Bourdieu Et Le Travail
Bourdieu Et Le Travail
Bourdieu Et Le Travail
MAXIME QUIJOUX
Anne Unterreiner,
Enfants de couples mixtes. Liens sociaux et identités, 2015, 310 p.
Laurent Nowik et Alain Thalineau (dir.),
Vieillir chez soi. Les nouvelles formes du maintien à domicile, 2014, 240 p.
Sylvain Maresca,
Basculer dans le numérique. Les mutations du métier de photographe, 2014, 190 p.
Antoinette Chauvenet, Yann Guillaud, François Le Clère et Marie-Pierre Mackiewicz,
École, famille, Cité. Pour une coéducation démocratique, 2014, 368 p.
Charlotte Debest,
Le choix d’une vie sans enfant, 2014, 216 p.
Simone Pennec, Françoise Le Borgne-Uguen et Florence Douguet (dir.),
Les négociations du soin. Les professionnels, les malades et leurs proches, 2014, 288 p.
Yolande Benarrosh,
Les sens du travail. Migration, reconversion, chômage, 2014, 208 p.
Séverine Depoilly,
Filles et garçons au lycée pro. Rapport à l’école et rapport de genre, 2014, 222 p.
Cornelia Hummel, Isabelle Mallon et Vincent Caradec (dir.),
Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques, 2014, 408 p.
Thierry Berthet et Joël Zaffran (dir.),
Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation, 2014, 192 p.
Frédérique Giuliani,
Accompagner. Le travail social face à la précarité durable, 2013, 192 p.
Gabriel Girard,
Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, 2013, 410 p.
Caroline Mazaud,
L’artisanat français. Entre métier et entreprise, 2013, 218 p.
Philippe Bregeon,
Parcours précaires. Enquête sur la jeunesse déqualifiée, 2013, 192 p.
Bernard Zarca,
L’univers des mathématiciens. L’ethos professionnel des plus rigoureux des scientifiques, 2012, 362 p.
Pascal Guibert et Pierre Périer (dir.),
La socialisation professionnelle des enseignants du secondaire. Parcours, expériences, épreuves, 2012,
164 p.
Catherine Monnot,
De la harpe au trombone. Apprentissage instrumental et construction du genre, 2012, 228 p.
Karine Roudaut,
Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, 2012, 306 p.
Vincent Caradec, Servet Ertul et Jean-Philippe Melchior (dir.),
Les dynamiques des parcours sociaux. Temps, territoires, professions, 2012, 274 p.
Christel Coton et Laurence Proteau (dir.),
Les paradoxes de l’écriture. Sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement,
2012, 262 p.
Sous la direction de
Maxime Quijoux
Bourdieu et le travail
9
Bourdieu et le travail
10
Maxime Quijoux
PRéambule
À défaut d’avoir levé complètement le scepticisme récurrent qui pèse sur elle,
tant sur ses méthodes de recherche que sur ses intentions épistémologiques,
la sociologie française paraît toutefois suffisamment ancienne pour mieux
s’affirmer et pour consolider sa légitimité 1. Depuis le début des années 2000,
cette discipline semble en effet entrer dans un nouvel âge de son histoire : si
sa genèse intellectuelle est aujourd’hui bien située, on oublie souvent que son
existence institutionnelle est plus récente et date de la fin des années 1950 2. Son
expansion scientifique, en sous-disciplines ou écoles, ou sa diffusion au-delà
des enceintes universitaires – dans les lycées mais aussi dans les librairies par
exemple – constituent alors les effets les plus évidents de son développement
dans l’Hexagone, ainsi que dans le monde.
Le changement de millénaire coïncide donc ici avec le passage symbolique
du demi-siècle de la sociologie française. Loin d’une consécration ou même d’un
droit d’inventaire 3, cette étape n’a pas suscité d’événements à proprement parler
sur la genèse et les formes d’institutionnalisation de la sociologie en France 4.
1. Je tiens à remercier Didier Demazière, Claude Didry, Matthieu Hély et Frédéric Lebaron
pour leurs lectures attentives de la première version du préambule et de la première partie.
Leurs commentaires m’ont permis d’amender ces contributions, bien que les propos n’enga-
gent que l’auteur.
2. On aurait pu préciser que le CNRS crée un laboratoire au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. Mais compte tenu de ses moyens très limités, il nous a semblé plus pertinent de
suivre le propos de Chapoulie : Chapoulie J.-M., « Un regard rétrospectif sur un demi-siècle
d’enquêtes empiriques dans la sociologie française », Éducation et sociétés, no 30, 2/2012,
p. 33-48.
3. À l’exception peut-être de quelques analyses, ici et là. Voir par exemple juan S., « La socio-
logie française d’aujourd’hui : au cinquantième anniversaire de la création de la licence de
sociologie à l’université française », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie,
5/2010, mis en ligne le 13 avril 2010, consulté le 5 mai 2014, [http://socio-logos.revues.org].
4. À l’exception d’un colloque organisé en 2005 (Chapoulie j.-M., KourChid. o., robert J.-L.
et sohn A.-M. [dir.], Sociologues et sociologies. La France des années 60, Paris, L’Harmattan,
2005), d’un ouvrage dirigé par bezes p. et al. (bezes p., Chauvière M., Chevallier j.,
MontriCher N. de et oCQueteau F. [dir.], L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction
recherche dans les administrations sous la Ve République, Paris, La Découverte, 2005) et d’un
11
MaxiMe Quijoux
article récent de Chapoulie sur la question (op. cit.), peu de chercheurs se sont employés
pour l’instant à faire une histoire de la discipline. houdeville G., Le métier de sociologue en
France depuis 1945. Renaissance d’une discipline, Rennes, PUR, coll. « Le sens social », 2007.
5. Voir pouChet A. (coord.), Sociologie du travail, 40 ans après, Paris, Elsevier, 2001. Voir
aussi borzeix A. et rot G., Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une
revue, Paris, Presses de l’université Paris Ouest, 2010.
6. Voir tanguy L., La sociologie du travail en France, enquêtes sur le travail des sociologues
1950-1990, Paris, La Découverte, 2011.
7. Au cours de la seule année 2013, la sociologie française a perdu des sociologues aussi
illustres que Raymond Boudon, Robert Castel, Michel Crozier ou Alain Desrosières.
8. enCrevé P. et lagrave R.-M., Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2004 ;
bouveresse J. et roChe D., La liberté par la connaissance, Pierre Bourdieu (1930-2002),
Paris, Odile Jacob, 2004 ; heilbron j., lenoir R. et sapiro G., Pour une histoire des
sciences sociales, hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004 ; pinto L., sapiro G.
et ChaMpagne P., Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004 ; heiniCh N., Pourquoi
Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007. Enfin, mentionnons l’ouvrage de Martin-Criado E.,
Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008,
qui constitue peut-être l’une des rares tentatives de recherches historiques sur la genèse
de la pensée de Pierre Bourdieu.
9. « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu », colloque organisé le
6 septembre 2012 par le CLERSE à l’université Lille 1.
10. Voir Coulangeon P. et duval J., Trente après La distinction de Pierre Bourdieu, Paris,
La Découverte, 2013. Voir aussi le séminaire inter-laboratoires « 50 ans après les héritiers »
organisé en 2014 à l’initiative du CENS (université de Nantes), du CESSP (CNRS/université
de Paris 1-Panthéon Sorbonne), du CRESSPA (CNRS-université de Paris 8), du CURAPP
(CNRS-université de Picardie Jules Verne), du Circeft Escol (université de Paris 8) et du
GRESCO (universités de Poitiers et de Limoges).
11. In enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit., p. 18.
12. Voir sapiro G., « Du théoricien du social à l’intellectuel global : la réception internationale
de l’œuvre de Pierre Bourdieu et ses effets de retour », in Mauger G. et lebaron F., Lectures
de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2013, p. 373-389.
12
PréaMBule
entendu, à lui seul, la sociologie produite en France. Au-delà de ses auteurs, une
véritable histoire de la sociologie hexagonale reste donc à écrire.
S’il comporte peu de contributions historiques sur la sociologie française,
y compris sur Bourdieu, cet ouvrage est issu d’un colloque 13 dont le projet
participait initialement d’une volonté d’interroger, non seulement l’œuvre du
sociologue, mais aussi sa position historique dans le « champ » français de la
sociologie du travail. La notoriété de Bourdieu s’est fondée en grande partie sur
la création d’un ensemble de concepts 14 transversaux qui lui ont permis d’échap-
per à l’enfermement dans une discipline et d’embrasser une multitude d’objets
de recherche. Répondant autant à une ambition intellectuelle de « faire école »
qu’à un parti pris scientifique de dépasser les frontières qui diviseront progressi-
vement le travail de la recherche sociologique, Bourdieu s’est rapidement imposé
dans des sciences sociales aussi diverses que la sociologie de l’éducation, de la
famille, des classes sociales, de l’art, du genre, de l’économie, de l’état ou bien
encore des médias. Et bien que ses théories, tout comme ses prises de position
politiques, lui aient valu continûment contradicteurs et détracteurs 15, sa socio-
logie a durablement influencé la construction contemporaine de la discipline,
opérant même, pour certains, une « révolution symbolique 16 ».
Pourtant, il existe un domaine où cette ubiquité scientifique semble moins
nette, laissant entrevoir un aspect méconnu de sa sociologie. Si ses enquêtes
algériennes viennent spontanément à l’esprit, la contribution de Bourdieu aux
analyses du travail contemporain, tout comme l’usage de sa « boîte à outils »,
sont a priori loin d’être aussi évidents. éclipsées par le succès des Héritiers
et de la Distinction, ses recherches sur le salariat sont ensuite définitivement
reléguées par Le sens pratique au sein duquel s’impose la dimension rurale de
son expérience algérienne. Du moins, c’est l’impression dominante qui se dégage
de l’œuvre de Bourdieu : la plupart des publications dédiées à la vulgarisation
13
MaxiMe Quijoux
17. Voir par exemple la contribution de Martin-Criado E., « L’Algérie comme terrain d’appren-
tissage du jeune sociologue », in Mauger g. et lebaron F., op. cit.
18. Sont principalement concernés ici des ouvrages de vulgarisation de l’œuvre de Bourdieu.
On peut citer, sans forcément épuiser la liste, à titre d’exemples, les ouvrages de jourdain A.
et naulin S., La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Paris, Armand Colin,
coll. « 128 », 2011 ; Mounier P., Pierre Bourdieu, une introduction, Paris, Pocket, 2001.
19. bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008.
20. Nous reviendrons plus en détail en conclusion de la première partie sur la contribution
de ses collaborateurs et de sa revue.
21. lalleMent M., Le travail, une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2007, p. 28.
22. bevort a., jobert a., lalleMent M. et Mias A., Le dictionnaire du travail, Paris, PUF, 2012.
23. Il est mobilisé dans les entrées « Catégories socioprofessionnelles » (p. 89-95), « Travail
artistique » (p. 798-803) et « Domination » (p. 196-202). Dans cette dernière contribu-
tion, bien que Bourdieu soit cité en introduction, ses travaux sur la question ne sont pas
évoqués au cours de l’article, ibid.
24. tanguy l., op. cit., p. 117. Constat néanmoins tempéré par le témoignage de Reynaud,
avec qui Bourdieu a collaboré au début des années 1960. Voir borzeix a. et Rot g., op. cit.
14
PréaMBule
25. Parmi les 27 contributions, Bourdieu n’est cité qu’une seule fois (voir pouChet, op. cit.).
26. À partir d’une analyse statistique des thèses réalisées ces cinquante dernières années,
un article récent (juan s., op. cit.) met bien en évidence la suprématie permanente de la
sociologie du travail dans la sociologie hexagonale.
27. À la manière de Bourdieu, insistant sur l’indispensable historicisation des conditions de
production d’une œuvre et de son auteur (Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris,
éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997), il faudrait appliquer ses principes méthodo-
logiques et épistémologiques pour véritablement comprendre le rapport que Bourdieu
entretenait lui-même avec l’objet « travail » : quel rapport avait-il avec la discipline ? Avec
ses représentants ? Avec ses institutions, ses revues, ses débats ? Quelle place avaient ses
collaborateurs de la discipline dans ce « champ » ? Quelles « relations » avaient-ils avec
ses principaux acteurs ? Différentes sources récentes témoignent des oppositions entre
Bourdieu et certains fondateurs de la sociologie du travail : si Delsaut évoque des opposi-
tions avec Tréanton à son arrivée à Lille ou lors de la sortie des Héritiers (in Chapoulie
et al., op. cit.), l’hostilité la plus manifeste est celle qui l’oppose à Touraine : on connaît leur
différend théorique (voir reynaud J.-D. et bourdieu P., « Une sociologie de l’action est-elle
possible ? », Revue française de sociologie, vol. 7, no 4, 1966, p. 508-517 ; touraine A.,
« La raison d’être d’une sociologie de l’action », Revue française de sociologie, vol. 7, no 4,
1966, p. 518-527), mais des chercheurs de sa génération ont pu livrer dernièrement des
détails de l’intensité de leur concurrence (Chapoulie et al., op. cit. ; borzeix a. et rot g.,
op. cit.). L’helléniste Vidal-Naquet se rappelle ainsi que « dans la maison que dirigeait
Fernand Braudel, la sociologie avait deux pôles : Pierre Bourdieu et Alain Touraine. Il était
15
MaxiMe Quijoux
question, ce livre se pose davantage comme une invitation à revenir sur l’apport
d’un sociologue majeur dans un domaine où il semble a priori marginal ; et si
notre ambition initiale était d’interroger et de confronter les théories de Bourdieu
au monde du travail, nous souhaitons avant tout ouvrir un nouveau chantier
historique et épistémologique afin de voir la place qu’occupe cet auteur dans
l’analyse du travail contemporain.
Associer Bourdieu et le travail comme nous le proposons ici impose un
double exercice scientifique : réaliser une exégèse et mesurer ses capacités
heuristiques dans un domaine particulier des sciences sociales. Or, entre une
œuvre foisonnante et redondante d’un côté, et un champ très dispersé et clivé
de l’autre, l’exercice s’est avéré périlleux. La structure qui compose l’ouvrage
tente néanmoins d’y répondre. Après avoir éclairé l’analyse du travail faite
par Bourdieu tout au long de sa carrière (première partie), en interrogeant en
particulier son époque algérienne (deuxième partie), nous avons retenu les
communications qui nous paraissaient le mieux articuler les points majeurs du
sociologue aux grandes questions de la sociologie du travail depuis sa fonda-
tion : ainsi, pendant que la troisième partie s’intéresse aux objets qu’il a le plus
étudiés, à savoir l’école et le monde artistique, tant dans son œuvre que dans son
usage actuel, les deux derniers ensembles rassemblent des articles qui mettent
en lumière l’importance de certaines de ses notions à de grandes questions du
travail. À partir d’enquêtes contemporaines, la quatrième partie montre ainsi
les apports et les spécificités de l’habitus aux formes de socialisation au travail
et à ses stratifications. Quant à la dernière partie, elle réunit des articles qui
renvoient à un objet capital tant pour Bourdieu que pour le travail : la domina-
tion. Toujours à partir d’enquêtes empiriques, les contributeurs proposent non
seulement d’explorer les formes de « la double vérité » du monde professionnel,
mais ils s’efforcent aussi de questionner cette notion en l’associant plus large-
ment à la conflictualité.
BiBliographie
Bevort a., jobert a., lalleMent M. et Mias A., Le dictionnaire du travail, Paris, PUF, 2012.
bezes p., Chauvière M., Chevallier j., MontriCher N. de et oCQueteau F. (dir.), L’État
à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la
Ve République, Paris, La Découverte, 2005.
borzeix A. et rot G., Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue,
Paris, Presses de l’université Paris Ouest, 2010.
bourdieu P., La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
difficile d’imaginer deux hommes plus contrastés. […] la rivalité avec Alain Touraine se
poursuivit jusqu’au collège de France » (in enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit., p. 92-93).
À cet égard, il reste à faire un véritable travail d’enquêtes auprès de sociologues du travail,
ce que certains ont déjà commencé à faire (voir Corouge C. et pialoux M., « Engagement
et désengagement militant aux usines Peugeot de Sochaux dans les années 1980 et 1990 »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 196-197, 1/2013, p. 20-33).
16
Préambule
17
Première partie
bouRdieu et le tRavail,
une intRoduction
Maxime Quijoux
intRoduction
« Je ne suis pas un exégète. Si je me trompe, tant pis. Mon but n’est pas
de dire la vérité sur Weber. Ce n’est pas mon travail. Je suis un chercheur.
Je cherche des incitations à réfléchir et des instruments pour réfléchir. Quand
je lis les textes, je ne sais jamais si je lis ce qu’ils ont dit ou ce que j’y mets 1. »
1. Cité par lenoir R., « Bourdieu avec Weber », in lebaron F. et Mauger G. (dir.), Lectures
de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012, p. 43. (Citation originale : E gger s., PFeuFFer a. et
SChultheis F., « Von Habitus zum feld. Religion, soziologie und die Spuren Max Weber bei
Pierre Bourdieu », in Das Religiöse feld, texte zur ökonomie des Heilsgeschelens, Konstanz,
Universitäts Verlag, 2000, p. 131-176.)
2. Voir lenoir r., op. cit. Comme le souligne Lenoir, Bourdieu lui doit sa théorie des champs
et une partie de son vocabulaire (« cosmos »). Mais Lenoir précise surtout que Bourdieu a
cherché à dépasser ce que les travaux du sociologue allemand ne font que suggérer, comme
le concept de « charisme » ou celui de « désintéressement » qu’il élargit au domaine intel-
lectuel et artistique.
3. bourdieu P., Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987, p. 64.
21
MaxiMe Quijoux
22
introduction
Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur la manière dont
Bourdieu aborde « le travail » dans ses travaux algériens : cet examen se justi-
fie alors moins par la centralité de cet objet dans ses enquêtes de l’époque que
par l’analyse structurante et définitive qu’il aura dans l’œuvre du sociologue.
Nous nous intéresserons ensuite à la place que cet objet occupe dans les dimen-
sions les plus connues de son entreprise scientifique. De la reproduction sociale
au champ, en passant par l’habitus, nous verrons comment se problématisent et
se déploient les analyses et les catégories liées aux activités et mondes profes-
sionnels. Cette approche chronologique nous renseigne alors peu sur ce que son
œuvre doit aux travailleurs algériens. Respecter le déroulement historique du
développement de sa pensée nous permet de mieux appréhender dans un dernier
moment le statut singulier que le travail possède dans sa sociologie : celui d’un
domaine social paradoxal, capable autant de légitimer les dominations les plus
souterraines que d’offrir les conditions d’une véritable émancipation.
23
Maxime Quijoux
1. Les références bibliographiques des articles sont reportées en conclusion de la partie, p. 83-85.
2. Pour plus d’informations à la fois sur le contexte historique de la guerre d’Algérie et de la
présence de Bourdieu à cette époque, voir Martin-Criado E., Les deux Algéries de Pierre
Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 ; yaCine T., « Aux origines
d’une ethnosociologie singulière », in bourdieu P. (YaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes,
Paris, éditions du Seuil, 2008. Voir aussi la contribution de Sacriste dans le présent ouvrage.
3. Pour ses contributions plus politiques, voir bourdieu P. Interventions politiques 1961-2001,
Marseille, Agone, 2002. Voir aussi bourdieu p., op. cit., 2008.
4. yaCine T., op. cit., p. 13.
25
MaxiMe Quijoux
26
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
dominé par des interprétations primitivistes et racistes 7 et face aux critiques plus
générales faites à l’ethnologie comme science coloniale, répondre à une demande
publique constitue un risque majeur d’amalgame auquel Bourdieu souhaite
absolument se soustraire. Il refuse néanmoins les entreprises de culpabilisa-
tion à l’égard de l’ethnologie, qui le conduisent à adopter des principes fermes,
annonçant en creux certaines de ses positions épistémologiques ultérieures :
dissociant « problèmes de science et inquiétudes de conscience 8 », il affirme
pour autant que l’ethnologie dans la situation coloniale ne peut faire l’écono-
mie de « toute référence à la situation existentielle du colonisé telle qu’elle est
déterminée par l’action des forces économiques et sociales caractéristiques du
système colonial 9 ». Cette ethnographie des conditions d’existence participe à
l’inverse de la « responsabilité réelle de l’ethnologue » de sorte que son rôle est
de « s’efforce[r] de restituer à d’autres hommes le sens de leurs comportements,
dont le système colonial les a, entre autres choses, dépossédés 10 ». Bref, l’ethno-
logue en situation coloniale est plus que légitime : il est l’un des rares à pouvoir
rendre compte des phénomènes de domination sous-jacents à la colonisation et
rendre ainsi justice aux victimes de cette dépossession.
À cette ambition scientifique d’intelligibilité du fait colonial correspond alors
à une définition extensible de l’ethnologie : si le projet intellectuel de Bourdieu
vise en effet à étudier les modalités culturelles d’un peuple donné, il réfute
les interprétations folkloristes, réduisant les pratiques au symbolique s’inscri-
vant dans des temporalités anhistoriques, au profit d’approches dynamiques et
constructivistes du fait culturel. Il comprend d’entrée de jeu que la violence à
laquelle il assiste dépasse largement la question synchronique de la domina-
tion politique ou militaire d’un peuple sur un autre : face à des configurations
anthropologiques en pleine métamorphose sous l’effet de la guerre, il prend
conscience à l’inverse de l’épaisseur historique du fait colonial et par la même
occasion de ses effets probablement irréversibles 11. Bourdieu entend donc faire
état des pratiques culturelles à l’aune de ce qu’elles sont dans le contexte colonial
français, à savoir les corollaires de la rencontre imprévue, violente et inégale
de deux cultures distinctes. Plus encore, le colonialisme semble renvoyer ici
à des dynamiques historiques de civilisation au sens où l’entend Max Weber :
la colonisation met face à face une puissance occidentale imprégnée d’esprit
« rationaliste » et des peuples peu différenciés obéissant à d’autres régimes de
valeurs et d’actions, principalement de réciprocité, de religion ou de magie.
Pour Bourdieu, l’enjeu est alors de comprendre comment ce phénomène de
27
MaxiMe Quijoux
28
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
Bourdieu part d’une donnée simple qui dépasse le cadre du travail : 87 %
des travailleurs algériens n’ont aucune qualification. Dans un tel contexte, la
plupart du temps « ce n’est pas le travailleur qui choisit son travail, mais, si
l’on peut dire, le travail qui choisit le travailleur, le patron, ou le hasard 14 ».
La conscience aiguë de leur déqualification tout comme celle de leur surnombre
saturant le marché du travail concourt à placer toute leur « existence profession-
nelle […] sous le signe de l’arbitraire 15 » qui conduit les travailleurs algériens à
attribuer l’obtention d’un emploi moins à leurs efforts qu’à l’effet du « hasard »
ou du « Mektoub 16 ». Impossible pourtant de se laisser dominer par la torpeur :
l’urgence économique quotidienne les oblige à une mobilisation à la fois tous
azimuts et permanente pour trouver des sources de rémunération aussi rares
que fragiles. En ce sens, « les années d’adolescence sont les plus difficiles de
l’existence : c’est l’époque de l’instabilité forcée et des métiers de fortune 17 »,
y compris pour ceux qui auront par la suite un emploi permanent. Si certains
en viennent à soudoyer des contremaîtres sur les chantiers, la seule option qui
demeure pour « ceux qui n’ont ni métier, ni “instruction”, ni argent » est « la
puissance des “protections”, du “coup d’épaule” (el ktaf) et des “connaissances”
(el maerifa) 18 » au point que tous partagent « la conviction, non moins irration-
nelle, que les relations, la position, la “débrouillardise” (chtara), le bakchich et
“le café” (el qahwa) peuvent tout 19 ». Ce sentiment est alors renforcé par un
ensemble de pratiques traditionnelles d’entraide et de réciprocité qui encou-
ragent la cooptation dans l’embauche : « le népotisme, ici, est une vertu 20 »,
d’autant plus pour les positions les plus subalternes pour qui « la “personnali-
sation” du rapport s’impose comme […] comme la seule protection contre un
ordre rationalisé dans lequel ils sont jetés sans arme ni bagage 21 » et « principe
d’explication universel 22 ». Dès lors, dans de telles conditions, « ce ne sont pas, à
proprement parler, les entreprises qui recrutent ; l’embauche est en fait le résultat
d’une sorte de cooptation spontanée entre les ouvriers 23 ».
Si décrocher un emploi peut a priori représenter une satisfaction en soi dans
un univers dominé par le chômage, le manque et la précarité, le travail ne contri-
bue pas pour autant au bonheur ni même au plaisir : avec 72 % de travailleurs
29
MaxiMe Quijoux
déclarant ne pas aimer leur travail, Bourdieu note que « l’attachement au métier
est extrêmement rare 24 ». Assignés aux tâches les plus dures, les plus ennuyeuses
et les plus dangereuses, subissant de surcroît « les mauvais traitements ou les
brimades infligés par les supérieurs 25 » au sein d’entreprises situées parfois
loin de leur domicile, les « sous-prolétaires » déclarent généralement avoir un
rapport complètement désenchanté à leur activité, un « éloignement psycho-
logique à l’égard du métier, de l’entreprise et de tout ce qui y participe 26 ».
Leurs relations de travail sont ainsi souvent inexistantes ou exécrables, amenant
Bourdieu à souligner « un refus généralisé d’adhérer à un univers globalement
détesté, [une] volonté de le fuir et de marquer une coupure aussi tranchée que
possible entre le milieu de travail où l’on se sent inférieur et étranger, et la vie
propre, la vie familiale qui, par compensation, prend une place très grande 27 ».
Face à une activité dont on n’attend rien, la rémunération devient de fait la seule
préoccupation et par la même, la principale source d’insatisfaction. En somme,
placés devant l’alternative de la misère du chômage ou de la pauvreté du travail,
« les plus démunis ont souvent à choisir entre la faim et le mépris 28 », les
conduisant au final à une « attitude de démission, conséquence du décourage-
ment et de la perte d’estime de soi qui sont déterminés par l’instabilité constante
de l’emploi et l’accoutumance au chômage prolongé 29 ».
Si Bourdieu est donc marqué par l’extrême précarité qui sévit sur la majeure
partie de la population salariale Algérienne, d’autres conduites à l’égard du travail
viennent corroborer son approche wébérienne des effets de la présence coloniale
en Algérie. Le rapport au travail est en effet ici étudié à la fois non seulement
en tant que transmetteur et récepteur des croyances et conduites économiques
du « cosmos » capitaliste, mais aussi et surtout comme la condition sine qua
none de son appropriation indigène. Il montre qu’à côté du niveau de quali-
fication, l’intériorisation des principes rationalistes participe directement des
formes de salarisation. En effet, s’il constate dans un premier temps que le goût
pour la profession croît à mesure que la position progresse dans l’entreprise,
c’est au cours du deuxième chapitre 30 qu’il met en évidence la manière dont
le salariat détermine ce qu’il appelle « l’attitude à l’égard du temps ». À partir
d’analyses statistiques parfois complexes, il met en lumière la corrélation entre
le degré d’intégration de la main-d’œuvre sur le marché du travail et les dispo-
30
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
Dès lors, un emploi stable et un revenu correct sont-ils des conditions suffi-
santes à l’incorporation des croyances et conduites du capitalisme importées par
la colonisation française ? Si Bourdieu détermine un seuil qui « coïncide avec
une transformation généralisée de l’attitude et de la conduite économique dont
la racine réside dans l’apparition d’une nouvelle attitude à l’égard de l’avenir 36 »,
l’adoption d’un ethos rationnel et des conduites qui lui sont solidaires dépendent
en dernier ressort d’un rapport positif à la sécurité permise par leur emploi : car
si « le degré de bilinguisme et le niveau d’instruction sont les indices les plus
sûrs et les plus significatifs 37 » de son assimilation, la rationalité suppose une
compétence temporelle acquise seulement si le travail permet une « carrière » :
« cursus organisé et institutionnalisé », celle-ci « fournit un type nouveau de
sécurité puisqu’elle permet la prévision et la prévision d’un progrès, sous la
forme de l’avancement 38 ». Mais ici point de carriérisme : la « “carrière”, c’est
lorsque les possibles projetés recouvrent les potentialités objectives, que peut
31. Bourdieu s’intéresse à la manière dont les agents envisagent leur budget et l’avenir de leurs
enfants à l’aune de l’hypothèse d’une amélioration de leurs conditions d’existence.
32. bourdieu p. et al., op. cit., p. 356.
33. Ibid., p. 369-370.
34. bourdieu p., op. cit., 1977, p. 87.
35. bourdieu p. et al., op. cit., p. 369-370.
36. Ibid., p. 365.
37. Ibid., p. 366.
38. Ibid., p. 367.
31
MaxiMe Quijoux
39. Idem.
40. Idem.
41. bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1980b, p. 253.
42. Ibid., p. 253-254.
43. Ibid., p. 254.
32
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
44. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard,
1995.
45. paugaM S., Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
Paris, PUF, coll. « Le lien social », série « Documents d’enquête », 2000.
46. À l’époque, Bourdieu est en effet proche de ce premier importateur et traducteur de
Max Weber. aron R., La sociologie allemande contemporaine, Paris, PUF, 2007 [1935].
47. C’est l’époque de l’essor du structuralisme notamment grâce au succès des travaux de
Lévi-Strauss. Mais Bourdieu se tourne davantage vers les auteurs nord-américains et s’inté-
resse en particulier aux travaux de Ruth Benedict. Pour plus d’informations, voir yaCine t.,
op. cit.
33
MaxiMe Quijoux
48. bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », in bourdieu p., op. cit., 2008, p. 239.
49. Idem.
50. Idem.
51. Ibid., p. 240.
52. bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980a, p. 195.
53. Ibid., p. 205.
34
les structures sociales du travail : Bourdieu et Le saLariat aLgérien
ici à peu près tout des considérations productivistes et salariales qui caracté-
risent sa définition occidentale. S’il s’agit ici d’activité essentiellement tournée
vers une économie de subsistance, le travail des champs n’en est pas moins
le cœur d’un système culturel à la fois écologique et social. « Le paysan ne
travaille pas à proprement parler, il peine 54. » Plus effort que souffrance, cette
action fait sens dans une relation singulière de « face à face » avec la terre,
« dans la disposition de familiarité confiante qui convient envers un parent
respecté 55 », même si elle suscite aussi parfois la crainte 56. Le travail paysan se
présente alors comme « un échange de dons » avec la terre, qui « n’accorde ses
bienfaits qu’à ceux qui lui donnent leur peine en tribut 57 ». « “Donne à la terre
(ta sueur), elle te donnera”, dit le proverbe 58. » Dans ces conditions, l’activité
agricole ne se limite pas à la réalisation d’un ensemble de tâches spécifiques mais
embrasse la quasi-totalité des dimensions du social : si « le champ, les bêtes, les
outils, les produits de la terre et toutes les préoccupations qui en sont solidaires
s’introduisent jusqu’au cœur de la maison et de l’existence familiale 59 », les
activités agricoles elles-mêmes sont rythmées par un ensemble de codes plus
ou moins mystiques censés respecter les termes de l’échange avec la terre. Dès
lors, dans la mesure où « la distinction entre le productif et le travail impro-
ductif ou entre le travail rentable et le travail non rentable reste ignorée 60 », le
travail ici est davantage une occupation sociale qu’une activité économique qui,
considérée en ces termes, « dépouillerait de leur raison d’être les innombrables
petits travaux destinés à assister la nature en travail, actes indissociablement
techniques et rituels, dont nul ne songerait à évaluer l’efficacité technique ou le
rendement économique, et qui sont comme l’art pour l’art du paysan, clôture
des champs, taille des arbres, protection des jeunes pousses contre les bêtes ou
“visite” (asafqadh) et surveillance des champs, sans parler des pratiques que l’on
range communément dans l’ordre des rites, comme les actes d’expulsion du mal
(as’ifedh) ou les actes d’inauguration du printemps, ou de tous les actes sociaux
que l’application de catégories étrangères porterait à juger improductifs, comme
ceux qui incombent au chef de famille en tant que représentant et responsable
du groupe, ordonnancement des travaux, palabres à l’assemblée des hommes,
discussions du marché, lectures à la mosquée 61 ». Le travail est donc avant tout
une activité sociale constitutive de son appartenance à la communauté qui, s’il
est la source des constructions des identités individuelles, notamment mascu-
lines, engage l’individu au groupe et réciproquement. Ainsi dans les sociétés
35
MaxiMe Quijoux
kabyles, « l’homme qui se respecte doit toujours être occupé à quelque chose » :
s’il ne trouve rien à faire, « qu’il taille au moins sa cuillère 62 ». De même que :
« Si improductive soit-elle, le groupe se doit d’assurer à tous une occupation,
même purement symbolique : le paysan qui procure aux oisifs l’occasion de
travailler sur ses terres reçoit l’approbation de tous parce qu’il offre à ces indivi-
dus marginaux la possibilité de s’intégrer dans le groupe en remplissant leur
tâche d’homme 63. »
Dans ces sociétés « où la rareté du temps est si faible et si grande la
rareté des biens, que de […] gaspiller du temps, [est] la seule chose qui soit
en abondance 64 », on peut concevoir facilement la déflagration culturelle et
l’incompréhension mutuelle qu’ont pu provoquer l’importation et l’imposition
de nouvelles formes de subsistance basées sur des notions d’épargne, de rente
ou de productivité. La colonisation puis la guerre ont non seulement privé les
paysans algériens de leur terre, notamment au cours des campagnes de regrou-
pement, mais elles ont aussi déstructuré des systèmes culturels fondés sur des
relations de réciprocité et de désintéressement. Parmi des groupes où « l’appren-
tissage culturel et la pression collective tendent à décourager tout ce qui, en nos
sociétés, est encouragé : esprit d’entreprise, volonté d’innover, souci de produc-
tivité ou du rendement 65 », la diffusion du salariat a tout d’abord considérable-
ment dégradé le lien communautaire : en introduisant l’individualisation et la
quantification de la rétribution, notamment par l’immigration, le salariat a mis à
nu les mécanismes sociaux visant à dissimuler les dimensions matérialistes des
échanges entre membres du groupe. Bourdieu relate ainsi l’exemple de ce maçon
kabyle, qu’il reprendra régulièrement, qui eut « l’outrecuidance » de réclamer en
argent le prix du repas communautaire traditionnellement offert en son honneur
lors de la fin d’un chantier. En agissant ainsi, ce maçon suscita l’indignation car
il trahissait alors, selon Bourdieu « le mieux et le plus mal gardé des secrets,
puisque tout le monde en a la garde, et qui viole la loi du silence assurant à
l’économie de la “bonne foi” la complicité de la mauvaise foi collective 66 ».
Mais la salarisation de la société algérienne a surtout mis à mal la vision du
« travail » paysan, sans nécessairement en remettre en cause ses fondements ;
en proposant des conditions de travail et de rétribution relativement conve-
nables, le salariat provoque en effet un formidable désenchantement des activités
agricoles : « L’expérience directe ou médiate du salariat […] a atteint l’activité
traditionnelle en sa racine, en faisant éclater la disproportion entre le produit
de l’effort et le temps dépensé. L’apparition d’un nombre relativement impor-
36
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
tant d’emplois salariés, créés plus ou moins artificiellement par l’armée (harkis,
employés communaux, ouvriers des chantiers de travaux publics, etc.) ne pouvait
qu’accentuer la conscience de la faible rentabilité du travail agricole 67. » Dans une
société soumise à une « contagion des besoins » grandissante (consommation,
salariat, structures médicales, écoles), les dimensions mystiques ou les justifica-
tions communautaires ne réussissent plus à compenser des efforts qui apparais-
sent dès lors insoutenables, laissant place à un nouvel habitus économique : à
l’image du témoignage de ce cuisinier rapporté par Bourdieu, si le salaire consti-
tue la principale préoccupation des travailleurs, « ce qui compte dans le travail,
c’est s’il est fatigant ou non 68 ». Protégé de l’arbitraire du marché du travail, le
fonctionnaire apparaît alors ici comme un horizon indépassable 69.
Dorénavant, tout le monde ou presque désire avoir un travail salarié, moins
pour des revenus « dont l’estimation en argent du produit du travail [constitue]
une opération beaucoup plus complexe 70 », que pour préserver son honneur.
Face à une culture qui se décline désormais essentiellement de façon négative, le
salut du fellah passe – ironie du sort – par « la valorisation extrême des emplois
non agricoles 71 ». Car si la nature de l’activité est sujette au discrédit, l’injonction
d’occupation qui lui est sous-jacente, elle, perdure. De sorte que, « la décou-
verte du travail » réside moins dans l’espoir d’améliorer son sort que de la prise
de conscience de sa misère ancestrale et de ses formes actuelles : le chômage.
Pour ces paysans « dépaysannisés », tout est bon désormais pour ne perdre la
face : quand certains, « pour se libérer du malaise que suscite le sentiment d’être
inoccupé, donc dépourvu de raison d’être sociale, […] se déclaraient, avec fort
peu de justification, “retraités” ou “pensionnés” [ou…] ouvrier pour si peu
qu’ils aient travaillé hors de l’agriculture, par exemple deux mois lors de la
récolte du liège, ou quelques jours pour les travaux de maçonnerie commandés
par la SAS 72 », la plupart se dédient à « faire et faire comme si », c’est-à-dire à
des activités, comme la vente ambulante (voir encadré), qui ont pour but moins
d’obtenir une rémunération que de garder une certaine dignité :
« Travailler, même pour rien, même pour un revenu infime, c’est, devant
soi-même et aux yeux du groupe, faire tout ce qui est en son pouvoir pour
gagner sa vie en travaillant, pour s’arracher de sa condition de chômeur.
Le fait de tâcher à travailler (plutôt que de travailler à proprement parler),
suffit à assurer une justification aux yeux de ceux dont on a la charge et aussi
de ceux auxquels on a recours pour subsister 73. »
37
MaxiMe Quijoux
38
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien
s’accrochent à leurs activités, c’est d’ailleurs ce qui le distingue des chômeurs 76.
Mais désormais réduit exclusivement à des fonctions de subsistance, dans une
société dominée par d’autres valeurs et croyances, le travail n’est plus en mesure
de participer aux modes de contrôle et de régulation antérieurs, laissant place à
« un traditionalisme du désespoir, […] propre à des sous-prolétaires enchaînés
à un passé qu’ils savent mort et enterré 77 ». Rares sont alors à tenir, la plupart
étant poussé à « l’exil forcé [qui] n’est le plus souvent que le terme inéluc-
table d’une série de renoncements et de défaites 78 ». Dans ces conditions, la
décomposition du modèle culturel est alors quasiment achevée ; car sans la terre,
le « cosmos » qui en est solidaire n’a plus de raison d’être :
« Le paysan ne vit qu’enraciné à sa terre, la terre où il est né, où ses habitudes
et ses souvenirs l’attachent. Déraciné, il y a de bonnes chances qu’il meure en
tant que paysan, que meure en lui la passion qui fait le paysan 79. »
conclusion d’Étape :
les conditions historiques de l’haBitus Économique
39
MaxiMe Quijoux
faits 82 », les travaux de Bourdieu indiquent bien à l’inverse que la « rationalité
économique » relève de principes culturels situés, produits d’une histoire spéci-
fique. Autrement dit qu’elle est habitus. Le salariat apparaît alors à la fois comme
l’effet et la condition de cet habitus économique : si pour paraphraser Marx, « à
la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques,
[la colonisation] a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » en
jetant les Algériens « dans les eaux glacées du calcul égoïste », Bourdieu montre
que ses principes rationalistes ont aussi favorisé l’acquisition de certains outils
d’émancipation. À côté de l’émigration et de la scolarité, le salariat apparaît en
ce sens comme le moyen d’amélioration des conditions d’existence – le fameux
seuil évoqué à l’instant – et ainsi, des transformations éventuelles de leur habitus.
De sorte que, si on peut s’interroger sur l’influence et le transfert possible que
Bourdieu réalisera par la suite entre sous-prolétaires algériens et classe ouvrière
française et plus généralement du travail, ces enquêtes constituent aussi la trame
d’une interrogation méconnue du sociologue sur les conditions d’émancipation
de l’individu qui culminera dans les Méditations pascaliennes. Mais avant d’abor-
der cette question, objet d’une prochaine contribution (p. 65-80), ces premières
enquêtes sur le salariat algérien posent avant tout les bases de ses principaux
concepts, notamment celui de reproduction sociale, d’habitus et de champ.
Comme nous le verrons dans la contribution suivante, ces premières recherches
ont considérablement conditionné Bourdieu sur ses analyses hexagonales, de
sorte que, derrière ces grands paradigmes, le travail est toujours là en embuscade.
40
Maxime Quijoux
la FabRiQue du tRavailleuR :
RePRoduction sociale, Habitus et cHamP
À la fin des années 1950, menacé par des groupes d’extrême droite, Bourdieu
est contraint de rentrer précipitamment en France. Il rejoint l’université de Lille
où il fait ses débuts d’enseignant-chercheur. Son départ de l’Algérie met alors
un terme aux enquêtes qu’il menait dans ce pays : Bourdieu délaisse en effet
ses recherches sur le salariat algérien et privilégie dorénavant des enquêtes sur
la condition étudiante et l’université dans la société française. Suite au succès
des Héritiers, l’éducation et la culture deviennent dès lors des domaines fonda-
mentaux de sa sociologie auxquels il consacrera une partie essentielle de son
œuvre. Celle-ci d’ailleurs est souvent réduite à ces travaux contemporains au
détriment de ses recherches antérieures, mais aussi au préjudice d’une véritable
genèse de ses notions 1. Notons d’abord que Bourdieu mobilise de façon régulière
son expérience algérienne : l’étude des modes de vie des paysans kabyles a
permis en effet d’éclairer certaines de nos conduites les plus « naturelles » car
les plus intériorisées, qu’elles aient trait à nos pratiques culturelles, nos rapports
hommes-femmes ou nos croyances économiques. Mais l’expérience algérienne
de Pierre Bourdieu a surtout servi le creuset à ses principaux concepts : c’est
bien en effet à partir de ces sociétés paysannes et méditerranéennes qu’il fonde
les notions d’habitus, de capital et de violence symbolique.
De la même façon, on omet souvent la filiation qui existe entre ses travaux
sur le salariat algérien à ceux qui leur succéderont sur la France. La segmen-
tation progressive des sciences sociales en fonction de leur objet 2 a en effet
contribué à brouiller la continuité et l’utilisation de ces premières recherches
sur l’Algérie dans ses enquêtes sur la France. Plus qu’une simple utilisation,
Bourdieu rappelle en effet que « la plupart des concepts autour desquels se sont
organisés les travaux de sociologie de l’éducation et de la culture que j’ai menés
ou dirigés dans le cadre du Centre de sociologie européenne sont nés d’une
1. Voir le préambule.
2. Ce à quoi Bourdieu s’est toujours opposé, voir bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse,
Paris, Raisons d’agir, 2004.
41
MaxiMe Quijoux
42
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
43
MaxiMe Quijoux
de l’ascension par l’école ne peut se former tant que les chances objectives de
réussite sont infimes, […] leur comportement [des ouvriers français] se règle
objectivement sur une estimation empirique de ces espérances objectives,
communes à tous les individus de leur catégorie 12 ». À l’inverse, tout autorise,
sinon incite, les fractions les plus favorisées de la société à s’impliquer dans le jeu
scolaire : héritiers d’un capital culturel, ils profitent d’autant plus de cet avantage
qu’il est proche des attentes sociales et culturelles de l’institution scolaire. La
correspondance sociale est parfois si forte qu’on en vient de se demander si,
« comme disaient les Romains, elles ne se contentent pas d’“enseigner au poisson
à nager” 13 ». Mieux, l’école réussit à transformer ce privilège en « don », c’est-à-
dire en « grâce individuelle ou en mérite personnel » et permet ainsi, dans une
société dominée par un idéal égalitariste, au « racisme de classe » de « s’afficher
sans jamais s’apparaître 14 ». Elle réalise ainsi ce pour quoi elle est destinée, à
savoir « inculquer aux destinataires légitimes l’arbitraire culturel qu’[elle] a
mandat de reproduire 15 ».
C’est par le diplôme qu’elle décerne – ou pas – que l’école contribue le plus à
légitimer les trajectoires et les positions sociales. En effet, l’idée qu’elle dispense
« que les gens ont les postes qu’ils méritent en fonction de leur instruction et
de leurs titres, joue un rôle déterminant dans l’imposition des hiérarchies dans
le travail et hors du travail 16 ». Pour Bourdieu, plus qu’un acte bureaucratique
censé attester des qualifications, « le titre scolaire est en effet une manifesta-
tion par excellence de […] la magie d’état 17 » : « agissant en mandataire de
la banque centrale de crédit symbolique qu’est l’état, [le diplôme] garantit et
consacre un certain état de choses, entre le discours et le réel 18 », produisant,
en ce sens, des effets déterminants sur la perception collective des détenteurs
de diplômes. En attribuant « un monopole légitime d’une vertu sociale ou d’une
compétence, […] c’est-à-dire d’une capacité légalement reconnue d’exercer un
pouvoir efficient parce que légitime (comme celui de donner des ordres) 19 », cet
acte de consécration constitue « l’attribut sans doute le plus déterminant (avec la
profession qu’il contribue fortement à déterminer) de l’identité sociale 20 ». Par
conséquent, l’institution scolaire ne détermine pas simplement l’accès à diffé-
rents postes ou professions, supports de l’espace social ; par la puissance symbo-
lique que comporte le certificat, elle possède un pouvoir d’assignation statutaire
12. bourdieu P., « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture »,
Revue française de sociologie, vol. 7, no 3 : « Les changements en France », 1966, p. 325-347,
ici p. 331.
13. bourdieu P., La noblesse d’État, Paris, Les éditions de Minuit, 1989, p. 101.
14. bourdieu P. et passeron J.-C., op. cit., 1964, p. 107.
15. bourdieu P. et passeron J.-C., La reproduction, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, p. 48.
16. bourdieu P., op. cit., 1980b, p. 256.
17. bourdieu P., op. cit., 1989, p. 538.
18. Idem.
19. Ibid., p. 167.
20. Ibid., p. 165.
44
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
qui conditionne aussi durablement le rapport que les agents entretiennent avec
leur travail. Le certificat concourt en effet à assigner une « essence », « un droit
d’accès à un poste dans lequel s’acquiert souvent l’essentiel de la compétence
technique nécessaire pour l’occuper 21 ». Cette consécration est parfois si forte,
qu’elle en vient même, pour les écoles et les diplômes les plus prestigieux, à
instituer « une relation d’ordre définitive, […] une noblesse 22 ».
Dès lors, la contribution substantielle que Bourdieu consacre à l’éducation
et à la culture constitue une ressource tout aussi importante pour la socio-
logie du travail. En effet, à la manière de Paul Willis 23, il montre comment
le rapport à l’école et le diplôme que celle-ci délivre déterminent la relation
ultérieure – investie ou détachée, heureuse ou malheureuse – que les agents
ont avec leurs postes ou leurs métiers. Ce lien qu’il engage entre éducation et
travail le conduit ainsi à anticiper, de manière très précoce, un phénomène qui
bouleversera l’ensemble de la société française à partir des années 1980. Dès les
années 1960, il fait état en effet des corollaires de la massification scolaire sur les
conduites professionnelles de cette génération (voir encadré). S’il évoque avec
Passeron dans La reproduction, les adaptations erratiques du travail enseignant
face à la « diversification » du public universitaire, Bourdieu souligne avant tout
l’impact de la dévaluation des titres scolaires sur les subjectivités et pratiques
qui touchent alors indistinctement l’ensemble des catégories salariales : si les
travailleurs sans qualifications sont ceux les plus exposés aux effets de cette
dévaluation 24, la plupart des diplômés de cette génération scolaire – et de celles
qui suivront – observent une déception qui résulte alors « d’aspirations désajus-
tées par rapport à leurs chances objectives d’accomplissement 25 ». Il précise :
« C’est le cas, qui a valeur de limite, des détenteurs d’un diplôme d’ensei-
gnement général ou d’un CAP, voire d’un baccalauréat (on compte, en 1968,
plusieurs milliers d’OS dotés de ce titre), qui sont renvoyés vers des profes-
sions manuelles accordant une faible valeur économique et symbolique aux
diplômes d’enseignement général et même aux diplômes techniques et qui
se trouvent ainsi voués à la déqualification objective et/ou subjective, et à la
frustration engendrée par l’expérience de l’inutilité du diplôme (tel ce jeune
ouvrier diplômé qui, condamné à accomplir le même travail que des ouvriers
démunis ou, “pire”, que des “étrangers” conclut : “Je n’ai pas suivi des cours
pendant quatre ans pour découper des rondelles”) 26. »
21. Ibid., p. 166.
22. bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 41-42.
23. Willis P., L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers,
Marseille, Agone, 2011. Bourdieu a d’ailleurs été le premier – et le seul – à diffuser ses
travaux via les Actes : Willis P., « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 24, novembre 1978, p. 50-61.
24. bourdieu P., La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979, p. 150.
25. bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1984, p. 216.
26. idem.
45
MaxiMe Quijoux
46
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
dans le domaine culturel ou artistique par exemple 31, une fraction des classes
dominantes échappe ainsi à la disqualification sociale associée à la dévaluation
de leur formation. Ce salut social tient alors essentiellement à « un recrutement
[qui] se fait encore, le plus souvent, par cooptation c’est-à-dire sur la base des
“relations” et des affinités d’habitus 32 ».
Enfin, les groupes occupant les positions les plus hautes de l’espace social
sont peu ou prou affectés par les effets de la massification scolaire : Bourdieu
s’efforce en effet de montrer comment les fractions les plus dominantes de la
société française ont établi un système scolaire quasi parallèle dont la fonction
consiste non seulement à renforcer l’endogamie du groupe, mais aussi sa supré-
matie, notamment en le préparant aux fonctions les plus hautes de l’adminis-
tration ou de l’entreprise. Des classes préparatoires, en passant par Sciences-Po
et l’ENA, il éclaire en effet la manière dont les grandes écoles participent à
l’unité du groupe : le principe d’« excellence » qui régit la sélection de ces
établissements consiste moins à choisir les « meilleurs » qu’à garantir l’entre-
soi. Par son « enfermement sélectif », ses « rites d’institution » et ses diplômes,
cette scolarité extra-ordinaire a pour fonction évidente d’adouber une catégorie
particulière d’individus : non seulement l’entrée de ces écoles « tend à arracher
les élus aux incertitudes et aux aléas de l’histoire biographique en conférant
au point initial de la trajectoire le pouvoir […] de délimiter […] une classe de
trajectoires probables 33 » ; mais la dimension magique de cette filiation « aristo-
cratique » possède également un pouvoir performatif déterminant puisque « les
pratiques obligées que le sentiment de leur différence impose aux élèves des
classes préparatoires et des grandes écoles tendent à renforcer objectivement
leur différence 34 ».
31. Ailleurs, Bourdieu précise que : « La “profession” d’écrivain ou d’artiste est en effet une des
moins codifiées qui soit ; une des moins capables aussi de définir (et de nourrir) complète-
ment ceux qui s’en réclament, et qui, bien souvent, ne peuvent assumer la fonction qu’ils
tiennent pour principale qu’à condition d’avoir une profession secondaire d’où ils tirent
leur revenu principal. Mais on voit les profits subjectifs qu’offre ce double statut, l’identité
proclamée permettant par exemple de se satisfaire de tous les petits métiers dits alimen-
taires qui sont offerts par la profession même, comme ceux de lecteur ou de correcteur
dans des maisons d’édition, ou par des institutions apparentées, journalisme, télévision,
radio, etc. Ces emplois, dont les professions d’art connaissent l’équivalent, sans parler du
cinéma, ont la vertu de placer leurs occupants au cœur du “milieu”, là où circulent les
informations qui font partie de la compétence spécifique de l’écrivain et de l’artiste, où
se nouent les relations et s’acquièrent les protections utiles pour accéder à la publication,
et où se conquièrent parfois les positions de pouvoir spécifique – les statuts d’éditeur, de
directeur de revue, de collection ou d’ouvrages collectifs – qui peuvent servir d’accroisse-
ment du capital spécifique, à travers la reconnaissance et les hommages obtenus de la part
des nouveaux entrants en contrepartie de la publication, du parrainage, de conseils, etc. »
(bourdieu P., Les règles de l’art, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 371-372.)
32. bourdieu P., op. cit., 1979, p. 168.
33. Ibid., p. 128.
34. Ibid., p. 157.
47
MaxiMe Quijoux
Mais ces écoles ont aussi pour mission de former les futurs grands patrons
aux tâches que supposent leurs positions. « Les gens sublimes [étant] voués à la
sublimation 35 », Bourdieu s’évertue alors, des pages durant, à montrer l’organi-
sation, la spécificité et surtout l’intensité de l’action pédagogique de ces grandes
écoles. Il met bien en lumière le conditionnement particulier que doivent subir
les étudiants et la pratique singulière du temps intensifié et dédié à la production
de dissertations sous la pression permanente de leurs enseignants.
« Ainsi, tout concourt à faire de ces “écoles d’élite” de véritables écoles de
cadres : la subordination de l’apprentissage à la pression de l’urgence et
l’encadrement strict et continu du travail sont bien faits pour inculquer ce
rapport à la culture à la fois docile et assuré qui prédispose plutôt à l’exer-
cice du pouvoir qu’à la pratique de la recherche et que l’on évoque en fait
lorsqu’on parle de “culture générale”. Cet art de mobiliser instantanément
toutes les ressources disponibles et d’en tirer le meilleur parti que certains
grands concours, comme celui de l’ENA, ont porté à sa plus haute intensité,
et l’assurance statutaire qui va de pair avec cette maîtrise sont sans doute au
premier de ces “vertus de chefs” que sanctionnent et consacrent toutes les
grandes écoles et qui prédisposent en effet davantage aux calculs pragma-
tiques et disciplinés de la décision résolue qu’aux audaces et aux ruptures de
la recherche scientifique ou artistique 36. »
48
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
l’école, l’art ou l’état, son projet scientifique consiste moins à cerner l’ontologie
sociologique d’un phénomène qu’à l’utiliser comme supports réflexifs, démons-
tratifs ou explicatifs de mécanismes sociaux plus généraux. Il cultive même
une certaine condescendance à l’égard de ceux qui, dans les années 1960, « se
partagent la recherche et les pouvoirs selon une division en spécialités, souvent
définies par des concepts du sens commun, et clairement réparties comme autant
de fiefs : la sociologie du travail, avec Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud
et Jean-René Tréanton ; la sociologie de l’éducation, avec Viviane Isambert ;
la sociologie de la religion, François-André Isambert ; la sociologie rurale,
Henri Mendras ; la sociologie urbaine, Paul-Henri Chombard de Lauwe ; le
loisir, Joffre Dumazedier, et sans doute quelques autres provinces mineures
ou marginales que j’oublie 38 ». Plutôt que de participer aux controverses de
ces différentes « provinces » de la sociologie, il préfère engager des discussions
avec ceux qui ambitionnent, comme lui, d’appréhender l’homme dans sa totalité
anthropologique et de fournir les instruments de sa compréhension : de Marx à
Weber, en passant par Durkheim et Sartre, il consacre ainsi son œuvre à montrer
la pertinence et les limites de ces différents auteurs pour mieux élaborer ses
propres concepts.
C’est d’ailleurs à partir d’une critique de Lévi-Strauss que Bourdieu affirme
avoir construit l’une de ses notions majeures. Au cours d’un scrupuleux exercice
de réflexivité, Bourdieu revient dans la préface du Sens pratique sur les atermoie-
ments et les impasses que suscite l’inadéquation du modèle structuraliste aux
pratiques des paysans kabyles : dans une société peu différenciée où les rites
et les mythes semblent couvrir l’ensemble des pratiques sociales, les conduites
qu’il observe relèvent en effet moins d’une application en connaissance de cause
– opus operatum – que d’un ensemble de pratiques routinières agissant selon
des situations données – modus operandi. Face à la rigidité et le systématisme de
la modélisation levistraussienne – ce qu’il appelle le « juridisme » –, Bourdieu
propose alors une définition à la fois plus lâche et plus structurante des attitudes
qu’il observe, et plus largement des conduites sociales. Pour lui, les pratiques
des individus obéissent à leur habitus : produit à la fois d’une histoire collec-
tive et d’une trajectoire individuelle, l’habitus est un système « de schèmes de
perception, d’appréciation et d’action 39 » de « dispositions durables et trans-
posables 40 », c’est-à-dire le principe constitutif de l’ensemble de nos façons
de penser, d’être, de se tenir et d’agir. Logiciel formaté par notre histoire de
classe et les imprévus permis dans les limites cette histoire, l’habitus crée « des
actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des
stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir 41 ».
49
MaxiMe Quijoux
50
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
51
MaxiMe Quijoux
s’y réduit pourtant pas. Bourdieu nous signale en effet que « le processus de
transformation par lequel on devient mineur, paysan, prêtre, musicien, profes-
seur, ou patron, est long, continu et insensible, et […] exclut, sauf exception,
les conversions soudaines et radicales 51 ». Il puise dans les méandres de la
socialisation primaire puisqu’« il commence dès l’enfance, parfois avant même
la naissance (dans la mesure où, comme on le voit particulièrement bien dans ce
que l’on appelle parfois les “dynasties” – de musiciens, de patrons, de chercheurs,
etc. –, il engage le désir – socialement élaboré – du père ou de la mère et parfois
de toute une lignée) ; il se poursuit, la plupart du temps sans crises ni conflits
– ce qui ne veut pas dire sans toutes sortes de souffrances morales ou physiques,
qui, en tant qu’épreuves, font partie des conditions de développement de l’illu-
sio 52 ». L’habitus du travail est donc affaire d’une rencontre osmotique entre
disposition et position, d’un effet de miroir social entre individu et institution :
les conditions de l’habitus professionnel ne sont en effet réunies « que si le poste,
plus ou moins institutionnalisé, avec le programme d’action, plus ou moins
codifié, qu’il enferme, trouve, à la façon d’un vêtement, d’un outil, d’un livre
ou d’une maison, quelqu’un pour s’y retrouver et s’y reconnaître assez pour le
reprendre à son compte, le prendre en main, l’assumer, et se laisser du même
coup posséder par lui 53 ».
Dès lors, les institutions du travail offrent une multitude de cas d’« habitus
professionnels » qui, malgré leurs différences, obéissent tous aux mêmes
mécanismes sociologiques. Ainsi, à côté des figures diverses de l’agent bureau-
cratique – fonctionnaire ou commercial – (voir encadré) :
« Le garçon de café ne joue pas à être garçon de café, comme le voulait Sartre.
En revêtant sa tenue, […] son corps, où est inscrite une histoire, épouse sa
fonction, c’est-à-dire une histoire, une tradition, qu’il n’a jamais vue qu’in-
carnée dans des corps ou, mieux, dans ces habits habités d’un certain habitus
que l’on appelle des garçons de café […] une manière de tenir la bouche
en parlant ou de déplacer les épaules en marchant qui lui paraît constitu-
tive de l’être social de l’adulte accompli. On ne peut même pas dire qu’il se
prend pour un garçon de café ; il est trop complètement pris par la fonction
à laquelle il était socio-logiquement destiné 54. »
Cet habitus fait écho à celui des enseignants dont Bourdieu a régulièrement
rendu compte du travail et des conduites qui lui en sont solidaires. Tout comme
le serveur, le professeur habite sa fonction que l’institution lui a attribuée : ici,
« le cérémonial de l’empressement et de la sollicitude 55 » cède la place à « la
52
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
livrée de verbe qui est au professeur ce que la blouse ou la veste blanche est au
cuisinier, au coiffeur, au garçon de café ou à l’infirmière […] : les prouesses les
plus typiquement charismatiques, comme l’acrobatie verbale, l’allusion hermé-
tique, les références déconcertantes ou l’obscurité péremptoire aussi bien que les
recettes techniques qui leur servent de support ou de substitut, comme la dissi-
mulation des sources, l’introduction de plaisanteries concertées ou l’évitement
des formulations compromettantes 56 » dessinent autant de pratiques de travail,
c’est-à-dire une profession incorporée, point d’orgue de l’union d’une trajec-
toire sociale et d’une institution. Les enseignants universitaires apparaissent ici
comme des cas paradigmatiques : provenant le plus souvent de milieux favori-
sés, l’homo academicus connaît généralement une scolarité « exemplaire » qui
fait qu’« il n’est jamais possible de déterminer […] si c’est le bon élève qui
choisit l’école ou si c’est l’école qui le choisit parce que tout dans sa conduite
docile manifeste qu’il la choisit 57 ». Tous ne jouissent pas cependant de la même
« hérédité sociale » ni des parcours scolaires les plus prestigieux de sorte qu’il
existe un véritable « espace des facultés » : Bourdieu montre en effet que la
polarisation qui structure le monde académique entre facultés de sciences et de
lettres d’un côté et celles de droit et de médecine 58, de l’autre, obéit à autant de
situations sociales différenciées, elles-mêmes produisant habitus et pratiques
professionnelles. Ainsi, si « les professeurs de sciences et de lettres qui, issus
des classes populaires ou moyennes, ne doivent qu’à leur réussite scolaire leur
accès aux classes supérieures, et aussi ceux qui sont issus du corps enseignant
se trouvent très fortement inclinés à réinvestir totalement dans l’institution
qui a si bien rétribué leurs investissements antérieurs et sont très peu portés à
rechercher des pouvoirs autres qu’universitaires […], les professeurs de droit,
issus de la bourgeoisie pour les trois quarts, cumulent plus souvent que les
professeurs de sciences ou de lettres des fonctions d’autorité dans l’Université
et des positions de pouvoir dans l’univers politique ou même dans le monde des
affaires 59 ». Dans ce contexte, ces derniers apparaissent alors comme les figures
paroxystiques de l’habitus professionnel : issus de milieux « dynastiques », tant
sociaux que professionnels, adoubés par les institutions scolaires les plus presti-
gieuses, pour ces agents, l’accès à la profession d’enseignants de droit ou de
médecine consacre non seulement l’harmonie entre positions et dispositions ;
mais implique surtout l’appartenance à un « corps », c’est-à-dire à un groupe
professionnel qui a fait de ses compétences sociales non seulement des qualités
professionnelles mais aussi des services rares et recherchés. Fondée sur une
sélection drastique, l’entrée dans ce métier se fonde alors, selon Bourdieu, moins
sur la reconnaissance de compétences spécifiques que sur l’affinité d’habitus de
classe faite « esprit de corps », typique en ce sens de la noblesse d’État :
56. bourdieu P. et al., op. cit., 1970, p. 159.
57. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 239.
58. bourdieu P., op. cit., 1984, p. 70-72.
59. Ibid., p. 74-75.
53
MaxiMe Quijoux
54
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
de plus, le travail est ici perçu non comme un objet possédant des propriétés
sociales spécifiques mais comme un espace supplémentaire de l’expression des
divisions sociales qui structurent les sociétés contemporaines. Pour autant, le
travail ne se réduit pas à une simple transcription d’inégalités et d’oppositions
plus générales : il comprend ses acteurs et ses intérêts constitutifs de dynamiques
qui lui sont propres. En fait, il obéit à un ensemble de principes sociologiques
communs à tous les domaines du social mais qui se distinguent par la nature
de leurs enjeux et de la manière de les défendre. Pour Bourdieu, le travail est
un champ, un « espace structuré de positions (ou de postes) dont les propriétés
dépendent de leur position dans cet espace 61 » au sein duquel les agents ou les
institutions se livrent un ensemble de luttes visant le « monopole de la violence
légitime (autorité spécifique) […] c’est-à-dire, en définitive, la conservation ou la
subversion de la structure de la distribution du capital spécifique 62 ». En d’autres
termes, tout comme le marché, l’art, ou le sport, le travail est un domaine social
dans lequel différents agents s’opposent pour imposer leur domination et obtenir
ainsi « des profits spécifiques assurés par le champ 63 ». Or, celle-ci ne consiste
pas simplement à accéder à une position de pouvoir dans cet espace ; elle vise
non seulement « à être perçu[e] comme il se perçoit, à s’approprier sa propre
objectivation en réduisant sa vérité objective à son intention objective 64 » mais
aussi à faire de sa vision du monde et de ses divisions, produit de son habitus,
un nomos, un principe de division universelle 65. Pour ce faire, les dominants
cherchent en effet à faire méconnaître la genèse et les conditions de leur domina-
tion, en tentant de naturaliser cet état du champ. Ils disposent à cet effet d’un
ensemble de « capitaux » – économique, scolaire, social, etc. – qui selon leur
structure et leur volume permet aux uns – généralement les plus anciens – de
défendre leurs positions, aux autres – les « nouveaux entrants » – de contester
cette domination en cherchant à imposer, à leur tour, leur point de vue sur le
champ 66.
élaboré initialement pour appréhender la genèse, l’essor et les conditions
d’imposition des règles littéraires et artistiques contemporaines 67, le concept
de champ s’est rapidement étendu à d’autres activités de son œuvre avant que
Bourdieu ne l’applique au monde de l’entreprise. Car, si le sociologue évoque le
travail comme un « champ de luttes » opposant patrons et travailleurs 68, cette
notion comporte des dimensions heuristiques qui permettent d’éviter le double
55
MaxiMe Quijoux
56
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
57
MaxiMe Quijoux
montrent généralement très soucieux de leur écriture. Si les géographes et les sociologues
ont en commun de montrer plus d’indifférence envers les qualités littéraires, les premiers
manifestent l’humilité des dispositions qui conviennent à leur position en prenant parti
du style neutre qui est l’équivalent dans l’ordre de l’expression de l’abdication empiriste à
laquelle ils se résignent la plupart du temps. Quant aux sociologues, ils trahissent souvent
leur prétention à l’hégémonie (inscrite dès l’origine dans la classification comtiste des
sciences) en empruntant alternativement ou simultanément aux rhétoriques les plus
puissantes dans les deux champs par rapport auxquels ils sont obligés de se situer, celle
de la mathématique, souvent utilisée comme signe extérieur de scientificité, ou celle de la
philosophie, souvent réduite à des effets de lexique », ibid., p. 45-46.
82. bourdieu P., « La force du droit [éléments pour une sociologie du champ juridique] »,
Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64 : « De quel droit ? », septembre 1986,
p. 3-19.
83. Ibid., p. 11.
84. Idem.
85. Ibid., p. 18.
86. Idem.
87. bourdieu P., op. cit., 1979, p. 114.
58
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
faire ce que sont les groupes et ce qu’ils font 88 ». La « réalité sociale » n’est donc
pas un état en soi, mais le résultat d’actions déterminées par des représenta-
tions qui sont elles-mêmes d’« innombrables actes de construction antagonistes
que les agents opèrent, à chaque moment, dans leurs luttes individuelles ou
collectives, spontanées ou organisées, pour imposer la représentation du monde
social la plus conforme à leurs intérêts 89 ». À cet égard, par la vision clivée qu’il
suppose, le travail apparaît spontanément comme un domaine emblématique de
cette définition. Pourtant, Bourdieu met en lumière les luttes à la fois les moins
évidentes et les plus politiques du monde du travail : car si les rémunérations ou
les conditions de travail nécessitent des organisations 90 et des rapports de force,
physiques et localisées dans le temps et l’espace, comme la grève 91, ces reven-
dications sont tributaires de combats ayant lieu dans des arènes plus éloignées
de la production, en compagnie d’acteurs et d’institutions extérieures à l’entre-
prise. En tant que « banque centrale de capital symbolique », l’état constitue
à la fois l’espace, l’acteur et l’institution « étrangère » qui contribue le plus à
ces luttes : on pense tout de suite à son rôle en tant qu’arbitre des négociations
collectives 92 ; mais, pour Bourdieu, son influence dépasse largement son rôle
officiellement dévolu dans le cadre des relations professionnelles : une fois de
plus, c’est par l’intermédiaire de l’institution scolaire que l’état intervient le plus
ici en contribuant à la construction des catégories du travail et aux positions qui
leur sont solidaires : par le titre scolaire qu’elle délivre, Bourdieu note en effet
que l’école – et donc l’état – est omniprésente « dans les conflits, les négocia-
tions, les contrats individuels ou les conventions collectives qui s’engagent entre
employeurs et employés à propos de tous les enjeux qui les séparent : à propos
de la définition des postes de travail, c’est-à-dire des tâches que les occupants
doivent effectuer et celles qu’ils sont en droit de refuser ; à propos des conditions
d’accès aux postes, c’est-à-dire des propriétés, notamment les titres scolaires, que
les titulaires des postes doivent posséder ; à propos des rémunérations, absolues
et relatives, nominales ou réelles : à propos des noms des professions enfin,
qui font partie de la rémunération symbolique – positive, avec les positions
prestigieuses, ou négative, avec les métiers infamants, honteux ou peu glorieux,
souvent utilisés comme insultes et désignés, dans l’usage officiel, par des euphé-
59
MaxiMe Quijoux
mismes 93 ». Pour autant, tout comme l’ensemble des actes bureaucratiques 94,
le titre scolaire n’est jamais en mesure de définir l’intégralité des caractéris-
tiques d’une fonction, invariablement tributaire d’un ensemble de contingences
professionnelles et d’appropriations individuelles. De sorte que « l’existence
permanente d’un décalage – plus ou moins grand selon les moments et selon les
secteurs – entre le symbolique et le technique, entre le nominal et le réel, ouvre
des possibilités infinies aux stratégies visant à rapprocher le nominal du réel ou
le réel du nominal 95 ». En ce sens, le monde du travail chez Bourdieu n’est pas
uniquement l’extension d’un habitus et d’une condition de classe, et, de fait,
de reproduction sociale : en tant que champ, il est un espace dynamique dans
lequel différents agents – principalement syndicats et patronats – s’opposent et
tentent d’imposer leurs définitions au champ, « les noms de métier ou de postes
de travail, [étant ici], comme les titres scolaires, des armes et des enjeux de la
lutte et de la négociation 96 ».
Irréductible à ses seules dimensions matérialistes, tant dans son rôle social
que dans la nature de ses luttes, le champ du travail chez Bourdieu enfin ne se
limite pas non plus à une division sociale qui opposerait prosaïquement patrons
et salariés. Pour le sociologue, l’entreprise par exemple est loin de constituer
un lieu homogène : modèle emblématique censé concourir à sa bonne marche,
l’organigramme réunit en effet des « agents dont les intérêts spécifiques sont
liés à chacune de ces organisations et de ces fonctions, et qui peuvent entrer
en conflit pour de multiples raisons, en particulier pour le pouvoir de décider
des orientations de l’entreprise 97 ». Ce qui nous apparaît souvent comme des
stratégies issues de concertations correspond davantage en réalité à la somme
« d’innombrables décisions, petites ou grandes, ordinaires ou extraordinaires,
qui, en chaque cas, sont le produit de la relation entre d’un côté des intérêts et
des dispositions associés à des positions dans les rapports de force au sein de
l’entreprise et de l’autre des capacités de faire valoir ces intérêts ou ces disposi-
tions qui, elles aussi, dépendent du poids des différents agents concernés dans la
structure, donc du volume et de la structure de leur capital 98 ». Par conséquent,
« le “sujet” de ce que l’on appelle parfois “la politique de l’entreprise” n’est autre
chose que le champ de l’entreprise 99 », c’est-à-dire moins le résultat de choix
personnels ou d’échanges collectifs que l’issue d’une lutte inégale d’agents, aux
trajectoires et habitus différenciés, qui tentent par tous leurs moyens – princi-
palement par leurs capitaux scolaire et symbolique – d’imposer leur vision
60
La faBriQue du travaiLLeur : reproduction sociaLe, haBitus et chaMp
sur la conduite de l’entreprise. Bourdieu s’appuie alors sur les enquêtes qu’il
réalise sur le monde patronal et les élites économiques pour renseigner empiri-
quement ces confrontations à la tête du monde des affaires. Ainsi, les grandes
sociétés sont divisées d’un côté, « entre les patrons d’État, placés à la tête des
grandes affaires fortement liées à l’État, grandes sociétés industrielles (entre-
prises nationalisées, d’économie mixte ou entreprises tributaires des marchés
d’État) ou grandes banques, et les patrons privés des banques et des sociétés
industrielles ou commerciales privées, plus petites (relativement) et moins liées
à l’État 100 ». Cette polarisation renvoie, bien entendu, à des formes de socialisa-
tion et d’habitus distincts, entre « les premiers, […] issus de familles de hauts
fonctionnaires ou de professions libérales », typique des trajectoires d’héritiers
« placé[es] sous le signe du public, grands lycées d’État, grandes écoles, haute
administration et grands corps de l’État (notamment l’inspection des finances,
le Conseil d’État et le corps des mines) et enfin grandes sociétés d’échelle natio-
nale 101 » et les seconds, « héritiers de grandes dynasties bourgeoises ou parve-
nus issu de la petite bourgeoisie du commerce ou de l’artisanat », au parcours
plus « modestes », ayant connu essentiellement le privé, tant dans leur carrière
scolaire que professionnelle « le plus souvent dans une entreprise possédée par
leur famille 102 ». Mais cette polarisation correspond aussi et surtout à la lutte
pour le monopole légitime des activités économiques. Sa notion de champ se
révèle alors ici particulièrement opérationnelle en éclairant bien les transforma-
tions à l’œuvre du capitalisme contemporain : car si Bourdieu souligne que, à
côté du volume et de la structure du patrimoine et du rapport aux titres scolaires,
le champ du pouvoir économique (entreprises familiales, technocratiques ou
bureaucratiques) se fonde encore essentiellement sur l’ancienneté de l’hérédité
dans la structure du pouvoir 103 ; il montre en effet que ce principe historique de
légitimité s’érode progressivement sous les critiques des nouveaux entrants dans
le champ. Dans un monde économique qualifié désormais de « moderne », cette
nouvelle noblesse managériale et technocratique incarnerait « le sens de l’évo-
lution » de l’histoire en lieu et place des « owners », d’une bourgeoisie « tradi-
tionnelle » incapable de s’adapter pour la raison même qui a fait sa domination
du champ 104. Loin de n’être qu’un simple conflit de point de vue, ce mouvement
engage une vraie « révolution symbolique », non seulement du champ écono-
mique mais de l’ensemble de la société, qu’une lecture a posteriori nous permet
de faire : En effet, en annonçant, au milieu des années 1980, que « les entre-
prises industrielles tendent à perdre leur autonomie financière (qui était encore
très réelle, si l’on en croit Jean Bouvier, au début du xxe siècle), par rapport
61
MaxiMe Quijoux
conclusion d’Étape :
le travailleur, entre reproduction et luttes de position
62
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP
63
Maxime Quijoux
« Ces textes fascinent par leurs analyses et agressent par leur théorie 1. »
Si plus de dix ans après sa disparition, les passions qui entourent son œuvre
– et son école – semblent s’estomper progressivement, autorisant des lectures à
la fois plus constructives et critiques, Pierre Bourdieu a longtemps constitué un
point de polarisation des sciences humaines 2. La formule de Michel de Certeau
a la vertu de synthétiser en quelques mots l’ambivalence que suscitent les
concepts du sociologue : face à tous ceux chez qui, comme Gérard Mauger,
Bourdieu a produit un effet « socio-logiquement » révélateur 3, se dresse une
multitude d’adversaires qui, malgré leur hétérogénéité sociale, disciplinaire ou
chronologique dans leur opposition, lui adressent souvent les mêmes critiques,
qu’elles soient personnelles – on lui reproche des conduites mandarinales et
claniques 4 –, épistémologiques – certains réprouvent la confusion qu’il fait
entre science et politique à la fin de sa vie 5 – ou théoriques, taxant sa sociologie
de « dogmatique » et de « déterministe ». Parmi les griefs qui composent ce
dernier ensemble – les autres n’apporteront rien à notre question –, une partie
substantielle de sociologues et de philosophes s’érigent en effet contre la place
faible, sinon nulle, que sa théorie du monde social accorde aux « potentiali-
tés individuelles » : en postulant que les actions des agents, y compris leurs
stratégies, sont conditionnées par leur histoire sociale de classe, faite habitus,
Bourdieu serait dans l’incapacité d’appréhender les propriétés constitutives de
1. Certeau M. de, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 94.
2. Atténuation ceci dit encore toute relative au regard des ouvrages consacrés à l’auteur lors
des années 2000 : si certains tentent de faire dialoguer le sociologue – voir par exemple
Burawoy dans cet ouvrage ; voir aussi nordMann C., Bourdieu/Rancière, la politique entre
sociologie et philosophie, Paris, Amsterdam, 2006 –, on observe encore une certaine perpé-
tuation du clivage entre « disciples » plus ou moins orthodoxes du sociologue et détracteurs
ancestraux et récents.
3. Mauger G., Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant,
2005.
4. HeiniCh N. Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007.
5. lapeyronnie D., « L’académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les
sociologues ? », Revue française de sociologie, vol. 45, no 4, 2004, p. 621-661.
65
MaxiMe Quijoux
66
le travail entre doMination et rationalisation
Cette propension à s’investir dans le travail est alors « sans doute d’autant
plus grande que les attentes collectives inscrites dans le poste s’accordent plus
complètement avec leurs dispositions de leurs occupants 11 », bien qu’il ne faille
pas non plus isoler les situations de travail les plus contraignantes, comme le
travail à la chaîne. Car, si elle rend possible d’éventuelles actions contre-produc-
tives – tirer-au-flanc, saboter ou freiner – (voir aussi encadré), la « marge de
liberté » n’empêche pas « la possibilité de l’investissement dans le travail et de
l’auto-exploitation 12 », tout au contraire : « Paradoxalement, c’est parce qu’elle
est perçue comme une conquête (par exemple la liberté de fumer une cigarette,
de se déplacer, etc.) ou même un privilège (accordé aux plus anciens ou aux
plus qualifiés) qu’elle peut contribuer à masquer la contrainte globale qui en fait
toute la valeur 13 » et concourir en définitive, à sa servitude. D’autant plus que
les dominants n’hésitent pas à favoriser cette « liberté de jeu » par des nouvelles
67
MaxiMe Quijoux
14. Idem.
15. bourdieu P., op. cit., 2000, p. 158-159.
68
le travail entre doMination et rationalisation
S’il entend montrer qu’il existe « un marché de biens symboliques », composé
de ses propres profits et logiques d’accumulation – comme le champ artistique
ou scientifique –, Bourdieu cherche avant tout à mettre en lumière la fonction
de ce marché, notamment économique, dans la perpétuation de l’ordre social.
Car pour Bourdieu, non seulement aucun don n’est « gratuit », mais dans bien
des cas il est l’instrument qui permet d’occulter ou de légitimer les intérêts, en
particulier les plus « lucratifs » : « On possède pour donner, mais on possède
aussi en donnant. Le don qui n’est pas restitué peut devenir une dette, une
obligation durable 17. » Don ou dette participe alors des mêmes logiques asser-
vissantes, « les obligations ouvertement économiques qu’impose l’usurier, ou
les obligations morales et les attachements affectifs que crée et entretient le don
généreux, bref la violence ouverte ou la violence symbolique, violence censurée
et euphémisée, c’est-à-dire méconnaissable et reconnue 18 ».
Dans les sociétés peu différenciées où les liens « communautaires » autorisent
peu ou prou des relations commerciales explicites, l’exploitation de la force
de travail est quasiment impossible sans l’exercice de cette « double vérité ».
En l’absence de rapports sociaux et de références capitalistiques, la « produc-
tion » de « biens » ou de « services » n’a aucun sens ni existence spécifique et, au
même titre que la division sexuelle ou de génération, fait partie de ces « relations
arbitraires d’exploitation [transformées] en relations durables parce que fondées
en nature 19 ». Dans les sociétés kabyles des années 1960, Bourdieu rapporte
ainsi de nombreuses situations où le « capitalisme symbolique » non seulement
se substitue à l’accumulation économique mais concourt à l’exploitation d’une
main-d’œuvre taillable et corvéable. Ainsi :
« La stratégie consistant à accumuler le capital d’honneur et de prestige […]
permet en effet aux grandes familles de disposer de la force de travail
maximum pendant la période de travail tout en réduisant au minimum la
16. bourdieu P., op. cit., 1980, p. 209.
17. Ibid., p. 216.
18. Ibid., p. 216-217.
19. Ibid., p. 191.
69
MaxiMe Quijoux
Pour Bourdieu, on ne peut y voir ici qu’« une forme déguisée d’achat de la force
de travail ou une extorsion clandestine de corvées » qui n’est possible que parce
qu’elle se présente sous « le déguisement de la thiwizi, aide bénévole qui est aussi
corvée, corvée bénévole et aide forcée 21 », c’est-à-dire sous « la double vérité de
pratiques intrinsèquement équivoques et ambiguës 22 ». Parce qu’elles supposent
en permanence une relation fondée sur le besoin d’une main-d’œuvre à la fois
stable et peu onéreuse, les relations qui unissent le petit propriétaire terrien à
son métayer – le Khammes – éclairent encore mieux la nature ambiguë de cette
double vérité. Car s’il dispose d’un ensemble de moyens coercitifs pour tenir
son « employé » agricole – tels que la saisie de la totalité de sa récolte –, « le
maître avait intérêt à manifester son rang en excluant de la relation “écono-
mique” toute garantie autre que la fidélité exigée par l’honneur et en traitant
comme un associé son khammes qui, de son côté, ne demandait qu’à entrer,
avec la complicité de tout le groupe, dans cette fiction intéressée mais propre
à lui fournir une représentation honorable de sa condition 23 ». Dans un tel
contexte, la violence symbolique apparaît non seulement comme un quasi-signe
de faiblesse du dominant, d’autant plus qu’il implique à son tour tout un travail,
« coûteux » car permanent, de dissimulation des inégalités économiques. Car
si « le capital “économique” n’agit que sous la forme euphémisée du capital
symbolique », Bourdieu affirme que « cette reconversion du capital qui est la
condition de son efficacité n’a rien d’automatique : elle exige, outre une parfaite
connaissance de la logique de l’économie de la dénégation, des soins incessants
et tout un travail, indispensable pour établir et entretenir les relations, et aussi
des investissements importants, tant matériels que symboliques – qu’il s’agisse de
l’assistance politique contre les agressions, vols, offenses ou injures, ou de l’assis-
tance économique, souvent très coûteuse, en particulier en cas de disette 24 ».
Toutefois, tous ces efforts demeureraient sans effet si elle ne s’accompagnait pas
aussi de « la disposition (sincère) à offrir de ces choses qui sont plus person-
nelles, donc plus précieuses que les biens ou l’argent, parce que, comme on dit,
elles ne peuvent “ni se prêter ni s’emprunter” comme le temps – celui qu’il faut
prendre pour faire de ces choses “qu’on n’oublie pas”, parce qu’elles sont faites
comme il faut, quand il faut, “attentions”, “gestes”, “gentillesses” 25 ». En défini-
70
le travail entre doMination et rationalisation
tive, dans une économie de « la mauvaise foi », « si l’autorité est toujours perçue
comme une propriété de la personne, c’est que la violence douce exige de celui
qui l’exerce qu’il paie de sa personne 26 ».
Payer de sa personne. Autrement dit, faire don de soi pour mieux extor-
quer le travail d’autrui. Bousculant à la fois les clichés populistes sur les résis-
tances au travail ou essentialistes sur les solidarités « mécaniques » des sociétés
non-capitalistes, cette analyse « symbolique » de l’exploitation de la force du
travail l’a conduit enfin à dépasser la circonscription routinière des objets de la
sociologie du travail en s’intéressant au travail de prêtre. Plus que celui d’artiste,
ce « métier » constitue en effet un cas typique de l’entreprise économique qui a
besoin d’être niée pour mieux exister. L’activité sacerdotale repose sur « deux
vérités : la vérité économique et la vérité religieuse, qui la dénie 27 » et possède
en ce sens toutes les propriétés de la violence symbolique :
« L’entreprise religieuse est une entreprise à dimension économique qui ne
peut s’avouer comme telle et qui fonctionne dans une sorte de dénégation
permanente de sa dimension économique : je fais un acte économique mais
je ne veux pas le savoir ; je l’accomplis sur un mode tel que je puis me dire
et que je peux dire aux autres que ce n’est pas un acte économique – et je ne
peux être crédible auprès des autres que si je le crois moi-même 28. »
71
MaxiMe Quijoux
Toute velléité salariale est donc discréditée puisque « les actes religieux sont à
eux-mêmes leur fin et que celui qui les accomplit est gratifié par le fait même
de les accomplir 32 ». Dans cette entreprise où seul vaut la « finalité religieuse
du travail 33 », « les évêques répondent que salaire est un mot qui n’a pas cours
dans cet univers 34 ». Cet exemple offre alors bien plus qu’une vue saisissante sur
les formes de domination dans un univers de travail méconnu : en mettant en
lumière « des entreprises (scolaires, médicales, caritatives, etc.) qui, fonction-
nant dans la logique du bénévolat et de l’offrande, ont un avantage considérable
dans la compétition économique (parmi ces avantages, l’effet de label) » mais
qui « ne peuvent bénéficier de ces avantages que pour autant que sont conti-
nuellement reproduites les conditions de la méconnaissance de leur dimension
économique 35 », Bourdieu met en lumière ici une forme d’exploitation qui,
comme l’ont particulièrement bien montré des travaux récents 36, n’a eu de cesse
de se développer depuis vingt ans.
72
le travail entre doMination et rationalisation
plan de vie rationnel 38 » : en les obligeant à concentrer tous leurs efforts vers
« la satisfaction des besoins immédiats 39 », l’inconstance et la faiblesse des
revenus interdisent à ces hommes « d’élaborer un plan de vie, c’est-à-dire un
système cohérent et hiérarchisé de fins prévues ou projetées, embrassant dans
l’unité d’une appréhension la conduite présente et l’avenir qu’elle travaille à
faire advenir 40 ». Dès lors, le chômage ne prive pas seulement les Algériens
des moyens indispensables pour rejoindre la marche, pourtant inéluctable, de
la rationalisation du monde ; en empêchant toute faculté à la fois réflexive et
prospective, l’inactivité les condamne aussi à l’impuissance politique. En effet :
« Les sous-prolétaires sont misère et dénuement, souffrance et malheur : ils ne
sont pas assez détachés de leur condition pour la constituer en objet 41. » Ici,
point de demi-mesure ou de « double vérité ». Pour le sociologue, le chômage
plonge l’individu dans « l’aliénation absolue [qui le] prive de la conscience
même de l’aliénation 42 », conduisant Bourdieu à adopter une prudence singu-
lière au moment de l’indépendance du pays 43.
C’est quasiment dans les mêmes termes que Bourdieu décrit, trente ans plus
tard, la paupérisation grandissante de la classe ouvrière française. Dans La misère
du monde 44, les vies dont Bourdieu rend compte témoignent de la manière dont
la déstabilisation de « cosmos » – notamment ouvrier – conduit aux mêmes
effets sociaux. Dans « la rue des Jonquilles », Bourdieu brosse par exemple un
tableau sociologique qui n’est pas sans rappeler les paysans kabyles « dépaysan-
nisés » par la colonisation française 45. Les habitants de ce quartier populaire,
en proie à la désindustrialisation, y sont présentés comme « les survivants d’un
immense désastre collectif », faisant fi de tous les cadres économiques et tempo-
rels qui structuraient la vie individuelle et collective :
« Avec les usines, c’est leur raison d’être qui a disparu : ils y entraient tout
naturellement, souvent très tôt, dès l’âge de 14 ans, après le certificat d’études,
dans la continuité de leurs parents, et ils y destinaient tout naturellement
leurs enfants. C’est aussi leur passé, et tout l’univers des relations profession-
nelles, qu’ils s’efforcent de perpétuer, tant bien que mal, en saisissant toutes
73
MaxiMe Quijoux
74
le travail entre doMination et rationalisation
50. bourdieu P., La domination masculine, Paris, éditions du Seuil, coll. « Liber », 1998, p. 128.
51. Ibid., p. 87.
52. Ibid., p. 122.
53. Ibid., p. 126.
54. Ibid., p. 128.
75
MaxiMe Quijoux
76
le travail entre doMination et rationalisation
fois les conditions et les outils de l’ethos rationaliste, le travail salarié n’auto-
rise pas simplement l’organisation de l’existence individuelle ou familiale. Car,
si le chômage condamne les sous-prolétaires à l’incapacité réflexive et donc à
l’incompétence politique, la stabilité de l’emploi et des revenus permet à l’inverse
la formation d’une « conscience temporelle ouverte et rationnelle 58 », seule à
même de pouvoir engager des luttes politiques, y compris les plus révolution-
naires. Grâce aux conditions d’existences et « parce qu’ils ont pu acquérir, dans
leur vie professionnelle, une attitude progressiste et rationnelle 59 », Bourdieu
affirme en effet que « seuls des individus pourvus d’un système cohérent d’aspi-
rations et de revendications, capables de se situer dans la logique du calcul et de
la prévision […] peuvent appréhender leur existence de façon systématique et
réaliste par référence à un futur collectif, et accepter délibérément les sacrifices
ou les renoncements qui sont solidaires de toute action révolutionnaire 60 ».
Bourdieu va même encore plus loin : il attribue en effet à l’organisation du
travail des vertus inattendues en affirmant qu’il conduit à des formes poussées
de discernement politique. En effet, « accoutumés à se soumettre à des exigences
rationnelles et inclinés au réalisme par la nature même de leur activité quoti-
dienne », Bourdieu conclut que « les prolétaires sont, de tous les travailleurs,
les moins accessibles aux séductions de la démagogie 61 ».
Par la primeur de ces recherches, de celui qui les conduit et du contexte
très particulier dans lequel elles sont menées, on serait alors tenté de faire une
nouvelle erreur en circonscrivant cette analyse à la seule époque algérienne
de Bourdieu. La réduction que l’on fait généralement de son œuvre aux objets
les plus visibles qui la composent, telles que l’école ou la culture, ne fait que
renforcer ce risque de biais. L’examen de ses principaux ouvrages démontre
pourtant une permanence dans la centralité que le sociologue accorde au salariat.
Au début des années 1980, Bourdieu fait ainsi traduire et paraître les chômeurs
de Marienthal de Lazarsfeld 62. Près de vingt ans après l’édition de Travail et
travailleurs en Algérie, cette publication témoigne non seulement de sa préoc-
cupation constante pour cet objet, mais aussi du rôle primordial qu’il assigne au
travail dans notre société. Avec le sens de la formule qui le caractérise, il rappelle
en effet qu’en perdant leur emploi :
« Les chômeurs ont perdu les mille riens dans lesquels se réalise et se
manifeste concrètement la fonction socialement connue et reconnue, c’est-à-
dire l’ensemble des fins posées à l’avance, en dehors du tout projet conscient,
sous forme d’exigences et d’urgences – rendez-vous “importants”, travaux
77
MaxiMe Quijoux
Isolés, ces mille riens paraissent en effet anecdotiques alors que leur unité déter-
mine un « univers objectif d’incitations et d’indications qui orientent et stimulent
l’action et, par-là, toute la vie sociale 64 ». Dès lors on comprend que dès que
le travail cesse d’exercer cette influence, le travailleur subit une déstabilisation
majeure qui, chez Bourdieu, se traduit par la submersion du temps vide. Car si
l’inactivité entraîne de l’exclusion et des angoisses qui lui sont solidaires, « c’est
que le travail est le support, sinon le principe, de la plupart des intérêts, des
attentes, des exigences, des espérances et des investissements dans le présent (et
dans l’avenir ou le passé qu’il implique), bref un des fondements majeurs de l’illu-
sio comme engagement dans le jeu de la vie, dans le présent, comme présence au
jeu, donc au présent et à l’avenir, comme investissement primordial qui – toutes
les sagesses l’ont toujours enseigné en identifiant l’arrachement au temps à l’arra-
chement au monde – fait le temps, est le temps même 65 ». Le temps est donc un
rapport social et le salariat le déterminant de ce rapport. Sans le travail, l’individu
est « possédé » par le temps. En conditionnant sa participation « au jeu de la vie »,
sa présence permet d’inverser cette relation, en ayant une emprise sur le temps.
Cette association entre temps, salariat et existence sociale prend alors un sens
particulier dès lors qu’elle est resituée – et restituée – dans l’ensemble du système
conceptuel du sociologue. Lorsqu’à la fin des années 1990, Bourdieu publie ses
Méditations pascaliennes, celles-ci constituent un point décisif de cette ultime
tentative d’explicitation de sa sociologie. Dans un ouvrage placé sous le signe
de la critique de « la raison scolastique » et de l’affirmation consubstantielle des
principes de l’habitus, le travail salarié acquiert un statut d’autant plus particu-
lier qu’il continue d’apparaître comme l’une des rares institutions susceptibles
d’« arracher » les agents des contingences sociales et, en ce sens, d’ouvrir un
horizon des possibles. Alors qu’il montre que, à rebours de l’illusion intellectua-
liste du sujet, des choix et des projets qui lui sont solidaires, l’action des agents
est inintelligible dès lors qu’elle est soustraite de leurs conditions d’existence
dont elle est le produit, le travail constitue en effet le socle élémentaire à tout sens
pratique. Dans un ordre social où « l’adaptation aux exigences tacites du cosmos
économique n’est accessible qu’à ceux qui détiennent un minimum de capital
économique et culturel, c’est-à-dire un minimum de pouvoir sur les mécanismes
qu’ils doivent maîtriser 66 », par les conditions socio-économiques qu’il permet
et des régularités temporelles qu’il impose, le travail autorise un détachement du
présent au profit d’un regard sur l’avenir. Bourdieu indique que :
63. bourdieu P., « Préface », ibid., p. 9-10.
64. Idem.
65. Ibid., p. 10-11.
66. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 322.
78
le travail entre doMination et rationalisation
Dès lors, si le vocabulaire a quelque peu changé, Bourdieu fait alors de ses
premières analyses des sous-prolétaires algériens une loi sociologique des condi-
tions de l’action « rationnelle ». Il ajoute en effet que :
« Cet ensemble d’assurances, de cautions, de garanties, qui sont dissimu-
lées aux regards par leurs effets mêmes, sont la condition de la constitution
de ce rapport stable et ordonné à l’avenir qui est au principe de toutes les
conditions dites “raisonnables”, y compris de l’ordre établi. La possession
des assurances minimales concernant le présent et à l’avenir, qui sont inscrites
dans le fait d’avoir un emploi permanent et les sécurités associées, est en effet ce
qui confère aux agents ainsi pourvus les dispositions nécessaires pour affronter
activement l’avenir, soit en entrant dans le jeu avec des aspirations grossièrement
ajustées à leurs chances, soit même en tentant de le maîtriser, à l’échelle indivi-
duelle, par un plan de vie, ou, à l’échelle collective, par un projet réformiste ou
révolutionnaire, foncièrement différent d’une flambée de révolte millénariste 68. »
79
Maxime Quijoux
conclusions
81
MaxiMe Quijoux
3. Voir boltansKi L., op. cit., 2009 ; MunCK J. de, « Les trois dimensions de la sociologie
critique », Sociologies, La recherche en actes, régimes d’explication en sociologie, mis en ligne
le 6 juillet 2011, consulté le 8 mai 2014, [http://sociologies.revues.org/3576] ; gautier C.,
« La domination en sociologie n’est-elle qu’une fiction ? », Actuel Marx, no 49, 1/2011,
p. 32-45. Plus récemment voir boltansKi L., « La sociologie est toujours critique, le champ
conceptuel de la notion de domination », conférence inaugurale du congrès de l’Association
française de sociologie, Nantes, 2013 ; bezes et al., op. cit.
4. Voir par exemple balazs G. et pialoux M., « Crise du travail et crise du politique », Actes
de la recherche en sciences sociales, vol. 114 : « Les nouvelles formes de domination dans le
travail (1) », septembre 1996, p. 3-4.
5. Fournier P., « Deux regards sur le travail ouvrier [À propos de Roy et Burawoy,
1945-1975] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 115 : « Les nouvelles formes de
domination dans le travail (2) », décembre 1996, p. 80-93 ; hughes E., « Le drame social
du travail », ibid., p. 94-99.
82
concLusions
vérité du travail 6 », les objets liés aux domaines professionnels n’ont en effet
jamais connu une lecture théorique contraignante, au risque de perdre parfois
peut-être en lisibilité. Toujours est-il que les Actes et ses principaux auteurs ont
largement contribué aux analyses du travail, s’imposant souvent sur des objets
essentiels : qu’il s’agisse des conditions du travail 7, du salariat 8 ou du monde
ouvrier 9, ses collaborateurs ont su, peut-être plus que d’autres, saisir les transfor-
mations contemporaines du travail et leurs effets sur nos sociétés. Compte tenu
de la diffusion internationale de l’œuvre de Bourdieu, il serait alors judicieux
d’étendre cet examen à la sociologie du travail au niveau mondial, exercice
auquel on ne se risquera pas face à un chantier si vaste, qui plus est, au moment
de clore cette partie. On espère toutefois avoir atteint notre objectif : mieux
connaître Bourdieu pour mieux l’utiliser, dans le travail et ailleurs.
BiBliographie
aron R., La sociologie allemande contemporaine, Paris, PUF, 2007 [1935].
Balazs G. et pialoux M., « Crise du travail et crise du politique », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 114 : « Les nouvelles formes de domination dans le travail (1) »,
septembre 1996, p. 3-4.
Barthe Y. et al., « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, no 103, 3/2013,
p. 175-204.
Beaud S. et pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.
BoltansKi L. et thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard, 1991.
BoltansKi L., De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard,
coll. « NRF essais », 2009.
BoltansKi L., « La sociologie est toujours critique, le champ conceptuel de la notion de
domination », conférence inaugurale du congrès de l’Association française de sociologie,
Nantes, 2013.
BoltansKi L., L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action,
Paris, Métailié, 1990.
Bourdieu P., darBel A., rivet J.-P. et seiBel C., Travail et travailleurs en Algérie, Paris,
Mouton, 1964a.
Bourdieu P. et saYad A., Le déracinement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964b.
Bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964c.
Bourdieu P., « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue
française de sociologie, vol. 7, no 3 : « Les changements en France », 1966, p. 325-347.
83
MaxiMe Quijoux
84
concLusions
85
Deuxième partie
bouRdieu, l’algéRie
et le tRavail :
RéFleXivités
et enJeuX HeuRistiQues
Maxime QuiJoux
INTRODUCTION
Longtemps éclipsés par ses enquêtes sur la France, les travaux de Pierre
Bourdieu sur l’Algérie connaissent un regain d’intérêt depuis une dizaine
d’années. La disparition du sociologue a en effet « contribué » à un examen plus
attentif de l’ensemble de sa carrière. Par l’intermédiaire d’une série de rééditions 1
et de travaux sociohistoriques sur cette époque 2, on sait désormais mieux ce que
le sociologue – et la sociologie – doit à cette époque « algérienne » : on connaît
non seulement bien la genèse et les conditions dans lesquelles ont été fabriqués
ses principaux concepts – l’armée, la guerre, les camps de regroupement – mais
aussi sur le sociologue lui-même, son parcours, sa vision de la discipline, sa
façon de faire de la sociologie, sa position politique et scientifique dans le champ
intellectuel français. En ce sens, dans une histoire de la sociologie qui reste à
faire, Bourdieu apparaît bien, comme nous le suggérions en préambule, comme
un cas particulièrement heuristique.
Ces nombreuses contributions omettent néanmoins régulièrement l’un des
principaux objets d’étude de cette époque initiatique de Bourdieu à la recherche.
En dépit du titre évocateur de l’un de ses tout premiers ouvrages, le « travail
et les travailleurs en Algérie » sont en effet rarement évoqués toutes les fois où
ces auteurs ont procédé à l’anamnèse de son œuvre. Or, comme on vient de le
voir dans la première partie de cet ouvrage, cet objet et les populations qui le
composent occupent pourtant une place essentielle dans ses analyses des socié-
tés kabyles et algériennes.
89
MaxiMe Quijoux
3. Voir « Préambule ».
4. bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2002.
5. Pour plus d’informations sur cette question, on renvoie le lecteur vers les références des
notes précédentes, en particulier vers les travaux de Martin-Criado (2008) et de yaCine
(2008).
6. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995 ; Friot B.,
Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012.
90
Pierre bourdieu
91
Pierre Bourdieu
92
retour sur l’exPérience algérienne
l’égard des intellectuels algériens, complicité qui les incitait à fermer les yeux
sur l’ignorance dans laquelle se trouvaient ces derniers vis-à-vis de leur propre
société. Je pense en particulier à Sartre, à Fanon… cette complicité a eu des effets
très graves quand ces intellectuels sont arrivés au pouvoir après l’indépendance
de leur pays, et ont manifesté leur incompétence.) J’ai donc présenté un premier
bilan critique de tout ce que j’avais accumulé par mes lectures et mes observa-
tions dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie
de l’Algérie 3, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer
à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repen-
sée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale
comme rapport de domination et « acculturation »).
Je me suis engagé peu à peu dans un projet plus ambitieux d’ethnosociologie
économique (je me suis toujours situé par-delà l’opposition entre sociologie et
ethnologie). Pour comprendre la logique du passage de l’économie précapitaliste
à l’économie capitaliste (qui, bien qu’il s’accomplisse en Algérie sous contrainte
extérieure, était de nature à éclairer, selon moi, les origines du capitalisme et le
débat entre Weber, Sombart et quelques autres, qui me passionnait), il fallait
rendre compte d’une part de la logique spécifique de l’économie précapita-
liste (avec le problème du rapport au temps, au calcul, à la prévoyance, etc.,
le problème de l’honneur et du capital symbolique, le problème spécifique des
échanges non marchands, etc.) et d’autre part la logique des changements de
l’économie et des attitudes économiques (ce sera Travail et travailleurs en Algérie
et Le déracinement), de l’économie domestique (avec une enquête que je n’ai
jamais publiée et dont j’ai résumé quelques résultats dans Algérie 60 4).
J’avais également en tête d’autres problèmes plus politiques. La question
politique qui préoccupait les intellectuels révolutionnaires de l’époque était
celle du choix entre la voie chinoise et la voie soviétique de développement.
Autrement dit, il fallait répondre à la question de savoir qui de la paysannerie ou
du prolétariat est la classe révolutionnaire. J’ai essayé de traduire ces questions
presque métaphysiques en termes scientifiques. Pour cela, j’organisai mon
enquête selon les canons de l’INSEE, avec échantillonnage, questionnaire statis-
tique, destiné à mesurer la faculté de calculer, d’anticiper, d’épargner, de contrô-
ler les naissances, etc. Ces paramètres étaient corrélés dans la même enquête
avec la capacité d’entreprendre des projets révolutionnaires cohérents. C’est
là que j’observai que le sous-prolétariat oscillait entre une grande volonté de
changement et une résignation fataliste au monde tel qu’il est. Cette contradic-
tion du sous-prolétariat me paraissait extrêmement importante car elle m’avait
conduit à une vision plutôt réservée sur les rêves révolutionnaires des dirigeants
de l’époque. Ce qui malheureusement s’est vérifié par la suite. L’Algérie telle
3. Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1970 [1958].
4. Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions de Minuit,
1977.
93
Pierre Bourdieu
que je la voyais – ce qui était bien loin de l’image « révolutionnaire » qu’en
donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat – était faite d’une
vaste paysannerie sous-prolétarisée, d’un sous-prolétariat immense et ambiva-
lent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite bourgeoisie
peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la
particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre
aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans
chinois étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque.
Ils étaient révolutionnaires mais, en même temps, ils voulaient le maintien des
structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l’inconnu. J’étais
aussi très conscient des conflits potentiels qu’enfermait la division linguistique
de l’Algérie, avec en particulier l’opposition entre les arabophones et les franco-
phones qui, momentanément occultée par la logique unificatrice de la lutte
anticolonialiste, ne pouvait manquer de se manifester.
Bien sûr, cela a donné à mon travail scientifique une tournure engagée politi-
quement, mais je ne renie pas du tout cette orientation. Une analyse apparem-
ment abstraite peut être une contribution à la solution des problèmes politiques
dans ce qu’ils ont de plus brûlant. Du fait que je me suis placé sur un terrain qui
n’était pas vraiment occupé, ni par l’ethnologie ni par la sociologie (ce dont les
ethnologues français se sont prévalus pour faire comme si je n’existais pas), j’ai
pu entrer avec l’objet traditionnel de ces disciplines dans un rapport nouveau.
Mais la transformation du rapport à l’objet de l’ethnologie et de la socio-
logie qu’avait permis la lecture en partie double de la Kabylie et du Béarn a
eu aussi des effets que je crois importants pour la connaissance du rapport
à la connaissance, pour la science de la science sociale qui sans doute est la
condition majeure du progrès de cette science. Convaincu qu’il fallait s’éloigner
pour se rapprocher, se mettre soi-même en jeu pour s’exclure, s’objectiver pour
désubjectiviser la connaissance, j’ai pris délibérément pour objet premier de la
connaissance anthropologique la connaissance anthropologique elle-même et
la différence qui la sépare, inéluctablement, de la connaissance pratique. Ce qui
m’a amené, paradoxalement, à « désexotiser » l’exotique, à retrouver dans nos
pratiques communes, adéquatement analysées, l’équivalent des conduites les
plus étranges, comme les conduites rituelles, à reconnaître dans ce qui est décrit
bien souvent dans le langage théoriciste du modèle, la logique pratique de la
stratégie, etc. Et je pourrais dire pour aller vite que, dès que nous abandonnons
la vision intellectualiste qui nous met artificiellement à distance de la vérité
scientifique de nos pratiques, nous sommes contraints de découvrir en nous-
mêmes les principes de la « pensée sauvage » que nous imputons aux primitifs.
Je pense par exemple aux principes cognitivo-pratiques de la vision masculine
du monde. Parler des autres n’est possible et légitime qu’au prix d’une double
historicisation, et de l’objet et du sujet de la connaissance. Ce qui signifie que
le savant doit se mettre en jeu pour s’exclure du jeu, qu’il doit travailler à se
94
retour sur l’exPérience algérienne
connaître pour être en mesure de connaître l’autre et que tout progrès dans la
connaissance de l’objet est un progrès dans la connaissance du sujet de connais-
sance, et réciproquement.
C’est dire que l’ethnosociologue est une sorte d’intellectuel organique de
l’humanité qui, en tant qu’agent collectif, peut contribuer à dénaturaliser et à
défataliser l’existence humaine en mettant sa compétence au service d’un univer-
salisme enraciné dans la compréhension des particularismes. Je pense que les
spécialistes des civilisations arabo-berbères ne sont pas les plus mal placés pour
remplir cette mission d’Aufklärung en tant qu’ils sont affrontés à un objet qui est
lui-même affronté, aujourd’hui, à la mise en question la plus radicale. Je citerai
seulement Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, qui déclarait dans un
langage qui aurait pu être celui de Kafka à propos des juifs de son temps : « Je
ne crois pas qu’il y ait au monde un seul peuple à qui on demande tous les jours
de prouver son identité comme les Arabes. Personne ne dit aux Grecs : “Vous
n’êtes pas Grecs”, aux Français : “Vous n’êtes pas Français” 5. » Rien ne me paraît
plus légitime (scientifiquement et politiquement) et aussi plus fructueux que
de revenir à la particularité des Arabes ou, plus précisément, des Palestiniens,
des Kabyles, ou des Kurdes non pour la fétichiser par une forme quelconque
d’essentialisme, de racisme positif ou négatif, mais pour y trouver le principe
d’une interrogation radicale, sur la particularité d’une condition qui pose dans
sa forme la plus universelle la question de l’universalité humaine 6.
BiBliographie
bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1970 [1958].
Bourdieu P., Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions
de Minuit, 1977.
bourdieu P., « Entre amis », Awal, no 21, 2000, p. 5-10.
darWiCh M., La Palestine comme métaphore, Arles, Actes Sud, 1997.
95
Fabien saCriste
1. Sur le parcours algérien de Pierre Bourdieu, cf. : bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses
algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008 ; Martin-Criado E., Les deux Algéries de Pierre
Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 ; SaCriste F., Des ethnolo-
gues dans la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962). G. Tillion, J. Berque, J. Servier et
P. Bourdieu, Paris, L’Harmattan, 2011.
2. Personnel de l’armée de l’air.
3. Le GGA est le lieu où se trouvent les différentes directions de l’administration centrale à
Alger.
4. Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 1958 ; « La logique interne de la civilisa-
tion algérienne traditionnelle », et « Le choc des civilisations », Le sous-développement de
l’Algérie, Alger, S. Social, 1959.
97
faBien sacriste
5. Bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, Paris,
Mouton, 1964.
6. Bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie,
Paris, Les éditions de Minuit, 1964.
7. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle
et ses conséquences théoriques, Paris, La Découverte, 2002 ; HaMMoudi A., « Phénoménologie
et ethnographie. À propos de l’habitus kabyle chez Pierre Bourdieu », L’homme, no 184, 2007,
p. 47-84 ; Martin-Criado E., op. cit.
98
une Lecture de La crise de L’eMpLoi en aLgérie coLoniaLe…
99
faBien sacriste
migrent vers les principales cités portuaires : Alger, Oran, Bône. Ce qui, sous
certains aspects, peut s’apparenter à « l’exode rural » que connaissent la plupart
des sociétés européennes depuis le xixe siècle, prend en Algérie une dimension
différente du fait des proportions et de la rapidité du processus. Les migrations
internes s’intensifient dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale :
en 1954, les « bidonvillois » représentent 200 000 personnes en Algérie, soit
15 % de la population urbaine, selon l’une des rares études statistiques que
le phénomène suscite à l’époque 17. Et si les trois auteurs de celle-ci portent
leur intérêt sur les années qui précèdent la guerre d’indépendance (1931-
1954), l’ombre du conflit plane sur l’ouvrage tant les déplacements des ruraux
atteignent après 1954 des proportions inattendues.
Les premières années (1954-1957) sont marquées par le développement
d’une pratique militaire mise en œuvre pour la première fois dans l’Aurès, au
sud-est de l’Algérie : la création de zones interdites, l’évacuation des villages qui
s’y trouvent et l’enfermement de leurs habitants dans des « centres de regrou-
pement 18 », placés sous le contrôle des officiers des Affaires algériennes, un
corps spécialement créé pour pallier l’insuffisance du quadrillage administratif
local 19. Le retour des militaires ayant servi en Indochine et leur investissement
croissant dans les opérations algériennes, alimentent la montée en puissance
de la « doctrine de la guerre révolutionnaire 20 », qui favorise la diffusion de
cette pratique en Algérie. Malgré les difficultés de recensement, on estime
qu’environ 2 350 000 ruraux ont été, en 1961, « regroupés » par l’armée dans
plus de 2 000 camps – soit près de 26 % de la population algérienne totale, un
habitant du monde rural sur trois 21. À ces opérations organisées et encadrées la
plupart du temps par les militaires, s’ajoutent des déplacements « spontanés »
qui touchent eux près d’1 200 000 de ruraux. La plupart fuient les zones inter-
dites et les violences qui s’y exercent pour gagner les bidonvilles algériens 22.
17. desCloîtres C., desCloîtres R. et Reverdy J.-C., L’Algérie des bidonvilles. Le tiers-monde
dans la cité, préface de J. Berque, Paris/La Haye, Mouton, 1961, p. 28.
18. Le terme « centre de regroupement » correspond à une catégorie pratique utilisée par les
acteurs de l’état. Elle témoigne d’abord de leur réticence à utiliser celui de « camp », qui
connote l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration. Sur le
sujet, voir : thénault S., « Notes sur les camps de regroupement », in RoCard M., Rapport
sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, éditions Mille
et Une Nuit, 2003.
19. Mathias G., Les sections administratives spécialisées. Entre idéal et réalité (1954-1962), Paris,
L’Harmattan, 1998.
20. Leroux D., « La “doctrine de la guerre révolutionnaire” : théories et pratiques », in
BouChène A., Peyroulou J.-P., Siari-Tengour O. et Thénault S., Histoire de l’Algérie à la
période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012, p. 526-532.
21. Cornaton M., Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Les éditions
ouvrières, 1967.
22. Ceux-ci connaissent alors un développement sans précédent, qui reste difficile à estimer.
À titre d’exemple, la population algérienne de Constantine passe de 80 000 habitants
(1954), à plus de 220 000 à la fin de la guerre, renforçant surtout les quartiers périphé-
riques et les bidonvilles.
100
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…
23. desCloîtres C., desCloîtres R. et Reverdy J.-C., L’Algérie des bidonvilles, op. cit., p. 84-86.
24. Le « Plan de Constantine » est un programme économique global élaboré en 1958 et
dont la mise en œuvre, sur cinq années, devait entraîner une transformation majeure de
la société coloniale : scolarisation totale des enfants algériens, construction de logements
et résorption des bidonvilles, distribution de terres et réforme agraire, développement de
l’industrie algérienne et création d’emploi, etc.
25. LeFeuvre D., Chère Algérie. La France et sa colonie (1830-1962), Paris, Flammarion, 2002.
26. Le « Plan Challe » est le nom d’une série de « grandes opérations » décidées par
Maurice Challe, qui prend la tête de l’armée en Algérie au moment où Delouvrier est
nommé par de Gaulle. Le but de ces opérations, qui combinent l’action des réserves
générales et de commandos, et s’étendent sur deux années (1959-1961), en allant de
l’ouest à l’est, est de réduire à leur minimum les capacités de l’ALN.
101
faBien sacriste
l’industrialisation 27. Sa mise en œuvre reste d’ailleurs difficile pour les acteurs
locaux de l’état, qui doivent faire face à la crise de l’emploi créée par les regrou-
pements. Comme l’ont écrit Bourdieu et Sayad, ces opérations rendent impos-
sible la poursuite normale des activités agricoles, et si certaines continuent sous
le contrôle de l’armée, les cycles agraires sont généralement brisés 28. Les terres
se trouvent la plupart du temps en zones interdites, sauf dans les cas où la
technique du « resserrement » a été préférée au « regroupement » à propre-
ment parlé : la population est alors « recentrée » en un lieu censé se trouver
à proximité immédiate de ses terres 29. Mais la perte brutale des moyens de
production, la destruction et/ou l’amenuisement progressif des réserves et des
troupeaux, obligent les officiers de SAS à fournir à la population regroupée une
aide alimentaire afin qu’elle puisse faire face à ses besoins primaires. Cette aide
reste souvent précaire et insuffisante, à l’image des crédits trop restreints mis
à la disposition des officiers par les autorités préfectorales. Beaucoup de ces
officiers demandent l’ouverture des zones interdites, mais peu l’obtiennent :
la solution est alors d’ouvrir des « chantiers de chômage » afin, d’une part,
d’employer les hommes en âge de travailler, de l’autre de réaliser quelques
travaux d’équipement locaux, que ce soit dans les camps (logements), dans les
communes, ou pour l’armée (ouverture de pistes). Mais il s’agit là encore d’une
solution précaire qui ne saurait résoudre la crise de l’emploi. Ces petits travaux
ne fournissent qu’une activité temporaire, par ailleurs tributaire des conditions
locales de sécurité et des ressources budgétaires distillées au compte-gouttes par
l’administration départementale. Aussi le quotidien des officiers est-il rythmé par
la recherche toujours renouvelée de crédits pour l’ouverture de ces chantiers, et
la quête souvent moins fructueuse de quelques investissements à même d’offrir
un emploi permanent aux regroupés.
Au fond la question a peu préoccupé les autorités centrales à Alger.
Paul Delouvrier a certes cherché à interdire les regroupements dès mars 1959 30,
mais sans adopter une attitude ferme face à l’armée. Au cours du mois d’avril,
le scandale suscité par la publication du rapport Rocard, qui dépeint les condi-
tions de vie précaires des regroupés 31, oblige Delouvrier à ajuster la position
gouvernementale. Quelques semaines plus tard, il annonce le lancement du
27. Elsenhans H., La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre.
Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999, p. 598.
28. bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement, op. cit.
29. Idéalement, du moins : il reste difficile d’estimer la proportion de ces « resserrements »
au regard de la confusion qui règne dans l’usage des catégories. La pratique en elle-même
est sujette à caution : une relative interdiction du regroupement par le pouvoir central en
1959, a pu inciter certains responsables militaires à parler de « resserrements » lorsqu’ils
faisaient des « regroupements », le premier type étant jugé plus conforme aux objectifs
d’Alger, car plus respectueux de l’impératif socio-économique et des conditions de vie
des ruraux.
30. ANOM/14CAB-75. DGGA, directive no 2.445/CC du 31 mars 1959.
31. RoCard M., Rapport sur les camps…, op. cit.
102
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…
32. Mais moins d’un an plus tard, le constat de la disproportion entre Mille villages et les
moyens mis en œuvre, qui s’ajoute à la prise de conscience des effets du Plan Challe,
sonnent le glas de l’illusion pour les acteurs de l’IGRP – dont Parlange, qui quitte ses
fonctions.
33. seibel C., « Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir de son expérience
algérienne », in Bouveresse J. et RoChe L., La liberté par la connaissance : Pierre Bourdieu
(1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2003.
34. ANOM/15cab-128. IGRP, note du 17 mars 1960.
103
faBien sacriste
regroupements 35, les travaux de ceux-ci restent, un plus tard, inachevés et peu
fiables. La volonté de Parlange est de confier la tâche à des professionnels de la
statistique, alors que lui-même ne dispose encore que de peu de moyens pour
assurer ses fonctions : quelques mois après sa nomination, aucun bureau ne lui
a été affecté, et un seul inspecteur l’assiste dans des enquêtes qui concernent
l’ensemble du territoire algérien.
À la lecture des instructions de Parlange, on mesure l’importance de la crise
de l’emploi pour l’IGRP, crise considérée comme l’une des difficultés principales
pour la réussite de Mille villages. À terme, si le travail est une nécessité pour
mieux vivre, c’est également (pour ce général qui partage l’idée, fort répan-
due au sein de l’état colonial, que l’opinion de la population algérienne est
réversible, à condition d’y mettre le prix) l’un des besoins humains dont la
satisfaction conditionne l’issue politique du conflit : des populations privées
de terres et laissées à l’assistance, risquent de grossir les rangs des sympathi-
sants du FLN ; des agriculteurs disposant de moyens améliorés de production,
de conditions de vie moderne, et de la « protection » des officiers de SAS, ne
pourront que s’engager en faveur de la cause française 36. Et l’enquête qu’il confie
à l’ARDES (et que l’ARDES confiera à Bourdieu : il la mènera en compagnie
des étudiants qu’il encadre alors à l’université d’Alger, dont Abdelmalek Sayad),
est clairement orientée par la résolution de ce problème : la viabilisation des
camps de regroupement. L’enquête doit se centrer sur les ressources agricoles
et pastorales possédées avant et après le regroupement, comme sur celles désor-
mais disponibles (ressources salariales ou assistancielles). Deux secteurs sont
choisis, qui correspondent à ceux investis par Bourdieu et son équipe d’étu-
diants : Orléansville dans l’Algérois et Collo dans le Constantinois 37. Les deux
ouvrages publiés après l’indépendance à partir des recherches menées dans le
cadre de ces deux enquêtes s’éloignent largement des motivations étatiques qui,
à l’origine, les ont suscitées. La vision particulière du travail exposé dans Travail
et travailleurs et dans Le déracinement, apparaît alors comme la continuation des
recherches effectuées par Bourdieu depuis 1957 sur la société traditionnelle,
posée en contrepoint à la modernité occidentale.
104
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…
mique produit avant tout des réserves de consommation qui doivent subve-
nir aux besoins primaires du groupe : le travail s’intègre dans une logique de
prévoyance (la constitution de réserves en fonction d’un futur concret, plus ou
moins variable mais qu’il est globalement possible d’anticiper), qui le distingue
de la prévision et de la thésaurisation, donc des fins d’accumulation du travailleur
capitaliste évoluant dans une économie productiviste. Dans celle-ci, une fois la
satisfaction des besoins primaires assurée, le but de l’agent consiste à augmenter
son capital économique, l’une des principales ressources pour se distinguer dans
le monde social. Or Bourdieu considère que ces deux pratiques relèvent d’une
différence d’attitude à l’égard du temps. Lorsque la prévoyance traditionnelle
s’organise en fonction d’un « à venir » relativement cyclique et fermé, la prévi-
sion capitaliste s’opère par la projection dans un « futur » appréhendé comme
un champ de possibilités ouvertes. L’esprit de calcul distingue ainsi la rationa-
lité économique des deux agents par rapport au travail : le premier ne calcule
pas son activité en fonction d’une conversion du temps travaillé en revenu
monétaire, alors que ce salaire horaire est à la base de l’ensemble des conduites
économiques du second. Ainsi : « Pour le paysan, le souci de la productivité qui
conduit à l’évaluation quantitative du temps étant ignoré, c’est le travail à faire
qui commande l’horaire et non l’horaire qui limite le travail 39. »
À la différence d’une société occidentale où domine l’esprit calculateur,
matérialiste et mécaniste, la société traditionnelle serait soumise à la durée,
au calendrier agraire et biologique, à une sorte de cycle éternellement recom-
mencé. Produire pour vivre, voire survivre, et souvent avec peu : au regard de
la condition économique des ruraux algériens, le travail donne l’impression
d’enfermer l’agent dans une certaine précarité économique. C’est du moins
l’interprétation qui domine dans le contexte intellectuel et dans le champ
universitaire où Bourdieu évolue. Pourtant, lui voit dans cette organisation
des activités économiques une cohérence et un équilibre, établis tant dans les
rapports entre la collectivité humaine et la nature, que dans les interactions
humaines qui en découlent et qui restent les principaux facteurs assurant la
cohésion sociale. Faire vivre le groupe, mais assurer également la pérennité
d’une organisation sociétale, tout est question de cette « conscience temporelle »
qui incite l’agent à se conformer au cycle, à cet ethos propre à sa civilisation et
dont le but essentiel reste la reproduction sociale. Certes Bourdieu n’affirme pas
que cette reproduction relève d’une intention clairement exprimée : mais elle
s’opère par quelques mécanismes de régulation et s’exerce sur l’individu, sur
ses activités et sur son travail en particulier. L’agent économique se soumet à
la tradition : « Être prévoyant, c’est se conformer à un modèle transmis par les
ancêtres, approuvé par la communauté et, ce faisant, mériter l’approbation du
groupe. Les conduites de prévoyance sont dictées par l’imitation du passé et par
105
faBien sacriste
la fidélité aux valeurs léguées par les anciens et non point par la visée prospective
d’un futur projeté 40. » Les plans et programmes « purement rationnels » que
Bourdieu juge caractéristiques des attitudes capitalistes, ne peuvent que susciter,
dans la société « traditionnelle », l’incompréhension et le scepticisme du groupe.
Celui-ci se préserve car son organisation est perçue comme la seule possible :
le rythme du travail, donc de la société, se base sur l’immuable calendrier des
travaux agricoles, pour se garantir contre l’imprévu, s’assurer « de l’avenir en
tâchant de le nier, dans son essence propre, c’est-à-dire en tant qu’imprévisible
nouveauté 41 ».
Cet idéaltype du travail « traditionnel » est loin de correspondre pour
Bourdieu aux pratiques réelles des paysans qu’il peut observer, ceux vivant dans
les regroupements et ne travaillant plus leur terre. Il s’agit plus d’une recons-
truction de cette société précoloniale, considérée par Bourdieu comme équili-
brée et cohérente. Comme le pense d’ailleurs Nouschi : pour l’un comme pour
l’autre, l’enjeu est de récuser l’idée, alors couramment admise, que la crise de la
société algérienne serait liée à des facteurs culturels propres 42. Aussi, et malgré
la conception organiciste de la société traditionnelle 43, Bourdieu a conscience
que le changement peut survenir – et comme Nouschi, il l’attribue à un facteur
exogène – : la colonisation française introduit l’économie capitaliste dans une
société qui n’y est pas préparée. C’est dans l’étude de ces dynamiques contem-
poraines que se lit l’influence des travaux de Nouschi sur ceux de Bourdieu.
La responsabilité principale de la situation économique des ruraux incombe,
pour l’un comme pour l’autre, à l’action de l’état colonial, de la mise en place
d’un système juridique favorisant et légalisant l’usurpation des terres, jusqu’à
l’introduction de l’individualisation du patrimoine foncier par volonté de détruire
« l’archaïsme » que constitue, aux yeux des responsables français, le système de
l’indivision foncière 44. La mécanisation et la modification technique du travail,
la pression démographique, l’érosion des terres, s’ajoutent à la dépossession
foncière et accentuent la crise de ce monde, engendrant une paupérisation des
ruraux et leur rupture d’avec « la tradition », sans pour autant les inscrire dans
les circuits de l’économie moderne. Pour Bourdieu et Sayad, le regroupement
s’inscrit dans la continuité de ce processus ; il l’achève, même 45, et ses effets
40. Bourdieu P., « La société traditionnelle. Attitudes à l’égard du temps et conduites écono-
miques », Sociologie du travail, janvier-mars 1963, p. 28.
41. Ibid., p. 43.
42. NousChi A., Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises, op. cit.
43. HaMMoudi A., « Phénoménologie et ethnographie », art. cit.
44. Cette vision de l’indivision comme terres appartenant à la communauté villageoise, qui
domine dans les travaux de l’époque, doit toutefois être nuancée : la propriété collective
est plutôt familiale (Guignard d., « Conservatoire ou révolutionnaire ? », art. cit., p. 84).
45. « Tout se passe comme si cette guerre avait fourni l’occasion d’accomplir jusqu’au bout
l’intention latente de la politique coloniale, intention profondément contradictoire : désin-
tégrer ou intégrer, désintégrer pour intégrer, ou intégrer pour désintégrer. » (bourdieu P.
et Sayad A., Le déracinement, op. cit., p. 23.)
106
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…
107
faBien sacriste
49. bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, op. cit.,
p. 286.
50. Idem.
51. Ibid., p. 356.
52. bourdieu P., « La logique interne de la civilisation algérienne traditionnelle », op. cit., p. 41.
108
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…
et la droiture caractérisent son attitude. Bref, la niya exprime ce que doit être
« un paysan accompli » : « Être paysan, en effet, c’est réaliser son humanité en
accomplissant cet ensemble de modèles qui constituent la culture paysanne 53. »
Pourquoi une telle opposition ? Il est clair que la vision du sous-prolétariat
comme du déracinement participe d’un discours critique sur l’action étatique,
dans ce contexte où l’enquête est faite au cœur d’une guerre. D’autant que le
langage de l’état contraste largement avec les faits sociaux que les chercheurs
observent. Les enjeux de cette guerre où l’état français doit prouver, aux yeux
de l’opinion publique (après le rapport Rocard) ou devant les autres nations (et
particulièrement à la tribune onusienne), le bien fondé de son action en colonie,
ne sont pas étrangers à cette image : le terme de « nouveau village » qui doit
remplacer à partir de 1960 celui de « centre de regroupement », est là pour le
rappeler 54. L’IGRP, coordonne la diffusion de cette image positive des regrou-
pements, opposant une société traditionnelle « arriérée », « moyenâgeuse »
voire « néolithique », à une société « moderne » particulièrement enjolivée 55.
L’image du travail, dans une autre mesure, est également contrebalancée. À une
vision pointant l’archaïsme des techniques ou des agents, Bourdieu oppose un
travail qui assure une existence stable et autosuffisante. Mais entre la critique
du discours étatique (et/ou colonial) et son contre-pied idéal-typique, il y a un
fossé qui peine à rendre compte de la multiplicité des formes de l’agriculture
algérienne, ou de l’économie rurale. Le travail salarié est-il vraiment inconnu à
ces centaines de milliers d’Algériens regroupés par l’armée entre 1954 et 1961 ?
Non, sans doute, la majorité des familles, par exemple en Kabylie, vivant déjà
des mandats reçus de l’immigration. Le travail, comme tout l’ensemble de la
société traditionnelle, relève chez Bourdieu d’une vision souvent « organiciste »
qui rappelle l’héritage de la science coloniale, dont le sociologue a consulté les
classiques à la bibliothèque d’Alger de 1957 à 1959, et sur lesquels il s’est basé
pour bâtir sa représentation de l’Algérie rurale. Les lectures du sociologue, mais
également la méthode et le contexte de l’enquête sur les regroupements, n’y sont
sans doute pas étrangers. Il n’y a pas, ici, observation directe, du « travail tradi-
tionnel », terme par lequel il faut comprendre une organisation du travail préco-
loniale et précapitaliste. Et on peut se demander, avec Paul Silverstein, si cette
vision n’est pas l’objet d’une « nostalgie structurelle », « une forme moderne de
souvenir social largement partagée par Bourdieu et ses informateurs » : l’usage
109
faBien sacriste
conclusion
À la vision idéalisée du « travail traditionnel » s’oppose la précarité du sous-
prolétaire et du « travail journalier » : peut-être faut-il alors lire dans l’analyse
de cette activité humaine fondamentale, une critique de la modernité alimentée
par un « pessimisme anthropologique 57 » et par une « nostalgie structurelle »,
dont on vient de parler 58 ? Cette opposition entre les deux catégories résulte de
nombreux facteurs, que ce soit d’un parcours de recherche sur l’Algérie tradi-
tionnelle qui plonge ses racines dans les ouvrages de la science coloniale, d’une
enquête menée au sein des camps et des bidonvilles où ressurgit, par opposition
au travail salarié inaccessible, une vision idéalisée du passé, et d’un contexte
généralisé marqué par l’exacerbation de ces questions, dans une Algérie en
guerre où se télescopent les problèmes majeurs qui gagnent alors la plupart des
sociétés humaines que l’on dit appartenir au « tiers monde ». Au fond, le travail
salarié n’est pas l’objet qu’étudie Bourdieu, sauf comme un horizon auquel
les sous-prolétaires aspirent mais ne peuvent accéder. C’est plutôt une vision
exacerbée du travail salarié dans ce qu’il a de pire, qui apparaît ici : celui dont
vit le sous-prolétariat, fruit de l’introduction brutale et non planifiée du produc-
tivisme, de la constitution d’une société coloniale où la « question sociale »
est restée à peine esquissée, et où le salariat n’est en rien le fruit d’un long
processus socio-historique. La nécessité d’avoir à vivre « au jour le jour » pour
satisfaire les besoins primaires empêche une organisation cohérente du temps
et de l’existence. Au contraire du travail traditionnel dont l’équilibre est assuré
par la conformité aux règles, et où l’activité des agents économiques permet
d’éviter tout risque d’anomie. Au contraire également, du travail salarié lorsque
celui-ci est stable et permanent : mais l’existence même du salaire, constitutif
56. « Son interprétation de l’akham comme facteur de stabilité dans la culture kabyle ne
provient pas d’une observation approfondie d’un enracinement supposé de l’akham dans la
vie traditionnelle kabyle, mais d’entretiens avec des Kabyles vivant dans un contexte social
et architectural bien différent de celui décrit dans l’étude : les camps de regroupements.
En d’autres termes, sa recherche de terrain ayant été menée en temps de guerre, son compte
rendu est, pour une part, la reconstruction a posteriori d’une institution sociale que ses
informateurs ne pouvaient évoquer qu’en termes de perte. [La nostalgie structurelle est]
l’émanation directe de la présentation auto-magnifiée par ses informateurs d’une image
figée d’un passé intact et perdu à jamais. » (Silverstein P., « De l’enracinement et du
déracinement. Habitus, domesticité et nostalgie structurelle kabyles », Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. 50, 2003, p. 27-42.)
57. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu…, op. cit.
58. Silverstein P., « De l’enracinement et du déracinement… », art. cit.
110
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113
claude didry
4. Bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, op. cit., p. 16-17 (souligné par l’auteur).
5. Ibid., p. 15 (souligné par l’auteur).
114
Bourdieu et l’« idée du travail »…
Le travail est moins saisi dans les écrits de Bourdieu sur l’Algérie par sa
présence, que par son absence. Cette absence se manifeste de manière criante à
6. Comme le montre yaCine T., Chacal ou la ruse des dominés. À l’origine du malaise des intel-
lectuels algériens, Paris, La Découverte, 2001. Cela me fournit l’occasion de rappeler l’enga-
gement de Pierre Bourdieu aux côtés de ces intellectuels, premières cibles de la guerre civile
que l’Algérie a connue dans les années 1990.
115
claude didry
travers le chômage dont sont victimes les « déracinés », produits par la politique
massive de regroupement des populations, pour priver de base sociale les
combattants du FLN. Dans ce cas, le chômage traduit la rareté du travail et la
course des journaliers pour trouver de quoi gagner leur vie. Mais l’absence du
travail se dégage surtout de l’analyse de la société traditionnelle où, au-delà de
l’autarcie paysanne, c’est la négation assumée des dimensions économiques de la
vie sociale qui domine. Toutes les activités y concourent à la reproduction, et ce
n’est pas un hasard si Algérie 60 commence par un ensemble de considérations
sur la consommation alimentaire, avec le couscous rituel servi aux khamnès 7
et aux voisins lors de la première sortie des bœufs pour le labour. Bourdieu
nous met l’eau à la bouche, en évoquant les grains de grenade, ou encore cette
« réserve spéciale, appelée thiji et constituée de tout ce que l’on avait produit
de meilleur, les meilleurs fruits (figues, raisins secs, noix, etc.), l’huile extraite
des meilleures olives, le meilleur beurre etc. 8 ». Arrive ensuite le labour, ancré
lui aussi dans la reproduction du rythme des saisons. Les formes de l’échange
s’effacent derrière la générosité, le calcul cède la place à l’équité et la propriété
est indivise. Le crédit, réduit à l’usure, a mauvaise réputation, les échanges
monétaires sont rares. La production s’efface elle aussi derrière la reproduction
des rites, et, avec eux, des liens qui unissent le groupe. Le tableau qui se dégage
dessine une synthèse brillante entre la « reproduction simple » du marxisme, la
religion des Formes élémentaires de la vie religieuse 9 vue par Durkheim comme
entretien du lien social, et la temporalité au centre des philosophies de Sartre
et de Merleau-Ponty. Cela affecte, par voie de conséquence, ce que l’on peut
nommer le « travail » :
« Le paysan ne se dresse pas comme pouvoir efficace en face d’un monde
étranger : très proche d’une nature à peine marquée par l’action de l’homme,
il ne peut éprouver que soumission devant des puissances qu’il ne songe pas
à discipliner. Faut-il s’étonner qu’il ne saisisse pas son action comme travail
au sens vrai, qu’il refuse à traiter comme matière brute cette matière omnipo-
tente que ses croyances peuplent de prestiges et de mystères, qui est le lieu
d’un sacré diffus et impersonnel, sources de tous les malheurs et de tous les
bienfaits ? Le paysan ne travaille pas à proprement parler, il peine. “Donne à
la terre (ta sueur), elle te donnera”, dit le proverbe 10. »
7. Il s’agit des métayers au quint, ne percevant qu’un cinquième de la récolte, le reste revenant
au propriétaire, ce qui a fait l’objet d’aménagements dans les réformes agraires après l’indé-
pendance, pour arriver à un partage équilibré entre les deux.
8. Bourdieu P., Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions
de Minuit, 1977, p. 20.
9. durKheiM é., Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie,
Paris, PUF, 1930 [1912].
10. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 36.
116
Bourdieu et l’« idée du travail »…
117
claude didry
118
Bourdieu et l’« idée du travail »…
119
claude didry
emploi stable, l’emploi public faisant office d’idéal 27, avec tous les avantages,
les « privilèges » de la sécurité sociale, de l’accession au logement accompa-
gnant un niveau de revenu régulier suffisant, pour mettre à distance la nécessité
ou du moins la menace des privations. Les évolutions que suscite le capita-
lisme dessinent ainsi une dynamique historique ouverte, susceptible de se fixer
autour d’un sous-développement d’autant plus aigu qu’il est saisi à travers ce que
Bourdieu identifie comme le « traditionalisme du désespoir » et la « révolte »
qui l’accompagne. Ainsi :
« Loin de pouvoir déterminer par soi seule la saisie du donné comme insup-
portable ou révoltant, la pression économique tend même à interdire la
prise de conscience révolutionnaire […]. L’aliénation absolue anéantit la
conscience même de l’aliénation 28. »
27. Cette idéalisation de l’emploi public comme « vrai travail », dans une société faible-
ment salariée en dépit de l’industrialisation massive des années 1970, se retrouve toujours
aujourd’hui (voir bazin L. et seliM M., « Travail, sexe et état. Une démarche anthropolo-
gique », Variations, no 17, consulté le 18 octobre 2012, [http://variations.revues.org/360,
2012]).
28. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 79.
120
Bourdieu et l’« idée du travail »…
29. Minard P., La fortune du colbertisme, État et industrie dans la France des Lumières, Paris,
Fayard, 1998, p. 177.
30. Cité ibid., p. 167.
31. noiriel G., Les ouvriers dans la société française, xixe-xxe siècle, Paris, éditions du Seuil, 1986.
121
cLaude didry
32. cottereau A., « Droit et bon droit, un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit
du travail », Annales histoire et sciences sociales, vol. 57, no 6, p. 1525.
33. Ibid.
122
Bourdieu et l’« idée du travail »…
la dialectique du travail
Dans le contexte d’une activité productive profondément ancrée dans la vie
familiale que renforce la catégorie juridique du « louage d’ouvrage », il est diffi-
cile d’identifier le « travail » comme tel, c’est-à-dire comme activité d’un individu
pouvant faire l’objet d’une transaction. Comme dans la société algérienne, les
activités s’inscrivent dans des cycles saisonniers où alternent les périodes de
« presse » et les « mortes-saisons ». Il est ici tout aussi difficile d’identifier une
forme d’exploitation menée rationnellement par une classe dominante, quand
l’ouvrage se disperse en une multitude d’ateliers plus ou moins familiaux. C’est
ainsi que prévaut, depuis de la Révolution de 1848, la critique du marchan-
dage, avec l’abolition de ses formes les plus extrêmes par le décret du 2 mars.
Ce décret vise moins à protéger les « travailleurs » contre la domination patro-
nale, qu’à prohiber l’« entr’exploitation » des ouvriers 35. Il doit beaucoup à cette
34. deWerpe A., Le monde du travail en France, Paris, Armand Colin, 1989, p. 50.
35. Terme que suggère le décret : « L’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou
marchandage est abolie. Il est bien entendu que les associations d’ouvriers qui n’ont point
pour objet l’exploitation des ouvriers les uns par les autres, ne sont pas considérées comme
marchandage. » Cottereau évoque également l’usage consistant à fixer la rémunération
123
claude didry
mouvance que l’on désigne sous le terme de socialisme, dans laquelle un des
enjeux est précisément une « organisation du travail » (en reprenant le titre d’un
ouvrage de Louis Blanc, président de la Commission du Luxembourg), l’« idée
de travail » apparaissant comme une forme d’« idée régulatrice » pour appréhen-
der la multitude des activités qui concourent à la réalisation de marchandises.
du compagnon selon un taux prédéterminé du prix de la pièce perçu par le chef d’ate-
lier, dans la soierie lyonnaise, comme une forme de prohibition de l’« entr’exploitation »
(Cottereau A., « Droit et bon droit… », art. cit., p. 1540).
36. julliard J., Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard/
éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 1988.
37. salais R., baverez N. et reynaud B., L’invention du chômage, Paris, PUF, 1986.
124
Bourdieu et l’« idée du travail »…
Le contrat de travail
38. didry C., Naissance de la convention collective, débats juridiques et luttes sociales en France
au début du xxe siècle, Paris, éditions de l’EHESS, 2002.
125
claude didry
marché”, dont se sont précisément servis les rédacteurs du Code civil. Il lui
a paru nécessaire d’innover sur ce point 39. »
126
Bourdieu et l’« idée du travail »…
43. hatChuel A. et segrestin b., Refonder l’entreprise, Paris, éditions du Seuil, 2012.
44. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 26.
45. dehove G., Le contrôle ouvrier en France, l’élaboration de sa notion, ses conceptions, Paris,
Librairie du Recueil Sirey, 1937.
46. Bourdieu P., La misère du monde, Paris, éditions du Seuil, 1993.
127
claude didry
me paraît moins tenir d’une prophétie sur la « fin du travail », que du poids
croissant de celui-ci dans la vie des acteurs. En ce sens, le travail est au centre
d’un processus de « découverte », à la fois au niveau collectif, à travers par
exemple les mobilisations pour l’emploi face aux restructurations qui se multi-
plient dans le contexte de la crise actuelle et posent le problème de la finalité
oubliée de l’entreprise financiarisée, celle de la conception et de la réalisation
de produits, mais aussi au niveau individuel, à travers le développement de
l’activité féminine, phénomène marquant des cinquante dernières années 47 et
source d’une transformation de la Domination masculine 48.
conclusion
Dans les écrits de Bourdieu sur l’Algérie, le travail est au centre de cette
« sorte d’anamnèse méthodiquement provoquée 49 » permettant de dégager les
conditions historiques ayant conduit à un habitus économique que la théorie
économique a enfermé dans la rationalité intemporelle de l’homo economicus.
Ainsi, Bourdieu suggère rien moins que l’historicité du travail comme activité
productive et source d’un revenu régulier. La description, dans l’Algérie en
guerre, de cette « découverte du travail » où se joue une émancipation de l’indi-
vidu à l’égard de la communauté originaire invite, sur la suggestion de Bourdieu
lui-même, à un retour sur le travail dans la société française. Elle engage à
redécouvrir un monde dans lequel l’« idée même de travail » ne se manifeste
que progressivement, en sortant de la communauté familiale que continuaient
à entretenir les catégories du « louage d’ouvrage » dans le Code civil. Le contrat
de travail et le droit du travail confèrent à cette « idée de travail » une réalité
institutionnelle, à travers laquelle il devient possible d’identifier sous la multi-
tude des activités productives, le « travail » et donc grâce à laquelle un individu
peut se dire « travailleur ».
Comme souvent, la médaille a son revers, celui d’une domination d’autant
plus forte qu’elle se dissimule derrière l’illusion d’une liberté. Ainsi, revers de
cet habitus économique formé dans la découverte du travail :
« L’illusion que l’on pourrait avoir parfois que se trouve réalisée, au moins
en quelques lieux, l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son
propre travail, ne doit pas faire oublier les conditions cachées de la violence
symbolique exercée par le nouveau management. Si elle exclut le recours
aux contraintes plus brutales et plus visibles des modes de gouvernement
anciens, cette violence douce continue à s’appuyer sur un rapport de force qui
128
Bourdieu et l’« idée du travail »…
De ce point de vue, la crise a fait son œuvre, en mettant au jour une violence
toujours moins douce que dans les années 1990, où la puissance des forces
financières ne cherche plus à se cacher derrière un « management des compé-
tences » et envisage tout simplement la liquidation d’un travail qui, parce qu’il
se nourrit de la maîtrise que lui procure un droit séculaire, lui paraît émettre
des prétentions salariales bien trop élevées pour répondre aux exigences de
la « compétitivité ». Mais peut-être que, face à cette violence toujours moins
symbolique, cette « utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son propre
travail » demeure de ces idées régulatrices simples pour une histoire qui reste
à écrire.
BiBliographie
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130
Troisième partie
activités intellectuelles,
PRoFessions aRtistiQues
et économie sYmboliQue
Maxime Quijoux
intRoduction
133
MaxiMe Quijoux
134
Nicolas SeMbel
1. bourdieu P., ChaMboredon J.-C. et passeron J.-C., Le métier de sociologue, Paris/La Haye,
Mouton, 2005 [1968], p. xii (préface à la 5e édition, entretien de Pierre Bourdieu avec
Beate Krais).
2. Cf. borzeix a. et rot g., Sociologie du travail, genèse d’une discipline, naissance d’une revue,
Nanterre, PUPO, 2010. Dans cet ouvrage, la « présence/absence » de Bourdieu joue un rôle
qui semble avoir été structurant pour le champ de la sociologie du travail en constitution.
3. bourdieu P., ChaMboredon J.-C. et passeron J.-C., Le métier de sociologue, op. cit., p. x.
135
nicolas seMBel
On constate qu’il « reste » un court texte ayant le mot travail dans son titre,
daté de 1975, repris en 1996 et réédité en 1997 puis en 2003 4. Et encore, il
semble difficile d’y trouver trace d’une sociologie du travail enseignant, même si
avec la « double vérité » Bourdieu rapporte l’analyse de tout travail à la violence
symbolique, qui est certainement l’un des concepts clé, dans sa sociologie, pour
analyser le travail enseignant ; il apparaît explicitement en 1970 dans La repro-
duction (co-écrit avec J.-C. Passeron), pour décrire tout « travail » et toute
« action » pédagogiques, et le « travail scolaire » de l’enseignant en particulier.
Cependant, les recherches de Bourdieu en éducation les plus connues n’ont
pas mis spécialement en avant le travail enseignant, objet toujours « pris » avec
d’autres dans des démonstrations à visée plus générale. Bien identifiée après les
débuts algériens et tout au long de son œuvre, l’éducation chez Bourdieu n’a
que progressivement laissé émerger une véritable sociologie des enseignants, et,
non sans mal, une sociologie de leur travail comme activité et responsabilité ;
lequel travail ne peut être pleinement saisi que par recoupements multiples avec
d’autres concepts, parfois développés dans d’autres thématiques que l’éduca-
tion, et en procédant à une relecture rétrospective de l’œuvre à la lumière de la
synthèse indispensable pour notre entreprise que constitue L’esquisse pour une
auto-analyse 5.
Ces faible visibilité et forte transversalité se retrouvent chronologiquement.
Une sociologie du travail enseignant apparaît discrètement dans les travaux
sur l’Algérie, avec des passages sur l’école. Elle naît véritablement avec les
travaux sur l’éducation des années 1960, qui lui réservent cependant un statut
très différencié selon les publications, et ne contribuent pas forcément à le
clarifier alors que le contexte se montrait tout approprié ; mais, selon notre
hypothèse, Bourdieu ne travaillait pas assez seul à cette époque dans ce domaine
de l’éducation. Elle se prolonge de façon plus visible dans les années 1970 avec
les « catégories de l’entendement professoral » et l’enquête sur la « fonction
de consécration » en classes préparatoires ; et de façon moins visible dans
d’autres travaux, par exemple avec ce que l’on pourrait appeler une « pédago-
gie de l’incorporation » dans Esquisse pour une théorie de la pratique (1972).
Les années 1980 voient la publication des deux synthèses, Homo academicus
(1984), et surtout La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps (1989),
dans lesquelles la place et le rôle du travail enseignant peuvent être précisément
repérés. Les années 1990 élargissent l’objet de manière empirique avec les entre-
tiens sur la misère de la position enseignante dans La misère du monde (1993).
Les années 2000 donnent lieu à la publication du dernier texte non posthume
4. bourdieu P., « La double vérité du travail », in Les méditations pascaliennes, Paris, éditions
du Seuil, 2003, p. 291 et suiv.
5. bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004 [2001]. Nous préci-
serons autant que possible la date d’écriture des textes cités.
136
Bourdieu et le travail enseignant…
sur l’éducation, « Inconscients d’école 6 » (2000), dans lequel le travail ensei-
gnant est, à nouveau, à la fois présent, peu visible, et ancré dans un rapport
intime à son auteur qui se précisera ensuite, avec les deux ouvrages posthumes
sur la réflexivité et l’auto-socioanalyse.
Une autre chronologie permet de retrouver trois « emprises » théoriques
successives du travail enseignant dans la sociologie bourdieusienne : celui-
ci est en effet lié, à mesure que cette sociologie se construit, avec la notion
descriptive de système (très régulièrement utilisée par Bourdieu et ses éventuels
co-auteurs dans les années 1960, jusqu’au sous-titre de La reproduction, en
1970), notion jamais théorisée, qui préfigure le développement du concept
de champ (années 1970 à 1990), apparu en 1966 chez Bourdieu, mais pas en
éducation ; lequel nourrit la démarche de réflexivité comme position, forma-
lisée tardivement (années 2000), mais qui prend sa source dès les premiers
travaux sur l’Algérie (années 1950). À chaque étape le travail enseignant permet
de dynamiser, de « mettre à l’épreuve », des éléments d’analyse théorique qui
ne lui étaient pas forcément destinés ; en retour, sa construction comme objet
d’étude avance, balisant un espace pour l’analyse sociologique, et également
pour l’auto-socioanalyse.
Le travail enseignant est donc présent dans plusieurs endroits « straté-
giques » de sa sociologie. Sa visibilité aurait donc pu apparaître à plusieurs
reprises, à plusieurs moments, en lien avec plusieurs concepts ; il n’en est rien ;
la transversalité a renforcé la faible visibilité, comme si Bourdieu avait passé
sa vie de sociologue à tourner autour du travail enseignant sans se résoudre à
le prendre à bras-le-corps ; comme s’il avait tellement « incorporé » cet objet,
qui concernait son activité professionnelle, mais aussi son rapport à l’institu-
tion scolaire, que cette incorporation empêchait la distance suffisante pour son
traitement scientifique.
Surmonter sa domination culturelle originelle (à travers notamment son
accent), s’inscrire dans une logique de déracinement (poursuite d’études à Paris)
puis de renversement « désenchanté 7 » de la domination culturelle scolaire, et
lutter pour ne jamais être doxosophe de cette même culture scolaire dominante,
tout en étant un de ses représentants les plus légitimés par elle : autant d’élé-
ments de porte-à-faux qui seront régulièrement utilisés contre Bourdieu par ses
détracteurs. Pourtant, ambivalences, revanche et autres reproches ne pèsent
que peu de poids face à l’enjeu et au moteur de toute cette entreprise : la simple
ambition de pouvoir s’accepter soi-même 8. Le rapport désenchanté, décalé et
6. bourdieu P., « Inconscients d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, no 135, 2000,
p. 3-5.
7. bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1987 [1984], p. 307.
8. bourdieu P., « Voir avec l’objectif de la photographie », entretien avec Franz Schulteis,
in bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008
[2001], p. 373.
137
nicolas seMBel
9. Par exemple, dans la posface d’Homo academicus (op. cit., p. 289). Il s’agit pour lui de
rompre avec l’intime comme « je primaire » tout en s’appuyant sur lui pour retrouver le
« je véritable ».
10. bourdieu P., « Sur l’objectivation participante. Réponse à quelques objections », Actes de
la recherche en sciences sociales, no 23, 1978, p. 69.
11. bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 41.
12. bourdieu P., La noblesse d’État, Paris, Les éditions de Minuit, 1989, p. 13.
13. bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 14.
14. Cette radicalité est la plus forte dans les deux textes qui vont le plus loin selon nous dans
l’objectivation anti-scolaire de Bourdieu enseignant et sociologue par lui-même : Leçon sur
la leçon (1982) et « L’assassinat de Maurice Halbwachs » (bourdieu P., Lettre du Collège de
France, 1987, no 16, p. 164-170).
15. La version initiale de notre texte était trois fois plus longue.
16. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 101.
138
Bourdieu et le travail enseignant…
139
nicolas seMBel
Car, plus précisément encore, l’enseignant fait partie dans la plupart des cas
des fractions dominées de la classe dominante, d’autant plus qu’il est souvent une
femme. Il en découle pour tous les enseignants, et particulièrement pour les
femmes, des « prises de position moyennes », incarnation selon Bourdieu de la
« médiocrité académique » produite par l’académisme :
« Les professeurs d’origine petite-bourgeoise (notamment les fils [et filles]
d’enseignants subalternes) sont tout spécialement prédisposés à entrer dans
la position paradoxale, voire contradictoire, que leur aménage le système
d’enseignement : étant inclinés à s’opposer d’un côté à la fraction prolétaroïde
ou à la fraction consacrée de l’intelligentsia libre et de l’autre aux occupants
des positions dominantes dans le champ du pouvoir, et se trouvant ainsi
contraints de se définir par référence à des prises de position radicalement
opposées en matière de culture, ils sont spontanément inclinés vers des prises
de position moyennes qui conviennent parfaitement à une bureaucratie de
la conservation culturelle chargée de pratiquer l’arbitrage entre les audaces
de l’avant-garde intellectuelle et l’inertie conservatrice de la bourgeoisie 24. »
Finalement :
« Les tensions entre le culte du brillant, corrélatif de la dépréciation scolaire
du scolaire, et la nécessaire reconnaissance des vertus proprement scolaires
se résolvent dans l’exaltation du juste milieu et de la mesure qui définit
l’academica mediocritas, cette somme de vertus moyennes 25 […] vertus de
modération et de pondération dans les choses intellectuelles qui implique le
refus de toute forme d’excès, même en matière d’invention et d’originalité 26. »
140
Bourdieu et le travail enseignant…
L’existence d’un tel racisme est à relier directement au fait que l’enseignant
est un professionnel de la langue, acteur d’un « marché linguistique » où sa
« parole performative » assure sa « domination relative ». Bourdieu évoque
clairement le « travail permanent de correction », assuré par les enseignants et
notamment les « grammairiens », basé sur des règles « explicitement consti-
tuées par un travail de codification et expressément inculquées par un travail
pédagogique 33 ».
Le paradigme du fonctionnement du « marché linguistique » est précieux
à deux titres au moins : d’abord pour comprendre ce qui se joue dans le quoti-
dien de la classe, de toute classe, et qui est du ressort de l’ordre conversation-
nel 34, même dans les situations qui se situent loin de la culture scolaire ; car
29. Ibid., p. 39.
30. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les éditions de Minuit, 1964, p. 107.
31. bourdieu P., « Le racisme de l’intelligence », Questions de sociologie, 1984 [1978], p. 264,
265 et 267.
32. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 14.
33. bourdieu P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 52. Cet extrait permet au
passage de souligner quelle est précisément la place principale du concept opératoire
de « travail » chez Bourdieu, concept omniprésent, mais plus rattaché à une sociologie
de l’action « en général » qu’à une sociologie du travail telle qu’elle est identifiée tradi-
tionnellement, par exemple à un terrain ou à un métier, entreprise dont Bourdieu s’est
volontairement détaché lors de la genèse française de cette « spécialité », comme nous
l’avons déjà souligné.
34. goFFMan E., Façons de parler, Paris, Les éditions de Minuit, 1987.
141
nicolas seMBel
35. bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Les éditions de Minuit, 1988,
p. 65 et p. 80.
36. Ibid., p. 83 et p. 92.
37. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 56-57.
142
Bourdieu et le travail enseignant…
143
nicolas seMBel
S’il ne fallait retenir que deux concepts pour cerner la sociologie bourdieu-
sienne du travail enseignant, ce serait ceux de violence symbolique (que Bourdieu
a formulés avec Passeron puis développés sans) et de fonction de consécration,
soit les deux plus « radicaux », au terme d’une épure qui pourrait laisser un
goût de pessimisme. Ils sont au cœur des deux synthèses écrites au terme des
43. bourdieu P., Sur l’État, op. cit., p. 510.
44. bourdieu P., « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie,
1974, p. 36.
45. bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, éditions du Seuil, 1994 [1989], p. 46-47 ; ou, pour
une formulation quasi identique, La noblesse d’État, op. cit., p. 8-9.
46. Ibid., p. 59.
144
Bourdieu et le travail enseignant…
deux cycles de presque dix et vingt ans de recherches sur l’éducation (1960-
1970 et 1970-1990) ; et, aujourd’hui, respectivement un peu plus de quarante ans
(La reproduction, 1970) et trente ans (« épreuve scolaire et consécration sociale »,
1981 47, repris en 1989 dans La noblesse d’État) après leur première formulation
« stabilisée », ce sont ceux qui restent le plus d’actualité, qui incarnent le mieux les
permanences, voire l’universalisme, de l’action et de l’entendement professoraux.
Il faut donc attendre la fin du cycle des recherches sur l’éducation des
années 1960 pour que l’« action », l’« autorité » et le « travail » pédagogiques
en milieu scolaire soient pointés sans concession et sans esquive, et qu’un travail
enseignant comme action et comme responsabilité soit envisageable sociolo-
giquement, avec la définition du concept de violence symbolique ; nous ne
recenserons pas ses évolutions 48 ni sa construction à travers La reproduction,
et reprendrons simplement ce qu’il en est dit dans l’avant-propos de l’ouvrage.
La violence symbolique est une action, notamment une action pédagogique,
« qui ne peut atteindre son effet propre que si se trouve objectivement mécon-
nue sa vérité objective d’imposition d’un arbitraire culturel 49 ». Déjà, dans
Les héritiers (1964), le principe de la violence symbolique était posé empirique-
ment : « Jamais un professeur ne réclame toute la passivité que les étudiants lui
accordent 50. » Il est possible que ce soit autour du concept de violence symbo-
lique, et de la responsabilité de l’enseignant dans son travail qu’il implique, que
Bourdieu et Passeron aient atteint les limites de leur « accord » sociologique,
ce qui a produit la forme particulière du livre I de leur dernière collaboration 51.
Il est à noter que, si la « forme suprême 52 » de la violence symbolique est
constituée par le rationalisme académique véhiculé par les enseignants, lequel
trouve sa forme la plus « louche » à travers la figure professorale de M. Heidegger,
que Bourdieu finit par relier directement à la « folie ultrarationnelle » des camps
de concentration, rationalisme auquel il impute la responsabilité de « l’assassinat
de Maurice Halbwachs 53 », les « victimes par excellence » de la violence symbo-
lique sont les petits-bourgeois, et notamment la petite bourgeoisie intellectuelle,
dont font partie la plupart des enseignants, dans leur rapport à l’économie de
marché, comme nous l’avons vu dans la partie précédente. À la fois vecteurs et
victimes de la violence symbolique : cela s’explique parce qu’au cœur de leur
travail d’enseignant :
47. bourdieu P., « épreuve scolaire et consécration sociale », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 39, 1981, p. 3-70.
48. Sur ce point cf. Mauger G., « Sur la violence symbolique », in Müller H.-P. et sintoMer Y.
(dir.), Pierre Bourdieu, théorie et pratique, Paris, La Découverte, 2006.
49. bourdieu P. et passeron J.-C., La reproduction, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, p. 11.
50. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 85.
51. passeron J.-C., « Que reste-t-il des Héritiers et de La reproduction (1964-1971)
aujourd’hui ? Questions, méthodes, concepts et réception d’une sociologie de l’éduca-
tion », in Chapoulie J.-M. et al. (dir.), Sociologues et sociologies. La France des années 60,
Paris, L’Harmattan, 2005.
52. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 2003 [1997], p. 119.
53. bourdieu P., « L’assassinat de Maurice Halbwachs », art. cit.
145
nicolas seMBel
« Ils ne font bien ce qu’ils ont à faire (objectivement) que parce qu’ils croient
faire autre chose que ce qu’ils font, parce qu’ils font autre chose que ce qu’ils
croient faire ; et parce qu’ils croient en ce qu’ils croient faire 54. »
Tels les dominants qui sont dominés par leur domination, les enseignants
sont des « mystificateurs mystifiés, ils sont les premières victimes des opérations
qu’ils effectuent 55 ». Toutefois, si la violence symbolique est au cœur du travail
enseignant, elle n’en reste pas moins « au service » de la fonction de consécration
(cf. point suivant). Ce que permet de décrire précisément le lien entre formalisa-
tion et codification : la langue professorale et scolaire produit une formalisation
dont la force propre produit à son tour de la codification.
« La force de la forme, cette vis formae dont parlaient les anciens, est cette
force proprement symbolique qui permet à la force de s’exercer pleinement
en se faisant méconnaître en tant que force et en se faisant reconnaître,
approuver, accepter, par le fait de se présenter sous les apparences de l’uni-
versalité – celle de la raison ou de la morale 56. »
54. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 61 ; et, quatorze ans avant, bourdieu p. et
saint-Martin M. de, « Les catégories de l’entendement professoral », art. cit., p. 80.
55. Idem.
56. bourdieu P., « La codification », in Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987
[1983], p. 103.
57. bourdieu P., « Espace social et pouvoir symbolique », ibid., 1987 [1986], p. 162.
146
Bourdieu et le travail enseignant…
Deux notions empiriques contribuent à faire tenir cet ordre scolaire marqué
par la violence et par la dévalorisation si souvent euphémisées : la complicité
et le malentendu.
147
nicolas seMBel
64. Pour une recension, cf. delsaut Y. et rivière M.-C., Bibliographie des travaux de Pierre
Bourdieu, Pantin, Le Temps des cerises, 2002.
65. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 67.
66. Ibid., p. 112.
67. Ibid., p. 68.
68. Ibid., p. 64, également dans la deuxième moitié du corps du texte.
69. Ibid., p. 64.
148
Bourdieu et le travail enseignant…
des étudiants ; ce qui passe par une critique du « couple fonctionnel » cours
magistral/dissertation et un plaidoyer pédagogique « rationnel » pour les travaux
dirigés et le contrôle continu 79.
Le malentendu est l’envers de la complicité, il apparaît dans l’introduction de
Rapport pédagogique et communication 80, et permet d’aborder la dimension du
travail enseignant la plus technique, la plus visible, ou la moins implicite : le
rapport au langage.
149
nicolas seMBel
150
Bourdieu et le travail enseignant…
151
nicolas seMBel
Ce que Bourdieu retient de tout cela au final, c’est l’inconscience qu’ont les
enseignants de leur travail réel, et des conséquences de ce travail sur leurs élèves.
« Je pense que le fonctionnement de l’école est pour l’essentiel doxique : sur
l’essentiel, elle n’est pas remise en question. La force du système scolaire
est que, étant capable de produire l’incorporation des structures selon
lesquelles il est organisé, il arrache à la mise en question l’essentiel même de
ses fonctionnements 97. »
152
Bourdieu et le travail enseignant…
153
nicolas seMBel
106. bourdieu P., « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », 1er dialogue avec M. Mammeri,
Esquisses algériennes, op. cit., 2008 [1978] ; et Sur l’État, op. cit.
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112. bourdieu P., La misère du monde, op. cit., dernier chapitre.
113. roux F., « Un autre rapport au savoir », in Mauger G. (dir.), Rencontres avec Pierre
Bourdieu, op. cit.
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11. Si l’on constate également une montée des logiques de rentabilité économique dans
le domaine de l’art contemporain et des arts visuels en général, les transformations ne
sont pas les mêmes : cf. borja s. et soFio s., « Production artistique et logiques écono-
miques : quand l’art entre en régime entrepreneurial », Regards sociologiques, no 37-38,
2009, p. 23-43 ; bret j.-n. et Moureau N. (dir.), L’art, l’argent et la mondialisation, Paris,
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160
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
12. Ce travail s’appuie, d’une part, sur l’enquête réalisée en 2008 par Wenceslas Lizé,
Delphine Naudier et Olivier Roueff dans le cadre d’un appel d’offres du DEPS du minis-
tère de la Culture sur les activités et les fonctions socio-économiques des intermédiaires
sur les marchés du travail artistique. 65 entretiens avec divers intermédiaires (agents de
comédiens, managers de musiciens, directeurs de casting, etc.) ont été réalisés dans le
cadre de cette première enquête qui a donné lieu à un ouvrage (lizé W., naudier D. et
roueFF O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris,
DEPS/La Documentation française, 2011). Nous avons poursuivi ce travail dans le cadre
d’une équipe plus large, au sein du programme IMPACT, financé par l’ANR et coordonné
par Laurent Jeanpierre. Des observations en agence et plus de 100 entretiens avec des
agents, des artistes et des producteurs ont été réalisés par Delphine Naudier dans le cadre
de son enquête sur les agents artistiques du secteur dramatique et cinématographique.
De son côté, Wenceslas Lizé a observé un séminaire de « développeurs d’artistes », il a
réalisé 14 entretiens avec des managers et des analyses statistiques (de données issues
du questionnaire diffusé en ligne par IMPACT) sur les managers et les tourneurs dans le
domaine musical.
13. Par opposition à ceux qui sont au service des employeurs, financeurs ou producteurs comme
les directeurs de casting ou les agences d’événementiel. Sur cette distinction centrale pour
comprendre les activités d’intermédiation, voir lizé W., naudier D. et roueFF O., op. cit.
14. La catégorie institutionnelle des « musiques actuelles » regroupe, pour résumer, toutes
les musiques non « savantes » : du rap au jazz en passant par le rock, les variétés et les
musiques du monde.
15. Le décret no 2011-1018 du 25 août 2011 fixe le plafond de la rémunération de l’agent
artistique à 10 % des rémunérations brutes de l’artiste. Ce plafond peut être porté à 15 %
si l’artiste confie à son agent des missions spécifiques de gestion de sa carrière, pratique
courante pour les agents et les managers dans le secteur des « musiques actuelles » mais
absente dans les secteurs de l’audiovisuel ou du cinéma. Sur l’histoire du statut d’agent et
les transformations de la législation en vigueur, qui concerne également les managers, cf.
naudier D., « La construction sociale d’un territoire professionnel : les agents artistiques »,
Le Mouvement social, no 243 , 2013/2, p. 41-51.
16. borja S. et soFio S., « Production artistique et logiques économiques… », art. cit.
161
Wenceslas liZé et delPhine naudier
17. bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, 2000.
162
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
163
Wenceslas liZé et delPhine naudier
164
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
je lui ai fait faire un livre, deux tournées, un album, il l’a fait sur internet
avec MSN [partenariat avec une marque], il a fait une pub pour McDonald,
il a fait un film. C’est beaucoup de boulot, vous gérez ça sur trois ans, c’est
non stop, que lui. »
« On travaille avec internet : non seulement il faut contacter les médias avec
des envois de dossiers virtuels, mais il faut aller chercher chez le public,
alors qu’avant vous ne pouviez aller le chercher qu’au travers d’une affiche,
d’un article ou d’un passage télé. Aujourd’hui, vous allez dans internet, vous
êtes chez les gens. Vous allez chercher 1 million, 2 millions, 100 millions
de personnes pour votre produit, vous savez comment faire. Vous allez sur
tous les sites relais qui parlent de la même chose que votre artiste. Mais c’est
un boulot, un full time job, avec des jeunes en général qui maîtrisent bien
ces outils parce qu’ils sont nés avec ça et ils sont derrière l’écran et toute
la journée, ils doivent faire ça. Aujourd’hui, pour développer des carrières
d’artiste, je pense qu’il faut avoir une structure comme ça. »
19. Article L. 7121-10, loi no 69-1185 du 26 décembre 1969 relative au placement des artistes
du spectacle, Journal officiel du 30 décembre 1969 ; décret no 71-971 du 3 décembre 1971
portant application de la loi no 69-1185.
20. naudier d., « La construction sociale d’un territoire professionnel… », art. cit.
165
Wenceslas liZé et delPhine naudier
la demande des artistes en matière d’intermédiation est plus forte que l’offre :
dans le domaine musical, de nombreux artistes n’ont pas d’intermédiaire 21 et les
agents comme les managers sont très souvent sollicités par des artistes en quête
de leurs services. Les intermédiaires sont donc en situation de sélectionner les
artistes, et ce d’autant plus fortement qu’ils jouissent d’une bonne réputation
professionnelle 22. Indice de professionnalité des artistes aux yeux des profes-
sionnels de la culture, les intermédiaires apparaissent ainsi comme des acteurs
clés de l’accès à l’emploi, à la notoriété et à la consécration 23.
166
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
tation de tous les intérêts de l’artiste ». Au sein de la jeune génération – et des
quelques représentants de l’ancienne génération qui ont ajusté leurs pratiques
au nouvel état du champ –, la posture de manager se caractérise par l’extension
des ressources mobilisées et la rationalisation entrepreneuriale des stratégies de
placement et de valorisation des artistes.
Ce changement de posture entre les générations est à rapprocher des types
de dispositions et de ressources mobilisées en lien avec deux « âges » de chacun
des métiers (i. e. des pratiques, des valeurs, des outils et des savoir-faire qui
ont changé avec les transformations des champs artistiques). Outre un héritage
culturel souvent conséquent, l’ancienne génération déploie principalement des
dispositions et des ressources acquises au travers de la familiarisation avec les
univers artistiques : formation et parfois pratique artistique amateur ou profes-
sionnelle, connaissance fine du champ artistique dans lequel elle exerce, capital
social spécifique important (le « carnet d’adresses »), compétences relationnelles
et amour de l’art 27. Pour la nouvelle génération, si le capital social spécifique et la
connaissance du champ sont également essentiels, les ressources mobilisées lors
de l’entrée dans le métier sont, au contraire, plus souvent extérieures au monde
de la culture. À l’instar des candidats aux métiers de l’administration culturelle 28,
les nouvelles générations d’intermédiaires sont aux trois quarts diplômés de
l’enseignement supérieur (la moitié dispose d’un diplôme égal ou supérieur à
bac + 4). Mais tandis que les premiers ont généralement suivi des formations
littéraires ou directement liées aux arts et à la culture avant d’intégrer une forma-
tion à l’administration culturelle, les secondes ont majoritairement été sociali-
sées dans les cursus de communication, de droit, de gestion ou de commerce 29.
Bien que l’attrait du métier repose en partie sur l’importance accordée aux choses
culturelles, ces cursus universitaires contribuent à la désacralisation des activités
artistiques, en partie perçues à l’aune de critères économiques et sous l’angle
d’un marché particulièrement concurrentiel.
Ainsi peut-on comprendre la tendance à la managérisation progressive des
postures d’intermédiaires, au sens d’extension du champ d’intervention des inter-
médiaires dans l’activité des artistes (sur le modèle des managers des « musiques
actuelles »), mais aussi au sens de l’affinité croissante des habitus profession-
zations », in diMaggio P., Nonprofit enterprise in the arts. Studies in mission and constraint,
New York-Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 161-183.
27. naudier D., « Les agents artistiques du cinéma, des intermédiaires (in)visibles », in
jeanpierre L. et roueFF O. (dir.), La culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le numérique
et les industries créatives, Paris, éditions des archives contemporaines, 2014b.
28. dubois V., La culture comme vocation. Paris, Raisons d’agir, 2013.
29. Si certaines formations aux métiers de la culture sont aujourd’hui susceptibles de débou-
cher sur ceux d’agent ou de manager, elles sont d’apparition récente et ne leur sont pas
spécifiques. Ainsi, de nombreux agents et managers ont appris le métier « sur le tas »,
souvent en tant qu’assistant pour les agents, en tant que proche d’un groupe pour les
managers. Nombreux sont ceux qui sont passés par un ou plusieurs autres métiers avant de
devenir managers : une partie d’entre eux provient, par exemple, de l’industrie du disque.
167
Wenceslas liZé et delPhine naudier
« Les musiciens disent : “C’est pas une entreprise, on est dans la musique, y’a
pas de chef”, et ça, pour moi, c’est pas valable : c’est une entreprise, c’est des
gens qui travaillent ensemble et il faut qu’il y ait quelqu’un qui décide pour
tout le monde sinon ça ne peut pas marcher. »
168
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
sa vie privée, formule récurrente dans les entretiens. Les agents enjoignent ainsi
les comédien(ne)s à prendre en charge l’actualisation de leurs potentialités et à
élargir le spectre de leurs compétences intégrées (maîtrise de sports, de langues
étrangères, entretien du corps, présentation de soi, savoir-être, etc.) :
« Cet acteur-là, il a passé des essais, il a bossé son anglais, je lui ai fait
rencontrer une coach, enfin voilà, ça coûte un peu d’argent, mais je pense
qu’à un moment donné, il faut aussi s’investir sur soi, on est sa propre entre-
prise. » (Agente de comédiens.)
31. Katz S., « Quand savoir faire c’est savoir être », in Mauger G. (dir.), L’accès à la vie d’artiste.
Sélection et consécration artistiques, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2006,
p. 56.
32. stevens H., « De l’intervention psychosociologique au développement personnel dans
l’entreprise. Esquisse d’une généalogie des relations entre management et psychologie en
France », Regards sociologiques, no 41-42, 2011, p. 57-74.
33. La fin des années 2000 a même vu l’apparition de la catégorie institutionnelle de
« développeurs d’artistes » pour désigner des managers ou des tourneurs agissant auprès
d’artistes en début de carrière ou émergents.
34. En affinité avec l’idéologie néolibérale, cette notion est présentée par Bob Aubrey comme
une rupture radicale avec la conception courante du rapport au travail : « Il devient plus
logique d’emprunter le vocabulaire de l’entreprise pour décrire comment l’individu doit
vendre et gérer son travail par rapport au marché. Tout travailleur doit rechercher un
169
Wenceslas liZé et delPhine naudier
D’autre part, projetant son activité et celle de l’artiste vers l’avenir, le manager
s’emploie à rationaliser économiquement la rentabilité d’un potentiel artistique.
Le « développement d’artiste » consiste ainsi à agir sur le marché en faveur de
l’accumulation d’un capital symbolique convertible en revenus financiers, ce qui
passe nécessairement par des paris et de la spéculation misant sur un succès à
faire advenir. De ce point de vue, le manager contribue à la transmutation de la
valeur artistique en valeur marchande en opérant la mise en équation de choix
artistiques et de stratégies commerciales.
« On a parlé de l’intervention dans le processus créatif. Vous n’intervenez pas
sur le contenu musical ?
— Si, ça oui. Sur les chansons de A [chanteur français très connu], oui. Mais
pas pour C [chanteur moins connu]. Je ne vais pas lui dire : il faut que tu
chantes comme ça. Mais sur la forme, la durée des morceaux, l’ordre sur
l’album, j’interviens énormément, je passe beaucoup de temps à ça.
client, se positionner sur un marché, établir un prix, gérer ses coûts, faire de la recherche-
développement et se former. Bref, je considère que, du point de vue de l’individu, son
travail est son entreprise, et son développement se définit comme une entreprise de soi. »
Aubrey B., Le travail après la crise. Ce que chacun doit savoir pour gagner sa vie au xxie siècle,
Paris, InterEditions, 1994, p. 85, cité par stevens H., op. cit.
35. Entretien réalisé en 2013 par Julia Mariton.
170
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
171
Wenceslas liZé et delPhine naudier
conclusion
Le propos de ce texte était de montrer comment le travail d’intermédiaires
individuels comme les agents et les managers qui, contrairement aux industries
culturelles ou à l’état, ne disposent pas des ressources économiques ou insti-
tutionnelles permettant d’imposer de nouvelles logiques de fonctionnement au
sein d’un champ, contribue pourtant à l’intégration de principes et de finalités
économiques – hétéronomes – au sein des univers artistiques.
Nous avons d’abord tenté de mettre en évidence le rôle des intermédiaires
dans la construction du marché du travail artistique et, plus généralement,
dans la marchandisation des activités artistiques. Donnant forme à ce marché
en construisant et en sollicitant leur réseau, ils agissent sur la définition des
postes et des compétences ainsi que sur la valeur économique de l’offre et
de la demande de travail (notamment en jouant sur les prix au profit de leur
mandant). Ils cherchent à produire la demande et créent de nouvelles rémuné-
rations en s’emparant d’opportunités juridiques, socio-économiques et technolo-
giques. Cette forme de marchandisation à laquelle contribuent les intermédiaires
37. « Marques et musiciens : les liaisons fructueuses », Le Monde, 23 décembre 2008.
Ces propos ont été confirmés par ce manager interviewé dans le cadre de l’enquête.
172
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
173
Wenceslas liZé et delPhine naudier
plus commerciales s’avèrent inadaptées pour les artistes reconnus avant tout
pour leur ambition artistique).
Il n’en demeure pas moins que la managérisation des postures d’intermé-
diaires se manifeste dans les injonctions faites aux artistes à « être pro », à
« l’entreprise de soi » et de leur propre talent. Les intermédiaires agissent ainsi,
sous des formes et à des degrés divers en fonction notamment du rapport qui
s’instaure avec leur mandant, dans le sens d’une transformation de l’habitus
professionnel des artistes : ne serait-ce qu’en raison de leur fonction et de
leur mode de rémunération sous forme de commissions sur les revenus des
artistes, ils ont intérêt à ce que ces derniers intériorisent une certaine rationalité
marchande.
Nos conclusions rejoignent le constat établi par Xavier Greffe d’une nouvelle
figure de l’artiste : « l’artiste-entreprise 40 ». Toutefois, l’économiste minore
la prise en charge par les intermédiaires des tâches et compétences variées
qu’implique la montée des dimensions économiques (passer des contrats, proté-
ger ses droits, animer des relations et des réseaux afin d’atteindre ses objectifs
artistiques et économiques). Si l’artiste est appelé à devenir un entrepreneur,
ce n’est pas celui d’une entreprise solitaire mais collective au sein de laquelle
les agents ou les managers jouent un rôle essentiel face, ou plutôt, comme
nous l’avons montré, d’interface vis-à-vis des nouvelles rationalités et activités
marchandes.
De ce point de vue, si ces activités d’intermédiation forment avec les métiers
de l’administration culturelle étudiés par Vincent Dubois « un lieu de prédilec-
tion du “nouvel esprit du capitalisme” 41 », elles se situent davantage que ces
derniers du côté du « management » que de la « critique artiste », en raison de
la trajectoire des agents et managers qui passe pour beaucoup par des cursus de
droit, de communication ou de commerce (alors que les étudiants en adminis-
tration culturelle ont d’abord fréquenté les formations littéraires ou directement
liées aux arts et à la culture) et de leur orientation vers les industries culturelles
et le secteur privé en général, par opposition au secteur subventionné vers lequel
s’orientent la majorité des étudiants en administration culturelle, qui permet la
distance au principe de rentabilité économique.
Nos analyses coïncident enfin avec le diagnostic établi par Simon Borja et
Séverine Sofio 42 à partir du cas d’artistes d’art contemporain : ils observent,
en effet, une transition entre le « régime vocationnel 43 », dominant depuis la
révolution symbolique du dernier tiers du xixe siècle et toujours présent dans
les représentations, et un nouveau régime de l’art, le « régime entrepreneu-
174
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues
rial », marqué par l’arrivée dans le domaine artistique de logiques propres à une
économie mondialisée et néolibérale. L’extension de ces logiques dépasse ainsi
ce qu’on appelle communément les industries culturelles pour toucher plus
largement l’ensemble des univers artistiques.
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176
Pierre-Emmanuel sorignet
1. On désigne ici les travaux dans la ligne de Pierre-Michel Menger avec les chercheurs du
Centre de sociologie des arts ainsi que les travaux du département études et prospectives
du ministère de la Culture.
2. On se réfère ici essentiellement aux travaux de Nathalie Heinich.
3. Ce ne sera plus le cas quand il saura que j’entamais une thèse sous la direction de
Gérard Mauger. Une équipe du DEP et une ancienne doctorante de P.-M. Menger produi-
ront, mais avec moins de succès, l’équivalent de ce qui avait été réalisé sur le métier de
comédien quelques années auparavant. L’ouvrage issu de ce travail, s’il repose essentiel-
lement sur le traitement statistique de la caisse des congés spectacle, contient une petite
177
Pierre-eMManuel sorignet
question de mÉthode
Comme le montre Alban Bensa, lorsque Pierre Bourdieu met en cause, à
partir de son expérience de terrain en Kabylie, l’analyse structuraliste dans
laquelle il s’inscrit à ses débuts pour échapper au subjectivisme sartrien, il ouvre
« la voie à une réflexion tant sur le rapport des agents à leurs pratiques que sur la
partie à ambition ethnographique mais à mon sens non maîtrisée : rannou J., Les danseurs,
un métier d’engagement, Paris, Centre de sociologie du travail et des arts/Centre national de
la danse/ministère de la Culture/La Documentation française, 2006.
4. Je n’aurais qu’une bourse ponctuelle du ministère de la Culture.
5. Il est plutôt spécialisé sur les jeunesses populaires. Il vient cependant alors tout juste
de cosigner un travail sur les trajectoires de lecteurs (Mauger G., poliaK C. et pudal B.,
Histoires de lecteurs, Bellecombes-en-Bauges, éditions du Croquant, coll. « Champ social »,
2010 [1999]). Il fera soutenir par la suite une série de thèses autour du champ artistique.
Il publiera deux ouvrages collectifs réunissant ses doctorants mais aussi d’autres chercheurs,
comme Morgan Jouvenet dont le directeur de thèse, Pierre-Michel Menger est éloigné de
ses positions théoriques.
6. Menger P.-M., Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain. Paris, Gallimard/éditions du
Seuil/éditions de l’EHESS, 2009, p. 359-360.
178
les usages de la sociologie de Bourdieu dans une sociologie des Professions artistiQues
pratique scientifique elle-même 7 ». Lorsque je m’inscris en thèse, j’étais déjà sur
« le terrain » depuis plus de deux ans. Mon investissement régulier à des cours
de danse, ma cohabitation avec une danseuse, et une première expérience en tant
que semi-professionnel, me donnent un accès privilégié aux pratiques de ceux
qui vont devenir mes enquêtés. Renonçant à une grande enquête statistique qui
m’aurait donné davantage d’assurance pour débattre dans un champ où la socio-
économie de P.-M. Menger régnait en maître, je prends progressivement au
sérieux l’apport de l’approche ethnographique. La diversité du matériel recueilli,
tant dans l’espace du travail que dans l’espace privé, la multiplicité des scènes
dans lesquelles se déroule l’enquête questionne tant l’approche mobilisée par les
interactionnistes que celle plus surplombante de la sociologie économique qui
décrit des acteurs anticipant des risques dans des situations d’incertitude plus
ou moins probabilisables. L’approche ethnographique telle qu’elle est travaillée
par Pierre Bourdieu dès ses premiers travaux ethnographiques en Kabylie et dans
son Béarn natal permet de répondre à la question des pratiques des enquêtés
mais aussi à celle de l’enquêteur praticien et enquêtant sur les pratiques dans
lesquelles il est partie prenante. Cette tension réflexive est d’autant plus néces-
saire lorsque l’enquêteur est, comme je l’étais, pris à la fois dans ses aspirations
concurrentes à devenir sociologue et danseur, impliqué dans des rapports affec-
tifs forts avec certains de ses enquêtés, soumis aux contraintes d’un contrat de
travail avec un employeur-chorégraphe.
Plus spécifiquement, l’enquêteur doit s’interroger sur ses propres dispositions
pour être en mesure de s’emparer de tout le matériel dont il dispose. Les aspects
les plus facilement objectivables que sont les données sur le travail, les rapports
employeur-employés, les pratiques professionnelles, les anticipations ration-
nelles des acteurs dissimulent en effet souvent les dimensions plus privées
comme le choix du conjoint, les rapports sociaux de sexe, les orientations
sexuées et sexuelles, le rapport à la parentalité 8. Si le choix du conjoint apparaît
comme une variable importante dans les analyses proposées par P.-M. Menger,
par exemple pour expliquer le maintien dans le métier des femmes lorsqu’elles
mobilisent en période de vache maigre leur conjoint comme le premier action-
naire de leur entreprise artistique 9, c’est toujours sous l’angle de la rationalité
des acteurs. Cette approche empêche de voir que le conjoint peut être, simulta-
nément, une ressource et un obstacle, lorsqu’il est, par ses propriétés sociales,
trop éloigné des mondes artistiques.
En d’autres termes, pour accorder dans le travail par observation participante
autant d’intérêt à ce que sont les acteurs qu’à ce qu’ils font, il faut disposer
7. bensa A., « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche
en sciences sociales, no 150, décembre 2003, p. 20.
8. sorignet P.-E., Danser, enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, 2012.
9. Menger P.-M., La profession de comédien, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication, Département des études et de la prospective (DEP), 1997.
179
Pierre-eMManuel sorignet
d’un appareillage conceptuel qui prenne en compte aussi bien les techniques de
présentation de soi lors d’une audition que l’expression d’un désarroi existentiel
lorsqu’un artiste est conduit à penser sa sortie du métier. Comme le dit une
formule de Gaston Bachelard (« le vecteur de la connaissance va du rationnel
vers le réel 10 »), c’est bien la théorie qui guide l’enquête de terrain. L’approche
quantitative très fouillée et rigoureuse de P.-M. Menger ne m’apparaissait pas
pouvoir mettre en relation ce qui relève des styles de vie et de la socialisation
professionnelle. Elle donne une vision d’ensemble des métiers étudiés et met
l’accent sur le caractère « ordinaire » du marché du travail artistique qui, comme
tous les autres marchés, serait le lieu d’une confrontation d’une offre et d’une
demande, le fonctionnement spécifique de l’assurance chômage permettant
aux employeurs de disposer d’un volant de main-d’œuvre, mobilisable pour tel
ou tel projet. Le modèle de l’intermittent du spectacle comme précurseur des
nouveaux modes de gestion d’une main-d’œuvre plus autonome et créative se
fait ainsi l’écho d’une certaine rhétorique managériale. Ainsi, le travail artis-
tique peut illustrer la mutation opérée dans de nombreux emplois et éclairer
ainsi les problèmes de la flexibilité, de l’informalité et de la précarité. De même
l’approche interactionniste dominante en sociologie des professions artistiques
qui se réclame d’Howard Becker ne s’intéresse pas aux propriétés sociales des
acteurs, se concentrant sur l’analyse systématique de ce qui est en train de se
faire pour en dégager les logiques propres aux acteurs.
Le concept d’habitus a finalement été, comme dans l’enquête de
Loïc Wacquant 11 sur la boxe, le ressort de mon travail qui a fini par trouver
son objet dans la question de la fabrique sociale du danseur. Le concept d’habi-
tus renvoie à l’incorporation sociale de l’action, à l’histoire socialisatrice, à
l’empreinte durable et à l’orientation stratégique qui résultent de la place et du
statut de l’agent dans l’espace social. Comme le souligne Alban Bensa, il réintro-
duit la dimension stratégique des actes dans l’analyse structurale :
« Si, laissant l’algèbre et la géométrie aux mathématiques, notre attention
se porte sur les stratégies contextualisées, les pratiques ne s’évaluent plus
alors à l’aune d’un ordre caché mais à la lumière de toutes les justifications
qu’en donnent les acteurs pris dans les contraintes historiques (économiques,
politiques, idéologiques) qui régulent temporairement le jeu social, sans
qu’aucune structure invariante ne vienne le verrouiller 12. »
180
les usages de la sociologie de Bourdieu dans une sociologie des Professions artistiQues
181
Pierre-eMManuel sorignet
14. Analogie reprise par P.-M. Menger dans son travail sur les comédiens et plus largement
dans la synthèse de ses travaux. Menger P.-M., Le travail créateur. S’accomplir dans l’incer-
tain, Paris, Gallimard/éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 2009.
15. Mauger G., « Le capital spécifique », in L’accès à la vie d’artiste, Bellecombe-en-Bauges,
éditions du Croquant, 2006, p. 237.
16. « La vocation est pour les premières le produit d’un projet collectif associant la famille
et une institution à laquelle l’enfant “élu” est confié et dans le cadre de laquelle s’effectue
très tôt le travail d’inculcation systématique, qui passe souvent par une ascèse corporelle
(c’est le cas pour la danse et la musique). L’orientation vers la création artistique apparaît
en revanche comme un projet plus personnel et plus tardif, même si la “vocation” peut
être précoce. » sapiro G., « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 168, 2007/3, p. 4-11.
182
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues
17. françois P. et Menger P.-M., « À quelles conditions peut-on créer ? », Critique, no 10,
2010, p. 860.
18. Jeanpierre L., « De l’origine de l’inégalité dans les arts », Revue française de sociologie,
no 531, 2012, p. 95-115.
19. Bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 103.
20. Bourdieu P., Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Éditions du Seuil,
2012 et saYad A., La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1999.
183
pierre-eMManueL sorignet
en course à pied n’est en aucun cas réductible à la seule mise en jeu de qualités
physiques sur l’arène sportive. Il « relève d’un ensemble de conditions, de déter-
minations et de luttes de tout ordre dont l’issue positive suppose l’acquisition
d’un ensemble solidaire de dispositions grâce auxquelles l’athlète devient capable
d’une adéquate gestion – c’est-à-dire adaptée à l’espace dans lequel il évolue – de
toutes les ressources dont il dispose pour mener à bien sa carrière 21 ».
Le détour par le travail sportif est particulièrement intéressant dans la mesure
où la performance s’y mesure régulièrement (à l’entraînement ou lors des compé-
titions), alors qu’elle apparaît plus mouvante dans le cadre de la prestation d’un
comédien, d’un danseur ou de la qualité de telle ou telle production artistique
dans son ensemble. Ce qui semble finalement mesurable c’est la réputation
travaillée par les diverses instances de consécration (institution de formation,
médias, etc.). Elle permet de rendre public et légitime ce talent décelé en amont.
L’examen attentif des conditions de production d’un danseur ou d’un athlète
dit « talentueux », permet de relativiser une catégorie de classement. Il faudrait
comprendre les intérêts de ceux qui souhaitent la remettre au-devant de la scène,
l’usage constant des théories économiques pour expliciter les caractéristiques
de ce « talent » soumis aux évaluations les plus variées apparaissant comme un
retour à l’approche philosophique kantienne, là où la perspective sociologique
vise à rendre raison au mythe du génie ou de l’élection divine.
Dans l’approche proposée par Charles Suaud, la notion de talent renvoie
au registre langagier de la potentialité. Ce sont les institutions de détection (du
talent), de formation et de consécration qui rendent réelle cette puissance poten-
tielle. Le talent renvoie donc à un dosage entre le marquage par le travail, le
marquage par le milieu familial et le groupe des pairs et par l’institution. Elle est
donc susceptible d’être mouvante, changeante en fonction des critères retenus par
l’institution 22. Ce « talent » retravaillé par la rhétorique et l’armature conceptuelle
21. schotté M., « Réussite sportive et idéologie du don. Les déterminants sociaux de la
“domination” des coureurs marocains dans l’athlétisme français (1980-2000) », Staps,
no 57 , 2002/1, p. 21-37. Ainsi que son ouvrage, schotté M., La construction du « talent »…,
op. cit.
22. Ainsi le danseur étoile Wilfried Romoli, consacré à la fin de sa carrière juste avant la
retraite, était considéré pendant la majorité de sa carrière comme un danseur travailleur,
fiable, bon camarade capable de prendre les rôles du répertoire et de les exécuter mais
ayant un physique peu conforme à celui de jeune premier (costaud, puissant plus proche
du rugbyman que de l’image du danseur léger et svelte que requiert l’imagerie académique
du prince). Tout au long de sa carrière de premier danseur, il se spécialisa dans les rôles
moins prestigieux que lui donnaient les chorégraphes invités contemporains ou modernes.
La consécration de ces chorégraphes au cours des années 1980-1990 et l’affirmation au
sein même de l’opéra de légitimité stylistique concurrente à la doxa classique redéfinis-
sent les attributs de la consécration. Wilfried Romoli, par sa réussite dans le champ de la
danse moderne et contemporaine au sein de l’institution Opéra de Paris, put être consacré
danseur étoile car il avait enfin du « talent », c’est-à-dire que sa spécialisation dans les rôles
contemporains qui lui donnait un profil hétérodoxe fut reconnue par l’institution comme
légitime, celle-ci ayant académisé l’avant-garde contemporaine.
184
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues
23. Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 87.
24. Bourdieu P. et Maître J., « Avant-propos dialogué », in Maître J., L’autobiographie d’un
paranoïaque, Paris, Economica, 1994. p. v-vi.
25. Sur ces questions voir le texte programmatique de BoltansKi L., « Pouvoir et impuissance :
projet intellectuel et sexualité dans le Journal d’Amiel », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. I, no 5-6, novembre 1975, p. 80-108.
185
pierre-eMManueL sorignet
on peut, dans ce cadre, envisager une sociologie des rapports sociaux de sexe
articulée à une sociologie du travail artistique. Le cas des danseurs contemporains
conduit à étudier les relations entre, d’une part, une profession identifiée comme
requérant des dispositions féminines et fortement connotée par l’homosexua-
lité et, d’autre part, l’élaboration d’une identité sexuée et sexuelle d’une popula-
tion masculine aux origines variées. Si l’homosexualité apparaît souvent dans
les discours des personnes concernées comme une évidence depuis l’enfance,
le choix du métier détermine, en partie, les conditions sociales de possibilité de
vivre pleinement son identité sexuelle. Plus largement, les propriétés féminines
de ce métier inscrivent l’insertion professionnelle des danseurs dans une réflexion
sur la frontière entre dispositions masculines et féminines qui conduit à un travail
de recomposition de l’identité masculine. Ainsi, faire le lien entre construction de
l’identité sexuée et sexuelle et socialisation professionnelle participe de l’entre-
prise de dénaturalisation des pratiques sexuelles et des comportements sexués,
tel qu’ils sont souvent perçus dans les métiers artistiques.
violence symBolique
La déconstruction de la notion de talent et la mobilisation des concepts de
vocation, de stratégie, de dispositions et d’habitus, replacent au centre de l’ana-
lyse la question des inégalités de positions et rapports de pouvoir. On peut s’arrê-
ter à cet égard sur l’usage du concept de « violence symbolique 26 », et montrer
son apport dans l’étude des rapports entre employeur-créateurs et employé-
interprète. Il permet de réintroduire la question des processus d’incorporation
dans les dispositifs de conversion des dispositions proposés par les institutions
de formation mais aussi, dans la continuité, par les chorégraphes revendiquant
une légitimité de type charismatique.
En effet, la position du chorégraphe est à la fois fondée sur sa légitimité charis-
matique et sur son statut d’employeur fixé dans le contrat de travail. La figure
dominante du chorégraphe dans la danse contemporaine s’est construite dans les
années 1980 autour de sa capacité à fédérer autour de lui – par son charisme, sa
connaissance d’une technique du corps et son univers esthétique – des danseurs
engagés dans un projet artistique d’avant-garde. L’adhésion des danseurs à la
personne du chorégraphe, parfois identifié à un « maître », était donc détermi-
nante pour la réalisation du projet chorégraphique. L’institutionnalisation de la
danse contemporaine a modifié en partie les fondements du rapport entre choré-
graphes et danseurs qui s’inscrivent dorénavant dans un marché et un cadre
juridique relativement précis. Mieux formés, les danseurs sont aussi plus enclins
à adopter des comportements « mercenaires » par rapport à des chorégraphes
dont ils n’hésitent pas à évaluer la compétence « créative ». En retour, les choré-
26. Mauger G., « Sur la violence symbolique », in Müller H.-P. et Sintomer Y., Pierre Bourdieu,
théorie et pratique, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006, p. 84-100.
186
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues
graphes jouent à la fois sur leur légitimité charismatique mais, surtout lorsque
celle-ci fait défaut, sur leur statut d’employeur, profitant d’un marché du travail
tendu. La représentation d’un chorégraphe soumettant à sa domination charis-
matique des disciples-danseurs qui sont en même temps ses employés, n’est
certes pas suffisante ; les rapports de pouvoir sont davantage éclatés. Pour autant,
il faut voir que le chorégraphe doit jouer avec le symbolique pour prétendre
bénéficier d’une légitimité institutionnelle qui se valide en grande partie sur
la figure du créateur. La dimension symbolique de la fonction de chorégraphe
est essentielle, ne serait-ce que dans l’imaginaire des représentants institution-
nels dont l’une des missions est de déceler « l’artiste innovant 27 ». L’idéaltype
du chorégraphe démiurge, qu’incarnent les fondateurs de la danse contempo-
raine (Pina Bausch en est certainement l’une des incarnations majeures), reste
prégnante dans l’imaginaire collectif et demeure efficace dans les moments de
réaffirmation de son pouvoir sur le groupe des danseurs.
La reconnaissance institutionnelle est indispensable pour que la légitimité
charismatique accordée par une « communauté émotionnelle 28 » se traduise
par une production artistique qui s’inscrive dans la durée et vienne alimenter en
retour la croyance collective dans le caractère exceptionnel de l’artiste-créateur.
Le charisme du chorégraphe, pour pouvoir fonctionner, doit trouver sa légitimité
au-delà des institutions, dans un parcours suffisamment singulier pour se faire
une place originale dans le champ chorégraphique. Le chorégraphe charisma-
tique est celui qui propose au corps du danseur un nouvel habitus corporel, en
développant une série de dispositions qu’il a perçue lors de la phase de sélection
à l’embauche 29. Détenteur d’un savoir technique qui n’est pas toujours centré sur
le mouvement, mais qui est pluridisciplinaire (arts plastiques, musique, lumière,
costume et plus rarement intellectuel, etc.) et producteur d’un discours spécifique
sur son art et la position qu’il entend occuper dans le champ de la danse contem-
poraine, le chorégraphe charismatique occupe dans la compagnie une position
parfois proche de celle d’un maître, parfois d’un guide spirituel. Le charisme du
créateur s’appuie autant sur le discours 30 que sur le geste et participe à la défini-
tion d’une identification spécifique dans le champ chorégraphique.
27. duBois V., La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin,
coll. « Socio-histoires », 1999.
28. WeBer M., Économie et société, Paris, Pocket, 1995.
29. Sorignet P.-E., « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas
de l’audition en danse contemporaine », Genèses, no 57, 2004/4, p. 64-88.
30. Il faut souligner dans la danse contemporaine française les emprunts réguliers à une culture
philosophique et à la prétention des chorégraphes de s’affirmer tout à la fois créateur et
penseur. Ainsi cette chorégraphe, aujourd’hui responsable d’un CCN qui a repris des
études de philosophie jusqu’au DEA et qui n’hésite pas à signer des papiers en cumulant
les titres « chorégraphe, danseuse, philosophe ». Cette importance des références perçues
comme légitimes permet d’asseoir une image charismatique dans le champ chorégraphique
qui dans la hiérarchie des arts vivants n’est pas, au début des années 1980, au niveau du
théâtre contemporain ou de la musique contemporaine. Prendre comme thématique des
187
pierre-eMManueL sorignet
188
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues
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pierre-eMManueL sorignet
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37. Mauger G., « Enquêter en milieu populaire », Genèses, no 6 (« Femmes, genre, histoire »),
1991, p. 125-143.
38. On peut citer Loïc Wacquant parlant de son enquête sur un club de boxe à Chicago dans
le cadre d’une sociologie du ghetto. « Corps et âme apporte la démonstration en actes
des possibilités et des vertus distinctives d’une sociologie charnelle, qui tient pleinement
compte du fait que l’agent social est un animal souffrant, un être de chair et de sang, de
nerfs et de viscères, habité par des passions et doté de savoirs et d’habiletés incorporés – par
opposition à l’animal symbolicum de la tradition néokantienne, reprise par Clifford Geertz
et les tenants de l’anthropologie interprétative, d’un côté, et par Herbert Blumer et l’interac-
tionnisme symbolique, de l’autre – et que cela est vrai aussi du sociologue. Ce qui implique
de remettre le corps du sociologue en jeu et de traiter son organisme intelligent, non pas
comme un obstacle au savoir, ainsi que le voudrait l’intellectualisme vrillé à la conception
indigène de la pratique intellectuelle, mais comme vecteur de connaissance du monde
social. » WacQuant L., art. cit., p. 117.
190
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191
Marc perrenoud
1. bourdieu P., « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symbo-
liques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 13, 1977, p. 3-43.
2. Même si Bourdieu n’utilise pas précisément cette expression, elle sera employée ici comme
le pendant de l’« économie économique », notion qu’il mobilise régulièrement pour désigner
« l’économie au sens où nous l’entendons » (bourdieu, 1994) dans le sens commun, à savoir
un régime de transactions « rationnelles » et explicites.
3. bourdieu P., « Le marché des biens symboliques », L’année sociologique, 3-22, 1971,
p. 49-126.
4. bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, 2000.
193
Marc perrenoud
biens singuliers) nous est offerte par un dossier thématique intitulé « Sociologie
et économie des biens symboliques » dans une livraison récente de la Revue
française de socio-économie 5. Pour ma part, j’ai travaillé depuis des années à
une socio-anthropologie des groupes professionnels reposant sur l’approche
ethnographique pour saisir l’économie des biens symboliques en acte dans les
pratiques de travail ordinaires, abordant les métiers les plus divers par leurs
enjeux symboliques dans ce que j’ai pu appeler les « économies symboliques
du travail 6 ».
Je montrerai ici la fécondité d’une telle approche en m’appuyant sur deux
enquêtes que j’ai menées auprès de musiciens et d’artisans. Il s’agit de considérer
les nombreux éléments (pratiques et discours) contribuant à une mise à distance
de l’« économie économique » et du même coup à une euphémisation, voire une
dénégation des rapports socio-économiques objectifs qui se jouent dans diffé-
rentes situations de travail ordinaires sans pour autant disqualifier le point de
vue des acteurs, en prenant donc au sérieux leur « vérité subjective ». On verra
ensuite avec deux autres cas qu’une telle approche gagne à être étendue au-delà
du travail indépendant. En exposant mes recherches de terrain auprès d’agents
de sécurité et d’ingénieurs en informatique, je mobiliserai une sociologie du
travail de tradition interactionniste, en particulier quant au concept général
de social drama of work 7 dans la relation de service, pour restituer autant que
possible la « double vérité du travail » dont parle Bourdieu dans ses derniers
textes 8.
194
ÉconoMie des Biens syMBoLiQues et draMaturgie sociaLe du travaiL
l’occasion d’un terrain très récent, en Suisse, que j’ai pu mesurer les écarts les
plus spectaculaires entre deux façons d’inscrire la même production musicale
dans deux dispositifs relevant de régimes économiques et symboliques littéra-
lement opposés. Ainsi, au printemps 2012, j’ai eu l’occasion de jouer comme
contrebassiste dans un trio de « jazz contemporain » avec un tromboniste et
un batteur dans la région lausannoise à quelques jours d’intervalle dans un
bar musical semi-rural et dans une galerie d’art en centre-ville. Dans le bar,
le jeu social est resté le même que dans la plupart des situations d’entertain-
ment 10 : sociabilité plutôt masculine et populaire à base de « canons de blanc »
et de plaisanteries, et économie de type utilitaire, relevant largement du régime
de l’économie économique où, pour schématiser, plus on joue longtemps et
« intensément », plus la soirée dure, plus les clients boivent et plus on est payé.
Ce soir-là nous jouions « au chapeau », avec une garantie de 50 chf (40 euros)
par personne minimum. L’assistance étant clairsemée et ni aussi enthousiaste
ni aussi fortunée que nous ne l’aurions espéré, le « chapeau » était peu garni,
nous sommes repartis avec 70 chf chacun (55 euros). En revanche dans la galerie
d’art, le jeu social est totalement renversé : même si le contenu musical était
similaire, nous avons joué au milieu de la salle d’exposition, entourés d’une
assistance visiblement fort bien dotée en capital tant économique que culturel
(dandys à foulard, montres et voitures de luxe, carrés Hermès, journalistes cultu-
rels, jeunes gens branchés et « arty », quinquagénaires adeptes de la chirurgie
esthétique, etc.) et surtout, le dispositif était cette fois totalement « artifié »,
pleinement inscrit dans une économie symbolique fonctionnant à l’inverse du
modèle précédent, pas question ici de quantifier le travail, ou alors de manière
inversée, dans une économie de la rareté. Le patron de la galerie nous a demandé
de ne jouer que vingt minutes et nous a payés d’avance 350 chf (300 euros) par
personne, sans que nous ayons abordé auparavant la question de la rétribution
financière. Par une forme de sens pratique parfaitement opérationnel, la plupart
des musiciens savent cultiver ce désintéressement qui conduit à ne pas aborder
la question du montant du cachet quand on joue dans ce type de circonstances.
On voit bien l’écart entre deux modes d’inscription sociale de la prestation de
service musical : dans la galerie d’art, on joue le jeu artiste, on « donne » un
moment exceptionnel et fulgurant. On ne joue pas « au kilomètre », à la façon
195
Marc Perrenoud
11. perrenoud M., « “Ne faire que ça”… », art. cit. ; perrenoud M., « Jouer “le jazz”… »,
art. cit. ; perrenoud M., Les musicos…, op. cit.
12. beCKer H. S., Outsiders, Paris, Métailié, 1985 [1963].
13. Ces expressions ont fusé dans l’entre-soi des musiciens lors du vernissage lausannois.
14. lehMann B., L’orchestre dans tous ses éclats, Paris, La Découverte, 2002.
196
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail
197
Marc Perrenoud
de « celui qui répond aux attentes collectives, qui, sans même avoir à calculer, est
immédiatement ajusté aux exigences inscrites dans une situation 18 ». Et de fait ils
ont « tous les profits du marché des biens symboliques […], le profit de la vertu
mais aussi le profit de l’aisance, de l’élégance 19 », et ce sont bien ces éléments qui
permettent à l’un de se voir proposer les chantiers les plus prestigieux (mise en
valeur des ruines du château cathare local, rénovation des résidences secondaires
des super-gentrifieurs – producteurs de cinéma, éditeurs, etc.) ou aux autres de
fournir en pain et huile d’olive le restaurant multi-étoilé au guide Michelin situé
à 15 km de là et dont le chef prestigieux a été « séduit » par les produits, ces
produits qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans les dispositions de leurs produc-
teurs à les « qualifier » et celles de leur public à les « apprécier ».
Le régime de l’économie symbolique est donc toujours présent, jouant un
ballet ambigu avec celui de l’économie économique et lui imposant son poids
déterminant. Mais même au-delà de ces espaces du travail indépendant « singu-
larisé 20 » et « créateur 21 » on va voir que les « pratiques économiques ordinaires
où la nécessité de masquer la vérité nue de la transaction s’impose plus ou moins
fortement » sont légion, comme les situations de travail où les acteurs « ne
peuvent faire ce qu’ils font qu’en faisant comme s’ils ne le faisaient pas » sans
pour autant que l’on puisse réduire leur conduite à une conduite intéressée et
cynique.
198
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail
199
Marc Perrenoud
200
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail
32. perouMal F., art. cit. ; perrenoud M., « Les formes de la violence… », art. cit.
33. Société de services en ingénierie informatique.
34. perrenoud M., « Les “petits cadres”. Illusio et désenchantement du rapport au travail dans
une SSII en France », Revue économique et sociale, vol. 71, no 2, 2013, p. 23-41.
35. Cette portée symbolique du « statut cadre » est particulièrement importante dans
le contexte français (boltansKi L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris,
Les éditions de Minuit, 1982 ; bouFFartigue P. et gadéa C., Sociologie des cadres, Paris,
La Découverte, 2000).
201
Marc Perrenoud
des dispositions sociales à même de la faire évoluer vers les postes de manager
qui constituent le Graal de l’espace professionnel :
« La capacité à absorber le stress c’est ce qui fait les bons dans la hiérarchie…
mais là c’est chaud, attention, ces mecs-là ils sont super bons… donc moi,
ben j’aimerais être comme eux pour monter… Il faut être vachement diplo-
matique, jamais s’énerver, dire les choses toujours avec le sourire… mais c’est
dur parce que nous au départ on est des techniciens, on est là pour mettre
les mains dans le cambouis bien profond… on n’a pas été formé pour ça. »
(Stéphane, 33 ans, ingénieur développeur.)
Dans les mondes du travail, titres et statuts sont donc évidemment aussi des
biens symboliques dotés d’une réelle efficacité permettant de « masquer la vérité
nue de la transaction », ici de la transaction entre employeur et salarié.
Là encore, l’arsenal théorique élaboré par Pierre Bourdieu vient enrichir et
renforcer l’approche interactionniste du travail et des groupes professionnels.
Dans le cas de ces espaces professionnels du salariat, comme dans les
deux premiers cas relevant du travail indépendant à dimension plus ou moins
créatrice, on peut encore une fois considérer que la « croyance partagée dans
le jeu social » n’est pas entièrement justiciable d’une dénonciation de l’illusio
mais on sait aussi que l’on peut avec Bourdieu « rendre raison » de ces façons
de dire et de faire sans pour autant les considérer comme le fruit d’un calcul
rationnel et cynique. De fait, c’est bien la croyance réciproque (reposant sur
leurs dispositions à croire et faire croire) des parties engagées dans le jeu qui
fait tenir chaque situation. Cela vaut aussi bien pour le musicien qui « raconte
quelque chose » et se distingue de l’instrumentiste virtuose mais « qui n’a rien
à dire », que pour l’artisan créateur qui donne du sens à son travail, que pour
l’agent de sécurité et d’accueil dont les « qualités relationnelles » apparaissent
comme naturelles (y compris à lui-même) ou enfin pour le jeune ingénieur qui
montre des dispositions au management.
Cette double vérité tend donc à mettre en jeu dans les relations de travail, et en
particulier la relation de service, une part d’« économie symbolique » où justement
la notion même de service en ce qu’elle implique des interactions en face à face
prises dans un cadre d’attentes dépassant la seule vérité objective, peut réguliè-
rement renvoyer à la logique de l’économie inversée propre aux biens symbo-
liques (« les activités de services s’accompagnent de sentiments de gratuité et de
désintéressement 36 »). Cette économie symbolique des biens et services ordinaires
constitue alors un cadre général fécond pour l’appréhension de la dramaturgie
sociale du travail où les notions de répertoires, de rôle ou de script prennent une
profondeur supplémentaire et elle permet de donner un arrière-plan robuste à la
métaphore théâtrale dans l’ethnographie des situations de travail.
202
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail
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203
Marc Perrenoud
204
Quatrième partie
Habitus PRoFessionnel
et division sociale :
le tRavail
entRe RePRoduction
et socialisation
Maxime Quijoux
intRoduction
207
MaxiMe Quijoux
208
introduction
mité dans un univers professionnel désajusté. À cet égard, les deux dernières
contributions de la partie constituent des invitations stimulantes puisqu’elles
proposent des cas paradigmatiques de distorsion sociale entre disposition et
position : l’examen des concierges de luxe proposé par Menoux donne à voir
la genèse et les effets, parfois radicaux et inattendus, du côtoiement singulier
d’agents d’origines populaires aux pratiques culturelles des plus riches. Quant à
l’article de Caveng, il s’interroge sur les possibilités et les formes d’un habitus de
« vacataire ». À partir d’une enquête sur les employés d’entreprises de sondage,
il tente de circonscrire des caractéristiques spécifiques de ce mode morcelé
de socialisation, rappelant l’enquête remarquable de Chauvin sur les agences
de précarité aux états-Unis 3. Ici peut-être plus qu’ailleurs, la trajectoire et la
position occupée dans l’espace qu’est le marché du travail, déterminent substan-
tiellement l’habitus professionnel. Face à un avenir en perpétuel sursis, plus que
jamais le poids des expériences passées s’avère crucial. De sorte que, dans un
marché qui se fragmente invariablement, la notion d’habitus est susceptible de
devenir un outil de plus en plus utile.
209
Cécile rabot
1. bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
2. Emmanuel Wallon parle de « censure par la moyenne ». Voir Wallon e., « La censure par la
moyenne », in ory P. (dir.), La censure en France à l’ère démocratique, Bruxelles, Complexe,
1997, p. 323-332.
211
cécile raBot
3. Les bibliothécaires des sections jeunesse ont un autre rapport avec les usagers et une autre
posture, davantage tournée vers la relation et l’animation.
4. Voir Muel-dreyFus F., Le métier d’éducateur : les instituteurs de 1900 ; les éducateurs spécialisés
de 1968, Paris, Les éditions de Minuit, 1983.
5. bourdieu p., La distinction, op. cit., p. 372-373.
212
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée
Cette hexis construit une relative invisibilité des bibliothécaires, qui ne sont
souvent identifiables comme tels que par leur position (assis derrière la banque
de prêt ou de renseignements) ou leur tâche (dans les rayonnages en train de
ranger des livres).
L’observation et les entretiens font apparaître un malaise dans la relation de
conseil, du moins de la part de bibliothécaires qui ne se sentent pas légitimes à
conseiller (soit qu’ils considèrent que ce n’est pas leur rôle, soit qu’ils estiment
ne pas connaître assez bien le domaine). Cette réticence est liée à la crainte de se
trouver confronté à un domaine mal connu, d’être mis en défaut ou de donner
un conseil insatisfaisant. Une bibliothécaire, responsable de section adulte,
avoue avoir personnellement la littérature en horreur et craindre par-dessus
tout qu’un usager lui pose une question sur ce domaine. Cette crainte l’amène à
vivre chaque rencontre comme une situation d’examen, au point qu’elle avoue
fuir l’usager et préférer s’occuper des livres et des présentoirs.
« Au niveau littérature, je pense que de toute façon déjà quand ils me deman-
dent [quelque chose], je ne réponds pas bien. Je ne suis pas obligée d’être
agressive, mais en général s’ils me demandent des policiers, je peux leur
dire : “Écoutez, moi, je n’en lis jamais.” Je leur dis, hein : “Moi je n’en lis
jamais.” […] Déjà je les décourage comme ça, je pense, sans faire forcément
exprès, mais quand même je les décourage. Et puis, s’ils me demandent des
romans et que, à chaque fois que je leur sors [quelque chose], ça ne leur
correspond pas, à mon avis, ils comprennent vite, hein, que ce n’est pas la
peine, quoi. » (Extrait d’entretien, 12 avril 2005.)
213
cécile raBot
214
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée
Une des traductions concrètes de cette posture est l’absence, sur les tables
et présentoirs de la grande majorité des bibliothèques, de notices écrites qui
mettraient en avant un ou deux points forts des livres présentés, comme on
en trouve dans un certain nombre de librairies. C’est la même logique qui
conduit des comités d’analyse de la production éditoriale à se montrer hésitants
à l’idée de rendre publiques les critiques qu’ils établissent sur les livres analy-
sés. Cette hésitation s’explique par le sentiment que leur critique n’est pas au
niveau, notamment parce que l’organisation du travail pousse à analyser les
livres rapidement, à écrire vite, à ne pas pouvoir aller au fond des choses. Il n’en
reste pas moins qu’elle est significative d’une plus large posture de réserve.
Rester à sa place
Dans leur travail critique, les bibliothécaires refusent d’adopter une position
de surplomb, qui serait celle d’un prescripteur ou d’un expert, et préfèrent se
mettre en scène comme des lecteurs parmi d’autres. L’intitulé « Coups de cœur »
qui accompagne certains présentoirs et fascicules postule ainsi un bibliothécaire
lisant avec sa subjectivité et présentant sa sélection personnelle sur le mode
« nous avons aimé, vous aimerez peut-être aussi », dans une fiction d’horizon-
talité 6. C’est entre autres cette posture de lecteurs parmi d’autres qui conduit à
écarter l’écriture de notices critiques.
« Mettre des petits mots sur les bouquins, c’est devenu très à la mode chez
les libraires mais les bibliothécaires ne le font pas. Toujours dans cette idée
que ce n’est pas à nous d’influencer les gens. On vous en met un maximum.
Pouh ! [Elle fait le geste de s’enfuir.] Vous vous débrouillez là-dessus !
Les bibliothécaires n’aiment pas se mettre en avant, n’aiment pas émettre un
avis personnel, sans doute justement parce qu’il faut qu’on sorte de nos goûts
personnels. » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)
6. Voir rabot C., « Les “Coups de cœur” d’une bibliothèque de lecture publique : valeurs et
enjeux professionnels d’une sélection littéraire », Culture et Musées, no 17, 2011, p. 63-84.
215
cécile raBot
pour évoquer le lecteur dans les critiques est significative de l’indistinction ainsi
construite entre bibliothécaires et usagers.
Rester à sa place, c’est aussi ne pas se prendre pour un auteur mais respecter
la division du travail entre auctores et lectores 7. Même les bibliothécaires qui
ont des aspirations à l’écriture n’osent guère prétendre au statut d’auteur. Telle
bibliothécaire qui aimerait écrire s’en empêche en estimant qu’elle n’a rien d’inté-
ressant à dire et que prétendre à une vocation « serait prétentieux » de sa part :
« Moi, je ne dis pas que je n’écrirais pas, j’ai déjà écrit des petits textes,
mais je ne sais pas… parce que je vois l’éphémère, enfin tout ce qui est
éphémère dans la littérature. D’un certain côté, ça m’intéresserait de faire
ça, d’écrire quelque chose, mais d’un autre côté je ne vois pas vraiment à
quoi ça me servirait, à part à me soulager de quelque chose ou à laisser un
témoignage précis sur un moment de ma vie. Puis, je vais vous dire quelque
chose, quand j’étais en classe en troisième, j’avais un professeur de français
qui était extraordinaire – j’étais au lycée Montaigne à côté – et il nous a
dit une chose – pourtant ça fait longtemps, hein, c’était avant 68 – qui m’a
complètement marquée pour toute ma vie. Il a dit : “C’est très facile d’écrire
sa vie, le plus difficile c’est d’intéresser les autres.” Eh bien là, quand je lis le
premier roman, je me dis ce n’est pas si facile d’écrire sa vie, ça n’intéresse
pas toujours les autres. Je pense que je n’ai pas en moi quelque chose qui fait
que ce soit aussi important à partager avec d’autres. Mais j’aimerais l’écriture,
la façon de rédiger, de travailler les mots, de faire des sortes de phrases qui
sont joliment posées, qui sont présentées, qui sont agréables à entendre.
Mais ça ne serait que du toc ! [Elle rit.] […] Ça serait prétentieux de ma part
actuellement de dire : “Je dois écrire.” » (Extrait d’entretien, 8 avril 2008.)
Tel autre bibliothécaire a publié six livres chez de petits éditeurs, mais se
refuse à se dire « écrivain 8 » : « Je n’ose même pas dire que je suis un auteur, je
suis quelqu’un qui a eu la chance de publier à compte d’éditeur, ce qui est déjà
bien. » (Extrait d’entretien, 29 avril 2008.)
Rester à sa place, c’est enfin ne pas s’aventurer dans des domaines spécia-
lisés qu’on ne connaît pas bien et qu’il vaut mieux laisser aux experts et aux
universitaires. D’où des choix d’acquisitions qui écartent au nom de son élitisme
tout un pan de la production éditoriale, par exemple des manuels de premier
cycle universitaire pourtant susceptibles de donner accès au savoir au plus
grand nombre. Dans le cas de la littérature, c’est une grande partie des écritures
d’avant-garde qui est perçue avec une certaine méfiance, mais aussi les textes
issus des territoires périphériques de la République mondiale des lettres et possi-
216
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée
blement trop déroutants ou, peut-être, incarnant une forme de distinction qui
peut paraître pédante. Le secrétaire du comité d’analyse des romans dans les
bibliothèques de la ville de Paris, qui incarne le pôle le plus littéraire de la
lecture publique parisienne, dénonce ce jugement d’élitisme qui l’emporte dans
les réunions d’élaboration de propositions d’acquisitions :
« Et même pour certains éditeurs pourtant très connus mais qui sont vus
comme entre guillemets très littéraires comme Maurice Nadeau par exemple,
on voit parfois des réticences. Parfois même ils [les représentants d’établisse-
ments réunis] refusent de voter. Ils disent : “Ah oui, Maurice Nadeau, c’est
bien, mais bon c’est… c’est… trop littéraire.” Voilà.
— Trop élitiste ?
— Trop élitiste. Voilà. Pour le petit cénacle littéraire qui se fait plaisir et qui
s’entrelit, qui s’entrédite. [Il rit.] Il y a des a priori comme ça. »
(Extrait d’entretien, 15 avril 2008.)
217
cécile raBot
sentimentales anglo-saxonnes (ce qu’elle ne dit qu’au terme d’une heure d’entre-
tien après avoir précédemment éludé la question) ne les sélectionne pas comme
« Coups de cœur » :
« Justement je vais me censurer. Moi j’aime bien parce que c’est agréable à
lire comme ça, mais je veux dire, je ne vais pas les mettre, parce que c’est
pareil, je trouve que… j’ai un peu honte, peut-être quelque part. » (Extrait
d’entretien, 12 avril 2005.)
218
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée
219
céciLe raBot
L’effet du genre n’est pas facile à mesurer, mais on peut faire l’hypothèse
selon laquelle, conjugué à l’origine sociale, il redouble une tendance à se satis-
faire d’une position modeste et à limiter ses ambitions personnelles. On peut
comprendre ainsi par exemple que des étudiantes de master Métiers du livre
envisagent le concours de bibliothécaire plutôt que celui de conservateur.
Cette limitation des ambitions peut prendre la forme d’un renoncement associé
à la maternité dans une perspective de sécurisation du parcours professionnel,
comme c’est le cas dans le parcours décrit par une bibliothécaire rencontrée :
« J’ai fait des études littéraires, je suis allée au lycée Fénelon, je suis allée en
khâgne, je voulais enseigner la littérature française. Le hasard de la vie a fait
que bon, ça ne s’est pas fait.
— Donc vous avez passé le concours ?
— J’ai raté le concours, voilà. Et après, bon après, j’ai passé un concours dans
les bibliothèques, j’ai réussi et puis après donc je me suis mariée, j’ai eu des
enfants. » (Extrait d’entretien, 8 avril 2008.)
révèle que les participantes, venant de Cuba, du Japon, de Chine, d’Inde, des États-Unis et
du Royaume-Uni, associent métier de bibliothécaire et fonctions maternelles (siitonen l.,
2003).
16. La maquette des enseignements proposés aujourd’hui à l’ENSSIB pour former les conser-
vateurs inclut au second semestre un parcours « services aux publics » : il ne s’agit pas
d’un tronc commun de la formation, mais d’un parcours parmi trois, en concurrence
avec les parcours « numérique » et « patrimoine », [http://www.enssib.fr/formation/
formation-des-conservateurs].
220
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée
pour autant été mise en place partout : chaque bibliothécaire est encore censé
pouvoir renseigner un usager sur n’importe quelle partie des collections quand il
assure le « service public », ce qui implique idéalement de connaître l’ensemble
des fonds et de prendre connaissance de l’ensemble des nouvelles acquisitions,
voire des nouvelles publications – tâche par son ampleur à peu près impossible
à tenir, dont la conséquence est un sentiment de mal connaître, et donc de ne
pas être apte/légitime à conseiller.
L’impossibilité de connaître les fonds et les nouvelles productions édito-
riales est d’autant plus grande que l’organisation du travail des bibliothécaires
ne prévoit, sauf exception, aucun temps pour cette appréhension de l’offre.
Le service est en effet divisé entre des tâches techniques, de saisie, de catalo-
gage, de rangement, de gestion, qui constituent le « service interne » et des
tâches de « service public » qui confrontent aux usagers. À de rares exceptions
près, la lecture ou l’analyse des documents ne fait pas partie du travail pris en
compte. Tout au plus une appréhension partielle est-elle possible à l’occasion
des tâches techniques, qui permettent de voir passer les livres, de les avoir en
main, de les visualiser, de les situer. Mais une analyse plus approfondie n’est pas
prévue dans le temps du travail. Même les bibliothécaires parisiens qui partici-
pent à un comité d’analyse ne bénéficient à cet effet que de deux demi-journées
de décharge par mois, lors desquelles ils sont censés examiner l’ensemble des
nouvelles publications dans leur domaine de spécialité (ce qui dans le cas de la
littérature générale laisse une dizaine de minutes par ouvrage).
Or les bibliothécaires plus à l’aise dans la relation de conseil sont souvent
ceux qui sont capables de parler de livres qu’ils ont lus, donc qui trouvent le
moyen de lire en dehors de leur temps de travail – paradoxe d’un métier qu’on
ne semble pouvoir faire bien qu’à condition de le nourrir d’un travail à côté,
d’autant mieux consenti qu’il constitue la part du travail la plus valorisée et la
plus valorisante, mais qui exige de transformer le temps privé en temps profes-
sionnel et d’avoir les moyens pour cela (notamment de ne pas avoir à côté un
second métier fait de tâches familiales et ménagères).
L’organisation du travail renforce par ailleurs la tendance à considérer le
travail au contact du public comme, si ce n’est un « sale boulot 17 », du moins un
travail moins gratifiant. Dans les bibliothèques observées, le « service public »
occupe en effet une part du service d’autant plus importante que la personne a
un grade inférieur. Cette répartition, symptomatique d’une hiérarchie des tâches,
a pour effet d’exposer les moins armés aux demandes diverses du public 18.
En l’occurrence, ce sont les moins dotés en capital culturel (en tout cas en capital
culturel certifié par des diplômes) qui ont le plus affaire aux usagers et qui, par
17. hughes e. C., Le regard sociologique : essais choisis, Paris, éditions de l’EHESS, 1996.
18. Voir lipsKy M., Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Service,
New York, Russell Sage Foundation, 2010 ; dubois v., La vie au guichet : relation adminis-
trative et traitement de la misère, Paris, Economica, 2010.
221
cécile raBot
19. evetts j., « The Sociology of Professional Groups: New Questions and Different
Explanations », Knowledge, work and society, no 1, 2003, p. 33-55.
222
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée
La difficulté à obtenir des envois des éditeurs comme les journalistes apparaît
régulièrement dans les témoignages des bibliothécaires. C’est d’ailleurs une des
raisons qui a conduit à mettre en place dans les bibliothèques de la ville de Paris
20. bourdieu P., « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 59, 1985, p. 73.
21. luneau M.-P. et vinCent J. (dir.), La fabrication de l’auteur, Québec, éditions Nota Bene,
2010.
22. viala a., « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, no 19 , 1997, p. 13-31.
23. rabot C., « Le rapport des bibliothécaires de lecture publique aux auteurs », Sociologie,
no 4, 2012, p. 359-376.
223
cécile raBot
un système d’offices (i. e. de livres prêtés par un libraire grossiste) pour suppléer
l’envoi de services de presse. La bibliothécaire responsable de la sélection des
imprimés, à l’origine de la mise en place du système des offices, confirme ce
désintérêt des grands éditeurs :
« On est sollicité par des petits éditeurs qui débutent ou bien des éditeurs
moyens qui pensent qu’ils ne sont pas connus, donc qui ont besoin d’une
promotion particulière. Les grands éditeurs, en adultes, ils ne nous sollicitent
pas du tout, ils n’en ont rien à faire. Enfin, je pense. » (Extrait d’entretien,
28 juillet 2007.)
24. villate P. et vosgin J.-P., Le rôle social des bibliothèques dans la ville, Pessac, Presses
universitaires de Bordeaux, 2011.
224
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée
225
céciLe raBot
lettres, hein ! Mais pour les bibliothèques au jour le jour, non. C’est un peu
un écœurement vous voyez quand même, parce que Paris en toutes lettres a
eu énormément de moyens, cette année un peu moins mais quand même, et
puis nous on a je vais vous dire peut-être 2 000 euros par an de crédit d’ani-
mation, 1 500 euros plutôt.
— Une autre conservatrice : D’ailleurs, ils nous l’ont dit clairement : ils ont
des ponctions considérables, en particulier de Paris en toutes lettres, qui
émargent sur ces budgets-là.
— Et qui nous écartent hein ! »
(Extrait d’entretien, 29 juillet 2010.)
BiBliographie
Bertrand A.-M., Bibliothécaires face au public, Paris, BPI Centre Pompidou, 1995.
Bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit,
1979.
Bourdieu P., « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 59, 1985, p. 73.
Bourdieu P., Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du
Seuil, 1992.
Bourdieu P. et chartier R., « La lecture : une pratique culturelle », Pratiques de la lecture,
Paris, Rivages, 1985, p. 277-306.
Butlen M., Les politiques de lecture et leurs acteurs : 1980-2000, Lyon, INRP, 2008.
28. lassalle M. de, L’impuissance publique : la politique de lecture publique en France : 1945-1993,
thèse de doctorat, université Paris 1, 1996.
29. Butlen M., Les politiques de lecture et leurs acteurs : 1980-2000, Lyon, INRP, 2008.
30. naudier d., « Les attachées de presse : les maillons invisibles de l’édition », Document de
travail du Mage, no 13 , 2010, p. 35-46.
226
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée
227
Yohan selponi
229
yohan seLponi
concédée aux femmes 6 ». D’autre part, elles sont hiérarchiquement inférieures
aux médecins mais supérieures aux aides-soignantes 7. Pour finir, les infirmières
scolaires sont héritières d’une tradition hygiéniste 8 et peuvent être rattachées
à un sous-espace dominé du champ médical, celui de la médecine sociale 9.
Nos observations nous ont permis de mettre en évidence que l’occupation du
métier d’infirmière scolaire est, pour la plupart des personnes qui l’exercent, le
produit d’une reconversion professionnelle, de l’hôpital vers l’école. Ainsi, en
entrant à l’école, les infirmières s’éloignent de l’espace le plus légitime d’exercice
du métier de soignante que constitue le sous-espace hospitalier dans 10 et pour 11
lequel est forgé leur habitus professionnel.
On peut dès lors de se demander comment les infirmières scolaires tiennent-
elles, à l’école, leur rôle de soignante ? Poser cette question équivaut à se deman-
der comment, dans le monde social, des agents – les infirmières scolaires –
tiennent-ils leur position dans deux espaces – l’institution scolaire et le champ
médical – alors que ces deux espaces reposent sur des hiérarchies très différentes.
Il s’agit ainsi plus largement de montrer comment l’habitus ordonne les
investissements des agents dans le métier. Investissements dont l’espace des
possibles est borné par les régies de fonctionnement des espaces – champ et
institution – dans lesquels ils s’inscrivent.
Nous allons ainsi mettre en évidence deux façons complémentaires d’occuper
le métier d’infirmière à l’école. Dans un premier temps nous nous demandons
comment les infirmières scolaires associent « l’écoute » des élèves à une pratique
légitime dans le champ médical qui permet de satisfaire à une nécessité scolaire.
Dans un second temps, il s’agit de montrer que c’est en devenant enseignantes
de santé que les infirmières scolaires investissent une position de représentante
230
« faire sa pLace à L’écoLe »
231
yohan seLponi
Dès lors, nous nous demanderons en quoi l’écoute pratiquée à l’école par les
infirmières de l’éducation nationale (IEN) est-elle le produit de reconversions
du travail hospitalier et du travail familial 17 vers le travail scolaire.
En France comme en Cocagne, les infirmières scolaires sont très majoritairement des
femmes légèrement plus âgées que la moyenne des infirmières françaises. En Cocagne les
infirmières sont en situation d’ascension (sept cas) ou de reproduction sociale (six cas)19.
Elles sont toutes blanches. Il y a en moyenne une infirmière par établissement d’ensei-
gnement secondaire.
En quoi l’écoute permet-elle aux IEN d’inscrire leur exercice scolaire dans le
champ médical ? Pascale par exemple dévalue la prise en charge des petits maux
physiques des élèves (mal de tête, mal de ventre, etc.) qu’elle considère comme
ayant peu d’importance sanitaire, c’est ce qu’elle nomme la « bobologie 20 » :
17. Aujourd’hui nous entendons généralement par travail domestique « tous les travaux qui
concourent à l’entretien et au bien-être des membres du ménage et sont exercés sans
contrepartie monétaire ». Une des composantes de ce travail domestique est le « travail
familial » qui regroupe les « tâches domestiques directement liées à la présence d’enfants
dans le foyer », Brousse C., « La répartition du travail domestique entre hommes et
femmes », Genre et population, France 2000, INED, 2000, p. 89 et p. 93.
18. Pour les informations qui concernent les infirmières scolaires voir Tableaux statistiques.
Ensemble du personnel de l’Éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative et de
l’enseignement supérieur et de la recherche, répartition par académies et par départements,
Paris, ministère de l’Éducation nationale, 2012 ; pour les informations qui concernent
les personnels de santé voir sicart D., Les professions de santé au 1er janvier 2012, Paris,
DREES, coll. « Série statistique, document de travail », 2012, p. 36-43.
19. Ce qui n’est pas le cas pour les infirmières scolaires suisses étudiées par P. Longchamp
où les infirmières qu’il observe se retrouvent « plus souvent en situation de déclin social
(8 fois) ou de reproduction sociale (7 fois), qu’en position d’ascension sociale (4 fois) »
longchaMp P., Rapports à la santé et rapports sociaux. Les infirmières scolaires face aux
familles, op. cit., p. 120-123.
20. Sur la « bobologie » comme intervention somatique qui n’appelle aucune compétence
professionnelle particulière voir longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 12.
232
« faire sa pLace à L’écoLe »
Pascale : « Quand j’ai passé le concours je pensais que dans une infirmerie
scolaire il y aurait pas autant de souffrance et de misère humaine. Déjà, à
15 ans, il y a des adolescents qui ont un vécu social que certains n’auront
pas de toute leur vie […]. D’abord j’ai travaillé en collège. J’aime pas trop la
bobologie c’est surtout des disputes… alors qu’ici il y a du soin. »
Pour Pascale, l’écoute des élèves est le produit d’une reconversion d’une
compétence professionnelle, l’écoute du patient, enseignée en IFSI et prati-
quée à l’hôpital. Comme chez les infirmières scolaires suisses étudiées par
Philippe Longchamp, la dimension « soin » de cette écoute est revendiquée par
Pascale. Comme en Suisse, cette écoute est proche de l’écoute improvisée décrite
par Didier Fassin 21, elle est le fait de « non spécialistes du psychisme qui tentent
d’introduire une sorte de “supplément d’âme” à leur pratique 22 ». Si le travail à
l’école occupe une position dominée dans la hiérarchie des tâches infirmières,
considérer l’écoute comme une forme de soin permet ainsi aux agents de légiti-
mer leur exercice scolaire dans le champ médical.
L’analyse des caractéristiques sociales de Pascale permet de préciser quels
sont les agents les plus disposés à adapter à l’école leur habitus professionnel
infirmier. Pascale est séparée et mère de deux enfants qui réalisent des études
supérieures. Elle est titulaire dans un établissement professionnel aux deux tiers
féminins 23. Son père était agriculteur et sa mère institutrice. À 50 ans, Pascale
est infirmière scolaire depuis vingt-cinq ans. Après avoir obtenu son diplôme,
elle n’a donc exercé que peu de temps dans le sous-espace hospitalier du champ
médical, aux urgences en l’occurrence. Dès lors, sa légitimité médicale provient
en réalité assez peu de son exercice hospitalier. Elle doit donc la re-construire
21. Cité ibid., p. 171 : fassin D., Des maux indicibles : sociologie des lieux d’écoute, Paris,
La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2004, p. 73.
22. longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 171.
23. De manière générale, un établissement est dit « populaire », « favorisé », « féminin » ou
« masculin » lorsque la moyenne des élèves associée à un groupe de PCS ou à un sexe
est supérieure à la moyenne des élèves de cette catégorie pour le département. Ces statis-
tiques sont basées sur la profession des parents des élèves, elles nous ont été fournies
gracieusement par la DEPP du ministère de l’Éducation nationale pour le département
de Cocagne. Le pourcentage d’un groupe de PCS dans un établissement entre 2008
et 2011 est la moyenne des pourcentages de cette catégorie pour chaque année de 2008
à 2011. Cette technique (qui a été la seule possible en l’absence des données brutes)
contribue à fausser légèrement la moyenne sur plusieurs années dans les petits établisse-
ments. L’agrégation de plusieurs années permet néanmoins d’avoir une vision plus globale
de la structuration sociale de l’établissement par année pour les petits établissements.
On reprend ici le classement établi par la DEPP selon la nomenclature Insee adaptée à
l’Éducation nationale : sont classés dans les PCS très favorisées les cadres supérieurs et les
enseignants (3X ; 42 ; 73), dans les PCS favorisées les cadres moyens (4X), dans les PCS
moyennes, les employés, agriculteurs, artisans et commerçants (1X, 2X, 5X, 71, 72) et dans
les PCS défavorisées les ouvriers et inactifs (6X ou 8X ou 76). Dans le lycée de Pascale,
entre 2008 et 2011, il y a par année en moyenne 65,3 % de filles (45,8 % pour la moyenne
des établissements du département) seuls 7,5 % des élèves sont d’origine « très favorisée »
contre 13,2 % pour le département.
233
yohan seLponi
Être « infirmière maman »,
les conditions sociales d’un exercice maternant du métier
Il s’agit de se demander ici quelles sont les conditions sociales qui disposent
les agents à considérer l’exercice du métier d’IEN comme une reconversion du
travail familial d’élevage des enfants.
Le métier d’infirmière scolaire est une reconversion professionnelle pour la
plupart des personnes qui l’exercent en Cocagne, en Suisse 24 et très probable-
ment en France. Cette reconversion est censée concilier travail salarié et travail
familial 25. Comme dans de nombreux parcours féminins 26, cette reconversion
s’inscrit dans des carrières dans lesquelles la maternité et l’emploi du conjoint
sont des facteurs de mobilité professionnelle et géographique. Or, l’occupa-
tion d’un nouveau poste aux attentes inconnues est propice à « l’activation des
dispositions personnelles […] dans [le] travail 27 ». C’est ainsi que pour les infir-
mières nouvellement recrutées ou pour les vacataires, l’écoute est la première
compétence qu’elles revendiquent. Elles reconvertissent ainsi des compétences
socialement considérées comme féminines – empathie, écoute – en compétences
professionnelles 28. Une forme d’investissement dans le métier de type « infir-
mière maman » est revendiquée par deux contractuelles sociologiquement
proches :
234
« faire sa pLace à L’écoLe »
Claude : « On voit sans arrêt les secondes, les internes qui ont du mal à se
séparer et à aller à l’internat […]. Avant l’infirmier c’était un homme qui était
plus souvent dans les ateliers que dans son infirmerie et le fait qu’on soit des
femmes bon… Il n’y a que des hommes. Mais bon ça a des bons cotés, avec les
garçons, ils viennent, moi j’essaie d’être infirmière maman […]. Si je prends
cet élève qui est venu quinze fois, il était hyper chouchouté chez lui, et il ne
s’y fait pas [au lycée]. »
29. Entre 2008 et 2011, il y a par année en moyenne 53,4 % des élèves d’origine défavorisée
dans l’établissement d’Annick (37,2 % pour la moyenne des établissements du départe-
ment), il y a plus de 71,3 % de filles (moyenne départementale 45,8 %). Dans l’établisse-
ment de Claude, entre 2008 et 2011, il y a eu en moyenne une fille pour 100 élèves par
année, mais la moyenne des élèves d’origine défavorisée (39,4 %) ou d’origine moyenne
(38,7 %) sont proches des moyennes départementales.
235
yohan seLponi
se trouvent face aux élèves. Ceci est renforcé par le fait que l’exercice scolaire
leur permet de jeter un regard nouveau sur leur travail familial qui s’achève 30 :
Annick : « Là je vois, je râle parce que mon fils a manqué sa première année
de fac [alors qu’il avait un an d’avance] mais je me dis… Nous on lui permet
de recommencer, alors qu’il y en a ici qui sont limite à la rue… »
236
« faire sa pLace à L’écoLe »
à l’institution, des agents peuvent l’en sortir temporairement pour l’y replacer
ensuite. C’est ce que font les infirmières scolaires lorsqu’elles « écoutent » les
élèves 32. D’une part, l’écoute permet d’éloigner les élèves qui ont « du mal à
s’y faire » de l’espace de la classe, et ainsi éviter qu’ils ne le perturbent. D’autre
part, on peut penser que l’écoute agit comme un exutoire permettant de réadap-
ter (temporairement) les élèves au fonctionnement institutionnel. L’écoute est,
dans ce cadre, une « activité d’adaptation sociale » à laquelle certaines infir-
mières confèrent une « vertu thérapeutique » 33. Néanmoins l’adaptation scolaire
recoupe des définitions différentes selon les caractéristiques des établissements.
En établissement général, la force intellectuelle est force de travail. Lorsque,
en écoutant les élèves, les infirmières agissent sur le « mal-être » des élèves, elles
contribuent à la préservation de leur force de travail. Dans ce type d’établisse-
ments, on peut penser que les enseignants ont un rapport à la santé similaire
à celui des classes moyennes et supérieures à dominante culturelle qu’étudie
Philippe Longchamp : « positive mentale », la santé est associée à un « épanouis-
sement de l’esprit 34 ». L’écoute y apparaît comme un mode légitime d’occupation
de la position de soignante car elle entre en adéquation avec les attentes des
partenaires institutionnels 35.
Au contraire, en établissement professionnel, le rapport à la santé des agents
peut être rapproché du rapport à la santé observable chez les classes populaires :
une santé négative somatique qui consiste à « ne pas être malade ». En établisse-
ment professionnel masculin, la force physique est force de travail. Dans cette
conception, le maintien de la force de travail des élèves passe moins par l’écoute
que par la prise en charge des corps inaptes. Claude relève la difficulté de valoriser
le travail « d’écoute » dans le lycée professionnel masculin dans lequel elle exerce :
Je suis en entretien avec Claude quand un élève entre. Je reste pendant l’entre-
vue. L’élève a « mal au ventre ». Il est en seconde. Il dit qu’il est « angoissé »
comme son père et qu’il prend parfois les mêmes cachets que lui. Quand il
part elle dit : « Lui il est venu dans la semaine mais il m’a pas dit que le père
était angoissé comme ça. À l’internat souvent au début ils se plaisent pas […].
Ils sont tous très très réticents face à la psychologie tout ça. […] c’est fou ça a
encore pas bonne presse du tout […]. Mais ça le mal-être pour les profs c’est
pas quelque chose qu’ils comprennent […]. L’autre jour, il y en a un qui est
pas bien, qui a mal au ventre, le prof m’appelle et me dit : “Il a rien c’est un
faignant, s’il veut pas bosser qu’il reste chez lui !” »
32. On retrouve ici un mode de gouvernement par l’écoute décrit par fassin D., « Souffrir par
le social, gouverner par l’écoute », Politix, vol. 73, no 1, 2006, p. 137-157.
33. zafiropoulos M. et pinell P., « La médicalisation de l’échec scolaire », art. cit., p. 34.
34. longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 335.
35. Un rôle peut être défini par « l’anticipation du partenaire quant au comportement [qu’un
agent] va adopter », lagroYe J., « On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques
Lagroye », art. cit., p. 9.
237
yohan seLponi
Socialisés dans les classes populaires, on peut penser que les enseignants
d’atelier du lycée de Claude ont un rapport au corps similaire à celui des qui
prévaut dans ces espaces et que décrit Luc Boltanski : ils « réprouvent celui qui
“s’écoute trop” et qui “passe sa vie chez le médecin” et […] valorisent la “dureté
au mal” 36 ». Ces enseignants participent à la socialisation corporelle des élèves
centrée sur une « culture d’atelier 37 » associée à la valorisation d’un capital
agonistique 38. Dans ce cadre, Claude a du mal à tenir son rôle pour deux raisons.
Proche des classes supérieures (bien que d’origine intermédiaire) et longuement
socialisée dans le sous-espace dominant du champ médical, elle ne reconnaît pas
le fait d’être « dur au mal » comme un mode légitime de prise en charge de sa
propre souffrance. D’autre part, les autres agents institutionnels ne reconnaissent
pas l’écoute comme un mode d’exercice légitime de la position de soignante.
En quoi l’investissement dans l’écoute permet-il aux infirmières scolaires
tenir leur rôle dans le champ médical tout en faisant leur place dans leur insti-
tution d’appartenance ? Nous avons montré que, de manière générale, c’est
l’habitus professionnel et l’habitus de classe d’une infirmière scolaire ainsi que
les rapports qu’elle entretient avec sa propre origine sociale qui la disposent à des
modes d’occupation du métier se situant sur un continuum allant de « maman »
à « professionnelle » et passant parfois de l’un à l’autre en fonction des confi-
gurations. Parallèlement, la nécessité de gestion des élèves inadaptés entre en
adéquation avec l’investissement dans l’écoute des infirmières scolaires. Mais
la définition du travail scolaire et de l’inadaptation varie selon les formations
dispensées par les établissements et les caractéristiques sociales des agents qui
les peuplent. Dès lors, le fonctionnement institutionnel contribue à orienter
les modes d’occupation du métier que peuvent investir les agents. Justement, il
s’agit maintenant de mettre en évidence un autre mode d’occupation du métier
d’IEN, celui d’enseignante de santé.
36. BoltansKi L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26, no 1, 1971, p. 219.
37. Sur la culture d’atelier et son apprentissage à travers une opposition à la culture scolaire
dans la banlieue de Birmingham dans les années 1970 on se référera au classique récem-
ment traduit de Willis P. E., L’école des ouvriers : comment les enfants d’ouvriers obtiennent
des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, coll. « L’Ordre des choses », 2011 [1981].
38. Mauger G., Les bandes, le milieu et la bohème populaire : études de sociologie de la déviance
des jeunes des classes populaires, 1975-2005, Paris, Belin, coll. « Sociologiquement », 2006,
p. 148-149.
238
« faire sa pLace à L’écoLe »
239
yohan seLponi
comme en décalage avec les enseignants qui « sont dans leur monde » et « se
la pètent un peu ». Le cas de Chantal illustre les difficultés auxquelles font face
les infirmières d’extraction plutôt populaire nouvellement recrutées dans de
grands établissements.
Au contraire, les infirmières qui « sortent » le plus souvent de l’infirmerie
pour se placer en enseignantes de santé sont celles qui ont le plus d’ancien-
neté dans l’Éducation nationale 40 bien qu’elles puissent être également d’origine
populaire comme Aurore (quinze ans d’ancienneté, père agent de maîtrise, mère
ouvrière, mari aide-soignant), Josiane (dix-sept ans d’ancienneté, mariée à un
petit indépendant) ou de milieu plus favorisé comme Corinne (dix-huit ans
d’ancienneté, père juriste, mère au foyer, mariée à un médecin), et, dans une
moindre mesure, Pascale (vingt-cinq ans d’ancienneté, père agriculteur, mère
institutrice).
Pascale : « Je vais souvent en salle des profs pour monter des projets […].
Ici, je suis isolée, si je veux m’ennuyer je reste à l’infirmerie et les profs vont
pas venir à moi. Pour moi c’est toujours dans l’intérêt d’une bonne prise en
charge de l’élève dans sa globalité. »
Aller en « salle des profs pour monter des projets » permet de faire sa place
dans l’institution (ne pas être « isolée ») et est justifié par une dimension
sanitaire, la « prise en charge de l’élève dans sa globalité ». Pour cela, il arrive à
Pascale de fermer l’infirmerie, mais, contrairement à Chantal, elle dispose d’un
téléphone portable professionnel sur lequel on peut la contacter en cas d’urgence.
Fermer l’infirmerie temporairement, ou indiquer « je suis en salle des profs »
sur sa porte, lui permet de n’avoir à gérer que les « urgences » et non pas la
« bobologie » qu’elle n’apprécie guère. Parallèlement, les « urgences » de l’infir-
merie lui permettent de se soustraire à des réunions ou des actions de préven-
tion qu’elle accompagne mais qu’elle estime trop longues ou ennuyeuses. Parce
qu’elle est dans un petit établissement depuis de nombreuses années, Pascale
connaît parfaitement les élèves qui viennent s’adresser à elle. Son expérience
lui permet de sélectionner les élèves qui seront rabroués de ceux dont le cas
demande plus d’attention. Cette rapidité de sélection et de prise en charge des
élèves permet à Pascale de se dégager du temps pour « mener des projets ».
On notera que Pascale semble socialement plus proche des enseignants que
Chantal (bien que son père soit enseignant en lycée professionnel), ce qui lui
permet aussi de les considérer comme des alliés potentiels dans la réalisation
de « projets ».
40. C’est également ce que remarquent Berger D., neKaa M. et courty P., « Infirmiers
scolaires : représentations et pratiques d’éducation à la santé », Santé publique, vol. 21,
no 6, 2010, p. 646.
240
« faire sa pLace à L’écoLe »
Noyée dans une multitude d’autres missions 41, « monter des projets »
n’apparaît pas comme une tâche indispensable pour des infirmières nouvelle-
ment recrutées qui sont ainsi peu disposées à investir des tâches d’éducation à
la santé. Néanmoins, pour d’autres, ces activités s’inscrivent de manière infor-
melle dans le métier de soignante. Pour que cette tâche soit réalisée, les infir-
mières scolaires doivent percevoir les intérêts qu’elle représente pour leur travail
quotidien de soin aux élèves et de gestion des inadaptés : une « meilleure prise
en charge globale de l’élève » et une façon d’échapper au « sale boulot » de la
« bobologie ». Pour cela, les infirmières doivent également être aptes à s’imposer
à l’infirmerie, en ne traitant que brièvement le cas des élèves dont la situation ne
semble pas problématique. Enfin, elles doivent considérer les enseignants à la
fois comme ceux à qui elles doivent rendre sensible leur position de soignante,
mais également comme des alliés potentiels dans cette entreprise. C’est lorsqu’il
existe un décalage social entre les infirmières scolaires et les autres agents insti-
tutionnels que l’investissement des IEN en matière d’éducation à la santé est le
plus faible ou le plus problématique. C’est le cas de Chantal mais également de
Claude (anciennement cadre infirmier supérieur) en décalage avec des ensei-
gnants et des élèves qu’elle qualifie de « rustiques » dans le lycée professionnel
masculin dans lequel elle exerce.
41. Le bulletin officiel du 25 janvier 2001 incite les infirmières scolaires à réaliser une « éduca-
tion à la santé » auprès des élèves tandis que le Code de l’éducation liste les actions à mener
en classe : articles L. 542-1 et L. 312-16 à L. 312-18 du Code de l’éducation.
42. Dans ce collège, entre 2008 et 2011 la moyenne par année était de 54,8 % de filles (45,8 %
pour la moyenne des établissements du département) et de 55,4 % d’origine défavorisée
(37,2 % pour le département).
241
yohan seLponi
des activités contrariant leurs attentes à leur égard 43. Néanmoins, c’est lorsqu’elle
intervient en classe que les enseignants voient s’exprimer Corinne. Elle est alors
confrontée, comme eux, à une salle de classe. Elle fait ainsi l’expérience, par
corps, d’une activité enseignante. On peut ainsi penser qu’en se soumettant,
comme eux, au difficile exercice de transmission d’un savoir, Corinne contribue
à susciter leur sympathie.
De plus, le collège Dole à Saint-Nizier où exerce Corinne est assez peu attrac-
tif pour les enseignants. Il est en effet situé dans une ville en déclin. Longtemps
fer de lance de l’industrie textile régionale et française, Saint-Nizier a perdu près
de 28 % de sa population entre 1975 et 2008 44. Le taux de chômage au sens
du recensement est de 24 % pour les 15-64 ans 45. Parallèlement, Saint-Nizier
se situe à plus de cent kilomètres de la métropole la plus proche, Toulouse,
qui n’est accessible qu’en voiture après plus d’une heure trente de trajet dont
une partie sinueuse hors autoroute. Dès lors, le fait que Corinne exerce au
collège Dole depuis plus de dix ans et qu’elle soit socialement proche des classes
moyennes et supérieures à dominante culturelle (père juriste, mère au foyer,
mari médecin, fille artiste) fait d’elle une référente dans l’établissement pour
ses partenaires institutionnels nouvellement recrutés. C’est le cas notamment
des enseignants les plus jeunes que j’ai pu rencontrer que sont l’enseignante
d’anglais et l’enseignant de physique-chimie.
Parallèlement, la prévention apparaît comme une activité féminine dans les
établissements scolaires. En effet la plupart du temps, les IEN réalisent des
partenariats avec des enseignants de matières associées à la culture au sens large
et dont le recrutement social est plutôt féminin : prévention sécurité environne-
ment (PSE) en lycée professionnel, éducation socio-culturelle en lycée agricole
ou science de la vie et de la terre (SVT) en établissement d’enseignement général
et notamment en collège 46. Il apparaît que les enseignants des matières les plus
techniques ne sont quasiment jamais associés à des actions d’éducation à la
santé. Sur les relations avec les élèves, Stéphane, CPE depuis huit ans dans ce
collège, remarque :
242
« faire sa pLace à L’écoLe »
« Là il y a des problèmes de scarification chez des filles et je l’ai dit à Corinne
en tant que femme c’est mieux qu’elle intervienne […]. Bon moi “j’envoie”
un peu plus ! [Sous-entendu « je parle sans mâcher mes mots ».] »
47. Ce sont les deux aspects du « CESC » pour comité d’éducation à la santé et à la citoyen-
neté. Une instance propre à chaque établissement qui est censée promouvoir et organiser
l’éducation à la santé et à la citoyenneté.
243
yohan seLponi
244
« faire sa pLace à L’écoLe »
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246
Thibaut Menoux
la distinction au tRavail
les concieRges d’Hôtels de luXe
introduction
Le concierge d’hôtel est souvent présenté comme l’incarnation du service
hôtelier de prestige, « l’aristocrate du hall 1 ». Employé des établissements
hôteliers haut de gamme 2, il entre en interaction régulière avec les clients
pendant leur séjour, afin de leur procurer des services variés en dehors de
l’hôtel : transports, spectacles, restaurants, etc. Depuis son comptoir dans le
hall, il dirige voituriers, bagagistes, grooms et chasseurs 3, et travaille en contact
étroit avec les autres services de l’hôtel. Souvent issu des classes populaires, le
concierge a pourtant, par sa fonction, matériellement accès aux consommations
luxueuses habituelles de ses clients fortunés. En effet, sa position objective de
prescripteur incite les prestataires à lui faire goûter la cuisine de leur restau-
rant, à lui offrir des places lors de leur nouveau spectacle, des produits ou des
échantillons lors du lancement de leur nouvelle gamme de produits, des invita-
tions à des cocktails d’inauguration de leur boutique, etc. Dès lors, le concierge
interroge la sociologie en permettant une observation quasi expérimentale des
effets d’une socialisation professionnelle qui met en contact un habitus avec des
possibilités de consommations qui ne lui correspondent pas dans l’espace des
positions sociales.
Parler de la distinction au travail, c’est ici jouer sur un double sens. C’est
d’abord faire travailler l’ouvrage La distinction et l’appareil conceptuel de
Bourdieu sur la culture 4, mais en observant ce que les dispositions culturelles des
agents produisent dans le monde professionnel. Mais il s’agit aussi d’interroger
la distinction cette fois en tant que principe de différenciation. D’une part quand
celle-ci est implicitement contenue dans le rôle professionnel des concierges
1. « Lords of the lobby », Business Traveller, 1er juin 2003.
2. En France parfois 3, mais surtout 4 ou 5 étoiles.
3. Traditionnellement, le groom est chargé de porter messages et colis en chambre et le
chasseur effectue toutes les courses en dehors de l’hôtel.
4. bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
247
thiBaut Menoux
5. goFFMan E., Les rites d’interaction, Paris, Les éditions de Minuit, 1974.
6. Cartier M., « Perspectives sociologiques sur le travail dans les services : les apports de
Hughes, Becker et Gold », Le Mouvement social, no 2, 2005, p. 44 ; dubois V., La vie au
guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, p. 13.
7. jeantet A., « À votre service ! La relation de service comme rapport social », Sociologie du
travail, vol. 45, no 2, 2003, p. 203.
8. MonChatre S., « L’insertion dans l’hôtellerie-restauration : entre vocations et transitions »,
in Cadet J.-P., diederiChs-diop l. et dupray a. (dir.), Douze ans de vie active et quelles
carrières ? Approche compréhensive des parcours professionnels dans quatre familles d’emploi,
Céreq, Relief, no 21, 2007, p. 11 et 20-23 ; MonChatre S., Êtes-vous qualifié pour servir ?,
Paris, La Dispute, 2010, p. 24-29.
9. buraWoy M., Manufacturing consent. Changes in the labor process under monopoly capitalism,
Chicago, University of Chicago Press, 1979.
10. Pour les expressions entre crochets : sherMan R., Class acts. Service and inequality in luxury
hotels, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 16, 154, 259 et 260.
11. Sur un terrain français, G. Pinna reconnaît l’importance de la prise en compte de la variable
classe sociale, mais s’intéresse plutôt à montrer en quoi les choix des hôtels de luxe dans la
gestion du personnel et dans les procédés de travail modèlent en profondeur l’interaction
entre clients et salariés dans la relation de service (pinna G., Les rapports sociaux de service
248
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
dans l’hôtellerie haut de gamme. Tensions entre mise en scène de l’accueil et pratiques de travail,
thèse de doctorat de sociologie, Paris 8/EHESS, 26 septembre 2011, p. 53).
12. Coulangeon P., « La stratification sociale des goûts musicaux », Revue française de socio-
logie, vol. 4, no 1, 2003, p. 3-33.
13. Je remercie Sébastien Chauvin pour sa relecture attentive de ce chapitre.
249
thiBaut Menoux
14. On pourrait même dire un bastion d’hommes blancs hétérosexuels. On retrouve des deux
côtés de l’Atlantique une division racialisée du travail : contrairement aux travailleurs de
back-office, les concierges sont majoritairement blancs ou issus de l’immigration asiatique
(sherMan R., op. cit., p. 50). Mais dans les conciergeries nord-américaines, déconnectées
des services de voituriers et de bagagistes, les femmes n’ont pas besoin de passer par ces
postes masculins, et sont donc beaucoup plus nombreuses (les états-Unis comptent 60 %
de femmes contre 11 % en France ; chiffres d’associations professionnelles). De même,
à propos de l’orientation sexuelle, alors que l’hôtellerie est un des milieux profession-
nels réputés accueillants pour les hommes gais (ChaunCey G., Gay New York, 1890-1940,
Paris, Fayard, 2003, p. 343 et suiv. ; sorignet P.-E., Danser. Enquête dans les coulisses
d’une vocation, Paris, La Découverte, 2010), dans les loges européennes, contrairement
aux états-Unis, les homosexuels semblent avoir été longtemps beaucoup moins nombreux
ou, du moins, plus invisibles, et une forte valorisation de la virilité à la loge (percep-
tible notamment dans l’humour) y avait longtemps découragé l’expression d’une identité
homosexuelle. Une explication possible est l’idée que l’opposition entre masculin et féminin
est une forme de l’opposition entre classes dominantes et classes populaires (bourdieu P.,
La distinction, op. cit., p. 445), autrement dit, que surjouer la virilité, c’est lutter contre
la menace que représenterait, pour la masculinité, un travail de service (suspect d’être
servile), dans un environnement perçu comme raffiné et délicat, et où l’apparence et la
performance de la déférence comptent beaucoup (autant de caractéristiques socialement
classées du côté féminin) : « Mon père ne voulait pas que je devienne concierge d’hôtel, il
ne voulait pas que je serve les gens parce que pour lui c’était… comment dire… c’était un
sous-métier, de servir les autres. Ouais, c’était servile, quoi. » (CC, 46 ans, père routier,
mère au foyer.)
250
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
15. Par ailleurs, un recrutement par relation, en assurant implicitement au chef concierge une
plus grande proximité sociale avec les candidats, augmente les chances de succès de son
choix affinitaire (cf. infra).
16. pinto V., « L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 183, 2010, p. 65.
17. Pour désigner les débuts dans l’hôtellerie, le langage indigène ne dit pas « mettre le doigt
dans l’engrenage » (qui ferait référence au monde de l’usine) mais « mettre le pied à
l’étrier » (qui fait référence au monde de l’équitation). Ce changement de destinée sociale
peut alors être perçu comme une trahison par le père (cf. supra).
18. beaud S. et pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 2004 [1999], p. 267.
19. L’habitus ouvrier du concierge se manifeste par hystérésis lorsque les savoir-faire manuels
(comme la mécanique) sont réinvestis sous forme de bricolage, « travail à-côté » qui vient
compenser un travail trop oppressant à l’hôtel (Weber F., Le travail à-côté. Étude d’ethno-
graphie ouvrière, Paris, INRA/éditions de l’EHESS, 1989).
251
thiBaut Menoux
C’est aussi dans un rapport souvent difficile au monde scolaire qu’il faut
comprendre, en creux, le rapport enchanté des concierges au monde profes-
sionnel de l’hôtellerie de luxe.
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la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
« À quatorze-quinze ans, on est partis vivre en cité […]. J’étais plutôt tenté
par le plaisir que par le travail, j’ai eu un passage aussi dans ma vie où j’étais
un peu rock’n’roll. […] Je prenais des cuites, déjà, tatouages… Un peu
loulou, quoi. Je sortais : c’était blouson noir. Voilà. J’aimais bien la bagarre.
Voilà. C’était mes années rock’n’roll, oui […]. Mais voilà, mais ça forge une
vie. » (CC, 46 ans, père routier, mère au foyer.)
24. Par exemple le héros du roman Gribiche (zelde J., Gribiche : roman, Paris, Balland, 1989).
253
thiBaut Menoux
254
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
« Inspection des mains par le chef concierge. » Le chef concierge joue un rôle important
auprès des jeunes grooms issus des classes populaires dans leur socialisation profession-
nelle aux exigences du travail de service haut-de-gamme. (Marshall A. C., The Uniformed
staff, Londres, Practical Press Ltd, 1950, p. 68). Droits réservés.
255
thiBaut Menoux
L’ambiguïté d’un éventuel « goût de luxe 29 » chez le concierge tient au fait
que son accès aux biens et services haut de gamme est médiatisé par le monde
du travail, de façon directe par sa fonction d’intermédiaire entre les clients de
l’hôtel et les prestataires extérieurs, et de façon indirecte par le pouvoir d’achat
lié aux revenus éventuellement conséquents qu’il tire de son activité (et la tenta-
tion d’imiter les clients, nous y reviendrons). Ce goût n’est donc généralement
pas lié à des dispositions acquises par socialisation primaire : son habitus ne le
dispose pas à ce type de consommations.
Pour composer et entretenir un réseau commercial, le concierge déploie
des dispositions proches d’un habitus de petit commerçant qui se manifeste,
surtout dans les petites villes où les relations entre concierge et prestataires
sont plus étroites et moins anonymes, dans une façon de se comporter et de
parler aux prestataires, soit un tutoiement souvent ponctué de plaisanteries,
qui contraste avec la façon de parler et de se tenir face aux clients. Il arrive
que, aucun client n’étant en vue, l’utilisation corporelle du desk se modifie :
le concierge, dos relâché, s’y accoude plus volontiers. Subitement, l’imposant
meuble de marbre ou de chêne à dorures n’évoque plus un prestigieux bureau
d’accueil mais un comptoir de petit commerce et manifeste la position inter-
médiaire du concierge, point de jonction entre deux univers sociaux, capable
d’exécuter, non sans virtuosité, un va-et-vient entre l’honorabilité sérieuse du
majordome et la gouaille débonnaire du petit commerçant de quartier.
En tant que prescripteurs, les concierges orientent les clients vers les presta-
taires de service qu’ils connaissent et qu’ils ont décidé de faire travailler moyennant
éventuellement une commission (dans ce cas, un pourcentage du montant réglé
par le client est reversé par le prestataire au concierge 30). Le concierge est certes
dépendant de certains prestataires en situation de monopole et doit par exemple
éviter d’annuler au dernier moment une réservation dans un restaurant étoilé sous
peine de perdre un précieux passe-droit. Mais avec les autres prestataires, il peut à
tout moment choisir de cesser la collaboration. Il est par ailleurs en position d’être
invité par les prestataires à tester personnellement leurs services.
256
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
31. hoChsChild A. R., The Managed heart. Commercialization of human feeling, Berkeley,
University of California Press, 1983.
32. La violence du changement d’habitudes alimentaires nécessite une réelle discipline, un
entretien physique, voire les services d’un diététicien : « Notre profession est pleine de
pièges : nous sommes toujours invités à des dîners, toujours en train d’ouvrir le champagne
ou de se faire mettre un verre d’alcool sous le nez, donc le concierge qui abuse de tout ça ne
s’en sort pas aussi bien que celui qui s’astreint à une certaine discipline. » (Ma traduction,
CC, New York, 49 ans, père entrepreneur, mère sans profession.)
257
thiBaut Menoux
« On vit la vie de champagne sur un salaire de bière. On est connectés à tout
ce qui est luxe, tout ce qui est plus grand […], on est invités aux premières
de musées, de restaurants, de boîtes de nuit, de festivals, on est connectés
avec tout ça, on vit ça avec des gens qui sont millionnaires, milliardaires,
aisés, sur des bateaux, au festival de Cannes, le tapis rouge… On a la chance
de vivre ça par l’entremise de notre hôtel. Mais on n’a pas le salaire qui va
avec. » (CC, 38 ans, père ouvrier, mère au foyer.)
33. C’est ce que Bourdieu appelle l’« effet Don Quichotte », « discordance entre les conditions
d’acquisition et les conditions d’utilisation, […] lorsque les pratiques qu’engendre l’habitus
apparaissent comme mal adaptées, parce qu’elles sont ajustées à un état ancien des condi-
tions objectives » (bourdieu P., La distinction, op. cit., p. 122).
258
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
parfois coupé avec un emporte-pièce (plus simple d’usage qu’une guillotine car
sans risque d’endommager la cape du cigare) attaché au porte-clefs.
Analyser les différences d’origine sociale permet d’isoler les effets d’un
volume différentiel de capital culturel sur le mode de consommation du luxe
auquel leur activité professionnelle ouvre un même accès à tous les concierges.
Chez les moins dotés en capital culturel, ayant accédé à la fonction très jeunes
et « sur le tas », on peut parfois trouver les traits de ce que Bourdieu appelait
le « goût des parvenus » et qu’il décrivait comme l’« exhibitionnisme naïf de
la “consommation ostentatoire” qui recherche la distinction dans l’étalage
primaire d’un luxe mal maîtrisé 34 ». Les concierges des nouvelles générations,
en moyenne plus diplômés et mieux dotés en capital culturel, raillent parfois
les voitures de sport de luxe, les Rolex, et les chevalières, autant de goûts qu’ils
prêtent aux « poules de luxe » de « la vieille école » représentant « la concier-
gerie de papa ». Ils peuvent aussi revendiquer une consommation distanciée et
maîtrisée. Par exemple, une concierge trentenaire (parents professions intellec-
tuelles supérieures), qui se définit comme une « dingue de chaussures », me
montre sa collection entretenue avec soin (elle fait changer chez un cordonnier
Louboutin la semelle de ses escarpins qui sont placés dans des boîtes avec du
papier de soie). La façon dont elle décrit sa consommation (« Je me suis complè-
tement lâchée ! ») ne rend pas totalement compte des modalités d’un choix qui
cherchera aussi bien dans le haut de gamme (Karine Arabian) que dans le bon
marché (André) les chaussures qui lui plaisent.
Le rapport du concierge à la culture légitime est donc instrumental mais vise
aussi à parfaire son ascension sociale. Quels en sont les effets sur son travail en
lui-même ?
259
thiBaut Menoux
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la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
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thiBaut Menoux
Cet enquêté issu d’une famille aristocrate exprime d’ailleurs le fossé culturel
qu’il a d’abord perçu avec ses collègues issus des classes populaires :
« Au final, me retrouver avec des mecs qui sont même pas capables de me
citer le nom de trois gares parisiennes, quoi […] ! Et donc du coup, au début,
un peu le choc […] ! Les gars, je me demandais ce qu’ils foutaient là et
pourquoi ils veulent aller bosser au George V, pourquoi ils veulent aller
bosser au Plaza, alors que ça va être tellement difficile pour eux d’apprendre
juste à parler français, à faire une phrase sans dire “wesh” pour faire la
ponctuation. Au final, ces mecs-là, je les vois, à chaque fois que je rentre à
Paris, je les vois, on fait la fête ensemble. Ils sont juste, mais juste incroyables,
et j’ai trouvé mes vrais amis. »
Inclure dans l’analyse les impératifs de distinction des clients qui séjournent
à l’hôtel permet de rendre compte des raisons implicites qui poussent de façon
apparemment paradoxale le sens commun des concierges à condamner sur le
registre du professionnalisme non seulement des dispositions culturelles trop
populaires, mais aussi l’imitation du goût de luxe des clients. Le positionnement
idéal semble se situer dans un subtil entre-deux pour « tenir son rang » dans un
double sens : détenir une culture satisfaisante eu égard au prestige symbolique
de l’hôtel comme espace social de distinction, mais ne pas concurrencer les
clients en tentant de se rapprocher d’eux :
« Les concierges de la vieille école, parfois ils ont une petite tendance à se
prendre pour leurs clients […]. Enfin, je sais pas si c’est un complexe par
rapport au client. Après, ça c’est une règle d’or en hôtellerie, il faut jamais
paraître plus riche que ton client. Enfin je sais pas comment t’expliquer : tu
portes pas une Rolex quand tu travailles dans l’hôtellerie […]. Je pense que
c’est une petite faute… pas de goût, mais de professionnalisme. Pas de signes
ostentatoires de quoi que ce soit. Enfin, à la rigueur, t’es pas là pour être
toi, quoi… […] C’est pas que t’effaces complètement ta personnalité et tu
recommences, mais l’important c’est le client. Donc […] pas porter de signe
distinctif de richesse quelconque. Ça empêche pas les trois quarts des chefs
concierges masculins d’avoir des pompes qui viennent de chez John Lobb
ou de je sais pas quoi, hein ! Je sais pas, mais je pense que de toute façon, les
concierges, globalement, ont un peu plus des goûts de luxe que les autres. »
(Concierge, 30 ans, parents professions intellectuelles supérieures.)
262
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
En revanche, face aux clients bien pourvus en capital culturel, et donc parfai-
tement autonomes dans leurs choix de consommation, le concierge règle plutôt
les seuls aspects logistiques (trouver le billet, réserver la voiture, etc.) La lutte se
joue différemment, certains concierges s’enorgueillissant d’encanailler un client
grand bourgeois en l’ouvrant à des consommations populaires :
« J’étais plus amené à manger une cuisine de terroir, cuisine grand-mère, et j’ai
fait découvrir des tas de choses à des clients, justement cette cuisine grand-
mère dans laquelle j’ai été élevé. Et je peux t’assurer que j’ai des tas de clients
263
thiBaut Menoux
qui aujourd’hui me disent que s’ils ne m’avaient pas connu, ils n’auraient pas
eu la chance de connaître ça. Tu vois, comme quoi l’échange… […] Aller
faire manger des cuisses de grenouilles à quelqu’un qui est… coincé du cul,
je trouve ça extraordinaire, parce que les cuisses de grenouille, il peut pas les
manger avec une cuillère et une fourchette, et c’est ça qui est génial. Et que la
personne revienne et te dise : “C’était génial votre truc, là… C’était parfait !”
Bien sûr : t’en as eu plein les doigts […] ! J’ai envoyé un ministre manger dans
une cidrerie […]. Un bon boudin-purée par exemple, ou une bonne cidrerie,
ce genre de choses. » (CC, 46 ans, père ouvrier, mère au foyer.)
Pourtant, cette lutte reste inégale si l’on tient compte du fait que le compor-
tement « omnivore 38 », plutôt que d’invalider le modèle de la légitimité cultu-
relle, lui ajoute une dimension supplémentaire 39 : l’éclectisme culturel, plutôt
caractéristique des classes supérieures, leur assure aussi un profit de distinc-
tion. Alors que les clients peuvent apprécier une excursion dans la culture
populaire, certains concierges qui sont amenés à goûter au luxe de leurs clients
ne parviennent peut-être pas à en jouir avec la même assurance 40 :
« Le petit paysan que j’étais, je ne savais pas qu’un jour je foulerais des tapis
épais, que je voyagerais en première classe, qu’on m’attendrait, qu’on me
gâterait, de tout, hélicoptère, etc. […] Ben quelque fois, quand il y a tant de
trucs, je me dis : “Je ne sais pas si j’apprécie à leur juste valeur”, vous savez,
quand il y a trop. Vous savez, [un client] me fait un cadeau fastueux, il m’est
arrivé d’être au St. Francis, à San Francisco, avec deux suites immenses,
qui étaient dix fois cet appartement […]. J’ai le cœur plein de reconnais-
sance, […] je le reçois comme un cadeau, mais après ça, je me dis : “Est-ce
que tu es capable d’apprécier toujours tout ce que l’on te donne ?” […] J’avais
peur de me perdre, vous comprenez ? J’avais peur de me perdre. » (CC,
69 ans, père inconnu, mère au foyer.)
conclusion
Là où l’on ne l’attendait peut-être pas, la théorie de la culture de Bourdieu
éclaire la sociologie du travail en montrant comment les conditions de recrute-
ment des travailleurs, leurs dispositions culturelles et leur rapport à la culture
légitime permettent de mieux comprendre les conditions de possibilité de leur
consentement au travail et de leur adhésion à l’illusio qui régit leur groupe
38. peterson R. A., « Understanding audience segmentation. From elite and mass to omnivore
and univore », Poetics, no 21, 1992, p. 243-258.
39. Coulangeon P., art. cit., p. 28.
40. Sans compter que si cette consommation résulte, comme dans l’exemple, d’un cadeau du
client, l’extinction trop brutale de la dette du client habitué (dette que le dévouement de
long terme du concierge a fait naître et que les pourboires détruisent déjà en partie) et la
difficulté du contre-don sont propres à accentuer le malaise.
264
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe
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266
Rémy Caveng
Dans ses travaux sur l’Algérie, Pierre Bourdieu analyse le désajustement entre
les dispositions des paysans algériens et celles requises par l’imposition brutale
de l’économie capitaliste. Il montre que l’adaptation à ce processus d’imposi-
tion implique un ensemble de conversions à de nouvelles façons de concevoir
le temps, à faire face à des urgences inédites et, de manière plus générale, à
de nouvelles manières de penser, d’agir et de sentir. L’entrée dans le cosmos
capitaliste génère ainsi des dispositions spécifiques tout en rencontrant des résis-
tances. En transposant, on peut poser que le rapport salarial tel qu’il a prévalu en
France durant les dernières décennies est à l’origine de dispositions repérables
dans le type de rapport à l’emploi dominant, mais également dans les façons
dont les agents mènent leur vie d’un point de vue plus général. Or, la précarisa-
tion croissante de l’emploi déstabilise ces dispositions. La question qui se pose
alors est celle du degré et, éventuellement, de la nature de cette déstabilisation ;
autrement dit, celle du lien entre précarisation des conditions d’emploi et la
production des habitus.
Pour répondre à cette interrogation, on s’appuie ici sur les résultats d’une
enquête menée auprès des travailleurs vacataires des entreprises de sondage
employés sur des contrats à durée déterminée de très courte durée. L’observation
des logiques de distribution du travail montre que les chances de placement sur
ce marché du travail dépendent de la détention de trois types de ressources : une
capacité à se vendre, un capital professionnel et un sens du placement dont la
combinaison donne lieu à ce qu’on peut définir comme une capacité à se gérer
comme on gère un capital. Sur cette base, on pourrait facilement en conclure
que, pour se maintenir sur ce marché, il est nécessaire d’être doté de dispositions
spécifiques. Deux questions se posent alors. La première est de savoir si être en
capacité de implique forcément être disposé pour ; si savoir-faire va forcément de
pair avec goût à faire ? Le cas échéant, et c’est la seconde question à laquelle on
va tenter de répondre, si dispositions il y a, est-ce que celles-ci sont générées par
la condition d’emploi ou est-ce que cette dernière ne constitue pas également,
voire uniquement, l’occasion d’actualiser des dispositions existantes ?
267
réMy caveng
268
Marché du travail et disPositions à la Précarité
présente. L’observation des transactions montre que cela ne suffit pas : pour
obtenir du travail, il faut avant tout savoir se vendre.
En effet, la fidélisation dépend en grande partie de la capacité à se placer en
démarchant régulièrement les employeurs et à se présenter sous son meilleur
jour lors de chaque contact. Dans une situation où les liens contractuels sont
discontinus et de courte durée, la personnalisation des relations avec les cadres
représente la meilleure assurance pour l’avenir. Les vacataires soulignent très
souvent que l’obtention de travail repose avant tout sur une appréciation positive
personnelle, voire sur des rapports affectifs. (« Ça dépend de qui t’aime ou
t’aime pas. ») Ces relations, aussi superficielles soient-elles, excèdent les strictes
relations professionnelles entre supérieurs et subordonnés, tout en les transfigu-
rant. Alors que le statut d’emploi confère aux cadres un pouvoir discrétionnaire
sur les vacataires, les interactions entre les deux parties prennent l’apparence de
rencontres entre vendeurs et acheteurs d’une prestation 2.
La façon de se présenter et de s’exprimer pour solliciter du travail est déter-
minante. Dans ces emplois, un ensemble de qualifications réelles, sur lequel
on reviendra, joue un rôle important tant pour effectuer le travail que pour
sécuriser les positions. Cependant, ces qualifications ne font l’objet d’aucune
certification institutionnelle et d’aucune reconnaissance par les employeurs.
Les informations consignées dans les documents de suivi des vacataires portent
moins sur la productivité ou sur la qualité du travail que sur les comportements.
On y juge leur « personnalité », leur entrain, leur dynamisme, leur ponctualité,
leur bonne volonté, leur investissement, leur attitude générale ou encore leur
façon de se tenir et de parler. Les cadres se déplaçant rarement sur le terrain,
les évaluations sont donc essentiellement le résultat d’impressions recueillies
au cours d’interactions en face-à-face, lors de passages dans les bureaux et de
courts briefings voire d’échanges téléphoniques. En l’absence de qualifications
reconnues, les compétences dites « relationnelles » prennent une place centrale
dans les évaluations. Ainsi, faire bonne impression en se montrant aimable et en
manifestant sa conformité aux standards comportementaux compte tout autant,
sinon plus, que respecter les standards de production.
Le capital professionnel
269
réMy caveng
3. reynaud E., « Aux marges du salariat : les professionnels autonomes », in vatin F.,
Le salariat. Théorie, histoire et formes, Paris, La Dispute, 2007, p. 299-309.
270
Marché du travail et disPositions à la Précarité
271
réMy caveng
272
Marché du travail et disPositions à la Précarité
évidemment pas généralisable, car si tous subissent les mêmes contraintes, tous
n’en sont pas affectés de la même façon, et le différentiel d’ajustement entre cet
espace de pratiques et les dispositions des agents ainsi que leurs ressources est
à l’origine de variations dans leur rapport à cette condition d’emploi.
273
réMy caveng
par ceux qui ne détiennent pas la capacité incorporée à improviser dans les
limites d’un certain registre imposé par la structure qui cadre des interactions.
Pour les autres, il y a au contraire congruence entre le « script » et leurs attitudes
spontanées. On a là une des clés de compréhension des variations dans les
perceptions que les vacataires peuvent avoir des cadres. Le caractère contrai-
gnant des standards comportementaux auxquels chacun se plie, au moins dans
une certaine mesure, est lié au degré de leur intériorisation, laquelle dépend en
grande partie de leur origine sociale 7 : plus ils le sont, et moins ils apparaissent
en tant que tels ; plus l’ajustement est fort, plus la prise de rôle est pleine, moins
le rôle doit être joué et plus le sentiment de relations libres et de liberté d’action
est important ; à l’inverse, moins les agents sont ajustés et plus la prise de rôle
suppose un effort et plus ils développent une aptitude à la distanciation réflexive.
Ainsi, plus les vacataires sont disposés à s’investir spontanément dans des
relations de sympathie, sans le ressentir comme une contrainte, plus celles-ci
peuvent apparaître comme authentiques et bilatérales. Leur fidélisation s’en
trouve ainsi facilitée en même temps que la relation de domination liée à leur
position vis-à-vis des employeurs tend à devenir moins sensible, dissimulée
par un sentiment de réciprocité à l’origine de l’enchantement des relations.
À l’inverse, plus l’entretien de ces relations apparaît comme une injonction à
laquelle il faut se soumettre, moins il devient possible de croire en la réalité
d’une sympathie, ou au minimum d’une empathie, authentique et désintéressée.
Dans ces conditions, la domination exercée par les cadres ne peut être dissimulée
et en devient moins supportable, ce qui, en retour, n’incline pas à se lier avec eux
et compromet donc les chances de stabilisation et de poursuite de la carrière.
274
Marché du travail et disPositions à la Précarité
Leur travail dans les sondages, auquel ils refusent massivement la dénomina-
tion de « métier » parce qu’il est jugé sans perspective ou peu valorisant, ne peut
donc être envisagé que de manière transitoire. Le statut de vacataire permettant
un faible investissement auprès des employeurs et une certaine souplesse dans
la gestion des temps, il leur offre la possibilité de ne pas désinvestir la recherche
d’un autre emploi (et la perspective de le trouver) ainsi que d’autres espaces,
ceux où ils se forment ou encore ceux où ils ont des activités à haute valeur
symbolique 8.
Si cette position n’est pas susceptible de combler leurs aspirations, elle
constitue un moyen de les réaliser. Elle leur permet de continuer à entretenir le
flou quant à un statut social qui n’est pas encore fixé. Ils y trouvent le moyen de
financer le report des choix d’installation, de mettre à distance l’emploi stable
en attendant de trouver ou de se créer des opportunités correspondant à leurs
aspirations et d’éviter ainsi un possible déclassement et l’assignation à un statut
social potentiellement dégradant 9. L’instabilité de leur situation d’emploi est
constitutive de ce moment de leur trajectoire et ils la préfèrent à une stabilisation
insatisfaisante. Ils ne perçoivent pas cette expérience professionnelle comme
déterminante pour la suite de leur trajectoire. Quant à l’incertitude, elle est le
signe d’un avenir encore indéterminé, donc plutôt rassurante. Elle l’est d’autant
plus que beaucoup de ces vacataires se distinguent des autres par des origines
sociales plus élevées et par un capital culturel plus important, ce qui leur permet
de relativiser la fragilité de leur situation présente par l’assurance relative qu’elle
ne durera pas ; les chances de promotion perçues atténuant, voire annulant, la
perception qu’ils peuvent avoir des risques de déclassement 10. Leur position
actuelle n’est acceptable que dans la mesure où, en raison de leur origine et de
leurs ressources, ces agents se définissent non pas par celle-ci, mais par leurs
aspirations, par la position qu’ils visent et par l’assurance subjective, souvent
objectivement fondée, d’y parvenir. Si on doit les définir et quand ils doivent
se définir, ce n’est donc pas en se référant à leur position sociale saisie par leur
situation professionnelle actuelle, mais par un avenir de classe souhaitable sinon
probable.
275
réMy caveng
276
Marché du travail et disPositions à la Précarité
277
réMy caveng
conclusion
En intégrant cette condition d’emploi, que ce soit de façon transitoire ou
permanente, tous les agents sont soumis à une socialisation spécifique à travers
laquelle ils apprennent à maîtriser des liens d’emploi instables. Cette maîtrise
dépend notamment de la capacité à gérer les relations avec les employeurs, à se
gérer comme un capital, à devenir responsable de la sécurisation de sa position
professionnelle.
278
Marché du travail et disPositions à la Précarité
279
réMy caveng
de dispositions qui fassent système et qui soit commun aux différentes catégories
d’agents. Autrement dit, que l’on puisse non seulement observer des pratiques
homogènes dans cet espace professionnel, mais aussi des effets de l’instabi-
lité des liens d’emploi et des pratiques gestionnaires propres à cette condition
sur d’autres pratiques, voire sur toutes les autres pratiques. De plus, ces effets
pourraient aller dans deux sens différents : soit un penchant à ne jamais rien
prévoir, à une gestion lâche des autres activités ; soit, au, contraire un penchant
à tout gérer de façon stricte et calculée. Or, on observe les deux tendances.
Chez certains professionnels, on décèle, dans une certaine mesure, des indices
de cette cohérence dans les pratiques de planification. Mais celle-ci s’explique
avant tout par des dispositions formées en amont. Quoi qu’il en soit, le dispo-
sitif méthodologique mis en place ne permettait pas de repérer réellement un
principe générateur de toutes les pratiques qui soit cohérent et qui serait le
produit des conditions d’emploi.
On doit alors se limiter à tenter de dégager ce qui, du point de vue des
dispositions, a été importé dans l’exercice de l’activité et ce qui a été produit
par celui-ci, sans supposer que ces dispositions spécifiques fassent système avec
d’autres. En définissant une disposition comme la conjonction entre, d’une
part, des compétences comprises comme des « capacités à faire » et, d’autre
part, des appétences comprises comme le penchant, l’inclination, le goût à faire
ou à se plaire dans telle ou telle situation 14, on peut parvenir à clarifier (un
peu) le problème. Pour ce qui est des « capacités à faire », tous les vacataires
acquièrent, à des degrés divers, les mêmes compétences de type « gestionnaire ».
Elles constituent la base d’un sens du placement spécifique à cet espace profes-
sionnel qui permet d’y améliorer sa position ou, au minimum, de la maintenir.
Mais, d’une part, la maîtrise de ces compétences est variable et figure comme
fonction de l’ajustement aux attendus de l’espace et, d’autre part, ces compé-
tences ne peuvent être rigoureusement interprétées comme des dispositions
gestionnaires. Pour cela, il faut aussi que la contrainte de gestion ne soit pas
ressentie comme contraignante, qu’elle apparaisse comme allant de soi, qu’elle
corresponde à un penchant. Or, celui-ci ne s’observe que chez le premier type
de professionnels en raison de leur origine sociale (e. g. les enfants ou petits-
enfants de travailleurs indépendants). Ce qui permet donc d’affirmer que ce
penchant qui s’exprime par la propension à chercher des situations où on se
gère soi-même, préexiste à leur entrée dans cet espace et qu’il n’en est en rien le
produit. Cette condition offre la possibilité d’actualiser et de vivre ce penchant,
lequel n’est partagé ni par les transitoires, ni par les seconds professionnels.
On peut dire la même chose du rapport à l’emploi, et en particulier du
penchant à rejeter la subordination continue ou l’assignation à une position
sociale non satisfaisante qui porte à se plaire dans cette condition. Ce rapport à
14. lahire B., « Esquisse d’un programme scientifique d’une sociologie psychologique »,
Cahiers internationaux de sociologie, vol. 106, 1999, p. 39.
280
Marché du travail et disPositions à la Précarité
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réMy caveng
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282
Cinquième partie
le tRavail
entRe dominations et conFlits
Maxime Quijoux
intRoduction
Pourquoi Bourdieu est-il aussi absent dans les analyses du travail en France ?
Si cette problématique a été en grande partie à l’initiative de ce livre, peu de
recherches à l’heure actuelle semblent être néanmoins en mesure de pouvoir
y répondre 1. De toute évidence, les conflits et ambitions qui l’opposent aux
fondateurs de la sociologie du travail, comme nous l’évoquions en préambule,
sont une hypothèse qui, bien que plausible, demeure largement insuffisante.
Un motif d’ordre théorique pourrait davantage éclairer cette question. Si les
principales écoles qui composent la sociologie du travail hexagonale, qu’elles
soient marxiste, régulationniste ou « stratégique », n’ont pas manqué de souli-
gner le poids de l’organisation dans le rapport qu’entretiennent les salariés à
leur activité, rares sont celles qui partagent un examen aussi radical que celui
de Bourdieu sur le monde du travail, y compris parmi les chercheurs qui lui
étaient proches 2. Le sociologue provoque en effet une quasi-unanimité contre
lui lorsqu’il analyse par exemple les menus conquêtes ou privilèges comme
autant de subterfuges destinés « à masquer la contrainte globale 3 » du travail ou
lorsqu’il perçoit « la liberté de jeu comme […] la condition de leur contribution
à leur propre exploitation 4 ». Compte tenu du peu d’influence que le reste de son
œuvre exerce sur les sociologues du travail 5, on peut légitimement concevoir
que ce texte l’ait maintenu durablement à l’orée des études sur le travail.
1. Voir « Préambule ».
2. On pense ici principalement à Michel Pialoux qui, s’il a remarquablement renseigné les
dégradations importantes qui ont accompagné la modernisation des ateliers automobiles de
Sochaux et plus largement la classe ouvrière française, s’est dans le même temps employé
à montrer l’ensemble des « stratégies ouvrières » pour contourner ou contrer ces trans-
formations de l’organisation de la production. Voir par exemple ces chroniques Peugeot
publiées au début des années 1980, ou plus récemment, avec Corouge C., Résister à la
chaîne, Marseille, Agone, 2011.
3. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 1997, p. 294.
4. Idem.
5. tanguy L., La sociologie du travail en France, Paris, La Découverte, 2011. Voir aussi
« Préambule ».
285
MaxiMe Quijoux
On en sait désormais davantage sur l’analyse que Bourdieu porte sur cet
objet de recherche, loin de se limiter, en ce sens, à la seule « double vérité »
qu’il accorde au travail. Si les dominations occupent effectivement une place
importante pour le sociologue, non seulement dans les sociétés capitalistes,
mais aussi dans les économies de subsistance 6, celles-ci peuvent s’avérer extrê-
mement fluctuantes, selon les contextes de production et secteurs d’activités
dans lesquelles elles se réalisent. De fait, environnements productifs et écono-
miques se présentent comme autant de champs régis par un ensemble de luttes
que se livrent différents agents. De sorte que, tout comme l’habitus, les formes
et les degrés d’assujettissement que produit l’organisation du travail peuvent
varier fortement d’une situation économique, sociale ou historique à une autre.
Au risque de réifier le monde du travail, on ne peut donc étudier les formes de
domination au travail sans examiner les contextes et les conflits qui contribuent
tant à les exacerber qu’à les atténuer.
C’est par cette approche à la fois « relationnelle » et contextuelle que les
contributions rassemblées dans cette cinquième et dernière partie se proposent
d’interroger les formes contemporaines de dominations au travail. Les quatre
articles nous offrent en ce sens une échelle d’analyses tout à fait stimulante pour
concevoir la fécondité d’une telle entrée. La partie débute par un examen local
des formes de production des dominations. À partir d’une ethnographie rigou-
reuse d’un commissariat de police, la contribution de Proteau met en lumière la
correspondance qui existe entre l’espace physique du commissariat et l’espace
social des activités policières : on découvre comment agencement des lieux,
attributions des postes et hiérarchie des fonctions contribuent à produire des
schèmes indigènes, un habitus, qui légitime et conforte les divisions sociales de
leur univers professionnel. La deuxième contribution embrasse ensuite un objet
d’étude plus large puisqu’elle aborde les dominations au sein d’une catégorie
socioprofessionnelle : les cadres. En ciblant son étude sur l’encadrement issu
de la promotion scolaire ou d’entreprise, Goussard éclaire les modes de diffé-
renciations sociales parmi un groupe trop souvent perçu dans une homogénéité
de façade. L’auteure montre en l’occurrence comment les nouvelles normes de
management viennent renforcer des formes plus anciennes et plus classiques
de violence symbolique : face à des concurrents mieux dotés scolairement et
mieux ajustés aux exigences actuelles de l’entreprise, ces transfuges sont soumis
à des injonctions culturelles contradictoires, à l’origine certes d’« expériences
conflictuelles », mais qui conduisent toujours à des attitudes de résignation et
de retrait. Mais face à une définition aussi « aliénante » que celle de la « double
vérité du travail », peut-il en être autrement ? Les deux dernières contributions
entendent, chacune à leur manière, répondre à ce questionnement, poursuivant
en ce sens une montée en généralité dans les objets étudiés comment dans les
6. Voir dans la première partie la contribution « Le travail entre domination et rationalisation ».
286
introduction
7. buraWoy M., Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process Under Monopoly
Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1979.
287
Laurence proteau
Partir des premières observations réalisées sur un terrain est une manière
très empirique de mobiliser la sociologie relationnelle de Pierre Bourdieu pour
comprendre comment se fabrique l’habitus policier dans l’ordinaire des relations
de travail 2. Identifier les principales oppositions, mettre au jour le système des
relations objectives qui structure l’espace des positions dans un commissariat
permet, en effet, de vérifier qu’« un point dans un espace n’est rien en dehors de
ses relations avec le tout 3 ». Cette proposition résume l’ambition théorique et
l’exigence empirique au cœur de la théorie de la pratique telle que l’a construite
Pierre Bourdieu. Il s’agit de saisir avec une égale attention les contraintes
propres à un champ particulier de l’espace social ainsi que ses manifestations
physiques et symboliques incarnées dans les pratiques et les croyances d’agents
aux propriétés sociales et trajectoires diverses. S’ils ont en commun de participer
du même champ, il n’en reste pas moins que le partage des positions suscite
luttes et conflits. Leur règlement, jamais terminé, mobilise les possibles institu-
tionnels (les conditions structurelles) et les ressources inégales dont disposent
les agents (les types et le volume de capitaux). L’attachement à cette exigence
sociologique de tenir ensemble structures et agents, champ et habitus, afin de
saisir les logiques du sens pratique 4 policier, dispose à donner tout leur sens
à certains détails empiriques, comme lorsqu’un commandant s’exclame avec
rancœur : « Il nous bouffe nos postes », en parlant d’un autre service que le
sien. Ce type de petites phrases en dit long sur les luttes internes à l’institution.
De fait, les positions qu’occupent les policiers peuvent être très différentes et
inégalement valorisées et, contrairement à l’imagerie officielle, elles sont moins
1. Je remercie Christel Coton et Léonore Le Caisne pour leurs précieuses remarques sur ce
texte.
2. L’enquête s’est déroulée dans un commissariat d’une ville moyenne durant une année
et demie essentiellement auprès des brigades judiciaires (mineurs, mœurs, stupéfiants,
criminelle).
3. Bourdieu p., Réponses, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 203.
4. Bourdieu p., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1980.
289
laurence Proteau
5. Monjardet d., Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, coll.
« Textes à l’appui », série « Sociologie », 1996.
290
architecture physiQue et cadre syMBoLiQue. être et paraître poLicier
291
laurence Proteau
L’accueil est la première halte. Loïc la présente comme l’entrée propre, celle
qui ouvre le commissariat sur l’extérieur, sur la rue. Les gens y entrent libre-
ment. L’endroit est tenu par des adjoints de sécurité en uniforme qui font le
premier tri des « clients » : ils en excluent certains, orientent et canalisent les
autres. Il est sobrement meublé de six chaises disposées le long des grandes
vitres qui ouvrent le commissariat sur l’extérieur, d’une plante verte, d’une
télévision jamais allumée. Cette configuration qui se veut sinon accueillante
du moins neutre, en réalité, met mal à l’aise les gens du dehors confinés là et
exposés à la vue de tous (passants comme policiers). La tension, palpable, tient
à la confusion des statuts : certains demandent simplement des informations
ou se plaignent du voisinage, d’autres viennent déclarer un fait dont ils sont
victimes, d’autres encore se rendent à une convocation en tant que plaignants,
témoins ou mis en cause. Les regards obliques indiquent que chacun essaie de
deviner les raisons de la présence des autres : méfiance et gêne sont d’autant plus
prégnantes que dans une ville moyenne, il est toujours possible de croiser un
voisin, un collègue, une vague connaissance. Les interrogations et les suspicions
diverses vont bon train et participent de la construction sociale du commérage
et de la rumeur 8. En revanche, la gêne ne semble pas atteindre les adjoints de
sécurité qui répondent en parlant fort à la requête, souvent murmurée, des gens
du dehors. À l’immobilité et à la passivité contrainte de ces derniers, s’oppose
l’animation des policiers qui se croisent à l’accueil. Ils se saluent, échangent les
derniers potins et les infos de la veille ou se racontent leur soirée. Ces scènes
contrastent avec le silence des gens du dehors, qui ressentent d’autant plus leur
extériorité qu’ils n’ont aucun moyen – ni aucune raison – de participer à ces
formes de sociabilités ordinaires qui imposent les policiers comme les maîtres
des lieux, les gens du dedans. D’ailleurs, la première manifestation concrète de
l’intégration de l’enquêteur dans cet univers est de ne plus avoir à donner son
nom à l’accueil et de pénétrer, sans autres formalités, dans l’espace privé de
l’univers policier.
L’accueil est une frontière physique et symbolique qui inscrit la séparation
entre policiers et non policiers dans l’espace (entre eux et nous) ; il contient les
corps profanes à distance du corps policier. Observer les relations c’est aussi,
on le voit dans ce cas, observer des rapports inégaux, des rapports de force, des
292
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
Un monde de « fonctionnaires »
293
laurence Proteau
des moyens, mais aussi la réputation et la reconnaissance qui font leur attrait
aux yeux des policiers. La façon dont Loïc présente le service du quart, sans s’y
arrêter – « ils traitent le tout-venant », dit-il –, résume ce qui devrait, pour lui,
continuer à faire la différence entre ce service et ceux qui mènent des investiga-
tions longues, complexes et mobilisant une compétence particulière. Et, comme
pour donner du poids à son inquiétude, et en guise d’introduction à la suite de
la visite, il déplore la perte de prestige de la « crim’ 10 » – pilier mythique du
travail d’investigation – qui risquerait également le déclassement. Les enjeux
sont révélés : l’ancienne noblesse du métier semble remise en question par les
nouvelles priorités politiques, celles qui associent police de proximité et réponse
rapide à la petite délinquance.
Crim’, c’est le nom sous laquelle Loïc présente cette brigade d’investigation
alors qu’elle est depuis longtemps appelée officiellement Unité de recherches
judiciaires et réduite au sigle neutre d’URJ. Cette dénomination usuelle est un
indice de l’enjeu attaché au nom, mémoire des temps glorieux, sorte de carte de
visite symbolique plus parlante que l’organigramme officiel. Dès les premiers
contacts, cette fameuse crim’ apparaît comme un lieu et un monde à part, ouvert
uniquement aux initiés qui seuls se sentent autorisés à pousser la double porte
battante qui l’isole du reste du commissariat. Ce n’est pas parce qu’elle est
séparée des autres services que cette inscription particulière dans l’espace a un
sens univoque. Elle peut être cachée au fond du couloir en raison de sa moindre
importance (exclusion, relégation) ou alors, au contraire, parce qu’elle bénéfi-
cie d’une position protégée et privilégiée (tranquillité, intimité, autonomie).
Alors comment statuer sur le sens de cette observation ? C’est en replaçant cette
brigade dans un ensemble dont elle fait partie que l’on peut repérer l’existence de
formes de connivences et de logiques d’oppositions qui construisent des groupes
dont les membres se reconnaissent dans des manières d’être policier attachées à
la position qu’ils occupent dans cet espace.
Alors que nous pénétrons dans les locaux de la crim’, une manière commune
de « faire flic » s’impose d’emblée au regard. Tous les policiers sortent de leur
bureau. Plutôt sportifs en apparence et parlant fort, ils sont habillés exacte-
ment comme on s’y attend en se fiant aux clichés sur les flics d’investigation
(blousons de cuir, jeans). Ils nous entourent et commencent à raconter, sur un
ton de grande fanfaronnade virile, quelques-uns de leurs exploits en laissant
transparaître les risques du métier. Certes, cette mise en scène d’eux-mêmes vise
à impressionner ceux qui pénètrent dans leur fief et, ce, d’autant plus lorsque
10. Les guillemets encadrant ce diminutif ne seront plus utilisés dans la suite du texte.
294
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
c’est une femme qui s’y aventure 11 – mais pas seulement. Elle impressionne aussi
les autres policiers qui, lorsqu’ils les croisent, observent avec envie ou jalousie
l’aisance tonitruante des cadors du commissariat et enfin, elle galvanise et anime
ceux-là même qui la produisent. On peut y voir la manifestation très « sponta-
née » d’un ethos qui correspond à une position singulière dans le commissariat.
Les seigneurs agissent comme tels parce qu’ils sont en position de le faire et
parce qu’ils doivent le faire s’ils veulent préserver leur position et entretenir le
mythe. Mais ils ne le font pas pour autant de manière consciente : ils jouent le
jeu en toute croyance et mettent en œuvre une expérience doxique au monde
social. Ils n’ont pas le choix parce qu’ils sont habités par les exigences implicites
– mais incontournables – de leur position, c’est-à-dire, qu’ils sont dominés par
leur domination.
Les bas-fonds
C’est ensuite la descente vers l’entrée sale selon l’expression de Loïc. Plusieurs
salles en sous-sol où les policiers, comme leurs « clients », sont bien moins
lotis qu’à l’étage au-dessus. L’une d’elle est le vestiaire des gardiens de la paix.
Ils arrivent en civil et revêtent leur uniforme dans cette pièce aux murs jaunâtres
où chacun dispose d’un casier, comme dans un vieux gymnase. Le port de
l’uniforme leur interdisant de déjeuner en public, ils amènent leur gamelle de
chez eux et mangent rapidement dans une petite pièce attenante sobrement
équipée de distributeurs de boissons et de sucreries et meublée de petites tables
en plastique. Autant dire qu’ils n’y trouvent pas de quoi se reposer. L’autre
partie du sous-sol, qui donne sur le parking du commissariat, est réservée à
l’accueil des personnes arrêtées. Sombre, froid, triste, cet espace est occupé par
quelques bancs de bois et un comptoir où officie le chef de poste qui gère une
dizaine de cellules de garde à vue et de dégrisement. Là, les manières sont moins
courtoises que dans l’entrée propre. Menottes aux mains, les personnes interpel-
lées sont facilement bousculées, hurlent des insultes, tapent dans les portes des
cellules : ici, le bruit des gens du dehors retenus sous le régime de la garde à vue,
remplace le silence de ceux qui attendent, libres, à l’accueil. Loïc présente cet
endroit comme la face cachée du commissariat, ou plutôt comme la face qu’il
faut cacher. Le symbolisme de cet espace – un sous-sol dégradé, bruyant, isolé
des regards extérieurs – est de fait à l’opposé de l’entrée propre qui se veut la
vitrine de l’institution.
11. Au moment de l’enquête, cette brigade est exclusivement masculine. Pour une analyse
de la place des femmes dans la police, on peut lire Pruvost g., Profession : policier. Sexe :
féminin, Paris, éditions de la MSH, coll. « Ethnologie de la France », 2007.
295
laurence Proteau
Au cours de cette visite 12, rien qu’en passant d’un service à l’autre, d’un étage
à l’autre certaines oppositions qui structurent l’espace policier apparaissent.
Les gardiens de la paix occupent l’entrée sale, en sous-sol. Ils n’ont pas de lieux
privés (comme les bureaux réservés aux policiers en civil), le port de l’uniforme
les oblige au respect de nombreuses règles dans le commissariat (comme celle de
saluer un supérieur par son grade), mais aussi au dehors (comme l’interdiction
de manger ou même de s’asseoir dans un lieu public). Ils sont situés en bas de
la division pratique et symbolique du travail policier.
Mais les clivages ne séparent pas seulement le sous-sol des étages, les
policiers en uniforme en poste sur la voie publique des policiers en civil en
fonction dans les services d’investigation. Ils divisent aussi entre elles les diverses
brigades judiciaires selon une échelle de gravité supposée des affaires qui classe
les plus complexes – celles qui commandent de nombreuses investigations – au
sommet des biens policiers rares et de valeur. À l’inverse, les « petites affaires »
sans envergure s’enchaînent sans gloire pour le service qui les traite. Si l’on ne
considère que les deux extrémités de cet ordonnancement symbolique, le Quart
occupe la position dominée et la crim’ la position dominante. Entre ces deux
pôles, se distribuent d’autres positions intermédiaires et inégalement distinguées
là encore. Les commentaires de Loïc à leur sujet, lancés à la volée au fil de la
visite, renseignent sur le sens commun policier qui organise les perceptions
internes de cet univers : la brigade des mineurs est considérée comme mineure
parce que « sociale », tandis que celle des stupéfiants et des mœurs n’a pas affaire
à de « vraies » victimes, que ce soient les toxicomanes ou les prostituées.
12. Loïc ignora totalement la police judiciaire (PJ) qui dépend de la direction de la police
judiciaire alors que les divers services du commissariat – de voie publique, comme de
recherches judiciaires – sont rattachés à la direction de la sécurité publique. La PJ occupe
les sommets physique et symbolique du commissariat : au premier étage un petit escalier
très discret mène à une porte munie d’un code que seuls les membres de la PJ connaissent.
Les échos de ce service viendront plus tard au cours de l’enquête, toujours sur le mode
de la raillerie envieuse.
13. Proteau L., « Interrogatoire, forme élémentaire de classification », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 178, juin 2009, p. 5-11.
14. Proteau L., « Scribe ou scribouillard. Les ambivalences de l’écriture dans la division du
travail policier », in Coton C. et Proteau L. (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie
des écrits professionnels dans les institutions d’encadrements, Rennes, PUR, coll. « Le sens
social », 2012, p. 41-64.
296
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
L’image sociale du « vrai flic » emprunte au mythe qui émerge peu à peu à
partir de la fin du xixe siècle avec la naissance du roman policier, le dévelop-
pement de discours politiques et médiatiques sur l’insécurité 15 et l’invention
de deux nouvelles formes de police : judiciaire et scientifique. L’inspecteur en
charge d’enquêtes complexes résout l’énigme et arrête les bandits sans user des
méthodes de la police politique ou de celle du maintien de l’ordre public, mais
en mobilisant à la fois les savoirs de la science et les savoirs acquis par la proxi-
mité – calculée mais pas toujours maîtrisée – avec le monde de ceux qu’il traque.
L’image sociale de ce policier n’échappe pas à l’ambiguïté attachée aux positions
troubles qui font le bonheur des journalistes, des romanciers et des policiers
qui vendent leurs mémoires. Tous, pour des raisons différentes, ont intérêt à
fabriquer un flic d’action en équilibre entre la justice et le crime. Ce statut entre
deux eaux lui confère une aura de mystère et de secret, garante de la fascination
qu’exerce l’enquêteur comme le « grand bandit ». L’un et l’autre sont perçus
comme audacieux, courageux, rusés et libres.
Cette image sociale historiquement fondée est toujours au principe du classe-
ment indigène entre « fonctionnaire » et « flic » qui redouble les divisions entre
les services. Il ne faudrait pas croire que ces clivages ne sont que symboliques.
Ils ont, au contraire, des effets certains sur l’hexis corporelle et les pratiques
policières. Sorte de gouvernail des « bonnes manières » pour ceux qui ont les
moyens de s’inscrire au pôle dominant de l’investigation, ils structurent les
actions les plus quotidiennes de la vie ordinaire d’un commissariat. Nul n’y
échappe et ne peut s’en affranchir ; c’est le cadre commun d’ordonnancement
des connivences, des alliances, des intérêts, des goûts et des dégoûts, en un
mot des styles de vie policiers. Au jour le jour, ce système de jugement ne se
concrétise pas par des actes héroïques et flamboyants qui consacreraient les
« flics » au détriment des « fonctionnaires » qui, eux, n’auraient nul moyen de
briller. La croyance dans l’exception et l’exceptionnel s’entretient aussi par les
petits détails de la pratique. Par exemple, dans le registre de l’action, lorsque les
policiers de la crim’ sortent pour procéder à une arrestation, ou à une perquisi-
tion, ils s’agitent, s’exaltent, ajustent leurs armes dans leurs holsters, attrapent
à la volée un « deux-tons » qu’ils jettent au dernier moment sur le toit d’un
véhicule banalisé, puis démarrent en trombe dans la cour du commissariat.
La discrétion n’est pas de mise et l’excitation – parfois mêlée d’agacement –
gagne aussi les policiers d’autres services qui assistent à ce déploiement de corps
15. KaliFa D., Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2005.
297
laurence Proteau
Il est étonnant d’observer à quel point les policiers qui tirent leur fierté
professionnelle (et plus largement sociale) d’une adhésion au mythe, saisissent la
moindre manifestation de différence, aussi infime soit-elle, pour réaffirmer leur
territoire symbolique – celui de l’investigation et de l’action. Le point d’honneur
mis à incarner le mythe est certainement un moyen de réenchanter une position
par ailleurs menacée de déclassement professionnel.
298
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
299
laurence Proteau
administratif qui impose des horaires fixes : « On n’est pas à la sécurité sociale,
ici », s’exclame un gardien de la paix en poste à la crim’.
Concrètement, être flic et pas fonctionnaire, c’est posséder un ethos singu-
lier : ne pas compter son temps, privilégier la sociabilité virile aux dépens des
contraintes de la famille, cultiver un look particulier, une façon de marcher, une
intonation, valoriser le courage, l’acharnement, la curiosité, la ruse, le risque,
aimer chasser le bandit, puis résoudre l’énigme. Cette figure est largement
monopolisée par les policiers de la crim’ et à un moindre degré la brigade des
stupéfiants. Ceux des autres services ont peu d’occasion de briller ; ils souffrent
d’un déficit de crédit symbolique et d’un manque de reconnaissance de la part
non seulement des collègues, mais également, selon eux, de leur hiérarchie.
Robert, gardien de la paix en civil en poste à la brigade des mineurs se plaint
de l’absence de considération : « On n’est jamais reconnus, alors qu’on a des
questions de viol et de meurtres à traiter. » S’il se sent exclu du tableau des
honneurs et relégué en position dominée, c’est en raison de la place qu’occupe-
rait la crim’ dans la politique du commissariat. Elle monopoliserait indûment
l’attention et les félicitations : « La crim’ qui élucide un hold-up de temps en
temps, trois mois plus tard ils font encore la une des journaux ; le patron les
convoque et les félicite, nous jamais », regrette-t-il, amèrement.
16. Même à la crim’ les « belles affaires » sont rares, mais elles font parler d’elles grâce au
travail de publicisation des policiers de ce service qui n’hésitent pas à conter leurs exploits.
300
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
Cette scène participe des avancées à petits pas de la recherche, avancées qui,
avec le temps, dessinent un espace cohérent, construit, argumenté de positions
(indissociablement pratiques et symboliques) : les policiers de la crim’ sont
décidément à part dans le commissariat, cela se confirme encore une fois : ils
jouent avec le look (blousons de cuir, arme dans le holster sous le bras…) et avec
la voix (parlent haut et fort) ; ils sont à l’aise où qu’ils se trouvent et adoptent
un air pressé et affairé. Ce travail pour produire l’image d’un professionnel
d’exception au-dessus du lot commun, compose la mallette symbolique des
dominants, technique qu’il leur faut parfaire sans cesse et qui les oblige à être à
la hauteur pour ne pas perdre la face. Et cet enjeu est de taille puisqu’il engage
non seulement la valeur de la position dans le champ professionnel, mais bien
plus largement dans l’espace social. Pour ces policiers, il s’agit alors de faire tenir
ensemble la représentation d’eux-mêmes telle que la construit la multitude de
séries télévisées qui occupent l’écran depuis une dizaine d’années (sans parler du
modèle de l’inspecteur dans les romans policiers) et leurs pratiques ordinaires :
« Qu’est-ce qu’ils connaissent, les gens, de la police ? C’est ce qu’on voit à la
télévision, c’est les enquêtes, hein ! L’“inspecteur mène l’enquête”. On ne voit
pas des gens en train de faire de la circulation, à part dans les pervenches, mais
enfin ça ne correspond pas à l’idée qu’on se fait du policier. » (Commandant,
chef de la crim’.)
301
laurence Proteau
302
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier
(OPJ) qui auraient pu être affectés dans les services d’investigations classiques
(mineurs, stupéfiants, mœurs et crim’), mais surtout la qualité du travail qu’il
effectue est contestée, quand bien même il prend en charge le « tout-venant »
et sert de filtre entre le flux des arrestations et les brigades spécialisées. En effet,
lorsque les procédures engagées par ce service échoient à l’une d’entre elles, les
récriminations des destinataires sont multiples : procédures mal ficelées, multi-
plication ou au contraire fermeture des pistes d’investigation, procès-verbaux
d’interrogatoire elliptiques, etc.
18. Celles qui n’ont ni intérêt, ni grandeur policière et, surtout, qui ne peuvent être résolues.
19. L’enquête dite d’initiative est suscitée par l’activité de la police et non par la plainte d’une
victime.
303
laurence Proteau
ConClusion
L’approche relationnelle de la sociologie de Pierre Bourdieu permet de dépas-
ser les questionnements en termes de profession ou de travail, deux approches
qui présentent les faux avantages des apparences : on peut effectivement facile-
ment observer des policiers en train de travailler. Mais qu’observe-t-on en
réalité ? Si l’on ne rapporte pas une situation observée à une autre situation
observée dans un autre point du même espace, on ne voit pas que le groupe
est composé de positions qui s’opposent en s’incarnant dans des pratiques et
des représentations différentes, mais impensables séparément. C’est seulement
parce que la position de l’agent de patrouille en uniforme, pris dans le système
classificatoire qui organise les actions et les perceptions policières, est reconnue
comme la plus basse de la hiérarchie symbolique du métier, que ce policier
considère comme allant de soi d’intégrer les services d’investigations lorsqu’il
souhaite une promotion.
Cependant, cette configuration n’est pas intemporelle. On n’est pas policier
de la même manière en fonction de sa position et cette position n’a pas néces-
sairement toujours la même valeur dans l’histoire. Au Moyen Âge, la seule vraie
police contrôlait les échanges marchands 20, ensuite vint la police politique, puis
celle du maintien de l’ordre public. Ce n’est qu’à partir de la première moitié
du xxe siècle que l’enquête criminelle s’impose comme le pôle le plus légitime
de l’action policière 21. Il est donc important de considérer l’état des rapports
de force à un moment donné dans l’espace policier pour saisir les principes
de division inscrits à la fois dans l’ordonnancement physique et administratif
(bureau et organigramme) et dans les pratiques et dans les représentations parta-
gées. C’est dire que l’on observe moins une activité professionnelle, qu’un travail
de construction de groupe. Dans cette configuration, les dominants luttent pour
maintenir leur position distinctive et imposer leurs principes de division et de
vision du monde policier. C’est notamment le cas des policiers de la crim’ qui
tentent, de façon parfois trop voyante, de sauver la face lorsque leur position
est menacée par les nouvelles priorités politiques en matière de délinquance.
évidemment, ce qui condamne les uns à déchoir satisfait ceux qui tirent profit
de ces transformations. Pourtant, et c’est ce que qu’il faut retenir également, il
ne suffit pas de changer les priorités par le haut, encore faut-il que les repré-
sentations du « vrai » flic et de la « belle » affaire se modifient, ce qui suppose
que le mythe s’efface. Mais cela est loin d’être le cas car le mythe n’a pas besoin
de supports empiriques pour survivre, seule l’imposition d’un autre mythe peut
le détrôner.
20. Napoli P., Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes et société, Paris, La Découverte,
coll. « Armillaire », 2003.
21. Berlière J.-M., Le monde des polices en France, xixe-xxe siècles, Bruxelles, Complexe, 1996.
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305
Lucie goussard
la vulnéRabilité au tRavail
des cadRes d’oRigine PoPulaiRe 1
307
lucie goussard
projets les plus stratégiques, les rémunérations et primes les plus importantes
sont attribués à ceux qui se montrent « convaincants », capables de « briller en
public », de communiquer avec « persuasion » et de créer les réseaux les plus
étendus 8.
Mais derrière l’engagement, les « savoir-être » et le « talent », le nouvel esprit
du capitalisme ne masque-t-il pas les mécanismes sociaux qui sont au fondement
de la hiérarchisation des places dans l’entreprise ? Ces nouvelles règles du jeu
ne font-elles pas explicitement appel à la mobilisation des capitaux symbolique,
culturel et social ? Ne sanctionnent-elles pas ainsi des compétences socialement
héritées et définies par des habitus de classe ?
encadré méthodologique
Les analyses proposées dans ce chapitre s’appuient sur deux enquêtes. La première a été
menée dans le cadre d’une thèse, entre 2007 et 2011, dans les services d’ingénierie de
deux grandes entreprises françaises des secteurs automobiles et aéronautique. La seconde
a été réalisée entre 2012 et 2013 au sein de la direction Recherche et Développement
d’une grande entreprise française de l’énergie. Au total, 140 cadres ont été interviewés. Si
la majorité de ces chercheurs, ingénieurs, coordinateurs de projet et managers sont issus
des classes moyenne et supérieure, 34 d’entre eux ont au moins un parent ouvrier ou
employé. Parmi ces « transfuges sociaux9 », encore dénommés « transfuges de classe10 »
ou « miraculés sociaux11 », 13 sont des « transfuges scolaires » : leur ascension sociale
s’est effectuée au sein du système scolaire. Les 21 autres constituent, quant à eux, des
« cadres de la promotion12 » ou « autodidactes13 » car ils ont accédé au statut de cadre
par le biais d’un parcours promotionnel au sein de leur entreprise. Précisons également
que les terrains d’enquête sont très peu féminisés : le service étudié dans l’automobile
compte 18 % de femmes, celui de l’aéronautique 15 % et celui de l’énergie 30 %. La
population d’enquête est également très masculine – elle compte près de 80 % d’hommes.
L’expérience de la mobilité est donc plutôt déclinée ici au masculin.
308
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
possibles de ceux qui sont les plus mal placés dans cette distribution, les cadres
transfuges sociaux. Dans un second temps, une typologie mettra en lumière les
diverses tensions vécues par ces cadres afin de pointer les éléments qui, par-delà
la diversité des expériences, éclairent leur plus grande vulnérabilité dans le
champ de l’entreprise moderne.
14. bourdieu P., « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 31, 1980a, p. 2-3.
15. boltansKi L. et Chiapello È., op. cit.
309
lucie goussard
clairement, il faut passer des coups de fil à droite à gauche, prendre contact
avec les chefs de département, que le jour de la revue de projet, tout le
monde soit déjà convaincu ! Il faut se battre pour ce que l’on fait et faire
du lobbying auprès des instances décisionnelles. » (Valérie, 37 ans, chef de
projet, automobile, Supélec, fille de psychiatre et de psychanalyste.)
« Je ne suis pas un bon communiquant. J’ai tendance à avoir plus une menta-
lité de chercheur. Je préfère être légitime en bâtissant un raisonnement
logique plutôt que de me placer en faisant de belles présentations power
point pour vendre mon travail. Alors je sais bien que ce serait plus payant
mais voilà, je ne suis pas un bon vendeur ! » (Nicolas, 40 ans, chef de projet,
énergie, BTS maintenance aéronautique, école d’ingénieur de rang C, docto-
rat, fils d’artisan et d’employée de commerce.)
16. MonChatre S., « Accès au statut cadre en cours de vie professionnelle : politiques d’entre-
prise et pratiques individuelles », Cahiers du GDR CADRES, no 9, Actes de la journée du
27 juin 2005.
17. granField R., « Making it by faking it: Working-class students in elite academic environ-
ment », Journal of contemporary ethnography, vol. 20, no 3, 1991, p. 331-351.
310
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
311
lucie goussard
Les réseaux peuvent être de deux types. Le premier est le réseau profession-
nel, constitué au fil de la trajectoire professionnelle au contact des membres de
l’équipe de travail, du service ou des projets. L’entretien de contacts privilégiés
avec des responsables hiérarchiques et des chefs de projet facilite alors grande-
ment l’accès à des informations et à des soutiens essentiels pour accomplir ses
choix de carrière. Le second, plus informel mais non moins institué, renvoie aux
anciens élèves des écoles d’ingénieur les plus prestigieuses de l’enseignement
supérieure, qualifiées de « rang A ». Il en va ainsi par exemple pour le réseau
des anciens élèves de l’école polytechnique, de l’école centrale Paris, l’école des
mines, de Supélec ou de l’école des ponts ParisTech. Par définition, ces réseaux
son strictement réservés aux diplômés de ces « grandes écoles ».
« Quand je parle de réseau, je fais référence aux anciens des Mines. On dispose
d’une liste de tous les anciens élèves, on a souvent leur numéro de téléphone
portable personnel et on sait directement quel est leur poste et quelles sont
leurs spécialités. C’est un réseau fort à l’intérieur de l’entreprise, qui nous
offre des opportunités importantes. Le “réseautage” c’est une compétence que
je maîtrise assez bien depuis que j’ai compris que pour dix contacts sollicités,
trois constituent des nœuds de réseaux pouvant eux-mêmes nous présen-
ter de nouvelles personnes. » (Vincent, 37 ans, chef d’équipe, automobile,
ingénieur de l’école des mines, Paris, fils d’ingénieur et de professeure de
mathématiques dans le secondaire.)
Le réseau des anciens élèves d’une école permet aux cadres qui y ont accès
de conserver ou d’augmenter leur patrimoine et corrélativement, de mainte-
nir ou d’améliorer leur position dans le champ de l’entreprise. Le « sens des
relations 24 » autorise donc les détenteurs d’un fort capital social d’augmenter
leur capital symbolique par le biais d’une reconversion de leur capital cultu-
rel objectivé sous la forme d’un titre scolaire, en une autre espèce de capital,
le capital social. N’ayant souvent pas fréquenté de grandes écoles, les cadres
transfuges se trouvent de fait exclus de ces réseaux de placement. Ils critiquent
d’ailleurs assez vivement leur fondement.
« Les anciens des écoles du groupe A, on leur déroule le tapis rouge. On sait
qu’ils seront forcément bons, enfin on le suppose. À l’inverse, ici, les écoles en
bas du groupe C sont presque indignes de délivrer un diplôme d’ingénieur. »
(Gilles, 30 ans, ingénieur chercheur, énergie, école d’ingénieur de rang C puis
doctorat dans une école de rang A, fils d’employés municipaux.)
24. bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
312
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
Dans leurs propos, Gilles et Simon signifient que le diplôme, et plus préci-
sément l’école qui le délivre, fonctionne comme une exigence tacite orientant
plus ou moins ouvertement les choix de cooptation tout au long de la carrière,
en sorte que les cadres dépourvus de ces traits se trouvent exclus ou renvoyés
à des positions marginales dans le champ. L’attribution de qualités spécifiques
et d’une certaine notoriété dans l’entreprise aux diplômés des écoles de rang A
se confirme en effet dans les propos de ce conseiller en ressources humaines de
l’entreprise automobile : « On peut leur faire confiance tout de suite. Ces salariés
font preuve d’une grande intelligence, d’une certaine rapidité dans la réflexion et
d’une vision de l’entreprise à moyen et long terme. » La détention d’un diplôme
de rang A joue un déterminant dans les carrières car en consolidant le capital
culturel et social de ces cadres, cette formation les dote d’un capital symbolique
légitimant leur position dominante dans l’entreprise.
Tout au long de la carrière, l’attribution des postes répond à des logiques
d’« étiquetage 25 » en fonction des écoles d’où les cadres sont diplômés 26. Or,
le fait d’exiger un diplôme déterminé sur un poste peut être une manière d’exi-
ger en réalité une origine sociale déterminée. Au bout du compte, ce système
d’« étiquetage » et de réseaux de placement masque la segmentation qui a lieu
au sein de la population des cadres et participe pour partie à la production et
à reproduction des inégalités sociales dans le champ de l’entreprise. L’accès au
statut de cadre ne dispense donc pas les mêmes bienfaits en termes de carrière
selon l’origine sociale de ses détenteurs. Les capitaux culturel, social et symbo-
lique des cadres transfuges circonscrivent leur espace des possibles et agissent
dans le sens d’une fragilisation à l’égard des règles du champ dans lequel ils
évoluent. Voyons à présent comment ces handicaps sociaux façonnent leur
trajectoire professionnelle, dans le sens d’une plus grande vulnérabilité au
travail.
313
lucie goussard
« matrices de socialisation contradictoires 27 ». Bien que les transfuges n’aient pas
un habitus de classe univoque 28, leur mobilité sociale se traduit donc nécessaire-
ment par une « tension entre le milieu d’origine et le milieu d’arrivée 29 ». Chez
les cadres transfuges, cette tension donne lieu à des expériences contrastées
entre ceux qui, tiraillés par leur multi-positionnement social, ne parviennent pas
à trouver leur place dans l’organisation, ceux qui l’ont trouvée au moyen d’un
investissement particulièrement coûteux et ceux qui souffrent de l’avoir perdue,
suite à l’absence de reconnaissance par l’entreprise de leur engagement 30.
27. lahire B., L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998a.
28. Laurens J.-P., Un sur cinq cent. La réussite scolaire en milieu populaire, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1992.
29. naudet J., « Se sentir proche quand on est loin. Mobilité ascendante, distance sociale et
liens aux milieux d’origine aux Etats-Unis, en Inde et en France », Sociétés contemporaines,
no 88, 2012, p. 125-153.
30. Précisons que les trois formes d’expériences ici relatées constituent des idéaux-types.
Parmi les cadres transfuges rencontrés dans le cadre de l’enquête, certains correspondent
à plusieurs types, tandis que d’autres passent de l’un à l’autre au cours de leur carrière.
31. Joël, 52 ans, ingénieur qualité, aéronautique, DUT mesures physiques, cadre issu de la
promotion professionnelle, fils de chauffagiste et de femme au foyer.
32. 42 ans, cadre technique, aéronautique, DUT génie mécanique et productique, cadre issu
de la promotion professionnelle, fils d’employé et d’ouvrière.
314
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
certaine solidarité avec son milieu d’origine. Il s’agit de ne pas rompre avec ses
référents culturels et idéologiques.
En accédant à ce nouveau statut, les cadres transfuges doivent faire l’appren-
tissage de codes sociaux qui leur paraissent parfois éloignés de ceux de leur
classe d’origine. La peur de trahir leur classe traverse alors leur identité 33 et peut,
dans certains cas, se traduire par un « état de schizophrénie culturelle 34 » ou de
« névrose de classe 35 ». Pour sortir de cette contradiction, certains d’entre eux
– généralement héritiers d’une culture militante – s’engagent dans le syndica-
lisme, le plus souvent au sein des organisations qui défendent des intérêts inter-
catégoriels. Caractérisés par des opinions de gauche et un sentiment de proxi-
mité à l’égard des ouvriers et des employés, ils incarnent la figure des cadres
« solidaristes » analysée par Grunberg et Mouriaux 36. À travers cet engagement,
ils trouvent un moyen de concilier leur nouvelle position sociale avec leur milieu
d’origine. Face à un dilemme comparable à l’égard de leur multi-positionnement
social, d’autres pensent à quitter leur milieu professionnel pour intégrer un
univers, qui « leur correspond davantage ». Gilles fait partie des jeunes trans-
fuges scolaires qui envisagent de démissionner. Lorsqu’il fait le récit de sa trajec-
toire scolaire, il se décrit comme un bon élève, notamment dans les disciplines
scientifiques. Une fois titulaire du baccalauréat obtenu avec mention, il choisit
de s’inscrire en BTS plutôt qu’en classe préparatoire car, d’après ses parents,
« c’était l’alternative la plus sûre pour trouver un emploi ». Au cours de cette
formation, il rencontre un professeur qui l’encourage à poursuivre ses études au
sein d’une école d’ingénieur de province. À son arrivée dans cette école, Gilles
redouble d’efforts pour rattraper le niveau de ses camarades en mathématiques.
Les deux années suivantes, il devient major de promotion. Alors encouragé par
un autre professeur, il décide de passer un DEA, puis de s’inscrire en thèse, à
l’école des mines de Paris. Au sortir de sa soutenance de thèse, il est embauché
dans une grande entreprise française de l’énergie au poste d’ingénieur-chercheur.
33. On trouve, dans les romans d’A. Ernaux, des descriptions extrêmement fines de cette
tension morale (ernaux A., La place, Paris, Gallimard, 1983 ; ernaux A., La honte, Paris,
Gallimard, 1997).
34. La tension entre deux univers contradictoires conduit « l’hétérogénéité des habitudes, des
schèmes d’action incorporés à s’organiser sous la forme d’un clivage du moi, d’un conflit
interne central organisant (et embarrassant) chaque moment de l’existence » (lahire B.,
op. cit., p. 49).
35. Dans son ouvrage La névrose de classe, V. de Gaulejac analyse la contradiction à laquelle
les transfuges font face, tourmentés par leur attachement à leur milieu d’origine et leur
désir de promotion sociale. L’une des explications plausibles de cette situation est le désir
contradictoire des parents de voir leurs enfants assumer leur héritage et ne pas rejeter la
tradition familiale en « réussissant », c’est-à-dire en connaissant une promotion sociale.
On voit ainsi se dessiner les contours d’une contradiction entre, d’une part, le souci de
loyauté envers la tradition familiale et donc envers un certain milieu social et, d’autre part,
le désir d’accéder à un milieu supérieur.
36. grunberg g. et Mouriaux R., L’univers politique et syndical des cadres, Paris, Presses de la
Fondation national des sciences politiques, 1979.
315
lucie goussard
Gilles a aujourd’hui 30 ans et deux ans d’ancienneté dans cette entreprise. Il est
désormais fonctionnaire et bénéficie d’un salaire qu’il juge « largement suffi-
sant » (2 600 € nets mensuels) et « quasi indécent » au regard de ce que perçoi-
vent ses parents « qui gagnent 1 300 € nets après 30 ans de carrière dans la
fonction publique ». Pourtant, les doutes qu’il formulait au sortir de son école
d’ingénieur sur son avenir professionnel perdurent. Il pose les choses ainsi :
« Soit tu mets un mouchoir sur ta morale et tu te conformes à la voie royale
tacite, tu passes chef de projet, puis chef de groupe, avant d’être éjecté à un poste
que tu as plus ou moins choisi ; soit tu réfléchis à ce que tu veux faire dans la
vie, ce qui te plaît foncièrement. » Il rejette le comportement des ingénieurs qu’il
qualifie de « pseudo-élite, les consanguins de la voie royale, qui viennent des
écoles de groupe A ». Il leur reproche de « tous raisonner de la même façon »,
d’avoir « une manière de penser qui est lissée », d’être « stratèges », « dans le
carcan qui va bien », celui de « la langue de bois, où on met la poussière sous le
tapis et on ne fait pas de vague ». Avec ses mots, Gilles rejette les détenteurs des
capitaux les plus rentables et les plus légitimes dans le champ de l’entreprise.
Ne se considérant pas suffisamment dans « la droite pensée de l’entreprise »,
il envisage alors de se reconvertir dans le métier de menuisier-ébéniste, car il
estime s’être trompé dans son orientation professionnelle : « J’ai fait l’erreur de
briller dans le milieu scientifique et intellectuel, mais au fond, je suis quelqu’un
de manuel. » Gilles ne parvient pas à incorporer les codes du milieu profes-
sionnel dans lequel il évolue. Comme rattrapé par son milieu social d’origine, il
songe alors de plus en plus sérieusement à les rejeter 37.
37. Cette trajectoire n’est pas isolée. Au cours de nos enquêtes de terrain, nous avons rencontré
d’autres cadres transfuges scolaires, souvent très jeunes, ayant pour projet de se reconvertir
dans un métier totalement différent du leur. C’est notamment le cas de Sophie, une ingénieure
de 30 ans du secteur aéronautique, qui démissionne au moment de l’entretien dans l’optique
d’ouvrir un gîte. Tiraillée par son multi-positionnement social d’ingénieure fille de conducteur
de train, son récit est marqué par un sentiment d’imposture particulièrement fort.
316
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
faut franchir des épreuves qui exigent, comme le constatait déjà L. Boltanski en
1982 38, un mode de vie ascétique.
Le travail étant défini comme leur priorité, ils sont prêts à lui consacrer la
majeure partie de leur temps et de leur énergie. Cherchant à intégrer les normes
et la culture des nouveaux modèles d’organisation axés sur la performance
individuelle et l’excellence professionnelle 39, ils ne tiennent pas compte des
mécanismes de régulation classiques du travail : ils travaillent sous la pression
du temps, à la poursuite d’objectifs qu’ils ne peuvent souvent pas atteindre et
sont complètement dévoués et disponibles pour leur travail, jusqu’à le laisser
envahir leur espace privé. Plusieurs d’entre eux déclarent travailler entre 50 et
60 heures par semaine, sans compter le temps passé au traitement de leurs
e-mails, au domicile, le soir et le week-end. Cet investissement temporel est
parfaitement légitime à leurs yeux :
« À mon niveau, on n’est pas à 39 heures par semaine […] ! Mais bon ça, ça
fait partie quelque part, enfin je veux dire moi ça me perturbe pas, ça fait partie
aussi du travail, à un certain niveau, on est obligé d’être relativement dispo-
nible par rapport à son travail. » (Pierre, 55 ans, chef de service, aéronautique,
cadre issu de la promotion professionnelle, fils de technicien mécanique.)
38. boltansKi L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.
39. aubert n. et gaulejaC V. de, Le coût de l’excellence, Paris, éditions du Seuil, 1991.
40. Nicolas, 34 ans, pilote projet, automobile, DUT génie mécanique et productique, fils
d’agent de maîtrise.
41. Devenir cadre suppose d’abord de passer par un rituel très codifié, d’être coopté par sa
hiérarchie, de se soumettre à des épreuves d’évaluation, souvent de retrouver les bancs de
l’école tout en maintenant son activité professionnelle et d’être sélectionné par la commis-
sion de passage cadre.
42. 46 ans, responsable de service, automobile, BTS puis école d’ingénieur, fils d’ouvrier.
317
lucie goussard
318
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire
319
Lucie goussard
conclusion
Les mutations récentes du champ de l’entreprise déplacent et recomposent
les exigences adressées aux cadres. Si certains d’entre eux sont susceptibles de
s’approprier cette vision du monde et de mettre à profit leurs capitaux social,
culturel et symbolique pour accéder aux positions dominantes, d’autres, en
revanche, s’en trouvent déstabilisés. Il existe en effet une corrélation forte entre
les positions sociales d’origine des cadres, les dispositions qui les occupent et
le rapport qu’ils entretiennent avec leur activité professionnelle. La trajectoire
sociale constitue un élément extrêmement structurant du rapport au travail des
transfuges sociaux. Elle façonne tant leurs modes d’investissement que leurs
perspectives de carrière et les expose à trois types d’expériences conflictuelles :
chercher leur place au risque de trahir leur classe d’origine, se surinvestir au
travail pour investir leur nouvelle position sociale et perdre cette place en se
heurtant au plafond de verre. Surdimensionnant la place du travail dans leur
identité sociale, ils sont par conséquent beaucoup plus affectés que les autres
cadres lorsque leur travail et leur carrière sont mis en cause.
Cette analyse en termes de « capitaux » met donc au jour les inégales
ressources dont disposent les cadres, en fonction de leur origine sociale, pour
accomplir leurs désirs professionnels, s’approprier et mettre en œuvre les
47. saYad A., La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du
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soPhie Béroud
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sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical
Une deuxième raison est à chercher dans les logiques de construction des diffé-
rents savoirs académiques sur le syndicalisme 9. De longs développements seraient
ici nécessaires. Nous nous limiterons à deux remarques rapides. D’une part,
l’objet « syndicalisme » a relativement été délaissé à partir des années 1980 par
la sociologie du travail 10. Les approches en termes de relations professionnelles
tendent à dominer, restituant les logiques de constitution des acteurs, des insti-
tutions et des règles, c’est-à-dire aussi de systèmes nationaux construits autour
de modes de reconnaissance et de règles spécifiques. Ces perspectives mettent au
centre de leur réflexion la co-production des règles et des formes de régulation, ce
qui les conduit à interroger les relations entre conflits et négociations, l’évolution
des stratégies des acteurs en prise avec les transformations du marché du travail
ou encore les changements dans les niveaux de négociation 11. Elles abordent le
syndicalisme au niveau de l’entreprise ou de la branche, mais moins dans l’idée de
comprendre ses modalités de structuration interne, son fonctionnement organi-
sationnel que son poids dans la production de régulations, les formes de jeux
ou d’échanges auquel il prend part, en interaction avec d’autres acteurs. D’autre
part, en ce qui concerne la science politique, la thématique de la crise du syndi-
calisme s’est largement imposée tout au long des décennies 1980-1990, incitant
à questionner la réalité des effectifs, les logiques d’engagement et les transfor-
mations du rapport au champ politique 12, mais n’appréhendant que rarement de
façon structurale l’univers syndical comme un espace de positions 13. Ainsi, alors
même que les questionnements sur le microcosme spécifique que constituent les
mouvements de type protestataire, en termes de pratiques sociales mais aussi de
production de repères cognitifs, alimentent nombre de discussions théoriques
dans la sociologie des mobilisations et incitent à réfléchir en termes de champ ou
d’espace 14, ce n’est pas le cas sur l’objet syndical. Sans doute parce que le syndi-
calisme est rarement associé à l’étude d’une cause spécifique – alors même qu’il
en est souvent partie prenante (si l’on pense au féminisme, à la défense des sans-
papiers, etc.) et qu’une logique de séparation entre les travaux sur les mouve-
ments sociaux et les travaux sur le syndicalisme a longtemps prévalu, avant de
commencer à être remise en cause à la fin des années 1990. Nous proposons donc,
9. ChaMbarlhaC v. et ubbiali G. (dir.), Épistémologie du syndicalisme, construction de l’objet
syndical, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 13-34.
10. tanguy L., La sociologie du travail en France : enquête sur le travail des sociologues,
1950-1990, Paris, La Découverte, 2011.
11. bevort A. et jobert A., Sociologie du travail. Les relations professionnelles, Paris,
Armand Colin, 2011.
12. béroud S., « Le syndicalisme construit par la science politique », in ChaMbarlhaC v. et
ubbiali g. (dir.), Épistémologie du syndicalisme…, op. cit., p. 13-34.
13. giraud B., « Au-delà du déclin. Difficultés, rationalisation et réinvention du recours à la
grève dans les stratégies confédérales des syndicats », Revue française de science politique,
vol. 56, no 6, 2006, p. 943-968.
14. bereni L., « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause
des femmes », in bard C. (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, PUR, 2012,
p. 27-43 ; Mathieu L., L’espace des mouvements sociaux, op. cit.
325
soPhie Béroud
15. Rappelons que le taux de syndicalisation en France oscille entre 8 à 9 % de la population
active.
16. béroud S. et yon K., « Face à la crise, la mobilisation sociale et ses limites. Une analyse
des contradictions syndicales », Modern & Contemporary France, no 20, 2012, p. 169-183.
17. Qu’il s’agisse d’opposer, selon les époques et les lieux, syndicalisme révolutionnaire et
syndicalisme réformiste, syndicalisme d’affaire et syndicalisme de mouvement social, ces
typologies visent à proposer des classements qui aident à décrypter le paysage syndical,
mais qui figent aussi des « modèles ».
326
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical
18. darlington R., « The Marxist Rank-and-File/Bureaucracy Analysis of Trade Unionism: Some
Implications for the Study of Social Movement Organisations », in barKer C., Cox l., KrinsKy j.
et gunvald a. (dir.), Marxism and Social Movements, Leiden-Boston, Brill, 2013, p. 187-207.
19. gagnon M.-J., « Le syndicalisme : du mode d’appréhension à l’objet sociologique »,
Sociologie et sociétés, vol. XXIII, no 2, 1991, p. 79-95.
20. CoMarMond L., Les vingt ans qui ont changé la CGT, Paris, Denoël, 2013.
21. bourdieu P., « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 200, 2013, p. 14-15.
327
soPhie Béroud
22. oFFerlé M., Les patrons des patrons. Histoire du Medef, Paris, Odile Jacob, 2013 ; pour une
lecture de l’espace de la représentation patronale en termes de champ : Coulouarn T.,
Au nom des patrons. L’espace de la représentation patronale en France, thèse de doctorat en
science politique, université Paris 1, 2008.
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sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical
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publique. Par la loi de 1884, le législateur a assigné une place subalterne aux
syndicats dans la production de l’intérêt général, leur attribuant un rôle limité
et un domaine d’action circonscrit, celui du « professionnel 28 ». Au cours du
xxe siècle, la construction progressive d’instances et d’outils de négociation
– d’abord avec les conventions collectives, puis au niveau des entreprises – ainsi
que la définition d’un régime juridique de représentativité syndicale ont large-
ment contribué à créer un domaine d’activités sociales propres. Le répertoire
d’action du syndicalisme a été profondément transformé par la consolidation de
ces lieux de représentation et de négociation. Cette spécialisation progressive des
activités syndicales contribue à l’existence d’un corps d’agents permanents du
champ qui vont vivre pour et par le syndicalisme, mais aussi à une certaine unifi-
cation des pratiques, de la structuration des organisations (sur le plan territorial
et sur le plan professionnel) à la codification d’un langage technique particulier.
On pourrait soulever, en suivant Bernard Lahire sur ce point, que cet univers
n’a pas la même prégnance pour ceux qui, en devenant des élus, permanents ou
semi-permanents, deviennent des « pratiquants », des professionnels du syndi-
calisme et ceux qui demeurent plutôt des usagers du champ, simples adhérents
des confédérations 29. C’est donc en nous centrant sur les premiers, sur les agents
en lutte pour l’appropriation et la définition d’un capital spécifique, que l’on peut
réfléchir aux propriétés à la fois communes et distinctives du champ syndical.
En premier lieu, on prend bien la mesure de la différenciation qui s’est
produite, de l’institutionnalisation de ce domaine de pratiques au travers de la
consolidation de toute l’activité de négociation. Qu’est-ce qui fait « courir » un
syndicaliste aujourd’hui ? On pourrait reconstituer des « carrières » militantes
au sens d’Howard Becker, des carrières de professionnels du syndicalisme qui
passeraient de premiers mandats électifs au sein de l’entreprise à des mandats au
sein de la branche (le secteur d’activité) ou d’autres institutions paritaires (comme
les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux), puis par des
postes dans des organismes (d’expertise, de prévoyance, etc.) gravitant autour des
syndicats. Le rapport à la mobilisation pourrait en être quasi absent, voire totale-
ment (même si l’appartenance syndicale à telle ou telle organisation joue bien
sûr un rôle ici). Pour le dire autrement, l’activité syndicale légitime s’est resserrée
autour des domaines d’intervention désignés sous les termes du « professionnel »
ou du « social » et l’intériorisation de ce bornage de l’action participe de l’accepta-
tion des règles du jeu des relations professionnelles entre « partenaires sociaux ».
De ce point de vue, le champ syndical constitue bien un microcosme spécifique,
avec ses règles du jeu propres et une forme d’illusio qui conduit aujourd’hui une
large partie des dirigeants syndicaux, mais aussi des responsables intermédiaires
à revendiquer pour certains l’autonomie de la sphère des relations profession-
28. barbet D., « Réflexion sur la production des frontières du syndical et du politique. Retour
sur la loi de 1884 », Genèses, no 3, 1991, p. 5-30.
29. lahire B., Monde pluriel…, op. cit., p. 157.
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sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical
Il n’en reste pas moins, pour autant, que se pose la question de l’autono-
mie de ce champ syndical. Nous avons souligné plus haut la forte exposition
de cet espace social à des décisions prises ailleurs, dans le champ politique et
la forte sensibilité aux enjeux internes de ce dernier, c’est-à-dire aux luttes et
aux recompositions partisanes. Ce problème demeure insoluble si l’on fait de
l’autonomie, en suivant en cela Pierre Bourdieu, un des critères distinctifs des
champs. Or, Bernard Lahire invite à dépasser cette aporie en distinguant une
autonomie-spécificité d’une autonomie-dépendance 35. Par autonomie-spécificité, il
entend l’existence d’un domaine particulier d’activité qui se différencie d’autres
domaines au travers de ses enjeux propres, de ses règles du jeu, du savoir qu’il
produit sur lui-même. Mais cette première autonomie n’implique pas, selon lui,
une clôture sur soi, et ce domaine peut être traversé par des enjeux extérieurs.
Cette piste nous semble particulièrement féconde pour rendre compte à la fois
des logiques spécifiques d’un secteur du monde social, mais aussi des inter-
sections avec d’autres sphères, économique et politique. Elle permet de penser
comment cet espace acquiert, de façon performative, une force contraignante,
tout en continuant à être attentif à ce qui se passe à l’extérieur du champ, aux
différentes expériences sociales qui contribuent (depuis l’école en passant par
la sphère du travail) à la fabrication d’un ethos syndical.
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pour le droit au logement ou pour d’autres causes ? Ces relations entre les syndi-
cats et les différents acteurs de la contestation sociale n’ont jamais été, on le
sait, évidentes, mais au contraire, marquées par des formes de concurrence, des
logiques de substitution ou de subordination 36. Les relations de coopération/
concurrence ont largement été déterminées par le fait que les syndicats consi-
déraient ou non que la cause en jeu relevait de leurs prérogatives, à l’instar de
l’organisation des chômeurs 37. Or, un des effets de consolidation du champ
syndical s’incarne non pas dans une pensée hiérarchique des luttes et des causes
– conception qui était très prégnante dans une approche unifiée du mouvement
ouvrier – mais dans l’acceptation d’une fragmentation, c’est-à-dire d’univers
militants foncièrement séparés. Des syndicalistes ont ainsi pu s’engager au cours
de la dernière décennie au sein d’ATTAC ou du réseau éducation sans frontières,
mais en établissant le plus souvent une démarcation entre leur activité syndi-
cale et leur activité associative. Seuls les moments de mobilisation contribuent,
aujourd’hui, à désectoriser partiellement ces différents espaces, facilitant l’émer-
gence d’univers militants communs et des causes partagées. Cela a été le cas, par
exemple, lors de la grève des sans-papiers en 2008-2009, bien que de multiples
tensions aient existé 38. On le voit, la dimension performative produite par le
discours contribue à faire exister des univers distincts là où ils n’étaient pas
pensés comme tels, au cours du xxe siècle, par des militants syndicaux pour qui
la référence au mouvement ouvrier était première. Mais cette référence a perdu
aujourd’hui de sa force et le travail politique pour faire émerger un discours
unificateur, autour par exemple des classes populaires, demeure encore trop
faible pour contrebalancer les logiques distinctives présentes dans une activité
syndicale fortement spécialisée. On peut formuler l’hypothèse qu’un des effets
de cette spécialisation (mais aussi de la professionnalisation du travail de repré-
sentation et sa dimension technique) est que les militants syndicaux des organi-
sations où cette pratique existait fortement – que l’on pense par exemple aux
SUD qui en avaient fait l’un de leurs traits distinctifs – tendent aujourd’hui à être
moins investis dans d’autres univers militants qu’à d’autres époques 39.
336
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical
conclusion
L’usage du concept de champ syndical nous semble donc heuristique dans
la mesure où il permet de sortir d’un mode d’appréhension trop plat de l’objet
syndical. Il permet d’adopter, en effet, une approche à la fois structurale et
relationnelle et surtout d’étudier dans un même mouvement les propriétés des
organisations, celles des agents qui évoluent en leur sens, les représentations qui
nourrissent leurs pratiques. Son usage fournit donc également des outils pour
échapper à une compréhension du phénomène syndical centré sur le sommet
des organisations, sur les stratégies de ces dernières et les discours officiels dans
la mesure où il s’agit aussi de comprendre comment des orientations s’incarnent,
comment certains dispositifs concrets entretiennent ou affaiblissent un ethos
syndical 40.
La réflexion sur le champ syndical peut, en retour, contribuer à alimenter les
débats sur la notion de champ. Pour nous appuyer de nouveau sur la perspective
critique ouverte par Bernard Lahire, il semble important d’insister sur le fait que
« le concept de champ n’est pas universellement pertinent et l’existence d’un
champ dépend de la nature historique des configurations sociales que forment
entre eux les acteurs sociaux 41 ». Comme nous avons essayé de le montrer,
certaines conditions historiques contribuent à renforcer le processus d’autono-
misation du champ syndical ou, au contraire, à l’atténuer. La mise à distance de
la sphère partisane, voire la disqualification de cette sphère, qui s’est produite
de façon différenciée à la CFDT au début des années 1980 ou à la CGT à partir
des années 1990 participe ainsi largement du renforcement d’un espace des
relations professionnelles tendant à se clore sur lui-même. Il convient donc de
rendre compte du champ syndical dans son historicité et non comme une réalité
intangible.
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1. Avec l’aimable autorisation de la revue Actuel Marx et les éditions Presses universitaires de
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est-elle si profonde ? Au-delà de Bourdieu et de Gramsci », Actuel Marx, no 50, 2/2011,
p. 166-190. Traduit de l’anglais par Quentin Ravelli.
2. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 1997, p. 241.
3. buraWoy M., Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process under Monopoly Capitalism,
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341
Michael BuraWoy
342
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci
343
Michael BuraWoy
Si, d’une part, l’habitus de sujétion est profond et universel, comment peut-on
remettre en cause la domination ? Si, d’autre part, la mystification est historique
et contingente, quand la domination devient-elle transparente ? Enfin, sous
quelles conditions, si tant est qu’elles existent, la vérité objective du sociologue
converge-t-elle avec la vérité subjective du travailleur ? On s’intéressera ici à ces
questions en examinant la stabilité des régimes de travail du capitalisme avancé
et du socialisme d’état.
6. J’emprunte le terme d’« homo habitus » à Bridget Kenny, qui l’a forgé au cours d’une corres-
pondance avec moi, pour rendre compte de la conception profondément pessimiste que
Bourdieu se fait de la nature humaine. On doit l’expression « homo ludens » au célèbre
théoricien danois Johan Huizinga.
7. bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle,
Genève, Droz, 1972, p. 262.
344
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci
345
Michael BuraWoy
comportement économique dicté par l’intérêt individuel, d’un geste qui recevra
sa récompense, ou encore d’une création collective de liens sociaux interdépen-
dants. Bourdieu affirme que les scientifiques qui imposent leurs vues aux acteurs
se méprennent quant à la nature de l’échange propre au don, qui dépend de la
séparation entre la vérité subjective (acte de générosité) et la vérité objective
(construire la domination symbolique ou la solidarité sociale). Mais comment les
deux vérités se maintiennent-elles ? Dans son Esquisse d’une théorie de la pratique,
Bourdieu se concentre sur le découpage temporel du geste de don, de sorte que
le don apparaît comme un acte de générosité isolé. Aussi toute tentative de
réciprocité immédiate est-elle perçue comme une violation pure et simple des
normes sociales fondamentales. C’est la structure de l’échange comme processus
évolutif qui explique la méconnaissance ou plus précisément la mystification.
Dans Méditations pascaliennes, cependant, l’accent porte davantage sur l’inculca-
tion de perceptions et d’appréciations (habitus), vécue aussi bien par celui qui
donne que par celui qui reçoit. Cet habitus de générosité fonde l’économie du
don, avant d’être remplacé par la disposition de calcul, qui rend le don plus
rare et plus difficile à maintenir. Dans la mesure où l’économie du don dépend
de l’inculcation préalable d’un certain habitus, nous passons de la mystifica-
tion, produit de processus sociaux, à la méconnaissance, résultat de l’habitus
incorporé d’un individu (qui, tour à tour, agit comme médiation ou reflet des
processus sociaux). À la lecture des Méditations pascaliennes, apogée du travail
théorique de Pierre Bourdieu, j’ai été frappé par les similitudes entre ce texte
et la conception de l’ordre social développée par Talcott Parsons. Les individus
intériorisent les normes de l’ordre social : les « structures objectives d’un ordre
social dont leurs structures cognitives sont le produit » assurent la « soumis-
sion doxique des dominés 9 ». En d’autres termes, il y a un ajustement mutuel
entre position et disposition, entre attentes et possibilités, habitus et habitat.
« Les schèmes appliqués au monde sont le produit du monde auquel ils s’appli-
quent 10 », qui garantit, hors de toute connaissance, l’adaptation inconsciente
au monde extérieur.
« L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance
qui, comme l’a montré Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans une relation
d’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend en un sens trop
bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il
s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit
ou un habitat familier. Il se sent chez lui dans le monde parce que le monde
est aussi en lui sous la forme de l’habitus, nécessité faite vertu qui implique
une forme d’amour de la nécessité, d’amor fati 11. »
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Michael BuraWoy
12. Plus tard, j’appellerai l’état interne « appareils politiques et idéologiques de production »
ou « régime de production ». Voir buraWoy M., Politics of Production: Factory Regimes
under Capitalism and Socialism, Londres, Verso, 1985.
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la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci
loyauté, car changer d’employeur les aurait renvoyés aux premiers échelons de
la grille d’ancienneté. Les travailleurs trouvaient ainsi un autre intérêt dans la
réussite de leur entreprise, c’est-à-dire dans sa profitabilité, même lorsqu’ils en
faisaient les frais, comme cela est arrivé dans les années 1980, quand ils ont
accepté la remise en cause de leurs droits pour garder leurs emplois. L’état
interne et le marché interne du travail sont les conditions d’une troisième source
de consentement : l’institution du travail comme jeu, en l’occurrence du jeu du
« making out », dont les règles sont comprises et acceptées tout autant par les
opérateurs que par les travailleurs auxiliaires et les superviseurs. Il s’agit d’un
travail aux pièces dont le but était de « make out », c’est-à-dire de réaliser une
production acceptable qui ne soit pas supérieure à 140 %, ni inférieure à 125 %.
Sans entrer dans le détail, contentons-nous de dire ici que l’institution du travail
comme jeu est fréquente dans de nombreux lieux de travail parce qu’elle permet
de lutter contre l’ennui et la pénibilité, et de faire passer le temps. Les travailleurs
peuvent ainsi supporter une activité qui n’aurait, sans cela, aucun sens. Il y a de
bonnes raisons psychologiques pour participer à ce jeu, mais la pression sociale
pousse tout le monde à s’y adonner avec autant d’efficacité, selon des règles plus
ou moins identiques. Nous nous évaluons continuellement, pour mesurer notre
habileté. Il est difficile de ne pas jouer sans se retrouver isolé. La participation
à ce jeu a deux conséquences. D’abord, le jeu limite la production en induisant
grève du zèle (ralentissement des cadences des quotas difficiles en espérant qu’ils
seront revus à la baisse) et restriction des quotas (limitation de la production à
140 % pour éviter l’augmentation des quotas), mais cela fait aussi travailler plus
dur les opérateurs, souvent en développant leur ingéniosité et leur capacité
d’improvisation. C’est un jeu qui favorise l’effort et accroît ainsi les bénéfices
pour la direction, moyennant seulement de petites concessions financières.
Ensuite, cela ne contribue pas seulement à l’augmentation du profit, mais aussi
au maintien de l’hégémonie. Lorsqu’on joue à un jeu, on consent simultanément
à ses règles. Il n’est pas possible de jouer sérieusement à un jeu – et c’est en
l’occurrence un jeu très sérieux pour ceux qui le jouent – tout en mettant en
cause ses règles 13. Si l’organisation du travail comme un jeu est le troisième
champ de bataille de l’hégémonie, celle-ci ne génère le consentement que dans
la mesure où elle est exempte d’application arbitraire des moyens de coercition
(sanctions allant de procédures disciplinaires au licenciement), une protection
13. Les études suggérant l’omniprésence des jeux ne manquent pas. Parmi les exemples
récents les plus notables, on peut se reporter aux études d’Ofer Sharone sur les
concepteurs de logiciels informatiques, de Jeff Sallaz sur les croupiers de casinos, de
Rachel Sherman sur les employés d’hôtel et d’Adam Reich sur les prisonniers mineurs.
Voir sharone O., « Engineering Overwork: Bell-Curve Management at a High-Tech Firm »,
in FuChs epstein C. et Kalleberg A. L. (dir.), Fighting for Time: Shifting Boundaries of Work
ans Social Life, New York, Russel Sage Foundation, 2004, p. 191-218 ; sherMan R., Class
Acts: Service and Inequality in Luxury Hotel, Berkeley, University of California Press, 2007 ;
reiCh A., Hidden Truth: Young Men Navigating Lives In and Out of Juvenile Prison, Berkeley,
University of California Press, 2010.
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rendue possible par les contraintes que le marché interne du travail et l’état
interne font peser sur le management. Ces trois fronts de l’hégémonie consti-
tuent un trait distinctif du capitalisme avancé où le management ne peut tout
simplement plus embaucher et licencier à volonté. Incapable de se reposer plus
longtemps sur la règle arbitraire du régime de production despotique propre aux
débuts du capitalisme, le management doit persuader les travailleurs de produire
de la plus-value, c’est-à-dire que le management doit fabriquer le consentement.
Ainsi, l’état interne et le marché interne du travail sont les appareils de l’hégé-
monie, faisant des travailleurs des individus et coordonnant leurs intérêts à ceux
du management en appliquant les mesures de coercition seulement sous
certaines conditions, définies et délimitées. Le management ne peut pas arrêter
le jeu arbitrairement, du moins s’il souhaite conserver son hégémonie. Pour
attirer les joueurs, un jeu doit contenir suffisamment d’incertitude, mais il doit
aussi garantir aux joueurs un certain contrôle sur leurs résultats. Un régime
despotique, où le management applique les sanctions d’une façon arbitraire, crée
trop d’incertitude pour que le jeu produise du consentement. En bref, le régime
hégémonique crée une arène de travail relativement autonome, avec un équilibre
entre la certitude et l’incertitude, de façon à ce que le jeu puisse exister et que
se manifeste le consentement. Dans un régime hégémonique, que l’exercice de
la force (au pire, le licenciement) résulte de la violation des règles ou de la faillite
de l’entreprise, il faut qu’il fasse l’objet d’un consentement. Nous nous retrou-
vons ainsi face à l’« hégémonie protégée par l’armure de la coercition », telle que
l’entend Gramsci. Pour résumer, le procès économique de production du jeu est
tout à la fois un procès politique de reproduction des relations sociales et un
procès idéologique de production du consentement à ces relations, rendu possible
par l’état interne et le marché interne, relativement autonomes. Je développe
ainsi l’analyse de Gramsci en important sa conception de l’état et de la société
civile au sein de l’usine, en développant la micro-physique du pouvoir et,
partant, j’ajoute une nouvelle dimension à l’organisation du consentement :
l’idée de la structure sociale comme jeu 14.
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les travailleurs sont enchantés de se livrer à un travail aliénant, mais ils pensent
qu’ils sont plus malins que le management, même s’ils contribuent involontai-
rement à leur propre exploitation. La direction l’emporte en assurant le surtra-
vail par la rébellion des travailleurs contre la direction ! Bourdieu poursuit :
« Les travailleurs peuvent concourir à leur propre exploitation par l’effort même
qu’ils font pour s’approprier leur travail et qui les attache à lui par l’intermé-
diaire des libertés, souvent infimes et presque toujours “fonctionnelles” qui leur
sont laissées 16. » Si Bourdieu et moi soulignons la dissimulation des relations
sociales sous-jacentes – sans solution de continuité en la matière avec la tradition
marxiste depuis Marx via Lukács et l’école de Francfort quoique, contrairement
à eux, Bourdieu considère que la mystification implique une méconnaissance
presque irrémédiable –, comment se fait-il que cela ne joue aucun rôle chez
Gramsci, qui développe, à la place, une théorie du consentement conscient
à la domination ? Une des réponses consiste à dire que Gramsci participait à
des luttes révolutionnaires à une époque où la transformation socialiste était à
l’ordre du jour, alors même que le capitalisme semblait traverser une grave crise
structurelle – bien que, finalement, le résultat fût le fascisme plutôt que le socia-
lisme. Pour lui, le capitalisme n’était pas l’ordre stable et persistant qu’il semble
être pour Bourdieu. On peut dire que, pour Gramsci, le capitalisme apparais-
sait plus durable qu’aux yeux du marxisme classique, mais qu’il lui semblait
moins inébranlable qu’il ne nous apparaît aujourd’hui, à nous et à notre pathos
post-socialiste. Pour préciser ce point, rappelons la participation de Gramsci au
mouvement des conseils et aux occupations d’usines de Turin en 1919 et 1920.
Les travailleurs qualifiés, pour bon nombre d’entre eux ouvriers professionnels,
qui animèrent ces conseils avaient fait l’expérience de la déqualification et de
la séparation des moyens de production plus directement que les travailleurs
non qualifiés d’aujourd’hui, qui prennent pour argent comptant le salariat et la
propriété privée des moyens de production. Mieux, l’occupation de leurs usines
et la gestion collective autonome de la production par les conseils ouvriers
suffisent à montrer qu’ils ne comprenaient que trop bien la signification de
l’exploitation capitaliste. Pour Gramsci, qui en vint à connaître la classe ouvrière
par le biais du mouvement des conseils, l’exploitation était à peine dissimulée et,
à cette occasion, la classe ouvrière faisait émerger le bon sens du sens commun.
Aux yeux de Gramsci, les conseils d’usine ont échoué parce que les organes de
la classe ouvrière – syndicat et parti socialiste – étaient liés au capitalisme, leurs
intérêts étant indexés à ceux du capital. Pour Gramsci, cette « trahison » devait
être rectifiée par le développement d’un prince moderne – le parti communiste –
capable de comprendre et de porter le fer contre l’hégémonie capitaliste. Il n’y a
rien de caché ou d’inconscient dans le consentement accordé au capitalisme par
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les partis et les syndicats 17. Bourdieu déploie, quant à lui, l’argument inverse,
selon lequel les travailleurs qualifiés ne sont pas les plus susceptibles de perce-
voir, à travers leur expérience personnelle, la vérité objective de l’exploitation :
« On peut ainsi supposer que la vérité subjective est d’autant plus éloignée de la
vérité objective que la maîtrise du travailleur sur son travail est plus grande 18. »
Curieusement, Bourdieu distille là son marxisme le plus pur, en affirmant que
les vérités subjective et objective convergent et que le voile cachant l’exploi-
tation se dissout à mesure que se déqualifie le travail. Alors que sont balayées
les entraves à la mobilité du travail, les travailleurs perdent tout attachement à
leur travail et ne peuvent plus continuer à renforcer leur liberté par le travail.
La crainte d’une classe ouvrière ainsi mise à nu et homogénéisée pousse le
cadre moderne à recréer ces libertés par le management participatif. « C’est en
s’appuyant sur ce principe que le management moderne, tout en veillant à garder
le contrôle des instruments de profit, laisse aux travailleurs la liberté d’organiser
leur travail, contribuant ainsi à augmenter leur bien-être mais aussi à déplacer
leur intérêt du profit externe du travail (le salaire) vers le profit intrinsèque 19 »,
c’est-à-dire le bénéfice issu d’un contrôle partiel du procès de travail. Bien que
Bourdieu semble adhérer à ma thèse concernant la mystification des relations
sociales par le jeu compensatoire, ce qu’il dit est en fait bien différent. Pour lui,
le pouvoir de la méconnaissance est lié au niveau d’expérience, alors que, pour
moi, il a à voir avec les appareils de production politiques et idéologiques. Ainsi,
dans mon cas, le marché interne du travail et l’état interne tissent des liens avec
l’employeur tout en restreignant ses possibilités d’intervention, de sorte que les
travailleurs sont capables de façonner ces jeux de travail qui leur apportent un
sentiment subjectif de liberté. En d’autres termes, les régimes hégémoniques sont
la condition nécessaire et suffisante de la mystification de l’exploitation, quel que
soit le degré de déqualification. En effet, le mécanisme qui compense pénibilité
et aliénation, s’opérant par les jeux de travail, est d’autant plus indispensable que
le travail est non qualifié. En bref, pour Bourdieu, le degré de convergence entre
la vérité objective (exploitation) et l’expérience subjective du travail augmente
à mesure que se dégrade le travail, tandis que j’affirme l’inverse. Le travailleur
qualifié du xixe siècle décrit par E. P. Thompson fait preuve d’une conscience de
classe plus profonde que celle de l’opérateur autonome du xxe siècle. Nos diffé-
rences de vues s’enracinent dans deux analyses bien distinctes des fondements
de la domination et de l’assujettissement.
17. Adam Przeworski a en effet montré, précisément, en quoi il est rationnel, pour les partis
socialistes, de se battre pour des gains matériels immédiats afin d’attirer les votes néces-
saires à la conquête puis au maintien du pouvoir. Voir przeWorsKi A., Capitalism and Social
Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
18. bourdieu p., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 243.
19. Ibid., p. 242.
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De même, pour Bourdieu, le consentement est une notion bien trop mince pour
rendre compte de la soumission à la domination : elle doit être remplacée par
l’idée de méconnaissance, c’est-à-dire qu’elle doit être inscrite dans l’habitus.
Comme les dominés intériorisent la structure sociale où ils se trouvent, ils ne la
reconnaissent pas comme telle. Ils ont seulement, selon les termes de Gramsci,
un « mauvais sens ». Seuls les dominants et les intellectuels qu’ils privilégient
peuvent se distinguer et donc avoir une vision objective de leur relation à la
structure sociale. Eux seuls ont accès à ses secrets. Pas tous les intellectuels,
bien sûr : seulement ceux qui comprennent la domination et qui savent, pour
y avoir réfléchi, que leur situation est un luxe que tous ne peuvent s’offrir.
En arbitrant entre ces positions, j’ai affirmé qu’elles étaient toutes deux problé-
matiques. Gramsci ne reconnaît pas la mystification de l’exploitation sur laquelle
repose l’hégémonie, le consentement à la domination. En d’autres termes, les
travailleurs souffrent, certes, en régime capitaliste, d’une fausse conscience, mais
sa fausseté émane de la structure sociale elle-même. C’est là que ma conception
diverge de celle de Bourdieu. Dans la mesure où nous participons aux relations
de production capitalistes, nous expérimentons tous la dissimulation du surtra-
vail, indépendant de notre habitus. La mystification est un produit de la structure
sociale elle-même et n’est pas implantée si profondément qu’on ne pourrait s’en
défaire, alors que la méconnaissance de Bourdieu est logée profondément dans
la psyché individuelle, assurant par là l’harmonisation de l’habitus et du champ.
En conséquence, il est logique que Bourdieu ne puisse pas expliquer pourquoi la
domination symbolique est efficace dans certaines sociétés et pas dans d’autres.
Pourquoi le socialisme d’état, dont on pourrait attendre que la soumission soit
des plus profondément incarnées, a-t-il systématiquement produit la dissension ?
Pour Bourdieu, le changement social, si cela existe, provient du décalage entre
l’habitus et le champ, mais il n’y a pas d’explication systématique de la manière
dont se produit ce décalage. On ne sait s’il est généré de façon situationnelle, par
rémanence culturelle (hystérésis), c’est-à-dire par un habitus cultivé dans un
champ et entrant en conflit avec la logique d’un autre champ, ou processuelle,
par les dynamiques mêmes de la structure sociale. Il n’y a pas non plus d’analyse
des conséquences de ce décalage, que celui-ci pousse à s’y accommoder ou, au
contraire, à se révolter. En d’autres termes, Bourdieu reconnaît la possibilité du
changement social mais n’a pas de théorie du changement social. En dernière
362
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363
Michael BuraWoy
BiBliographie
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les auteuRs
365
Bourdieu et le travail
366
table des matièRes
Remerciements ......................................................................9
Maxime Quijoux
Préambule ......................................................................... 11
Première partie
Bourdieu et le travail, une introduction
Maxime Quijoux
Introduction ....................................................................... 21
Maxime Quijoux
Les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien ............. 25
Maxime Quijoux
La fabrique du travailleur : reproduction sociale, habitus et champ ............. 41
Maxime Quijoux
Le travail entre domination et rationalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Maxime Quijoux
Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Deuxième partie
Bourdieu, l’Algérie et le travail : réflexivités et enjeux heuristiques
Maxime Quijoux
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Pierre bourdieu
Retour sur l’expérience algérienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Fabien saCriste
Une lecture de la crise de l’emploi en Algérie coloniale :
l’opposition entre travail traditionnel et travail salarié
dans l’œuvre algérienne de Pierre Bourdieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
367
Bourdieu et le travail
Claude didry
Bourdieu et l’« idée de travail »,
les enjeux de l’anamnèse algérienne pour une autre histoire sociale . . . . . . . . . . . . 113
Troisième partie
Activités intellectuelles, professions artistiques
et économie symbolique
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 133
Nicolas SeMbel
Bourdieu et le travail enseignant :
reconstruction d’un objet peu visible, transversal et intime ..................... 135
Pierre-Emmanuel sorignet
Les usages de la sociologie de Bourdieu
dans une sociologie des professions artistiques .................................. 177
Marc perrenoud
Économie des biens symboliques et dramaturgie sociale du travail . . . . . . . . . . . . . 193
Quatrième partie
Habitus professionnel et division sociale :
le travail entre reproduction et socialisation
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 207
Cécile rabot
Bibliothécaire, un « métier modeste » dans une institution marginalisée ...... 211
Yohan selponi
« Faire sa place à l’école ».
Les infirmières scolaires entre champ médical et institution scolaire . . . . . . . . . . . 229
Thibaut Menoux
La distinction au travail. Les concierges d’hôtels de luxe ....................... 247
Rémy Caveng
Marché du travail et dispositions à la précarité.
Une analyse par les transactions et les trajectoires ............................. 267
368
taBle des Matières
Cinquième partie
Le travail entre dominations et conflits
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 285
Laurence proteau
Architecture physique et cadre symbolique. Être et paraître policier ........... 289
Lucie goussard
La vulnérabilité au travail des cadres d’origine populaire ...................... 307
Sophie béroud
Sur la pertinence heuristique du concept de champ syndical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
Michael buraWoy
La domination est-elle si profonde ? Au-delà de Bourdieu et de Gramsci . . . . . . . 341
369
Plus de dix ans après sa disparition, Pierre Bourdieu demeure toujours
l’auteur des sciences sociales le plus cité au monde. Si ses concepts, sujets de
débats permanents, expliquent probablement ce succès, son aptitude à explorer
l’ensemble des domaines du social y a aussi grandement contribué : la sociali-
sation, l’école, les classes sociales, le célibat, la culture, l’art, l’État, la politique,
etc., peu d’objets semblent en effet s’être soustraits à l’examen du sociologue,
et sur lesquels, en retour, il n’a pas été discuté. Il en existe pourtant un et non
des moindres : le travail. Après des travaux liminaires sur la question dans le
contexte de la guerre d’Algérie, Bourdieu paraît en effet définitivement s’en
désintéresser. Cette désaffection correspond alors à une indifférence équivalente
des sociologues du travail à l’égard de son œuvre. Durant quarante ans,
Bourdieu et « le travail » donnent l’impression de s’ignorer superbement.
À l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, c’est cette double défection
– le travail dans la sociologie de Bourdieu, et Bourdieu dans la sociologie du
travail – que nous avons voulue questionner : le travail est-il vraiment absent
dans l’œuvre de Pierre Bourdieu ? Comment l’aborde-t-il, en particulier après
son époque algérienne ? Enfin, dans quelle mesure ses concepts peuvent-ils
contribuer à l’analyse du travail, d’hier et d’aujourd’hui ?
Réunissant plus d’une vingtaine de contributions, entre exégèses, analyses
historiques et enquêtes de terrain, ce livre souhaite montrer l’apport mutuel du
sociologue et de l’objet « travail ». Une réconciliation scientifique en somme.
www.pur-editions.fr