, exigent que le
tas s’élève jusqu’à la pointe de la lance  : G. Schütte, dans Edda,  II
(1917), pp.  249-250  ; J. de Vries, The Problem of Loki, p.  47 (qui
pense que c’est là simplement « a literary motive, that consequently
may have been added to the Old-Norse tradition of the Nibelungs in
a rather late period »). Le motif se retrouve dans le folklore danois
des trésors enterrés, Danske Folkeminder, 42 (1930), p. 153 : pour le
calcul d’une rançon, le roi prisonnier s’agenouille et l’on entasse
autour de lui des joyaux jusqu’à ce qu’il disparaisse entièrement.
21. Les chaussures magiques qui lui permettaient de circuler dans
l’air et dans l’eau, v. ci-dessous, no 6.
22. La femme de Þórr.
23. Poème du XIe siècle.
o
24. V. ci-dessous, n  8.
25. D. Zetterholm. « Studier i en Snorre-text », Tors färd till Udgård
(Nord-texter och Undersökningar 17), 1949. Il y a de bonnes
réflexions sur ce récit dans Folke Ström, Loki (1956), pp.  76-80,
mais avec des déductions excessives.
26. « La flamme, le feu » : allemand die Lohe.
27. « La pensée ».
28. N° 1 b, p. 43 note 1.
29. V. en dernier lieu : A. Ohlmarks, Heimdalls Horn und Odins Auge
(1937), pp. 120-136 ; I. Lindquist, Årsbok de la Soc. des Sc. de Lund,
1937, pp.  78-86 (exeges av kvädet Húsdrápa)  ; B. Pering, Heimdall
(1941), pp.  210-221  ; F. Ström, Loki, pp.  131-135. Plus
anciennement  : R. C. Bœr, «  Untersuchungen über die Hildesage  »,
dans ZDP 40 (1908), pp.  12-19 et J. de Vries, The Problem of Loki,
chap. VI.
30. Appelé notamment, par périphrase, « celui qui cherche le collier
de Freyja ».
31. I sela-kíkjum, Skáldsk., 16, p. 99. Je n’insiste pas ici sur ce mythe
qui, de Loki, enseigne des choses qu’on sait par ailleurs (qu’il est
voleur et qu’il se transforme en animal), et d’autres qui ne
s’éclaireront que par une étude préalable de Heimdallr (duel de Loki
et de Heimdallr).
32. I (Christiania, 1860), pp. 275-283.
33. Ekki mikill vexti.
34. Je ne cite pas ici le texte de la Völuspá, qui nécessite une longue
discussion. On le trouvera p. 128.
35. «  Aber ihm haftete die Eigenschaft an, dass keiner seiner
Urteilssprüche Bestand hatte » (J. de Vries).
36. Cf. Grimnismál, st. 12.
37. Cf. les kenningar que les Skáldskaparmál, 5, donnent pour Höđr :
l’Ase aveugle, le meurtrier de Baldr, celui dont la flèche est une tige
de gui, l’ennemi de Váli.
38. C’est le point de départ du poème eddique Baldrs draumar, « les
songes de Baldr ».
39. Sa mère, femme d’Óđinn.
40. Résidence de Frigg.
41. Griđastađr ; on ne pouvait, dans le Þing et en temps d’assemblée,
exercer de vengeance.
42. La déesse du monde des morts ; d’où, ce monde lui-même.
43. Ce récit semble paraphraser les strophes de la Húsdrápa où Ulfr
Uggason avait traité des funérailles de Baldr et dont Snorri lui-même
a conservé des fragments.
44. Guerriers doués du don de métamorphose animale (ours, loup,
chien...).
45. Femme de Baldr.
46. Cf. Skirnismál, st. 21-22 ; sur Draupnir, v. ci-dessus, no 6. – Dans
les VafÞrúđnismál, st.  54-55, il est question de paroles mystérieuses
qu’Óđinn a dites à l’oreille de son fils «  avant qu’il monte sur le
bûcher ».
47. Formule allitérante : niđr ok norđr.
48. Belle expression : at Baldr væri grátinn ór helju « ut B. ploraretur
ex inferis ».
49. Gýgr.
50. Suit immédiatement le récit de la capture et du supplice de
Loki : ci-dessous, no 11 a.
51. …  hortataeque ne eum, quamvis infestissimo odio dignum, armis
lacesseret, semideum, hunc esse testantes, arcano superum semine
procreatum.
52. Ne ferro quidem sacram corporis ejus firmitatem cedere.
53. Adjecit tamen scire se gladium arctissimis obseratum claustris, quo
fatum ei infligi possit.
54. Hunc a Miminga, silvarum satyro, possideri    ; cf. le Mîmir des
textes scandinaves, v. ci-dessous, pp. 246-247.
55. Cf. Loki et Andvari, ci-dessus, no 5.
56. Cf. Draupnir, ci-dessus, no 6.
57. Quippe divinandi doctissimus erat industriaque prœsagiorum
excultus.
58. Victoria ad superos concessisset, ni Hotherus inclinata suorum acie
celerius advolans, clavam prœciso manubrio inutilem reddidisset. Cf.
Loki et la malformation du manche du marteau de Þórr, ci-dessus,
no 6.
59. Cf. le bûcher de Baldr lui-même dans la var. a.
60. Nymphae... dicebant... in expedito victoriae gratiam fore, si
inusitatae cujusdam suavitatis edulium, augendis Balderi viribus
excogitatum, præripere potuisset  ; nihil enim factu difficile futurum,
dummodo hosti in augmentum roboris destinato potiretur obsonio.
61. Obvii sibi Balderi latus hausit eumque prostravit.
62. C’est, sous un tout autre nom, le Váli, frère et vengeur de Baldr,
de plusieurs textes scandinaves. M. Baldieri publiera dans Ogam une
étude sur lui.
63. Fornaldar sögur, II, pp. 363-371 ; A. Le Roy Andrews a étudié les
sources de cette saga dans Modern Philology, 10 (1912-1913),
pp. 601-630. Sur Baldr et Váli, pp. 55-56. Il réduit à presque rien le
rapport avec la légende de Baldr.
64. Cf. ci-dessus, no 1 a, fin.
65. Sur ce mot, v. note 3 p. 146.
66. Sur «  l’esprit de la Lokasenna  », v. ci-dessous, pp.  143-145. Il
semble que le poème soit du Xe, peut-être du IXe siècle ; mais certains
critiques le placent dans la première moitié du XIe siècle.

67. Sujet de la Hymiskviđa.


68. Sur la «  paix de la bière  », v. Maurice Cahen, Études sur le
vocabulaire religieux en vieux-scandinave. La libation (1921), p. 134.
69. Rög vætr ! Sur le sens précis de argr, ragr, v. ci-dessous, p. 242.
J. Weissweiler, Beitr. zur Bedeutungsentwicklung germanischer Wörter
für sittliche Konzepten, 1. Germ. arga-, aisl. ragr. IF 41 (1923), pp. 16-
29.
70. Logi ; cf. ci-dessus, no 6, et note 2, p. 255.
71. Ci-dessus, no 11 a.
72. Autre nom du serpent du Miđgarđr (Terre), qui entoure la Terre.
73. Sur ce bateau, v. ci-dessous, variante b et K. Krohn, FUF 12
(1912), pp.  154-155 (Das Schiff Naglfar) et 317-320 (Zum Schiffe
Naglfar).
74. Cf. ci-dessus, no 9 a, un autre duel Heimdallr-Loki.
75. Cf. notes 1, p. 49 et note 1, p. 155.
76. Ce nom, et ceux qui suivent, sont inconnus par ailleurs ; Sinmara
est la femme du géant Surtr qu’on a vu incendier le monde lors du
ragnarøkr (ci-dessus, no 12, a, b).
77. Ok hugđa ek þat args ađal  ; sur l’accusation d’ergi (argr, ragr)
plusieurs fois portée contre Loki, v. note 1, p. 72 et p. 242.
78. V. ci-dessus, no 2 c.
79. Kviđugr, adjectif formé sur kviđr (=  gotique qiþus) «  bas-
ventre ».
80. flagđ : monstre gigantesque.
81. Par opposition à handbani, celui qui tue par sa main ; v. p. 132.
82. V.  B.  Pering, Heimdall (1941), pp.  280-281  ; ce serait une
allusion au scénario bouffon qui termine l’histoire de Þjazi (ci-
dessus, no 1 a).
83. Noté dans ce qui suit : Olrik 1.
84. Noté dans ce qui suit : Olrik 2.
85. Olrik 1, p. 194. Le caractère païen de cette ballade est tel que,
au moment où elle a été recueillie, il était interdit, sous peine de
punition, de la réciter.
86. Risin og Lokki, Olrik  1, p.  197  ; tiré d’un recueil de 1901  ; on
reconnaîtra un motif du conte de Polyphème.
87. Cf. ci-dessus, Loki et Logi, no 8.
88. Olrik  1, p.  197  ; la chose se racontait encore au début de ce
siècle, d’après le témoignage d’un pasteur.
89. Cf. ci-dessus, no 9 a.
90. Allusion à une histoire inconnue.
91. Le cheval de Sigurđr – qui a pris ici la place de Sleipnir : v. ci-
dessus, no 2 a, fin.
92. Olrik  1, p.  199. – Dans les pages suivantes, Olrik cite des
expressions où lokkin (lokkjin) semble n’être que l’équivalent du
norvégien laakjan («  le Vilain, le diable  »), mot qui n’a rien à voir
avec Lok(k)i. De même, en Islande, il faut écarter de nombreux mots
homophones de Loki signifiant « feu », « araignée », « serrure »...
93. Olrik  1, p.  205  ; en allemand dans Rittershaus, Neuisländische
Volksmärchen, no 109 ; Loki ne paraît que dans une des variantes.
94. Olrik 1, p. 203 ; tiré d’un livre de 1828.
95. Olrik 1, p. 205.
96. Allir hlutir gráta Balđr ór helju, nema kol, Olrik  1, p.  205  ; tiré
d’un livre de 1828. Cf. ci-dessus, no 10 a, fin.
97. Leingi geingr Loki ok Þór, léttir ei hríđum  : Olrik  1, p.  205  ; tiré
d’un livre de 1830.
98. Olrik 2, p. 77 (opt er loki á nálþraeđinu).
99. Olrik  1, p.  204  ; cf. le même Thorlacius, dans son Lexicum
mythologique (1828) : sulphureus sive vulcanicus. On signale dans le
même sens lokalykt, Olrik 2, p. 82.
100. Olrik  1, p.  204 (où il est question par erreur de Sirius) et 2,
p. 82 (rectifiant cette erreur).
101. Olrik 1, p. 203 ; 2, p. 82.
102. Folklore, 1898, p.  186  ; Olrik  1, p.  200  ; J. de Vries, The
Problem of Loki, pp.  46-49, qui cite une variante de la formule,
publiée ultérieurement  : «  Feyther, Son and Holy Ghoast  /  naale the
divil to this poast ; / throice I smoites with Holy Crok / with this mall Oi
throice dew knock / one for God an’one for Wod an’one for Lok ! »
On pense généralement que « God », au dernier vers, a pris la place
os
de Hœ́nir : cf. ci-dessus, n  1 a, b ; 5 a, b ; 14 I (a).
103. Olrik 1, p. 203 ; 2, p. 82.
104. Olrik 2, pp. 70-78.
105. Lokke sår sin havre. – Lokkemand driver sin geder.
106. Det er Loke lejemand.
107. Olrik 2, p. 77.
108. Olrik 2, p. 78.
109. Pour la Finlande, v. note 1, p. 126 et pp. 135-136.
110. Olrik 2, p. 78 (Lokje dengjer bon’e sine).
111. Olrik 2, p. 78.
112. Olrik 2, p. 78, qui rappelle que l’usage est bien plus largement
répandu que le nom de Loki.
113. Setälä, FUF 12 (1912), p. 251.
114. Loke, ge mig en bentand för en guldtand !
115. Olrik  2, p.  80, d’après Wille, Optegnelser om Telemarken. Le
geste rituel est  : «  ... skulde vrides tre pisker  » (je traduis
littéralement).
116. Olrik 2, p. 81.
117. H. Celander, Lokes mytiska ursprung, dans les Förhandlingar de
la Société de linguistique d’Upsal 1906-1909 (Upsal, 1911), pp. 18-
26. Contre  : J. de Vries, The Problem of Loki, pp.  236-238. Cf. en
Islande, note 6, p. 81.
Notes

1. L’édition F. Jónsson incorpore les Bragarœđur aux Skáldskaparmál.


2. Le troisième traité (Háttatal), manuel de métrique autour d’un
exercice de poésie scaldique, n’a pas le même intérêt documentaire.
3. Il faudrait aujourd’hui examiner les vues, différentes mais non
moins destructrices, de M. W. Bætke, «  Die Götterlehre der Snorra
Edda », Verhandl. d. sächs. Akad., Phil.-hist. Klasse, 97, 3 (1950).
4. Cf. au contraire ce que Jan de Vries dit très justement «  of the
forgotten fact, that what we possess of Old-Norse literature – although it
is in itself considerable enough – is only a small part of what has been
once in existence », The Problem of Loki, p. 36.
5. Cf. les bonnes réflexions de J. de Vries, The Problem of Loki,
p.  288 (après des concessions encore excessives à Mogk)  : «  Still it
would be unwise to reject Snorri’s testimony altogether. This is impossible
in those cases where he gives the only information about a myth.
Moreover he may have had access to far better and richer sources of old
lore than is possible for us, who live so many centuries afterwards. His
interpretations, sometimes betraying the narrow-minded conceptions of
mediæval learning, may in other cases be founded on a better
understanding of the heathen traditions, which may be ascribed to the
fact that he was an Icelander himself and that he lived only a couple of
centuries after the breakdom of paganism. We must bear in mind also
that too great a scepticism necessarily deprives us of a considerable part
of the material and consequently makes it wellnigh impossible to draw a
vivid picture of the heathen belief. It may be preferable to involve a
certain amount of spurious traditions in our investigations to preclude the
wasting of the slightest piece of useful evidence. Hence I am inclined to
place the largest part of the later material on the same level of trust-
worthiness as the most venerable traditions of pagan times. At any rate
this may be justifiable when we want to know the character of the
divinity about whom the myths are told, because even later literary
inventions will follow generally the same paths trodden by the heathen
poets. »
6. Chap. XXI, pp. 35-37 ; cf. chap. XIII, p. 32.

7. Festskrift Feilberg (1911), p. 543.


8. Études de mythologie et de folklore germaniques, 1928, pp. 19 sq.
9. V. références et critiques dans J. de Vries, Altgermanische
Religionsgeschichte II2 (1957), pp. 23-24.
10. Je résume, très brièvement, dans ce qui suit, l’argumentation
développée dans Mitra-Varuṇa, chap.  IX, Le Borgne et le Manchot, et
améliorée dans ME III, pp. 268-281. Elle a été défendue contre une
critique de M.R.I. Page dans Esq.  73 (L’Oubli de l’homme..., 1985,
pp. 261-265). Les germanistes qui voudront bien discuter le présent
livre devront se reporter d’abord à ces pages.
11. Sur la valeur que je donne à ces étiquettes brèves, v. DSIE2,
1950, pp. 77-79.
12. Elle a eu, par emprunts, une certaine extension (Abbruzes, Val
d’Aoste  ; Ukraine  ; Lettonie, Finlande, Laponie...). Axel Olrik,
Ragnarök (v. note  244), pp.  248-251 («  Le Diable enchaîné grâce à
une rose »).
13. E.  Mogk, Novellistische Darstellung..., p.  3-4  : «  An einigen
Beispielen, besonders and den Mythen vom Vanenkrieg und vom
Ursprung des Dichtermethes will ich versuchen, die Auffassung zu
widerlegen und zeigen, wie in Reykjaholt unter Snorris Leitung eine neue
Dichtungsart entstanden ist, die man als mythologische Novelle
bezeichnen kann. »
14. Skáldskaparmál, chap. IV, p. 82 (= Bragarœdur, ch. 3).

15. Ou Kvásir : cf. ci-dessus no 11 a.


16. P. 27.
17. P. 28.
18. Je résume ici brièvement Jupiter Mars Quirinus  I, chap.  V, et le
cinquième essai du recueil Tarpeia  : qu’on se reporte aux
démonstrations qui sont développées dans ces deux livres. V. la fin
de la note suivante.
19. Dans son livre sur Heimdall (1941), on s’étonne de voir M.  B.
Pering suivre encore ce roman pseudo-historique, et en tirer pour sa
thèse de lourdes conséquences, Heimdall (1941), p.  177  : «  Die
Streitaxtleute, die Indogermanen (?), machten sich zu Herren über die
Megalithvölker... Wahrscheinlich sind es die Götter der Indogermanen,
die den Kern der Göttergruppe bilden, die man æsir “Asen” nennt. Zu
ihnen gehörten Gestalten wie Tyr. Ull. Odin und Thor… Die Götter der
Megalithvölker lebten als eine besondere Göttergruppe, die vanir
“Wanen” fort. Aber auch diese wurden jetzt zu himmlischen Gottheiten,
etc.  » De même E. A. Philippson, Die Genealogie der Götter in
germanischer Religion (1953), p.  19  : «  Der Unterschied zwischen
Wanenreligion und Asenreligion ist fundamental : die Wanenreligion war
die ältere, autochtone, entwickelt aus der Ackerbaukultur, die
Asenreligion war die jüngere, der Ausdruck einer mannhaften,
kriegerischen aber auch geistigeren Zeit. Die Kluft zwischen diesen
Göttervorstellungen war dem Heidentum bewusst, wenn sie auch den
römischen Berichtestattern entgang  : die nordgermanische Saga vom
Wanenkrieg bezeugt.  » Je suis plusieurs fois revenu sur la
comparaison d’ensemble, structurale, de la guerre des Ases et des
Vanes et de la guerre des proto-Romains et des Sabins de Tatius. Les
principales étapes ont été NR (1944), pp. 188-193 ; Tarpeia (1947),
pp.  249-287  ; L’Héritage indo-européen à Rome (1949), pp.  125-142
(avec un complément dans Du mythe au roman2, 1983, pp. 95-105) ;
ME (1980), pp. 285-303.
20. V. Jupiter Mars Quirinus I, p. 176 ; III (= Naissance d’archanges),
pp.  159-170. On verra là qu’une tradition judéo-musulmane
prolongeant certainement un mythe iranien parallèle au mythe
indien garantit que l’intervention de l’«  Ivresse  » se trouvait déjà
dans la forme « indo-iranienne commune » du récit. La question est
reprise au début du quatrième volume d’Esquisses de mythologie
(Esq. 76-101). Aux germanistes qui voudront bien discuter, je fais la
même prière que dans la note 2, p. 98.
21. Dans l’Inde, toute boisson enivrante autre que le soma
(spécifiquement indo-iranien, sans antécédent indo-européen) est
« mauvaise ».
22. Cf. mon étude : « Un mythe relatif à la fermentation de la bière »
(à propos du XXe  runo du Kalevala) dans l’Annuaire de l’École des
hautes études, Section des sciences religieuses, 1936-1937, pp. 5-15.
23. Ci-dessous, pp.  125-137  ; contre E. Mogk, «  Lokis Anteil am
Baldrs Tode » (FFC, 57).
24. Tarpeia. pp. 253 sq. ; contre E. Mogk, « Zur Gigantomachie der
Völuspá » (FFC, 58).
25. Zur Bewertung der Snorra Edda..., p.  3  : «  Einst galt der
mythologische Teil der Snorra Edda als eine lautere Quelle der
altnordischen, ja sogar der altgermanischen Mythologie. Simrock lässt
seine Deutsche Mythologie mit der eddischen Kosmogonie beginnen, und
Noreen äussert einmal  : “Die Mythologie, die wir in unserer Jugend
gelehrt bekamen, ist im Wesentlichen Snorris mythologischer
Katechismus.” Wohl ist schon wiederholt diese grosse Bedeutung des
Snorrischen Werkes angegriffen worden, aber vielfach herrscht noch die
alte Auffassung. Hat man doch noch in jüngster Zeit die Snorra Edda als
religionsgeschichtliche Quelle fast auf gleicher Stufe gestellt wie die
Tacitussche Germania. Alles, was sich bei Snorri findet, soll
altheidnischer Volksglaube, heidnisch-germanische Mythologie gewesen
sein. Wo sich eine ältere Quelle nicht nachweisen lässt, sollen verloren
gegangene Quellen aus heidnischer Zeit zugrunde gelegen haben... » Dans
Heimdall (Lund, 1941), B. Pering a faussé le problème au départ
parce qu’il a suivi le conseil d’E. Mogk. Ne dit-il pas (p. 90) : « Es ist
gänzlich unmöglich, in einer wissenschaftlichen Darstellung mit der
Snorra Edda als Primärquelle zu arbeiten. Wie soll man nun
unterscheiden können zwischen alter Überlieferung einerseits, unrichtigen
Deutungen und freien Konstruktionen auf der Basis der ālteren Dichtung
(“Novellen”) andererseits  ? Die Snorra Edda als Primärquelle unseres
Wissens über die Religion der Wikingerzeit verwerfen, ist gleichbedeutend
mit dem Ende eines Subjektivismus, der die Forschung auf diesem Gebiet
lange genug belastet hat.  » Le livre de B.  Pering, où l’on admire un
grand savoir et une belle clarté, prouve au contraire à quel
« subjectivisme » on s’expose en faisant table rase de ce qui se savait
encore, au XIIe et au XIIIe siècle, à Oddi et à Reykjaholt.

26. Ce fait en rejoint quelques autres, très précieux, déjà découverts


par une autre application de la méthode comparative, par l’examen
des survivances du paganisme scandinave dans les religions des
Lapons et des Finnois. Dans son récit de l’expédition de Þórr contre
le géant Geirrøđr (ci-dessus, no3 a), Snorri dit que, pour sortir du
fleuve Vimur, Þórr s’accrocha à un sorbier ; « de là, ajoute-t-il, vient
l’expression que le sorbier est le salut de Þórr » (því er þat orđtak haft,
at reynir er björg Þórs). Snorri est seul à signaler une liaison entre
Þórr et le sorbier. Mais Setälä et Holmberg ont rappelé que Rauni,
dans la mythologie finnoise, est la femme d’Ukko, dieu du tonnerre,
et que les baies du sorbier sont consacrées à cette Rauni ; que, dans
la mythologie lapone, Raudna est également la femme de Horagalles
(c’est-à-dire le Þórr scandinave), auquel est, d’autre part, consacré le
sorbier sauvage. Or il est clair que le finnois Rauni (et, avec une
légère variante explicable, le lapon Raudna) est un emprunt
admirablement conservé de la forme préhistorique (* rauni-) du nom
vieux-scandinave du sorbier, reynir. Snorri dit donc vrai.
Notes

1. V. la discussion dans J. de Vries, The Problem of Loki, pp. 86-90 ;


notamment les réflexions de la p. 88, qui constituent à elles seules la
réfutation des excès des explications folkloriques. Je me borne ici à
discuter F. von der Leyen, négligeant les épigones (Elisabeth Ross,
etc.).
2. Des discussions qui suivent, on rapprochera celle que E. Tonnelat
a faite de l’explication du Nibelungenlied par la «  Märchenkunde  »,
par les thèmes du Bärensohn et du starker Hans (Panzer) : La Chanson
des Nibelungen, 1926, pp.  309 sq.  : «  Mais il est vain de chercher
dans des récits aussi instables que les contes populaires l’armature
résistante, l’intrigue complète d’une œuvre poétique... Ce que la
légende héroïque semble avoir emprunté au conte, ce sont beaucoup
moins des affabulations complètes que des motifs de cette sorte, ou
parfois des enchaînements réguliers de motifs, etc. »
3. Encore plus lâche est la comparaison proposée entre Loki-mouche
et la guêpe d’un chant magique finnois sur l’origine du fer (la guêpe
décharge son venin dans l’eau où sera trempée l’arme de fer et
l’arme sera ainsi empoisonnée, donc améliorée)  ; J. de Vries a eu
raison de la rejeter, The Problem of Loki, p. 94.
4. Cf. Bolte et Polívka, Anmerkungen zu den Kinder – und
Hausmärchen der Brüder Grimm, I (1913), pp.  528-536  ; II (1915),
pp. 435-438.
5. NA. pp. 50 sq. ; Tarpeia, pp. 210-214.
6. La plus ancienne : J. de Vries, The Problem of Loki, pp. 92-93.
7. Il est rare qu’on puisse ramener un long ensemble narratif de
l’Edda en prose à un type de conte attesté et, quand c’est le cas, ce
conte n’est attesté qu’une ou deux fois, en sorte qu’on doit se
demander si les récits populaires ne dérivent pas du mythe
scandinave. C’est peut-être le cas de l’histoire de Þjazi et des trois
Ases  : F.  R. Schröder, Skadi und die Götter Skandinaviens (1941),
p. 8 : « Das Abentueuer der drei Asen : Odin, Hönir und Loki, mit dem
Riesen Thjazi hat sein genaues Gegenstück in einem Märchen der
südungarischen Zigeuner.  » Les répertoires tziganes sont faits de
pièces et de morceaux.
8. Ci-dessus no 2 a ; von der Leyen, no 8.
9. The Problem of Loki, pp. 65-82.
10. Studier i Finnsägen och besläktade byggmästarsägner, dans
Fataburen 1907, pp. 65-78, 199-218 ; 1908, pp. 19-27.
11. P. 38-39.
12. Fataburen 1908, p. 23.
13. Übersicht über einige Resultate der Märchenforschung, FFC 96,
1931, pp. 120-121.
14. «  Lokis Auftreten als Pferd hat eine Parallele im finn. Liede vom
tauglichen Sohne Lemminkäinen (“Christus” Baldr), der einen blinden –
seinen späterer Töter – verächtlich behandelt hat, weil dieser in seiner
Jugend Pferde geschändet hat. » Où est le « parallèle » ? En dehors du
mot « cheval », il n’y a rien de commun.
15. D’ailleurs, puisqu’il s’agit d’une version islandaise, et unique en
son genre, il se peut bien que, dans la mesure où elle rappelle le
mythe (cheval diabolique, qui d’abord favorise l’œuvre et finalement
est responsable de l’échec), elle lui ait emprunté ce détail, loin de le
lui avoir fourni. Cf. note 1, p. 113.
16. N° 13, c).
17. N° 13, a).
18. N° 14, I, c).
Notes

1. Ci-dessous, pp. 245-251.
2. The Problem of Loki, pp. 37-41.
3. The Problem of Loki, pp. 62-63.
4. W. Mohr, « Thor im Fluss », PBB 64 (1940), pp. 209-229, estime
que l’anecdote de la traversée du fleuve, racontée sous deux formes,
l’une noble, l’autre assez crue, était primitivement étrangère à
l’expédition contre Geirrøđr et qu’aucun compagnon de Þórr n’y
figurait. On ne peut qu’être sceptique devant ces hardis
émiettements du récit mythique par les procédés de la critique
littéraire.
5. N° 2 a, b. V. maintenant J. de Vries. Altgerm. Rel.-geschichte II2, pp.
256-257, qui maintient l’essentiel de sa position.
6. Ci-dessus, pp. 43-46.
7. The Problem of Loki, pp. 71-74.
8. «  Qui avait conseillé de marier Freyja au Pays des Géants et de
gâter l’air et le ciel au point d’enlever le soleil et la lune ? »
9. « Qui avait mélangé tout l’air de malheur et, à la race du géant,
donné la jeune femme d’Óđr ? »
10. «  Alors les divinités souveraines allèrent sur les chaires de
décision, les très saints dieux, et voici ce qu’ils examinèrent... »
11. Même racine que dans l’allemand Leid, « souffrance » (et dans le
français laid)  ; on rapproche les mots grecs loi-mos, loi-gos, etc. Le
vieux dictionnaire islandais de B.  Haldorson (éd. par Rask,
Copenhague, 1814), s. v. læ donne les deux sens : 1) fraus, vafrities  ;
2) periculum  ; lǽblandinn vaut « unheilvoll, verderblich ».
12. Cette réponse à l’objection se trouve formulée d’avance dans
F.  Jónsson, Völuspá (1911), p.  46  : gefa peut signifier, dit-il,
« promettre de livrer ».
13. Énéide V, vv.  859 et 868  ; on a supposé, bien entendu, que le
vaisseau avait un gouvernail de rechange.
14. N° 3 b.
15. N° 3 a.
16. The Problem of Loki, pp. 64-65.
17. N° 4.
18. N° 4 : st. 1, 2, 3, 6, 7, 10, 13, 17, 30, 31, 32 ; le vol du marteau,
l’intention de Þórr sont constamment rappelés.
19. N° 6.
20. J. de Vries, The Problem of Loki, pp.  90-96, après F. Ohrt,
«  Hammerens lyde – Jærnets last  » dans la Festskrift Finnur Jónsson
(1928), pp. 294-298.
21. Dans The Problem of Loki. Pourquoi vouloir, à tout prix, ramener
à l’unité (p. 38 et n. 2, p. 39) ou du moins à deux (p. 41) les trois
dieux qui figurent dans l’histoire de Þjazi (no  1)  ? Que dire de
l’exégèse faite (pp. 91-92) de l’histoire des trésors des dieux (no 6) ?
«  Les cheveux de Sif  » seraient une désignation poétique de la
végétation (d’après Weinhold, 1849  !)  ; celui qui «  coupe  » les
cheveux de Sif ainsi compris ne peut être qu’une «  divinité
chthonienne  »  ; comme Loki n’est «  chthonien  » dans aucun autre
mythe, c’est que « ... Loki originally has nothing to do with the myth of
Sif’s hair, but has been introduced afterwards to achieve the combination
with the contest of the dwarfs ».
22. Voir comment J. de Vries (op. cit.) discute  : les combinaisons
diverses fondées sur Lóđurr (Wisén, Noréen, Blankenstein-Olrik-
Mogk, v. d. Leyen, etc. et surtout Grüner-Nielsen et A. Olrik),
pp. 50-55 ; la seconde source hypothétique attribuée par E. Mogk à
Snorri pour sa rédaction de l’histoire de Geirrøđr, p. 57 ; le schéma
de C.  W. von Sydow pour l’histoire du «  Baumeister  », pp.  66-76  ;
l’interprétation de Völuspá 21-24 par van Hamel, p.  79, n.  3  ; les
artificielles répartitions géographiques de Loki et de Þjálfi comme
«  valet du dieu du tonnerre  » faites par Axel Olrik dans un article
célèbre des DS (1905), pp.  115-120  ; l’artificiel classement, par le
même Axel Olrik (Festskrift Feilberg) des modes d’action de Loki,
pp. 142-144 (mais auquel J. de Vries substitue un classement aussi
critiquable, pp.  145-150)  ; les rapprochements acrobatiques entre
l’histoire de Loki pris au filet et un runo magique finnois sur
l’origine du feu, pp. 152-161 ; quelques excès de E.N. Satälä dans son
rapprochement de Loki et de sa famille avec «  Louhi und ihre
Verwandten  », pp.  190-193  ; l’étrange signalement que Finnur
Jónsson a donné de Loki, pp.  201-202  ; les arguments par lesquels
Olrik fait de Loki un ildvætte, pp. 204-210 ; les improvisations de L.
von Schrœder (Mysterium und Mimus im Regveda, p.  219) sur Loki-
Agni, p. 208, n. 1 ; la critique de quelques excès de la thèse « Loki-
gobelin  » de Celander, p.  223 (mais J. de Vries sous-estime le
« folkloristic material », pp. 239-258). Cf. l’intrépide hypothèse Hoag-
Cawley, PBB 63 (1939), pp. 457-464.
23. V. le dernier état de la pensée de J. de Vries dans Altgermanische
Rel.-geschichte II2 (1957), p. 217-219.
24. Pour les discussions du XIXe  siècle, bon exposé dans
Fr. Kauffmann, Balder, Mythus und Sage (1902). Depuis, nombreux,
très nombreux travaux, parmi lesquels – outre ceux de Mogk, de J.
de Vries déjà mentionnés et le « Balder the Beautiful » de Frazer – je
citerai seulement G.  Neckel, Die Ueberlieferungen vom Gotte Balder
dargestellt und vergleichend untersucht (1920) et F.R. Schröder,
Germanentum und Hellenismus, Untersuchungen zur german,
Religionsgeschichte (1924), chap. III et IV.

25. Novellistische Darstellung... (FFC, 51), pp.  12-15  ; Lokis Anteil...


(FFC, 57). Après de saines critiques de la thèse générale de Mogk
(Heimdalls Horn und Odins Auge, pp. 161-163), on est surpris de voir
M.  Ohlmarks adhérer, de façon brève et tranchante, p.  165, à l’un
des arguments (a, 1) par lesquels Mogk élimine Loki de la forme
« primitive » de la mort de Baldr.
26. Un manuscrit ajoute ici quatre vers (dont trois proviennent de la
st. 11 des Baldrs draumar, v. ci-dessous, p. 131), ce qui donne deux
strophes au lieu d’une (il s’agit du vengeur de Baldr, son frère Váli) :
33. «  Il sortait de l’arbre, paraissant menu, dangereux javelot de
douleur. (Le frère de Baldr était à peine né  ; le fils d’Óđinn, âgé
d’une nuit, entreprit de combattre. – 34. Il ne se lava pas les mains,
il ne se prépara pas les cheveux avant qu’il eût porté sur le bûcher
funéraire le meurtrier de Baldr.) Et Frigg pleura, etc.  » Il s’agit
incontestablement d’une interpolation sans valeur.
27. Ci-dessus, no 11 c.
28. Vers difficile ; mais il s’agit incontestablement de Loki.
29. N° 10 a.
30. N° 11 a, b.
31. « Vituđ enn eđa hvat ? »
32. On ne peut admettre la réflexion de J. de Vries, The Problem of
Loki, p.  168  : «  In fact here is no place at all for Loki, he is not
mentioned either in the perpetration of the crime or in the revenge for
this odious murder. To the mind of a heathen Scandinavian the act
counterbalanced by the revenge was in itself complete. »
33. Cf. note 2, p. 133.
34. Il en est autrement dans la «  Petite Völuspá  » où le refrain,
d’ailleurs fort élargi, marque bien des coupures (Hyndluljóđ,
st.  33  =  36  =  41)  ; mais la «  Petite Völuspá  » est un poème plus
tardif.
35. «  Höđr amène ici [=  au monde des morts] le noble arbre de
gloire [= héros] ; il sera le meurtrier de Baldr (hann mun Baldri at
bana verđa) et privera de vie le fils d’Óđinn. »
36. Balder, p. 28.
37. N°  10, c, d. V. maintenant Balderus et Hotherus, appendice de
mon livre DMAR2, 1983, pp. 159-172.
38. N° 8.
39. N° 3, début.
40. N° 10 d.
41. Cette remarque renforce ce qui a été dit p. 129.
42. N° 10 b.
43. V. no 10 a, fin.
44. The Problem of Loki, pp. 170-171.
45. « It is my fault that you do not see him riding towards the hall. »
46. Il est exact en revanche qu’il ne faut pas, comme Neckel et
Schröder, tirer argument contre Mogk du verbe ráđa qui ne signifie
pas ici «  conseiller  »  ; ek því réđ, at… est à traduire très
généralement : « Je suis cause que... » (v. J. de Vries, The Problem of
Loki, p. 171, n. 1).
47. Même non aveugle, Höđr aurait aussi bien pu recevoir de Loki la
branche de gui et s’en servir comme arme ou projectile de jeu, en la
croyant inoffensive.
48. Aus dem Gebiet der Lehnbeziehungen, Louhi und ihre Verwandten,
dans les FUF  12 (1912), pp.  210-264. M.  Kuusi, «  Arvoitukset ja
muinaisusko  », Viríttäjä  60 (1956), pp.  185-186, étudie des
devinettes finnoises où survit peut-être, déformé, le nom de Loki (v.
ci-dessous, note 7, p. 255).
49. Art. cit., p.  221  : Ruho nualia tekee  /  rampa jousta
jännittä / ampuu perisokea.
Le mot peri-sokea, « tout-aveugle », rappelle à Setälä le nom d’un des
deux frères de Loki, Helblindi, qu’il traduit aussi «  tout-aveugle  »
(mais Hel est plutôt ici la déesse de l’autre monde, la mort, etc.).
50. Art. cit., p. 235.
51. Et pour laquelle il y a sans doute lieu de faire une réflexion
analogue  : il s’agit de la «  bisexualité  » et de Loki et d’Óđinn lui-
même ; Frigg les invite à ne pas parler de ces choses (st. 25) ; cf. ci-
dessous, p. 242.
52. Nos 1 a et 2 a.
53. N° 6.
54. The Problem of Loki, p. 176.
55. Les lèvres de Loki sont cousues par le nain Brokkr : ce ne peut
être avant les événements de la Lokasenna, avant les sarcasmes,
puisque, ce jour-là, Loki a les lèvres bien ouvertes. Mais ce ne peut
être non plus après ces événements, car il n’y a plus de possibilité de
rencontre des dieux et de Loki entre la fin de la Lokasenna et la
capture de Loki pour son « grand » supplice. En réalité, il ne faut pas
chercher dans tout cela de succession, de chronologie.
56. The Problem of Loki, pp. 164-166, 181-185.
57. Ci-dessous, pp. 224-226.
58. Pour mémoire, je rappelle aussi l’amusant paradoxe de Hermann
Schneider, Die Götter der Germanen (1938), pp. 225-232 : le « vrai »
Loki serait le dieu infernal  ; le Loki farceur serait une invention,
artificielle et concertée, des scaldes, « ein Geschöpf der Dichter ».
59. V. ci-dessus, no 10, p. 60 sq.
60. Toledôth Jeschu, dans Johann Andreæ Eisenmenger, Entdecktes
Judentum, Königsberg (1700), pp.  179-180  ; cf. Konrad Hofmann,
dans Germania, II, p. 48. C’est un pamphlet injurieux contre Jésus, à
qui toutes sortes d’infamies sont attribuées. F. von der Leyen. Das
Märchen in den Göttersagen der Edda, p. 24, a rappelé qu’on y trouve
des « motifs de contes », naturellement.
61. Ce mensonge se trouve aussi, dit Eisenmenger, «  in dem alten
Nizzachon », p. 137.
62. Op. cit., p. 25.
63. Op. cit., pp. 25-26 : « So auffallend diese Aehnlichkeiten scheinen,
ihnen stehen doch beträchtliche Unterschiede gegenüber, und sie bestehen
nicht eigentlich für sich, sie ergeben sich um aus der Situation, das aber
wie von selbst. Ein Zusammenhang zwischen der jüdischen Schmähschrift
und dem nordischen Göttermärchen braucht aus ihnen nicht gefolgert zu
werden. »
64. Matthieu, XXVII, 62-65.
65. Qu’il ne faut pas exagérer  : dans les Toledôth Jeschu, Jésus n’a
pas « oublié » le choi ; et il s’agit, dit W. Schwartz. Indogermanischer
Volksglaube (1881), p. 267, d’un bon jeu rabbinique. Von der Leyen
ramène aux mêmes proportions cette autre analogie qu’avait relevée
Sophus Bugge : les pleurs de toute la nature (moins Loki) sur la mort
de Baldr, et la plainte de l’univers sur la mort du Christ.
66. Sur le gui comme arme pour tuer Baldr, voir encore la
discussion entre Arild Hvidtfeldt, «  Mistilteinn og Baldrs død  »,
Aarbøger for nord. Oldkyndighed og Historia, 1941, pp. 169-175, et M.
Boberg. « Baldr og Mistilteinn », ibid., 1943, pp. 103-106.
67. Cf. B. Pering, Heimdall (1941), pp. 88-89.
o
68. V. n  11 b.
69. On ne voit pas en quoi la raison donnée à la st. 19 («  blood
convenant » avec Óđinn) mérite d’être appelée «  the poor pretext of
the poet  » (J. de Vries, The Problem of Loki, p. 173)  : elle est bien
suffisante.
70. Ainsi Byggvir.
71. «  A highly amusing scene in the family of the gods (not unlikely
similar ones on the venerable Olympus)  », dit bien J. de Vries, The
Problem of Loki, p.  175. Encore F. Ström, Loki, pp.  17-18. F.R.
Schröder, « Das Symposion der Lokasenna », ANF 67 (1952), pp. 1-
29, admettant que le poème est une œuvre tardive du XIIe siècle, va
jusqu’à penser que l’auteur a connu et imité des exemples antiques
d’assemblées divines comme celles de Sénèque, de Julien, de Lucien.
72. En ce sens, une juste remarque dans F.R. Schröder, «  Das
Symposion... Loki », ANF 67 (1952), p. 10.
73. Ci-dessous, pp. 153-156.
74. Pamj. 2 (1927) [v. l’explication de ce sigle p.  159], pp.  42-52
no  17, Uadzæftana fille d’Adaken. Cette jeune fille repousse tous les
prétendants : à Uryzmæg, elle reproche d’être vieux et de « ne plus
tenir ses mâchoires » ; à Xæmyc, que ses dents se fendent ; à Soslan,
qu’il est faux et ne tient pas parole  ; à Ajsar, qu’il est efféminé et
sans renom  ; à Batradz, qu’il se change l’hiver en renard et mange
les petits enfants  ; à Šauaj, que sa mère est une ogresse. Seul
Acamaz trouve grâce à ses yeux. – Cf. Pamj.  1 (1925), no  13, «  La
querelle des Nartes pour l’Amongæ  »  : Uryzmæg, Soslan, Sosryko
prétendent successivement à la possession de la Coupe magique  ;
mais chaque fois le héros Batradz remet l’imprudent à sa place en
lui rappelant une circonstance ridicule ou honteuse de sa vie  : à
Uryzmæg, il rappelle qu’il a été enlevé en pleine assemblée des
Nartes par un vautour qui l’a posé dans la mer  ; à Soslan, que, un
jour qu’il servait de pont à l’armée des Nartes, il a fléchi sous le
poids des chevaux ; à Sozryko, qu’il a cligné des yeux quand la Roue
Magique lui a frappé le front.
75. V. mes Mythes et dieux des Germains (1939), p. 126 ; cf. les sages
réflexions de I. Lindquist, Svensk Uppslagsbok, art. Nordisk mytologi,
résumées par B. Pering, Heimdall (1941), p.  33. On fera des
réflexions analogues sur l’esprit des Hárbarđsljóđ où Þórr et Óđinn
échangent des souvenirs et allusions injurieux.
76. Des arguments de critique littéraire pourraient au contraire
recommander une datation tardive, mais la démonstration de E.
Norren, à laquelle on se réfère volontiers (« Några anteckningar om
ljøttaháttr », UUĀ 1915 ; Denr norsk-isländska Poesien, 1926, pp. 69-
70), est plus abondante que probante. En particulier, la dépendance
par rapport aux Skírnismál, considérés comme un des plus récents
poèmes de l’Edda, n’est pas assurée.
77. The Problem of Loki, p.  176  : «  If we place ourselves on the
standpoint of the poem (without the prose-frame), we only see the flyting
scene of Loki  ; it supposes all kind of wicked deeds committed by the
different gods. But it does not consider them in any chronological order ;
it does not show us Loki on a particular point of his carreer, when he has
committed a serie of crimes and revenge is awaiting him. If we accept
such a chronological order, we are again under the impression of Snorri’s
systematisation. Then we suppose that for a poet the different myths
about the gods are linked together by their mutual relation. This is not
necessary ; it is even very improbable. » Tout cela est excellent, sauf le
coup d’épingle à Snorri  : dans les lignes suivantes, J. de Vries
montre justement que Snorri n’a pas tellement systématisé (à propos
de l’épisode de Brokkr, qu’il est seul à raconter, et qui ne se laisse
accorder chronologiquement à aucune version du meurtre de Baldr
ni du supplice de Loki, v. ci-dessus, note 5, p. 137).
78. Dans les Danske Studier, 1913  ; traduction allemande de W.
Ranisch, Ragnarök, die Sagen vom Weltuntergang, 1922. Axel Olrik est
mort en 1917.
79. «  Weltuntergangsvorstellungen, eine Studie zur vergleichenden
Religions-geschichte  », Kyrkohistorisk Årsskrift, 24 (1920), pp.  129-
212. Reitzenstein s’est proposé d’améliorer Olrik. Je ne pense pas
qu’il ait apporté d’argument décisif.
80. Tel est le sens de ragna-rök (Völuspá, 44  ; Baldrs draumar, 14  ;
Vafþrúdnismál, 55, etc.). Plus tard, l’expression a été changée en
ragna rœkr, «  les ténèbres des dieux  » (Lokasenna, 39), que les
Français ont rendu dès le XVIIIe siècle par « Crépuscule des dieux » et
Simrock par «  Götterdämmerung  ». Rök (neutre pluriel) veut dire,
entre autres choses, « sort » et a même radical que regin, rögn, nom
collectif des dieux en tant que souverains  ; rœkr (masculin) est
apparenté au grec erebos, au sanscrit rajas, « ténèbres », à l’arménien
erek, « soir ». Cf. Maurice Cahen, Le Mot « dieu » en vieux-scandinave
(1921), p. 21.
81. N° 11 a.
82. Le Serpent du Miđgarđr, p. ex., peut être le monstre Léviathan.
83. V. ci-dessus, no  13 a)  ; cf. J. de Vries, The Problem of Loki,
pp. 198-260.
84. Op. cit., p. 199 : « Loki could never have adopted the character of
Satan, if he had not been predisposed to it. »
85. Folke Ström, Loki, pp.  6-7, se scandalise de ce refus. Son livre,
fondé sur une «  histoire du développement  » de la religion
scandinave entièrement artificielle, supposant des émanations
d’hypostases de toutes sortes, ne me fait pas changer d’avis. La
conception de Loki a dû varier, certes, comme toute représentation
humaine, mais sans se métamorphoser.
Notes

1. Exactement kævdæsard  : sur le sens de ce mot, v. note 1, p. 173.


2. Dans ce qui suit, je ferai usage des abréviations suivantes :
  SSKG  =  Sbornik svedenij o kavkazskix gorcax (Recueil de
renseignements sur les montagnards du Caucase), Tiflis, 1868-1881,
10 vol. in-8°.
  SSK  =  Sbornik svedenij o Kavkaze (Recueil d’information sur le
Caucase), Tiflis, 1871-1873, 4 vol. in-4°.
 SMK = Sbornik materialov dlja opisanija mestnostej i plemën Kavkaza
(Recueil de matériaux pour la géographie et l’ethnographie du
Caucase), Tiflis, 1881-1915, 44 vol., in-8°.
 Šifner = A. Šifner (Schiefner), « Osetinskije teksty » (Textes ossètes)
dans les Zapiski imp. akad. nauk, 14 (1868), suppl.  4, pp.  43-91,
texte ossète et traduction russe.
  Pfaff  =  Pfaff, «  Putešestvije po uščeljax severnoj Osetii, VI  :
soderžanije i ocenka glavnyx skazanij Osetin o Nartax  » (Voyage
dans les gorges de l’Ossétie septentrionale, VI  : contenu et
appréciation des principales légendes des Ossètes sur les Nartes),
dans SSK 1 (1871), pp. 163-175.
  J. ̌ Šanajev 1.  =  Jantemir
̌ Šanajev, «  Osetinskija narodnyia
skazanija  : nartovskija zkazanija  » (Légendes populaires ossètes  :
légendes nartes), dans SSKG 5, 2 (1871), pp. 2-37.
̌
 J. Šanajev 2. = Id., « Iz osetinskix narodnyx skazanij : nartovskija
zkazanija  » (Extraits des légendes populaires ossètes  : légendes
nartes), dans SSKG 7, 2 (1873), pp. 1-21.
  G.  Šanajev  =  Gacyr Šanajev, «  Iz osetinskix skazanij o Nartax  »
(Extraits des légendes ossètes sur les Nartes), dans SSKG 9, 2 (1876),
pp. 1-64.
 Vs. Miller, Os. Et. 1. 1 = Vsevolod F. Miller, « Osetinskija etjudy, č.
1-aja, Osetinskije teksty » (Études ossètes, 1re partie : textes ossètes),
Moscou, 1881, 1 : Skazanija o Nartax (Légendes sur les Nartes), texte
ossète et trad. russe, pp.  1-79, notes pp.  177 et suiv.  ; trad.
allemande sur le texte ossète par Hübschmann, ZDMG 41 (1887),
pp. 539-567, avec une bonne introduction sur les Nartes.
 Vs. Miller, Os. Et., 1, 3 = Id., ibid., 3 : Predanija i skazki (Traditions
et contes), seulement en trad. russe, pp. 131-158, notes pp. 159-162.
 Vs. Miller, Os. Sk. = Id., « Osetinskija skazki » (Contes ossètes), dans
Sbornik materialov po etnografii, izd. pri Daškovskom etnografičeskom
muzee, vyp. I (1885), texte ossète et trad. russe, pp. 113-140.
  Kajtmazov  =  A.  Kajtmazov, «  Skazanija o Nartax  » (Légendes sur
les Nartes), dans SMK 7, 2 (1889), pp. 3-36.
  Pamj.  1  =  Pamjatniki narodnogo tvorčestva Osetin  1  : nartovskije
narodnyje skazanija (Monuments de la création populaire des
Ossètes, 1  : légendes populaires nartes), [Vladikavkaz, 1925], il
s’agit de légendes recueillies vers 1880.
  Pamj.  2  =  Id., 2  : Digorskoje narodnoje tvorčestvo v zapisi Mixala
Gardanti (Monuments..., 2 : Création populaire digorienne, notée par
Michel Gardanti) (Vladikavkaz, 1927), pp.  5-176, texte ossète  ;
pp. 177-190, notes ; pp. 3-158, trad. russe.
  Pamj.  3  =  Id., 3  : Iron adæmy tauræhtæ kaǰǰytæ æmæ arhæuttæ
(Monuments..., 3  : Légendes et contes des Iron, notés par
S.  Ambalov) (Vladikavkaz, 1928), pp.  1-134, texte ossète et trad.
russe ; pp. 135-142, notes.
 ONS  =  Osetinskie Nartskie Skazanija (Récits ossètes sur les Nartes)
̄
(Dzaujikau, 1948), traduction par Ju.  Libedinski de Narty kaǰǰytæ,
ibid., 1946.
 LH  =  G.  Dumézil, Le Livre des héros, trad. d’une grande partie de
Narty kaǰǰytæ de 1946, Paris (Gallimard, 1965).
 LN renvoie à mes Légendes sur les Nartes (1930).
Notes

1. Dans ce recueil, c’est la désignation ordinaire de Satana  : «  La


Princesse ».
2. Confusion évidente de Soslan avec Batradz, héros métallique qui
naît rougi au feu et qui, en effet, se «  trempe  » aussitôt dans des
cuves d’eau.
3. Des variantes sur Batradz, il ressort que c’est un diable ou un
monstre diabolique.
4. Syrdon (en dialecte digor, Sirdon) est un dérivé (cf. Nærton de
Nart, etc.) de syrd « bête sauvage ».
5. «  Sosæg-Ældari furt, sos doræj xuærzigurd Soslan ba dæu nom
fæuuæd ! » Les Pamj. traduisent sos doræj « ot suxogo kamnja, de la
pierre sèche », ce qui est injustifiable. L’ossète a un mot sos (dig. sus)
qui équivaut à notre « chut ! » et qui donne de nombreux dérivés au
sens de « secret ». Le dictionnaire de Vs. Miller (II, p. 1144) propose,
avec point d’interrogation, «  schweigender Stein, geheimnisvoller
Stein  », – et même «  Bimstein  ». En fait l’étymologie probable de
Soslan est différente : v. ci-dessous, p. 213. C’est encore Syrdon qui
̌
donne leur nom à Batradz (J. Šanajev 1, p. 32 = LN, no 11 b, p. 52)
et à Totradz, l’un des adversaires de Sosryko (J.  ̌ Šanajev  1,
p. 12 = LN, no 24 a, p. 92 ; Pamj. 1, no 20, p.  101  = LN, no 24 b,
p. 93 ; ONS, p. 418.
6. Cf. ci-dessous, no 11 b.
7. V. ci-dessus, pp. 153-154 et ci-dessous, no 6.
8. « sædæsædæji æmæ ærtæ sædæ sæ uældai, fælæ ærtykkaxug læg ku
næ fedton. » Le même trait apparaît encore, très déformé, dans une
troisième variante, Pamj. 1, no 15, Æxsærtægkatæ et Boratæ, p. 85 =
LN no 46 a, p. 144.
9. Dans une autre variante, Vs. Miller, Os. Et., 1, 1, p.  48 = LN,
no  2  b, p.  25, Syrdon n’est pas nommé  : c’est seulement ju læppu,
« un jeune homme » qui prévient les Boratæ.
10. Ce détail n’a pas été retenu dans mon résumé des LN  ; il doit
être inséré p. 32, après la ligne 2.
11. Ce récit prête à Sosryko une conduite cruelle qui ne convient pas
à son caractère ; il est sans doute passé du cycle de Batradz à celui
de Sosryko.
12. Sirdoni ba fæxxudtoncæ kæstæræn  : le kæstær est comme le valet
de l’expédition. Le contraire de kæstær «  junior  » est xistær
« senior ».
13. Dans d’autres variantes, c’est en général en leur posant un
«  problème  »  : «  Qu’est-ce qui est le plus utile, le marteau, les
tenailles ou l’enclume  ?  » ou  : «  Quel est le plus fort [dans une
histoire absurde d’abord racontée], le bœuf ou le renard ? »...
14. « Ci jin kænæn ne sævdi lægæn ? » mot à mot : « Que faire à ce
nôtre homme malfaisant ? »
15. Ce récit, comme il arrive parfois, dédouble et juxtapose Sosryko
et Soslan, Soslan n’étant plus qu’un comparse, un nom, et Sosryko
gardant toute la personnalité du héros. – Autres récits analogues  :
Vs. Miller, Os. Sk, pp.  113-116  ; Kajtmazov, pp.  31-34 = LN,
nos 33 b, c, d ; 34 b, pp. 117-119.
16. Variante toute proche dans ONS, «  Qui a trompé qui  ?  »,
pp. 220-231.
17. V. note 1, p. 182.
18. V. LN, pp. 165-166.
19. Kævdæs-ard, mot à mot  : «  trouvé dans les mangeoires  ». Les
kævdæsard, qui occupaient dans les nobles familles une situation
bâtarde, étaient les fils du maître de maison et de servantes, filles ou
femmes, qui couchaient avec lui en entrant à son service (après
quoi, elles pouvaient coucher avec qui elles voulaient). Ces enfants
restaient sous l’autorité du chef de famille qui était libre de leur
léguer une petite part d’héritage, à son jugement. Cette situation
sociale disparut après 1861, avec tout le système du servage.
20. Urup (Uærp) est une localité du district du Kouban, ældar =
« chef, seigneur ».
21. Cf. ci-dessus, no 2 a, un épisode de ces luttes.
22. Tuǰy fyng, proprement « table de sang », festin offert à l’occasion
d’un « prix du sang ».
23. Dans ONS, « Les jeux du petit Batradz », pp. 245-246, avec des
conséquences moins graves, Syrdon, au nom des Boratæ rassemblés,
traite avec insolence Batradz enfant  : «  Quels gens vous êtes, vous
les Æxsærtægkatæ ! Quand on vous invite gentiment, vous ne venez
pas et si l’on ne vous invite pas, vous enfoncez les portes avec vos
têtes ! » Offensé, Batradz s’en va.
24. Le fameux chachlyk caucasien ; en ossète fizonæg.
25. C’est-à-dire Satana.
26. C’est-à-dire : « Rends le jugement que tu voudras. »
27. V. ci-dessus, p. 156.
28. Syrdon fydbylyz kæm næ udis Nartæn  ? Le mot fydbylyz signifie
exactement « mal, malheur » (« Übel, Unglück », dit le dictionnaire
de Vs. Miller).
29. Sau-læg proprement «  homme noir  »  : dans la société
hiérarchisée des Ossètes, c’est le nom de la dernière classe avant les
esclaves (kusæg). C’étaient des hommes libres : seulement certaines
familles de sau-læg, s’étant installées sur des terres appartenant à un
ældar (noble), payaient une redevance au propriétaire.
30. Pour le tremper : c’est Batradz, le héros d’acier.
31. G. Šanajev, 1, c., p. 6, note.
32. V. note 1, p. 173.
33. G. Šanajev, 1, c., p. 7, note, après avoir dit que Syrdon était un
sangvinik qui s’efforçait de découvrir tous les secrets et dont les
Nartes ne pouvaient se passer dans leurs jeux et dans toutes leurs
entreprises, ajoute  : «  Les Ossètes n’ont pas oublié sa maison
souterraine, aux multiples sections. Ils disent encore “maison de S.”
(Syrdony xædzar) pour désigner un bâtiment qui contient beaucoup
de divisions. La tradition dit qu’il était impossible, quand on ne les
connaissait pas, de trouver l’entrée et la sortie de la maison de
Syrdon. » Tuganov, dans son article « Kto takie Narty ? » (Qu’est-ce
que les Nartes  ?), Izv. oset. instit. krajevedenija, 1 (Vladikavkaz,
1925), p. 376, dit qu’en Digorie, près du lieu appelé Mæxčesgi xubus,
on montre un rocher sur lequel est gravé le plan d’un labyrinthe
sans issue : c’est la maison de Syrdon. Cf. ci-dessus, no 4 b, p. 171.
34. On sait l’importance des adaty (coutumes, maintenues et
appliquées par les vieillards) dans toutes les sociétés caucasiennes :
c’est le fameux xabze des Tcherkesses, aussi minutieux et aussi
impérieux que le li des Chinois. L’administration russe avait fait
recueillir les adaty des Ossètes en 1844 : c’était un véritable code.
35. Æmbardi sinonxast ba Narti xijnæ Sirdon adtæj.
36. V. ci-dessus, p. 155.
37. V. note 1, p. 166.
38. Petit morceau de roseau, marqué d’un signe de reconnaissance,
que fournit chaque participant.
39. La deuxième classe de la société, au-dessous des ældar.
40. Axuædæg ba jeu gal ravgarsta, æ xurfi dzaumauti jin rakaldta ma
uoj xurfi bacudæ tægkæ amistolæj sosæni astæu. Je traduis
littéralement le texte ossète, car la traduction russe des Pamj. 2 n’est
pas exacte  ; amistol n’est pas août, mais juin. Pour la date, v. ci-
dessous, p  213. Sur la signification de cet épisode, v.  mes RSA,
1978, pp. 276-282.
41. D’autres variantes content la mort du petit héros sans faire
̌
intervenir la malignité de Syrdon : J. Šanajev 1, Les Alægatæ, pp. 5-9
o
= LN, n  25 a, p. 97.
42. Sorte d’outre de peau.
43. Cf. LN, pp. 160-161.
44. Dans un récit tout différent, deux variantes : Vs. Millet, Os. Sk.,
no 1, À propos de Sirdon, p. 117 = LN, no 34 b, fin ; et LH, p. 69 : sur
le point de mourir, Sirdon demande à Soslan (ou à sa femme) d’être
enterré dans un lieu d’où il n’entendra pas le bruit des hommes : on
l’enterre sous le nyxæs ! Puis, comme sa présence souterraine suffit à
provoquer un esprit querelleur dans les assemblées, on jette son
cadavre à l’eau. Mais, à cause de sa parenté avec les génies
aquatiques, il ressuscite et revient persécuter les Nartes.
45. Fid luanej kizgæ.
46. Uælarvon Marsugi kizgæ : Marsug = Barsag.
47. Ojnon est une variante de « Jean » : Vs. Miller, Os. Et., II (1882),
p. 285, signale rapidement une légende suivant laquelle Soslan a été
tué par « la Roue de saint Jean-Baptiste » (le Père Jean, Fyd Ioanne).
48. Le conteur ne savait plus expliquer ce mot, qui désigne plutôt de
la colle, et qui a l’air d’une 3e  pers. du singulier du «  potentiel
négatif » d’un verbe tatar (mot à mot « qui ne peut... »).
49. Satana.
50. Éponyme des Alægatæ.
51. Dans une note, Pfaff explique (mais l’explication est évidemment
de lui) que la Roue de Balsik, c’est l’anankè, le fatum…
52. Cf. ci-dessus la variante d) et ci-dessous les variantes
tcherkesses.
53. Souvenir déformé de l’épisode du cheval empaillé, ci-dessus
no 16 a.
54. Le Jeræxcau des Ossètes.
55. Le Sibælci des Ossètes.
56. S. Urusbiev, SMK 1, 2 (1881), p.  16, no  2, Šauaj = LN no  38,
pp. 127-129.
57. V. I. Abaev, Osetinskij jazyk i fol’klor I (1949), p. 317.
58. M. Alejnikov, SMK 3, 2 (1883), pp. 145-147, no 2, Les Emegen =
LN, no 33 g, p. 118.
59. SMK 12 (1891), 1, 2 p. 19 : cf. RHR 125 (1942), p. 110.
60. SSKG, 4, 2 (1870), pp.  1-2. D’après Čax Axrijev, ce sont les
Orxustoj (ou Ærxstuaj, déformation du nom ossète Æxsærtægkatæ)
qui correspondent aux Nartes des Ossètes ; les Njart (Nært) sont au
contraire leurs adversaires. De fait, les principaux Orxustoj sont
Orzmi, Pataraz, fils de Xamč, et surtout Soska-Solsa  : c.-à-d. les
noms mêmes des principaux Nartes Æxsærtægkatæ d’Ossétie,
Uryzmæg, Batradz fils de Xæmyc, et Soslan. Ils passent leur temps
en expéditions, en beuveries, ou sur le pegata (ingouche pegat) qui
est, dans le village, la place publique, l’équivalent du nyxæs des
Ossètes. Sur tout ceci, v. LN, pp. 5-6 et p. 6, n. 1.
61. De même, le Batoko-Šertuko des Ingouches : « Il pouvait à tout
moment aller dans l’autre monde et en revenir », Čax Axrijev, Inguši,
SSKG, 8, 2 (1875), p. 31 ; il était « l’intermédiaire » entre ce monde-
ci et l’autre (ibid., p. 36).
62. Soska-Solsa, Sosryko et Soslan. Cf. aussi « Soslan, fils de Sosæg »
(cf. variante 1 a) : H. W. Bailey, JRAS, 1953, p. 113, n. 8.
63. Le dernier recueil de folklore tcherkesse et ingouche avant la
déportation massive de ces peuples. Čečeno-Ingušskij Fol’klor
(Moscou, 1940), pp.  249-273, contient plusieurs épisodes de
l’épopée narte. Les « Orxustoj » d’Axriev sont ici nommés Erstxuo et
notre personnage est, en ingouche, « le rusé Batoko-Širtjaxa ».
64. Quand les Orxustoj se jettent sur lui pour le mettre à mort, il
disparaît instantanément sous terre (Čax Axrijev, SSKG, 5, 2, p. 38).
65. Čax Axrijev, SSKG, 4, 2, pp. 4-7.
66. Chez l’ogresse Gorbož, Čax Axrijev, SSKG, 5, 2, pp.  38-39,
= LN, nos 33 e, 34 d.
67. Il a emmené avec lui dans l’autre monde un «  témoin  », qui
certifie ensuite que les animaux sacrifiés dans ce monde-ci vont bien
à destination. Čax Axrijev, SSKG, 8, 2, pp. 31-32.
68. Ibid.
69. Ibid., p. 36 ; c’est le Batradz, fils de Xæmyc, des récits ossètes.
70. Il lui dit que son fusil a la valeur d’une vache et que lui-même,
Soska-Solsa, a la valeur d’un bon chien ; Soska-Solsa se fâche ; mais
Batoko-Šertuko lui explique l’immense valeur d’une vache, et Soska-
Solsa lui-même fait peu après l’expérience de tout ce que représente
un bon chien de garde, ibid., p. 37.
71. Ibid., pp. 38-40.
72. V. ci-dessus, p. 199.
73. En tcherkesse, Sewsǝrǝq̊o, Sawsǝrǝq̊o.
74. Sauf, partiellement, celles de Pfaff, no 16 e, ci-dessus, et de ONS,
no 16 d, p. 171.
75. Il est remarquable que, dans des traditions des Tcherkesses
occidentaux émigrés en Anatolie, que j’ai notées en 1930-1931
(région d’Ismit), Sosryko – qui a pris des traits du Syrdon ossète (v.
ci-dessus, note 2, p. 200) – se livre à ce même exercice : « Sosryko
faisait tout par sorcellerie, m’a-t-on dit à Maşukiye  ; il revêtait
toutes sortes de formes ; parfois, sur la route, un passant ramassait
un baluchon, l’apportait chez lui ; il regardait : c’était un homme ! »
76. Dans l’article de la RHR 125 (1942), j’ai noté, p.  118 (Uzun
Tarla), une explication différente  : «  ... C’est une femme qui avait
nourri Sosryko, une femme de nom inconnu, autre que Seteney, qui
leur avait dit que Sosryko mourrait de cette façon. » (Cf. ci-dessous,
variante e).
77. Cf. ci-dessus, p. 192, et note 1, p. 198.
78. Cf. note 4, p. 155, déformation de Satanay ?
Notes

1. Vsevolod Miller, «  Certy stariny v skazanijax i byte Osetin  »


(Traits de tradition antique dans les légendes et les mœurs des
Ossètes), dans Žurn, minist. narodn. prosv., août 1882, pp. 191-207 ;
G. Dumézil, Légendes sur les Nartes (1930), Note 1 : Hérodote IV, 64,
etc., pp.  151-166  ; Romans de Scythie et d’alentour (1978),
notamment pp. 212-218, 227-236, 307-326.
2. H.  W. Bailey, «  Analecta Indoscythica  I, 2  », dans JRAS, 1953,
pp. 103-116, explique le mot nart par *nr ̥-θra.
3. Sur la transcription de l’ossète, v. ci-dessus, p. 25.
4. Jupiter Mars Quirinus III (= Naissance d’Archanges), pp. 148-153.
5. V. B. Pering, Heimdall, chap. IV, Die himmliche Welt. Cf. ci-dessus,
note 1, p. 46 et note 2, p. 77.
6. Uruzmæg, Uoræzmæg.
7. Variante : Xæmic.
8. Appelée parfois simplement Æxsijnæ, «  la Dame  ». La bonne
Satana ne doit certainement pas son nom – d’ailleurs obscur – à
Satan ! Cf. Légendes sur les Nartes, Note  II : « Le dit de la princesse
Satinik », pp. 167-178.
9. Variantes : Batraz, Batyradz, Batæradz.
10. Variantes : Sozyryko, Sozryko.
11. Variante : Sirdon.
Notes

1. Note IV, pp. 190-199 : naissance pétrogénès (cf. Mithras naissant de


la pierre sur laquelle s’est masturbé Diorphos  : Ps.-Plutarque, De
fluv. et mont. nomin., 23) ; mariage avec la fille du soleil ; victoires
localisées « à midi » ; victoire obtenue en découvrant sur sa poitrine,
à midi, le « talisman qui brille comme le soleil » ; au plus fort d’un
terrible hiver, conquête du feu autour duquel un géant forme cercle,
sa tête rejoignant ses pieds. Ajouter maintenant (ci-dessus 16 d) que
Soslan se fait mettre dans un tombeau qui a trois fenêtres orientées
l’une au soleil levant, la deuxième au soleil de midi, la troisième au
soleil couchant.
2. Sur ces éléments naturalistes de figures et de mythes complexes,
v. ci-dessous, p. 238-239 et p. 253-255.
3. LN, pp. 196-198. Cf. RSA, pp. 95-100.
4. The Golden Bough, 3e  éd., VII, Balder the Beautiful, I (1914),
pp. 106-346.
5. P.  330. Frazer, d’ailleurs, souligne lui-même que les deux
explications (celle de Mannhardt, Gaidoz...  : symbolisme solaire  ;
celle de Westermarck : rituel purificatoire) ne s’excluent pas.
6. Tessier, « Sur la fête annuelle de la roue flamboyante de la Saint-
Jean à Basse-Kontz, arrondissement de Thionville  », dans les
Mémoires et dissertations publiés par la Société royale des antiquaires de
France, 5 (1823), pp. 379-393.
7. Sur les idées – confuses – que se font aujourd’hui de la Roue
magique les Tcherkesses émigrés dans la région d’Ismit, cf. RHR,
125 (1942-1943), pp. 116-117.
8. Je conforme les références des LN au classement adopté dans le
présent livre.
9. Les variantes ossètes 16 d et e sont intermédiaires entre le type
ossète ordinaire et le type tcherkesse. Le jeu de la roue (ou d’une
grosse pierre) lancée d’en haut et reçue à mi-pente par un héros se
retrouve dans un récit des Turcs Oghouz. V.  l’important article de
Pertev N. Boratav, « Ak-Köbök, Sabur Kazan et Sosurğa », L’Homme,
1963, pp.  86-105 («  Sosurğa  » est un emprunt des Tatars de
Karatchai aux Tcherkesses voisins ; les récits sur Sosurğa publiés en
appendice dans cet article ne contiennent rien qui rappelle les
rapports de Sosryko avec Syrdon ou son substitut la sorcière ; il n’y
a pas de récit sur la mort de Sosurğa).
10. On a d’autres cas, en Europe, où la Roue de la Saint-Jean a été
« mythisée » : en Irlande, au Moyen Âge, on savait que le signal de
la fin du monde serait l’arrivée sur les côtes de l’île, un jour de Saint-
Jean, d’un bateau monstrueux appelé «  La roue à rames  »  : v. les
textes réunis par A. Olrik, Ragnarök, pp. 383-384.
11. Dans le Dictionnaire ossète de Vs. Miller et A. Freiman, III (1934),
p. 1318, sont données les variantes Uoinoni, Oinoni, Juoinoni calx.
12. Oset Etjudy II (1882), chap. VII : Croyances religieuses des Ossètes,
p. 261. Le mot ossète dzuar est pris du géorgien ǰvari, « croix » ; mais
le mot désigne aussi bien des « lieux saints » païens.
13. Affirmation erronée.
14. L’Ossétie, à diverses époques, sous des influences byzantines et
géorgiennes, a été superficiellement christianisée.
15. Os. Et., II, p. 285.

16. -Q̊e, -q̊o, «  fils  » est le suffixe patronymique ordinaire en


tcherkesse. Le rapport de Soslan et de Sosryko rappelle celui de
Syrdon et de Šertuko (qui est son nom en ingouche).
17. N° 15 a ; et note 1, p. 190.
18. Fürst N. Troubetzkoy, «  Erinnerungen an einen Aufenthalt bei
den Tscherkessen des Kreises Tuapse », dans Caucasica, 11 (1934) ;
II : Erinnerungen an das Heidentum, pp. 7-10.
19. Merem-x°o, Tha-x°o y-âne, te-ğa-wun te-ğa-bay, te-ğa-psō !
20. S ˙ , ż désignent ici des variétés de chuintantes qu’on obtient
aisément en portant en avant la lèvre inférieure pendant qu’on
prononce les sons français ch. j. Cf. Troubetzkoy, art. cit., p. 8, n. 1.
21. Plutôt que Sewsǝrǝ-ż : devant ż et des suffixations analogues, la
voyelle finale du nom est e plutôt que ǝ.
22. Terme de respect qui, en tcherkesse, ne s’applique pas
uniquement à la vieillesse physiologique  ; il serait plus exact de
traduire « le grand, le prestigieux Sewsǝr ».
23. P. ex. dans des récits tcherkesses (chepsougs, abzakhs) que j’ai
recueillis en Anatolie sur un héros de la famille qui s’appelle chez
les Ossètes les Bora-tæ, ce héros est nommé, suivant les variantes,
tantôt Borǝ-q̊o, tantôt Bore-ż  : le rapport est exactement le même
qu’entre Sewsǝrǝ-q̊o et Sewsǝre-ż – Troubetzkoy, art. cit., p.  8, n.  1,
après avoir signalé l’identité probable des deux noms, ajoute : « Man
hätte wieder eine Beziehung dieses Narte zu einem Sonnenwendenritus,
was die Vermutungen Dumézils (Lég. s. les Nartes, S. 190 ff.) über den
solaren Urprung des Sosruko-mythus stüzen könnte. »
24. RHR 125 (1942-1943), pp. 109-127 ; cf. ci-dessus, pp. 202-205.
25. Art. cit., p. 8.
26. Jan Potocki, Voyage dans les steppes d’Astrakhan et du Caucase,
édité par Klaproth, Paris (1829), II, p.  309. Ce document est
reproduit à peu près littéralement, sans indication de source, dans
Du Bois de Montperreux, Voyage autour du Caucase (1839), I, p. 137.
27. On vient de voir en effet que Troubetzkoy, d’après son
informateur, signale une autre fête, automnale, de Merem  :
15 août ? 8 septembre ?
28. Bière de millet.
29. Contre la haie, dit Du Bois de Montperreux.
30. On trouvera une description très détaillée de la fête – rites
publics, rites privés – dans N.F. Dubrovin, Istorija vony i vladičestva
Russkix na Kavkaze, I (1871), pp.  105-107. Un des traits est que le
porte-parole de la foule rassemblée à la porte de la maison
commune (dont une jeune femme fait semblant d’interdire l’entrée
après avoir allumé quantité de lumières à l’intérieur) est un vieillard
boiteux qui porte lui-même un bâton couvert de chandelles allumées,
« Sozeris » qui est ici présenté comme le protecteur « de l’agriculture
du village et de la prospérité domestique ».
31. imalî Kafkasya, no 16 (Varsovie, août 1935), p. 7. Il est possible
que ce soit la traduction turque d’un texte emprunté à la revue
Kabardinskij fol’klor (éd. de l’Académie, Moscou-Léningrad, qui ne
m’est pas accessible).
32. RHR 125 (1942-1943), pp.  110-111  ; cf. ce que Taitbout de
Marigny dit de Séozérès (ci-dessus, p. 215) : les vents et les eaux lui
étaient soumis.
33. Graillot, Le Culte de Cybèle (1912), pp.  121-125 (avec les trois
temps de la cérémonie  : ektomè, pompè, prothésis). «  ... L’arbre qui
entre dans le temple [22 mars] est le pin. C’était sous un pin qu’Attis
avait sacrifié sa virilité et qu’il était mort de sa blessure. De son sang
répandu sur le sol étaient nées les violettes, qui avaient entouré
l’arbre d’une ceinture fleurie. Cybèle les avait tressés en couronne
sur le cadavre de l’adolescent. Puis elle avait emporté son Attis au
fond de sa caverne où elle avait donné cours à sa douleur
inconsolée. On disait aussi qu’après avoir enseveli Attis, elle orna de
violettes, fleurs de sang, le pin sous lequel il avait péri, qu’ensuite
elle le transporta dans son antre et le consacra pour toujours à son
culte... Ceux qui croyaient à la métamorphose d’Attis en pin
comprenaient mieux la signification profonde du mythe. La
procession du pin représentait le convoi funèbre d’Attis, esprit de
l’arbre. Le pin est identique au Dieu...  » – [À propos de l’ektomè :]
«  ... L’arbre choisi doit être coupé, non arraché. Il doit être coupé
avant le lever du soleil. Ce sont les dendrophores eux-mêmes,
généralement bûcherons, charpentiers ou marchands de bois, qui
accomplissent cette tâche. Ils conservaient au pin une partie de ses
branches, ou du moins quelques petits rameaux... Sur les racines, on
immolait un bélier, sans doute pour apaiser l’esprit de l’arbre. On
enveloppait alors le tronc d’arbre de bandelettes de laine, etc. »
34. Dans le nom tcherkesse J̌an- (ou Žan-) Šarǝx, šarǝx est le mot
ordinaire pour « roue » (pris à l’iranien : oss. calx, etc. : cf. sanscrit
cakra «  id.  »), et le premier élément, diversement déformé, est
l’adjectif tcherkesse occ, č’ an, or, ǰ’an «  coupant  ». Quant au nom
ossète Barsæg (Balsæg, Marsæg...), il n’est pas expliqué de manière
sûre ; on l’a interprété (Henko, Vs. Miller) par le tchétchène *malxæ
sæg « homme du soleil ».
35. V. ci-dessus, p. 212.
36. «  Balder und der zweite Merseburger Spruch  », Germanisch-
Romanische Monatschrift, N.F., 3 (1953), pp. 161-183.
37. «  Der Mythos von Balders Tod  », ANF, 70 (1955), pp.  41-60.
Dans l’édition française de Loki, j’avais encore admis le caractère
«  Vegetations-geist  » de Baldr. Dans son Loki (1956), F. Ström
considère encore ce caractère comme démontré et en tire de graves
conséquences, avec beaucoup de glissements de proche en proche,
pp. 96-129.
38. V. ci-dessous, chap. V.
39. Trace de ce thème chez les Ossètes dans les variantes 16 d et e.
40. Contrairement à J. de Vries et à F. Ström, je ne pense pas qu’on
puisse voir dans le meurtre de Baldr un doublet du meurtre de
Víkarr ni généralement un meurtre sacrificiel.
Notes

1. N° 15 a ; dans la variante 15 b, ce n’est pas Soslan mais Uryzmæg
qui transporte le corps  ; mais, là même, le héros principal de
l’histoire est pourtant Soslan : c’est pour le compte de Soslan que le
jeune garçon a fait son exploit et a été frappé du coup mortel.
2. V. les arguments de Mogk, ci-dessus, pp. 107-108. On comparera
utilement ma discussion et le résumé qu’en a fait F.  Ström, Loki,
p. 6.
Notes

1. V. note 1, p. 146.
2. C’est là non pas le point faible (car il s’explique aisément par la
différence de niveau entre la mythologie scandinave et l’épopée
ossète), mais la seule lacune dans le parallélisme Loki-Syrdon. On ne
verra sans doute pas de difficulté à penser que, si les Scandinaves
ont eu de tout temps une eschatologie (ce qui est probable), ou du
jour où ils s’en sont constitué une, le malin Loki y a joué un rôle
comme les autres dieux et justement, après son supplice et à côté
des monstres ses enfants, le rôle que la Völuspá et Snorri lui
attribuent.
3. Danske Studier, 1914, pp. 9-20 : « Goler og Tjerkesser i 4-de aarh, e.
Kr., en undersögelse i anledning af Kaukasus-jætten of den bundne
Loke  » (Gots et Tcherkesses au IVe  siècle après J.-C., recherche à
propos du géant caucasien et de Loki enchaîné).
4. Die Sagen des Tscherkessenvolkes, Leipzig, 1866 ; p. 14, Olrik prend
aussi au sérieux la dérivation Sosryko < « Kossirich » < Cæsar ! (Cf.
LN pp. 6-7.)
5. Syrdon, no 3 b ; Loki no 3 a et b. C’est l’épisode où W. Mohr dénie
primitivement tout compagnon à Þórr (v. note 1, p. 120).
6. Syrdon no 15 c ; Loki no 6.
7. Ci-dessous, p. 230-237.
8. Elle ne vaut pas s’il s’agit d’un héritage commun s’exprimant dans
des scènes de même sens, de même intention, mais constituées de
matière différente.
Notes

1. V. notamment HC (1942), pp. 53-60.


2. Fri hEmain anairtúaith, p. ex. dans la Táin bó Cuailnge, éd.
Windisch, p. 131, l. 1070.
3. Cf., avec une tout autre forme de société, la tentative de A. Brook-
Utne pour dériver de la pratique des cours palestiniennes, des
rapports entre grands suzerains et petits vassaux, le type biblique de
Sâtân (l’ange «  accusateur  » au début du livre de Job, p.  ex.), du
diabolos, du calomniateur (Satan  : cf. sitnâh, «  accusatio, libellus
accusatorius  »)  : «  “Der Feind”, die alttestamentliche Satansgestalt
im Lichte der sozialen Verhältnisse des nahen Orients  », dans Klio,
28 (1935), pp. 219-227.
4. F. Ström, Loki, p. 8, m’a mal lu ou mal compris.
5. Ci-dessus, p. 227-228.
6. A.  Haggerty Krappe, The Science of Folklore (1930), p.  333  ; cf.
J. de Vries, The Problem of Loki, pp. 272-274.
7. F.  von der Leyen, Die Götter und Göttersagen der Germanen
(Deutsches Sagenbuch, I, 1909), pp.  222 et suiv.  ; Axel Olrik
« Myterne om Loke  » (Festskrift Feilberg, 1911), pp. 573-574 ; J.  de
Vries, The Problem of Loki, chap.  XII. Que Loki ait inventé le filet,
c’est vraiment insuffisant pour faire de lui un « héros civilisateur » ;
or il n’y a pas autre chose. V. maintenant J. de Vries, Altgerm, Rel.-
Geschichte, II2 (1917), pp. 265-266.
8. Whitley Stokes, Tidings of Conchobar mac Nessa, Eriu  IV, pp.  30-
32, paragraphe 23 : « Il y avait un homme de grande utilité dans la
maison, à savoir Bricriu, fils de Carbad. Les neuf fils de Carbad le
Grand étaient dans la maison, à savoir Glaine et Gormanach, Mane
Minscoth, Ailill, Duress, Ret et Bricriu. C’était un homme venimeux
à la langue méchante que ce Bricriu. Il y avait assez de poison en
lui. S’il essayait de garder le secret de sa pensée, il poussait sur son
front un furoncle pourpre et il était aussi grand que le poing d’un
homme. Il disait à Conchobar : cela surgira du furoncle cette nuit, ô
Conchobar  » (Book of Leinster, éd.  Best-O’Brien, II, Dublin, 1956,
p.  404, folio  107b, lignes 12559-12565). Je remercie M.  Christian
Guyonvarc’h qui a bien voulu mettre au point la bibliographie et les
traductions irlandaises.
9. Par exemple dans Compert Conculaind (Versions I et II), édité par
Ernst Windisch, Irische Texte  I, 1880, pp.  134-145 d’après les
manuscrits Lebor na hUidre et Egerton 1782 ; édition normalisée par
A.G.  van Hamel d’après les six manuscrits existants, Compert Con
Culainn and Other Stories, Mediaeval and Modern Irish Series, III,
Dublin Institute for Advanced Studies, Dublin, 1933, rééd. 1956,
pp. 3-8. Le manuscrit le plus ancien et le plus important est le Lebor
na hUidre, éd. Best-Bergin, Dublin, 1929, pp.  320-322, folios  128a-
128b, lignes 10558-10635, cf. Rudolf Thurneysen, Zu irischen
Handschriften und Literatur-denkmälern, I, Berlin, 1912, pp.  31 sqq  ;
traduction française par Christian J.  Guyonvarc’h, «  La conception
de Cuchulainn  », Ogam, 17, 1965, pp.  363-391 avec, en annexe,
pp.  390-391, la traduction du texte du manuscrit Stowe D. 4. 2.,
folio, 49a, I, Feis Tighe Becfholtaig, « le festin de la maison à la petite
richesse  », publié par Kuno Meyer, «  Mitteilungen aus irischen
Handshriften  », dans Zeitzchrift für Celtische Philologie, V, pp.  500-
504.
10. Par exemple Mesca Ulad, «  L’ivresse des Ulates  », éd.
J. Carmichael Watson, Mediaeval and Modern Irish Series XIII, Dublin,
1941, pp.  12-15  ; dans la partie contenue dans le Livre de Leinster,
éd. Best-O’Brien, tome  V, Dublin, 1967, folios  264a-264b, p.  1176,
lignes 34786-34813 ; Tochmarc Ferbe, éd. Windisch, Irische Texte III,
p.  466, lignes 54-63  ; Livre de Leinster, éd.  Best-O’Brien, V,
folio 253b, p. 1138, lignes 33499-33507.
11. Fled Bricrend, éd. Henderson, Irish Texts Society II, Londres, 1899,
p. 30, § 25.
12. Ces deux scènes dans la continuation de l’Oided mac n-Usnig
publiée par Mackinnon sous le titre « The Glenmasan Manuscript »,
The Celtic Review, II, 6, Édimbourg, octobre 1905, p. 108.
13. Éd. Henderson, p. 6.
14. Éd. Henderson, p. 8, § 8.
15. Éd. Henderson, p. 16, § 17.
16. Echtra Nerai, chap.  XVIII, éd. K.  Meyer, Rev. Celt., 10 (1889),
p.  336  ; cf. Táin Bó Cuailnge, éd. Strachan, p.  122 (l. 3653), éd.
Windisch, pp.  893-894 (l. 6132-6141)  ; Cécile O’Rahilly, Táin Bó
Cúalnge from the Book of Leinster, Dublin, 1967, p.  134, (l. 4850-
4871).
17. Éd. Strachan, p.  122, l. 3651 sq., éd. C.  O’Rahilly, p.  134,
l. 4860-4861.
18. Éd. Windisch, p. 893, l. 6130-6133 et p. 895, l. 6141-6143.
19. Éd. Strachan, p.  122, l. 3655 et suiv.-éd. Windisch, p.  897,
l. 6154-6156.
20. Forseti, fils de Baldr, est le «  conciliateur  » du panthéon
scandinave : aucun texte ne l’accouple à Loki. Cependant, cf. dans la
Hervarar Saga ok Heiđreks, chap. VI, l’opposition rigoureuse des deux
frères, du conciliateur et du fauteur de querelle.
21. Fer sidaigthi sluaig Ulad : Mesca Ulad, éd. Hennessy, p. 38.
22. Éd. Stokes, R. Celt., 14 (1893), p. 426.
23. §  16. Cf. les autres interventions pacifiantes et prudentes de
Sencha dans le même récit, §§  7, 21 (il réduit la querelle des
femmes à une joute de paroles), 26, 29, 75. Cf. la différence des
conduites de Bricriu et de Sencha dans le Compert Concúlainn.
24. J.  Loth, Les Mabinogion, 2e  éd., I (1913), pp.  121-171. Je cite
cette traduction.
25. Édition Mühlhausen (1925), p.  21. En gallois, evnys signifie
«  hostile  »  ; le nom est écrit tantôt Evnissyen, tantôt Evnyssyen (ou
Efnyssyen).
26. Loth, p. 125 : « ... Aussitôt il fond sous les chevaux, leur coupe
les lèvres au ras des dents, les oreilles au ras de la tête, la queue au
ras du dos  ; s’il ne trouvait pas prise sur les sourcils, il les rasait
jusqu’à l’os. Il défigura ainsi les chevaux, au point qu’il était
impossible d’en rien faire. » – Inutile de chercher un rapprochement
particulier avec un des méfaits de Syrdon (ci-dessus, no 3 b)  : dans
toutes ces sociétés de cavaliers, la méchanceté qui consiste à gâter
un cheval est usuelle ; le jeune Grettir, au début de la saga qui porte
son nom, n’y manque pas.
27. Il tord le cou à des guerriers armés que les Irlandais avaient
cachés dans des sacs tout autour de la salle : Loth, pp. 140 sq.
28. Loth, p.  142  : «  La paix conclue, Bendigeit Vran fit venir
l’enfant  ; l’enfant se rendit ensuite auprès de Manawyddan. Tous
ceux qui le voyaient le prenaient en affection. Il était avec
Manawyddan quand Nyssyen, fils d’Eurossuydd, l’appela auprès de
lui. L’enfant alla vers lui gentiment. “Pourquoi, s’écria Evnyssyen,
mon neveu, le fils de ma sœur, ne vient-il pas à moi  ? Ne serait-il
pas roi d’Irlande que je serais heureux d’échanger des caresses avec
lui. – Volontiers, dit Bendigeit Vran, qu’il aille !” L’enfant alla vers
lui, tout joyeux. “J’en atteste Dieu, se dit Evnyssyen, la famille ne
s’attend guère au meurtre que je vais commettre en ce moment.” Il
se leva, saisit l’enfant par les pieds, et, avant que personne de la
famille ne pût l’arrêter, il lança l’enfant la tête la première dans le
feu ardent...  » – Cette matière extrêmement disloquée et romancée
des Mabinogion repose pourtant sur de vieux mythes brittoniques  :
Manawyddan, Bran sont d’anciens dieux  : ce meurtre inattendu de
l’enfant innocent, en pleine assemblée pacifique et joyeuse, est-il
l’aboutissement romanesque d’un mythe comparable à l’assassinat
du jeune, beau et bon Baldr ?
29. Mühlhausen, p. 32 : ac yna, pan welas Efnyssyn y kalanad hab eni
yn vn Ile o wyr Ynys y Kedyrn... ; Loth, pp. 143-144. Sur la fin de sa
carrière, et après le meurtre du bel enfant, Evnissyen est donc,
comme Loki à la fin de sa vie et après le meurtre de Baldr, un
« empêcheur de résurrection », mais dans des conditions et avec des
conséquences différentes.
30. Mühlhausen, p.  32  : ymestynnu idaw ynteu yn y peir, yny tyrr y
peir yn pedwar dryll, ac yny tyrr y gallon ynteu.
31. Et peut-être l’analogie lointaine de ces rôles avec celui que joue
Evnissyen (ici handbani, nullement ráđbani !) dans le meurtre du bel
enfant ?
32. La quatrième solution – l’héritage commun –, qui ne pouvait
qu’être recommandée dans la première édition de ce livre, a été
précisée et renforcée en 1958 dans le chapitre  VII des Dieux des
Germains, reproduit ci-dessous comme chapitre V.
Notes

1. F.  Ström, Loki, p.  8, se refuse à admettre cette notion de type


mythique et ajoute  : «  Diese Hypothese erscheint um so mehr
diskutabler als sie in dem konkreten Falle ihren Fürsprecher nötigt, in
einem solchen Typus eine skandinavische Mythengestalt und eine
Sagenfigur aus dem fernen Kaukasus zu vereinigen. » Le lecteur a pu se
rendre compte que ma démarche est juste l’inverse : ce n’est pas la
volonté de déterminer un type qui m’a « obligé » à comparer Loki et
Syrdon. De cette comparaison, imposée par leurs caractères et leurs
actions, et poursuivie sans préjugés, un type se dégage.
2. Z. Vaneti, « Obščestvo Nartov », Izv. jugo-oset, naučno-issledov, Inst.
kraevedanija, 2, 1935, p. 213, voit dans les rapports de Syrdon avec
les Nartes une manifestation de la lutte des classes.
3. The Problem of Loki, p. 265.
4. On rapproche parfois grec orkhis, «  testicule  », avestique ǝrǝzi,
« scrotum », et vieux-scandinave ögurr (pour *örgurr), « pénis ». Cf.
note 1, p. 72.
5. Cf. ci-dessus, no 14, II, b, p. 82.
6. Cf. Huginn, Muninn  : F.  Ström, GHÂ 53 (1947), I, p.  56  ; Loki
(1956), pp. 61-80, sur les points de rencontre de Loki et d’Óđinn –
la meilleure partie du livre.
7. Cf. ci-dessus, p. 41.
8. N° 1 a, b.
9. N° 5 a, b.
10. N° 14 1, a).
11. N° 14, III.
12. Je suis l’édition et la traduction suédoise de I. Lindquist, Norröna
lovkväden frân 800-och 900-talen, del I  : förslag till restituerad text
jamte översättning, Lund (1929), pp.  82-83. Pour simplifier, et sans
égard pour le sacrilège littéraire, je remplace les périphrases
scaldiques par les noms en clair.
13. « L’ami d’Óđinn  » (Hrafnásar vínr)  : il est plus normal, puisque
c’est sûrement à Hœ́nir (Fet-meili) que le géant a adressé sa demande
(v.  1), de penser, avec Lindquist, que cette kenning désigne encore
Hœ́nir : c’est la réaction de Hœ́nir. D’autres ont compris Loki (Corpus
Poeticum Boreale, J. de Vries, etc.) : mais ce premier mouvement ne
s’accorderait pas avec le service de tranche-viande que Loki rend à
la strophe suivante. Les éditeurs du Corpus Poeticum avaient compris
le vers tout autrement et de façon inadmissible (hlaut af helgum
skutli Hrafn-ásar vin(r) blása signifierait «  Loki had hard work to
blow the fire  »  : il est bien question d’entretenir le feu à ce
moment !).
14. Ok kölluđu hann allvel til höfđingja fallinn.
15. Spakr, plus peut-être que vitr, comporte « the notion of prophetic
vision » (Zoëga).
16. Autre variante de l’apparition de Kvasir, en désaccord avec celle
de l’Edda en prose, du même auteur, qui a été citée plus haut,
p. 100. Mais le sens profond est le même : c’est soit aux Vanes seuls
(Heimskringla), soit à la collaboration d’eux-mêmes avec les Vanes
(Edda) que les Ases, et spécialement Óđinn, doivent de posséder le
génie du breuvage enivrant (*kvas  >  Kvasir) qui, transformé,
deviendra l’hydromel de sagesse et de poésie. – On notera que c’est
là encore une province de la «  mythologie de l’esprit  »  : il est
significatif qu’elle soit juxtaposée à la légende de Hœ́nir et de
Mímir. – On notera enfin que, dans le récit de la capture finale de
Loki (no 11 a), c’est Kvasir qui, interprétant habilement la forme des
cendres du filet, permet aux dieux de prendre Loki à sa propre
invention  : c’est, ici encore, un conflit entre deux «  types
d’intelligence », et Loki a le dessous.
17. Sur Mímir et la voyance d’Óđinn, v. Mitra-Varuṇa, pp. 111 sq. De
Mímir, on a rapproché le Mimingus qui apparaît dans le « Balderus »
de Saxo (ci-dessus, no  10 d)  ; cf. M.  Boberg, dans les Aarb. f. nord.
Oldkynd., 1943, pp. 103-106.
18. Le nom de Hœ́nir est obscur  : que viennent faire ici le grec
kyknos, ou le latin ciconia ? Celui de Mímir est sans doute de même
famille que le latin memor  : nous sommes en pleine opération
intellectuelle.
19. « Hœ́nir wird also in dem verjüngten Götterkreise die priesterlichen
Funktionen verrichten », dit Gering dans son commentaire à Völuspá,
631. Cf. H. Celander, GHÅ, 36 (1930), 3, p. 53.
20. Þá kná Hœ́nir hlautviđ kjósa... (le vers suivant est
malheureusement perdu). On voudra bien noter que tout ce qui nous
a été transmis sur Hœ́nir se trouve ici solidairement considéré, –
sauf trois désignations, indiquées par Snorri  : «  l’Ase rapide  », «  le
Long-Pied  », l’aurkonungr («  Roi de l’Humide  »), qui doivent faire
référence à des légendes que nous ne connaissons pas. Les deux
premières, paradoxales pour ce dieu qui «  prend son temps  »,
s’expliquent peut-être par un thème comme celui du lièvre et de la
tortue, – où c’est la tortue qui gagne à la course parce qu’elle est
méthodique  : cf., en sens inverse, le proverbe færœien où Loki, le
rapide mais impulsif Loki, parti chercher l’eau pour baptiser une
petite fille, revient quand on en est à la marier, no 14 I (4). Que le
Sögubrot, 3 (XIIe, XIIIe  siècle  ?) appelle Hœ́nir hrœddast ása, « le plus
anxieux, inquiet des Ases », peut s’accommoder à l’interprétation ici
présentée et oppose bien Hœ́nir à l’insouciant Loki (cf., ci-dessus,
l’attitude de Hœ́nir devant l’exigence de Þjazi : il souffle de colère et
se contient).
21. Voir ci-dessus, p. 162.
22. N° 2, 1), a, b, c.
23. N°  7 a  ; cf. encore, dans le no  10 a et b, les deux conduites
opposées de Syrdon et de Satana.
24. [Note de 1986] La confrontation faite ici de Loki et de Hœ́nir
n’est pas entièrement satisfaisante. M.  Edgar Polomé me rappelle
que, dans le principal mythe où il paraît, Hœ́nir fait couple avec
Mímir et que, lorsqu’il est séparé de Mímir, il ne sait plus remplir
son office. M.  Polomé pense donc que, dans ce couple, Hœ́nir
n’assure que la communication (cf. son rôle après le Ragnarök), la
réflexion, la décision dûment pesée étant la chose de Mímir. Je
reprendrai cette petite énigme, du point de vue de Mímir, dans une
« Esquisse » de la quatrième série (76-100).
25. C’est même le seul argument qu’on donne pour assimiler Lóđurr
et Loki. Il n’est pas nul, mais il est faible, frôle la pétition de
principe.
26. Gering, Edda Kommentar, I, p.  21  : önd = «  Atem,
Atmungsvermögen » ; óđr = « Vernunft, Geist ».
27. Gylfaginning, chap. VI, p. 16.

28. V. la bonne discussion et la conclusion réservée de J. de Vries,


The Problem of Loki, pp. 28-37. L’auteur signale avec raison, pp. 29-
30, que, en un sens, étymologiquement, on s’attendrait à voir l’óđr
présenté comme un don d’Óđinn  : la répartition n’en est que plus
intéressante.
29. Avec mon accord, elle a été omise dans la traduction russe,
Osetinskij epos i mifologija (Moscou, 1976), Loki, chap.  IV
« Sravnenija », pp. 111-131.
Notes

1. À la suite de J.  Grimm, Deutsche Mythologie, 4e  éd. (1875), I,


pp.  199-201  ; encore P.  Herrmann, Nordische Mythologie (1903),
pp. 403-419 ; E. H. Meyer, Germanische Mythologie (1903), pp. 275-
277  ; E.  Mogk, dans le Reallexikon der germ, Altertumskunde, III
(1915), p.  163  ; G.  Wilke, Die Religion der Indogermanen in
archäologischer Beleuchtung (Mannus Bibliothek Nr. 31 1923),
p. 119... C’est en ce sens que J. de Vries a raison de rejeter « the fire-
nature of Loki  », The Problem of Loki, pp. 151-162, notamment
p. 161.
2. Ils paraissent avoir fourni aux Indo-Iraniens, le « dieu initial » et
le « dieu final » des listes canoniques : v. Tarpeia, 1947, p. 66-97.
3. Cf. R. M. Meyer, Altgermanische Religionsgeschichte, 1910, p. 337.
4. J’omets les fantaisies comme celles que J. de Vries a eu la
patience de discuter sérieusement, The Problem of Loki, pp. 151-160 :
« The myth of his being caught in the shape of a salmon  » prouverait
qu’il est proprement un «  fire-god  »... parce que, dans un runo
magique finnois sur l’origine du feu, l’étincelle va se cacher dans le
corps d’un poisson qu’il faut pêcher ensuite au filet (K.  Krohn,
« Magische Ursprungsrunen der Finnen », FFC 52, pp. 111, 117-118,
123-125...). En revanche, je ne crois pas qu’on puisse éliminer
comme témoins valables de la conception ancienne de Loki les traits
– convergents, mais divers – des folklores scandinaves modernes.
5. N° 8.
6. Strophe 65 (noter encore le mot logi) ; no 11 c.
7. N° 14 II, 4).
8. N° 14 II 7) et 8).
9. N° 14 V, 1).
10. N° 14 VI, 1), 2), 3).
11. Les devinettes finnoises dont il a été fait mention ci-dessus,
note 1, p. 136, ont pour solution « le feu ».
Notes

1. Ci-dessus, pp. 100-107.
2. Esquissée dans IIJ (1959), pp. 1-16, l’étude a été développée dans
la première partie (pp.  33-257) de ME 1, 1978 (5e  éd., avec des
notes complémentaires, 1986).
3. Mbh. I, 128 (trad. de P. Ch. Roy), Duryodhana essaie
d’empoisonner, puis de noyer Bhīma, que sauvent les naga  ; 129,
nouvelle tentative d’empoisonnement, inefficace  ; 143, début du
complot qui conduira à l’incendie de la maison de laque où les
Pāṇḍava périraient sans l’avis de Vidura ; 203, Duryodhana envisage
sept stratagèmes pour affaiblir les Pāṇḍava (provoquer la désunion
des aînés et des jumeaux, corrompre leurs ministres et leurs beaux-
frères pour qu’ils les abandonnent  ; les inciter à rester chez leur
beau-père Drupada  ; susciter la jalousie dans leur cœur  ; brouiller
Draupadī avec ses maris  ; tuer Bhīma  ; tenter les Pāṇḍava avec de
jolies femmes). En sens inverse, II, 46, Duryodhana est victime des
illusions du palais de Yudhiṣṭhira : il tombe habillé dans l’eau ou, au
contraire, se déshabille pour traverser une surface de cristal qu’il
prend pour de l’eau. C’est seulement en II, 47 que S ˙akuni propose
de vaincre Yudhiṣṭhira aux dés.
Notes

1. Ci-dessus, pp. 126-127.
2. Ci-dessus, p. 61.
3. Ci-dessus, p. 64.
Notes

1. Même sous ce revêtement, Syrdon joue un rôle important dans ce


qui tient lieu d’eschatologie dans l’épopée ossète  : «  La fin des
Nartes », ci-dessus, no 17, p. 198.
2. Il faudra sans doute introduire dans le dossier comparatif les fins
des Âges ou des Races successifs dans les traditions grecques et
irlandaises.
Notes

1. Le chapitre  II des Dieux des Germains s’achevait par une page (75)
qui soulignait le pessimisme d’une mythologie où les dieux
souverains actuels font mal, ou incomplètement leur office  : «  Les
dieux scandinaves ont beau punir le sacrilège et le parjure, venger la
paix violée, le droit bafoué (W.  Baetke, Die Religion der Germanen,
pp.  40-42), aucun n’y incarne plus de façon pure, exemplaire, ces
valeurs absolues qu’une société, fût-ce hypocritement, a besoin
d’abriter sous un haut patronage  ; aucune divinité n’y est plus le
refuge de l’idéal, sinon de l’espérance. Ce que la société divine a
gagné ici en efficacité, elle l’a perdu en puissance morale et
mystique : elle n’est plus que l’exacte projection des bandes ou des
États terrestres dont le seul souci est de gagner ou de vaincre. La vie
de tous les groupes humains, certes, est faite de violence et de ruse ;
du moins la théologie décrit-elle un Ordre divin où tout n’est pas
non plus parfait, mais où, Mitra ou Fides, veille un garant, brille un
modèle du vrai droit. Si les dieux des polythéismes ne peuvent être
impeccables, encore doivent-ils, pour remplir tout leur rôle, encore
l’un d’entre eux doit-il parler et répondre à la conscience de
l’homme, tôt éveillée, sûrement déjà bien éveillée, et mûre, chez les
Indo-Européens. Or Týr ne peut plus cela. Les Germains, ni leurs
ancêtres n’étaient pires que les autres Indo-Européens, qui se ruaient
sur la Méditerranée, l’Iran ou l’Indus, mais leur théologie de la
souveraineté, et surtout leur «  dieu juriste  », en se conformant à
l’exemple humain, s’étaient amputés du rôle de protestation contre
l’usage qui est l’un des grands services que rendent les religions. Cet
abaissement du “plafond” souverain condamnait le monde, et le
monde entier, dieux et hommes, à n’être que ce qu’il est, puisque la
médiocrité n’y résulte plus d’accidentelles imperfections, mais de
limites essentielles.
Irrémédiablement  ? C’est ici qu’intervient Baldr, fils d’Óđinn et
régent d’un monde à venir. »
Notes

1. «  Pāṇḍavasagan och Mahābhāratas mytiska förutsättningar  »,


Religion och Bibel, VI, 1947, p. 27-39 ; développé dans ME I, p. 53-
102.
2. « Karṇa et les Pāṇḍava », Orientalia Suecana, III, 1954 = Mélanges
H.S. Nyberg, p. 60-66 : complété (notamment par le thème des deux
mères, commun au Soleil et à Karṇa) dans ME I, p. 125-144.
3. La transposition des dieux souverains mineurs en héros dans le
Mahābhārata, IIJ, III, 1959, p. 1-16. L’enquête constamment étendue
(à Bhīṣma, aux «  précepteurs  », à Kr̥ṣṇa, aux Draupadeya, etc.), a
abouti à la première partie de ME I, p. 31-257.
4. Stig Wikander, «  Sur le fonds commun indo-iranien des épopées
de la Perse et de l’Inde », La Nouvelle Clio, VII, 1950, p. 310-329.
5. Stepan Ahyan, «  Les débuts de l’histoire d’Arménie et les trois
fonctions indo-européennes », RHR, CIC, 1982, p. 251-271.
6. En dernier lieu, ME I, p. 271-274.
7. Le passage du sixième chant de l’Énéide où Anchise présente à
Énée les futurs premiers rois de Rome contient d’excellentes
définitions de ces fonctions, avec de véritables mots clefs. Romulus
(v. 781-782) : En huius, nate, auspiciis illa inclita Roma  /  imperium
terris, animos aequabit Olympo («  C’est sous ses auspices, mon fils,
que cette illustre Rome égalera son empire à la terre, son âme à
l’Olympe  », trad. de Maurice Rat, comme pour les autres citations
latines de cette note)  ; Numa Pompilius (808-811)  : Quis procul ille
autem ramis insignis oliuae  /  sacra ferens  ? Nosco crines incanaque
menta  /  regis Romani, primam qui legibus urbem  /  fundabit… («  Qui
est au loin cet homme que signalent des rameaux d’olivier et qui
porte des objets sacrés  ? Je reconnais sa chevelure et la barbe
chenue du roi romain, qui assiéra la Rome primitive sur des lois ») ;
Tullus Hostilius (812-815)  : …  Cui deinde subibit  /  otia qui rumpat
patriae residesque mouebit  /  Tullus in arma uiros et iam desueta
triumphis / agmina (« Celui qui lui succédera, Tullus, interrompra le
repos de sa patrie et appellera aux armes des soldats engourdis dans
la paix et des troupes déjà déshabituées des triomphes  »)  ; Ancus
Martius (815-816) : Qui iuxta sequitur iactantior Ancus / nunc quoque
iam nimium gaudens popularibus auris  («  Voici, tout à côté, son
successeur plein de jactance, Ancus, trop sensible, déjà même, à la
faveur populaire »). Pour Romulus et Numa, v. en dernier lieu DSIE,
p. 158-168.
8. C’est pourtant un groupement sans cadre qu’admet encore
Jacques Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, 1969, p. 231-
235 : la légende de Numa se serait formée en milieu sacerdotal, celle
de Tullus dans des carmina conuiualia comparés pour la circonstance
aux chansons de geste. L’auteur demande (p. 231, I, 3) pourquoi l’on
date la fixation de la vulgate de l’histoire royale de 380 à 270 : tous
les faits réels « vieillis » qu’on y décèle sont de cette époque. Sur ce
qui est dit des Sabins aux origines de Rome (p.  90-92), v. RRA2,
p. 23-25, 76-77, 176, et la seconde partie de ME I.
9. Les aspects de troisième fonction d’Ancus ont été exposés dans
Tarpeia, 1947, p.  176-182 («  Ancus, la guerre, la paix et
l’économique »), 182-189 (« Ancus et la plèbe »), 189-193 (« Ancus
et la troisième fonction  »)  ; cf. ME  I, p.  280-281. La question sera
reprise, si le temps m’en est donné.
10. HC, p. 79-81.
11. V. ci-dessous, p. 500-502.
12. Contre une étrange interprétation (Herbert J.  Rose) de la
légende des Horaces et des Curiaces, du rapport de cette légende
avec les lieux-dits (Tigillum Sororium, Pila Horatia, etc.), de
l’adjectif sororius même (par la racine de l’allemand schwellen), v.
dans l’édition allemande de AFG (1964), p.  21-22, une note que je
ne reproduis pas ici, mais qui reste entièrement valable : cf. ME III,
p. 308-312.
13. Le furor guerrier (irlandais ferg. homérique μέος, etc.) est l’objet
du premier chapitre de Horace et les Curiaces, p. 11-33. Mais voir les
réserves ultérieures dans Esq. 40, p. 139-146, et 44, p. 181-191.
14. La tradition scandinave aussi, v. ci-dessous, p. 524-531.
Notes

1. Qu’il s’agisse de Trita, de Namuci, des péchés d’Indra, etc., nous


ne devons pas perdre de vue qu’il n’existait certainement pas une
tradition unique, standard, mais, dès les temps védiques, des
variantes d’autant plus nombreuses que la matière était plus célèbre
et plus importante. Par-delà l’indispensable traitement philologique
des données védiques, en vers ou en prose, elles doivent être
examinées aussi comme il est usuel pour les dossiers
ethnographiques et folkloriques. Pour l’éventail des variantes
concernant Trita et ses rapports avec Indra, après Abel Bergaigne, La
Religion védique, II, 1883, p.  326-330, et Hermann Güntert, Der
arische Weltkönig und Heiland, 1923, p.  28, v. Émile Benveniste et
Louis Renou, Vr ̥tra et Vr ̥θragna, 1935, p. 106, n. 1, et cf. ci-dessous,
p. 310, note 2 et p. 318, note 2.
2. Op. cit., p. 193  ; v. ci-dessous, p. 479-481.
3. Jules Mohl, Le Livre des Rois, I, 1838, p. 105.
4. IF, LIV, 1935, p.  205  ; Manfred Mayrhofer, Kurzgefasstes
etymologisches Wörterbuch des Altindischen, I, 1956, p. 534-535, s. v. :
« wohl “der Dritte” ».
5. En dernier lieu, ME I, p. 199-201.
6. Dans le cas du héros irlandais Cúchulainn, dont «  l’initiation
guerrière  » se fait aussi par un combat contre l’adversaire triple
(type romain  : trois frères, les trois fils de Nechta  : v. ci-dessus,
p.  301 et ci-dessous, p.  499), le caractère «  troisième  » est présent
sous une forme remarquable  : la conception de ce héros, comprise
comme une incarnation du dieu Lug, se fait en trois temps (Ernst
Windisch, Irische Texte, I, 1880, p.  138-140, seconde version). Sa
mère Dechtire met au monde un garçon qui meurt très vite ; puis, au
retour des funérailles, elle avale en buvant une « petite bête » qu’un
songe lui révèle être l’enfant qu’elle a perdu, une seconde forme de
Lug, mais elle vomit aussitôt ce germe et redevient vierge ; enfin, de
son mari, elle a un troisième enfant, ou plutôt une troisième forme
du même, Setanta, qui prendra plus tard le nom de Cúchulainn,
Chien de Cúlann. D’où l’expression du récit : « Et il était l’enfant des
trois années » (ocus ba he mac na teoru m-bliadan in sin). Dans le cas
du héros grec Héraclès, vainqueur de l’adversaire triple (type
indien  : Géryon a trois têtes), le caractère «  troisième  » s’exprime
sous une forme voisine, mais qui tourne à la triplicité ; il faut, pour
sa conception, non trois essais et trois années, mais une nuit trois
fois plus longue que les nuits ordinaires (v. ci-dessous, p. 387-388 ;
Diodore, IV, 9, 2). –  Sur Starcatherus réduit au tiers de sa forme
initiale (quant aux paires de bras), v. ME  II, p.  31  ; sur Böđvar
troisième (deux aînés partiellement animaux, lui purement humain),
v. ci-dessous p. 511-512.
7. Si l’on adoptait l’improbable explication de Jacob Wackernagel
(Wackernagel-Debrunner, Altindische Grammatik, II, 2, 1959, p. 700,
§ 513 g, Anm. ; cf. Hanns Oertel, Syntax of Cases, 1926, p. 328, avec
tableau des dérivations supposées, faisant état d’une suggestion de
Wackernagel), qui dérive véd. Āptyá et avest. Āθwya d’un indo-
iranien *Ātpya, il n’en resterait pas moins dans les faits le rapport
rituel certain des Āptyá et de l’eau, qui aurait favorisé la
transformation du nom en un dérivé apparent de ā̌p- «  eau(x)  ».
Mais le mot supposé *Ātpya est de forme étrange et sans
signification ; Manfred Mayrhofer, Kurzgefasstes etymol, Wörterbuch,
I, 1956, s. v., dit bien  : «  Wahrscheinlich ist āptyá von paḥ
beeinflusst, wenn nicht direkt (trotz manchen Schwierigkeiten in
Iran) als āp-tyá von diesem hergeleitet… Gegen Trennung von ā̌p-
(die Wackernagel bei Oertel 328 gefordert hatte) vgl. mit richtigen
Gründen Lommel, Festschrift Schulring, 31, Anm. 2 (auch zu aw.
āθwya). »
8. Trita Āptya, eine vedische Gottheit, I  =  Uppsala Universitets
Årsskrift, 1927, 5, p. XIX-XX.

9. Tarpeia, 1948, p. 58-59.


10. Le Zend Avesta, II, 1892, p. 624-626 et n. 50-56.
11. Ibid., note 55.
12. VII, I, 20-36 ; Edward W. West, Pahlavi Texts, V  = SBE, XLVII,
1897, p. 9-15. V. maintenant M. Molé, La Légende de Zoroastre selon
les textes pehlevis, 1967 (posthume), p. 8-10 (trad. p. 9-11).
13. Sur Hora Quirini, v. Esq. 43, p. 171-180.
14. «  Deux traits du monstre Tricéphale indo-iranien  », RHR, CXX,
1939, p. 7-11.
15. On pourrait aussi comprendre la seconde moitié de la strophe,
en ne donnant pas la même direction au datif qui ouvre le vers 3 et
à celui qui termine le vers 4 : « C’est pour nous, à notre profit, que tu
as livré en mains à Trita Viśvarūpa, le fils de Tvaṣṭr̥, [le fils] de
l’être lié [avec toi] d’amitié. » – L’autre construction et l’autre sens
proposés pour sākhyásya (… «  à Trita, [membre] du groupe
d’amitié  ») sont improbables  ; sākhyásya, au vers  4, se rattache
plutôt au génitif inclus dans le patronymique tvāṣṭrám du vers 3 et,
ainsi détaché, mis en vedette, suggère l’idée : « bien qu’il fût fils d’un
être lié avec toi d’amitié ».
16. Ci-dessus, p. 312.
17. AJP, XVII, 1896, p. 430-437.
18. Op. cit., p. 25-36.
19. V. en dernier lieu, à propos du texte parallèle de
TaittirīyaBrāhm., III, 2, 8, 9-12, Paul-Émile Dumont, JAOS, 76, 1956,
p.  187-188. Dans l’épopée, la «  division de la souillure  » d’Indra
(Trita n’apparaissant pas) est contée de diverses manières, v.
Edward W. Hopkins, Epic Mythology, 1915, p. 130-132. Appliquée au
« guerrier terrible » Batradz, qui a conservé certains traits de l’Arès
scythique (ME I, p.  570-575, et ci-dessous, p.  504-505), elle se
trouve dans l’épopée narte du Caucase du Nord  : v. mes LN, 1930,
p. 73 (variante f).
20. V. ci-dessus, p. 312.
21. C’est sans doute un dérivé de Θrita que le «  Srīt  » de plusieurs
textes pehlevis, «  le septième de sept frères  », guerrier et serviteur
du roi fabuleux Kayūs (Kai Us  : av. Kavi Usan, véd. Kavi Uśanā).
Kayūs lui commande d’aller tuer le bœuf merveilleux qui montrait
avec justice, à chaque litige, la vraie frontière entre Iran et Turan et
qui, en conséquence, le gênait pour ses annexions indues. Le bœuf
sermonne sévèrement le missionnaire du roi et lui annonce que, plus
tard, Zaratušt, « le plus avide de justice parmi les êtres », publiera sa
mauvaise action. Srīt hésite et revient auprès du roi pour se faire
confirmer l’ordre. Le roi confirme. Alors il tue le bœuf. Mais son
âme est aussitôt envahie de détresse et il se présente encore une fois
devant le roi, lui demandant de le tuer. «  [Pourquoi] te tuerais-je,
dit le roi, alors que ce n’est pas toi qui l’as décidé  ? –  Si tu ne me
tues pas, c’est moi qui te tuerai, répond Srīt. – Ne me tue pas, dit le
roi, car je suis le souverain du monde (dēhpat i gēhān). » Les plaintes
de Srīt se poursuivent jusqu’à ce que le roi lui dise  : «  Va à tel
endroit, il y a là une sorcière à forme de chien, elle te tuera. » Srīt
va au lieu indiqué, frappe la sorcière qui aussitôt se dédouble. Et
ainsi de suite. Quand elles sont un millier, elles le tuent et le
lacèrent (Zātspram, XII, 8-25 [9-26 de l’édition de Behramgore T.
Anklesaria, 1954] ; traduction dans M. Molé, La Légende de Zoroastre
selon les textes pelhevis, 1967, p. 165-167 ; cf. Dēnkart, VII, 2, 62-66 ;
Molé, op. cit., p. 24-26, trad. p. 25-27). On reconnaît ici le scape-goat
qui tue par ordre, comme Trita dans le mythe du Tricéphale et qui,
prenant sur lui le péché du roi comme Trita celui d’Indra, l’expie à
sa place (mais sans pouvoir le transmettre  : il n’est même pas dit
que le péché passe sur les sorcières). Ce qu’il expie, c’est le meurtre
du bœuf comme, dans le rite, Trita (avec ses frères) expie l’élément
sanglant, cruel, de tout sacrifice animal ; simplement l’acte est plus
grave en Iran que dans l’Inde, puisque le meurtre du bœuf, même
sacrificiel, est condamné par le zoroastrisme et puisque le bœuf que
tue Srīt est, en outre, un véritable iudex, «  montre le droit  ». Enfin
Srīt est toujours défini comme le plus jeune d’un groupe de frères,
mais l’étymologie de son nom, transcrit de l’avestique, n’étant plus
transparente en pehlevi, il est dit «  le septième de sept  »  ; v. mon
article «  Les transformations du Troisième et du Triple  », Cahiers
pour l’analyse publiés par le Cercle d’épistémologie de l’École
normale supérieure, 7, 1967, p. 39-42.
Notes

1. « Contributions to the interpretation of the Veda, I, The story of


Indra and Namuci », JAOS, XV, 1893, p. 143-163.
2. Art. cit., p. 147.
3. Le Mahābhārata est cité dans les divisions de l’édition de Poona,
mais d’autres variantes ont été parfois préférées.
4. V. Tarpeia, 1947, p. 123-124, et RRA2, p. 248-250.
5. Art. cit., p. 157.
6. Art. cit., p. 160.
7. Mon interprétation est incompatible avec celle de H.S.  Versnel,
«  Sacrificium lustrale  : the Death of Mettius Fuffetius (Livy I, 28).
Studies in Roman Lustration-ritual, I  » (Med. Nederlands Inst. te
Rome, XXXVII, 1975, p. 1-18). Je lis, p. 14, n. 8 : « I find it impossible
to discover even a single point of similarity between the two mythical
characters [Mettius F. et Namuci]. » Ce n’est pas de cela qu’il s’agit :
v. ci-dessous, p. 345-351.
8. V. l’important article de Lucien Gerschel, «  Saliens de Mars et
Saliens de Quirinus », RHR, CXXXVIII, 1950, p. 145-151.
9. «  Les cultes de la Regia, les trois fonctions et la triade Jupiter-
Mars-Quirinus », Latomus, XIII, 1954, p. 129-139 ; RRA2, p. 183-186.
10. Cf. Tarpeia, 1948, p. 123-124.
11. Cf. déjà Léon Feer, « Vritra et Namoutchi dans le Mahābhārata »,
RHR, XIV, 1886, p. 291-307.
Notes

1. Cf. ME I, p. 9-10, 261-262, 281-282, 432.


2. V. IR, p. 193-207 ; sur Tullus « réformé », p. 206.
3. Ou «  des fautes  », ṛṇá a les deux valeurs  : Louis Renou, Études
védiques et pāninéennes, XVI, 1967, p. 123.
4. Dans la bataille du Forum : vœu à Jupiter Stator.
5. V. Tarpeia, p. 154-158 ; RRA2, p. 248-250.
Notes

1. En dernier lieu, ME III, p. 268-283.


2. En dernier lieu, Esq. 73.
Notes

1. Ci-dessous, p. 435-440.
2. ME I, p. 47-48.
3. Ibid., p. 210-211, 234-237.
4. V. ci-dessus, p. 307, note 1.
5. V. ci-dessous, p. 527-528.
6. « Tordenguden og hans dreng », Danske Studier, II, 1905, p. 129-
146.
7. Cf. Bernfried Schlerath, Das Königtum im Rig- und Atharvaveda,
1960, p. 28, 32, 49.
8. Karl F.  Geldner  ; malgré Sāyaṇa, c’est le sens probable de sáṃ
yád… ávet.
9. Geldner  : «  Indra, du bist dein eigener selbständiger Herr,… gar
selbstherrlich. »
10. Dans la plupart des cas, il n’y a pas de raison de chercher dans
sva-, non le réfléchi, mais une variante du su- « bon, bien ». Sur les
relations sociales exprimées par des composées de *swe-, v. Émile
Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 1969,
p. 328-333.
11. Naturellement Indra est par excellence le svar j «  roi par lui-
même  »  : le mot lui est appliqué 10  fois dans le R̥ V sur les
16  emplois au singulier (en outre, 1  fois sans doute à un protégé
d’Indra, 1  fois sans doute au roi lors de la consécration  ; 1  fois à
Parjanya, qui est par nature associé à Indra dans l’œuvre de la
pluie  ; 1  fois sans doute au nouveau mort allant prendre sa place
dans l’au-delà  ; 1  fois à Varuṇa, seulement nommé «  Āditya  »  ; un
quinzième exemple n’est pas clair  ; –  au pluriel, le mot qualifie
1  fois les Marut, 1  fois des chevaux mythiques, 1  fois les Āditya
désignés par le nom r jānaḥ «  les rois  »). Le substantif abstrait
correspondant svar jya est appliqué en refrain à Indra dans deux
hymnes (16  fois dans I, 80, 1-16  ; 3  fois dans I, 84, 10-12) et une
fois encore à Indra (en outre, 1 fois à Savitṛ, le dieu « impulseur » ;
1  fois à Mitra-Varuṇa  : 1  dernier texte est sans doute corrompu).
Enfin et surtout, une seule fois svar j apparaît à côté de samr j « roi
universel », dans une distinction qui vaut définition théologique : or
le sv. est Indra, le sa. est Varuṇa. V. à ce sujet une discussion de
méthode avec Bernfried Schlerath : SCHL… Das Königtum im Rig- und
Atharvaveda, 1960, p.  132-133  ; Dum., Journal asiatique, CCXLIX,
1961, p. 430.
12. Sur ce mot, V. Émile Benveniste, Origines de la formation des
noms en indo-européen, I, 1935, p. 199 ; Louis Renou, Études védiques
et pāṇinéennes, XVI, 1967, p. 11 (« le seul sens avéré pour s. dans le
R̥ gVeda est «  autonomie  »)  ; la définition de Philippe Colinet,
«  Étude sur le sens du mot svadh dans le Rig Véda  », Mélanges
Sylvain Lévi, 1911, p.  172 («  manière habituelle, propre, habitude,
coutume »), est insuffisante.
13. Dans certaines formes du dualisme iranien, le concept xvat-
dōšakih («  vouloir propre  ») est caractéristique de la partie de la
deuxième fonction qui relève de la mauvaise création  : Robert
Ch.  Zaehner, Zurvan, 1955, p.  374-381 (extraits Z  11 et Z  12 du
Dēnkart).
Notes

1. « Indrasya kilbiṣāṇi », JAOS, XIX, p. 118-125.


2. V. ci-dessus, p. 75.
3. Autrement Karl F. Geldner : « Der Mächtige geht dem nicht aus dem
Wege, dessen Vater, dessen Mutter, dessen Bruder er erschlagen hat. Er
fordert sogar noch Geschenke von ihm, wenn er einen Vergleich macht.
Er scheut vor keinem Unrecht zurück, der Verschenker des Gutes. »
4. Geldner  : «  Welcher Gott fand Gnade vor dir…  » Cette
interprétation de te paraît contredire l’attitude des dieux envers
Indra, telle qu’elle ressort du deuxième vers de la strophe
précédente, bien rendu par Geldner (paroles de la mère d’Indra
enfant)  : «  Mein Sohn, jene Götter lassen dich in Stich.  » En outre,
partout ailleurs dans le R̥ gVeda, les dieux sont donneurs, non
bénéficiaires, de mārdīká «  pitié, grâce, faveur  » (rac. mṛd-
« pardonner, épargner, être favorable »).
5. Il est vrai qu’on peut déduire de ces considérations qu’il faut au
contraire conserver ákṣiṇāḥ, puisque c’est la lectio difficilior. Si l’on
choisit ce parti, il reste qu’aucun autre passage de l’hymnaire ne
mentionne le parricide d’Indra et que cet énorme crime ne figure sur
aucune des listes de péchés consignées dans la littérature védique en
prose.
6. Henrik S. Nyberg, « La légende de Kǝrǝsāspa », Oriental Studies in
hon. of Cursetji Erachji Pavry, 1933, p.  336-343, repris dans
Monumentum H.S. Nyberg IV = Acta Iranica, 1975, p.  245-252, (cf.
Esq., 71)  ; dans le premier texte publié (Dēnkart, IX, analyse de
Sūtkar Nask, 14), K. se repent «  d’avoir tué des hommes sans
nombre  », mais son principal péché, que lui reproche Ōhrmazd et
pour lequel le dieu Feu réclame la peine de l’enfer est d’avoir « battu
le feu ». V. maintenant Esq. 71 dans L’Oubli…, p. 244-245.
7. Après de nombreuses discussions, souvent malveillantes, cette
interprétation de márya, comme la thèse générale du livre,
s’impose  : Manfred Mayrhofer, Kurzgef. etymol. Wörterbuch des
Altindischen, II, 1957, s. v., p.  596-597. Louis Renou qui, dans ses
Études védiques et pāṇinéennes, IV, 1958, p. 49, définissait bien márya
« terme mi-érotique mi-guerrier » (ad R̥V, VIII, 54, 13), a eu tort de
vouloir supprimer le second élément, ibid., X, 1962, p. 64 (ad R̥V, I,
64, 2).
Notes

1. Ce texte a été utilisé autrement du point de vue de Draupadī et en


liaison avec Mahābh., I, 189, 1-40 (=  Calc. 197, 7275-7318), dans
ME I, p. 103-124.
2. V. ci-dessus, p. 295-296.
3. C’est la matière de la première partie de ME I, p. 31-257.
4. V. ci-dessus, p. 310.
5. Dans une scène sûrement archaïque du rituel de l’aśvamedha, le
sacrifice védique du cheval, la liaison de cause à effet entre beauté et
fécondité est mise en évidence, Śat. Brāhm., XIII, I, 9, 6  ; cf. ME I,
p. 59 (et p. 491 et n. 2, 560 : richesse et volupté).
6. « Les trois fonctions dans quelques traditions grecques », Éventail
de l’histoire vivante (= Mélanges Lucien Febvre, II, 1953, p. 25-32) ; v.
en dernier lieu ME I, p. 580-586, et les faits parallèles, p. 586-601,
et, sur une question de méthode, «  L’idéologie tripartie, MM.  W.
Pötscher et M. Van den Bruwaene », Latomus, XX, 1961, p. 524-529 ;
cf. Esq. 51.
7. V. Tarpeia, p. 123.
8. Ici encore, on observe des formes mixtes  : v. ci-dessous, p.  393,
396.
9. V. ME II, p. 274-275, 282-289.
10. V. ci-dessus, p. 311.
11. Molé a légèrement modifié cette traduction dans la forme  : La
Légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, 1967, p. 11.
12. ME I, p. 62.
Notes

1. Sous la réserve du deuxième péché d’Héraclès, v. ci-dessous,


p. 388-389.
2. ME I, p. 581-586.
3. V. de fines remarques sur la Λύσσα de l’Héraclès d’Euripide,
comparée à l’Alecto du septième chant de l’Énéide (moins nuancée,
« das Böse an sich ») dans Vinzenz Buchheit, Vergil über die Sendung
Roms, 1963, p. 101-102.
4. Dans la Bibliothèque d’Apollodore (II, 4, 8-7, 7), la « scansion » de
la masse des exploits d’Héraclès par trois péchés et trois maux
(μανῆναι, 4, 12  ; δεινῆ νόσῳ, 6, 2  ; δ τῆς ὕδρας ἰὸς τὸν χρῶτα
ἔσηπε, 7, 7) est très voisine, sous quelques réserves dont la plus
considérable porte sur la nature du premier péché et son rapport
avec la première maladie : 1° la folie dans laquelle il tue ses enfants
est envoyée à Héraclès (ou plutôt, encore à « Alcide ») par Héra non
plus après (et à la faveur de la dépression produite par) un premier
péché, mais simplement κατὰ ζῆλον, par jalousie ; tout involontaire
qu’il est, c’est le meurtre des enfants qui constitue le premier péché,
et un «  péché de première fonction  », puisqu’il attente aux liens
sacrés du sang  ; 2°  du même coup, la première consultation de
Delphes est déplacée : elle vient, comme il est naturel, après ce qui
est ici la faute, donc après le meurtre sacrilège des enfants (et non
plus après une désobéissance à un ordre divin, avant le meurtre) ; la
question que « Alcide » pose à la Pythie est « où il devra habiter », et
c’est la Pythie, en lui donnant le nom de «  Héraclès  », qui lui
commande d’aller servir Eurysthée pendant douze ans, pour dix
travaux (qui seront douze)  ; 3°  les deux autres péchés et les deux
maux correspondants se présentent comme dans Diodore, mais il n’y
a de consultation de Delphes qu’après les deuxièmes, non après les
troisièmes  : c’est de lui-même que Héraclès, écorché vif, construit
son bûcher (après avoir enjoint à son fils légitime Hyllos d’épouser,
quand il serait grand, sa concubine Iole, matière de sa troisième
faute et cause du malheur  : ce qui souligne le caractère sexuel de
cette faute). –  On notera que, ni dans Apollodore ni dans Diodore,
aucune des autres violences que commet Héraclès dans sa longue
carrière, pas même l’odieuse mutilation des κήρυκες, des hérauts du
roi des Minyens (Diod., IV, 10, 2  ; Apollod., II, 4, 11), n’est
considérée comme une faute, n’entraîne de châtiment divin, maladie
ou autre. Sur la mort et les dernières volontés d’Héraclès, v. Esq. 56.
5. V. un couple analogue de variantes dans Tarpeia, p.  280-281
(Tarpeia trahit par amour de l’or ou pour l’amour de Tatius) ; cf. ME
I, p. 428-430 ; cf. p. 491 et n. 2, et 560.
Notes

1. Cf. RSA, p. 50-60.


2. Les offrandes au mort (ossète xistitœ), repas servis sur la tombe,
étaient particulièrement nombreuses et onéreuses dans l’année qui
suivait son décès  ; des familles s’y ruinaient, LN, p.  158  ; RSA,
p. 249-251.
3. ME I, p. 462-484.
Notes

1. Cf. Sten Rodhe, Deliver us from Evil, Studies on the Vedic Ideas of
Salvation, 1946. Mais le roi humain peut pécher (orgueil, mépris des
dieux, tyrannie…).
2. La Religion védique, III, 1883, p. 250.
Notes

1. Paradoxalement, un des plus clairs diptyques se trouve dans


l’épopée médiévale française, dans le cycle des Narbonnais  : Joël
H.  Grisward, Archéologie de l’épopée médiévale, 1981, p.  183-228
(Aïmer et Guillaume).
2. Cas typique : les trois excès du Narte Batradz, RSA, p. 50-58.
3. À commencer par Héraclès, que beaucoup de traits rattachent au
« type Vāyu », mais dont les trois péchés sont du « type Indra » (non
pas excès, mais manquements).
Notes

1. Cette étude est reprise de JA, 1953, p.  1-25. Elle avait bénéficié
des remarques du R.P. Jean de Menasce et de M. Geo Widengren.
2. L’analyse comparative, donnée d’abord dans Naissance d’archanges
(1945), complétée, pour Ārmaiti, dans Tarpeia (1947), p.  38-66, a
été améliorée progressivement. En dernier lieu, v. DSIE (1977, 2e éd.
1980), p. 40-51.
3. Tarpeia, p. 66-94.
4. DSIE, p. 136-148.
5. Ibid., p.  86-114. «  Héritiers infidèles  » est plus qu’approximatif,
dans ces deux termes. En fait, on ne sait pas ce qui, historiquement,
«  événementiellement  », s’est passé entre l’une et l’autre forme de
théologie.
6. DSIE, p. 42-43.
7. Naissance d’archanges, p.  158-170 (voir notamment les réflexions
de la page 169)  ; complété et amélioré dans J. de Menasce, «  Une
légende indo-iranienne dans l’angélologie judéo-musulmane, à
propos de Hārūt-Mārūt », Études asiatiques (revue de la Société suisse
d’études asiatiques), 1 (1947), p. 10-18 ; résumé par H.-Ch. Puech,
RHR, CXXXIII (1947-1948), p. 221-225.
8. «  Pāṇḍava-sagan och Mahābhāratas mytiska förütsättningar  »,
Religion och Bibel, VI (1947), p.  36  ; traduit dans mon Jupiter Mars
Quirinus IV (1948), p.  48 (cf. p.  59). Wikander a ensuite retrouvé
une transposition épique iranienne des deux jumeaux, contenant
aussi -aspa dans leur nom comme Drvāspā (Luhrāsp et Guštāsp)  :
«  Sur le fonds commun indo-iranien des épopées de la Perse et de
l’Inde  », Nouvelle Clio, VII (1950), p.  316-319. Que la transposition
d’un des «  Aśvin  » indo-iraniens, Drvāspā, soit une entité féminine
ne fait pas difficulté  : Haurvatāṯ et Amǝrǝtāṯ aussi sont du féminin
(mais Hārūt-Mārūt sont des anges bel et bien mâles, sensibles à la
beauté féminine)  ; cf. la remarque judicieuse de J. Darmesteter, Le
Zend Avesta. II (1892), p. 432 bas.
9. Der arische Männerbund, Studien zur indo-iranischen Sprach- und
Religionsgeschichte.
10. Ibid., p. 58-60.
11. Naissance d’archanges, p. 97-98 et 137-146 ; cf. « Des archanges
de Zoroastre aux rois romains de Cicéron  », Journal de psychologie,
XLIII (1950), p. 449-463 ; repris dans IR, 1969, p. 195-207.
12. En dernier lieu, DSIE, p. 26-27.
13. Outre celles qui vont être énumérées, on trouve des
combinaisons d’Indra avec des dieux des deux autres niveaux
fonctionnels  : Índravā-váruṇā (fréquent), Indrābṛ́haspatī (un hymne)
et Índravābráhmaṇaspatī (une fois)  ; Índravān satyā (une fois),
Índravāpūṣánā (3 hymnes) et une combinaison avec la montagne
personnifiée, Índravāpárvatā (2 fois). Cf. ci-dessus, p. 357-361.
14. Sur Vāyu «  dieu premier  » et dieu rapide, voir Naissance
d’archanges, p. 47-48, et Tarpeia, p. 67-68, 71-72.
15. Le Vāyu indo-iranien était non seulement violent, mais guerrier,
d’une manière différente de celle d’Indra  : cf., dans l’épopée
indienne, son fils Bhīma en face d’Arjuna, fils d’Indra  ; voir S.
Wikander, Pāṇḍava-sagan… (ci-dessus, p.  434), p.  33-36 (p.  44-48
de ma traduction dans Jupiter Mars Quirinus IV). Sur le caractère
guerrier du Vāyu iranien et des autres dieux de l’atmosphère, voir G.
Widengren, Hochgottglaube im alten Iran (1938), p.  188-234  ; S.
Wikander, Vayu, I, Texte (1941). En dernier lieu, ME I, p.  47-55,
112.
16. *Varuna a sans doute fourni à Zoroastre beaucoup de traits
d’Ahura Mazdāh, mais a été aussi, dans la liste des archanges,
«  sublimé  » par le prophète en As̄a, comme *Mitra l’était en Vohu
Manah (DSIE, p.  115-121). Plus tard, alors que Miθra revient sous
son nom, *Varuna ne reparaît pas.
17. É. Benveniste et L. Renou, Vr ̥tra et Vr ̥θragna (1934).
18. Dans l’Inde postérieure, une partie –  et le principe  – de ces
incarnations est passée à Viṣṇu  ; voir Jarl Charpentier, Kleine
Beiträge zur indoiranischen Mythologie (1911), p.  25-68 (II. «  Die
Inkarnationen des Vǝrǝθraγna ») ; É. Benveniste et L. Renou, op. cit.,
p. 32-40, 194-195 ; Tarpeia, p. 123. Ci-dessous, p. 507.
19. Sur le problème de l’évolution de Miθra dans la perspective des
trois fonctions, voir en dernier lieu, DSIE, p. 121-137.
20. C’est l’aspect sur lequel a insisté A. Meillet dans un article qui
fait date : « Le dieu indo-iranien Mitra », JA, 1907, 2, p. 143-159 ;
cf. le composé Miθra.Ahura du Yašt X (Mihr Yašt), 113. Sur le sens à
donner à « contrat » dans cette traduction, v. DSIE, p. 82-85.
21. Dans le Yašt X, voir p. ex. les versets 8-9, 11, 36, 112  ; les
versets 17-21, 37-43, 48, unissent étroitement les deux aspects de
Miθra  ; dans 11, les raθaēštar (nom technique des hommes de
deuxième fonction dans la classification avestique) lui rendent un
culte pour obtenir sa protection guerrière ; dans 112, c’est Miθra lui-
même qui reçoit cette qualification.
22. Yašt XIV (Bahram Yašt), 2-5.
23. Yt. X, 9.
24. Yt. X, 70, 127 ; cf. 67, 80.
25. Yt. X, 127, fin.
26. Yt. X, 88.
27. La Religion védique d’après les hymnes du Rig-Véda, II (1883),
p. 415.
28. Die Religion des Veda, 2e éd. (1917), p. 230-231 ; je reproduis ci-
dessous la traduction française de V. Henry (1903), p.  192-193.
Tous les textes du R̥ V concernant Viṣṇu sont déjà recueillis dans J.
Muir. Original Sanskrit Texts, IV (1863), p. 54-83.
29. R̥ V, VI, 49, 13 ; VII, 100, 4.
30. C’est moi qui mets en italique cette excellente définition.
31. En dehors de l’indo-iranien, *vi- n’a produit de dérivés qu’en
germanique : il est à la base de l’allemand weit « loin(tain) », wider
«  contre  » et wieder «  de nouveau  » (cf. le comparatif védique vi-
tarám « plus outre »).
32. On a supposé que le -nu- de dhṛṣṇú- était analogique du thème
de conjugaison dhṛṣ-ṇu- (impératif 2e sg. dhṛṣ-ṇu-hi, R̥ V, I, 80, 3)  ;
cette explicatioń, peu vraisemblable en elle-même, est écartée  : 1°
par l’existence de gṛdhnú, puisqu’il n’y a pas de conjugaison en -nu-
de la racine gṛdh- ; 2° par les faits iraniens cités ci-dessous, note 3,
p. 447.
33. On rapproche le grec ἴσος «  égal  » (crétois FɭσFος, éolien
ἴσσος…).
34. Viṣūvát « ayant les divers côtés autour de soi > central ; zénith,
équinoxe » ; víṣvanˆc « orienté de deux côtés divergents ou opposés,
ou de tous côtés » ; víṣuṇa « divers, instable  ; contraire » ; víṣurūpa
« aux formes opposées », etc.
35. Yašt  XIII, 3, tous les manuscrits donnent Miθrō.Rašnuča et
Darmesteter note qu’il s’agit d’un dvandva ; Bartholomae corrige en
Miθra Rašnuča, à tort sans doute.
36. Les Gāthā font déjà des allusions claires à ces éléments matériels
joints aux archanges : voir Naissance d’archanges, p. 70-72, après H.
Gray, Arch. f. Rel.-Wiss., VII (1904), p.  349, 354, 360, 365, et H.
Lommel, Die Religion Zarathustras (1930), p.  123-127. En dernier
lieu, DSIE, p. 44-48.
37. Il y a une erreur de cas dans le texte, mais la correction (yahmāi
pour yō, d’après la seconde proposition relative) est évidente.
38. Emprunt turc meydan «  place  »  : at meydant «  l’Hippodrome  ».
On ne cite, comme apparenté, que le slave město « lieu ».
39. Et en outre «  large, au vaste établissement  », pǝrǝθu,
vouru.aštǝm  ; cf., en 95, Miθra même est dit (après le coucher du
soleil) «  celui qui vient, large comme la terre  » (yō zǝm.fraθō
avayāiti)  ; «  il touche en les effleurant les deux extrémités de cette
vaste terre, aux bornes lointaines  »  ; «  il voit tout ce qui se trouve
entre terre et ciel ».
40. Le mot est apparenté à latin socius «  allié  » (cf. secus
«  séparément  »)  ; sur ces mots, voir É. Benveniste, Les Mages dans
l’ancien Iran (1938), p.  10, 11 (et n.  1), 12 (et n.  2). Ce
rapprochement, sans réserve, mais sans explication, est mentionné
dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 1969, p. 337.
V. ci-dessus, p. 326.
41. É. Benveniste et L. Renou, Vr ̥tra et Vr ̥θragna, p. 62-63.
42. Dans le Yašt XVI.
43. De kaēθ- « instruire (des choses religieuses) ».
44. Cette qualification de razišta souligne –  dans le sens de la
réforme  – l’essence «  droite  » de Rašnu comme urukramá, urugāyá
« aux larges pas, à la large marche » expriment celle de Viṣṇu.
45. Dans le R̥ gVeda, à des points de vue divers, les principaux
patrons des routes sont Pūṣán (matériellement) et Aryamán
(socialement)  ; la strophe I, 90, 5 invoque conjointement Pūṣan et
Viṣṇu qualifié de evay van «  qui va vite  » et la strophe précédente
nomme expressément des dieux – dont Pūṣan – en tant que patrons
des routes ; cf. les deux noms rapprochés VI, 17, 11 ; 21, 9 ; VII, 35,
9 ; 44, 1 ; VIII, 27, 8 ; X, 66, 5.
46. La Religion védique, II, p. 414-415 ; je remplace seulement le mot
« vers » par « strophe ».
47. Die Religion des Veda, 2e  éd., p.  229, n.  1  : trad. française de
V. Henry, p. 190, n. 2.
48. Le Zend Avesta, I (1892), p. 401.
49. Pahlavi Texts, IV (=  SBE, XXXVII, 1892), p.  293, n.  2. Cf.
H.  Güntert, Der arische Weltkönig und Heiland (1923), p.  402 (et
p. 303, n. 2).
50. Šāyast nē šāyast, 17.
51. Dātastān i dēnīk, XXX.
52. Le verset  8 qualifie Rašnu  : «  toi qui accompagnes le mieux,
quand tu n’es pas offensé ».
53. L’explication de J. Darmesteter, Le Zend Avesta, II, p. 491, paraît
insuffisante : « Comme témoin universel, il est en tous lieux et par
suite l’appel du fidèle le suit d’un bout à l’autre du monde, de sorte
que le Yašt est constitué essentiellement par une énumération de
toutes les parties du monde. » Pourquoi la forme « ascensionnelle »
de cette énumération ?
54. En dehors du nom propre Rašnu, cet adjectif est employé une
fois au pluriel, au sens « les justes ».
55. Comme adjectifs, je ne vois que zōišnu (écrit zōišǝnu en
gāthique) «  tremblant  » à côté de zaēs`a «  qui fait trembler  », et
hiγnu «  libre de  » (étymologie  ?). Comme substantifs, noter bąšnu
«  hauteur, profondeur  » à côté de l’adjectif véd. bahú «  épais, fort,
abondant  », (superlatif báṃhiṣṭha), grec παχύς «  épais  »  ; pąsnu
«  poussière  », à côté de védique pāṃsú «  id.  », vieux slave pěsū-kū
« sable » ; cf. ci-dessus, p. 440, note 2.
56. Sur cette racine, v. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions…, I,
p. 9-14.
57. Quand ces adjectifs sont rapprochés de leurs contraires, rjú
«  droit  » s’oppose à vrjiná «  courbe  » et víṣvañc «  divergent  » à
sadhryáñc « convergent, uni ».
58. Et renforcent l’étymologie de Viṣṇu comme substitué à viṣu-. H.S.
Nyberg a interprété Rašnu autrement, comme dieu de l’ordalie : Die
Religionen des alten Iran (1938), p. 64-65.
59. Voir mon article «  Dieux cassites et dieux védiques, à propos
d’un bronze du Louristan  », Revue hittite et asianique, XI, fasc.  52
(1950), p.  18-37, que je compte reprendre et compléter dans une
prochaine Esquisse.
60. Voir par exemple les relevés de A.A. Macdonell, Vedic Mythology
(1897), p. 77-81, toujours excellent.
61. L’étymologie du mot *fra-vr ̥ti- est très discutée et je n’ai pas
qualité pour en juger. Sur les fravaši voir toujours les livres de
N.  Söderblom, Les Fravashis (1899) et La Vie future d’après le
mazdéisme (1901), et celui de J.H.  MOULTON, Early Zoroastrianism
(1913), p. 254-285.
62. Aojar, xšaθra : deux vieux mots de deuxième fonction.
63. Kaj Barr a utilisé le rôle différentiellement, classificatoirement
combattant des Fravaši, bien définies «  stridsånder imod de onde
magter  », sur un cas privilégié, celui de Zoroastre (Dēnkart, VII  ;
Zātspram, V-VI)  : «  Irans profet som τέλειος ά̓ νθρωπος  », Festskrifttil
L.L. Hammerich, 1952, p.  26-36. Les composantes soigneusement
préparées de la personnalité de Zoroastre sont : le xv arr (xv arǝnah),
marque de la puissance souveraine et religieuse  ; la fravahr
(fravaši) ; le tan gōhr (*tanu.gavaθra) « matière crescible du corps »,
préparée dans les eaux et plantes salutaires par les archanges
«  Santé et Non-mort  »  : Zoroastre se trouve ainsi équipé, pour son
œuvre, aux trois niveaux fonctionnels.
64. Elles sont si essentiellement guerrières que l’Avesta laisse
survivre en hapax, quand il s’agit d’elles, une importante notion
védique et prévédique partout ailleurs éliminée, celle de sanscrit v
ja « force violente », « élan vers le butin » : elles sont (23), et elles
seules, vazārǝtō (*vaza- + racine ar- « se mettre en mouvement »),
comme elles sont (ibid.), et elles seules –  autres mots
caractéristiques de deuxième fonction  – uγrārǝtō (uγra «  fort  »),
taxmārǝtō (taxma « héroïque »).
65. H.S. Nyberg, Die Religionen des alten Iran, p. 76, remarque que ce
Dāmōiš Upamana («  parèdre de Dāmi, du Créateur  ») n’apparaît
qu’associé au Vent et pense que Dāmi a été antérieurement une
appellation du vent.
66. Écho des mythes indo-iraniens de libération des eaux
atmosphériques par une bataille ?
Notes

1. Ci-dessus, p. 296, 437.


2. RRA2, p. 394-396.
3. Dans certains rituels indiens, un des officiants fait aussi « les pas
de Viṣṇu  ». Cf., dans l’épopée Kr̥ṣṇa et Arjuna, ME I, p.  211-212
(« les pas de Kr̥ṣṇa »).
4. Geldner traduit «  nach den Pflichten des Freundes  », ce qui est
bien improbable  : le rapprochement du terme dhárman et du nom
mitrá engage à reconnaître ici le dieu, comme dans l’expression
analogue de V 81, 4, où Geldner traduit bien : Mitra.
5. Dans le Mahābhārata, Kr̥ṣṇa est l’incarnation et la transposition
épique de Viṣṇu (ME I, p.  208-237)  ; son rôle d’ambassadeur, de
véritable fétial, à la veille de la guerre, à travers tout le cinquième
chant (Udyoga-Parvan), devra être considéré à la lumière de la
présente étude.
6. Tite-Live, I, 32, 6-8 ; Denys d’Halicarnasse, II. 72.
7. Cette interprétation est confirmée par celle que donnent les
Romains eux-mêmes de la scène rituelle d’entrée en campagne, où
ce ne sont plus les prêtres, mais le général qui agit  : il jette une
lance sur le sol ennemi et, par ce geste, prend mystiquement
possession d’un emplacement pour son camp (Servius II, Comment. à
l’Énéide, IX, 52 : Varro in Caleno ita ait : duces cum primum hostilem
agrum introituri erant, ominis causa prius hastam in eum agrum
mittebant, ut castris locum caperent). Les fétiaux n’ont pas à prendre
une possession symbolique du territoire ennemi, mais à y préparer
mystiquement les voies de l’armée qui viendra après eux.
8. Sur une légende irlandaise homologue, v. IR, p. 75-79 et 304.
9. RRA2, p. 177-178, 581-582.
10. J’examinerai ailleurs les articles consacrés à Quirinus par
M. Radke et Mme Porte dans ANRW.
11. Lucien Gerschel, «  Saliens de Mars et Saliens de Quirinus  »,
RHR2, CXXXVIII, 1950, p. 145-151.
12. FESTUS, 419 L2, RRA2, p.  185  ; ME II, p.  368 (cum apicibus
paludatae).
13. Cf. ME I, p. 71-73, à propos du déguisement d’Arjuna en maître
de danse.
14. Cf. une structure comparable à propos des mythes de l’Aurore
védique et des rites de la fête romaine de l’Aurore (Matralia) ME III,
p. 305-330.
15. DG, p.  57-76  ; Esq. 73, où l’on trouvera les références et les
discussions utiles.
16. A. de Brême, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae pontificum, IV, 26-
27.
17. Trop schématiquement, donc inexactement, mais il faut bien
disposer d’« étiquettes » brèves. Cf. ma discussion avec M. Gonda à
propos de telles étiquettes pour les dieux souverains (Varuṇa,
Mitra), DSIE, p. 77-79.
18. Pour ein-, v. ci-dessus, p.  359 (éka) et cf. Erik, *Ein-ríkr
«  l’unique puissant  », nom de plusieurs rois dont l’un, légendaire
sinon mythique, a les honneurs du chapitre 20 de l’Ynglingasaga et
de Saxo V, x (cf. all. Ainarich, Einrih) ; v. Arwid Johansson, Arkiv för
Nordisk Filologi, XLIX, 1933, p. 234-237.
19. On a même parfois pensé que Harii n’était pas le nom d’un
peuple, mais d’une société de guerriers  ; leur nom a peut-être
survécu dans celui des frères Herilunga, Harlunge de l’épopée
allemande  ; cf. Ludwig Weniger, «  Exercitus Feralis  », Archiv für
Religionswissenschaft, IX, 1906, p.  201-247 (avec des comparaisons
grecques) et le commentaire de Rudolf Much dans son édition de la
Germania, 1937, p. 382-386.
20. Sur les Valkyrjur, v. Jan de Vries, Altgermanische
Religionsgeschichte2, §§ 193, 582.
Notes

1. Gustav Neckel, Walhall. Studien über germanischen Jenseitsglauben,


1913.
2. Karl Helm, «  Die Zahl der Einherjar  », Arkiv för Nordisk Filologi,
XLII, 1926, p.  314-319. L’interprétation de Magnus Olsen, suivant
laquelle l’image de la Valhöll et des Einherjar aurait été suggérée
par le Colisée de Rome et les gladiateurs (μονο-μά χοι), n’est qu’une
ingénieuse et jolie construction. «  Valhall med de mange dörer  »,
Acta Philologica Scandinavica, VI, 1931-1932, p. 151-170 (repris dans
les Norrøne Studier, 1938)  ; cf. Jan de Vries, Altgermanische
Religionsgeschichte2, II, 1957, § 582, p. 378-379.
3. Telle est la description de l’Edda de Snorri, Gṿlfaginning, 38-41  ;
autre présentation dans l’Edda en vers, Grimnismál, st.  8-23 (où
apparaît la bière). À ces festins des Einherjar, on doit peut-être
comparer les célèbres repas que faisaient les Salii, au soir de leurs
journées de danses armées.
4. IX, 4, 29-37, notamment : 30. gr ̥he yat kṣatriyasyāpi nidhanaṃ tad
vigarhitam adharmaḥ sumahān eṣa yac chayāmaraṇam gr ̥he. Cf. XI, 26,
12-13. Edward W.  Hopkins, Epic Mythology, 1915, p.  109  : les r̥ṣi
expliquent à Rāma que les tués de la bataille de Kurukṣetra n’iront
pas au royaume des morts, chez Yama, mais directement au ciel (IX,
52, après 16, rejeté en note par l’édition de Poona : yamasya viṣayaṃ
te tu na drakṣyanti kadācana) : raison (18) : soulevée par le vent, la
poussière du champ de bataille les purifiera, même pécheurs, et les
portera au ciel.
5. ŚI. 35  : mudā nūnaṃ prapaśyanti yuddhe hy apsarasāṃ gaṇāḥ, cf.
Énéide, VII, 813, les jeunes gens et les femmes qui «  suivent des
yeux » la cavalière Camille : …iuuentus / turbaque miratur matrum et
prospectat euntem / attonitis inhians animis…
6. §  32 : Vos uero patriae natos iudico, quorum etiam nomen a Marte
est, ut idem deus urbem hanc gentibus, uos huic urbi genuisse uideatur.
In fuga foeda mors est, in uictoria gloriosa. Etenim Mars ipse ex acie
fortissimum quemque pignerari solet. Illi igitur impii, quos cecidistis,
etiam ad inferos poenas paricidii luent, uos uero, qui extremum spiritum
in uictoria effudistis, piorum estis sedem et locum consecuti.
7. V. ci-dessus, p. 301, et ci-dessous, p. 500.
Notes

1. Vr ̥tra et Vr ̥θragna = Cahiers de la Société asiatique, III, 1934.


2. Nominatif vǝrǝθrajå, etc.
3. Finnur Jónsson, Egils saga Skallagrímssonar, 1894, p. 30, note à 9,
3.
4. V. ci-dessus, p. 419-420.
5. «  Les archanges de Zoroastre et les rois romains de Cicéron,
retouches homologues à des traditions parallèles  », Journal de
psychologie, 43e  année, 1950, p.  449-465, repris avec des
modifications dans IR, 1969, deuxième partie, chapitre IV.
6. Renou, op. cit., p.  115-116  ; exceptionnellement les Aśvin sont
dits v., R̥V, VIII, 8, 9 et 22  ; sur cette attribution aux Aśvin, sur le
caractère trifonctionnel donné aux Aśvin par quelques hymnes du
huitième livre, v. «  Les trois fonctions dans le R̥ gVeda et les dieux
indiens de Mitani », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Classe
des Lettres, 5e série, vol. XLVII, p. 265-298 (cf. DSIE, p. 213-265).
7. Ombrien Tursa, Latomus XX. 1961, p.  253-257  : Mariages indo-
européens, 1979, p. 134-138.
8. Cf. avest. vǝrǝθrataurva joint à vǝrǝθragan dans Yašt XIV, 57,
Benveniste, op. cit., p. 20.
9. Benveniste, op. cit., p. 20-22.
10. r ̥jīṣín, épithète d’Indra, « vordringend, gerade drauf los eilend »
(Grassmann), «  Trinker des Trestersafts  » (Geldner), «  der weisse
Labung habende  » (Thieme). Autres formes de promotion d’Indra,
liées dans les hymnes à (pour, ou après) la victoire sur Vr̥tra, v.
Bernfried Schlerath, Das Königtum, 1960, p. 56, 58-59 ; il n’y a rien
de systématique dans les nombreuses allusions à un « avancement »
d’Indra.
11. « La promotion de Vahrām », RHR, CXXXIII, 1947, p.  5-18. On
ne saurait trop méditer l’avertissement final : « Nous commençons à
soupçonner l’importance des épurations que les mobeds ont pu faire
subir à une tradition religieuse, dont la diversité et l’exubérance
nous sont révélées au hasard des recherches et des découvertes.
Mais il serait erroné de compter sans les pertes fortuites qui ont pu
survenir, indépendamment de toute tendance, avant la fixation
écrite du canon (cf. Stig Wikander, Feuerpriester in Kleinasien und
Iran, 1946, p. 170-176). Des traditions oubliées ou excentriques ont
pu se conserver, même en milieu orthodoxe. On voit, en tout cas, le
parti qu’on peut encore tirer des manuscrits pehlevis, facilement
accessibles, mais qu’on néglige d’éditer  ; d’autres, dont on connaît
les titres par les catalogues de bibliothèques indiennes, paraissent
aussi pleins de promesses. Il faut souhaiter qu’on se hâte d’enrichir
notre trop maigre collection de données iraniennes. »
12. Avest. yazata «  digne de culte  », désignation des dieux
subordonnés à Ahura Mazdā (daēva étant devenu le nom générique
des démons)  ; les y. sont en dignité au-dessous des Amǝša Spǝnta
« Immortels Efficaces (Bienfaisants) », dans lesquels le zoroastrisme
a sublimé les anciens dieux canoniques des trois fonctions et la
déesse qui leur était jointe. M.  Kellens pense que ce nom ne
s’appliquait qu’à un nombre limité de divinités.
13. Le Mauvais Esprit prend ainsi forme et valeur d’«  adversaire
triple », v. ci-dessous, p. 518-524.
14. Benveniste, op. cit., p. 26.
15. Art. cit., p. 5-6. Les formules ne demandent pas en clair que les
dieux mentionnés donnent les privilèges désirés ; du moins font-elles
de ces dieux les étalons de mesure de ces qualités.
16. De *Varhragn < *Varθragna, Benveniste, op. cit., p.  82. Le dieu
est nationalisé arménien sous ce nom  ; quand il s’agit du dieu
iranien comme tel, les auteurs arméniens écrivent Vṙam, Wikander,
Feuerpriester…, p. 96, 101.
17. Agathange, 12 : k‘aǰut‘iwn hasc‘ē jez i k‘aǰn Vahagnē, ά ρετὴ ὑμῐν
φθά σῃ ά πὸ τοῡ ὲναρέτου ῾Hρακλέους. L’humaine vaillance
demandée ici à Vahagn comme à la source de toute vaillance rejoint
le thème central de Yašt XIV. D’autant plus que la vertu désignée
par les mots k‘aǰut‘iwn, ά ρετή, est une vertu active, offensive, tout
comme le complexe de qualités que recouvre le nom de
Vǝrǝθraǧna  ; cf. le cri des guerriers arméniens tuant les soldats de
Sapor, «  Pour le k‘aǰ Aršak (leur roi, que Sapor retient prisonnier
depuis de longues années)  !  », dans Fauste de Byzance, V, 5, et la
formule, vraiment «  vǝrǝθragnienne  », que Moïse de Khorène, I, 8,
attribue à un autre Aršak, roi des Perses et des Parthes  : sahmank‘
k‘aǰac‘ zēnn iwreanc‘, «  les frontières des vaillants (ce sont) leurs
armes, les vaillants ne connaissent d’autres frontières que celles de
leurs conquêtes  ». Dans l’Arménie préchrétienne, il semble que
K‘aǰk‘ ait désigné une sorte de Männerbund ; ils ont survécu dans le
folklore comme une race de génies plutôt démoniaques ; ils ont été
empruntés par les Géorgiens (ils jouent un rôle dans « L’homme à la
peau de tigre  ») et par les Ossètes  ; pour les premiers (K‘aǰi), v.
Georges Charachidzé, Le Système religieux de la Géorgie païenne,
1968, section VII, chap.  2 («  Saint Georges chez les Kadzhi  »),
p.  515-543  ; chap.  3 («  Retour de saint Georges et ses
conséquences  »), p.  545-557  ; pour les seconds (Kadzitœ), v.  mon
LH, 1965, p. 195-196, 202-204.
18. Moïse a créé un roi préhistorique Tigrane dont Vahagn est un
des trois fils, divinisé (astuacac‘eal). Sur cet arrangement, v.
Heinrich Gelzer, Die Anfänge der armenischen Kirche, 1895, p. 107.
19. Egils saga Skallagrímssonar, 27, 13 :… en fyrst, er af var gengit, Þá
váru Þeir ómátkari, en at vanđa.
20. V, sections  14 à 18. Publié par Adolf Holtzmann en 1841 dans
Indravidschaya, eine Episode des Mahābhārata. V. les autres versions
épiques, les unes proches de celle-ci, d’autres d’un type différent,
avec de nombreux points communs, dans Adolf Holtzmann, « Indra
nach den Vorstellungen des Mahābhārata ». Zeitschrift der deutschen
morgenländischen Gesellschaft, XXXII, 1878, p.  305-311, et dans
Edward W.  Hopkins, Epic Mythology, 1915, p.  129-132. Il y a des
versions très voisines dans les Purāṇa  : ainsi Bhāgavata-Purāṇa, II,
13, 10-17 (Indra, « dont Agni est le messager », habite pendant mille
ans au milieu des fibres d’une tige de lotus, 15).
21. Proprement « Rumeur » ; « boon-granting Rumor, an evil spirit
in Sūtras » (HOPKINS, op. cit., p. 130) ; « Divination » (Pr. Ch. ROY)  ;
« sorte d’oracle prédisant l’avenir » (Renou-Stchoupak-Nitti, s. v.).
22. V, 14, 9  : padmasya bhittvā nālan῀ ca viveśa sahitā tayā /
visatantupraviṣṭan῀ ca tatrāpaśyac chatakratum.
23. Holtzmann, art. cit., p. 309-310, ne doute pas, et il a raison, que
la «  quête  » du Feu, sur l’initiative de Br̥haspati, ne soit la forme
ancienne de l’épisode, et la « quête » d’Upaśruti, liée à l’histoire de
Nahuṣa, une forme retouchée. Mais la variante avec Upaśruti
reparaît au chant XII, 343.
24. V, 16, 11 : atha tatrāpi padmāni vicinvan bhāratarṣ́ abha
anvapaśyat sa devendraṃ visamadhyagataṃ sthitam.
25. Ibid., 16  : tvayā vṛtro hataḥ pūrvaṃ devarāja jagatpate (pūrvam
« antérieurement » ; ici à peu près « vient d’être tué » ?).
26. Renou, op. cit., 159, après Abel Bergaigne, sur le «  rôle
immense » de la racine vr ̥dh- « croître » en rapport avec Indra.
27. Sur ces synonymes de Vṛtrahan, v. Renou, op. cit., p. 117.
28. V. 18, 20 : sarvatra jayam āpnoti na kadācit parājaṿam.
29. Il s’agit d’un épisode bien différent des «  peurs  » qui saisissent
tant de dieux et de héros indiens (parfois Indra lui-même), iraniens
(Ātar, Tištriya), grecs, etc., avant l’exploit (à la vue du formidable
adversaire) ou au cours de l’exploit (après un premier échec).
30. Erknēr erkin ew erkir,
erknēr ew cirani cov,
erkn i covun unēr z-karmrik elegnikn.
әnd ełegan p‘oł cux elanēr,
әnd ełegan p‘oł boc‘ elanēr.
ew i boc‘oṿn patanekik vazēr.
na hur her unēr.
[apa t‘ē :]
boc‘ unēr murus,
ew ač‘kunk‘n ēin aregakunk‘.
On a souvent corrigé et recoupé ce chant de manière à obtenir des
vers plus réguliers  : notamment Mkritč‘ Emin, Vēpk‘ hnoyn
Haṿastani, 1880, p.  26  ; Eruand Lalayean, Azkakragan hantēs, I,
1895, p.  22 (qui souligne le procédé du «  parallélisme dans cette
technique poétique, et compare le cantique d’Exode, 15). Lukas
Patrubány, Beiträge zur armenischen Ethnologie, I, 1897 (cf. Hantēs
Amsoreaṿ, 1897, col.  123-124)  ; Louis H.  Gray, Revue des études
arméniennes, VI. 1926, p.  160, 162  ; le P.  Nerses Akinean, Hantēs
Amsoreaṿ, 1929, col.  320 et 698 (discussion avec le P.  Kerovpe
Sarkisean, Pazmavēb, 1929, p. 211). On admet généralement que, à
(avant) la huitième ligne, apa t‘ē « ensuite, que » est une formule de
liaison introduite par l’auteur ou par un copiste (mais Gray  :
« vraiment »). Aram Raffi, Armenia, its epics, folk-songs and mediaeval
poetry, 1916 (appendice à Zabel C.  Boyadjian, Armenia, legends and
poems), p.  139-140, a étudié divers aspects du fragment (les
diminutifs  ; cirani, qui signifierait variegated). Depuis la première
édition du présent livre, de nombreux articles ont traité de ce texte,
mais ils concernent des points de linguistique et de métrique : v. les
indications bibliographiques données par V.V.  Ivanov, «  Zametki
posravritelino-istoričeskoj indoevropejskoj poëtika  » dans To Honor
Roman Jakobson, III, p.  977-984. Sur Vahagn dans la littérature
arménienne, v. R.W. Thomson, Agathangelos (Albany), 1976, p. LXIII
et p. 444, n. 122-124 (cf. du même auteur, la traduction du poème
dans Moses Xorenac’i, History of Armenians, 1978, p.  123). Sur
J.R.  Russell, «  Zoroastrian Problems in Armenia  : Mihr and
Vahagn  », dans Th.  J.  Samuelian, Classical Armenian Culture, 1982,
p. 1-7,v. J.-P. Mahé, Revue des Études arméniennes, 17, p. 682.
31. L’essentiel de ce qui suit est repris de mon article «  Vahagn  »,
Revue de l’histoire des religions, CXVII, 1938, p. 152-170.
32. Hin hawatk‘ kam het‘anosakan krōnk‘ Hayoc‘, 1895, p. 294.
33. Il n’y a naturellement rien à retenir, sinon une leçon, de la
tentative de Grigor Khalatianz, Armjanskij épos v istorii Armenii
Moiseja Xorenskago, opyt kritiki istočnikov, 1896, I, p.  201-208  ; II,
p. 51 : l’auteur pensait que le passage de Moïse relatif à Vahagn, y
compris le fragment du chant, était un savant puzzle composé de
«  formules  » prises à la Bible (Job, XLI, 18-23  : «  ses yeux sont
comme l’étoile du matin…, une fumée monte de ses narines…, une
flamme monte de sa bouche » ; I Rois, XVII, 12 (sic) : « un petit jeune
homme blond, David ») ; à l’Apocalypse (IX, 2 : « une fumée montait
du puits… » ; IX, 17 ; XIX, 11-15 : « et ses yeux étaient une flamme de
feu  »  ; X, 1  : «  et sa face comme le soleil  »)  ; à Eusèbe, à quelques
textes d’Agathange, de Philon, de la Chronographie de Širakac‘i.
34. En arménien moderne, vazel est le mot ordinaire pour
« courir » ; dans l’ancienne langue, il signifiait « bondir, sauter ».
35. Cf. le rapide chameau, incarnation de Vayu, «  Vent  » (Dēnkart,
IX, 23), dont Benveniste, op. cit., p.  35, rapproche le chameau
incarnation de Vǝrǝθraǧna.
36. Cf. le sanglier « … qui devance son adversaire », incarnation de
Vǝrǝθraǧna comme compagnon de Miθra au Yašt X : Benveniste, op.
cit., p. 35.
37. La valeur «  faucon  » est démontrée par le mot sogdien
apparenté, Benveniste, op. cit., p. 34.
38. Op. cit., p. 62-63, et ci-dessus p. 443-444.
39. Dans le Mahābhārata, ce sont les explorations de Feu dans le
Ciel, sur la Terre et dans les Eaux qui seules gardent cette
vertigineuse vitesse.
40. Benveniste, op. cit., p. 39, 72, 84 n. 4 ; Wikander, Feuerpriester…,
1946, p.  106-111, 166-167. On ne saurait trop faire attention à ce
thème indien et arménien du « feu dans l’eau » ; Hermann Güntert,
Der arische Weltkönig und Heiland, 1923, p. 20, n. 1, l’a bien mis en
valeur, rapprochant le séjour de l’Agni védique dans l’eau (et dans le
suc des plantes) de ce que le chant arménien dit de la naissance de
Vahagn (sur Apām Napāt, le feu en tant que résidant dans les eaux,
v. ME III, p.  21-27). Déjà Mkrtič‘ Emin avait senti l’importance de
ces rapports  : c’est une des parties qui restent utiles de son travail
Vahagn-Višapak’ał armjanskoj mifologii est’ Indra-Vritrahan Rig-Vedy,
1873, repris dans le recueil des Izslědovanija i stat’i… de l’auteur,
1896, p.  61-83 (Vahagn et Agni, p.  82-83)  ; cet article d’Emin
provoqua une riposte-pamphlet de Kerovpe Patkanean (1873), à
quoi Emin répondit (1874)  ; dans l’ensemble, Patkanean a raison
(Emin niait que Vahagn fût emprunté aux Iraniens, l’expliquait par
un composé «  veh + un nom de feu  » recouvrant sanscrit agni,
traduisait mal erkn… unēr dans le troisième vers du fragment, etc.).
41. Cela répond à l’objection d’Ugo Bianchi, Zamān i Ōhrmazd,
1958, p. 36 ; la discussion des p. 35-39 ne porte que si l’on admet
(Louis Renou, 1934  ; moi-même en 1938) que Vr ̥trahán a d’abord
été le nom d’un personnage divin ou héroïque distinct d’Indra, mais
non si l’on considère, comme il est fait ici, Vr ̥trahán comme une
épithète, un titre, dont Indra est le bénéficiaire exemplaire  ; de
même Vǝrǝθraǧna n’est pas un titre comme Vr ̥trahán, vǝrǝθragan,
mais, tiré de ce titre, le nom d’un dieu imaginé par les réformateurs
pour recevoir une partie de la mission purifiée d’Indra. Quant aux
critiques faites, p. 39-40, à des passages du Festin d’Immortalité et du
Problème des Centaures, je les accepte d’autant plus volontiers que
j’ai plusieurs fois dit, et bien avant 1958, mon sentiment sur ces
livres de jeunesse : v. en dernier lieu ME I, p. 11-15.
42. Il se peut qu’il y ait un vestige, très élaboré, du thème du roseau
marin servant d’abri à un héros vainqueur (ou futur vainqueur),
dans le Grand Bundahišn : éd. B.T. Anklesaria. Zand Ākāsīh, Iranian
or Great Bundahišn, Bombay, 1956, XXXV, 38 : « Elle [la Révélation,
l’Écriture…] dit aussi  : le xvarrah de Frētōn [=  le xvarәnah de
Θraētaona, le vainqueur du Tricéphale, v. ci-dessus, p.  96] repose
dans la mer Fraxvkart, dans la tige d’un roseau. » Suit une singulière
histoire  : «  Nōtarga, ayant par sorcellerie fait une vache pat būzdat
(c.-à-d. sans doute  : ayant transformé une vache en bouc sauvage
( ?), J. de Menasce, communication personnelle ; cf. le bouc sauvage
comme neuvième incarnation de Vǝrǝθraǧna ?), pendant un an il lui
donna des roseaux moissonnés  : ayant ramené la vache et l’ayant
traite, il donna de son lait à ses trois fils…  » (v. aussi Harold
W.  Bailey, Zoroastrian Problems in the Ninth Century Books, 1943,
p. 27, n. 2, d’après le manuscrit, moins bon, publié en 1908 par B.T.
Anklesaria  ; Edward W.  West, SBE, V, p.  138). L’étroite liaison du
xvarәnah et de Vǝrǝθraǧna est établie, v. Benveniste, op. cit., p. 7, 31,
et surtout 49-50  : «  L’épithète de barō.xvarәna- […] n’est donnée à
nul autre que Vǝrǝθraǧna […]. Mais barō.xvarәna- n’est pas un
simple doublet de xvarәnahvant […]. Le premier membre barō- doit
se comprendre avec son sens concret, de même que xvarәnah évoque
l’image également concrète du nimbe royal. Vǝrǝθraǧna passait
donc pour le «  porteur de xvarәnah  ». De quelle manière il faut
l’entendre, la tradition pehlevi l’indique […]. On figurait le xvarәnah
par une bannière que portait Vǝrǝθraǧna.  » Un passage du Grand
Bundahišn y fait écho  : Vahrān est le porte-étendard des Izeds
[= yazata, ci-dessus, p.  108, n.  2] célestes  : il n’en est pas de plus
victorieux que lui, tenant toujours l’étendard pour la victoire des
dieux. » Il est remarquable, dans ces conditions, qu’il soit dit que le
xvarәnah de Θraētaona (héros victorieux, directement animé par
Vǝrǝθraǧna) soit placé, comme Vahagn, dans une tige de roseau qui
se trouve elle-même dans une mer. Comme il est arrivé pour
d’autres mythes prémazdéens, le thème a été transporté –  sans le
roseau, vraiment propre à Θraētaona  – sur Zoroastre et ses fils,
Grand Bundahišn (1956), XXXIII, 36 (cf. Bailey, l. c.), le xvarrah de
Zoroastre est conservé dans la mer Kayansah, à la garde du xvarrah
des eaux, et servira à féconder les mères des trois fils posthumes du
prophète, des Sauveurs.
43. Ce qui suit transcrit quelques passages de Horace et les Curiaces,
1942 (v.  ci-dessus, p.  300), p.  37-38, 41-44, 58-59. Je remercie la
direction des Éditions Gallimard de m’avoir autorisé à reproduire ce
texte.
44. Telle est la version du Book of Leinster. Celle du Yellow Book of
Lecan et du Lebor na h-Uidre est sensiblement concordante  : les
divergences sont relevées dans Rudolf Thurneysen, Die irische
Helden- und Königsage, I, 1921, p. 125-139 ; pour la partie citée ici :
c’est le guetteur du roi qui donne l’alerte ; le jeune Cúchulainn, sur
le point de pénétrer dans Emain Macha, jure « par le dieu par lequel
jurent les Ulates  » que, si aucun guerrier ne vient lui offrir le
combat, il versera le sang de tous ceux qui sont dans la ville. Le roi
ordonne alors aux femmes de se mettre nues devant le garçon ; elles
obéissent, conduites non par Scandlach, mais par la propre femme
de Conchobar, la reine Mugain  : «  Voici, dit Mugain (variante  :
Férach) au héros en lui montrant ses seins, voici les guerriers qui
vont combattre contre toi…  » Pudique, Cúchulainn se couvre le
visage. Les hommes d’Emain profitent de ce mouvement pour le
saisir et le tremper dans les trois cuves. Quand il est calmé, Mugain
lui passe un vêtement magnifique, et il prend place aux pieds de
Conchobar.
45. La signification du geste des femmes est controversée : v. Horace
et les Curiaces, p.  44-50  ; Jacques Moreau, «  Les guerriers et les
femmes impudiques », Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire
Orientales et Slaves (Bruxelles), XI (=  Mélanges Henri Grégoire, III),
1951, p.  283-300 (republié dans Scripta minora, Annales Univ.
Saraviensis, Philos. Fac., I, 1964, p.  200-211)  ; Françoise Le Roux,
« Pectore nudo », Ogam, XVIII, 1966, p. 369-372. Sur la « chaleur »
de Cúchulainn, v. Alwyn et Brinley Rees, Celtic Heritage, 1961,
p. 248-249, et généralement, p. 244-258 (« Youthful Exploits »).
46. Franz Boas, The Social Organization and the Secret Societies of the
Kwakiutl Indians, 1897, p. 437-446 ; Id., « Sixth Report on the North-
Western Tribes of Canada », dans Report of the Sixtieth Meeting of the
British Association for the Advancement of Science (Leeds, 1890),
1891, p.  63-66 (=  p.  615-618 de l’ensemble)  ; James G. Frazer,
Totemism and Exogamy, III, 1910, p.  521-526, a donné un bon
résumé et quelques extraits de la documentation.
47. Sur Batradz, v. mes Légendes sur les Nartes, 1930, p. 50-74, 179-
189 ; Le Livre des héros, 1965, p. 173-235 ; ME I, 1968, p. 460-462,
485-496, 570-575.
Notes

1. ŚatapathaBrāhmaṇa, IV, 1, 3, 1-4.


2. Benveniste, op. cit., p. 35, dont je reproduis la traduction.
3. V. l’état de la question (depuis Jarl T. Charpentier, Kleine Beiträge
zur indoiranischen Mythologie, 1911, p. 25-68, 2 : « Die Inkarnationen
des Vǝrǝθraǧna ») dans Benveniste, op. cit., p. 32, 194-195.
4. Pour des comparaisons plus larges, v. Geo Widengren, Der
Feudalismus im alten Iran, 1969, p.  150-151. On pensera aussi aux
cinq enseignes animales de l’armée romaine avant Marius  ; la
plupart des espèces utilisées se retrouvent parmi les incarnations de
Vǝrǝθraǧna.
5. Über altisländische Berserkergeschichten, Program des
heidelbergischen Gymnasiums, 1912.
6. Danmarks Heltedigtning, I, 1903, chap. II.

7. Altgermanische Jünglingsweihen und Männerbünde, 1927, p. 43-82.


8. Kultische Geheimbünde der Germanen, I, 1934.
9. Sur Heđinn, v. Höfler, op. cit., p. 167-168.
10. Naturellement, les guerriers ne sont pas seuls à se
métamorphoser  : les sorciers et leurs dieux, et ceux qui leur
ressemblent (dans le Nord, Óđinn, Loki, etc.), prennent toutes sortes
de formes. Celles que revêtent les guerriers, berserkir ou Vǝrǝθraǧna,
sont commandées plus strictement par leur fonction  ; v. Jan de
Vries, Altgermanische Religionsgeschichte2, I, 1956, p.  454, 492-
496 ; II, 1957, p. 95-99.
11. Sur tout ceci, v. Lucien Gerschel, «  Un épisode trifonctionnel
dans la saga de Hrólfr Kraki  », Collection Latomus, XLV
(= Hommages à G. Dumézil), 1960, p. 104-116. Il s’agit des chapitres
17-29 de la saga. L’auteur a reconnu, entre les goûts et les vocations
des trois frères, une disposition selon les trois fonctions (brigand
avide de richesse ; roi ; pur guerrier).
12. Sur ce Mabinogi, il existe un livre très savant, qui rassemble une
abondante matière folklorique, philologique, comparative, mais
dont la méthode est fondamentalement erronée  : William John
Gruffydd, Math vab Mathonwy, 1928. Malgré cet auteur et quelques
autres, il n’y a pas lieu d’attribuer à l’Irlande la matière du récit. V.
maintenant mon Esq. 59, « La quatrième branche du Mabinogi et la
théologie des trois fonctions. »
13. Amaeth «  laboureur  », gov (pl. govaint) «  forgeron  » (govaniaeth
«  art du forgeron  »), encore en gallois moderne (orthographié gof,
etc.). Les noms des autres enfants de Don n’ont pas d’étymologie
certaine. Gilvathwy (variantes Gilvaethwy, Cilv.) contient peut-être un
premier terme apparenté à irl. gilla « garçon, knight » : Gruffydd, op.
cit., p.  205. Il existe d’autres listes, postérieures et visiblement
altérées, des Enfants de Don. Sur ce groupe, v. Alwyn et Brinley
Rees, Celtic Heritage, 1961, p. 50-53.
14. Tri meib Gilvaethwy en(n)wir,
tri chenrysseddad kywir,
Bleiddwn, Hyddwn, Hychtwn hir.
15. Gruffydd, op. cit., p. 320, a cherché sans vraisemblance dans cen-
(cyn-) le nom du chien et traduit… « wolf-men ». L’élément -dwn des
trois noms propres n’est pas clair non plus. À propos des
métamorphoses, Gruffydd écrit, p.  315  : «  The three sons of
Gilvaethwy, born as animals from human parents in animal form, and
afterwards transformed into human shape, have analogies, as we have
seen, in other lands. In other instances, however, these human animals
remain in their animal forms, and become famous in legend as the best
animals of their species [p. ex. le chien Guinaloc, le sanglier Tortain,
le cheval Loriagor, dans « Caradoc et le serpent », publié par Gaston
PARIS, Romania, XXVIII, 1899, p.  214-231, –  matière sûrement
galloise]. I know of no story in which these human animals are
transformed into human shape.  » P.  276-277, Gruffydd cite la
naissance du « Half-Slim Champion » : un homme est transformé en
loup par sa femme et poursuivi par une meute qu’elle lance contre
lui  ; il s’échappe et se réfugie dans une île, au milieu d’un lac. En
dehors de lui, il n’y a dans cette île qu’une louve, c’est-à-dire une
femme qui a été aussi transformée en louve à une semaine de mettre
un enfant au monde – et son fils ne pourra naître normalement que
si elle est rendue à la forme humaine ; un jour, affamés, épuisés, ils
se rencontrent  ; à demi endormi, il rêve qu’il a près de lui un
agneau  ; il le saisit, s’éveille, et voit qu’il a ouvert le flanc de la
louve ; devant lui se tient un petit garçon qui, en un instant, atteint
la taille d’un homme : ce sera le « Half-Slim Champion ».
16. Gruffydd, op. cit., p. 290, n. 27 : « It must be remembered that the
transformation of a pair –  a man and a woman  – into animals is
common in folklore, and the transformation of two men into animals of
different sexes (as far as I am aware) unknown. »
17. III, 260, 7-13, notamment :
   7. viṣṇoḥ sahāyān r ̥kṣīṣu vānarīṣu ca sarvaśaḥ
janayadhvaṃ sutān vīrān kāmarūpabalānvitān.
   11. śakraprabhr ̥tayaś caiva sarve te surasattamāḥ
vānararkṣavarastrīṣu janayām āsur ātmajān.
Notes

1. Renou, op. cit., p. 118-120 : le préverbe vi, impliquant ouverture


par séparation en deux, est caractéristique de la manière dont Indra
tue Vr̥tra  ; p.  127  : un seul passage du R̥ gVeda présente Vr̥tra
comme provocateur  ; un seul dit qu’il s’élance  ; p.  130-133  : Vr̥tra
est sans armes.
2. P.  123-124 de Willem Caland, «  Kritisch-exegetische
Bemerkungen zu den Brāhmaṇas  », Wiener Zeitschrift für die Kunde
des Morgenlandes, XXVI, 1912, p. 107-126. Après avoir rapproché les
vieux textes et le Mahābhārata, Caland écrit  : «  Die Vorschrift, dass
der Zimmermann, der ja beim Tieropfer zur Anfertigung des Opferpfahles
beteiligt ist, den Kopf des Opfertieres erhält, ist mir aus keiner anderen
Quelle bekannt.  » Une donnée rituelle voisine, dans le mythe
étiologique de laquelle intervient l’ouvrier divin ou son fils le
Tricéphale, est l’interdiction de manger la cervelle  : v., avec une
concordance iranienne, «  Deux traits du monstre tricéphale indo-
iranien », Revue de l’histoire des religions, CXX, 1939, p. 5-20 (encore
valable, sauf les p. 17-20, dont les perspectives ont été modifiées par
le chapitre V de Naissance d’archanges, 1945).

3. Ce qui suit est pris de Horace et les Curiaces (v. ci-dessus, p. 300-
301, note. 1), p. 128-130.
4. Le monstre à trois têtes nord-américain est en général appelé dans
la littérature «  double-headed snake  »  ; dans les mythes, il est, en
effet, bicéphale  ; dans les rituels, il est bi- ou tricéphale comme
mannequin, tricéphale comme masque ; un beau masque kwakiutl se
trouve reproduit, d’après Boas, dans Hartley B. Alexander, vol.  X
(North American) de The Mythology of All Races, 1916, pl.  XXXI, 2,
entre les pages 246 et 247, avec le commentaire : « The face in the
middle represents the “man in the middle of the serpent”, with his two
plumes  ; at each end are plumed serpent heads with movable tongues,
which by means of strings can be pulled back and out. The two sides of
the mask [=  les deux têtes de serpent] can be folded forward and
backward.  » Gottfried W. Locher, The Serpent in Kwakiutl Religion,
1932, est quelque peu confusionniste, mais contient beaucoup de
faits (bibliographie, p. 115-118). Le double-headed snake n’est qu’un
cas particulier des serpents mythiques qui jouent un si grand rôle
dans les représentations des Indiens de l’Amérique du Nord,
notamment dans l’ensemble siou (lutte du Serpent et de l’Oiseau-
Tonnerre, etc.) ; il rappelle le serpent à (trois) plumes du Mexique,
le serpent à cornes des tribus des Pueblos. Les documents utilisés ici
sont : Bella-Coola : Franz Boas, « The Mythology of the Bella-Coola
Indians », dans The Jesup North Pacific Expedition, I, 1900, p. 28, 44-
45 : – Kwakiutl : Boas, « Sixth Report on the North-Western Tribes
of Canada  », dans Report of the Sixtieth Meeting of the British
Association for the Advancement of Science (Leeds, 1890), 1891, p. 67-
68 (=  p.  619-620 de l’ensemble)  ; ID., Indianische Sagen von der
Nord-Pacifischen Küste Amerikas, 1895, p.  160  ; ID., The Social
Organization and the Secret Societies of the Kwakiutl Indians, 1897,
p. 370-374, 482, 514, 713 ; F. Boas and G. Hunt, « Kwakiutl Texts »,
I, dans The Jesup Expedition…, III, 1905, p.  60-63  ; ID., «  Kwakiutl
Texts », II, dans The Jesup Expedition…, X, 1, 1905-1908, p. 103-113,
192-207  ; –  Utamqt, Squamish, Comox  : Boas, Indianische Sagen…,
1895, p. 56-61, 65-68 ; James A. Teit, « Mythology of the Thompson
River  », dans The Jesup Expedition… VIII, 2, 1913, p.  269. Voici
quelques données :
Présentation générale du Sīsiutl, ambivalent, des Kwakiutl (Boas,
Social Organization…, p.  371-372)  : «  Perhaps the most important
among these [fabulous monsters] is the Sīsiutl, the fabulous double-
headed snake, which has one head at each end, a human head in the
middle, one horn on each terminal head, and two on the central human
head. It has the power to assume the shape of a fish. To eat it and even
to touch or to see it is sure death, as all the joints of the infortunate one
become dislocated, the head being turned backward. But to those who
enjoy supernatural help it may bring power  ; its blood, wherever it
touches the skin, makes it as hard as stone  ; its skin used as a belt
enables the owner to perform wonderful feats, it may become a canoe
which moves by the motions of the Sīsiutl fins  ; its eyes, when used as
sling stones, kill even whales. It is essentially the helper of warriors. »
Résumé (fait par Alexander, op. cit., p. 243), d’un mythe squamish :
« A Squamish myth [Boas, Ind. S., p. 58-61] tells of a young man who
pursued the serpent Senotlke for four years, finally slaying it ; as he did
so, he himself fell dead, but he regained life and, on his return to his own
people, became a great shaman, having the power to slay all who beheld
him and to make them live again –  a myth which seems clearly
reminiscent of initiation rites. »
Description de la danse Tōq’uit des Kwakiutl (Boas, Report…,
p.  619)  : «  Tōq’uit is danced by women, the arms of the dancer being
raised high upward, the palms of her hands being turned forward. The
upper part of the dancer’s body is naked  ; hemlock branches are tied
around her waist. She has four attendants, who always surround her.
The dance is said to have been originally a war-dance. The warriors,
before going on an expedition, went into the woods in order to meet the
double-headed snake, the Sīsiutl, which gives them great strength and
power. After returning from the woods, they engage a woman to dance
the Tōq’uit. Very elaborate arrangements are made for this dance. A
double-headed snake, about twenty feet long, made of woods, blankets
and skins, is hidden in a long ditch, which is partly covered with boards.
Strings are attached to it, which pass over the beams of the house and
are worked by men who hide in the bedrooms. As soon as the dancer
appears, the people begin to sing and to beat time. In dancing the woman
acts as though she were trying to catch something  ; and when she is
supposed to have got it, she throws back her hands and the Sīsiutl rises
from out of the ground moving his heads […] Finally the snake
disappears in the ditch. » À un autre moment du rituel (p. 619-620),
une figure monstrueuse surgit derrière les spectateurs  : «  It consists
of a series of flat carved boards, which are connected on their narrow
sides by plags, which are passed through rings of cedar ropes. It has two
or three points on top and is ornamented with mica. It is intended to
represent the Sīsiutl. »
5. La version la plus circonstanciée est dans Al Tha‘ālibī, Histoire des
rois de Perse, éd. et trad. par Hermann Zotenberg, 1900 (rééd.
photogr., Téhéran, 1963), p. 18-23 ; v. « Deux traits… » (ci-dessus,
p. 520, note. 1), p. 12.
6. J’ai jadis pensé à interpréter d’une manière analogue le Tarvos
Trigaranos, le « taureau à trois grues  » de deux monuments gaulois
(Lutèce, Trèves), Horace et les Curiaces, 1942, p.  133. Depuis ce
temps, d’autres explications, mieux appuyées dans les faits
proprement celtiques, ont été proposées.
7. Ce qui suit est repris de MDG, 1939, p.  93-98. Les textes sont
commodément réunis dans Raymond W. Chambers, Beowulf 3, 1959,
p. 132-133, (Saxo), 138-146 (saga), 182-186 (rimur).
8. Ursum quippe eximiae magnitudinis obuium sibi inter dumeta factum
iaculo confecit [Biarco] comitemque suum Hialtonem, quo uiribus maior
euaderct, applicato ore egestum beluae cruorem haurire iussit : creditum
namque erat, hoc potionis genere corporei roboris incrementa praestari.
La pratique est attribuée aux berserkir (cf. Achille chez le Centaure
Chiron, les Luperques, ou du moins leurs prototypes dans le mythe
étiologique…)  : ils mangeaient de la viande crue et buvaient du
sang. Le motif, littérarisé, est fréquent dans les traditions du Nord et
d’autres pays, V. James G. Frazer, The Golden Bough3, V, Spirits of the
Corn and of the Wild, II, 1912, chap.  XII (p.  138-168).
«  Homoeopathic magic of a flesh diet  »  ; cf. ma Saga de Hadingus,
1953, p. 44 et n. 4.
9. Où Axel Olrik voit avec raison le souvenir romancé de troupes de
berserkir.
10. Ce qui suit est repris de MDG, 1939, p. 99-105. Deux articles de
la Festschrift Felix Genzmer, Edda, Skalden, Saga, 1952, ont été
consacrés à l’épisode de Hrungnir  : Hermann Schneider, «  Die
Geschichte vom Riesen Hrungnir  », p.  200-210  ; Kurt WAIS,
«  Ullikummi, Hrungnir, Armilus und Verwandte.  » p.  211-261 (sur
2
quoi v. Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte , II, 1957,
p. 136, n. 2).
11. Jan de Vries, ibid., p. 430-431.
12. Un trait vertical avec, dans le haut, partant du milieu de ce trait
et plus courts de moitié, deux traits obliques divergents  ; ce signe
vaut hr.
13. Voir Revue celtique, XV, 1894, p.  304. Cecht est traduit par
Cormac (« pouvoir ») ; le mot se retrouve dans le nom du médecin
des Tuatha Dé Danann, Dian Cecht. Dans une note à ce paragraphe
du Dindṡenchas, l’éditeur, Whitley Stokes, écrit : « Mac Cecht, one of
the Tuatha Dé Danann, or, more probably, Conaire’s champion. »
14. Après la mort de Meche, Mac Cecht brûle les cœurs et jette la
cendre dans une rivière qui se met à bouillir et où tous les poissons
meurent. Plaine et rivière reçoivent alors de nouveaux noms.
15. Déjà une indication dans un sens voisin est donnée par
Christianus C. Uhlenbeck, Acta Philologica Scandinavica, I, 1926,
p.  299 (à propos de Gudmund Schütte, Dänisches Heidentum,
p.  134)  : «  Die Geschichte des artifiziellen Riesen Mökkurkálfi beruht
vielleicht auf wirklich geübten Zauberbrauch. Die Herstellung artifizieller
Tiere um Feinde zu töten findet sich bei den grönländischen Eskimo (s.
H[einrich] J[ohannes] Rink, Tales and Traditions of the Eskimos,
S. 53, 151 f., 201 f., 414 ff., 457 f.). »
Notes

1. Cf. mon article «  Horwendillus et Aurvandill  ». Du mythe au


roman, 1970, p. 173-177.
2. Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte2, II, 1957, p. 389 :
l’auteur rapproche aussi les clous (reginnaglar) des «  poteaux du
siège d’honneur » (öndvegissúlur).
3. Ces signes ont été étudiés, comparativement avec des figures de
monnaies gauloises, par Marie-Louise Sjoestedt-Jonval, «  Légendes
épiques irlandaises et monnaies gauloises, recherches sur la
constitution de la légende de Cúchulainn », Études celtiques, I, 1936,
p. 1-77 (avec planche, p. 42-43). La thèse est sûrement fausse : les
particularités de l’Irlandais Cúchulainn n’ont pas été produites par
d’ingénieuses interprétations de figures gauchement tracées par des
Celtes du continent  ; mais l’idée du rapprochement est bonne et la
documentation précieuse ; la « lune de héros » est traitée p. 11-12,
14-16.
4. Cf., sur des monnaies gauloises, M.-L.  Sjoestedt, art. cit., p.  19  :
«  Le développement monstrueux de l’œil, qui est de plus déplacé
vers le bas, au point de se trouver vers le milieu de la joue, à la
hauteur de l’aile du nez, est une des caractéristiques les plus
frappantes de diverses séries de pièces armoricaines de style bas,
attribuées aux Curiosolites [références], ainsi que des monnaies des
îles anglo-normandes. Il arrive même que l’œil du côté opposé soit
indiqué par un point (« aussi petit qu’un chas d’aiguille »), le profil
apparaissant alors comme légèrement tourné vers les trois quarts
[références]. »
5. Egils saga Skallagrímssonar, 45, 6-11.
6. § 9 Þá hleypđi hann annarri brúninni ofan á kinnina, en annarri upp í
hárrœtr. Egill var svarteygr ok skolbrúnn. Le sens de ce dernier mot est
discuté, v. la note de Finnur Jónsson à son édition (1894), p. 160 ; il
se rallie à l’interprétation «  cui supercilia contigua sunt  » (contre
« aux sourcils bruns » ; « aux sourcils obliques »).
7. § 11 : En er Egill settiz niđr, dró hann hringinn á hönd sér, ok Þá fóru
brýnn hans í lag. Sur les « attitudes de parade » des Vikings, v. Paul
Herrmann, Die Heldensagen des Saxo Grammaticus, 2, Teil,
Kommentar  : Erläuterungen zu den ersten neun Büchern der Dänischen
Geschichte, 1922, p. 126 et n. 2.
8. XIV, 89, 2-8. Sur la répartition des tâches entre les cinq Pāṇḍava,
suivant leurs «  natures fonctionnelles  », pendant les préparatifs du
sacrifice du cheval (Wikander), v. ME I, p. 101-102.
9. Śl. 7-8 :
na hy asya nr ̥pate kin῀cid aniṣṭam upalakṣaye
r ̥te puruṣasiṃhasya piṇḍike’ syādhike yataḥ.
tābhyāṃ sa puruṣavyāghro nityam adhvasu vartate.
na hy anyad anupaśyāmi yenāsau duḥkhabhājanam.
Nombreuses variantes  : à aniṣṭam (Poona)  : saṃkliṣṭam, saṃśliṣṭam,
saṃhr ̥ṣṭam ; à piṇḍike ’syādhike yataḥ : piṇḍike ’syātikāyataḥ (Poona),
-kāyake, -kāyike (« excessivement développées ») ; à duḥkhabhājanam
(«  réceptacle de malheur  »)  : duḥkhabhāgjayaḥ (Poona) ou bhavet
(« il faut qu’il soit ») ; piṇḍikā désigne toute protubérance arrondie,
mais a sûrement ici le sens de « cheek-bone, pommette ».
Draupadī, la femme commune des cinq frères Pāṇḍava, qui a une
préférence pour Arjuna (cf. XVII, 2, 6, pakṣapāta), supporte mal
cette sorte de contestation de la beauté parfaite du héros et lance un
mauvais regard à Kr̥ṣṇa – lequel, dans son affection pour Arjuna, se
réjouit de cette réaction féminine.
Notes

1. « Jaillies d’une racine commune » (Note de H. C.-B.).


2. « Que nous pouvons nous représenter facilement » (H. C.-B.).
3. « Plus grand dieu » (H. C.-B.).
4. « Représentations superficielles » (H. C.-B.).
Notes

1. La Germanie est ajoutée à titre d’information, mais elle se signale


par plusieurs particularités. Cf. infra les tableaux des p.  149 à 169
(H. C.-B.).
Notes

1. Corpus Inscriptionum Latinarum (H. C.-B.).


2. Georges Dumézil a publié dans Les Dieux souverains… une
traduction de ce passage, sans coupures :
La nation des Suéons a un temple célèbre, appelé Ubsola, situé non
loin de la ville de Sictona. Dans ce temple, tout orné d’or, le peuple
rend un culte à trois statues de dieux, Thor, le plus puissant,
siégeant au milieu, entre Wodan et Fricco. Les significations de ces
dieux sont les suivantes  : Thor, disent-ils, est le maître de
l’atmosphère et gouverne le tonnerre et la foudre, les vents et les
pluies, le beau temps et la moisson  ; le deuxième, Wodan, c’est-à-
dire la Fureur, dirige les guerres et fournit à l’homme la vaillance
contre les ennemis ; le troisième, Fricco, procure aux mortels la paix
et le plaisir et son idole est munie d’un membre énorme. Wodan est
représenté armé, comme on fait chez nous pour Mars, tandis que
Thor, avec un sceptre, paraît imiter Jupiter.
À tous leurs dieux sont attachés des prêtres pour présenter les
sacrifices du peuple. Si la peste ou la famine menace, c’est à l’idole
Thor qu’ils font offrande  ; pour la guerre, à Wodan  ; si des noces
doivent être célébrées, à Fricco.
3. Heimdalh, que Georges Dumézil avait d’abord interprété comme
un « dieu de commencement », homologue de Janus, a des fonctions
plus complexes, que Dumézil a réunies sous l’appellation de «  dieu
cadre » (H. C.-B.).
4. Dans ce tableau, Georges Dumézil a respecté l’usage linguistique
qui recommande, dans un couple de noms, de citer en premier le
plus court. Mais, d’un point de vue théologique, les dieux de la
première fonction doivent être inversés : Jupiter est plus important
que Dius Fidius, Varuṇa que Mitra, Ođinn que Tẏr (H. C.-B.).
Notes

1. a)  Il n’apparaît pas plus de deux provinces dans le domaine des


dieux souverains  : il n’y a, symétriques, que la moitié Mitra et la
moitié Varuṇa ;
b)  mais chacun de ces dieux, dans sa moitié, a deux associés, qui
sans doute le déchargent ou l’assistent pour une partie précise de
son office ;
c)  en outre l’existence des couples Aryaman-Dakṣa, Bhaga-Aṃśa,
suggère que les auxiliaires de Mitra et de Varuṇa se répondent terme
à terme, assurent des services comparables l’un dans la moitié Mitra,
l’autre dans la moitié Varuṇa, selon l’esprit l’un de Mitra, l’autre de
Varuṇa.

2. « Des hommes pieux » (H. C.-B.).


3. Cf. Mythe et Épopée I, 1968, p.  227, et Les Dieux souverains des
Indo-Européens, 1977, p. 202-203. (H. C.-B.)
4. Dans l’Edda scandinave, « le couple, bien qu’inégal, que forment
Óđinn et Týr ne reçoit le renfort d’aucun souverain mineur… [Mais
il y a] des raisons d’interpréter ces deux personnages [Baldr et
Höđr] comme l’aboutissement des souverains mineurs, transformés
dans leurs natures, dans leurs places, dans leurs destinations  »
(D.S.I.E., p. 202-203).
5. Voir Mythe et Épopée  I, 1re  partie, 1968, et Mythe et Épopée  II,
1971.
Notes

1. L’ordre vrai des deux premiers dieux serait «  Varuṇa-Mitra  »  ;


l’ordre « Mitra-Varuṇa » paraît être purement linguistique : dans les
composés au double duel, du type mitr váruṇā, le nom le plus court
est mis le premier.
2. Cf. Les Dieux souverains des Indo-Européens, 1977, p.  55-85, et
Mythe et Épopée, I, 1968, p. 147-149.
3. La nuance érotique du mot est certaine, M. Maryhofer, Orientalia,
XXXIV, 1963, p.  336  ; cf. L.  Renou, Études védiques et pāṇinéennes,
IV, 1958, p.  49  ; X, 1962, p.  10, n.  1 et p.  64 (qui, à tort, élimine
l’élément guerrier, dont ne doutaient certainement pas les Égyptiens
ni tous ceux qui, dans le Proche-Orient, avaient fait l’expérience des
márya).
4. Il existe des problèmes exactement symétriques dans la
mythologie scandinave  : des interprétations historicisantes ont été
données de l’assaut d’injures que font Óđinn et Þórr dans les
Hárbarđsljóđ, et surtout de la guerre, puis de la fusion des Ases et
des Vanes ; Jan de Vries en a fait justice.
5. On sait que l’Asmodée de la Bible porte le nom de cet Aēšma
daēva ; en géorgien, ešma, ešmaki veut encore dire « diable ».
6. Cf. Les Dieux souverains des Indo-Européens, p. 115-149 (H. C.-B.).
7. On comprend dès lors que des savants considérables tels que
B. Geiger aient pu penser que tous les Amǝša Spǝnta sont du niveau,
de l’essence des Āditya. Cette vue s’ajuste à la mienne : Zoroastre a
haussé les quatre derniers Amǝša Spǝnta au niveau des deux
premiers, substituts légitimes des deux principaux Āditya (dieux
souverains, dieux de première fonction), *Mitra et *Varuṇa  ; le
système des dieux des trois niveaux fonctionnels lui a fourni la
matière à sublimer, le type des dieux du premier niveau (les Āditya
védiques) lui a fourni l’esprit de la sublimation.
8. Naissance d’archanges, p. 97-98, 131-132, 137-142.
9. Ibid., p.  142-146. Les arguments les plus forts restent ceux qui
sont tirés du nom même de Xšaθra  : la valeur différentielle de
« deuxième fonction  » de védique kṣatrá, d’osse Æxsœrtœg (p.  146-
153)  ; et aussi la représentation de Šaorēoro (Xšaθra Vairya) en
guerrier sur les monnaies indo-scythes (p. 154-155). Le « métal des
armes  », d’ailleurs bien attesté, a tourné la plupart du temps au
«  métal précieux  » (en tant que caractéristique du «  Roi  ») ou au
métal de l’ordalie eschatologique (en tant qu’assurant aux Bons
l’entrée du « Royaume ») : p. 155-156.
10. Pour simplifier, je ne considère pas ici les formes postérieures du
mazdéisme, où reparaissent Miθra, Vǝrǝθragna, comme dieux, mais
Indra, Naoṅhaiθya, etc. comme démons.
11. V. la seconde partie (romaine) de Mythe et Épopée, I, et Idées
romaines, p. 179.
12. J’ai étudié ces règnes et leurs rapports dans divers livres  :
Romulus et Numa, en tant que personnages antithétiques, dans
Mitra-Varuṇa, 2e éd., 1948, p. 55-74 ; Tullus Hostilius dans Horace et
les Curiaces, 1942, p.  79-88  ; Ancus Marcius dans le troisième
mémoire de Tarpeia, 1947. Résumé dans Mythe et Épopée, I, p. 271-
281.
13. Énéide, VI, 777-784, et, après une politesse à Auguste, 808-816 :
commenté dans Tarpeia, p.  161-175. Les quatre rois sont
excellemment définis par quatre signalements que dominent
respectivement les mots auspicia (du demi-dieu Romulus), sacra et
legibus (de l’humble et tout humain Numa), arma, agmina (de
Tullus), popularibus auris (d’Ancus).
14. Epitome, I, 8, résumant les présentations des sept rois (1-7)  :
«  Haec est prima aetas populi Romani, et quasi infantia, quam habuit
sub regibus septem, quadam fatorum industria, tam uariis ingenio ut
reipublicae ratio et utilitas postulabat. Nam quid Romulo ardentius ?…
Quid Numa religiosius  ?… Quid ille militiae artifex Tullus  ?… Quid
aedificator Ancus ?… »
15. Saint  Augustin, Cité de Dieu, III, 15, comble d’ailleurs cette
lacune d’une manière significative ; après avoir cité le De Rep., II, 10
sur la mort de Romulus, il ajoute  : «  Cicéron, dans le livre que je
viens de citer, dit de Tullus Hostilius, troisième roi, frappé aussi de
la foudre, que les Romains ne crurent pas pourtant qu’il eût été
promu par ce genre de mort au rang des dieux, sans doute parce
qu’ils ne voulurent pas, en l’attribuant trop facilement à un second,
déprécier l’honneur fait à Romulus.  » Il ressort de ce texte que
Cicéron, s’il rapportait la légende de Tullus foudroyé, ne présentait
pas cette mort comme un châtiment, mais comme une amorce
d’apothéose.
16. Dans le même ordre d’idées, c’est à Tullus, et non à Romulus,
que Cicéron, dans ce chapitre  XVII, attribue l’institution des licteurs.
Mais comme nous sommes loin de l’insolence du «  souverain
terrible » ! C’est tout le contraire : ne insignibus quidem regiis Tullus,
nisi iussu populi, est ausus uti. Nam ut sibi duodecim lictores cum
fascibus anteire liceret… Ici commence la lacune du palimpseste, mais
liceret dit assez que Tullus demanda et obtint du peuple «  qu’il lui
fût permis » de se faire précéder de licteurs.
Notes

1. Les nombreux chercheurs qui, depuis quelque temps, découvrent


un peu partout des triades trifonctionnelles devraient se pénétrer
d’abord de ces exigences de bon sens.
2. V. notamment ma réponse à John Brough, Kratylos, 4, 1959,
reprise avec une introduction dans ME, III, p. 338-361.
Notes

1. La poésie scaldique est composée à partir du IXe  siècle par des


personnages prophétiques en Irlande et en Norvège (H. C.-B.).
2. Je résume, très brièvement, dans ce qui suit, l’argumentation
développée dans Mitra-Varuṇa, chap.  IX, Le Borgne et le Manchot, et
améliorée dans ME, III, p.  268-281. Elle a été défendue contre une
critique de M. R.I. Page dans Esq. 73 (L’Oubli de l’homme…, 1985,
p.  261-265). Les germanistes qui voudront bien discuter le présent
livre devront se reporter d’abord à ces pages.
3. Elle a eu, par emprunts, une certaine extension (Abbruzes, Val
d’Aoste ; Ukraine ; Lettonie ; Finlande, Laponie…).
4. Je résume ici brièvement Jupiter Mars Quirinus  I, chap.  V, et le
cinquième essai du recueil Tarpeia  : qu’on se reporte aux
démonstrations qui sont développées dans ces deux livres. V. la note
suivante.
5. Je suis plusieurs fois revenu sur la comparaison d’ensemble,
structurale, de la guerre des Ases et des Vanes et de la guerre des
proto-Romains et des Sabins de Tatius. Les principales étapes ont été
NR (1944), p. 188-193 ; Tarpeia (1947), p. 249-287 ; L’Héritage indo-
européen à Rome (1949), p.  125-142 (avec un complément dans Du
mythe au roman, 1983, p. 95-105) ; ME (1980), p. 285-303.
6. V. Jupiter Mars Quirinus I, p.  176  ; III (= Naissance d’archanges),
p.  159-170. On verra là qu’une tradition judéo-musulmane
prolongeant certainement un mythe iranien parallèle au mythe
indien garantit que l’intervention de l’«  Ivresse  » se trouvait déjà
dans la forme « indo-iranienne commune » du récit. La question sera
reprise au début du quatrième volume d’Esquisses de mythologie
(Esq.  76-101) à paraître. Aux germanistes qui voudront bien
discuter, je fais la même prière que p. 263, n. 1.
7. Dans l’Inde, toute boisson enivrante autre que le soma
(spécifiquement indo-iranien, sans antécédent indo-européen) est
« mauvaise ».
8. Cf. mon étude : « Un mythe relatif à la fermentation de la bière »
(à propos du XXe  runo du Kalevala) dans l’Annuaire de l’École des
hautes études, section des Sciences religieuses, 1936-1937, p. 5-15.
9. Ce fait en rejoint quelques autres, très précieux, déjà découverts
par une autre application de la méthode comparative, par l’examen
des survivances du paganisme scandinave dans les religions des
Lapons et des Finnois. Dans son récit de l’expédition de Þórr contre
le géant Geirrøđr (ci-dessus, no  3  a), Snorri dit que, pour sortir du
fleuve Vimur, Þórr s’accrocha à un sorbier ; « de là, ajoute-t-il, vient
l’expression que le sorbier est le salut de Þórr » (þvi er pat ordtak haft,
at reynir er björg Þórs). Snorri est seul à signaler une liaison entre
Þórr et le sorbier. Mais Setälä et Holmberg ont rappelé que Rauni,
dans la mythologie finnoise, est la femme d’Ukko, dieu du tonnerre,
et que les baies du sorbier sont consacrées à cette Rauni ; que, dans
la mythologie lapone, Raudna est également la femme de Horagalles
(c’est-à-dire le Þórr scandinave), auquel est, d’autre part, consacré le
sorbier sauvage. Or il est clair que le finnois Rauni (et, avec une
légère variante explicable, le lapon Raudna) est un emprunt
admirablement conservé de la forme préhistorique (*rauni-) du nom
vieux-scandinave du sorbier, reynir. Snorri dit donc vrai.
10. Des discussions qui suivent, on rapprochera celle que
E.  Tonnelat a faite de l’explication du Nibelungenlied par la
«  Märchenkunde  », par les thèmes du Bärensohn et du starker Hans
(Panzer) : La Chanson des Nibelungen, 1926, p. 309 sq. : « Mais il est
vain de chercher dans des récits aussi instables que les contes
populaires l’armature résistante, l’intrigue complète d’une œuvre
poétique… Ce que la légende héroïque semble avoir emprunté au
conte, ce sont beaucoup moins des affabulations complètes que des
motifs de cette sorte, ou parfois des enchaînements réguliers de
motifs, etc. »
11. Encore plus lâche est la comparaison proposée entre
Lokimouche et la guêpe d’un chant magique finnois sur l’origine du
fer (la guêpe décharge son venin dans l’eau où sera trempée l’arme
de fer et l’arme sera ainsi empoisonnée, donc améliorée) ; J. de Vries
a eu raison de la rejeter, The Problem of Loki, p. 94.
12. NA, p. 50 sq. ; Tarpeia, p. 210-214.
13. La plus ancienne.
14. Il est rare qu’on puisse ramener un long ensemble narratif de
l’Edda en prose à un type de conte attesté et, quand c’est le cas, ce
conte n’est attesté qu’une ou deux fois, en sorte qu’on doit se
demander si les récits populaires ne dérivent pas du mythe
scandinave. C’est peut-être le cas de l’histoire de Þjazi et des trois
Ases. Les répertoires tziganes sont faits de pièces et de morceaux.
15. D’ailleurs, puisqu’il s’agit d’une version islandaise, et unique en
son genre, il se peut bien que, dans la mesure où elle rappelle le
mythe (cheval diabolique, qui d’abord favorise l’œuvre et finalement
est responsable de l’échec), elle lui ait emprunté ce détail, loin de le
lui avoir fourni.
Notes

1. La réponse ordinaire est que ces « faits romains » ne convergent


pas, que ces « analogies » n’existent pas.
2. En 1949, en France, j’avais affaire à l’hostilité, déclarée par l’un,
discrète mais efficace dans l’autre, d’André Piganiol et de Jérôme
Carcopino. À l’étranger je n’avais alors enregistré que l’opposition,
mais combien vive, de Herbert Jenkins Rose, fervent du
primitivisme, responsable de l’équation mana = numen. Ensuite sont
venus deux adversaires considérables, Henrik Wagenvoort et Kurt
Latte.
3. Très tôt, j’ai préféré la forme « triparti(e) ». Je persiste.
4. Cette formulation est juste  : elle n’engage pas la réalité des trois
tribus, mais indique seulement qu’une des trois valeurs
fonctionnelles de l’idéologie préromaine, et encore romaine
archaïque, a été attachée à chacune des trois tribus, au moins dans
la légende des origines. Cf. Idées romaines, p.  209-223, et l’Esquisse
75 dans L’Oubli de l’homme…
5. Cela est moins juste. Je ne préjuge plus rien de l’organisation
réelle, même des Indo-Européens. La bonne formulation est dans
l’Introduction de Mythe et Épopée  I, p.  15  : «  Un progrès décisif fut
accompli le jour où je reconnus, vers 1950, que l’“idéologie
tripartie” ne s’accompagne pas forcément, dans la vie d’une société,
de la division tripartie réelle de cette société selon le modèle indien ;
qu’elle peut au contraire, là où on la constate, n’être (ne plus être,
peut-être n’avoir jamais été) qu’un idéal et, en même temps, un
moyen d’analyser, d’interpréter les forces qui assurent le cours du
monde et la vie des hommes. Le prestige des varṇa indiens se
trouvant ainsi exorcisé, bien des faux problèmes ont disparu… »
6. Voir ma discussion avec John Brough, reprise dans Mythe et
Épopée III, appendice  III, p.  338-361, et l’Esquisse 50, dans La
Courtisane…, p. 239-243.
7. Le récit biblique ne suggère pas que la promotion de David soit
sentie comme une montée à travers les trois niveaux fonctionnels.
8. Précisons : avec ou sans une expression de classes sociales.
9. L’exemple lydien est mal choisi, malgré l’Esquisse 55 dans L’Oubli
de l’homme…, et malgré Hérodote, I, 93, qui suggère une division de
classes sociales  : trois inférieures, nommées (courtisanes, paysans,
artisans), et deux supérieures non nommées ; en tout cas, il y a cinq
pierres, non trois.
10. Pour l’Égypte et les trois fonctions, voir Mythe et Épopée  III,
p. 343.
11. De la vie collective humaine. Dans les sociétés d’insectes
(abeilles, fourmis, termites), les «  classes  », qui sont souvent des
« formes », constituent des structures différentes.
12. Le problème est moins simple depuis l’article-programme de
Jean Batany  : Georges Duby, Claude Carozzi, Daniel Dubuisson,
Batany lui-même et, derrière eux, quelques-unes de mes Esquisses
(21-25 dans Apollon sonore, 48 dans La Courtisane) ont continué à
l’étudier.
13. Je dois dire que des critiques marxistes ont contesté ce
parallélisme. Il existe pourtant, quelles que soient l’origine et la
justification des trois niveaux de la société soviétique  : les grands
journaux sont la Pravda et les Izvestija (I), la Krasnaja Zvezda, organe
de l’armée (II), Trud, organe économique (III), organes du parti et
du gouvernement  ; j’espère que M.  Momigliano ne verra dans ce
paragraphe aucun penchant pour l’un ou l’autre des régimes ici
mentionnés (cf. l’Esquisse 75, dans L’Oubli de l’homme…).
14. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes
I, 1969, p. 205-276.
15. «  À partir de  », mais non pas, bien entendu, par une évolution
linéaire spontanée, indépendante des facteurs extérieurs.
16. Toujours la même réserve quant à l’organisation sociale
primitive. Au lieu de «  tripartition  », mieux vaudrait «  cadre
idéologique triparti ».
17. Je continue à regarder le rapprochement flāmen-brahmán
(bráhman) comme probable, mais cela n’a aucune importance.
18. Ajouter tous les résultats ultérieurs de la recherche «  indo-
romaine » qui n’ont pas tous trait à l’idéologie tripartie.
19. Dans l’«  histoire  »  ; dans la théologie, ce sont Jupiter et Dius
Fidius –  dont le second a perdu jusqu’à son flamine, le Dialis, au
profit de son grand associé.
20. Voir la discussion des objections de R.I. Page dans l’Esquisse  73
de L’Oubli de l’homme…
21. Erreur  : pas dans l’Inde, où Bhaga complètement aveugle, Savitṛ
privé de ses deux mains, relèvent d’un autre symbolisme.
22. Il vaudrait mieux dire, pour rassurer M. Page, « ne s’est jusqu’à
présent rencontré ».
23. Sur cette question, beaucoup de choses restent valables dans
Jupiter Mars Quirinus  IV, 1948, p.  155-170, sauf bien entendu
l’«  histoire  », que j’essayais encore de reconstituer, et ce que
j’appelais encore la « pratique sociale ». La mise au point a été faite,
juste vingt ans plus tard, dans Idées romaines, p.  215-223. Sur les
Viśve Devāh et leur transposition épique dans les Dranpadeya, voir
Mythe et Épopée I, p. 246-249.
24. Cette rencontre chiffrée reste frappante  : Jupiter Mars Quirinus
IV, p. 164, n. 1, et p. 167.
25. En fait, Benveniste a retrouvé indépendamment une explication
de V. Pisani, passée inaperçue. Sur Iguvium et sa triade divine, voir
maintenant l’exploitation que j’ai faite de la découverte de Maurizio
del Ninno (les trois saints de la grande fête de Gubbio) dans Mariages
indo-européens, p. 123-143.
26. Voir le chapitre sur Quirinus, qui reste bon malgré tout ce qui a
été proposé par la suite, dans La Religion romaine archaïque, 1974,
p. 257-282.
27. Cela reste d’actualité.
28. Jusqu’à 1949, cela était vrai : en France, après l’action décisive
de Sylvain Lévi, qui m’avait téléphoné ma nomination à l’École des
hautes études cinq jours avant sa mort subite, l’appui de Jules
Bloch, obstinément bienveillant depuis mes débuts, d’Armand
Minard, bientôt de Jean Filliozat, d’Émile Benveniste à partir de
1938, me donnaient cette agréable illusion, confirmée par l’attitude
de Stig Wikander et de Geo Widengren dès les lendemains de la
guerre.
29. Je pense, outre Benveniste et le P. Jean de Menasce en France, à
Kaj Barr, à Jacques Duchesne-Guillemin, à Tavadia, à Georg
Morgenstierne.
30. Cette «  heureuse situation  » a changé par la suite, il suffira de
citer mes discussions peu agréables, pour l’Inde, avec John Brough
et Jan Gonda  ; pour l’Iran, avec M.  Gershevitch (Les Dieux
souverains…, p.  247). L’orientalisme aussi vieillit, sécrète des
hiérarchies, des chapelles, des orthodoxies. Il garde cependant plus
de malléabilité que les philologies dites classiques.
31. Voir ci-dessus, p.  290, n.  2. Le cas des hellénistes est différent.
Je touche d’ailleurs peu aux faits grecs, au « miracle grec », dont j’ai
souvent souligné la spécificité. D’autre part, en France, le soutien
constant et puissant de Louis Robert, l’attention de quelques-uns de
mes plus brillants cadets, tels que Francis Vian, semble avoir engagé
la critique à la modération, ou au silence. Paul Mazon était plus que
sceptique, mais discret. Paul Chantraine, d’abord hostile, a été
impressionné par la conversion de Benveniste : sur le tard, en 1970,
il a été l’un de mes parrains à l’Académie des inscriptions.
32. Récemment encore, un de mes collègues s’étonnait d’entendre
dire que le mot grec theos n’avait rien à voir avec le latin deus.
33. Dans une séance de la Société des études latines, en ma
présence, André Piganiol a révélé que Franz Cumont lui avait dit,
parlant de moi  : «  C’est un collègue dangereux.  » Peut-être. Mais
pour qui ? Pour quoi ?
34. Utopie  ? Voire… L’avance prodigieuse de l’informatique créera
peut-être un équivalent, plus puissant, de ces «  techniques
éducatives » et de ces « manuels ».
35. Peut-être est-il plus sage d’espérer une lointaine Renaissance, en
dehors, sans doute, de l’Europe.
36. Je ne le ferai certainement pas. L’Esquisse  75, dans L’Oubli de
l’Homme…, suffit pour l’essentiel.
37. Reste d’une illusion tenace (ci-dessus, p.  805, note  2)  ?
L’expression juste serait : « à partir d’un modèle idéal de société plus
ou moins réalisé ».
38. De ce point de vue, un psychologue, un logicien pourraient déjà
tirer parti de ce qui a été découvert entre 1938 et 1984.
39. De plus jeunes générations de chercheurs, pour l’Inde, pour
l’Iran, pour la Grèce, pour Rome, sont maintenant au travail, évitant
sagement de former une École.
Notes

1. Le thiase est une confrérie qui s’adonne à des cultes bruyants,


parfois orgiastiques. Un sycophante dénonce soit les exportateurs
illégaux de figues soit de riches citoyens dans l’espoir de recevoir
une partie de leurs biens en cas de condamnation  ; par extension,
dénonciateur, calomniateur.
2. Voir la mise au point de Didier Eribon, Faut-il brûler Dumézil  ?,
Flammarion, 1992.

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