La Parabole de L'anneau
La Parabole de L'anneau
La Parabole de L'anneau
L2 de lettres modernes
Herder qualifiait l’esprit de Lessing comme “toujours pensant, toujours cherchant” et Schlegel
voyait en Lessing : “l’homme véritable de son temps et de la nation”. Ainsi, il est incontestable que
Lessing ait été considéré aussi bien à titre posthume qu’à son époque, comme l’un des auteurs qui
cristallisait au mieux les préceptes de “l’Aufklärung”: tolérance, cosmopolitisme, universalisme. De
fait, l’auteur, se voit intégré à cette époque philosophique allemande qui, sous la dénomination d’
Aufklärung, a vu se développer en son sein toute une réflexion sur la notion même de philosophie . Se
situant à la confluence de “l’Aufklärung” et du “Sturm und Drang” (tempête et passion), il sera érigé
par Hettner comme le dramaturge ayant fait passer le théâtre allemand, dans l’intervalle d’une
génération, du Canton mourant de Gottsched à l’essor d’une production originale, qui culmine avec
l’âge d’or de Goethe et de Schiller. Or, cet intérêt de Lessing pour une “littérature nationale”
s’explique en partie par le fait que le dramaturge, est aussi un représentant de la “bürgerliche
Öffentlichkeit” décrite par Habermas. Au XVIIIème siècle, on voit l’émergence dans le domaine privé
d’une sphère bourgeoise formant un nouveau phénomène appelé l'opinion publique, caractéristique en
partie de cette “crise de la conscience européenne” décrite par Paul Hazard . Dès lors, corollairement,
le principe sur lequel se fonde la production littéraire a changé. Le théâtre est mis en crise par la crise
même de la société, qui s'exprime sur la scène par divers facteurs (que nous citerons brièvement) :
l'intérêt accordé aux sentiments et aux actions de l'individu, le goût de plus en plus affirmé pour
l'expérience vécue, notamment par l’étude des interférences entre le destin de chacun et la vie de la
collectivité. Or, si le style de Lessing est séduisant par son “impétueuse allure d’allegrissimo”,
comme le souligne Nietzsche, il est aussi un moyen de “transmettre un message”, d’exposer des
pensées graves, polémiques et dangereuses. Lessing dans “Nathan le Sage”, produit donc une logique
de l’incarnation du concept à travers la métaphore, l’ironie, l’allusion, l’allégorie. De fait, la
conception des Lumières par Lessing pourrait être comparée à la vision de Fichte exprimée dans la
Préface des Contributions: le “penser par soi-même”, principe fondamental des Lumières se doit
d’être dirigé vers « l’amour de la vérité », développement d’un “fil lumineux” devant être l’extension
du point initial de la clarté spirituelle. En outre, en réaction contre l’interdiction de publier (querelle
des fragments), Lessing conçut l’idée d’une pièce de théâtre dans laquelle il pourrait présenter ses
opinions sur le déisme. Ainsi, “Nathan le Sage”, peut être considéré comme l’expression théâtrale la
plus aboutie de l’Aufklärung et ce, plus particulièrement à travers la volonté spécifique des Lumières
allemandes de concilier religion et raison: rencontre de Luther et de Kant. Cette conciliation atteignant
son apogée dans “Nathan” à travers le thème de la tolérance porté à son niveau d’exigence le plus
élevé. Lessing loin d’accepter simplement la vérité de l’autre (relativisme pratique), place toutes les
religions à égalité absolue (relativisme métaphysique). La religion permet donc de forger l’homme, de
se confronter au dialogue, principe régulateur de perfectibilité humaine.
De fait, la parabole de l’anneau à l’acte III scène VII est fondamentale, la pièce se
présentant comme une partition musicale : ampleur des deux temps de l’action, premier mouvement
ascendant, menant à la scène exactement centrale de la rencontre Saladin/Nathan et de la parabole des
trois anneaux. Ainsi, la parabole de l’anneau intervient comme relais nécessaire de l’action
dramatique, la scène de la parabole va permettre de rétablir un espace équivalent à celui du jeu
intellectuel des échecs, précédemment renversé par Saladin. On observe donc une confrontation entre
l’homme sage et le souverain avisé, entre le philosophe et le despote éclairé. Pressé par les besoins
d’argent Saladin convoque Nathan et lui demande de trancher au sujet de la question de la vraie
religion. En outre, on peut voir dans cette scène une référence à la polémique entre Lavater et
Mendelssohn, Lavater ayant sommé Mendelssohn de trouver des arguments irréfutables pour prouver
la supériorité de la religion juive. Mais aussi, une référence à la polémique entre Goeze et Lessing,
Goeze ayant demandé à Lessing de fournir une définition exacte de sa croyance. Dès lors, nous
observerons les arguments mis en place par Nathan pour faire basculer la question originale vers une
profonde réflexion sur la tolérance humaine dans son ensemble.
II. De la discorde vers une réelle “vocation d’humanité”, recherche constante de la vérité
a) De la recherche de “l’Absolu” vers un savoir qui se doit d’être “absolu”
De fait, paradoxe éminent de la parabole, le litige provient de la transmission de l’anneau censé rendre
agréable “à Dieu et aux hommes”. Ainsi, le litige, la discorde s’illustre par une compétition d’amour
entre les frères au sujet du père : “qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer tous trois d’un même amour”,
de même que les trois anneaux sont authentiques, le père aime d’un amour semblable ses trois fils.
Notons que le thème de “l’amour” est depuis les origines lié à la discorde, la guerre de Troie,
s’enclanchant suite à la décision de Pâris de donner la pomme à Aphrodite, celle-ci lui promettant
l’amour de la belle Hélène. De plus, le père, représentation de Dieu est rendu humain, il est à l’origine
de la concorde du fait de son impossibilité à choisir l’un de ses fils. Ainsi, de par le manque de
fiabilité de la parole du père, on voit apparaître un glissement du théocentrisme vers
l’anthropocentrisme. Aline Le Berre au sujet du texte de Kant “Was ist Aufklärung?”, synthèse de
l’esprit des Lumières, résume l'Aufklarung comme une revalorisation de l’homme, le rendant
conscient de ses potentialités : “ Il ne doit pas compter sur un Dieu intervenant dans les actions
humaines et auquel il faut s’en remettre pour toute décision.” D’autre part, ce manque de fiabilité
montre la position déiste de Lessing notamment à travers une approche réflexive au sujet des textes
saints, les textes ne sont pas corollaires à la parole divine, il ne sont pas des traces d’authenticité (de
même que les trois anneaux) ils peuvent et doivent être remis en cause : “impossible de prouver quel
anneau était le vrai”. En outre, cet éclairement progressif que doit produire le discours de Nathan se
perçoit dans les réponses de Saladin, symbolisant la découverte de l’analogie entre la situation des
trois frères et celle des trois religions. De fait, on observe un glissement de la question originelle, ce
n’est plus la légitimité d’une religion qui pose débat mais le moyen, le chemin, pour accéder à cette
légitimité. Ainsi, se développe une pensée de la tolérance “comment faire pour que cette
intransigeance théologique ne se transforme pas en guerre continue ?” . En d’autres termes, certes les
religions sont dissociables sur l’aspect comme le précise Saladin : “ On pourrait malgré tout
distinguer les religions que je t’ai nommées, jusque dans les vêtements jusque dans les mets et
boissons”, mais cette différence n’est que d’ordre culturel. Comme le souligne Nathan, à travers sa
réplique lourde de sens, formulée par un enchevêtrement de questions rhétoriques, ce que ces religions
révélées ont en commun n’est pas leur contenu, mais une structure de transmission. Les religions sont
« fondées sur l’histoire » à la différence d’une doctrine philosophique ou d’un système politique, elles
reposent sur la reconduction tacite d’une tradition testimoniale éminemment représentée par la
parabole de l’anneau. Ainsi, si la parole du père ne peut être remise en cause : “Comment croirais-je
moins mes pères que toi les tiens?” , la religion se doit d’être inscrite dans un présent qui pense sa
contemporanéité, il s’agit de faire passer la question de la preuve de l’origine à celle de la fin. Dès
lors, l’intervention du juge est symbolique, le juge ne pouvant résoudre “l’énigme” et, les frères étant
incapables de savoir lequel est le plus digne de leur amour, selon le pouvoir de l’anneau, le juge
décrète l’anneau originel égaré, la source se révélant impossible à déterminer : “Il faut admettre que le
véritable anneau s’est perdu”. Par conséquent, il s’agit de s’ériger en figure digne de l’anneau et du
père : “Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le pouvoir de la pierre!”.
L’intervention du juge permet ainsi d’esquisser le passage de la vérité sacrée à ses versions séculières,
de l’exclusivisme au pluralisme. Les tergiversations du père pourraient avoir eu une vertu : «
Peut-être, votre père n’a-t-il pas voulu tolérer plus longtemps dans sa maison la tyrannie d’un seul
anneau ? ». De plus, par la revendication de l’anneau les frères en ont oublié la figure divine, l’anneau
n’est qu’un objet sorte “d’usurfruit du divin”, la religion se doit d’être “naturelle”, conformément à la
conception déiste basée sur l’expérience individuelle. Il ne s’agit plus tant, dès lors, de connaître la
vérité que d’empêcher qu’on en revendique la possession plénière. En outre, Lessing apporte un
véritable questionnement sur l’Absolu, questionnement qui sera repris par Fichte puis par des
penseurs beaucoup plus tardifs comme Hegel. Il s’agit de distinguer l’absolu en soi (impossible à
atteindre) de l’absolu que l’homme peut réaliser dans la réflexion philosophique, le savoir absolu. En
d’autres termes, un savoir de ce qu’il y a de plus haut, un savoir où l’homme s’identifie, par l’exercice
de sa pensée, à ce qui n’est pas lui (Dieu).
Arrivés au terme de notre étude, la parabole de l’anneau apparaît donc comme lourde de sens
dans la pièce, elle sera déterminante pour la suite de l’action dramatique. Par la parabole, la question
cruciale de la vraie religion se trouve dédramatisée; à l’urgence de l’action (dramatique, politique) se
substitue le temps de la narration. Certes, la parabole ne résout pas d’une manière utopiste la réalité
des conflits religieux, ayant comme le précise Nathan tué ses sept fils, cependant, elle ouvre la voie
vers le dialogue, vers la compréhension de l’autre. Ce dialogue sera répété à plusieurs reprise
notamment lorsque Nathan échangera avec le Frère, qui lui déclarera : “Par Dieu, vous êtes un
chrétien! Un chrétien comme il n’y en eut jamais!”. La parole dans “Nathan Le Sage” est donc
productrice de l’action, mouvement vers la réconciliation filiale, la résolution de la “quête identitaire”
inhérente à la pièce. Il ne s’agit pas de réduire les différences entre les religions pour arriver à un
consensus, mais de porter par la pratique de la piété, chacune des religion à son point de perfection
propre. La parabole visant corollairement à considérer le monde “tel qu’il est” et donc à l’accepter
dans sa pluralité, ses divergences, mais aussi, à penser le monde “tel qu’il pourrait ou devrait être”,
relativisme métaphysique d’une humanité à venir. Dès lors, on comprend mieux pourquoi en 1968,
dans un essai intitulé Men for Dark Times Hannah Arendt avait choisi entre autre de citer Lessing,
comme l’affirme Arendt : “Lessing se réjouissant de ce que l’anneau authentique, s’il y en a jamais
eu un, ait été perdu (..) Si l’anneau authentique avait existé, cela aurait impliqué la fin du dialogue, et
donc de l’amitié, et donc de l’humanité.”