Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Nicolas Gisin - L'Impensable Hasard - Non-Localité, Téléportation Et Autres Merveilles Quantiques-Odile Jacob (2012)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 174

L'Impensable Hasard

Nicolas Gisin

L'Impensable Hasard
Non-localité, téléportation
et autres merveilles quantiques

Préface d'Alain Aspect


© ÜDILE JACOB, SEPTEMBRE 2012
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

1 www.odilejacob.fr 1

ISBN: 978-2-7381-7869-5
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2" et 3• a),
d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste
et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction inté-
grale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause
est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du
Code de la propriété intellectuelle.
PRÉFACE

«Un coup de foudre!»


Quand j'ai entendu Nicolas Gisin décrire ainsi son émotion
lorsqu'il a pris connaissance du théorème de Bell, j'ai immédiate-
ment revécu ce jour d'automne 1974 où je me suis plongé dans
une copie de l'article de John Bell, peu connu à l'époque, et où j'ai
compris qu'il était possible d'apporter une réponse expérimentale
au débat fondamental qui avait opposé Bohr et Einstein sur l'inter-
prétation du formalisme quantique. Si quelques physiciens connais-
saient le problème d'Einstein, Podolsky et Rosen (EPR), bien peu
avaient entendu parler des inégalités de Bell, et guère plus nom-
breux étaient ceux qui pensaient que les questions relatives aux fon-
dements conceptuels de la mécanique quantique étaient dignes
d'attention. L'article EPR, publié en 1935 dans la Physical Review,
était facilement accessible dans les grandes bibliothèques, mais il
n'en était pas de même de l'article de John Bell, paru dans une
obscure revue nouvelle qui allait disparaître après seulement
quatre numéros. À l'époque, pas d'Internet ni de bibliothèque en
ligne, et la diffusion d'articles publiés ailleurs que dans les grandes
revues reposait sur des photocopies. Je tenais la mienne d'un dos-
sier qu'avait constitué un jeune professeur de l'Institut d'optique,
Christian Imbert. Tombé sous le charme de l'article de Bell, je déci-
dai que ma thèse porterait sur les tests expérimentaux des iné-
galités de Bell, et Christian Imbert accepta de m'accueillir dans son
laboratoire.
8 L'IMPENSABLE HASARD

Dans l'article de Bell, d'une clarté impressionnante, j'identifiai


ce qui constituait le défi ultime pour les expérimentateurs : modifier
les orientations des appareils de mesure pendant que les particules
« intriquées » se propageaient de la source aux zones de mesure,
afin d'interdire par le principe de causalité relativiste - qui interdit
aux effets physiques de se propager plus vite que la lumière - toute
possibilité d'une influence de chacune de ces orientations sur le
mécanisme d'émission, ou sur la mesure éloignée. Avec une telle
expérience, on aurait la quintessence du conflit entre, d'une part,
la mécanique quantique et, d'autre part, la conception du monde
défendue par Einstein, le réalisme local : selon ce point de vue, on
peut parler de la réalité physique d'un système localisé dans une
zone finie d'espace-temps, et cette réalité physique ne peut pas être
influencée (localité) par ce qui arrive à un deuxième système séparé
du premier par un intervalle de l'espace-temps «du genre espace»,
situation dans laquelle les deux systèmes ne peuvent communiquer
sauf à admettre l'existence d'influences se propageant plus vite que
la lumière. Si l'expérience confirmait les prédictions de la mécanique
quantique, il faudrait renoncer au réalisme local, vision du monde
défendue de façon convaincante par Einstein. TI serait alors tentant
de se demander s'il faudrait renoncer au réalisme ou à la localité.
La remise en cause de la notion même de réalité physique ne
me convainc pas, car il me semble que le rôle du physicien est de
décrire la réalité du monde, et pas seulement d'être capable de pré-
dire les résultats que donnent les appareils de mesure. Mais alors,
si la mécanique quantique est confirmée - comme nous devons
aujourd'hui l'accepter -, faut-il admettre l'existence d'interactions
non locales, en violation apparente du principe de causalité relati-
viste d'Einstein ? Et peut-on rêver d'utiliser cette non-localité quan-
tique pour transmettre un signal utilisable (allumer une lampe,
passer un ordre de bourse) plus vite que la lumière? C'est ici
qu'entre en jeu une autre caractéristique spécifique de la mécanique
quantique: l'existence d'un indéterminisme quantique fondamental,
l'impossibilité absolue d'orienter le résultat d'une expérience parti-
culière lorsque la mécanique quantique prédit que plusieurs résul-
tats sont possibles. Certes la mécanique quantique permet de
PRÉFACE 9

calculer avec précision les probabilités de ces divers résultats, mais


elles n'ont de signification que statistique, l'expérience étant répétée
un grand nombre de fois, et ne nous disent rien sur le résultat
d'une expérience particulière. C'est le hasard quantique fondamental
qui interdit la possibilité d'une communication plus rapide que la
lumière.
Parmi les nombreux livres ayant pour but d'expliquer au grand
public les progrès récents en physique quantique, le livre de Nicolas
Gisin tranche en mettant l'accent sur le rôle majeur de ce hasard
quantique fondamental, sans lequel on pourrait imaginer un télé-
graphe supraluminique. S'il devenait réalité, ce mythe de science-
fiction exigerait une révision radicale de la physique que nous
connaissons. Loin de moi l'idée qu'il y ait des lois physiques à
tout jamais intouchables - bien au contraire, je suis intimement
convaincu que toute théorie physique sera tôt ou tard supplantée
par une théorie embrassant un champ plus vaste. Mais certaines
d'entre elles sont si fondamentales que leur mise en cause deman-
dera une révolution conceptuelle d'une ampleur inouïe, dont nous
avons eu quelques exemples dans l'histoire de l'humanité mais dont
on sait bien qu'elles sont tellement exceptionnelles qu'on ne peut
les envisager sans souligner leur caractère extrême. Dans ce contexte,
expliquer pourquoi la non-localité quantique, si extraordinaire soit-
elle, ne permet pas de renverser la causalité relativiste qui interdit
la communication supraluminique, me semble un point particuliè-
rement important dans le livre de Nicolas Gisin.
Que ce livre tranche, par rapport à d'autres ouvrages de vul-
garisation, ne doit pas nous étonner puisque Nicolas Gisin a été
un acteur majeur de la nouvelle révolution quantique qui s'est
produite dans le dernier quart du xx< siècle. La première révolu-
tion quantique, qui a bouleversé la physique au début du xx" siècle,
était basée sur la dualité onde/particule. Elle a permis de décrire
avec précision le comportement statistique des milliards de
milliards d'atomes qui composent la matière, des nuées d'élec-
trons qui conduisent le courant électrique dans un métal ou un
semi-conducteur, du nombre tout aussi impressionnant de photons
qui constituent un faisceau lumineux. Elle a fourni les outils de
10 L'IMPENSABLE HASARD

compréhension des propriétés mécaniques des solides, alors que la


physique classique était incapable d'expliquer pourquoi la matière,
constituée de charges positives et négatives qui s'attirent, ne s'effondre
pas sur elle-même. Elle a aussi donné une description quantitative
précise des propriétés électriques et optiques des matériaux, et offert
le cadre conceptuel pour décrire des phénomènes aussi surprenants
que la supraconductivité ou les propriétés étranges de certaines par-
ticules élémentaires. C'est encore dans le contexte de cette première
révolution quantique que les physiciens ont inventé de nouveaux
dispositifs - le transistor, le laser, les circuits intégrés - qui ont
conduit à la société de l'information. Mais vers les années 1960, ils
ont commencé à se poser deux nouvelles questions laissées de côté
par la première révolution quantique : (1) Comment appliquer la
physique quantique, dont les prévisions sont de nature statistique,
à des objets microscopiques individuels ? (2) Les propriétés surpre-
nantes des paires d'objets quantiques intriqués, décrites dans l'article
EPR de 1935 mais jamais observées, correspondent-elles véritable-
ment au comportement de la nature, ou se pourrait-il que l'on ait
atteint une des limites de la mécanique quantique ? C'est la réponse
à ces questions, d'abord donnée par les expérimentateurs, puis
approfondie par les théoriciens, qui a lancé la nouvelle révolution
quantique que nous sommes en train de vivre'.
La question du comportement des objets quantiques indivi-
duels a été l'objet de controverses toujours animées, et parfois vio-
lentes, entre physiciens. Pendant longtemps, une majorité d'entre
eux, et non des moindres, pensa que la question n'avait guère de
sens, et en tout cas pas d'importance, car il n'était pas concevable
d'observer un objet quantique individuel, et encore moins de le
contrôler, de le manipuler. Citons par exemple Erwin Schrôdinger:
« [ ... ] il faut dire que nous ne faisons pas plus d'expériences avec
des particules uniques que nous ne pouvons élever des ichtyosaures
dans un zoo 2• »Mais, à partir des années 1970, les expérimentateurs
sont devenus capables d'observer, de manipuler et de contrôler des

1. Les notes sont regroupées en fin d'ouvrage, p. 151 et suivantes.


PRÉFACE 11

objets microscopiques individuels: électrons, atomes, ions. J'ai un


souvenir toujours vif de l'enthousiasme des participants de la confé-
rence internationale de physique atomique de Boston en 1980,
lorsque Peter Toschek présenta la première photo d'un ion unique
piégé, observable directement grâce aux photons de fluorescence
qu'il réémettait lorsqu'il était éclairé par un laser. Ces avancées
expérimentales ont permis d'observer directement les fameux sauts
quantiques, mettant fin à des décennies de controverses. Elles ont
aussi montré que le formalisme quantique est capable de décrire
ces comportements individuels, à condition d'interpréter correcte-
ment les résultats probabilistes des calculs. Quant à la deuxième
question, celle des propriétés de l'intrication, c'est d'abord sur des
paires de photons qu'il a été possible de tester les calculs quantiques,
dans une suite d'expériences toujours plus proches du schéma idéal
dont avaient rêvé les théoriciens, à commencer par John Bell, et
qui ont conclu à la validité des prédictions quantiques, quelque sur-
prenantes qu'elles puissent être.
Ayant développé dans les années 1980 un groupe de physique
appliquée travaillant sur les fibres optiques, et ayant par ailleurs
toujours eu un intérêt personnel et une activité théorique sur les
fondements de la mécanique quantique (de façon plus ou moins
clandestine ou tout au moins discrète vis-à-vis de son employeur,
à l'époque où poser ce type de questions n'était pas toujours bien
considéré), Nicolas Gisin s'est tout naturellement trouvé parmi les
premiers à tester l'intrication quantique sur des paires de photons
injectés dans des fibres optiques. Sa connaissance des technologies
des fibres optiques commerciales lui a permis, à la surprise générale
il faut bien le dire, d'utiliser le réseau commercial de télécommu-
nications par fibre optique déployé autour de Genève, et de montrer
que l'intrication survit à des distances de plusieurs dizaines de kilo-
mètres. Divers tests conceptuellement simples lui ont permis de sou-
ligner le caractère absolument stupéfiant de l'intrication entre
événements éloignés, et de mettre en œuvre le fameux protocole
de téléportation quantique. Connaissant sa double compétence de
théoricien des fondements et d'expert des applications des fibres
optiques, on ne sera pas non plus surpris de savoir qu'il a été parmi
12 L'IMPENSABLE HASARD

les premiers à développer les applications de l'intrication comme


la cryptographie quantique ou la production de nombres vraiment
aléatoires.
Ce sont les deux talents de Nicolas Gisin que l'on retrouve dans
ce livre passionnant, pari réussi de présenter des questions parti-
culièrement subtiles de physique quantique dans un langage acces-
sible au grand public non scientifique, et en évitant le recours au
formalisme mathématique. Il nous dévoile ce que sont l'intrication,
la non-localité quantique et le hasard quantique, dont il nous pré-
sente quelques applications. Mais ce livre est plus qu'un livre de
vulgarisation, et les spécialistes de physique quantique y trouveront
des discussions profondes sur ces phénomènes dont, comme l'écrit
Nicolas Gisin, nous sommes loin d'avoir compris tous les enjeux,
et encore moins toutes les conséquences. À la question de savoir
si le rejet expérimental du réalisme local doit nous conduire à aban-
donner la notion de réalité physique ou celle de localité 3, je réponds
comme lui : autant le concept global de réalisme local était cohérent
et intellectuellement satisfaisant, autant le découper en morceaux
en gardant seulement l'une des deux notions l'est beaucoup moins.
Comment définir la réalité physique autonome d'un système localisé
dans l'espace-temps si ce système est affecté par ce qui se passe
sur un autre système séparé par un intervalle du genre espace ? Ce
livre nous propose une solution moins violente en montrant que si
on prend en compte l'existence d'un hasard quantique fondamental,
on peut rendre plus pacifique la coexistence entre une réalité phy-
sique non locale et la causalité relativiste chère à Einstein. Ainsi,
même les physiciens qui connaissent ces questions trouveront dans
le livre de Nicolas Gisin matière à progresser dans leur réflexion.
Quant au public curieux qui y découvrira les mystères de l'intrica-
tion et de la non-localité quantique, il pourra d'emblée pénétrer au
cœur du problème, et en apprendre toutes les subtilités expliquées
de façon lumineuse par un des meilleurs spécialistes mondiaux de
ces questions 4 •

Alain Aspect,
Palaiseau, mai 2012.
AVANT -PROPOS

Si vous aviez vécu à l'époque de la révolution newtonienne,


auriez-vous voulu comprendre ce qui se passait ? Aujourd'hui la
physique quantique nous donne l'occasion de vivre en direct une
révolution conceptuelle d'ampleur similaire. Ce livre va vous aider
à comprendre ce qui se passe. Sans mathématiques, mais aussi sans
tenter de cacher les difficultés conceptuelles. En effet, si la physique
a besoin des mathématiques pour explorer les conséquences de ses
hypothèses et pour calculer précisément certaines de ses prédic-
tions, les mathématiques ne sont pas nécessaires pour raconter la
grande histoire de la physique. Car ce qui est intéressant en phy-
sique, ce ne sont pas les mathématiques, mais les concepts. Il ne
s'agit pas ici de faire fonctionner les équations, mais de comprendre.
Certains passages de ce livre réclament du lecteur un véritable
effort intellectuel. Chacun comprendra quelque chose et personne
ne comprendra tout ! Dans ce domaine, la notion même de com-
préhension devient confuse. Toutefois, je fais le pari que tout le
monde peut comprendre une partie de la révolution conceptuelle
en cours et peut y prendre plaisir. Pour cela, il faut accepter que
tout ne soit pas transparent, et ne pas partir du postulat, trop sou-
vent entendu, que l'on «ne comprend rien à la physique» ...
Si un passage vous paraît trop difficile, continuez votre lecture,
la suite vous éclairera probablement. Ou parfois vous comprendrez
qu'il s'agissait d'une subtilité glissée là pour mes collègues physi-
ciens qui eux aussi ont droit à prendre plaisir à lire ce livre. Et si
14 L'IMPENSABLE HASARD

nécessaire, revenez en arrière pour relire un passage ardu. Rappelez-


vous: l'important n'est pas de tout comprendre, mais d'acquérir une
vue globale. Vous verrez qu'en fin de compte on peut vraiment com-
prendre beaucoup de physique quantique sans aucun recours aux
mathématiques !
La physique quantique est souvent l'objet d'interprétations ver-
beuses et de dissertations philosophiques approximatives. Afin d'évi-
ter ces écueils, on n'utilise ici que le bon sens. Quand les physiciens
font une expérience, ils interrogent une réalité extérieure. Les phy-
siciens décident quelles questions poser et quand les poser. Et
quand la réponse vient, par exemple sous la forme d'une ampoule
rouge qui s'allume, ils ne se posent pas la question de savoir si la
lumière est vraiment rouge ou s'il s'agit d'une illusion: la réponse
est « rouge », un point c'est tout.
Le lecteur verra que certaines anecdotes sont reprises dans dif-
férents chapitres du livre: mon expérience d'enseignant m'a appris
qu'il est souvent très favorable à la compréhension de répéter
quelques points importants dans des contextes différents. Enfin, ce
livre n'a aucune prétention historique. Les notes sur mes illustres
prédécesseurs ne reflètent que mes propres réflexions, accumulées
durant plus de trente années de ma vie de physicien professionnel.
INTRODUCTION

Depuis notre plus jeune âge, nous apprenons que pour interagir
avec un objet qui est hors de notre portée, nous n'avons que le
choix entre deux possibilités. Soit nous nous déplaçons jusqu'à lui,
en rampant comme le font les bébés ; soit nous utilisons un objet,
par exemple un bâton, pour allonger notre bras afin de l'atteindre.
Plus tard, nous comprenons que des mécanismes plus complexes
peuvent également être mis en œuvre : déposer une lettre dans une
boîte aux lettres, par exemple. La lettre sera prélevée par un
employé de la poste, triée à la main ou par une machine, expédiée
par camion, train ou avion, puis acheminée vers son destinataire.
Internet, la télévision et d'innombrables autres exemples quotidiens
nous apprennent qu'en fin de compte toute interaction et toute com-
munication entre deux objets éloignés se propagent continûment
de proche en proche en suivant un mécanisme qui peut être com-
plexe, mais qui suit toujours une trajectoire continue qu'on peut
repérer, au moins en principe, dans l'espace et au cours du temps.
Cependant, la physique quantique, qui étudie le monde au-delà
de ce qui nous est directement perceptible, affirme que des objets
éloignés dans l'espace peuvent parfois former un tout. Ainsi, quelle
que soit la distance qui les sépare, si l'on touche l'un des deux objets,
tous les deux tressaillent ! Comment croire à une chose pareille ?
Une telle affirmation est-elle testable ? Comment faut-il la com-
prendre? Et peut-on utiliser cette drôle de physique quantique pour
communiquer à distance à l'aide de ces objets-éloignés-qui-ne-for-
16 L'IMPENSABLE HASARD

ment-qu'un-tout ? Ce sont les principales questions que nous allons


aborder dans ce livre.
Je vais tenter de vous faire partager cette fascinante découverte
d'un monde qui ne peut pas être décrit qu'avec des interactions se
propageant de proche en proche, un monde où peuvent se produire
des corrélations dites «non locales». Nous rencontrerons les
concepts de «vrai hasard», de corrélation, d'information et même
de libre arbitre. Nous verrons aussi comment les physiciens pro-
duisent des corrélations non locales, comment ils les exploitent pour
créer des clés inviolables de cryptographie, et comment ces mer-
veilleuses corrélations permettent la « téléportation quantique». Un
autre objectif de ce livre est d'illustrer la démarche scientifique.
Comment peut-on se convaincre que quelque chose de totalement
contre-intuitif est vrai ? Quelle preuve faut-il pour changer de para-
digme et accepter une révolution conceptuelle ? En prenant un peu
de hauteur, nous verrons que l'histoire de la non-localité quantique
est finalement assez simple et très humaine. Nous verrons enfin
que la nature produit du hasard (du vrai hasard !) qui peut se mani-
fester en plusieurs endroits forts éloignés les uns des autres sans
se propager de proche en proche d'un endroit à l'autre. Nous verrons
que le hasard permet aussi d'éviter que cette forme de non-localité
puisse être utilisée pour communiquer, interdisant ainsi que soit
enfreinte une des lois de la relativité, qui stipule qu'aucune com-
munication ne peut excéder la vitesse de la lumière.
Nous vivons une époque extraordinaire : sous nos yeux, la phy-
sique découvre que notre intuition la plus profonde, à savoir que
des objets ne peuvent pas «interagir» à distance, n'est pas correcte.
J'ai mis des guillemets à « interagir », car il nous faudra préciser
ce que cela veut effectivement dire. Le physicien explore le monde
de la physique quantique, monde peuplé d'atomes, de photons et
d'autres objets mystérieux à nos yeux. Passer à côté de cette révo-
lution sans s'y intéresser serait aussi dommage que de passer à côté
et d'ignorer la révolution darwinienne ou la révolution newtonienne
si nous en avions été contemporains. En effet, la révolution concep-
tuelle en cours n'est pas moindre, elle bouleverse très profondément
INTRODUCTION 17

l'image qu'on peut se faire de la nature et donnera lieu à toutes


sortes de technologies qui nous sembleront magiques.
Au chapitre 2 nous entrerons dans le vif du sujet avec le
concept de corrélation grâce à un jeu que nous appellerons le jeu
de Bell, et qui démontre que certaines corrélations sont impossibles
à réaliser en n'utilisant que des interactions se propageant de proche
en proche. Ce chapitre est essentiel pour la suite, bien qu'il ne
contienne pas de physique quantique. C'est probablement le plus
difficile à bien comprendre, mais tout le reste du livre est là pour
vous y aider ...
Puis, nous nous demanderons comment réagir si quelqu'un
gagne au jeu de Bell, fait apparemment impossible mais réalisable
grâce à la physique quantique, avant d'affronter les concepts de
vrai hasard (chapitre 3) et d'impossibilité de cloner un système
quantique (chapitre 4). Les deux chapitres suivants, 5 et 6, intro-
duisent cette drôle de physique quantique, d'abord avec le concept
théorique d'intrication, puis avec les expériences et la conclusion
qui s'impose: la nature est non locale.
Avant d'accepter cette conclusion, nous nous demanderons si
elle est véritablement inévitable. Au chapitre 9, nous verrons toute
l'imagination que les physiciens ont déployée pour essayer de reve-
nir à une description locale de la nature. Cette aventure est encore
«chaude», très actuelle et illustre ce que c'est que d'être «malin
comme un physicien ». Nous continuerons notre histoire au cha-
pitre 10 en décrivant certaines recherches passionnantes. Cela nous
permettra d'entrer dans le monde de la recherche d'aujourd'hui.

À quoi ça sert ?

« À quoi ça sert ? » est la question qui m'est le plus souvent


posée. Apparemment, il ne faudrait jamais rien faire qui n'a pas
d'application immédiate. Je pourrais répondre: «À quoi ça sert
d'aller au cinéma?» Il est vrai que je suis payé pour faire ma
recherche bien-aimée, alors qu'au cinéma c'est moi qui paye. Alors
j'essaye de trouver une réponse plus politiquement correcte, mais,
18 L'IMPENSABLE HASARD

franchement, la meilleure réponse est simplement que c'est fasci-


nant ! Bien que je dirige un groupe de physique appliquée, je ne
me lève pas chaque matin pour inventer un gadget à succès, mais
parce que la physique me fascine ! Comprendre la nature, en par-
ticulier comment elle peut produire des corrélations non locales,
est un objectif qui se suffit à lui-même. Mais alors, pourquoi est-
ce que je travaille dans un groupe de physique appliquée ? Simple
opportunisme ? Il y a une très bonne raison de s'intéresser aux
applications, même et peut-être surtout si notre motivation pro-
fonde tourne autour des concepts : un concept réellement pertinent
et nouveau a forcément des conséquences; en particulier, il ouvre
nécessairement de nouvelles perspectives pratiques. Plus le concept
est révolutionnaire, plus les applications seront futuristes. L'avan-
tage énorme de travailler sur des applications potentielles est d'avoir
un outil pour tester les concepts. De plus, une fois une application
identifiée, plus personne ne peut nier la pertinence du concept:
comment nier la pertinence d'un concept sous-jacent à une appli-
cation dans le monde réel ?
L'histoire de la non-localité quantique en est une excellente
illustration. Jusqu'à la première application, l'intrication et la non-
localité étaient largement ignorées, voire dénigrées comme pure-
ment philosophiques par la grande majorité des physiciens. Pour
s'y intéresser avant 1991, il fallait du courage, sinon de la
témérité'. Quasiment aucun poste académique n'était attribué à
cet axe de recherche, alors qu'aujourd'hui tout le monde s'y inté-
resse. Évidemment, la motivation des gouvernements qui finan-
cent ces centres de recherche penche plutôt du côté des
technologies quantiques que des concepts sur lesquels elles repo-
sent, mais l'important est que les étudiants de ces centres appren-
nent cette physique nouvelle.
Le chapitre 7 présente deux applications d'ores et déjà com-
merciales, la cryptographie quantique et les générateurs de nombres
aléatoires d'origine quantique. Finalement, la téléportation quan-
tique, l'application la plus surprenante, sera racontée au chapitre 8.
Chapitre 1

APÉRITIFS

Avant de présenter le concept central de ce livre, j'aimerais


commencer, en guise d'apéritif, par deux petites histoires, l'une
- réelle - s'est déroulée dans le passé, l'autre est encore de la
fiction, mais pourrait bien se produire dans un avenir pas trop
lointain.

Newton:
une si grande absurdité...

Nous avons tous entendu parler de la théorie de la gravitation


universelle de Newton, selon laquelle tous les objets s'attirent les
uns les autres en fonction de leur masse et de la distance qui
les sépare (plus précisément en fonction de l'inverse du carré de
leur distance, mais pour ce livre cela n'est pas essentiel). Par
exemple, le Soleil et la Terre sont liés par une force attractive
qui équilibre la force centrifuge et maintient la Terre sur une
orbite approximativement circulaire autour du Soleil. Il en va de
même pour les autres planètes, pour le couple Terre-Lune et
même pour notre galaxie qui tourne autour du centre d'un amas
de galaxies. Concentrons-nous sur le couple Terre-Lune : com-
ment la Lune fait-elle pour savoir qu'elle doit être attirée par la
Terre en fonction de la masse de cette dernière et de la distance
Terre-Lune ? Comment la Lune connaît-elle la masse de la Terre
20 L'IMPENSABLE HASARD

et la distance qui la sépare de nous ? Utilise-t-elle, comme le bébé


évoqué au début, une sorte de bâton ? Nous lance-t-elle des
espèces de balles ? Communique-t-elle d'une façon ou d'une
autre ? Cette question enfantine est très sérieuse. Elle intriguait
déjà énormément le grand Newton pour qui l'hypothèse de la
gravitation universelle, hypothèse qu'il a énoncée et qui a fait sa
célébrité, était une absurdité à laquelle aucun esprit sain ne
pouvait croire sérieusement ! (voir l'encadré 1). Mais, pour l'heure,
il suffit de savoir que l'intuition de Newton était correcte, même
s'il a fallu des siècles et tout le génie d'Einstein (qui « compléta »
sa théorie de la gravitation) pour trouver la réponse. Aujourd'hui,
les physiciens savent que l'action à distance qui est en jeu dans
la gravitation, ou dans l'interaction entre deux charges élec-
triques, n'est pas tout à fait instantanée : elle résulte de l'envoi
de messagers, de sorte que l'hypothèse des «balles » évoquée plus
haut est la bonne. Ces messagers sont des petites particules aux-
quelles les physiciens donnent des noms. Les messagers de la
gravitation s'appellent des gravitons, ceux des forces électriques
sont des photons.

Encadré 1
Newton 1

<< That Gravity should be innate, inherent and essential to Matter,

so that one Body may act upon another at a Distance thro' a Vacuum,
without the mediation of any thing else, by and through which their
Action and Force may be conveyed from one to another, is to me so
great an Absurdity, that 1 believe no Man who has in philosophical
Matters a competent Faculty of thinking, can ever fall into it. »

« Que la gravité soit innée, inhérente et essentielle à la matière,


de sorte qu'un corps puisse agir sur un autre à distance, à travers
le vide, sans la médiation de quelque autre chose pour transporter
l'action et la force de l'un à l'autre, cela est pour moi une si grande
absurdité qu'à mon avis aucun homme ayant une faculté de réflé-
chir avec compétence aux problèmes philosophiques ne peut y
tomber.»
APÉRITIFS 21

Ainsi, la physique, depuis Einstein, décrit la nature comme un


ensemble d'objets localisés qui ne peuvent interagir que de proche
en proche. Cette idée est conforme à notre intuition du monde,
ainsi qu'à celle de Newton. Mais la physique d'aujourd'hui repose
aussi sur un autre pilier théorique: la physique quantique, qui
décrit le monde des atomes et des photons. Einstein a participé à
cette découverte. En 1905, il a interprété l'effet photoélectrique
comme dû à un bombardement de particules de lumière, les pho-
tons, qui éjectent des électrons de la surface d'un métal, en inter-
agissant mécaniquement avec eux, de proche en proche, comme
des boules de pétanque. Mais, dès que la physique quantique s'est
développée et a été formalisée, Einstein s'en est éloigné car il a
rapidement perçu que cette drôle de physique réintroduit une forme
d'interaction à distance 2• Comme Newton trois siècles auparavant,
Einstein a rejeté cette hypothèse qu'il jugeait absurde et qu'il a qua-
lifiée d'action-fantôme à distance.
Aujourd'hui, la mécanique quantique est très bien établie au
cœur de la physique. Elle contient effectivement une forme de non-
localité qui n'aurait probablement pas plu à Einstein, même si elle
diffère profondément de la non-localité de Newton. De plus, cette
forme de non-localité quantique est très bien étayée expérimenta-
lement ; on lui trouve même des applications prometteuses en cryp-
tographie et elle permet un phénomène incroyable : la téléportation
quantique.

Un drôle de « téléphone non local »

Voici une petite histoire de science-fiction pas aussi futuriste


qu'elle en a l'air. En effet, la technologie permettra bientôt de vivre
cette histoire.
Imaginons une connexion « téléphonique » entre deux parte-
naires que, par commodité, nous appellerons Alice et Bob, comme
les deux premières lettres de l'alphabet. Comme il arrive parfois,
la liaison est mauvaise, il y a du bruit. La liaison est même si mau-
vaise qu'Alice n'entend rien de ce que Bob essaye de lui dire ; tout
22 L'IMPENSABLE HASARD

ce qu'elle entend est un bruit continu « chrzukscryprrskrzypc-


zykrt... ». De même, Bob n'entend que « chrzukscryprrskrzypc-
zykrt... ». Ils ont beau hurler dans leur combiné, le tapoter, se
déplacer dans l'appartement autant que le fil du combiné le permet,
rien n'y fait. Agaçant ! Impossible de communiquer avec un tel
appareil qui manifestement ne mérite pas son nom de téléphone.
Mais Alice et Bob sont des physiciens : ils enregistrent une
minute du bruit produit par leur appareil. Ainsi, Alice pourra mon-
trer à Bob qu'il ne s'agissait pas de mauvaise volonté de sa part,
et réciproquement. Surprise : le bruit enregistré par les deux amis
s'avère être rigoureusement identique. Les deux enregistreurs utili-
sés étant numériques, Alice et Bob peuvent vérifier que chacun des
bits de leurs enregistrements sont bien identiques. Incroyable ... La
source du bruit ne peut donc être que chez l'opérateur, ou quelque
part le long de la ligne téléphonique. Comme le bruit est parfaite-
ment synchronisé, ils en concluent que sa source doit être précisé-
ment au milieu de la ligne, de telle sorte qu'il arrive en même temps
chez Alice et chez Bob.
Les deux amis décident alors de tester leur hypothèse, à savoir
que la cause du bruit est un défaut, probablement d'origine élec-
tronique, au milieu de la ligne téléphonique qui les relie. Alice pro-
pose d'allonger sa ligne en ajoutant un long câble: son bruit devrait
donc être légèrement retardé par rapport à celui de Bob. Mais rien
n'y fait : non seulement le bruit est toujours là et toujours identique
chez les deux correspondants, mais il est encore parfaitement syn-
chrone. Bob propose alors de couper le fil du téléphone. Mais le
bruit continue !
Comment expliquer un tel phénomène ? Le fil du combiné ne
sert-il qu'à éviter de l'égarer dans l'appartement? S'agit-il d'un télé-
phone sans fil attaché à un mur par simple commodité ? Ou le
bruit est-il produit par les combinés eux-mêmes et non par une
source située entre eux? Serait-ce l'explosion d'une galaxie lointaine
qui provoque le même bruit dans les deux récepteurs ? Comment
tester ces hypothèses ? Bob, qui s'y connaît en ondes électromagné-
tiques, s'isole dans une cage de Faraday, un grillage métallique iso-
lant des ondes radio, mais le bruit est toujours là. Alice propose
APÉRITIFS 23

qu'ils s'éloignent très loin l'un de l'autre : ainsi, quel que soit le
mécanisme grâce auquel les combinés communiquent, la qualité
de la liaison devrait décroître et finalement disparaître. Mais, encore
une fois, rien n'y fait.
Alice et Bob en concluent que leurs combinés ont enregistré
une très longue séquence d'un bruit dont ils reproduisent une
séquence chaque fois qu'on décroche, la séquence exacte étant choi-
sie très précisément en fonction de l'heure. Ainsi, il n'est plus sur-
prenant que les deux combinés produisent toujours le même bruit.
Tout fiers de leur démarche scientifique, Alice et Bob vont pré-
senter leur trouvaille à leur professeur de physique qui les félicite.
Mais le professeur ajoute: «L'hypothèse que vos téléphones produi-
sent le même bruit grâce à une cause commune, un même bruit enre-
gistré dans vos deux combinés, est une hypothèse qu'on peut tester;
on appelle cela un test de Bell. » Les tests de Bell, ou jeux de Bell,
seront présentés au chapitre suivant. Pour l'instant, contentons-nous
de dire qu'Alice et Bob se précipitent chez eux pour effectuer ce test
de Bell sur leurs combinés et que le test échoue. Ils répètent l'expé-
rience plusieurs fois, mais rien n'y fait. L'hypothèse d'une cause com-
mune enregistrée dans les combinés est donc réfutée.
Alice et Bob se demandent alors quel mécanisme permet à leurs
combinés de produire ce même bruit, à grande distance, sans com-
munication et sans que celui-ci soit préenregistré dans les combinés.
Ils ont beau se creuser les méninges, ils ne parviennent pas à ima-
giner le moindre mécanisme susceptible d'expliquer le phénomène.
Ils retournent voir leur professeur : « Pas surprenant que vous ne
trouviez pas de mécanisme, car il n'y en a aucun ; ce n'est pas de
la mécanique, mais de la physique quantique: le bruit est produit
au hasard, mais il s'agit du "vrai" hasard, chaque bit du bruit n'exis-
tant pas avant que les combinés ne le produisent dans un pur acte
de création. De plus, ce hasard quantique est capable de se mani-
fester en plusieurs endroits à la fois, dans vos deux combinés par
exemple.
- Mais, s'écrie Alice, ce n'est pas possible, le signal doit
décroître avec la distance entre les deux appareils, sinon cela
implique qu'on pourrait communiquer à des distances arbitraires.
24 L'IMPENSABLE HASARD

-En outre, ajoute Bob, la parfaite synchronisation implique-


rait une vitesse de communication arbitrairement grande, voire plus
grande que la vitesse de la lumière, ce qui est impossible. »
Le professeur reste imperturbable: «Vous m'avez raconté que
le bruit reste inchangé même si vous hurlez dans votre téléphone,
même si vous vous déplacez, tournez sur vous-même ou secouez
l'appareil; vous voyez bien que le fait qu'un même bruit soit produit
au hasard des deux côtés ne permet pas de communiquer, votre
interlocuteur n'apprend rien de ce que vous êtes en train de faire. »
Et il conclut : « Il n'y a donc pas de conflit avec la relativité
d'Einstein: vous vérifiez bien qu'aucune communication ne va plus
vite que la lumière. »
Alice et Bob en restent bouche bée. En effet, leurs drôles de
« téléphones » ne permettant pas de communiquer ne sont donc
pas vraiment des téléphones, même s'ils en ont l'apparence. Mais
comment peuvent-ils se coordonner pour toujours produire le même
résultat sans aucune communication ni entente préalable ? Et que
signifie cette histoire de « vrai » hasard capable de se manifester
simultanément à plusieurs endroits différents ? Bob finit par lâcher :
«Mais si c'est vraiment ainsi que cela se passe, on doit pouvoir
utiliser le phénomène; dans ce cas, je vais pouvoir construire
quelque chose, puis jouer avec jusqu'à ce que je comprenne com-
ment ça marche. Après tout, c'est ainsi que j'ai compris comment
fonctionne l'électricité, comment tourne la trajectoire d'une balle
liftée et - en fait - tout ce que j'ai jamais compris. »
Mais oui, conclut le professeur, cela sert à produire des
nombres aléatoires, ainsi qu'à sécuriser des communications confi-
dentielles, ce qu'on appelle la cryptographie quantique, et cela peut
même servir à la téléportation quantique. Mais d'abord, il nous faut
comprendre le concept central de ce livre: la non-localité, ce qui
passe par le concept de corrélation et par celui de jeu de Bell.
Chapitre 2

CORRÉLATIONS LOCALES
ET NON LOCALES

Le concept central de ce livre est celui de corrélation non locale.


Nous verrons que ce concept est intimement lié à celui de vrai
hasard, c'est-à-dire d'événements intrinsèquement imprévisibles. Le
hasard est déjà en soit un phénomène fascinant, mais nous allons
ici rencontrer un hasard non local. Ces notions sont nouvelles,
surprenantes, voire révolutionnaires. Il n'est pas facile de se
convaincre de leur pertinence, aussi ce chapitre est peut-être le plus
difficile, mais la suite du livre est là pour vous aider. Pour se
convaincre de l'existence de corrélations non locales et de vrai
hasard, les physiciens ont inventé un jeu, le jeu de Bell. Les phy-
siciens sont de grands enfants qui n'en finissent pas de démonter
leurs jouets pour comprendre comment ils fonctionnent.
Avant d'introduire ce jeu, il nous faut rappeler ce qu'est une
corrélation. La science consiste essentiellement à observer des
corrélations, puis à inventer des explications de ces corrélations.
John Bell a écrit que les corrélations exigent des explications
(«correlations cry out for explanations' »). Après avoir présenté un
exemple simple de corrélations, nous nous demanderons quels sché-
mas explicatifs peuvent en rendre compte. Nous verrons qu'il n'y
en a finalement que très peu ; si on se restreint à des schémas
locaux, c'est-à-dire avec un mécanisme qui se propage continûment
de proche en proche, il n'y a même que deux schémas explicatifs.
Le jeu de Bell nous permettra ensuite d'étudier des corrélations
particulières. Ce jeu se joue à deux personnes qui doivent collaborer
26 L'IMPENSABLE HASARD

pour obtenir ensemble un maximum de points. Les règles de ce


jeu sont simples et il est facile à jouer. Par contre, on n'en comprend
pas d'emblée le but, une sorte de calcul non local. En fait, l'intérêt
n'est pas tellement le jeu lui-même, mais de comprendre comment
il fonctionne. C'est ainsi que nous allons entrer dans le vif du sujet
-les corrélations non locales et la révolution conceptuelle en cours.
Mais commençons par le commencement : le concept de cor-
rélation.

Corrélations
Chaque jour, nous faisons des choix qui ont des conséquences.
Certains choix et leurs conséquences sont plus importants que
d'autres.
Certaines conséquences ne dépendent que de nos choix, mais
beaucoup dépendent aussi de choix faits par d'autres. Dans ce cas,
les conséquences de nos choix ne sont pas indépendantes les unes
des autres: elles sont corrélées. Par exemple, le choix du menu du
repas du soir dépend, entre autres, du prix des produits à l'épicerie
du coin, prix décidés plus ou moins librement par d'autres. Les
menus des habitants d'un même quartier sont ainsi corrélés : s'il y
a une grosse promotion sur les épinards en branche, il est probable
que ce plat sera fréquemment au menu. Une autre cause de cor-
rélation entre les menus est l'influence du choix du voisin. S'il y a
une queue devant un stand, nous pouvons être influencés et tentés
d'aller voir ce qui semble si attrayant ou, au contraire, d'éviter cette
queue. Dans les deux cas, il y aura corrélation - positive dans le
premier cas, négative dans le second.
Poussons cet exemple à l'extrême. Imaginons deux voisins, que
nous appellerons à nouveau Alice et Bob (nous verrons qu'ils jouent
un rôle similaire à celui des étudiants de l'histoire du drôle de télé-
phone), qui partagent soir après soir toujours le même menu. Leurs
menus du soir sont donc parfaitement corrélés. Comment expliquer
cette corrélation ?
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 27

Une première possibilité est que Bob copie systématique-


ment sur Alice, et ne choisisse donc pas son menu, ou, inverse-
ment, qu'Alice copie sur Bob. Nous voici avec un premier schéma
explicatif de corrélation : un premier événement influence un
second événement. Ce schéma d'explication peut être testé, alors
soyons scientifiques et testons-le. Par la pensée, éloignons Alice
et Bob très loin l'un de l'autre, dans deux villes sur deux conti-
nents différents, chacun ayant à sa disposition une épicerie
locale. Pour éviter qu'ils puissent s'influencer, exigeons d'Alice
et Bob qu'ils fassent leurs courses exactement au même moment,
et - encore mieux - imaginons-les carrément sur deux galaxies
différentes. Dans ces conditions, impossible de communiquer, ni
même de s'influencer de façon inconsciente comme le font les
gens qui bâillentl. Mais imaginons que la parfaite corrélation
entre leurs menus du soir subsiste. Impossible d'expliquer une
telle corrélation par une influence, il nous faut un autre schéma
explicatif.
Une deuxième explication possible est que l'épicerie proche
d'Alice et celle proche de Bob n'offrent en fait qu'un seul et même
produit, qu'il n'y a donc pas de choix. Les deux épiceries auraient,
il y a longtemps, établi une liste des menus du soir pour les années
à venir. Les menus pourraient varier d'un soir à l'autre, mais chaque
soir les deux épiceries respectent les instructions figurant sur leurs
listes. La liste peut avoir été préparée par le gérant d'une chaîne
d'épiceries et communiquées par e-mail à tous les membres de ce
consortium galactique d'épiceries. Ainsi, Alice et Bob se retrouvent
forcément avec le même menu, soir après soir. Selon cette expli-
cation, les menus d'Alice et Bob sont déterminés par une même
cause qui a son origine dans un passé suffisamment lointain pour
que cette cause puisse influencer aussi bien Alice que Bob, malgré
la distance qui les sépare. Cette cause commune s'est propagée
continûment dans l'espace, de proche en proche, sans saut ni rup-
ture. On parle de «cause commune locale»: commune car cette
cause provient d'un passé commun, et locale car tout se passe loca-
lement et continûment, de proche en proche.
28 L'IMPENSABLE HASARD

Nous voici avec une explication logique. Réfléchissez bien :


y a-t-il une autre explication possible ? Essayez de trouver un troi-
sième schéma explicatif au fait qu'Alice et Bob se retrouvent
chaque soir avec le même menu, une explication autre qu'une
influence d'Alice sur Bob ou de Bob sur Alice, et autre qu'une
cause commune locale. N'y a-t-il vraiment aucune autre explica-
tion possible ? Si surprenant que cela puisse paraître, les scien-
tifiques n'ont jamais trouvé de troisième explication. Toutes les
corrélations observées en science, hors physique quantique,
s'expliquent soit par une influence d'un événement sur un autre
(explication du 1er type), soit par des causes communes locales,
comme le gérant des deux épiceries (explication du 2e type). Dans
les deux types d'explications, l'influence ou les causes communes
se propagent continûment de proche en proche : dans ce sens pré-
cis, toutes ces explications sont locales. Par extension, on parle
de corrélations locales pour dire que ces corrélations ont une
explication locale. En fait, nous verrons que la physique quantique
fournit une troisième explication, qui est justement l'objet de ce
livre. Mais hors de la physique quantique, il n'y a que deux types
d'explications pour toutes les corrélations observées, que ce soit
en géologie ou en médecine, en sociologie ou en biologie, etc. Et
ces deux types d'explications sont locaux car basés sur une chaîne
de mécanismes qui se propagent continûment de proche en
proche.
C'est la recherche d'explications locales qui a fait le succès
de la science. En effet, la science se caractérise par sa constante
recherche de bonnes explications. Une explication est bonne si
elle satisfait trois critères. Le plus connu de ces critères est la
précision. Cela se traduit par des équations mathématiques qui
permettent de faire des prédictions qui peuvent être comparées
aux observations et aux expériences. Toutefois, je pense que ce
critère, bien qu'essentiel, n'est pas le plus important. Une deuxième
caractéristique d'une bonne explication est de raconter une his-
toire. Tous les cours de science commencent par une histoire.
Sinon, comment introduire de nouveaux concepts, tels que ceux
d'énergie, de molécule, de couche géologique ou de corrélation?
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 29

Jusqu'à l'avènement de la physique quantique, toutes les histoires


se déroulaient continûment dans l'espace au cours du temps, donc
localement. Finalement, le troisième critère d'une bonne explica-
tion est qu'elle ne peut pas facilement être modifiée. Ainsi, une
bonne explication peut être testée par des expériences car elle ne
peut pas être facilement modifiée pour s'adapter à de nouvelles
données expérimentales qui la contredisent (elle peut être falsifiée,
dirait Popper).
Revenons à Alice et Bob et à la parfaite corrélation entre leurs
menus du soir. La distance élimine toute tentative d'explication par
influence directe (type 1). Comment pourrions-nous tester une expli-
cation par cause commune locale (type 2)? Dans notre exemple,
Alice n'a aucun choix: il n'y a qu'une seule épicerie proche de chez
elle et cette épicerie n'offre, chaque soir, qu'un seul menu. Cette
situation sans choix est trop simple pour pouvoir être testée, il nous
fait donc élaborer un peu notre exemple.
Imaginons qu'il y ait deux épiceries proches de chez Alice,
l'une à gauche en sortant de chez elle, l'autre à droite. De même,
il y a deux épiceries proches de chez Bob, à nouveau l'une sur
sa gauche, l'autre à droite. Ainsi, chaque soir, Alice et Bob peuvent
librement choisir de faire leurs courses à l'épicerie de gauche ou
de droite. Alice et Bob habitent toujours sur deux galaxies diffé-
rentes et ne peuvent donc pas s'influencer. Mais imaginons qu'à
chaque fois que, par chance, ils choisissent tous deux de faire
leurs courses à l'épicerie de gauche, ils se retrouvent toujours avec
le même menu. La seule explication locale à cette corrélation est
que les épiceries de gauche partagent une liste qui, soir après
soir, détermine l'unique menu du soir. Pour les épiceries de gauche
la situation est identique à celle rencontrée précédemment. Mais
l'existence de plusieurs épiceries proches d'Alice et de Bob permet
d'imaginer davantage de corrélations. Par exemple, si Alice choisit
l'épicerie à sa gauche, mais Bob celle à sa droite, on peut à nou-
veau imaginer qu'ils se retrouvent toujours avec le même menu.
De même si Alice va à l'épicerie de droite et Bob à celle de gauche.
On en conclut que la seule explication locale de ces trois corré-
lations, gauche-gauche, gauche-droite et droite-gauche, est à
30 L'IMPENSABLE HASARD

nouveau que ces quatre épiceries partagent la même liste de


menus. Mais imaginons de plus que, lorsque Alice et Bob utilisent
tous deux l'épicerie sur leur droite, ils ne se retrouvent jamais
avec le même menu. Est-ce possible ? Hum, cela a l'air impossible,
n'est-ce pas?
Nous voici tout près de l'esprit du jeu de Bell. Laissons là les
épiceries. Empruntons la démarche scientifique et simplifions
autant que possible la situation. Au lieu de menu du soir, nous
parlerons de résultat. Et puisqu'il suffit de ne considérer que deux
résultats possibles, nous n'en considérerons pas davantage.

Le jeu de Bell

Le fabricant du jeu de Bell fournit deux boîtes apparemment


identiques (figure 1). Chacune est munie d'une manette et d'un
écran. La manette au repos est en position verticale. Elle peut être
poussée soit vers la gauche, soit vers la droite. Une seconde après
une poussée de la manette d'un côté ou de l'autre, un résultat
s'affiche sur l'écran de la boîte. Les résultats sont binaires, c'est-à-
dire qu'il n'y a que deux résultats possibles : soit 0 (zéro), soit 1
(un); les informaticiens disent que les résultats sont des bits d'infor-
mation. Pour chaque boîte les résultats semblent aléatoires.
Pour jouer, Alice et Bob prennent chacun une boîte, règlent
leurs montres, puis s'éloignent l'un de l'autre. Dès 9 heures du
matin, toutes les minutes, chacun pousse sa manette vers la gauche
ou vers la droite, puis note consciencieusement le résultat produit
par sa boîte, ainsi que l'heure et le sens de sa poussée. Il est impor-
tant qu'ils choisissent la gauche ou la droite chaque minute libre-
ment et indépendamment. En particulier, il leur est interdit de
toujours faire le même choix, ni de se mettre d'accord à l'avance
sur les choix à faire. L'important est qu'Alice ne connaisse pas les
choix de Bob et que Bob ne connaisse pas ceux d'Alice. Il faut noter
qu'Alice et Bob n'essayent pas de tricher, leur réel but étant de
comprendre comment fonctionnent les boîtes du jeu de Bell.
CORR É LATIO N S LOC ALES E T NON LOC ALES 31

Alice

Heurex a
9h00 gauche 0
9h01 gauche 1
9h02 droite 1
9h03 gauche 1
9h04 droite 1
9h05 droite 0

Heure Y b
9h00 gauche 0
9h01 gauche 1
9h02 gauche 1
9h03 droite 1
9b04 droite 0

Figure 1. Alice et Bob jouent au jeu de Bell. Chacun est devant une boîte
munie d'une manette. Chaque minute, ils choisissent de pousser leur manette
soit vers la gauche, soit vers la droite, puis chaque boîte affiche un résultat.
Alice et Bob notent consciencieusement rheure, leurs choix et les résultats
produits par leurs boîtes. En fin de journée, ils comparent leurs résultats
et déterminent s'ils ont gagné ou non au jeu de Bell. Leur but est de
comprendre comment fonctionnent les boîtes du jeu de Bell, tout comme
les enfants apprennent en essayant de comprendre comment fonctionnent
leurs jouets.

Ils jouent ainsi jusqu'à 19 heures, accumulant 600 données,


donc environ 150 cas de poussées « gauche-gauche » et approxima-
tivement autant de « gauche-droite », « droite-gauche » et « droite-
droite » . Puis, en fin de journée, ils se retrouvent pour calculer les
points et leur score selon les règles suivantes :
1. Chaque fois qu'Alice a poussé sa manette vers la gauche,
ou que Bob a poussé sa manette vers la gauche, ou que tous les
deux ont poussé leurs manettes vers la gauche, ils reçoivent un point
si les résultats sont identiques.
32 L'IMPENSABLE HASARD

2. En revanche, chaque fois qu'Alice et Bob ont tous deux


choisi de pousser leurs manettes vers la droite, ils reçoivent un point
si les résultats diffèrent.

• Le score est calculé ainsi : pour les quatre combinaisons de


choix «gauche-gauche», «gauche-droite», «droite-gauche» et
«droite-droite» ils calculent d'abord le taux de succès (le nombre de
points divisé par le nombre total d'essais), puis additionnent ces
quatre taux de succès. Ainsi, le score maximum est de 4 puisqu'il y
a quatre combinaisons de choix et chaque taux de succès est au maxi-
mum de 1. Pour un scoreS, nous dirons qu'Alice et Bob gagnent S
fois sur 4 au jeu de Bell. Le score, étant une moyenne, peut être un
nombre quelconque. Par exemple, un score de 3,41 signifie qu'Alice
et Bob gagnent en moyenne 3,41 fois sur 4 ou 341 fois sur 400.
• Nous verrons qu'il est facile de construire des boîtes permet-
tant à Alice et Bob d'obtenir un score de 3. Aussi, nous écrirons
parfois qu'ils gagnent au jeu de Bell pour dire qu'ils gagnent au
jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4.

Pour se familiariser un peu avec ce drôle de jeu de Bell, com-


mençons par étudier le cas où Alice et Bob ne notent pas les résultats
produits par leurs boîtes, mais notent ce qui leur passe par la tête
(bref : ils produisent des résultats au hasard, indépendamment l'un
de l'autre, chacun de son côté 3). Dans ce cas, les taux de succès seront
tous de 112. En effet, la moitié du temps Alice et Bob notent le même
résultat et l'autre moitié des résultats différents, quels que soient les
choix d'Alice et Bob. Donc le score du jeu de Bell est de 4 x 112 = 2.
Donc, pour dépasser un score de 2, les boîtes d'Alice et Bob ne peu-
vent pas être indépendantes l'une de l'autre, mais doivent être coor-
données de manière à produire des résultats corrélés.
Toujours pour se familiariser avec ce jeu, considérons un deu-
xième exemple, où les deux boîtes produisent toujours le même
résultat 0, quelle que soit la position de la manette. Dans ce cas,
les choix d'Alice et Bob n'ont aucune influence. On vérifie aisément
que les taux de succès sont de 1 pour les trois choix « gauche-
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 33

gauche », «gauche-droite » et «droite-gauche », et de 0 pour le


choix « droite-droite ». Donc le score est S = 3.
Avant d'analyser comment ces boîtes fonctionnent, faisons
encore un petit effort d'abstraction. Cela nous permettra d'entrer
au cœur de la non-localité.

Calcul non local: a + b =x·y


Les scientifiques aiment bien coder les objets qu'ils analysent
à l'aide de nombres, comme ici les choix et les résultats. Cela leur
permet de se concentrer sur l'essentiel sans être perturbés par de
longues phrases du type « Alice a poussé sa manette vers la gauche
et a observé le résultat 0 ». Cela leur permet de faire des additions
et multiplications ; nous verrons que cela est utile pour résumer
par une équation toute simple le cœur de la non-localité.
Concentrons-nous d'abord sur Alice. Notons son choix par la
lettre x et son résultat par la lettre a. Ainsi, x = 0 signifie qu'Alice
a choisi de pousser sa manette vers la gauche et x = 1, vers la droite.
De même, notons par la lettre y le choix de Bob et par b son résultat.
Avec ces notations, le petit tableau ci-dessous résume les cas où,
selon les règles du jeu de Bell, Alice et Bob reçoivent un point :

x = 0 x = 1

y = 0 a = b a = b

y = 1 a = b a o;=b

Faisons un petit peu d'arithmétique élémentaire, pour le plaisir.


Le jeu de Bell, avec Alice et Bob chacun devant sa boîte, à grande
distance pour éviter la copie, chacun faisant ses choix libres et
notant ses résultats, peut se résumer en une belle équation :
a+h=x·y
(lire : a plus b égale x fois y) .
34 L'IMPENSABLE HASARD

En effet, le produit x·y vaut toujours 0 sauf si x= y= 1. L'équa-


tion nous dit donc que a + b = 0 sauf si x =y = 1. Considérons
d'abord le cas x =y = 1 ; dans ce cas, a + b = 1, et comme a et b
valent 0 ou 1, l'équation a + b = 1 n'a que 2 solutions: soit a = 0
et b = 1, soit a = 1 et b =O. Donc, si a + b = 1, on a nécessairement
a :;r b et, selon les règles du jeu de Bell, Alice et Bob reçoivent un
point.
Considérons maintenant les trois autres cas: (x,y) = (0,0) ou
(0,1) ou (1,0). On a toujours x·y = 0, et l'équation se simplifie en
a+ b =O. Une première solution possible est a = b =O. La deuxième
solution est a = b = 1. Mais comment cela, 1 + 1 n'est-il pas égal
à 2? Non! Quand on calcule avec des 0 et des 1 (des bits), le résultat
doit aussi être un 0 ou un 1. Ici, 2 = 0 (les mathématiciens disent
qu'on calcule modulo 2). Donc, l'équation a + b = 0 est équivalente
à a= b.
En résumé, la belle équation a + b = x·y résume parfaitement
le jeu de Bell. Chaque fois qu'elle est satisfaite, Alice et Bob reçoi-
vent un point. Vous voyez qu'il est possible de montrer la révolution
quantique avec des mathématiques simples 4•
Cette équation traduit le phénomène de non-localité. Pour
gagner systématiquement au jeu de Bell, il faut que les boîtes cal-
culent le produit x·y. Mais si le choix x n'est connu que de la boîte
d'Alice et le choix y que de la boîte de Bob, alors il est impossible
d'effectuer ce calcul localement. Au mieux, on peut parier sur
x·y = 0 et on aura raison 3 fois sur 4, donc on peut obtenir un
score de 3. Mais un score supérieur à 3 requiert un calcul «non
local» de x·y, car les termes du produit x·y n'existent chacun qu'en
des lieux éloignés l'un de l'autre.
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 35

Stratégies locales pour le jeu de Bell

Alice et Bob sont chacun devant leur boîte, faisant chaque


minute leurs choix librement et indépendamment, et notant
consciencieusement leurs choix et les résultats qu'ils observent. Que
peuvent bien faire ces boîtes pour permettre à Alice et Bob d'obtenir
un bon score ?
Imaginons d'emblée qu'elles sont trop éloignées pour s'influen-
cer. Pour ce faire, éloignons par la pensée Alice et Bob, si loin l'un
de l'autre qu'aucune communication ne soit possible. Séparons par
exemple Alice et Bob d'une distance telle que même la lumière mette
plus d'une seconde pour aller de l'un à l'autre (plus de 300 000 kilo-
mètres, approximativement la distance Terre-Lune). Dans ce cas
extrême, il n'est plus possible qu'Alice (ou plus précisément sa boîte)
communique son choix à Bob (à la boîte de Bob). Aucune expli-
cation en termes de communication ou d'influence n'étant possible,
il nous en faut une autre.
Commençons par analyser le cas où, par coïncidence, les deux
manettes sont poussées vers la gauche. Dans ce cas, Alice et Bob
n'obtiennent un point que si leurs résultats sont identiques. C'est
la même situation que celle des clients des épiceries qui se retrou-
vent toujours avec le même menu s'ils choisissent l'épicerie de
gauche. Nous avons déjà vu que, si on exclut toute influence directe,
cela n'est possible que si ces deux épiceries ne proposent aucun
choix et imposent le même menu. Dans le cas des boîtes du jeu
de Bell, cela signifie que si les manettes sont poussées à gauche,
elles produisent toutes deux le même résultat. Ce résultat est pré-
déterminé à chaque minute, mais peut changer d'une minute à
l'autre, tout comme les menus uniques peuvent varier d'un soir à
l'autre. On tient là une explication d'une corrélation maximale pour
le cas où les deux manettes ont été poussées vers la gauche. C'est
une explication du deuxième type, une explication due à une cause
commune locale. En effet, les résultats prédéterminés à chaque
minute étaient enregistrés dans chaque boîte, c'est-à-dire locale-
ment.
36 L'IMPENSABLE HASARD

Poursuivons encore un moment l'analyse de ce cas. Les résul-


tats enregistrés à l'origine dans les boîtes peuvent être le résultat
d'une longue série de pile ou face. Du point de vue d'Alice, les résul-
tats ont donc toutes les apparences du hasard. Et il en est de même
pour Bob. Par contre, quand ils se retrouvent et observent qu'ils
ont toujours obtenu le même résultat, ils ne croiront plus qu'il
s'agisse de hasard ... à moins qu'il ne s'agisse d'un hasard non local?
Nous y reviendrons.

Encadré 2
Au hasard
Un résultat au hasard est un résultat imprévu. Mais imprévu
pour qui? Bien des choses sont imprévues, soit parce qu'elles sont
le résultat de processus trop complexes pour être appréhendés,
soit parce qu'on n'a pas prêté attention à toutes sortes de détails
qui ont influencé le résultat. En revanche, un résultat au « vrai »
hasard est imprévu car intrinsèquement imprévisible : un tel
résultat n'est pas déterminé par une ou plusieurs chaînes causales,
si complexes soient-elles. Un résultat au vrai hasard n'est pas
prévisible car, avant de se manifester, il n'existait pas du tout:
il n'était pas nécessaire, sa réalisation est un acte de pure
création.
Pour illustrer ce concept, imaginons qu'Alice et Bob se rencon-
trent par hasard au coin de la rue. Cela peut se produire, par
exemple, parce que Alice se rendait au restaurant un peu plus
loin et Bob chez son ami qui habite la rue d'à côté. A partir du
moment où ils ont entrepris d'aller à pied, par le chemin le plus
court, au restaurant pour Alice et chez son ami pour Bob, la ren-
contre était prévisible. C'est un exemple de deux chaînes causales,
les cheminements d'Alice et Bob, qui se croisent et produisent ainsi
un hasard du point de vue de chacune des deux personnes. Mais
la rencontre était prévisible pour quelqu'un qui aurait une vue
globale. L'apparent hasard n'est donc que le fruit d'une ignorance :
Bob ignorait le cheminement d'Alice et réciproquement. Mais
qu'en était-il avant qu'Alice ne décide de se rendre au restaurant?
Si on admet qu'elle jouit de libre arbitre, alors avant qu'elle ne
se décide, la rencontre était proprement imprévisible. Le vrai
hasard est similaire.
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 37

Le vrai hasard n'a donc pas une cause au même sens qu'en phy-
sique classique. Un résultat au vrai hasard n'est pas prédéterminé,
de quelque manière que ce soit. Il faut néanmoins nuancer cette affir-
mation, le vrai hasard pouvant avoir une cause. Mais cette dernière
ne détermine pas le résultat, elle détermine seulement la probabilité
des divers résultats possibles. Seule la propension que tel ou tel résul-
tat se réalise est prédéterminée.

Selon le schéma explicatif des causes communes locales, à


chaque minute chaque boîte produit un résultat prédéterminé. Pour
ce type d'explication, la liste des résultats est préétablie et mémo-
risée par chaque boîte : chaque boîte contient donc une sorte de
petit ordinateur avec une grosse mémoire, une horloge et un pro-
gramme qui chaque minute lit la donnée suivante de la mémoire.
Suivant le programme, le résultat peut être indépendant de la
position de la manette ou peut en dépendre. Mais quels programmes
agissent dans les boîtes d'Alice et de Bob ? N'y a-t-il pas une infinité,
ou au moins un grand nombre de programmes possibles ? En fait
non, car la démarche scientifique de simplification avec des choix
et des résultats binaires limite le nombre de programmes possibles
à seulement 4 par boîte: le programme ne doit fournir qu'un résul-
tat parmi 2 possibles pour chacun des 2 choix possibles. Ces
4 programmes 5 possibles, chez Alice, sont les suivants :
#1. le résultat est toujours a = 0, quel que soit le choix de x.
#2. le résultat est toujours a = 1, quel que soit le choix de x.
#3. le résultat est identique au choix: a =x.
#4. le résultat est l'opposé du choix: a = 1 -x.
De même, il y a 4 programmes possibles chez Bob. Donc, au
total, il y a 4 x 4 = 16 combinaisons de programmes chez Alice et
Bob. Bien sûr, les programmes peuvent changer d'une minute à
l'autre, aussi bien chez Alice que chez Bob, mais à chaque minute
l'un des 4 programmes chez Alice détermine son résultat a et l'un
des 4 programmes chez Bob détermine b.
Étudions ces 16 combinaisons possibles de programmes et cal-
culons les scores correspondants. Rappelez-vous que le but est de
38 L'IMPENSABLE HASARD

trouver le score maximal possible ayant une explication locale. Nous


verrons qu'il est impossible de fabriquer des boîtes utilisant des
stratégies locales permettant d'obtenir un score supérieur à 3. À ce
point, vous avez le choix, soit de me croire sur parole et passez
directement p. 42 ( « Gagner au jeu de Bell : corrélations non
locales»), soit de vous convaincre par vous-même en faisant l'effort
de suivre le petit raisonnement du paragraphe suivant (ce à quoi
je vous encourage vivement).
Commençons par la combinaison des programmes #1 chez
Alice et #1 chez Bob; dans ce cas, les deux résultats sont toujours
0: a = b = 0, et Alice et Bob gagnent au jeu de Bell 3 fois sur 4.
En effet, ils n'échouent au jeu de Bell que quand ils font tous deux
le choix 1. Étudions une deuxième combinaison de programme :
#1 chez Alice, donc a = 0, et #3 chez Bob, donc b =y. Considérons
successivement les 4 paires de choix possibles. Pour x = 0 et y = 0
les résultats sont (0,0) et donc Alice et Bob «gagnent», c'est-à-dire
obtiennent un point. Pour x = 0 et y = 1, les résultats sont (0, 1) et
ils «perdent», c'est-à-dire n'obtiennent aucun point. Pour x = 1 et
y = 0, les résultats sont (0,0) et ils gagnent. Finalement, pour x = 1
et y = 1, les résultats sont (0,1) et ils gagnent à nouveau (rappelons-
nous que pour x =y = 1 le but est que les résultats diffèrent). En
résumé, Alice et Bob réalisent à nouveau un score de 3. Voilà, vous
pouvez maintenant terminer le raisonnement par vous-même, consi-
dérez successivement les 14 combinaisons de programmes restantes
(ou référez-vous à la table 1).
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 39

Table 1

Pro- Pro- Résultats Résultats Résultats Résultats Score


gramme gramme pour choix pour choix pour choix pour choix
chez chez (x,y) = (0,0 ) (x, y) = (0, 1) (x,y) = (1,0) (x, y) = (1 , 1)
Alice Bob

#1 #1 a=O h=O a=O h=O a=O h=O a=O h=O 3

#1 #2 a=O h=l a=O h=l a=O h=l a=O h=l 1

#1 #3 a=O h=O a=O h=l a=O h=O a=O h=l 3

#1 #4 a=O h=l a=O h=O a=O h=l a=O h=O 1

#2 #1 a=l h=O a=l h=O a=l h=O a=l h=O 1

#2 #2 a=l h=l a=l h=l a=l h=l a=l h=l 3

#2 #3 a=l h=O a=l h=l a=l h=O a=l h=l 1

#2 #4 a=l h=l a=l h=O a=l h=l a=l h=O 3

#3 #1 a=O h=O a=O h=O a=l h=O a=l h=O 3

#3 #2 a=O h=i a=O h=l a=l h=l a=l h=l 1

#3 #3 a=O h=O a=O h=l a=l h=O a=l h=l 1

#3 #4 a=O h=l a=O h=O a=l h=l a=l h=O 3

#4 #1 a=l h=O a=l h=O a=O h=O a=O h=O 1

#4 #2 a=l h=l a=l h=i a=O h=l a=O h=l 3

#4 #3 a=l h=O a=l h=l a=O h=O a=O h=l 3

#4 #4 a=l h=l a=l h=O a=O h=l a=O h=O 1

En résumé, quelle que soit la stratégie locale du fabricant des


boîtes, donc quelle que soit la combinaison de programmes, Alice
et Bob ne peuvent jamais gagner au jeu de Bell plus souvent que
3 fois sur 4.
Les physiciens aiment bien énoncer ce résultat sous la forme
d'une inégalité. C'est l'inégalité de Bell6 • Comme cette inégalité est
centrale pour toute la thématique de ce livre, je l'écris en entier. À
40 L'IMPENSABLE HASARD

défaut d'en apprécier d'emblée la signification, il est possible d'en


apprécier la beauté, tout comme certains d'entre nous apprécient
la beauté d'une partition musicale :
P(a = hiO,O) + P(a = hiO,l) + P(a = hll,O) + P(a ;r hll,l) ~ 3
Ici P(a = hl.x,y) se lit comme suit: probabilité que a soit égal à
b dans le cas des choix x et y. De même, P(a;rhll,l) se lit comme
la probabilité que a soit différent de b dans le cas x= y =1. L'inégalité
de Bell énonce ce que nous avions trouvé : la somme des 4 proba-
bilités dans le jeu de Bell, donc le score, est au maximum de 3.
Donc, pour des corrélations locales, l'inégalité de Bell est tou-
jours satisfaite.

Encadré 3
Inégalité de Bell

D'une façon très générale, la probabilité P(a,blx,y) peut résulter


d'un mélange statistique de différentes situations possibles. Par
exemple, une première situation possible traditionnellement dénotée
À1 peut se présenter avec une probabilité p(À 1), une deuxième, À2
avec une probabilité p(À 2), etc. Ces probabilités p(À) permettent d'ana~
lyser aussi des cas où l'on ne connaît pas exactement la situation
réelle. En fait, on n'a même pas besoin de connaître les probabilités
de ces situations, il suffit de savoir que différentes situations se pré-
sentent avec diverses probabilités.
Ces situations À peuvent inclure l'état quantique, habituellement
dénoté \ji; en fait ces À peuvent inclure tous les passés d'Alice et de
Bob, voire même l'état de tout l'univers, sauf que les choix x et y
doivent être indépendants de À. Mais les À peuvent aussi être beau-
coup plus limités, comme les choix des stratégies d'Alice et Bob dans
le jeu de Bell. Historiquement, ces À étaient appelés « variables
cachées locales», mais il est préférable de les considérer comme l'état
physique des systèmes (des boîtes d'Alice et Bob) tels que décrits par
n'importe quelle théorie présente ou future ; ainsi, les inégalités de
Bell nous disent quelque chose sur la structure de toute future théorie
physique compatible avec les expériences d'aujourd'hui. Bref, la seule
hypothèse sur les À est qu'ils ne contiennent aucune information sur
les choix x et y.
,, Pour
. chaque situation À, la probabilité conditionnelle peut toujours
s ecnre comme
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 41

P(a, bjx, y, A)= P(ajx, y,A)·P(bjx, y,a,A). L'hypothèse de localité s'écrit


alors que pour tout A, ce qui se passe chez Alice ne dépend pas de
ce qui se passe chez Bob, P(ajx, y,A) = P(alx,A), et réciproquement
P(blx, y,a,A) = P(b[y,A). En résumé, l'hypothèse sous-jacente à toutes
les inégalités de Bell s'obtient en moyennant sur les possibles situa-
tions A:
P(a,blx,y ) = I Àp(A) P(ajx,A)·P(b[y,A)
où p(A) dénote la probabilité que la situation A se présente.

Jusqu'ici, nous avons supposé que les boîtes d'Alice et de


Bob contiennent chacune un programme qui détermine les
résultats en fonction des choix x et y. (Les informaticiens appel-
lent x et y les données des programmes). Que se passerait-il si
ces programmes ne déterminaient pas entièrement les résultats,
mais laissaient une place au hasard ? On pourrait par exemple
imaginer que la boîte d'Alice, de temps en temps, choisit au
hasard d'utiliser le programme #1 ou le programme #3. Ou
encore que la boîte produit de temps à autre un résultat au
hasard. Est-ce que cela peut aider à gagner au jeu de Bell ?
Remarquons d'abord que produire un résultat au hasard est
identique à choisir au hasard entre le programme #1 (qui déter-
mine a = 0) et le programme #2 (qui détermine a = 1). En fait,
cela n'est pas utile et ne change pas grand-chose. Le jeu de Bell
implique une longue durée et le calcul d'une moyenne. Si la
boîte d'Alice, pour une minute donnée, choisit au hasard un pro-
gramme parmi un ensemble de programmes, le score ne sera
pas différent de celui obtenu si cette boîte utilise à chaque
minute un programme précis choisi au hasard parmi cet
ensemble de programmes. Supposer que les boîtes utilisent à
chaque minute un programme précis n'est donc pas une hypo-
thèse restrictive. Ajouter des stratégies aléatoires chez Alice et
chez Bob n'aide pas à gagner au jeu de Bell. En fait, c'est même
le contraire. Comme on l'a vu, si les boîtes d'Alice et de Bob
produisent indépendamment des résultats au hasard, elles ne
réalisent qu'un score de 2.
42 L'IMPENSABLE HASARD

En résumé, aucune stratégie locale ne permet de gagner au


jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4. Les physiciens disent
qu'« aucune corrélation locale ne peut violer l'inégalité de Bell ».
En clair, si Alice et Bob parviennent néanmoins à gagner plus
de 3 fois sur 4 au jeu de Bell, il n'y aurait aucune explication
locale à ce phénomène. Comme nous l'avons vu, il n'existe que
deux types d'explications locales, celles basées sur des influences
qui se propagent de proche en proche (type 1) et celles basées
sur des causes communes se propageant également de proche
en proche depuis un passé commun (type 2). Or les explications
de type 1 sont exclues par la grande distance qui sépare Alice
et Bob et, comme nous venons de le voir, celles du type 2 ne
permettent jamais de gagner au jeu de Bell plus souvent que
3 fois sur 4.

Gagner au jeu de Bell :


corre1ations non locales
Imaginons maintenant qu'Alice et Bob jouent longuement
au jeu de Bell et gagnent en moyenne bien plus souvent que
3 fois sur 4. C'est ce que permet la physique quantique grâce à
l'intrication. Mais laissons cette physique et cette fascinante
intrication de côté pour le moment et considérons simplement
l'hypothèse qu'Alice et Bob gagnent très souvent au jeu de Bell.
Nous avons exclu l'hypothèse qu'ils s'influencent - ou que leurs
boîtes communiquent-, même à l'aide d'onde de nature incon-
nue (nous reviendrons plus tard sur cette importante hypothèse).
Nous venons de voir que si les boîtes produisent localement le
résultat en fonction de l'heure et de la position de la manette
(donc du choix de l'opérateur), alors le jeu ne peut pas être gagné
plus souvent que 3 fois sur 4. Bref, gagner plus souvent que
3 fois sur 4 est impossible si on n'utilise que des stratégies
locales, c'est-à-dire si on n'utilise que des mécanismes qui se
propagent de proche en proche.
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 43

C'est pourquoi on appelle «non locales» des corrélations qui


permettent de gagner au jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4.
Mais alors, comment font Alice et Bob et leurs boîtes? !
Si nous posions la question à un physicien d'avant la phy-
sique quantique, disons d'avant 1925, la réponse serait très
simple : c'est rigoureusement impossible ! Pour gagner au jeu
de Bell plus souvent que 3 fois sur 4, Alice et Bob, ou leurs
boîtes, doivent tricher, communiquer d'une manière ou d'une
autre ou s'influencer de façon peut-être inconsciente comme on
peut faire bâiller quelqu'un en bâillant soi-même. Mais sans com-
munication, c'est tout simplement impossible, dirait notre scien-
tifique préquantique.
Et vous? Voyez-vous comment gagner au jeu de Bell plus sou-
vent que 3 fois sur 4 ? Croyez-vous que cela soit possible ? Je suis
désolé de vous fatiguer les neurones avec ce jeu de Bell, mais nous
sommes là au cœur de la non-localité. Nous sommes un peu comme
ces personnes du Moyen Âge à qui l'on racontait que la Terre était
ronde comme une boule et que des gens vivaient aussi de l'autre
côté. Mais comment faisaient-ils pour ne pas tomber? Aujourd'hui,
chacun sait que les objets, et les gens, ne tombent pas du haut vers
le bas, mais qu'ils tombent vers le centre de la Terre. Donc les gens
de l'autre côté de la Terre sont maintenus au sol comme nos aimants
sont maintenus sur le frigo. Grâce aux aimants, chacun comprend
que nous sommes attirés par la Terre, et donc que ni les Australiens
ni les Européens n'en tombent. Mais pour le jeu de Bell, quel est
l'analogue de l'aimant sur le frigo ? Quelle histoire raconter pour
comprendre? Je ne peux hélas vous expliquer de façon intuitive
comment l'intrication quantique permet de gagner au jeu de Bell
plus souvent que 3 fois sur 4, mais je vous invite à poursuivre notre
exploration du monde des atomes et des photons, et à jouer avec
ce drôle de jeu, à imaginer ce qu'on pourrait en faire d'amusant,
voire même d'utile. Voyons ce que cela peut signifier pour notre
vision de l'univers. Décortiquons ensemble ces corrélations, un peu
comme un enfant démonte ses jouets pour en découvrir les méca-
nismes cachés.
44 L'IMPENSABLE HASARD

Encadré 4
John Bell:
<< 1 am a quantum engineer, but on Sundays
1 have principles. >>

J'ai eu la chance de rencontrer souvent John Bell. Voici l'histoire


d'une de mes toutes premières rencontres.
<<Je suis un ingénieur quantique, mais le dimanche, j'ai des prin-
cipes>>, c'est ainsi que John Bell commence un colloque clandestin
bien particulier en mars 1983. Des mots que je n'oublierai jamais!
John Bell, le célèbre John Bell se présentait comme un ingénieur,
une de ces personnes qui sait faire fonctionner les choses sans savoir
pourquoi elles fonctionnent, alors que pour moi, tout fier de mon
récent doctorat en physique théorique, John Bell était un géant parmi
les théoriciens.
En 1983, l'Association vaudoise des chercheurs en physique orga-
nise sa semaine de formation continue annuelle, mélangeant cher-
cheurs et enseignants. Une semaine à Montana, moitié ski, moitié
cours donnés par de grands scientifiques. Cette année-là, le sujet était
les fondements de la physique quantique. Ce sera pour moi l'occasion
de faire la connaissance d'Alain Aspect, le premier homme7 à avoir
gagné au jeu de Bell, et de partager avec lui de formidables après-
midi de ski.
Pour des raisons propres à cette communauté, John Bell était
invité, ce qui était une évidence, mais sans figurer dans le pro-
gramme, c'est-à-dire sans plage horaire pour un cours, ce qui était
une aberration. Avec un ami doctorant, nous avons invité John Bell
à nous donner une présentation hors programme. n a d'abord
refusé, arguant qu'il n'avait pas ses transparents avec lui. Finale-
ment, le colloque clandestin de John Bell aura lieu un soir, après
le dîner, dans une cave hâtivement transformée en salle de cours,
les étudiants étant assis par terre. L'<< ingénieur à principes » nous
expliqua qu'on peut utiliser la physique de façon pragmatique pour
développer des applications, réaliser des expériences difficiles ou
amusantes, trouver des règles empiriques qui fonctionnent bien en
pratique, mais qu'il ne faut pas perdre de vue la grande entreprise
de la science : expliquer et raconter la nature de façon consistante.
Le message de John Bell me hante encore aujourd'hui.
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 45

Gagner au jeu de Bell


ne permet pas de communiquer

Supposons qu'Alice et Bob gagnent au jeu de Bell plus souvent


que 3 fois sur 4, peut-être même à tous les coups. Est-ce que cela
leur permettrait de communiquer8 ? Notez que comme ils sont éloi-
gnés l'un de l'autre d'une distance arbitrairement grande, la possi-
bilité de communiquer impliquerait une communication à une
vitesse arbitrairement grande.
Comment Alice pourrait-elle communiquer une information à
Bob? Sa seule possibilité est d'actionner sa manette. Par exemple,
à gauche pour signifier «oui» et à droite pour «non». Mais, du
point de vue de Bob, sa boîte produit des résultats au hasard. Quelle
que soit la position de sa manette, les deux résultats possibles, b = 0
et b = 1, se produisent aussi fréquemment l'un que l'autre. Et cela
reste vrai quelle que soit la position de la manette d'Alice. Il n'y a
donc pas moyen d'utiliser les corrélations du jeu de Bell pour
qu'Alice envoie un message à Bob, ou inversement. Ce n'est qu'en
comparant les résultats des deux boîtes qu'on peut remarquer qu'ils
sont corrélés. Rappelez-vous le drôle de « téléphone » du chapitre 1.

Encadré 5
Une communication sans transmission est impossible

Si une personne, appelons-la Alice, désire communiquer un mes-


sage à une autre personne, Bob, elle doit tout d'abord inscrire son
message sur un support physique. Le message est ensuite porté de
proche en proche par ce support physique -lettre, électrons ou pho-
tons. Bob, enfin, réceptionne ce support physique et lit (décode) le
message qu'il porte. Ainsi, le message est transmis de proche en
proche d'Alice à Bob. Toute autre façon de communiquer un message
serait non physique. Par exemple, si Alice pouvait choisir un message
et l'inscrire sur un support physique, mais que rien ne parte d'elle,
qu'aucun objet physique ne sorte de l'endroit où elle se trouve,
alors elle ne pourrait pas communiquer son message. Sinon, comme
46 L'IMPENSABLE HASARD

Newton l'avait déjà compris (encadré 1, p. 20), ce serait une commu-


nication sans transmission, or il est impossible de communiquer sans
que quelque chose de physique (matière, onde, énergie) parte d'Alice,
après qu'elle a choisi le message à communiquer.
Cette impossibilité relève du simple bon sens. Violer ce principe,
par télépathie par exemple, permettrait de communiquer à une vitesse
arbitraire. En effet, puisque rien ne transporterait le message, la dis-
tance séparant Alice et Bob n'aurait aucune importance et en allon-
geant arbitrairement cette distance on aurait une vitesse de commu-
nication arbitrairement grande, éventuellement supérieure à celle de
la lumière. Mais cette impossibilité est encore plus fondamentale que
la relativité, qui interdit toute vitesse supérieure à celle de la lumière:
une communication non physique est impossible.

TI n'est donc pas possible d'utiliser les deux boîtes pour commu-
niquer entre Alice et Bob9• Ce n'est qu'une fois qu'Alice et Bob ont pu
comparer leurs résultats, donc après qu'ils se sont retrouvés en fin de
journée et ont arrêté de jouer, qu'ils peuvent savoir s'ils ont gagné ou
non au jeu de Bell. TI n'y a donc pas de connexion reliant Alice et Bob
qui leur permette de communiquer. Communiquer uniquement grâce
au jeu de Bell serait une communication sans qu'aucun objet porte le
message de l'émetteur au récepteur : ce serait une communication sans
transmission, bref une communication impossible (voir l'encadré 5).
Mais y a-t-il un lien, un «fil invisible» qui relie les deux boîtes
non pour communiquer, mais simplement pour permettre aux boîtes
de gagner au jeu de Bell ? Si un tel lien existait, on comprendrait le
«truc». Ce serait peut-être décevant: un simple truc de magicien. Mais,
pour le physicien, ce pourrait être le début d'une découverte impor-
tante : découvrir de quoi est fait ce lien, comment il fonctionne, à quelle
vitesse il transmet des influences cachées entre les boîtes, etc. Conten-
tons-nous pour l'instant d'observer (par la pensée) qu'aucun lien visible
n'est perceptible. Et rappelons-nous que nos deux boîtes sont tellement
éloignées l'une de l'autre qu'aucune influence se propageant à la vitesse
de la lumière ne parviendrait à destination à temps. De plus, Alice et
Bob n'ont pas besoin de savoir où se trouve leur partenaire. Ils peuvent
prendre leur boîte sous le bras et partir vers un lieu inconnu.
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 47

Ouvrons les boîtes

Quand en 1964 John Bell a présenté son jeu, qu'il appelait the
inequality, ce n'était qu'une expérience de pensée, mais, depuis, ce
jeu a été concrétisé dans de nombreux laboratoires. Ouvrons donc
enfin ces boîtes d'apparence magique, puisqu'elles permettent de
gagner au jeu de Bell.
En les ouvrant, on découvre tout un appareillage de physique :
des lasers (des rouges, des verts et même certains produisant une
belle lumière jaune), un cryostat (une sorte de réfrigérateur qui per-
met de refroidir des objets jusqu'au voisinage du zéro absolu, à
environ - 270 degrés Celsius), des interféromètres en fibre optique
(sortes de circuits optiques pour photons), deux détecteurs de pho-
tons (des détecteurs de particules de lumière) et une horloge,
(figure 2). Tout cela ne nous aide guère.

Figure 2. À l'intérieur des boîtes du jeu de Bell, Alice et Bob découvrent


tout un appareillage compliqué de physicien. Mais ce n'est pas en regardant
localement dans chacune des boîtes qu'Alice et Bob comprendront comment
fonctionne le jeu de Bell, car ce jeu permet de produire des corrélations
qui n'ont aucune explication locale.
48 L'IMPENSABLE HASARD

En décortiquant l'appareillage, on découvre qu'au centre du


cryostat, à l'intersection de tous les faisceaux lasers, se trouve un
petit cristal de quelques millimètres, ressemblant à un petit morceau
de verre. Et il semble bien que ce cristal-de-rien-du-tout soit le cœur
de l'appareillage. En effet, quand la manette est poussée vers la
gauche ou vers la droite cela déclenche une série d'impulsions laser
qui illuminent le cristal et activent un élément piézoélectrique 10 dans
l'interféromètre connecté au cristal. Cet élément piézoélectrique
bouge un tout petit peu dans la même direction que la manette.
Puis l'un des deux détecteurs de photons se déclenche, après quoi
la boîte produit un 0 ou un 1. On comprend bien que la manette
produit quelque chose dans le cristal, grâce aux impulsions laser,
puis détermine via l'élément piézoélectrique l'état de l'interféro-
mètre. Finalement, le résultat est donné par le détecteur. Les deux
boîtes sont rigoureusement identiques. À nouveau, le secret semble
être contenu dans le petit cristal au centre de l'appareillage.
L'examen des boîtes n'est au fond guère concluant. Et tel est
bien le message de ce chapitre : ce n'est pas en étudiant, même en
détail, la construction et le fonctionnement des boîtes qu'on trou-
vera une explication. De toute façon, nous savons déjà qu'il n'y a
pas d'explication locale à un gain au jeu de Bell, donc ce n'est cer-
tainement pas en regardant localement dans chacune des deux
boîtes qu'on trouvera une explication! Prenons un peu de hauteur.
En fin de compte, tout cet appareillage compliqué ne fait rien
d'autre que produire un résultat binaire chaque fois qu'on pousse
la manette à gauche ou à droite. Donc, même si le mécanisme est
très compliqué, il semble que cela ne peut rien faire d'autre que
réaliser l'un des quatre programmes décrit plus haut (p. 37). Qu'est-
ce que cela pourrait faire d'autre? Encore une fois, il n'y a que
deux positions possibles pour la manette et qu'un seul résultat
binaire. Utiliser plusieurs lasers, un cryostat et des détecteurs de
photons pour réaliser un tel programme paraît bien excessif ! Mais
cet appareillage fait plus, puisqu'il permet de gagner au jeu de Bell.
Un physicien préquantique aurait pu étudier ces appareillages long-
temps sans rien comprendre, et donc nos lecteurs n'ont pas à rougir
s'ils ne voient pas à quoi peuvent bien servir tous ces appareils. Le
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES 49

chapitre 6 donnera la solution ; pour l'instant, il suffit de se rappeler


que les cœurs de ces boîtes sont les cristaux, et que ces cristaux
sont «intriqués" ». Mais qu'est-ce que c'est que ça? Pour l'instant
l'intrication est juste un mot afin de nommer le concept de la phy-
sique quantique qui permet de gagner au jeu de Bell. Patience.
En résumé, le contenu exact des boîtes n'importe pas. La seule
chose importante à retenir est que les physiciens savent - en prin-
cipe - comment construire des boîtes qui permettent à Alice et Bob
de gagner au jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4, et que l'ingré-
dient essentiel porte un nom : l'intrication. Le simple fait qu'il soit
possible de gagner au jeu de Bell est une conclusion majeure, un
fait presque aussi aveuglant qu'une photo de la Terre flottant dans
l'espace: la Terre est ronde, et la physique quantique prédit des
corrélations non locales.
Chapitre 3

NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD

Nous avons vu qu'il est facile d'obtenir un score de 3 au jeu


de Bell. Par exemple, il suffit de se mettre d'accord à l'avance et
de toujours produire le même résultat. Mais nous avons aussi vu
qu'il est impossible de définir une stratégie locale qu'Alice et Bob
appliquent chacun de son côté qui permette de gagner plus souvent
que 3 fois sur 4. C'est la conclusion principale du chapitre 2.
Et si deux personnes gagnaient au jeu de Bell, c'est-à-dire obte-
naient un score supérieur à 3? Que faudrait-il en conclure?
La première conclusion qui semble s'imposer est double : soit
ils s'influencent d'une façon subtile, soit ils trichent habilement.
Admettons qu'on puisse écarter ces deux options. La deuxième
conclusion possible est qu'il y a une erreur dans l'argument présenté
au chapitre 2. Beaucoup de physiciens et philosophes ont passé des
années là-dessus ; essayez vous aussi un moment. En effet, on ne
doit jamais accepter un argument d'autorité; chacun peut, et doit,
vérifier par lui-même les raisonnements scientifiques. C'est d'autant
plus recommandé ici que le raisonnement qui permet de conclure
qu'il est impossible de gagner au jeu de Bell sans communiquer
est simple et limpide. Encore une fois, chacun des deux partenaires,
Alice et Bob, n'a le choix qu'entre quatre stratégies possibles. Il n'y
a donc que 4 x 4 = 16 combinaisons de stratégies possibles et aucune
ne permet de gagner plus souvent que 3 fois sur 4 (table 1 du cha-
pitre 2). Refaites encore une fois le raisonnement, expliquez-le à
votre partenaire et à un ami.
52 L'IMPENSABLE HASARD

Vous pouvez être bien convaincu de la solidité de ce raison-


nement, il est parfaitement solide et confirmé par des milliers de
physiciens, philosophes, mathématiciens et spécialistes en informa-
tique et théorie de l'information.
Mais alors, pourquoi se poser la question de joueurs gagnant
plus souvent que 3 fois sur 4, puisque cela semble impossible? Telle
est en effet la bonne question. Le raisonnement est tellement simple,
que, sans la physique quantique, personne ne s'y intéresserait: ce
ne serait qu'une évidence de plus parmi les montagnes d'évidences
inintéressantes, car non pertinentes. La seule bonne raison de s'inté-
resser à cette question est que la physique d'aujourd'hui permet de
gagner à ce jeu et cela sans que les joueurs ne communiquent ni
ne trichent.

Un tout non local


Revenons donc à notre question : que conclure d'un score sys-
tématiquement supérieur à 3 au jeu de Bell ? La seule possibilité
est que les boîtes d'Alice et Bob, bien que séparées dans l'espace,
ne soient pas séparées logiquement : malgré la distance qui les
sépare, on ne peut pas décrire la boîte d'Alice d'un côté et celle de
Bob de l'autre. En d'autres termes, on ne peut pas raconter ce que
fait la boîte d'Alice de son côté et ce que fait celle de Bob de son
côté. C'est comme si les deux boîtes, malgré la distance qui les
sépare, agissaient comme un seul tout, un tout impossible à séparer
logiquement en deux parties, bref un tout non local.
Un tout non local! Est-ce que cela vous aide à comprendre?
Probablement pas (ou alors vous êtes vraiment génial!). «Non
local » signifie ici tout simplement « qui ne peut être décrit comme
deux parties indépendantes et bien localisées». Bien sûr, Alice et
Bob ainsi que leurs boîtes sont bien localisés, comme des personnes
et des boîtes normales - on peut les entourer de murailles de béton
armé et d'enceintes de plomb ou de tout ce que vous voulez, mais
il est impossible de décrire leurs comportements comme étant tel
et tel pour la boîte d'Alice et tel et tel pour la boîte de Bob. En
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD 53

effet, si chacune avait un comportement, donc une stratégie, à elle,


il leur serait impossible de gagner au jeu de Bell. Et ce, même si
ces comportements et stratégies ont été discutés et coordonnés
avant que les boîtes ne soient séparées dans l'espace.
Nous voici devant une conclusion tout à fait remarquable et
très difficile à avaler. Si Alice et Bob réalisent un score supérieur
à 3, alors nous sommes forcés d'admettre que malgré la distance
qui les sépare et la possibilité d'identifier les deux joueurs, les résul-
tats de leurs jeux ne peuvent pas être produits localement, l'un par
la boîte d'Alice et l'autre par celle de Bob :ces résultats sont produits
d'une façon non locale. C'est comme si la boîte d'Alice «savait» ce
que fait celle de Bob et réciproquement.

Encadré 6
Un calcul non local...

Gagner au jeu de Bell signifie que les résultats d'Alice et Bob


« s'attirent» de sorte à satisfaire l'équation a + b =x ·y plus souvent
que 3 fois sur 4. Donc, le produit x -y est estimé correctement plus
souvent que localement possible, bien que les données x et y n'existent
nulle part conjointement: x n'est connu que d'Alice et de sa boîte,
y que de Bob et de sa boîte. On voit poindre l'idée d'un calculateur
formidable: l'ordinateur quantique (même si l'histoire de cet ordi-
nateur est encore longue et dépasse de loin cet ouvrage; d'ailleurs
on devrait plutôt parler de processeur quantique que d'un véritable
ordinateur à tout faire).

Te1épathie et vrais jumeaux

Certains penseront ici à la télépathie ou à des jumeaux qui,


séparés, prennent les mêmes décisions ou souffrent des mêmes
maux. En fait, ces images sont trompeuses.
Commençons par les jumeaux. Ce qui caractérise des jumeaux
est qu'ils partagent le même ensemble de gènes : ils portent les
mêmes instructions génétiques et seront par conséquent semblables,
54 L'IMPENSABLE HASARD

souvent même remarquablement semblables. C'est comme pour des


Alice et Bob locaux qui, eux aussi, « portent » des stratégies qui
ressemblent à des instructions génétiques. Mais, précisément, nous
avons vu que quelles que soient les stratégies « portées » par Alice
et Bob ou mémorisées par leurs boîtes, jamais ils ne pourront
gagner au jeu de Bell. Ainsi, de même, deux jumeaux parfaitement
identiques et qui auraient, par hypothèse, subi exactement les
mêmes influences environnementales tout au long de leur vie, ne
pourraient pas non plus gagner au jeu de Bell. Donc, l'analogie des
jumeaux est excellente pour comprendre les corrélations locales,
mais elle ne permet pas du tout de comprendre comment on pour-
rait gagner au jeu de Bell. Bien au contraire, même des jumeaux
idéaux ne peuvent pas gagner au jeu de Bell'.
Venons-en à la télépathie. Si elle existait, elle permettrait à
deux personnes de communiquer à distance par la pensée. La
grande différence avec le jeu de Bell est que, pour gagner à ce jeu,
nul n'est besoin de communiquer, il suffit que les résultats soient
produits au hasard, mais d'une façon coordonnée : les boîtes d'Alice
et Bob doivent en quelque sorte «savoir» ce que fait l'autre, mais
les joueurs eux-mêmes ne peuvent pas utiliser ce «savoir» pour se
transmettre de l'information. Donc, pour gagner au jeu de Bell, les
joueurs ne pratiquent pas la télépathie, même si l'on peut s'imaginer
que les boîtes, elles, sont télépathes.
Personnellement je n'aime pas trop penser que des boîtes sont
capables de télépathie, parce que je ne vois pas ce que cela apporte
à la compréhension; j'ai l'impression de simplement changer un
terme (non local) par un autre (télépathie). Mais si cette termino-
logie vous aide, pourquoi pas, pour autant que vous vous rappelez
bien que ce ne sont pas les personnages qui peuvent faire de la
télépathie, seulement les boîtes ou les cristaux qui se trouvent au
cœur de ces boîtes. De surcroît, cette terminologie est trompeuse
car en télépathie, il y a un émetteur et un récepteur. Nous verrons
plus loin que cette hypothèse n'est guère possible. De plus, dans le
jeu de Bell et dans les expériences, la symétrie entre Alice et Bob
est parfaite: rien ne distingue un éventuel émetteur d'un récepteur.
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD 55

Coordonner n'est pas communiquer

L'idée d'un tout non local fait immédiatement penser à une com-
munication instantanée. Rappelez-vous la réaction de Newton à propos
de la non-localité de sa théorie de la gravitation universelle. En effet,
si les deux boîtes d'Alice et Bob gagnent au jeu de Bell, éest qu'elles
se coordonnent après que leurs manettes ont été poussées vers la
gauche ou vers la droite. Mais puisqu'elles sont séparées par une grande
distance, ces boîtes doivent être capables de se coordonner à distance.
C'est ce qu'Einstein a appelé une «action fantôme à distance», termi-
nologie qui souligne bien à quel point le grand savant n'y croyait pas.
Mais voilà, aujourd'hui, de nombreuses expériences ont contredit
l'intuition d'Einstein et confirmé la théorie quantique : la nature est
bel et bien capable de « coordonner deux boîtes à distance ».
Coordonner ne signifie pas communiquer. Mais comment
pourrait-on se coordonner sans communiquer? Nous, êtres
humains, en sommes incapables et avons donc la plus grande dif-
ficulté à imaginer comment cela pourrait se passer. Nous allons
voir que pour se coordonner sans communiquer il faut que les boîtes
produisent des résultats au hasard. Pour cela, nous commencerons
par supposer le contraire, à savoir que les boîtes produisent des
résultats prédéterminés ; nous verrons que cela permettrait à Alice
et Bob de communiquer sans transmission. Comme de telles com-
munications sans transmission sont impossibles (voir encadré 5,
p. 45), on en conclut que les boîtes qui permettent de gagner au
jeu de Bell ne peuvent pas produire des résultats prédéterminés.
Afin de mieux cerner la question, commençons par imaginer
le cas simple suivant : la boîte d'Alice produit toujours a = 0 et Bob
choisit y = 1. Si Bob obtient le résultat b = 0, il sait que a = b et
peut en déduire qu'Alice a probablement choisi x= O. Dans l'autre
cas, s'il obtient b = 1, il sait que a~ b et peut en déduire qu'Alice
a probablement choisit x = 1. En effet, ce n'est qu'ainsi qu'ils obtien-
nent un point au jeu de Bell. L'encadré 7 ci-dessous montre que
cette importante conclusion est vraie quelle que soit la relation qui
détermine le résultat d'Alice en fonction de son choix.
56 L'IMPENSABLE HASARD

Du paragraphe précédent, il faut retenir que si la boîte d'Alice


produit le résultat a de façon déterministe et que Bob connaît
cette façon de procéder, alors Bob peut déduire du résultat de sa
boîte le choix d'Alice. Donc, dans cette hypothèse, Bob pourrait
lire à distance les pensées d'Alice. En effet, chaque fois qu'ils
obtiennent un point, Bob devine correctement le choix d'Alice.
S'ils gagnent au jeu de Bell, cette sorte de communication serait
fréquente.
Cette communication serait pratiquement instantanée car le
temps de transmission est indépendant de la distance qui sépare
Alice et Bob. En particulier, la vitesse de cette communication pour-
rait être plus grande que la vitesse de la lumière, mais la vitesse
de la lumière n'a rien à faire dans cet argument: en éloignant Alice
et Bob, on pourrait dépasser n'importe quelle vitesse. Plus important
encore, on aurait là une communication non physique, puisque
aucune transmission entre la boîte d'Alice et celle de Bob ne por-
terait la communication. Une telle communication sans transmis-
sion est impossible (voir l'encadré 5, p. 45).
En conclusion, si les boîtes d'Alice et Bob sont capables de se
coordonner à distance, mais de telle sorte que cela ne puisse pas
être utilisé par Alice et Bob pour communiquer, alors le résultat
d'Alice ne peut pas être produit d'une façon déterministe. Il doit
nécessairement être produit au hasard, grâce à un hasard non local.

Encadré 7
Le déterminisme impliquerait une communication
sans transmission

Selon le déterminisme, il existerait une relation qui détermine le


résultat produit par chaque boîte en fonction du sens de poussée de
la manette. Or n'importe quelle relation déterministe entre le sens
de poussée de la manette d'Alice et son résultat permettrait à Bob
de lire à distance les choix d'Alice et donc d'effectuer une commu-
nication sans transmission. Comme une telle communication est
impossible, le déterminisme est impossible. Pour nous en convaincre,
étudions un deuxième exemple.
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD 57

Imaginons que si la manette d'Alice est poussée «vers la gauche»,


alors sa boîte produit le résultat a = 0 et si elle est poussée « vers
la droite», alors le résultat est a= 1 (cette stratégie correspond à la
stratégie #3 vue au chapitre 2: a =x). Dans ce cas, si Bob pousse
sa manette vers la gauche (donc y = 0), il peut déduire du résultat
produit par sa boîte le sens dans lequel Alice a poussé sa manette.
En effet, si, par exemple, son résultat est b = 0, alors Bob sait qu'Alice
a probablement poussé sa manette vers la gauche, car ce n'est qu'ainsi
qu'ils obtiennent un point au jeu de Bell. En effet, pour y= 0 on
doit avoir a= b, comme Bob observe b = 0 il en déduit a= 0, mais
ce résultat n'est possible dans notre exemple que si x= 0, donc si
Alice a poussé sa manette vers la gauche.
Pour se convaincre que cette conclusion est valide quelle que soit
la relation qui détermine le résultat a en fonction du choix x, il suffit
de remarquer que des quatre variables de l'équation a + b = x· y Bob
en connaît deux, son choix y et son résultat b. Si, de plus, il connaît
la relation a = fonction(x), alors Bob peut calculer le choix x d'Alice
(par exemple, si a =x, alors a + b = x·y devient x + b = x·y, d'où, si
Bob choisi y = 0, x = b: le résultat produit par la boîte de Bob est
égale au choix x d'Alice).
La relation qui détermine le résultat d'Alice en fonction du sens
de poussée de sa manette pourrait changer de minute en minute,
mais à chaque minute cette relation serait fixe, préétablie longtemps
à l'avance. Si tel était le cas, rien ne pourrait empêcher Bob de
connaître cette relation pour chaque minute. Or, pour chaque rela-
tion, Bob peut deviner avec une bonne probabilité le sens dans lequel
Alice pousse sa manette, donc Bob pourrait comme lire à distance
les pensées d'Alice: on aurait une communication sans transmission.

Un hasard non local


Nous venons de comprendre que les résultats chez Alice et Bob
sont produits au hasard, mais ces hasards ne sont pas indépen-
dants: le même hasard se manifeste chez Alice et chez Bob. Voilà
qui est fascinant ! Le hasard en soi est déjà un concept fascinant,
mais ici, en plus, le même hasard se manifeste en deux endroits
distants. Cette explication heurte frontalement notre bon sens, mais
elle est inévitable. Si vous avez de la peine à avaler cette explication,
58 L'IMPENSABLE HASARD

rassurez-vous : de très nombreux physiciens ont également de la


difficulté, dont Albert Einstein, qui n'a jamais cru à la possibilité
de gagner au jeu de Bell.
Nous allons donc nous attacher à décrire ce « hasard non
local» (chapitre 5) et à expliquer les expériences qui permettent
de gagner au jeu de Bell (chapitre 6). Nous analyserons aussi la
pertinence de ces expériences : n'y aurait-il pas une faille qui per-
mettrait de sauver la localité (chapitre 9) ?
Avant de terminer ce chapitre, revenons cependant sur notre
«explication». J'ai écrit ce mot entre guillemets, car nous arrivons
à un point où il faut se poser la question de ce qu'est une expli-
cation. Une explication est essentiellement une histoire qui raconte
le phénomène à expliquer. Néanmoins, certains peuvent s'écrier
avec quelque raison que parler de «hasard non local» n'est pas
une explication. La conclusion est pourtant inévitable: il n'y a
aucune histoire à raconter qui se déroule dans l'espace (localement)
et au cours du temps (continûment), permettant de dire comment
gagner au jeu de Bell.
Rappelez-vous les contemporains de Newton qui devaient ava-
ler 1'« explication» qu'on tombe vers le centre de la Terre. Est-ce
une explication? Oui et non. L'explication de la gravitation a
l'immense avantage de se dérouler au cours de notre temps (on
tombe) et dans notre espace (vers la Terre), mais elle laisse ouverte
la question de savoir comment notre corps «sait» où est la Terre,
même quand on a les yeux fermés.
L'explication du «hasard non local» est peut-être moins satis-
faisante que celle de la chute libre. Le point principal est qu'il
n'existe aucune explication basée uniquement sur des entités loca-
lisées. Gagner au jeu de Bell revient donc à démontrer que la nature
n'est pas locale.
Faut-il alors renoncer à toute explication? Certes non: nous
devons accepter de raconter une histoire qui inclut des éléments
non locaux, tel par exemple un hasard non local, un « vrai hasard »
capable de se manifester en plusieurs endroits forts éloignés les
uns des autres sans se propager de proche en proche d'un endroit
à l'autré. La non-localité nous force à élargir la boîte à outils
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD 59

conceptuels dans laquelle nous puisons pour raconter comment


fonctionne la nature.
Pour vous aider, imaginez une sorte de dé non local, un « dé »
qui peut être lancé par la poussée d'une des deux manettes, peu
importe laquelle. Ce « dé non local » produit le résultat a chez Alice
dès qu'elle a poussé sa manette dans la direction x et un résultat
b chez Bob dès qu'il a poussé sa manette dans la direction y ; a et
b sont aléatoires, mais avec la promesse qu'ils «s'attirent» de telle
sorte à souvent satisfaire au but du jeu de Bell (à souvent satisfaire
à l'équation a+ b = x·y).
Dès qu'on admet que le monde n'est pas déterministe, donc
qu'un vrai hasard existe, on doit également admettre, d'une part
que ce vrai hasard n'est pas nécessairement gouverné par les mêmes
lois que celles qui régissent les probabilités classiques 3, et d'autre
part que rien a priori n'interdit à un vrai hasard de se manifester
en plusieurs endroits du moment que cela ne permet pas de com-
muniquer.

Un « vraz » hasard
Nous venons de voir qu'il n'y a qu'une possibilité pour éviter
que le gain au jeu de Bell ne conduise à la possibilité de commu-
nication à des vitesses arbitrairement grandes: la boîte d'Alice ne
produit pas les résultats en fonction de relations prédéterminées à
chaque minute, mais produit ses résultats au hasard, au «vrai»
hasard. Il n'y a que l'hypothèse d'un vrai hasard qui empêche Bob
de connaître la relation entre le choix d'Alice et son résultat. Si ce
n'était pas du vrai hasard, Bob - et les physiciens - finirait bien
par trouver cette relation.
Il nous faut donc définitivement renoncer à l'idée que la boîte
d'Alice produit localement un résultat. Ce sont les deux boîtes qui
produisent globalement une paire de résultats, même si du point
de vue de chacun des deux partenaires, son propre résultat est dû
au hasard.
60 L'IMPENSABLE HASARD

La notion de vrai hasard mérite qu'on s'y attarde. L'exemple


typique du hasard est le jeu de pile ou face, ou encore le jet d'un
dé. Dans ces deux cas, la complexité des microphénomènes en jeu
- choc de molécules de l'air sur la pièce de monnaie, rugosité de
la surface sur laquelle rebondit le dé, etc. -est telle qu'il est impos-
sible en pratique de prédire le résultat. Mais cette impossibilité n'est
pas intrinsèque, elle n'est que le résultat de nombreuses petites
causes qui s'imbriquent pour produire le résultat. Si l'on suivait
avec suffisamment d'attention et de moyens de calcul le détail de
l'évolution du dé, en garantissant les conditions des lancers, des
molécules de l'air et de la surface sur laquelle rebondit et finalement
s'arrête le dé, alors on pourrait prédire la face que le dé exhibera
en fin de course. Il ne s'agit donc pas de vrai hasard.
Un autre exemple permet de mieux cerner cette différence.
Pour faire des simulations numériques, les ingénieurs utilisent fré-
quemment des nombres dits pseudo-aléatoires. Les problèmes ainsi
analysés sont innombrables ; pensons par exemple à un avion en
développement. Plutôt que de fabriquer de très nombreux proto-
types et de les essayer les uns après les autres, les ingénieurs simu-
lent ces prototypes sur de gros ordinateurs. Afin de simuler les
conditions de vols, conditions extrêmement changeantes en fonction
du vent et de toutes sortes d'aléas, les ingénieurs utilisent dans leurs
programmes de simulation des nombres pseudo-aléatoires. Ces
nombres sont produits par des ordinateurs, qui sont des machines
déterministes - où le hasard ne joue aucun rôle. Donc ces nombres
ne sont pas produits au hasard, mais seulement comme les résultats
de jets de dés, d'où la terminologie «pseudo-aléatoire». La relation
entre un nombre pseudo-aléatoire et le suivant est prédéterminée,
mais elle est suffisamment compliquée pour qu'on ne puisse la devi-
ner facilement. A priori, on pourrait se dire que cela suffit, qu'il
n'y a pas vraiment de différence entre des nombres pseudo-
aléatoires produits par un ordinateur et des nombres produits au
vrai hasard. Mais cela n'est pas correct. Il existe des prototypes
d'avion qui se comportent bien quand ils sont simulés avec ces
nombres pseudo-aléatoires, mais qui, dans la réalité, volent très
mal 4• Ces cas sont rares, mais ils existent toujours, quelle que soit
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD 61

l'ingéniosité du programme qui produit ces nombres pseudo-


aléatoires. En revanche, pour des nombres produits au vrai hasard,
ces cas pathologiques n'existent pas. Il y a donc une réelle différence
entre le «hasard apparent», comme celui des jets de dés, et le vrai
hasard, celui qui est nécessaire pour gagner au jeu de Bell sans
permettre de communication. De plus, on voit que l'existence du
vrai hasard est une ressource utile pour notre société ; nous revien-
drons là-dessus au chapitre 7.

Le vrai hasard permet la non-localité


sans communication
En résumé, gagner au jeu de Bell sans communiquer implique
nécessairement que les boîtes d'Alice et de Bob produisent les résul-
tats au vrai hasard. Ce hasard est fondamental, non réductible à
un mécanisme déterministe complexe. Donc, la nature est capable
d'acte de pure création!
Au lieu d'affirmer avec Einstein que Dieu ne joue pas aux dés,
demandons-nous plutôt pourquoi il joue aux dés 5 • La réponse est
qu'ainsi la nature peut être non locale sans que cela implique de
communication sans transmission. En effet, une fois qu'on admet
que la nature est capable de produire du vrai hasard, il n'y a aucune
raison de limiter la manifestation de ce hasard à un seul endroit
bien localisé. Le vrai hasard peut se manifester en plusieurs
endroits. Un tel hasard non local ne permet pas de communiquer,
il n'y a donc aucune raison de limiter la nature.
Nous avons trouvé que deux concepts apparemment fort
éloignés, celui de hasard et celui de localité, sont en fait étroi-
tement liés. Sans vrai hasard, la localité est nécessaire pour évi-
ter la communication sans transmission. Il faut donc se mettre
en tête (ou là où se trouve le siège de notre intuition) que le
vrai hasard existe et qu'il peut se manifester de façon non locale.
Il faut s'habituer à cette idée d'un hasard qui peut se manifester
à plusieurs endroits, un hasard non local qui coordonne des
résultats se produisant en des lieux fort éloignés. Nous devons
62 L'IMPENSABLE HASARD

intégrer dans nos intuitions qu'un hasard non local ne permet


pas de communiquer: c'est comme si Alice et Bob « n'enten-
daient » que du bruit, un bruit comme celui du drôle de « télé-
phone», un bruit inutilisable pour communiquer, mais qui
permettrait de gagner au jeu de Bell.
Chapitre 4

LE CLONAGE QUANTIQUE
EST IMPOSSIBLE

La non-localité sans communication a d'autres conséquences


surprenantes, par exemple ce qu'on appelle le clonage quantique.
Dans notre contexte, cela revient à essayer de produire une copie
de la boîte de Bob. Cet exemple relativement simple est au cœur
de la cryptographie quantique, ainsi que de la téléportation que
nous verrons aux chapitres 7 et 8. Il vaut donc la peine de s'y inté-
resser.
Le clonage d'animaux est devenu courant. Nul doute que le
clonage d'êtres humains est à portée de main, et qu'il sera réalisé
bien avant la fin du siècle. Au-delà des émotions légitimes et
du scandale que cela déclenchera, demandons-nous si le clonage
est possible au niveau quantique, c'est-à-dire s'il est possible de
copier un système physique appartenant au monde des atomes
et des photons. Les physiciens peuvent-ils produire un clone (une
copie parfaite) de la boîte d'Alice ou de celle de Bob ?
Soyons plus précis. Il serait absurde de « copier» un élec-
tron, puisque tous les électrons sont rigoureusement identiques.
Quand on parle de copier un livre, on ne s'intéresse pas sim-
plement à produire un autre livre de même format et avec le
même nombre de pages. Une copie doit contenir exactement la
même information, donc le même texte et les mêmes images.
Le clone d'un électron devra donc lui aussi porter les mêmes
«informations » que l'original, donc avoir la même vitesse
moyenne, la même indétermination 1 sur cette vitesse, et de même
64 L'IMPENSABLE HASARD

pour ses autres grandeurs physiques. Seule sa position moyenne


sera différente, afin qu'on puisse avoir l'original d'un côté et le
clone de l'autre.
Dans ce chapitre, nous allons nous poser la question de la
possibilité de cloner la boîte de Bob. Nous avons déjà vu que
le cœur de ces boîtes est constitué de cristaux qui portent une
caractéristique quantique (la fameuse intrication !) ; cloner la
boîte de Bob revient donc, en fin de compte, à cloner des objets
quantiques, y compris ce qui fait leur caractère quantique.

Encadré 8
Relations d'incertitude d'Heisenberg

Werner Heisenberg est l'un des principaux fondateurs de la phy-


sique quantique. Il est notamment célèbre pour avoir énoncé le prin-
cipe d'incertitude selon lequel, si l'on mesure précisément la posi-
tion d'une particule, alors on perturbe forcément sa vitesse; et
inversement : si l'on mesure précisément la vitesse d'une particule,
on perturbe forcément sa position. On ne peut donc jamais
connaître simultanément et avec précision la position et la vitesse
d'une particule. La physique quantique moderne a intégré ce prin-
cipe dans le fait que les particules n'ont tout simplement jamais
simultanément une position et une vitesse toutes deux déterminées
précisément. En conséquence, on parle plus volontiers d'indétermi-
nisme. Nous garderons la terminologie de relations d'« incertitude »
d'Heisenberg, mais éviterons de qualifier des grandeurs physiques
d'incertaines : elles sont indéterminées. De même, l'incertitude
devient de l'indétermination.
LE CLONAGE QUANTIQUE EST IMPOSSIBLE 65

Le clonage quantique permettrait


une communication impossible
L'impossibilité de cloner un système quantique est essen-
tielle aux applications telles que la cryptographie quantique et
la téléportation quantique que nous présenterons plus loin. Pour
démontrer cette impossibilité, nous raisonnerons par l'absurde,
c'est-à-dire que nous commencerons par supposer que l'on puisse
cloner des systèmes quantiques, et aboutirons à une absurdité :
une communication sans transmission. Nous en conclurons donc
que, puisque la communication sans transmission est impossible,
le clonage quantique l'est aussi.
Imaginons que Bob ait réussi à cloner sa boîte. Plus préci-
sément, imaginons que Bob ait réussi à cloner le cristal qui est
au cœur de sa boîte, le reste de la boîte n'étant qu'un mécanisme
complexe qui ne présente pas de difficulté à être reproduit. Le
voici donc avec deux boîtes devant lui, disons l'une sur sa
gauche, l'autre sur sa droite. Chacune de ces deux boîtes a une
manette qu'il peut pousser vers la gauche ou vers la droite et,
une seconde plus tard, chaque boîte produit un résultat. Si ces
deux boîtes sont bien des clones, les résultats produits seront
tous les deux corrélés avec le résultat de la boîte d'Alice de telle
sorte que chaque boîte gagnera son jeu de Bell avec Alice. Cepen-
dant, Bob peut décider de ne pas choisir, mais d'essayer les deux
choix en même temps : il pousse vers la gauche la manette de
sa boîte de gauche et vers la droite la manette de sa boîte de
droite. On va voir que Bob peut maintenant déduire de ses deux
résultats le choix qu'Alice a fait à distance. Commençons par le
cas où les deux résultats de Bob sont identiques, deux fois 0 ou
deux fois 1. Dans ce cas, Alice a probablement choisi x =O. En
effet, si Alice avait choisit x = 1, alors le résultat de la boîte de
droite de Bob devrait être différent du résultat d'Alice [car (x,y)
= (1,1) ::::>a :;1! b], alors que le résultat de la boîte de gauche de
Bob devrait être identique à celui d'Alice [car (x,y) = (1,0) ::::> a
= b]. En revanche, si les deux résultats de Bob diffèrent, alors
66 L'IMPENSABLE HASARD

Alice a probablement fait le choix x = 1. L'encadré 9 résume ce


petit raisonnement à l'aide d'arithmétique binaire élémentaire.

Encadré 9
Le théorème de « non-clonage »

Notons hg et bd les résultats produits par les deux boîtes de Bob,


celle à sa gauche et celle à sa droite. Gagner au jeu de Bell implique
que les deux relations suivantes sont souvent satisfaites : a + bg = x ·yg
et a +bd= x ·Yd· Additionnons ces deux équations :a +hg+ a +bd= x ·yg
+x ·Yc~- On se rappelle que tous ces symboles représentent des bits
(0 ou 1) et que l'addition est « modulo 2 » afin que le résultat soit
toujours un bit; donc a+ a =O. On se rappelle aussi que Bob pousse
la manette de sa boîte de gauche vers la gauche, donc yg = 0, et la
manette de sa boîte de droite vers la droite, donc y d = 1. On obtient
finalement: hg+ bd= x. Bob peut donc, en additionnant simplement
ses deux résultats, deviner avec une grande probabilité le choix x
d'Alice.

Donc, si Bob pouvait cloner sa boîte, il pourrait deviner avec


une forte probabilité quel choix a fait Alice, et ce malgré la distance
qui les sépare. Il y aurait donc communication sans transmission,
à une vitesse arbitraire. Certains diront que Bob peut aussi se trom-
per en devinant le choix d'Alice, puisque Alice et Bob ne réalisent
pas un score de 4, mais seulement un score nettement supérieur à
3. Effectivement, Bob peut parfois se tromper ; toutefois, le fait qu'il
devine juste bien plus souvent que 1 fois sur 2 suffit à rendre pos-
sible une communication2• Cette communication serait un peu brui-
tée et il faudrait la répéter un grand nombre de fois (pour lesquelles
Alice ferait chaque fois le même choix) afin que Bob finisse par
deviner pratiquement à coup sûr le choix d'Alice. En fait, c'est ce
qui se passe pour toutes les communications numériques : Internet
et les autres protocoles de communication découpent nos messages
en petits morceaux qu'ils envoient au destinataire et comme il y a
toujours une probabilité d'erreur, le message est éventuellement ren-
LE CLONAGE QUANTIQUE EST IMPOSSIBLE 67

voyé plusieurs fois jusqu'à ce que la probabilité qu'une erreur sub-


siste soit considérée comme négligeable.
En conclusion, la possibilité de gagner au jeu de Bell implique
l'impossibilité de cloner des systèmes quantiques. Les physiciens
parlent du «théorème de non-clonage ». C'est un résultat extrê-
mement important en physique quantique. Sa démonstration
mathématique est élémentaire, mais nous avons vu que ce
théorème se déduit aussi très facilement de la non-localité sans
communication, ce qui met bien en évidence le rôle fondamental
de ce concept.

Cloner l'ADN ?
Mais alors, s'il est impossible de cloner des systèmes quan-
tiques, comment peut-il être possible de cloner des animaux?
L'ADN, macromolécule biologique, n'est-elle pas aussi un système
quantique? Excellente question! Il est d'ailleurs remarquable que
c'est en se posant cette question que le prix Nobel de physique,
Eugene Wigner, a le premier posé la question du clonage
quantique 3 • Il en a aussi conclu à l'impossibilité du clonage en bio-
logie, mais il a commis là une erreur. L'ADN est bien quantique
(enfin fort probablement, cela n'a pas encore été démontré expéri-
mentalement, mais aucun physicien n'en doute), mais l'information
génétique est codée dans l'ADN en n'utilisant qu'un tout petit peu
des possibilités qu'offre la physique quantique, de sorte que cette
petite quantité d'information peut être clonée 4• De manière générale,
on peut se demander quel rôle joue la physique quantique en bio-
logie, thème de recherche fort actuel.

Intennède : clonage approximatif

Pour terminer ce chapitre, permettez-moi un petit intermède


non essentiel pour la suite, mais qui intéressera les lecteurs
scientifiques.
68 L'IMPENSABLE HASARD

Notons, mais cette fois sans démonstration, que la théorie


quantique permet un clonage approximatif, un peu comme de mau-
vaises copies, et que le meilleur clonage possible est précisément
caractérisé par le fait qu'il est juste suffisamment mauvais pour
interdire toute communication sans transmission5 •
Le théorème de « non-clonage » est intimement lié à une
grande partie de la physique quantique. En particulier, comme déjà
mentionné, il est essentiel aux applications telles que la cryptogra-
phie quantique (chapitre 7) et la téléportation quantique (chapitre
8). Il est aussi indispensable pour que les célèbres relations d'incer-
titude d'Heisenberg aient un sens (voir l'encadré 8, p. 64). En effet,
si l'on pouvait parfaitement cloner un système quantique, on pour-
rait ensuite mesurer la position, par exemple, sur l'original et la
vitesse sur le clone. On obtiendrait ainsi en même temps la position
et la vitesse d'une particule, chose impossible selon le principe
d'incertitude. Une autre conséquence importante du théorème de
« non-clonage » est que l'émission stimulée qui est à la base des
lasers n'est pas possible sans avoir aussi de l'émission spontanée.
Sinon, on pourrait utiliser l'émission stimulée pour cloner parfai-
tement l'état d'un photon (sa polarisation par exemple). À nouveau,
le rapport entre émission stimulée et émission spontanée est très
précisément à la limite du clonage optimal compatible avec de la
non-localité sans communication6 • Tout se tient merveilleusement:
la théorie quantique est d'une remarquable cohérence, d'une grande
esthétique. Einstein a été le premier à décrire le rapport entre émis-
sion stimulée et émission spontanée ; il aurait été étonné
d'apprendre que sa formule découle très précisément du concept
de non-localité, concept tant honni par le génial savant.
Finalement une dernière remarque concernant le lien entre
clonage et non-localité. Nous avons vu que l'impossibilité de com-
munication sans transmission impose une limite à la qualité du
clonage de la boîte de Bob en deux boîtes. Qu'en est-il si on rem-
place le jeu de Bell par un jeu (une inégalité) où Bob a davantage
de possibilités, mettons que sa manette peut être poussée dans n
directions différentes ? Dans ce cas, l'impossibilité de communi-
cation sans transmission impose une limite au clonage de la boîte
LE CLONAGE QUANTIQUE EST IMPOSSIBLE 69

de Bob en n boîtes-clones (et on retrouve toujours la limite du


clonage quantique optimal). Une conséquence est que pour
démontrer de la non-localité, Bob- et de même Alice -doit avoir
plus de choix possibles que de boîtes, donc il doit avoir à faire
un réel choix, il ne peut pas se contenter de faire tous les choix
en parallèles 7 • On voit ici pointer l'importance du libre arbitre,
ou plus prosaïquement l'importance de la possibilité de faire des
choix indépendants pour Alice et pour Bob : sans choix indépen-
dants, pas de non-localité.
Chapitre 5

L'INTRICATION QUANTIQUE

Selon la physique quantique, l'explication du gain au jeu de


Bell, donc d'un score supérieur à 3, est l'intrication. Erwin Schrôdinger,
un des pères de la physique quantique, a le premier fait remarquer
que l'intrication n'est pas simplement une caractéristique parmi
d'autres de la physique quantique, mais sa caractéristique
principale' : «L'intrication n'est pas une, mais plutôt la caractéris-
tique de la physique quantique, celle qui nous force à nous affran-
chir complètement des modes de pensée classiques. »
Dans ce chapitre, nous allons présenter cette propriété remar-
quable du monde des atomes et des photons 2•

Holisme quantique
En gros, ce que dit cette drôle de physique quantique est qu'il
est possible et même fréquent que deux objets éloignés l'un de
l'autre ne forment, en réalité, qu'un seul objet! C'est cela, l'intrica-
tion. Ainsi, si l'on touche l'un des deux, tous deux tressaillent. Tout
d'abord, rappelons-nous que quand on« touche», c'est-à-dire quand
on fait une mesure sur un objet quantique, celui-ci produit une
réponse - une réaction - au hasard, un résultat parmi un certain
nombre possible, avec une probabilité bien définie que la théorie
quantique prédit très précisément. Le hasard implique qu'on ne peut
pas utiliser le fait que l'objet intriqué au premier réagisse également,
72 L'IMPENSABLE HASARD

pour envoyer une information. En effet, le récepteur ne recevrait


que du bruit, un tressaillement au hasard. On retrouve donc ici
l'importance du vrai hasard. Mais, me direz-vous, si on ne touche
pas le premier objet, le deuxième ne tressaille pas. Je peux donc
envoyer une information en décidant de toucher ou de ne pas tou-
cher le premier objet. Seulement voilà : comment savoir si le deu-
xième objet a tressailli ? Pour cela, il faut effectuer une mesure,
qui fera tressaillir l'objet... En résumé, l'idée que deux objets intri-
qués puissent ne former qu'un tout, si contre-intuitive soit-elle, n'est
pas à exclure avec de simples arguments.
En théorie, tout objet peut être intriqué, mais en pratique les
physiciens ont surtout démontré l'intrication d'atomes, de photons
et autres particules élémentaires. Les plus grands objets qui ont pu
être intriqués sont des cristaux, comme ceux qui se trouvent dans
les boîtes du jeu de Bell. L'intrication est similaire quels que soient
les objets intriqués ; nous illustrerons cette propriété « magique »
du monde quantique à l'aide d'électrons, les petites particules qui
transportent le courant électrique.

Indéterminisme quantique

Prenons un exemple. Un électron peut se trouver dans un état


dans lequel sa position est indéterminée : il n'a tout simplement
pas de position précise, un peu comme un nuage. Bien sûr, un
nuage a une position moyenne (son centre de masse, comme disent
les physiciens), et l'électron aussi a une position moyenne. Mais,
et c'est là l'énorme différence avec un nuage, l'électron n'est pas
constitué d'une multitude de gouttes d'eau ni de gouttes d'autre
chose : l'électron est indivisible. Et, bien qu'indivisible, il n'a pas
une position, mais un nuage de positions potentielles. Si l'on pro-
cède malgré cela à une mesure de position, l'électron répondra :
«Je suis là.» Mais cette réponse a été produite lors de la mesure,
au hasard. L'électron n'avait pas de position mais, lors du processus
de mesure, on l'a forcé à répondre à une question qui n'avait pas
de réponse prédéterminée : le hasard quantique est du vrai hasard.
L'INTRICATION QUANTIQUE 73

Formellement, l'indéterminisme se décrit à l'aide du principe


de «superposition». Si un électron peut être «ici» ou peut être
« un mètre à droite d'ici », alors cet électron peut tout aussi bien
être en état de superposition d'« ici » et d'« un mètre à droite d'ici »,
donc être «ici et à un mètre d'ici». Dans cet exemple, l'électron
est délocalisé en deux endroits à la fois. Il peut sentir ce qui se
passe « ici », par exemple dans l'une des fentes de Young et sentir
ce qui se passe à «un mètre à droite d'ici», dans l'autre fente de
Young (le nom de Thomas Young (1773-1829) est associé à une
célèbre expérience dans laquelle une particule passe simultanément
par deux fentes voisines). Il est donc bien «ici et un mètre à droite
d'ici». Par contre, si l'on mesure sa position, on obtient, au hasard,
soit le résultat « ici » soit le résultat « à un mètre d'ici ».

Intrication quantique

Nous venons de voir qu'un électron peut ne pas avoir de posi-


tion. De même, deux électrons peuvent très bien, chacun, ne pas
avoir de position. Mais, à cause de l'intrication, la distance entre
les deux électrons peut, elle, être parfaitement bien déterminée.
Ainsi, chaque fois que l'on mesure les positions des deux électrons,
on obtient deux résultats, chacun aléatoire, mais dont la différence
est toujours exactement la même ! Par rapport à leurs positions
moyennes, les deux électrons produiront toujours le même résultat,
bien que ce résultat soit le fruit d'un hasard vrai : si l'un des élec-
trons est mesuré un peu à droite de sa position moyenne, alors
l'autre sera aussi mesuré un peu à droite (et très précisément du
même «un peu», c'est-à-dire exactement à la même distance de
son centre de masse). Et cela est vrai même si les deux électrons
sont très éloignés l'un de l'autre.
La position d'un électron par rapport à l'autre est donc bien
déterminée, même si la position de chaque électron ne l'est pas.
En général, des systèmes quantiques intriqués peuvent être dans
un état bien déterminé, bien que chaque système soit lui-même dans
un état indéterminé. Lorsqu'on effectue des mesures sur deux
74 L'IMPENSABLE HASARD

systèmes intriqués, les résultats sont régis par le hasard, mais par
le même hasard ! Le hasard quantique est non local.
L'intrication peut ainsi être définie comme la capacité de sys-
tèmes quantiques à produire le même résultat quand on mesure sur
chacun d'eux la même grandeur physique. Elle se décrit à l'aide du
principe de superposition appliqué simultanément à plusieurs sys-
tèmes. Par exemple, deux électrons peuvent être «l'un ici et l'autre
là» ou être «le premier un mètre à droite d'ici et l'autre un mètre
à droite de là». Selon le principe de superposition, ces deux électrons
peuvent également être dans l'état «ici et l'autre là» superposé à «le
premier un mètre à droite d'ici et l'autre un mètre à droite de là».
Cet état est un «état intriqué ». Mais l'intrication est bien davantage
que le principe de superposition; c'est elle qui introduit les corréla-
tions non locales en physique. Par exemple, dans l'état intriqué ci-
dessus, aucun électron n'a de position prédéterminée, mais si une
mesure de la position du premier électron produit le résultat «ici»,
la position de l'autre électron est immédiatement déterminée à« là»,
même sans mesure de la position de ce deuxième électron.

Comment est-ce possible?!


Comment deux électrons peuvent-ils avoir une position relative
bien déterminée sans avoir chacun une position déterminée ? Dans
le monde des objets usuels, cela est impossible. Il est donc naturel
de soupçonner que la physique quantique ne fournit pas une des-
cription complète de la position des électrons, et qu'une théorie
plus complète décrirait les électrons comme possédant toujours une
position bien déterminée, mais cachée. C'est l'intuition des
«variables cachées locales», locales car chaque électron a sa posi-
tion indépendamment des autres électrons.
Toutefois, cette hypothèse de positions cachées n'est pas sans
poser problème. En effet, la position d'un électron n'est pas la seule
variable mesurable. On peut aussi mesurer sa vitesse, laquelle est
également indéterminée: un électron a bien une vitesse moyenne,
mais la vitesse produite lors d'une mesure est, tout comme pour
L'INTRICATION QUANTIQUE 75

la position, produite au hasard parmi la multitude d'un nuage de


valeurs possibles. Et l'intrication permet à nouveau à deux électrons
de n'avoir, chacun, aucune vitesse déterminée tout en ayant exac-
tement la même vitesse, et cela reste vrai même si les électrons
sont très éloignés l'un de l'autre.
L'intrication va encore un pas plus loin : les deux électrons
peuvent chacun n'avoir ni position ni vitesse, mais être intriqués
de telle sorte que les différences entre leurs positions et entre leurs
vitesses soient parfaitement déterminées. S'il y a des positions
cachées, il doit donc y avoir aussi des vitesses cachées. Mais cela
contredit le principe d'incertitude d'Heisenberg, principe qui est à
la base du formalisme quantique (voir l'encadré 8, p. 64). Werner
Heisenberg, son mentor Niels Bohr et ses amis se sont insurgés
contre l'hypothèse des positions et vitesses cachées, appelées
«variables cachées locales». De l'autre côté, Erwin Schrôdinger,
Louis de Broglie et Albert Einstein défendaient l'hypothèse des
variables cachées comme étant bien plus naturelle que l'hypothèse
de l'intrication, qui implique un hasard vrai capable de se mani-
fester simultanément en plusieurs endroits à la fois.
À l'époque, entre 1935 et 1964, personne n'avait encore trouvé
l'argument de John Bell introduit au chapitre 2. Ainsi, aucune expé-
rience physique ne permettait de ramener le débat autour des
variables cachées locales à un véritable test: peut-on, oui ou non,
gagner au jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4 ? S'il y avait
des variables cachées locales, les systèmes quantiques ne pourraient
pas gagner au jeu de Bell: les variables cachées locales (comme
les gènes de jumeaux) joueraient le rôle des programmes qui déter-
minent localement, chez Alice et chez Bob, les résultats produits
par les deux boîtes. Or nous avons vu que si les résultats sont déter-
minés localement, alors Alice et Bob ne peuvent pas gagner au jeu
de Bell plus souvent que 3 fois sur 4.
En l'absence de test de Bell, cette question s'est rapidement
transformée en un débat affectif. Schrôdinger a écrit que si cette
histoire d'intrication était vraie, il regretterait d'y avoir contribué !
Concernant Bohr, il suffit de lire sa réponse à l'article de 1935
76 L'IMPENSABLE HASARD

d'Einstein, Podolski et Rosen (le paradoxe EPR3) pour se convaincre


qu'il faisait de cette bataille une affaire personnelle.
Einstein est le géant des géants pour avoir, des siècles après
Newton, rendu la théorie de la gravitation locale : avant la théorie de
la relativité générale (1915), la physique fournissait une description
non locale de la gravitation : si on déplace un caillou sur la Lune,
notre poids4 sur Terre est immédiatement affecté ; on pourrait donc,
en principe, communiquer instantanément à travers tout l'univers.
Avec la théorie d'Einstein, la gravitation devient un phénomène qui,
comme tous les autres phénomènes connus en 1917, se propage à
vitesse finie de proche en proche. Ainsi, selon la relativité d'Einstein,
si l'on déplace un caillou sur la Lune, la Terre et tout l'univers en sont
informés par une « onde gravitationnelle » qui se propage à la vitesse
de la lumière. Ce n'est qu'environ une seconde plus tard (la Lune est
à 380 000 kilomètres) que notre poids, à nous Terriens, est affecté.
Einstein, l'homme qui a rendu la physique locale se trouva environ dix
ans après sa découverte héroïque à nouveau confronté à de la non-
localité. Même si la non-localité quantique est très différente de celle
de la gravitation de Newton, il ne pouvait rester indifférent à cette
menace à son édifice majeur. Sa réaction est donc bien compréhensible
et en outre logique : pourquoi faire davantage confiance aux relations
d'incertitude d'Heisenberg qu'au déterminisme et à la localité?

Comment l'intrication
permet de gagner au jeu de Bell
Le mot « quantique » qui qualifie la nouvelle physique des
années 1920 vient du fait que les énergies possibles d'un atome
sont quantifiées, c'est-à-dire que l'énergie ne peut pas prendre
n'importe quelle valeur - seulement un certain nombre de valeurs
possibles. En fait, il y a beaucoup de grandeurs physiques, en plus
de l'énergie, qui ne peuvent prendre qu'un nombre fini de valeurs,
et qui sont donc quantifiées. Un cas simple et fréquent est celui
où ce nombre de valeurs possibles n'est que de deux ; on parle alors
de bit quantique ou, comme disent les physiciens, de « qubit ».
L'INTRICATION QUANTIQUE 77

Les différentes mesures qui peuvent être réalisées sur un qubit


peuvent être représentées comme une «direction». Dans le cas de
la polarisation d'un photon, cette direction est directement liée à
l'orientation du polariseur5• Ainsi, on peut représenter ces directions
de mesure comme des angles sur un cercle, voir la figure 3a. Chaque
fois que l'on mesure un qubit selon l'une de ces directions, on trouve
soit le résultat 0 qui correspond à « parallèle » à cette direction,
soit le résultat 1 qui correspond à « antiparallèle » à cette direction
(qui pointe dans la direction opposée). Inverser la direction de
mesure revient simplement à inverser le résultat : le résultat 0 dans
une direction est identique au résultat 1 dans la direction opposée.
Précisons que pour chaque qubit on a le choix de la direction de
mesure. Comme cette mesure perturbe le qubit, on ne peut pas
mesurer à nouveau le même qubit dans une autre direction. Par
contre, on sait produire de nombreux qubits tous préparés de la
même manière (tous dans le même état, dirait un physicien). On
peut donc choisir des directions de mesures différentes pour les
différents qubits, et ainsi accumuler des statistiques.

3a 3b x=l

y= O

Figure 3. Un bit quantique (un qubit) peut être mesuré selon différentes
«directions ». Si deux qubits sont intriqués et qu'on les mesure selon deux
directions proches rune de l'autre, les résultats sont souvent identiques,
donc fortement corrélés. Par exemple, sur la figure 3a, les choix de mesure
x = 1 et y = 1 donnent lieu à des résultats fortement corrélés, de même
pour x = 2 et y = 1, etc. Néanmoins, les choix x = 1 et y = n donnent lieu
à des résultats différents. Pour le jeu de Bell, les boîtes d'Alice et Bob
utilisent les directions de mesure indiquées sur la figure 3b.
78 L'IMPENSABLE HASARD

La probabilité qu'un qubit produise le résultat 0 dépend de


l'état dans lequel se trouve le qubit. Mais quel que soit cet état, les
probabilités que le qubit produise le résultat 0 selon deux directions
proches sont également proches : il y a continuité de la probabilité
d'un résultat en fonction de la direction de mesure.
Si deux qubits sont intriqués6 et qu'on les mesure tous deux
selon la même direction, on trouvera toujours le même résultat,
soit deux fois 0, soit deux fois 1. Pourquoi trouve-t-on toujours le
même résultat ? Ça, c'est la magie de l'intrication. Comme discuté
dans la section «Intrication quantique» (p. 73), chaque qubit a un
nuage de résultats potentiels, mais la différence entre les résultats
de deux qubits intriqués est nulle. Donc, si Alice et Bob partagent
une paire de qubits intriqués et si Alice mesure son qubit selon
une direction A et Bob mesure le sien selon une direction B proche
de A, alors la probabilité que les deux résultats soient identiques
est proche de 1. Mettons que, comme sur la figure 3a, la direction
de Bob soit légèrement à la droite de celle d'Alice. Imaginons main-
tenant qu'Alice utilise une deuxième direction  toujours proche
de celle de Bob, mais cette fois-ci légèrement à droite de celle de
Bob. Ces deux directions sont à nouveau proches l'une de l'autre,
donc la probabilité d'obtenir deux fois le même résultat est à nou-
veau proche de 1.
On peut ainsi continuer de proche en proche jusqu'à ce que
la dernière direction de Bob se trouve opposée à la première direc-
tion d'Alice. Mais alors, pour des directions opposées, les résultats
seront forcément opposés ! On retrouve là l'esprit du jeu de Bell :
les résultats sont presque toujours identiques, sauf dans un cas où
ils sont différents. Dans le cas du jeu de Bell, ce cas spécial où les
résultats doivent être opposés correspond à Alice et Bob poussant
tous deux leur manette vers la droite. Dans le cas de deux qubits
intriqués, ce cas spécial correspond à Alice utilisant sa première
direction de mesure et Bob utilisant sa dernière direction. Suivant
le nombre de directions de mesure considérées, on obtient diffé-
rentes inégalités de Bell ; pour le jeu de Bell, Alice et Bob n'utilisent
chacun que deux directions, comme illustré sur la figure 3b. Avec
cette stratégie, ils réalisent un score de 3,41.
L'INTRICATION QUANTIQUE 79

La non-localité quantique

Faisons un bilan intermédiaire. La théorie quantique prédit,


et beaucoup d'expériences ont confirmé, que la nature est capable
de produire des corrélations entre deux événements distants qui ne
s'expliquent ni par une influence d'un événement sur l'autre, ni par
une cause locale commune. Tout d'abord, il nous faut être un peu
plus précis. Ce qui est exclu est une influence qui se propage
continûment de proche en proche à une vitesse arbitrairement
grande, mais pas plus rapide que la lumière (aux chapitres 9 et 10
nous verrons qu'on peut même étendre ce résultat à n'importe quelle
vitesse finie, même à des vitesses plus grandes que celle de la
lumière, pour autant qu'elles ne soient pas infinies). De façon simi-
laire, ce qui est exclu, ce sont des causes communes se propageant
continûment de proche en proche. Ces deux types d'explications
sont dits «basés sur des variables locales », car tout se passe loca-
lement et évolue de proche en proche. D'où la terminologie standard
d'explication locale (ou par variable locale 7).
Le fait formidable est que, une fois exclue toute explication
sous forme d'influence ou de cause commune se propageant
continûment de proche en proche, il ne reste pas d'autre explication
locale. Cela signifie qu'il n'existe aucune explication sous la forme
d'une histoire qui se déroule dans l'espace au cours du temps et
qui raconte comment ces fameuses corrélations sont produites. Pour
le dire de façon crue : ces corrélations non locales semblent, en
quelque sorte, surgir de l'extérieur de l'espace-temps !
Mais n'allons-nous pas trop vite ? Et que signifie « corrélations
non locales » ? Commençons par le moins difficile : la deuxième
question. Comme ces corrélations n'ont pas d'explications locales,
on dit qu'elles sont non locales. Non local signifie donc tout sim-
plement «pas local» ou, de façon plus pédante, non descriptible
par des variables locales. Le qualificatif« non local » est donc néga-
tif; il ne dit pas comment sont de telles corrélations, mais comment
elles ne sont pas. Comme si on vous disait qu'un objet n'est pas
80 L'IMPENSABLE HASARD

rouge : cela ne vous dit pas de quelle couleur est cet objet, seulement
qu'il n'est pas rouge.
Un aspect très important du fait que « non local » est un qua-
lificatif négatif est qu'il ne signifie pas du tout qu'on peut utiliser
des corrélations non locales pour communiquer, ni instantanément,
ni à une vitesse plus grande, ni plus petite que la lumière : les cor-
rélations quantiques non locales ne permettent pas du tout de com-
muniquer. Rien de ce que nous pouvons contrôler dans les
expériences de corrélations non locales ne va plus vite que la
lumière ; il n'y a aucune transmission, donc aucune communication,
mais les résultats observés ne peuvent pas être expliqués par des
modèles locaux (ne peuvent pas être racontés par des histoires dans
l'espace et le temps).
L'absence de communication évite à la physique quantique
d'être en conflit direct avec la relativité. Certains parlent de coexis-
tence pacifique 8, une terminologie surprenante pour parler des
deux piliers de la physique d'aujourd'hui. Il n'en reste pas moins
que ces deux piliers reposent sur des fondements qui sont en totale
opposition. La physique quantique est intrinsèquement aléatoire,
la relativité profondément déterministe ; la physique quantique
prédit l'existence de corrélations impossibles à décrire à l'aide de
variables locales, alors que tout en relativité est fondamentalement
local.

Origine des corrélations quantiques

Pour terminer ce chapitre, demandons-nous comment le for-


malisme mathématique de la physique quantique décrit les corré-
lations non locales. Après tout, le formalisme fonctionne très bien.
Ne peut-il nous raconter comment surgissent les corrélations non
locales?
Selon ce formalisme, ces drôles de corrélations proviennent
de l'intrication qui est décrite comme une sorte d'onde qui se
propage dans un espace bien plus grand que notre espace à trois
dimensions. Cet espace, dit «de configuration» dans le jargon
L'INTRICATION QUANTIQUE 81

des physiciens, dans lequel se propage cette « onde », a une


dimension qui dépend du nombre de particules intriquées : trois
fois le nombre de particules intriquées. Dans cet espace de confi-
guration, chaque point représente les positions de toutes les par-
ticules, même si elles sont fort éloignées les une des autres.
Ainsi, un événement local dans l'espace de configuration peut
impliquer des particules distantes. Mais nous, pauvres humains,
ne voyons pas l'espace de configuration, mais seulement les
ombres de ce qui s'y déroule : chaque particule projette une
ombre dans notre espace à trois dimensions, ombre correspon-
dant à sa position dans notre espace. Les ombres d'un point
peuvent donc être éloignées les une des autres, même si ce sont
des ombres d'un même point de l'espace de configuration
(figure 4). Voici une « explication » bien bizarre, pour autant
qu'on puisse appeler cela une explication. En quelque sorte, la
« réalité » se déroulerait dans un autre espace que le nôtre, et
nous ne verrions que des ombres, comme dans l'image de la
grotte que Platon utilisait déjà il y a des siècles pour évoquer
la difficulté de connaître la « vraie ré ali té ».

Notre espace
Ombres ------. à trois dimensions
non locales

i Événement local
...... ............................ ~ dans 1' espace de
configuration à
six dimensions
Position 2c particule

Figure 4. La théorie quantique utilise un espace de grande dimension pour


décrire les particules. Pour deux particules pouvant se propager seulement
sur une ligne, cet espace est de dimension deux, comme une feuille de
papier. Ainsi, chaque point de cette figure représente les positions des
deux particules. La diagonale représente notre espace habituel. Ainsi, un
événement dans le grand espace projette deux ombres dans notre espace.
Ces ombres peuvent être éloignées l'une de rautre.
82 L'IMPENSABLE HASARD

Cette « explication » de l'origine des corrélations quantiques


non locales semble plus mathématique que physique. En effet, il
semble difficile de croire que la vraie réalité se déroule dans un
espace dont la dimension dépend du nombre de particules, surtout
quand on sait que ce nombre varie au cours du temps. En résumé,
le formalisme mathématique de la théorie quantique ne fournit
aucune explication, il permet seulement de calculer. Certains phy-
siciens en concluent qu'il n'y a rien à expliquer : « Il n'y a qu'à
calculer», affirment-ils.
Chapitre 6

EXPÉRIENCE

Dans ce chapitre j'aimerais vous présenter une expérience de


Bell, celle que nous avons réalisée à Genève en 1997 entre les vil-
lages de Bernex et de Bellevue, distants de plus de 10 kilomètres
à vol d'oiseau, en utilisant le réseau de fibre optique de notre opé-
rateur national Swisscom. La figure 5 illustre cette expérience de
Bell, la première réalisée hors laboratoire.

France

!
!J
s
Su isse

Figure 5. Schéma de notre expérience de corrélations non locales entre les


villages de Bernex et Bellevue, distants de plus de 10 kilomètres à vol
d'oiseau. Quand nous avons réalisé cette expérience c'était la première fois
qu'on jouait au jeu de Bell hors laboratoire. Les fibres optiques utilisées
pour distribuer rintrication sont celles du réseau commercial de ropérateur
Swisscom.
84 L'IMPENSABLE HASARD

Produire des paires de photons


Commençons par le cœur de l'expérience, la production de
deux photons intriqués.
Dans un cristal, les atomes sont alignés de façon très régulière
(précisons d'emblée que ce cristal source d'intrication n'a rien à voir
avec les cristaux des boîtes d'Alice et de Bob). Chaque atome est
entouré d'un nuage d'électrons. Quand on excite ces atomes en les
illuminant, ces nuages oscillent autour des noyaux des atomes. Si
cette oscillation est asymétrique, c'est-à-dire que les nuages électro-
niques s'éloignent des noyaux plus facilement dans une direction que
dans l'autre, on a affaire à un cristal «non linéaire». Pourquoi cette
terminologie? Quand un photon interagit avec un atome, il excite le
nuage électronique, qui se met à osciller. Si le nuage oscille de façon
symétrique, il se désexcite en réémettant un photon similaire au pho-
ton initial, dans n'importe quelle direction. C'est la fluorescence. En
revanche, si le nuage oscille de façon asymétrique, le nuage se désex-
cite en réémettant un photon d'une couleur différente.
Mais la couleur d'un photon détermine son énergie, et une des
lois de base de la physique est que l'énergie est conservée. Ma des-
cription ci-dessus est donc forcément incomplète. Pourtant, des cris-
taux non linéaires existent qui, illuminés par une lumière
infrarouge, produisent une belle lumière verte. C'est ainsi que fonc-
tionnent les pointeurs laser verts qui sont, depuis quelques années,
fréquemment utilisés dans les conférences. L'explication est qu'il
faut deux photons de basse énergie, dans l'infrarouge, pour produire
un seul photon de plus grande énergie, dans le vert. L'intensité de
la lumière verte varie donc comme le carré de l'intensité infrarouge',
d'où la terminologie de «non linéaire». Un cristal non linéaire est
donc capable de modifier la couleur d'un faisceau lumineux. Au
niveau des photons, ce processus implique forcément plusieurs pho-
tons de basse énergie.
Les lois de la physique sont réversibles. Cela implique que si
un processus élémentaire peut se dérouler dans un sens, le proces-
sus inverse doit aussi être possible. Il doit donc être possible
EXPÉRIENCE 85

d'envoyer un photon vert sur un cristal non linéaire et de récupérer


deux photons infrarouges. Nous voici avec un mécanisme produi-
sant des paires de photons 2•

Produire de l'intrication

Reste à comprendre pourquoi ces photons sont intriqués. Pour


cela, il nous faut rappeler que les particules quantiques, comme par
exemple les photons, ont généralement des grandeurs physiques (posi-
tion, vitesse, énergie, etc.) indéterminées. Par exemple, un photon
porte une certaine énergie. Mais cette énergie est indéterminée: elle
est en moyenne de telle ou telle valeur, mais avec une indétermination
qui peut être grande. Il ne s'agit pas d'une incertitude de notre connais-
sance de l'énergie du photon, mais bien d'une indétermination intrin-
sèque au photon qui, lui-même, ne «connaît pas» exactement son
énergie. En clair, le photon n'a pas une énergie précise, mais tout un
spectre d'énergies potentielles (comme la position d'un électron telle
que décrit au chapitre 5). Si l'on mesure cette énergie très précisément,
on trouvera un résultat au hasard (le fameux vrai hasard !) parmi tout
le spectre possible. Ici, il faut bien comprendre que pour produire du
vrai hasard- ce qui, comme, on l'a vu, est nécessaire pour gagner au
jeu de Bell- il faut que certaines grandeurs physiques n'aient pas de
valeur précise déterminée : elles doivent être indéterminées et ne
prendre une valeur précise que lorsqu'on la mesure précisément.
Quelle valeur précise? C'est cela, le hasard quantique.
De même que son énergie, l'âge d'un photon, c'est-à-dire le
temps qui s'est écoulé depuis qu'une source lumineuse l'a émis, peut
être indéterminé. Ainsi, l'ensemble des âges potentiels d'un photon
peut s'étendre sur quelques milliardièmes de seconde ou jusqu'à
plusieurs secondes, selon la façon dont le photon a été émis. Les
célèbres relations d'incertitude d'Heisenberg (encadré 8, p. 64), pour
les photons, énoncent que plus l'âge d'un photon est bien déterminé,
plus grande est son indétermination en énergie. Et réciproquement:
plus l'énergie d'un photon est bien déterminée, plus grande est
l'indétermination de son âge.
86 L'IMPENSABLE HASARD

Revenons maintenant à nos cristaux non linéaires et aux paires


de photons qu'ils génèrent. Imaginons qu'un photon vert d'une éner-
gie très précise, c'est-à-dire dont l'indétermination en énergie est très
petite, excite un cristal non linéaire. Le photon se transforme en deux
photons infrarouges, qui ont chacun une énergie indéterminée, mais
de façon que la somme des énergies des deux photons infrarouges
soit précisément égale à celle du photon vert. On a donc deux photons
infrarouges ayant chacun une énergie indéterminée, mais dont la
somme des deux énergies est déterminée d'une façon bien précise.
Les énergies des deux photons sont donc corrélées : si l'on
mesure ces énergies et si l'on trouve une valeur supérieure à la
moyenne pour l'un des photons, l'autre aura forcément une énergie
inférieure à la moyenne. On voit là un aspect surprenant de la non-
localité: l'énergie d'un photon, initialement indéterminée, peut être
déterminée à la suite d'une mesure effectuée sur l'autre photon ...
Mais ce n'est pas encore tout à fait suffisant : pour jouer au jeu
de Bell, il faut avoir le choix entre au moins deux types de mesure,
correspondant aux deux positions de la manette. Comme le photon
vert initial a une énergie bien précise, il doit avoir, pour respecter
les relations d'incertitude d'Heisenberg, un âge très indéterminé.
Qu'en est-il des paires de photons infrarouges? Comme leurs énergies
sont indéterminées, leurs âges peuvent être déterminés relativement
précisément, bien plus précisément que l'âge du photon vert.
Se peut-il qu'un des photons infrarouges soit plus âgé que
l'autre? Non, pour cela il faudrait que ce photon ait été produit
par le cristal avant l'autre. Mais si un photon infrarouge existait
avant l'autre, il y aurait un moment pendant lequel la loi de conser-
vation de l'énergie ne jouerait pas, ce qui est impossible : les deux
photons infrarouges doivent nécessairement être créés simultané-
ment, en même temps que le photon vert est détruit. Quel est ce
moment où les deux photons infrarouges sont créés ? La réponse
est que le moment de création des deux photons infrarouges est
indéterminé, tout comme l'est l'âge du photon vert.
En résumé, les deux photons infrarouges ont le même âge, mais
cet âge est indéterminé: si l'on mesure l'âge d'un photon infrarouge, on
trouve un résultat au vrai hasard. Mais, dès cet instant, l'âge du deuxième
EXPÉRIENCE 87

photon devient déterminé. Voici la deuxième corrélation quantique dont


nous avons besoin pour jouer - et gagner - au jeu de BelP.
Une fois que les paires de photons arrivent à destination, l'un
dans la boîte d'Alice, l'autre dans celle de Bob, ils devraient, idéa-
lement, être mis en mémoire. De telles mémoires, dites quantiques,
sont encore en développement dans les labos. Aujourd'hui, elles ne
sont pas très efficaces et ne peuvent garder un photon en mémoire
que pendant une infime fraction de seconde. Donc, en pratique,
par la force des choses, on demande à Alice et à Bob de faire leur
choix légèrement avant que les photons arrivent. Ainsi, dès qu'ils
arrivent dans les boîtes, ils sont immédiatement mesurés. Suivant
les positions des manettes ils subiront l'une ou l'autre des deux
mesures, énergie ou âge (énergie ou temps, diraient les physiciens).
Finalement, chaque boîte produira le résultat de ces mesures. Mais,
en principe, on pourrait stocker suffisamment de photons dans les
boîtes d'Alice et de Bob pour jouer au jeu de Bell comme décrit
au chapitre 2 (et la technologie permettra bientôt de le faire réel-
lement). Les cristaux au cœur des deux boîtes sont donc des
mémoires quantiques qui ont stocké quelques centaines de photons
intriqués, comme les cristaux-mémoires-quantiques que nous déve-
loppons à Genève (mais avec un temps de stockage et une efficacité
qu'il nous faut encore grandement améliorer!).

Intrication de bit quantique

Nous venons de voir comment produire deux photons infra-


rouges intriqués en énergie et en âge. Si l'on mesure l'énergie ou
l'âge de ces deux photons, on obtient des résultats parfaitement cor-
rélés. La manette des boîtes d'Alice et Bob peut déterminer si la
boîte mesure l'énergie ou si elle mesure l'âge des photons, mais ce
n'est pas encore suffisant pour jouer au jeu de Bell, car dans ce
jeu les boîtes doivent produire des résultats binaires. Or les mesures
d'énergie ou d'âge produisent des résultats numériques qui peuvent
prendre un très grand nombre de valeurs possibles (nombre en prin-
cipe infini). Il nous faut donc « discrétiser » l'intrication.
88 L'IMPENSABLE HASARD

Commençons par remplacer le laser qui illumine en continu


le cristal non linéaire par un laser qui produit une brève impulsion
lumineuse. Séparons cette impulsion en deux à l'aide d'un miroir
semi-transparent et, après avoir retardé une des deux demi-
impulsions, recombinons-les comme illustré sur la figure 6. Ainsi,
le cristal est illuminé par une succession de deux demi-impulsions.
Il s'agit toujours du même cristal non linéaire qui peut produire
des paires de photons. Quand ces paires de photons seront-elles
produites ? Chaque photon vert du laser est séparé en deux, une
moitié retardée, puis envoyée sur le cristal. Ainsi, chaque photon
vert peut se transformer dans le cristal non linéaire en deux photons
infrarouges à deux moments différents. Si l'on détecte l'un des pho-
tons infrarouges, on peut le trouver à deux temps différents, soit
«à l'heure», soit «en retard». Et l'autre photon infrarouge sera
forcément au même temps (aura le même âge). Nous voici donc
avec un résultat binaire pour la mesure de l'âge des photons infra-
rouges. (Il faut bien comprendre que le photon vert n'est pas parfois
à l'heure et parfois en retard, mais toujours à la fois à l'heure et
en retard - en « superposition », dirait un physicien. Son « nuage »
d'âges potentiels a deux pics, l'un correspondant à « à l'heure »,
l'autre à« en retard». Chaque paire de photons infrarouges produite
par un photon vert est également à la fois à l'heure et en retard,
mais les deux photons ont toujours le même âge.)

(en retard) & (à l' heure)

Figure 6. Illustration d'un bit quantique (qubit) codé en temps (time-bin).


À gauche, on voit un photon incident. Ce photon peut prendre le chemin
court (en bas sur la figure) ou le chemin long (en haut). Ces deux chemins
sont ensuite recombinés. Ainsi, le photon peut se trouver «à l'heure» (s'il
a pris le chemin court), ou «en retard » (s'il a pris le chemin long). Selon
la physique quantique, le photon peut en fait prendre à la fois le chemin
court et le chemin long. Il se retrouve donc à la fois « à rheure » et « en
retard» (en superposition, comme disent les physiciens).
EXPÉRIENCE 89

La deuxième mesure nécessaire, celle d'énergie, pour jouer au


jeu de Bell requiert un interféromètre. L'important est de com-
prendre qu'on peut ainsi aussi discrétiser la mesure d'énergie 4 et
jouer et gagner au jeu de Bell.

L'expérience Bernex-Bellevue
Nous avons réalisé cette expérience à Genève en 1997. C'était
la première fois qu'on jouait au jeu de Bell en dehors d'un labora-
toire de physique. Je connaissais bien les télécommunications clas-
siques, en particulier les fibres optiques, ayant contribué à leur
introduction en Suisse au début des années 1980. La difficulté tech-
nique majeure était de pouvoir détecter un par un des photons à
la longueur d'onde compatible avec les fibres optiques. À l'époque,
de tels détecteurs n'existaient pas. Lors de nos premiers essais nous
trempions des diodes dans l'azote liquide (pour les maintenir à
basse température) ... Une difficulté d'un autre genre consistait à
avoir accès au réseau de fibre optique de Swisscom, notre opérateur
national. Heureusement, grâce à mes travaux en télécommunica-
tion, j'avais d'excellents contacts.
Le cristal source d'intrication, avec tout l'équipement qui
l'accompagne, a pu être transporté et installé dans un centre de
télécom important proche de la gare de Cornavin. De là, une fibre
optique ininterrompue file jusqu'au village de Bellevue, au nord de
Genève, et une autre jusqu'à Bernex, un village au sud de Genève,
distant de plus de 10 kilomètres à vol d'oiseau de Bellevue. Dans
chacun de ces villages, nous avons pu installer nos interféromètres
et détecteurs de photons (avec azote liquide !) dans de petits cen-
traux télécom. L'accès à ces centraux nécessite évidemment une clé.
Puis, dans la minute qui suit l'ouverture de la porte, on doit contac-
ter une centrale d'alarme à l'aide d'un interphone dédié et donner
un mot de passe. Puis on descend au quatrième sous-sol, là où les
fibres optiques arrivent de toute la région. Comme il est impossible
d'y utiliser un téléphone mobile, je vous laisse imaginer les pro-
blèmes de logistique.
90 L'IMPENSABLE HASARD

Commence l'expérience. Nous nous attendions à gagner au jeu


de Bell. Mais trois surprises nous attendaient. Première surprise :
lorsque le soleil se lève, la fibre filant au sud s'allonge nettement
plus que l'autre. Pourtant, elles sont sensiblement de la même lon-
gueur. L'explication probable est que cette fibre passe sur un pont:
moins profondément enterrée que l'autre, elle subit donc davantage
de variations de température. Cela a posé un difficile problème de
synchronisation, que quelques nuits blanches ont permis de régler.
La deuxième surprise fut particulièrement agréable. Mme Mary Bell,
la veuve de John Bell, est venue nous rendre visite. Finalement,
après publication de notre expérience 5 , nous avons eu encore droit
à une troisième surprise sous la forme d'un grand article dans le
New York Times, d'une visite de la BBC pour filmer l'expérience,
et d'une citation par l'Association américaine de physique, de notre
expérience parmi les hauts faits des années 1990.
Chapitre 7

APPLICATIONS

Un concept physique pertinent a forcément des conséquences


dans le monde de tous les jours. Les équations de l'électrodyna-
mique que Maxwell a découvertes au XIXe siècle ont façonné une
grande partie de l'électronique du xxe siècle. De même, on doit
s'attendre à ce que la physique quantique découverte au xxe siècle
façonne la technologie du XXIe siècle. Cette physique quantique
nous a déjà donné les lasers (des lecteurs DVD, entre autres) et
les semi-conducteurs des ordinateurs. Mais ces premières appli-
cations n'utilisent que des propriétés d'ensembles de particules
quantiques, ensembles de photons pour les lasers et ensembles
d'électrons pour les semi-conducteurs. Qu'en est-il des corrélations
quantiques non locales ? Celles-ci font intervenir des particules
par paires, une pour Alice l'autre pour Bob; il faut donc maîtriser
ces particules individuellement. C'est là un sacré défi ! Mais les
physiciens ne reculeront pas. Ce chapitre présente deux applica-
tions d'ores et déjà commerciales, mais il est fort probable que
beaucoup d'autres applications merveilleuses attendent d'être
découvertes.
92 L'IMPENSABLE HASARD

Génération de nombres aléatoires


au vrai hasard
La première application est très simple. Nous avons vu que des
corrélations non locales ne sont possibles que si les résultats chez
Alice sont dus au vrai hasard. Mais le hasard, ça sert à quoi ? Rien
de plus utile dans notre société de l'information. Nous avons tous
des cartes de crédit et d'innombrables mots de passe. Nos cartes de
crédit possèdent un code PIN, qui doit être secret, c'est-à-dire choisi
au hasard. Or il n'est pas simple de fabriquer du hasard. Plus haut,
nous avons aussi vu l'importance des nombres aléatoires en simula-
tion numérique. Un autre exemple qui se développe rapidement
découle des jeux en ligne sur Internet. Là aussi, il faut s'assurer que
les tirages au sort des cartes virtuelles et autres numéros gagnants,
soient bien le fruit d'un hasard. Sinon, soit le casino électronique
triche, soit, si le casino utilise des nombres pseudo-aléatoires, un petit
malin peut trouver la séquence et mettre le casino à genoux. Donc,
utiliser le vrai hasard quantique, le seul vrai hasard connu en phy-
sique, pour développer un générateur de nombres aléatoires, est une
application prometteuse de la physique quantique.
La physique appliquée consiste à comprendre suffisamment la
physique pour pouvoir simplifier un protocole jusqu'au point où il
soit réalisable de façon économiquement viable. Utiliser deux ordi-
nateurs, Alice et Bob, séparés d'une distance du genre espace, c'est-
à-dire incapables de s'influencer à la vitesse de la lumière, qui gagnent
au jeu de Bell, est beaucoup trop compliqué pour une application
commerciale. Si on ne regarde qu'Alice, on voit qu'essentiellement
elle a des photons qui passent par un miroir semi-transparent avant
de rencontrer deux détecteurs de photons. La présence d'intrication
et de Bob permet de gagner au jeu de Bell de façon à garantir que
le résultat d'Alice est dû au vrai hasard, mais en fin de compte, on
n'a besoin que du résultat d'Alice; il suffit donc que Bob soit vir-
tuellement possible. Donc, pour l'application, oublions Bob. Une fois
ce pas franchi, l'intrication n'est plus nécessaire, il suffit que le photon
d'Alice puisse en principe être intriqué; en pratique, il n'a pas besoin
APPLICATIONS 93

de l'être. Finalement, plutôt qu'un photon unique, Alice peut utiliser


une source laser très fortement atténuée, de sorte qu'il n'y ait prati-
quement jamais plus de un photon. C'est ainsi que fonctionne la majo-
rité des générateurs de nombres aléatoires d'origine quantique qu'on
trouve dans le commerce, appelés QRNG pour quantum random num-
ber generator. Si l'on regarde la figure 7 qui présente le QRNG de la
société genevoise ID Quantique SA 1, on peut se dire que c'est trop
simple : où donc sont passées les corrélations non locales ? Ce géné-
rateur ne les utilise pas directement, mais c'est la possibilité d'utiliser
le même type de photons, de séparateurs et de détecteurs de photons
pour produire des corrélations non locales qui garantit que les résul-
tats sont bien au hasard.

Figure 7. Générateur de nombres aléatoires quantiques. Le principe est illus-


tré sur le schéma : un photon arrive sur un miroir semi-transparent suivi
de deux détecteurs. Chaque détecteur est associé à un nombre binaire (un
bit). Au-dessus, on voit le premier générateur commercial, dû à la société
genevoise ID Quantique (3 x 4 cm).
94 L'IMPENSABLE HASARD

Certains sont peut-être suspicieux et se demandent comment


être sûr qu'il s'agit bien du même type de séparateurs et de détec-
teurs ? Ils ont raison : pour simplifier ce générateur de nombres
aléatoires et le rendre commercialement viable, il nous a fallu intro-
duire l'hypothèse que les dispositifs sont fiables. Cette hypothèse
est très courante et bien éprouvée. Il y a une manière forte élégante
de s'en affranchir, mais alors il faut revenir beaucoup plus proche
du jeu de Bell et renoncer à la plupart des simplifications présentées
ci-dessus. Cela a été réalisé expérimentalement, mais en laboratoire
uniquement 2•

La cryptographie quantique QKD :


le principe

Une deuxième application est la cryptographie quantique. Nous


avons vu que si deux objets sont intriqués, ils produisent toujours
le même résultat si l'on fait la même mesure sur chacun d'eux. À
première vue cela ne semble pas très utile, surtout que ces résultats
identiques sont produits au hasard. Mais, aux yeux d'un crypta-
graphe, c'est extrêmement intéressant. En effet, notre société de
l'information échange d'énormes quantités d'information, dont une
grande partie doit rester confidentielle. Pour cela, on encode l'infor-
mation avant de l'envoyer au destinataire. Ainsi, aux yeux d'une
tierce personne, cette information codée ressemble à un simple bruit
sans aucune structure ni signification. Mais, sur le long terme, il
est impératif de changer de code très fréquemment, idéalement à
chaque nouveau message. Cela pose le problème de l'échange des
clés de codage. Ces clés doivent être connues de l'émetteur et du
récepteur, mais de personne d'autre. On pourrait imaginer des
armées de chauffeurs de taxis blindés sillonnant la planète pour
distribuer ces clés aux usagers. Mais peut-on faire plus simple?
Aujourd'hui, certains gouvernements et grandes sociétés
envoient effectivement des personnes avec une mallette attachée à
leur poignet pour distribuer des clés de codage aux partenaires avec
lesquels ils estiment devoir communiquer de façon ultraconfiden-
APPLICATIONS 95

tielle. Le commun des mortels se contente (pour faire des achats


sur Internet par exemple) d'un système plus pratique dont la sécu-
rité est basée sur la théorie mathématique de la complexité. Cela
s'appelle un système de cryptographie à clé publique. L'idée est que
certaines opérations mathématiques, comme multiplier deux grands
nombres premiers, sont faciles à réaliser avec un ordinateur mais
très difficiles à inverser: ici, il s'agirait de retrouver les deux
nombres premiers à partir de leur produit.
Peu importe ici le détail, l'important est de comprendre ce que
signifie «difficile ». Pour un collégien, un problème est difficile si
même les bons élèves n'arrivent pas à le résoudre. En cryptographie
à clé publique, c'est la même chose, sauf qu'au lieu de collégiens
on prend les meilleurs mathématiciens du monde; on les rassemble
dans un endroit très confortable et on leur promet une belle récom-
pense s'ils trouvent la solution du problème. Si aucun ne trouve,
c'est que le problème est vraiment difficile. Difficile, oui, sans aucun
doute, mais pas forcément impossible. L'histoire des mathématiques
est pleine d'exemples de problèmes sur lesquels les meilleurs mathé-
maticiens ont buté pendant des années, parfois des siècles, avant
qu'un petit malin n'en trouve la solution.
Les mathématiques sont ainsi faites qu'une fois une solution
connue il n'est pas difficile de la reproduire et de l'utiliser. Si donc
un jour, demain par exemple, un petit génie découvrait comment
trouver les deux nombres premiers qui se cachent derrière leur pro-
duit, tout l'argent électronique de notre société perdrait instanta-
nément sa valeur. Plus de cartes de crédit, plus de commerce en
ligne et plus de prêts interbancaires. Une véritable catastrophe. De
plus, si une organisation avait enregistré des communications cryp-
tées par clé publique, elle pourrait après coup les déchiffrer, et lire
des messages confidentiels envoyés des années, voire des décennies
auparavant. Donc, si vous voulez que vos informations restent confi-
dentielles pour des décennies, mieux vaut renoncer dès aujourd'hui
à la cryptographie par clé publique.
Voilà où le fait de trouver des résultats au hasard, mais iden-
tiques chez Alice et Bob, prend toute son importance. Si Alice et
Bob partagent de l'intrication, ils peuvent produire à tout moment
96 L'IMPENSABLE HASARD

une suite de résultats qu'ils peuvent immédiatement utiliser comme


clé de codage. Et grâce au théorème de non-clonage, ils peuvent
être certains qu'aucune autre personne ne possédera jamais une
copie de leur clé. C'est aussi simple que cela, du moins sur le papier.

La cryptographie quantique QKD :


la pratique

À l'intention des esprits curieux, voici comment on procède


pratiquement pour simplifier le dispositif du jeu de Bell. À nou-
veau, nous verrons comme il est important de bien comprendre
l'essentiel des principes physiques en jeu afin de simplifier la mise
en pratique de la cryptographie quantique autant que possible,
mais pas davantage.
Première simplification. Dans les réalisations expérimentales
du jeu de Bell, il y a trois parties : Alice, Bob, et le cristal pro-
duisant les photons intriqués. Par souci de symétrie, ce dernier
est généralement situé au milieu. Mais ce n'est pas pratique, alors
mettons-le chez Alice. Ainsi, on n'a plus que deux entités. En fai-
sant cela, on perd l'interdiction de communication entre Alice et
Bob imposée par la relativité. Mais, en cryptographie, il faut de
toute façon s'assurer qu'aucune information ne sort involontaire-
ment ni de chez Alice ni de chez Bob, sans quoi il n'y aurait plus
de confidentialité.
Deuxième simplification. Maintenant que la source de paires
de photons intriqués est chez Alice, Alice mesure le qubit porté par
son photon bien avant Bob. En fait, elle le mesure avant même
que l'autre photon ait quitté Alice pour s'en aller vers Bob. Donc,
plutôt que d'utiliser une source de paires de photons et d'en mesurer
immédiatement un (et donc de le détruire), il est bien plus simple
pour Alice de directement utiliser une source qui produit des pho-
tons un à un.
Troisième simplification. Une source qui produit des photons
un à un est compliquée. Bien plus simple est d'utiliser une source
qui produit des impulsions laser extrêmement faibles, si faibles
APPLICATIONS 97

qu'une impulsion ne contient que très rarement plusieurs photons.


Voilà une source fiable, bien éprouvée et bon marché. Il ne reste
plus qu'à savoir que faire des rares cas d'impulsions multiphotons.
En fait, il suffit de connaître assez précisément la fréquence de
ces impulsions multiphotons. Puis on suppose de façon très
conservative que l'espion connaît tout de ces impulsions multi-
photons. Après l'échange de très nombreuses impulsions, typique-
ment des millions, Alice et Bob savent combien au pire leur
adversaire possède d'informations sur leurs résultats. Ils peuvent
alors utiliser un algorithme classique dit d'amplification de la
confidentialité 3 , qui permet d'extraire d'une clé dont on sait qu'un
adversaire connaît au maximum une petite fraction, une clé un
peu plus courte, mais dont on peut être certain qu'elle est abso-
lument sûre 4 •
En fin de compte, il n'y a plus que deux boîtes ; l'une envoie
des impulsions laser de très faible intensité qui portent une infor-
mation quantique codée en polarisation, ou en temps comme décrit
au chapitre 6, et l'autre mesure la polarisation ou les âges de ces
photons. En pratique, il y a bien sûr encore d'autres astuces tech-
nologiques, mais si vous m'avez suivi jusqu'ici, vous avez compris
un beau morceau de physique appliquée 5 •
Aujourd'hui, certaines organisations genevoises ayant leur sys-
tème de copies de sauvegarde près de Lausanne, à 70 kilomètres,
utilisent des systèmes commerciaux de cryptographie de la compa-
gnie genevoise IDQ, spin-off de l'Université de Genève, via des fibres
optiques passant sous le lac Léman.
Historiquement, il est intéressant de constater que la version
simplifiée ci-dessus a été inventée bien avant celle basée sur la
non-localité. Mystère de l'histoire -humaine, trop humaine- qui
ne suit pas forcément un cours logique ... Autre petite histoire
bien humaine : quand Bennett et Brassard ont inventé la cryp-
tographie quantique, version simplifiée, aucun journal de phy-
sique n'a voulu la publier. Trop nouveau ! trop original ! Donc
incompréhensible pour les physiciens qui ont dû évaluer ce tra-
vail avant publication. Finalement, Bennett et Brassard ont
publié leur résultat dans les comptes rendus d'une conférence
98 L'IMPENSABLE HASARD

d'informatique tenue en Inde ! Inutile d'ajouter que cette publi-


cation de 1984 est passée inaperçue jusqu'à la redécouverte indé-
pendante de la cryptographie quantique par Artur Ekert en 1991,
découverte cette fois basée sur la non-localité et publiée dans
un prestigieux journal de physique.
Chapitre 8

LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE

Qu'y a-t-il de plus étonnant que la téléportation ? Un objet qui


disparaît ici pour réapparaître là-bas sans être passé par aucun lieu
intermédiaire ! ? Les technologies des communications font parfois
penser à de la téléportation : un e-mail quitte mon ordinateur pour
se retrouver en quelques secondes sur l'écran de mon ami, là-bas
à l'autre bout du monde. Mais pour un e-mail, on sait bien que
tout un réseau d'onde wi-fi, d'électrons dans des câbles en cuivre
et de photons dans des fibres optiques a, de fait, porté mon e-mail
de proche en proche d'ici jusqu'à là-bas. Pour la téléportation, rien
de tel : l'objet « saute » d'ici à là-bas sans passer par aucun lieu
intermédiaire. Cela tient de la magie, de la science-fiction ... à moins
que la non-localité quantique, ce lien d'apparence magique entre
lieux distants, ne puisse être mise à profit.
Tout au long de ce livre, nous avons vu que la non-localité
ne permet pas la communication. Or la téléportation de science-
fiction permet de communiquer à une vitesse arbitraire. De plus,
un objet est forcément constitué de matière (ou d'énergie s'il s'agit
d'un photon) et la matière ne peut passer d'un endroit à un autre
sans passer par des lieux intermédiaires. La téléportation de
science-fiction est donc impossible. Pourtant, en 1993, un groupe
de physiciens, qui s'amusaient, lors d'une petite session de brain-
storming, à jouer avec le concept de non-localité, a inventé la télé-
portation quantique'. La publication a six cosignataires : personne
n'a donc inventé seul la téléportation quantique, c'est réellement
100 L'IMPENSABLE HASARD

le fruit d'un ping-pong cérébral, un mode de fonctionnement bien


éloigné de l'image du savant isolé et géniaF.

Substance et forme

Alors, comment marche la téléportation ? Tout d'abord, il


nous faut revenir sur le concept d'objet. Aristote avait déjà proposé
de considérer un objet comme constitué de deux ingrédients : la
substance et la forme 3 • Aujourd'hui, les physiciens diraient la
matière et l'état physique. Par exemple, une lettre est constituée
de papier et d'encre d'une part, qui sont la matière, et d'un texte
qui est l'information ou l'état physique du papier et de l'encre.
Pour un électron, la substance est sa masse et sa charge électrique
(ainsi que d'autres attributs permanents), tandis que ses nuages
de positions et de vitesses potentielles constituent son état phy-
sique. Pour un photon, particule de lumière sans masse, la sub-
stance est son énergie et son état physique est constitué par sa
polarisation et par ses nuages de positions et ses fréquences de
vibration potentielles.
En téléportation quantique, on ne téléporte pas tout l'objet,
mais seulement son état quantique, donc sa «forme», dirait
Aristote. Est-ce décevant? Bien sûr que non ! D'abord, parce qu'il
est évident qu'on ne pourra jamais téléporter la masse ou l'éner-
gie d'un objet: cela violerait gravement le principe d'impossibi-
lité de communication sans transmission (voir l'encadré 5, p. 45).
Ensuite, le fait qu'on puisse téléporter l'état quantique d'un objet
est extraordinaire. En effet, l'état quantique est la structure
ultime de la matière ; on ne téléporte donc pas simplement une
description approximative, mais tout ce qu'il y a à téléporter.
Et rappelez-vous le théorème de non-clonage du chapitre 4.
Quand on téléporte l'état quantique d'un objet, l'original doit
nécessairement disparaître, sinon on aboutirait à deux copies,
ce qui contredirait le théorème de non-clonage. On a donc bel
et bien disparition de l'original ici et apparition de l'état téléporté
là-bas.
LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE 101

Résumons. En téléportation quantique, la substance (masse,


énergie) de l'objet initial demeure au lieu de départ, disons chez
Alice, mais toute sa structure (son état physique) s'évapore. Par
exemple, si Alice téléporte un canard sculpté dans de la pâte à
modeler, la pâte demeure sur place, mais la forme disparaît: il
ne reste qu'une pâte informe. À l'arrivée, disons chez Bob, à une
distance en principe arbitraire (et en un lieu qui peut être inconnu
d'Alice), une pâte informe (la substance) est initialement présente.
À la fin du processus de téléportation, la pâte de Bob acquiert
l'exacte forme du canard initial, exacte jusqu'au moindre détail
atomique. Cet exemple est encore du domaine de la science-fiction
car, aujourd'hui, on ne sait pas téléporter un canard en pâte à
modeler- objet beaucoup trop complexe pour notre technologie.
Peut-être même la physique quantique ne s'applique-t-elle pas à
cette échelle d'objets usuels ? Considérons donc un deuxième
exemple, à la fois plus réaliste et plus abstrait : la polarisation
d'un photon.
Un photon est un tout petit paquet d'énergie lumineuse (les
physiciens parlent d'énergie électromagnétique). Cette énergie est
constituée, entre autres, d'un faible champ électrique qui vibre. Si
le photon a une polarisation bien structurée, le champ électrique
vibre de façon régulière dans une direction bien précise. Par contre,
si le même photon a une polarisation sans structure (les physiciens
parlent de photons dépolarisés 4), ce champ électrique vibre dans
tous les sens, de façon totalement désordonnée.
Initialement, le photon d'Alice a une polarisation bien struc-
turée: le photon vibre selon une direction bien précise. Cette direc-
tion peut être inconnue, mais elle existe. Après le processus de
téléportation, l'énergie du photon d'Alice est toujours là, mais il est
dépolarisé. Du côté du récepteur, Bob, il y a initialement un photon
(donc de l'énergie 5) dépolarisé qui, au terme du processus de télé-
portation, a acquis la polarisation bien structurée du photon télé-
porté. Le photon de Bob est désormais en tout point identique au
photon initial d'Alice, et le photon d'Alice est en tout point identique
au photon initial de Bob6 •
102 L'IMPENSABLE HASARD

Il s'agit donc bien de téléportation: le photon considéré comme


« énergie + polarisation », ou plus généralement un objet considéré
comme «substance +état physique», passe bien d'Alice à Bob sans
passer par aucun lieu intermédiaire. Après le processus de télépor-
tation quantique, rien ne distingue la situation finale du cas où
l'on aurait transporté le photon d'Alice jusqu'à Bob et, inversement,
le photon de Bob jusqu'à Alice.
Tout cela ne nous dit toujours pas comment fonctionne la télé-
portation quantique. On a compris qu'il faudra exploiter la non-
localité quantique. Mais cela ne suffit pas, il nous faut encore un
autre concept, celui de « mesure jointe ».

Mesure jointe

Pour réaliser une téléportation, il nous faut donc une paire


d'objets quantiques intriqués. Pour être un peu concrets, imaginons
une paire de photons intriqués en polarisation. Puis, il nous faut
un objet à téléporter, mettons un photon dont on veut téléporter
la polarisation. L'état de polarisation est donc le bit d'information
quantique (le qubit) à téléporter. Alice, l'émettrice, a à disposition,
d'une part le photon à téléporter, ou plus précisément le photon
portant le qubit en polarisation à téléporter, et d'autre part un pho-
ton qu'elle sait être intriqué avec un troisième photon en possession
de Bob, quelque part très loin. Alice n'a pas besoin de savoir où
est Bob. Que peut-elle faire ? Si elle mesure le qubit à téléporter,
elle va le perturber et ne pourra donc plus téléporter l'original. Si
elle mesure le photon intriqué avec celui de Bob, elle sait qu'elle
peut produire une corrélation non locale avec Bob, mais qu'en
ferait-elle? Tout ce qu'elle sait est que si Bob fait la même mesure
qu'elle, ils obtiennent tous deux le même résultat : un résultat au
hasard, mais le même des deux côtés.
Le cœur du processus de téléportation est pour Alice d'exploiter
un deuxième aspect de l'intrication, un aspect encore mal connu.
Jusqu'ici, nous n'avons vu que le premier aspect de l'intrication,
celui qui permet à deux objets quantiques distants, par exemple
LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE 103

deux photons, d'être décrits par un état intriqué. Mais, ici, Alice
est en possession de deux photons qui sont décrits par deux états :
le premier est dans un état de polarisation bien précis (mais qui
peut être inconnu d'Alice) et le second est dans un état intriqué.
Ce qu'Alice doit faire est d'intriquer ses deux photons. Pour cela,
elle ne doit pas mesurer l'un ou l'autre, mais les mesurer conjoin-
tement. C'est difficile à comprendre car, comme pour l'intrication,
c'est quelque chose d'impossible à réaliser dans le monde qui nous
est directement accessible.
Pour comprendre, imaginons qu'Alice pose à ses deux photons
la question suivante : « Êtes-vous semblables ? » Par là, Alice
demande aux photons : « Si je faisais la même mesure sur chacun
d'entre vous, produiriez-vous tous deux la même réponse?» Dans
le monde des objets usuels, la seule façon de répondre à cette drôle
de question est d'effectuer les deux mesures et de comparer les deux
résultats. Mais, en physique quantique, on peut faire mieux grâce
à l'intrication. On peut « poser » cette question aux deux photons
qui répondent en se mettant ensemble dans un état d'intrication et
cela sans devoir effectuer deux mesures sur chacun d'entre eux.
Nous savons déjà qu'un état d'intrication est tel que si on mesure
les deux photons de la même manière (dans la même direction
comme discuté au chapitre 5), alors ils produiront toujours le même
résultat, au hasard, le fameux vrai hasard non local. Et cela quelle
que soit la direction de mesure choisie !
Si les deux photons d'Alice produisent toujours la même
réponse pour la même question, et que le photon de Bob intriqué
avec celui d'Alice produit lui aussi le même résultat pour la même
question, alors le photon de Bob produit toujours la même réponse
qu'aurait produite le photon à téléporter. C'est - presque - aussi
simple que cela. Il faut donc utiliser l'intrication deux fois : une
fois comme canal de téléportation quantique non local (l'état intri-
qué des photons d'Alice et Bob) et une deuxième fois pour permettre
de poser à deux systèmes (les deux photons d'Alice) une question
concernant leur état relatif, sans obtenir aucune information sur
l'état de chacun d'eux (voir figure 8).
104 L'IMPENSABLE HASARD

Alice Bob
Mesure jointe
··················
........... ~·· ·····················...

/ •::· •::• \, Intrication ~::•


Avant
\..'' :~: :~: :;- -- --- -- -• "'Ii ;.:
··········....... ......····....··
·························

Après

Figure 8. Schéma de la téléportation quantique. Initialement, Alice a deux


photons, représentés par deux dés. Celui de gauche porte le bit quantique
à télé porter (qubit, noté 'l'), celui de droite est intriqué avec le photon
de Bob. Alice effectue une mesure jointe sur ses deux photons. Cette opé-
ration intrique ses deux photons et simultanément téléporte le qubit de
gauche sur le photon de Bob. Pour terminer le processus, Alice communique
à Bob le résultat de sa mesure jointe et Bob « tourne » son photon en
fonction de ce résultat.

Mais on n'y est pas encore tout à fait. La mesure conjointe


des deux photons d'Alice, celle concernant leur état relatif, produit,
comme toujours en physique quantique, un résultat au vrai hasard
parmi plusieurs résultats possibles. Si on a de la chance et qu'on
obtient le résultat «nous sommes semblables », c'est apparemment
terminé. Sauf que Bob ne le sait pas. Et que se passerait-il si Alice
obtenait le résultat «nous sommes dissemblables », c'est-à-dire «à
la même question, nous produirions des résultats opposés » ? Dans
ce cas, Bob devrait retourner son photon afin qu'il soit dans un
état prêt à également produire le même résultat que le photon initial
d'Alice 7 •
Comment Alice fait-elle pour interroger ses deux photons ?
C'est la difficulté expérimentale principale. Je n'en dirai pas davan-
tage car cela sort nettement du cadre de ce livre ...
LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE 105

Protocole de te1éportation quantique


La mesure conjointe d'Alice produit donc un résultat au hasard.
Suivant ce résultat, le photon de Bob produira toujours le résultat
qu'aurait produit le photon initial si on l'avait mesuré selon la même
direction, ou bien le résultat opposé à celui qu'aurait produit le
photon initial. Et ces deux possibilités sont équiprobables. Jusqu'ici,
pour Bob, ce n'est vraiment pas très intéressant: avec une chance
sur deux, il obtient le même résultat que le photon original aurait
produit, et avec une chance sur deux il obtient le résultat opposé.
Pour arriver à cela, Bob n'avait besoin de rien du tout. Comme il
n'y a que deux résultats possibles, il savait d'avance qu'il avait une
chance sur deux de trouver le bon résultat. Mais en téléportation
quantique, Alice, elle, sait quel est le résultat de sa mesure jointe,
donc elle sait si Bob trouve le bon résultat ou s'il trouve le résultat
opposé. Pour terminer le processus de téléportation quantique, Alice
doit donc communiquer à Bob dans quel cas il se trouve.
On comprend maintenant comment la téléportation quantique
évite la communication à une vitesse arbitraire: le processus n'est
terminé qu'après que Bob a reçu le résultat de la mesure jointe qui
intrique les deux photons d'Alice. Cette communication d'Alice à
Bob est nécessaire, car sans elle les résultats de Bob sont simple-
ment au hasard, et Bob ne peut pas les interpréter ; cette commu-
nication du résultat d'Alice se propage forcément à la vitesse de la
lumière, ou plus lentement. Donc la téléportation quantique, dans
son ensemble, ne va pas plus vite que la lumière. Il se passe bien
quelque chose chez Bob quand Alice fait sa mesure jointe, puisque
le photon de Bob passe d'un état sans aucune structure à l'un des
deux états possibles. Bob ne peut pas s'en rendre compte car quelle
que soit la mesure qu'il effectue, il obtiendra un résultat au hasard,
mais dès qu'Alice lui apprend dans lequel des deux états se trouve
son photon, Bob sait comment faire pour toujours obtenir le résultat
qu'aurait obtenu Alice si elle avait mesuré son photon initial - et
ce quelle que soit la mesure choisie par Bob. Le photon de Bob
porte donc l'état quantique du photon initial.
106 L'IMPENSABLE HASARD

Notons que Bob n'est pas obligé de mesurer son photon. Il


peut le garder en l'état pour un usage futur ou même le téléporter
à son tour plus loin. On peut ainsi imaginer un jour tout un réseau
de téléportation de proche en proche (disons de 50 kilomètres en
50 kilomètres, une distance sur laquelle l'intrication se propage faci-
lement par fibre optique). Si Bob apprend d'Alice que son photon
produirait toujours le résultat opposé, il lui suffit de renverser son
photon8• Cela peut être fait sans perturber le photon (Bob retourne
son photon sans rien apprendre sur son état). Notez que Bob peut
tout aussi bien téléporter plus loin son photon sans le rectifier ; il
lui suffit d'informer le destinataire final qu'il devra effectuer lui-
même la rectification. Ainsi, le destinataire final calculera combien
de fois il doit retourner son photon: s'il s'agit d'un nombre pair,
il n'y a rien à faire, si c'est un nombre impair, il retourne son
photon.
Encore une précision importante. Ni Alice ni Bob n'apprennent
quoi que ce soit sur l'état téléporté. En effet, le résultat de la mesure
jointe qu'Alice effectue sur ses deux photons est toujours totalement
aléatoire. Ce résultat ne fournit donc aucune information sur l'état
téléporté. Si on y réfléchit bien, cela n'est pas surprenant. Nous
avons vu qu'en partant d'un état intriqué, le résultat d'une mesure
selon n'importe quelle direction est toujours totalement aléatoire,
au vrai hasard. Réciproquement, si l'on part d'un photon qui vibre
selon une direction bien déterminée, quelle que soit cette direction,
et qu'on le soumet à la question «êtes-vous semblables? »,le résul-
tat est également totalement aléatoire, à nouveau au vrai hasard.
C'est, en quelque sorte, le processus inverse. Et, si l'on poursuit
notre réflexion, cela est nécessaire, sinon, si Alice et/ou Bob appre-
naient quelque chose de l'état téléporté, ils pourraient répéter le
processus en téléportant cet état alternativement de l'un à l'autre,
en utilisant chaque fois une nouvelle paire de photons intriqués,
jusqu'à ce qu'ils aient accumulé suffisamment d'information pour
pouvoir produire des copies de cet état, ce qui contredirait le théo-
rème de non-clonage du chapitre 4.
Finalement, Alice et Bob peuvent également téléporter l'état
d'un photon lui-même intriqué avec un quatrième photon:
LA T É L É PORTATIO N QUANTIQU E 107

puisqu'ils n'apprennent rien de l'état téléporté, ils ne brisent pas


l'intrication téléportée. Ainsi, on exploite les deux aspects de l'intri-
cation, deux fois pour corréler des photons à distance et une fois
pour effectuer une mesure jointe. On peut donc intriquer des pho-
tons qui ne se sont jamais vus, qui n'ont aucun passé en commun,
comme illustré sur la figure 9 ! On parle alors de téléportation
d'intrication.

Mesure jointe
........···························· ·····...
······...
•::• . Intrication ,/ ·::• •:.• \. Intrication · : :•
\ ·~~.: •-------- - t- • ~, ,,: ~, ,,: •;--------- -~ ~ ...i .
~·· ... , , :' i'.•
····... ..........·········
·····························

-::• . Intrication sur une distance double •::-


....
~-.
'!.,;.!. -----entre des photons qui iie Sësont Jaiiiais vÜs- - - - - .....
~~.
~~:

Figure 9. Lorsqu'on téléporte un qubit (photon) lui-même intriqué, comme


ici le deuxième depuis la gauche qui est intriqué avec le premier, le résultat
est que le premier est intriqué avec le quatrième. On parle de téléportation
d'intrication. Ce processus est fascinant, car il intrique des particules qui
ne se sont jamais rencontrées. Il est également utile car il permet de doubler
la distance entre les objets intriqués.
108 L'IMPENSABLE HASARD

Fax quantique et réseaux


de communication quantique
Il pourrait sembler, finalement, que la téléportation quantique
n'est rien d'autre qu'un fax quantique. Après tout, Bob doit déjà
être en possession d'un qubit, qui fait office de feuille blanche sur
laquelle, à la fin du processus, s'inscrit l'état du qubit « faxé ». Mais
cette analogie est trompeuse pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, dans la téléportation, on ne faxe pas simplement
une quelconque information : c'est l'état ultime, donc la structure
ultime de la matière qui est téléportée. Non seulement le qubit final
porte l'état du qubit initial, mais il lui est en tout point identique.
Ensuite, la description de l'état d'un système quantique requiert
une quantité d'information infinie, car il existe une infinité d'états
quantiques. Par exemple, l'état de polarisation d'un photon peut être
décrit par un angle. Pour communiquer cet angle, il faut un nombre
infini de bits de communication. Alors que, dans la téléportation
quantique, l'état de polarisation d'un photon ne requiert qu'un seul
bit. Donc, la communication nécessaire en téléportation quantique
est infime par rapport à la quantité d'information qu'il faudrait pour
communiquer l'état téléporté (si ce dernier était connu).
Troisième différence, dans la téléportation quantique, l'original
est nécessairement détruit. Cela est nécessaire pour satisfaire au
théorème de non-clonage que nous avons vu au chapitre 4.
Finalement, la différence majeure. En téléportation quantique,
ni Alice ni Bob n'apprennent quoi que ce soit sur l'état du qubit
téléporté. Cela est absolument remarquable et très utile en crypto-
graphie. Si quelqu'un envoie un fax, n'importe qui le long de la
ligne de télécommunication peut en prendre connaissance. En télé-
portation quantique, rien de tout cela: comme nous l'avons vu, per-
sonne n'apprend rien sur l'état du qubit téléporté, même pas
l'émetteur et le récepteur. Ainsi, Alice peut téléporter un message
à Charles, qui à son tour le téléporte à Bob. Si Charles effectue
correctement le protocole de téléportation quantique, il n'apprend
rien du message. Alice et Bob peuvent même vérifier que le pro-
LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE 109

cessus s'est bien passé et que Charles n'a rien appris en appliquant
le protocole de cryptographie quantique. En généralisant à tout un
réseau de téléportation quantique, Alice et Bob peuvent s'assurer
de la confidentialité de leur communication même si celle-ci utilise
des nœuds intermédiaires (des «répéteurs quantiques», comme
disent les physiciens).

Peut-on te1éporter de grands objets?


Êtes-vous prêt à entrer dans une machine de téléportation
quantique ? À votre place je me méfierais - pour deux raisons.
Tout d'abord, les rares expériences de téléportation quantique
ont démontré le principe - et c'est merveilleux! -, mais elles ont
dû pour cela sélectionner les rares cas où l'objet initial n'a pas été
perdu. En effet, la plupart de ces démonstrations expérimentales
ont utilisé des photons et, tout comme pour les démonstrations du
jeu de Bell (cf. «Échappatoire de détection», p. 113), beaucoup de
photons sont tout simplement perdus. Les physiciens comprennent
bien pourquoi et considèrent ces démonstrations comme conclu-
sives. Toutefois, à la place des photons, si j'avais le choix, je ne
serais pas volontaire pour une téléportation. Plus sérieusement,
quelques démonstrations ont également été réalisées avec des
atomes et dans ce cas, on n'en perd pratiquement aucun. Mais les
distances en jeu sont, pour l'instant, inférieures au millimètre.
Il y a une deuxième raison de se méfier. Pour téléporter un
objet de taille usuelle, il faudrait énormément d'intrication. Or
l'intrication est extrêmement fragile. Pour la maintenir, il faut impé-
rativement éviter toute perturbation, donc toute interaction avec
l'environnement. On sait bien faire cela avec des photons qu'on isole
dans des fibres optiques, ou avec quelques atomes dans des pièges
particuliers sous haut vide. Mais pour l'énorme quantité d'intrica-
tion qu'il faudrait pour téléporter ne serait-ce que la pointe d'un
crayon, il est aujourd'hui inimaginable d'éviter une perturbation qui
rendrait le processus de téléportation totalement aléatoire.
110 L'IMPENSABLE HASARD

Aujourd'hui, même avec un budget illimité, personne ne saurait


comment surmonter cette difficulté. Il ne s'agit donc pas d'un simple
problème technique. Peut-être un jour téléportera-t-on l'état quan-
tique d'un virus? On en est loin. Et encore faudrait-il savoir ce
qu'est l'état quantique d'un virus. Peut-être aussi découvrira-t-on un
jour que c'est impossible, et qu'un nouveau principe physique sera
découvert interdisant la téléportation d'objet à notre échelle. Je n'en
sais rien ; c'est l'incertitude et la beauté de la science !
Chapitre 9

LA NATURE EST -ELLE RÉELLEMENT


NON LOCALE?

À en juger d'après ce que nous avons vu jusqu'ici, il semble


bien que la nature soit capable de produire des corrélations non
locales. Mais les scientifiques n'ont pas pour habitude de se débar-
rasser d'une théorie ou d'un concept aussi facilement. Si une expé-
rience donne des résultats étranges, ils questionnent non
seulement la théorie, mais aussi l'expérience. Est-elle reproduc-
tible ? A-t-elle été correctement interprétée ? Dans notre cas,
l'expérience a été reproduite maintes fois, sur tous les continents,
avec toutes sortes de variantes. Pour autant, nous verrons qu'il
est bien difficile d'être certain que toutes les issues ont bien été
verrouillées, même si la communauté des physiciens est
aujourd'hui intimement convaincue que la nature est effectivement
non locale.
Dans ce chapitre, nous passerons en revue divers arguments
que les scientifiques ont dû décortiquer pour se convaincre de
renoncer à une description de la nature en termes de « morceaux
de réalité » bien localisés et indépendants les uns des autres.
L'image d'une nature sous forme d'une construction comme un jeu
de Lego est en effet incompatible avec la non-localité telle que révé-
lée par le jeu de Bell. Les lecteurs d'ores et déjà convaincus et qui
ne souhaitent pas suivre le débat scientifique présenté ci-dessous
peuvent sauter directement au chapitre 10.
112 L'IMPENSABLE HASARD

La non-localité chez Newton

Commençons par un autre exemple de non-localité. Comme


nous l'avons vu plus haut, ce n'est pas la première fois dans l'histoire
que les physiciens rencontrent la non-localité. La gravitation univer-
selle du grand Newton est également non locale. Selon cette théorie,
si on déplace un caillou sur la Lune, notre poids sur Terre en est
immédiatement affecté. Cet effet immédiat quelle que soit la distance
est une action non locale. Contrairement à la non-localité quantique,
cette action non locale permet une communication sans transmission
à une vitesse arbitrairement grande. On peut légitimement se deman-
der comment les physiciens ont pu accepter une telle théorie pendant
des siècles. La réponse est qu'ils ne l'ont pas vraiment acceptée. La
réaction de Newton lui-même est éloquente (encadré 1, p. 20): «Que
la gravité[ ... ] puisse agir[ ... ] à distance[ ... ] est pour moi une si grande
absurdité qu'à mon avis aucun homme ayant une faculté de réfléchir
avec compétence aux problèmes philosophiques ne peut y tomber. »
Ce n'est qu'à partir de Laplace, quelques décennies plus tard, que
certains ont élevé la théorie de Newton au statut de vérité ultime, et
en ont conclu à un déterminisme absolu, identifiant science et déter-
minisme. L'attitude de Newton contraste fortement avec celle de Niels
Bohr, le père spirituel de la mécanique quantique, qui a assommé une
génération entière de physiciens avec son insistante affirmation que la
théorie quantique est complète. Cela a amené Bohr à dénigrer les argu-
ments qu'Einstein a très rapidement avancés pour montrer que la théo-
rie quantique est non locale. Cela a peut-être empêché, aussi, qu'un
jeune physicien des années 1930 trouve l'argument du jeu de Bell. Mais
laissons là l'histoire-fiction et revenons à notre affaire.
Aujourd'hui, la non-localité de Newton a disparu des théories
physiques. La relativité générale d'Einstein a remplacé la théorie
de Newton qui n'a plus que le statut d'une excellente approximation.
Selon la théorie actuelle, le déplacement d'un caillou sur la Lune
n'affecte notre poids sur Terre qu'environ une seconde plus tard,
le temps qu'un signal se propage à la vitesse de la lumière de la
Lune à la Terre.
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 113

L'histoire de la non-localité de Newton est pertinente de deux


points de vue différents. D'une part, ne se pourrait-il pas que la
non-localité quantique ne soit également que temporaire et qu'une
future théorie montrera que ces corrélations qui permettent de
gagner au jeu de Bell s'expliquent localement dans l'espace et le
temps, et que la théorie quantique n'est qu'une excellente approxi-
mation? Mais non, comme on l'a vu, l'argument de Bell est indé-
pendant de la théorie quantique, et cet argument permet de
directement tester la non-localité. Si l'on gagne au jeu de Bell, alors
la nature ne peut pas être entièrement décrite par une théorie locale,
quelle que soit cette théorie.
D'autre part, il est fascinant de constater que la physique a qua-
siment toujours fourni une description non locale de la nature : non-
localité de Newton jusqu'en 1915, et non-localité quantique depuis
1927. Ainsi, à l'exception d'une petite fenêtre de douze ans, la phy-
sique a toujours été non locale. On se demande pourquoi, aujourd'hui
encore, tant de physiciens rechignent à accepter la non-localité. En
revanche, il n'est pas surprenant qu'Einstein ait été parmi ses plus
ardents opposants. Après tout, c'est lui qui, après des siècles, a enfin
répondu à Newton en rendant la physique locale. Que dix ans plus
tard une autre théorie permette à la non-localité de revenir au centre
de la physique lui était viscéralement insupportable. Dommage que
personne dans les années 1930 ou 1940 n'ait eu l'idée géniale de Bell:
il aurait été passionnant de voir la réaction d'Einstein !

Échappatoire de détection
Dans le jeu de Bell, chaque fois que la manette est poussée
vers la gauche ou vers la droite, les boîtes fournissent un résultat.
Mais dans les expériences réelles, il arrive que le photon soit perdu 1
ou non détecté et qu'en conséquence aucun résultat ne puisse être
enregistré. Les physiciens comprennent très bien pourquoi certains
photons se perdent et pourquoi les détecteurs de photons n'ont
qu'une efficacité limitée. Il n'en reste pas moins qu'il y a ici une
différence entre le jeu théorique et l'expérience réelle.
114 L'IMPENSABLE HASARD

En pratique, les physiciens ne regardent que les cas où les


boîtes d'Alice et de Bob ont toutes deux produit un résultat ; ils
ignorent tout simplement les autres cas. Ils supposent que l' échan-
tillonnage ainsi obtenu est représentatif de l'ensemble, et justifient
cette hypothèse en affirmant que la nature ne triche pas, qu'elle ne
va pas leur présenter un échantillonnage biaisé. Ce raisonnement
est cohérent, mais comme il y a là une hypothèse, il y a peut-être
une échappatoire à la non-localité.
Imaginons que les boîtes d'Alice et Bob utilisent la stratégie sui-
vante. À 9 h 00, chacune d'elles ne produit un résultat que si la manette
est poussée vers la gauche (input 0) et dans ce cas les deux résultats
sont O. Si la manette d'une boîte est poussée vers la droite, la boîte
ne produit aucun résultat. Puis, la minute suivante, elles ne produisent
un résultat que si manette est poussée vers la droite (input 1), auquel
cas les réponses seront 1 chez Alice et 0 chez Bob. Et ainsi de suite,
à chaque minute chacune des deux boîtes n'accepte qu'une seule ques-
tion et, le cas échéant produit un résultat prédéterminé. Si les deux
boîtes se mettent d'accord à l'avance et si on ne considère que les cas
où, par chance, les deux boîtes ont produit un résultat, alors le jeu de
Bell peut être gagné à coup sûr, 4 fois sur 4! En effet, c'est comme
si les boîtes connaissaient les questions à l'avance, puisqu'elles ne
répondent qu'aux questions pour lesquelles elles sont prêtes (program-
mées) à répondre. Comme il y a deux choix possibles de questions, la
probabilité de tomber, par chance, sur la bonne question est de 50%
pour chacune des deux boîtes. Donc, si dans une expérience la moitié
des photons de chaque côté sont perdus ou non détectés, alors on peut
facilement imaginer une stratégie qui permet de « gagner » au jeu de
Bell bien plus souvent que 3 fois sur 4 : on peut même « gagner » à
coup sûr! J'ai écrit« gagner» entre guillemets car, bien sûr, on triche:
les boîtes ne répondent pas toujours.
Est-il possible que des variables locales supplémentaires pro-
gramment les photons pour qu'ils s'abstiennent de répondre à cer-
taines questions, c'est-à-dire pour que les détecteurs ne puissent les
détecter ? La plupart des physiciens sont très sceptiques face à cette
hypothèse. Ils ont l'impression que l'on comprend très bien le fonc-
tionnement des détecteurs de photons. De plus, des expériences ont
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 115

été réalisées avec beaucoup de types de détecteurs différents : semi-


conducteur, supraconducteur, thermique, etc. Pourtant, si on prend
l'hypothèse de variables supplémentaires au sérieux, il n'y a vrai-
ment aucune raison de penser que ces variables n'ont aucun effet
sur les probabilités de détection. Une fois de plus, la seule bonne
réponse est l'expérience. Mais aucune expérience ne peut avoir un
taux de détection de strictement 100%. Une stratégie pour contour-
ner cette difficulté est de décider que si l'appareillage physique ne
produit aucune réponse, alors on décide de compter ces événements
comme des réponses O. Ainsi, on aura toujours une réponse ! Avec
évidemment une majorité de O.
Un argument permet de montrer qu'avec cette stratégie il suffit
de détecter 82,8% des photons au jeu de Bell pour exclure toute
explication basée sur des variables locales supplémentaires (voir
encadré 10). Mais 82,8 %, c'est encore beaucoup trop pour la tech-
nologie photonique d'aujourd'hui. Heureusement, on peut égale-
ment jouer au jeu de Bell avec d'autres particules que des photons.
Deux groupes de physiciens américains ont utilisé des ions (des
atomes ayant perdu un électron) pour gagner au jeu de Bell avec
une qualité suffisante pour fermer l'échappatoire de détection 2•
Il aura fallu plus de vingt ans pour fermer cette échappatoire,
une durée qui illustre bien la difficulté technique de l'opération.

Encadré 10
Échappatoire de détection

Notons p la probabilité que la boîte d'Alice produise un résultat


et supposons que la boîte de Bob produise un résultat avec la même
probabilité. Ainsi, avec la probabilité p 2 les deux boîtes produisent
un résultat. Dans ce cas, Alice et Bob gagnent au jeu de Bell 2 + J2
"' 3,41 fois sur 4. Avec la probabilité (1 - p) 2 aucun résultat n'est
produit. Dans ce cas, Alice et Bob compte ces non-e comme des 0
et gagnent donc 3 fois sur 4. Quand une seule boîte produit un résul-
tat, Alice et Bob gagne la moitié du temps, donc 2 fois sur 4.
Donc, en moyenne le taux de succès d'Alice et Bob est de :
p 2 (2 + J2) + 2p(l-p)·2 + (l-pf3
Ce taux est supérieur à 3 pour p supérieur à 2/(1+ J2) "' 82,8 %.
116 L'IMPENSABLE HASARD

Échappatoire de localité
Une autre difficulté majeure de toute démonstration expéri-
mentale du jeu de Bell est la nécessité d'une stricte synchronisa-
tion. La boîte d'Alice doit produire le résultat a avant que le choix
de Bob n'ait pu lui être communiqué, de façon volontaire ou invo-
lontaire, de façon évidente ou cachée. La relativité impose une
vitesse maximale à toute communication, celle de la lumière.
Ainsi, à partir de l'instant où Bob fait son choix y, jusqu'à l'instant
où la boîte d'Alice produit le résultat a, il ne doit pas s'écouler
plus de temps que le temps mis par la lumière pour parcourir la
distance séparant Bob de la boîte d'Alice. Réciproquement, aucune
information concernant le choix d'Alice ne doit avoir le temps de
parvenir à la boîte de Bob avant que cette dernière ne produise
le résultat b. Sinon, on ouvre ce qu'on appelle l'échappatoire de
localité (Alice et Bob seraient « localement connectés », au sens
de la relativité) 3 •
Pour fermer l'échappatoire de localité, il faut donc jouer au
jeu de Bell (et le gagner plus souvent que 3 fois sur 4) tout en
garantissant qu'Alice et Bob sont suffisamment éloignés et bien syn-
chronisés. Les physiciens disent qu'ils doivent être séparés par une
distance «du genre espace». Notez que la séparation concerne tout
l'intervalle de temps chez Alice entre l'instant où le choix x est fait
jusqu'à l'instant où un résultat a est enregistré (x et a sont toutes
deux des variables classiques, donc non soumises à l'indétermina-
tion quantique); tout cet intervalle doit être séparé de l'intervalle
correspondant chez Bob.
Pour illustrer la difficulté technique, imaginons qu'Alice et
Bob soient distants d'une dizaine de mètres, comme dans la
célèbre expérience d'Aspect décrite ci-dessous. La lumière met
30 milliardièmes de seconde pour parcourir ces 10 mètres. On
comprend qu'il soit difficile de faire un choix, d'ajuster la mesure
à faire (l'équivalent de pousser la manette) et d'enregistrer le résul-
tat en un temps aussi infime. Il n'est évidemment plus question
de laisser une personne faire un libre choix, encore moins de pous-
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 117

ser une manette, mais même avec l'optoélectronique moderne, une


distance de 10 mètres est trop courte. Il faudrait des centaines
de mètres, ou mieux quelques kilomètres. Ou encore être malin
comme un physicien.
Mais avant de voir comment Alain Aspect et ses collabora-
teurs ont contourné la difficulté, observons que la grande majorité
des expériences de Bell (les physiciens ne parlent pas de jeu de
Bell, « expérience de Bell » sonne plus sérieux) ne se préoccupent
pas de cette échappatoire. D'une part parce que c'est difficile, mais
surtout parce que les professeurs qui planifient ces expériences
savent bien que pour éviter que deux étudiants ne copient l'un
sur l'autre pour réussir leurs examens, comme les boîtes d'Alice
et Bob afin de gagner au jeu de Bell, il n'est pas nécessaire de
les mettre dans des locaux séparés d'une distance du genre espace,
il suffit de s'assurer qu'il ne leur est raisonnablement pas possible
de s'influencer.
Pour contourner la difficulté imposée par la taille de son labo-
ratoire (une dizaine de mètres), Alain Aspect a imaginé la stratégie
suivante. Après que les photons quittent la source, ils sont dirigés
au hasard par une sorte de miroir vibrant vers l'un ou l'autre de
deux appareils de mesure. Chaque appareil fait toujours la même
mesure (le même choix), mais comme il y a deux appareils, les
photons au moment de quitter la source et de se séparer dans
l'espace ne peuvent pas anticiper vers quel appareil ils seront diri-
gés. Ils ne peuvent pas anticiper les questions auxquelles ils devront
répondre. Avec cette astuce, il suffit que les orientations des deux
miroirs, celui du côté d'Alice et celui du côté de Bob, vibrent indé-
pendamment l'un de l'autre et à une fréquence suffisamment grande
pour qu'aucune information sur la position de l'un ne puisse
influencer le résultat de l'autre côté. La difficulté qui subsiste est
ainsi de s'assurer que les miroirs vibrent bien aléatoirement et indé-
pendamment l'un de l'autre.
Grâce à cette astuce, Aspect et ses collaborateurs ont pu fer-
mer l'échappatoire de localité en 1982 4• Cette expérience, réalisée
à Orsay au sud de Paris, restera à tout jamais dans l'histoire de
la physique. Depuis, quelques autres expériences ont également
118 L'IMPENSABLE HASARD

fermé cette échappatoire. Anton Zeilinger, alors à l'Université


d'Innsbruck en Autriche, a réalisé en 1998 une très belle expé-
rience sur quelques centaines de mètres 5 • Lui et ses collègues ont
utilisé deux générateurs aléatoires quantiques pour effectuer les
choix d'Alice et Bob, et ont enregistré les résultats localement dans
deux ordinateurs. Chaque ordinateur enregistrait l'heure des évé-
nements, les choix et les résultats : le jeu de Bell a été gagné en
moyenne 3,365 fois sur 4.
À Genève, nous avons aussi fermé cette échappatoire sur un
peu plus de 10 kilomètres en utilisant le réseau de télécommuni-
cation en fibre optique de notre opérateur national Swisscom,
entre deux villages, Bellevue au nord de Genève et Bernex au sud 6 •
Pour cela nous avons utilisé une astuce un peu différente de celle
d'Aspect 7 • Chez Alice, un miroir semi-transparent envoie aléatoi-
rement les photons sur un appareil de mesure (correspondant à
« manette à gauche ») ou sur un autre (« manette à droite ») et,
à chaque instant, seuls les détecteurs d'un seul des deux appareils
sont actifs. Ainsi, à chaque instant, il n'y a qu'un seul appareil
chez Alice qui soit prêt à mesurer le photon incident. Évidemment,
on perd la moitié des photons, et l'on ouvre l'échappatoire de
détection, mais celui-ci est de toute façon déjà très largement
ouvert par les pertes dans les fibres optiques et l'efficacité limitée
des détecteurs. Notre expérience est en fait équivalente à celles
de Paris et d'Innsbruck tout en étant bien plus simple à mettre
en œuvre. La figure lOb montre la source de paires de photons
intriqués que nous avons utilisée. Notez que cette petite boîte,
compatible avec les fibres optiques standard, contient l'équivalent
du grand laboratoire d'Aspect de la figure lOa. La technologie et
l'imagination des physiciens ont permis de faire d'énormes progrès
en quinze ans !
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 119

10 a

10 b

Figure 10. Les figures lOa et lOb illustrent rénorme progrès des technologies
quantiques_ La figure lOa est une photo du laboratoire d'Alain Aspect en
1982, quand il est devenu le premier homme à avoir gagné au jeu de Bell.
On y voit un grand laboratoire encombré. Tous ces appareils constituent la
source de photons intriqués utilisée pour cette expérience historique. La figure
lOb est une photo de la source que nous avons utilisée à Genève en 1997
lors de la première expérience d'intrication hors laboratoire, entre les villages
de Bernex et de Bellevue. Cette boîte à moitié vide, d'environ 30 centimètres
de côté, contient une source de photons intriqués encore plus efficace que
celle d'Aspect. Seulement quinze ans séparent ces deux expériences.
120 L'IMPENSABLE HASARD

Une combinaison d'échappatoires?


L'expérience d'Aspect de 1982 suivie de celles d'Innsbruck et
de Genève ont fermé l'échappatoire de localité. Bien sûr, dans ces
trois expériences, l'échappatoire de détection est restée béante et
dans les expériences qui ont fermé cette dernière, l'échappatoire de
localité est restée ouverte. On peut donc logiquement imaginer que
la nature utilise l'une ou l'autre de ces échappatoires, suivant les
circonstances, afin de nous tromper. C'est en fait si peu plausible
que presque aucun physicien n'y croit. En effet, ils ont tendance à
considérer la nature comme un partenaire fiable : la nature ne triche
pas. « Dieu est subtil, mais pas malveillant », a écrit Einstein. Il
n'en reste pas moins qu'à choisir entre une nature non locale et
une autre suivant certaines lois complexes qui nous échappent
aujourd'hui et qui lui permet d'user à la fois des deux échappatoires,
celle de détection et celle de localité, le choix n'est pas évident. Et,
puisqu'il s'agit de science expérimentale, la seule réponse honnête
consiste à faire une expérience qui teste simultanément les deux
échappatoires. La raison pour laquelle une telle expérience n'a pas
encore été réalisée est sa difficulté : pour fermer l'échappatoire de
détection, il vaut mieux utiliser des particules massives, plus faciles
à détecter que des photons, mais pour l'échappatoire de localité,
les photons sont préférables car ils se propagent facilement sur de
grandes distances. Il faudra donc vraisemblablement attendre que
la technologie permette d'utiliser des photons intriqués pour distri-
buer l'intrication sur de grandes distances, puis de « téléporter »
cette intrication à des atomes permettant d'abord de vérifier que
les photons sont bien arrivés, enfin de les détecter efficacement.
Cette perspective fascinante verra probablement le jour dans les dix
ans à venir.
Il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui il y a là une com-
binaison d'échappatoires logiquement possible. Cette combinaison
doit donc être soumise à l'expérience.
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 121

Une communication supraluminique cachée ?

Y a-t-il d'autres échappatoires possibles ? Question difficile,


puisque l'on court toujours le risque de pécher par manque d'ima-
gination. Toutefois, il semble bien que depuis les décennies que
des physiciens, des philosophes, des mathématiciens et des spécia-
listes de la théorie de l'information se penchent sur la question,
aucune alternative crédible n'a été trouvée. Dans le reste de ce cha-
pitre, nous allons néanmoins explorer certaines pistes.
Une première possibilité qui vient à l'esprit est qu'une influence
cachée - cachée à nos yeux de physiciens du début du xxf siècle -
se propage d'Alice à Bob à une vitesse supérieure à celle de la
lumière. De façon surprenante, c'est ainsi que les livres de physique
non relativistes racontent les expériences de Bell : la mesure chez
Alice provoquerait à distance un « effondrement » non local de la
fonction d'onde chez Bob. Cette histoire n'est pas compatible avec
la relativité mais, faute de mieux, c'est ce qu'on enseigne à nos
étudiants!
Cette hypothèse d'une influence cachée correspond aussi à
l'intuition de John Bell qui a écrit que tout se passe comme si
« quelque chose se passait en coulisses qui ne serait pas autorisé
à apparaître sur scène 8 ».
Une vitesse supraluminique ne peut être définie que si l'on
fait l'hypothèse que cette vitesse est définie par rapport à un
référentiel particulier, appelé référentiel privilégié. Rappelons
qu'un référentiel est un choix de repères d'espace dont la vitesse
est constante.
L'hypothèse selon laquelle il existerait un référentiel privilégié
ne respecte pas l'esprit de la relativité, et n'est donc pas en odeur
de sainteté auprès de la majorité des physiciens. Toutefois, cette
hypothèse de référentiel privilégié n'est pas en contradiction avec
la relativité. Pour s'en convaincre, il suffit de remarquer que la cos-
mologie actuelle inclut un tel référentiel : celui défini depuis le big-
bang comme le centre de masse de l'univers. Les physiciens l'ont
même mesuré d'une façon extraordinairement précise comme le
122 L'IMPENSABLE HASARD

référentiel dans lequel le bruit de fond micro-onde qui remplit tout


le cosmos, le vestige qui subsiste encore de nos jours du big-bang,
est isotrope. Par rapport à ce référentiel, la Terre se déplace à envi-
ron 369 kilomètres par seconde 9 • La direction du déplacement de
la Terre est également bien connue.
L'hypothèse d'un référentiel privilégié dans lequel des
« influences » peuvent se propager à une vitesse supérieure à celle
de la lumière n'est donc pas à exclure d'emblée. Ne serait-ce pas
là une explication de l'origine des corrélations non locales ? Si c'est
bien le cas, ces corrélations ne seraient pas« non locales» puisqu'on
aurait trouvé une explication locale, c'est-à-dire un mécanisme qui
se propage de proche en proche. Mais comment tester une telle
hypothèse puisqu'on ne connaît a priori pas cet hypothétique réfé-
rentiel privilégié ? Pour pouvoir effectuer un tel test, l'idée est la
même que pour l'échappatoire de localité: il faut qu'Alice et Bob
effectuent leurs choix et collectent leurs résultats simultanément de
telle sorte que l'influence hypothétique n'arrive pas à temps. Il suffit
qu'une plus grande distance sépare Alice et Bob, ou d'une meilleure
synchronisation. La difficulté est qu'il faut préciser dans quel réfé-
rentiel on doit synchroniser Alice et Bob, car s'ils sont bien syn-
chronisés dans un référentiel, ils le seront mal dans d'autres
référentiels. Ce problème n'existe pas tant que les vitesses sont infé-
rieures ou égales à celle de la lumière, car si la synchronisation
est telle que la lumière n'arrive pas à temps dans un référentiel,
elle n'arrive pas non plus à temps dans tous les autres référentiels.
Mais pour des vitesses supérieures, il faut savoir dans quel réfé-
rentiel synchroniser Alice et Bob.
Un physicien suisse, Philippe Eberhard, travaillant au
Lawrence National Laboratory, près de Berkeley aux États-Unis, a
trouvé une superbe astuce permettant de tester dans une seule expé-
rience tous les référentiels hypothétiques possibles. Son idée est
relativement simple ; le lecteur curieux en trouvera un résumé dans
l'encadré 11. Disons simplement que l'idée exploite la rotation de
la Terre en vingt-quatre heures et impose qu'Alice et Bob soient
disposés selon un axe est-ouest.
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 123

Encadré 11
L'expérience Satigny-Jussy

Imaginons qu'Alice et Bob soient orientés selon un axe est-ouest


et que leurs mesures soient bien simultanées selon leurs horloges,
c'est-à-dire simultanées par rapport au référentiel de Genève (comme
la Terre tourne sur elle-même, le référentiel de Genève change conti-
nuellement, mais ce changement est très lent, donc négligeable
durant le temps d'une mesure). Selon la théorie de la relativité, les
mesures d'Alice et Bob sont, dans ce cas, également simultanées par
rapport à n'importe quel référentiel qui se déplace dans une direction
perpendiculaire à l'axe Alice-Bob, donc à n'importe quel référentiel
qui se déplace dans une direction se trouvant dans un plan passant
par les pôles nord et sud de la Terre. En douze heures, quand la
Terre effectue un demi-tour sur elle-même, ce plan tourne lui aussi
d'un demi-tour. Ce faisant, il balaye tout l'espace. Ainsi, si Alice et
Bob jouent continuellement au jeu de Bell pendant douze heures
et si un référentiel privilégié existe, il y aura forcément un moment
où leurs mesures seront parfaitement simultanées par rapport à ce
référentiel privilégié. Si Alice et Bob gagnent continuellement plus
de 3 fois sur 4 au jeu de Bell, alors l'explication par une communi-
cation supraluminique définie dans un référentiel privilégié est fal-
sifiée. En pratique, la synchronicité n'est pas parfaite, l'axe est-ouest
non plus et le temps nécessaire pour une expérience de Bell pas tota-
lement négligeable : on ne peut donc que mettre une borne inférieure
à la vitesse de cette influence supralumineuse hypothétique.

Une telle expérience a été réalisée par mon groupe entre deux
villages proches de Genève, Satigny à l'ouest et Jussy à l'est, distants
d'environ 18 kilomètres. L'expérience a duré douze heures, le temps
pour la Terre d'effectuer un demi-tour, et elle a été répétée quatre
fois 10 • Une équipe italienne a réalisé une expérience similaire 11 •
L'interprétation des résultats est un peu compliquée car elle dépend
de la vitesse de la Terre par rapport à cet hypothétique référentiel
privilégié, vitesse qu'on ne connaît évidemment pas. Si l'on suppose
que cette vitesse est inférieure à celle de la Terre par rapport au
centre de masse de l'univers, alors l'expérience permet d'exclure
toute influence jusqu'à une vitesse de cinquante mille fois la vitesse
124 L'IMPENSABLE HASARD

de la lumière. Il s'agit là d'une vitesse absolument colossale, ini-


maginable pour la majorité des physiciens qui concluent à l'absence
d'influence. Il n'y aurait donc pas d'« influence fantôme à distance»,
selon l'expression célèbre d'Einstein. Encore une fois, les corréla-
tions non locales semblent simplement surgir de l'extérieur de
l'espace-temps.
Mais cinquante mille fois la vitesse de la lumière n'est peut-
être pas suffisant. Peut-être faut-il répéter l'expérience avec une
meilleure précision et exclure des vitesses jusqu'à un million de fois
celle de la lumière ? Rappelons que le rapport entre la vitesse de
la lumière et celle du son dans l'air est d'environ un million (340 m/s
par rapport à 300 000 km/s), donc pourquoi ne pas imaginer que
la prochaine vitesse soit à nouveau un million de fois plus grande ?
Et qu'en serait-il d'une vitesse d'influence infinie (toujours défi-
nie dans un référentiel privilégié)? Cela est mathématiquement pos-
sible, comme l'a démontré David Bohm en 1952 (l'année de ma
naissance) 12 • Toutefois, cette hypothèse implique que des influences
peuvent instantanément connecter des régions quelconques. Que
signifierait alors l'espace, si des influences peuvent connecter ins-
tantanément des régions arbitrairement éloignées l'une de l'autre ?
En quelque sorte, accepter de telles influences comme explication
des corrélations non locales signifie que l'on accepte que ces
influences ne se propagent pas dans notre espace, mais empruntent
un raccourci de longueur nulle hors de notre espace. Le pouvoir
explicatif d'une telle hypothèse me semble donc faible 13 • Peu de phy-
siciens s'intéressent à cette alternative, même s'il faut reconnaître
qu'elle attire la sympathie de pas mal de philosophes.
Certains théoriciens tentent de suppléer à la difficulté des expé-
riences qui ne pourront jamais que trouver une borne supérieure
à la vitesse de ces influences hypothétiques en montrant que, sous
certaines hypothèses, toute influence cachée supraluminique doit
nécessairement permettre de communiquer à une vitesse
supraluminique 14 • Comme cela est interdit par la relativité, on pour-
rait en conclure à l'absence d'influence cachée, quelle que soit sa
vitesse. Il s'agit d'un programme de recherche très intéressant qui
permettrait d'exclure une bonne fois pour toutes l'hypothèse d'une
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 125

influence cachée supraluminique. Heureuse coïncidence : pendant


la rédaction de ce livre, une équipe de théoriciens a réussi le tour
de force d'exclure toute explication de la non-localité par des
influences se propageant à n'importe quelle vitesse finie (voir cha-
pitre 10).

Alice et Bob mesurent chacun avant l'autre

Je vais brièvement présenter une autre idée qui montre bien


l'imagination dont font preuve les physiciens pour s'affranchir de
la non-localité. Selon cette hypothèse, due à Antoine Suarez et
Valerio Scarani 15 , quand la boîte d'Alice produit un résultat elle en
informe le reste de l'univers, en particulier la boîte de Bob, à une
vitesse supraluminique ; et réciproquement de Bob à Alice. Ainsi,
le premier à produire un résultat en informe le second qui en tient
compte pour gagner au jeu de Bell, comme à la section précédente.
Mais selon cette hypothèse, la vitesse supraluminique n'est pas défi-
nie par rapport à un référentiel universel privilégié, mais par rapport
au référentiel dans lequel la boîte émettrice est immobile (son
référentiel d'inertie, disent les physiciens). En effet, chaque «boîte »,
en particulier chaque appareil de mesure, définit un référentiel;
il est donc intéressant d'examiner les conséquences du fait que
ces référentiels déterminent la vitesse des informations qu'elles
émettent.
Une telle hypothèse semble difficile à tester. D'ailleurs, quand
en 1997 Suarez et Scarani ont proposé leur hypothèse, elle était
en accord avec toutes les expériences réalisées. Mais considérons
la situation suivante: Alice et Bob, avec leurs boîtes, s'éloignent
l'un de l'autre à grande vitesse. Ainsi, le référentiel de la boîte d'Alice
diffère du référentiel de la boîte de Bob. Rappelons que, selon la
relativité d'Einstein, la chronologie de deux événements vus depuis
deux référentiels en mouvement l'un par rapport à l'autre peut être
différente. On peut donc arranger une expérience telle qu'Alice, dans
son référentiel, fait son choix et collecte son résultat avant Bob,
tandis que dans la même expérience, Bob dans son référentiel fait
126 L'IMPENSABLE HASARD

lui aussi son choix et collecte son résultat avant Alice. Les physiciens
parlent d'une expérience « before-before » ou «avant-avant»,
puisque chacun des deux partenaires, Alice et Bob, agit avant
l'autre ! La magie de la relativité permet de tester la magie quan-
tique.
La difficulté principale d'une expérience « before-before » est
qu'il faut mettre en mouvement les boîtes d'Alice et de Bob de façon
que leurs vitesses soient suffisantes pour que l'ordre chronologique
soit opposé dans les deux référentiels. C'est difficile, mais pas
impossible ... avec un peu d'imagination. Mettre tout le laboratoire
d'Alice dans une fusée n'est pas très réaliste. Toutefois, ne suffit-il
pas de mettre en mouvement le composant clé, celui dans lequel
le vrai hasard se produit? Dans une première expérience à Genève 16 ,
nous avons mis une sorte de détecteur sur un disque tournant à
10 000 tours/minute, ce qui correspond à une vitesse tangentielle
(au bord du disque) de 380 kmlh (environ 100 m/s) 17 • Cette vitesse
peut sembler très loin d'une vitesse relativiste, la vitesse de la
lumière étant d'environ 300 000 km/s. Toutefois, si Alice et Bob sont
distants de plus de 10 kilomètres, une bonne synchronisation per-
met déjà d'obtenir l'effet relativiste de « before-before ».L'expérience
a permis de réfuter l'hypothèse de Suarez et Scarani (avec un petit
bémol : le disque ne portait pas un vrai détecteur, mais seulement
un absorbeur. L'information «photon absorbé/pas absorbé», l'équi-
valent du résultat d'Alice, a été lue sur un autre détecteur placé à
l'autre sortie de l'interféromètre).
Antoine Suarez, qui suivait cette expérience de très près, a
immédiatement réagi en disant que ce n'est pas le détecteur qui
doit être mis en mouvement, mais le dernier miroir semi-transparent
de l'interféromètre. Pour lui, c'est ce miroir qui est le choice deviee,
le composant où le choix du résultat se fait (au vrai hasard, vous
l'avez compris). Comment mettre un tel miroir semi-réfléchissant
en mouvement rapide ? Il n'a pas fallu longtemps à mon collabo-
rateur Hugo Zbinden pour trouver la réponse : « Utilisons une onde
acoustique se propageant dans un cristal», proposa-t-il. Comme
cette onde se propage à environ 2,5 km/s, l'expérience peut être réa-
lisée en laboratoire. Et, une fois de plus, la théorie quantique en
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 127

est sortie renforcée : même avec des miroirs en mouvement, Alice


et Bob gagnent au jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4 18 • Après
quelques jours difficiles, Antoine Suarez a fini par accepter ce résul-
tat. Même si leur théorie a été falsifiée (réfutée), ils peuvent être
fiers d'avoir proposé une théorie scientifique plausible.

Hyperdéterminisme et libre arbitre

Quelle échappatoire reste-t-il? Une hypothèse un peu désespé-


rée consiste à nier à Alice et à Bob la possibilité de choisir librement
dans quelle direction pousser la manette sur leurs boîtes. Cette
hypothèse revient donc à nier l'existence du libre arbitre. Ainsi, si
Alice ne fait pas un choix libre, mais est programmée pour, à chaque
minute, pousser sa manette dans une direction prédéterminée, on
pourrait imaginer que Bob- ou sa boîte -connaît le choix d'Alice.
Dans ce cas, on peut aussi supposer que les résultats chez Alice
sont prédéterminés et que Bob, qui connaît tout, pourrait facilement
gagner au jeu de Bell. Notez qu'il pourrait même gagner à coup
sûr, c'est-à-dire plus souvent que ce que permet la physique quan-
tique.
Nier l'existence du libre arbitre : quelle drôle d'idée ! Faut-il
être choqué par la non-localité pour en arriver à nier ce que nous
connaissons le plus intimement. Nous pouvons nous cultiver,
apprendre des mathématiques, de la chimie et de la physique, et
encore énormément de choses, mais jamais nous ne connaîtrons
une équation, un fait historique ou une réaction chimique aussi
bien que ce que notre expérience intime nous dit. À mes yeux, il
ne s'agit que d'une grossière erreur d'épistémologie.
Si nous n'avions pas de libre arbitre, nous ne pourrions jamais
décider de tester une théorie scientifique. Nous pourrions vivre dans
un monde où les objets ont tendance à voler, mais être programmés
pour ne regarder que quand ils se trouvent être en train de tomber.
J'avoue ne pas pouvoir vous prouver que vous jouissez de libre
arbitre, mais moi j'en jouis et vous ne pourrez jamais me prouver
le contraire. C'est typiquement une discussion qui tourne en rond:
128 L'IMPENSABLE HASARD

logiquement possible, mais totalement inintéressante, un peu


comme le solipsisme qui affirme que je suis le seul à exister, et
que vous n'êtes que des illusions de mon esprit.
Cette hypothèse d'hyperdéterminisme ne mérite d'être mention-
née que pour souligner à quel point de nombreux physiciens, même
parmi les spécialistes de la physique quantique, sont désespérés par
le vrai hasard et la non-localité de la physique quantique. Pour moi,
la situation est très claire : non seulement le libre arbitre existe,
mais il vient logiquement avant la science, la philosophie et notre
capacité à raisonner. Sans libre arbitre, pas de raisonnement. En
conséquence, il est tout simplement impossible pour la science et
la philosophie de nier le libre arbitre. Certaines théories physiques
sont déterministes, telles que par exemple la mécanique de Newton
ou certaines interprétations de la physique quantique. Élever ces
théories à un statut de vérité ultime, quasi religieuse, est une simple
erreur de logique, puisque cela est contredit par notre expérience
du libre arbitre. Notez que Newton n'a jamais prétendu que sa théo-
rie expliquerait tout (et ce n'est pas que Newton manquait d'ego !),
au contraire, il a explicitement écrit que sa théorie de la gravitation
avec une attraction non locale à distance était absurde mais que,
faute de mieux, on pouvait l'utiliser pour faire des calculs. C'est
Laplace qui a élevé la théorie de Newton à un statut quasi religieux
en énonçant sa célèbre phrase 19 : «Une intelligence qui, pour un
instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée
et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs
elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embras-
serait dans la même formule les mouvements des plus grands corps
de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

L'histoire de la mécanique quantique est différente, son prin-


cipal père fondateur, Niels Bohr, ayant beaucoup insisté sur la com-
plétude de sa théorie, bien qu'aucune théorie scientifique ne puisse
être véritablement complète.
Bref, nier à Alice la possibilité de faire des choix libres revient
à nier la pertinence de toute science. Nous laisserons donc là cette
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 129

hypothèse désespérée. Cela n'empêchera pas la science de progres-


ser et de mieux comprendre le libre arbitre, mais je suis persuadé
que la science n'épuisera jamais ce sujet. Et pour terminer cette
section sur une note plus légère, on pourrait paraphraser Newton:
Que le libre arbitre soit une illusion, de sorte qu'un homme puisse
avoir la conviction de l'existence de corrélations non locales à dis-
tance, à travers un espace vide, sans la médiation de quelque autre
chose pour transporter l'action et la force de l'un à l'autre, cela est
pour moi une si grande absurdité qu'à mon avis aucun homme
ayant une faculté de réfléchir avec compétence aux problèmes phi-
losophiques ne peut y tomber.

Réalisme

Pour conclure ce chapitre, voici une autre hypothèse désespé-


rée: nier le réalisme. Qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire
et en quoi cela pourrait-il éclairer notre lanteme 20 ?
Avant 1990, il était pratiquement impossible de publier un
article dans une revue prestigieuse en utilisant des mots tels que
«non local» ou même «inégalité de Bell». Les pères fondateurs
de la physique quantique avaient dû lutter ferme pour imposer cette
nouvelle physique, et les tenants de la physique de Newton leur
ont tenu la dragée haute durant de longues années. La génération
suivante a poursuivi cette lutte, bien qu'il n'y ait plus beaucoup
d'adversaires. Ils se sont ainsi enferrés à nier la possibilité de pro-
grès et ce jusqu'au début des années 1990, quand des applications
de l'intrication et de la non-localité ont forcé la communauté à
regarder cet aspect de la physique quantique avec un regard neuf
et- surtout- dépourvu de préjugé 21 • Toutefois, une habitude avait
été prise, celle de systématiquement écrire et parler de «réalisme
local» au lieu de «variable locale ». Je pense qu'il s'agissait là
davantage d'une précaution oratoire que du fruit d'une profonde
réflexion.
Il est aujourd'hui à la mode dans certains cercles de dire qu'on
a le choix entre la non-localité et le non-réalisme. La première chose
130 L'IMPENSABLE HASARD

à faire serait bien évidemment de définir ce qu'on entend par non-


réalisme (en se rappelant que non-localité signifie «qui ne peut pas
se décrire en utilisant uniquement des entités locales ») 22 • Malheu-
reusement je ne peux pas vous dire ce que signifie non-réalisme.
Mon sentiment est qu'il s'agit avant tout d'une échappatoire d'ordre
psychologique: ceux qui ne peuvent pas admettre la non-localité
se réfugient dans un abri intellectuel, un peu comme ces Suisses
prêts à plonger dans leurs abris antiatomiques en cas d'alerte: c'est
très bien, mais un jour ou l'autre, il faudra bien en sortir.
N'y a-t-il vraiment rien à conclure ? Pas tout à fait. Revenons
à la base du jeu de Bell. Les choix d'Alice et de Bob doivent être
«réels », ainsi que leurs résultats. Les physiciens et informaticiens
diraient que les inputs et outputs des boîtes d'Alice et Bob doivent
être des variables classiques, c'est-à-dire des nombres (bits) qu'on
peut reconnaître, copier, mémoriser, publier, bref des entités bien
concrètes, non soumises aux indéterminations quantiques. Nous
avons déjà discuté dans la section précédente de l'hypothèse que
les choix (les inputs) ne seraient qu'illusion, mais qu'en est-il des
résultats produits par les boîtes (les outputs) ? Se pourrait-il que
ces résultats ne soient pas réels ? Si ces résultats n'étaient qu'une
illusion de notre esprit, on reviendrait à une discussion oiseuse sur
une forme de solipsisme. Cela dit, on peut sérieusement se deman-
der quand, exactement, ces résultats sont produits. Pour éviter que
les boîtes ne puissent s'influencer, il faut que ces résultats soient
produits avant qu'une éventuelle influence n'ait eu le temps d'arri-
ver. En principe, il suffit d'éloigner suffisamment les deux boîtes,
mais en pratique ce n'est pas si simple. En effet, la physique quan-
tique est assez obscure sur le moment où le résultat d'une mesure
est produit. Pour la grande majorité des expérimentateurs, une fois
qu'un photon a pénétré les premiers microns de la surface d'un
détecteur et a déclenché une avalanche d'électrons, le résultat est
déjà là. Mais comment en être sûr ? Peut-être faut-il attendre
l'amplification finale ? ou même l'enregistrement dans la mémoire
d'un ordinateur ? ou dans une mémoire humaine ? Concernant cette
dernière hypothèse, John Bell avait l'habitude d'éclater de rire et
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE? 131

de demander s'il est nécessaire que cette mémoire humaine appar-


tienne à un physicien avec une thèse de doctorat !
Bien que la physique quantique ne sache pas dire précisément
à partir de quel moment on peut être certain qu'un résultat a été
produit, il est clair que cela se produit entre le moment où le photon
rencontre un détecteur et bien avant que nous n'en prenions
conscience. Voici donc une petite faille : peut-être les résultats sont-
ils produits bien plus tard que les expérimentateurs se l'imaginent
et qu'une communication subtile en profite pour s'établir entre les
boîtes d'Alice et de Bob 23 •
Deux physiciens, Lajos Diosi et Roger Penrose, ont indépen-
damment développé un modèle théorique qui relie la durée d'une
mesure à des effets gravitationnels 24 • Leurs modèles font pratique-
ment la même prédiction. Pour la tester, il faut que Bob bouge
très rapidement un objet massif dès que son détecteur de photon
fait« clic». Récemment, avec mon groupe à l'Université de Genève,
nous avons testé ces modèles et leur implication pour le jeu de
Bell. Le résultat est en parfait accord avec la théorie quantique :
les modèles de Diosi et Penrose ne fournissent pas d'échappatoire
à la non-localites. Décidément, la non-localité quantique est réel-
lement fort robuste !

Multivers
Une dernière échappatoire à la mode chez certains physiciens
quantiques consiste à supposer qu'il n'y a jamais de résultats de
mesures. Selon cette hypothèse, chaque fois que nous avons l'illu-
sion d'effectuer une mesure ayant N résultats possibles, l'univers
se divise en N branches, toutes aussi réelles les unes que les autres,
avec dans chaque branche un résultat. L'expérimentateur aussi se
divise en N copies, chacune «voyant» l'un des N résultats possibles.
C'est l'interprétation des mondes multiples, ou multivers par oppo-
sition à notre univers. Les adeptes de cette interprétation affirment
que leur « solution » est la plus simple car elle évite le vrai hasard
132 L'IMPENSABLE HASARD

et doit donc être acceptée selon le principe du rasoir d'Occam, qui


stipule que parmi plusieurs hypothèses il faut choisir la plus simple.
À chacun de juger de la simplicité de cette interprétation.
Quant à moi, je me contente de remarquer deux choses. D'une part,
on peut toujours nier le vrai hasard, quelles que soient la théorie
et l'évidence expérimentale : il suffit de postuler que, chaque fois
que le vrai hasard se manifeste, l'univers se divise, et que chaque
résultat se réalise dans l'un des univers parallèles. Pour moi, cela
sent fortement l'hypothèse ad hoc 26 • D'autre part, l'interprétation du
multivers implique un déterminisme totalitaire. En effet, selon cette
interprétation, l'intrication n'est jamais rompue, mais s'étale de plus
en plus. Ainsi, tout est intriqué avec tout et il ne reste aucune marge
de manœuvre pour le libre arbitre. La situation est encore pire
qu'avec le déterminisme de Newton. Chez ce dernier, les choses
sont bien localisées et logiquement séparées. Sa théorie laisse donc
la place pour une théorie future qui décrirait un monde ouvert, un
monde où le présent ne déterminerait pas entièrement le futur 27 •
Cet espoir s'est d'ailleurs réalisé avec la théorie quantique (même
si cette dernière est encore très loin d'expliquer le libre arbitre).
En revanche, le multivers ne laisse aucun espoir d'un monde
ouvert28 •
Chapitre 10

RECHERCHES ACTUELLES
SUR LA NON-LOCALITÉ

Mais alors, saperlipopette, comment font ces deux régions de


l'espace-temps pour «savoir» ce qui se passe dans l'autre région?
Pour moi, il s'agit là d'une question extrêmement sérieuse. C'est
même le nœud de la révolution conceptuelle en cours. Comment
se fait-il qu'aussi peu de physiciens s'en préoccupent? Et pourquoi
cette question a-t-elle été ignorée entre 1935, année de la publication
du paradoxe EPR, et le début des années 1990, quand Artur Ekert
a montré que ces corrélations peuvent être utiles en cryptogra-
phie1? Les raisons sont complexes: en 1935, les physiciens avaient
mieux à faire avec la toute nouvelle théorie quantique, qui per-
mettait tout à coup de décrire une multitude de nouveaux phéno-
mènes ; l'intrication et la non-localité pouvaient attendre. Puis
l'influence de Bohr et de son « école de Copenhague » a fait taire
les curieux en affirmant haut et fort que la mécanique quantique
est complète.
L'absurdité d'une telle affirmation ne s'est révélée que lente-
ment, les physiciens étant restés longtemps abasourdis par les suc-
cès de cette nouvelle physique. En effet, comment une théorie
scientifique pourrait-elle être complète? Cela suppose que nous
approchons de la théorie ultime, celle après laquelle il n'y aurait
plus rien à chercher car il n'y aurait plus rien à trouver. Effrayant !
Mais, de tout temps, et surtout en fin de siècle, certains y ont cru.
Le titre du livre du prix Nobel de physique Steven Weinberg Rêve
d'une théorie ultime l'illustre bien2• Encore aujourd'hui certains
134 L'IMPENSABLE HASARD

parlent très sérieusement de la théorie du tout (theory of everything ;


ils en parlent non sans humour puisque TOE, l'acronyme, signifie
«orteil» en anglais). Évidemment il ne s'agit pas d'une théorie exis-
tante, mais d'un fantasme significatif.
Les choses ont changé au début des années 1990 grâce à l'apport
d'une nouvelle génération de physiciens et à une synergie avec l'infor-
matique théorique : une histoire curieuse et passionnante3 •

Peut-on «peser» la non-localité?


Maintenant que la non-localité quantique est fermement éta-
blie, les physiciens veulent jouer avec. Ils adorent jouer, ce qui agace
parfois les personnes qui se prennent au sérieux. Pourtant, ce n'est
qu'en jouant que l'on se familiarise avec un nouvel objet, que ce
soit un jouet d'enfant ou un concept scientifique. Alors jouons!
Vous avez bien sûr remarqué que tout ce livre est basé sur un jeu,
le jeu de Bell. Et c'est grâce à ce jeu que nous avons pu pénétrer
au cœur de la physique quantique et de sa caractéristique la plus
remarquable: la non-localité.
Une autre manie des physiciens est de tout vouloir quantifier,
de vouloir tout «peser». La non-localité n'a bien sûr pas de poids,
mais il est important de pouvoir la mesurer, de dire de deux formes
de non-localité, laquelle est la plus « grande » ou la plus «pro-
fonde». Pour la non-localité, les physiciens n'ont pas encore trouvé
une bonne mesure ; il semble que suivant l'aspect de la non-localité
qu'on analyse, on trouve différentes manières de la mesurer4 • Cela
est le signe qu'on n'a pas encore tout compris du concept.
La question de mesurer la « quantité d'intrication » se pose
aussi tout naturellement. Ici, d'énormes progrès ont été réalisés
depuis 1990, même s'il faut à nouveau avouer que la question laisse
encore bien des points en suspens. Est-ce décevant? Bien au
contraire: c'est le signe qu'il y a encore beaucoup à découvrir.
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ 135

Pourquoi ne pas gagner au jeu de Bell


à tous les coups ?

La physique quantique permet de gagner au jeu de Bell en


moyenne 341 fois sur 400, donc bien plus souvent que 3 fois sur
4, c'est-à-dire bien plus souvent que si les boîtes d'Alice et de Bob
produisaient leurs choix localement. Cela a tellement fasciné les
physiciens que, pendant des générations, ils en ont oublié de se
demander pourquoi la physique ne permet pas de gagner au jeu
de Bell à coup sûr. Mais oui, tant qu'on y est, pourquoi ne pas
gagner à coup sûr? Pourquoi, si la nature est non locale, ne l'est-
elle pas complètement? Qu'est-ce qui empêcherait une théorie phy-
sique de prédire qu'on peut gagner au jeu de Bell à coup sûr ?
Il est intéressant de constater que cette question enfantine n'a
été abordée pour la première fois que dans les années 1990 et n'est
devenue un thème de recherche qu'au cours de ce siècle. Jusqu'à
récemment, la question n'était «que» : comment la nature (ou la
physique quantique, si vous préférez) peut-elle être non locale?
Aujourd'hui, beaucoup de publications scientifiques explorent les
conséquences d'une non-localité encore plus vaste que la non-
localité quantique. On se demande ce qui limite la physique quan-
tique en l'étudiant «depuis l'extérieur», c'est-à-dire dans un contexte
plus large que le formalisme quantique.
Le premier jouet théorique que les physiciens ont inventé pour
cette exploration est appelé «paire de boîtes PR », des noms de
leurs inventeurs Sandu Popescu et Daniel Rohrlich 5 • Pour nous, ces
« paires de boîtes PR » ont un air familier : elles ressemblent for-
tement aux boîtes utilisées par nos amis Alice et Bob pour jouer
au jeu de Bell. Simplement, avec des boîtes PR, Alice et Bob gagnent
à coup sûr, c'est-à-dire 4 fois sur 4. Personne ne sait fabriquer de
telles boîtes -vous ne pouvez donc pas en acheter (contrairement
aux boîtes quantiques qui permettent de gagner plus souvent que
3 fois sur 46) -, mais cela n'empêche pas les physiciens de jouer
avec : les boîtes PR sont des jouets/outils conceptuels.
136 L'IMPENSABLE HASARD

Je ne donnerai que deux exemples d'utilisation des boîtes PR.


Le premier est la simulation des corrélations quantiques. Nous
avons vu que la physique quantique permet de faire bien plus que
deux mesures sur un système (voir figure 3, p. 77). Pour le jeu de
Bell, deux suffisent, mais les physiciens ont le choix entre une infinité
de mesures possibles. Alors, faut-il beaucoup plus de non-localité pour
comprendre cette infinité de possibilités ? Sans entrer dans les détails
- dont la plupart ne sont de toute façon pas encore connus -, disons
qu'avec une seule paire de boîtes PR, on peut simuler toutes les cor-
rélations quantiques correspondant à deux bits quantiques intriqués 7•
C'est très surprenant! Peut-on simuler toutes les corrélations quan-
tiques à l'aide de boîtes PR? ou à l'aide d'autres boîtes capables
de produire des corrélations simples, sortes de corrélations de base,
sans permettre de communication sans transmission ? Mystère.
Un deuxième exemple d'utilisation des boîtes PR relève du
domaine de la théorie de la complexité des communications 8• Le
but est de limiter le nombre de bits qui doivent être communiqués
pour réaliser certaines tâches. On peut montrer que l'intrication
quantique ne permet pas de diminuer le nombre de bits à commu-
niquer. Par contre, si l'on disposait de boîtes PR, on pourrait réduire
ce nombre, pour une grande classe de problèmes, à un seul bit!
Bref, on pourrait rendre triviale la complexité des communications.
C'est un peu abstrait, mais ce serait extraordinaire : un seul bit au
lieu de milliards! Hélas, les boîtes PR n'existent pas. Et peut-être
n'existent-elles pas précisément pour éviter de rendre trivial le pro-
blème de la complexité des communications? C'est en tout cas l'avis
d'une large majorité des théoriciens de l'information pour qui tri-
vialiser la complexité des communications est aussi improbable que
réaliser des vitesses supraluminiques pour les physiciens. Alors,
tient-on là une explication du fait que la physique quantique ne
permet pas de gagner à coup sûr au jeu de Bell? Peut-être bien.
Mais le problème n'est pas encore entièrement résolu. On peut ima-
giner des boîtes PR suffisamment bruitées pour ne pas trivialiser
la complexité des communications, mais qui permettent quand
même encore de gagner au jeu de Bell plus souvent que ne l'autorise
la physique quantique 9 •
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ 137

Voilà. Au risque de vous avoir perdu dans la complexité des


explications, j'espère vous avoir au moins fait partager un peu de
l'excitation du chercheur que je suis, l'excitation de la recherche
telle qu'elle se pratique actuellement. Pour le plaisir je vous présente
encore trois sujets de recherche très actuels ; si vous ne comprenez
pas tout, ce n'est pas grave, le but est simplement que demain nous
en comprenions un peu plus qu'hier.

Non-localité à plus de deux parties


Le vrai hasard peut se manifester en deux endroits. Peut-il éga-
lement se manifester en trois endroits, voire en mille endroits? La
réponse n'est pas évidente, car il se pourrait que les corrélations
quantiques à trois parties puissent toutes s'expliquer comme com-
binaisons de hasard non local à deux parties. Aujourd'hui, on sait
que ce n'est pas le cas, qu'il existe des corrélations quantiques qui
requièrent un hasard capable de se manifester en d'innombrables
lieux. Il n'en reste pas moins que la non-localité à beaucoup de
parties est encore peu explorée 10 •
Un cas particulièrement intéressant est celui où plusieurs
paires de systèmes sont intriquées (par exemple A-B et C-D) et où
des mesures jointes, comme celles utilisées en téléportation quan-
tique (chapitre 8), sont effectuées sur des systèmes appartenant à
des paires différentes (par exemple sur B et C). Il est naturel de
supposer que les différentes paires intriquées sont indépendantes
les unes des autres. S'il y a n paires, on parle de n-localité ; cela
ouvre tout un champ de recherche à explorer qui combine les deux
faces de l'intrication, celle d'états non séparables et celle de mesures
jointes 11 •
Qui tient la comptabilité de qui est intriqué avec qui ? Où est
stockée l'information des lieux où un hasard non local peut se mani-
fester? Y a-t-il des «anges» qui maîtrisent un énorme espace
mathématique, dit espace de Hilbert, qui comptabilise tout cela?
Il ne semble pas que cette information existe dans notre espace à
138 L'IMPENSABLE HASARD

trois dimensions. Malgré le sérieux de cette question enfantine, elle


n'a encore presque pas reçu d'attention.
Laissez-moi encore vous parler brièvement d'un champ de
recherche très actuel: que peut-on prédire à l'aide de la non-localité
sans utiliser l'artillerie mathématique de la physique quantique?
Au chapitre 4 nous avons vu que le théorème de non-clonage peut
être entièrement démontré. De même, la base des applications
comme les générateurs de nombres aléatoires et de la cryptographie
quantique du chapitre 7. On peut même retrouver certains aspects
des relations d'incertitude d'Heisenberg 12 • Par contre, aujourd'hui
on ne sait pas présenter la téléportation quantique uniquement à
l'aide de boîtes du genre de celles utilisées dans le jeu de Bell; la
difficulté réside dans les mesures jointes dont on ne sait pas capter
l'essentiel hors du cadre mathématique de la physique quantique.
L'importance de cette recherche vient d'être reconnue par l'Europe
qui a lancé le programme DIQIP 13 qui regroupe des chercheurs de
six pays.

Le « théorème du libre arbitre »


Maintenant que toute explication locale est exclue, il est naturel
de se demander si l'on ne pourrait pas trouver une explication non
locale déterministe. À défaut de sauver la localité, on sauverait au
moins le déterminisme. Nous allons brièvement considérer l'hypo-
thèse de variables non locales déterministes, c'est-à-dire qui déter-
minent complètement les résultats de n'importe quelle mesure.
A priori, cela semble possible : comme la théorie quantique pré-
dit des probabilités, on peut penser qu'il suffira ensuite d'un
mélange statistique de ces variables déterministes pour reproduire
les probabilités quantiques. D'ailleurs, c'est ainsi que fonctionnent
les programmes de simulation de phénomènes quantiques qu'on
peut acheter dans le commerce et que nous montrons à nos étu-
diants. Alors, cela marche-t-il ?
Rappelons-nous que, dans le cas de deux événements distants
dans l'espace, la chronologie peut dépendre du référentiel dans
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ 139

lequel on décrit ces deux événements. Des variables additionnelles


non locales déterministes ne sont donc intéressantes (au-delà d'illus-
trations de phénomènes quantiques sur un écran d'ordinateur) que
si elles font les mêmes prédictions dans tous les référentiels. De
telles variables sont dites covariantes. Nous allons voir que cela est
impossible 14 , donc qu'il n'existe pas de variables non locales déter-
ministes covariantes: le déterminisme est donc bel et bien défini-
tivement mort !
Pour prouver que ces variables non déterministes n'existent
pas, nous devons supposer qu'Alice et Bob jouissent du libre arbitre.
Ainsi, certains en concluent que si nous, êtres humains, jouissons
de libre arbitre, alors les particules quantiques, électrons, photons,
atomes, etc., doivent nécessairement aussi en jouir. Cette façon frap-
pante de présenter ce résultat est due à deux Américains (qui s'y
connaissent en marketing!), John Conway et Simon Kochen, qui
parlent du théorème du « libre arbitre 15 ».
Nous allons à nouveau raisonner par l'absurde. Cette démons-
tration est un peu complexe ; donc si vous vous y perdez, passez
directement à la conclusion.
Imaginons donc Alice et Bob en train de jouer au jeu de Bell
et étudions cette situation depuis un référentiel dans lequel Alice
pousse sa manette un peu avant Bob. Notons k la variable non
locale qui, par hypothèse, détermine les résultats produits par les
boîtes d'Alice et Bob. Donc, le résultat a d'Alice dépend de cette
variable k et de son choix x : a = FAB(k,x), où FAB est une fonction.
Puis, vu de ce référentiel, Bob pousse sa manette, son résultat b
peut donc dépendre de la variable k et de son choix y, mais aussi
du choix x d'Alice: b = SAB(k,x,y). C'est ici qu'on voit que la variable
k est non locale 16 : le résultat de Bob peut dépendre du choix d'Alice.
Notez que les notations FAB et SAB signifient first (premier) et second
(deuxième) dans l'ordre chronologique AB.
Étudions maintenant cette même situation depuis un autre
référentiel, un référentiel tel que maintenant Bob pousse sa manette
légèrement avant Alice. Par exemple, ce deuxième référentiel est lié
à une fusée qui se déplace rapidement d'Alice vers Bob. Dans ce
cas le résultat b de Bob ne dépend que de la variable k et de son
140 L'IMPENSABLE HASARD

choix y: b = FBik,y). Par contre, le résultat a d'Alice peut mainte-


nant dépendre de la variable non locale k, de son choix x et du
choix de Bob y: a = SBA(k,x,y). À nouveau les notations FBA et SBA
signifient first et second dans l'ordre chronologique BA.
Mais le résultat a d'Alice ne peut pas dépendre du référentiel
depuis lequel on décrit l'expérience (le jeu). Donc on doit toujours
avoir a = FAB(k,x) = SBik,x,y). Cette dernière égalité ne peut être
satisfaite que si SBA ne dépend en fait pas de y, donc que le résultat
d'Alice ne dépend pas du choix de Bob. Et, de même, le résultat
de Bob ne peut pas dépendre du choix d'Alice. Mais c'est là la condi-
tion de localité comme Bell l'a formulée en 1964: la boîte d'Alice
produit son résultat localement, de même pour la boîte de Bob.
Dans ce cas, comme nous l'avons vu, Alice et Bob ne peuvent pas
gagner au jeu de Bell plus souvent que 3 fois sur 4. Donc, s'ils
gagnent plus souvent que 3 fois sur 4, cela exclut aussi l'existence
de variables non locales déterministes et covariantes.
En résumé, il ne reste plus que la possibilité de variables non
locales non déterministes. C'est ainsi que la théorie quantique décrit
le jeu de Bell. Notez qu'ici « non déterministe » est à nouveau un
qualificatif négatif: il ne dit pas ce que sont ces variables, ni com-
ment ces variables ou ces modèles décrivent le jeu de Bell, il
n'affirme que le fait que ce n'est pas d'une façon déterministe. En
particulier, non déterministe ne veut pas dire probabiliste au sens
des probabilités usuelles: ce n'est pas un mélange statistique de
cas déterministes (les deux articles 17 illustrent bien cette recherche).

Une influence cachée ?

Je ne résiste pas à la tentation de vous présenter un dernier


résultat tout récent, même s'il est à nouveau négatif. Afin de sauver
la localité, c'est-à-dire de sauver l'idée que les choses et influences
se propagent continûment de proche en proche, sans saut ni rup-
ture, idée tellement ancrée en nous qu'il est très difficile de s'en
affranchir, il est fort tentant d'imaginer qu'Alice (ou sa boîte)
influence Bob d'une façon subtile et cachée à nos yeux de physiciens
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ 141

du début du XXIe siècle. Ou que Bob influence Alice, suivant lequel


effectue son choix en premier. Comme cette chronologie dépend
d'un choix arbitraire de référentiel, il est tentant d'imaginer qu'il
existe un référentiel privilégié qui détermine une fois pour toutes
la chronologie de tous les événements. On a vu que l'expérience
permet d'établir une limite inférieure à la vitesse d'une telle
influence (chapitre 9). Mais ne se pourrait-il pas que l'apparente
non-localité soit due à une influence se propageant continûment
de proche en proche d'Alice à Bob à une vitesse gigantesque définie
dans un référentiel privilégié que la physique d'aujourd'hui n'a pas
encore identifié ? Selon cette hypothèse, si l'influence arrive à
temps, les corrélations observées sont celles prédites par la théorie
quantique; en revanche, si l'influence n'arrive pas à temps, alors
les corrélations sont nécessairement locales, c'est-à-dire qu'elles ne
permettent pas de gagner au jeu de Bell. Une telle hypothèse ne
respecte pas l'esprit de la relativité d'Einstein, mais elle n'est en
contradiction avec aucun test expérimental de cette relativité. Bref,
cette hypothèse entretient avec la relativité une coexistence paci-
fique, tout comme le font les corrélations quantiques non locales
qui permettent de gagner au jeu de Bell.
A priori, il semble impossible d'exclure une telle explication,
tout au mieux peut-on effectuer des expériences comme celle décrite
au chapitre 9 qui permet de trouver une limite inférieure à la vitesse
de cette influence hypothétique. Mais ... soyons malins.
L'hypothèse d'influences se propageant plus rapidement que la
lumière implique-t-elle forcément qu'on puisse communiquer plus
rapidement que la lumière ? On pourrait imaginer que ces
influences nous restent à jamais cachées. Cela ne semble pas très
physique, mais il est naturel de supposer que tant que les physiciens
ne maîtrisent pas ces hypothétiques influences, ils ne peuvent pas
s'en servir pour communiquer plus rapidement que la lumière.
Étonnamment, cette simple hypothèse selon laquelle on ne peut
pas communiquer plus vite que la lumière sans maîtriser ces
influences, suffit à démontrer que de telles influences ne peuvent
pas exister ! Ce résultat a été obtenu durant la rédaction de ce livre
par mon étudiant Jean-Daniel Bancal, un postdoctorant de Malaisie,
142 L'IMPENSABLE HASARD

Yeong-Cherng Liang, et trois de mes anciens collaborateurs :


Stefano Pironio actuellement à Bruxelles, Antonia Adn à Barcelone,
Valerio Scarani à Singapour, et moi-même. Une magnifique aven-
ture commencée il y a plus de dix ans. Puisqu'il nous a fallu dix
ans pour trouver la réponse, ne vous étonnez pas si elle vous paraît
compliquée. Je vais essayer de vous la résumer, mais vous pouvez
tout aussi bien sauter directement à la conclusion ; rappelez-vous
simplement que même l'hypothèse d'influences se propageant à une
vitesse finie quelconque, plus rapide que la lumière mais néanmoins
finie, même cette hypothèse extrême peut être exclue. La nature
est définitivement non locale.
L'hypothèse d'influences supraluminiques permet de repro-
duire tous les résultats expérimentaux entre deux partenaires,
comme nos amis Alice et Bob. En effet, aucune synchronisation
expérimentale n'étant parfaite, on peut toujours supposer que la
vitesse de ces influences est suffisamment grande pour corréler deux
événements. Avec trois partenaires, la question est encore ouverte.
Mais, avec quatre partenaires, appelons-les A, B, Cet D, nous avons
trouvé l'argument suivant. Imaginons que dans le référentiel privi-
légié A effectue sa mesure en premier, puis D, puis quasi simulta-
nément B et C, de telle sorte que l'influence de A arrive à temps
chez les trois autres partenaires et que l'influence de D arrive à
temps chez B et C, mais que ces deux derniers ne puissent pas
s'influencer mutuellement. Dans un tel cas de figure, les corrélations
ABD et ACD sont, selon l'hypothèse des influences cachées, celles
prédites par la théorie quantique. En revanche, la corrélation BC
est locale. Or nous avons trouvé une inégalité surprenante 18 , qui
est satisfaite par toutes les corrélations à quatre parties où BC est
locale et qui ne permet pas de communication sans transmission.
De plus, cette inégalité ne fait intervenir que des termes impliquant
des corrélations entre ABD et entre ACD. Chacun de ces triplets de
parties est relié par l'hypothétique influence cachée, par exemple
A influence D qui influence B. Ainsi, dans la configuration ci-dessus,
tout modèle à influences cachées à vitesse finie prédit pour cette
inégalité la même valeur que la prédiction quantique. Or la prédic-
tion quantique viole notre inégalité. D'où l'on conclut que tout
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ 143

modèle d'influence à vitesse finie produit nécessairement des


corrélations permettant une communication supraluminique.
Le résultat esquissé ci-dessus clôt la boucle du programme ini-
tié par John Bell : expliquer les corrélations quantiques selon un
principe de continuité, c'est-à-dire où tout se propage continûment
de proche en proche. La figure 11 illustre cette boucle. Encore une
fois, la conclusion qui s'impose est que des événements distants
sont reliés d'une façon discontinue, donc que la nature est non
locale.

~rincipe de continu~

Explication de corrélations par des Explication de corrélations par une


causes provenant causalité d'un premier événement sur
d'un passé commun le suivant
Variables Influences
cachées cachées
locales à vitesse finie

Impossibilité de gagner au jeu de Bell Argument du chapitre 10

Contradiction avec les prédictions Contradiction avec les prédictions


quantiques quantiques
Explication réfutée _Jxplication réfutée
......
La~e satisfait pas au principe re:::inuité
La nature est non locale

Figure 11. Illustration du programme de John Bell. Aujourd'hui la boucle


est bouclée. Il n'existe aucune explication locale à certaines corrélations
que la physique quantique permet de produire. La nature est non locale.
Dieu joue aux dés pour permettre une forme de non-localité excluant toute
communication sans transmission.
CONCLUSION

Nous voici au terme de ce livre. Je vous avais prévenu: vous


n'avez pas tout compris. Personne ne sait pourquoi la physique
quantique est non locale. En revanche, vous avez compris que la
nature n'est pas déterministe et qu'elle est capable de réels actes
de pure création: elle peut produire du vrai hasard. De plus, une
fois qu'on a bien assimilé qu'il s'agit de vrai hasard et pas seulement
de quelque chose de préexistant qui nous était caché, on comprend
que rien n'empêche ce hasard de se manifester en plusieurs endroits,
sans que cela implique une communication entre ces endroits.
Ces endroits ne sont pas arbitraires, mais doivent préalable-
ment être intriqués. L'intrication est portée par des objets quan-
tiques, photons ou électrons par exemple, et ces objets ne se
propagent qu'à des vitesses finies, inférieures ou égales à celle de
la lumière. Dans ce sens, les notions de distance et d'espace demeu-
rent pertinentes, bien que le hasard non local puisse se manifester
en des lieux arbitrairement éloignés.
J'ai écrit dans ce livre que les corrélations non locales semblent
surgir de l'extérieur de l'espace et du temps dans le sens qu'aucune
histoire se déroulant dans l'espace au cours du temps ne peut raconter
comment la nature produit de telles corrélations. Effectivement, il
est vrai qu'aucune histoire ordinaire, c'est-à-dire racontant comment
les choses et les événements s'influencent, se déplacent et se propa-
gent continûment de proche en proche ne peut décrire la survenue
de corrélations non locales. Mais alors, est-ce que les physiciens vont
146 L'IMPENSABLE HASARD

renoncer à la grande entreprise de «comprendre la nature»? Je suis


toujours étonné de constater que beaucoup de physiciens ne semblent
pas concernés par cette question ; ils semblent se contenter de la pos-
sibilité de calculer. Peut-être que pour ces physiciens, les ordinateurs
comprennent la nature ?
Pourtant, depuis toujours, c'est la recherche de bonnes expli-
cations qui caractérise la science.
Jusqu'à l'avènement de la physique quantique, toutes les cor-
rélations prédites et observées en science ont été expliquées par
des chaînes causales se propageant de proche en proche, donc par
des explications locales. Toutes ces explications préquantiques sont
également caractérisées par le déterminisme. En principe, tout est
déterminé par les conditions initiales. Bien qu'en pratique il soit
souvent impossible de suivre en détail ces chaînes causales déter-
ministes, les physiciens ne doutaient pas de leur existence. La phy-
sique quantique nous oblige à formuler de nouvelles bonnes
explications pour les corrélations non locales.
Mais alors, comment expliquer/raconter la non-localité? Avec
nos outils conceptuels préquantiques, cela est impossible. Il nous
faut donc agrandir la boîte à outils. En ajoutant par exemple la
possibilité de raconter du hasard non local produit par des objets
intriqués.
Imaginons une sorte de dé conceptuel qui, un peu comme les
boîtes PR que nous avons vues au chapitre 10, peut être « lancé »
aussi bien par Alice que par Bob et dont le résultat aléatoire est
aussi bien présent chez l'un que chez l'autre. Ce dé non local est
lancé par le choix d'Alice ou de Bob d'effectuer une mesure, donc
par la poussée de la manette sur la boîte d'Alice ou sur celle de
Bob. Un peu plus formellement, le processus aléatoire peut être
initié soit par Alice en choisissant son input x, soit par Bob qui
choisit un y ; les résultats a et b sont aléatoires, mais avec la pro-
messe qu'ils « s'attirent» de façon à favoriser la corrélation à la
base du jeu de Bell: a+ b = x·y. Si l'on s'autorise ce genre de mode
d'explication, alors on peut comprendre la non-localité, un peu
comme on a fini par comprendre l'attraction universelle en accep-
tant de raconter que toute masse, en particulier tout humain, est
CONCLUSION 147

attiré par la Terre. Évidemment, pour l'attraction universelle, on a


l'exemple familier des aimants qui collent sur nos frigos. Si un jour
la cryptographie quantique devient familière, nous pourrons dire à
nos enfants : « Mais oui, la non-localité c'est comme en cryptogra-
phie quantique, ce n'est pas Alice qui envoie une clé secrète à Bob,
ni Bob qui envoie une clé secrète à Alice, c'est Alice et Bob qui, à
distance, produisent ensemble une clé secrète qui se matérialise
simultanément des deux côtés. »
Est-ce la seule manière de raconter du hasard non local?
Certains préfèrent parler de « rétrocausalité », le choix d'Alice
rétroagissant sur la source d'intrication, qui à son tour agit sur le
système quantique de Bob. La rétrocausalité agit vers le passé, elle
se propage de proche en proche, mais vers le passé. Je n'ai pas de
doute que la non-localité de même que la relativité mettent à mal
notre concept familier du temps, mais de là à imaginer une causalité
inverse qui « remonte » le temps !
Je mentionne cette approche pour illustrer la recherche
d'aujourd'hui. Vous aurez compris que je préfère mon mode d'expli-
cation basé sur le concept de hasard non local qui peut se mani-
fester en plusieurs lieux, indépendamment de la distance, mais il
est bien possible que l'avenir me surprenne et que les générations
futures utilisent un tout autre mode explicatif. Une chose est cepen-
dant certaine: on racontera la non-localité; les physiciens n'aban-
donneront jamais la grande entreprise et inventeront une
explication.
Le hasard non local est donc un nouveau mode d'explication
à ajouter à notre boîte à outils conceptuels, outils nécessaires à la
compréhension du monde. Et il s'agit d'une réelle révolution concep-
tuelle ! Comme la théorie quantique prédit l'existence de corréla-
tions non locales, il faudra bien s'y faire et intégrer ce nouveau
mode d'explication.
La non-localité quantique a mis très longtemps à s'imposer
comme concept central en physique. Encore aujourd'hui, bien des
physiciens refusent la terminologie de« non local1 ».Pourtant, Einstein
et Schrôdinger, entre autres, ont soutenu de tout leur poids que
cet aspect de la théorie quantique est la caractéristique principale
148 L'IMPENSABLE HASARD

du monde quantique, et ce dès 1935. Il semble que ce que tous ces


physiciens suspicieux n'ont pas saisi est que la non-localité quan-
tique ne permet pas la communication: rien ne va d'Alice à Bob,
ni de Bob à Alice. Simplement - façon de parler -, un événement
aléatoire se manifeste en plusieurs endroits, d'une façon non des-
criptible localement, donc d'une façon non locale. Einstein a eu
tort de parler d'« action non locale», il n'y a pas d'action d'Alice
sur Bob, ni de Bob sur Alice. Mais il avait parfaitement raison
d'insister sur cet aspect de la théorie quantique, car c'est celui qui
distingue le mieux la physique quantique de la physique classique.
Aujourd'hui, quand on veut être certain qu'un système est bien
quantique, on doit montrer qu'on peut l'utiliser pour produire des
corrélations non locales, donc qu'on pourrait l'utiliser pour gagner
au jeu de Bell : aujourd'hui, la violation d'une inégalité de Bell est
la signature du quantique.
Il n'empêche que notre intuition en prend un sérieux coup.
Les technologies quantiques en plein développement nous rendront-
elles un jour intuitives la physique quantique et sa non-localité ?
Je parie que oui. Commençons déjà par abandonner la vieille ter-
minologie de « mécanique quantique », pour celle de « physique
quantique» : cette physique n'a justement rien de mécanique !
Résumons encore une fois l'essentiel. Nous avons vu que les
corrélations non locales et l'existence du vrai hasard sont intime-
ment liées. Sans vrai hasard, les corrélations non locales permet-
traient forcément une communication sans transmission (donc à
une vitesse arbitraire). Ainsi, le concept central de ce livre implique
forcément l'existence du vrai hasard, donc la fin du déterminisme.
Réciproquement, une fois l'existence du vrai hasard acceptée, l'exis-
tence de corrélations non locales ne paraît plus aussi insensée que
la physique classique, avec son déterminisme, nous l'a fait croire.
En effet, si la nature est capable de vrai hasard, pourquoi les cor-
rélations observées dans la nature devraient-elles être limitées à des
corrélations locales ?
Il n'est pas possible de surestimer l'impact de la non-localité
sur la métaphysique, c'est-à-dire sur la vision du monde soutenue
par la physique moderne. Il a fallu des siècles pour que s'impose
CONCLUSION 149

en Europe la vision atomiste, celle d'un monde constitué d'innom-


brables atomes, sorte de petites billes invisibles dont les assemblages
constituent tous les objets et dont les mouvements erratiques pro-
duisent la sensation de chaleur et fournissent l'énergie des machines
à vapeur, bases de la révolution industrielle. À l'époque, en Chine
cette vision semble ne pas avoir emporté l'adhésion des intellectuels,
car, pensaient-ils, dans un monde plein de vide entre les atomes
« nous ne pourrions voir et entendre, car la perception des sens
serait gênée par les espaces vides 2 ». Il semble même que dans la
métaphysique chinoise antique, l'action à distance soit toute natu-
relle, et ferait partie d'une harmonie universelle reliant toutes
choses. La physique quantique ne soutient pas une telle vision holis-
tique du monde. En physique quantique, tout n'est pas intriqué avec
tout, et seuls de rares événements sont corrélés d'une façon non
locale. Surtout, et encore une fois, il n'y a pas une cause ici qui
agit là-bas. L'intrication est une « cause probabiliste » qui peut
manifester ses effets en plusieurs endroits, sans permettre de com-
munication à distance. L'intrication détermine la tendance naturelle
des objets de produire telles ou telles réponses corrélées à des ques-
tions. Ces réponses ne sont pas prédéterminées, elles ne sont pas
inscrites dans l'état de l'objet, mais la propension à produire tels
ou tels résultats est inscrite dans l'état de l'objet.
Personnellement, je ne trouve pas extraordinaire qu'un objet
quantique ne possède pas en lui toutes les réponses à toutes les
questions que les physiciens peuvent lui poser, mais qu'il possède
seulement une propension à produire ces réponses. Je ne trouve
pas difficile à admettre que le monde n'est pas déterministe. Ce
monde plein de propensions et de hasards suivant des lois bien
définies est, à mes yeux, beaucoup plus intéressant qu'un monde
où tout serait parfaitement prédéterminé depuis la nuit des temps.
Parions qu'il y a encore beaucoup à en apprendre. En parti-
culier, nous ne comprenons toujours pas comment rendre cela com-
patible avec la relativité d'Einstein. Nous n'en comprenons pas non
plus toutes la structure mathématique, ni toute la puissance d'appli-
cations en traitement d'information, ni - c'est peut-être le plus
150 L'IMPENSABLE HASARD

surprenant -les limites: pourquoi la physique quantique n'autorise-


t-elle pas davantage de non-localité ?
Cette dernière question illustre bien le chemin parcouru depuis
Einstein, Schrôdinger et Bell. À l'époque, la question était: «Est-ce
que les corrélations non locales prédites par la théorie quantique
existent vraiment ? » Aujourd'hui, plus aucun physicien n'en doute ;
la question est maintenant d'intégrer ce fait dans une théorie rela-
tiviste et de comprendre les limites de la non-localité. Il s'agit donc
d'étudier la non-localité quantique depuis l'extérieur de la théorie
quantique. Nous y travaillons.
NOTES

PRÉFACE

1. Pour une description un peu plus détaillée, voir par exemple E. Brézin
et al., «Une nouvelle révolution quantique», Demain la physique, chapitre 5,
Odile Jacob, 2005.
2. << [... ] it is fair to state that we are not experimenting with single par-
ticles, any more tlzan we can raise Ichthyosauria in the zoo», in E. Schrodinger,
<<Are there quantum jumps » (Les sauts quantiques existent-ils?), The British
Journal for the Philosophy of Sciences, vol. III, p. 240.
3. Oublions la solution désespérée consistant à rejeter le libre arbitre,
qui ferait des êtres humains des marionnettes dirigées par on ne sait quel
déterminisme laplacien.
4. Nicolas Gisin a été le premier lauréat, en 2009, du prestigieux prix
John Stewart Bell, attribué à des recherches sur des problèmes fondamentaux
en mécanique quantique et à leurs applications.

INTRODUCTION
1. Quand Alain Aspect, jeune chercheur débutant, est allé voir John Bell
pour lui proposer de réaliser son expérience, Bell lui a répondu: <<Avez-vous un
poste permanent ? » L'expérimenté John Bell savait bien qu'il était dangereux pour
un jeune de travailler sur ce sujet méprisé par l'establishment scientifique.

Chapitre 1
APÉRITIFS
1. Cohen B. et Schofield R. E. (dir.), Isaac Newton Papers & Letters on
Natural Philosophy and Related Documents, Harvard University Press, 1958.
Traduction de François Lurçat dans De la science à l'ignorance, Éditions du
Rocher, 2003, p. 46.
152 L'IMPENSABLE HASARD

2. Gilder L., The Age of Entanglement: When Quantum Physics Was


Reborn, Alfred A. Knopf, 2008.

Chapitre 2
CORRÉLATIONS LOCALES ET NON LOCALES

1. Bell J. S., Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics,


Cambridge University Press, 1987, p. 152.
2. On sait que dans un groupe de personnes, si l'un bâille, cela déclenche
involontairement un bâillement chez d'autres. C'est un exemple d'influence
inconsciente entre personnes. Mais il faut évidemment que la deuxième per-
sonne voie la première bâiller. Ainsi, cette influence ne peut pas se propager
plus rapidement que la lumière.
3. Remarquez que le même raisonnement s'applique aussi au cas où l'un
des deux est sérieux tandis que l'autre fait n'importe quoi. Dans ce cas aussi,
les taux de succès seront de 1/2 et le score final de 2.
4. Combien de fois au cours de mes études le bon mais quelque peu
turbulent étudiant que j'étais n'a-t-il demandé à ses profs de quantique des
explications ? Et combien de fois ai-je dû entendre que la physique quantique
ne se comprend pas car elle utilise des mathématiques trop complexes !
S. Ici, « programme » est à prendre au sens abstrait de quels résultats
sont produits par quelles données ? Un programme abstrait peut évidemment
être écrit de multiples façons, dans divers langages de programmation, avec
éventuellement des tas de lignes superflues, de sorte qu'il peut être difficile
de remarquer que deux programmes écrits différemment correspondent en
fait au même programme abstrait.
6. Plus précisément, c'est la plus simple de toute la famille des inégalités
de Bell (équivalente à l'inégalité CHSH selon les initiales de ses inventeurs
[J.F. Clauser, M. A. Home, A. Shimony et R. A. Holt, « Proposed experiment
to test local hidden-variable theories», Phys. Rev. Lett., 1969, 23, 880]). Les
autres inégalités correspondent aux cas où il y a davantage de choix possibles
ou davantage de résultats possibles ou davantage de joueurs.
7. L'Américain John Clauser a réussi un exploit similaire quelques années
auparavant, mais les boîtes utilisées n'excluaient pas la possibilité d'échanger
des informations entre elles. De plus, elles ne pouvaient donner qu'un résultat
(par exemple 0), l'autre résultat {1) étant obtenu par des mesures indirectes.
8. Il ne faut pas confondre l'hypothèse d'une << communication subtile »
entre les deux boîtes dans le but de gagner au jeu de Bell avec la possibilité
pour Alice et Bob d'utiliser les corrélations produites par leurs boîtes pour
communiquer entre eux. La première serait une sorte de communication
cachée que nous appellerons << influence ». La seconde permettrait à Alice et
Bob de communiquer sans avoir besoin de comprendre ni de maîtriser le
fonctionnement interne des boîtes.
NOTES 153

9. Formellement une corrélation p(a,blx,y) ne permet pas de communi-


quer si les marginales ne dépendent pas de l'input de l'autre partie:
Ib p(a,blx,y)=p(alx) et I. p(a,blx,y)=p(bly).
10. Quand on appuie sur un élément piézoélectrique, une tension appa-
raît; quand on le soumet à une tension électrique, l'élément se comprime.
Les deux effets sont indissociables. Une application parmi les plus familières
est l'allume-gaz: la pression exercée produit une tension électrique qui se
décharge brutalement sous forme d'étincelles. Le« saphir» des platines disques
en est une autre.
11. Pour les spécialistes, précisons que ce n'est pas tout le cristal d'Alice
qui est intriqué avec celui de Bob, mais que ces cristaux contiennent chacun
quelques milliards d'ions de terres rares. Quelques excitations collectives de
ces ions dans le cristal d'Alice sont intriquées avec des excitations similaires
des ions du cristal de Bob (Christoph Clausen, Imam Usmani, Félix Bussières,
Nicolas Sangouard, Mikael Afzelius, Hugues de Riedmatten et Nicolas Gisin,
«Quantum storage of photonic entanglement in a crystal», Nature, jan-
vier 2011, 469, p. 508-511).

Chapitre 3
NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD

1. En ce sens, l'image de photons-jumeaux souvent utilisée pour parler


des paires de photons intriqués qui permettent de gagner au jeu de Bell est
bien mauvaise.
2. Je n'affirme pas que l'explication par un hasard non local est complète
et définitive. Par contre, je n'hésite pas à affirmer que les scientifiques ne
renonceront jamais à trouver une explication et que toute explication est néces-
sairement non locale. L'explication que l'histoire retiendra sera celle qui per-
mettra d'aller au-delà de la physique d'aujourd'hui, celle qui permettra de
découvrir une nouvelle physique qui englobera la théorie quantique comme
une approximation. Cette nouvelle physique permettra de gagner au jeu de
Bell, sinon elle ne serait pas en accord avec les résultats expérimentaux ; donc
elle sera elle aussi non locale.
3. En physique classique, le résultat de toute mesure est prédéterminé:
il est en quelque sorte inscrit dans l'état physique du système mesuré. Les
probabilités n'interviennent que par ignorance de l'état physique exact; cette
ignorance oblige le scientifique de se contenter de moyenne statistique et de
calculs de probabilité obéissant aux axiomes de Kolmogorov. En physique
quantique, le résultat d'une mesure n'est pas prédéterminé, même si l'état du
système est parfaitement connu. Seule la propension que tel ou tel résultat
se manifeste est inscrite dans l'état physique du système mesuré. Ces propen-
sions ne suivent pas les mêmes règles et ne satisfont pas aux axiomes de
Kolmogorov. Notez que certains résultats en physique quantique sont quand
154 L'IMPENSABLE HASARD

même prédéterminés. La structure de la théorie mathématique de la physique


quantique (espace de Hilbert) est telle que pour les états n'admettant aucune
ignorance (les états dits<< purs»), l'ensemble des résultats prédéterminés carac-
térise univoquement la propension de tous les autres résultats possibles. En
ce sens, les propensions de la physique quantique sont une généralisation
logique du déterminisme classique (N. Gisin, << Propensities in a non-deterministic
physics », Synthesis, 1991, 89, p. 287-297).
4. Ferrenberg A. M., Landau D. P. et Wong Y. J., << Monte Carlo simu-
lations: Hidden errors from "good" random number generators », Phys. Rev.
Lett., 1992, 69, 3382. Ossola G., Sokal A. D., << Systematic errors due to linear
congruential random-number generators with the Swendsen-Wang algorithm:
A waming », Phys. Rev. E, 2004, 70, 027701.
S. Popescu S. et Rohrlich D., << Nonlocality as an Axiom »,Pound. Phys.,
1994, 24, p. 379.

Chapitre 4
LE CLONAGE QUANTIQUE EST IMPOSSIBLE

1. Pour des raisons historiques, les physiciens parlent souvent d'<< incer-
titude quantique ». Mais comme << (in)certitude » se réfère plutôt à un obser-
vateur et non au système physique, on préfère aujourd'hui <<indéterminisme
quantique » (voir encadré 8, p. 64.).
2. On peut démontrer que Bob devine juste le choix d'Alice plus souvent
qu'une fois sur deux très précisément si Alice et Bob gagnent au jeu de Bell
plus souvent que 3 fois sur 4.
3. Wigner E. P., <<The probability of the existence of a selfreproducing
unit», in The Logic ofPersonal Knowledge: Essays Presented to Michael Polanyi
on his Seventieth Birthday, Routledge & Kegan Paul, 1961. Repris dans Wigner
E. P., Symmetries and Reflections, Indiana University Press, 1967, et dans
The Collected Works of Eugene Paul Wigner, Springer-Verlag, 1997, part. A,
vol. III.
4. C'est comme si on codait une information dans la position d'un élec-
tron, sans se préoccuper de sa vitesse; dans ce cas, la position peut être copiée,
cela perturbe la vitesse de l'électron, mais peu importe si la vitesse ne porte
aucune information.
S. Gisin N., <<Quantum cloning without signalling », Plzysics Letters A,
1998, 242, p. 1-3.
6. Simon C., Weihs G. et Zeilinger A.,<< Quantum cloning and signaling »,
Acta Phys. Slov., 1999, 49, p. 7SS-760.
7. Terhal B. M., Doherty A. C. et Schwab D., <<Local hidden variable
theories for quantum states», Plzys. Rev. Lett., 2003, 90, p. 1S7903.
NOTES 155

Chapitre 5
L'INTRICATION QUANTIQUE

1. Schrodinger E., «Discussion of probability relations bewteen separa-


ted systems», Proceedings of the Cambridge Philosophical Society, 1935, 31,
p. 55.
2. Pour une présentation plus élaborée, voir Scarani V., Initiation à la
physique quantique, Vuibert, 2003.
3. Rae A., Quantum Physics: Illusion or Reality ?, Cambridge University
Press, 1986. Ortoli S. et Pharabod J.-P., Le Cantique des quantiques, La Décou-
verte, 1985. Gilder L., The Age of Entanglement, op. cit.
4. Tel que mesuré par une balance. Mais pas notre masse, seule la force
d'attraction que la Terre et la Lune exercent sur nous serait affectée.
S. La polarisation est déterminée par la vibration du champ électrique
associé à tout photon. Si le photon est bien polarisé, cette vibration est confi-
née dans une orientation précise. Cette orientation détermine l'état de pola-
risation du photon. Elle est reliée à la direction de possibles mesures avec
un facteur 2 dans les angles, facteur qui mériterait à lui seul une belle histoire.
6. Il existe une infinité d'états intriqués. Ici, je considère l'état que les
physiciens dénotent ~· et des mesures dans le plan xz.
7. Certains préfèrent parler de variables cachées locales, mais le fait
qu'elles soient cachées ou non ne change rien à l'affaire.
8. Shimony A., in Kamefuchi S. et al. (éd.), Foundations of Quantum
Mechanics in the Light of New Technology, Physical Society of Japan, Tokyo,
1983.

Chapitre 6
EXPÉRIENCE

1. Pour créer un photon vert, il faut que, par chance, deux photons infra-
rouges soient simultanément présents au même endroit dans le cristal. La
probabilité de cet événement varie avec le carré de l'intensité de la lumière
infrarouge.
2. Selon le cristal non linéaire utilisé, ces deux photons n'ont pas néces-
sairement exactement la même couleur moyenne. Par exemple, l'un peut être
infrarouge clair, donc contenir un peu de rouge, et l'autre infrarouge foncé,
donc être totalement invisible à nos yeux. Cette différence de couleur et donc
d'énergie peut être assez grande, en particulier plus grande que l'indétermi-
nation en énergie de chacun de ces photons que nous continuerons néanmoins
d'appeler infrarouges. Grâce à cette différence, on peut séparer les deux pho-
tons et envoyer, par exemple, le photon infrarouge clair à Alice et le photon
infrarouge foncé à Bob. Pour ce faire, on injecte ces photons dans des fibres
optiques, les mêmes fibres que celles que vous utilisez quotidiennement lorsque
156 L'IMPENSABLE HASARD

vous surfez sur Internet, regardez la télévision ou téléphonez. Dans l'expérience


réelle, les photons infrarouges sont adaptés aux caractéristiques des fibres
optiques : on parle de photons télécom pour dire des photons d'une couleur
où la transparence des fibres optiques utilisées en télécommunication est maxi-
male.
3. Si l'on accepte les relations d'incertitude d'Heisenberg et donc que
les mesures en physique quantique produisent des résultats au vrai hasard,
alors on n'a pas besoin de deux grandeurs physiques, comme l'énergie et
l'âge des photons : une seule suffirait pour démontrer la non-localité de la
physique quantique. Mais s'il n'existait pas deux grandeurs, alors personne
ne croirait au vrai hasard: on supposerait que l'énergie, par exemple, de
chaque photon est parfaitement bien déterminée, mais que l'on ignore sa
valeur. Ce n'est que grâce au jeu de Bell, jeu qui requiert qu'Alice et Bob
puissent faire un choix entre (au moins) deux options, qu'on se convainc
de l'existence du vrai hasard et de la validité des relations d'incertitude
d'Heisenberg.
4. L'interféromètre permet de retarder la partie « à l'heure » pour la
faire coïncider avec la partie << en retard » du même photon. Ainsi, les deux
parties du photon infrarouge de chez Bob se rencontrent sur un coupleur
en fibre optique (équivalent à un miroir semi-transparent). Le photon a le
choix entre les deux sorties de l'interféromètre, chacune étant équipée d'un
détecteur de photon. Ainsi, on a de nouveau un résultat binaire. Chacun
des deux interféromètres est équipé d'un <<modulateur de phase». En pra-
tique, il s'agit d'un élément qui permet de légèrement allonger la fibre
optique, ce qui retarde la partie <<à l'heure» des photons infrarouges. Cet
allongement est minuscule, inférieur à la longueur d'onde des photons, et
donc elle ne remet pas en cause le fait que les deux parties de chaque photon
se retrouvent en même temps sur le dernier coupleur de chaque interféro-
mètre. Pour cela, on utilise par exemple un élément piézoélectrique pour
étirer un peu la fibre optique. L'essentiel est que les photons aient toujours
une chance sur deux d'être détectés par chacun des deux détecteurs. Par
contre, la probabilité que les deux photons infrarouges d'une paire soient
tous deux détectés par le détecteur du haut, donc que a=h=O, dépend de la
façon dont on allonge les chemins optiques chez Alice et chez Bob (elle
dépend de la somme des phases, diraient les physiciens). Ainsi, la corrélation
entre les résultats chez Alice et chez Bob dépend des allongements chez
Alice et chez Bob. Formellement, cette forme d'intrication, dite en deux time-
bin, est équivalente à l'intrication en polarisation (W. Tittel et G. Weihs,
<< Photonic entanglement for fundamental tests and quantum communica-
tion», Quantum Inform. & Computation, 2001, 1, p. 3-56); elle a l'avantage
d'être bien adaptée aux fibres optiques et qu'il est facile d'augmenter le
nombre de time-bin et ainsi d'explorer des cas avec un nombre de résultats
possibles largement supérieur à deux.
NOTES 157

S. Tittel W., Brendel J., Zbinden H. et Gisin N., « Violation of Bell ine-
qualities by photons more than 10 km apart », Plzys. Rev. Lett., 1998, 81,
p. 3S63.

Chapitre 7
APPLICATIONS

1. www.idquantique.com.
2. Pironio S. et al., « Random numbers certified by Bell's theorem »,
Nature, 2010, 464, p. 1021-1024.
3. Intuitivement cela fonctionne ainsi. Imaginons 2 bits bl et b2 et un
adversaire qui a une probabilité de 3,4 de deviner correctement chacun de ces
bits. Remplaçons ces 2 bits par leur somme (modulo 2, afin que le résultat
soit toujours un bit) : b = bl + b2. L'adversaire devine correctement b seule-
ment s'il devine correctement les 2 bits ou s'il se trompe les deux fois ; donc
il devine correctement b avec la probabilité (314? + (1/4)2 = S/8 qui est inférieur
à %. Ainsi, Alice et Bob ont augmenté la confidentialité de leur clé au prix
d'en avoir perdu la moitié. Des algorithmes plus sophistiqués permettent de
faire mieux en perdant nettement moins de la clé originale.
4. Il faut que l'insécurité initiale ne soit pas trop grande, c'est pourquoi
les impulsions qu'Alice envoie à Bob doivent être assez faibles pour limiter
la fréquence des impulsions multiphoton.
S. Pour plus de détails voir N. Gisin, G. Ribordy, W. Tittel etH. Zbinden,
«Quantum cryptography », Rev. Modern Phys., 2002, 74, p. 14S-19S;
V. Scarani, H. Bechmann-Pasquinucci, N. Cerf, M. Dusek, N. Lutkenhaus,
M. Peev, «The security of practical quantum key distribution», Rev. Mad.
Phys., 2009, 81, p. 1301.

Chapitre 8
LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE

1. Voici une petite histoire qui illustre le chemin parcouru depuis le


début de la seconde révolution quantique dans les années 1990. En 1983, alors
que j'étais jeune postdoc aux États-Unis, un professeur important m'a approché
avec un large sourire pour affirmer qu'il m'avait sauvé la vie. Il m'a avoué
avoir été le rapporteur pour l'une de mes toutes premières publications scien-
tifiques, dans laquelle j'avais commis le blasphème impardonnable d'écrire
qu'en physique quantique il semblait possible «qu'un système disparaisse ici
pour réapparaître là-bas ». Aujourd'hui, cela fait penser à la téléportation, mais
j'en étais loin: il ne s'agissait que d'une intuition. Mon «sauveur» a accepté
pour publication mon papier sous la condition incontournable que le para-
graphe blasphématoire soir enlevé. À l'époque, mon affirmation m'aurait valu
la réprobation générale ! Combien d'occasions perdues à cause de ces grands
158 L'IMPENSABLE HASARD

professeurs qui répétaient inlassablement que Bohr avait tout résolu ? Com-
bien de jeunes talents ont quitté la physique ? Et combien de grands profes-
seurs répètent encore aujourd'hui que Bohr a tout résolu ?
2. Bennett C. H., Brassard G., Crepeau C., Jozsa R. et Peres A., «Tele-
porting an unknown quantum state via dual classical and Einstein-Podolsky-
Rosen channels », Physical Review Letters, 1993, 70, p. 1895-1899.
3. C'est ainsi que commence la soumission de notre publication sur
la première expérience de téléportation longue distance. Mais les éditeurs
de la célèbre revue Nature ont refusé une citation aussi ancienne
qu'Aristote ! J'ai bien proposé à mes étudiants de renoncer à publier dans
Nature, mais la pression est trop forte et nous nous sommes soumis aux
diktats des éditeurs. 1. Marcikic, H. de Riedmatten, W. Tittel, H. Zbinden
et N. Gisin, <<Long-distance teleportation of qubits at telecommunication
wavelengths, 1 »,Nature, 2003, 421, p. 509-513 (soumission: arXiv:quant-
ph/0301178).
4. Pour un photon avec une polarisation précise il existe un polariseur
au travers duquel le photon est certain de passer. Par contre, un photon
totalement dépolarisé a toujours une chance sur deux de passer à travers
un polariseur, quelle que soit l'orientation de ce polariseur. Dans le premier
cas, le photon porte une structure qu'un polariseur peut confirmer, mais
dans le deuxième cas la réponse << passe ou ne passe pas » à travers
n'importe quel polariseur est toujours de S0-50, donc le photon ne porte
aucune structure.
S. Comme nous l'avons vu au chapitre 6, l'énergie d'un photon peut être
indéterminée. En fait, il en va de même pour la masse, par exemple d'un
condensat de Bose-Einstein. L'important est que la substance, masse ou éner-
gie, soit déjà présente au moins potentiellement chez le destinataire.
6. Une précision pour les physiciens: cela est vrai si l'on téléporte toutes
les caractéristiques d'un photon. Si l'on ne téléporte que sa polarisation, alors
les photons ne sont indistinguables que si leurs autres caractéristiques, telles
que leurs spectres, sont déjà initialement indistinguables.
7. Ici je dois avouer au lecteur qu'il existe beaucoup d'états d'intri-
cation. Jusqu'ici, pour simplifier j'ai toujours parlé de l'intrication qui pro-
duit le même résultat pour les mêmes mesures. Mais il existe d'autres
états d'intrication. Par exemple, il en existe qui sont tels qu'ils produisent
toujours des résultats différents pour les mêmes mesures. Et en fait il en
existe encore bien d'autres, mais nous n'en aurons pas besoin. Pour les
physiciens : il existe quatre états orthogonaux d'intrication maximale de
la polarisation de deux photons; pour chacun d'eux Bob peut appliquer
une rotation (une transformation unitaire) sur la polarisation de son pho-
ton telle qu'il retrouve précisément l'état initial du photon d'Alice (toujours
sans connaître cet état).
NOTES 159

8. Pour cela il faut tourner l'état du photon. Par exemple, si le qubit


est codé en polarisation, il faut tourner l'état de polarisation à l'aide de lames
biréfringentes.

Chapitre 9
LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT NON LOCALE?

1. Qu'un photon soit perdu n'est en principe pas grave, pour autant qu'on
le sache avant de lui poser une question (avant de pousser la manette à gauche
ou à droite). Sinon, le photon pourrait décider de se «perdre» si la question
ne lui convient pas.
2. Rowe M. A. et al., «Experimental violation of Bell's inequalities with
efficient detection», Nature, 2001, 149, p. 791-794. Matsukevich D. N. et al.,
«Bell inequality violation with two remote atomic qubits », Physical Review
Letters, 2008, 100, p. 150404.
3. Une petite précision s'impose pour tous ceux qui s'inquiètent de la
relativité: si la lumière n'arrive pas à joindre deux événements dans un réfé-
rentiel, alors il en est de même pour tous les autres référentiels possibles.
4. Aspect A., Dalibard J. et Roger G., «Experimental test of Bell's ine-
qualities using time-varying analyzers », Phys. Rev. Lett., 1982, 49, p. 91-94.
S. Weihs G., Jenneswein T., Simon C., Weinfurter H. et Zeilinger A.,
«Violation of Bell's inequality under strict Einstein locality conditions »,
Physical Review Letters, 1998, 81, p. 5039.
6. Tittel W., Brendel J., Zbinden H. et Gisin N., « Violation of Bell ine-
qualities by photons more than 10 km apart », art. cit. Tittel W., Brendel J.,
Gisin N. et Zbinden H., « Long-distance Bell-type tests using energy-time
entangled photons», Physical Review A, 1999, 59, p. 4150.
7. Gisin N. et Zbinden H., «Bell inequality and the locality loophole:
Active versus passive switches », Physics Letters A, 1999, 264, p. 103-107.
8. « It is as if there is sorne kind of conspiracy, tlzat sometlzing is going
on behind the scenes whiclz is not allowed to appear on the scenes. » P. C. W.
Davies et J. R. Brown (dir.), The Glzost in the Atom, Cambridge University
Press, 1986, p. 48-50.
9. Lineweaver C. et al., «The dipole observed in the COBE DMR 4 year
data », Astrophys. J., 1996, 38, p. 470. http://pdg.lbl.gov.
10. Salart Subils D., Baas A., Branciard C., Gisin N. et Zbinden H., «Tes-
ting the speed of "spooky action at a distance», Nature, 2008, 454, p. 861-864.
11. Cocciaro B., Faetti S. et Fronzoni L., <<A lower bound for the velocity
of quantum communications in the preferred frame», Phys. Lett. A, 2011, 375,
p. 379-384.
12. Bohm D., <<A suggested interpretation of the quantum theory in
terms of "hidden" variable», Physical Review, 1952, 85, p. 2.
160 L'IMPENSABLE HASARD

13. Pour éviter une communication sans transmission, le modèle de


Bohrn suppose que certaines variables nous sont inaccessibles à jamais.
14. Scarani V. et Gisin N., « Superluminal hidden communication as the
underlying mechanism for quantum correlations: Constraining models »,
Brazilian Journal of Physics, 2005, 35, p. 328-332.
15. Suarez A. et Scarani V., << Does entanglement depend on the timing
of the impacts at the bearn- splitters? », Phys. Lett. A, 1997, 232, p. 9.
16. Cette expérience a été financée par la Fondation Marcel et Monique
Odier de Psycho-Physique. Après une licence en physique et un doctorat en
mathématiques, Marcel Odier assura la cinquième génération dans la grande
banque privée familiale.
17. Stefanov A., Zbinden H., Gisin N. et Suarez A., <<Quantum correla-
tion with moving beamsplitters in relativistic configuration», Pramana (Jour-
nal of physics), 1999, 53, p. 1-8. Gisin N., Scarani V., Tittel W. et Zbinden H.,
<< Quantum nonlocality: From EPR-Bell tests towards experiments with
moving observers », Annalen der Physik, 2000, 9, p. 831-842.
18. Quand Suarez a appris notre résultat il est immédiatement venu à
Genève et a remarqué que l'étudiant a monté l'expérience à l'envers: les miroirs
se rapprochaient au lieu de s'éloigner! Et aucun d'entre nous ne s'en était
rendu compte (pas fiers !). L'expérience a été corrigée et répétée, mais le résul-
tat est resté le même.
19. Laplace P.-S., Essai philosophique sur les probabilités, Bachelier,
1814.
20. Pour certains physiciens, le réalisme implique le déterminisme. Or
nous avons vu que la non-localité implique le vrai hasard. Il faut donc un
concept de réalisme avec du vrai hasard.
21. À ce propos, il est intéressant de noter que la première publication
de cryptographie quantique a été refusée par tous les journaux de physique !
Ainsi, elle est parue dans une conférence d'informatique tenue en Inde. Cela
peut paraître très surprenant aux profanes, mais tous les physiciens expéri-
mentés savent qu'il est toujours difficile de publier une idée particulièrement
originale. Il faut passer le mur de scepticisme des collègues, mur nécessaire
pour filtrer les idées incompatibles avec des faits d'ores et déjà bien établis.
22. Gisin N., << Non-realism: Deep thought or a soft option?», Founda-
tions of Physics, 2012, 42, p. 80-85.
23. Franson J. D., << Bell's theorem and delayed determinism », Physical
Review D, 1985, 31, p. 2529-2532.
24. Penrose R., <<On gravity's role in quantum state reduction», General
Relativity and Graviation, 1996, 28, p. 581-600. Diosi L., <<A universal master
equation for the gravitational violation of the quantum mechanics », Phys.
Lett. A, 1987, 120, p. 377. Adler S., << Comments on proposed gravitational
modifications of Schrodinger dynamics and their experimental implications»,
J. Phys. A, 2007, 40, p. 755-763.
NOTES 161

25. Salart D., Baas A., Van Houwelingen J. A. W., Gisin N. et Zbinden
H., << Spacelike separation in a Bell test assuming gravitationally induced col-
lapses », Plzysical Review Letters, 2008, 100, p. 220404.
26. Les adeptes du multivers affirment que leur théorie est locale, mais
le sens dans lequel elle serait locale n'est pas clair. Quand Alice pousse sa
manette, elle, sa boîte et tout son environnement se divisent en deux branches
en superposition, l'une tout aussi réelle que l'autre. De même pour Bob. Quand
les environnements d'Alice et de Bob se rencontrent, ils s'imbriquent judicieu-
sement de telle sorte qu'ils favorisent dans chaque branche les règles du jeu
de Bell. Cette histoire raconte l'équation de Schrodinger, mais fait-elle vrai-
ment davantage que de mettre des mots peu clairs sur une belle équation ?
Est-ce une explication ? Et surtout, est-ce une explication locale ?
27. Pour une théorie incluant des variables quantiques et classiques (par
exemple des résultats de mesures), cela peut se formaliser en exigeant que
l'évolution des variables quantiques doive pouvoir être conditionnée par les
variables classiques (l'expérimentateur doit pouvoir activer ou non un potentiel
en fonction de résultats de mesures antérieures). L. Di6si, Classical-Quantum
Coexistence: A «Pree Will» test, arXiv:1202.2472.
28. Gisin N., <<L'épidémie du multivers », in Dars J.-F. et Papillaut A.
(dir.), Le Plus Grand des hasards. Surprises quantiques, Belin, 2010.

Chapitre 10
RECHERCHES ACTUELLES SUR LA NON-LOCALITÉ

1. Ekert A., <<Quantum cryptography based on Bell's theorem », Phys.


Rev. Lett., 1991, 67, p. 661-663.
2. Weinberg S., Le Rêve d'une théorie ultime, Odile Jacob, 1997.
3. Rothen F., Le Monde quantique, si proche et si étrange, Presses poly-
techniques et universitaires romandes, 2012. Gilder L., The Age of Entangle-
ment, op. cit.
4. Méthot A. et Scarani V., <<An anomaly of non-locality », Quantum
Information and Computation, 2007, 7, p. 157-170.
S. Popescu S. et Rohrlich D., << Nonlocality as an axiom », art. cit.
6. http://www.qutools.com.
7. Cerf N. J., Gisin N., Massar S. et Popescu S., << Simulating maximal
quantum entanglement without communication», Physical Review Letters,
2005, 94, p. 220403.
8. Brassard G., <<Quantum Communication Complexity », Foundations
of Physics, 2003, 33, p. 1593-1616.
9. Brassard G., Buhrman H. et al., << Limit on nonlocality in any world
in which communication complexity is not trivial», Physical Review Letters,
2006, 96, p. 250401.
162 L'IMPENSABLE HASARD

10. Svetlichny G., « Distinguishing three-body from two-body nonsepa-


rability by a Bell-type inequality », Phys. Rev. D, 1987, 35, p. 3066. Collins D.,
Gisin N., Popescu S., Roberts D. et Scarani V., «Bell-type inequalities to detect
true n-body nonseparability », Physical Review Letters, 2002, 88, p. 170405.
11. Branciard C., Gisin N. et Pironio S., « Characterizing the nonlocal
correlations created via entanglement swapping », Plzysical Review Letters,
2010, 104, p. 170401. Branciard C., Rosset D., Gisin N. et Pironio S., << Bilocal
versus non-bilocal correlations in entanglement swapping experiments », Phys-
ical Review A, 2012, 85, 032119.
12. Scarani V., Gisin N., Brunner N., Masanes L., Pino S. et Adn A.,
<< Secrecy extraction from no-signaling correlations», Physical Review A, 2006,
74, 042339.
13. Deviee Independent Quantum Information Processing,
http://www.chistera.eu/projects/diqip.
14. Gisin N., << Impossibility of covariant deterministic nonlocal hidden-
variable extensions of quantum theory », Physical Review A, 2011, 83, 020102.
15. Conway J.H. et Kochen S., <<The free will theorem »,Pound. Phys.,
2006, 36, p. 1441-1473.
16. Plus précisément, une variable n'est pas en soi locale ou non locale.
Dans le cas présent, c'est l'usage qu'en fait la fonction SAB qui fait dire aux
physiciens que la variable k est non locale.
17. Colbeck R. et Renner R., <<No extension of quantum theory can have
improved predictive power», Nature Communications, 2011, 2, p. 411. Pusey
M.F., Barrett J. et Rudolph T., <<The quantum state cannat be interpreted
statistically », Nature Plzysics, 2012, 8, p. 476-479.
18. Bancal J. D., Pironio S., Acin A., Liang Y. C., Sacami V. et Gisin N.,
<< Quantum nonlocality based on finite-speed causal influences leads to super-
luminal signalling », arXiv:1011.3795.

CONCLUSION

1. Les choses ont bien changé ces vingt dernières années. L'émergence
de l'information quantique et la conversion de l'énorme communauté de la
physique du solide ont fait exploser l'usage de mots encore pratiquement inter-
dits il y a deux décennies, tels que <<non-localité », << corrélations non locales »,
<<vrai hasard», <<inégalité de Bell». Mais il reste une grande communauté
encore et toujours réfractaire : celle de la physique des hautes énergies. Il
semble que ces physiciens considèrent jalousement que seule leur physique
aborde des questions fondamentales, que le reste de la physique n'est qu'ingé-
nierie élaborée. Le xx• siècle a vu le nombre de physiciens professionnels aug-
menter drastiquement, et la sociologie de cette communauté reste à écrire.
2. Needham J., La Tradition scientifique chinoise, Hermann, 1974.
REMERCIEMENTS

En terminant ce livre je pense tous mes étudiants et autres


collaborateurs qui m'ont tant stimulé. Je remercie aussi tous ceux
qui ont relu et critiqué les premières versions, en particulier mon
éditeur Nicolas Witkowski. Ce livre doit beaucoup à sa patience et
à ses compétences. Ma reconnaissance va également au Fonds natio-
nal suisse de la recherche scientifique et à l'Europe pour avoir géné-
reusement financé mon laboratoire, ainsi qu'à l'Université de
Genève où il fait bon travailler. Finalement, je remercie la provi-
dence qui m'a permis de vivre à une époque formidable pour la
physique et d'avoir pu- modestement- y contribuer.
TABLE DES ENCADRÉS

!.NEWTON....................................................................................................... 20
2. AU HASARD .................................................................................................. 36
3. INÉGALITÉ DE BELL .................................................................................. 40
4. JOHN BELL................................................................................................... 44
S. UNE COMMUNICATION SANS TRANSMISSION
EST IMPOSSIBLE ........................................................................................ 45
6. UN CALCUL NON LOCAL............................................................................ 53
7. LE DÉTERMINISME IMPLIQUERAIT
UNE COMMUNICATION SANS TRANSMISSION..................................... 56
8. RELATIONS D'INCERTITUDE D'HEISENBERG ...................................... 64
9. LE THÉORÈME DE« NON-CLONAGE» ................................................... 66
10. ÉCHAPPATOIRE DE DÉTECTION........................................................... 115
11. L'EXPÉRIENCE SATIGNY-JUSSY:
50 000 FOIS LA VITESSE DE LA LUMIÈRE ........................................... 123
TABLE DES FIGURES

1. LE JEU DE BELL.......................................................................................... 31
2. L'INTÉRIEUR DES BOÎTES......................................................................... 47
3. DIRECTIONS DE MESURE DE BIT QUANTIQUE.................................... 77
4. OMBRES DE L'ESPACE DE CONFIGURATION........................................ 81
S. EXPÉRIENCE DE BELL HORS LABORATOIRE....................................... 83
6. BIT QUANTIQUE CODÉ EN TEMPS (TIME-BIN) ..................................... 88
7. GÉNÉRATEUR DE NOMBRES ALÉATOIRES QUANTIQUES................. 93
8. LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE........................................................... 104
9. LA TÉLÉPORTATION D'INTRICATION...................................................... 107
10. LABORATOIRE D'ALAIN ASPECT EN 1982
ET NOTRE SOURCE DE 1997 .................................................................... 119
11. DU PRINCIPE DE CONTINUITÉ À LA NON-LOCALITÉ ....................... 143
TABLE

PRÉFACE.......................................................................................................... 7
AVANT-PROPOS............................................................................................... 13
INTRODUCTION .............................................................................................. 15
A quoi ça sert? (17)

CHAPITRE 1 - APÉRITIFS ............................................................................. 19


Newton : une si grande absurdité... (19)- Un drôle de (( télé-
phone non local » (21)

CHAPITRE 2- CORRÉLATIONS LOCALES


ET NON LOCALES ........................................................................................... 25
Corrélations (26) - Le jeu de Bell (30) - Calcul non local:
a + b=X·Y (33) - Stratégies locales pour le jeu de Bell (35)
- Gagner au jeu de Bell: corrélations non locales (42) -
Gagner au jeu de Bell ne permet pas de communiquer (45)
- Ouvrons les boîtes (4 7)

CHAPITRE 3 -NON-LOCALITÉ ET VRAI HASARD .................................... 51


Un tout non local (52) - Télépathie et vrais jumeaux (53)
- Coordonner n'est pas communiquer (55) - Un hasard
non local (57) - Un (( vrai» hasard (59) - Le vrai hasard
permet la non-localité sans communication (61)

CHAPITRE 4 -LE CLONAGE QUANTIQUE EST IMPOSSIBLE ................ 63


Le clonage quantique permettrait une communication
impossible (65)- Cloner l'ADN? (67) -Intermède: clonage
approximatif (6 7)
170 L'IMPENSABLE HASARD

CHAPITRE 5 -L'INTRICATION QUANTIQUE ............................................. 71


Holisme quantique (71)- Indéterminisme quantique (72)
- Intrication quantique (73) - Comment est-ce possible? !
(74) - Comment l'intrication permet de gagner au jeu de
Bell (76)- La non-localité quantique (79)- Origine des cor-
rélations quantiques (80)
CHAPITRE 6 - EXPÉRIENCE ........................................................................ 83
Produire des paires de photons (84) - Produire de l'intri-
cation (85) - Intrication de bit quantique (87) - L'expé-
rience Bernex-Bellevue (89)
CHAPITRE 7 -APPLICATIONS ..................................................................... 91
Génération de nombres aléatoires au vrai hasard (92)- La
cryptographie quantique QKD: le principe (94) -La cryp-
tographie quantique QKD: la pratique (96)
CHAPITRE 8 -LA TÉLÉPORTATION QUANTIQUE ................................... 99
Substance et forme (lOO) -Mesure jointe (102)- Protocole
de téléportation quantique (lOS) -Fax quantique et réseaux
de communication quantique (1 08) - Peut-on téléporter de
grands objets ? (1 09)
CHAPITRE 9 -LA NATURE EST-ELLE RÉELLEMENT
NON LOCALE ? ................................................................................................ 111
La non-localité chez Newton (112) -Échappatoire de détec-
tion (113) -Échappatoire de localité (116) - Une combi-
naison d'échappatoires? (120) - Une communication
supraluminique cachée ? (121)- Alice et Bob mesurent cha-
cun avant l'autre (125)- Hyperdéterminisme et libre arbitre
(12 7) - Réalisme (12 9) - Multivers ( 131)
CHAPITRE 10 -RECHERCHES ACTUELLES
SUR LA NON-LOCALITÉ ................................................................................. 133
Peut-on ((peser» la non-localité? (134) - Pourquoi ne pas
gagner au jeu de Bell à tous les coups ? (135) -Non-localité
à plus de deux parties ( 13 7) - Le (( théorème du libre
arbitre» (138) - Une influence cachée? (140)
CONCLUSION .................................................................................................. 145
NOTES............................................................................................................... 151
REMERCIEMENTS ......................................................................................... 163
TABLE DES ENCADRÉES .............................................................................. 165
TABLES DES FIGURES................................................................................... 167
Cet ouvrage a été transcodé et mis en pages
chez NoRD CaMPO (Villeneuve-d'Ascq)
L'IMPENSABLE HASARD
NON-LOCALITÉ, TÉLÉPORTATION ET AUTRES MERVEILLES QUANTIQUES

Explication du monde à très petite échelle, monde peuplé d'atomes et


de photons, la physique quantique n'est pas avare de propriétés singu-
lières. À notre échelle, la supraconductivité, les lasers et l'effet tunnel
résultent de phénomènes quantiques. Mais cette science a aussi des
implications plus fondamentales, qui constituent de véritables défis à la
logique ordinaire. La notion d'« intrication», en particulier, explorée
depuis une trentaine d'années, mène à l'existence, très contre-intuitive,
d'un hasard ubiquitaire, capable de se manifester simultanément en
plusieurs endroits de notre univers ...

Cette stupéfiante « non-localité » n'est pas une abstraction gratuite ou


un jeu de l'esprit ; elle a des applications bien concrètes en crypto-
graphie, pour la protection des données financières et médicales, et
a permis la démonstration d'une « téléportation quantique» dont les
auteurs de science-fiction les plus imaginatifs ont du mal à entrevoir
les infinies possibilités.

À l'opposéde la littérature ordinaire sur le sujet, ce petit livre ne tente pas


de contourner les réelles difficultés logiques imposées par la physique
quantique. De « jeu de Bell » en expériences d'intrication quantique,
il mène vers une solide compréhension d'un des domaines les plus
fascinants de la physique actuelle.

NICOLAS GISIN
Physicien théoricien, directeur du département de physique appliquée
de l'Université de Genève, Nicolas Gisin est un pionnier de la télépor-
tation et de l'informatique quantiques. Il est cofondateur de la société
ID Quantique, leader mondial en cryptographie quantique. Il a reçu en
2009 le premier prix John Stewart Bell.

préface de
Alain Aspect

En couverture: d'après© lmages.com/Corbis.

Vous aimerez peut-être aussi