Dumézil - Georges Mythes Et Dieux Des Indo Européens - 2015 - Flammarion
Dumézil - Georges Mythes Et Dieux Des Indo Européens - 2015 - Flammarion
Dumézil - Georges Mythes Et Dieux Des Indo Européens - 2015 - Flammarion
Flammarion
Rome Inde
religion Jupiter brahman
Force Mars kṣatra
Rome Inde
Production agraire Quirinus viś
Collectivité humaine
Bernard SERGENT,
janvier 2011
NOTE SUR LES TRANSCRIPTIONS
b) Haustlöng 3, st. 1-13.
Dans ce poème, le scalde décrit deux scènes figurées sur un
bouclier. La première (st. 1-13) est l’histoire de Þjazi, mais s’arrête à
la mise à mort du géant, elle-même très rapidement expédiée. Le
développement du récit est le même que dans Snorri, ainsi que le
rôle de Loki, si ce n’est que la métamorphose d’Iđunn en noix n’est
pas signalée 4. Mais on notera les périphrases scaldiques qui
désignent Loki et qui attestent que, en cette fin du IXe siècle, certains
traits du caractère et de la légende du dieu étaient bien acquis (son
parentage, le vol du bijou, et, par rapport aux dieux, son
ambivalence) : celles des st. 5, 7, 8 le nomment fils de Fárbauti,
mari de Sigyn, père du Loup (Fenrisúlfr) 5 ; celle de la st. 9 l’appelle
« voleur du [... ?...] de Brísingr 6 » ; la st. 12, entre parenthèses, dit
de lui qu’il jouait souvent de mauvais tours aux Ases 7, tandis qu’aux
st. 7 et 8, il est appelé ami de Hœ́nir, de Þórr 8.
c) Lokasenna 9, st. 50.
Loki lance à Skađi, la propre fille de Þjazi, le défi suivant :
J’ai été le premier et le plus ardent à sa mort,
Quand nous attaquâmes Þjazi !
4. Freyja dit :
« Je te le donnerais même s’il était d’or,
je te le remettrais même s’il était d’argent. »
6. Þrymr dit :
« Comment cela va-t-il chez les Ases, comment cela va-t-il chez les Elfes ?
Pourquoi es-tu venu seul au pays des géants ? »
Loki dit :
« Cela va mal chez les Ases, cela va mal chez les Elfes :
as-tu caché le marteau de Hlórriđi (= Þórr) ? »
7. Þrymr dit :
« J’ai caché le marteau de Hlórriđi,
à huit lieues sous la terre,
et nul ne le reprendra
s’il ne m’amène Freyja pour femme ! »
9. (Þórr dit :)
« As-tu un message conforme à ta peine ?
Dis-moi, debout, ton long rapport :
souvent les mots manquent à l’homme assis
et l’homme couché énonce un mensonge ! »
10. Loki dit :
« J’ai un message conforme à ma peine :
Þrymr, le chef des Þurses, a ton marteau
et nul ne le reprendra
s’il ne lui amène Freyja pour femme ! »
a) Reginsmál, début :
Sigurđr alla au haras de Hjálprekr et se choisit un cheval qui fut dès lors nommé
Grani. Or Reginn, fils de Hreiđmarr, était venu chez Hjálprekr. Il était plus habile
qu’aucun homme et nain de taille. Il était intelligent, farouche et savant en magie.
Reginn élevait et instruisait Sigurđr et l’aimait beaucoup. Il parla à Sigurđr de ses
ancêtres et des aventures d’Óđinn, de Hœ́nir et de Loki, quand ils furent venus à la
cascade d’Andvari, cascade où il y avait abondance de poisson.
Il y avait un nain, nommé Andvari, qui était depuis longtemps dans la cascade en
forme de brochet et y prenait sa nourriture. Otr était le nom de mon frère, dit Reginn,
et souvent il entrait dans la cascade en forme de loutre (otr). Un jour il avait pris un
saumon et, assis au bord de l’eau, il mangeait en somnolant. Loki, d’un coup de pierre,
l’assomma. Il parut aux Ases que c’était une bonne aubaine et ils écorchèrent la loutre.
Ce même soir, ils demandèrent l’hospitalité à Hreiđmarr et lui montrèrent leur chasse.
Alors nous les empoignâmes et leur imposâmes, comme rançon, de remplir d’or la
peau de la loutre et de la recouvrir extérieurement avec de l’or rouge. Ils envoyèrent
Loki ramasser de l’or. Il alla chez Rán (femme du géant Ægir), reçut d’elle un filet,
revint à la cascade d’Andvari, jeta le filet pour prendre le brochet, – et celui-ci s’y
précipita.
7. Hreiđmarr dit :
Tu as donné des cadeaux, tu n’as pas donné de cadeaux amicaux,
tu n’as pas donné de bon cœur, –
c’est de votre vie que vous l’auriez payée,
Si j’avais su cette mauvaise annonce plus tôt !
8. Loki dit :
Ce qui est pire (je crois le savoir)
c’est la lutte des proches à cause de la sœur.
Les princes ne sont pas encore nés, je pense,
à qui cet or inspirera haine.
9. Hreiđmarr dit :
De l’or rouge je compte disposer
aussi longtemps que je vivrai.
De tes menaces je ne m’effraie pas le moins du monde,
– et rentrez chez vous ! hors d’ici !
a) Hymiskviđa, st. 38-39.
38. Ils n’avaient pas cheminé loin quand se mit à s’affaisser
un des boucs de Hlórriđi (= Þórr), là, à moitié mort :
le coursier du trait était boiteux d’une patte ;
de cette mauvaise farce, Loki était cause.
9. Loki et le vol du joyau
Quelques allusions contenues dans l’Edda en prose, des
périphrases scaldiques (cf. ci-dessus au IXe siècle, la st. 9 de la
Haustlöng 28) ainsi qu’une strophe hermétique 29 de la Húsdrápa d’Ulfr
Uggason (fin du Xe siècle) citée par Snorri Sturluson (Skáldskaparmál,
chap. XXIV, p. 100) attestent l’existence d’une tradition où Loki volait
(à Freyja ?) un objet précieux appelé, entre autres noms
énigmatiques, le Brísingamen « collier des Brísingar », et luttait à
cette occasion contre le dieu Heimdallr 30, tous deux en forme de
phoques 31.
Une autre histoire de vol de collier, à moins que ce ne soit un
rajeunissement de la même, est contée dans un récit tardif qui figure
dans la Flateyjarbók 32 : le Sörlaþáttr, « l’épisode de Sörli ». Dans le
prologue de ce récit, on lit en bref ceci : Quatre nains fabriquent un
joyau précieux. Freyja désire le posséder, mais cela n’est possible
que si elle accorde une nuit d’amour à chacun des nains. Informé de
ce marché scandaleux, Loki – un bonhomme de petite taille 33 qui a
trouvé du service chez Óđinn et qui est déjà venu à bout de
plusieurs missions difficiles – prévient Óđinn qui, pour toute
récompense, le contraint à voler le joyau à Freyja. Sous la forme
d’une mouche, Loki pénètre dans la chambre bien close de la déesse
qui dort, le joyau au cou. Il la pique, ce qui provoque un
mouvement brusque de la dormeuse et permet de détacher le collier.
Le matin, quand elle constate la disparition de son joyau, Freyja le
réclame à Óđinn, qui ne consent à le lui rendre qu’à la condition
qu’elle réussisse à provoquer une guerre éternelle entre deux
puissants rois. À quoi elle ne réussit qu’au troisième essai.
b) Lokasenna, st. 27-28.
Dans la Lokasenna, parmi les insolences et défis que Loki adresse
aux dieux, on lit les deux strophes suivantes, qui opposent à Loki la
mère de Baldr, Frigg :
27. Frigg dit :
« Sais-tu, si j’avais ici, dans la salle d’Ægir,
un fils pareil à Baldr
tu ne t’en irais pas d’entre les fils des Ases
et l’on te combattrait avec fureur ! »
28. Loki dit :
« Tu veux encore, Frigg, que j’en conte davantage,
sur mes actions traîtresses :
c’est moi qui suis cause que tu ne vois plus
Baldr venir à cheval à la demeure ! »
b) Lokasenna.
Un poème eddique – qui fait d’ailleurs, dans son corps (st. 27-
28 : ci-dessus, no 10 b), allusion à la responsabilité de Loki dans le
meurtre de Baldr –, explique autrement la colère des dieux et le
châtiment de Loki : c’est la fameuse Lokasenna 66, avec l’introduction
et la conclusion de prose qui l’encadrent.
Mais, avant d’analyser le poème, extrayons les st. 49-50, qui
annoncent la forme du supplice de Loki :
49. Skađi dit :
Tu es joyeux, Loki ! Tu ne t’en donneras
plus longtemps en liberté :
au dur rocher, avec les entrailles du fils glacé,
les dieux me lient –,
50. Loki dit :
Sais-tu, – si, au dur rocher, avec les entrailles du fils glacé,
les dieux me lient,
j’ai été le premier et le plus ardent à sa mort,
quand nous attaquâmes Þjazi !
Voici maintenant, dans la Lokasenna, tout ce qui intéresse Loki.
Ægir, appelé aussi Gymir, avait préparé de la bière pour les Ases, après avoir reçu le
67
grand chaudron, comme il a été dit . À ce festin se présentèrent Óđinn et Frigg, sa
femme. Þórr ne vint pas, parce qu’il était en voyage à l’Est. Sif, femme de Þórr, était là,
ainsi que Bragi et Iđunn, sa femme. Týr était là, manchot : le loup Fenrir lui avait
arraché sa main quand on l’avait enchaîné. Il y avait là Njörđr et sa femme Skađi,
Freyr et Freyja et Viđarr, fils d’Ođinn. Loki était là, ainsi que les serviteurs de Freyr,
Byggvir et Beyla. Il y avait là foule d’Ases et d’Elfes.
Ægir avait deux domestiques, Fimafengr et Eldir. De l’or flamboyant remplaçait la
68
lumière du feu. La bière se servait d’elle-même. C’était un grand lieu de sauvegarde .
On louait fort l’excellence des serviteurs d’Ægir. Loki ne put entendre cela et tua
Fimafengr. Là-dessus, les Ases agitèrent leurs boucliers, crièrent contre Loki et le
pourchassèrent jusqu’à la forêt. Puis ils revinrent boire. Loki rebroussa chemin et
rencontra dehors Eldir. Il lui dit :
2. Eldir dit :
Ils parlent de leurs armes et de leurs exploits,
les fils des dieux de la victoire.
Des Ases et des Elfes qui sont ici, à l’intérieur,
aucun n’est amical pour toi dans ses paroles.
3. Loki dit :
Il faut que j’entre dans la salle d’Ægir
pour voir ce festin.
Tumulte et querelle j’apporte aux fils des Ases
et j’assaisonne leur hydromel de nuisance !
4. Eldir dit :
Sais-tu bien, si tu entres dans la salle d’Ægir
pour voir ce festin,
Si tu verses injures et accusations sur les dieux gracieux,
c’est sur toi qu’ils les nettoieront.
5. Loki dit :
Sais-tu ceci, Eldir ? Si nous devons combattre tous deux
avec des paroles blessantes,
je serai riche en réponses,
si tu en dis trop.
Ensuite Loki entre dans la salle. Quand ceux qui étaient là virent qui était entré, tous
se turent :
6. Loki dit :
C’est par soif que je viens dans cette salle,
moi, Loptr, après une longue route,
prier les Ases pour qu’un d’eux me donne
la merveilleuse boisson d’hydromel.
8. Bragi dit :
Siège et place au banquet les Ases
ne t’assigneront jamais,
car les Ases savent quelles gens ils doivent
admettre au grand festin.
9. Loki dit :
T’en souviens-tu, Óđinn, que tous deux, jadis,
nous avons mêlé nos sangs ensemble ?
Tu ne devais pas goûter la bière,
que nous n’y fussions conviés tous deux !
10. Óđinn dit :
Lève-toi donc, Viđarr, et laisse le père du Loup
s’asseoir au festin,
de peur que Loki ne nous dise des mots injurieux
dans la salle d’Ægir.
Alors Viđarr se leva et versa à boire à Loki. Avant de boire, il (= Loki) dit aux Ases :
11. Salut aux Ases, salut aux Asinnes,
et à tous les dieux très saints,
à l’exception d’un seul Ase qui est assis là
— Bragi – sur les bancs !
12. Bragi dit :
Je te donne un cheval et une épée de mon bien,
et Bragi te dédommage par un anneau,
Pour que tu ne fasses pas payer ton déplaisir aux Ases.
N’irrite pas les dieux contre toi !
58. Loki dit :
Le fils de Jörđ (la Terre) est maintenant entré...
Pourquoi menaces-tu ainsi, Þórr ?
Mais tu n’auras plus d’audace quand il te faudra combattre le Loup
qui avalera tout entier le Père de la Victoire (= Óđinn) !
59. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
Je te jette en l’air et sur les chemins de l’Est,
et, après, nul ne te voit plus !
60. Loki dit :
De tes voyages à l’Est, tu ne dois jamais
parler devant des guerriers,
depuis que, dans le pouce d’un gant, tu t’es blotti, ô héros,
et que tu ne paraissais plus être Þórr !
61. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
De la main droite, moi le meurtrier de Hrungnir, je t’assomme,
Si bien que chacun de tes os se rompe !
62. Loki dit :
Je pense que je vivrai de longs jours
Bien que tu me menaces du marteau !
Dures te paraissaient les courroies de Skrymir,
tu n’as pu t’approcher des provisions de route
et tu as été rongé par la faim, tout vif !
63. Þórr dit :
Tais-toi, sale créature ! Mon terrible marteau
Mjöllnir va te couper la parole :
Le meurtrier de Hrungnir t’enverra chez Hel
par-dessous la palissade des morts !
64. Loki dit :
J’ai dit devant les Ases, j’ai dit devant les fils des Ases
ce que m’inspirait mon humeur.
Mais, devant toi seul, je céderai,
car je sais que tu te bats !
Après cela Loki se cacha dans la cascade de Franangr sous la forme d’un saumon. C’est
là que les Ases le prirent. Il fut lié avec les boyaux de son fils Vali, tandis que son fils
Narfi était changé en loup. Skađi prit un serpent venimeux et l’attacha au-dessus du
visage de Loki. Le venin en dégouttait. Sigyn, la femme de Loki, s’assit là et tint une
cuvette sous le poison. Quand la cuvette était remplie, elle vidait le poison, mais,
pendant ce temps, le poison dégouttait sur Loki. Alors il tressaillait si violemment que
la terre entière en tremblait : c’est ce qu’on appelle maintenant les tremblements de
terre.
malheureux est représenté lié à des pierres par les pieds et par les
mains ; un serpent distille au-dessus de lui son venin tandis qu’une
femme tend une coupe sous la tête du serpent. Mais cette
interprétation a été contestée, sans doute à tort (reproduction ci-
contre).
12. Loki et la fin de ce monde
On a vu 71 que Snorri termine son récit du supplice de Loki par
ces mots : « Il reste là jusqu’au ragnarøkr. » Ce qui se passera à ce
moment-là, la Völuspá le décrit en strophes haletantes, et aussi deux
chapitres de la Gylfaginning.
a) Völuspá, st. 50-52.
Les signes de la fin du monde se sont précipités : éclipse du
soleil, tempête, corruption des mœurs, chant des trois coqs
cosmiques, hurlement du loup... Alors, de toutes parts, se lèvent les
puissances démoniaques :
50. Hrymr vient de l’Est, élevant devant lui son bouclier ( ?).
72
Le Jörmungandr (« Grand Monstre ») se tord dans une fureur de géant,
le serpent fouette les vagues et l’aigle crie,
73
il déchire les cadavres, d’une pâleur lunaire ( ?) : Naglfar est lâché...
51. Un vaisseau vogue du Nord. Les troupes de Hel vont venir sur la mer, et Loki est
au gouvernail :
La bande monstrueuse vient avec le (loup) goulu, –
avec eux le frère de Byleiptr (= Loki) est du voyage.
Suivent les duels dans lesquels les monstres tuent chacun un des
grands dieux : Freyr, Óđinn, Þórr.
13. Traits divers
a) Présentation de Loki dans la Gylfaginning,
chap. XIX, p. 34.
Il y a encore, compté avec les Ases, celui que certains appellent « Calomniateur des
Ases » et « Premier auteur des tromperies » et « Honte de tous les dieux et hommes ». Il
se nomme Loki ou Loptr, fils du géant Farbauti, sa mère est Laufey ou Nál ; ses frères
sont Býleistr et Helblindi. Loki est beau et bien fait, mauvais de naturel, très changeant
dans sa conduite. Il avait, de cette sagesse qu’on nomme astuce, plus que tous les
75
autres hommes , et des tromperies pour toutes choses. Il mettait toujours les Ases
dans de grandes difficultés et souvent les tirait d’affaire avec des tours rusés. Sa femme
s’appelle Sigyn, leur fils Nari ou Narfi.
Loki eut encore d’autres enfants. Il y avait, au Pays des Géants, une géante nommée
Angrboda. Loki eut d’elle trois enfants. L’un était le loup Fenrir, le deuxième le
Jörmungandr, c’est-à-dire le Serpent du Miđgarđr, le troisième Hel...
14. Survivances modernes
La plupart des indications qui suivent sont tirées de deux articles
importants d’Axel Olrik, publiés sous le même titre : Loki i nyere
Folkeoverlevering (« Survivances de Loki dans le folklore moderne »),
83
l’un complétant l’autre, dans les Danske Studier, 1908, pp. 193-207
et 1909, pp. 69-84 84.
I. – Îles Færöer
a) Lokka-táttur 85
Cette ballade doit dater de la fin du Moyen Âge, mais a
été recueillie au XIXe siècle. Elle présente le même groupement
de divinités que, ci-dessus, sous les numéros 1 (p. 40 sq.) et 5 (p. 51
sq.). En voici un résumé :
Un paysan joue contre un géant et perd ; le géant réclame son fils, à moins qu’il ne
réussisse à le cacher. Il invoque d’abord Óđinn, qui cache le garçon dans un grain
d’orge, où le géant le découvre. Il invoque ensuite Hœ́nir, qui cache le garçon dans une
plume de cygne, où il est à nouveau découvert. Il invoque enfin Lokki. Celui-ci dit au
paysan de construire un hangar à bateau avec une large ouverture et de fixer, dans
cette ouverture, un pieu de fer. Cependant Lokki emmène le garçon en mer, pêche une
grosse barbue, place le garçon dans un des œufs du poisson, le relâche et revient à la
côte. Il y trouve le géant qui se dispose, lui aussi, à aller pêcher. Il se fait agréer
comme rameur, puis – ne pouvant faire bouger la barque – comme pilote. Ils arrivent
au lieu de pêche, le géant amène la barbue au bout de sa ligne et commence à compter
les œufs. Un petit œuf se détache – celui du garçon. Lokki l’appelle et le fait asseoir
derrière lui, de manière à le cacher, lui recommandant de sauter bien légèrement à
terre. Le géant ramène la barque à la côte et le garçon saute en effet si légèrement que
ses pas ne marquent pas sur le sable. Au contraire, le géant avance si lourdement qu’il
enfonce jusqu’au genou. Le garçon court dans le hangar à bateau, le géant le poursuit,
et se casse le front sur le pieu de fer. Lokki se précipite, lui arrache une jambe, mais
celle-ci se recolle toute seule. Alors il lui coupe l’autre et met un morceau de bois entre
les deux tronçons. Puis il conduit le garçon à ses parents en disant : « J’ai tenu ma
parole, le géant a perdu la vie. »
(Quelques-uns ajoutent :)
Alors il versa l’eau sur la porte.
II. – Islande
III. – Angleterre
IV. – Shetlands
A. Réhabilitation de Snorri
La partie la plus considérable du dossier qu’on vient de lire et la
mieux articulée, les pièces sans lesquelles toutes les autres ne seraient que
des membra disjecta, ce sont les nombreux chapitres ou suites de
chapitres tirés de l’œuvre de Snorri, de ces traités didactiques qu’on
désigne globalement sous le nom d’Edda en prose : la Gylfaginning ou
« Fascination de Gylfi » et les Bragarœđur 1 ou « Propos de Bragi », où
sont racontés tout au long beaucoup de mythes ; les Skáldskaparmál,
sorte de recueil de connaissances littéraires utiles aux scaldes, qui
complète la Gylfaginning et consigne, parfois en les expliquant, un
grand nombre de périphrases scaldiques 2. Longtemps ces documents ont
joui d’une autorité incontestée : on admettait que Snorri n’avait eu qu’à
recueillir autour de lui une matière encore vivante, qu’il était donc le
témoin, informé et fidèle, d’un savoir auquel les poèmes eddiques et
scaldiques faisaient de leur côté des emprunts plus fragmentaires ;
l’accord général de Snorri et de ces poèmes, le bonheur avec lequel soit
des poèmes entiers, soit des strophes s’insèrent dans les traités en prose et
y trouvent un commentaire exhaustif, loin d’éveiller les soupçons,
semblaient la meilleure garantie de la sincérité et du soin de l’érudit
islandais.
Puis est venu l’âge de la critique, c’est-à-dire, très vite, celui de
l’hypercritique, cette maladie de jeunesse (et, malheureusement, souvent
chronique) qui menace toute philologie et qui s’accompagne presque
toujours d’une euphorie agressive. L’expression doctrinale la plus
complète de cet effort et de cet état d’esprit – et, pour le problème de
Loki, celle qui a eu les plus graves conséquences – a été donnée par
l’illustre historien des religions germaniques Eugen Mogk, dans un
véritable manifeste de trente-trois pages, confié aux Folklore Fellows
Communications de Helsinki (no 51) en 1923, sous le titre :
« Novellistische Darstellung mythologischer Stoffe Snorris und seiner
Schule 3 ». Là, avant de passer à quelques exemples qu’il croyait
démonstratifs et que nous retrouverons tout à l’heure, E. Mogk a
fortement charpenté une « reconstitution » de l’activité littéraire qu’il
attribue à Snorri. Voici, presque littéralement traduites, ces pages
importantes (pp. 7-11).
2. Týr manchot
Soit le chapitre de la Gylfaginning 6 qui raconte comment le dieu
Týr perdit sa main droite. Le terrible loup Fenrir est encore tout
jeune et déjà très fort ; à moins qu’on ne parvienne à le lier, il
dévorera les dieux quand il sera grand. Après que les dieux eurent
vainement recours à deux grosses chaînes qui ont cédé au premier
effort du loup, Óđinn, savant en magie, fait fabriquer par les Elfes
Noirs un lien qui a l’air d’un misérable petit fil, mais que rien ne
peut rompre. Ils proposent au loup de se laisser attacher par
manière de jeu, pour voir s’il réussira à se dégager. Il se méfie, les
dieux piquent son amour-propre, il accepte enfin, mais à la
condition que, pendant le jeu, un dieu mette la main droite dans sa
gueule, « comme gage que tout se passera loyalement ». Les dieux
s’entre-regardent : aucun ne veut sacrifier sa main. Seul Týr se
dévoue. De fait, le loup ne peut se dégager et restera ficelé jusqu’à la
fin du monde, mais il mord la main de Týr, qui est dorénavant le
dieu manchot.
Deux stances de la Lokasenna (38-39) disent aussi que la main de
Týr a été mangée par le loup Fenrir qui, de son côté, attend dans les
liens la fin des Ases. De plus, de vieux poèmes norvégiens-islandais
appelent Týr « celui des Ases qui n’a qu’une main » (einhendr ása). Et
c’est tout.
Qu’y a-t-il d’ancien dans cela ? Et d’abord le point central, le fait
que le grand dieu Týr n’ait qu’une main, d’où vient-il ? Que veut-il
dire ? Ne rappelons pas les exégèses naturalistes défuntes, les
combats périmés de la Lumière et des Ténèbres ; mais écoutons
Kaarle Krohn 7 : ce mythe repose sur une interprétation tardive et
bizarre donnée en Scandinavie aux figurations chrétiennes où l’on
voit « le » bras de Dieu sortant dans des nuages. Alexander Haggerty
Krappe, lui, pense 8 que le fait de la mutilation et la scène qui
l’explique reposent sur une interprétation, à peine moins tardive,
des représentations gallo-romaines où l’on voit un carnassier, un
loup avalant un membre humain. Mais d’autres 9, rappelant
l’Irlandais Nuadu à la Main d’Argent, ou le Sūrya indien qui a une
main d’or, répliquent qu’il se peut bien qu’on se trouve devant un
très vieux dieu manchot. Comment décider ? De plus, quant à
l’affabulation qui met en œuvre cette donnée première, quel peut
être le rapport entre la brève mention de la Lokasenna et le récit très
circonstancié de Snorri ? Somme toute, de la Lokasenna et de la
périphrase poétique einhendr ása, ressortent seulement le fait de la
mutilation du dieu et le fait de l’immobilisation du loup, mais rien
n’y précise la relation de ces deux disgrâces, rien n’y garantit celle
que Snorri expose dans une affabulation compliquée. La manière la
plus simple et la plus probable de concevoir cette relation n’est-elle
pas, négligeant Snorri, d’y voir une relation de cause à effet,
l’immobilisation du loup n’ayant été primitivement, et n’étant
encore dans la Lokasenna, que la conséquence, la sanction de la
mutilation du dieu, le loup ayant été lié par précaution tardive,
après un premier méfait gratuit, inattendu, comme le sont en
général les premières preuves d’un tempérament malfaisant ? Si tel
est le cas, la riche affabulation de Snorri, que ne recoupe aucun
texte et que n’appuie aucune citation poétique – la ruse des dieux,
leur jeu frauduleux rendu possible par la science d’Óđinn et couvert
par le sacrifice de Týr, la perte de la main de Týr comprise comme
la « liquidation » régulière et prévue d’un gage –, tout cela n’est que
l’ingénieuse invention d’un érudit qui aura cherché à établir une
liaison amusante, originale entre les deux faits bruts qui étaient
seuls enregistrés dans sa source.
Et cette hypothèse, a priori vraisemblable, n’est-elle pas
confirmée par maint détail du texte de Snorri ? Ce texte n’ignore
rien : il connaît les noms des deux grosses chaînes du début
(Lœđingr, Drómi), qui ont donné lieu, nous dit-il, à des expressions
proverbiales qui nous sont, comme par hasard, inconnues elles aussi
par ailleurs ; il sait que c’est Skirnir, le serviteur de Freyr, qui a
passé aux Elfes Noirs la commande du lien magique ; que ce lien
s’appelle Gleipnir ; qu’il a fallu six ingrédients pour le fabriquer : le
bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines des
montagnes, les tendons des ours, le souffle des poissons et la salive
des oiseaux ; il sait que c’est dans l’île Lyngvi, du lac Amsvartnir,
que les dieux ont convoqué le loup ; il sait les noms des rochers
auxquels, finalement, le loup est fixé et que les dieux enfoncent
profondément en terre (Gjöll, Þviti), etc. Ces précisions, évidemment
artificielles, ne dénoncent-elles pas que Snorri s’est abandonné à sa
virtuosité ? Et s’il l’a fait en imaginant tant de noms et de menus
traits, n’a-t-il pas dû le faire aussi pour le thème du récit, qu’aucun
autre texte, encore une fois, ne confirme ?
Tout cela est possible, plausible. Voilà Snorri pris sur le fait.
Voilà décelé le travail auquel il se livre habituellement à partir
d’une mince donnée, elle-même peut-être récente, qu’il ne
comprenait plus. Certes, on peut répondre que si Snorri a inventé
son récit pour établir un lien entre la mutilation de Týr et
l’immobilisation du loup, il est allé chercher midi à quatorze
heures ; on peut faire valoir que les trop nombreuses précisions de
détail qu’il donne, même si elles sont suspectes, ne suffisent pas à
dévaloriser le thème du récit ; qu’il n’est d’ailleurs pas si sûr qu’elles
soient suspectes puisque, comme l’a remarqué J. de Vries, même de
très vieux mythes, authentiques et garantis par des usages
rituels, regorgent parfois de puériles notations onomastiques du
même genre. Cela aussi est vrai. Mais, en mettant les choses au
mieux, on voit qu’on se trouve engagé dans une discussion
interminable, où les arguments se réduisent, en fin de compte, à des
impressions.
Or nous sommes maintenant en état de rendre un jugement
objectif 10. Nous savons qui est Týr : il représente, à côté du grand
sorcier Óđinn, le second aspect de la Souveraineté bipartite dont les
Germains, comme les autres peuples de la famille, avaient hérité la
conception de leur plus lointain passé indo-européen ; il est le
souverain juriste 11. Nous savons aussi, notamment par le couple
légendaire des deux héros qui ont sauvé la république romaine
naissante lors de sa première guerre – Cocles et Scævola, Horatius le
Cyclope et Mucius le Gaucher – que cette conception bipartie de
l’action souveraine s’exprimait par un double symbole : le
personnage qui triomphe par le prestige ou l’action magique n’a
qu’un œil, est borgne ; le personnage qui triomphe par un artifice
juridique (serment, gage de vérité) perd, dans une entreprise
fameuse, sa main droite, devient manchot. Or l’Óđinn scandinave est
bien borgne et Týr est bien manchot. Et si Týr est devenu manchot,
dans le récit de Snorri, c’est bien parce qu’il a engagé son bras droit
dans une procédure juridique, de gage frauduleux, destinée à faire
croire à l’ennemi un mensonge que la société divine avait un intérêt
vital à lui faire croire.
Dès lors, comment admettre que ce ressort (la trompeuse mise en
gage de la main droite), qui est l’essentiel, puisque, aujourd’hui, grâce
à l’étude comparative des religions, nous comprenons le symbolisme
de la mutilation du dieu (le dieu Juriste devant être paradoxalement
manchot de sa dextre comme le dieu Voyant devait être borgne), ait
été oublié des Germains, puis retrouvé, réimaginé au XIIIe siècle par
un caprice de Snorri –, alors surtout que Snorri ne percevait
certainement pas avec la même clarté que nous pouvons le faire
aujourd’hui, grâce à l’étude comparative des religions indo-
européennes, la solidarité antithétique d’Óđinn et de Týr ni la
complémentarité de leurs deux mutilations, de l’œil de l’un
(antérieure à l’événement) et de la main droite de l’autre (dans
l’événement), et que, par conséquent, il ne comprenait peut-être
plus bien le rapport entre la dextre perdue et le caractère juriste du
dieu Týr ? En d’autres termes, la comparaison romaine nous assure
que la notion de gage, que le sacrifice héroïque qu’un individu fait de
sa main dans une tromperie juridique dont un redoutable ennemi de
sa société est la dupe, étaient fondamentaux, dès les temps indo-
européens, dans le mythe du souverain manchot ; or c’est justement
cela, c’est ce thème « improbable » que donne Snorri ; donc, à moins
de s’engager dans d’invraisemblables complications et d’admettre un
extraordinaire jeu du hasard, on reconnaîtra que c’est bien la vieille
mythologie germanique, héritée des Indo-Européens, que Snorri – et
lui seul – a ici transmise.
Qu’on entende bien. Je ne prétends pas, n’en sachant rien, que
tel détail, tel nom propre du récit soit ancien, que Snorri ou des
prédécesseurs de Snorri n’aient rien ajouté ni changé à la tradition.
Je ne prétends même pas, n’en sachant rien, que le loup,
certainement antérieur à Snorri, soit primitif : il a pu y avoir, pour
le mythe germanique, soit une évolution, soit une ou plusieurs
réfections, comme ç’a été sûrement le cas à Rome, où Porsenna et
Mucius lui-même ne sont évidemment que des incarnations tardives,
des historicisations du « héros sauveur » et de l’« ennemi », des
rajeunissements de personnages préromains. Mais ce que j’ai le droit
d’affirmer, c’est que l’histoire du loup, lorsqu’elle s’est formée chez
les Germains, et à quelque époque qu’elle se soit formée 12, s’est
coulée dans un cadre bien antérieur aux Germains et fidèlement
conservé. Or, ce cadre est autrement important que les détails,
forcément changeants, qui l’ont rempli au cours des siècles. Snorri
n’a au moins pas inventé la ruse juridique, c’est-à-dire le thème
central, le sujet même de son récit.
J’ai insisté sur cet exemple, bien que Mogk ne l’ait pas mis à
l’honneur, parce qu’il est très clair et suffirait à établir que, lorsque
Snorri est seul à nous avoir conservé un « mythe », il se peut bien
que ce mythe soit authentique. Voici maintenant un des morceaux
de l’Edda en prose où Mogk a cru trouver un argument de choix 13.
3. Naissance et meurtre de Kvasir
Dans l’Edda de Snorri 14, il est raconté que, après une guerre dure
et incertaine, les deux peuples divins des Ases et des Vanes
conclurent la paix. Pour sceller leur entente, ils crachèrent
ensemble, des deux côtés, dans un même vase (til eins kers). Les Ases
ne voulurent pas laisser perdre ce gage de paix et en firent un
homme qui s’appelle Kvasir 15. Kvasir est si sage (vitr) qu’il n’y a
question au monde à laquelle il n’ait réponse. Il se mit à parcourir le
monde pour enseigner aux hommes la sagesse (at kenna mönnum
frœđi). Un jour, les deux nains Fjalarr et Galarr l’invitèrent à un
entretien et le tuèrent. Ils distribuèrent son sang dans deux vases et
dans un chaudron (létu renna blóđ hans í tvá ker ok einn ketil) ; le
chaudron s’appelle Óđrœrir et les deux vases Són et Bodn. Ils
mêlèrent au sang du miel et il se forma un hydromel tel que
quiconque en boit devient poète et homme de savoir. Les nains
dirent aux Ases que Kvasir avait étouffé dans son intelligence (at
Kvasir hefđi kafnat í mannviti) parce qu’il n’y avait personne d’assez
savant pour épuiser son savoir par des questions (fyrir því at engi var
þá svá fróđr, at spyrja kynni hann fróđleiks). Suit le récit de la
conquête du précieux hydromel par Óđinn qui en sera, en effet, le
grand bénéficiaire.
Sur ce texte, E. Mogk a fait des remarques fort précieuses. Il a
montré d’abord que Kvasir n’est qu’une personnification d’une
boisson enivrante dont le nom rejoint le « kvas » des peuples slaves.
En effet, Kvasir est, avec un substantif kvas, dans le même rapport
que Eldir, nom d’un des serviteurs d’Ægir, avec eldr « feu », örnir,
nom d’un géant, avec örn « aigle », Byggvir, nom du serviteur du
dieu de la fécondité Freyr, avec bygg « orge », etc. Or, si les textes
vieux-scandinaves n’ont pas conservé ce substantif kvas, il est bien
attesté dans plusieurs dialectes modernes : dans le danois du
Jutland, kvas désigne les fruits écrasés et, en norvégien, le moût des
fruits écrasés.
Mogk a montré ensuite que la naissance de Kvasir à partir d’un
crachat communiel des Ases et des Vanes repose sur une vieille
technique élémentaire, sur un des procédés par lesquels beaucoup
de peuples, d’une part, obtiennent la fermentation et, d’autre part,
concluent amitié. Entre autres exemples, il cite celui-ci : un jour, en
Sibérie, comme Humboldt et Klaproth pénètrent chez un chef tatar,
on prépare le kvas en leur honneur ; pour cela, on demande à toute
personne qui entre dans la tente de cracher dans une cruche de lait
placée près de la porte ; il doit s’ensuivre une fermentation rapide
et, de fait, la fermentation obtenue, la boisson est offerte aux hôtes.
Mais, ayant ainsi justifié le crachat communiel qui marque la
réconciliation solennelle des Ases et des Vanes, et le nom de Kvasir
qui est donné au résultat de ce crachat, il ajoute 16 : « Créer un
homme à partir d’un crachat, c’est une chose dont il n’y a pas
d’autre exemple dans l’ethnographie ni dans la mythologie
comparées, quelle que soit l’importance du rôle qu’a joué et que
joue encore le crachat dans les usages populaires. Ce que nous lisons
dans l’Edda est à mettre au compte de Snorri ou de quelqu’un de son
école. Mais comment a-t-on pu en arriver à cette incarnation ? Nos
sources nous donnent une indication... » Et, sûr qu’il n’y a plus qu’à
défaire le travail artificieux de Snorri, il se lance dans un admirable
jeu philologique. « La source principale des récits eddiques » serait
une kenning, une périphrase scaldique, qu’on rencontre chez un
auteur du Xe siècle, que Snorri lui-même a citée dans les
Skáldskaparmál, et qui désigne la poésie en deux mots : kvasis dreyri.
Snorri traduit dreyri par blóđ (« sang »), ce qui est en effet le sens
ordinaire du mot. Mais, remarque Mogk, le mot est employé dans
d’autres kenningar avec le sens plus large de « liquide ». Loin donc
que la kenning kvasis dreyri prouve que, au Xe siècle, les scaldes aient
connu l’histoire de Kvasir tué et de l’origine sanglante de l’hydromel
de poésie, il est bien probable que l’expression a signifié « le liquide
kvas » (kvasir étant encore un nom commun et le génitif kvasis
s’expliquant comme dans Óđrœris haf (« la mer Óđrœrir »), Fenris
úlfr (« le loup Fenrir »), etc.) et que c’est d’un faux sens double
commis par Snorri et sur dreyri et sur kvasir que vient toute
l’histoire. Je cite les propres termes de Mogk 17 : « Du moment où
l’école de Reykjaholt avait compris dreyri au sens de sang, on en vint
à personnifier Kvasir et ainsi se forma l’histoire de sa mort et de sa
naissance, par laquelle l’origine de l’hydromel des poètes fut reliée à
la paix qui termina la guerre des Vanes. Si l’on dénoue ce lien, nous
nous trouvons devant un tout autre mythe relatif à l’origine de
l’hydromel des poètes, un mythe qui cadre fort bien avec les
conceptions des Germains septentrionaux. » Ce « tout autre mythe »,
Mogk va le reconstituer très librement.
La mixture de sang et de miel n’est pas attestée dans le folklore :
elle est donc, elle aussi, une invention. Comme les Scandinaves
avaient pris l’habitude d’attribuer aux nains la fabrication de tout
l’équipement divin (l’épée d’Óđinn, le marteau de Þórr, le bateau de
Freyr, etc.), ils auront attribué aux nains la fabrication de
l’hydromel et l’idée de mêler du miel, pour les faire fermenter, aux
« fruits écrasés » que désignait primitivement le nom commun
kvasir. Et c’est de là qu’est partie l’imagination de Snorri... Quant
aux noms propres du chaudron et des deux vases entre lesquels les
nains partagent le sang de Kvasir, Mogk montre comment ils sont
nés, eux aussi, de faux sens commis par Snorri sur trois kenningar.
Tout cela est ingénieux à souhait. Mais, à cette ingéniosité, le
progrès des études comparatives permet d’opposer des faits que ne
connaissait pas Mogk. Qu’est-ce que la guerre des Ases et des Vanes,
c’est-à-dire des dieux du « cercle » d’Óđinn, de Týr, de Þórr, etc.,
d’une part, des dieux du cercle de Njörđr, de Freyr, de Freyja d’autre
part 18 ? Ce n’est pas, comme le croyait Mogk sur les frêles
arguments de quelques auteurs, le souvenir historique d’une guerre
religieuse entre deux peuples adorateurs l’un des Ases, l’autre des
Vanes 19 ; non, c’est la forme germanique prise par le mythe indo-
européen – bien attesté à Rome comme dans l’Inde – qui expliquait
la formation de la société des dieux ou des hommes : après une dure
guerre ou une violente querelle sans résultat, par un accord, mais un
accord définitif, qui ne sera plus jamais mis en question, les
représentants de la troisième fonction, de la fonction de fécondité et
de richesse (les grands dieux Vanes chez les Scandinaves ; Titus
Tatius et ses Sabins dans la légende du synœcisme romain ; les
Nāsatya dans l’Inde) ont été associés, sur le pied d’égalité, aux
représentants des deux autres fonctions, fonction de souveraineté
magique et de force guerrière (les Ases chez les Scandinaves ;
Romulus et ses compagnons dans la légende du synœcisme romain ;
Indra et les deva dans l’Inde épique).
Or, le mythe indien se termine par le trait suivant 20 : comme
Indra et les autres dieux refusent obstinément d’admettre les deux
Nāsatya dans la communauté divine, un ascète ami de ceux-ci
fabrique, par la force de son ascèse, un être gigantesque qui menace
d’engloutir le monde : c’est le monstre Mada, c’est-à-dire « Ivresse ».
Aussitôt Indra cède, la paix se fait, les Nāsatya sont définitivement
incorporés aux dieux. Reste à « liquider » le dangereux personnage
qui a obtenu ce résultat : l’ascète le morcelle, le divise en quatre
parties – et c’est ainsi qu’aujourd’hui l’ivresse se trouve distribuée
entre la boisson, les femmes, le jeu et la chasse.
Certes, les différences éclatent entre le mythe germanique et le
mythe indien, mais aussi l’analogie des situations fondamentales et
des résultats. Voici les différences : chez les Germains, le personnage
« Kvas » est fabriqué après la paix conclue et il est fabriqué suivant
une technique précise, réelle, de fermentation par le crachat, tandis
que le personnage « Ivresse » est fabriqué pour contraindre les dieux
à la paix, et il est fabriqué mystiquement (nous sommes dans l’Inde),
par la force de l’ascèse, sans référence à une technique de
fermentation. Puis, quand « Kvas » est tué et son sang divisé en trois,
ce n’est pas par les dieux qui l’ont fabriqué mais par deux nains,
tandis que c’est son fabricateur même, dans l’Inde, pour le compte des
dieux, qui divise « Ivresse » en quatre. De plus, le fractionnement de
« Kvas » est simplement quantitatif, se fait en parties homogènes
(trois récipients de sang de même valeur), tandis que celui
d’« Ivresse » est qualitatif, se fait en parties différenciées (quatre
sortes d’ivresse). Dans la légende germanique, c’est seulement après
coup, dans l’explication mensongère que les nains donnent aux
dieux qu’est mentionné l’excès de force intolérable (d’une force
d’ailleurs purement intellectuelle), hors de proportion avec le
monde humain, qui aurait amené la suffocation de « Kvas », tandis
que, dans la légende indienne, l’excès de force (physique, brutale)
d’Ivresse est authentiquement intolérable, incompatible avec la vie du
monde, et entraîne authentiquement son morcellement. Enfin la
légende germanique présente « Kvas » comme bénéfique dès le début,
bien disposé pour les hommes – une sorte de martyr – et son sang,
convenablement traité, produit cette chose précieuse entre toutes
qu’est l’hydromel de poésie et de sagesse, tandis que, dans l’Inde,
« Ivresse » est maléfique dès le début et que ses quatre fractions sont
encore le fléau de l’humanité.
Tout cela est vrai, mais tout cela prouverait seulement, s’il en
était besoin, que l’Inde n’est pas l’Islande et que les deux histoires se
racontaient dans deux civilisations qui avaient évolué dans des sens
et dans des décors extrêmement différents, et pour lesquelles
notamment les idéologies de l’ivresse étaient devenues presque
inverses 21. Il n’en existe pas moins un schéma commun : c’est au
moment où se constitue définitivement, et difficilement, la société
divine par l’adjonction des représentants de la fécondité et de la
prospérité à ceux de la souveraineté et de la force, c’est donc au
moment où les représentants de ces deux groupes antagonistes font
leur paix, qu’est suscité artificiellement un personnage incarnant la
force de la boisson enivrante ou de l’ivresse et nommé d’après elle.
Comme cette force s’avère trop grande au regard des conditions de
notre monde – pour le bien ou pour le mal – le personnage ainsi
fabriqué est ensuite tué et fractionné en trois ou quatre parties dont
bénéficient ou pâtissent les hommes, dans ce qui, aujourd’hui, les
enivre.
Ce schéma est original. On ne le rencontre, à travers le monde,
que dans ces deux cas. De plus, il se comprend bien, dans son
principe, si l’on a égard aux conditions et conceptions sociales qui
devaient être celles des Indo-Européens : en particulier, l’ivresse
intéresse à des titres divers les trois fonctions : elle est, d’une part,
l’un des ressorts fondamentaux de la vie du prêtre-sorcier et du
guerrier-fauve de cette civilisation, et, d’autre part, elle est procurée
par des plantes qu’il fallait cultiver et cuisiner, on comprend donc que
la « naissance » de l’ivresse avec tout ce qui s’ensuit soit située au
moment de l’histoire mythique où la société se constitue par la
réconciliation et l’association des prêtres et des guerriers d’une part,
des agriculteurs et des dépositaires de toutes les puissances
fécondantes et nourricières de l’autre. Il y a donc, entre cet
événement social mythique et l’apparition de l’ivresse, une
convenance profonde, et il n’est pas inutile de remarquer ici que
cette convenance, ni les poètes du Mahābhārata ni Snorri ne
pouvaient plus en avoir conscience, ce qui fait que leurs récits ont
un air étrange : pour les poètes du Mahābhārata, les Nāsatya ne sont
plus ce qu’ils étaient au temps de la compilation védique, les
représentants de la troisième fonction ; et Snorri non plus, quoiqu’il
mette bien en valeur dans ses divers traités les caractères
différentiels d’Óđinn, de Þórr et de Freyr, ne comprend sûrement
plus la réconciliation des Ases et des Vanes comme le mythe fondant
la collaboration harmonieuse des diverses fonctions sociales.
Les germanistes et les épigones d’Eugen Mogk devront
s’accommoder de ce fait massif. Certes, le récit de Snorri contient
des éléments déposés à des âges divers de l’évolution de la pensée
religieuse scandinave ; il contient peut-être même (encore que les
« intuitions » philologiques de Mogk au sujet des noms propres
Óđrœrir, Bodn, Són ne s’imposent pas) des interprétations ou
adjonctions propres à Snorri. Mais l’essentiel, le schéma avec sa
signification, sa direction et ses moments successifs, est bien
antérieur à Snorri, est authentique. Et l’on sent combien il est
tendancieux et inopérant de dire, avec Mogk, que « la fabrication
d’un homme à partir d’un crachat étant une chose inouïe dans
l’ethnographie et dans la mythologie comparées », il ne peut s’agir
d’un vrai mythe et qu’il faut donc que ce soit une fantaisie de Snorri.
Non ; ce que présentait, ce qu’imposait la mythologie traditionnelle,
c’était, à ce moment de l’histoire du monde, la fabrication, puis le
meurtre et le fractionnement d’un personnage surhumain, de type
humain, incarnant l’ivresse, exprimant l’ivresse dans son nom (cf.
Mada) ; l’imagination germanique (peut-être plus fidèle, d’ailleurs,
au prototype indo-européen, dont l’Inde s’est sûrement écartée) a
seulement précisé cette donnée en nommant le personnage « Kvas »
et en le fabriquant à partir d’une technique réelle de fermentation
par le crachat 22. D’autre part on saisit la forte liaison de ces
épisodes, liaison que Mogk niait, n’y voyant qu’un caprice de
Snorri : la réconciliation et l’association des Ases et des Vanes d’une
part, d’autre part le meurtre et le fractionnement de Kvasir avec
l’explication donnée par les nains aux Ases, tout cela se suit, est uni
par une logique profonde. Et l’édifice superficiellement rationnel,
déductif, que Mogk attribue à « l’école de Reykjaholt », c’est, en
définitive, dans son cerveau, dans son cabinet de philologue
ignorant de la préhistoire indo-européenne, en l’an de grâce 1923,
qu’il l’a ingénieusement monté, comme il a été dit plus haut, pour se
donner l’illusoire plaisir de le démonter. Ne disons pas que c’est
Snorri qui a « inventé » un mythe absurde parce qu’il ne comprenait
plus d’anciennes périphrases scaldiques ; disons que c’est Eugen
Mogk qui « invente » de fausses difficultés parce qu’il a perdu le sens
des vieux mythes.
C. Discussions diverses
Les deux séries de remarques qui précèdent – la défense du
témoignage de Snorri contre le scepticisme des philologues et la
restauration des mythes germaniques contre l’impérialisme des
folkloristes – me dispensent de m’étendre longuement sur
l’impressionnant amoncellement de discussions, de chicanes,
auxquelles le dossier de Loki a donné lieu : presque toujours, soit à
l’origine soit au cours de l’argumentation, on décèle sans peine l’une
ou l’autre de ces illusions. Je me bornerai à relever quelques autres
types d’erreurs critiques de moindre importance.
1. Traditions foisonnantes
En dépit de ce qui vient d’être rétabli, il reste a priori probable
que toutes les traditions relatives à Loki ne sont pas également
anciennes, également – si l’on veut – « authentiques » : comment en
serait-il autrement ? Cette mythologie était vivante, intéressait,
amusait. Le caractère complexe et souple de Loki excitait à
l’invention, à la prolifération, aux « à la manière de ». D’un épisode
à l’autre, des traits célèbres ou cocasses devaient circuler. Les
critiques ont signalé plusieurs de ces détails migrateurs : par
exemple, « l’objet qui colle » ne se rencontre, dans la mythologie
scandinave, qu’appliqué à Loki, mais cela par deux fois, dans des
circonstances analogues (la perche de Þjazi, no 1 a, b ; le mur de
Geirrøđr, no 3 a) ; la manière dont Loki doit se racheter de la
captivité où le tient Geirrøđr (no 3 a), rappelle, par ses
conséquences, celle dont il se fait libérer par Þjazi (no 1, a, b) ; dans
trois récits (nos 1, 3, 4), Loki, pour se déplacer dans les airs,
emprunte le « plumage » que possède Freyja ; le filet que Loki utilise
au début de l’histoire de l’or d’Andvari (no 5) rappelle le filet dans
lequel lui-même finit par être pris (no 11 a)… Il se peut en effet que,
dans plusieurs de ces cas et dans quelques autres, l’un des récits
confrontés ait emprunté à l’autre le détail qu’on signale. Mais, du
point de vue qui nous occupe, du point de vue du caractère de Loki
et de la signification de son personnage, ces emprunts, ces
migrations sont sans inconvénient, soulignent même plutôt la
popularité d’un aspect ou d’un mode d’action du dieu. Et il faut
étendre cette réflexion à « l’air de famille » qui, en dehors de toute
rencontre précise de détails, s’observe entre beaucoup de récits
relatifs à Loki (inadvertances qu’il lui faut réparer, menaces des
dieux…) : on n’a pas fini, sous nos yeux, d’inventer des histoires
marseillaises, ou des histoires juives, ou des histoires de curé – qui
toutes, plus ou moins, se copient soit dans les détails, soit
simplement dans le type des personnages ou dans la marche du
développement et dans le ressort central de l’intrigue ; elles sont à la
fois inauthentiques, puisque forgées, et authentiques, puisqu’elles ne
font que consacrer, souligner une tradition ; « Marius » et « Olive »,
par exemple, des nombreuses aventures que l’on continue
d’imaginer sur eux, sortent enrichis mais non modifiés, autant et
plus « eux-mêmes » qu’auparavant. Semblablement, même s’il s’agit
d’inventions relativement récentes, les récits modernes, islandais,
færœiens, scandinaves sur Loki (nos 14, I, II, V, VI) sont utilisables,
instructifs, parce qu’ils mettent en valeur, rajeunis au goût des
diverses époques, un ou plusieurs traits sûrement fondamentaux du
personnage : soit sa fertilité d’imagination et sa supériorité sur les
stupides géants (nos 14, I, a), b)), soit son étourderie (no 14, I, d)),
soit sa pente au mensonge (nos 14, II, a), b), c) ; V, d)), soit sa
malfaisance congénitale (no 14, VI, d), e)).
Il est possible que cette remarque reçoive une application
particulière dans le cas suivant, sur lequel je reviendrai plus loin 1.
Deux récits anciens (nos 1 a, b et 5 a, b), ainsi que le Lokkatáttur
(no 14, I, a)), à quoi il faut sans doute joindre le charme anglais
(no 14, III), présentent Loki engagé, comme l’élément actif, dans une
énigmatique triade de dieux : Óđinn, Hœ́nir, Loki. Peut-être le cadre
de l’histoire de Þjazi (no 1 a, b) est-il à l’origine du foisonnement :
l’ancienneté, l’authenticité de ce mythe sont mieux garanties que
celles du récit relatif à l’or d’Andvari (no 5 a, b), prologue qui a été
ajouté à une légende venue du continent, et à plus forte raison que
celles du Lokkatáttur, thème de conte largement connu jusqu’au-delà
du Caucase, en Mingrélie, et raconté par ces Færœiens dont les
nombreux souvenirs mythologiques ne sont sans doute pas des
survivance directes du paganisme mais reposent sur une culture
littéraire médiévale. Telle est du moins l’opinion de J. de Vries et
elle n’est pas sans vraisemblance. Mais je souligne deux choses :
d’abord elle laisse entière une autre question, que j’aborderai à la fin
de ce livre, celle de la signification qu’il faut attribuer, dans le texte
prototype, dans l’histoire de Þjazi, à l’association du grand dieu
Óđinn avec Hœ́nir et avec Loki ; puis ces copies ou demi-copies
(c’est surtout vrai du prologue des Reginsmál) prouvent que le
caractère de Loki, tel qu’il ressortait de sa conduite dans le mythe de
Þjazi, correspondait particulièrement à l’attente, à la conception du
public.
2. Variantes inconciliables
On est étonné de voir parfois tirer argument, pour ou contre telle
variante d’une tradition relative à Loki, du fait que cette variante en
« contredit » telle autre, jugée mieux garantie. Comme si ce n’était
pas là, au contraire, un indice que ce dossier est sain, pris dans le vif
de la tradition ! Comme si ces désaccords n’étaient pas la condition
même de tout folklore, de toute mythologie authentiques ! On est
encore plus étonné de voir Snorri, le malheureux Snorri, pâtir
spécialement de ce nouveau chef de critique : chaque fois que la
variante qu’il fournit ne s’accorde pas avec une autre variante
connue, eddique ou scaldique, le voilà derechef suspecté de faux ou
d’erreur. Jan de Vries a heureusement rétabli les droits du bon
sens 2. Par exemple, il est évidemment sans conséquence, à la fin de
l’histoire de Þjazi (no 1), que, dans Snorri, ce soit Óđinn qui lance au
ciel les yeux de Þjazi tué tandis que, dans les Harbarđsljóđ (st. 19),
Þórr s’attribue le mérite du même geste ; sans conséquence aussi
que, lors du meurtre même de Þjazi, Snorri ne mobilise,
collectivement, que « les dieux » tandis que, dans la même
strophe 19 des Harbarđsljóđ, Þórr dit : « J’ai frappé Þjazi, le terrible
géant », et que, dans la Lokasenna (st. 50 ; cf. ci-dessus, no 1 c), Loki
revendique la première part du meurtre. Il est de même sans
importance que la Pórsdrápa et Snorri ne s’accordent pas sur le
(Loki) ou les (Loki et Þjálfi) compagnons de Þórr dans son
expédition chez Geirrøđr (no 3 a, b) ; J. de Vries a donné 3 de bonnes
raisons de penser que c’est Loki et non Þjálfi qui est ancien dans
l’épisode (et donc que, sur ce point, Snorri représente une tradition
plus pure que le scalde du Xe siècle) ; le fait reste, en tout cas, qu’il
s’est formé, en marge de cette tradition « légitime », une variante où
le serviteur attitré de Þórr, Þjálfi, a été partiellement substitué à
Loki 4. Dans les récits relatifs à la mort de Baldr et au châtiment de
Loki, nous rencontrerons ainsi, entre les variantes, des désaccords
irréductibles dont on a eu tort de se servir pour déprécier tantôt
l’une, tantôt l’autre.
Il y a un cas cependant où la question se présente dans des
conditions particulières et qui demande un examen spécial, un cas
où J. de Vries lui-même, à la suite de Robert Höckert, a, semble-t-il,
abusé de quelques légers désaccords réels ou supposés, entre deux
variantes pour nier, justement, qu’il s’agisse de variantes, que les
deux textes traitent la même histoire. Et la chose est grave, car
Snorri, le pauvre Snorri, l’intelligence et l’honnêteté de Snorri sont
engagés dans le débat. Je veux parler des deux variantes de
l’histoire du « Baumeister 5 », le récit de Snorri d’un côté et, de
l’autre, les deux strophes (25 et 26) de la Völuspá que Snorri a
l’imprudence de citer à la suite de sa propre rédaction comme pour
l’appuyer d’une pièce justificative. Que le lecteur veuille bien relire
d’abord l’un et l’autre texte 6 ; il suivra ensuite sans peine
l’argumentation de J. de Vries dans ses moments successifs 7 :
1°/ Le texte de Snorri, remarque J. de Vries, contient une grave
contradiction interne, qui met en éveil : comment les dieux ont-ils
besoin de se réunir et de délibérer afin de déterminer le responsable
de leur malheur, comment ont-ils à « découvrir » la part que Loki a
prise à la conclusion du désastreux marché, puisque cette action
initiale de Loki a été publique ? Snorri est trop bon écrivain pour
s’être permis une inadvertance ; l’accident ne peut venir que de ce
qu’il a voulu à tout prix utiliser la st. 25 de la Völuspá, où l’on voit
les dieux s’assembler et délibérer sur une question de
responsabilité ; il est clair, d’ailleurs, que l’ordre du jour de cette
délibération, dans Snorri 8, n’est qu’une paraphrase des termes
mêmes de la Völuspá 9. Jusqu’ici, la remarque de J. de Vries est
intéressante, mais sans conséquence : Snorri a certainement travaillé
sur la stance 25 de la Völuspá et cela explique suffisamment la
maladresse que constitue, dans son récit, la seconde délibération des
dieux, à supposer que la maladresse soit ailleurs que dans
l’expression ; car on conçoit bien, après tout, que les dieux après
avoir écouté et approuvé à la légère leur conseiller au début de
l’action, se réunissent une seconde fois pour le mettre en accusation
quand ils ont découvert tardivement les conséquences de son
conseil ; c’est même de la psychologie parlementaire assez exacte.
La maladresse de l’écrivain peut donc se réduire au libellé de l’ordre
du jour de cette Haute Cour divine : dans sa version, s’il ne
s’asservissait pas à faire un sort à tous les mots de la Völuspá, les
dieux, réunis pour la seconde fois, n’auraient pas à déterminer qui
était le criminel mais à décider s’il y avait eu crime. Quant à
l’expression parallèle de la strophe 25 de la Völuspá, qui a influencé
Snorri, elle se justifie de plusieurs manières : à tous les mythes qu’il
rencontre dans sa course à travers le temps, le poète ne touche que
par des allusions qui n’ont pas à être de la dernière exactitude et
qui, rapides et isolées comme des éclairs, ne risquent pas d’être dans
un désaccord flagrant avec un contexte qui n’est que sous-entendu ;
de plus, pour des raisons d’art, le poète adopte des sortes de refrains
et les vers qui ouvrent la strophe 25 10 sont justement un refrain, car
ils se sont déjà trouvés (st. 23) dans le récit de la guerre des Ases et
des Vanes, et même avant, aux st. 6 et 9 ; enfin, il se peut que, dans
une version dont s’inspirait le poète de la Völuspá, la responsabilité
initiale de Loki n’ait pas été publique, qu’il ait, par exemple, comme
délégué des dieux, conclu le marché sans les prévenir de certaines
graves clauses qu’il acceptait, sûr que le maître ouvrier échouerait.
2°/ Mais, dans ce qui suit, il ne m’est pas possible de me laisser
convaincre par J. de Vries. Snorri, dit-il, a commis deux fautes en
paraphrasant la strophe 25 de la Völuspá :
a) « lævi blandit means charged with noisome venom, not at all
spoil the air by taking away the sun and the moon. » L’auteur se
réfère aux traducteurs du Corpus Poeticum Boreale pour donner cette
pointe audacieuse à l’expression lævi blandit ; l’autorité de Vigfusson
et de York Powell ne peut faire que ces mots signifient autre chose
que, très généralement, « mêlé de malheur ou de malignité » (lævi,
datif de lǽ 11), – ce qui convient très bien au marché par lequel Loki
(spécialiste des lǽ-vísi et qualifié ailleurs de lǽ-gjarn, « désireux du
mal, malfaisant ») a sacrifié les astres qui sont dans l’air, dans le
ciel ;
b) « The Völuspá makes allusion to something which has taken place
at the moment the gods were holding their council ; in the Gylfaginning,
the disaster is only feared as being in the near future. » Non. Quand les
dieux découvrent, brusquement, les conséquences terribles du pacte,
il est déjà trop tard, le pacte est non seulement signé mais aux neuf
dixièmes exécuté, les événements poussés devant leur conclusion
fatale ; le poète a donc parfaitement le droit (on l’aurait, même en
prose) de dire, au passé et non au futur immédiat, que « l’air a été
tout mêlé de malheur », que « la femme d’Óđr a été donnée à la race
du géant 12 ». Inversement, est-il si aisé de supposer un mythe qui
n’aurait pas laissé d’autres traces, qui serait exceptionnel dans son
esprit, et où l’on verrait la déesse non pas seulement en danger de
tomber aux mains d’un géant, non pas seulement promise à un géant
ou réclamée par un géant (cf. Hrungnir, Þrymr), mais effectivement
livrée à un géant ?
3°/ Je n’insiste pas sur un dernier argument de J. de Vries qui
n’est pas meilleur : la manière dont le récit de Snorri paraphrase la
strophe 26 de la Völuspá (« brisés furent les serments… ») et fait
intervenir Þórr, est satisfaisante et sans contradiction, et le sens de
cette strophe 26 – ou plutôt, comme toujours, des allusions dont est
faite cette strophe – peut très bien être celui que développe Snorri :
« Snorri has felt the difficulty, écrit J. de Vries, and he has tried to
mend it, by saying that the giant became furious and menaced the gods.
But then the gods were right in summoning Thor, because not they, but
the giant himself had broken the pact between them. Snorri is a brilliant
story-teller and he has contrived to make thinks as good as possible… »
Ce n’est pas sûr, le contraire peut au moins se plaider : que le géant
se trahisse comme géant par son comportement (í jötunmóđ), que les
dieux découvrent alors qu’il y a eu, au départ, erreur sur la nature
de leur partenaire, cela n’empêche pas le pacte d’exister, d’avoir été
juré ; les dieux sont certes fondés à briser un tel pacte et de tels
serments, mais le fait est qu’ils les brisent : le poète – et Snorri – ne
disent pas autre chose.
Bref, c’est dans l’histoire du Baumeister que s’expliquent le plus
naturellement les quelques traits – ou, je répète le mot, les quelques
allusions – qui font la matière de ces deux strophes. En outre, ainsi
comprises, ces strophes viennent dans le poème, ainsi qu’on le
remarquait généralement avant les offensives de Mogk, à une place
chronologique plausible : la guerre des Ases et des Vanes a ravagé la
demeure des Ases, il est donc naturel que le Baumeister fasse son
offre de service à ce moment.
3. Contradictions internes
La discussion qui précède rappelle opportunément que les plus
habiles conteurs comme les plus grands poètes laissent parfois
subsister, dans le corps d’une seule et même composition, des
maladresses, des incohérences : quand le Palinure de Virgile tombe
à la mer, il entraîne le gouvernail dans sa chute – ce qui n’empêche
pas, neuf vers plus loin, Énée, réveillé par le bruit, de prendre à la
barre la place de son pilote, rexit ratem 13… À la fin de la
Þórsdrápa 14, contre toute attente, Þórr massacre Geirrøđr avec son
marteau, avec le marteau qu’il ne doit pas avoir pour la raison
exposée par Snorri au début de son récit 15 et qu’il ne semble pas en
effet qu’il ait jusqu’à ce moment, à en juger par les strophes
précédentes du poème lui-même. À cause de cette anomalie, J. de
Vries dénie 16 toute authenticité à l’affabulation de Snorri et ramène
le thème de l’expédition de Þórr chez Geirrøđr à celui de
l’expédition de Þórr chez Þrymr 17 : Geirrøđr, comme Þrymr, aurait
d’abord volé le marteau et Þórr ne viendrait chez lui que pour le
reprendre. « In the original myth, dit-il en conclusion, Thor went
together with Loki to a giant, where he gets back his hammer after
having smashed the trolls to atoms. Perhaps this myth itself is only a
“mythological tale”, built upon the well-known idea, that the thundergod
sometimes has to visit the giants to regain his weapon. » C’est tirer de
bien graves conséquences de ce qui peut s’expliquer aisément par
une inadvertance mineure du poète : l’image de Þórr combattant
aura entraîné mécaniquement celle de son arme usuelle, unique, de
son marteau. Si, au contraire, le sujet de l’histoire est, comme celui
de la Þrymskviđa, la reprise, nécessaire et légitime, du marteau
d’abord volé, on ne s’explique pas que, au début du poème (st. 1),
pour décider Þórr à se mettre en route, Loki lui ait parlé non pas du
marteau volé mais, « mensongèrement » (comme le souligne la
parenthèse), de tout autre chose (« les verts chemins… ») ; plus
généralement on ne comprend pas qu’aucune mention, aucune
allusion ne signale l’intention qu’aurait Þórr de reconquérir son
arme ni le moyen, le geste par lequel il l’aurait reconquise : que l’on
se reporte aux articulations homologues de la Þrymskviđa, si
saillantes dans leur simplicité 18, et l’on mesurera l’improbabilité du
rapprochement.
De même, les gaucheries et contradictions dont serait remplie
l’histoire des trésors des dieux 19 permettent-elles d’écrire : « This tale
belongs to the most difficult problems of Scandinavian mythology 20. »
a-α) Völuspá, 32-35
Suivant hâtivement la marche des grands événements mythiques
du monde, la Voyante dit ceci :
32. Je vis, pour Baldr, pour l’Ase sanglant, pour le fils d’Óđinn, la vie cachée : haut
poussé au-dessus du sol se tenait, menu et très beau, un rameau de gui.
33(-34). Il sortait de l’arbre, paraissant menu, dangereux javelot de douleur. Höđr
26
lança le trait . Et Frigg pleura dans les Fensalir le malheur de la Valhöll. Savez-vous
davantage, et quoi ?
27
35 . Liée, je vis gésir, sous la forêt crevassée, une forme de malfaisant, semblable à
28
Loki ; là aussi est assise Sigyn, nullement bien-réjouie par son mari. Savez-vous
davantage, et quoi ?
b) Lokasenna, st. 27-28.
L’élimination que fait E. Mogk de ces stances est si évidemment
sophistique que J. de Vries, malgré la respectueuse faiblesse dont il
témoigne à l’égard du vieux maître, ne peut ici que l’abandonner.
D’après Mogk, la seconde moitié de la st. 28 ferait allusion non pas
au meurtre de Baldr, auquel Loki n’aurait donc pas eu de part, mais
à l’intervention ultérieure de Loki sous les traits de la géante Þökk 42
qui, refusant de pleurer, avec toute la nature, Baldr mort, l’a
empêché de ressusciter 43 et donc est bien la cause que Frigg ne le
voit (ou verra) plus venir à cheval aux assemblées. Voici la forme
que J. de Vries donne à l’argumentation 44 : « Si Loki avait seulement
voulu dire qu’il était responsable de la mort de Baldr, il se serait
sans doute exprimé en reprenant les termes mêmes que venait
d’employer Frigg ; il aurait dit : Je suis responsable qu’il ne soit pas
présent ici, dans la salle d’Ægir. Or, il dit : C’est par ma faute que tu ne
le vois pas venir à cheval à la salle d’assemblée 45. Il met ainsi un
accent particulier sur le fait que Baldr n’est pas dans la même
situation que les autres dieux et qu’on s’attendait à le voir venir d’un
autre séjour qu’eux… » Et voici ce que J. de Vries ajoute : « Bien que
je sois personnellement porté à considérer comme la plus naturelle
cette explication d’une strophe fort discutée, j’ai pleinement
conscience qu’il ne s’agit que d’une interprétation possible, qui ne
s’impose pas. Par conséquent, j’adopte l’interprétation contraire et
j’admets que cette stance fait allusion au fait que Loki a été ráđbani
(« meurtrier par conseil ») de Baldr 46. »
J. de Vries est bien indulgent. Cette argumentation tire un parti
exorbitant du verbe ríđa : le fait que Baldr, s’il venait, viendrait « à
cheval » au banquet des dieux ne prouve tout de même pas qu’il
viendrait de l’autre monde ! Ce dieu jeune, beau, doué de toutes les
séductions, avait bien le droit, de son vivant, de faire de l’équitation
et, comme les autres dieux, s’ils le voulaient, de venir à cheval aux
réjouissances collectives. De plus, alors qu’on exploite à l’excès le
verbe ríđa, on escamote l’adverbe síđan ; Loki dit en effet : « C’est
moi qui suis cause que tu ne vois plus Baldr venir à cheval à la salle
d’assemblée… » Ce « ne plus » suffit à détruire l’exégèse proposée : il
transforme l’absence de Baldr de fait accidentel, singulier, en fait
définitif, régulier, et comme pour chaque réunion présente et future,
Baldr redivivus n’aurait évidemment pas à revenir chaque fois de
l’autre monde, il devient tout à fait impossible de voir dans ríđa une
allusion à un tel retour.
À quoi tend cette chicane ? Quelle en est la portée ? Innocenter
Loki de la mort de Baldr, cela n’a de sens que si on l’innocente
complètement, si on ne le laisse pas sous le poids d’un prolongement
du crime aussi lourd que l’aurait été le crime lui-même. Or,
empêcher Baldr de ressusciter et le faire tuer sont des actes d’égale
gravité. Si l’on admet que Loki a eu assez de malignité pour rendre
vaine, à lui seul, l’entreprise de résurrection tentée par l’univers,
quelle difficulté voit-on à admettre qu’il ait d’abord eu assez de
malignité pour tuer Baldr par personne interposée ? Ces deux actes
d’ailleurs ne sont-ils pas logiquement solidaires ? L’obstination de
Loki à empêcher Baldr de revivre n’est-elle pas plus naturelle s’il a
d’abord machiné l’accident par lequel Baldr a perdu la vie ?
En réalité, Lokasenna 28 fait une allusion globale aux actes par
lesquels Loki a rendu possible, puis définitive, la mort de Baldr. Si
E. Mogk n’avait pas eu une mauvaise cause à défendre, il n’aurait
pas songé à opérer cette dichotomie.
D. Loki
Avant d’explorer ces nouvelles perspectives, faisons le bilan ; la
fiche signalétique de Loki.
Loki est « compté avec les Ases » sans en être exactement ; il vit
avec eux et il est dit à l’occasion « l’Ase qui s’appelle Loki », « l’Ase
malin », etc. Compagnon d’Óđinn dans ses voyages, aussi bien que
de Þórr dans ses expéditions, il jouit d’une réputation justifiée
d’ingéniosité et en général, spontanément ou sur réquisition, il met
cette ingéniosité au service des siens qui, sans lui, seraient bien
embarrassés. En particulier, jamais il ne sert un géant de gaieté de
cœur, ni jusqu’au bout. Mais bien des traits font de lui un Ase tout à
fait à part.
Non seulement il est, physiquement, de petite taille, mais son
parentage ne le relie à aucun des Ases ; d’Óđinn, il n’est que le
« frère de serment » ; de son père, de sa mère, de ses frères, nous ne
savons que les noms qui, malgré l’obscurité de la plupart, signalent
une famille singulière et son père est qualifié de « géant ». Il est
traité par les autres Ases comme un inférieur, qu’on utilise, qu’on
fait pirouetter, qu’on menace. Il reçoit et accepte les rôles de
messager, d’éclaireur, de suivant, de tranche-viande, et aussi de
bouffon.
Il surgit à point nommé, à l’endroit voulu, et il a un grand art de
s’échapper, de « filer ». Il a des rapports particuliers avec le monde
d’en bas, avec le dessous de la terre. Il a, dans la montagne, une
mystérieuse maison-observatoire. Il a aussi des rapports avec le feu.
Seul des Ases, il a un don inquiétant de métamorphose,
spécialement de métamorphoses animales (mouche, phoque, jument,
saumon…) et met au monde des êtres étranges, généralement
redoutables aux dieux (le loup Fenrir, le Grand Serpent, Hel ; et
aussi le cheval d’Óđinn, Sleipnir). Il a un penchant particulier pour
les métamorphoses en femme ou en femelle, avec leurs
conséquences physiologiques.
Il est ingénieux, inventif, mais il ne voit pas loin : tout à
l’impulsion ou à l’imagination ou à la passion du moment, il est
surpris par les suites de ses actes, qu’il tâche aussitôt de réparer. Il
est outrecuidant et vantard.
Il a une curiosité insatiable, curiosité d’observateur, de
questionneur et aussi d’explorateur ; il est à l’affût des nouvelles, et
indiscret. Il circule plus facilement et plus volontiers que les autres
Ases : il est le principal usager du « plumage » de Freyja et il a des
bottes qui lui permettent de courir dans l’air et dans l’eau. C’est lui,
parfois, qui entraîne Þórr chez les Géants par des routes qu’il a
d’abord reconnues seul.
Il est foncièrement amoral. Il n’a aucun sentiment de sa dignité,
il n’a pas de tenue et il ne comprend pas la dignité des autres. Il se
met dans des postures ou des situations ridicules. Pour se tirer d’un
mauvais pas, il trahit les siens, conduisant Þórr désarmé chez
Geirrøđr, livrant Iđunn et ses pommes à Þjazi, gâtant le marteau de
Þórr. Aussi est-il sans cesse suspect aux Ases, qui le « font marcher »
en le menaçant du supplice.
Il est mauvaise langue, injurieux, il apporte tumulte et querelle,
il dénonce. Il est menteur, non seulement pour se sauver ou sauver
les Ases (plusieurs de ses « plans » sont alors à base de tromperie),
mais pour le plaisir. Il est pervers et ne résiste pas à l’idée de
méchantes farces (lǽvísi). Il est mauvais joueur, déloyal dans les
concours.
Tout cela finit dramatiquement : chez Ægir, ou contre Baldr, il se
durcit, il fait le mal, le grand mal, gratuitement, impitoyablement,
itérativement, jusqu’au bout, sans s’occuper des fâcheuses
répercussions que cela aura sur lui. Il n’est plus alors qu’un bandit
traqué, haineux, qui déploie des trésors d’ingéniosité mais qui
n’échappe pas au supplice. Dès lors, il attend la fin du monde, où il
satisfera sa haine en participant en bonne place à la mobilisation
générale des forces du mal.
Chapitre III
Syrdon
A. Le Narte Syrdon
Syrdon figure dans presque tous les récits. Il y est indispensable.
Il est d’ailleurs « Narte » au même titre que les autres, mais il a un
caractère et des modes d’action tout différents.
Il est, d’abord, un personnage inférieur : le « bâtard » des Boratæ,
est-il dit souvent 1. On lui attribue une naissance diabolique qui fait
diptyque avec la naissance pétrogénès de Soslan. Les Nartes le
traitent comme un domestique : il sert à table, il est valet dans les
expéditions, et commissionnaire, et guide ; il procède aux tirages au
sort.
Il surgit on ne sait d’où et disparaît de même. Il a sous terre une
maison mystérieuse, un labyrinthe. Il est capable de métamorphoses
(hirondelles, vieille casquette, jeune fille, vieille femme, vieillard…).
Il a un « coursier à trois pieds » qui va comme le vent. Curieux à
l’extrême, il poursuit et découvre tous les secrets, « jour et nuit, il se
frappe la tête » pour trouver le moyen de savoir. Il sait ce qui se
passe au loin, il sait ce qui se passera plus tard. Il calcule de façon
merveilleuse. Il est malin, il est – avec et après Satana – le malin par
excellence, et c’est pourquoi les Ossètes lui appliquent volontiers des
thèmes pris au répertoire de Nasreddin Hodja.
Aussi les Nartes ont-ils souvent recours à ses conseils et, de fait,
il les tire maintes fois de mauvais pas, surtout dans leurs rapports
avec les stupides géants. Mais, en même temps, ils se défient de lui
et ils ont raison, car, dit un texte, il a le goût de mal faire, et l’un de
ses qualificatifs ordinaires est Narty xijnæ ou Narty fydbylyz (« le
mal, le fléau des Nartes ») ; il est dit malfaisant, sans conscience,
débauché. D’autre part, sans qu’il soit déclaré explicitement qu’il est
lâche (et ses imprudences comportent bien une forme de bravoure),
il est remarquable que, marchant avec ces équipes de grands
pourfendeurs, jamais il ne participe activement à aucun combat.
Cette mauvaise nature se manifeste de mainte façon : railleries et
insultes cruelles dans les malheurs privés et publics ; joie maligne à
annoncer les malheurs prochains ; conseils pernicieux (sans que
jamais, pourtant, Syrdon prenne parti pour un Géant contre les
Nartes), querelles provoquées ou envenimées. Sa méchanceté
l’engage dans des actions aussi légères que criminelles, d’où il sort
parfois à grand-peine. Pratiquement, il est presque toujours, même
quand il les sert, dans un état d’hostilité larvée soit collectivement
avec les autres Nartes, soit avec tel ou tel Narte, tantôt Xæmyc,
tantôt Uryzmæg, à qui il joue des tours parfois fort graves. Mais
l’objet principal de son animosité est le grand Narte Soslan (ou
Sosryko). Une fois notamment, sous les traits d’un vieillard, puis
d’une vieille femme, il empêche Soslan de faire revivre
magiquement un jeune ami mortellement blessé.
Il finit par chercher et découvrir la seule lacune de
l’invulnérabilité de Soslan. Il la signale aux ennemis du héros qui en
profitent pour le tuer, au cours d’un scénario de jeu. Syrdon insulte
Soslan mourant ou mort, tant et si bien que les Nartes le tuent et
l’enterrent ignominieusement aux pieds de sa victime.
Tels sont, rapidement crayonnés et sans tenir compte des
variantes qui vont être examinées en détail, le caractère et la
carrière de Syrdon. Le lecteur a sûrement senti combien l’un et
l’autre rappellent ce qui a été dit de Loki ; il a noté comment – mis à
part l’eschatologie, la fin du monde, qui ne saurait avoir sa place
dans l’épopée narte – tous les éléments de Loki se retrouvent dans
Syrdon et tous les éléments de Syrdon dans Loki ; comment, en
particulier, un côté « utile » et un côté « malfaisant » coexistent dans
chacun des deux personnages ; et comment le crime majeur et le
châtiment suprême viennent achever, dans les deux dossiers, une vie
de malignités mineures et d’hostilité mitigée. Nous reprendrons
quelques points de ce parallèle après avoir passé en revue les
épisodes de l’épopée narte où intervient Syrdon 2.
B. Les documents
1. Naissance de Syrdon
Sur la naissance de Syrdon, il n’y a que peu de récits. Le premier
a pour objet évident d’expliquer l’hostilité congénitale de Syrdon et
de Soslan. Le dernier attribue à Syrdon, mais avec une coloration
diabolique, la forme de naissance qui est en général celle de Soslan.
d) Variante
Je ne connais que par le dictionnaire de Vs. Miller, s.v. Syrdon,
l’existence d’une autre variante où c’est la mère de Syrdon qui est
une diablesse (Pamj. de l’Inst. de folklore de l’Ossétie du Sud, I,
p. 59) ; le dictionnaire cite cette phrase :
La diablesse (xæiræg) devint enceinte par cette malédiction ; elle mit au monde
Syrdon.
a) Les Æxsærtægkatæ et les Boratæ
Dans les récits sur la guerre inexpiable des deux grandes familles
nartes des Æxsærtægkatæ et des Boratæ 7, un trait met en valeur une
des « habiletés » de Syrdon : les chiffres n’ont pas de secret pour lui.
– Pamj. 2, no 13, Boriatæ et Æxsærtægkatæ, texte pp. 42-46, trad.
pp. 38-42 = LN, no 46 b bis, p. 145.
D’après cette variante (où Uoræzmæg, Soslan, etc., appartiennent à la famille des
Æxsærtægkatæ), dans l’épisode final de la lutte, les Æxsærtægkatæ obtiennent de
Kænti Sær Xuændon le service d’une armée magique, qu’ils feront eux-mêmes sortir
« des portes de fer de la Montagne Noire » ; mais ils n’en disposeront qu’à une seule
condition : c’est de dire à Kænti combien ils ont fait sortir d’hommes, afin qu’il puisse
savoir avec précision, après la bataille, « qui aura été tué et qui sera revenu vivant ».
Les Æxsærtægkatæ font sortir une armée immense et sont bien incapables de la
compter. Uoræzmæg confie son embarras à Æxsijnæ-Æfsinæ-Satana qui aussitôt,
pendant la nuit, coud une culotte à trois jambes (ærtik’ axug xælaf) et, au lever du
soleil, la suspend à la haie de clôture. Surgi on ne sait d’où, Sirdon apparaît et voit la
culotte. – « Tu es bien malade, dit-il à Satana, s’il te faut une culotte à trois jambes !
Les armées des Æxsærtægkatæ se composent de 30 fois 30 000 hommes avec 100 en
sus, et, parmi eux, il n’y en a pas un qui ait trois jambes. Et voilà Satana qui s’est mise
à faire d’avance des culottes à trois jambes ! »
Satana n’en voulait pas davantage : elle dit aussitôt le chiffre à Uoræzmæg, qui le
transmet à Kænti Sær Xuændon. L’armée se trouve ainsi utilisable et la victoire
assurée.
– ONS, pp. 387-388.
Variante très proche des précédentes. Syrdon dit : « Comme c’est étrange ! Ils sont cent
fois cent chez les Boratæ et les Æxsærtægkatæ ont le double de troupes. Dans leur
armée, il y a des hommes à un œil, des hommes sans mains, des hommes à une jambe.
Mais, à trois jambes, je n’en ai pas vu. Pourquoi Satana a-t-elle un pantalon à trois
jambes ? »
3. Syrdon et les Nartes
Les rapports ambivalents de Syrdon avec les Nartes sont bien mis
en relief dans un type de récit complexe, fort populaire en Ossétie.
Taquineries constantes et réciproques, où Syrdon finit toujours par
avoir le dessus, où le drame finit toujours par être évité, et qui
n’empêchent pas Syrdon de servir les Nartes.
11. Syrdon et Soslan
Mais c’est contre Soslan (ou Sosryko) que l’ingéniosité mauvaise
de Syrdon est continuellement à l’affût. On a vu que, dans une
variante, cela remonte loin : à leur naissance.
D’autres récits qui ne font pas naître ensemble les deux
personnages expliquent autrement leur animosité réciproque.
17. Syrdon et la fin des Nartes
La fin de la race des Nartes – en dehors des morts tragiques de
quelques-uns – est racontée de diverses manières, mais elle est
toujours l’effet d’un châtiment divin : Dieu la punit pour ses
violences ou pour son orgueil impie. Une des variantes met Syrdon à
l’origine de cette catastrophe finale.
Les Nartes avaient vaincu maint adversaire et nul ne pouvait se mesurer avec eux. Ils
réfléchirent : quel ennemi provoquer encore ? Alors le pernicieux Syrdon leur dit :
« Vous êtes toujours à prier Dieu. Tâtez donc de sa force ! Les Nartes répondirent : –
Mais nous ne savons pas où il est. – Mettez-le en colère et il se montrera de lui-même.
– Et comment pouvons-nous le mettre en colère ? – Quels esprits obtus que les vôtres !
Cessez de le prier, oubliez son nom, faites comme s’il n’était pas ! Modifiez les portes
de vos maisons, faites-les assez hautes pour n’avoir pas besoin de vous baisser en y
entrant afin que Dieu ne s’imagine pas que vous vous inclinez devant lui. Faites cela et
c’est lui-même qui viendra vous trouver. »
Ainsi font les Nartes et Dieu leur envoie l’hirondelle comme parlementaire : qu’a-t-il
fait pour les offenser ? D’une seule voix, les Nartes font répondre qu’ils l’ont servi assez
longtemps sans qu’il daigne se montrer et qu’ils souhaitent le voir et se mesurer avec
lui.
Dieu renvoie sa messagère avec une deuxième question : au cas où il serait le plus fort,
souhaitent-ils que leur race périsse complètement ou se survive au moins dans une
descendance dégénérée ?
Les Nartes choisissent de périr complètement : ils souhaitent une gloire éternelle, non
la vie. Et Dieu commence. Quelque quantité de blé qu’ils battent en un jour, ils n’en
tireront qu’un sac de grains. Mais les Nartes sont rusés : ils divisent leur récolte en
meules de sept gerbes et battent séparément chacune de ces meules : chacune produit
un sac de grains. Alors Dieu changea de malédiction : de jour, les épis de leurs champs
seront toujours verts et ne seront mûrs que la nuit. Les Nartes essayèrent de
moissonner la nuit, mais à peine mettaient-ils les pieds dans leurs champs que les épis
reverdissaient. Ils trouvèrent cependant une ruse. Ils préparèrent des flèches avec des
pointes ouvertes en deux branches comme des ciseaux et, pendant la nuit, les lancèrent
sur leurs champs : les épis qu’elles coupaient restaient mûrs. Ils survécurent ainsi
pendant un an. Puis ils se dirent : « Pourquoi faisons-nous cela ? Nous avons donné
notre parole à Dieu. Plutôt une fin glorieuse qu’une vie sans gloire ! »
Et ils se laissèrent mourir.
C. Emprunts ?
La première hypothèse, celle de l’emprunt, consisterait en
somme à reprendre, autrement orienté, appliqué à une matière plus
précise, le thème du Ragnarök d’Axel Olrik 1. On sait que cet auteur
a supposé que les légendes eschatologiques des Scandinaves, de la
Völuspá et de Snorri, étaient venues de l’Orient, du Sud-Est
européen, exactement du Caucase ; en particulier que Loki enchaîné
et déchaîné était le démarquage nordique de ces Artavazd, Amirani,
Rokapi, Abrskil, etc., de ces « Prométhées » qui peuplent tant de
cavernes dans les hautes montagnes du Caucase. Chose étrange, ce
puissant érudit n’a rien retenu de l’épopée ossète, il a passé à côté
de Syrdon et de Soslan sans les voir, parce que son attention était
centrée sur les Weltuntergang, sur la fin de ce monde, et que, bien
sûr, les légendes sur les Nartes, aventures humaines et non
cosmiques, ne lui fournissaient pas sur ce point de matière de
comparaison 2. Mais devons-nous, mutatis mutandis, reprendre ce
moyen d’explication ? Sans doute non, et d’abord pour la raison qui
fait qu’Olrik n’a pas été généralement suivi : les Scandinaves sont
bien loin du Caucase et, des contacts directs étant évidemment
exclus, on voit mal quel aurait été l’intermédiaire. Olrik a proposé
les Gots, les Gots orientaux qui ont en effet rôdé sur les bords de la
mer Noire (où ils ont laissé un petit résidu, les « Gots de Crimée »,
qui parlaient encore leur langue au XVIIIe siècle) et qui ont pu établir
des « chemins » de diverses sortes vers les Germains du Nord.
L’année même qui a suivi la publication du Ragnarök, dans quelques
pages des Danske Studier 3, Olrik a pensé avoir résolu le problème,
c’est-à-dire avoir établi un contact historique précis, et en même
temps une rencontre littéraire, entre Gots et Tcherkesses au IVe siècle
de notre ère. Mais son article est un de ces petits égarements que la
Providence inspire une ou deux fois dans leur vie aux plus grands
savants pour les rappeler à l’humilité. Tout y est d’une grande
naïveté. Olrik prend au sérieux l’extravagante « histoire » des
Tcherkesses cuisinée par Šora Bekmursin Nogmov et servie
en allemand par Ad. Bergé en 1866 4 ; il admet l’étymologie
fantaisiste du nom indigène des Tcherkesses, adǝğe à partir des
anciens Antes, traités de Caucasiens pour les besoins de la cause ; il
admet qu’un fragment de chant tcherkesse (sur un chef nommé
Bakssan, tué avec son peuple par le nommé Gut), chant noté au
XIX siècle, peut être relatif à des événements du IV ; dans les
e e
1. L’intelligence impulsive
À la faveur de la « situation » sociale qu’expriment Loki et
Syrdon, les Scandinaves et les Ossètes ont poussé assez loin
l’exploration d’une des forces les plus étranges de la nature qui n’est
autre que l’activité cérébrale de l’homme. Car Loki et Syrdon
tranchent d’abord sur tout – ou presque tout – ce qui les entoure par
cela : ils sont plus intelligents ; d’une intelligence qui a sa forme et
ses limites et qu’il faut définir, mais qui est en évidence.
L’exploration est d’ailleurs double, couvre ce que nous appellerions
et la sociologie et la psychologie de l’esprit.
Loki et Syrdon sont des êtres « en marge », de naissance
inférieure, traités en inférieurs, incomplètement adoptés par la
société et se détachant eux-mêmes de la société 2 ? Mais n’est-ce pas
une expérience courante, de tous les pays et de tous les temps, et qui
a partout inspiré les littérateurs, que l’esprit souffle où il veut,
ignorant les barrières sociales quelles qu’elles soient, et que tout
régime comporte ce scandale : l’appétit et le don du savoir éclatant
dans un valet, ou dans un bâtard, ou dans un nabot, ou dans un
hors-la-loi ou simplement dans un étranger ? Et n’est-ce pas une
autre expérience que souvent un homme « né » sort de sa place et de
son cadre, se déracine et se déclasse, parce qu’il est, comme on dit,
« trop intelligent » ? Pour ces raisons et pour quelques autres,
devant ce prodigieux ressort de subversion qu’est une pensée
inquiète, l’ordre établi n’a-t-il pas des réactions de défense,
d’hostilité – qui amènent par contrecoup l’esprit à consacrer une
partie plus ou moins grande et souvent de plus en plus grande, de
ses dons à ruser, à tromper, à intriguer, et aussi quand la sensibilité
s’en mêle et s’aigrit, à persifler, à nuire, à haïr ? Dans Loki, dans
Syrdon, il y a du Vanini.
Mais les mythes de Loki et les légendes de Syrdon ne mettent pas
moins en scène les résultats d’une analyse, on oserait presque dire
d’une profonde introspection, de l’une des formes les plus voyantes
de l’intelligence.
On ne perdra pas de temps à rappeler que l’activité cérébrale est
à chaque instant ambivalente, jetant des vues malignes et cocasses
dans les méditations les plus sérieuses et les plus droites. Mais cette
ambivalence est radicale et profonde : l’esprit détruit autant et plus
qu’il ne conserve. Depuis un petit nombre de siècles, l’Occident s’est
habitué à honorer le doute méthodique et la critique, l’observation
et l’expérience ; les manuels élémentaires de philosophie enseignent
aujourd’hui que le véritable esprit scientifique ne connaît ni œillère
métaphysique, ni tabou religieux, ni obstacle moral ou social. Mais
ce sont là des conquêtes récentes et beaucoup de sages ne regardent
encore ce statut qu’avec inquiétude, bien qu’il ait perdu, en
devenant tout à fait conscient et en s’énonçant dans de graves
formules, quelque chose de sa puissance. Avant d’être légitimé, de
tout temps, ce statut existait ; de tout temps, des esprits vifs ont
connu la tentation de condamner et de supprimer quant à eux
beaucoup de choses, petites et grandes, et d’en essayer d’autres. Loki
et Syrdon n’ont pas le souci de la « tenue », se mettent en posture
« ridicule » ? Loki gourmande Þórr quand celui-ci, prié de se
déguiser en femme pour reconquérir son marteau, objecte le qu’en-
dira-t-on ? Mais la tenue, la peur du ridicule ne sont-elles pas de ces
contraintes sociales qui, neuf fois sur dix, seraient bien en peine de
se justifier en raison ? Encore est-ce là menue matière. Il y a plus
grave. Les esprits vifs sont volontiers des explorateurs, non
seulement dans les domaines ouverts, là où ils peuvent espérer se
faire gloire des résultats qu’ils obtiendront, mais dans les domaines
secrets que le consensus des vivants, l’instinct de chacun, des
scrupules héréditaires, considèrent comme défendus, à commencer
par la sexualité et les sciences occultes. Il y a des liens subtils et
forts entre la chasse amoureuse, la voluptuaire même, et certaines
hardiesses intellectuelles. L’homme qui inquiéta le plus saint
Bernard avait commencé par débaucher Héloïse et c’est une
question légitime, bien qu’insoluble et inconvenante, de savoir si les
hérésies sexuelles tant reprochées aux ouvriers du « miracle
athénien » et de la Renaissance italienne, de Platon à Michel-Ange,
n’étaient pas comme un sous-produit inévitable de la fermentation
de leurs esprits. Quant aux sciences occultes, dans les dernières
générations, les progrès accélérés des sciences patentes en ont
exorcisé quelque peu le prestige ; encore ne l’ont-ils fait qu’en
distribuant une autre forme d’ivresse ; jusqu’à des temps récents, des
pythagoriciens à Kepler, et au-delà, le nombre est imposant des
savants – pour ne pas parler des poètes et des politiques – qui ont
cru gagner des lumières sur l’inconnaissable. Le docteur Faust est
légion.
Qu’on regarde Syrdon et Loki. Leurs rapports avec l’autre monde,
leurs auxiliaires merveilleux dans leurs courses rapides – le cheval à
trois jambes qui va comme le vent, le plumage de faucon et les
bottes magiques –, leurs dons de métamorphose, d’apparition et de
disparition soudaines, de prévision, de vue à distance, etc., sont
ceux-là mêmes qu’on attribuait volontiers dans notre Moyen Âge
aux sorciers et aux sorcières et que, sûrement, dans leurs solitaires
recherches, des milliers et des milliers d’individus avides ont tâché
d’obtenir, et nos ingénieurs auraient-ils inventé le sous-marin et
l’avion si tant de générations impuissantes n’avaient pas rêvé de
l’homme-poisson et de l’homme-oiseau ? Cette maison souterraine,
labyrinthique, que les Ossètes attribuent à Syrdon, cet étrange
repaire, cet observatoire quadruple qui, parmi les rochers, sert de
refuge à Loki, où il invente le filet qu’ignoraient encore les dieux et
les hommes et qui sera sa perte, ne rappellent-ils pas les isoloirs où,
à l’abri de la société soupçonneuse, tant d’alchimistes et de
magiciens ont poursuivi et manqué les grands problèmes ?
Quant à Loki, sans qu’il soit besoin d’insister, il présente de
maintes façons, comme dit J. de Vries 3, a bisexual character dont on
mesurera la portée pour peu qu’on sache combien la mythologie
scandinave, dans son ensemble, est pudique, sinon vertueuse : il se
métamorphose en femme, il enfante, on lui jette au visage qu’il est
argr, ragr, c’est-à-dire coupable d’ergi 4, d’accrocs à sa vocation virile,
et même il se mue en jument pour se faire saillir par le cheval d’un
géant ; à quoi il ne faut pas négliger de joindre un cas
d’exhibitionnisme sous les yeux de Skađi. De nos jours, la fiche de
police de Loki serait chargée et les psychiatres expliqueraient peut-
être par cette vie secrète sa fondamentale amoralité, son goût du
mensonge (qu’ils appelleraient mythomanie) et son glissement final
vers le crime. Rien de tel ne nous est conté de Syrdon : ses
métamorphoses en jeune fille et en vieille femme n’ont pas cette
pointe ; mais la pudeur des clans caucasiens est grande et ce sont là
des choses dont on ne parle pas.
Instables, bénéficiaires et victimes d’une curiosité surexcitée,
tout à la jouissance du moment – spectacle, ou bon tour, ou
découverte, jamais à court d’expédients mais peu capables ou peu
soucieux de prévoir les conséquences d’un geste, Loki et, dans
quelque mesure, Syrdon reproduisent la marche de certains esprits,
rapide et même trépidante, tournée vers l’image et l’acte plus que
vers la réflexion, joueuse et étourdie, brillante dans l’immédiat et
ruineuse à longue échéance ; bref, cette variété d’intelligence dont
les rouages chargés de la conservation sociale – les Souverains, les
Forts, les Riches – doivent à la fois rechercher les services aussi
souvent que l’imprévu les assaille et redouter constamment les
caprices et les malices. Quand il est encadré dans l’ordre social et y
collabore (frère de serment et compagnon de route d’Óđinn, guide et
servant de Þórr, bouffon chargé de désarmer par le rire la femme de
Njörđr ou de lever la menace qui pèse sur Freyja, conseiller,
messager, négociateur, factotum des Ases), Loki introduit dans cet
ordre social un élément de fantaisie, de vie, de fertilité qui n’est pas
sans danger, mais qui, en général, finit bien et qui, en tout cas, est
irremplaçable. Mais quand il ne suit que ses propres impulsions ou
les introduit dans ses tâches publiques, il met tout en péril ou fait
scandale : envoyant Þórr sans arme chez le géant Geirrøđr,
bâtonnant Þjazi, enlevant Iđunn, coupant les cheveux de Sif, gâtant
le Marteau, bafouant la loi sexuelle et, finalement, tuant Baldr.
Même toute question d’amoralité mise à part, une telle forme
d’activité cérébrale est trois et quatre fois amie du mensonge : et
parce qu’elle aime créer et jouer et parce qu’elle est rapide et
pressée, et parce que, n’hésitant pas à défaire ce qu’elle a d’abord
fait, elle ne saurait attacher au « vrai » l’importance, la constance
que lui prêtent les hommes graves ; et aussi parce que mentir est
pour elle la manière la plus économique de vérifier et souvent
d’utiliser sa supériorité sur des médiocres, géants ou dieux, ennemis
ou amis. Mensonge d’enfant, « pour s’amuser » ; mensonge sportif,
« pour voir » ; mensonge d’évasion, comme ceux du poète ;
mensonge de guerre : tout cela aboutit naturellement au mensonge
d’habitude, au mensonge gratuit, au mensonge du pur menteur,
lokalýgi 5.
Enfin, une telle forme de pensée est inévitablement vaniteuse, et
donc vulnérable, indiscrète de ses découvertes comme des choses
d’autrui ; toute à l’éphémère, sans recul et sans perspective, elle ne
résiste pas à la démangeaison de se dire, de dire tout haut : « J’ai
gagné… je sais… quelle belle chasse !… » Beaucoup des persiflages,
des prophéties cruelles de Syrdon – et de Bricriu –, beaucoup des
insolences et des indiscrétions de Loki sont de ce type ; l’être qui sait
ne se tient pas, bavarde, lâche son savoir en fusées éparses, au lieu
de le thésauriser pour un de ces feux d’artifice qui « font sérieux »,
qui mènent aux sénats et aux académies.
Les mots lá (sans autre usage dans l’Edda poétique) et lǽti (qui ne
se retrouve, avec la même indétermination, que dans un vers de la
2
Grípisspá, 39 ) ont été traduits de plusieurs manières ; lǽti peut
signifier « voix » (F. Jónsson, Nordal…) ou, moins probablement,
« gestes » (Gering…) ; le sens de lá est tout à fait incertain
(« chaleur », suivant Gering, d’après une étymologie hardie ; il y a,
en vieux-scandinave, plusieurs mots lá qui sont aussi peu
admissibles ici les uns que les autres : « liquide », qu’il faudrait
comprendre comme « sang », mais cet emploi n’est nulle part
attesté ; « chevelure »).
Cette strophe est heureusement éclairée par un passage de l’Edda
de Snorri où les dieux créateurs sont nommés collectivement « fils
27
de Burr » :
Le premier donna souffle et vie (önd ok líf), le deuxième intelligence et mouvement (vit
ok hrœring), le troisième l’apparence, la parole et l’ouïe et la vue (ásjónu, mál ok heyrn
ok sjón).
Sauf le mouvement (hrœring), qu’on n’attend pas à cette place (et
auquel d’ailleurs rien ne correspond dans la strophe de la Völuspá),
la répartition des tâches est claire : le premier dieu (cf. Óđinn) fait
le grand miracle, il anime, donne aux deux planches cette force
vitale qui est commune à l’homme, aux animaux et aux plantes ; le
deuxième (cf. Hœ́nir) leur donne ce qui est le propre de l’homme,
l’esprit (óđr), l’intelligence ou la raison (vit) [et le mouvement,
hrœring ? ?] ; le troisième (cf. Lóđurr) leur donne les moyens de
s’exprimer, la parole (mál, cf. lǽti) et l’apparence (ásjóna) ou les
« belles couleurs » (litir góđir), c’est-à-dire sans doute la
« physionomie », et aussi, ajoute Snorri, les deux sens
fondamentaux, l’ouïe et la vue. Sous le grand dieu Óđinn, qui fait le
don primordial et le plus général (la vie), Hœ́nir patronne donc la
partie profonde, invisible de l’intelligence, « l’intelligence en soi »,
tandis que Lóđurr patronne l’intelligence incarnée dans le « système
de relation », dans les organes, accrochée aux sens, au gosier, à la
peau, comme une araignée à sa toile. Mais, encore une fois, Lóđurr
est-il Loki 28 ?
F. Éléments naturalistes :
Loki, le vent, le feu
Je ne m’attarderai pas sur le troisième et dernier aspect de la
mythologie de Loki (aspect auquel Syrdon, personnage simplement
épique, ne participe guère), c’est-à-dire sur les éléments naturalistes
qui, par suite d’affinités symboliques plus ou moins nettement
perçues, se sont amalgamés à cette projection d’un type social et à
cette incarnation d’un type psychologique. S’il paraît aujourd’hui
indéfendable de partir de définitions comme celles qu’on proposait il
y a quelques décennies (« Loki est le feu 1 »), on ne doit pas pourtant
rester aveugle aux vêtements naturalistes, d’ailleurs discrets et
variables, dont Loki se couvre parfois.
Deux éléments ou forces de la nature, semble-t-il, étaient
prédestinés à rejoindre Loki : le vent et le feu 2. Tous deux
échappent aux cadres habituels de notre vie comme Loki échappe à
l’ordre social : ne sont-ils pas à la fois insérés dans cette société
d’éléments que forme n’importe quel paysage, et libres de tout lien,
prêts à rompre cruellement toute solidarité ? Tous deux sont
ambivalents : l’Iran ne distingue-t-il pas le bon côté et le mauvais
côté de Vayu, établissant entre les deux mondes radicalement
distincts du Bien et du Mal une liaison redoutable, et le feu n’est-il
pas le type même du serviteur perfide 3 ? Tous deux sont de notre
expérience quotidienne, nous rendent des services et nous jouent des
tours à notre échelle, et, brusquement, dans la tempête et dans
l’incendie, deviennent les agents de catastrophes qui nous dépassent
et nous détruisent. Tous deux sont des magiciens : le vent et le feu
ne vont-ils pas partout, et vite, trop vite ? Ne surgissent-ils pas, ne
disparaissent-ils pas sans qu’on sache d’où ils sont venus, où ils sont
allés ? Ne prennent-ils pas – le feu surtout – mille apparences ou ne
laissent-ils pas, de leur passage, les marques les plus diverses ? Etc.
Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire l’autre nom de Loki, Loptr,
c’est-à-dire à peu près « die Luft », l’Aérien, le dieu de cet air où il
circule si volontiers. Et même si son premier nom n’est pas un
doublet de logi (masc. ; cf. allemand Lohe) « flamme », les éléments
ignés de ses mythes (et aujourd’hui, de son folklore) sont
nombreux 4 : son match à armes égales avec Logi, la flamme
personnifiée, dans le voyage de Þórr chez Utgarđaloki 5 ; l’incendie
qu’il allume d’un mot et qui embrase la salle d’Ægir à la fin de la
Lokasenna 6 ; son assimilation au charbon dans l’expression
proverbiale islandaise qui fait allusion à la mort de Baldr 7 ; en
Islande encore, à la fin du XVIIIe siècle, l’attribution à Loki du
« sulphureus foetor quem fulgetra, ignes fatui et aliae faces igneae in aer
relinquunt » et le nom de la canicule, Lokabrenna 8 ; au Danemark,
l’attribution à Loki des mouvements scintillants de l’atmosphère 9 ;
les croyances et pratiques du sud de la Norvège et de la Suède qui
assimilent Loki au feu du foyer 10… Tout cela est indéniable 11 et ne
doit pas être sous-estimé, pourvu qu’on ne revienne pas aux
anciennes erreurs, pourvu qu’on ne voie pas dans ces traits ignés
l’élément premier, le centre germinatif de la conception de Loki,
d’où le reste serait sorti, pourvu qu’on les prenne pour ce qu’ils
sont : des harmoniques naturalistes du type social et psychologique
que représente d’abord et surtout Loki.
Chapitre V
Baldr, Loki, Höđr et le Mahābhārata
B. Eschatologie Indo-Iranienne
et Mahābhārata
Il est un dernier groupe de problèmes que la réflexion des
hymnes ne se pose pas : ceux de l’eschatologie, de la fin du monde,
ou du moins du monde présent. Les poètes parlent constamment des
êtres démoniaques, sous des noms variés, mais c’est toujours dans le
passé ou dans le présent, pour célébrer les victoires des dieux et en
obtenir, dans l’immédiat, de nouvelles. Les Brāhmaṇa systématisent
souvent cette représentation, opposant les dieux et les démons
comme deux peuples rivaux bien qu’apparentés, racontant maint
épisode de leur permanent conflit ; mais ils ne parlent jamais de « la
fin », qu’aucun rituel n’envisage, ne prépare. De plus, nulle part,
aucun personnage n’est présenté comme le « chef » des forces
démoniaques, qui agissent anarchiquement, en ordre dispersé. On
sait que le zoroastrisme a construit au contraire son dogme, sa
morale et son culte sur un sens tragique, obsédant de la lutte que les
puissances du Bien soutiennent contre celles du Mal. Dans l’Avesta,
les deux partis sont organisés, hiérarchisés, chacun sous un
commandement unique ; leur symétrie est même poussée à
l’extrême : chaque être « bon », Ahura Mazdā comme les Entités qui
l’assistent – et en qui se prolongent, moralisées, les figures des dieux
des trois fonctions de l’ancien polythéisme –, a son adversaire
propre, sa réplique « mauvaise ». B. Geiger (1916) a bien montré,
par des études de vocabulaire, que cette grandiose conception s’est
formée d’éléments que n’ignore pas le R̥ gVeda et que, en particulier,
les deux mots Aša et Druǰ, « Ordre », et « Mensonge », qui expriment
l’essentiel du bien et du mal dans le langage zoroastrien, ont même
fonction et même articulation (r ̥ta, druh) dans le langage védique ;
simplement, dans les hymnes, ces mots restent à l’état libre, se
heurtent dans des formules, mais ne soutiennent pas, sur leur
affrontement, toute une structure religieuse. De plus, comme il a été
dit, le zoroastrisme appuie son souci et son effort sur l’avenir, non
sur le passé ni le présent, et cela dans le cas de l’individu, qui doit
sans cesse préparer son salut, comme dans celui de l’univers, qui un
jour se libérera des puissances mauvaises, aujourd’hui trop égales à
celles du bien. Au moment de la résurrection, dit le Grand
Bundahišn,
Ohrmazd saisira le Mauvais Esprit, Vohuman saisira Akoman, Aša-Vahišt Indra,
Šatrivar Sauru, Spendarmat Taromat, c’est-à-dire Nåṇhaiθya, Xurdat et Amurdat
saisiront Taurvi et Zairi, la parole véridique la parole mensongère et Srōš (c’est-à-dire
Sraoša) Aēšma (démon de la fureur). Alors resteront deux « druǰ », Aharman et Az
(démon de la concupiscence). Ohrmazd viendra en ce monde, lui-même comme prêtre
zôt avec Srōš comme prêtre ráspí, et tiendra la ceinture sacrée à la main. Le Mauvais
Esprit et Az s’enfuiront dans les ténèbres, repassant le seuil du ciel par lequel ils
étaient entrés… Et le dragon Gōčīhr sera brûlé dans le métal fondu qui coulera sur
l’existence mauvaise, et la souillure et la puanteur de la terre seront consumées par ce
métal, qui la fera pure. Le trou par lequel était entré le Mauvais Esprit sera fermé par
ce métal. Ils chasseront ainsi dans les lointains la mauvaise existence de la terre, et il y
aura renouveau dans l’univers, le monde deviendra immortel pour l’éternité et le
progrès éternel.
C. Dh̥rtarāṣṭra et Vidura
Deux personnages, dans cette perspective, sont particulièrement
importants : l’aveugle Dh̥rtarāṣṭra et le sang-mêlé Vidura qui, frères
de Pāṇḍu, traversent avec des attitudes bien différentes le long
conflit des cousins, pour devenir finalement les collaborateurs
étroitement unis de Yudhiṣṭhira dans son règne idyllique. Il a été
possible de montrer que, de même que Pāṇḍu et Yudhiṣṭhira, les
deux rois successifs, représentent dans le jeu épique le Varuṇa et le
Mitra védiques et prévédiques (celui-ci rajeuni en Dharma), de
même les « presque-rois » Dhr̥tarāṣṭra et Vidura représentent les
deux souverains mineurs védiques et prévédiques Bhaga et
Aryaman. Vidura, dit le poème, est une incarnation de ce même
Dharma dont Yudhiṣṭhira est le fils, ou, lui aussi, une incarnation
partielle et, quand il mourra, son être rentrera, se jettera, se fondra
dans celui de Yudhiṣṭhira : traduction épique excellente du lien
particulièrement intime, confinant parfois à l’identité, qui existe
dans les hymnes entre Mitra et Aryaman. Son caractère, son action
sont ce qu’on attend d’Aryaman : il montre un souci constant à la
fois de la justice et de la bonne entente entre les membres du kula,
de la grande famille ; il ne peut que contrarier pour un temps les
machinations fratricides de Duryodhana ; même reconnus
excellents, ses avis ne sont pas suivis et, pendant la bataille, il ne dit
plus rien, ne se manifeste plus ; il ne reparaît qu’après la fin du
conflit, pour collaborer étroitement avec ce Yudhiṣṭhira qui est
presque lui, et appliquer enfin les règles de justice et de bonne
entente qu’il a toujours préconisées. De Dhr̥tarāṣṭra, par une lacune
étrange ou une exception presque unique, le poème ne fait le fils ou
l’incarnation d’aucun dieu ; mais, tout le long du drame, dans les
paroles qu’il prononce comme dans les propos de ses interlocuteurs,
est établie et cent fois répétée sa correspondance avec le destin
(daiva, kāla, etc.) ; car cet aveugle est lucide ; il déclare lui-même
que ses neveux ont raison, il sait (Vidura le lui dit, et il acquiesce)
que la malice de Duryodhana ne peut produire qu’une catastrophe ;
mais finalement, par manque de caractère, il prend, quant au jeu,
quant à la guerre, les décisions que lui suggère ce triste inspirateur.
Il est, dans tout cela, une image de la fatalité. Ses hésitations, ses
capitulations, ses décisions grosses de malheurs copient le
comportement du destin, déconcertant comme lui : « Bhaga est
aveugle… » Vidura et Dhr̥tarāṣṭra ne sont jamais en opposition que
par leurs discours, à propos des conseils que le second demande au
premier, qu’il approuve et n’applique pas. Mais il n’y a pas entre eux
d’hostilité et ils trouveront leur vraie vocation dans « l’après-
bataille », quand ils collaboreront tous deux, côte à côte, à la
royauté rénovée de Yudhiṣṭhira.
Il est intéressant de noter ici, dans les trois frères de la première
génération, Dhr̥tarāṣṭra, Pāṇḍu et Vidura, un nouvel exemple de la
curieuse représentation, plusieurs fois signalée ici, des mutilations
ou déficiences qualifiantes : le premier, qui devra prendre les plus
lourdes décisions du poème, qui, dans les circonstances les plus
graves, pour un bref moment, aura le choix, la liberté d’endiguer le
mal ou de le déchaîner, bref le répondant épique de Bhaga, naît
aveugle. Le deuxième, Pāṇḍu, qui aura la plus glorieuse
descendance, « les Pāṇḍava », est frappé d’interdiction sexuelle et,
de plus, roi des Aryas basanés, naît maladivement pâle. Le
troisième, dévoué de toute son âme au salut et à la cohésion interne
de la noble race, est un bâtard, un sang-mêlé. Mais c’est surtout
l’articulation des grands rôles que je veux ici retenir : au premier
des « temps » décisifs de l’action, Duryodhana[-Démon] amène
l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra[-*Destin], malgré les mises en garde de
Vidura[-*Aryaman], à organiser la partie de jeu où, normalement,
Yudhiṣṭhira[-*Mitra] devrait être invincible et où, cependant, par le
truquage surnaturel des instruments du jeu, il sera vaincu et, par
suite, et pour longtemps, obligé de disparaître. Dans le
second « temps » décisif, Duryodhana[-Démon] lance contre
Yudhiṣṭhira[-*Mitra], contre ses frères et ses alliés, une formidable
coalition, et, dans la bataille qui s’ensuit, les Pāṇḍava[-dieux
fonctionnels] tuent chacun l’adversaire de son rang, y compris
Duryodhana. Enfin, dans le renouveau qui succède à cette crise,
l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra[-*Destin] et le juste Vidura[-*Aryaman],
entièrement réconciliés, assurent l’œuvre que couvrent le nom et
l’esprit de Yudhiṣṭhira[-*Mitra]. Ajoutons qu’une tradition latérale
attestée par un Jātaka bouddhique économise le personnage de
Yudhiṣṭhira et fait de Vidura même, appelé « Vidhura », l’enjeu de la
partie de dés truquée (Vidhura Pāṇḍita Jātaka = V. Fausböll, VI,
pp. 329-355 ; J. Dutoit, VI, pp. 316-339).
J’ai signalé ailleurs de remarquables analogies entre des parties
de ce tableau et « la fin du monde » selon Zoroastre : dans le
mazdéisme, la longue lutte du Bien et du Mal et les succès du Mal
sont suivis, quand les temps sont révolus, d’une liquidation totale
des forces de ce Mal, au cours de laquelle, notamment, les
Archanges, transposition théologique des anciens dieux indo-
iraniens des trois fonctions comme, dans l’Inde, les Pāṇḍava en sont
une transposition épique, « saisissent » et éliminent chacun
l’Archidémon qui lui est opposé. Mais c’est avec le drame
scandinave de Baldr – la vie inefficace et le meurtre de Baldr, la
bataille eschatologique, le renouveau du monde sous Baldr roi – que
la comparaison du mythe indien sous-jacent à l’intrigue du
Mahābhārata est particulièrement éclairante.
D. Ragnarök
La société des dieux scandinaves comporte un personnage
extrêmement intéressant : Loki. Intelligent, astucieux au plus haut
degré, mais amoral, aimant faire le mal, en petit et en grand, pour
s’amuser autant que pour nuire, il représente, parmi les Ases, un
véritable élément démoniaque. Plusieurs des assaillants du futur
Ragnarök, le loup Fenrir, le grand Serpent, sont ses fils, comme est
sa fille Hel, la présidente du sinistre séjour où vont les morts que
n’accueille pas la Valhöll d’Óđinn.
D’autre part, entre les fils d’Óđinn, se détachent les deux figures
diversement tragiques de Baldr et de Höđr. Du second, une seule
action est connue, le meurtre involontaire de Baldr, et un seul trait :
il est aveugle ; non pas borgne et, par une suite paradoxale, « mieux
voyant », comme son père, mais bien aveugle, et incapable de se
gouverner par lui-même. Le premier rassemble sur lui l’idéal d’une
vraie justice et d’une bonté sans détour et cette soif d’« autre chose »
qu’aucun des grands Ases ne satisfait plus, puisque Týr est passé à la
ruse, à la violence et « n’est point pacificateur d’hommes ». Auprès
de ce Mitra scandinave dégénéré, c’est Baldr qui relève la fonction.
La Gylfaginning de Snorri (chap. XV et XI : Sn. E., p. 33 et 29-30)
définit ainsi ces deux frères 1 :
XV. Il y a un Ase qui s’appelle Höđr. Il est aveugle. Il est fort, mais les dieux
voudraient bien qu’il n’eût pas à être nommé, car l’acte de ses mains sera longtemps
gardé en mémoire chez les dieux et chez les hommes.
XI. Un second fils d’Óđinn est Baldr, et, de lui, il y a du bien à dire. Il est le meilleur et
tous le louent. Il est si beau d’apparence et si brillant qu’il émet de la lumière ; et il y a
une fleur des champs si blanche qu’on l’a comparée avec les cils de Baldr : elle est la
plus blanche de toutes les fleurs des champs – et, d’après cela, tu peux te représenter
sa beauté à la fois de cheveux et de corps. Il est le plus sage des Ases et le plus habile à
parler et le plus clément. Mais cette condition de nature lui est attachée, qu’aucun de
ses jugements ne peut se réaliser. Il habite la demeure qui a nom « Largement
Brillante », qui est au ciel. En cet endroit, il ne peut rien y avoir d’impur.
E. Ragnarök et Mahābhārata
La tragédie de Baldr et le personnage de Loki d’une part, ce
« destin des dieux » d’autre part (ou, comme on dit par une méprise
que les Scandinaves païens avaient déjà légitimée, ce « Crépuscule
des dieux ») ont été l’objet d’études et d’hypothèses innombrables.
Quant au second, plusieurs savants ont admis une influence de
l’eschatologie iranienne, zoroastrienne. Quant à « Balder the
Beautiful », généralement interprété dans l’école de Mannhardt
comme un dieu mourant et ressuscitant de rituel agraire, on a
parfois supposé une influence des Attis, des Adonis de la
Méditerranée orientale. La présentation d’ensemble qui a été faite,
au début de ce chapitre, des données indo-iraniennes suggère une
tout autre vue. Un fait capital saute aux yeux : plus que la version
iranienne de ces événements cosmiques, c’est l’ensemble mythique para-
et prévédique conservé en transparence dans l’intrigue de l’épopée
indienne qui se découvre parallèle à l’ensemble mythique scandinave ;
comme pour les histoires de Kvasir et de Mada, étudiées au
chapitre II, c’est ici encore, paradoxalement, Snorri et le
Mahābhārata qui présentent les concordances les plus précises. Cette
localisation géographique de la meilleure analogie exclut l’emprunt.
C’est donc à partir de données déjà indo-européennes que Germains
et Indo-Iraniens ont organisé leurs récits de la grande lutte, et,
parmi ces derniers, les Iraniens que nous connaissons, ceux d’après
la réforme zoroastrienne qui a dû repenser et sublimer ces récits
comme tous les autres, n’ont pas été les plus fidèles. Précisons cette
impression générale.
Considérons d’abord les acteurs. Óđinn a près de lui deux dieux,
ses deux fils, l’un sage et clément, père du dieu conciliateur, mais
dont, personnellement, les sentences restent sans effet ; l’autre
aveugle, dont il n’est rien dit d’autre et qui n’intervient à travers
toute la mythologie (comme intervient aussi sa transposition épique
« Hatherus » à la fin de la saga de « Starcatherus ») que dans cette
occasion unique, pour un meurtre, où il est visiblement l’incarnation
de l’aveugle destinée. Il est probable que nous avons ici
l’aboutissement scandinave des deux souverains mineurs qui ont
donné, chez les Indo-Iraniens, les dieux Aryaman et Bhaga, puis
leurs transpositions épiques indiennes, les deux frères Vidura et
Dhr̥tarāṣṭra. Dans les hymnes védiques, Bhaga et Aryaman sont les
auxiliaires de Mitra plutôt que de Varuṇa ; dans le Mahābhārata,
Vidura et Dhr̥tarāṣṭra sont bien frères du personnage transposé de
Varuṇa, Pāṇḍu, mais c’est comme auxiliaires de Yudhiṣṭhira,
transposé de Mitra, qu’ils réalisent pleinement leurs personnages ;
dans la mythologie scandinave enfin, où Týr, l’homologue de Mitra,
est non seulement dégénéré dans sa définition, mais déchu en
importance, Óđinn restant en fait le seul « dieu souverain », c’est à
Óđinn, comme ses fils, que sont directement rattachés Baldr et Höđr.
Quant à Loki, avec une coloration particulière à la Scandinavie, il
est l’homologue de l’inspirateur des grands malheurs du monde, de
l’esprit démoniaque, que connaissaient sans doute certains récits des
Indo-Iraniens, bien que les Védas l’ignorent, puisque le zoroastrisme
l’a amplifié dans son Aṇra-Mainyu et que les auteurs du
Mahābhārata l’ont transposé en Duryodhana, incarnation du démon
de notre âge cosmique.
La dégradation de Týr fait, en outre, qu’il ne joue pas de rôle
dans la tragédie, sauf accessoirement lors de la bataille finale, et que
c’est Baldr qui concentre en lui les essences de Mitra et d’Aryaman,
les rôles que le Mahābhārata distribue entre Yudhiṣṭhira et Vidura.
Mais on sait à quel point Mitra et son principal collaborateur étaient
proches dès les temps védiques et prévédiques et l’on a vu que le
Mahābhārata va jusqu’à faire de Yudhiṣṭhira et de Vidura une sorte
de dédoublement du même dieu, Dharma, dédoublement que la
mort du second par « rentrée » dans le premier ramène à l’unité.
Considérons maintenant le drame lui-même, dans ses trois
temps :
1°/ Le démoniaque Loki se sert de l’aveugle Höđr pour éliminer –
ici : envoyer, par la mort, dans le long exil de Hel – le bon Baldr. Et
il utilise un jeu que Baldr, en principe invulnérable, a toutes raisons
de croire inoffensif, mais où il est tué par l’unique arme restée
dangereuse pour lui, découverte par Loki et maniée par l’aveugle
Höđr, sous la direction de Loki. Le ressort est parallèle à celui qui
aboutit à la provisoire élimination, au long exil de Yudhiṣṭhira : le
démoniaque Duryodhana arrache à l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra
l’autorisation de monter le scénario qui perdra Yudhiṣṭhira. Et ce
scénario est un jeu qui est apparemment sans danger pour
Yudhiṣṭhira, meilleur que tous les joueurs, mais où son partenaire,
complice de Duryodhana, fait des tricheries surnaturelles qui le
réduisent, vaincu, à l’exil. Les deux principales différences sont et
les spécifications diverses des jeux (dés, dans l’Inde, où les dés sont
en effet le jeu type ; jeu beaucoup plus spectaculaire et romanesque
en Scandinavie), et le degré inégal de culpabilité d’une part de
l’aveugle indien, qui sait à quel malheur aboutira son action et
l’accomplit pourtant par faiblesse, d’autre part de l’aveugle
scandinave, instrument entièrement involontaire, inconscient, de la
ruse du méchant ; en sorte que les responsabilités se répartissent
simplement en Scandinavie entre Loki ráđbani, « meurtrier par le
plan », instigateur, et Höđr, l’aveugle handbani, « meurtrier par la
main », agent purement matériel, mais plus complexement dans
l’Inde entre un ráđbani, Duryodhana, et deux handbani qui
participent consciemment à son ráđ, l’aveugle Dhr̥tarāṣṭra et le
partenaire tricheur de Yudhiṣṭhira. Ces différences laissent subsister
le parallélisme essentiel, mais seraient suffisantes s’il était par
ailleurs possible de la former, pour écarter l’hypothèse d’un emprunt
ou même d’une influence littéraire de l’Inde sur la Scandinavie.
2°/ La scène du jeu fatal ouvre, dans les deux récits, une longue
période sombre : tout le cours du monde actuel chez les
Scandinaves, et, dans l’Inde, seulement le temps que Yudhiṣṭhira et
ses frères sont en exil, temps réduits à quelques années par les
nécessités du cadre épique, mais qui, dans le mythe originel, devait
aussi être la partie finale d’un âge cosmique, puisque le responsable,
le démoniaque Duryodhana, est justement Kali, l’incarnation du
mauvais génie de l’âge actuel. Cette période d’attente finit, de part
et d’autre, par la grande bataille où sont liquidés tous les
représentants du Mal et la plupart des représentants du Bien. De
cette bataille les circonstances introductrices sont différentes,
puisque, en Scandinavie, elle est engagée par les forces du Mal
jusqu’alors enchaînées – y compris Loki, en conséquence du meurtre
de Baldr – et brusquement relâchées, tandis que, dans le
Mahābhārata, elle est engagée par les bons héros, reparaissant après
leur exil temporaire et réclamant leurs droits. Une autre divergence
est que, dans le Mahābhārata, les survivants d’entre les « bons » sont
les Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira et ses frères, dont chacun a tué son
adversaire particulier sans périr lui-même, tandis que, dans le mythe
nordique, les homologues des Pāṇḍava, les dieux fonctionnels,
périssent aussi bien que leurs adversaires et que les survivants ou
renaissants sont, avec Baldr et Höđr, les fils des dieux.
3°/ Cette différence est atténuée par le fait que les homologues
indiens de Baldr et de Höđr, Vidura et Dhr̥tarāṣṭra, qui n’ont pas
plus qu’eux pris part à la grande bataille, survivent comme eux et
reçoivent, dans la renaissance qui suit, de nouveaux rôles : leur
ancien désaccord terminé, ils sont, dans une union complète et
confiante, les deux organes du gouvernement parfait de Yudhiṣṭhira.
Ainsi, dans le monde qui renaît, purifié, délivré du Mal, après la
bataille eschatologique et le cataclysme, Baldr et Höđr réconciliés
sont à la place des souverains – Baldr tenant à la fois, comme il a été
dit, les rôles de Yudhiṣṭhira et de Vidura.
L’ampleur et la régularité de cette harmonie entre le
Mahābhārata et l’Edda règlent, je pense, les problèmes de Baldr, de
Höđr, de Loki et du Ragnarök, qu’on a eu tort de morceler. Et, ce
problème en réalité unique, elles le règlent d’une manière
inattendue, écartant, sauf pour quelques détails accessoires et
tardifs, les solutions fondées sur l’emprunt, iranien, caucasien ou
chrétien, et mettant au jour un vaste mythe sur l’histoire et le destin
du monde, sur les rapports du Mal et du Bien, qui devrait être
constitué déjà, avant la dispersion, chez une partie au moins des
Indo-Européens.
Ainsi se complète la comparaison du mythe de Loki et de Baldr
et de la légende ossète de Syrdon et de Soslan. Les Ossètes, on le
sait, sont les derniers descendants des peuples scythiques qui, dès
avant le temps d’Hérodote et jusqu’au Moyen Âge, ont occupé de
vastes territoires dans le sud de l’actuelle Russie. Les Scythes étaient
un rameau du tronc iranien, tôt détaché, et qui n’a pas subi
profondément l’influence du zoroastrisme. Il n’en est que plus
précieux de retrouver chez eux, en forme épique encore, dans un
folklore noté au XIXe et au XXe siècle, un proche parallèle, sinon de
l’ensemble qui vient d’être découvert (effacées par le christianisme
ou par l’Islam 1, l’eschatologie, la grande bataille n’y sont pas
représentées), du moins de l’épisode du meurtre de Baldr : Soslan est
lui aussi tué, à l’instigation du méchant Syrdon, vrai Loki, et, selon
un groupe de variantes (tcherkesses), dans un jeu qui rappelle de
très près celui où succombe Baldr. Le héros est invulnérable, sauf –
c’est un secret – aux genoux. Syrdon, ou la sorcière qui le remplace,
découvre ce secret. Il engage donc les Nartes à organiser un jeu
d’apparence inoffensive : ils se placent tous sur le sommet d’une
montagne, et le héros au pied ; d’en haut, ils lancent sur lui la Roue
tranchante, et il la leur renvoie, en la faisant rebondir sur la partie
de son corps que lui désignent leurs cris. Que risque-t-il, puisque ni
son front, ni sa poitrine, ni ses bras, ni presque rien de lui-même ne
peut être entamé ? Mais bientôt, dans la chaleur du jeu, il oublie la
seule lacune de son privilège et quand, d’en haut, on lui crie : « Avec
les genoux ! », il oppose ses genoux à la Roue qui dévale, et elle les
lui tranche. Il est probable que nous lisons ici le dernier débris de la
version scythique du récit dont nous avons parcouru les versions
scandinave, indienne et – dans le remaniement zoroastrien –
iranienne 2.
HEUR ET MALHEUR DU GUERRIER
Aspects mythiques de la fonction guerrière chez
les Indo-Européens
à la mémoire de Stig WIKANDER,
près d’un demi-siècle après Der arische Männerbund
INTRODUCTION
́
seuls porteurs de l’ἐμφύλιον ἄ γος, ce sont les Curiaces. Non
seulement Rome et son roi, en ne forçant pas leurs champions, mais
les champions eux-mêmes, en constatant juridiquement que le lien a
déjà été rompu par le choix de leurs partenaires, échappent à la
souillure. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas la foule spectatrice, moins
habile aux sophismes, de blâmer les chefs (18, 3), au moment où les
champions s’avancent, pour « avoir clos le conflit des cités au prix
d’un sang familial et d’un sacrilège contre la parenté (εἰς ἐμφύλιον
αἷμα καὶ συγγενικὸν ἄ γος), alors qu’il était possible de confier à
d’autres la décision du combat ».
On sait quelle revanche, dans la suite de l’histoire, trouvera le
sang familial. Vainqueur, le jeune Horace tuera sa sœur, coupable
autant que le Tricéphale indien d’un comportement ambigu,
romaine de race et de nom, albaine de cœur, de paroles et de
larmes : μισά δελφε καὶ ά ναξία τῶν προγόνων, « ennemie de tes
frères, indigne de tes ancêtres », (21, 6), lui dira le justicier en la
perçant de son épée. Cet épisode est sans correspondance dans
l’affabulation indienne. Il fait intervenir un élément d’ailleurs
étranger à l’action de Trita, la colère, l’indignation, elle-même
transposition psychologique et romanesque sans doute, comme il a
été rappelé plus haut, du furor à la fois physique et surnaturel que le
combat faisait naître, aux temps indo-européens, dans les guerriers
d’élite, et dont Indra, dont ses compagnons les Marut ont
l’expérience et l’usage en d’autres circonstances, mais non pas ici. Le
conflit du frère et de la sœur, de la femme aimante et du guerrier
triomphant, la provocation de l’une et la violence excessive de
l’autre sont à Rome l’aboutissement d’un autre « thème de deuxième
fonction », associé à celui, juridico-religieux, que nous sommes en
train d’analyser, et ce thème second a déplacé, fixé sur lui la notion
de souillure inhérente au premier : le jeune Horace est conduit au
jugement (Denys, 22, 3) « comme rendu impur à l’égard du sang
familial par le meurtre de sa sœur », ὡς οὐ καθαρὸν αἵματος
ἐμφυλίου διὰ τὸν τῆς ά δελφῆς φόνον, et non pas pour avoir, en
pleine justice, tué ses cousins.
La souillure veut expiation, purification. Et c’est ici, sans doute,
que la correspondance fonctionnelle de Trita et des Āptya d’une
part, du troisième Horace et de toute sa gens d’autre part, se montre
dans son aspect le plus suggestif. Par-delà l’épisode particulier du
meurtre du Tricéphale ou des trijumeaux albains, et non plus
mythiquement, mais rituellement, ici dans la liturgie ordinaire du
sacrifice et là dans une cérémonie annuelle, Āptya et Horatii sont
chargés durablement, itérativement, ici au profit des sacrifiants, là
de l’État romain, de nettoyer la souillure inévitablement causée et
sans cesse renouvelée ici par le sang des sacrifices (et,
analogiquement, par d’autres causes), là par le sang des combats.
On sait la fin de l’histoire du jeune Horace : condamné d’abord à
périr pour ce meurtre familial qui, non puni, contaminerait la cité
complice et par conséquent mérite bien d’être qualifié perduellio, le
héros en est finalement quitte pour une purification :
Afin d’effacer malgré tout ce crime patent par une expiation, aliquo piaculo, dit Tite-
Live (I, 26, 12-13), on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l’État, pecunia
publica. Après certains sacrifices expiatoires qui sont restés traditionnels dans la gens
Horatia, le père plaça une poutre en travers de la rue, voila la tête de son fils et le fit
ainsi passer comme sous le joug. Cette poutre existe encore aujourd’hui, constamment
restaurée aux frais de l’État ; on l’appelle la Poutre de la Sœur, sororium tigillum.
Ainsi les Āptya sont, non pas tant les « boucs émissaires » des
dieux sacrificateurs et des prêtres qui les imitent, que des sortes de
techniciens à la fois passifs et actifs de la purification, qui ne se
chargent de la souillure sacrificielle que pour « l’essuyer » d’eux-
mêmes à leur tour, pour la transférer, à travers plus ou moins
d’intermédiaires, sur des criminels indignes de pitié et de toute
façon perdus.
Il semble que, du mythe du Tricéphale et de l’usage rituel qui lui
correspond, cette qualité de technicien de la purification se soit très
tôt étendue à d’autres sortes de souillures et même à d’autres périls
de l’homme : péchés, mauvais présages, maladies. R̥V, VIII, 47, prie
les dieux d’éloigner sur Trita Āptya « ce qui, ouvertement et en
secret, a été fait de mal », duṣkr ̥tám (str. 13), puis demande à
l’Aurore d’emporter vers Trita Āptya les mauvais songes,
duṣvápnyam (str. 14-18). Les parties conservées de l’Avesta ne
connaissent Θrita – l’équivalent onomastique exact de Trita –
(Vidēvdāt, XX, 1-4) que comme le premier des hommes qui, grâce
aux centaines, milliers et myriades d’herbes médicinales que lui
donna Ahura Mazdā, repoussa la maladie, la mort, les variétés de
fièvres, la contagion, tous fléaux créés contre les hommes par Aṅra
Mainyu. On se rappelle d’ailleurs 20 que, suivant Dēnkart, VII, 1, 27,
Θraētaona (Frētōn), une fois pourvu du tiers de la Gloire de Yima
relatif à l’état d’agriculteur, non seulement vainquit le Tricéphale,
mais « enseigna aux hommes la médecine du corps qui permet de
déceler la peste et de chasser la maladie 21 ».
Il ne sera pas inutile de fixer dans un double tableau, au risque
de les appauvrir et de les durcir, d’une part l’enchaînement logique
des moments du drame, d’autre part les concordances et les
divergences de l’affabulation indienne et de l’affabulation romaine.
Inde Rome
1. 1.
a) Dans la grande rivalité des a) Pour régler entre Romains et
dieux et des démons, la vie Albains la rivalité de imperio, les
ou la puissance des dieux étant trijumeaux Horatii se battront
menacée par le Tricéphale, contre les trijumeaux Curiatii,
b) qui est le « fils d’ami » (R̥ V) ou b) qui sont leurs cousins
le cousin germain (Br) des dieux germains (DHal), ou du moins
et en outre brahmane et leurs futurs beaux-frères (TL,
chapelain des dieux (Br), DHal),
c) Trita, le « troisième » des trois c) Resté seul vivant des trois
frères Āptya, poussé par Indra frères, le troisième Horatius,
(R̥ V), ou Indra aidé de Trita champion de Tullus,
(R̥ V), ou Indra seul (R̥ V, Br)
d) tue le Tricéphale et sauve d) tue les trijumeaux Curiatii
les dieux. et donne l’empire à Rome,
2. 2.
a) Ce meurtre comportant a) sans encourir de souillure,
souillure en tant que meurtre grâce à un artifice dialectique
de parent ou brahmanicide, annulant les devoirs
de la parenté (DHal),
a’) mais, dans sa fureur
orgueilleuse de jeune vainqueur,
le troisième Horatius tue sa
sœur, fiancée désolée d’un
des Curiatii ; ce meurtre
d’une parente comportant
crime et souillure,
b) Indra s’en décharge sur Trita, b) Tullus organise la procédure
sur les Āptya (Br) qui liquident qui évite le châtiment juridique
rituellement la souillure (Br). du crime et fait assurer par les
Horatii mêmes la liquidation
rituelle de la souillure.
3. 3.
Depuis lors, les Āptya reçoivent Depuis lors, tous les ans, à la fin
sur eux et liquident rituellement de la saison guerrière, aux frais
la souillure que comporte, par le de l’État, les Horatii renouvellent
sang versé, tout sacrifice (Br) et, la cérémonie de purification
par extension, les autres (sans doute au profit de tous les
souillures ou menaces mystiques combattants romains « verseurs
(R̥ V, AV, Br). de sang »).
Inde Rome
1. 1.
Après de premières hostilités, Après de premières hostilités,
Indra et Namuci font une conformément à une convention
convention. Ils seront sakhāyaḥ, antérieure, Tullus et Mettius sont
amis. Indra contracte à cette socii. Tullus confirme Mettius
occasion l’obligation particulière comme chef des Albains et celui-
de ne tuer Namuci « ni de jour ni ci reçoit l’ordre particulier
de nuit, ni avec du sec ni avec de d’aider Tullus dans une bataille
l’humide ». prochaine.
2. 2.
a) Grâce à la familiarité a) À la faveur de cet accord,
confiante née de cet accord, par surprenant la confiance de Tullus
surprise, à la faveur de l’ivresse, en pleine bataille, Mettius lui
enlève la moitié de ses forces
Namuci enlève à Indra toutes ses militaires et le met dans un péril
forces. mortel.
b) Indra s’adresse aux divinités b) Tullus s’adresse aux divinités
canoniques de la troisième canoniques de la troisième
fonction, la déesse Sarasvatī fonction, Quirinus [Ops et
et les jumeaux Aśvin, Saturne], qui lui donnent
qui lui rendent sa force, apparemment le moyen
de rétablir la situation et
de remporter la victoire.
3.
c) et lui expliquent le moyen de a) Faisant semblant de respecter
surprendre ou de tuer Namuci l’accord et de le croire respecté,
à la faveur de l’accord et sans Tullus surprend, saisit Mettius
violer l’accord (« écume », désarmé et le fait tuer.
« aube ») ; ce qu’il fait.
3.
Par une technique bizarre, b) Par une technique horrible,
reposant sur des ambiguïtés, une une seule fois employée à Rome,
seule fois employée, et adaptée à et qui transporte sur son corps la
l’instrument qui permet à Indra duplicité avec laquelle il a abusé
de tourner l’accord (barattement, de l’accord, Mettius est étiré,
tournoiement de la tête dans divisé en deux.
l’écume), Namuci est décapité.
Tels sont, dans la mise en scène des mythes, les rapports des
représentants canoniques de la fonction guerrière avec ceux de la
souveraineté : méconnaissance ou mépris. Le service des mythes
étant de définir sensiblement, en les grossissant, les caractères
distinctifs des concepts de l’idéologie et des figures de la théologie,
il est naturel et usuel que les antagonismes de concepts ou de
fonctions y donnent ainsi lieu à des heurts, voire à des guerres,
comme les ressemblances ou les affinités logiques à des alliances ou
à des filiations. Mais qu’on se garde de penser que ces définitions
mouvementées épuisent la connaissance que les usagers ont de leurs
dieux. Elles n’en sont même pas l’essentiel.
Quand les mythes ont ainsi rudement enseigné qu’Indra, par
exemple, est « tout autre chose » que Mitra et que Varuṇa et que les
contrats, les lois ne sont pas son affaire propre, la piété pratique, la
stratégie rituelle s’empressent de remettre les choses en place, c’est-
à-dire de faire collaborer au mieux des intérêts du monde, de la
société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses.
Citons une fois de plus les belles strophes de R̥V, X, 89, qui éclairent
de ce jour rassurant l’inquiétant Indra des mythes du Tricéphale et
de Namuci :
3
8. Toi, Indra, l’habile poursuiveur des dettes , comme l’épée les membres, tu tranches
les faussetés de qui viole les règles de Mitra et de Varuṇa comme les gens violent
l’alliance de l’amitié.
9. Contre les méchants qui violent Mitra, et les pactes, et Varuṇa, contre ces ennemis-
là, ô mâle Indra, aiguise un meurtre fort, mâle, rouge !
12. … Comme la pierre lancée du ciel, frappe de ta plus brûlante fureur celui qui
trompe l’amitié !
Être dróghamitra comptait déjà pour l’un des plus grands péchés
des Indo-Iraniens et, dans l’Avesta, le miθrō.druǰ est à la fois celui
qui ment à Miθra et celui qui rompt les pactes. Voilà l’objet
justement désigné aux violences vengeresses d’Indra. Nous sommes
loin du mythe où c’est Indra même que la tête coupée de Namuci
peut flétrir du nom de mitradruh.
Les réflexions qui précèdent préparent à comprendre la
convenance inverse qui fait que, dans leur double difficulté, Indra et
Tullus aient recours à des auxiliaires de troisième fonction.
On se rappelle la valeur essentielle des héros Āptya, Horatii, qui
font pour le compte du dieu ou du roi l’acte comportant ou
entraînant souillure et qui ensuite, passivement et activement, ont la
tâche de la nettoyer et de continuer à nettoyer, à travers toute
l’histoire, les souillures sœurs de celle-là : les Āptya portent les
vertus de l’eau dans leur nom, leurs répondants iraniens les Āθwya
sont des représentants de la prospérité rurale, et la gens Horatia tire
son nom de Hora, parèdre du dieu canonique de troisième fonction,
Quirinus.
D’autre part, dans le second épisode, à l’heure de la détresse,
quand ils ont perdu l’un ses propres forces physiques, l’autre la
moitié de ses forces militaires, Indra et Tullus se tournent pour
rétablir la situation l’un vers Sarasvatī et vers les Aśvin, l’autre vers
Quirinus (et si l’on restitue à la guerre albaine le vœu que Denys
d’Halicarnasse a transporté dans la guerre sabine, à Ops aussi et à
Saturne), c’est-à-dire de nouveau aux dieux canoniques de la
troisième fonction. Dans un cas assez semblable, c’est à Jupiter que
la légende avait adressé Romulus 4.
L’essentiel sur cette convenance a déjà été dit, en 1947, dans
l’essai consacré au sacrifice romain des suouetaurilia (un verrat, un
bélier, un taureau offerts à Mars) et au sacrifice védique parallèle de
la sautrāmaṇī (un bouc offert aux Aśvin, un bélier à Sarasvatī, un
taureau à Indra), auquel l’aventure de Namuci sert précisément de
mythe d’origine 5. Dans la perspective plus complète où nous
sommes aujourd’hui placés, nous pouvons orienter plus précisément
ces remarques et les résumer en quelques mots : dans les mêmes
circonstances où il viole les règles de la première fonction et en
ignore les dieux, le dieu ou le roi de deuxième fonction mobilise à
son service les dieux de la troisième ou des héros nés dans la
troisième ; purificateurs, guérisseurs, donneurs de substance, voire
de paix tranquille, c’est par eux qu’il compte échapper et échappe,
en effet, aux conséquences fâcheuses de ses actes utiles mais
condamnables, ou récupère les forces perdues par la duplicité d’un
faux allié. Autrement dit, dans ces situations ambiguës, la troisième
fonction, sans souci, elle non plus, de la première, est mise ou se
met au service de la seconde, conformément à son rang et à sa
nature.
V
Héritage indo-européen
V, 35, 4.
et :
Fort par lui-même (svátavān) comme une montagne, né depuis toujours pour la
victoire, l’héroïque, le vigoureux Indra [perce le démon Vala]…
IV, 20, 6.
VIII, 88, 5.
à Indra encore :
Si ma liqueur te réjouit, si tu prends plaisir à ma louange, viens de loin, selon ta svadh
.
VIII, 32, 6.
À vos épaules, ô Marut, sont fixées des boucles, sur vos poitrines des plaques d’or… Ils
étincellent comme l’éclair par les pluies, avec des armes selon leur svadh .
VII, 56, 13.
Dans les Brāhmaṇa, dans les épopées, Indra est un pécheur, mais
il n’est pas signalé comme tel dans le R̥ gVeda. Les efforts qu’a faits
Hanns Oertel en 1898 1 pour découvrir, dans quelques passages des
hymnes, la trace d’un blâme, une allusion à ce qui sera plus tard
dénoncé comme criminel ou scandaleux, n’ont rien produit de
vraisemblable.
Quand R̥V, VI, 47, 16-17, montre Indra enclin à aider tantôt l’un
et tantôt l’autre, se séparant de ses premiers amis pour aller avec
d’autres, il suffit de se reporter au contexte, on l’a vu 2, pour
comprendre que le poète ne sent là qu’une manifestation, qu’il
enregistre sans la blâmer ni la déplorer, de l’indépendance, de
l’autonomie nécessaire et saine du dieu guerrier. Il est artificiel de
rapprocher un tel texte, comme fait Oertel, de la violation de la
parole que nous avons rencontrée, au niveau des Brāhmaṇa, dans
l’histoire du meurtre de Namuci.
Quand VI, 46, 3, appelle Indra sahásramuṣka « aux mille
testicules », cette épithète fait certainement allusion à la
supervirilité que tous les peuples attribuent volontiers aux hommes
et aux dieux guerriers : les chansons de soldats, de siècle en siècle,
associent constamment les divers offices du mâle, et l’avestique
Vǝrǝθraǧna, dieu de la victoire, en partie homologue d’Indra
Vr̥trahan, est invoqué aussi pour obtenir ǝrǝzōiš xå¯, fontes
testiculorum. Mais rien n’autorise à chercher ici, avec Sāyaṇa, une
référence précise aux péchés sexuels, aux adultères d’Indra dont la
littérature épique sera friande.
Quant à V, 34, 4, la strophe ne dit sans doute pas ce que Oertel
et beaucoup d’auteurs lui font dire. La symétrie engage à traduire au
dernier vers kílbiṣāt comme un ablatif objectif, se référant non à une
faute d’Indra à laquelle rien, dans le reste de l’hymne, ne ferait
écho, mais à la faute d’un homme avec qui Indra, malgré cette faute,
entre en relations. Le sens y gagne en force et en beauté :
Celui dont, fort, il a tué le père ou la mère ou le frère, de celui-là il ne s’écarte pas ;
faisant un arrangement, il recherche même ses offrandes. De la faute il ne s’écarte pas,
3
lui, le donneur de biens .
et, avec le texte que nous lisons, le quatrième vers dit, contre
toute attente :
… quand tu faisais périr ton père, en l’empoignant par les pieds ?
1. – Les péchés
A. Le premier péché
1. Jadis, quand il eut tué le fils de Tvaṣṭr̥ (c.-à-d. le Tricéphale), ô brahmane, la
majesté (tejaḥ) d’Indra, accablée par ce brahmanicide, subit une diminution
considérable ;
2. Elle entra dans le dieu Dharma, cette majesté de Śakra (= Indra), à cause de cette
faute ; et Śakra se trouva privé de majesté (nistejāḥ), quand sa majesté s’en fut allée
dans Dharma.
2 – Détresse du monde
14. Ayant appris que le roi des dieux était abandonné de sa justice et de sa majesté
(dharmeṇa tejasā tyaktam), privé de force physique (balahīnam), sans beauté
(arūpinam), les [démons] fils de Diti firent un effort pour le vaincre.
15. Désireux de vaincre l’Indra des dieux, les Daitya, extrêmement forts, ô grand muni,
naquirent dans des familles de rois à la vigueur démesurée.
16. À quelque temps de là la Terre, oppressée par son fardeau, alla au sommet du
mont Meru, où est le séjour des habitants du ciel.
17. Écrasée par tant de fardeaux, elle leur conta l’origine de sa peine, causée par les
Daitya, fils de Danu :
18. « Ces asura à la vaste force, qui avaient été abattus par vous, sont tous venus naître
dans le monde des hommes, dans des maisons de rois ;
19. leurs armées sont nombreuses et, affligée par leur poids, je m’enfonce. Faites donc
en sorte, vous, les Trente (= les dieux), que je trouve soulagement. »
3 – Naissance des héros
20. Alors, avec des parties de leur énergie (tejaḥ), les dieux descendirent du ciel sur la
terre, pour le service des créatures et pour enlever le fardeau de la Terre.
A) 21. La majesté (encore tejaḥ) qui lui était venue du corps d’Indra, le mâle
(= Dharma) la libéra lui-même et, en Kuntī (la reine, femme de Pāṇḍu), naquit le roi
Yudhiṣṭhira à la grande majesté (mahātejaḥ).
B, B′) 22. Le Vent alors libéra la force physique (balam) et Bhīma naquit ; et de la
moitié de [ce qui restait de] la vigueur (vīryam) de Śakra, naquit Pārthi Dhanan̄jaya
(c’est-à-dire Arjuna).
C) 23. Vinrent au monde les deux jumeaux (yamajau) (Nakula et Sahadeva, engendrés
par les Nāsatya) dans [le sein de] Madrī (deuxième femme de Pāṇḍu), doués de la
beauté (rūpam) de Śakra, ornés d’un grand éclat ;
D) 23 (suite). Ainsi le bienheureux Śatakratu (c’est-à-dire Indra) descendit (et
s’incarna, avatīrṇaḥ) en cinq parties,
24. et son épouse très fortunée Kr̥ṣṇā (c’est-à-dire Draupadī), naquit du Feu : [par
conséquent] elle fut l’épouse du seul Śakra et de nul autre.
Conclusion.
« Jusqu’au jour du grand jugement… » Ces derniers mots doivent
faire allusion à une conclusion plus lointaine : que se passera-t-il au
Jugement dernier ? La variante traduite dans Le livre des héros
répond :
Comme c’est par tromperie que Soslan l’a surpris et tué, un jour viendra où, chez les
morts, le duel recommencera entre Totyradz, fils d’Alymbeg, des Alægatæ, et le héros
d’acier Soslan, des Æhsærtæggatæ. Et ce ne sera pas un duel ordinaire. Les morts se
presseront à ce spectacle. Pour mieux voir, ils monteront sur les cibles qu’on aura
dressées dans leurs jeux funéraires, sur les pierres dont on aura orné leurs tombes, sur
les chevaux qui auront couru en leur honneur.
– Conclusion :
Arthur, à ces nouvelles, se rendit au Nord, fit venir Gwynn fils de Nudd, lui fit relâcher
les nobles captifs (v. deuxième péché) et rétablit la paix entre lui et Gwythyr fils de
Greidiawl, à cette condition que la jeune fille resterait dans la maison de son père sans
qu’aucun des deux rivaux usât d’elle (v. premier péché).
Chaque premier jour de mai jusqu’au jour du Jugement, il y aurait bataille entre
Gwynn et Gwythyr et celui qui serait vainqueur le jour du Jugement prendrait la jeune
fille.
Dans les pages qui précèdent, je n’ai présenté que mon propre
travail. Mais d’autres chercheurs ont fait des découvertes non moins
importantes, qui prouvent combien le thème des trois péchés
fonctionnels était répandu dans l’ancien monde indo-européen.
M. Daniel Dubuisson l’a reconnu dans l’intrigue du Rāmāyaṇa.
Un livre qui sera publié prochainement – sa thèse de doctorat
d’État – développera la démonstration dont un article, Annales
E.S.C., 34, 1979, p. 464-489, a tracé l’esquisse.
M. David J. Cohen l’a reconnu dans un récit épique de l’Irlande
(Celtica, XII, 1977, p. 113-124). Voici le résumé et le commentaire
que Jaan Puhvel a faits de cette heureuse trouvaille dans son
introduction à la traduction anglaise de la première partie de Mythe
et Épopée II (The Stake of the Warrior, Univ. of California Press,
1983), p. XVII :
Suibhne Geilt, héros du récit Buile Suibhne, est un guerrier irlandais, itinérant et poète,
dont la vie est dramatiquement marquée par l’outrage gratuit qu’il fait à saint Rónán
(I), par son étrange fuite lors de la bataille de Magh Rath (II) et par sa mort violente
dans la maison de saint Moling sur l’accusation (bien que fausse) d’adultère (III), –
mort qu’accompagnent les derniers sacrements administrés par saint Moling : celui-ci
avait dès longtemps prévu la venue de Suibhne, prédestiné qu’il était à l’assister au
terme de sa vie.
Rónán, bâtisseur d’églises, personnage « constructeur » en relation avec les rois, tient
clairement ici le rôle de « culture god » et la haine que lui porte Suibhne ressemble fort
à celle de Śiśupāla à l’égard de Kr̥ṣṇa. De son côté, Moling recueille cette âme perdue
dans des conditions qui rappellent comment Óđinn s’arrange pour que Starcatherus lui
revienne : réconciliation du poète guerrier avec son dieu plutôt que salut par
transfusion de l’être [comme dans le cas de Śiśupāla], en accord donc avec les récits
scandinave et grec plutôt qu’avec le récit indien.
Comme dit bien Puhvel (loc. cit.), « ici les risques auxquels
échappent les deux premiers rois “sauvés” correspondent aux deux
premiers péchés de Suibhne, alors que la manière dont Feradach
s’affranchit à son dernier moment de l’auri sacra fames montre
comment Starcatherus aurait pu éviter son troisième péché, le
meurtre mercenaire, à prix d’or, du roi Olo ».
TROISIÈME PARTIE
LE PERSONNEL DIVIN
DE LA FONCTION GUERRIÈRE
Les deux études réunies sous ce titre visent à faire sentir un certain
parallélisme entre les représentations que les Indo-Iraniens, les Romains
et les Scandinaves se faisaient du personnel mythique de la fonction
guerrière. Même sur ces domaines, elles ne prétendent pas être
exhaustives.
Pour les autres parties du monde indo-européen, notamment pour les
Grecs et pour les Celtes, dans des perspectives comparatistes plus
générales, je renvoie à des études bien connues, où l’on trouvera une
riche bibliographie.
Grecs : l’ouvrage collectif de M. Jean-Pierre Vernant, Problèmes de
la guerre dans la Grèce ancienne (1968), avec un très clair exposé de
M. Francis Vian, « La fonction guerrière dans la mythologie grecque ».
Celtes : de Mme Françoise Le Roux, « Aspects de la fonction guerrière
chez les Celtes », Ogam, 17 (1965), p. 175-188 ; de F. Le Roux et
Christian Guyonvarc’h, Mórrígan-Bodb-Macha, La Souveraineté
guerrière de l’Irlande (1983, Ogam-Celticum) et quantité de notes dans
les Textes mythologiques irlandais, I (1980) et dans le volume de
commentaire (sous presse).
Pour le Mars romain, notamment le soi-disant Mars agraire, RRA2
(1974), p. 215-266, à quoi je n’ai rien à changer.
I
Le personnel divin de la fonction
guerrière dans le rg̥ veda et dans
l’Avesta 1
Avec une telle nature et une telle mission 64, de même que les
Marut sont índrajyeṣṭha, elles ne peuvent que suivre le nouveau
généralissime zoroastrien de la guerre, Miθra, et son état-major :
47. Celle des deux [armées en présence] qui en premier les prie, avec esprit attentif et
cœur croyant, du côté de celle-ci se tournent les fortes Fravaši des Fidèles, ensemble
65
avec Miθra et Rašnu et le fort Dāmōiš Upamana ( ?) , ensemble avec le Vent
victorieux.
48. Elles abattent les pays…, là vers où les fortes Fravaši des Fidèles se tournent
ensemble avec Miθra et Rašnu, et le fort D.U. (?), ensemble avec le Vent victorieux.
Les essais qui forment les deux premières parties de ce livre ont
mis en relief les périls de l’exploit, la souillure qu’il sécrète parfois,
l’outrance et les péchés qu’il favorise. Il n’en reste pas moins que,
dans toutes les civilisations, l’exploit est un bon placement. Militaire
ou sportif, scénique ou parfois même intellectuel, accompli au profit
ou sous les couleurs de la collectivité, il fait, de notre temps encore,
un héros national ; accompli hors cadre, il fait du moins un
champion, une vedette, un lauréat, dont la vie devient du jour au
lendemain glorieuse et parfois luxueuse. L’exploit est comme un
concours réussi, qui assure promotion.
Il n’en était pas autrement dans les sociétés archaïques,
notamment sur les sentiers de la guerre. Bien avant Plutarque et ses
grands capitaines, une carrière de guerrier n’était qu’une suite de
promotions fondées sur une suite d’exploits. Et une suite, en son
fond, monotone. Le dernier exploit même, la mort au combat, que
les anciens Germains n’étaient pas seuls à exalter, ne différait
essentiellement des autres ni dans ses gestes ni par ses effets : s’il ne
donne plus lieu, aujourd’hui, qu’à quelques discours que préparent
de jeunes secrétaires faméliques et que des hommes politiques
déclament en série devant des monuments standard, il ouvrait jadis
dans l’au-delà une nouvelle vie, semblable à la première, où les
mêmes jeux se continuaient avec moins de périls.
Dans la demeure fabuleuse d’Óđinn, la Valhöll, vivent à jamais
les hommes qui, depuis le début du monde, sont morts sur les
champs de bataille 1. Foule immense et sans cesse grossissante. Mais
elle peut grossir encore 2, sa subsistance est assurée : le sanglier
Sæhrímnir, dévoré chaque jour, renaît chaque soir pour repasser
dans le chaudron Eldrímnir par les mains du cuisinier Anđrímnir ;
les pis de la chèvre Heiđrún remplissent chaque soir d’hydromel un
immense bassin – car seul Óđinn consomme du vin, luxe entre les
luxes dans l’ancienne Scandinavie. Et tout le temps que les élus ne
consacrent pas à cette chère prodigieuse, ils le donnent à ce qui fut
leur passion sur la terre : chaque matin, ils prennent leurs armes,
sortent et combattent jour après jour 3…
Blessé à mort à la fin de la bataille de Kurukṣetra, Duryodhana
qui, dans son malheur mérité, montre du moins jusqu’au bout
quelques-unes des qualités du kṣatriya, voit dans le coup qui le
frappe tout autre chose qu’un destin déplorable 4 :
Ce qui vaut ici-bas d’être obtenu, c’est la gloire, et elle ne peut l’être que par le
combat. Finir dans sa maison est chose blâmable pour un kṣatriya ; mourir chez soi,
couché, c’est manquer grandement au devoir. L’homme qui rejette son corps soit dans
la forêt [comme ascète] soit dans la bataille, après avoir célébré de grands sacrifices,
celui-là va à la gloire… Abandonnant les diverses jouissances, je puis maintenant, par
ce combat bien livré, aller jusqu’au monde d’Indra, la meilleure destination pour les
morts. Le ciel est le séjour des héros à la noble conduite, qui ne tournent pas le dos
5
dans les batailles… Les troupes joyeuses des Apsaras les contemplent maintenant
dans le combat, maintenant les Pères les regardent, honorés, dans l’assemblée des
dieux, prenant leur plaisir au ciel en compagnie des Apsaras. Par le chemin que
suivent les immortels, les héros qui ne reviennent pas du combat, nous aussi nous
allons monter…
Il n’est pas jusqu’au Cicéron de la quatorzième Philippique, déjà
marqué pour un autre départ, qui ne confie au dieu éponyme les
quelques morts de la legio Martia, héros d’une escarmouche
victorieuse 6 :
Dans la fuite, la mort est honteuse, glorieuse dans la victoire : d’une armée qui se bat,
Mars en personne a coutume de revendiquer pour lui les plus braves. Alors que les
impies que vous avez tués subiront même dans les enfers le châtiment des parricides,
vous, qui avez rendu votre dernier souffle dans la victoire, vous avez gagné le séjour
des hommes pieux…
L’incantation opère :
Ainsi couvert de louanges, il [= Indra] s’accrut peu à peu (so’ vardhata śanaiḥ
26
śanaiḥ) ; il prit son propre corps et se munit de force.
Moïse ne cite pas au-delà de ces vers. Mais c’est assez pour
authentifier l’épiphanie du dieu dans l’itihāsa indien 31. Parmi les
efforts des trois mondes, un petit adolescent, futur tueur de dragons,
éclatant de feu, précédé de fumées et de flammes, sort du creux d’un
roseau qui se trouve dans la mer : c’est Vahagn. Un ancien et futur
tueur de démons et de dragons, sous un corps menu, est caché dans
une tige de lotus dressée au-dessus du lac qu’enceint l’immense
Océan ; le Feu va le chercher à travers les trois mondes, le trouve ;
des incantations lui rendent sa vigueur première ; il sort de la tige,
accordant au Feu de partager son culte, et reprend la tête des trois
mondes : c’est Indra Vr̥trahan. Rencontre fortuite ? Mais ni l’un ni
l’autre de ces récits ne conte une histoire « banale » de naissance
végétale : Vahagn sort du roseau par une véritable pyrotechnie et
Indra Vr̥trahan, caché dans la tige, trouvé dans la tige par le Feu,
n’est pas un de ces « dieux hindous ou chinois » sereinement assis
sur des lotus ou tranquillement nés de lotus, auxquels pensait, à
propos d’ailleurs du dieu arménien, le P. Ghevond Ališan 32. De plus,
les noms coïncident comme les événements : ces deux scènes si
voisines sont attachées aux formes arménienne et indienne du même
personnage indo-iranien. L’attitude la plus simple, la plus
respectueuse des données, n’est pas de supposer la convergence
merveilleuse de deux fantaisies tardives et indépendantes ; c’est de
penser que l’Arménie iranisée nous a transmis, proche encore du
dieu indo-iranien, une forme vivante et populaire de Vǝrǝθraǧna
qui, à l’abri des exigences de la théologie moralisante, a dû
longtemps survivre dans plus d’une partie de l’Iran, tout comme
l’itihāsa qui est la source des récits épiques indiens aura, en marge
du R̥ gVeda, conservé la même matière.
Ainsi mis à sa place dans le dossier indo-iranien du dieu de la
victoire, le poème arménien mérite d’être examiné de près 33 ; peut-
être est-il moins éloigné qu’il ne semble de la tradition avestique
elle-même.
On retiendra d’abord le seul mot qui décrit l’attitude, l’allure de
Vahagn dans sa manifestation : vazēr, « il bondissait, il s’élançait 34 ».
Les dix épiphanies de Vǝrǝθraǧna – car c’est bien comme des
épiphanies successives devant Zoroastre que le Yašt XIV décrit les
incarnations du dieu, dont la sixième est celle d’un « jeune homme
de quinze ans », un vrai patanekik – ne mettent pas la seule force
physique en valeur ; l’agilité étant un avantage essentiel du guerrier
et, non moins que la force, le moyen des victoires offensives, le
mythe présente le dieu sous beaucoup de formes (six sur dix)
adaptées à la course ou au vol foudroyant : la vitesse est en effet
l’un des facteurs communs du Vent « impétueux » (I), du Cheval
(III), du Chameau bon « marcheur 35 » (IV), du Sanglier « rapide 36 »
(V), sans doute du Jeune Homme de quinze ans « au talon fin » (VI),
sûrement de l’oiseau Vāraǧna, du faucon 37, « qui est parmi les
oiseaux le plus prompt et vole avec le plus de hâte » (VII). C’est dans
la même ligne que doivent sans doute s’interpréter les rapports, les
osmoses entre la liturgie de Vǝrǝθraǧna et celle de Čistā, entité dans
laquelle É. Benveniste a reconnu la patronne des routes et de la libre
circulation 38 rapports équivalents à ceux qui existent dans le
R̥ gVeda entre Indra Vr̥trahan et Viṣṇu urukramá « aux larges pas ».
Quand Vahagn « s’élance », il se conforme donc à la meilleure
tradition iranienne. À une plus vieille encore : le même trait, à en
juger par des formules védiques, appartenait en effet aux légendes
indiennes et ce doit être une mise en scène tardive que la pesante et
processionnelle épiphanie qui, dans le Mahābhārata, termine le
récit : primitivement Indra Vr̥trahan sortait plutôt de la tige,
derrière le Feu ou le dieu incantateur, avec la même rapidité qu’il
avait mise à s’y retirer (cf. R̥ V, I, 32, 14) 39. Les analyses de Renou
donnent toute sa valeur à cette remarque : l’affrontement du dieu
agile et rapide et de son ou de ses lourds adversaires-obstacles
exprimait en images, dans les formes anciennes du mythe,
l’opposition fondamentale des concepts dégagée par É. Benveniste :
le dieu de l’offensive triomphait de la résistance.
En second lieu, le chant arménien confère à l’épiphanie de
Vahagn un caractère cosmique : les trois parties de l’Univers sont en
travail, Ciel, Terre, Mer, bien qu’un seul roseau finisse par enfanter.
On peut penser, certes, qu’il s’agit d’une amplification épique, sans
valeur mythique. La considération des faits indiens, « l’échelle » des
événements et interventions qui précèdent et accompagnent la
réapparition d’Indra Vr̥trahan ne recommandent pas cette
interprétation. On a vu Feu explorer successivement, en un clin
d’œil, la Terre et le Ciel, puis la Mer, avant de trouver la tige d’où
va renaître le dieu. Au début de l’itihāsa, la disparition d’Indra est
un véritable malheur cosmique : Ciel et Terre, dieux et hommes
craignent cette destruction des mondes que le meurtre de Vr̥tra avait
justement pour objet de leur éviter. Au moment de sortir de la tige,
Indra distribue des quartiers du monde à ses alliés, tout comme Zeus
à Poséidon et à Pluton avant de partir en guerre contre Kronos.
Enfin, sans parler des hymnes, toujours suspects d’amplification
rhétorique, des textes védiques en prose font déjà intervenir Terre et
Ciel lors de l’exploit même du dieu. Constatation parallèle dans le
mazdéisme : un groupe de versets du Yašt XIV, systématiquement
construit, n’assure point, certes, à Vǝrǝθraǧna la collaboration du
Ciel, de la Terre et des Eaux (qui n’apparaissent d’ailleurs pas en
triade divine dans l’Avesta) pour des exploits ou pour une
restauration dont le texte ne parle pas, mais atteste fermement sa
maîtrise dans les trois régions du monde : maîtrise d’un type
particulier, visuelle, qu’il transmet à son adorateur Zoroastre, mais
qui n’est pas moins utile à la « victoire offensive » que la force et la
vitesse, et qui n’est à vrai dire qu’une forme de la vitesse, celle-là
même qui permet à Feu, dans l’itihāsa, non seulement de parcourir
en un clin d’œil les trois régions, mais de découvrir Indra Vr̥trahan
sans hésitation ni délai : à Zoroastre qui lui sacrifie par trois fois, il
donne par trois fois la même liste de privilèges, mais chaque fois
avec une nuance dans le dernier, qui concerne les yeux ; il lui donne
d’abord la vue du poisson Kara qui voit sans limite sous les eaux,
puis celle de l’étalon qui voit tout sur la Terre, enfin celle du
vautour qui voit tout du haut du Ciel. C’est là une autre affabulation
de la « cosmicité » du dieu, qui est pour lui un attribut nécessaire
puisque, d’une part, il n’est de victoire que totale et que, d’autre
part, l’Univers, étant intéressé à la victoire du dieu assaillant, ne
peut qu’y contribuer tout entier.
Enfin l’étroite liaison du feu et de Vahagn, de Feu et d’Indra
Vr̥trahan dans l’itihāsa, celle-ci confirmée par des textes de
l’Atharva-Veda et des Brāhmaṇa que Renou a mentionnés et par des
faits rituels bien connus, conseille de ne pas voir un développement
tardif ni secondaire dans la liaison que l’Iran mazdéen établit aussi
entre le feu, le dieu Feu (Ātar), le « feu des guerriers », d’une part,
Vǝrǝθraǧna d’autre part 40.
Il y a cependant une grande différence entre l’itihāsa et le chant
arménien 41. Le premier présente Indra adulte, livrant ce combat
après beaucoup d’autres, traversant d’abord une dépression et
sortant seulement ensuite de la tige dans une sorte de
« renaissance » glorieuse. Le second, au contraire, décrit, avant tout
exploit, sans antécédent heureux ni fâcheux, l’apparition initiale, la
« naissance » même de Vahagn en forme de petit adolescent. Cette
différence recouvre celle qui a été signalée à propos de la promotion
d’Indra et de celle de Vahrām et s’explique comme elle : le
Vǝrǝθraǧna, le dieu réformé que les Arméniens ont emprunté sous
une forme plus populaire que celle de l’Avesta mais cependant,
comme le nom, bien mazdéenne, n’avait pas à traverser d’épreuve,
n’avait pas à se qualifier dans un « combat contre un *vǝrǝθra » :
« dès le début », dit bien l’écrit pehlevi cité par le P. de Menasce, il
avait été « créé victorieux ». Il semble donc que la mythologie
populaire iranienne, tout en conservant l’équivalent du récit de
l’épiphanie d’Indra « devenu » Vr̥trahan, l’a transporté « au début »
de la carrière de Vǝrǝθraǧna et, d’une renaissance après
anéantissement, a fait une naissance sans préalable 42. De tels
déplacements ne sont pas sans exemple et ne déprécient pas le
résultat des comparaisons. Je ne rappellerai ici qu’un exemple,
d’ailleurs apparenté au cas que nous étudions, relatif au « premier
combat » du héros irlandais Cúchulainn et à la « naissance » du
héros ossète Batradz 43.
Après la victoire qu’il a remportée à la frontière de l’Ulster, sa
patrie, sur les trois frères, fils de Nechta, l’enfant Cúchulainn et son
cocher regagnent Emain Macha, la capitale, apportant les trois têtes.
Dans la ville, la sorcière Leborchann signale avec inquiétude son
approche : « Un guerrier arrive en char, dit-elle, sa venue est
effrayante… Si l’on ne se met pas en garde contre lui cette nuit, il
tuera les guerriers de l’Ulster. » Le roi Conchobar renchérit : « Nous
connaissons ce voyageur qui arrive en char, c’est le petit garçon, fils
de ma sœur. Il est allé jusqu’aux frontières de la province voisine,
ses mains sont toutes rouges de sang ; il n’est pas rassasié de combat
et, si l’on n’y prend garde, par son fait périront tous les guerriers
d’Emain. » Et voici, conclut le texte, la décision que prirent
Conchobar et son conseil : « Faire sortir des femmes, les envoyer au-
devant du petit garçon, trois fois cinquante femmes, ou dix en sus de
sept fois vingt, impudiques, toutes nues (mot à mot : rouges-nues),
avec leur conductrice Scandlach à leur tête, pour lui montrer leur
nudité et leur pudeur » :
La jeune troupe des femmes sortit donc et elles lui montrèrent leur nudité et leur
pudeur. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char afin de ne
pas voir la nudité et la pudeur des femmes. Alors on le fit sortir du char. Pour calmer
sa colère, on lui apporta trois cuves d’eau froide. On le mit dans la première cuve, et il
donna à l’eau une chaleur si forte qu’elle brisa les planches et les cercles de la cuve
comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, l’eau fit des bouillons gros
comme le poing. Dans la troisième cuve, la chaleur fut de celles que certains hommes
supportent et que d’autres ne peuvent supporter. Alors la fureur (ferg) du petit garçon
44
diminua et on lui passa ses vêtements .
tient par bien des fibres à l’ensemble germanique. Il faut préciser ces
unités en les observant par les deux bouts, par ce qui a suivi et par
ce qui avait précédé. Ces considérations conduiront sans doute à
retoucher souvent nos premières images – les retouches seront
naturellement les bienvenues. Dès cette année, le jeudi, nous
aborderons une étude de cet ordre : prolongeant les vues exposées, il
y a dix ans, à propos des deux principaux dieux souverains, Mitra et
Varuṇa, c’est tout le collège des dieux souverains védiques, des
Âdityas, groupés autour de ces deux dieux majeurs, que nous
examinerons pour en dégager le système, et, par la considération de
représentations iraniennes reconnues homologues, nous tâcherons
de déterminer dans quelle mesure ce système est indo-iranien, et
dans quelle mesure proprement indien.
Enfin, nous nous éloignerons quelquefois des Indo-Européens :
tels phénomènes étudiés dans la forme particulière qu’ils revêtent
sur tout ou partie de ce domaine se comprendront mieux quand on
les comparera, non plus pour établir une parenté génétique, mais
pour les classer dans leur type, à des phénomènes plus ou moins
homologues signalés sur d’autres domaines, près ou loin d’eux. Ce
travail, je le sais, me dépasse. Mais tant que cette maison n’aura pas
retrouvé l’enseignement fondé par M. Mauss, rendu à la sociologie
comparative, à l’école française de sociologie, un siège digne du
renom dont elle jouit à l’étranger, il faudra bien que ceux qui ne
sont pas sociologues, mais qui savent ce qu’ils doivent à
l’enseignement, à l’exemple, à l’impulsion d’un Marcel Mauss, d’un
Henri Hubert, d’un Marcel Granet, rappellent au moins, de temps en
temps, l’existence de ces matières capitales.
Voilà, messieurs, les cinq ou six cages qui entourent cet
enseignement et où grondent des problèmes mal dénombrables,
sûrement nombreux. Samedi, jeudi, nous en saisirons deux, ou ils
nous saisiront. À ces duels, comme il convient dans une discipline
naissante, nous apporterons hardiesse et humilité, résignés à tomber
parfois dans l’erreur, mais résolus, dès que nous la reconnaîtrons ou
qu’on nous la fera reconnaître, à la rendre féconde par l’examen des
conditions qui l’auront permise ou favorisée. Par le choix généreux
d’hommes qui représentent ici des sciences déjà avancées, mais
toujours conquérantes, ces murs vont assister une fois de plus, non
pas à l’impeccable exposition d’un savoir raffiné, mais à des
tâtonnements, à des repentirs, à des approximations successives, à
l’horrible naissance de ce qui sera plus tard, beaucoup plus tard,
dans les manuels, d’inoffensives, de petites vérités.
PREMIÈRE PARTIE
LE TRAVAIL DE L’ŒUVRE
On l’a déjà dit, la question mythologique qui a préoccupé
Georges Dumézil du début à la fin n’a pas varié : c’est la restitution
de la mythologie indo-européenne, mythologie dont on n’a aucun
témoignage direct et qui ne peut être reconstituée que par la
comparaison de ses rejetons dispersés du monde indien à l’extrême
Occident irlandais et de la Scandinavie à l’Empire hittite. Mais ce
cheminement ne s’est pas fait sans heurts : « Dieu écrit droit sur des
lignes courbes », et Georges Dumézil n’est parvenu à dégager les
principes directeurs de sa recherche qu’après une longue période de
tâtonnements jusqu’à la découverte capitale de 1938, qui a ouvert la
voie à l’étape des explorations, à laquelle a succédé à la fin de sa vie
la période des bilans.
Georges Dumézil avait vraiment la vocation de la mythologie
puisque, dès son plus jeune âge, il se régalait de la lecture
d’Héraclès ou des contes de Perrault et que, dès le secondaire, il
s’initiait au sanscrit. Pourtant, il a failli hésiter à la fin de
l’enseignement secondaire entre les sciences et les lettres. Il a
souvent raconté l’effet prodigieux qu’avait eu sur lui la lecture du
livre de Jean Perrin Les Atomes (1913) : « On sentait vraiment qu’un
monde basculait. » En même temps que Normale Supérieure, il
trouvera encore le temps de suivre une classe de maths spé. Mais la
vocation est trop forte et les lettres l’emportent définitivement.
Reçu à l’École normale supérieure en 1916, il n’y reste que
quelques mois avant d’être mobilisé l’année suivante. Il a raconté à
la fin de sa vie ce que l’épreuve de la guerre avait représenté pour
lui, comment il avait dû abandonner les péripéties du siège de
Syracuse pour être plongé dans la guerre en train de se faire. Après
l’armistice il retourne à Normale Sup, passe avec succès l’agrégation
des lettres et est nommé en 1920 professeur au lycée de Beauvais,
mais il n’a pas la vocation de l’enseignement secondaire. Au bout de
six mois, il se fait mettre en congé. Il est lecteur à Varsovie pendant
quelques mois, puis, tout en vivant d’expédients (il écrit des discours
pour un député, corrige des épreuves, est correspondant d’un
journal roumain…), il commence la rédaction de sa thèse qu’il
soutiendra en 1924 et qu’il fera publier, grâce à la protection
d’Antoine Meillet alors tout-puissant, dans la collection des annales
du musée Guimet.
Le Festin d’immortalité essaie de reconstituer une mythologie de la
boisson sacrée chez les peuples indo-européens : l’ambroisie chez les
Occidentaux, l’amr̊ta chez les Indiens. Dès 1939, Georges Dumézil
prendra ses distances par rapport à ce livre, dans lequel « un
problème important avait été entrevu mais mal posé ». Le mythe
indien est tardif. Quant au mythe germanique de l’hydromel, il est
en fait inventé de toutes pièces pour les besoins de la démonstration.
Pourtant, ce livre, malgré ses défauts, constitue le point de départ de
tout ce qui va suivre, car si la partie démonstrative ne tient pas, le
programme esquissé dans la préface ne sera plus remis en cause.
Durant les années qui suivent, Dumézil persiste à reprendre les
anciens problèmes posés, avec un résultat peu concluant, par la
mythologie comparée du XIXe siècle, dans une optique inspirée à la
fois par le naturalisme de James George Frazer (dont le monumental
Rameau d’or domine toute la recherche mythologique et folklorique
de cette période) et par la linguistique : le point de départ de la
recherche demeure, comme chez ses précurseurs malheureux du
XIX siècle, des équations onomastiques. De même que Le Festin
e
À Rome, « le rex, les flamines et leur hiérarchie ont été très tôt
minimisés, fossilisés », alors que la société celtique se montre plus
proche du modèle indien. On voit ainsi apparaître ce qui sera une
constante maintes fois répétée à l’encontre de critiques désireux de
réduire la nouvelle mythologie comparée à un schéma simpliste et
étouffant :
Ces différences d’organisation sociale […] sont aussi précieuses que les ressemblances :
elles permettent de comprendre, en gros, comment deux sociétés apparentées, puis
séparées, soumises à des influences diverses et se composant des destins différents, ont
à la fois maintenu et rajeuni une tradition préhistorique commune.
1. Les classes sociales dans l’Inde. – L’un des traits les plus
frappants des sociétés indiennes postr̥gvédiques est leur division
systématique en quatre « classes » – le sanskrit dit : en quatre
« couleurs », varṇa – dont les trois premières, bien qu’inégales, sont
pures, parce que proprement arya, tandis que la quatrième, formée
sans doute d’abord des vaincus de la conquête arya, est coupée des
trois autres et, par nature, irrémédiablement souillée. De cette
quatrième, hétérogène, il ne sera pas question ici.
Les devoirs de chacune des trois classes arya leur servent de
définition : les brāhmaṇa, prêtres, étudient et enseignent la science
sacrée et célèbrent les sacrifices ; les kṣatriya (ou rājanya), guerriers,
protègent le peuple par leur force et par leurs armes ; aux vaiśya
revient l’élevage et le labour, le commerce, et généralement la
production des biens matériels. Ainsi se constitue, complète et
harmonieuse, la société que préside un personnage à part, le roi,
rājan, lui-même généralement issu, mais qualitativement extrait, du
second niveau.
Ces groupes fonctionnels, hiérarchisés, sont en principe fermés
chacun sur lui-même par l’hérédité, par l’endogamie et par un code
rigoureux d’interdictions. Sous cette forme classique, il n’est pas
douteux que le système ne soit une création proprement indienne,
postérieure au gros du R̥ gveda ; les noms des classes ne sont
mentionnés en clair que dans l’hymne du sacrifice de l’Homme
Primordial, au dixième livre du recueil, si différent de tous les
autres. Mais une telle création ne s’est pas faite de rien ; elle n’a été
que le durcissement d’une doctrine et sans doute d’une pratique
sociale préexistantes. En 1940, un savant indien, V.M. Apte, a fait
une collection démonstrative de textes des neuf premiers livres du
R̥ gveda (notamment VIII, 35, 16-18) qui prouvent que, dès le temps
de la rédaction de ces hymnes, la société était pensée comme
composée de prêtres, de guerriers, d’éleveurs et que, si ces groupes
n’y étaient pas encore désignés sous leurs noms de brāhmaṇa, de
kṣatriya et de vaiśya, les substantifs abstraits, noms de notions, dont
ces noms d’hommes ne sont que les dérivés, étaient déjà composés
en un système hiérarchique définissant distributivement les
principes des trois activités : bráhman (neutre) « science et
utilisation des corrélations mystiques entre les parties du réel,
visible ou invisible », kṣatrá « puissance », viś à la fois
« paysannerie », « habitat organisé » (le mot est apparenté au latin
uīcus, au grec ( )οῖχος) et, au pluriel, viśaḥ, « ensemble du peuple
dans ses groupements sociaux et locaux ». Il est impossible de
déterminer dans quelle mesure la pratique se conformait à cette
structure théorique : n’y avait-il pas une part plus ou moins
considérable de la société qui, indifférenciée ou autrement classée,
échappait à cette tripartition ? L’hérédité, probable, à l’intérieur de
chacune des classes, n’était-elle pas corrigée dans ses effets par un
régime matrimonial plus souple et des possibilités de promotion ?
Malheureusement, seule la théorie nous est accessible.
2. Les classes sociales avestiques. – Depuis un quart de siècle,
confirmant les vues de F. Spiegel, Émile Benveniste et moi-même
avons soutenu que, au moins sous cette forme idéologique, la
tripartition sociale était une conception déjà acquise avant la
division des « Indo-Iraniens » en Indiens d’une part, Iraniens d’autre
part. En plusieurs passages, l’Avesta mentionne, comme les
constituants de la société, comme des groupes d’hommes ou des
classes (désignées aussi par un mot faisant référence à la couleur,
pištra), les prêtres, āθaurvan, āθravan (cf. un des prêtres védiques,
l’átharvan), les guerriers, raθaē.štar (« monteurs de chars », cf. véd.
rathe-ṣṭh , épithète du dieu guerrier Indra) et les agriculteurs-
éleveurs, vāstryō.fšuyant. Un seul passage avestique, et plus
constamment les textes pehlevi, placent comme quatrième terme, en
bas de cette hiérarchie, les artisans, hūiti, que bien des indices
(notamment le fait que des groupements triples de notions sont
parfois mis maladroitement en rapport avec les quatre classes : p. ex.
SBE, V, p. 357) engagent à considérer comme ajoutés à un ancien
système ternaire. Au Xe siècle de notre ère encore, fidèle témoin de
la tradition, le poète persan Firdousi raconte comment le roi
̌
fabuleux Jamšed (le Yima Xšaēta de l’Avesta) institua
hiérarchiquement ces classes : il sépara d’abord du reste du peuple
les *asravān, « leur assignant les montagnes pour y célébrer leur
culte, s’y consacrer au service divin et se tenir devant le lumineux
séjour » ; les *arteštar, qui furent placés de l’autre côté, « combattent
comme des lions, brillent à la tête des armées et des provinces, et
c’est par eux qu’est protégé le trône royal, par eux que se maintient
la gloire de la vaillance » ; quant aux *vāstryōš, troisième classe, « ils
labourent, plantent et récoltent eux-mêmes ; de ce qu’ils mangent,
personne ne leur fait reproche ; ils ne sont pas serfs, bien que vêtus
de haillons, et leur oreille est sourde à la calomnie ».
À la différence de l’Inde, les sociétés iraniennes n’ont pas durci
cette conception en un régime de castes : elle semble être restée un
modèle, un idéal, et aussi un moyen commode d’analyser et
d’énoncer l’essentiel de la matière sociale. Du point de vue de
l’idéologie, où nous nous plaçons, cela suffit.
3. La légende de l’origine des Scythes. – Un rameau aberrant de la
famille iranienne, fort important parce qu’il s’est développé non
dans l’Iran, mais au nord de la mer Noire, hors de la prise des
empires, iraniens ou autres, qui se sont succédé dans le Proche-
Orient, témoigne dans le même sens : ce sont les Scythes, dont les
mœurs et plusieurs légendes nous sont connues grâce à Hérodote et
à quelques autres auteurs anciens, et dont un petit peuple du
Caucase central, original et plein de vitalité, les Ossètes, a maintenu
jusqu’à nos jours la langue et les traditions. D’après Hérodote (IV, 5-
6), voici comment les Scythes racontaient l’origine de leur nation :
Le premier homme qui parut dans leur pays jusqu’alors désert se nommait Targitaos,
qu’on disait fils de Zeus et d’une fille du fleuve Borysthène (le Dniepr actuel)… Lui-
même eut trois fils, Lipoxaïs (variante Nitoxaïs), Arpoxaïs et, en dernier, Kolaxaïs. De
leur vivant, il tomba du ciel sur la terre de Scythie des objets d’or : une charrue, un
joug, une hache, une coupe, ά ̓ ροτρόν τε καὶ ζυγόν καὶ σά γαριν καὶ φιά λην. À cette vue,
le plus âgé se hâta pour les prendre, mais, quand il arriva, l’or se mit à brûler. Il se
retira et le deuxième s’avança, sans plus de succès. Les deux premiers ayant renoncé à
l’or brûlant, le troisième survint, et l’or s’éteignit. Il le prit avec lui et ses deux frères,
devant ce signe, abandonnèrent la royauté tout entière à leur cadet. De Lipoxaïs sont
nés ceux des Scythes qui sont appelés la tribu (grec γένος) des Aukhatai ; d’Arpoxaïs
ceux qui sont appelés Katiaroi et Traspies (variantes Trapies, Trapioi) et du dernier, du
roi, ceux qui sont appelés Paralatai ; mais tous ensemble se nomment Skolotoi, d’après
le nom de leur roi.
8. Les dieux indo-iraniens des trois fonctions transposés dans les
Entités. – De quelque manière – archanges ou aspects de Dieu –
qu’on interprète les Entités, ce tableau suscite des questions :
pourquoi ces six élus, et non pas tels autres qu’il serait aisé de
concevoir ? Pourquoi cet ordre, et les groupements préférentiels,
donc les affinités que révèlent les statistiques deux à deux, trois à
trois, etc. ? Pourquoi, ne disposant que de si peu de places, les
auteurs du système en ont-ils, en quelque sorte, gaspillé une à la fin,
en doublant « Santé » par une toute voisine « Immortalité » qui,
presque sans exception, est nommée avec elle ? Pourquoi ces places
précises – 2, 3, 4 – données aux trois archidémons qui sont d’anciens
dieux fonctionnels condamnés par la réforme ? Une confrontation de
la liste des Entités zoroastriennes et de la liste védique et
mitanienne des dieux fonctionnels montre où il faut chercher la
solution d’ensemble.
1°) Les deux dernières Entités, dont les noms assonnent et qui
sont à peu près inséparables, rappellent, par les notions toutes
voisines qu’elles expriment et par les éléments matériels qui leur
sont associés autant que par leur place hiérarchique, les jumeaux
Nāsatya, indissociables, donneurs de santé et de vie, rajeunisseurs
de vieillards, techniciens des vertus médicinales que contiennent les
eaux et les plantes.
2°) Juste avant elles, la quatrième Entité est la Terre, en tant que
mère et nourricière, et en même temps le modèle de la maîtresse de
maison iranienne : elle rappelle ainsi la déesse variable (Sarasvatī
notamment) qu’on voit parfois jointe aux Nāsatya dans les
énumérations védiques pour signaler la troisième fonction. Ainsi, le
domaine des trois dernières Entités zoroastriennes, toutes désignées
par des substantifs féminins, alors que les supérieures sont nommées
par des neutres (cf., en védique, víś, féminin, contre bráhman et
kṣatrá, neutres), est celui de la troisième fonction ; de plus, en la
personne d’Ārmaiti, c’est bien à une Entité de troisième fonction que
le système oppose le mauvais Na¯°ŋhaiθya, démonisation (réduite à
un personnage unique) des deux dieux canoniques de la même
fonction, les Nāsatya.
3°) Au-dessus, la troisième Entité s’appelle Xšaθra, c’est-à-dire le
mot même, kṣatrá, d’où dérivera le nom indien des kṣatriya et qui,
dès R̥ gveda, VIII, 35, caractérise différentiellement la deuxième
fonction, comme dans l’épopée narte des Ossètes, sous la forme
œxsœrtœg-, il fournit différentiellement le nom de la famille des
héros forts. Le « métal » qui lui est associé est le métal dans toutes
ses valeurs, mais des textes explicites le précisent comme le métal
des armes. L’archidémon qui lui est opposé, Saurva, porte le nom du
védique Śarva, variété de Rudra, personnage complexe qui ne peut
être ici examiné, mais qui, en sa qualité tout au moins d’archer et de
père des Marut, est bien chez lui dans la deuxième fonction.
4°) Les deux premières Entités, les plus fréquemment priées ou
mentionnées, les plus proches de Dieu, et volontiers associées,
portent des noms significatifs : Aša est le mot avestique (cf. vieux-
perse Arta-) correspondant à védique r ̥tá, l’Ordre cosmique, rituel,
social, moral, que patronnent les dieux souverains, mais
principalement (et jusque dans les épithètes qui lui sont propres)
l’inflexible et terrible Varuṇa ; Vohu Manah, « la Bonne Pensée »,
dans une série de passages gāthiques et dans toute la littérature non
gāthique, est présenté au contraire comme proche de l’homme : tout
de même que le bienveillant et amical Mitra est proche de l’homme,
est « ce monde-ici », par opposition à Varuṇa, qui est « l’autre
monde ». Yasna, XLIV, contient à cet égard deux strophes
révélatrices, les strophes 3 et 4 : elles répartissent le cosmos lointain
et notre proche décor entre Aša et Vohu Manah aussi nettement que
le fait par exemple R̥ gveda, IV, 3, 5, entre Varuṇa et Mitra (chacun
avec des auxiliaires dont il sera question au chapitre suivant).
L’élément matériel associé à Vohu Manah est le bœuf : or, dès
l’époque indo-iranienne, on l’a reconnu depuis longtemps
(notamment A. Christensen), le bœuf était sous la protection
particulière du souverain Mitra. Enfin la mise en couple de l’Entité
Aša et de l’archidémon Indra rappelle que plusieurs hymnes du
R̥ gveda mettent en scène des querelles entre le souverain Varuṇa et
le guerrier Indra, dépositaires de deux morales dont la divergence
tourne aisément en conflit.
9. Intention de cette réforme zoroastrienne. – D’autres remarques
du même genre enrichissent et nuancent la confrontation, mais
celles-ci suffisent pour fonder la solution du problème de l’origine
des Amǝša Spǝnta que j’ai longuement développée en 1945, dans
mon livre Naissance d’archanges : la liste des six Entités du zoroastrisme
monothéiste a été calquée, démarquée, de la liste des dieux des trois
fonctions dans le polythéisme indo-iranien ; plus exactement, d’une
variante de cette liste, comme on en trouve dans l’Inde, qui, aux cinq
dieux mâles nommés par exemple à Bogazköy, joignait dans la troisième
fonction, tout près des Nāsatya, une déesse mère. Pourquoi ce
démarquage ? Pourquoi Zoroastre ou les réformateurs que résume
ce nom n’ont-ils pas purement et simplement supprimé ces « faux
dieux » ? Sans doute parce que, prêtres et philosophes, ils étaient
attachés à la structure trifonctionnelle de leur savoir, en
reconnaissaient l’efficacité comme moyen d’analyse et comme cadre
de réflexion sur la vie ; sans doute aussi parce que les hommes, les
Arya à qui s’adressait leur prédication et qu’ils voulaient persuader
ou contraindre, étaient eux-mêmes attachés à cette forme de pensée
et donc qu’il fallait leur fournir un substitut exact de ce qu’on leur
enlevait ; sans doute enfin parce que, ainsi présentée, la leçon était
plus parlante : un des objets pratiques de la réforme, on l’a vu, était
de détruire la morale particulière des groupes de guerriers et
d’éleveurs, au profit de la morale, elle-même repensée et purifiée, de
la fonction-prêtre ; en dressant par exemple à la place même où
sévissait jusqu’alors l’autonome Indra, l’exemplaire figure d’une
« Puissance », Xšaθra, toute dévouée à la sainte religion, on portait
aux tenants du vieux système un coup plus rude que n’eût été la
simple négation du dieu païen et la suppression de cette province de
la théologie païenne. En un sens, on peut dire que la réforme
zoroastrienne, pour ce qui est des Entités, a consisté à substituer à
chaque divinité de la liste trifonctionnelle un équivalent gardant son
rang mais, pour l’essentiel, vidé de sa nature et animé d’un nouvel
esprit, du seul esprit conforme à la volonté et aux révélations du
Dieu unique. Ainsi s’explique l’impression décourageante
qu’éprouvent les étudiants au premier contact des Gāthā : malgré
leurs noms divers, toutes ces Entités qui s’y meuvent semblent
équivalentes, interchangeables. Ainsi s’explique aussi que tous les
Amǝša Spǝnta, quels que soient le niveau et le dieu fonctionnels à
partir desquels chacun a été sublimé, fassent uniformément penser,
quant à leur comportement, au groupe indien des dieux du premier
niveau, aux dieux souverains, aux Āditya dont Mitra et Varuṇa sont
les principaux. Cette analogie, qui est un fait incontestable, et que
B. Geiger et K. Barr ont eu raison de fortement marquer, n’en a pas
moins bloqué le problème de l’origine des Entités dans une impasse :
elles ne sont pas les équivalents normaux, anciens, des dieux
souverains védiques, mais bien, énergiquement ramenés au type
unique d’une « sainteté » exigeante, les équivalents des dieux
védiques des trois niveaux : des souverains certes, mais aussi, sous
les souverains, du dieu violent et des dieux vivifiants qui les
complétaient.
D.I.E., p. 21.
3
D.S.I.E., p. 189 .
23. État du problème chez les Celtes, les Grecs, les Slaves. – Sur les
autres parties du domaine indo-européen, des raisons diverses – date
trop basse et insuffisance ou incohérence des documents,
incompréhension des observateurs ou transmetteurs, emprunts
massifs à des systèmes religieux non indo-européens – font qu’on
n’observe pas aussi immédiatement des structures théologiques
correspondant aux trois fonctions : il y faut des raisonnements, et
par conséquent l’arbitraire menace. Cet état de choses est
particulièrement regrettable sur les domaines grec et celtique, où
l’information est pourtant si abondante. Il faut s’y résigner : en
Grèce, où l’essentiel de la religion n’est sûrement pas indo-européen,
le groupement des déesses dans la légende du berger Pâris, par
exemple, reste un jeu littéraire, ne forme évidemment pas une
authentique combinaison religieuse. En Gaule, où la classification
des dieux que donne César et que confirment les textes irlandais sur
les Tuatha Dé Danann rappelle par plusieurs termes la structure des
trois fonctions, cette analogie, avec la filiation et les retouches
qu’elle suggère, suscite plus de problèmes qu’elle en résout. Quant
aux paganismes des Slaves, ils sont trop mal connus pour que les
essais d’explication tripartie puissent être autre chose que de
brillantes hypothèses. Mais la concordance des témoignages sur les
trois domaines indo-iranien, italique, germanique, où les vieilles
religions ont été décrites de manière systématique par les usagers
eux-mêmes, suffit à garantir que, dès les temps indo-européens,
l’idéologie tripartie avait bien donné lieu à une théologie de même
forme, à un groupement de divinités hiérarchisées représentant les
trois niveaux, et aussi à une « mythologie étiologique » justifiant et
les différences et la collaboration de ces divinités.
24. Divinités faisant la synthèse des trois fonctions. – Nous nous
bornerons à signaler dans la théologie une autre utilisation
fréquente, non plus analytique, mais synthétique, de la structure
tripartie. Il est des divinités en effet que les docteurs et les fidèles
tiennent à définir, en opposition aux dieux spécialistes des trois
fonctions, comme omnivalents, comme domiciliés et efficaces sur les
trois niveaux. Ce type d’expression a pu se produire
indépendamment en plusieurs lieux, par exemple, dans les
civilisations méditerranéennes, lorsque la divinité patronne ou
même éponyme d’une ville a pris de l’importance aux dépens des
autres dieux ou équipes divines : ainsi chez les Ioniens d’Athènes, où
il semble qu’une théologie quadripartie (Zeus, Athéna, Poséidon,
Héphaïstos) recouvrait d’abord les quatre tribus fonctionnelles
(prêtres, guerriers, agriculteurs, artisans), c’est Athéna qui, à
l’époque historique, domine la religion ; aussi, suivant la jolie
remarque de F. Vian, aux petites Panathénées, recevait-elle
successivement des hommages divers en tant que Hygieia, Polias et
Niké, vocables qui évoquent les fonctions de santé, de souveraineté
politique, de victoire. De même, c’est au sein du zoroastrisme que
s’est produite la triple titulature, « Bonnes, Fortes, Saintes », des
génies tutélaires Fravaši, qui sont en effet trivalentes.
25. Déesses trivalentes. – Cependant, parmi ces figures, il semble
qu’il faille reporter à la communauté indo-européenne un type de
déesse dont la trivalence est ainsi mise en évidence et qui est
intentionnellement jointe aux dieux fonctionnels : cette déesse, que
son sexe et son point d’insertion dans les listes rattachent à la
troisième fonction, est cependant active aux trois niveaux, et il
semble que sa présence dans les listes exprime le théologème d’une
omnivalence féminine doublant la multiplicité des spécialistes
masculins. Nous avons rappelé plus haut que parfois, dans les listes
trifonctionnelles védiques, la déesse-rivière Sarasvatī est associée
aux Aśvin ; or les épithètes de Sarasvatī, bien que non groupées en
formule, la définissent clairement comme pure, héroïque,
maternelle. Indépendamment l’un de l’autre, moi-même (1947) et
H. Lommel (1953) avons proposé d’interpréter comme une
homologue de Sarasvatī et comme l’héritière de la même déesse
indo-iranienne, la plus importante des déesses de l’Avesta non
gāthique, déesse rivière elle aussi, Anāhitā ; or le nom complet,
triple, d’Anāhitā fait évidemment référence aux trois fonctions :
« L’humide, la forte, la sans-tache », Arədvī Sūrā Anāhitā. C’est
encore par sublimation du même prototype que je pense que le
zoroastrisme pur a créé sa quatrième Entité, Ārmaiti, qui, bien
qu’ordinalement au troisième niveau (après Xšaθra « Puissance »,
avant Haurvatā-Amǝrǝtāt̰ « Santé » – « Immortalité »), et bien que
n’ayant pas de titulature triple, à la fois porte un nom qui signifie
« Pensée Pieuse », aide Dieu dans sa lutte contre l’armée du Mal, et a
la Terre nourricière pour élément matériel différentiellement
associé. Dans le Latium, à Lanuvium, Junon était honorée sous le
triple titre de Seispes Mater Regina ; les deux dernières épithètes
rejoignent la théologie de la Junon romaine (Lucina, etc. ; Regina),
à la fois patronne de la fécondité réglée et déesse souveraine ; mais,
à Rome, la spécification guerrière manque, alors que c’est elle qui
était en évidence dans les figurations de la Junon lanuvienne, et
qu’exprimait certainement la première épithète, l’obscur Seispet-
(rom. sospit- de *sṷe-spit- ? cf. Indra svá-kṣatra, svá-pati, etc.). Enfin,
dans le monde germanique, à en juger par les Germains
continentaux, il semble qu’une déesse unique et multivalente (sinon
omnivalente), *Friyyō, ait été jointe aux multiples dieux fonctionnels
dont nous avons parlé plus haut ; si la spécification guerrière n’est
pas attestée, le peu qu’on sait d’elle la montre à la fois souveraine
(Frea dans la légende expliquant le nom des Lombards) et « Vénus »
(*Friyya-dagaz « Freitag ») ; chez les Scandinaves, cette multivalence
a éclaté, la déesse s’est dédoublée en Frigg (aboutissement régulier
de *Friyyō en nordique), souveraine épouse du souverain magicien
Óđinn, et en Freyja (nom refait sur Freyr), déesse typiquement
Vane, voluptueuse et riche. En Irlande, une héroïne, Macha, sans
doute une ancienne déesse, éponyme d’un site important entre tous,
Emain Macha, capitale des rois païens de l’Ulster, avec la plaine qui
l’entoure, avait dû avoir primitivement ce même caractère
synthétique analysé selon les trois fonctions, puisqu’elle aussi a
éclaté en trois personnages, en un « trio des Macha » ordonnées dans
le temps : une Voyante qui est l’épouse d’un homme des premiers
temps appelé Nemed, « le Sacré », et qui meurt de saisissement au
cours d’une vision ; puis une Guerrière-Championne qui fait de son
mari son généralissime et qui meurt tuée ; et enfin une Mère qui
accroît merveilleusement la fortune de son mari, un riche paysan, et
qui meurt dans l’horrible accouchement de deux jumeaux. Mais il
n’est plus possible de déterminer quels rapports elle soutenait –
peut-être – dans la religion avec « les » dieux mâles des mêmes
fonctions.
26. Les théologies triparties et leurs éléments. – Nous venons de
prendre une vue globale des systèmes théologiques indo-iraniens,
italiques, germaniques, exprimant l’idéologie des trois fonctions, et
nous avons reconnu qu’ils sont assez parallèles pour recommander
l’explication par un héritage indo-européen commun. Ce n’est là
qu’un début : sans perdre de vue la structure d’ensemble,
l’exploration doit se concentrer successivement sur chacun des trois
termes, examiner la fonction de souveraineté religieuse en elle-
même, puis celle de force, puis celle de fécondité, et, par la
comparaison des données indiennes, iraniennes, latines, etc., essayer
de déterminer comment les Indo-Européens concevaient,
subdivisaient, utilisaient chacune d’elles.
4
D.I.E., p. 34 .
Chapitre IV
Les diverses fonctions dans
la théologie, la mythologie et l’épopée
1
D.I.E., p. 45-46 .
M.E.I., p. 53.
Le concept n’est sans doute pas très bien choisi, car la définition
qu’en donne Dumézil est beaucoup plus large que celle sur laquelle
on s’accorde communément (encore que certains chercheurs, et
notamment l’indianiste Louis Dumont, adoptent une conception
semblable) et il peut en résulter des contresens. Peut-être eût-il
mieux valu, comme Daniel Dubuisson le fera plus tard, parler de
logique des trois fonctions. Mais Georges Dumézil n’a jamais eu
beaucoup de goût pour les controverses sémantiques, et les notions
de « système », de « structure » et d’« idéologie » cohabitent sans
heurts, souvent employées comme synonymes. Au-delà des
variations de vocabulaire, la primauté des ensembles n’a jamais
cessé d’être le fil conducteur.
4) Ces trop brèves remarques suffisent à suggérer une
épistémologie fortement architecturée, tant dans son principe que
dans ses techniques. L’immense étendue de l’enquête, la quasi-
absence de développements théoriques ne doivent pas faire oublier
qu’il existe une véritable herméneutique dumézilienne. Ce que l’on
prend souvent pour de l’empirisme n’est en fait que le refus des
systèmes préconçus. Une fois guéri de son « intoxication »
frazérienne des débuts, Dumézil a toujours rejeté toute explication a
priori, à partir d’un modèle, que celui-ci soit primitiviste ou
sociologique. D’où sa condamnation des ambitions prématurées des
sciences humaines qui, « grisées par l’avance prodigieuse des
mathématiques et des sciences de la matière, s’abandonnent au rêve
de sonder, de toucher, en une génération, le fond de leurs
problèmes ». D’où aussi sa mise au point à l’égard des
développements récents d’un structuralisme qui entreprenait, sous la
plume de chercheurs jeunes et pressés, d’« adapter » ses résultats.
Depuis quelques années, le mot « structure » est devenu ambigu.
Tout en gardant sa valeur précise, ancienne – lorsqu’il est question,
par exemple, de la structure d’une démonstration, d’un roman, d’un
État –, il a pris un emploi technique beaucoup plus ambitieux dans
un système philosophique aujourd’hui fort en vogue, auquel il a
même donné son nom. Il en résulte de la confusion. On range
volontiers mon travail – et c’est, suivant les auteurs, un éloge ou un
blâme – parmi les manifestations ou, étant donné les dates, parmi
les prodromes du structuralisme. Il arrive même que de jeunes
structuralistes s’impatientent de ma lenteur ou de mon incapacité à
suivre les progrès de la doctrine et des techniques interprétatives
qu’elle inspire et m’enseignent, exemples à l’appui, le parti que des
esprits plus agiles ou plus orthodoxes peuvent déjà tirer de mes
dossiers. Je tiens à mettre un terme à ces bienveillances sans objet :
je ne suis pas, je n’ai pas à être, ou à n’être pas, structuraliste. Mon
effort n’est pas d’un philosophe, il se veut d’un historien, d’un
historien de la plus vieille histoire et de la frange d’ultra-histoire
qu’on peut raisonnablement essayer d’atteindre, c’est-à-dire qu’il se
borne à observer les données primaires sur des domaines que l’on
sait génétiquement apparentés, puis, par la comparaison de
certaines de ces données primaires, à remonter aux données
secondes que sont leurs prototypes communs, et cela sans idée
préconçue au départ, sans espérance, à l’arrivée, de résultats
universellement valables. Ce que je vois quelquefois appelé « la
théorie dumézilienne » consiste en tout et pour tout à rappeler qu’il
a existé, à un certain moment, des Indo-Européens et à penser, dans
le sillage des linguistes, que la comparaison des plus vieilles
traditions des peuples qui sont au moins partiellement leurs héritiers
doit permettre d’entrevoir les grandes lignes de leur idéologie. À
partir de là, tout est observation. Je ne connais de « structures »
théologiques, mythologiques, institutionnelles, etc. – qu’il s’agisse
des trois fonctions, des saisons, des feux, des eaux – que celles qui
sont inscrites dans les documents indiens, iraniens, romains,
irlandais, etc., et, pour les temps qui précèdent ces documents, que
celles qui résultent de leur comparaison. Aucune n’est imposée a
priori ni par extrapolation et quand, alerté par quelque
ressemblance, j’ouvre un chantier comparatif, je ne sais pas d’avance
ce que j’y trouverai.
Les textes qui suivent donnent une idée de la manière dont
Dumézil a précisé ses méthodes : dans les deux cas, il part d’un
problème précis, mais les conclusions qu’il en tire ont une portée
heuristique générale.
Le premier texte définit les critères de reconnaissance de la
trifonctionnalité. De même que tout ce qui brille n’est pas or, tout ce
qui est triple n’est pas triparti, et « il faut bien distinguer entre les
triplements intensifs et les triades classificatoires ». Dans son dernier
recueil d’esquisses, Dumézil a donné un exemple de cadre triple qui
n’a « rien de trifonctionnel au sens indo-européen du mot, rien qui
engage le pouvoir sacré, la force et la prospérité ; la triade
correspond ici à une analyse logique et technique des opérations ».
Ces « faux tripartis » sont particulièrement fréquents dans le monde
celtique : « À toute époque les Gallois et les Irlandais ont usé et
abusé du moule commode de la triade pour classer concepts,
conseils, légendes, et ce serait un vain travail de prétendre par
exemple rechercher parmi les nombreuses triades des Lois galloises
médiévales, des traces de conceptions triples préchrétiennes. » À
propos des mariages indo-européens, Georges Dumézil précise les
conditions requises pour qu’un objet d’étude soit reconnu comme
une application du schéma triparti.
Le second texte traite du problème redoutable de la valeur à
accorder aux sources. On a parfois reproché à Dumézil de faire
reposer toute sa construction sur un très petit nombre de sources. Ce
n’est pas exact, car le corpus utilisé est immense, d’un traité signé
par le roi de Mitani et trouvé sur une tablette à Bogazköy sur le site
d’une capitale de l’Empire hittite à la formule d’abjuration des
Saxons conservée dans un manuscrit du IXe siècle, d’un texte de
l’écrivain byzantin du VI
e
siècle Jean le Lydien aux légendes
galloises, de l’Iliade aux bylines russes… Mais il est vrai que
quelques textes ont constitué des sources d’information privilégiées :
le Mahābhārata indien, Properce, Virgile et Cicéron à Rome, l’Edda
scandinave, l’Avesta (livre sacré des zoroastriens) iranien, l’épopée
narte des Ossètes… Or, la plupart de ces textes sont très tardifs : à
Rome, lorsque Virgile et Properce écrivent, la religion s’est
profondément transformée, la triade Jupiter-Mars-Quirinus a cédé la
place à la triade capitoline Jupiter-Junon-Minerve ; les textes
scandinaves et celtes sont postérieurs à la christianisation…
Empruntent-ils leur contenu à des sources dont nous ne disposons
plus ou opèrent-ils une reconstitution imaginaire ? Contre les excès
de l’hypercritique, Georges Dumézil a défendu leur valeur de
témoins. Sa « Réhabilitation de Snorri » dépasse largement le cas
germanique et même le cadre indo-européen. Le texte a été allégé
de notes philologiques, très techniques.
Chapitre VI
Remarques sur l’interprétation
trifonctionnelle des mariages indo-
européens
2. Týr manchot
Soit le chapitre de la Gylfaginning qui raconte comment le dieu
Týr perdit sa main droite. Le terrible loup Fenrir est encore tout
jeune et déjà très fort ; à moins qu’on ne parvienne à le lier, il
dévorera les dieux quand il sera grand. Après que les dieux eurent
vainement recours à deux grosses chaînes qui ont cédé au premier
effort du loup, Óđinn, savant en magie, fait fabriquer par les Elfes
Noirs un lien qui a l’air d’un misérable petit fil, mais que rien ne
peut rompre. Ils proposent au loup de se laisser attacher par
manière de jeu, pour voir s’il réussira à se dégager. Il se méfie, les
dieux piquent son amour-propre, il accepte enfin, mais à la
condition que, pendant le jeu, un dieu mette la main droite dans sa
gueule, « comme gage que tout se passera loyalement ». Les dieux
s’entre-regardent : aucun ne veut sacrifier sa main. Seul Týr se
dévoue. De fait, le loup ne peut se dégager et restera ficelé jusqu’à la
fin du monde, mais il mord la main de Týr, qui est dorénavant le
dieu manchot.
Deux stances de la Lokasenna (38-39) disent aussi que la main de
Týr a été mangée par le loup Fenrir qui, de son côté, attend dans les
liens la fin des Ases. De plus, de vieux poèmes norvégiens-islandais
appellent Týr « celui des Ases qui n’a qu’une main » (einhendr ása).
Et c’est tout.
Qu’y a-t-il d’ancien dans cela ? Et d’abord le point central, le fait
que le grand dieu Týr n’ait qu’une main, d’où vient-il ? Que veut-il
dire ? Ne rappelons pas les exégèses naturalistes défuntes, les
combats périmés de la Lumière et des Ténèbres ; mais écoutons
Kaarle Krohn : ce mythe repose sur une interprétation tardive et
bizarre donnée en Scandinavie aux figurations chrétiennes où l’on
voit « le » bras de Dieu sortant dans les nuages. Alexander Haggerty
Krappe, lui, pense que le fait de la mutilation et la scène qui
l’explique reposent sur une interprétation, à peine moins tardive,
des représentations gallo-romaines où l’on voit un carnassier, un
loup avalant un membre humain. Mais d’autres, rappelant l’Irlandais
Nuadu à la Main d’Argent, ou le Sūrya indien qui a une main d’or,
répliquent qu’il se peut bien qu’on se trouve devant un très vieux
dieu manchot. Comment décider ? – De plus, quant à l’affabulation
qui met en œuvre cette donnée première, quel peut être le rapport
entre la brève mention de la Lokasenna et le récit très circonstancié
de Snorri ? Somme toute, de la Lokasenna et de la périphrase
poétique einhendr ása, ressortent seulement le fait de la mutilation
du dieu et le fait de l’immobilisation du loup, mais rien n’y précise
la relation de ces deux disgrâces, rien n’y garantit celle que Snorri
expose dans une affabulation compliquée. La manière la plus simple
et la plus probable de concevoir cette relation n’est-elle pas,
négligeant Snorri, d’y voir une relation de cause à effet,
l’immobilisation du loup n’ayant été primitivement, et n’étant
encore dans la Lokasenna, que la conséquence, la sanction de la
mutilation du dieu, le loup ayant été lié par précaution tardive,
après un premier méfait gratuit, inattendu, comme le sont en
général les premières preuves d’un tempérament malfaisant ? Si tel
est le cas, la riche affabulation de Snorri, que ne recoupe aucun
texte et que n’appuie aucune citation poétique – la ruse des dieux,
leur jeu frauduleux rendu possible par la science d’Óđinn et couvert
par le sacrifice de Týr, la perte de la main de Týr comprise comme
la « liquidation » régulière et prévue d’un gage –, tout cela n’est que
l’ingénieuse invention d’un érudit qui aura cherché à établir une
liaison amusante, originale entre les deux faits bruts qui étaient
seuls enregistrés dans sa source.
Et cette hypothèse, a priori vraisemblable, n’est-elle pas
confirmée par maint détail du texte de Snorri ? Ce texte n’ignore
rien : il connaît les noms des deux grosses chaînes du début
(Lœđingr, Drómi), – qui ont donné lieu, nous dit-il, à des expressions
proverbiales qui nous sont, comme par hasard, inconnues elles aussi
par ailleurs ; il sait que c’est Skirnir, le serviteur de Freyr, qui a
passé aux Elfes Noirs la commande du lien magique ; que ce lien
s’appelle Gleipnir ; qu’il a fallu six ingrédients pour le fabriquer : le
bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines des
montagnes, les tendons des ours, le souffle des poissons et la salive
des oiseaux ; il sait que c’est dans l’île Lyngvi, du lac Amsvartnir,
que les dieux ont convoqué le loup ; il sait les noms des rochers
auxquels, finalement, le loup est fixé et que les dieux enfoncent
profondément en terre (Gjöll, Þviti), etc. Ces précisions, évidemment
artificielles, ne dénoncent-elles pas que Snorri s’est abandonné à sa
virtuosité ? Et s’il l’a fait en imaginant tant de noms et de menus
traits, n’a-t-il pas dû le faire aussi pour le thème du récit, qu’aucun
autre texte, encore une fois, ne confirme ?
Tout cela est possible, plausible. Voilà Snorri pris sur le fait.
Voilà décelé le travail auquel il se livre habituellement à partir
d’une mince donnée, elle-même peut-être récente, qu’il ne
comprenait plus. Certes, on peut répondre que si Snorri a inventé
son récit pour établir un lien entre la mutilation de Týr et
l’immobilisation du loup, il est allé chercher midi à quatorze
heures ; on peut faire valoir que les trop nombreuses précisions de
détail qu’il donne, même si elles sont suspectes, ne suffisent pas à
dévaloriser le thème du récit ; qu’il n’est d’ailleurs pas si sûr qu’elles
soient suspectes puisque, comme l’a remarqué J. de Vries, même de
très vieux mythes, authentiques et garantis par des usages rituels,
regorgent parfois de puériles notations onomastiques du même
genre. Cela aussi est vrai. Mais, en mettant les choses au mieux, on
voit qu’on se trouve engagé dans une discussion interminable, où les
arguments se réduisent, en fin de compte, à des impressions.
Or nous sommes maintenant en état de rendre un jugement
objectif 2. Nous savons qui est Týr : il représente, à côté du grand
sorcier Óđinn, le second aspect de la Souveraineté bipartite dont les
Germains, comme les autres peuples de la famille, avaient hérité la
conception de leur plus lointain passé indo-européen ; il est le
souverain juriste. Nous savons aussi, notamment par le couple
légendaire des deux héros qui ont sauvé la république romaine
naissante lors de la première guerre – Cocles et Scævola, Horatius le
Cyclope et Mucius le Gaucher – que cette conception bipartie de
l’action souveraine s’exprimait par un double symbole : le
personnage qui triomphe par le prestige ou l’action magique n’a
qu’un œil, est borgne ; le personnage qui triomphe par un artifice
juridique (serment, gage de vérité) perd, dans une entreprise
fameuse, sa main droite, devient manchot. Or l’Óđinn scandinave est
bien borgne et Týr est bien manchot. Et si Týr est devenu manchot,
dans le récit de Snorri, c’est bien parce qu’il a engagé son bras droit
dans une procédure juridique, de gage frauduleux, destiné à faire
croire à l’ennemi un mensonge que la société divine avait un intérêt
vital à lui faire croire.
Dès lors, comment admettre que ce ressort (la trompeuse mise en
gage de la main droite), qui est l’essentiel, puisque, aujourd’hui, grâce
à l’étude comparative des religions nous connaissons le symbolisme
de la mutilation du dieu (le dieu Juriste devant être paradoxalement
manchot de sa dextre comme le dieu Voyant devait être borgne), ait
été oublié des Germains, puis retrouvé, réimaginé au XIIIe siècle par
un caprice de Snorri, – alors surtout que Snorri ne percevait
certainement pas avec la même clarté que nous pouvons le faire
aujourd’hui, grâce à l’étude comparative des religions indo-
européennes, la solidarité antithétique d’Óđinn et de Týr ni la
complémentarité de leurs deux mutilations, de l’œil de l’un
(antérieure à l’événement) et de la main droite de l’autre (dans
l’événement), et que, par conséquent, il ne comprenait peut-être
plus bien le rapport entre la dextre perdue et le caractère juriste du
dieu Týr ? En d’autres termes, la comparaison romaine nous assure
que la notion de gage, que le sacrifice héroïque qu’un individu fait de
sa main dans une tromperie juridique dont un redoutable ennemi de
sa société est la dupe, étaient fondamentaux, dès les temps indo-
européens, dans le mythe du souverain manchot ; or, c’est justement
cela, c’est ce thème « improbable » que donne Snorri ; donc, à moins
de s’engager dans l’invraisemblables complications et d’admettre un
extraordinaire jeu du hasard, on reconnaîtra que c’est bien la vieille
mythologie germanique, héritée des Indo-Européens, que Snorri – et
lui seul – a ici transmise.
Qu’on entende bien. Je ne prétends pas, n’en sachant rien, que
tel détail, tel nom propre du récit soit ancien, que Snorri ou des
prédécesseurs de Snorri n’aient rien ajouté ni changé à la tradition.
Je ne prétends même pas, n’en sachant rien, que le loup,
certainement antérieur à Snorri, soit primitif : il a pu y avoir, pour
le mythe germanique, soit une évolution, soit une ou plusieurs
réfections, comme ç’a été sûrement le cas à Rome, où Porsenna et
Mucius lui-même ne sont évidemment que des incarnations tardives,
des historicisations du « héros sauveur » et de l’« ennemi », des
rajeunissements de personnages préromains. Mais ce que j’ai le droit
d’affirmer, c’est que l’histoire du loup, lorsqu’elle s’est formée chez
les Germains, et à quelque époque qu’elle se soit formée 3, s’est
coulée dans un cadre bien antérieur aux Germains et fidèlement
conservé. Or, ce cadre est autrement important que les détails,
forcément changeants, qui l’ont rempli au cours des siècles. Snorri
n’a au moins pas inventé la ruse juridique, c’est-à-dire le thème
central, le sujet même de son récit.
J’ai insisté sur cet exemple, bien que Mogk ne l’ait pas mis à
l’honneur, parce qu’il est très clair et suffirait à établir que, lorsque
Snorri est seul à nous avoir conservé un « mythe », il se peut bien
que ce mythe soit authentique. Voici maintenant un des morceaux
de l’Edda en prose où Mogk a cru trouver un argument de choix.
Préface
Note sur les transcriptions
Abréviations
Loki
Note sur la troisième édition
Introduction - Le problème de Loki
C. Discussions diverses
D. Loki
Chapitre III - Syrdon
A. Le Narte Syrdon
B. Les documents
Chapitre IV - Comparaisons
A. La mort de Baldr et la mort de Soslan-Sosryko
C. Emprunts ?
C. Dh̥rtarāṣṭra et Vidura
D. Ragnarök
E. Ragnarök et Mahābhārata
I - Mythe et épopée
II - Les « Horatii » et les « āptya »
III - Mettius Fuffetius et Namuci
IV - Rapports de la fonction guerrière et des deux autres
V - Héritage indo-européen
DEUXIÈME PARTIE - LES TROIS PÉCHÉS DU GUERRIER
I - Solitude et liberté
II - Indra pécheur
III - Les trois péchés et les pertes d’Indra dans le Mārkaṇḍeya-Purāṇa
IV - Les trois péchés de Śiśupāla, de Starcatherus, d’Héraclès
V - Les derniers Tarquins, père et fils
VI - Les trois péchés de Soslan et de Gwynn
VII - Fatalités de la fonction guerrière
VIII - Autres récits
1. Ci-dessous, pp. 245-251.
2. The Problem of Loki, pp. 37-41.
3. The Problem of Loki, pp. 62-63.
4. W. Mohr, « Thor im Fluss », PBB 64 (1940), pp. 209-229, estime
que l’anecdote de la traversée du fleuve, racontée sous deux formes,
l’une noble, l’autre assez crue, était primitivement étrangère à
l’expédition contre Geirrøđr et qu’aucun compagnon de Þórr n’y
figurait. On ne peut qu’être sceptique devant ces hardis
émiettements du récit mythique par les procédés de la critique
littéraire.
5. N° 2 a, b. V. maintenant J. de Vries. Altgerm. Rel.-geschichte II2, pp.
256-257, qui maintient l’essentiel de sa position.
6. Ci-dessus, pp. 43-46.
7. The Problem of Loki, pp. 71-74.
8. « Qui avait conseillé de marier Freyja au Pays des Géants et de
gâter l’air et le ciel au point d’enlever le soleil et la lune ? »
9. « Qui avait mélangé tout l’air de malheur et, à la race du géant,
donné la jeune femme d’Óđr ? »
10. « Alors les divinités souveraines allèrent sur les chaires de
décision, les très saints dieux, et voici ce qu’ils examinèrent... »
11. Même racine que dans l’allemand Leid, « souffrance » (et dans le
français laid) ; on rapproche les mots grecs loi-mos, loi-gos, etc. Le
vieux dictionnaire islandais de B. Haldorson (éd. par Rask,
Copenhague, 1814), s. v. læ donne les deux sens : 1) fraus, vafrities ;
2) periculum ; lǽblandinn vaut « unheilvoll, verderblich ».
12. Cette réponse à l’objection se trouve formulée d’avance dans
F. Jónsson, Völuspá (1911), p. 46 : gefa peut signifier, dit-il,
« promettre de livrer ».
13. Énéide V, vv. 859 et 868 ; on a supposé, bien entendu, que le
vaisseau avait un gouvernail de rechange.
14. N° 3 b.
15. N° 3 a.
16. The Problem of Loki, pp. 64-65.
17. N° 4.
18. N° 4 : st. 1, 2, 3, 6, 7, 10, 13, 17, 30, 31, 32 ; le vol du marteau,
l’intention de Þórr sont constamment rappelés.
19. N° 6.
20. J. de Vries, The Problem of Loki, pp. 90-96, après F. Ohrt,
« Hammerens lyde – Jærnets last » dans la Festskrift Finnur Jónsson
(1928), pp. 294-298.
21. Dans The Problem of Loki. Pourquoi vouloir, à tout prix, ramener
à l’unité (p. 38 et n. 2, p. 39) ou du moins à deux (p. 41) les trois
dieux qui figurent dans l’histoire de Þjazi (no 1) ? Que dire de
l’exégèse faite (pp. 91-92) de l’histoire des trésors des dieux (no 6) ?
« Les cheveux de Sif » seraient une désignation poétique de la
végétation (d’après Weinhold, 1849 !) ; celui qui « coupe » les
cheveux de Sif ainsi compris ne peut être qu’une « divinité
chthonienne » ; comme Loki n’est « chthonien » dans aucun autre
mythe, c’est que « ... Loki originally has nothing to do with the myth of
Sif’s hair, but has been introduced afterwards to achieve the combination
with the contest of the dwarfs ».
22. Voir comment J. de Vries (op. cit.) discute : les combinaisons
diverses fondées sur Lóđurr (Wisén, Noréen, Blankenstein-Olrik-
Mogk, v. d. Leyen, etc. et surtout Grüner-Nielsen et A. Olrik),
pp. 50-55 ; la seconde source hypothétique attribuée par E. Mogk à
Snorri pour sa rédaction de l’histoire de Geirrøđr, p. 57 ; le schéma
de C. W. von Sydow pour l’histoire du « Baumeister », pp. 66-76 ;
l’interprétation de Völuspá 21-24 par van Hamel, p. 79, n. 3 ; les
artificielles répartitions géographiques de Loki et de Þjálfi comme
« valet du dieu du tonnerre » faites par Axel Olrik dans un article
célèbre des DS (1905), pp. 115-120 ; l’artificiel classement, par le
même Axel Olrik (Festskrift Feilberg) des modes d’action de Loki,
pp. 142-144 (mais auquel J. de Vries substitue un classement aussi
critiquable, pp. 145-150) ; les rapprochements acrobatiques entre
l’histoire de Loki pris au filet et un runo magique finnois sur
l’origine du feu, pp. 152-161 ; quelques excès de E.N. Satälä dans son
rapprochement de Loki et de sa famille avec « Louhi und ihre
Verwandten », pp. 190-193 ; l’étrange signalement que Finnur
Jónsson a donné de Loki, pp. 201-202 ; les arguments par lesquels
Olrik fait de Loki un ildvætte, pp. 204-210 ; les improvisations de L.
von Schrœder (Mysterium und Mimus im Regveda, p. 219) sur Loki-
Agni, p. 208, n. 1 ; la critique de quelques excès de la thèse « Loki-
gobelin » de Celander, p. 223 (mais J. de Vries sous-estime le
« folkloristic material », pp. 239-258). Cf. l’intrépide hypothèse Hoag-
Cawley, PBB 63 (1939), pp. 457-464.
23. V. le dernier état de la pensée de J. de Vries dans Altgermanische
Rel.-geschichte II2 (1957), p. 217-219.
24. Pour les discussions du XIXe siècle, bon exposé dans
Fr. Kauffmann, Balder, Mythus und Sage (1902). Depuis, nombreux,
très nombreux travaux, parmi lesquels – outre ceux de Mogk, de J.
de Vries déjà mentionnés et le « Balder the Beautiful » de Frazer – je
citerai seulement G. Neckel, Die Ueberlieferungen vom Gotte Balder
dargestellt und vergleichend untersucht (1920) et F.R. Schröder,
Germanentum und Hellenismus, Untersuchungen zur german,
Religionsgeschichte (1924), chap. III et IV.
1. N° 15 a ; dans la variante 15 b, ce n’est pas Soslan mais Uryzmæg
qui transporte le corps ; mais, là même, le héros principal de
l’histoire est pourtant Soslan : c’est pour le compte de Soslan que le
jeune garçon a fait son exploit et a été frappé du coup mortel.
2. V. les arguments de Mogk, ci-dessus, pp. 107-108. On comparera
utilement ma discussion et le résumé qu’en a fait F. Ström, Loki,
p. 6.
Notes
1. V. note 1, p. 146.
2. C’est là non pas le point faible (car il s’explique aisément par la
différence de niveau entre la mythologie scandinave et l’épopée
ossète), mais la seule lacune dans le parallélisme Loki-Syrdon. On ne
verra sans doute pas de difficulté à penser que, si les Scandinaves
ont eu de tout temps une eschatologie (ce qui est probable), ou du
jour où ils s’en sont constitué une, le malin Loki y a joué un rôle
comme les autres dieux et justement, après son supplice et à côté
des monstres ses enfants, le rôle que la Völuspá et Snorri lui
attribuent.
3. Danske Studier, 1914, pp. 9-20 : « Goler og Tjerkesser i 4-de aarh, e.
Kr., en undersögelse i anledning af Kaukasus-jætten of den bundne
Loke » (Gots et Tcherkesses au IVe siècle après J.-C., recherche à
propos du géant caucasien et de Loki enchaîné).
4. Die Sagen des Tscherkessenvolkes, Leipzig, 1866 ; p. 14, Olrik prend
aussi au sérieux la dérivation Sosryko < « Kossirich » < Cæsar ! (Cf.
LN pp. 6-7.)
5. Syrdon, no 3 b ; Loki no 3 a et b. C’est l’épisode où W. Mohr dénie
primitivement tout compagnon à Þórr (v. note 1, p. 120).
6. Syrdon no 15 c ; Loki no 6.
7. Ci-dessous, p. 230-237.
8. Elle ne vaut pas s’il s’agit d’un héritage commun s’exprimant dans
des scènes de même sens, de même intention, mais constituées de
matière différente.
Notes
1. Ci-dessus, pp. 100-107.
2. Esquissée dans IIJ (1959), pp. 1-16, l’étude a été développée dans
la première partie (pp. 33-257) de ME 1, 1978 (5e éd., avec des
notes complémentaires, 1986).
3. Mbh. I, 128 (trad. de P. Ch. Roy), Duryodhana essaie
d’empoisonner, puis de noyer Bhīma, que sauvent les naga ; 129,
nouvelle tentative d’empoisonnement, inefficace ; 143, début du
complot qui conduira à l’incendie de la maison de laque où les
Pāṇḍava périraient sans l’avis de Vidura ; 203, Duryodhana envisage
sept stratagèmes pour affaiblir les Pāṇḍava (provoquer la désunion
des aînés et des jumeaux, corrompre leurs ministres et leurs beaux-
frères pour qu’ils les abandonnent ; les inciter à rester chez leur
beau-père Drupada ; susciter la jalousie dans leur cœur ; brouiller
Draupadī avec ses maris ; tuer Bhīma ; tenter les Pāṇḍava avec de
jolies femmes). En sens inverse, II, 46, Duryodhana est victime des
illusions du palais de Yudhiṣṭhira : il tombe habillé dans l’eau ou, au
contraire, se déshabille pour traverser une surface de cristal qu’il
prend pour de l’eau. C’est seulement en II, 47 que S ˙akuni propose
de vaincre Yudhiṣṭhira aux dés.
Notes
1. Ci-dessus, pp. 126-127.
2. Ci-dessus, p. 61.
3. Ci-dessus, p. 64.
Notes
1. Le chapitre II des Dieux des Germains s’achevait par une page (75)
qui soulignait le pessimisme d’une mythologie où les dieux
souverains actuels font mal, ou incomplètement leur office : « Les
dieux scandinaves ont beau punir le sacrilège et le parjure, venger la
paix violée, le droit bafoué (W. Baetke, Die Religion der Germanen,
pp. 40-42), aucun n’y incarne plus de façon pure, exemplaire, ces
valeurs absolues qu’une société, fût-ce hypocritement, a besoin
d’abriter sous un haut patronage ; aucune divinité n’y est plus le
refuge de l’idéal, sinon de l’espérance. Ce que la société divine a
gagné ici en efficacité, elle l’a perdu en puissance morale et
mystique : elle n’est plus que l’exacte projection des bandes ou des
États terrestres dont le seul souci est de gagner ou de vaincre. La vie
de tous les groupes humains, certes, est faite de violence et de ruse ;
du moins la théologie décrit-elle un Ordre divin où tout n’est pas
non plus parfait, mais où, Mitra ou Fides, veille un garant, brille un
modèle du vrai droit. Si les dieux des polythéismes ne peuvent être
impeccables, encore doivent-ils, pour remplir tout leur rôle, encore
l’un d’entre eux doit-il parler et répondre à la conscience de
l’homme, tôt éveillée, sûrement déjà bien éveillée, et mûre, chez les
Indo-Européens. Or Týr ne peut plus cela. Les Germains, ni leurs
ancêtres n’étaient pires que les autres Indo-Européens, qui se ruaient
sur la Méditerranée, l’Iran ou l’Indus, mais leur théologie de la
souveraineté, et surtout leur « dieu juriste », en se conformant à
l’exemple humain, s’étaient amputés du rôle de protestation contre
l’usage qui est l’un des grands services que rendent les religions. Cet
abaissement du “plafond” souverain condamnait le monde, et le
monde entier, dieux et hommes, à n’être que ce qu’il est, puisque la
médiocrité n’y résulte plus d’accidentelles imperfections, mais de
limites essentielles.
Irrémédiablement ? C’est ici qu’intervient Baldr, fils d’Óđinn et
régent d’un monde à venir. »
Notes
1. Ci-dessous, p. 435-440.
2. ME I, p. 47-48.
3. Ibid., p. 210-211, 234-237.
4. V. ci-dessus, p. 307, note 1.
5. V. ci-dessous, p. 527-528.
6. « Tordenguden og hans dreng », Danske Studier, II, 1905, p. 129-
146.
7. Cf. Bernfried Schlerath, Das Königtum im Rig- und Atharvaveda,
1960, p. 28, 32, 49.
8. Karl F. Geldner ; malgré Sāyaṇa, c’est le sens probable de sáṃ
yád… ávet.
9. Geldner : « Indra, du bist dein eigener selbständiger Herr,… gar
selbstherrlich. »
10. Dans la plupart des cas, il n’y a pas de raison de chercher dans
sva-, non le réfléchi, mais une variante du su- « bon, bien ». Sur les
relations sociales exprimées par des composées de *swe-, v. Émile
Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 1969,
p. 328-333.
11. Naturellement Indra est par excellence le svar j « roi par lui-
même » : le mot lui est appliqué 10 fois dans le R̥ V sur les
16 emplois au singulier (en outre, 1 fois sans doute à un protégé
d’Indra, 1 fois sans doute au roi lors de la consécration ; 1 fois à
Parjanya, qui est par nature associé à Indra dans l’œuvre de la
pluie ; 1 fois sans doute au nouveau mort allant prendre sa place
dans l’au-delà ; 1 fois à Varuṇa, seulement nommé « Āditya » ; un
quinzième exemple n’est pas clair ; – au pluriel, le mot qualifie
1 fois les Marut, 1 fois des chevaux mythiques, 1 fois les Āditya
désignés par le nom r jānaḥ « les rois »). Le substantif abstrait
correspondant svar jya est appliqué en refrain à Indra dans deux
hymnes (16 fois dans I, 80, 1-16 ; 3 fois dans I, 84, 10-12) et une
fois encore à Indra (en outre, 1 fois à Savitṛ, le dieu « impulseur » ;
1 fois à Mitra-Varuṇa : 1 dernier texte est sans doute corrompu).
Enfin et surtout, une seule fois svar j apparaît à côté de samr j « roi
universel », dans une distinction qui vaut définition théologique : or
le sv. est Indra, le sa. est Varuṇa. V. à ce sujet une discussion de
méthode avec Bernfried Schlerath : SCHL… Das Königtum im Rig- und
Atharvaveda, 1960, p. 132-133 ; Dum., Journal asiatique, CCXLIX,
1961, p. 430.
12. Sur ce mot, V. Émile Benveniste, Origines de la formation des
noms en indo-européen, I, 1935, p. 199 ; Louis Renou, Études védiques
et pāṇinéennes, XVI, 1967, p. 11 (« le seul sens avéré pour s. dans le
R̥ gVeda est « autonomie ») ; la définition de Philippe Colinet,
« Étude sur le sens du mot svadh dans le Rig Véda », Mélanges
Sylvain Lévi, 1911, p. 172 (« manière habituelle, propre, habitude,
coutume »), est insuffisante.
13. Dans certaines formes du dualisme iranien, le concept xvat-
dōšakih (« vouloir propre ») est caractéristique de la partie de la
deuxième fonction qui relève de la mauvaise création : Robert
Ch. Zaehner, Zurvan, 1955, p. 374-381 (extraits Z 11 et Z 12 du
Dēnkart).
Notes
1. Cf. Sten Rodhe, Deliver us from Evil, Studies on the Vedic Ideas of
Salvation, 1946. Mais le roi humain peut pécher (orgueil, mépris des
dieux, tyrannie…).
2. La Religion védique, III, 1883, p. 250.
Notes
1. Cette étude est reprise de JA, 1953, p. 1-25. Elle avait bénéficié
des remarques du R.P. Jean de Menasce et de M. Geo Widengren.
2. L’analyse comparative, donnée d’abord dans Naissance d’archanges
(1945), complétée, pour Ārmaiti, dans Tarpeia (1947), p. 38-66, a
été améliorée progressivement. En dernier lieu, v. DSIE (1977, 2e éd.
1980), p. 40-51.
3. Tarpeia, p. 66-94.
4. DSIE, p. 136-148.
5. Ibid., p. 86-114. « Héritiers infidèles » est plus qu’approximatif,
dans ces deux termes. En fait, on ne sait pas ce qui, historiquement,
« événementiellement », s’est passé entre l’une et l’autre forme de
théologie.
6. DSIE, p. 42-43.
7. Naissance d’archanges, p. 158-170 (voir notamment les réflexions
de la page 169) ; complété et amélioré dans J. de Menasce, « Une
légende indo-iranienne dans l’angélologie judéo-musulmane, à
propos de Hārūt-Mārūt », Études asiatiques (revue de la Société suisse
d’études asiatiques), 1 (1947), p. 10-18 ; résumé par H.-Ch. Puech,
RHR, CXXXIII (1947-1948), p. 221-225.
8. « Pāṇḍava-sagan och Mahābhāratas mytiska förütsättningar »,
Religion och Bibel, VI (1947), p. 36 ; traduit dans mon Jupiter Mars
Quirinus IV (1948), p. 48 (cf. p. 59). Wikander a ensuite retrouvé
une transposition épique iranienne des deux jumeaux, contenant
aussi -aspa dans leur nom comme Drvāspā (Luhrāsp et Guštāsp) :
« Sur le fonds commun indo-iranien des épopées de la Perse et de
l’Inde », Nouvelle Clio, VII (1950), p. 316-319. Que la transposition
d’un des « Aśvin » indo-iraniens, Drvāspā, soit une entité féminine
ne fait pas difficulté : Haurvatāṯ et Amǝrǝtāṯ aussi sont du féminin
(mais Hārūt-Mārūt sont des anges bel et bien mâles, sensibles à la
beauté féminine) ; cf. la remarque judicieuse de J. Darmesteter, Le
Zend Avesta. II (1892), p. 432 bas.
9. Der arische Männerbund, Studien zur indo-iranischen Sprach- und
Religionsgeschichte.
10. Ibid., p. 58-60.
11. Naissance d’archanges, p. 97-98 et 137-146 ; cf. « Des archanges
de Zoroastre aux rois romains de Cicéron », Journal de psychologie,
XLIII (1950), p. 449-463 ; repris dans IR, 1969, p. 195-207.
12. En dernier lieu, DSIE, p. 26-27.
13. Outre celles qui vont être énumérées, on trouve des
combinaisons d’Indra avec des dieux des deux autres niveaux
fonctionnels : Índravā-váruṇā (fréquent), Indrābṛ́haspatī (un hymne)
et Índravābráhmaṇaspatī (une fois) ; Índravān satyā (une fois),
Índravāpūṣánā (3 hymnes) et une combinaison avec la montagne
personnifiée, Índravāpárvatā (2 fois). Cf. ci-dessus, p. 357-361.
14. Sur Vāyu « dieu premier » et dieu rapide, voir Naissance
d’archanges, p. 47-48, et Tarpeia, p. 67-68, 71-72.
15. Le Vāyu indo-iranien était non seulement violent, mais guerrier,
d’une manière différente de celle d’Indra : cf., dans l’épopée
indienne, son fils Bhīma en face d’Arjuna, fils d’Indra ; voir S.
Wikander, Pāṇḍava-sagan… (ci-dessus, p. 434), p. 33-36 (p. 44-48
de ma traduction dans Jupiter Mars Quirinus IV). Sur le caractère
guerrier du Vāyu iranien et des autres dieux de l’atmosphère, voir G.
Widengren, Hochgottglaube im alten Iran (1938), p. 188-234 ; S.
Wikander, Vayu, I, Texte (1941). En dernier lieu, ME I, p. 47-55,
112.
16. *Varuna a sans doute fourni à Zoroastre beaucoup de traits
d’Ahura Mazdāh, mais a été aussi, dans la liste des archanges,
« sublimé » par le prophète en As̄a, comme *Mitra l’était en Vohu
Manah (DSIE, p. 115-121). Plus tard, alors que Miθra revient sous
son nom, *Varuna ne reparaît pas.
17. É. Benveniste et L. Renou, Vr ̥tra et Vr ̥θragna (1934).
18. Dans l’Inde postérieure, une partie – et le principe – de ces
incarnations est passée à Viṣṇu ; voir Jarl Charpentier, Kleine
Beiträge zur indoiranischen Mythologie (1911), p. 25-68 (II. « Die
Inkarnationen des Vǝrǝθraγna ») ; É. Benveniste et L. Renou, op. cit.,
p. 32-40, 194-195 ; Tarpeia, p. 123. Ci-dessous, p. 507.
19. Sur le problème de l’évolution de Miθra dans la perspective des
trois fonctions, voir en dernier lieu, DSIE, p. 121-137.
20. C’est l’aspect sur lequel a insisté A. Meillet dans un article qui
fait date : « Le dieu indo-iranien Mitra », JA, 1907, 2, p. 143-159 ;
cf. le composé Miθra.Ahura du Yašt X (Mihr Yašt), 113. Sur le sens à
donner à « contrat » dans cette traduction, v. DSIE, p. 82-85.
21. Dans le Yašt X, voir p. ex. les versets 8-9, 11, 36, 112 ; les
versets 17-21, 37-43, 48, unissent étroitement les deux aspects de
Miθra ; dans 11, les raθaēštar (nom technique des hommes de
deuxième fonction dans la classification avestique) lui rendent un
culte pour obtenir sa protection guerrière ; dans 112, c’est Miθra lui-
même qui reçoit cette qualification.
22. Yašt XIV (Bahram Yašt), 2-5.
23. Yt. X, 9.
24. Yt. X, 70, 127 ; cf. 67, 80.
25. Yt. X, 127, fin.
26. Yt. X, 88.
27. La Religion védique d’après les hymnes du Rig-Véda, II (1883),
p. 415.
28. Die Religion des Veda, 2e éd. (1917), p. 230-231 ; je reproduis ci-
dessous la traduction française de V. Henry (1903), p. 192-193.
Tous les textes du R̥ V concernant Viṣṇu sont déjà recueillis dans J.
Muir. Original Sanskrit Texts, IV (1863), p. 54-83.
29. R̥ V, VI, 49, 13 ; VII, 100, 4.
30. C’est moi qui mets en italique cette excellente définition.
31. En dehors de l’indo-iranien, *vi- n’a produit de dérivés qu’en
germanique : il est à la base de l’allemand weit « loin(tain) », wider
« contre » et wieder « de nouveau » (cf. le comparatif védique vi-
tarám « plus outre »).
32. On a supposé que le -nu- de dhṛṣṇú- était analogique du thème
de conjugaison dhṛṣ-ṇu- (impératif 2e sg. dhṛṣ-ṇu-hi, R̥ V, I, 80, 3) ;
cette explicatioń, peu vraisemblable en elle-même, est écartée : 1°
par l’existence de gṛdhnú, puisqu’il n’y a pas de conjugaison en -nu-
de la racine gṛdh- ; 2° par les faits iraniens cités ci-dessous, note 3,
p. 447.
33. On rapproche le grec ἴσος « égal » (crétois FɭσFος, éolien
ἴσσος…).
34. Viṣūvát « ayant les divers côtés autour de soi > central ; zénith,
équinoxe » ; víṣvanˆc « orienté de deux côtés divergents ou opposés,
ou de tous côtés » ; víṣuṇa « divers, instable ; contraire » ; víṣurūpa
« aux formes opposées », etc.
35. Yašt XIII, 3, tous les manuscrits donnent Miθrō.Rašnuča et
Darmesteter note qu’il s’agit d’un dvandva ; Bartholomae corrige en
Miθra Rašnuča, à tort sans doute.
36. Les Gāthā font déjà des allusions claires à ces éléments matériels
joints aux archanges : voir Naissance d’archanges, p. 70-72, après H.
Gray, Arch. f. Rel.-Wiss., VII (1904), p. 349, 354, 360, 365, et H.
Lommel, Die Religion Zarathustras (1930), p. 123-127. En dernier
lieu, DSIE, p. 44-48.
37. Il y a une erreur de cas dans le texte, mais la correction (yahmāi
pour yō, d’après la seconde proposition relative) est évidente.
38. Emprunt turc meydan « place » : at meydant « l’Hippodrome ».
On ne cite, comme apparenté, que le slave město « lieu ».
39. Et en outre « large, au vaste établissement », pǝrǝθu,
vouru.aštǝm ; cf., en 95, Miθra même est dit (après le coucher du
soleil) « celui qui vient, large comme la terre » (yō zǝm.fraθō
avayāiti) ; « il touche en les effleurant les deux extrémités de cette
vaste terre, aux bornes lointaines » ; « il voit tout ce qui se trouve
entre terre et ciel ».
40. Le mot est apparenté à latin socius « allié » (cf. secus
« séparément ») ; sur ces mots, voir É. Benveniste, Les Mages dans
l’ancien Iran (1938), p. 10, 11 (et n. 1), 12 (et n. 2). Ce
rapprochement, sans réserve, mais sans explication, est mentionné
dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 1969, p. 337.
V. ci-dessus, p. 326.
41. É. Benveniste et L. Renou, Vr ̥tra et Vr ̥θragna, p. 62-63.
42. Dans le Yašt XVI.
43. De kaēθ- « instruire (des choses religieuses) ».
44. Cette qualification de razišta souligne – dans le sens de la
réforme – l’essence « droite » de Rašnu comme urukramá, urugāyá
« aux larges pas, à la large marche » expriment celle de Viṣṇu.
45. Dans le R̥ gVeda, à des points de vue divers, les principaux
patrons des routes sont Pūṣán (matériellement) et Aryamán
(socialement) ; la strophe I, 90, 5 invoque conjointement Pūṣan et
Viṣṇu qualifié de evay van « qui va vite » et la strophe précédente
nomme expressément des dieux – dont Pūṣan – en tant que patrons
des routes ; cf. les deux noms rapprochés VI, 17, 11 ; 21, 9 ; VII, 35,
9 ; 44, 1 ; VIII, 27, 8 ; X, 66, 5.
46. La Religion védique, II, p. 414-415 ; je remplace seulement le mot
« vers » par « strophe ».
47. Die Religion des Veda, 2e éd., p. 229, n. 1 : trad. française de
V. Henry, p. 190, n. 2.
48. Le Zend Avesta, I (1892), p. 401.
49. Pahlavi Texts, IV (= SBE, XXXVII, 1892), p. 293, n. 2. Cf.
H. Güntert, Der arische Weltkönig und Heiland (1923), p. 402 (et
p. 303, n. 2).
50. Šāyast nē šāyast, 17.
51. Dātastān i dēnīk, XXX.
52. Le verset 8 qualifie Rašnu : « toi qui accompagnes le mieux,
quand tu n’es pas offensé ».
53. L’explication de J. Darmesteter, Le Zend Avesta, II, p. 491, paraît
insuffisante : « Comme témoin universel, il est en tous lieux et par
suite l’appel du fidèle le suit d’un bout à l’autre du monde, de sorte
que le Yašt est constitué essentiellement par une énumération de
toutes les parties du monde. » Pourquoi la forme « ascensionnelle »
de cette énumération ?
54. En dehors du nom propre Rašnu, cet adjectif est employé une
fois au pluriel, au sens « les justes ».
55. Comme adjectifs, je ne vois que zōišnu (écrit zōišǝnu en
gāthique) « tremblant » à côté de zaēs`a « qui fait trembler », et
hiγnu « libre de » (étymologie ?). Comme substantifs, noter bąšnu
« hauteur, profondeur » à côté de l’adjectif véd. bahú « épais, fort,
abondant », (superlatif báṃhiṣṭha), grec παχύς « épais » ; pąsnu
« poussière », à côté de védique pāṃsú « id. », vieux slave pěsū-kū
« sable » ; cf. ci-dessus, p. 440, note 2.
56. Sur cette racine, v. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions…, I,
p. 9-14.
57. Quand ces adjectifs sont rapprochés de leurs contraires, rjú
« droit » s’oppose à vrjiná « courbe » et víṣvañc « divergent » à
sadhryáñc « convergent, uni ».
58. Et renforcent l’étymologie de Viṣṇu comme substitué à viṣu-. H.S.
Nyberg a interprété Rašnu autrement, comme dieu de l’ordalie : Die
Religionen des alten Iran (1938), p. 64-65.
59. Voir mon article « Dieux cassites et dieux védiques, à propos
d’un bronze du Louristan », Revue hittite et asianique, XI, fasc. 52
(1950), p. 18-37, que je compte reprendre et compléter dans une
prochaine Esquisse.
60. Voir par exemple les relevés de A.A. Macdonell, Vedic Mythology
(1897), p. 77-81, toujours excellent.
61. L’étymologie du mot *fra-vr ̥ti- est très discutée et je n’ai pas
qualité pour en juger. Sur les fravaši voir toujours les livres de
N. Söderblom, Les Fravashis (1899) et La Vie future d’après le
mazdéisme (1901), et celui de J.H. MOULTON, Early Zoroastrianism
(1913), p. 254-285.
62. Aojar, xšaθra : deux vieux mots de deuxième fonction.
63. Kaj Barr a utilisé le rôle différentiellement, classificatoirement
combattant des Fravaši, bien définies « stridsånder imod de onde
magter », sur un cas privilégié, celui de Zoroastre (Dēnkart, VII ;
Zātspram, V-VI) : « Irans profet som τέλειος ά̓ νθρωπος », Festskrifttil
L.L. Hammerich, 1952, p. 26-36. Les composantes soigneusement
préparées de la personnalité de Zoroastre sont : le xv arr (xv arǝnah),
marque de la puissance souveraine et religieuse ; la fravahr
(fravaši) ; le tan gōhr (*tanu.gavaθra) « matière crescible du corps »,
préparée dans les eaux et plantes salutaires par les archanges
« Santé et Non-mort » : Zoroastre se trouve ainsi équipé, pour son
œuvre, aux trois niveaux fonctionnels.
64. Elles sont si essentiellement guerrières que l’Avesta laisse
survivre en hapax, quand il s’agit d’elles, une importante notion
védique et prévédique partout ailleurs éliminée, celle de sanscrit v
ja « force violente », « élan vers le butin » : elles sont (23), et elles
seules, vazārǝtō (*vaza- + racine ar- « se mettre en mouvement »),
comme elles sont (ibid.), et elles seules – autres mots
caractéristiques de deuxième fonction – uγrārǝtō (uγra « fort »),
taxmārǝtō (taxma « héroïque »).
65. H.S. Nyberg, Die Religionen des alten Iran, p. 76, remarque que ce
Dāmōiš Upamana (« parèdre de Dāmi, du Créateur ») n’apparaît
qu’associé au Vent et pense que Dāmi a été antérieurement une
appellation du vent.
66. Écho des mythes indo-iraniens de libération des eaux
atmosphériques par une bataille ?
Notes
3. Ce qui suit est pris de Horace et les Curiaces (v. ci-dessus, p. 300-
301, note. 1), p. 128-130.
4. Le monstre à trois têtes nord-américain est en général appelé dans
la littérature « double-headed snake » ; dans les mythes, il est, en
effet, bicéphale ; dans les rituels, il est bi- ou tricéphale comme
mannequin, tricéphale comme masque ; un beau masque kwakiutl se
trouve reproduit, d’après Boas, dans Hartley B. Alexander, vol. X
(North American) de The Mythology of All Races, 1916, pl. XXXI, 2,
entre les pages 246 et 247, avec le commentaire : « The face in the
middle represents the “man in the middle of the serpent”, with his two
plumes ; at each end are plumed serpent heads with movable tongues,
which by means of strings can be pulled back and out. The two sides of
the mask [= les deux têtes de serpent] can be folded forward and
backward. » Gottfried W. Locher, The Serpent in Kwakiutl Religion,
1932, est quelque peu confusionniste, mais contient beaucoup de
faits (bibliographie, p. 115-118). Le double-headed snake n’est qu’un
cas particulier des serpents mythiques qui jouent un si grand rôle
dans les représentations des Indiens de l’Amérique du Nord,
notamment dans l’ensemble siou (lutte du Serpent et de l’Oiseau-
Tonnerre, etc.) ; il rappelle le serpent à (trois) plumes du Mexique,
le serpent à cornes des tribus des Pueblos. Les documents utilisés ici
sont : Bella-Coola : Franz Boas, « The Mythology of the Bella-Coola
Indians », dans The Jesup North Pacific Expedition, I, 1900, p. 28, 44-
45 : – Kwakiutl : Boas, « Sixth Report on the North-Western Tribes
of Canada », dans Report of the Sixtieth Meeting of the British
Association for the Advancement of Science (Leeds, 1890), 1891, p. 67-
68 (= p. 619-620 de l’ensemble) ; ID., Indianische Sagen von der
Nord-Pacifischen Küste Amerikas, 1895, p. 160 ; ID., The Social
Organization and the Secret Societies of the Kwakiutl Indians, 1897,
p. 370-374, 482, 514, 713 ; F. Boas and G. Hunt, « Kwakiutl Texts »,
I, dans The Jesup Expedition…, III, 1905, p. 60-63 ; ID., « Kwakiutl
Texts », II, dans The Jesup Expedition…, X, 1, 1905-1908, p. 103-113,
192-207 ; – Utamqt, Squamish, Comox : Boas, Indianische Sagen…,
1895, p. 56-61, 65-68 ; James A. Teit, « Mythology of the Thompson
River », dans The Jesup Expedition… VIII, 2, 1913, p. 269. Voici
quelques données :
Présentation générale du Sīsiutl, ambivalent, des Kwakiutl (Boas,
Social Organization…, p. 371-372) : « Perhaps the most important
among these [fabulous monsters] is the Sīsiutl, the fabulous double-
headed snake, which has one head at each end, a human head in the
middle, one horn on each terminal head, and two on the central human
head. It has the power to assume the shape of a fish. To eat it and even
to touch or to see it is sure death, as all the joints of the infortunate one
become dislocated, the head being turned backward. But to those who
enjoy supernatural help it may bring power ; its blood, wherever it
touches the skin, makes it as hard as stone ; its skin used as a belt
enables the owner to perform wonderful feats, it may become a canoe
which moves by the motions of the Sīsiutl fins ; its eyes, when used as
sling stones, kill even whales. It is essentially the helper of warriors. »
Résumé (fait par Alexander, op. cit., p. 243), d’un mythe squamish :
« A Squamish myth [Boas, Ind. S., p. 58-61] tells of a young man who
pursued the serpent Senotlke for four years, finally slaying it ; as he did
so, he himself fell dead, but he regained life and, on his return to his own
people, became a great shaman, having the power to slay all who beheld
him and to make them live again – a myth which seems clearly
reminiscent of initiation rites. »
Description de la danse Tōq’uit des Kwakiutl (Boas, Report…,
p. 619) : « Tōq’uit is danced by women, the arms of the dancer being
raised high upward, the palms of her hands being turned forward. The
upper part of the dancer’s body is naked ; hemlock branches are tied
around her waist. She has four attendants, who always surround her.
The dance is said to have been originally a war-dance. The warriors,
before going on an expedition, went into the woods in order to meet the
double-headed snake, the Sīsiutl, which gives them great strength and
power. After returning from the woods, they engage a woman to dance
the Tōq’uit. Very elaborate arrangements are made for this dance. A
double-headed snake, about twenty feet long, made of woods, blankets
and skins, is hidden in a long ditch, which is partly covered with boards.
Strings are attached to it, which pass over the beams of the house and
are worked by men who hide in the bedrooms. As soon as the dancer
appears, the people begin to sing and to beat time. In dancing the woman
acts as though she were trying to catch something ; and when she is
supposed to have got it, she throws back her hands and the Sīsiutl rises
from out of the ground moving his heads […] Finally the snake
disappears in the ditch. » À un autre moment du rituel (p. 619-620),
une figure monstrueuse surgit derrière les spectateurs : « It consists
of a series of flat carved boards, which are connected on their narrow
sides by plags, which are passed through rings of cedar ropes. It has two
or three points on top and is ornamented with mica. It is intended to
represent the Sīsiutl. »
5. La version la plus circonstanciée est dans Al Tha‘ālibī, Histoire des
rois de Perse, éd. et trad. par Hermann Zotenberg, 1900 (rééd.
photogr., Téhéran, 1963), p. 18-23 ; v. « Deux traits… » (ci-dessus,
p. 520, note. 1), p. 12.
6. J’ai jadis pensé à interpréter d’une manière analogue le Tarvos
Trigaranos, le « taureau à trois grues » de deux monuments gaulois
(Lutèce, Trèves), Horace et les Curiaces, 1942, p. 133. Depuis ce
temps, d’autres explications, mieux appuyées dans les faits
proprement celtiques, ont été proposées.
7. Ce qui suit est repris de MDG, 1939, p. 93-98. Les textes sont
commodément réunis dans Raymond W. Chambers, Beowulf 3, 1959,
p. 132-133, (Saxo), 138-146 (saga), 182-186 (rimur).
8. Ursum quippe eximiae magnitudinis obuium sibi inter dumeta factum
iaculo confecit [Biarco] comitemque suum Hialtonem, quo uiribus maior
euaderct, applicato ore egestum beluae cruorem haurire iussit : creditum
namque erat, hoc potionis genere corporei roboris incrementa praestari.
La pratique est attribuée aux berserkir (cf. Achille chez le Centaure
Chiron, les Luperques, ou du moins leurs prototypes dans le mythe
étiologique…) : ils mangeaient de la viande crue et buvaient du
sang. Le motif, littérarisé, est fréquent dans les traditions du Nord et
d’autres pays, V. James G. Frazer, The Golden Bough3, V, Spirits of the
Corn and of the Wild, II, 1912, chap. XII (p. 138-168).
« Homoeopathic magic of a flesh diet » ; cf. ma Saga de Hadingus,
1953, p. 44 et n. 4.
9. Où Axel Olrik voit avec raison le souvenir romancé de troupes de
berserkir.
10. Ce qui suit est repris de MDG, 1939, p. 99-105. Deux articles de
la Festschrift Felix Genzmer, Edda, Skalden, Saga, 1952, ont été
consacrés à l’épisode de Hrungnir : Hermann Schneider, « Die
Geschichte vom Riesen Hrungnir », p. 200-210 ; Kurt WAIS,
« Ullikummi, Hrungnir, Armilus und Verwandte. » p. 211-261 (sur
2
quoi v. Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte , II, 1957,
p. 136, n. 2).
11. Jan de Vries, ibid., p. 430-431.
12. Un trait vertical avec, dans le haut, partant du milieu de ce trait
et plus courts de moitié, deux traits obliques divergents ; ce signe
vaut hr.
13. Voir Revue celtique, XV, 1894, p. 304. Cecht est traduit par
Cormac (« pouvoir ») ; le mot se retrouve dans le nom du médecin
des Tuatha Dé Danann, Dian Cecht. Dans une note à ce paragraphe
du Dindṡenchas, l’éditeur, Whitley Stokes, écrit : « Mac Cecht, one of
the Tuatha Dé Danann, or, more probably, Conaire’s champion. »
14. Après la mort de Meche, Mac Cecht brûle les cœurs et jette la
cendre dans une rivière qui se met à bouillir et où tous les poissons
meurent. Plaine et rivière reçoivent alors de nouveaux noms.
15. Déjà une indication dans un sens voisin est donnée par
Christianus C. Uhlenbeck, Acta Philologica Scandinavica, I, 1926,
p. 299 (à propos de Gudmund Schütte, Dänisches Heidentum,
p. 134) : « Die Geschichte des artifiziellen Riesen Mökkurkálfi beruht
vielleicht auf wirklich geübten Zauberbrauch. Die Herstellung artifizieller
Tiere um Feinde zu töten findet sich bei den grönländischen Eskimo (s.
H[einrich] J[ohannes] Rink, Tales and Traditions of the Eskimos,
S. 53, 151 f., 201 f., 414 ff., 457 f.). »
Notes