L'Imaginaire Medieval - Le Goff Jacques
L'Imaginaire Medieval - Le Goff Jacques
L'Imaginaire Medieval - Le Goff Jacques
L'IMAGINAIRE
MÉDIÉVAL
essais
NOUVELLE ÉDITION
GALLIMARD
PRÉFACE
Jacques LE GOFF .
1 Pierre BOURDIEU, La Distinction :
critique sociate du jugement, Paris, 1979,
p. 459. – Roger CHARTIER, « La culture
populaire en question », H. Histoire, no 8,
1981, pp. 85-96. – Peter BROWN, Le Culte
des saints, trad. franç., Paris, 1984, et La Société
et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad. franç.,
Paris, 1985, pp. 213-214 où il cite A. D.
MOMIGLIANO, « Popular Religious Beliefs
and the Roman Historians », Studies in Church
History, VIII, 1971, p. 18.
2 Voir les deux ouvrages cités à la note
précédente.
3 Émile MÂLE (1862-1954), L'Art religieux
de la fin du Moyen Âge en France. Étude sur
l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources
d'inspiration, Paris, 1908 ; L'Art religieux du XIIe
siècle en France. Étude sur les origines de
l'iconographie du Moyen Âge, Paris, 1922 ; L'Art
religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur
l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources
d'inspiration, Paris, 1925. Ces trois volumes ont
connu de nombreuses rééditions.
4 Erwin PANOFSKY, « Pour le Moyen
Âge », Architecture gothique et pensée scolastique,
trad. et postface de Pierre Bourdieu, trad.
franç., Paris, 1967. « Pour la Renaissance »,
Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art
de la Renaissance, trad. franç., Paris, 1967, et
L'Œuvre d'art et ses significations, Essais sur les « arts
visuels », trad. franç., Paris, 1969.
5 Meyer SCHAPIRO, Words and pictures : on
the literal and the symbolic in the illustration of a
text, Paris-La Haye, 1973. Précieux pour
l'historien de l'imaginaire, l'ouvrage posthume
de Rudolph WITTKOWER, Idea and Image :
studies in the Italian Renaissance in The collected
essays of R. Wittkower, t. IV, 1978, et surtout,
pour mon propos, Gerhard B. LADNER,
Images and Ideas in the Middle Ages, I, Rome,
1983.
6 Je pense en particulier à celles menées au
sein du groupe d'Anthropologie historique de
l'Occident médiéval de l'École des Hautes
Études en Sciences sociales par quelques
chercheurs sous l'impulsion de Jean-Claude
Bonne et Jean-Claude Schmitt.
7 Je pense notamment à Gilbert
DURAND, Les Structures anthropologiques de
l'imaginaire, Paris, 1960.
8 Barbara OBRIST, dans son excellente
étude, Les Débuts de l'imagerie alchimique (XIVe-
XVe siècle), Paris, 1982, a montré par exemple
l'inanité des interprétations jungiennes (Carl
Gustav Jung, psychanalyste suisse, 1875-1961,
a inventé les « archétypes ») des images
astrologiques.
9 Cf. Èvelyne PATLAGEAN, « L'histoire
de l'imaginaire », in J. Le Goff, R. Chartier et
J. Revel, La Nouvelle Histoire, Paris, 1978,
pp. 249-269.
10 Emmanuel LE ROY LADURIE, Histoire
du climat depuis l'an Mil, Paris, 1967, éd. de
poche, 1983.
11 Robert DELORT, Les animaux ont une
histoire, Paris, 1984.
12 Paul ALPHANDÉRY et A.
DUPRONT, La Chrétienté et l'idée de Croisade,
2 vol., Paris, 1954-1959.
13 M. D. CHENU, L'Éveil de la conscience
dans la civilisation médiévale, Montréal-Paris,
1969.
14 Cité par P. KAUFMANN, dans
l'excellent article « Imaginaire et Imagination »
de l'Encyclopaedia Universalis, Paris, 1968, vol.
VIII, pp. 733-739. – Dans une perspective
philosophique on n'oubliera pas L'Imaginaire de
Jean-Paul SARTRE, Paris, 1940, et surtout
l'œuvre de Gaston BACHELARD.
15 G. B. LADNER, Ad imaginent Dei. The
Image of Man in Mediaeval Art, 1965.
16 D'une bibliographie très abondante, R.
BRADLEY, « Backgrounds of the Title
“Speculum” in mediaeval Literature »,
Speculum, 29, 1954, pp. 100-115. – J. Margot
SCHMIDT, article « Miroir », in Dictionnaire
de spiritualité, t. X, 1980, col. 1290-1303. Sur
le miroir dans l'iconologie médiévale, G. F.
HARTLAUB, Zauber des Spiegels, Munich,
1951.
17 Citation tirée de Eugenio GARIN, Moyen
Âge et Renaissance, trad. franç. 1969, p. 12. Sur
l'idée de progrès, voir Jacques LE GOFF,
article « Progresso/reazione », dans Enciclopedia
Einaudi, vol. XI, Turin, 1980, pp. 198-230.
18 Deux études récentes et convergentes : H.
I. MARROU, Décadence romaine ou Antiquité
tardive ? IIIe-VIe siècle, Paris, 1977. – P.
BROWN, Genèse de l'Antiquité tardive, trad.
franç., Paris, 1983. Le beau texte d'Armando
SAPORI, « Moyen Âge et Renaissance vus
d'Italie. Pour un remaniement des périodes
historiques », a paru dans Annales, Économies,
Sociétés, Civilisations, 1956, pp. 433-457. On
pourrait aussi avancer, par provocation
réfléchie, que les vues d'Armando Sapori
s'expliquent peut-être au moins partiellement
par le fait que l'Italie n'aurait pas connu le
Moyen Âge. Elle serait passée de l'Antiquité à
la Renaissance vers les Xe-XIIe siècles.
19 Pour une vue large du phénomène
artistique et culturel de Renaissance dans
l'histoire et principalement l'histoire de l'art :
E. PANOFSKY, Renaissance and Renascences in
Western Art, 2 vol., Stockholm, 1960. Pour une
conception nuancée, savante et subtile de la
Renaissance : André CHASTEL, Le Mythe de la
Renaissance, Genève, 1969 ; Le Sac de Rome,
1527, éd. franç., Paris, 1984.
20 J. LE GOFF, La Naissance du Purgatoire,
Paris, Gallimard, 1982.
21 A. J. GUREVIČ, « Conscience
individuelle et image de l'au-delà au Moyen
Âge », Annales E.S.C., 1982, pp. 255-275.
22 L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au
XVIe siècle : la religion de Rabelais, Paris, 1942,
19682.
23 Sur le plan littéraire général : Pierre
MABILLE, Le Miroir du merveilleux, Paris,
1962, et Tz. TODOROV, Introduction à la
littérature fantastique, Paris, 1970. Sur le
merveilleux au sens large : Le Merveilleux :
l'imaginaire et les croyances en Occident, sous la
direction de Michel MESLIN, Paris, Bordas,
1984 (nombreuses et belles illustrations). Plus
particulièrement pour le Moyen Âge : Daniel
POIRION, Le Merveilleux dans la littérature
française du Moyen Âge, Paris, P.U.F., « Que sais-
je ? », no 1938, 1982.
24 Jack GOODY, The domestication of the
savage mind, Cambridge, 1977. Trad. franç. : La
Raison graphique. La domestication de la pensée
sauvage, Paris, 1979.
25 Parmi les études récentes sur le statut du
corps au Moyen Âge : Marie-Christine
POUCHELLE, Corps et chirurgie à l'apogée du
Moyen Âge, 1983. – Jacques GELIS et Odile
REDON, Les Miracles, miroirs des corps, ouvrage
collectif, Paris, 1983 ; Le Corps souffrant :
maladies et médications, numéro spécial de la
revue Razo (Cahiers du Centre d'Études
médiévales de Nice, no4, 1984, précédé par un
autre numéro spécial : L'Image du corps humain
dans la littérature et l'histoire médiévales, no 2,
1981). Le Souci du corps, numéro spécial de la
revue Médiévales (Université de Paris VIII-
Vincennes à Saint-Denis), no8,
printemps 1985. – Marie-Thérèse LORCIN,
« Le corps a ses raisons dans les fabliaux, corps
féminin, corps masculin, corps de vilain », Le
Moyen Âge, 1984, pp. 433-453.
26 Voir les deux beaux volumes de Bernard
TEYSSÈDRE sur la préhistoire de Satan,
Naissance du Diable. De Babylone aux grottes de la
mer Morte et Le Diable et l'Enfer au temps de Jésus,
Paris, 1985.
27 Sur l'imaginaire urbain, voir le beau livre
avec un excellent dossier iconographique de
Chiara FRUGONI, Una lontana città : sentimenti
e immagini nel Medioevo, Turin, 1983.
28 Dans le domaine des mathématiques
médiévales viennent de paraître deux riches
essais de Guy BEAUJOUAN dans l'ouvrage
collectif, Le Matin des mathématiciens. Entretiens
sur l'histoire des mathématiques présentés par Emile
Noël (Belin/France Culture), Paris, 1985, « Le
Moyen Age : l'héritage » et « Le Moyen Age :
originalité », pp. 171-189.
29 J. LE GOFF, « Les rêves dans la culture
et la psychologie collective de l'Occident
médiéval », Scolies, 1, 1971, pp. 123-130,
repris dans Pour un autre Moyen Âge, Paris,
Gallimard, 1977, pp. 299-306.
30 Jean-Claude SCHMITT poursuit une
recherche sur l'iconographie du rêve dans
l'Occident médiéval.
31 J'ai évoqué cet horizon dans une préface
à la réédition du chef-d'œuvre pionnier de
Marc BLOCH, Les Rois thaumaturges, Paris,
Gallimard, 1983.
PRÉFACE
À LA DEUXIÈME ÉDITION
(1991)
Jacques L E G OFF .
LE MERVEILLEUX
L'Étrange et le Merveilleux dans
l'Islam médiéval, éd. M. Arkoun, J.
Le Goff, T. Fahd et M. Rodinson,
1978, pp. 61-79. Publié en italien
dans J. LE GOFF , Il Meraviglioso e
il quotidiano nell'Occidente
medievale, Rome-Bari,
Laterza & Figli, 1983, pp. 3-23.
Le merveilleux
dans l'Occident médiéval
Les problèmes abordés dans ce texte,
l'inventaire du merveilleux dans
l'Occident médiéval que j'y propose, ont
été présentés dans le cadre d'un colloque
tenu au Collège de France, à Paris, en
mars 1974, sur le thème « L'Étrange et
le Merveilleux dans l'Islam médiéval ».
Ce texte se situe donc dans une
perspective comparatiste1 et j'avais
regretté qu'il n'y eût pas une
communication sur le merveilleux à
Byzance. Hélène Ahrweiler et Gilbert
Dagron se sont efforcés de combler cette
lacune lors de la discussion.
I. ASPECTS PRINCIPAUX ET
PROBLÈMES
Définitions
I. MERVEILLEUX, MAGIQUE,
MIRACULEUX
Le merveilleux et le christianisme
La christianisation du merveilleux :
A. Sources
a. Le merveilleux biblique
Cf. Le folklore de l'Ancien
Testament, notamment
dans la Genèse : le Paradis,
l'Arche de Noé, la tour de
Babel, le passage de la mer
Rouge.
L'Apocalypse.
b. Le merveilleux antique
Les personnages
mythologiques : Vulcain,
Minerve, les Parques,
Vénus, Alexandre, Virgile.
Les Sept Merveilles du
monde.
Histoire naturelle de Pline (Ier
s.).
Collectanea rerum
memorabilium de Solin ( IIIe
s.).
c. Les merveilleux barbares
La mythologie germanique.
Cf. A.-H. Krappe, Études de
mythologie et de folklore
germaniques, 1928.
La matière de Bretagne, cf.
J. Marx, La Légende
arthurienne et le Graal, Paris,
P.U.F., 1952. – Nouvelles
recherches sur la littérature
arthurienne, Paris, 1965. –
L'exemple de Myrddin-
Merlin, cf. P. Zumthor,
Merlin le Prophète, Lausanne,
1943.
d. Le merveilleux oriental
Les Mille et Une Nuits.
Le Panchatantra, recueil
indien de contes et de fables
( VIe s.).
La Disciplina Clericalis de
Pierre Alphonsi (v. 1100),
recueil d'histoires morales
arabes par un Juif espagnol
converti au christianisme.
Kalila et Dimna, version
arabe de la traduction
persane du Panchatantra ( IXe
s.), trad. franç., par A.
Miquel, 1980 2.
e. Le folklore
Cf. Introduction de P.
Delarue, Le Conte populaire
français, I, 1957.
Le folklore dans les exempla
(cf. J.-Cl. Schmitt, in Cl.
Brémond, J. Le Goff, J.-Cl.
Schmitt, L'Exemplum,
Turnhout, Brepols, 1982.
B. Réservoirs
a. Le réservoir celtique
Matière de Bretagne et
courtoisie.
L'aventure comme merveille
(E. Köhler : L'Aventure
chevaleresque, trad. franc.,
Paris, Gallimard, 1974).
b. Le réservoir oriental
L'Orient ou plus
spécialement l'Inde comme
horizon merveilleux.
Cf. J. Le Goff, « L'Occident
médiéval et l'océan Indien :
un horizon onirique », in
Pour un autre Moyen Âge,
Paris, Gallimard, 1977,
pp. 280-298.
L'exemple des localisations
primitives du Purgatoire
(fin XIIe-début XIIIe) :
l'Irlande et la Sicile. Cf. J.
Le Goff, La Naissance du
Purgatoire, Paris, Gallimard,
1982.
V . POUSSÉES ET LIMITES DU
MERVEILLEUX MÉDIÉVAL
Le merveilleux envahit des
domaines inattendus où il se
déforme :
a. Le merveilleux quotidien
L'irruption du merveilleux
dans le quotidien se fait sans
heurt, sans couture – La
reconnaissance du
merveilleux dans le
quotidien est naturelle.
Ex. : Les dracs et la société
provençale (Gervais de
Tilbury, Otia Imperialia, 3 e
Decisio, cap. LXXXVI), Le
mort dans le pré (Césaire de
Heisterbach, Dialogus
Miraculorum, Decisio 12,
cap. XXXIII).
b. Le merveilleux symbolique et
moralisateur, cf. le Physiologus
c. Le merveilleux politique
C'est surtout au niveau des
origines mythiques que se
situe l'utilisation politique
du merveilleux.
Lignage et merveilleux : les
Lusignan et Mélusine.
Monarchie et merveilleux :
Richard Cœur de Lion et
les Plantagenêts fils d'une
démone (cf. Giraud de
Barri, De Instructione
Principis).
d. Le merveilleux scientifique
L'exemple de Gervais de
Tilbury : la tendance à faire
des mirabilia des raretés, non
des phénomènes
surnaturels, de l'inexpliqué
non de l'inexplicable. Le
merveilleux, monde de la
marginalité, non de l'au-
delà.
« Mirabilia vero dicimus, quae
nostrae cognitioni non
subjacent, etiam cum sint
naturalia » (Gervais de
Tilbury, Otia Imperialia, cf.
supra, p. 27).
e. Merveilleux et histoire :
l'exemplum
« Dès que le conte prend les
traits de l'histoire... il perd
une part de sa force.
Localisation historique et
date historique le
rapprochent de la réalité
immorale et brisent le
pouvoir du merveilleux
naturel et nécessaire » (A.
Jolles, Formes simples, trad.
franç., 1972, p. 193).
a. La compensation
Le monde à l'envers – Le
pays de Cocagne.
L'abondance alimentaire.
La nudité.
La liberté sexuelle.
Le monde à rebours –
Paradis terrestre – L'Âge
d'or.
b. La contestation de l'idéologie
chrétienne
L'antihumanisme :
– L'homme sauvage.
– Les monstres.
– Les Mischwesen, mi-
hommes mi-animaux.
– Contre l'idée de l'homme
« ad imaginent Dei ».
Le refus du manichéisme :
– Un merveilleux qui peut
être domestiqué avec ou
sans succès mais qui reste
ambigu, qui n'est tout
entier ni du côté du bien
(Dieu), ni du côté du mal
(Satan). Ex. du Dragon de
saint Marcel de Paris (cf. J.
Le Goff in Pour un autre
Moyen Age, pp. 236-279).
L'optimisme :
– Merveilleux et « Happy
end ».
c. L'accomplissement
Mirari, Miroir, Merveille.
Le thème médiéval du
miroir.
Cf. D. Poirion, Étude sur le
Roman de la Rose, 1974,
chap. II.
Le conte merveilleux.
Le merveilleux non comme
évasion mais comme
accomplissement.
« Au-delà de l'agrément, de
la curiosité, de toutes les
émotions que nous donnent
les récits, les contes et les
légendes, au-delà du besoin
de se distraire, d'oublier, de
se procurer des sensations
agréables et terrifiantes, le
but réel du voyage
merveilleux est...
l'exploration plus totale de
la réalité universelle » (Pierre
Mabille, Le Miroir du
merveilleux).
CONCLUSION
SUPPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
Un noble, Guillaume de
Moustiers, avait fait jurer à sa
femme de ne pas se remarier. Elle
ne tient pas sa promesse. Le mort
revient et tue l'infidèle avec un
mortier (G.W.L. 993-994).
XIV. Le bâton pourri (De baculo
putrefacto) (III, 101).
À Tarascon, un laboureur, à
midi, frappe un serpent avec un
bâton. Le bâton tombe en
pourriture (G.W.L. 994).
L'ESPACE ET LE TEMPS
Traverses / 19, Le désert, Paris,
Centre Georges-Pompidou, Centre
de création industrielle, 1980,
pp. 22-33, avec quelques
illustrations. – Publié en italien
dans J. LE GOFF , Il Meraviglioso e
il quotidiano nell'Occidente
medievale, Rome-Bari,
Laterza & Figli, 1983, pp. 25-44.
Le désert-forêt
dans l'Occident médiéval
On a parfois voulu établir des
rapports entre le milieu désertique
et le phénomène religieux. On s'est
demandé s'il y a une religion du
désert, si le désert prédisposait
plutôt à telle forme d'expérience
religieuse qu'à telle autre et on a
pensé en particulier que le désert
favorisait le mysticisme. Il y a cent
ans à peu près, en 1887, dans son
Histoire du peuple d'Israël, Ernest
Renan affirmait audacieusement :
« Le désert est monothéiste. » Ces
vues qui reposent en définitive sur
un déterminisme géographique
simpliste ne peuvent plus être
soutenues aujourd'hui1.
Mais le désert – réel ou
imaginaire – a joué un rôle
important dans les grandes religions
eurasiatiques : judaïsme, islam,
christianisme. Le plus souvent il
représenta les valeurs opposées à
celles de la ville et à ce titre il doit
intéresser l'histoire de la société et
de la culture.
Les modèles culturels de
l'Occident médiéval viennent
d'abord de la Bible, c'est-à-dire de
l'Orient. Le désert y est réalité
géographico-historique et
symbolique à la fois.
Réalité ambivalente. Abel
assassiné, de la descendance des
deux autres fils d'Adam et Ève
sortirent du côté de Seth la religion,
puisque Enoh, fils de Selti, « fut le
premier à invoquer le nom de
Yahvé » (Genèse, IV , 26) et du côté
de Caïn, la civilisation, surtout la
civilisation matérielle sous ses
quatre formes principales2, la vie
urbaine par Cain lui-même qui
construisit la première ville, la
civilisation pastorale du désert par
Yabal, descendant d'Hénok, fils de
Caïn, qui « fut l'ancêtre de ceux qui
vivent sous la tente et ont des
troupeaux », l'art sous la forme de
la musique par Yubal, frère de
Yabal qui « fut l'ancêtre de tous
ceux qui jouent de la lyre et du
chalumeau », l'artisanat enfin par
Tubal-Caïn, demi-frère de Yubal et
de Yabal, qui « fut l'ancêtre de tous
les forgerons en cuivre et en fer »
(Genèse, IV , 17-22).
Face à la ville, création de Cain,
le désert conserve longtemps dans
l'ancien Israël son prestige. Malgré
les difficultés de la traversée du
désert lors de l'Exode, le souvenir
de l'univers désertique doit rester
dans la mémoire des Hébreux.
Yahvé le dit lors de l'institution de
la fête des Tentes (Lévitique, XXIII,
42-43).
De même lors de l'épisode
d'Agar, Yahvé avait maintenu un
certain équilibre entre la vie parmi
les hommes où demeuraient Sara et
Isaac et l'exil désert où Abraham se
résigna à envoyer Agar et Ismaïl
après que Yahvé lui eut dit : « Ne te
chagrine pas à cause du petit et de
ta servante, tout ce que Sara te
demande, accorde-le, car c'est par
Isaac qu'une descendance
perpétuera ton nom, mais du fils de
la servante je ferai aussi une grande
nation car il est de ta race »
(Genèse, XXI, 12-13). Après que la
sédentarité eut fait des Hébreux un
peuple de citadins, et que les images
de Jérusalem et de Sion eurent
substitué une symbolique urbaine
aux vieux prestiges du désert,
l'ambivalence des valeurs
désertiques persista. Dans les
Psaumes, si on loue Yahvé pour la
construction de Jérusalem
(« Bâtisseur de Jérusalem, Yahvé ! »,
Psaume CXLVII, 3), le souvenir
doux-amer du désert est toujours
présent (« Il mena son peuple au
désert, car éternel est son amour ! »,
Psaume CXXXVI, 16). Mais le
désert valorisé de l'Ancien
Testament, ce n'est pas un lieu de
solitude, c'est un lieu d'épreuves,
c'est surtout un lieu d'errance, de
non-attachement.
Je ne m'étendrai pas sur l'image
complexe et évolutive du désert
dans l'Ancien Testament. On a par
exemple opposé le désert de la
Genèse, désert du chaos originel,
puis anti-jardin imposé comme
châtiment à Adam, et enfin lieu
d'épreuves individuelles pour les
patriarches, au désert de l'Exode, le
Sinaï de Moïse et du peuple juif,
désert collectif où se produit la
révélation décisive de Yahvé3.
On a aussi souligné les liens
étroits entre le désert, l'océan, la
mort, le shéol, séjour quasi infernal
des morts4.
Ces associations, très particulières
au judaïsme ancien, ne se
retrouvent pas dans le
christianisme, encore qu'on puisse
se demander si, par exemple, les
ermites celtes qui, au Moyen Âge,
cherchaient le désert sur l'océan, ne
se trouvaient pas confirmés dans
leur quête par la lecture de l'Ancien
Testament.
L'image du désert biblique
change avec le Nouveau Testament.
Autant qu'un lieu, le désert était
dans l'Ancien Testament une
époque, « une époque de l'histoire
sainte, au cours de laquelle Dieu a
éduqué son peuple5 ».
Pour Jésus le Galiléen, le désert
de Judée où vivait Jean-Baptiste,
région presque vide, faite non de
sable mais de montagnes arides, est
un endroit dangereux, lieu de
tentations plus encore que
d'épreuves6. C'est la demeure des
esprits mauvais (Matthieu, XII, 43),
l'endroit où Satan cherche d'abord
à tenter Jésus : « Alors Jésus fut
emmené au désert par l'Esprit pour
être tenté par le diable » (Matthieu,
IV , 1). Mais c'est aussi l'endroit où
Jésus se réfugie et va chercher la
solitude (Marc, I, 35, 45). Dans
l'Apocalypse ( XII, 6-14), le désert
est le refuge de la Femme, c'est-à-
dire de Sion, du peuple saint de
l'ère messianique, de l'Église des
croyants.
Avec le christianisme commence,
en Orient, au IV e siècle, l'« épopée
du désert »7. Elle lègue bientôt au
christianisme latin occidental des
œuvres majeures qui fondent les
grands thèmes de l'hagiographie et
de la spiritualité du désert.
La plus ancienne est la Vie
d'Antoine par le Grec Athanase,
évêque d'Alexandrie (vers 360)
dont le succès se répand presque
aussitôt en Occident par
l'intermédiaire de traductions
latines.
La primauté d'Antoine dans
l'érémitisme est bientôt contestée
par saint Jérôme qui écrit vers 374-
379 dans le désert de Calchis en
Syrie, à l'est d'Antioche, la Vie de
Paul de Thèbes premier ermite.
Qu'importent l'historicité des deux
saints, l'antériorité de l'un ou
l'autre ? L'occident médiéval a vu
en eux les grands modèles de l'idéal
désertique et Jérôme a génialement
imaginé qu'Antoine, à l'âge de
quatre-vingt-dix ans, aurait rendu
visite à Paul plus que centenaire
dans sa retraite. Dans une
atmosphère plus délirante que le
romantisme le plus échevelé de
Victor Hugo, le vieillard rend
hommage à son aîné, fait assaut de
révérence avec lui et revient
l'ensevelir dans un suaire qu'il est
allé chercher dans son propre
ermitage.
Le désert de Paul c'est « une
montagne, une caverne, un palmier
et une source ». Il y vit vêtu des
feuilles du palmier et nourri,
chaque jour, d'un demi-pain que
lui apporte un corbeau. Quand il
est mort, « deux lions sortent en
courant du fond du désert, leurs
longs crins flottant sur leur cou ».
Après avoir caressé le corps du
vieillard de leurs queues en
poussant de grands rugissements en
guise de prière funéraire, ils lui
creusent une tombe de leurs griffes
et l'y ensevelissent. Ils viennent
ensuite « en remuant leurs oreilles
et la tête basse » lécher les pieds et
les mains d'Antoine qui assiste,
stupéfait, à cette scène et qui les
bénit.
Le modèle érémitique d'Antoine
est très proche de celui de Paul. Lui
aussi dans la dernière partie de sa
vie, à soixante ans passés, vit dans la
montagne, dans une grotte, dans
un site que les voyageurs de
l'époque moderne ont décrit
comme particulièrement sévère et
aride et que la Vie d'Athanase
dépeint comme un paradis
terrestre. Lui aussi vit des fruits
d'un palmier et de quelques pains
que lui apportent des Sarrasins –
hommes noirs, pendants de
l'oiseau noir de Paul. Mais la
première partie de la vie érémitique
d'Antoine a été celle d'un long
combat contre les visions de
monstres et de démons terrifiants
qui l'assaillent. C'est le « théâtre
d'ombres » des tentations.
Comme on l'a dit : « Le désert
des moines d'Égypte apparaît
comme le lieu, par excellence, du
merveilleux ; le moine y rencontre
le démon, d'une façon qu'on peut
dire inévitable, car le démon est
chez lui au désert ; mais aussi le
moine trouve, au désert, d'une
certaine manière, le Dieu qu'il y est
venu chercher8. »
Ces thèmes sont inlassablement
repris, multipliés, enjolivés par
deux grands recueils
hagiographiques, les Entretiens avec
les Pères d'Égypte que Jean Cassien,
qui a vécu parmi les ermites
orientaux, rédige au début du V e
siècle en Égypte, et les Vies des Pères,
cet ensemble complexe d'anecdotes
traduites du grec qui commence à
circuler en Occident à la même
époque.
L'érémitisme occidental, à la
recherche de déserts géographiques
et spirituels, semble avoir d'abord
préféré les îles. C'est le cas en
Méditerranée, à Lérins, où la notion
de désert oscille entre une
conception paradisiaque et une
conception d'épreuve9. C'est un
lieu de libération pour ceux qui
accourent vers la liberté des
solitudes (ad solitudinum libertatem),
le « port du salut », « comme un
coin de paradis » (quasi in parte
aliqua paradisi, selon Césaire
d'Arles).
En ces débuts du monachisme
chrétien il ne faudrait pas opposer
trop radicalement désert et ville.
Certes, les moines qui gagnaient la
solitude fuyaient la ville. Mais
l'afflux de moines, la mise en valeur
des oasis ou des terrains
subdésertiques transformèrent
souvent le désert en ville. Une
expression de la Vie d'Antoine
traduite en latin devint un topos de
la littérature monastique : Desertum
civitas, le désert-ville10.
Dans l'Occident latin du haut
Moyen Âge, comme l'a montré
Paul-Albert Février, les modèles
urbains encore si vivants de
l'Antiquité tardive s'imposèrent aux
moines. Le monastère devint une
micro-cité et surtout les grands
maîtres du monachisme latin
réalisèrent dans leur vie et leur
enseignement une sorte d'équilibre
pendulaire entre la ville et le désert.
Ce fut le cas de saint Martin
partageant sa vie entre la solitude
du monastère de Marmoutier et le
siège épiscopal de Tours, Jean
Cassien venu des déserts d'Égypte à
proximité de la solitude insulaire de
Lérins dans la ville de Marseille,
Paulin venu pourtant s'établir près
des reliques de saint Félix tout près
de Nola et qui dut accepter de venir
résider comme évêque dans la
ville11. Cette respiration alternée
entre la retraite dans les ermitages et
l'apostolat urbain se retrouvera
dans le franciscanisme.
Dans la vision « paradisiaque »
du désert il ne faut pas oublier la
familiarité de ceux qui y vivent ou
s'y retirent avec les animaux
sauvages. C'est le modèle d'Antoine
et de Paul qui, à défaut de lion en
Occident, fait de l'ours, du cerf, de
l'écureuil les amis et les
interlocuteurs des ermites. De saint
Columban on a pu dire : « À
Luxeuil comme à Bobbio, il a
toujours manifesté aux animaux
une sympathie presque
franciscaine. » Godric, mort
en 1170, retiré dans la solitude de
Finchale près de Durham, accueille
dans sa cellule les lapins et les
lièvres poursuivis par les chasseurs.
C'est le désert-asile, le refuge dans
le refuge. L'imaginaire romanesque
ignorera la zoologie et fera d'un lion
le compagnon d'Yvain, saint
Jérôme courtois. Dans son Éloge du
désert (De laude eremi), l'aristocrate
Euches, qui se retire à Lérins
entre 412 et 420, après avoir
rappelé tous les épisodes insignes de
l'Ancien et du Nouveau Testament
qui se sont passés dans le désert
(eremus : desertum, précise-t-il),
déclare que le désert monastique est
lieu de tous les charismes et de
toutes les théophanies. L'entrée au
désert est ressentie, selon une
expression de saint Jérôme, comme
un second baptême.
Mais le désert est aussi le lieu de
la rencontre avec Satan et les
démons, bien que ce thème de la
spiritualité orientale du désert ne
rencontre pas dans l'Occident du
haut Moyen Âge le même succès
qu'en Orient. Euches ne fait qu'en
passant allusion aux tentations de
l'Ennemi qui rôde en vain autour de
l'ermitage comme le loup autour de
la bergerie. Le péril qui va guetter
l'ermite d'Occident dans le désert
c'est l'ennui existentialiste et
métaphysique : l'acedia.
Désert insulaire plus encore
recherché par les moines celtes et
nordiques12. Ils ont écrit un grand
chapitre de l'anthropologie
historique du désert maritime, des
déserts de la mer et du froid. « La
mer a remplacé pour ces moines le
désert d'Égypte13. » Saint Brendan
dont l'errance maritime a été
racontée par un des livres à succès
du Moyen Âge, la Navigatio Sancti
Brendani14, va d'île en île,
rencontrant monstres et merveilles,
évite l'île d'Enfer et aborde
finalement à l'île du Paradis. Dans
la vie, écrite à l'extrême fin du VIe
siècle de l'un d'eux, Columban, il
est dit de ces moines errants sur
l'océan qu'ils « espéraient trouver le
désert dans la mer infranchissable »
(desertum in pilago intransmeabili
invenire obtantes).
Pourtant, ces ermites insulaires et
maritimes ne seront que la marge
extrême et éphémère des marginaux
du désert en Occident. Dans ce
monde tempéré sans grandes
étendues arides, le désert – c'est-à-
dire la solitude – sera une tout autre
nature, le contraire presque du
désert, du point de vue de la
géographie physique. Ce sera la
forêt.
L'itinéraire du plus célèbre de ces
moines irlandais, Columban (v.
540-615), est exemplaire.
En 575 il se lance sur la mer mais
vers le continent. D'Armorique, il
passe en Gaule. Le roi burgonde
Gontran lui offre de s'établir à
Annegray dans les Vosges.
L'endroit lui plaît, écrira son
biographe Jonas de Bobbio
vers 640, car il est au milieu d'une
forêt, c'est « un vaste désert, une
âpre solitude, un terrain
rocailleux ». À Annegray et au
monastère voisin de Luxeuil
Columban doit s'arracher, exilé par
le roi Thierry II à la demande de sa
terrible grand-mère, Brunehaut.
Après une longue errance, le
vieillard parvient en Italie du Nord
et y choisit en 613 un lieu dans une
solitude forestière, Bobbio. Pour le
construire, le vieil abbé redevient
moine-bûcheron.
L'histoire – la légende – d'un
autre saint irlandais, installé celui-là
en Bretagne continentale, Ronan,
retrouve les thèmes du désert-forêt.
« Il s'enfonce... dans le “désert” et
parvient à la forêt de Nemet (ou
Nevet) en Cornouille. » À coups de
miracles il protège le voisinage des
loups. Il suscite la colère de Satan
qui, par l'intermédiaire d'une
paysanne, la diabolique Kéban, finit
par le chasser15.
L'histoire du désert, ici et là, jadis
et naguère, a toujours été faite de
réalités matérielles et spirituelles
entremêlées, d'un va-et-vient
constant entre le géographique et le
symbolique, l'imaginaire et
l'économique, le social et
l'idéologique.
Quelle a été la « réalité » de la
forêt dans l'Occident médiéval ?
Pour Gaston Roupnel16, dans sa
célèbre Histoire de la campagne
française, la forêt a été pour
l'homme, du néolithique à la fin du
Moyen Âge, à la fois le domaine
indispensable qui « prolongeait et
complétait ses champs » et le lieu de
« ses légendaires effrois » : « Sur ce
seuil sacré que tout protégeait, le
défricheur primitif arrêta donc une
fois pour toutes ses entreprises
profanes. »
Charles Higounet a dressé
l'inventaire et la carte des forêts du
haut Moyen Âge17, époque qui a
connu, de 500 à 1 200 environ,
une phase climatique chaude et
donc « un retour offensif de la
forêt ». Parmi ces forêts
européennes, il distingue la forêt
d'Ardenne qui était, depuis les
temps celtiques, « la “forêt” par
excellence ». Il note l'émergence, à
côté de l'italien et de l'espagnol selva
qui continue le latin silva, et de
Wald germanique, de forestis ou
foresta qui donnera forêt en français,
Forst en allemand, forest en anglais.
La plus ancienne apparition connue
du terme associe d'ailleurs l'idée de
forêt à l'idée de solitude. C'est un
diplôme de Sigebert III
de 648 pour l'abbaye de Stavelot-
Malmédy : « Dans notre forêt
nommée Ardenne, vaste solitude
où se reproduisent les bêtes
sauvages18. » Le mot vient sans
doute de l'expression : silva forestis,
forêt qui dépend du tribunal
(forum) royal. Il désigne à l'origine
une « réserve de chasse », il a un
sens juridique. Ainsi les hommes de
la seconde fonction indo-
européenne, les guerriers, les
bellatores, les hommes de la force
physique, ont tenté de s'approprier
au Moyen Âge la forêt et d'en faire
leur terrain de chasse. Mais ils ont
dû la partager avec les hommes de
la première fonction, les oratores,
ceux qui prient, les hommes du
sacré qui en ont fait le désert de
leurs ermites et les hommes de la
troisième fonction, les laboratores, les
travailleurs qui, par la cueillette, le
bois, le charbon, le miel et la glandée
des porcs, en ont fait un territoire
supplémentaire de l'activité
économique. Mais tous à vrai dire
sont allés surtout s'y marginaliser,
s'y conduire en hommes de la
nature, fuyant le monde de la culture
dans tous les sens du mot.
Pour revenir à la forêt
« matérielle » de l'Occident
médiéval, soulignons avec Charles
Higounet qu'elle a servi de
frontière, de refuge pour les cultes
païens, pour les ermites « qui y sont
venus chercher le “désert”
(eremum) », pour les vaincus et les
marginaux : serfs fugitifs,
meurtriers, aventuriers, brigands,
mais aussi qu'elle a été « utile »,
« précieuse », réserve de gibier,
espace de cueillette y compris pour
le miel dont on faisait « le breuvage
le plus courant dans toute
l'Europe » et la cire des luminaires,
lieu d'exploitation du bois, de la
verrerie et de la métallurgie,
territoire de pacage pour les
animaux domestiques, les porcs
surtout.
Déjà Marc Bloch avait signalé le
double visage de la forêt médiévale
qui « couvrait des espaces beaucoup
plus grands qu'aujourd'hui, par
massifs beaucoup moins troués de
clairières ». Elle était à la fois
repoussante et désirable : « À tant
d'égards si inhospitalière, la forêt
était loin d'être inutile19. » Mais il
rappelle les anciens textes qui
parlent de l'« opacité », de la
« densité » des forêts.
Dans Les Caractères originaux de
l'histoire rurale française, Marc Bloch,
après avoir souligné que la forêt
médiévale « était loin d'être
inexploitée ou vide d'hommes »,
évoque le peuple inquiétant des
travailleurs de la forêt : « Tout un
monde de “boisilleurs”, souvent
suspect aux sédentaires, la
parcourait ou y bâtissait ses huttes :
chasseurs, charbonniers, forgerons,
chercheurs de miel et de cires
sauvages (les “bigres” des anciens
textes), faiseurs de cendres qu'on
employait à la fabrication du verre
ou à celle du savon, arracheurs
d'écorces qui servaient à tanner les
cuirs ou même à tresser des
cordes20. » Les voilà les habitants de
ce désert, des errants « souvent
suspects aux sédentaires » !
Parmi les innombrables
documents sur la forêt médiévale,
regardons un dossier de trois textes
récemment publiés21. Le premier
est d'un analyste, le bénédictin
Lambert de Hersfeld, qui relate
dans ses Annales, au mois
d'août 1073, un épisode de la lutte
de l'empereur Henri IV contre les
Saxons. Il évoque la profonde forêt
germanique, immense et vide
(vastisimma), difficilement
pénétrable, inhospitalière puisque
Henri IV et ses compagnons
faillirent y mourir de faim,
effrayante sauf pour un chasseur
habitué à « s'orienter au secret des
forêts ». Le deuxième document est
un texte hagiographique tiré de la
Vie de saint Bernard de Tiron écrite
par Geofroy le Gros au début du
XIIe siècle : il décrit « les vastes
solitudes (vastae solitudines) qui se
trouvent aux confins du Maine et
de la Bretagne » comme une
« seconde Égypte » (quasi altera
Ægyptus) peuplée d'une « multitude
d'ermites ». Parmi eux, un nommé
Pierre se nourrit des « jeunes
pousses des arbres » et s'est
construit une « maisonnette » avec
des « écorces d'arbres ». Quand
Bernard et d'autres le rejoignent il
va avec ses paniers « dans la forêt
qui entourait de toutes parts l'aire
de sa demeure, arrache rapidement
buissons d'épines et de ronces,
dépouille de leurs fruits noisetiers et
autres arbres sauvages ». Enfin, « il
trouve au creux d'un tronc un
essaim d'abeilles avec de la cire et
du miel en telle quantité qu'on
aurait cru ces richesses sorties de la
corne d'abondance elle-même ». Ici
on sent l'écho de la conception
paradisiaque du désert héritée de la
littérature monastique du haut
Moyen Âge. Le troisième texte est
célèbre : Suger y raconte comment,
pour construire la charpente de la
basilique de Saint-Denis, il fouille,
contre l'avis de tous, la forêt
d'Yveline et, « à travers les tailles, les
halliers ombreux, les forêts
d'épineux », il trouve des arbres
assez gros et grands pour faire
douze poutres. On voit ici à
l'œuvre les exploitants de la forêt,
qui la réduisent à l'état de taillis et
n'y voient qu'une source de
matières premières.
Avant de voir la forêt-désert dans
quelques grandes œuvres de
l'imaginaire médiéval, je voudrais
encore souligner la fréquence des
témoignages médiévaux sur
l'assimilation forêt-désert. C'est par
exemple dans le cartulaire de
Sainte-Foy de Conques, pour
l'année 1065, un acte indiquant
qu'une communauté monastique
est venue s'établir en un lieu où « il
n'y avait aucune habitation
humaine sauf des brigands dans les
forêts22 ».
Le vocabulaire atteste, avec les
langues vernaculaires naissantes, la
force de cette association mentale.
L'épithète presque de nature pour
la forêt c'est gaste, dévastée, vide,
aride et proche de la forêt sont les
substantifs gast et gastine, lieux
incultes, landes forestières.
Forez i a granz e gastines, écrit au
XIIe siècle le trouvère anglo-
normand Benoît de Sainte-Maure.
Tous ces mots viennent de vastum,
vide. Dans ce riche vocabulaire
apparaissent encore, à côté du
triomphant forêt, des termes
désignant des bois et de même
racine que le germanique Wald :
galt, gant, gandine. Dom Louis
Gougaud a attiré l'attention sur les
noms de lieux formés des mots
désert, ermitage en France, désert en
Irlande, peniti en Bretagne qui
désignent d'anciens séjours
d'ermites23. Le terme breton
rappelle que le désert c'est aussi la
pénitence, surtout pendant la grande
époque du mouvement pénitentiel
du XIe au XIIIe siècle.
Dans son autobiographie,
Guibert de Nogent, au début du
XIIe siècle, raconte l'histoire
d'Évrard de Breteuil, vicomte de
Chartres, qui, en 1073, abandonne
la vie mondaine, cherche la
solitude, se réfugie dans une forêt
où il trouve sa subsistance en faisant
du charbon de bois24. Il y a une
conjoncture de la fuite au désert
dans l'Occident médiéval. Bien
qu'il s'agisse d'un phénomène
permanent, les vagues de départs
vers la solitude s'enflent à certaines
époques, du IV e au VIIe siècle, liées à
la désertion générale des cités, aux
XIe et XIIe siècles face au contraire à
l'essor urbain : « Nous avons tout
quitté, voilà les paroles qui ont
rempli les forêts d'anachorètes »,
s'écrie dans un sermon Pierre
Damien, mort en 1072, et presque
un siècle plus tard saint Bernard lui
fait écho. Aux jeunes gens tentés
par les nouvelles écoles urbaines, il
dit : « Les forêts t'apprendront plus
que les livres. Les arbres et les
rochers t'enseigneront des choses
que ne t'enseigneront point les
maîtres de la science. » La
bibliographie de l'érémitisme
occidental est énorme. Je citerai
seulement le recueil L'Eremitismo in
Occidente nei secoli XI e XII (Atti della
Settimana internazionale di studio,
Mendola, 1962), Milan, 1965,
avec plusieurs articles en français.
Mais le sens symbolique profond
de la forêt s'exprima dans la
production de l'imaginaire, comme
en témoignent quelques-uns des
plus grands créateurs de la
littérature en ancien français : le
Tristan de Béroul, les romans de
Chrétien de Troyes, en particulier
Yvain et Perceval et Aucassin et
Nicolette. À quoi j'ajouterai un
témoignage occitan, celui du
troubadour Bernard Marti.
La forêt-désert n'était pas absente
des chansons de gestes, notamment
du cycle de Guillaume d'Orange
où, après avoir été surtout le
territoire de la chasse pour les
nobles guerriers, elle devient dans le
Moniage Guillaume un lieu peuplé
d'ermites cachés « dedans le hault
bocage », « au fond du bois ramé ».
Elle est surtout présente dans
Renaud de Montauban (Les Quatre Fils
Aymon) et dans Girard de Roussillon,
œuvres de la fin du XIIe siècle qui se
passent en partie dans la forêt
d'Ardenne et qui expriment peut-
être la fuite hors du monde d'une
aristocratie guerrière menacée par
une société nouvelle. Dans Girard de
Roussillon, par exemple, le héros
errant dans la forêt demande à un
ermite s'il connaît un prêtre dans le
voisinage. « Non, lui répond
l'homme des bois, pas même un
clerc. » La forêt, c'est le désert
institutionnel.
À la tradition judaïque et
orientale du désert s'est ainsi
ajoutée une tradition « barbare »
celtique, on l'a vu, mais aussi
germanique et scandinave de la
forêt-désert. De celle-ci une saga
comme celle de Harald
Sigurdarson, écrite au
commencement du XIIIe siècle par
l'Islandais Snorri Sturluson,
apporte un bon témoignage. Dès le
début le héros, Harald, futur roi de
Norvège, se cache « chez un paysan
qui habitait à l'écart dans une
forêt ». Le fils du paysan le guide
ensuite « par les forêts » et « alors
qu'ils chevauchaient d'une forêt
sauvage à une autre, Harald
déclama ceci :
« Me voici sans gloire,
passant
De forêt en forêt.
Qui sait si je ne serai pas
Largement renommé par la
suite25. »
Le mouvement franciscain de
l'Observance essaie au XV e siècle de
renverser l'élan qui a porté au XIIIe
siècle les ordres mendiants vers les
villes et fonde des couvents « au
désert », dans les forêts et dans les
îles40.
C'est encore le désert qu'iront
chercher au XVIIe siècle les
jansénistes à Port-Royal dans les
solitudes boisées de la vallée de
Chevreuse où cinq siècles
auparavant Suger avait trouvé les
poutres pour la basilique de Saint-
Denis. Aux XVIIe et XVIIIe siècles ce
sont les persécutions de l'Église
catholique et du roi qui
contraindront les protestants à se
réunir au Désert, dans les ravins
solitaires des Cévennes. Les
écologistes d'aujourd'hui
retrouvent dans les montagnes
l'idéologie du désert.
SOURCES PRINCIPALES
I. Documents pontificaux :
2. Documents préconciliaires :
H UMBERT DE R OMANS , Opus
tripartitum. Réd. longue éd. E.
B ROWN , Appendix ad fasciculum
rerum expetendarum Il, Londres,
1690, 185-222. Réd. brève cf.
K. M ICHEL , Das opus tripartitum
des Humbertus de Romanis, 2 e éd.,
Graz, 1926.
B RUNO DE SCHAUENBERG , év.
d'Olomouc in MGH, Leges, IV,
3, 589-594.
3. Documents conciliaires :
Brevis nota eorum quae in secundo
concilio lugdunensi generali gesta
sunt, éd. A. FRANCHI, Il concilio II
di Lione (1274) secondo la
Ordinatio Concilii generalis
Lugdunensis, Rome, 1965.
St. KUTTNER, Conciliar Law in the
Making : The Lyonese Constitutions
(1274) of Gregory X in a manuscript
at Washington.
4. Études :
L. G ATTO , Il pontificato di Gregorio X
(1271-1276), Rome, 1959.
Le temps du Purgatoire
(IIIe -XIIIe siècle)
À partir du moment où le
christianisme estimait possible que
certains péchés par leur nature (les
péchés que le XIIe siècle définit
comme véniels et que les siècles
précédents avaient appelés légers ou
menus – levia, minuta) ou par les
conditions de la mort du pécheur
(péchés qui avaient fait l'objet
d'une contrition ou, à plus forte
raison, de confession, sans que
satisfaction – pénitence ait été
accomplie) pouvaient être expiés
par une purgation après la mort, le
temps de cette purgation pouvait
être défini de différentes façons.
1 o Il pouvait commencer sur
cette terre et la vie terrestre pouvait
être considérée comme le début
sinon l'essentiel de l'existence
humaine. Cette pénitentialisation –
sinon cette infernalisation (car dans
cette conception pessimiste et
rigoriste la purgation avait tendance
à être considérée comme une
expiation par des châtiments) de la
vie humaine ici-bas donna même
naissance à la conception d'un
purgatorium prasens, comme l'expose
par exemple dans son traité à
l'usage des prédicateurs au milieu
du XIIIe siècle le dominicain Étienne
de Bourbon influencé par saint
Augustin. Celui-ci, dont la pensée
fut pourtant décisive pour la
fixation du temps du Purgatoire
entre la mort et la résurrection,
hésita longtemps à ce sujet. Les
théologiens du XIIe siècle, dans la
ligne de leur réflexion sur ce péché
mettant au premier plan l'intention
du pécheur et des nouvelles
définitions théoriques et pratiques
de la confession et de la pénitence
au sein du septénaire sacramental
défini notamment par Hugues de
Saint-Victor dans son De
sacramentis, avaient tendance à faire
du Purgatoire une pénitence
continuée et Guillaume
d'Auvergne, au début du XIIIe
siècle, donnera sa forme la plus
élaborée à cette conception. Mais
Thomas d'Aquin exprimera de la
façon la plus nette la rupture des
grands scolastiques du XIIIe siècle
avec cette idée en coupant le cordon
ombilical entre le temps terrestre et
le temps du Purgatoire. Il ne peut
plus y avoir de mérite après la mort,
donc plus de pénitence, il ne peut
plus y avoir pour purger les péchés
que des peines. Le temps du
Purgatoire n'est pas un temps
pénitentiel mais un temps pénal.
2 o Le temps du Purgatoire
pouvait se situer à l'intérieur du
temps du Jugement dernier. En
effet, un certain nombre de
théologiens considéraient que le jour
du Jugement aurait une certaine
épaisseur temporelle, que les
opérations qui le constitueraient
dureraient un certain temps. Il y
aurait notamment, selon une
exégèse spécifique de la première
épître de Paul aux Corinthiens,
passage, plus ou moins long selon
leurs mérites, des pécheurs
insuffisamment purgés dans le feu
qui sévirait alors. Alcuin, par
exemple, dans le De fide Sanctae
Trinitatis, avait identifié l'ignis
purgatorius à l'ignis diei judici. Dans
cette conception le temps du
Purgatoire n'était qu'un aspect du
temps du Jugement dernier.
3 o Le temps du Purgatoire se
situait bien entre la mort et le
jugement individuel d'une part, la
résurrection et le jugement général
de l'autre, mais tout défunt
bénéficiant de cette possibilité
posthume de rachat devrait se
purger de son reliquat de péchés
pendant tout le temps qui
s'écoulerait de sa mort au Jugement
dernier. Bien délimité entre le
temps terrestre individuel et
l'éternité (dans le cas des
pensionnaires du Purgatoire,
éternité de félicité où s'aboliraient le
temps du Purgatoire aussi bien que
le temps terrestre), le temps du
Purgatoire devait remplir tout cet
intervalle et s'identifier au temps de
la première mort, dans la ligne du
temps juif du shéol.
4 o Le christianisme latin retint
une quatrième solution : le temps
du Purgatoire pouvait pour chacun
des habitants de cet au-delà
intermédiaire durer plus ou moins
longtemps, selon la gravité des
fautes restant à expier et selon le
zèle des vivants à aller par leurs
suffrages au secours du condamné à
la purgation. Ainsi se définissait,
comme pour la vie terrestre, un
temps à deux niveaux. Au niveau
collectif, un temps allant jusqu'à la
fin du monde, au niveau
individuel, un temps allant de la
mort à l'achèvement de la
purgation comme le temps terrestre
allait de la naissance à la mort
corporelle. Temps sécable,
manipulable, inégal. Sa définition
supposait un certain état de la
société et de la culture, sa pratique
eut pour la société et la culture
d'importantes conséquences.
La naissance définitive du
Purgatoire pendant la période
environ 1170-environ 1220 se
produit à l'intérieur d'une
mutation profonde des cadres
mentaux et intellectuels de la
Chrétienté.
La révolution la plus importante
est probablement celle, difficile à
documenter avec précision mais
qu'on peut mettre en évidence à
partir d'un certain nombre
d'indices convergents (progrès dans
la recherche du bien-être matériel,
progression de la part des biens
meubles, biens de consommation
et de jouissance, dans les fortunes,
émergence de la littérature profane,
renaissance de la littérature antique
et des thèmes du « carpe diem »,
développement d'un sens
esthétique indépendant du bon et
du grand, apparition du thème de
l'« insouciance », développement
du concept – et de pratiques – de
propriété, glissement de
l'opposition potens-pauper, « haut
homme »– « vilain » vers
l'opposition riche-pauvre, gros-
menu, prééminence de l'avaritia sur
la superbia, etc., en gros progrès des
valeurs « féodo-bourgeoises » selon
l'expression de José Luis Romero),
c'est l'intérêt croissant des chrétiens
pour les biens terrestres, la
conversion du ciel vers la terre. Non
que les bouffées millénaristes aient
disparu, que l'obsession du salut se
soit évanouie mais, pour la plus
grande partie de la société, dans
toutes ses couches, la recherche du
bonheur d'abord ici-bas, le
renoncement à l'opposition absolue
entre les satisfactions terrestres et la
vie éternelle, la valorisation du
siècle – bref le recul de ce « mépris
du monde » justement mis en
valeur par Robert Bultot3, toutes
ces tendances se combinent avec le
sentiment que l'imminence du
Jugement dernier s'est éloignée.
Cette installation sur terre qui se
traduit par le grand mouvement
d'institutionnalisation du XIIIe
siècle, bien différent de celui de
l'époque carolingienne – cité des
hommes et non plus cité de Dieu
sur la terre –, a pour complément le
sentiment de la durée et de
l'importance du temps qui doit
séparer les hommes du Jugement
dernier. On ne peut plus négliger la
durée qui s'étend de la mort
individuelle à la résurrection. Le
temps du Purgatoire a toutes les
chances d'être un temps long à la
mesure des hommes. Cette
nouvelle importance du temps
antérieur à la venue du Paraclet va
de pair avec d'autres évolutions
intellectuelles et mentales : une
nouvelle attention au nombre lié au
développement de l'arithmétique et
du calcul4, une meilleure prise de
possession de la terre par les progrès
de la géographie terrestre auxquels
répond une révision de la
géographie de l'au-delà (à la
multiplicité des receptacula animarum
avant le Jugement et, au dualisme
des demeures éternelles : ciel et
enfer, succède un système à cinq ou
à trois demeures : limbe des enfants
et limbe des pères, purgatoire,
paradis céleste et enfer, ou, pour
l'essentiel, Ciel, Enfer, Purgatoire,
celui-ci devenant le troisième lieu
de l'au-delà, lieu temporaire et non
éternel), une effervescence dans les
conceptions et la mesure du temps
qui précède l'apparition du temps
sécable en parties égales des
horloges, un intérêt pour la notion
d'intermédiaire que souligne, dans
les schémas idéologiques de la
société, le succès de la triade :
« minores, mediocres, maiores ». Ainsi
se présente un temps de l'au-delà
intermédiaire, mesurable, divisible,
lié à un espace lui aussi temporaire,
provisoire. Il s'agit, tout comme les
tribunaux terrestres et les tribunaux
de la pénitence s'efforcent de mieux
adapter la durée des peines à
l'importance des délits et des fautes,
de manipuler avec justesse et justice
ce temps de la purgation que, dès le
milieu du XIe siècle – avant même
l'existence d'un vrai Purgatoire-,
Jotsuald et Pierre Damien avaient
appelé dans la Vita Odilonis une
condamnation, une damnation à
temps, damnatio ad tempus.
Les conséquences à tirer de ce
Purgatoire défini dans l'espace et le
temps ne vont pas sans poser des
problèmes au christianisme
médiéval.
1 o TEMPS TERRESTRE ET TEMPS
ESCHATOLOGIQUE.
2 o TEMPS DU PURGATOIRE ET
VISION BÉATIFIQUE5 .
Le contrôle du temps et de sa
mesure est un aspect important des
conflits sociaux et idéologiques à
l'intérieur des sociétés. Le temps du
Purgatoire n'échappe pas à cette
lutte pour le pouvoir sur le temps.
Cette lutte connaît trois vainqueurs
au XIIIe siècle : l'Église, les nouvelles
communautés, l'individu.
1 o L 'ÉGLISE ET LE TEMPS DU
PURGATOIRE.
2 o LES COMMUNAUTÉS
NATURELLES ET ARTIFICIELLES , LA
MÉMOIRE COLLECTIVE ET LE TEMPS
DU PURGATOIRE.
3 o TEMPS DU PURGATOIRE ET
INDIVIDU .
Le temps de l'exemplum
(XIIIe siècle)
I. REMARQUES PRÉLIMINAIRES DE
MÉTHODE
LE CORPS
Publié en italien dans J. LE
GOFF , Il Meraviglioso e il
quotidiano nell'Occidente
medievale, Rome-Bari,
Laterza & Figli, 1983, pp. 45-
50. – À paraître dans les Mélanges
Zolkiewski, à Varsovie.
Ces remarques ont été présentées
au colloque « Homme biologique
et Homme social » (L'articulation
des sciences anthroposociales et des
sciences naturelles) encore inédit,
organisé par le Centre Royaumont
pour Une Science de l'homme, sous
le patronage de la Délégation
générale à la recherche scientifique
et technique.
Corps et idéologie
dans l'Occident médiéval
(MARC BLOCH ,
La Société féodale)
LA RÉVOLUTION CORPORELLE
Le refus du plaisir
(MALLARMÉ).
Pour l'opinion commune,
l'Antiquité tardive a marqué un
tournant capital dans les
conceptions et les pratiques de la
sexualité en Occident. Après une
période antique gréco-latine où la
sexualité, le plaisir charnel sont des
valeurs positives et où règne une
grande liberté sexuelle, une
condamnation générale de la
sexualité et une stricte
réglementation de son exercice se
mettent en place. Le principal agent
de ce renversement, c'est le
christianisme.
Récemment, la thèse a été
avancée – par Paul Veyne
(L'Histoire, no 63, janvier 1984,
« Les noces du couple romain »,
pp. 47-51) et Michel Foucault1 –
que ce tournant existe bien mais
qu'il est antérieur au christianisme.
Il daterait du Haut-Empire romain
( Ier- IIe siècle) ; et il existerait chez les
Romains païens, bien avant la
diffusion du christianisme, un
« puritanisme de la virilité ».
Dans le domaine de la sexualité
aussi, le christianisme est tributaire
à la fois d'héritages et d'emprunts
(juifs, gréco-latins, gnostiques) et de
l'air du temps. Il se situe aussi dans
ce vaste bouleversement des
structures économiques, sociales et
idéologiques des quatre premiers
siècles de l'ère dite chrétienne où il
apparaît à la fois – comme souvent
en histoire – comme un produit et
un moteur. Mais son rôle a été
décisif.
Comme le dit Paul Veyne, le
christianisme a donné une
justification transcendante, fondée à
la fois sur la théologie et le Livre
(interprétation de la Genèse et du
péché originel, enseignement de
saint Paul et des Pères) – ce qui est
très important. Mais il a aussi
transformé une tendance
minoritaire en comportement
« normal » de la majorité, en tout
cas dans les classes dominantes,
aristocratiques et/ou urbaines, et
fourni aux nouveaux
comportements un encadrement
conceptuel nouveau (vocabulaire,
définitions, classifications,
oppositions) et un contrôle social et
idéologique rigoureux exercé par
l'Église et le pouvoir laïc à son
service. Il a offert enfin une société
exemplaire réalisant sous sa forme
idéale le nouveau modèle sexuel : le
monachisme.
Aux raisons qui avaient pu
pousser les Romains païns vers la
chasteté, la limitation de la vie
sexuelle au cadre conjugal, la
condamnation de l'avortement, la
réprobation à l'égard de la « passion
amoureuse », le discrédit de la
bisexualité, les chrétiens ajoutaient
un motif nouveau et pressant,
l'approche de la fin du monde qui
exige la pureté. Saint Paul les
avertit : « Je vous le dis, frères : le
temps se fait court. Que désormais
ceux qui ont femme vivent comme
s'ils n'en avaient plus » (I
Corinthiens, VII, 29). Certains
extrémistes de la pureté se châtrent
même, comme Origène : « Et il y a
aussi des eunuques qui se sont
châtrés eux-mêmes à cause du
Royaume des Cieux », avait déjà
relevé Matthieu ( XIX, 12).
LA CHAIR PÉCHERESSE
LA CONVERSION D'AUGUSTIN
LE REFUS DU PLAISIR
L 'AMOUR
DONNE LA LÈPRE AUX VILAINS
Des prescriptions à la pratique, le
fossé, sans aucun doute, a été
grand. La façon dont le confesseur
de Saint Louis insiste – comme
preuve de sainteté – sur le parfait
respect (et même l'exagération) par
Louis IX de la continence conjugale
montre que ce respect était rare.
Mais J.-L. Flandrin pense que les
prescriptions de l'Église ont
rencontré certaines tendances
profondes de la culture et de la
mentalité des masses : notion de
temps sacré, attesté par les
calendriers paysans, sens de
l'impureté, respect des interdits. Il y
aurait donc eu convergence entre
l'éthique savante et la culture
« populaire ». Pourtant on voit
aussi dans le domaine du sexe
surgir – du moins aux yeux de
l'Église féodale – le clivage social et
culturel entre clercs et laïcs
(noblesse comprise) d'une part,
entre les deux ordres des clercs et
des chevaliers et celui des
travailleurs – surtout paysans – de
l'autre. Il se manifeste dans
l'explication le plus souvent donnée
au Moyen Âge pour justifier la
lèpre. L'origine peccamineuse3 des
lépreux a en effet été liée par
certains théologiens du Moyen Âge
à la conception d'un comportement
sexuel différent chez les catégories
dominantes de la société et chez les
couches dominées. Y a-t-il eu une
sexualité des « élites » et une
sexualité des rustres ? En tout cas, le
mépris pour le vilain a trouvé aussi
dans le sexe un aliment. Dès la
première moitié du VIe siècle, dans
un sermon, l'évêque Césaire d'Arles
informe son auditoire. Les époux
incontinents auront des enfants
« lépreux ou épileptiques, ou peut-
être démoniaques ». « Bref, tous
ceux qui sont lépreux naissent
d'ordinaire non pas des hommes
savants qui conservent leur chasteté
dans les jours contraires et les
festivités, mais surtout des rustres
qui ne savent se contenir. »
Voici donc deux croyances qui
vont traverser le Moyen Âge.
D'abord la maladie obsessionnelle
et culpabilisante, la maladie-hantise
dont la peste prendra le relais au
milieu du XIV e siècle, la lèpre, reçoit
son origine dans la sexualité
coupable – y compris celle des
époux, surtout, peut-être, celle des
époux – et la macule de la
fornication commise dans la chair
ressort à la surface du corps. Et
comme la chair transmet le péché
originel, les enfants paient la faute
des parents. Ensuite, il y a cette
fixation de l'excès de dévergondage
sexuel dans le monde des
« illettrés », des pauvres, des
paysans. Ce n'est pas un hasard si le
servage exprime les conséquences
du péché originel dans la société
chrétienne médiévale. Esclaves plus
que tous autres de la chair, les serfs
méritent d'être aussi les esclaves des
seigneurs. Dans cette déformation
de l'idéal de volontarisme, de
résistance, de lutte spirituelle de
l'Antiquité tardive, la partie
dominée de la société est présentée
comme celle des faibles, des
abouliques, sans raison, mais aussi
sans volonté. Dans ce monde de
guerriers, les vilains sont des quasi-
animaux, jouets du désir mauvais.
BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE
LITTÉRATURE ET
IMAGINAIRE
Écrit en collaboration avec Pierre
VIDAL-NAQUET .
Publié d'abord dans Critique,
o
n 325, juin 1974, pp. 543-571 ;
version plus complète, reprise ici,
dans Claude Lévi-Strauss, « Idées »,
Gallimard, 1979, pp. 265-319.
Lévi-Strauss en Brocéliande
Esquisse pour une analyse d'un roman courtois
L'épisode qui servira de point de
départ aux réflexions que nous
présentons ici1 est tiré du roman de
Chrétien de Troyes, Yvain ou le
Chevalier au lion (vers 1180) 2.
Chevalier de la cour d'Arthur,
Yvain a obtenu de son épouse
Laudine, gagnée à la suite
d'aventures sur lesquelles nous
reviendrons, permission de la
quitter pendant un an, « pour
convoyer le roi et aller tournoyer »
(vers 2561-2562). Qu'il dépasse
d'un seul jour ce délai et il perdra
l'amour de sa femme.
Inévitablement – ne sommes-nous
pas dans la logique du conte
merveilleux, où une condition est
posée pour être transgressée ?3 –
Yvain laisse passer l'échéance.
Montée sur un symbolique palefroi
noir, une demoiselle de la
« mesnie » de sa femme vient avertir
que tout est fini entre eux et qu'il
ne doit plus chercher à la revoir.
C'est alors qu'Yvain, devenu fou,
fuit la cour et gagne la forêt.
Précisons le moment où se situe
l'action. Ce roman de Chrétien de
Troyes, tout comme d'autres
œuvres du même poète
(notamment Perceval et Érec et
Énide), et bien d'autres romans
courtois, s'articule en effet autour
de deux séries d'épisodes dont la
signification (le sen, eût-on dit en
français du XIIe siècle) est
radicalement différente et même
opposée4. Le récit s'ouvre par la
narration d'un échec, d'une
« aventure » manquée. Un autre
chevalier de la cour d'Arthur,
cousin germain d'Yvain,
Calogrenant, n'a pu, au cœur de
Brocéliande, vaincre Esclados le
Roux, maître d'une fontaine
magique. Yvain reprend le même
chemin et réussit partout où l'autre
avait échoué : non seulement il
vainc et tue le seigneur de la
fontaine, mais il épouse sa veuve, et,
tel le roi de Nemi illustré par
Frazer, il prend sa succession.
Aventures gratuites pourrait-on
dire, celle de la chevalerie pour la
chevalerie, de l'exploit pour
l'amour de l'exploit, où, de surplus,
les opérations magiques de Lunette,
servante de la dame de la fontaine,
auront apporté à Yvain un appoint
décisif.
*
La « Folie Yvain » marque la
rupture du héros tant avec la cour
d'Arthur qu'avec le monde que
nous venons de décrire. La plus
grande partie du roman (du
vers 2884 au vers 6808 et dernier)
est consacrée à définir les étapes du
retour d'Yvain, guéri de sa folie, à
l'amour et à la possession légitime
de sa femme et de son domaine.
Pour donner leur sens aux pages
qui précèdent, il faut marquer ici
quelques étapes. Le moment que
représente la folie est bien en effet
capital. Jusqu'à la folie, c'est en
quelque sorte la forêt qui représente
le monde sauvage, terrain de
l'aventure et de l'exploit initiatique.
Mais la folie a rendu Yvain sauvage
et du même coup le statut de la
forêt va apparaître plus complexe ;
c'est que, pour l'analyse structurale,
il n'y a pas de forêt en soi, fût-ce à
l'intérieur d'une même œuvre, la
forêt n'existe que dans sa relation
avec ce qui n'est pas la forêt, et les
oppositions peuvent jouer à
l'intérieur même de ce qui nous
apparaît comme simple78.
Quand Yvain, guéri par
l'onguent magique de la dame de
Noroison, se réveille,
Si se vest 3029
Et regarde par la forest
S'il verroit nul home venir
el blanc chainse et an la
chemise (v. 1362)8
Les commentateurs ont été
souvent déconcertés par cet
entêtement d'Érec à mener Énide
avec ses pauvres vêtements à la
cour. Les explications de nature
psychologique qu'on a souvent
avancées me paraissent insuffisantes
et même déplacées. La décision
d'Érec me semble résulter de deux
systèmes qui se combinent en
l'occurrence. Le premier est celui
du mariage, qui est un rite de
passage. On en est à la première
phase du rite, celui de la séparation.
La future épouse quitte la maison
de ses parents, mais pour le reste
son état doit demeurer inchangé.
C'est d'autant plus nécessaire ici
que ce mariage doit être non
seulement passage du célibat au
mariage, d'une famille à une autre,
d'une maison à une autre, mais
relèvement d'état, passage de la
pauvreté à la richesse. Sa
matérialisation par l'intermédiaire
du code vestimentaire ne doit se
faire que dans la phase suivante,
comme un des rites que Van
Gennep appelait « rites de marge ».
Il y a plus. Je crois qu'un thème
essentiel du roman est le statut du
couple. Pour Chrétien, il doit y
avoir à la fois égalité entre le mari et
la femme, mais cette égalité doit
être compatible avec une certaine
supériorité de l'homme sur la
femme. Ainsi sont sauvegardées les
conceptions chrétiennes médiévales
du mariage et du couple. Chrétien
à maintes reprises insiste sur
l'égalité d'Érec et Énide. Avant que
cette égalité soit sanctionnée par le
mariage et, à la fin du roman, par le
couronnement conjoint d'Érec et
d'Énide, elle s'exprime par l'égalité
dans les valeurs éminentes du
système aristocratique : courtoisie,
beauté, « débonnaireté » (ou
sagesse), courage.
molt estoient igal et per
de corteisie et de biauté
et de grant debonereté.
Si estoient d'une meniere,
d'unes mors et d'une matière,
que nus qui le voir volsist dire
n'an poïst le meillor eslire
ne le plus bel ne le plus sage.
Molt estoient d'igal corage
et molt avenoient ansamble
(v. 1484-1493)9
À nouveau, à la profusion
s'ajoute la possibilité pour chacun
de choisir :
Ce fu un samedi a nuit
qu'il mangièrent poissons et
fruit,
luz et perches, saumons et
truites,
et puis poires crues et cuites.
Après souper ne tardent gaire ;
comandent les napes a traire
(v. 4237-4242)32
Et Guillebert dit :
Et Guillaume de conclure :
Guillaume Fierebrace
qui a pris Nîmes, le palais et les
salles (v. 722-723)
salles (v. 722-723)
le comte l'avait fait prisonnier
dans la cité de Nîmes (v.
748)
... dans la cité de Nîmes (v.
758)
... que nous avons laissé
auparavant à Nîmes (V .
1097)
comme il avait pris Nîmes (v.
1284)
... Narbonne, la grande (v.
1074)
... Narbonne, la puissante (v.
1281)
Ce sont enfin les noms jetés çà et
là, comme des repères éclatants des
cités chrétiennes ou sarrasines, d'un
côté Reims et Laon (v. 801), Rome
(v. 962 et 1628), Aix-la-Chapelle
(v. 1420), de l'autre Barcelone (v.
969), Babylone (v. 972), et les
variations sur des villes non
identifiées, Valsonne (v. 976),
Valdonne (v. 977), Voirecombe (v.
978), Valsone (v. 983), Vaudon (v.
1247) 13.
Cependant, Guillebert, parvenu
dans Nîmes, alerte Bertrand, le
neveu qui n'avait pas voulu suivre
Guillaume à Orange. Bertrand,
torturé par le remords puis
galvanisé par les nouvelles de
Guillebert, cède à son tour à la
fascination d'Orange à prendre.
Après avoir évoqué « l'or de dix
cités » (v. 1692), il déclare :
Le comte Guillaume a
épousé la dame ;
puis il resta bien trente ans
dans Orange
sans cesser un seul jour de
combattre.
Le thème de la ville-femme, à
regarder, à admirer, à craindre (la
femme est aussi Ève, créature
diabolique) – et en définitive à
prendre –, est au cœur même de
l'idéologie guerrière telle que
l'expriment les chansons de geste
dès le début.
L'atmosphère semble très
différente avec les Lais de Marie de
France, et il est vrai – pour ne pas
évoquer d'autres causes de
différence – que le lai impose une
forme, un style et, dans une
certaine mesure, une idéologie
éloignés de ceux de la chanson de
geste. Que fait-il de la ville ?
Disons d'entrée de jeu que la
place de la ville est plus modeste,
plus secondaire dans les Lais de
Marie de France que dans les deux
chansons de geste que je viens
d'évoquer. Des villes n'apparaissent
que dans quatre des douze lais qui
nous sont parvenus, et elles y
apparaissent comme des décors, non
comme des héroïnes de l'œuvre.
APPENDICE
LES RÊVES
Colloque « I sogni nel
Medioevo », Lessico Intelletuale
Europeo, Rome, 1983, éd. Rome,
1985.
c) Un ensemble de songes
effrayants accompagnés de
manifestations corporelles et
psychiques, angoisses et
tremblements. Ils nourrissent un
chapitre important de
l'anthropologie historique des
rêves : le rêve et la peur. Dans
l'Ancien Testament, ce sont
essentiellement les rêves-
cauchemars de Job (IV, 12-16 ; VII,
13-14) 9.
Avant le IV e siècle et la
reconnaissance du christianisme
comme religion autorisée puis
officielle, les attitudes chrétiennes à
l'égard des rêves et de leur
interprétation trahissent d'abord de
l'intérêt, puis de l'inquiétude, et
finalement de l'incertitude.
I. RENFORCEMENT DE L'INTÉRÊT
POUR LES RÊVES.
a) Rêve et conversion.
La conversion au christianisme
est souvent présentée en liaison avec
un rêve.
Ainsi Origène (185-254) écrit
dans le Contre Celse (I, 46) :
« Beaucoup sont venus au
christianisme comme malgré eux,
un certain esprit ayant soudain
tourné leur cœur de la haine de la
doctrine à la résolution de mourir
pour elle, en leur présentant une
vision ou un songe (ὔπαρ ἢ ὅναρ).
J'en ai connu bien des exemples. Si
je les mettais par écrit, tout témoin
oculaire que j'en aie été, j'offrirais
une vaste cible à la risée des
incroyants qui penseraient que moi
aussi, comme ceux qu'ils suspectent
d'avoir forgé de telles fictions, je
leur en conte. Mais Dieu est témoin
de ma conscience et de son désir de
confirmer, non par des récits
mensongers, mais dans une
évidence riche d'aspects,
l'enseignement divin de Jésus38. »
Notons la division ὕπαρ/ὅvαρ
(vision/songe) qui sera si
importante au Moyen Âge.
c) Rêve et martyre.
Dans la nouvelle hiérarchisation
des rêveurs qui s'ébauche dans le
christianisme, il est normal qu'au-
dessus de l'évêque s'affirme le héros
chrétien par excellence, le martyr.
Par sa vertu, par son sacrifice, il est
digne d'obtenir les plus hautes
visions, celles qui montrent l'au-
delà et le futur. Je n'en prendrai
qu'un exemple, éclatant : les visions
des martyrs Perpétue et Saturus
dans la célèbre Passio S.S. Perpetue et
Felicitatis41 racontant, à partir des
notes dictées en prison par
Perpétue, le martyre à Carthage
en 203 d'un petit groupe de
chrétiens. Ce groupe était si
visiblement lié à Tertullien que
certains érudits en ont fait le
rédacteur de cette Passion.
Ce texte rapporte le récit de cinq
visions obtenues en prison par
Perpétue et un de ses compagnons,
Saturus. Des quatre visions de
Perpétue deux concernent elle-
même et ses compagnons et lui
révèlent le futur, deux ont trait à un
jeune frère de Perpétue et lui
montrent l'au-delà. Quant à
Saturus, sa vision prolonge les
visions de Perpétue concernant leur
avenir de martyrs.
Deux particularités doivent être
signalées dans ces récits de rêves-
visions. Le fait que les martyrs sont
dignes de ces visions, en particulier
Perpétue. Et celle-ci a même le
droit, par ses mérites, de demander
une vision et de l'obtenir et de
s'entretenir avec Dieu.
C'est son frère qui, la première
fois, l'incite à demander à Dieu de
lui montrer leur avenir dans une
vision : « Alors mon frère me dit :
“Madame ma sœur tu as déjà de si
grands mérites que tu es digne de
réclamer une vision et il te sera
montré si c'est le martyre ou la
relaxe qui nous attend (Domina
soror, iam in magna dignatione es,
tanta ut postules visionem et ostendatur
tibi...)” » Perpétue, qui sait qu'elle
peut s'entretenir avec Dieu (Et ego
quae me sciebam fabulari cum
Domino), demande, et une
révélation lui est montrée en vision
(Et postulavi et ostensum est mihi
hoc...). Elle voit une échelle hérissée
d'armes, dressée jusqu'au ciel avec
un dragon à son pied que Saturus
l'aide à monter, et qui la fait arriver
dans un grand jardin où l'accueille
un berger tout blanc qui lui donne
un morceau de fromage à manger.
Elle comprend que c'est le martyr
qui les attend.
Les deux rêves suivants nous
offrent la première évocation
imagée de ce qui sera plus tard le
Purgatoire42. Il lui est montré
(ostensum est mihi hoc), sans qu'elle
ait rien fait cette fois pour
provoquer cette vision, un jeune
frère mort il y a un certain temps et
qui souffre dans un jardin hostile
de l'au-delà. Elle prie pour que,
cette fois-ci, ce soit son frère qui lui
soit donné (ut mihi donaretur), c'est-
à-dire qui soit délivré de son
épreuve. C'est ce que lui montre
peu après une autre vision. La veille
de son martyre elle voit, dans une
étrange vision que Louis Robert a
récemment expliquée43, le combat
qu'elle soutiendra le lendemain non
contre les bêtes mais contre le
Diable.
Enfin Saturus, qui mérite lui
aussi une vision prémonitoire (Et
Saturus benedictus hanc visionem suam
edidit), se voit avec ses compagnons
accueillis au Paradis.
« Telles sont les visions très
insignes des très saints martyrs
Saturus et Perpétue eux-mêmes et
qu'ils ont eux-mêmes dictées44. »
Tout un ensemble de
motivations vont, à partir du IV e
siècle, se renforcer pour condamner
l'intérêt pour le rêve et son
interprétation. Lié au corps, le rêve,
comme une série de phénomènes
humains dont on aura au contraire
tendance, à partir du XVIe siècle et
plus encore du XIXe et du XXe siècle,
à faire des facultés spécifiques de
l'homme – « le propre de
l'homme » – comme le geste, le
rire, la sexualité, va basculer du côté
du Diable et être l'objet d'une
méfiance accrue.
a) La diabolisation du rêve.
Au cours du IV e siècle le
christianisme fait subir une
mutation essentielle au monde
surnaturel. C'est la réduction à
l'Un. Tout comme le polythéisme
se condense en monothéisme (selon
une tendance déjà forte dans les
religions païennes de l'Antiquité
tardive), le monde multiple des
génies aériens – et là est, pour moi,
la révolution essentielle du
surnaturel chrétien – subit un
remaniement décisif. Les démons
du paganisme étaient divers, bons et
méchants. Dans l'Antiquité tardive
ils s'étaient plus ou moins séparés
en bons ou méchants démons. Le
christianisme consacra cette
division, faisant des bons démons
des anges et réservant aux mauvais
esprits le nom de démons.
L'unification de ces deux troupes
fut une seconde étape capitale.
Tandis que les anges devenaient la
milice de Dieu et retrouvaient leur
fonction de messagers divins – y
compris messagers de rêves
« vrais » –, les démons s'unifiaient
sous le commandement d'un
général en chef, inférieur certes à
Dieu, mais capable, avec sa
permission, de tromper
radicalement l'homme pécheur,
Satan, le Diable.
Ainsi, changement à mes yeux
essentiel, dans la typologie tripartite
des rêves, ceux qui étaient envoyés
par les démons (c'est encore le cas
chez Tertullien) le furent désormais
par le Diable, par Satan lui-même.
Cette entrée en scène sur le théâtre
des rêves du pire ennemi de
l'homme contribue de façon
décisive à attirer le rêve dans le
domaine satanique ou tout au
moins à faire peser sur lui (et sur le
rêveur) cette menace mortelle.
b) Rêve et hérésie.
Le rôle joué par une sorte
d'hypertrophie de la vision et du
rêve dans certaines hérésies et en
particulier dans les hérésies
gnostiques a aussi contribué
fortement à accroître la méfiance du
christianisme officiel à l'égard des
rêves. Au début du IV e siècle par
exemple Eusèbe, dans l'Histoire
ecclésiastique (V, XXVIII, 7-12),
raconte, dans une optique où se
repère encore l'incertitude à l'égard
de la valeur des visions, l'histoire
d'un disciple de l'hérétique
Artémon Natalias, favorisé de
nombreuses visions de Jésus-Christ
qui l'appelait à abandonner ses
erreurs (δι' ὁραμάτων πολλακις
ἐνουθɛτɛῖτο ὑπò του̃ κυρίου) mais
qui prête peu d'attention à ces
visions (ἐπɛὶ δὲ ῥαθυμότɛρον τοῖς
ὁράμαμσιν προσɛι˜χɛν). Eusèbe
vit encore dans la tradition archéo-
chrétienne du contact avec Dieu,
par le rêve, surtout valable pour un
« confesseur » (ὁμολογητής).
Mais quand le christianisme
devient religion tolérée puis
officielle la hiérarchie ecclésiastique
tient à contrôler de mieux en mieux
la vie religieuse des fidèles et
cherche en particulier à canaliser ou
à éviter les contacts directs – sans
son entremise – des fidèles avec
Dieu. Le rêve est suspect comme
court-circuiteur de l'intermédiaire
ecclésiastique dans les rapports avec
Dieu.
d) Le rêve et le sexe.
Une autre compromission du
rêve se produit dans le domaine de
la sexualité. À partir du moment où
le Diable et l'homme jouent un rôle
important dans l'envoi et la
production des rêves, le premier
multiplie les rêves les plus
tentateurs, ceux qui aiguillonnent la
chair et plus spécialement le sexe, et
le second retrouve d'autant mieux
dans les rêves, que son corps
luxurieux et son âme concupiscente
produisent en lui, des images
voluptueuses qu'il les a refoulées
quand il était conscient. Le
sommeil, la nuit, le rêve et le sexe se
conjuguent pour faire du dormeur
la proie de rêves indécents. Le rêve
devient ainsi le véhicule privilégié
des tentations oniriques de la nuit
et le relais efficace des pollutions
nocturnes. La sexualisation
progressive des tentations de saint
Antoine, modèle des illusions
oniriques où le Diable cherche une
proie pour l'Enfer, trahit cette
pente du rêve vers la luxure. Nul
n'a davantage contribué à cette
évolution que saint Augustin.
CONCLUSION
Deux phénomènes de longue
durée concernant le rêve et son
interprétation ont joué, dans
l'Antiquité tardive et au Moyen
Âge, un rôle important dans
l'imaginaire des hommes et des
femmes autour de la Méditerranée,
puis dans le monde chrétien – au
moins occidental. Ces deux
phénomènes esquissés dans
l'Antiquité judaïque et dans
l'Antiquité gréco-romaine se sont
surtout affirmés avec le
christianisme.
a) Le refoulement et la manipulation
des rêves.
Ils ont été imposés, comme pour
la sexualité, par la grande censure
ecclésiastique dont nous ne sommes
pas encore complètement libérés et
qui, pour le meilleur et pour le pire,
a conduit à la psychanalyse. Je ne
me suis pas aventuré sur ce terrain à
cause de mon incompétence mais il
me semble indispensable dans cette
esquisse d'une histoire de
l'onirologie de faire appel à la
science psychanalytique. En tout cas
« le rêve et la peur » c'est un couple
historique qui relève de ce
christianisme de la peur dont Jean
Delumeau a bien montré
l'épanouissement et dont la genèse
remonte loin. Le rêve par sa
diabolisation entre dans ce
syndrome du contemptus mundi, du
refus du monde que le
monachisme du haut Moyen Âge a
infatigablement construit. Ce n'est
pas un hasard si le jeune cardinal
Lothaire, qui allait devenir le pape
Innocent III, consacre un chapitre
de son De contemptu mundi,
vers 1196, à un moment où les
rêves connaissent une première
grande vague de libération dans la
grande mutation du tournant du
XIIe au XIIIe siècle, à la « peur des
rêves ».
Dans ce monde devenu celui du
cauchemar dans une certaine vision
de christianisme névrosé, même pas
la nuit n'apporte le repos et
l'homme a été réduit à la situation
de Job aux pires moments de ses
épreuves. Lui faisant écho, le futur
pape proclame : « Le temps
concédé au repos, il ne nous est pas
concédé qu'il soit en repos : les
songes terrifient, les visions
abattent79. »
Pourtant, on a l'impression que
les rêves se constituent aussi en
contre-système culturel et, de
nouveau, la contestation onirique se
lie à la contestation hérétique. Le
paysan champenois Leutard était
devenu, selon Raoul Glaber, le
premier hérétique « populaire »
d'après l'an Mil en ayant une vision
endormi dans son champ.
Emmanuel Le Roy Ladurie a
montré la fascination des rêves sur
les Cathares de Montaillou 80.
b) Rêve et individu.
Le rêve – et c'est sans doute la
première motivation de l'historien
qui s'intéresse aux rêves – est un
phénomène collectif. Et le XVIIe
siècle connaîtra même, je le rappelle
d'après Hennigsen, des « épidémies
de rêves ». Il s'insère dans les cadres
sociaux et culturels d'une société
mais c'est aussi une des voies
principales par où l'individu s'est
affirmé. Nous avons vu naître dans
l'Antiquité tardive le genre de
l'autobiographie onirique. Du
païen Ælius Aristide et de l'évêque
Augustin elle évolue lentement vers
l'abbé bénédictin Guibert de
Nogent au début du XIIe siècle. Le
développement du rêve a été
étroitement lié à la vogue du voyage
dans l'au-delà et à l'importance
grandissante du jugement individuel
juste après la mort.
Je me tournerai pour finir non
vers un texte en aval des IIe- VIIe
siècles à la différence du texte
d'Innocent III mais vers une pensée
très en amont. Héraclite, dans le
fragment 89, dit : « L'univers de
ceux qui veillent est unique et
commun mais chaque dormeur se
retourne vers soi-même. »
APPENDICE
LES RÊVES DANS L'ANCIEN
TESTAMENT
1 R. CAILLOIS et G. E. VON
GRUNEBAUM, Le Rêve et les sociétés humaines
(colloque de 1962), éd. angl., 1966, éd. franç.,
Paris, Gallimard, 1967.
2 Epistola ad Eustochium, 22, 30. Cf. R.
ANTIN, « Autour du songe de saint Jérôme »,
in Revue des études latines, 41, 1963, pp. 350-
377.
3 E. L. EHRLICH, Der Traum im Alten
Testament, 1953.
4 M. DULAEY, Le Rêve dans la vie et la pensée
de saint Augustin, Paris, 1973, pp. 231-232.
5 Voir la liste dans l'Appendice. J'ai enlevé
quelques références qui m'ont paru erronées ou
inadéquates. Ainsi, dans la liste d'Ehrlich : Ps.
CXXVI, 1 et Is., LXV, 4, dans celle de Martine
Dulaey, Gen. II, 21 (le sommeil d'Adam
pendant la création d'Ève n'est pas accompagné
de songe) et Ps. XLIV (XLVIII), 15.
6 A. WIKENHAUSER, « Die
Traumgeschichte des Neuen Testaments in
religions chichtlicher Sicht », in Pisciculi.
Festschrift für Fr. Dölger, Antike und
Christentum, 1939.
7 Voir Les Songes et leur interprétation, col.
« Sources orientales II », Éd. du Seuil, Paris,
1949, passim.
8 André Caquot émet l'hypothèse que dans
la Genèse la vision corresponde aux versets
yahvistes tandis que les songes où Dieu parle
apparaîtraient dans l'Ancien Israël in La
Divination, éd. A. CAQUOT et M.
LEIBOVICI, t. I, Paris, 1968, pp. 94-96. Cf.
A. CAQUOT, Les Songes et leur interprétation
(cité supra, n. 1), pp. 101-124 ; W.
RICHTER, « Traum und Traumdeutung im
Alten Testament », in Biblische Zeitschrift, N.F.
Cette distinction correspond à peu près à celle
d'Artémidore dans sa Clef des songes : « Parmi les
songes, les uns sont théorématiques, les autres
allégoriques. Sont théorématiques ceux dont
l'accomplissement a pleine ressemblance avec
ce qu'ils ont fait voir. Allégoriques en revanche
sont les songes qui signifient de certaines
choses au moyen d'autres choses : dans ces
songes, c'est l'âme qui, selon de certaines lois
naturelles, laisse entendre obscurément un
événement » (ARTÉMIDORE, Clef des songes,
trad. franç., p. 20).
9 a) Porro ad me dictum est verbum absconditum,
et quasi furtive suscepit auris mea venas susurri
ejus.
In horrore visionis nocturnae,
quando solet sopor occupare homines,
pavor tenuit me, et tremor,
et omnia ossa mea perterrita sunt ;
et cum spiritus, me praesente, transiret,
inhorruerunt pili carnis meae.
Stetit quidam, cujus non agnoscebam vultum,
imago coram oculis meis,
et vocem quasi aurae leuis audivi (Job, IV, 12,
16).
On pardonnera, je l'espère, à un
médiéviste non germaniste
d'apporter sa modeste contribution
à l'hommage justement rendu à
Georges Zink, grand savant,
professeur, maître, en proposant
quelques remarques sur les rêves du
père du jeune Helmbrecht. Il y a
plus de vingt ans que ce récit
m'était apparu comme un
témoignage remarquable sur la
condition paysanne dans les régions
germaniques méridionales et sur
l'image du paysan dans la littérature
et l'idéologie du XIIIe siècle1. Quand
je suis retourné, il y a quelques
mois, à Helmbrecht, je me suis
aperçu qu'un nombre considérable
d'études, souvent remarquables et
importantes, avaient été consacrées
au sujet depuis 1964 2.
Quoique ayant essayé de réparer
mon ignorance, mes lectures, tout
en m'instruisant, m'ont fait mieux
sentir mon incompétence à
m'insérer dans ces débats de
spécialiste. Je me contenterai donc
de quelques remarques extérieures,
sinon naïves, sur les rêves du vieil
Helmbrecht, à la lumière d'une
enquête entreprise depuis
longtemps sur les rêves et leur
interprétation au Moyen Âge3.
On sait que Helmbrecht père a
quatre rêves4, du vers 577 au
vers 639, sous forme de quatre
récits suivis d'une brève réaction
(toujours négative) du jeune
Helmbrecht.
Dans le premier rêve (v. 580-
586), le vieux paysan voit son fils
portant deux flambeaux très
brillants et cela lui rappelle un rêve
semblable qu'il a eu un an
auparavant, et celui qui portait alors
ces flambeaux est depuis devenu
aveugle. « Je serai bien couard si je
me laissais impressionner par de
tels contes (maere) », répond le fils.
Le père a alors recours à une double
progression de rêves : progression
dans le caractère effrayant,
progression aussi dans la clarté du
sens.
Dans le second rêve, le père voit
son fils avec une jambe et un bras
mutilés (v. 592-600), mais le jeune
homme répond que ce rêve
annonce « bonheur et prospérité et
riches joies ».
Le père renchérit : il a vu son fils
s'efforcer de voler dans l'air mais on
lui coupait une aile et il tombait (v.
603-610), et de rappeler l'image
du corps déjà meurtri de son fils :
Il appartient à chacun de
trancher avec les arguments dont les
uns seront fondés sur une analyse
de plus en plus scientifique du
texte, et dont les autres
constitueront toujours, pour la
liberté de l'historien, un résidu
d'engagement personnel.
L'essentiel est que les hypothèses
ne soient pas introduites du dehors
mais viennent de l'intérieur même
de l'œuvre. Alors les rêves de
Helmbrecht nous conduiraient
vraiment, comme je le pense, au
cœur de la signification. Rêves du
père à travers son fils et proposés
par le père au fils comme par un
double miroir réfléchissant, rêve de
destinée individuelle et collective,
les rêves de Helmbrecht ne
relèveraient-ils pas de ce
passionnant genre littéraire né dans
l'Antiquité et éclos au Moyen Âge :
l'autobiographie onirique28 ?
VERS
L'ANTHROPOLOGIE
POLITIQUE
Première parution en anglais, « Is
Politics still the backbone of
History ? », Daedalus, hiver 1971,
pp. 1-19, repris dans Historical
Studies Today, éd. F. Gilbert et S.
Graubard, New York, W.W.
Norton and Co., 1972, pp. 337-
355.
L'histoire politique
est-elle toujours l'épine dorsale
de l'histoire ?
Pour un historien formé au sein
de ce qu'on a appelé – à tort ou à
raison – l'« école des Annales », le
titre même donné à la réflexion qui
va suivre peut paraître étrange.
N'a-t-il pas, en effet, été élevé
dans l'idée que l'histoire politique
était désuète et dépassée ? Marc
Bloch et Lucien Febvre l'avaient
dit, écrit, répété. Et ils avaient
invoqué la caution des grands
précurseurs de l'histoire
« moderne » : le Voltaire de l'Essai
sur les mœurs et l'esprit des nations : « Il
semble que depuis quatorze cents
ans, il n'y ait eu dans les Gaules que
des rois, des ministres et des
généraux »1, le Michelet qui écrivait
en 1857 à Sainte-Beuve : « Si je
n'avais fait entrer dans la narration
que l'histoire politique, si je n'avais
point tenu compte des éléments
divers de l'histoire (religion, droit,
géographie, littérature, art, etc.)
mon allure eût été tout autre. Mais
il fallait un grand mouvement vital,
parce que tous ces éléments divers
gravitaient ensemble dans l'unité
du réct2. » Ce même Michelet qui,
parlant de son Histoire de France,
disait aussi : « Ici encore, je suis
obligé de le dire, j'étais seul. On ne
donnait guère que l'histoire
politique, les actes du
gouvernement, quelque peu des
institutions. On ne tenait nul
compte de ce qui accompagne,
explique, fonde en partie cette
histoire politique, les circonstances
sociales, économiques, industrielles,
celles de la littérature et de l'idée3. »
Dans le même temps, un
marxisme dogmatique qui avait fini
par imprégner la majorité des
historiens – qu'ils en fussent ou
non conscients et que ce fût pour le
suivre plus ou moins rigidement ou
pour le contester plus ou moins
ouvertement – avait, selon une
lecture peut-être trop rapide de
Marx, rangé le politique parmi les
superstructures et considéré
l'histoire politique comme un
épiphénomène de l'histoire des
rapports de production. On se
rappelle le passage célèbre de la
préface de la Contribution à la critique
de l'économie politique : « L'ensemble
de ces rapports de production
constitue la structure économique
de la société, la base concrète sur
laquelle s'élève une superstructure
juridique et politique, à laquelle
correspondent des formes de
conscience sociale déterminées. Le
mode de production de la vie
matérielle conditionne le processus
de vie sociale, politique et
intellectuelle en général4. » Sans
voir dans la position de Marx à
l'égard du politique et de la politique
le pessimisme radical que certaines
interprétations, en général
malveillantes5, veulent y trouver, il
est clair qu'une conception
marxienne comme le dépérissement
de l'État n'est pas de nature à
valoriser ce qui touche au politique,
y compris l'histoire politique.
Conception d'historien abusé
par une tradition spécifiquement
française et l'illusion de l'influence
marxiste ? Assurément non. Des
Français ont compté parmi les plus
tenaces partisans de l'histoire
politique6 et un Johan Huizinga,
qui n'était ni français ni, de loin,
marxiste, a incarné, dans la courbe
de sa production historique, cet
éloignement de l'histoire politique,
à laquelle il ne reconnaissait plus
qu'une primauté déclinante fondée
surtout sur sa facilité et sa
clarté7 vers une autre forme
d'histoire. Ses goûts ne le portant
pas vers l'histoire économique et
sociale dont il notait l'irrésistible
ascension8, c'est à la constitution
d'une histoire culturelle scientifique
qu'il consacre bientôt l'essentiel de
son activité historique.
Économie, société, culture, tels
sont depuis un demi-siècle environ
les domaines qui semblent
accaparer l'attention des historiens,
tandis que l'histoire politique,
dédaignée ou humiliée, paraît
même entraînée dans les
incertitudes épistémologiques où
certains courants sociologiques
veulent dissoudre la politique et le
politique. Dans des essais récents,
pour s'en tenir à deux chefs de file
de la sociologie française actuelle,
Alain Touraine souligne la « double
fragilité » de l'analyse politique dans
les sciences sociales9 tandis
qu'Edgar Morin constate la « crise
de la politique » dont le champ est
envahi de partout par les techniques
et les sciences10. Cette « politique
en miettes » entraînerait-elle dans
son atomisation une histoire
politique par ailleurs refoulée sur
des positions inconfortables dans le
champ même de la science
historique ?
Pour mieux comprendre ce recul
de l'histoire politique au XXe siècle,
il faudrait analyser les bases de sa
fortune antérieure.
Elle était sans doute liée aux
formes dominantes que la société
d'Ancien Régime puis celle issue de
la Révolution française avaient
prises entre le XIV e et le XXe siècle.
La montée de l'État monarchique,
du Prince et de ses serviteurs avait
fait paraître sur le devant de la scène
historique ce théâtre d'ombres, ces
marionnettes de cour et de
gouvernement qui éblouissaient les
historiens autant que le vulgaire.
Un aristotélisme mis à diverses
sauces introduisait, depuis surtout
le XIIIe siècle et Thomas d'Aquin,
un vocabulaire et des concepts aptes
à représenter les nouvelles réalités.
Le triomphe du politique et de
l'histoire politique est lent. L'Italie,
sous l'influence stimulante de
l'évolution des « signorie », les
adopte assez tôt. En France, malgré
une poussée sous Charles V, le roi
aristotélicien, qui fait, entre autres,
traduire en français la Politique, en
même temps que l'Économique et
l'Éthique par Nicole Oresme (1369,
1374), il faut attendre le XVIIe siècle
pour que le substantif « politique »
devienne d'usage courant et
consolide la place que s'était assurée
dès le XVIe siècle l'adjectif. Il est
probable d'ailleurs que le mot
profite de la promotion de toute la
famille des dérivés de polis qui, tout
comme ceux d'urbs (urbain,
urbanité, urbanisme), occupent le
champ sémantique de la
civilisation : police (qui ne donnera
policé qu'au XIXe siècle) d'où l'on
rapproche peut-être politesse qui
apparaît au XVIIe siècle. Le domaine
du politique, de la politique, des
politiques est donc celui de l'élite.
L'histoire politique y trouve sa
décoration, sa noblesse. Elle
participe au style aristocratique.
D'où le dessein contestataire de
Voltaire qui veut écrire « au lieu de
l'histoire des rois et des cours
l'histoire des hommes ». L'histoire
philosophique semble devoir chasser
l'histoire politique. Elle compose
pourtant le plus souvent avec elle.
Ainsi, l'abbé Raynal écrit
en 1770 son Histoire philosophique et
politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux
Indes11.
La Révolution de 1789 qui, au
cours du XIXe siècle, donne
finalement le pouvoir politique à la
bourgeoisie, ne détruira pas les
privilèges de l'histoire politique. Le
romantisme secouera, sans l'abattre,
la primauté de l'histoire politique.
Chateaubriand, qui sait
reconnaître – tout en la refusant –
la modernité en histoire comme en
politique et en idéologie, reste un
isolé12. Guizot, plus qu'Augustin
Thierry, engage l'histoire plus avant
dans la voie de l'histoire de la
civilisation13, mais tous deux,
surtout préoccupés de mettre en
valeur l'ascension de la bourgeoisie
dans l'histoire, restent empêtrés
dans l'histoire politique. D'ailleurs
les « bourgeois conquérants », plus
encore qu'ils ne confisquent à leur
profit la dignité de l'histoire
politique, continuent à savourer les
délices d'un modèle monarchique
et aristocratique de l'histoire : retard
culturel d'une classe parvenue,
goûts traditionnels des nouveaux
riches. Michelet est un sommet
solitaire.
Pour s'en tenir au cas français, il
faut attendre l'orée du XXe siècle
pour que l'histoire politique recule,
puis cède sous les coups d'une
nouvelle histoire épaulée par les
nouvelles sciences sociales : la
géographie et surtout l'économie et
la sociologie. Vidal de La Blache,
François Simiand, Durkheim sont,
consciemment ou non, les parrains
de l'histoire nouvelle dont les pères
sont Henri Berr avec sa Revue de
synthèse historique (1901) et,
décisivement, Marc Bloch et Lucien
Febvre avec les Annales d'histoire
économique et sociale.
Raymond Aron a montré, à
propos de Thucydide, comment
l'histoire politique est intimement
liée au récit et à l'événement14. Or
voilà la trilogie abominée par
l'« école » des Annales : l'histoire
politique, l'histoire récit, l'histoire
événementielle. Tout cela c'est
l'histoire « historisante », histoire à
peu de frais, histoire de la surface,
histoire qui lâche la proie pour
l'ombre. À la place, il faut
promouvoir une histoire des
profondeurs, économique, sociale,
mentale. Dans le plus grand livre
qu'ait produit l'« école » des
Annales, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II
de Fernand Braudel (1959),
l'histoire est reléguée dans une
troisième partie qui, loin d'être le
couronnement de l'œuvre, en est, je
dirais presque, le débarras.
D'« épine dorsale » de l'histoire,
l'histoire politique en est devenue
un appendice atrophié. C'est le
croupion de l'histoire.
Pourtant, au même contact des
sciences sociales qui l'avaient
refoulée à l'arrière-plan de la
recherche historique, l'histoire
politique allait peu à peu, en leur
empruntant problématique,
méthodes, esprit, revenir en force
dans le champ de l'histoire. C'est
cette remontée récente d'une
histoire politique métamorphosée
que nous tenterons d'esquisser en
prenant pour exemple l'histoire
médiévale15. Le premier et
principal apport de la sociologie et
de l'anthropologie à l'histoire
politique est de lui avoir fourni
comme concept central et but
essentiel d'étude la notion de
pouvoir et les réalités qu'elle
recouvre. Notion et réalités qui
conviennent à toutes les sociétés, à
toutes les civilisations, comme
Raymond Aron l'a noté : « Le
problème du Pouvoir est éternel,
que l'on retourne la terre avec la
pioche ou le bulldozer16. » Notons
à ce sujet que les analyses des
historiens politiques en termes de
pouvoir débordent et doivent
avantageusement déborder les
analyses en termes d'État et de
nation, qu'il s'agisse d'analyses
traditionnelles ou de recherches
soucieuses de renouveler la
question17. Remarquons aussi que
le marxisme-léninisme, qu'on a pu
accuser de montrer peu d'intérêt
pour l'histoire politique et la
réflexion sur le politique en général,
ne s'est longtemps intéressé dans ce
domaine que précisément à l'État
ou à la nation18. Dernière
remarque, enfin : là où politique
évoquait l'idée de surface et de
superficiel, pouvoir suggère la
notion de centre et de profond.
L'histoire en surface ayant cessé de
séduire au profit de l'histoire des
profondeurs, l'histoire politique en
tant qu'histoire du pouvoir
récupère une dignité verbale qui
renvoie à une évolution de
mentalité. C'est ce qu'avait
pressenti Marc Bloch qui, peu
avant sa mort, écrivait : « Il y aurait
beaucoup à dire sur ce mot de
“politique”. Pourquoi en faire,
fatalement, le synonyme de
superficiel ? Une histoire centrée,
comme il est parfaitement légitime,
sur l'évolution des modes de
gouvernement et le destin des
groupes gouvernés ne devrait-elle
pas, au contraire, pour répondre
pleinement à sa mission, s'attacher
à comprendre, par le dedans, les
faits qu'elle a choisis comme les
objets propres de ses
observations19 ? »
Pourtant, cette histoire des
profondeurs politiques est d'abord
partie de l'extérieur, des signes, des
symboles du pouvoir.
Ici émerge l'œuvre de P.E.
Schramm. Dans de nombreuses
études dont le point culminant est
l'imposante synthèse
Herrschaftszeichen und
Staatssymbolik20, il a démontré que
les objets qui étaient les signes
caractéristiques des détenteurs du
pouvoir au Moyen Âge : couronne,
trône, sceptre, globe, main de
justice, etc., ne devaient pas être
étudiés en eux-mêmes, mais
devaient être replacés dans les
attitudes et les cérémonies où ils
apparaissaient, et surtout éclairés
dans la perspective du symbolisme
politique où ils trouvaient leur
véritable signification21.
Symbolisme profondément
ancré dans une sémiologie religieuse
qui faisait du politique une
province du sacré. De tous ces
signes-insignes, un se prêtait plus
particulièrement à de larges
développements touchant d'un côté
à l'essence même de la symbolique
politico-religieuse, de l'autre aux
institutions où elle s'était
historiquement incarnée : la
couronne. De l'objet matériel au
royaume concret ou à la monarchie
abstraite en passant par les rites du
couronnement se déployait autour
de la couronne tout le paysage de la
politique médiévale – reliée aux
héritages royaux de l'Antiquité et
aux prolongements monarchiques
de l'âge moderne. Un volume
collectif rassembla ce panorama
politique pour la fin du Moyen
Âge : Corona Regni, Studien über die
Krone als Symbol des Staates im späten
Mittelalter22.
Georges Duby rappelait encore
récemment, à propos de la
couronne d'épines que Saint Louis
fit placer dans la Sainte-Chapelle
du Palais royal de Paris, ce
symbolisme plurivalent de la
couronne au Moyen Âge23.
Évoquons tout de suite un
problème de méthode. Cet appel
aux objets « politiques » ne tient-il
pas à l'époque ? N'est-ce pas parce
que dans le haut Moyen Âge (early
Middle Age) les textes sont
relativement rares ? Et n'y a-t-il
donc pas là plutôt une méthode de
fortune qu'une problématique
vraiment nouvelle et de portée
générale ?
Assez curieusement, les
historiens qui se sont le plus
intéressés à ces aspects de la
symbolique politique médiévale
semblent accepter ces objections et
minimiser la portée de leur
démarche. Ainsi P.E. Schramm :
« La recherche sur les insignes du
pouvoir doit être complétée par une
recherche sur le symbolisme du
pouvoir en général. Cela signifie
que la recherche historique, qui
s'est d'abord appuyée sur les
chroniques, puis est devenue plus
précise grâce à l'utilisation de
documents, lettres, actes, etc., a
encore beaucoup de chemin à
parcourir pour parvenir à un
développement systématique. Il y a
plus d'objets et de documents
disponibles qu'on ne s'y attendait,
et il y a eu aussi des progrès pour
parvenir à une méthode critique
adéquate. Ainsi le tableau qui existe
déjà peut être complété et enrichi.
Car les insignes utilisés par celui qui
gouverne parlent plus de ses
espérances et de ses revendications,
et le disent plus précisément que
n'importe quel autre document
accessible. Ceci s'applique spécialement
aux siècles pour lesquels les sources
écrites sont très limitées24. »
De même Robert Folz qui, par-
delà les différences de la
documentation, croit saisir des
réalités elles-mêmes diverses :
« Actes de chancellerie,
représentations figurées, rites
liturgiques, signes extérieurs
(vêtements et emblèmes), tels sont,
avec certains textes narratifs, nos
moyens d'information essentiels
pour la première partie du Moyen
Âge, où le symbole l'emporte
nettement sur la théorie dans
l'expression des formes politiques.
À partir du XIIe siècle, commence,
avec le renouveau des études
juridiques, la part toujours
croissante, dans notre
documentation, de l'argumentation
et de la controverse25. »
Mais, comme toutes les autres
branches de l'histoire, l'histoire
politique nouvelle doit abandonner
le préjugé qu'il faut se tourner vers
les documents non écrits, faute de
mieux, c'est-à-dire de textes. Il faut
faire l'histoire avec tous les
documents, en demandant à
chacun ce qu'il peut donner et en
établissant une hiérarchie dans leur
témoignage en fonction du système
de valeurs de l'époque et non des
préférences de l'historien – ce qui
n'empêche pas, bien entendu,
celui-ci de traiter ensuite les
données du passé selon les
exigences et l'outillage de la science
d'aujourd'hui. À toutes les
époques, il y a un cérémonial
politique chargé de sens qu'il
appartient à l'historien de déceler et
qui constitue l'un des aspects les
plus importants de l'histoire
politique.
Un des plus importants résultats
de cette orientation récente de
l'histoire politique vers la
symbolique et le rituel a été de
revaloriser l'importance de la
royauté dans le système politique de
la féodalité. Jusqu'alors, l'opinion
régnante était que l'institution
monarchique et le système féodal
étaient antithétiques et c'est du
dépérissement de la féodalité que
surgissait à la fin du Moyen Âge le
pouvoir monarchique en marche
vers l'absolutisme. Tandis que
Charlemagne, en favorisant
l'extension du fief, suscitait sans
s'en apercevoir la force qui allait
dissoudre la puissance publique
qu'il s'était efforcé de reconstituer et
asservir le pouvoir royal qu'il avait
cru mettre au-dessus de toute
atteinte en l'exaltant par la dignité
impériale. Vision reconnue fausse
aujourd'hui aux deux extrémités et
qui ne savait pas se détacher des
vains prestiges de l'État pour
s'attacher à la recherche et à l'étude
du pouvoir. Au contraire, dans les
perspectives nouvelles, la royauté
du haut Moyen Âge et spécialement
de l'époque carolingienne
ressaisissait tout son sens en dehors
d'une conception anachronique de
l'État et le roi féodal acquérait sa
puissance non plus en dépit du
système féodal mais à l'intérieur
même de ce système26.
C'est par les méthodes de
l'histoire comparée empruntées à
l'anthropologie et à l'histoire des
religions que la royauté médiévale
trouvait une nouvelle signification
et que l'histoire politique du
Moyen Âge en était bouleversée.
Des ouvrages collectifs consacraient
cette mutation. Certes, lors du
XIIIe Congrès international
d'histoire des religions à Rome
en 1955 dont le thème central fut :
Le roi-dieu et le caractère sacré de la
souveraineté27 et dans le volume
offert peu après à Raffaelle
Pettazzoni : The Sacral Kingship – La
Regalità Sacra, la part de l'Occident
médiéval fut assez mince28. En
revanche, c'est à la royauté
médiévale que l'« Arbeitskreis für
mittelalterliche Geschichte » de
Constance, animé par Theodor
Mayer, consacrait quelques années
plus tard un volume de ses Vorträge
und Forschungen. Cependant,
parallèlement à l'œuvre de
Schramm, s'édifiait celle de Ernst
H. Kantorowicz qui, après avoir
campé la figure du plus grand
souverain du Moyen Âge, Frédéric
II29, étudiait à travers les
acclamations liturgiques des
cérémonies le culte médiéval des
souverains30 et couronnait ses
recherches par ce chef-d'œuvre, The
King's Two Bodies (1957), où il
replaçait dans son « general historical
background » une conception de
théologie politique du Moyen Âge
qui fournit une des clés essentielles
de compréhension de cette
époque31.
Telle fut, dans le domaine de
l'histoire médiévale, la fécondité du
sillon tracé par Sir James George
Frazer dont les études sur les
origines magiques de la
royauté32 sont sans doute à l'origine
des recherches des historiens sur la
royauté médiévale, qu'ils en aient
été ou non conscients, qu'ils l'aient
avoué ou non. Un historien ne s'en
cacha pas, qui n'était d'ailleurs pas
toujours d'accord avec Frazer et qui
poursuivit son enquête selon des
méthodes proprement historiques.
Ce fut Marc Bloch dont l'ouvrage
pionnier, paru en 1924, Les Rois
thaumaturges, reste aujourd'hui
d'avant-garde et mérite donc une
place à part. C'est qu'en effet Marc
Bloch, dans ce grand livre, ne se
contente pas de décrire les
manifestations du pouvoir
thaumaturgique attribué aux rois de
France et d'Angleterre, d'en suivre
l'histoire de sa naissance à sa
disparition et d'en expliquer la
doctrine. Il cherche à atteindre les
ressorts de la psychologie collective
mis en œuvre par cette croyance, il
en étudie la « popularité » (chap. I
du livre II) et tente d'expliquer
« comment on a cru au miracle
royal » (pp. 420-430). Bref, il
esquisse un modèle d'étude des
mentalités politiques dont, en
l'occurrence, il ne fait qu'un cas
particulier, original par son seul
objet, des formes générales de
mentalité et de sensibilité. Mais en
ce domaine essentiel de l'histoire
des mentalités, encore en friche,
tout ou presque reste à faire en ce
qui concerne les mentalités
politiques. Certes, on ne peut
songer à appliquer aux hommes du
Moyen Âge les méthodes de
sondage d'opinion publique
propres aujourd'hui à alimenter des
études de mentalités politiques
contemporaines. Mais une
problématique de l'histoire de
l'opinion publique du Moyen Âge
est, entre autres, susceptible d'être
mise au point33.
On peut ici noter que l'histoire
politique et les sciences qui ont
influencé sa mutation récente sont
parfois allées l'une au-devant de
l'autre en des démarches
symétriques. Ainsi, comme on l'a
vu, l'histoire politique médiévale se
transformait et s'enrichissait en
adoptant – pour l'étude de la
royauté – des méthodes
empruntées à l'anthropologie. La
royauté médiévale s'éclairait dans la
lumière comparatiste de l'étude des
royautés archaïques ou
« primitives ». L'histoire politique
médiévale semblait ainsi se
soustraire aux remous de surface de
l'histoire événementielle pour
s'enfoncer dans les zones de
diachronie plate des sociétés
proto- ou parahistoriques.
Cependant, l'anthropologie de
son côté s'ouvrait à des perspectives
« historiques » et tout un champ de
son domaine attirait de plus en plus
l'attention des savants et des
chercheurs : l'anthropologie
politique34. Celle-ci, en
reconnaissant dans les sociétés dites
« sans histoire » des structures de
déséquilibre et de conflit,
construisait des problématiques
d'une histoire politique de ces
sociétés. Elle mettait ainsi en
évidence le fait qu'une histoire
sociale dynamique n'est pas
incompatible avec une vision
anthropologique des sociétés et des
civilisations et que l'histoire
politique, en se tournant vers
l'anthropologie, n'en perdait pas
forcément son dynamisme et
pouvait même y retrouver les
schémas, marxistes ou non, de lutte
des classes35. D'ailleurs le
vocabulaire et les mentalités
médiévales invitent à poser en
termes partiellement politiques les
structures et les comportements
sociaux. La couche supérieure de la
société est souvent désignée dans les
textes médiévaux par le terme de
potentes, de puissants (auxquels
s'opposent en général des pauvres,
pauperes) ou de superiores
qu'affrontent des inferiores36.
Ainsi se trouvent légitimées les
recherches qui, dans les divers
secteurs de l'histoire médiévale,
reconnaissent dans les phénomènes
fondamentaux une dimension
politique, au sens de relation avec le
pouvoir.
Le plus éclatant exemple en est la
théorie suivant laquelle, à des dates
variables, mais en général vers l'an
Mil, les seigneuries foncières fondées
sur les redevances pesant sur la terre
et son exploitation économique,
cèdent de plus en plus la place à des
seigneuries fondées sur les pouvoirs
de commandement, de
réglementation et de justice des
seigneurs, les seigneuries banales, du
nom de ce pouvoir, le ban. Ainsi
c'est toute la structure féodale dans
ses bases qui reçoit une coloration
en définitive politique37. Cette
conception de la féodalité, qui n'est
pas exclusive d'ailleurs, d'une
explication, en dernière analyse, par
les rapports de production, a le
mérite de souligner l'importance
des relais « politiques » au sens large
dans le fonctionnement du système
féodal et le poids des formes
politiques dans la dynamique
historique.
On peut retrouver cette
perspective « politique » dans
l'histoire culturelle. L'instruction
est un pouvoir et un instrument de
pouvoir. Le fossé entre les litterati et
les illitterati qui passe pendant
longtemps entre les clercs et les
laïcs, que ceux-ci soient ou non
puissants par ailleurs, montre que
les clivages sociaux se font selon
différentes lignes de possession ou
de privation de différentes formes
de pouvoir, de participation ou de
non-participation à ces formes
diverses. Par exemple, dans le cas
des universitaires, un double
rapport avec le pouvoir se dessine à
partir du XIIIe siècle. D'une part, le
monde universitaire tend à se
constituer en forme de pouvoir
suprême, à côté du pouvoir ecclésial
et du pouvoir royal : Studium à côté
de Sacerdotium et de Regnum38. Tous
ceux donc qui bénéficient des
privilèges du Studium participent de
son pouvoir. D'autre part, le
résultat – ou le but – des études et
des titres universitaires devient
l'occupation dans la société laïque
ou ecclésiastique d'une fonction,
d'un poste, qui donnent une
participation au pouvoir39. La
réalisation souhaitable, malgré ses
difficultés, d'une prosopographie
des universitaires
médiévaux40 permettrait de
mesurer l'impact du groupe
universitaire sur la direction de la
société médiévale. Elle mettrait sans
aucun doute en relief son caractère
et son rôle d'une power elite, pour
reprendre l'expression bien connue
de C. Wright Mills.
Dans cette direction, l'histoire
politique médiévale s'éclairerait
aussi sans doute par l'étude de
l'emploi, au Moyen Âge, du
schéma dumézilien des sociétés
indo-européennes. On sait que
depuis la fin du XIXe siècle, le
schéma est utilisé et prend au XIe
siècle la forme stéréotypée : oratores,
bellatores, laboratores. Comment et
pourquoi ont réapparu ces
conceptions et quelle efficacité
mentale, intellectuelle, politique
elles ont eue, voilà qui permettrait
sans doute de mieux repérer les
différents aspects du pouvoir au
Moyen Âge, leurs structures, leurs
relations, leurs fonctionnements.
On y retrouverait selon nous une
des bases idéologiques du pouvoir
royal, subsumant et arbitrant les
trois fonctions41.
Il n'est pas jusqu'au domaine de
l'art qui s'éclairerait par l'utilisation
d'une analyse « politique » au sens
large. Il ne s'agirait pas seulement
de mesurer le poids des
« commandes » sur les formes, les
contenus et l'évolution de l'art42. Il
s'agirait surtout d'analyser en quoi
le pouvoir des œuvres d'art
s'ordonne au pouvoir en général. Il
me semble qu'Erwin Panofsky a
amorcé une démarche de ce genre
en rattachant par la notion
plurivalente d'ordre (et de
hiérarchie) le style gothique à la
démarche scolastique et tous deux à
un ordre socio-politique incarné en
Île-de-France autour de 1200 par la
monarchie capétienne43.
Surtout Pierre Francastel, dans
Peinture et Société. Naissance et
Destruction d'un espace plastique. De la
Renaissance au cubisme (1951), a
montré non seulement que des
politiques, les Médicis à Florence, le
patriciat à Venise, ont compris « la
puissance des images figuratives de
l'espace » et en ont fait des
instruments de leur politique44 (« la
Vénus de Botticelli explicite une
politique »), mais que la nouvelle
représentation de l'espace par la
perspective est liée à une révolution
mentale, à une pensée mythique
soumise « à la politique
économique et sociale du don ».
Dans le domaine de l'histoire
religieuse, on peut donner en
exemple les liens profonds entre
mouvements hérétiques et partis
politiques – recherche à peine
amorcée45.
On pourrait également – au sein
d'un complexe géographico-
sociologico-culturel – s'inspirer des
nombreuses études de sociologie
urbaine contemporaine46 pour
retrouver dans les villes, et plus
spécialement dans l'urbanisme
médiéval, à la fois une expression et
un moyen du pouvoir urbain et de
ses détenteurs. W. Braunfels l'a
ébauché pour les villes de
Toscane47.
Enfin, on voit s'esquisser – et on
souhaiterait voir se hiérarchiser
davantage – une histoire politique
différentielle, à divers niveaux, en
fonction de ce que Fernand Braudel
a appelé « les temps de
l'histoire »48. Dans le temps court
une histoire politique traditionnelle,
narrative, événementielle,
mouvementée mais soucieuse de
préparer une autre approche plus
profonde : jalonnée d'évaluations
quantitatives, amorçant des analyses
sociales, documentant une étude
future des mentalités. Dans le
temps étalé d'une conjoncture à
bâtir sur le modèle des
mouvements de longue durée
définis par François Simiand, une
histoire des phases de l'histoire
politique où demeurerait sans
doute prépondérante, comme le
veut Fernand Braudel, une histoire
« sociale » au sens large – une
histoire politique, donc à
prédominance sociologique. Entre
les deux types d'histoire, comme
dans le domaine de l'histoire
économique, un secteur commun
s'attacherait plus particulièrement à
l'étude des rapports entre le trend
politique séculaire et les
mouvements cycliques courts et les
pointes ou creux événementiels : le
secteur de l'histoire des crises,
révélatrices des structures et de leur
dynamisme mis à nu par
l'effervescence événementielle.
Enfin une histoire politique qui
serait « presque immobile » si,
comme l'anthropologie politique l'a
révélé, elle n'était liée à la structure
essentiellement conflictuelle et donc
dynamique des sociétés – une
histoire politique des structures de
longue durée, englobant à la fois la
partie valable et vivante de la
géopolitique et les analyses
conduites selon des modèles
anthropologiques. A chaque niveau
une attention particulière serait
accordée à l'étude des divers
systèmes sémiologiques du
politique : vocabulaire, rites,
comportements, mentalités.
Ainsi, si l'on peut constater,
comme nous l'avons fait au début
de cet essai, une certaine crise,
aujourd'hui, de ce qui touche au
politique, il reste que la montée des
perspectives politiques dans les
sciences humaines demeure un
phénomène massif. Non seulement
une science nouvelle, la
politicologie, apporte ses concepts,
son vocabulaire, ses méthodes mais,
après la géopolitique, partiellement
discréditée mais toujours vivante, la
sociologie politique et, on l'a vu,
l'anthropologie politique viennent
épauler et irriguer l'histoire
politique.
Histoire politique nouvelle,
avons-nous dit, qui ne ressemble
plus à l'ancienne. Dédiée aux
structures, à l'analyse sociale, à la
sémiologie, à la recherche du
pouvoir. Tableau assurément trop
optimiste. Bien que nous ayons ici
et là indiqué que dans telle ou telle
direction beaucoup et parfois tout
restait à accomplir, l'histoire
politique rénovée que nous avons
tenté de décrire est encore en
grande partie optative.
Il y a pis. Face à cette histoire
plus à faire que faite, l'histoire
politique traditionnelle est un
cadavre qu'il faut encore tuer.
Certes, une grammaire de l'histoire
politique est et demeurera toujours
non seulement utile mais
nécessaire. La chronologie des
événements politiques, la
biographie des hommes politiques
sont indispensables. Et malgré les
progrès de la démocratie, l'histoire
politique sera toujours, non pas
exclusivement mais aussi, une
histoire de grands. Au reste, nous
savons mieux aujourd'hui, grâce
précisément à la politicologie et à la
sociologie, ce qu'est un événement
et quel est le conditionnement
sociologique d'un grand homme.
Mais le danger demeure que
l'histoire politique, confinée sous sa
forme vulgaire à un niveau de
publications – livres, revues de
vulgarisation – où elle pullule,
envahisse à nouveau l'histoire
scientifique. Que d'historiens de
l'économie ou de la culture se
contentent de faire une histoire
politique de l'économie ou de la
culture, c'est-à-dire une histoire de
la politique économique ou de la
politique culturelle. La raison est
toujours celle que dénonçait Lucien
Febvre quand il pourfendait
l'histoire « historisante » : cette
histoire « demande peu. Très peu,
trop peu »49. Et elle semble
toujours prête à se contenter de
demi-mesures : acceptant de
s'élever du niveau des événements
et des grands hommes (toujours
prêts, les uns et les autres, à rentrer
par la petite porte dans l'histoire
politique) à celui des institutions et
des milieux, elle s'arrête volontiers à
des conceptions dépassées de l'État
ou du gouvernement. Elle se
défend mal contre les conceptions
étroitement juridiques – le droit,
espoir de l'humanité et crainte de
l'historien ! Elle se perd volontiers
dans l'histoire des idées et de la
pensée politique cumulant une
double superficialité, celle de la
politique et celle des idées. Même
de bonne volonté, elle reste la plus
fragile des histoires, la plus sujette à
succomber aux vieux démons.
Nous permettra-t-on de conclure
sur une évidence qu'il faut peut-
être rappeler ? Toute rénovée
qu'elle soit, l'histoire politique
régénérée par les autres sciences
humaines ne peut prétendre à
l'autonomie. À l'heure du
pluridisciplinaire, le cloisonnement
à l'intérieur d'une même science est
particulièrement insoutenable. Le
mot de Lucien Febvre, cofondateur
des Annales d'histoire économique et
sociale : « Il n'y a pas d'histoire
économique et sociale. Il y a
l'histoire tout court, dans son
unité »50, est plus vrai que jamais. Il
reste que les modèles de l'histoire
générale nouvelle doivent faire à la
dimension politique la place
essentielle qu'occupe dans les
sociétés le phénomène du
pouvoir – incarnation
épistémologique actuelle du
politique. Pour employer une
métaphore de notre époque qui
n'est plus celle de l'anatomie mais
de l'atome, non plus « épine
dorsale » mais « noyau » de
l'histoire.
FAIRE DE L'HISTOIRE.
I. Nouveaux problèmes
II. Nouvelles approches
III. Nouveaux objets
(Bibliothèque des Histoires).
POUR UN AUTRE ÂGE.
TEMPS, TRAVAIL ET
CULTURE EN OCCIDENT
(Bibliothèque des Histoires).
LA NAISSANCE DU
PURGATOIRE (Bibliothèque des
Histoires).
L'IMAGINAIRE MÉDIÉVAL
(Bibliothèque des Histoires).