18 Contes de La Naissance Du Monde - Francoise Rachmuhl
18 Contes de La Naissance Du Monde - Francoise Rachmuhl
18 Contes de La Naissance Du Monde - Francoise Rachmuhl
18 CONTES
DE LA NAISSANCE
DU MONDE
Flammarion Jeunesse
Rachmuhl Françoise
Flammarion
Les hommes naîtraient des arbres. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Quant
à la terre, elle s’est formée grâce au plongeon d’un oiseau, parti la chercher au fond de
l’eau. Comment, vous n’en croyez rien ? Pourtant le mythe du plongeon, vous le
trouverez aussi bien en Inde qu’en Sibérie ou chez les Indiens d’Amérique du Nord.
Selon la mythologie aztèque, le monde s’est constitué par étapes et chaque étape
s’est terminée par une catastrophe. Il ne s’agit pas seulement du déluge – que l’on
rencontre dans tant d’autres civilisations – mais de la destruction par le vent ou par le
feu – reflets d’une réalité terrible, au pays des typhons et des volcans.
Avant nous, avant notre époque, disent les vieux, il y eut quatre
genres de vie, quatre genres d’hommes, sous quatre soleils différents.
Au commencement, disent les vieux, la terre et le ciel se sont établis, et
quand ils furent bien établis, le dieu Quetzalcoatl fabriqua l’homme avec de
la cendre. C’était sous le premier soleil, du signe de l’Eau. On l’appela
Soleil d’Eau. L’eau déferla sur le monde, elle inonda tout. Les hommes
devinrent des poissons.
Alors, disent les vieux, fut établi le deuxième soleil, sous le signe du
Jaguar. Il bouscula le ciel, il cessa de suivre sa route. Quand il arrivait à
midi, il répandait la nuit, et les jaguars dévoraient les hommes. Sous ce
soleil vivaient des géants. Lorsqu’ils se rencontraient, ils se saluaient en
disant : « Ne tombez pas », car celui qui tombait ne se relevait pas.
Le troisième soleil fut établi alors, disent les vieux, sous le signe de la
Pluie. Quelle pluie ? Une pluie de feu. Sous ce soleil, elle est tombée. Tout
ce qui vivait a été brûlé. Il a plu du sable, il a plu des pierres, et les roches
sont devenues couleur de feu.
Alors, disent les vieux, le quatrième soleil a été établi. On l’appela
Soleil de Vent. Tant qu’il a duré, le vent a soufflé et il a tout emporté. Les
hommes se sont dispersés dans la montagne et sont devenus des hommes-
singes.
Alors, nous disent les vieux, est né le cinquième soleil, celui qui nous
éclaire maintenant. C’est lui qui a créé l’aurore. On l’appelle Soleil de
Mouvement. Il avance, il suit sa route, il éclaire tous ceux qui se déplacent
sur la terre et tous ceux qui ont faim. Et c’est ainsi que nous mourrons, à
cause des déplacements et des famines, sous le cinquième soleil, celui qui
existe maintenant.
LES HOMMES
L’ascension
Conte des Indiens Zuni (Amérique du
Nord)
Aux yeux des Zuni, la terre est belle et elle existait déjà avant que l’évolution de
l’homme soit achevée. C’est à l’homme de s’adapter à la terre, ce n’est pas la terre qui
doit se soumettre à l’homme. Car la terre, et tout ce qu’elle porte, et tous les éléments,
et tous les hommes, appartiennent à la même famille et participent à la même vie.
Quelle belle leçon de sagesse !
Au commencement, quatre mondes s’étageaient, du bas jusqu’en haut,
des mondes obscurs et malodorants. Au-dessus d’eux s’étendait la terre,
déjà formée, déjà belle, avec ses forêts, ses collines et ses sources, et sur la
terre rayonnait le père Soleil.
Tout en bas, dans le quatrième monde, vivaient des êtres, mi-animaux,
mi-hommes. Ils n’étaient pas achevés. Une toison les recouvrait, formant
des touffes sur le haut de leur tête, comme des cornes. Ils avaient une
queue, des yeux, mais pas de bouche ; des fesses mais pas de trou dans le
derrière, et leurs pieds et leurs mains étaient palmés.
Ils s’agitaient dans le quatrième monde, tout en bas, dans le noir. Ils ne
pouvaient pas se voir, juste se sentir. Ils se marchaient dessus et se jetaient
leurs ordures les uns sur les autres. Ils avaient du mal à respirer.
Ils vécurent ainsi quatre jours aussi longs que quatre années.
Très loin au-dessus d’eux, sur la terre, le père Soleil se désolait, parce
qu’il n’y avait pas d’humains pour l’honorer et lui dresser des bâtons de
prière. Alors il pensa aux êtres du quatrième monde, il eut pitié d’eux et il
dit :
— Il faut que ces êtres montent jusqu’à ma lumière et ils deviendront
mon peuple.
Pour les aider, il leur envoya ses deux fils, les deux prêtres divins, Jeune
Frère et Frère Aîné. Les deux frères étaient nés quand le père Soleil avait
percé de ses rayons la brume qui enveloppait la terre. En trois jours, ils
étaient devenus adultes, capables de descendre chercher les êtres d’en bas.
Le quatrième jour, Jeune Frère dit à Frère Aîné :
— Nous sommes nés depuis quatre jours, nous sommes en âge de
travailler. Notre terre est bonne, mais personne ne l’habite. Allons vers le
sud-ouest. Là, en-dessous, dans le quatrième monde, il y a des êtres qui
vivent à l’étroit, dans le noir. Ils se marchent dessus, ils se jettent leurs
ordures les uns sur les autres. Et pourtant ils appartiennent à la même
famille que nous. Ils sont nos frères et nos enfants. Il faut qu’ils montent
jusqu’à ce monde-ci pour connaître notre père le Soleil.
Frère Aîné répondit :
— Qu’il en soit ainsi.
Les deux frères, qui étaient prêtres divins, se dirigèrent vers le sud-
ouest, jusqu’à l’entrée du quatrième monde. Ils descendirent d’abord dans
le premier monde, faiblement éclairé, puis dans le deuxième monde,
sombre, dans le troisième monde, encore plus sombre, enfin ils arrivèrent
dans le quatrième monde : là, c’était l’obscurité totale. Les êtres qui y
vivaient ne pouvaient pas se voir. Pour se reconnaître, ils se tâtaient dans le
noir et promenaient leurs mains palmées sur leurs visages.
Certains parmi eux s’aperçurent de la présence des deux prêtres divins
et dirent :
— Il y a deux étrangers parmi nous. D’où venez-vous, étrangers ? Mais
vous êtes nos pères, les prêtres divins !
Tous les êtres accoururent pour tâter le visage des prêtres divins, en
disant :
— Nos pères ! Vous êtes venus !… Montrez-nous comment sortir d’ici.
Nous avons entendu parler de notre père le Soleil et nous voulons le voir.
Les deux frères répondirent :
— Nous sommes là pour vous conduire sur la terre où vous verrez le
soleil. Nous suivrez-vous ?
— Oui, nous vous suivrons. Dans ce monde-ci, nous ne pouvons pas
nous voir. Nous marchons les uns sur les autres, nous nous jetons nos
ordures les uns sur les autres. C’est un monde répugnant. Nous attendons
depuis longtemps que quelqu’un nous conduise vers le père Soleil. Mais
nos frères du nord doivent venir avec nous.
— Qu’ils viennent, dirent les prêtres divins.
Et il en fut de même pour les êtres de l’est, pour ceux du sud et pour
ceux de l’ouest.
— Comment pouvons-nous accéder au monde éclairé par la lumière du
jour ? demandèrent les êtres d’en bas aux deux frères.
Jeune Frère se dirigea vers le nord. Il tenait des graines à la main. Il les
enfonça dans la terre, fit un tour complet sur lui-même : quand il se
retourna, un pin déjà grand était sorti du sol. Il fit un second tour et les
branches de l’arbre avaient atteint toute leur taille. Il arracha une branche et
la donna aux êtres. Il agit de même à l’ouest, en plantant un épicéa, au sud,
en plantant un sapin blanc, à l’est, en plantant un tremble. Puis il dit aux
êtres d’en bas :
— Maintenant nous pouvons aller dans le monde supérieur. Gens de
mon peuple, soyez prêts et prenez avec vous vos affaires.
Les deux prêtres divins prirent la branche de pin du nord, en guise de
bâton de prière, et la plantèrent dans le sol. Les êtres grimpèrent dessus et,
tandis que roulait le tonnerre, ils entrèrent dans le troisième monde. Il y
faisait moins sombre et cela les gêna.
— Est-ce ici que nous devons vivre ? demandèrent-ils.
— Pas encore, répondirent les deux frères.
Les êtres demeurèrent là quatre jours, aussi longs que quatre années,
puis les prêtres dressèrent, comme un long bâton de prière, la branche de
l’épicéa poussé à l’ouest et, tandis que grondait le tonnerre, les êtres
parvinrent dans le deuxième monde, un monde plongé dans la pénombre.
Cependant ils furent éblouis.
— Est-ce ici que nous devons vivre ?
— Pas encore.
Au bout de quatre jours aussi longs que quatre années, les prêtres
enfoncèrent dans le sol la branche du sapin blanc grandi au sud et, dans un
grondement de tonnerre, les êtres atteignirent le premier monde. Une
lumière rouge, comme celle de l’aurore, l’éclairait. Les êtres, aveuglés,
eurent du mal à garder les yeux ouverts. Mais bientôt ils purent se voir, voir
leurs corps couverts de cendres et de saletés, leurs têtes pleines d’une boue
verdâtre. Cela les rendit tristes.
— Est-ce ici que nous devons vivre ?
— Pas encore.
Ils y restèrent quatre jours aussi longs que quatre années, puis les
prêtres saisirent la branche du tremble de l’est et la fichèrent en terre. Le
tonnerre résonna comme les êtres accédaient au monde supérieur, baigné
par la lumière du jour.
Les deux prêtres divins arrivèrent les premiers, puis les hommes-
médecine avec leurs ballots de remèdes, puis tous les êtres. La clarté du
soleil les éblouissait tellement que leurs yeux douloureux étaient pleins de
larmes.
— Regardez le soleil, même s’il vous blesse, regardez bien votre père le
Soleil, leur dit Jeune Frère.
Ils pleuraient tant ils souffraient et, au fur et à mesure que ces larmes,
causées par le soleil, tombaient sur la terre, il en naissait des fleurs, qui
ressemblaient à l’astre, boutons-d’or et tournesols.
— Est-ce ici que nous allons vivre ? demandèrent les êtres.
— Oui, dirent les prêtres divins, c’est dans ce monde éclairé par notre
père le Soleil.
Les êtres demeurèrent là quatre jours aussi longs que quatre années.
— Il est temps à présent, dirent les prêtres divins, que notre peuple
apprenne à manger.
Ils semèrent du maïs et, par magie, celui-ci poussa si vite qu’il put
bientôt être moissonné. Quand les êtres l’eurent en leur possession, ils le
reniflèrent. Mais ils ne pouvaient pas l’avaler, car ils n’avaient pas de
bouche.
Les deux frères s’en attristèrent. Jeune Frère dit à Frère Aîné :
— Attendons la nuit et pendant qu’ils dormiront, nous irons leur tailler
des bouches.
Ce qu’ils firent. Comme ils avaient affûté leur couteau sur une pierre à
aiguiser rouge, les bouches furent rouges.
Le lendemain matin, quand le soleil se leva, les êtres s’étonnèrent
d’avoir des bouches. Ils avaient peur. Ils craignaient d’avoir été ouverts et
mis en morceaux pendant leur sommeil.
Mais bientôt ils eurent faim. Ils mangèrent du maïs et burent de l’eau.
La nuit suivante, ils se sentirent gênés : ils ne pouvaient pas évacuer la
nourriture qu’ils avaient ingurgitée, ils n’avaient pas de trou dans le
derrière. Les prêtres divins s’en aperçurent et leur creusèrent un trou entre
les fesses. Comme le couteau dont ils s’étaient servis avait été aiguisé sur
une pierre noire, le trou devint noir.
À présent les êtres pouvaient manger et digérer, mais leurs mains
palmées les rendaient malhabiles. Ils avaient du mal à se servir d’une meule
pour moudre le maïs, le réduire en farine et en faire des gâteaux. Ils avaient
du mal à se laver les mains. Ils traînaient aussi les pieds.
Jeune Frère dit à Frère Aîné :
— C’est désolant que ces gens aient des mains et des pieds palmés.
Coupons la membrane qui unit leurs doigts et séparons-les.
— Qu’il en soit ainsi, répondit Frère Aîné.
Le lendemain matin, les êtres, d’abord effrayés d’avoir des doigts et des
orteils séparés, se rendirent vite compte que c’était plus pratique pour
travailler et pour marcher.
Mais ils avaient encore des queues et des cornes.
— Si nous les leur coupions ? suggéra Jeune Frère.
— Qu’il en soit ainsi !
Il en fut ainsi et les êtres se réjouirent : ils étaient achevés.
Ils étaient devenus des hommes.
De l’âge d’or à l’âge de fer
Conte du monde gréco-romain
Les deux contes africains qui suivent, pleins de malice, vous expliqueront
pourquoi l’homme n’est pas immortel, malgré la bonne volonté du Créateur. Dire qu’il a
failli l’être… Il s’en est fallu de peu !
Quand le Créateur eut fini de créer le monde, il lui restait encore une
tâche, agréable à vrai dire : il s’agissait de faire à l’une de ses créatures le
don de l’immortalité. À qui le ferait-il ? Il hésitait. Évidemment il pensait à
Premier Homme, cet être insupportable qui se croyait supérieur aux autres
animaux, parce qu’il se tenait sur ses pattes arrière et était capable de lever
la tête, en regardant le ciel, pour savoir s’il pleuvrait. Mais enfin, le
Créateur avait créé Premier Homme à son image… Cela donnait à l’homme
quelque avantage.
Le Créateur décida donc de faire à Premier Homme ce cadeau royal : le
don de l’immortalité. Pour cela, il suffisait que Premier Homme boive une
gorgée de l’eau d’un certain fleuve, caché dans certaines hautes herbes et
spécialement béni par le Créateur lui-même. Après quoi, non seulement
Premier Homme ne mourrait pas, mais aucun de ses descendants non plus.
Loin du fleuve en question et loin du Créateur, au beau milieu de la
savane, Premier Homme était occupé à jouer son rôle d’homme, de
chasseur, de mangeur de chair, et il se pavanait, marchant fièrement sur ses
deux jambes, la tête haute et jetant un regard de pitié sur les animaux qui se
déplaçaient sur leurs pattes, les yeux baissés.
Premier Homme ignorait tout du cadeau royal que voulait lui faire le
Créateur. S’il l’avait su, quelle n’aurait pas été son attitude !
Le Créateur devait le prévenir. Qui, parmi toutes les bêtes, pourrait
porter à l’homme la bonne nouvelle ?
Le Lion ?… Le Lion avait beau être le roi des animaux, il était
paresseux, tout le monde le savait. La Lionne était trop occupée à nourrir sa
marmaille. Le Chacal ? Celui-là, on ne pouvait guère se fier à lui. Le
Vautour ? Il s’arrêterait en route pour se repaître de charognes. Le
Perroquet ?… Trop bavard. L’Antilope ?… Trop fuyante. La Fourmi ?… La
Fourmi… Peut-être… Non, trop petite, trop laborieuse. Bref, aucun animal
ne semblait convenir. Finalement le Créateur choisit un brave garçon, un
peu lent, mais en qui on pouvait avoir toute confiance : Caméléon.
Après avoir longuement réfléchi, avant d’accepter, et fait, sans se
presser, ses préparatifs de voyage, Caméléon se mit en marche, lentement,
lentement, sûrement – lenteur est mère de sûreté.
À chaque pas, il avançait une patte, mais avant de la reposer sur le sol,
il hésitait – on ne prend jamais trop de précautions –, demeurait quelques
minutes la patte en l’air – on ne sait pas ce qu’il peut se passer –, esquissait
un mouvement en arrière – ne valait-il pas mieux s’en retourner ? –,
finalement se décidait à poser la patte en avant. Ensuite, soulevant l’autre
patte, retombait dans les mêmes doutes et les mêmes angoisses.
Bref, vous l’avez compris, Caméléon n’allait pas vite. Au bout d’un très
long temps – plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années ? –, il
arriva enfin auprès de Premier Homme. Il lui délivra son message – oh
lentement, lentement, un mot après l’autre, surtout pas de précipitation, la
précipitation est source d’erreurs, c’est connu.
Dès que Premier Homme eut compris ce dont il s’agissait, il bondit
dans les hautes herbes, à la recherche du fleuve. C’était là… Non, là…
L’eau aurait dû se trouver là…
Dans ce qui avait été le lit du fleuve, dans le sable, au milieu des
cailloux, pas le moindre ruisselet, la moindre flaque, la moindre goutte, la
moindre trace d’humidité. Premier Homme eut beau piétiner le sol, le
creuser avec ses ongles, s’aplatir, lécher les cailloux, manger le sable…
Rien à faire.
Premier Homme et ses descendants ne seraient jamais immortels.
— C’est ta faute ! cria-t-il à Caméléon.
Et, dans sa rage, il tua la pauvre bête.
Voyant cela, le Créateur hocha la tête. « J’aurais dû m’en douter, pensa-
t-il. Je connais pourtant les hommes. Et maintenant ? Ils ne pardonneront
jamais la perte de leur immortalité à ce pauvre animal, ni à ses descendants.
C’est vrai, il a été trop lent, mais tellement plein de bonne volonté…. Et je
suis sûr qu’à la dixième, à la vingtième génération, les hommes
continueront à le haïr. »
Alors, dans sa bonté, le Créateur permit à Caméleon de se dissimuler,
en changeant de couleur suivant son environnement. Ainsi, pour échapper à
ses poursuivants, ce drôle d’animal peut se confondre, dans la savane, avec
le sable, les herbes ou les branches.
La sorcière Wuriri
Conte aborigène (Australie)
Une brume chargée de tous les parfums de la terre enveloppait les îles.
Izanami souffla dessus : le dieu du Vent naquit et dispersa la brume.
Ensuite la déesse donna le jour au dieu du Feu. Hélas ! en venant au
monde, il brûla sa mère, si bien qu’Izanami mourut.
Izanagi était désespéré. Il haïssait cet enfant qui avait coûté la vie à son
épouse chérie. Il tira le sabre qui pendait à sa ceinture et coupa le dieu du
Feu en trois : les trois morceaux devinrent aussitôt trois dieux. Quant aux
gouttes de sang qui tombèrent de la lame, elles se transformèrent en étoiles
– ce sont les cinq cents étoiles qui bordent la Voie lactée.
Izanagi continuait à se lamenter, se roulait à côté de la morte, sanglotait
à fendre l’âme. De ses larmes surgit la jeune déesse de la Rosée.
Éclat de la rosée.
Bruit léger
des bambous qui s’égouttent.
Cependant Izanami était partie au Pays des Morts, sous la terre, dans les
Enfers, et le temps s’écoula. Izanagi restait inconsolable.
Alors il prit une grande résolution. Puisque celle qu’il aimait se trouvait
désormais dans le monde souterrain, il irait la chercher.
Il se rendit dans un lieu appelé la Source Jaune, un endroit désolé, où
des pins aux troncs tordus gardaient l’entrée d’un gouffre, si profond, si
obscur, qu’on n’en voyait pas le fond. C’était la Porte des Enfers.
Izanagi rejeta en arrière sa chevelure noire, la fixa avec le peigne, posa
la main sur la poignée de son sabre et descendit hardiment dans les
ténèbres. Il finit par arriver près des Morts. Dès qu’il reconnut la douce voix
de son épouse, il fut bouleversé.
— Divine Izanami, lui dit-il, ma femme, ma sœur chérie, je suis venu te
chercher jusqu’ici. Acceptes-tu de me suivre ?
— Mon cher époux, lui répondit-elle, pourquoi viens-tu si tard ? J’ai
déjà goûté à la nourriture des Enfers, je n’ai plus le droit de retourner à la
lumière du jour – ni de te revoir jamais. Je t’en supplie, éloigne-toi et
surtout n’essaie pas de me voir.
Mais Izanagi ne pouvait accepter l’idée d’être venu de si loin pour
chercher sa femme et de repartir sans même jeter un coup d’œil sur elle.
Il retira le peigne planté sur sa tête, en brisa une dent, puis le remit dans
ses cheveux. Il enflamma ensuite la dent de bois qu’il tenait à la main. Les
ténèbres s’éclairèrent faiblement. Il vit Izanami.
Izanami… Quoi ? C’était cela, Izanami ?… Ce n’était plus ce corps
divin, c’était une chose innommable, un squelette avec des morceaux de
chair pourrie. Izanagi, horrifié, recula.
— Tu m’as regardée malgré ma défense ! hurla la déesse, tu m’as
plongée dans la honte !
Elle lança sur son époux les huit abominables Filles des Enfers, des
monstres toujours affamés, et se mit à leur tête. Izanagi s’enfuit.
Il remonta la pente du chemin des Morts, de toute la vitesse de ses
jambes, les furies sur ses talons. Sans se retourner, il arracha une touffe de
ses cheveux, qui tomba et se transforma en une plante aux larges feuilles.
Les Filles des Enfers se précipitèrent sur elle et la dévorèrent, puis se
remirent à la poursuite du dieu.
Izanagi saisit alors son peigne en bois et le lança derrière lui. Aussitôt
s’élevèrent des taillis de bambous. Les Filles des Enfers se précipitèrent sur
les pousses tendres et les dévorèrent.
Izanagi se rapprochait du monde supérieur. Les ténèbres étaient moins
épaisses. Sans ralentir son pas, il jeta un coup d’œil derrière lui : les
horribles mégères et le cadavre d’Izanami avaient repris leur course. Le
dieu frissonna, la sueur ruisselait de son front sur le sol, forma un filet
d’eau, puis une large rivière, qui arrêta un instant les monstres, juste assez
longtemps pour qu’Izanagi, d’un bond, atteigne l’entrée des Enfers.
Les furies tentèrent encore de l’atteindre, celle qui avait été son épouse
lui tendit ses bras décharnés.
Mais la lumière du jour illuminait le dieu. Il aperçut, contre un pin, un
énorme rocher, qu’un millier d’hommes n’auraient pu ébranler. D’une main,
il le poussa, le roula, et ferma pour toujours la porte qui mène au Pays des
Morts.
Derrière, tempêtaient Izanami et ses monstrueuses suivantes.
— Adieu, lui cria son époux, tout est fini entre nous !
— Si tu m’abandonnes, mon cher époux, clama-t-elle, chaque jour
j’étranglerai mille hommes !
— Et moi, ma femme chérie, chaque jour j’en ferai naître mille cinq
cents ! Adieu ! Adieu ! Tu seras désormais la grande déesse des Enfers.
Izanagi s’éloigna de l’entrée du Pays des Morts et chercha une eau dans
laquelle se tremper, pour se purifier des souillures dont il s’était couvert au
fond des Enfers.
Il découvrit dans une petite île la rivière des Orangers, fraîche,
transparente, parfumée. Il s’y baigna, longuement.
Lorsqu’il sortit de l’eau, une goutte tremblait au bout de son nez. Ce
n’était pas une goutte, c’était le dieu de la Tempête, Susanoo, qui se
manifesta immédiatement par des bruits et des mouvements désordonnés.
Dans l’œil droit d’Izanagi, une autre goutte donna naissance à un
garçon, Tsukino-kami, le dieu de la Lune, enfin d’une troisième goutte dans
son œil gauche, sortit une lumineuse petite fille, Amaterasu, la déesse du
Soleil.
Izanagi s’adressa d’abord à ses deux fils :
— À toi, Susanoo, qui es si turbulent, je donne le domaine de l’Océan,
la plaine aux huit cent mille vagues, limitée par ses rivages. À toi, calme
Tsukino, je donne le royaume de la Nuit, mais tu n’y règneras jamais
pendant le jour.
Le dieu prit tendrement dans ses bras sa fille Soleil.
— Et toi, Amaterasu, toi qui rayonnes, aussi belle que ma chère
Izanomi autrefois, tu auras en partage le Ciel illimité.
À la venue du soleil,
après le départ de la lune,
dansent les libellules.
Saulé et Ménulis
Conte de Lituanie
Jaci, la Lune, s’ennuyait dans le ciel. Elle avait été jadis une jeune fille
comme les autres, une Indienne à la douce figure ronde, aux pommettes
hautes, aux lèvres tendres. Elle avait vécu parmi les hommes. Elle
s’ennuyait d’eux.
Pourtant elle ne pouvait descendre jusqu’à eux. Elle demanda donc au
jaguar de le faire à sa place. Il se glisserait dans la forêt immense, se
confondrait avec les lianes et, ombre parmi les ombres, s’approcherait du
village et surprendrait les secrets des hommes. Il remonterait les transmettre
à la Lune, et cela la distrairait.
Jaci avait confiance dans le jaguar, la plus puissante, la plus habile de
toutes les créatures.
Or, un soir que le jaguar s’approchait du fleuve pour y boire, il
rencontra une jeune Indienne. Elle remontait dans le sentier, les bras
chargés de poissons. Le jaguar pensa qu’elle allait s’enfuir devant lui,
terrorisée à sa vue, comme la plupart des humains.
Mais pas du tout. La jeune fille ne manifesta aucune crainte. Elle
regarda le fauve en souriant, continua à marcher d’un pas égal et, comme il
la suivait, elle se retournait de temps en temps pour lui jeter un coup d’œil.
Le jaguar aima sa démarche tranquille et son visage souriant.
Il la suivit jusqu’au village et entra avec elle dans sa hutte. Elle le reçut
comme on reçoit un hôte de marque. La bête et la belle passèrent la nuit
ensemble.
Avant l’aube, le jaguar sortit de la hutte et s’éloigna de son pas feutré.
Un peu plus tard dans la journée, les nouveaux amis se retrouvèrent au bord
du fleuve et remontèrent tous deux jusqu’à la hutte de l’Indienne. Et il en
fut de même les jours suivants.
Malheureusement, les gens du village se doutèrent de quelque chose. Ils
guettèrent la jeune fille et son ami, et les virent ensemble. Ils ne
comprenaient rien à cet amour entre deux êtres d’espèce différente, et ce
qu’ils ne comprenaient pas, ils le redoutaient et cherchaient à le détruire.
Un matin, après le départ du jaguar, ils entrèrent dans la hutte de
l’Indienne, s’emparèrent d’elle, malgré ses supplications, l’entraînèrent loin
de là, à l’extrémité du village. Ils l’enfermèrent dans une autre hutte, après
l’avoir solidement ligotée.
À la nuit tombée, le jaguar, de son allure balancée, s’approcha du
rivage, se coula dans les hautes herbes, pour aller boire l’eau du fleuve. Puis
il attendit son amie, qui n’était pas là. Il l’attendit longtemps, enfin partit à
sa recherche. Il la chercha partout, dans la forêt, dans le village, longtemps,
longtemps. La douleur le tenaillait. Il ne la trouvait toujours pas.
Alors une rage folle, aveugle, le prit et il détruisit tout sur son passage.
Arbres, buissons, huttes, hamacs, marmites, tout volait en éclats. D’un coup
de patte, il égorgeait les animaux. Puis il disparut.
Les villageois, qui s’étaient terrés, impuissants, réapparurent. Ils se
mirent à errer dans les débris.
Des plaintes s’élevaient d’une hutte, à l’extrémité du village. C’était la
jeune fille qu’ils avaient emprisonnée et qui n’avait pu échapper au
massacre. Dans sa folie meurtrière, sans le savoir, le jaguar avait blessé
celle qu’il aimait, en abattant la hutte.
Elle mourut. Les villageois enveloppèrent son corps dans un fin tissu de
laine blanche et le déposèrent, selon la coutume, dans une pirogue, sur le
fleuve. Le bateau s’éloigna au fil du courant.
Plusieurs mois s’écoulèrent. Les hommes avaient réparé leurs huttes. Ils
pêchaient, tranquillement, dans le fleuve, lorsqu’ils virent s’approcher le
bateau qui avait renfermé la jeune morte, et dont ils avaient presque oublié
le souvenir.
Le corps de l’Indienne ne s’y trouvait plus. Mais dans la couverture de
laine blanche était blotti un nouveau-né.
— C’est le fils du jaguar ! s’écrièrent les villageois.
Honteux de ce qu’ils avaient fait subir autrefois à la jeune femme, ils
prirent l’enfant avec eux et l’élevèrent. C’était un garçon
exceptionnellement beau, fort et intelligent.
Il fit des progrès si rapides en peu d’années que, déjà, les anciens du
village songeaient à le marier.
Un jour où les villageois se trouvaient tous au bord du fleuve, le garçon,
sans prononcer un mot, prépara un grand feu. Quand celui-ci commença à
flamber, le jeune homme s’élança dans les flammes, en étendant les bras,
comme un aigle prêt à s’envoler.
Et, sous les yeux étonnés des hommes et des femmes, sans se brûler,
poussé par l’air chaud, il s’éleva lentement vers le ciel. Son corps devenait
transparent, lumineux, éblouissant. Il montait, montait toujours, et finit par
s’immobiliser, haut dans le ciel, sous la forme d’une énorme boule de feu.
Les hommes le regardaient avec stupeur. Leurs yeux brûlaient, ils
devenaient aveugles sous l’effet de la lumière intense. Ils se réfugièrent
dans leurs huttes.
Autour d’eux, la chaleur flétrissait les herbes, desséchait les arbres, les
animaux fuyaient en haletant, l’eau du fleuve s’évaporait. La forêt, devenue
silencieuse, se transformait en désert.
Alors Jaci, la Lune, qui avait tout vu, décida d’intervenir et de sauver la
terre. Elle se sentait responsable, elle qui avait envoyé le jaguar chez les
hommes. À cause d’elle, le fauve avait rencontré l’Indienne, à cause d’elle,
ils avaient eu ce fils éblouissant.
Elle souffla longuement sur la forêt et sur le fleuve. Chaleur et lumière
devinrent moins denses, l’eau recommença à couler, le feuillage des arbres
à bouger, à nouveau plein de bruissements.
Et si le fils du jaguar, devenu le Soleil, continua à rayonner, il le fit avec
plus de douceur.
LES ANIMAUX
Les trois gouttes de sang
Conte du Vietnam
Quand Ngoc Tam vit la belle Nhan Diep, sa chevelure de nuit, ses
joues couleur de pivoine, sa taille souple comme le bambou, il tomba
amoureux d’elle et l’épousa.
Ngoc Tam était un paysan, simple, confiant et courageux. Il cultivait un
petit champ de mûriers pour que sa femme puisse élever des vers à soie. Il
travaillait dur dans sa rizière, au long des jours, au long des mois.
Comme le dit le poète :
Sous les feuilles des mûriers
Sommeillent les vers à soie
Et les hirondelles couvent
Leurs œufs dans la véranda.
Le paysan fatigué
Prend sa herse sur l’épaule,
Rentre chez lui à midi.
Le chant des coucous résonne.
Sa journée n’est pas finie.
Même si sa vie était rude, Ngoc Tam se trouvait heureux. Nhan Diep ne
se plaignait pas. Pourtant elle aurait préféré mener une existence différente
et posséder plus d’argent : elle ne rêvait que luxe et repos, robes et bijoux.
Son mari ne se doutait de rien et quand, subitement, elle tomba malade
et mourut, il fut inconsolable. Il ne voulut pas se séparer du corps de sa
bien-aimée. Il le mit dans un cercueil, vendit tous ses biens, s’acheta un
sampan et partit avec le cercueil sur son bateau, au fil de l’eau.
Un matin, au réveil, un parfum délicieux surprit Ngoc Tam. Il leva les
yeux vers la rive : une colline couverte de plantes odoriférantes et d’arbres
chargés de fruits s’élevait de l’autre côté de l’eau. Il descendit à terre et
commença à gravir la pente. Il avançait comme dans un enchantement. Il
finit par rencontrer un petit vieillard qui s’appuyait sur une canne de
bambou. Aux rides de son visage halé, à sa chevelure de coton blanc, à son
regard étincelant de jeunesse sous ses paupières blondes, Ngoc Tam
reconnut le génie de la Médecine. Celui-ci voyageait par le monde, avec sa
colline pour bagage, afin d’enseigner aux hommes les remèdes qui
soulagent leurs maux. Ayant entendu vanter les grandes qualités de Ngoc
Tam, le génie avait arrêté sa colline sur la rivière, près du sampan, et
proposait au paysan de l’admettre parmi ses disciples.
— Je vous remercie humblement, s’écria Ngoc Tam, prosterné aux
pieds du génie. Mais je ne pourrais demeurer sans ma femme. Tout ce que
je souhaite, c’est de pouvoir vivre avec elle comme avant… Je vous en
supplie, ressuscitez-la !
— Quelle folie de croire que la vie humaine, si pleine de souffrances,
est le bien suprême ! Quelle folie plus grande encore de se fier à un être
aussi léger et inconstant qu’un papillon dans le vent ! Enfin, je consens à
exaucer ton vœu… J’espère que tu ne t’en repentiras pas. Ouvre le cercueil,
coupe-toi le bout du doigt et laisse tomber trois gouttes de ton sang sur le
corps de ta femme.
Le paysan obéit. Nhan Diep poussa un profond soupir, battit des
paupières et s’éveilla, lentement, comme si elle sortait d’un profond
sommeil. Puis elle s’assit dans le cercueil, se dressa et l’enjamba, prête à
s’en aller.
— Ne partez pas si vite, dit le génie. N’oubliez jamais que c’est grâce à
votre mari que vous vous retrouvez en vie. Soyez pour lui une bonne
épouse. Et profitez tous deux de votre bonheur.
Ngoc Tam était pressé de rentrer chez lui avec sa femme et de reprendre
sa vie de travail. Il avançait aussi vite qu’il pouvait sur la rivière, à force de
rames, de nuit comme de jour. Pourtant, un soir, il dut s’arrêter dans un port
et partir, seul, dans les ruelles, acheter des provisions. Quand il revint sur le
quai, les bras chargés de paquets, son sampan était vide, Nhan Diep avait
disparu.
Il la chercha partout désespérément. Il la retrouva au bout d’un mois.
Quand son mari avait laissé Nhan Diep seule pour se rendre dans le
port, un riche marchand avait amarré son bateau à côté du sampan. Attiré
par la beauté de la jeune femme, il l’avait invitée à monter à son bord pour
prendre le thé. Et tandis qu’elle trempait ses lèvres dans une tasse de
porcelaine fine, ornée de dragons rouges et de nuages d’or, il avait fait
mettre les voiles.
Nhan Diep s’était habituée à mener une vie de luxe, elle avait autant de
robes et de bijoux qu’elle voulait. Elle n’était pas du tout enchantée que son
ancien mari l’ait retrouvée. Pourquoi retourner travailler dans un champ de
mûriers, avec un paysan qui sentait la sueur ?… Fi donc ! Elle ne repartirait
pas avec Ngoc Tam et le lui fit clairement savoir.
Comme le dit le poète :
Le fleuve le plus profond,
Tu peux toujours le sonder.
Mais le fond d’un cœur perfide,
Qui pourra jamais l’atteindre ?
Alors Ngoc Tam réalisa qui était vraiment sa femme et sentit son amour
pour elle le quitter, comme un vêtement qu’on ôte et qui tombe à terre.
— Tu es libre, dit-il à Nhan Diep. À une condition : que tu me rendes
les trois gouttes de sang que j’ai versées pour te ressusciter. Coupe-toi le
bout du doigt.
Soulagée de se débarrasser de son paysan de mari à si bon compte, la
jeune femme saisit un couteau et s’entailla le bout du doigt. Mais à peine la
première goutte de sang commençait-elle à perler que Nhan Diep pâlit,
chancela, s’affaissa sur le sol : elle était morte.
Était-elle morte tout à fait ? Eh bien non, car, sous la forme d’un
moustique, elle poursuit son ancien mari et tout autre humain qu’elle
rencontre, et réclame encore et encore, afin de renaître à la vie, les trois
gouttes de sang qui lui manquent.
Hé là ! Dis-moi donc, moustique,
Pourquoi vrombis-tu ainsi ?
Te plaindrais-tu de la vie ?
Lit douillet, natte de jade,
Sont à ta disposition.
Joues de neige et lèvres roses,
Tu les goûtes à loisir.
L’innocence d’un enfant
Ne trouble pas ton plaisir.
Que nous soyons dans la peine
Ne te cause aucun tracas,
Quand tu as la panse pleine.
Mais enfin, prends garde à toi !
Si jamais une palmette
Vient me tomber sous la main,
Je frapperai avec joie
Et justice sera faite !
Le Windégo
Conte des Indiens Cree (Amérique du
Nord)
Avez-vous entendu parler du Windégo ? Si vous vous promenez dans les grandes
forêts du nord des États-Unis ou au Canada, vous en aurez sûrement une idée. Alors,
méfiez-vous ! Et méfiez-vous aussi des moustiques, qui pullulent au bord des lacs de
ces régions.
Savez-vous bien ce qu’est un Windégo ? Non ?… Un Windégo est un
monstre de pierre, qui habite dans les grandes forêts du nord de l’Amérique.
Aucune lance, aucune flèche ne peut l’atteindre. Il ressemble grossièrement
à un homme, aussi haut que l’arbre le plus haut, aussi pesant qu’une
montagne. Quand il marche, ses pas ébranlent les profondeurs du sol.
Sauvez-vous vite alors, ou cachez-vous, car c’en est fait de vous si vos yeux
rencontrent les siens. Son regard creux vous paralyse et vous devenez sa
proie : le Windégo se nourrit de chair humaine.
Dans un village niché dans la forêt, au bord d’un lac aussi bleu que le
ciel, vivait un groupe d’Indiens. Les hommes chassaient et pêchaient, les
femmes s’occupaient des enfants, préparaient les repas, confectionnaient
avec les peaux des bêtes tentes et vêtements. Chacun vaquait à sa tâche et
ils étaient heureux.
Et puis le malheur les frappa. L’un des jeunes gens partit un soir, avec
son arc sur l’épaule, pour mieux surprendre le gibier, et ne revint pas le
lendemain matin, ni les jours suivants. Ce fut ensuite le tour d’une jeune
fille, qui s’éloigna dans la même direction, en cueillant des baies sur les
buissons. Puis un autre homme, une autre femme disparurent. Les Indiens
comprirent qu’un Windégo était venu s’installer près de chez eux.
Avant d’être mangés les uns après les autres, devaient-ils s’en aller et
reconstruire leur village, bien loin de là, dans une contrée étrangère ?
Ils se réunirent autour d’un grand feu pour en discuter et implorer les
Esprits protecteurs de leur pays. Les plus craintifs voulaient partir, les autres
ne le voulaient pas : il leur coûtait trop de quitter une région qu’ils
connaissaient et qu’ils aimaient, où ils étaient nés, où les pères de leurs
pères dormaient dans la terre sacrée.
Comme la réunion se prolongeait, un enfant qui jouait par là s’amusa à
lancer une pierre dans les flammes. Sous l’action de la chaleur, la pierre
éclata.
— Grands-parents, s’écria-t-il en s’adressant aux anciens du village,
comme la chaleur a cassé la pierre en plusieurs morceaux, ne pourrait-elle
en faire autant du Windégo, puisqu’il est, lui aussi, en pierre ?
Les anciens se prirent à sourire et pensèrent que les Esprits parlaient par
la bouche de cet enfant et qu’ils allaient peut-être exaucer leurs prières.
Le jour suivant, les hommes creusèrent une fosse, non loin du village,
sur le chemin que, d’ordinaire, prenait le Windégo pour s’emparer de ses
proies. Ils creusèrent jusqu’à ce que la fosse soit assez profonde pour
contenir en son entier le plus grand des arbres de la forêt. Les femmes
comblèrent l’énorme trou avec des branches, de la mousse et des feuilles,
puis effacèrent soigneusement les traces de leur travail.
Tous les villageois, formant un large cercle autour de la fosse, se
blottirent dans les taillis et attendirent. La nuit vint. Bientôt des
craquements, des pas se firent entendre, des pas lourds qui se rapprochaient.
Le sol trembla. Hommes et femmes retenaient leur souffle et se cachèrent
les yeux de leur main pour ne pas être tentés de regarder le monstre.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Avec fracas, le Windégo tomba
au fond du trou.
Les villageois se précipitèrent pour amasser au-dessus de lui bûches,
bûchettes, branches, branchettes, brindilles même, n’importe quoi capable
de flamber. Puis la plus âgée des femmes du village lança une braise.
Aussitôt le feu prit. La fosse se transforma en fournaise. Par saccades,
des gémissements s’en échappaient, au fur et à mesure que le grand corps
du Windégo brûlait.
Mais quand son cœur explosa, avec un bruit terrible, chaque villageois
entendit distinctement vibrer à son oreille une voix aiguë qui disait :
— Tu as cru te débarrasser de moi par le feu, mais je continuerai à te
poursuivre, toi et tes descendants, et à me nourrir de votre sang, maintenant
et dans les siècles à venir.
Cette petite voix sortait des cendres du Windégo, éparpillées dans l’air
entre les arbres. Elles s’étaient transformées en moustiques.
Sedna et le fulmar
Conte inuit (Canada)
Ce conte est étrange et cruel – comme d’autres contes de ces régions polaires,
où la vie des hommes est difficile. Sedna, la femme mutilée, qui continue à vivre au
fond de l’eau, est une figure symbolique, à la fois de la mort et de la vie.
Il y avait, dans le Grand Nord, au pays des neiges et des glaces, une
jolie fille nommée Sedna. Elle demeurait avec son père et menait une vie
dure, mais heureuse. Elle se trouvait bien ainsi et repoussait fièrement les
jeunes gens du village qui auraient voulu l’épouser.
Le printemps arriva, les blocs de glace se disloquèrent et fondirent. Un
grand oiseau des mers, un fulmar, se percha sur le rivage et, s’adressant à
Sedna, se mit à chanter :
— Viens avec moi, Sedna, viens au pays des hommes-oiseaux. Là-bas,
tu ne connaîtras plus jamais la fatigue ni la faim. Tu vivras sous une tente
couverte de peaux de renne, tu dormiras sur des fourrures d’ours, tes
vêtements, légers et chauds, seront tissés de plumes. Grâce à mes
compagnons, les hommes-oiseaux, les fulmars, tu ne manqueras jamais de
rien, ni d’huile pour ta lampe, ni de viande dans ta marmite.
La voix du fulmar était douce, ses belles paroles enchantèrent Sedna.
Elle accepta de s’enfuir avec lui, au-dessus du vaste océan.
Le trajet était long. Finalement ils arrivèrent au pays des fulmars. Sedna
découvrit la demeure que lui offrait l’homme-oiseau : une cabane, aux murs
faits de méchantes écailles de poisson, percés de trous, qui laissaient entrer
le vent et la neige. En guise de fourrures, des peaux rugueuses de morse
recouvraient sa couche. Quel genre de vie allait-elle mener ? Du poisson,
rien que du poisson pour nourriture, des fulmars, rien que des fulmars
comme compagnie !
Trop tard ! Sedna se rendait compte que les oiseaux n’avaient rien de
commun avec les hommes et qu’elle aurait mieux fait d’écouter le plus
modeste des jeunes gens qui lui faisaient la cour, dans son village.
Bientôt pourtant, elle donna naissance à des enfants-oiseaux. Cela,
c’était le pire.
Elle commença à se lamenter. Elle appelait son père :
— Ah, mon père, si tu savais comme je suis malheureuse, quelle
misérable vie je mène, tu viendrais me délivrer. Tu prendrais ton kayak et
courrais sur la mer pour me chercher et m’emmener bien loin. Je ne suis ici
qu’une étrangère, les hommes-oiseaux me regardent méchamment. Le vent
froid souffle sur mon lit et ma nourriture est mauvaise. Ah, mon père, viens
et ramène-moi dans mon pays.
Une année était passée depuis la fuite de Sedna. C’était à nouveau le
printemps et la fonte des neiges. La surface de l’eau était parcourue par des
brises tièdes. Le père prit son kayak et partit rendre visite à sa fille, dont il
ignorait les souffrances.
Quand il apprit quels outrages celle-ci avait subis, il entra en rage.
Profitant de l’absence des autres hommes-oiseaux, partis à la pêche, il tua le
fulmar, monta avec Sedna dans le petit bateau et ils s’éloignèrent
précipitamment sur la vaste mer.
Les hommes-oiseaux revinrent de la pêche et cherchèrent partout leur
compagnon. Lorsqu’ils découvrirent qu’il avait été assassiné et que son
épouse avait fui, ils poussèrent des cris lamentables, en tournant autour du
corps. Puis ils s’envolèrent tous, dans un grand bruit d’ailes, et, dès qu’ils
aperçurent les fugitifs, ils utilisèrent leurs pouvoirs magiques et
provoquèrent une tempête.
Des vagues énormes soulevaient le kayak, le faisaient tourbillonner,
croulaient sur lui avec fracas. Le père crut sa dernière heure venue. Il
comprit que les hommes-oiseaux se vengeaient et, pour apaiser leur esprit,
saisit Sedna, cause de leur malheur, et la jeta par-dessus bord. Aussitôt la
mer s’apaisa.
La pauvre fille se débattait. Elle s’agrippa au rebord du kayak. Le père
prit son couteau et lui trancha les mains. Sedna sombra au fond de l’eau.
Mais les mains de Sedna vivaient encore. Elles tournoyaient au gré des
flots et se changèrent en phoques, orques et baleines.
Sedna, non plus, ne mourut pas.
C’est elle la nourricière qui fournit aux hommes les bêtes dont ils ont
besoin pour vivre, là-bas, dans le Grand Nord.
Mais si elle est bonne envers les Inuits, les habitants du pays des glaces,
elle n’a jamais pardonné à son père, qui finit sa vie misérablement.
Sedna est désormais la déesse du fond des mers, celle qui préside à la
Mort comme à la Vie.
Sole et Bon Dieu
Conte martiniquais (Antilles)
En Martinique, c’est seulement la nuit venue, autour d’un feu, que le conteur
réunit les gens du village. « Sôle au commencement té an bel ti poisson, bien formé,
bien joli… » Au commencement, Sole était un joli petit poisson…
Mais attention ! S’il prend envie au conteur de conter en plein midi, malheur à lui !
Il risque fort d’être changé en panier de persil !
Bon Dieu n’avait pas tout à fait terminé le monde. Il restait encore, çà
et là, quelques petites choses à faire. Aussi, avant de regagner ses nuages, se
promenait-il sur la terre et sous les eaux, pour aménager, compléter,
modifier, rectifier ceci ou cela.
Il aimait tout particulièrement se rendre dans les mers du Sud, voir
évoluer, à coups de queue et de nageoires, les gracieuses créatures qui les
peuplaient et les entendre bavarder. En ce temps-là, bien sûr, les poissons
parlaient.
Bon Dieu se réjouissait, en particulier, d’avoir donné naissance à la plus
jolie petite poissonne des Antilles, Sole. Sole alors était multicolore, vive et
dodue, avec un œil rond de chaque côté de la tête. En un mot, ravissante !
Et elle le savait.
Maligne, avec ça, la langue bien pendue, un brin malveillante, toujours
prête à exercer son esprit aux dépens des autres poissons et à leur jouer des
tours. Il faut dire que Bon Dieu avait un faible pour les farceuses de son
espèce.
Un jour que Sole se promenait non loin du rivage, elle aperçut une
grosse masse échouée sur le sable, qui se débattait en soufflant. C’était
Requin en personne, que la marée avait entraîné jusqu’à un trou dans la
plage et abandonné là, en se retirant. Requin ne connaissait rien aux marées.
Il était grand, gros, goinfre et bête.
En d’autres circonstances, Sole aurait fui Requin, de peur de lui servir
de déjeuner. Mais cette fois, il lui parut inoffensif et elle pensa pouvoir tirer
parti de la situation.
— Que fais-tu là, mon pauvre Requin ? Que t’est-il arrivé ? dit-elle en
se rapprochant.
— Eh bien… fit Requin en haletant, la mer m’a amené là… Je prenais
un bon bain dans ce creux… si confortable… et puis elle s’en est allée…
sans… sans me prévenir… et… et… je suis coincé, termina-t-il en
suffoquant. Peux-tu m’aider ? Je… je te le revaudrai.
— Bien sûr que je peux t’aider ! C’est moi qui commande à la mer ! Je
vais lui ordonner de revenir. Ne t’en fais pas.
Sole savait que la marée montait. Elle attendit quelques minutes, fit
semblant de donner des ordres. À la première grosse vague, qui entraîna
Requin loin de la plage, elle se glorifia bruyamment.
— Hein, qu’est-ce que je t’avais dit ?
— Ah, chère amie, tu m’as sauvé la vie… Si tu voulais… tu pourrais
m’être bien utile. Grâce à toi, je pourrais échapper aux dangers, tu me
servirais de poisson-pilote. En échange, je t’offre ma protection. Je te
porterai, je t’abriterai sous mon aileron.
Sole eut l’air d’hésiter avant d’accepter l’offre.
Ce fut une alliance profitable pour les deux compères. Sole, qui avait la
vue perçante et l’esprit agile, empêcha plus d’une fois le grand benêt de
foncer, tête baissée, dans un filet, d’avaler un hameçon ou de s’encastrer
entre deux roches. Requin, lui, la défendait contre les poissons voraces.
Ensemble, ils parcouraient de grandes distances dans les mers du Sud et
menaient une vie agréable. Au détriment des autres poissons. Car si Requin
les avalait en quantité, Sole, qui avait moins d’appétit, continuait à se
moquer d’eux, et ses moqueries devenaient de plus en plus méchantes. Seul
son compagnon échappait à ses mauvaises blagues – ceci, parce qu’il la
protégeait…
Non contente de tirer fierté de ses écailles et de ses nageoires, elle se
vantait à présent de son amitié avec le plus redoutable « chasseur des
mers ».
Aussi Sole devint-elle vite insupportable. On murmurait sur son
passage. Quand on apercevait l’ombre des deux compères, on s’enfuyait, si
l’on pouvait.
Le comble, ce fut quand on découvrit le rôle joué par Sole auprès de
son ami. À la manière des chiens de chasse, qui rabattent le gibier pour leur
maître, elle indiquait à Requin les meilleurs endroits où trouver des
poissons : il n’avait plus qu’à se servir.
C’en était trop ! Les habitants des mers montèrent juqu’au ciel pour se
plaindre de Sole à Bon Dieu.
Bon Dieu, nous l’avons dit, était plein d’indulgence pour les farceurs,
les malins toujours prêts à se tirer d’affaire, les petits qui se moquent des
gros. Et puis, parmi ses créatures, Sole n’était-elle pas l’une des plus
jolies ? Cependant il la fit venir.
— Vous m’avez demandée, me voici, commença la jeune insolente en
s’adressant à Bon Dieu.
— Sole, ma fille, j’ai entendu à ton sujet des réclamations et des
plaintes. Si quelques-uns te défendent, la plupart t’accablent. Je veux que
mon peuple vive en paix… Fais attention. Tu es loin d’être sotte. Je sais que
tu connais le fonctionnement de la mer. Eh bien, je te nomme Grande
Inspectrice des Marées. Qu’en dis-tu ?
— Peuh… fit Sole. C’est bien parce que c’est vous qui me le
demandez !
— À la prochaine lune, tu viendras me dire comment les choses se
passent. N’oublie pas.
Sole alla retrouver Requin et lui conta son entrevue avec Bon Dieu, en y
ajoutant des commentaires désobligeants.
— Si ce vieux-là t’ennuie, dis-le-moi, proposa Requin. Je ne ferai de lui
qu’une seule bouchée !
Sole se mit à rire. Ce brave Requin… Quel nigaud ! Mais quel bon
serviteur il était pour elle…
Et la belle vie recommença. Sole se montrait encore plus vaniteuse, plus
arrogante, plus méchante qu’auparavant. Elle se souciait des marées comme
d’une guigne et n’imagina pas une seconde remonter au ciel pour rendre
compte de sa mission.
Les habitants des mers retournèrent trouver Bon Dieu pour se plaindre.
Ils partageaient tous le même avis : si le Créateur voulait que la paix règne
parmi eux, il devait les débarrasser de cette peste.
Bon Dieu convoqua Sole immédiatement.
— Sole, je t’ai nommée Grande Inspectrice des Marées, tu t’en
souviens ? C’est un honneur que je t’ai fait. Les mois ont passé, les lunes
ont tourné, tu n’es jamais venue m’en parler. Dis-moi, ma fille, comment va
la marée aujourd’hui ?
— Elle va… elle va, répondit Sole, comme le derrière de ma grand-
mère !
Cette fois, Bon dieu prit son élan et flanqua à Sole une telle gifle que la
malheureuse en fut tout aplatie. Sa colonne vertébrale dessina un zigzag, ses
yeux sautèrent tous deux du même côté, elle perdit ses belles couleurs, elle
perdit la parole. Bref, elle devint le poisson gris, plat et laid que vous voyez,
au marché, à l’étal du poissonnier.
— Et maintenant, disparais de ma vue ! tonna Bon Dieu.
Sole alla se cacher dans les algues, au fond de la mer. Là, chancelante et
déglinguée, elle chercha péniblement sa nourriture. Les autres poissons,
sans pitié, se moquaient d’elle, même Requin, autrefois son compère.
Mais Bon Dieu n’est pas mauvais bougre. Sa colère apaisée, au bout
d’un certain temps, il appela les poissons et leur dit :
— En voilà assez. Sole est infirme pour le reste de ses jours et ses
descendants après elle. Elle est punie, vous êtes vengés. Laissez-la
tranquille et ne lui adressez plus la parole. Oubliez-la.
Les poissons obéirent. Ils s’éloignèrent de Sole, ils ne lui parlèrent plus.
Ils ne parlèrent plus d’elle, ni de rien d’autre. Ils ne parlèrent plus du tout.
Depuis ce jour, ils sont muets.
La pintade à l’aube
Conte du Nigeria (Afrique)
Encore une histoire de soleil, mais cette fois, s’il ne se lève pas, c’est la faute de
la pintade. La faute de la pintade ?… Pas si sûr. Lisez plutôt ce dernier conte
malicieux, qui, avec ses répétitions et ses reprises, ressemble à ce que les conteurs,
dans leur langage, appellent une « randonnée ».
Savez-vous pourquoi, dans la savane africaine, le soleil se lève ? Parce
que la pintade l’appelle.
Toujours réveillée la première parmi les animaux de la brousse, à
l’aube, la pintade appelle le soleil, elle l’appelle de sa voix grinçante, elle
l’appelle encore et encore, et il finit par l’entendre. Il se lève et inonde le
pays de lumière.
Mais si la pintade ne l’appelle pas, il ne se lève pas.
Il y a longtemps, au commencement du monde, Premier Homme et
Première Femme partirent un jour dans la brousse chercher de quoi se
nourrir. Ils virent un bouquet de palmiers et, sous les palmes, des régimes
de dattes bien mûres.
Premier Homme grimpa tout en haut d’un palmier et commença à
détacher les dattes avec son couteau.
En détachant les dattes, les coups qu’il donnait dérangèrent de petites
mouches noires qui dormaient là. Elles se mirent à bourdonner – bzz, bzz,
bzz – à tourner, à se poser – bzz, bzz, bzz – à se promener sur le visage de
l’homme et à lui chatouiller le nez.
Pour s’en débarrasser, Premier Homme fit un geste et son couteau lui
échappa.
— Gare dessous ! cria-t-il à Première Femme qui se tenait au pied de
l’arbre.
Première Femme fit un bond de côté et sauta sur un cobra, caché dans
l’herbe sous les feuilles.
Le cobra fut si effrayé qu’il se faufila aussitôt dans un trou du sol. Ce
trou était la demeure d’un rat.
Devant l’irruption soudaine de cet hôte inattendu, le pauvre rat se sauva
en galopant jusqu’à l’arbre le plus proche – lequel arbre abritait le nid d’un
oiseau tisserin.
L’oiseau tisserin couvait, dans son nid de larges feuilles. Persuadé
qu’on en voulait à sa couvée, il s’agita dans tous les sens, poussant des cris
de frayeur, de fureur, et fit un tel tintamarre qu’il terrifia un singe.
Le singe, perché sur une branche, plus haut dans l’arbre, se balançait en
mangeant une mangue, bien juteuse. Du coup, il lâcha sa mangue.
La mangue atterrit, avec un bruit sourd, sur le crâne d’un éléphant
sommeillant à l’ombre de l’arbre.
Réveillé en sursaut, l’éléphant se crut cerné par des chasseurs. Il se rua
dans la brousse, entraînant, dans sa fuite éperdue, une liane accrochée à ses
défenses.
La liane avait enfoncé ses racines dans une haute fourmilière. Une fois
la liane déracinée, la haute fourmilière s’écroula.
La haute fourmilière s’écroula sur le nid de la pintade, qui justement se
trouvait là, dans un creux de la savane. Aucun œuf n’en réchappa.
La pauvre pintade fut si bouleversée par la perte de sa couvée qu’elle
étendit ses ailes au-dessus de son nid, et demeura ainsi, sans bouger, sans
parler, pendant deux jours et deux nuits.
Et la pintade devenue muette, le soleil ne se leva pas. Toute la savane
fut plongée dans l’obscurité.
Plus que tout au monde, les animaux redoutent l’obscurité. Ils
appelèrent le Créateur à l’aide.
Le Créateur convoqua les animaux. Quand ils furent tous là, il demanda
à la pintade :
— Pourquoi n’as-tu pas réveillé le soleil depuis deux jours ?
La pintade répondit en gémissant :
— Tous mes œufs ont été brisés dans l’écroulement de la fourmilière
construite au pied d’une liane déracinée par un éléphant frappé par une
mangue lâchée par un singe effrayé par un oiseau alarmé par un rat surpris
par un cobra heurté par Première Femme évitant le couteau échappé des
mains de Premier Homme agacé par le vol de petites mouches noires qui se
trouvaient à l’extrémité du dattier sur lequel il avait grimpé.
Le Créateur reprit posément la chaîne fatale de ces malheureux
événements et demanda leur témoignage aux animaux, qui confirmèrent les
propos de la pintade, point par point.
Le Créateur conclut donc que les véritables coupables étaient les petites
mouches noires qui se trouvaient à l’extrémité du dattier.
— Il semble bien que tout ceci soit de votre faute, leur dit le Créateur
avec sévérité. Pourquoi avez-vous agacé Premier Homme qui récoltait sa
nourriture ? Qu’avez-vous à répondre ?
Au lieu de répondre poliment, comme l’avaient fait, avant elles, tous les
animaux, les mouches se contentèrent de bourdonner en volant, de voler en
bourdonnant – bzz, bzz, bzz, bzz, bzz, bzz…
Le Créateur renouvela sa demande et obtint la même réponse.
— Puisqu’il en est ainsi, dit-il aux mouches, à partir de maintenant, je
vous retire le don de la parole. La seule chose dont vous serez capable, c’est
de bourdonner – bzz, bzz, bzz. Quant à toi, pintade, assez gémi ! Ce n’est
pas parce qu’il arrive malheur à tes œufs que toute la savane doit être
plongée dans l’obscurité. Ta tâche, c’est, à l’aube, de réveiller le soleil. Ne
l’oublie jamais. Et maintenant, allez !
Le Créateur fut obéi.
Les mouches ne savent plus rien faire d’autre que bourdonner,
bourdonner, bourdonner – bzz, bzz, bzz, bzz, bzz, bzz…
Et la pintade, réveillée à l’aube dans la savane, appelle le soleil, appelle
le soleil, et le soleil finit toujours par se lever.
Bibliographie
Ouvrages généraux
Les Grands Mythes de création du monde, P. Ravignant, A. Kielce, Le
Mail, 1988.
Dieux, héros et mythes, M. Leturmy, Le Club français du Livre, 1958.
Ce que disent les contes, L. Schnitzer, Le Sorbier, 2002.
Europe
Les Mythes grecs, R. Graves, Librairie Générale Française, 2002.
Les Métamorphoses, Ovide, Flammarion, « GF Étonnants Classiques »,
2006.
L’Univers, les dieux, les hommes, J. P. Vernant, Seuil, 1999.
Le Kalevala, E. Primicerio, traduit par A. M. Cabrini, Hatier, 1967.
L’Edda, S. Sturluson, traduit par F. X. Dillmann, Gallimard, 2008.
Contes lithuaniens, J. Mauclère, F. Lanore, 1936.
Religion et Mythologie chez les Baltes, P. Jouet, Archè, Les Belles
Lettres, 1989.
Asie
Mythes et Légendes sibériens, L. Popova, L’Harmattan, 1992.
Contes et Légendes du Japon, F. Challaye, Nathan, 1963.
Vietnamese Legends, G. F. Schultz, Charles E. Tutle Company, Japan,
1965.
Anthologie de la poésie vietnamienne, Gallimard, 1981.
Australie
La Planète des langues, M. Yaguello, Seuil, 1993.
Afrique
Mythes et Légendes de la Corne de l’Afrique, C. Balder, Karthala,
2000.
When Lion Could Fly, N. Greaves, Southern Book Publishers, 1993.
Amériques
The Story Telling Stone : Myths and Tales of the American Indians,
S. Feldmann, Dell Publishing, New-York, 1965.
The Legend of the Windego, G. Ross, Dial Book for Young Readers,
1996.
Contes d’Amazonie, H. Perol, Hatier, 1979.
Françoise Rachmuhl
L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès son
enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en écrire.
Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits traditionnels et
légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a séjourné aux
États-Unis). Elle a publié pour la jeunesse une dizaine de recueils de contes
de différents pays ou des provinces de France. Après avoir longtemps
travaillé dans l’édition scolaire, elle anime actuellement dans des classes
des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Frédéric Sochard