Keynes
Keynes
Keynes
Mais en quoi réside la portée révolutionnaire de la Théorie Générale ? S’il fallait retenir
les ruptures les plus importantes, on retiendrait d’abord la représentation de
l’économie, non plus sous la forme d’un ensemble de marchés, mais sous la forme d’un
circuit, liant entre eux les principaux agrégats de l’économie. C’est donc le retour à une
approche macroéconomique dépassant l’approche foncièrement microéconomique des
néoclassiques, leurs analyses en termes d’équilibres partiels et se fondant sur ce que
Samuelson appela le « sophisme de composition », c’est-à-dire l’erreur consistant à
généraliser au tout une conclusion tirée à partir de l’analyse de l’élément : « Nous avons
donné à notre théorie le nom de ‘’théorie générale’’. Par là nous avons voulu marquer que
nous avions principalement en vue le fonctionnement du système économique pris dans son
ensemble, que nous envisagions les revenus globaux, les profits globaux, la production
globale, l'emploi global, l'investissement global et l'épargne globale bien plus que les
revenus, les profits, la production, l'emploi, l'investissement et l'épargne, d'industries,
d'entreprises ou d'individus considérés isolément. Et nous prétendons qu'on a commis des
erreurs graves en étendant au système pris dans son ensemble des conclusions qui avaient
été correctement établies en considération d'une seule partie du système prise isolément ».
La deuxième grande rupture consiste en ce que Keynes insiste sur le caractère incertain
du « monde dans lequel nous vivons », ce qui donne ipso facto une dimension
fondamentale à la monnaie (lien entre le présent et le futur) qui ne peut plus être
considérée comme neutre, comme c’est le cas chez les néoclassiques. Ainsi, chez Keynes,
le degré de préférence pour la liquidité (d’attachement à la détention de la monnaie)
contribue à déterminer le niveau du taux d’intérêt (phénomène strictement monétaire)
qui contribue à son tour à déterminer le niveau d’investissement, donc de la demande,
donc de la production, donc de l’emploi. Ce qui, au passage, revient à lire le titre de la
Théorie Générale en partant du dernier concept pour remonter ensuite au premier.
Il est important, toutefois, de souligner que, dans son ouvrage majeur, Keynes n’opère
pas une rupture radicale et nette avec l’ancienne manière de théoriser en économie et
qu’on y trouve plutôt une cohabitation de son projet radical de rupture avec le
paradigme en place et un projet pragmatique consistant à utiliser des éléments de ce
paradigme, en les amendant, en vue de convaincre à peu de frais du bienfondé de
certaines de ses analyses les membres de sa profession. Et Keynes est sans doute
conscient de cette cohabitation et de la difficulté pour un économiste de s’émanciper
complètement de la théorie qu’il a apprise, enseignée et commentée, ainsi qu’il l’écrit
dans la préface à l’édition française de la Théorie Générale : « Pendant un siècle ou plus,
l’économie politique a été dominée en Angleterre par une conception orthodoxe. Ce n'est
pas à dire qu'une doctrine immuable ait prévalu, bien au contraire ; la doctrine a évolué
progressivement. Mais ses postulats, son esprit, sa méthode sont restés étonnamment les
mêmes et une remarquable continuité se distingue à travers les changements. C'est dans
cette orthodoxie en constante évolution que nous avons été élevé. Nous l'avons étudiée,
enseignée, commentée dans nos écrits et sans doute les observateurs superficiels nous
rangent-ils encore parmi ses adeptes. Les futurs historiens des doctrines considèreront que
le présent ouvrage procède essentiellement de la même - tradition. Mais nous-mêmes, en
écrivant ce livre et un autre ouvrage récent qui l'a préparé, nous avons senti que nous
abandonnions cette orthodoxie, que nous réagissions fortement contre elle, que nous
brisions des chaînes et conquerrions une liberté. Cet état d'esprit explique certains défauts
de l'ouvrage ; il explique en particulier qu'il revête en divers passages un caractère de
controverse, qu'il ait trop l'air de s'adresser aux défenseurs d'une conception spéciale et
pas assez à la Ville et au Monde. Nous avons voulu convaincre notre entourage et nous ne
sommes pas adressé assez directement au grand public ».
Avant de préciser le positionnement de Keynes par rapport aux deux grands courants de
la pensée économique : le libéralisme et le marxisme, il est intéressant de préciser de
considérer son appréhension de la question économique en elle-même. Keynes se
distingue, en effet, par la place secondaire qu’il accorde au problème économique. Celui-
ci vient, à ses yeux, clairement après d’autres dimensions de la vie humaine, telle que
contempler le beau et cultiver l’amour et l’amitié. Aussi, affirme-t-il à cet égard qu’ « Il ne
faut pas exagérer l’importance du problème économique, il ne faut pas sacrifier à ses
nécessités supposées d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente ». De
même, dans la hiérarchie qu’il établit entre les différents types d’hommes, les artistes et
les scientifiques viennent en premier lieu, suivent les politiques qui devancent
nettement les entrepreneurs et autres hommes d’affaires. D’ailleurs, dans un très beau
texte publié en 1930 et intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants, en
postulant la poursuite des taux de croissance économique enregistrés au début du 20 ème
siècle, Keynes envisage la résolution du problème économique à l’horizon de 2030 et en
déduit un progrès moral consistant dans la disparition des traits du comportement
humains liés à la rareté : l’égoïsme et la cupidité.
Cependant, et comme on l’a anticipé plus haut, Keynes ne se démarque pas seulement du
marxisme, il prend également ses distances du libéralisme économique de ses
prédécesseurs classiques et de ses maîtres et collègues néoclassiques. Cette démarcation
par rapport au credo libéral et à ses principaux présupposés, exposée dans un article de
1931 intitulé « La Fin du Laissez-faire », commence par une remise en cause des
principes de liberté économique et de propriété privée : « Il n’est nullement vrai que les
individus possèdent un droit imprescriptible à une ‘‘liberté naturelle’’ dans leur activité
économique. Il n’existe nulle ‘’convention’’ qui puisse conférer un privilège éternel à ceux
qui possèdent déjà ou à ceux qui deviennent des possédants ». Elle se poursuit également
par une critique acerbe de la métaphore chère à Adam Smith de la main invisible et de la
croyance libérale déniant toute validité à une démarche collective : « Le monde n’est pas
ainsi fait que les intérêts privés et collectifs coïncident nécessairement … On ne saurait
déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre
toujours au service de l’intérêt général. Il n’est même pas vrai que l’intérêt personel soit
généralement éclairé ; on voit plus souvent des individus qui ne sont ni assez instruits ni
assez forts pour atteindre ne serait-ce que leurs buts égoïstes. En outre l’expérience ne
confirme pas que des individus sont toujours moins clairvoyants lorsqu’ils sont réunis en
une unité sociale que lorsqu’ils agissent isolément ».
Toutefois, malgré ces attaques décisives portées contre le libéralisme économique dans
sa version classique, Keynes demeure un adepte de l’individualisme, mais un
individualisme réformé qui reste à ses yeux seul garant des libertés publiques et
privées : « L’individualisme, s’il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès, est la
sauvegarde de la liberté personnelle, en ce sens qu’il élargit plus que tout autre système le
champ ouvert aux choix personnels ». Ce positionnement de Keynes par rapport à
l’individualisme préfigure d’une certaine manière son positionnement par rapport au
capitalisme. Il n’appelle pas à le garder tel quel, comme le font les libéraux, ni à le
détruire pour le dépasser, comme le font les marxistes. Il appelle à le réformer. Car le
capitalisme qu’il a sous les yeux dans cet entre-deux-guerres porte en lui deux défauts
majeurs : il produit un chômage de masse et répartit le revenu d’une façon par trop
inégale : « Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier
que le plein emploi n’y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y
est arbitraire et manque d’équité. … Pour notre part, nous pensons qu’on peut justifier par
des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes,
mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle ». Dès lors, on devine très
bien que corriger ces deux défauts passe inévitablement par une intervention de l’Etat
visant à atteindre le plein emploi et à atténuer les inégalités au niveau de la répartition
du revenu. Ainsi, sans être socialiste, Keynes est clairement interventionniste. Il n’est en
tout cas sûrement pas un libéral car, contrairement aux classiques et aux néoclassiques, il
ne croit nullement à une capacité d’auto-ajustement du système économique : « D’un côté
il y a ceux qui croient qu’à long terme le système économique s’ajuste tout seul, non sans
grincements, gémissements et saccades, ni sans être interrompu par des contretemps, des
interférences extérieurs et des erreurs … De l’autre, il y a ceux qui rejettent l’idée que le
système économique puisse sérieusement s’ajuster tout seul ». C’est notamment à partir de
ce credo que Keynes va critiquer les théories de ceux qu’il appelle ‘‘les classiques’’ en
n’insistant pas sur la rupture qu’a été la révolution marginaliste.
Dans ce type d’analyse, le chômage ne peut correspondre qu’à un niveau de salaire réel
supérieur au salaire d’équilibre. Mais c’est là une situation qui ne peut pas durer si l’on se
trouve dans un cadre concurrentiel : car une supériorité de l’offre à la demande
détermine automatiquement une baisse du salaire dont l’effet sera d’égaliser l’offre et la
demande. Toutefois, si cette situation dure, cela indique qu’il y a une rigidité à la baisse
du salaire qui ne peut s’expliquer que par une entorse au schéma concurrentiel :
l’existence d’un syndicat de travailleurs empêchant la baisse du salaire nominal ou
l’intervention de l’Etat fixant un salaire minimum supérieur au salaire d’équilibre. Ainsi,
pour les néoclassiques, il ne saurait, en principe, y avoir de chômage, sinon un chômage
volontaire d’agents économiques refusant de travailler au salaire existant. Mais si jamais
il apparaît, il s’explique par la distribution d’un salaire plus élevé que le salaire
d’équilibre. La solution au chômage réside donc, pour eux, dans une baisse du salaire réel.
C’est cette analyse – et cette solution – que Keynes s’emploiera à réfuter.
En tout cas, une prise en compte de ce qui se passe sur le marché des biens et services est
nécessaire. Car, pour être durable, la création de nouveaux emplois implique l’existence
de débouchés pour la production supplémentaire. Or, pour l’analyse néoclassique qui
adopte la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, il ne saurait y avoir de problème à ce
niveau. Car l’offre est censée créer sa propre demande. Autrement dit, « la totalité des
coûts de production doit nécessairement être dépensée pour acheter au niveau agrégé,
directement ou indirectement, la totalité du produit ». Or, cette proposition se fonde
clairement sur l’hypothèse que le revenu distribué à l’occasion de la production est
totalement est immédiatement réinjecté dans le circuit économique. Autrement dit, la loi
des débouchés repose essentiellement sur l’hypothèse de l’absence de thésaurisation qui,
à son tour, repose sur l’hypothèse de la neutralité de la monnaie. En effet, pour les
classiques et les néoclassiques, la monnaie est seulement un instrument d’échange. Elle
ne peut donc être désirée et recherchée pour elle-même et il n’est pas rationnel d’en
détenir de manière oisive. Or, comme on le verra plus bas, c’est justement cette
conception de la monnaie que Keynes va s’employer à réfuter.
Par ailleurs, il est important de noter que l’absence de crise de surproduction suppose
non seulement l’égalité de l’offre globale et de la demande globale, mais également leur
adéquation structurelle. C’est-à-dire l’égalité entre demande de biens de consommation
et offre de biens de consommation, d’un côté, et l’égalité entre demande de biens de
production et offre de biens de production, d’un autre. Autrement dit, ceci suppose
l’égalité entre épargne et investissement, condition de la réalisation de l’équilibre
macroéconomique. Or, dans l’analyse néoclassique, cette égalité se réalise
automatiquement sur le marché des fonds prêtables qui égalise l’offre de capitaux
(l’épargne) à la demande de capitaux (l’investissement) grâce aux variations du taux de
l’intérêt réel. Or, comme on le verra ci-dessous, Keynes réfute la conception néoclassique
de l’égalité entre épargne et investissement et celle du taux d’intérêt. Il est donc temps
de voir ce que Keynes propose de spécifique dans son analyse de la monnaie et du taux
d’intérêt.