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Keynes

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Chapitre III - La révolution keynésienne

La parution en 1936 de La Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie de


John Maynard Keynes (1883-1946), est sans doute un événement majeur dans l’histoire
de la pensée et de la théorie économiques. Car l’ouvrage incarne une véritable rupture
par rapport à la théorie néoclassique, largement dominante jusque-là et qui s’est avérée
clairement démunie face à la dépression des années 1930. Il était donc très attendu et
l’ampleur et la longueur de la dépression expliquent dans une large part son succès et sa
rapide diffusion parmi les économistes. Keynes était en tout cas bien conscient de la
portée révolutionnaire de son livre ainsi que le montre ce passage d’une lettre adressée,
en 1935, à G. B. Shaw : « Vous devez savoir que j'écris actuellement un livre de théorie
économique qui révolutionnera grandement – non pas je suppose, dès maintenant, mais au
cours des dix prochaines années – la manière dont le monde considère les problèmes
économiques. Lorsque ma nouvelle théorie aura été convenablement assimilée et mêlée aux
politiques, aux sentiments et aux passions, je ne peux prédire quel sera le résultat final dans
son effet sur l'action et les affaires. Mais il y aura un grand changement. »

Mais en quoi réside la portée révolutionnaire de la Théorie Générale ? S’il fallait retenir
les ruptures les plus importantes, on retiendrait d’abord la représentation de
l’économie, non plus sous la forme d’un ensemble de marchés, mais sous la forme d’un
circuit, liant entre eux les principaux agrégats de l’économie. C’est donc le retour à une
approche macroéconomique dépassant l’approche foncièrement microéconomique des
néoclassiques, leurs analyses en termes d’équilibres partiels et se fondant sur ce que
Samuelson appela le « sophisme de composition », c’est-à-dire l’erreur consistant à
généraliser au tout une conclusion tirée à partir de l’analyse de l’élément : « Nous avons
donné à notre théorie le nom de ‘’théorie générale’’. Par là nous avons voulu marquer que
nous avions principalement en vue le fonctionnement du système économique pris dans son
ensemble, que nous envisagions les revenus globaux, les profits globaux, la production
globale, l'emploi global, l'investissement global et l'épargne globale bien plus que les
revenus, les profits, la production, l'emploi, l'investissement et l'épargne, d'industries,
d'entreprises ou d'individus considérés isolément. Et nous prétendons qu'on a commis des
erreurs graves en étendant au système pris dans son ensemble des conclusions qui avaient
été correctement établies en considération d'une seule partie du système prise isolément ».

La deuxième grande rupture consiste en ce que Keynes insiste sur le caractère incertain
du « monde dans lequel nous vivons », ce qui donne ipso facto une dimension
fondamentale à la monnaie (lien entre le présent et le futur) qui ne peut plus être
considérée comme neutre, comme c’est le cas chez les néoclassiques. Ainsi, chez Keynes,
le degré de préférence pour la liquidité (d’attachement à la détention de la monnaie)
contribue à déterminer le niveau du taux d’intérêt (phénomène strictement monétaire)
qui contribue à son tour à déterminer le niveau d’investissement, donc de la demande,
donc de la production, donc de l’emploi. Ce qui, au passage, revient à lire le titre de la
Théorie Générale en partant du dernier concept pour remonter ensuite au premier.
Il est important, toutefois, de souligner que, dans son ouvrage majeur, Keynes n’opère
pas une rupture radicale et nette avec l’ancienne manière de théoriser en économie et
qu’on y trouve plutôt une cohabitation de son projet radical de rupture avec le
paradigme en place et un projet pragmatique consistant à utiliser des éléments de ce
paradigme, en les amendant, en vue de convaincre à peu de frais du bienfondé de
certaines de ses analyses les membres de sa profession. Et Keynes est sans doute
conscient de cette cohabitation et de la difficulté pour un économiste de s’émanciper
complètement de la théorie qu’il a apprise, enseignée et commentée, ainsi qu’il l’écrit
dans la préface à l’édition française de la Théorie Générale : « Pendant un siècle ou plus,
l’économie politique a été dominée en Angleterre par une conception orthodoxe. Ce n'est
pas à dire qu'une doctrine immuable ait prévalu, bien au contraire ; la doctrine a évolué
progressivement. Mais ses postulats, son esprit, sa méthode sont restés étonnamment les
mêmes et une remarquable continuité se distingue à travers les changements. C'est dans
cette orthodoxie en constante évolution que nous avons été élevé. Nous l'avons étudiée,
enseignée, commentée dans nos écrits et sans doute les observateurs superficiels nous
rangent-ils encore parmi ses adeptes. Les futurs historiens des doctrines considèreront que
le présent ouvrage procède essentiellement de la même - tradition. Mais nous-mêmes, en
écrivant ce livre et un autre ouvrage récent qui l'a préparé, nous avons senti que nous
abandonnions cette orthodoxie, que nous réagissions fortement contre elle, que nous
brisions des chaînes et conquerrions une liberté. Cet état d'esprit explique certains défauts
de l'ouvrage ; il explique en particulier qu'il revête en divers passages un caractère de
controverse, qu'il ait trop l'air de s'adresser aux défenseurs d'une conception spéciale et
pas assez à la Ville et au Monde. Nous avons voulu convaincre notre entourage et nous ne
sommes pas adressé assez directement au grand public ».

Cependant, aux origines de la rupture théorique avec l’orthodoxie néoclassique, il y avait


non seulement une nouvelle représentation du fonctionnement du capitalisme, mais
également un nouveau positionnement idéologique légitimant l’intervention de l’Etat
dans l’économie. Dès lors, en quoi consiste la pensée économique de Keynes ? En quoi
diffère-t-elle des pensées déjà en place : notamment le libéralisme économique et le
marxisme ?

Section I) La pensée économique de Keynes

Avant de préciser le positionnement de Keynes par rapport aux deux grands courants de
la pensée économique : le libéralisme et le marxisme, il est intéressant de préciser de
considérer son appréhension de la question économique en elle-même. Keynes se
distingue, en effet, par la place secondaire qu’il accorde au problème économique. Celui-
ci vient, à ses yeux, clairement après d’autres dimensions de la vie humaine, telle que
contempler le beau et cultiver l’amour et l’amitié. Aussi, affirme-t-il à cet égard qu’ « Il ne
faut pas exagérer l’importance du problème économique, il ne faut pas sacrifier à ses
nécessités supposées d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente ». De
même, dans la hiérarchie qu’il établit entre les différents types d’hommes, les artistes et
les scientifiques viennent en premier lieu, suivent les politiques qui devancent
nettement les entrepreneurs et autres hommes d’affaires. D’ailleurs, dans un très beau
texte publié en 1930 et intitulé Perspectives économiques pour nos petits-enfants, en
postulant la poursuite des taux de croissance économique enregistrés au début du 20 ème
siècle, Keynes envisage la résolution du problème économique à l’horizon de 2030 et en
déduit un progrès moral consistant dans la disparition des traits du comportement
humains liés à la rareté : l’égoïsme et la cupidité.

Mais en attendant l’avènement de cette ère d’abondance, la question économique


demeurera au cœur des préoccupations et méritera d’être traitée tout en tenant compte
de deux importantes considérations : « Le problème politique de l’humanité consiste à
combiner trois choses : l’efficacité économique, la justice sociale et la liberté politique ». On
voit déjà à travers cette formulation du problème politique de l’humanité le
positionnement idéologique de Keynes. D’un côté, il met en avant l’exigence de justice
sociale, qui ne fait pas habituellement partie des objectifs que se posent les libéraux tels
que Hayek, par exemple. D’un autre côté, il insiste sur la nécessaire sauvegarde de la
liberté politique qui, faut-il le rappeler, a été sacrifiée par les expériences historiques,
notamment en Union soviétique, qui se sont proposé d’instaurer la justice sociale. Ainsi,
la sensibilité de Keynes à la question de la justice sociale ne risque pas de le voir
basculer du côté du socialisme ni a fortiori dans la position marxiste de la lutte des
classes. Aussi affirme-t-il à ce niveau une position nettement aux antipodes de celle de
Marx : « Je peux être influencé par ce qui me paraît représenter la justice et le bon
sens ; mais la guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite ». Ailleurs,
notamment dans une lettre adressée à George Bernard Shaw, Keynes affiche encore
mieux ce qu’il pense de l’œuvre économique de son illustre prédécesseur, en établissant
un parallèle entre Le Capital et Le Coran : « Mes sentiments sur le Capital sont les mêmes
que mes sentiments sur le Coran. Je reconnais que, historiquement, c’est important et je sais
que bien des gens, qui ne sont pas tous des idiots, y voient une sorte de fondation porteuse
d’inspiration. Mais quand je m’y plonge, je ne peux m’expliquer qu’il produise cet effet ». Ce
positionnement nettement antimarxiste mérite, nous semble-t-il, d’être expliqué.
D’autant plus que ces deux grands théoriciens hétérodoxes ont en commun de penser les
crises du capitalisme et de donner, dans leurs analyses, une grande importance à la
monnaie, considérée comme une variable non neutre.

Cependant, et comme on l’a anticipé plus haut, Keynes ne se démarque pas seulement du
marxisme, il prend également ses distances du libéralisme économique de ses
prédécesseurs classiques et de ses maîtres et collègues néoclassiques. Cette démarcation
par rapport au credo libéral et à ses principaux présupposés, exposée dans un article de
1931 intitulé « La Fin du Laissez-faire », commence par une remise en cause des
principes de liberté économique et de propriété privée : « Il n’est nullement vrai que les
individus possèdent un droit imprescriptible à une ‘‘liberté naturelle’’ dans leur activité
économique. Il n’existe nulle ‘’convention’’ qui puisse conférer un privilège éternel à ceux
qui possèdent déjà ou à ceux qui deviennent des possédants ». Elle se poursuit également
par une critique acerbe de la métaphore chère à Adam Smith de la main invisible et de la
croyance libérale déniant toute validité à une démarche collective : « Le monde n’est pas
ainsi fait que les intérêts privés et collectifs coïncident nécessairement … On ne saurait
déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre
toujours au service de l’intérêt général. Il n’est même pas vrai que l’intérêt personel soit
généralement éclairé ; on voit plus souvent des individus qui ne sont ni assez instruits ni
assez forts pour atteindre ne serait-ce que leurs buts égoïstes. En outre l’expérience ne
confirme pas que des individus sont toujours moins clairvoyants lorsqu’ils sont réunis en
une unité sociale que lorsqu’ils agissent isolément ».

Toutefois, malgré ces attaques décisives portées contre le libéralisme économique dans
sa version classique, Keynes demeure un adepte de l’individualisme, mais un
individualisme réformé qui reste à ses yeux seul garant des libertés publiques et
privées : « L’individualisme, s’il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès, est la
sauvegarde de la liberté personnelle, en ce sens qu’il élargit plus que tout autre système le
champ ouvert aux choix personnels ». Ce positionnement de Keynes par rapport à
l’individualisme préfigure d’une certaine manière son positionnement par rapport au
capitalisme. Il n’appelle pas à le garder tel quel, comme le font les libéraux, ni à le
détruire pour le dépasser, comme le font les marxistes. Il appelle à le réformer. Car le
capitalisme qu’il a sous les yeux dans cet entre-deux-guerres porte en lui deux défauts
majeurs : il produit un chômage de masse et répartit le revenu d’une façon par trop
inégale : « Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier
que le plein emploi n’y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y
est arbitraire et manque d’équité. … Pour notre part, nous pensons qu’on peut justifier par
des raisons sociales et psychologiques de notables inégalités dans les revenus et les fortunes,
mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle ». Dès lors, on devine très
bien que corriger ces deux défauts passe inévitablement par une intervention de l’Etat
visant à atteindre le plein emploi et à atténuer les inégalités au niveau de la répartition
du revenu. Ainsi, sans être socialiste, Keynes est clairement interventionniste. Il n’est en
tout cas sûrement pas un libéral car, contrairement aux classiques et aux néoclassiques, il
ne croit nullement à une capacité d’auto-ajustement du système économique : « D’un côté
il y a ceux qui croient qu’à long terme le système économique s’ajuste tout seul, non sans
grincements, gémissements et saccades, ni sans être interrompu par des contretemps, des
interférences extérieurs et des erreurs … De l’autre, il y a ceux qui rejettent l’idée que le
système économique puisse sérieusement s’ajuster tout seul ». C’est notamment à partir de
ce credo que Keynes va critiquer les théories de ceux qu’il appelle ‘‘les classiques’’ en
n’insistant pas sur la rupture qu’a été la révolution marginaliste.

Section II) La critique de la théorie néoclassique du chômage et de la


loi de Say
Nous avons déjà abordé, dans le chapitre introductif, le type de critique adressée par
Keynes à la théorie néoclassique du chômage. Il nous faut ici la développer un peu plus,
en commençant par présenter celle-ci avec plus de détails. Nous savons que cette théorie
adopte une représentation de l’économie en termes de marchés. Elle va donc construire
un marché du travail avec l’identification d’une offre de travail émanant des ménages et
d’une demande de travail émanant des entreprises, dont la rencontre va déterminer le
niveau de l’emploi et le salaire réel qui y est distribué. Pour ce qui concerne l’offre de
travail, les néoclassiques considèrent qu’elle est le fruit d’un arbitrage entre la
consommation et le loisir. Le travail étant une désutilité, l’homo œconomicus préfère les
loisirs, il ne travaille que pour accéder à un salaire qui lui permettra de consommer. Dès
lors, face à une augmentation du salaire réel, deux comportements rationnels sont
possibles : ou bien l’on se dit que, grâce à cette augmentation, l’on peut maintenir son
niveau de consommation en travaillant moins et donc en gagnant un temps de loisir
supplémentaire (effet richesse) ; ou bien raisonner en termes de coûts d’opportunité et
penser que dorénavant l’heure de loisir coûte plus cher et donc décider de travailler plus
(effet de substitution). Si l’effet de substitution l’emporte sur l’effet richesse, nous aurons
une offre de travail croissante en fonction du salaire réel. Pour ce qui est de la demande
de travail, une baisse du salaire réel, considéré comme un coût pour l’entreprise, incite à
embaucher. La fonction de demande est donc décroissante en fonction du salaire réel.
L’intersection entre ces deux courbes nous donne alors le salaire d’équilibre et celui du
plein emploi défini par l’égalité entre offre et demande de travail.

Dans ce type d’analyse, le chômage ne peut correspondre qu’à un niveau de salaire réel
supérieur au salaire d’équilibre. Mais c’est là une situation qui ne peut pas durer si l’on se
trouve dans un cadre concurrentiel : car une supériorité de l’offre à la demande
détermine automatiquement une baisse du salaire dont l’effet sera d’égaliser l’offre et la
demande. Toutefois, si cette situation dure, cela indique qu’il y a une rigidité à la baisse
du salaire qui ne peut s’expliquer que par une entorse au schéma concurrentiel :
l’existence d’un syndicat de travailleurs empêchant la baisse du salaire nominal ou
l’intervention de l’Etat fixant un salaire minimum supérieur au salaire d’équilibre. Ainsi,
pour les néoclassiques, il ne saurait, en principe, y avoir de chômage, sinon un chômage
volontaire d’agents économiques refusant de travailler au salaire existant. Mais si jamais
il apparaît, il s’explique par la distribution d’un salaire plus élevé que le salaire
d’équilibre. La solution au chômage réside donc, pour eux, dans une baisse du salaire réel.
C’est cette analyse – et cette solution – que Keynes s’emploiera à réfuter.

En effet, Keynes remarque d’abord que, contrairement à ce que suppose la théorie


néoclassique, on ne constate pas de relation directe entre le niveau de l’emploi et les
évolutions du salaire réel : « Le volume de l’emploi connaît d’amples variations sans qu’il y
ait des changements apparents ni dans les salaires réels minima exigés par la main-
d’œuvre, ni dans sa productivité ». Mais, surtout, Keynes rejette l’analyse en termes
d’équilibre partiel des néoclassiques qui étudie ce qui se passe sur le « marché du
travail » indépendamment de ce qui se passe sur les autres marchés et montre le
« sophisme de composition » consistant à généraliser à un niveau macroéconomique ce
qui est valable seulement à un niveau microéconomique. Car, ainsi qu’on l’a vu, Keynes ne
saisit pas le salaire seulement comme un coût pour l’entreprise déterminant le niveau de
son embauche, mais également comme une composante essentielle du revenu distribué
et donc comme agissant sur le niveau de la consommation et donc sur celui de la
demande. Or, si la cause du chômage est, comme le pense Keynes, une insuffisance de la
demande, une baisse des salaires, dans son raisonnement circuitiste, loin de le résorber,
contribuera, au contraire, à l’aggraver.

En tout cas, une prise en compte de ce qui se passe sur le marché des biens et services est
nécessaire. Car, pour être durable, la création de nouveaux emplois implique l’existence
de débouchés pour la production supplémentaire. Or, pour l’analyse néoclassique qui
adopte la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, il ne saurait y avoir de problème à ce
niveau. Car l’offre est censée créer sa propre demande. Autrement dit, « la totalité des
coûts de production doit nécessairement être dépensée pour acheter au niveau agrégé,
directement ou indirectement, la totalité du produit ». Or, cette proposition se fonde
clairement sur l’hypothèse que le revenu distribué à l’occasion de la production est
totalement est immédiatement réinjecté dans le circuit économique. Autrement dit, la loi
des débouchés repose essentiellement sur l’hypothèse de l’absence de thésaurisation qui,
à son tour, repose sur l’hypothèse de la neutralité de la monnaie. En effet, pour les
classiques et les néoclassiques, la monnaie est seulement un instrument d’échange. Elle
ne peut donc être désirée et recherchée pour elle-même et il n’est pas rationnel d’en
détenir de manière oisive. Or, comme on le verra plus bas, c’est justement cette
conception de la monnaie que Keynes va s’employer à réfuter.

Par ailleurs, il est important de noter que l’absence de crise de surproduction suppose
non seulement l’égalité de l’offre globale et de la demande globale, mais également leur
adéquation structurelle. C’est-à-dire l’égalité entre demande de biens de consommation
et offre de biens de consommation, d’un côté, et l’égalité entre demande de biens de
production et offre de biens de production, d’un autre. Autrement dit, ceci suppose
l’égalité entre épargne et investissement, condition de la réalisation de l’équilibre
macroéconomique. Or, dans l’analyse néoclassique, cette égalité se réalise
automatiquement sur le marché des fonds prêtables qui égalise l’offre de capitaux
(l’épargne) à la demande de capitaux (l’investissement) grâce aux variations du taux de
l’intérêt réel. Or, comme on le verra ci-dessous, Keynes réfute la conception néoclassique
de l’égalité entre épargne et investissement et celle du taux d’intérêt. Il est donc temps
de voir ce que Keynes propose de spécifique dans son analyse de la monnaie et du taux
d’intérêt.

Section III) Monnaie et intérêt chez Keynes

Puisque les néoclassiques postulent l’hypothèse de la neutralité de la monnaie, il est


logique qu’ils prônent ce qu’on appelle l’analyse dichotomique de l’économie : l’analyse
réelle, d’abord, (les forces réelles déterminent les variables réelles), monétaire, ensuite,
(la quantité de monnaie en circulation détermine le niveau des prix absolus,
conformément à la théorie quantitative de la monnaie). Ainsi, il est pertinent de désigner
l’analyse néoclassique comme étudiant une économie réelle d’échange. Or Keynes se
propose, lui, d’étudier une économie monétaire de production, c’est-à-dire « une
économie dans laquelle la variation des vues sur l’avenir peut exercer une influence sur le
niveau de l’emploi et pas seulement sur son orientation ». D’autant plus qu’il considère
que « Nous ne voyons pas de raison de supposer que le système actuel fait un mauvais usage
des facteurs de production employés. (…) Lorsque, sur dix millions d’hommes désireux et
capables de travailler, il y en a neuf millions qui sont employés, rien ne prouve que le travail
de ces neuf millions soient soit mal orienté. Le reproche à faire au système actuel n’est pas
que l’affectation de neuf millions d’hommes employés est mauvaise, mais qu’il n’offre pas de
travail au million restant, alors qu’il le devrait. Ce n’est pas dans l’allocation des emplois que
le système actuel a failli, mais dans la détermination du niveau d’emploi ».

Rappelons que dans la représentation circuitiste de l’économie proposée par Keynes, ce


sont les anticipations des entrepreneurs qui déterminent le niveau de la demande
effective, qui détermine à son tour le niveau de la production et donc le niveau de
l’emploi. Or qui dit anticipations, dit incertitude et qui dit incertitude dit monnaie. Keynes
souligne à cet effet que : « L’importance essentielle de la monnaie vient de ce qu’elle est un
lien entre le présent et le futur ». Elle est donc désirée pour elle-même et non pas comme
un simple moyen d’échange et c’est pour cette raison même qu’elle ne peut pas être
neutre dans l’analyse de Keynes. La monnaie est désirée pour elle-même car elle possède
une qualité qu’aucun autre actif ne possède au même degré : la liquidité, c’est-à-dire la
plus ou moins grande facilité avec laquelle on peut transférer sous une autre forme, grâce
à l’échange, en minimisant les coûts de transaction, sans perte en valeur nominale. Or,
plus on vit dans un monde incertain, plus on est inquiet, plus on tend à détenir de la
monnaie : « La possession de la monnaie apaise notre inquiétude ; et la prime que nous
exigeons pour nous dessaisir de la monnaie est la mesure de notre inquiétude ». Ainsi,
l’intérêt est, du point de vue du prêteur, le prix exigé pour renoncer à la détention de la
monnaie et, du point de vue de l’emprunteur, le prix à payer pour disposer de la monnaie.

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