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Bourdieu Et Le Travail

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SOUS LA DIRECTION DE

MAXIME QUIJOUX

contexte de la guerre d’Algérie, Bourdieu paraît en effet définitivement s’en


Bourdieu
et
son époque algérienne ? Enfin, dans quelle mesure ses concepts peuvent-ils
le travail

sociologue et de l’objet « travail ». Une réconciliation scientifique en somme.

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES


Bourdieu et le travail
Collection « Le Sens social »
Dirigée par Pierre Perier, Françoise Le Borgne,
Rémi Le Saout et Sami Zegnani

Anne Unterreiner,
Enfants de couples mixtes. Liens sociaux et identités, 2015, 310 p.
Laurent Nowik et Alain Thalineau (dir.),
Vieillir chez soi. Les nouvelles formes du maintien à domicile, 2014, 240 p.
Sylvain Maresca,
Basculer dans le numérique. Les mutations du métier de photographe, 2014, 190 p.
Antoinette Chauvenet, Yann Guillaud, François Le Clère et Marie-Pierre Mackiewicz,
École, famille, Cité. Pour une coéducation démocratique, 2014, 368 p.
Charlotte Debest,
Le choix d’une vie sans enfant, 2014, 216 p.
Simone Pennec, Françoise Le Borgne-Uguen et Florence Douguet (dir.),
Les négociations du soin. Les professionnels, les malades et leurs proches, 2014, 288 p.
Yolande Benarrosh,
Les sens du travail. Migration, reconversion, chômage, 2014, 208 p.
Séverine Depoilly,
Filles et garçons au lycée pro. Rapport à l’école et rapport de genre, 2014, 222 p.
Cornelia Hummel, Isabelle Mallon et Vincent Caradec (dir.),
Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques, 2014, 408 p.
Thierry Berthet et Joël Zaffran (dir.),
Le décrochage scolaire. Enjeux, acteurs et politiques de lutte contre la déscolarisation, 2014, 192 p.
Frédérique Giuliani,
Accompagner. Le travail social face à la précarité durable, 2013, 192 p.
Gabriel Girard,
Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, 2013, 410 p.
Caroline Mazaud,
L’artisanat français. Entre métier et entreprise, 2013, 218 p.
Philippe Bregeon,
Parcours précaires. Enquête sur la jeunesse déqualifiée, 2013, 192 p.
Bernard Zarca,
L’univers des mathématiciens. L’ethos professionnel des plus rigoureux des scientifiques, 2012, 362 p.
Pascal Guibert et Pierre Périer (dir.),
La socialisation professionnelle des enseignants du secondaire. Parcours, expériences, épreuves, 2012,
164 p.
Catherine Monnot,
De la harpe au trombone. Apprentissage instrumental et construction du genre, 2012, 228 p.
Karine Roudaut,
Ceux qui restent. Une sociologie du deuil, 2012, 306 p.
Vincent Caradec, Servet Ertul et Jean-Philippe Melchior (dir.),
Les dynamiques des parcours sociaux. Temps, territoires, professions, 2012, 274 p.
Christel Coton et Laurence Proteau (dir.),
Les paradoxes de l’écriture. Sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement,
2012, 262 p.
Sous la direction de
Maxime Quijoux

Bourdieu et le travail

Collection « Le Sens social »


© Presses universitaires de Rennes
UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
www.pur-editions.fr

Mise en page par Bénédicte Flouriot


ISBN 978-2-7535-3695-1
ISSN 1269-8644
Dépôt légal : 1er semestre 2015
Pour Naïm, Leïna et Linda
RemeRciements

Cet ouvrage est l’aboutissement d’une longue entreprise scientifique née au


cours de l’année 2011. De sa formulation à sa réalisation finale, ce projet a connu
un ensemble de protagonistes essentiels à son accomplissement. En premier lieu,
je tiens à remercier chaleureusement Paul Bouffartigue et Gérard Mauger qui se
sont engagés dès le départ dans cette aventure. Leur soutien aura été une ressource
scientifique et humaine indispensable dans la préparation et l’organisation du
colloque qui est à l’origine de cet ouvrage. Je souhaite remercier ensuite l’ensemble
du comité scientifique qui a réalisé un travail rigoureux d’évaluation des articles et
bien souvent de discussion ou d’animation pendant les ateliers : Osvaldo Battistini,
Stéphane  Beaud, Christophe  Brochier, Michael  Burawoy, Paul  Bouffartigue,
Florent  Champy, Sébastien  Chauvin, Julien  Duval, Jean-Pierre  Faguer,
Pierre Fournier, William Gasparini, Michel Gollac, Nicolas Hatzfeld, Mathieu Hély,
Annie Lamanthe, Cédric Lomba, Gérard Mauger, Michel Pialoux, Gwenaële Rot,
Delphine Serre, Yasmine  Siblot, Marcos  Supervielle, Laure de Verdalle,
Tassadit Yacine. Leur participation a indiscutablement contribué à la réussite de
cet événement. Mais ce succès tient aussi aux près des cinquante contributeurs du
colloque. Si tous ne sont pas publiés ici, ils ont, chacun à leur manière, apporté à
notre objet de recherche. De même je suis extrêmement reconnaissant à l’égard de
Michaël Burawoy et Tassadit Yacine qui ont accepté cette lourde tâche d’introduire
le colloque, en apportant un éclairage singulier sur Bourdieu et son œuvre. Enfin,
ce colloque et l’ouvrage qui en est issu n’auraient tout simplement pas vu le jour
sans le concours humain du personnel du CESSP et du centre Pouchet – merci à
Catherine Bailleux – ; du soutien éditorial de Chloé des Courtis ; de l’évaluation
scientifique de Carine Ollivier pour les PUR ; de l’appui logistique des laboratoires
CNRS qui ont soutenu ce projet – respectivement le Centre européen de socio-
logie et science politique (CESSP-Paris 1, UMR 8209), le Laboratoire institutions
et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES-ENS Cachan,
UMR  8533) et le Laboratoire d’économie et sociologie du travail (LEST-Aix-
Marseille, UMR 6123) – ; enfin du soutien financier de la région Île-de-France à
travers son programme DIM-GESTES.

9
Bourdieu et le travail

Pour finir, je tiens à remercier plus personnellement mes collègues de


l’IDHES et du PRINTEMPS qui ont suivi – parfois subi – avec beaucoup d’inté-
rêt et de sympathie mes pérégrinations dans les méandres de la pensée de
Pierre Bourdieu.

10
Maxime Quijoux

PRéambule

À défaut d’avoir levé complètement le scepticisme récurrent qui pèse sur elle,
tant sur ses méthodes de recherche que sur ses intentions épistémologiques,
la sociologie française paraît toutefois suffisamment ancienne pour mieux
s’affirmer et pour consolider sa légitimité 1. Depuis le début des années 2000,
cette discipline semble en effet entrer dans un nouvel âge de son histoire : si
sa genèse intellectuelle est aujourd’hui bien située, on oublie souvent que son
existence institutionnelle est plus récente et date de la fin des années 1950 2. Son
expansion scientifique, en sous-disciplines ou écoles, ou sa diffusion au-delà
des enceintes universitaires – dans les lycées mais aussi dans les librairies par
exemple – constituent alors les effets les plus évidents de son développement
dans l’Hexagone, ainsi que dans le monde.
Le changement de millénaire coïncide donc ici avec le passage symbolique
du demi-siècle de la sociologie française. Loin d’une consécration ou même d’un
droit d’inventaire 3, cette étape n’a pas suscité d’événements à proprement parler
sur la genèse et les formes d’institutionnalisation de la sociologie en France 4.

1. Je tiens à remercier Didier Demazière, Claude Didry, Matthieu Hély et Frédéric Lebaron
pour leurs lectures attentives de la première version du préambule et de la première partie.
Leurs commentaires m’ont permis d’amender ces contributions, bien que les propos n’enga-
gent que l’auteur.
2. On aurait pu préciser que le CNRS crée un laboratoire au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. Mais compte tenu de ses moyens très limités, il nous a semblé plus pertinent de
suivre le propos de Chapoulie : Chapoulie J.-M., « Un regard rétrospectif sur un demi-siècle
d’enquêtes empiriques dans la sociologie française », Éducation et sociétés, no 30, 2/2012,
p. 33-48.
3. À l’exception peut-être de quelques analyses, ici et là. Voir par exemple juan S., « La socio-
logie française d’aujourd’hui : au cinquantième anniversaire de la création de la licence de
sociologie à l’université française », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie,
5/2010, mis en ligne le 13 avril 2010, consulté le 5 mai 2014, [http://socio-logos.revues.org].
4. À l’exception d’un colloque organisé en 2005 (Chapoulie j.-M., KourChid. o., robert J.-L.
et sohn A.-M. [dir.], Sociologues et sociologies. La France des années 60, Paris, L’Harmattan,
2005), d’un ouvrage dirigé par bezes p. et al. (bezes p., Chauvière M., Chevallier j.,
MontriCher N. de et oCQueteau F. [dir.], L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction
recherche dans les administrations sous la Ve République, Paris, La Découverte, 2005) et d’un

11
MaxiMe Quijoux

Si la sociologie du travail, par l’intermédiaire de sa revue éponyme 5 et d’un


ouvrage consacré à son émergence 6, a partiellement réalisé ce travail de mise en
abyme, l’examen – embryonnaire – du passé de la discipline paraît privilégier
d’autres formes d’historicité, constituant en soi une donnée même sur l’histoire
de la sociologie. En effet, plutôt que de s’intéresser à l’origine de ses formes
institutionnelles, en particulier à ses politiques publiques ainsi qu’à ceux qui les
ont portées, l’anamnèse de la sociologie française semble passer pour l’instant,
et encore de manière très indirecte, par les commémorations de certains de ses
auteurs les plus célèbres. Au moment où disparaissent les membres fondateurs
de la sociologie contemporaine 7, les événements et ouvrages qui ont suivi le
décès précoce de Pierre Bourdieu en 2002 tendent à conforter cette hypothèse :
entre les témoignages issus des publications éditées peu de temps après sa mort 8,
les initiatives organisées à l’occasion des dix ans de sa disparition 9 ou de certains
de ses « classiques 10 », les sources possibles d’histoires et de « lectures » se
multiplient, bien que, suivant Passeron, elles restent souvent un matériau fragile,
car « sans garantie, ni archives 11 ». Surtout, bien que Pierre Bourdieu demeure
le sociologue français le plus représenté au monde 12, il ne résume pas, bien

article récent de Chapoulie sur la question (op. cit.), peu de chercheurs se sont employés
pour l’instant à faire une histoire de la discipline. houdeville G., Le métier de sociologue en
France depuis 1945. Renaissance d’une discipline, Rennes, PUR, coll. « Le sens social », 2007.
5. Voir pouChet A. (coord.), Sociologie du travail, 40 ans après, Paris, Elsevier, 2001. Voir
aussi borzeix A. et rot G., Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une
revue, Paris, Presses de l’université Paris Ouest, 2010.
6. Voir tanguy L., La sociologie du travail en France, enquêtes sur le travail des sociologues
1950-1990, Paris, La Découverte, 2011.
7. Au cours de la seule année 2013, la sociologie française a perdu des sociologues aussi
illustres que Raymond Boudon, Robert Castel, Michel Crozier ou Alain Desrosières.
8. enCrevé P. et lagrave R.-M., Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2004 ;
bouveresse J. et roChe D., La liberté par la connaissance, Pierre Bourdieu (1930-2002),
Paris, Odile  Jacob, 2004 ; heilbron j., lenoir R. et sapiro G., Pour une histoire des
sciences sociales, hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004 ; pinto L., sapiro G.
et ChaMpagne P., Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004 ; heiniCh N., Pourquoi
Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007. Enfin, mentionnons l’ouvrage de Martin-Criado E.,
Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008,
qui constitue peut-être l’une des rares tentatives de recherches historiques sur la genèse
de la pensée de Pierre Bourdieu.
9. «  Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu  », colloque organisé le
6 septembre 2012 par le CLERSE à l’université Lille 1.
10. Voir Coulangeon P. et duval J., Trente après La distinction de Pierre Bourdieu, Paris,
La Découverte, 2013. Voir aussi le séminaire inter-laboratoires « 50 ans après les héritiers »
organisé en 2014 à l’initiative du CENS (université de Nantes), du CESSP (CNRS/université
de Paris 1-Panthéon Sorbonne), du CRESSPA (CNRS-université de Paris 8), du CURAPP
(CNRS-université de Picardie Jules Verne), du Circeft Escol (université de Paris 8) et du
GRESCO (universités de Poitiers et de Limoges).
11. In enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit., p. 18.
12. Voir sapiro G., « Du théoricien du social à l’intellectuel global : la réception internationale
de l’œuvre de Pierre Bourdieu et ses effets de retour », in Mauger G. et lebaron F., Lectures
de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2013, p. 373-389.

12
PréaMBule

entendu, à lui seul, la sociologie produite en France. Au-delà de ses auteurs, une
véritable histoire de la sociologie hexagonale reste donc à écrire.
S’il comporte peu de contributions historiques sur la sociologie française,
y compris sur Bourdieu, cet ouvrage est issu d’un colloque 13 dont le projet
participait initialement d’une volonté d’interroger, non seulement l’œuvre du
sociologue, mais aussi sa position historique dans le « champ » français de la
sociologie du travail. La notoriété de Bourdieu s’est fondée en grande partie sur
la création d’un ensemble de concepts 14 transversaux qui lui ont permis d’échap-
per à l’enfermement dans une discipline et d’embrasser une multitude d’objets
de recherche. Répondant autant à une ambition intellectuelle de « faire école »
qu’à un parti pris scientifique de dépasser les frontières qui diviseront progressi-
vement le travail de la recherche sociologique, Bourdieu s’est rapidement imposé
dans des sciences sociales aussi diverses que la sociologie de l’éducation, de la
famille, des classes sociales, de l’art, du genre, de l’économie, de l’état ou bien
encore des médias. Et bien que ses théories, tout comme ses prises de position
politiques, lui aient valu continûment contradicteurs et détracteurs 15, sa socio-
logie a durablement influencé la construction contemporaine de la discipline,
opérant même, pour certains, une « révolution symbolique 16 ».
Pourtant, il existe un domaine où cette ubiquité scientifique semble moins
nette, laissant entrevoir un aspect méconnu de sa sociologie. Si ses enquêtes
algériennes viennent spontanément à l’esprit, la contribution de Bourdieu aux
analyses du travail contemporain, tout comme l’usage de sa « boîte à outils »,
sont a priori loin d’être aussi évidents. éclipsées par le succès des Héritiers
et de la Distinction, ses recherches sur le salariat sont ensuite définitivement
reléguées par Le sens pratique au sein duquel s’impose la dimension rurale de
son expérience algérienne. Du moins, c’est l’impression dominante qui se dégage
de l’œuvre de Bourdieu : la plupart des publications dédiées à la vulgarisation

13. Les 13 et 14 décembre 2012, le Laboratoire institutions et dynamiques et historiques de


l’économie (IDHE-ENS Cachan), le Centre européen de sociologie et science politique
(CESSP-Paris 1) et le Laboratoire d’économie et sociologie du travail (LEST-CNRS-Aix-
Marseille) organisaient à Paris le colloque « Bourdieu et le travail » au centre Pouchet du
CNRS. Pour consulter le programme, voir [http://gestes.net/wp-content/uploads/2012/10/
programme-colloque-Bourdieu-et-le-travail-13-et-14-de % CC % 81cembre-2012.pdf].
14. Dans La distinction, Bourdieu propose cette formule mathématique qui constitue, selon
nous, une synthèse aussi efficace que ludique de ses concepts : « [(habitus)(capital) +
champ = pratique] » (bourdieu P., La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979,
p. 112).
15. La sociologie de Bourdieu, et parfois « sa manière » de faire de la sociologie, ont suscité des
oppositions au sein de la sociologie tout comme à l’extérieur de la discipline. Nombreuses
et multiples, il serait vain ici d’en faire l’inventaire. Le « témoignage » critique et person-
nel de Passeron (in enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit.) constitue une contribution très
éclairante de la complexité des rapports que Bourdieu entretenait avec différents acteurs
du monde de la recherche et plus largement du monde social.
16. pinto L., Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, éditions du Seuil, coll.
« Points », 2002.

13
MaxiMe Quijoux

de son œuvre obéissent à une vision souvent uniforme de sa bibliographie ;


ses analyses du salariat sont généralement tronquées 17, quand ce n’est pas
tout simplement l’ensemble de son travail sur l’Algérie qui est mis de côté 18.
Ses premières enquêtes ont été depuis rééditées partiellement 19, elles semblent
néanmoins encore passer souvent inaperçues, y compris parmi les sociologues
du travail. Et, bien qu’on puisse se réjouir d’une telle initiative éditoriale, la
contribution de Bourdieu au travail ne peut raisonnablement pas se réduire à
ses « esquisses algériennes ». Nous reviendrons sur ce point.
Si le « travail » a subi la « domination » d’autres objets au sein de son œuvre,
Bourdieu semble à son tour avoir été dominé par d’autres auteurs au sein de
la sociologie du travail. Bien que cette affirmation mériterait sans doute une
démonstration plus approfondie, l’examen des ouvrages parus récemment sur
l’histoire de la sociologie du travail ou faisant un état général de la question
atteste d’une relégation évidente du sociologue dans ce domaine des sciences
sociales 20. Ainsi, à l’exception de Lallement qui attribue au travail le principe
de « di-vision », c’est-à-dire de « catégorie pertinente d’ordonnancement et de
hiérarchisation 21 », les sociologues du travail mobilisent peu ses concepts ou
ses enquêtes : les traités récents n’y font qu’allusion, souvent en notes de bas de
page, pour illustrer l’influence d’un domaine extérieur au travail, comme l’école.
Le dictionnaire du travail 22 constitue ici un exemple emblématique de la position
actuelle du chercheur dans ce domaine de recherche : parmi les 140 articles
– 860 pages – rédigés par les plus grands spécialistes français, Bourdieu n’appa-
raît qu’à trois reprises 23. Mais cette absence n’est pas nouvelle, et en ce sens
l’histoire de la sociologie du travail se fait encore plus explicite. Si, comme
l’affirme Tanguy « Bourdieu [n’a…] pas d’influence sur les sociologues du travail
des années 1960-1970 24 », il ne semble pas en exercer davantage par la suite,
comme en témoigne la troisième partie de son ouvrage sur la période 1980-1990,

17. Voir par exemple la contribution de Martin-Criado E., « L’Algérie comme terrain d’appren-
tissage du jeune sociologue », in Mauger g. et lebaron F., op. cit.
18. Sont principalement concernés ici des ouvrages de vulgarisation de l’œuvre de Bourdieu.
On peut citer, sans forcément épuiser la liste, à titre d’exemples, les ouvrages de jourdain A.
et naulin S., La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Paris, Armand Colin,
coll. « 128 », 2011 ; Mounier P., Pierre Bourdieu, une introduction, Paris, Pocket, 2001.
19. bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008.
20. Nous reviendrons plus en détail en conclusion de la première partie sur la contribution
de ses collaborateurs et de sa revue.
21. lalleMent M., Le travail, une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2007, p. 28.
22. bevort a., jobert a., lalleMent M. et Mias A., Le dictionnaire du travail, Paris, PUF, 2012.
23. Il est mobilisé dans les entrées « Catégories socioprofessionnelles » (p. 89-95), « Travail
artistique » (p. 798-803) et « Domination » (p. 196-202). Dans cette dernière contribu-
tion, bien que Bourdieu soit cité en introduction, ses travaux sur la question ne sont pas
évoqués au cours de l’article, ibid.
24. tanguy l., op. cit., p. 117. Constat néanmoins tempéré par le témoignage de Reynaud,
avec qui Bourdieu a collaboré au début des années 1960. Voir borzeix a. et Rot g., op. cit.

14
PréaMBule

ou encore le numéro anniversaire publié pour les 40 ans de la revue Sociologie


du travail 25 au début des années 2000. Les sciences sociales hexagonales se
trouvent alors face à un étonnant paradoxe : comment le sociologue (français)
le plus cité au monde peut-il être si marginal dans le domaine de recherche le
plus important 26 de la sociologie de son pays ?
Pour le dixième anniversaire de sa disparition, c’est cette « double absence »
apparente – le travail dans la sociologie de Bourdieu, et Bourdieu dans la sociolo-
gie du travail – que nous avons voulu éprouver au cours du colloque : Bourdieu
n’a-t-il vraiment jamais analysé le « travail », en particulier après l’Algérie ?
Comment aborde-t-il cet objet et dans quelle mesure ses concepts peuvent-ils
contribuer à ce champ de recherche ? Enfin, pourquoi la sociologie du travail en
France l’a-t-elle si longtemps « boudé » ? En somme, cet événement entendait
contribuer à une double histoire intellectuelle, celle d’un penseur et celle d’une
discipline ; mais il nous a semblé judicieux aussi d’interroger, par des terrains
contemporains, l’actualité de cet auteur sur cet objet, quand on sait à quel point
sa pensée a pu faire l’objet de controverses. Avec près de quatre-vingts proposi-
tions de communications et une cinquantaine d’intervenants, cet événement a
montré toute la pertinence et l’engouement que ces questions pouvaient susciter
dans le débat scientifique aujourd’hui.
Le présent ouvrage est le résultat préliminaire et parcellaire de ces réflexions
et ce pour deux raisons : les contraintes éditoriales qui laissent dans l’ombre
une multitude d’entrées possibles sur ces questions et les approches encore
lacunaires des problématiques soulevées par ce projet ; à cet égard la partie
historique demeure largement sous-étudiée 27. Autrement dit, loin d’épuiser la

25. Parmi les 27 contributions, Bourdieu n’est cité qu’une seule fois (voir pouChet, op. cit.).
26. À partir d’une analyse statistique des thèses réalisées ces cinquante dernières années,
un article récent (juan s., op. cit.) met bien en évidence la suprématie permanente de la
sociologie du travail dans la sociologie hexagonale.
27. À la manière de Bourdieu, insistant sur l’indispensable historicisation des conditions de
production d’une œuvre et de son auteur (Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris,
éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997), il faudrait appliquer ses principes méthodo-
logiques et épistémologiques pour véritablement comprendre le rapport que Bourdieu
entretenait lui-même avec l’objet « travail » : quel rapport avait-il avec la discipline ? Avec
ses représentants ? Avec ses institutions, ses revues, ses débats ? Quelle place avaient ses
collaborateurs de la discipline dans ce « champ » ? Quelles « relations » avaient-ils avec
ses principaux acteurs ? Différentes sources récentes témoignent des oppositions entre
Bourdieu et certains fondateurs de la sociologie du travail : si Delsaut évoque des opposi-
tions avec Tréanton à son arrivée à Lille ou lors de la sortie des Héritiers (in Chapoulie
et al., op. cit.), l’hostilité la plus manifeste est celle qui l’oppose à Touraine : on connaît leur
différend théorique (voir reynaud J.-D. et bourdieu P., « Une sociologie de l’action est-elle
possible ? », Revue française de sociologie, vol. 7, no 4, 1966, p. 508-517 ; touraine A.,
« La raison d’être d’une sociologie de l’action », Revue française de sociologie, vol. 7, no 4,
1966, p. 518-527), mais des chercheurs de sa génération ont pu livrer dernièrement des
détails de l’intensité de leur concurrence (Chapoulie et al., op. cit. ; borzeix a. et rot g.,
op. cit.). L’helléniste Vidal-Naquet se rappelle ainsi que « dans la maison que dirigeait
Fernand Braudel, la sociologie avait deux pôles : Pierre Bourdieu et Alain Touraine. Il était

15
MaxiMe Quijoux

question, ce livre se pose davantage comme une invitation à revenir sur l’apport
d’un sociologue majeur dans un domaine où il semble a priori marginal ; et si
notre ambition initiale était d’interroger et de confronter les théories de Bourdieu
au monde du travail, nous souhaitons avant tout ouvrir un nouveau chantier
historique et épistémologique afin de voir la place qu’occupe cet auteur dans
l’analyse du travail contemporain.
Associer Bourdieu et le travail comme nous le proposons ici impose un
double exercice scientifique  : réaliser une exégèse et mesurer ses capacités
heuristiques dans un domaine particulier des sciences sociales. Or, entre une
œuvre foisonnante et redondante d’un côté, et un champ très dispersé et clivé
de l’autre, l’exercice s’est avéré périlleux. La structure qui compose l’ouvrage
tente néanmoins d’y répondre. Après avoir éclairé l’analyse du travail faite
par Bourdieu tout au long de sa carrière (première partie), en interrogeant en
particulier son époque algérienne (deuxième partie), nous avons retenu les
communications qui nous paraissaient le mieux articuler les points majeurs du
sociologue aux grandes questions de la sociologie du travail depuis sa fonda-
tion : ainsi, pendant que la troisième partie s’intéresse aux objets qu’il a le plus
étudiés, à savoir l’école et le monde artistique, tant dans son œuvre que dans son
usage actuel, les deux derniers ensembles rassemblent des articles qui mettent
en lumière l’importance de certaines de ses notions à de grandes questions du
travail. À partir d’enquêtes contemporaines, la quatrième partie montre ainsi
les apports et les spécificités de l’habitus aux formes de socialisation au travail
et à ses stratifications. Quant à la dernière partie, elle réunit des articles qui
renvoient à un objet capital tant pour Bourdieu que pour le travail : la domina-
tion. Toujours à partir d’enquêtes empiriques, les contributeurs proposent non
seulement d’explorer les formes de « la double vérité » du monde professionnel,
mais ils s’efforcent aussi de questionner cette notion en l’associant plus large-
ment à la conflictualité.

BiBliographie
Bevort a., jobert a., lalleMent M. et Mias A., Le dictionnaire du travail, Paris, PUF, 2012.
bezes p., Chauvière M., Chevallier j., MontriCher N. de et oCQueteau F. (dir.), L’État
à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la
Ve République, Paris, La Découverte, 2005.
borzeix A. et rot G., Sociologie du travail. Genèse d’une discipline, naissance d’une revue,
Paris, Presses de l’université Paris Ouest, 2010.
bourdieu P., La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
difficile d’imaginer deux hommes plus contrastés. […] la rivalité avec Alain Touraine se
poursuivit jusqu’au collège de France » (in enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit., p. 92-93).
À cet égard, il reste à faire un véritable travail d’enquêtes auprès de sociologues du travail,
ce que certains ont déjà commencé à faire (voir Corouge C. et pialoux M., « Engagement
et désengagement militant aux usines Peugeot de Sochaux dans les années 1980 et 1990 »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 196-197, 1/2013, p. 20-33).

16
Préambule

Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997.


Bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.
Bourdieu P. (Yacine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, Éditions du Seuil, 2008.
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17
Première partie

bouRdieu et le tRavail,
une intRoduction
Maxime Quijoux

intRoduction

« Je ne suis pas un exégète. Si je me trompe, tant pis. Mon but n’est pas
de dire la vérité sur Weber. Ce n’est pas mon travail. Je suis un chercheur.
Je cherche des incitations à réfléchir et des instruments pour réfléchir. Quand
je lis les textes, je ne sais jamais si je lis ce qu’ils ont dit ou ce que j’y mets 1. »

Cette affirmation en forme de confidence, d’un sociologue pourtant pétri


de scientificité, laisse percevoir la liberté indispensable au travail d’interpré-
tation d’un auteur. Quand on sait à quel point Bourdieu s’est élevé contre les
nombreuses méprises de son œuvre, quand on sait surtout ce que celle-ci doit
à Weber 2, on peut mesurer la force de tels propos : tout comme il invitait, en
parlant de Marx, à dépasser « l’alternative religieuse et pas du tout scientifique 3 »
de l’appartenance à la pensée d’un auteur, le sociologue avait conscience de
l’impératif épistémologique de distance à l’égard des œuvres, ayant lui-même
fait si souvent le procès des postures scolastiques.
Bien que le procédé consistant à prendre ses distances d’un auteur à partir
des recommandations de ce même auteur peut paraître un subterfuge maladroit,
c’est cette démarche qui nous a semblé la plus fructueuse au moment d’aborder
la place du travail dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Et si, à la différence du socio-
logue, nous avons été soucieux d’éviter les égarements conceptuels, ce travail
de relecture n’en reste pas moins un travail d’« interprétation » au sens où il

1. Cité par lenoir R., « Bourdieu avec Weber », in lebaron F. et Mauger G. (dir.), Lectures
de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012, p.  43. (Citation originale  : E gger  s., PFeuFFer  a. et
SChultheis F., « Von Habitus zum feld. Religion, soziologie und die Spuren Max Weber bei
Pierre Bourdieu », in Das Religiöse feld, texte zur ökonomie des Heilsgeschelens, Konstanz,
Universitäts Verlag, 2000, p. 131-176.)
2. Voir lenoir r., op. cit. Comme le souligne Lenoir, Bourdieu lui doit sa théorie des champs
et une partie de son vocabulaire (« cosmos »). Mais Lenoir précise surtout que Bourdieu a
cherché à dépasser ce que les travaux du sociologue allemand ne font que suggérer, comme
le concept de « charisme » ou celui de « désintéressement » qu’il élargit au domaine intel-
lectuel et artistique.
3. bourdieu P., Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987, p. 64.

21
MaxiMe Quijoux

l’entendait lui-même, c’est-à-dire tourné davantage vers le respect de « l’esprit »


d’une œuvre que vers l’analyse méticuleuse de ses écrits.
Complète et complexe, l’œuvre de Bourdieu propose un large outillage intel-
lectuel pour le monde du travail, qui justifie ici cette démarche « interpréta-
tive » : son analyse du travail est en effet polysémique et embrasse des sociolo-
gies diverses telles que la sociologie économique, de l’activité, des professions,
du salariat ou des classes sociales 4. Face à autant d’entrées possibles, il a fallu
faire des choix. Et puisque ces choix obéissent à une lecture spécifique, ils ne
peuvent faire l’économie d’une explication.
En l’occurrence, cette introduction n’entend pas faire un travail de synthèse ;
la recherche des catégories du travail dans son œuvre ne nous a pas amenés en
effet à saisir simplement une dimension nouvelle de ses enquêtes ; si l’Algérie
a été un terrain initial autant qu’initiatique de sa sociologie 5, le travail en a
constitué le principal objet, loin devant d’autres textes ayant connu pourtant une
fortune bien plus grande 6. Certes, il apparaît de manière plus diffuse que d’autres
domaines bien circonscrits de sa littérature ; mais l’étude longitudinale de cette
notion dans son œuvre la révèle profondément structurante pour ses principaux
concepts. Surtout, le travail permet de lever un malentendu ancien sur la socio-
logie de Bourdieu qui, aujourd’hui encore, clive fortement la discipline 7 : en
effet, son approche du travail permet de nuancer fortement ses conceptions les
plus controversées que sont celles de la domination et de la reproduction. Parmi
une œuvre où prévaut le poids de la division sociale sur l’action des individus,
le salariat constitue l’une des rares institutions qui autorise l’agent à un autre
rapport au temps, et, par extension, à son destin social.

4. La sociologie des professions intellectuelles et du travail scientifique constitue un point


central de la production de Bourdieu. Faute de place et de contributions sur cette question,
elle apparaît trop peu dans cet ouvrage, sachant qu’il faudrait probablement y consacrer
un ouvrage entier.
5. Bourdieu a régulièrement expliqué comment l’Algérie avait constitué une étape de transition
entre sa formation de philosophie et son métier de sociologue. Voir Choses dites, op. cit.
6. On pense ici aussi bien à bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, éditions du
Seuil, 2000 ; bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, mais égale-
ment à bourdieu P., La domination masculine, Paris, éditions du Seuil, coll. « Liber », 1998,
ou bien encore Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, coll. « Liber »,
2000.
7. Ses analyses de la division sociale, et, par extension, le rôle qu’il accordait à la sociolo-
gie ont suscité en effet de nombreuses réticences voire des hostilités, émanant souvent
d’ailleurs d’anciens compagnons de route : à côté d’une littérature débordante revenant sur
les imprécisions, erreurs ou omissions des analyses bourdieusiennes sur les membres des
catégories populaires (Certeau M. de, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais », 1990), certains ont tenté d’en discuter les travers au même titre que d’autres biais
(grignon C. et passeron J.-C., Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie
et en littérature, Paris, Gallimard, 1989), tandis que d’autres lui ont contesté sa vision même
de la discipline qui s’en dégageait (boltansKi L., L’amour et la justice comme compétences.
Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 ; boltansKi L. et thévenot L., De la
justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991).

22
introduction

Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur la manière dont
Bourdieu aborde « le travail » dans ses travaux algériens : cet examen se justi-
fie alors moins par la centralité de cet objet dans ses enquêtes de l’époque que
par l’analyse structurante et définitive qu’il aura dans l’œuvre du sociologue.
Nous nous intéresserons ensuite à la place que cet objet occupe dans les dimen-
sions les plus connues de son entreprise scientifique. De la reproduction sociale
au champ, en passant par l’habitus, nous verrons comment se problématisent et
se déploient les analyses et les catégories liées aux activités et mondes profes-
sionnels. Cette approche chronologique nous renseigne alors peu sur ce que son
œuvre doit aux travailleurs algériens. Respecter le déroulement historique du
développement de sa pensée nous permet de mieux appréhender dans un dernier
moment le statut singulier que le travail possède dans sa sociologie : celui d’un
domaine social paradoxal, capable autant de légitimer les dominations les plus
souterraines que d’offrir les conditions d’une véritable émancipation.

23
Maxime Quijoux

les stRuctuRes sociales du tRavail :


bouRdieu et le salaRiat algéRien 1

De 1955 à 1960, Pierre Bourdieu séjourne en Algérie, au départ pour y effec-


tuer son service militaire. Appelé du contingent, il est rapidement affecté au
Service de documentation et d’information du gouvernement général, avant de
se consacrer, dès l’automne 1957, à l’enseignement à la faculté d’Alger ainsi qu’à
la réalisation d’enquêtes ethnologiques et sociologiques 2. Entre 1958 et 1959,
il participe en effet à l’élaboration de deux grandes études commanditées par
l’administration coloniale qui, face aux troubles croissants de sécurité intérieure,
souhaite cerner et mieux appréhender les difficultés quotidiennes auxquelles est
confrontée la population locale. Durant deux ans, il s’engage dans une recherche
collective, dont l’objectif participe autant d’un projet « civique » qu’anthropolo-
gique 3. Même si ses contributions politiques n’ont pas connu la même notoriété,
cinquante ans plus tard, on sait ce que Bourdieu doit à l’Algérie. De l’habitus à
la domination, de Sociologie de l’Algérie aux Structures sociales de l’économie, ses
premières enquêtes constitueront une source intarissable de réflexions.
On a tendance pourtant à oublier les transformations graduelles mais
substantielles que le temps opère sur un auteur, sur ses travaux et ses réflexions :
en s’intéressant de plus près à ses premiers écrits, on prend bien conscience
que le sociologue n’est pas arrivé « au premier jour, […] tout armé de concepts
théoriques parfaitement rodés et fixés  » et que cette époque constitue «  la
première étape où il élabore ses principaux concepts et instruments intellec-
tuels 4  ». Si lire le Bourdieu des années algériennes offre de toute évidence

1. Les références bibliographiques des articles sont reportées en conclusion de la partie, p. 83-85.
2. Pour plus d’informations à la fois sur le contexte historique de la guerre d’Algérie et de la
présence de Bourdieu à cette époque, voir Martin-Criado E., Les deux Algéries de Pierre
Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 ; yaCine T., « Aux origines
d’une ethnosociologie singulière », in bourdieu P. (YaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes,
Paris, éditions du Seuil, 2008. Voir aussi la contribution de Sacriste dans le présent ouvrage.
3. Pour ses contributions plus politiques, voir bourdieu P. Interventions politiques 1961-2001,
Marseille, Agone, 2002. Voir aussi bourdieu p., op. cit., 2008.
4. yaCine T., op. cit., p. 13.

25
MaxiMe Quijoux

l’opportunité de participer à la genèse de son œuvre, cette plongée autorise


autant la reconstitution de la filiation de ses concepts ou de ses objets que le
repérage des multiples opérations de sélections, d’omissions et d’ajustements
réalisés par Bourdieu au long de sa carrière. On s’aperçoit par exemple de la
place accordée aux dimensions rurales dans ces premières recherches – affinité
d’habitus ? – au détriment d’études sur le travail et sur le monde urbain qui, à
l’époque, semblent l’avoir mobilisé tout autant, sinon plus. La sociologie écono-
mique est aussi très présente lors de ces premiers travaux. Et, à la différence
de l’objet travail, elle fera régulièrement partie de ses réflexions ultérieures,
prolongeant ses analyses sur la  rationalité économique de l’ethos algérien.
En fait, ce découpage en objets est alors proprement anachronique car le projet
de Bourdieu s’annonce beaucoup plus large : il entend rendre compte socio-
logiquement d’une situation historique, autant de la guerre d’Algérie que des
transformations durables de la colonisation et du capitalisme sur les conduites et
les valeurs de la population locale. Si ce conflit est une manifestation exacerbée
de la domination brutale et symbolique exercée par le colonialisme, son projet
intellectuel consiste, dans les pas de Weber, à décrire et expliquer plus globale-
ment « le phénomène de rationalisation » qui prend forme alors sous ses yeux.
Le travail – en particulier le rapport au salaire et à la productivité – constitue,
pour lui, l’exemple le plus évident de cette dynamique historique.

Étudier les transformations d’une sociÉtÉ


À la fin des années 1950, à la demande de l’Association pour la recherche
démographique économique et sociale (ARDES), organisme financé par la caisse
algérienne de développement 5, Bourdieu est chargé de coordonner une enquête
sur les conditions de vie des populations algériennes. Le projet est ambitieux :
à la tête d’une équipe hétéroclite d’enquêteurs, composée à la fois d’adminis-
trateurs de l’INSEE mais aussi d’étudiants français et algériens, leur mission
consiste non seulement à produire des données sur la composition socio-écono-
mique de l’Algérie, mais aussi à apporter des éléments de réponses ethnologiques
à destination de l’Administration qui souhaite comprendre, plus de cent ans
après le début de la colonisation, « les chocs de civilisation » produits par sa
présence. En l’occurrence, si « la brièveté [… à l’] initiation aux techniques
de l’enquête » et « les circonstances difficiles dans lesquelles [les enquêteurs]
devaient travailler 6 », en particulier dues au conflit, ont posé des contraintes
importantes au déroulement de leur entreprise, c’est avant tout les suspicions
d’accointances idéologiques avec le pouvoir colonial qui semblent préoccuper
Bourdieu. La voie est en effet étroite : dans un contexte intellectuel algérien
5. Ibid., p. 42.
6. bourdieu p., darbel a., rivet J.-P. et seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, Paris,
Mouton, 1964a, p. 260.

26
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

dominé par des interprétations primitivistes et racistes 7 et face aux critiques plus
générales faites à l’ethnologie comme science coloniale, répondre à une demande
publique constitue un risque majeur d’amalgame auquel Bourdieu souhaite
absolument se soustraire. Il refuse néanmoins les entreprises de culpabilisa-
tion à l’égard de l’ethnologie, qui le conduisent à adopter des principes fermes,
annonçant en creux certaines de ses positions épistémologiques ultérieures :
dissociant « problèmes de science et inquiétudes de conscience 8 », il affirme
pour autant que l’ethnologie dans la situation coloniale ne peut faire l’écono-
mie de « toute référence à la situation existentielle du colonisé telle qu’elle est
déterminée par l’action des forces économiques et sociales caractéristiques du
système colonial 9 ». Cette ethnographie des conditions d’existence participe à
l’inverse de la « responsabilité réelle de l’ethnologue » de sorte que son rôle est
de « s’efforce[r] de restituer à d’autres hommes le sens de leurs comportements,
dont le système colonial les a, entre autres choses, dépossédés 10 ». Bref, l’ethno-
logue en situation coloniale est plus que légitime : il est l’un des rares à pouvoir
rendre compte des phénomènes de domination sous-jacents à la colonisation et
rendre ainsi justice aux victimes de cette dépossession.
À cette ambition scientifique d’intelligibilité du fait colonial correspond alors
à une définition extensible de l’ethnologie : si le projet intellectuel de Bourdieu
vise en effet à étudier les modalités culturelles d’un peuple donné, il réfute
les interprétations folkloristes, réduisant les pratiques au symbolique s’inscri-
vant dans des temporalités anhistoriques, au profit d’approches dynamiques et
constructivistes du fait culturel. Il comprend d’entrée de jeu que la violence à
laquelle il assiste dépasse largement la question synchronique de la domina-
tion politique ou militaire d’un peuple sur un autre : face à des configurations
anthropologiques en pleine métamorphose sous l’effet de la guerre, il prend
conscience à l’inverse de l’épaisseur historique du fait colonial et par la même
occasion de ses effets probablement irréversibles 11. Bourdieu entend donc faire
état des pratiques culturelles à l’aune de ce qu’elles sont dans le contexte colonial
français, à savoir les corollaires de la rencontre imprévue, violente et inégale
de deux cultures distinctes. Plus encore, le colonialisme semble renvoyer ici
à des dynamiques historiques de civilisation au sens où l’entend Max Weber :
la colonisation met face à face une puissance occidentale imprégnée d’esprit
« rationaliste » et des peuples peu différenciés obéissant à d’autres régimes de
valeurs et d’actions, principalement de réciprocité, de religion ou de magie.
Pour Bourdieu, l’enjeu est alors de comprendre comment ce phénomène de

7. Voir yaCine T., op. cit.


8. bourdieu p. et al., op. cit., p. 259.
9. Ibid., p. 258.
10. Ibid., p. 259.
11. Certaines rencontres participent à cette prise de conscience. Voir bourdieu p., op. cit.,
2008. En particulier la correspondance très instructive avec André Nouschi.

27
MaxiMe Quijoux

rationalisation à l’œuvre se déploie sous ses yeux, s’importe et s’impose parmi


ces populations, en mesurant à la fois la violence de cette confrontation et les
degrés d’adaptation à ce mouvement historique a priori irrépressible.
« Dans la situation coloniale », le travail apparaît alors à Bourdieu comme
« le lieu par excellence du conflit entre les modèles traditionnels et les modèles
importés et imposés par la colonisation, ou si l’on veut, entre les impératifs de la
rationalisation et les traditions culturelles 12 ». Sa définition du travail n’est donc
pas réductible à la seule réalisation d’une activité rémunérée : le travail constitue
ici l’exemple paradigmatique d’un « cosmos économique » qui par les nécessités
économiques qu’il impose à l’ensemble d’une population, la subordonne par
la même occasion, « parfois de la manière la plus brutale 13 », à un ensemble
de conduites spécifiques. Comprendre le rapport de la société algérienne au
travail salarié permet d’entrevoir l’attitude à l’égard d’un système économique
– le capitalisme – qui en plus de lui être étranger, déstabilise tout un ensemble
de croyances et de conduites collectives. Si, comme nous le verrons par la suite,
Bourdieu insiste sur les bouleversements engendrés sur des « cosmos » façonnés
dans un univers précapitaliste, notamment mettant à nu la dimension écono-
mique des rapports symboliques, il s’efforce au préalable d’analyser, à partir de
cette enquête ARDES, les contours du salariat algérien.

le salariat comme condition de rationalisation


En 1964, Bourdieu publie les résultats de cette enquête dans un ouvrage
qui s’intitule Travail et travailleurs en Algérie qu’il cosigne avec Alain Darbel,
Jean-Paul Rivet et Claude Seibel. L’ouvrage entend brosser un tableau complet
et précis du salariat algérien : après une première partie exposant un ensemble
de données statistiques sur la composition socio-économique des travailleurs du
pays, Bourdieu propose dans une deuxième partie une analyse anthropologique
de la place du salariat dans la société algérienne. Au cours d’une centaine de
pages concentrée sur deux chapitres, il fait état d’un marché du travail fortement
polarisé : une masse considérable de travailleurs sans qualification côtoie une
petite « élite », composée, d’un côté, de salariés stabilisés grâce à des compé-
tences rares ou élevées, et de l’autre, de petits fonctionnaires qui doivent leur
place à la fortune d’un bon « piston ». Entre « sous-prolétaires » subordonnés
à la providence et travailleurs permanents assurés de leur emploi, Bourdieu
ne se contente pas de mesurer les écarts qui les séparent mais évalue leurs
effets sur leur vision du monde social. Dans le contexte « idyllique » des Trente
Glorieuses, il en tire une analyse de la précarité aussi fine que précoce, anticipant
de vingt ans les conséquences de la future « crise » qui allait progressivement
tirer l’Hexagone de son insouciance.
12. bourdieu P. et al., op. cit., p. 266.
13. Ibid., p. 237.

28
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

Bourdieu part d’une donnée simple qui dépasse le cadre du travail : 87 %
des travailleurs algériens n’ont aucune qualification. Dans un tel contexte, la
plupart du temps « ce n’est pas le travailleur qui choisit son travail, mais, si
l’on peut dire, le travail qui choisit le travailleur, le patron, ou le hasard 14 ».
La conscience aiguë de leur déqualification tout comme celle de leur surnombre
saturant le marché du travail concourt à placer toute leur « existence profession-
nelle […] sous le signe de l’arbitraire 15 » qui conduit les travailleurs algériens à
attribuer l’obtention d’un emploi moins à leurs efforts qu’à l’effet du « hasard »
ou du « Mektoub 16 ». Impossible pourtant de se laisser dominer par la torpeur :
l’urgence économique quotidienne les oblige à une mobilisation à la fois tous
azimuts et permanente pour trouver des sources de rémunération aussi rares
que fragiles. En ce sens, « les années d’adolescence sont les plus difficiles de
l’existence : c’est l’époque de l’instabilité forcée et des métiers de fortune 17 »,
y compris pour ceux qui auront par la suite un emploi permanent. Si certains
en viennent à soudoyer des contremaîtres sur les chantiers, la seule option qui
demeure pour « ceux qui n’ont ni métier, ni “instruction”, ni argent » est « la
puissance des “protections”, du “coup d’épaule” (el ktaf) et des “connaissances”
(el maerifa) 18 » au point que tous partagent « la conviction, non moins irration-
nelle, que les relations, la position, la “débrouillardise” (chtara), le bakchich et
“le café” (el qahwa) peuvent tout 19 ». Ce sentiment est alors renforcé par un
ensemble de pratiques traditionnelles d’entraide et de réciprocité qui encou-
ragent la cooptation dans l’embauche : « le népotisme, ici, est une vertu 20 »,
d’autant plus pour les positions les plus subalternes pour qui « la “personnali-
sation” du rapport s’impose comme […] comme la seule protection contre un
ordre rationalisé dans lequel ils sont jetés sans arme ni bagage 21 » et « principe
d’explication universel 22 ». Dès lors, dans de telles conditions, « ce ne sont pas, à
proprement parler, les entreprises qui recrutent ; l’embauche est en fait le résultat
d’une sorte de cooptation spontanée entre les ouvriers 23 ».
Si décrocher un emploi peut a priori représenter une satisfaction en soi dans
un univers dominé par le chômage, le manque et la précarité, le travail ne contri-
bue pas pour autant au bonheur ni même au plaisir : avec 72 % de travailleurs

14. Ibid., p. 270.


15. Ibid., p. 273.
16. Ibid., p. 269.
17. Ibid., p. 272.
18. Ibid., p. 274.
19. Idem.
20. Idem.
21. Ibid., p. 275.
22. Ibid., p. 297.
23. Ibid., p. 171 : les meilleurs emplois sont monopolisés par quelques familles. Voir le reste
ainsi que la page suivante sur la distribution des emplois et des marchés et plus globa-
lement sur le fonctionnement du marché du travail, larvé par les intérêts personnels et
claniques.

29
MaxiMe Quijoux

déclarant ne pas aimer leur travail, Bourdieu note que « l’attachement au métier
est extrêmement rare 24 ». Assignés aux tâches les plus dures, les plus ennuyeuses
et les plus dangereuses, subissant de surcroît « les mauvais traitements ou les
brimades infligés par les supérieurs 25 » au sein d’entreprises situées parfois
loin de leur domicile, les « sous-prolétaires » déclarent généralement avoir un
rapport complètement désenchanté à leur activité, un «  éloignement psycho-
logique à l’égard du métier, de l’entreprise et de tout ce qui y participe 26  ».
Leurs relations de travail sont ainsi souvent inexistantes ou exécrables, amenant
Bourdieu à souligner « un refus généralisé d’adhérer à un univers globalement
détesté, [une] volonté de le fuir et de marquer une coupure aussi tranchée que
possible entre le milieu de travail où l’on se sent inférieur et étranger, et la vie
propre, la vie familiale qui, par compensation, prend une place très grande 27 ».
Face à une activité dont on n’attend rien, la rémunération devient de fait la seule
préoccupation et par la même, la principale source d’insatisfaction. En somme,
placés devant l’alternative de la misère du chômage ou de la pauvreté du travail,
«  les plus démunis ont souvent à choisir entre la faim et le mépris 28  », les
conduisant au final à une « attitude de démission, conséquence du décourage-
ment et de la perte d’estime de soi qui sont déterminés par l’instabilité constante
de l’emploi et l’accoutumance au chômage prolongé 29 ».
Si Bourdieu est donc marqué par l’extrême précarité qui sévit sur la majeure
partie de la population salariale Algérienne, d’autres conduites à l’égard du travail
viennent corroborer son approche wébérienne des effets de la présence coloniale
en Algérie. Le rapport au travail est en effet ici étudié à la fois non seulement
en tant que transmetteur et récepteur des croyances et conduites économiques
du « cosmos » capitaliste, mais aussi et surtout comme la condition sine qua
none de son appropriation indigène. Il montre qu’à côté du niveau de quali-
fication, l’intériorisation des principes rationalistes participe directement des
formes de salarisation. En effet, s’il constate dans un premier temps que le goût
pour la profession croît à mesure que la position progresse dans l’entreprise,
c’est au cours du deuxième chapitre 30 qu’il met en évidence la manière dont
le salariat détermine ce qu’il appelle « l’attitude à l’égard du temps ». À partir
d’analyses statistiques parfois complexes, il met en lumière la corrélation entre
le degré d’intégration de la main-d’œuvre sur le marché du travail et les dispo-

24. Ibid., p. 284.


25. Idem.
26. Idem.
27. Ibid., p. 278-279.
28. Ibid., p. 291.
29. Ibid., p. 354.
30. Cet ouvrage et cette enquête constitueront la base des principaux articles qui composeront
à la fois Algérie 60, Paris, Les éditions de Minuit, 1977, Esquisses algériennes (op. cit.) et
certaines réflexions des Méditations pascaliennes (Paris, éditions du Seuil, coll. « Liber »,
1997) ou des Structures sociales de l’économie (op. cit.).

30
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

sitions à la prévisibilité et la calculabilité 31. Pour Bourdieu, plus les travailleurs


sont soumis à la pression économique, moins ils disposent du recul nécessaire
à une bonne appréhension de leur besoin et des moyens de les gérer. Ainsi,
tandis que « chômage et emploi intermittent […] interdisent l’élaboration d’un
plan de vie rationnel, conditions de l’adaptation à l’économie capitaliste 32 »,
Bourdieu observe à l’opposé que « les ouvriers de l’industrie font au jour le
jour et à chaque moment l’apprentissage de la rationalité 33 ». Quand les plus
précaires souffrent du manque d’un « ensemble de contraintes qui définissent
une organisation cohérente du temps et un système d’attentes concrètes 34 », ces
salariés permanents sont imprégnés de rationalité, tant par leur socialisation
que par l’organisation du travail : « Parce que leur vie professionnelle les met en
contact avec les Européens – comme en témoigne le taux élevé de bilinguisme
qui caractérise la catégorie –, parce que tout leur milieu de travail et leur travail
même sont soumis aux impératifs de la rationalisation », ces salariés acquiè-
rent un ethos rationaliste du fait qu’ils sont « contraints d’accomplir des gestes
rationnellement rythmés et mesurés – dans le travail à la chaîne par exemple –, à
l’intérieur d’un espace rationnellement organisé, conduits à manipuler des outils
qui, en tant que science réifiée, […] que l’on ne saurait appliquer sans posséder
au moins une connaissance du premier genre des principes qui les fondent 35».

Dès lors, un emploi stable et un revenu correct sont-ils des conditions suffi-
santes à l’incorporation des croyances et conduites du capitalisme importées par
la colonisation française ? Si Bourdieu détermine un seuil qui « coïncide avec
une transformation généralisée de l’attitude et de la conduite économique dont
la racine réside dans l’apparition d’une nouvelle attitude à l’égard de l’avenir 36 »,
l’adoption d’un ethos rationnel et des conduites qui lui sont solidaires dépendent
en dernier ressort d’un rapport positif à la sécurité permise par leur emploi : car
si « le degré de bilinguisme et le niveau d’instruction sont les indices les plus
sûrs et les plus significatifs 37 » de son assimilation, la rationalité suppose une
compétence temporelle acquise seulement si le travail permet une « carrière » :
« cursus organisé et institutionnalisé », celle-ci « fournit un type nouveau de
sécurité puisqu’elle permet la prévision et la prévision d’un progrès, sous la
forme de l’avancement 38 ». Mais ici point de carriérisme : la « “carrière”, c’est
lorsque les possibles projetés recouvrent les potentialités objectives, que peut

31. Bourdieu s’intéresse à la manière dont les agents envisagent leur budget et l’avenir de leurs
enfants à l’aune de l’hypothèse d’une amélioration de leurs conditions d’existence.
32. bourdieu p. et al., op. cit., p. 356.
33. Ibid., p. 369-370.
34. bourdieu p., op. cit., 1977, p. 87.
35. bourdieu p. et al., op. cit., p. 369-370.
36. Ibid., p. 365.
37. Ibid., p. 366.
38. Ibid., p. 367.

31
MaxiMe Quijoux

s’élaborer un plan de vie, en tant qu’attente rationnellement et raisonnablement


fondée de futurs successivement accessibles, moyennant tel ou tel effort accom-
pli et tel ou tel obstacle surmonté 39 ». En somme, c’est quand il garantit « un
progrès et non plus de la stabilité 40 », que l’emploi concourt le plus au processus
de rationalisation alors à l’œuvre dans l’Algérie des années 1950.

les degrés de socialisation du travail ouvrier


Pour Bourdieu, il existe un processus « d’ouvriérisation » ou « d’usinisation », termes
qu’il justifie entre parenthèses : « (si l’on veut bien accepter ce concept un peu barbare,
forgé sur le modèle de la notion d’asilisation élaborée par Goffman pour désigner le
processus par lequel les gens, dans les prisons, dans les casernes, dans toutes les “institu-
tions totales” s’adaptent peu à peu à l’institution et, d’une certaine façon, s’en accommo-
dent), c’est-à-dire le processus par lequel les travailleurs s’approprient leur entreprise, et
sont appropriés par elle, s’approprient leur instrument de travail et sont appropriés par
lui, s’approprient leur syndicat et sont appropriés par lui, etc.41 ». Il poursuit : « Dans
ce processus, on peut distinguer plusieurs aspects : le premier, tout négatif, consiste
dans le renoncement aux enjeux extérieurs. Ces enjeux peuvent être réels  : ce sont
les travailleurs émigrés qui envoient leur argent dans leur famille, achètent chez eux
des terres ou du matériel agricole ou des magasins ; ils peuvent être imaginaires mais
non moins effectifs ; ce sont ces travailleurs émigrés qui, bien qu’ils aient perdu peu
à peu tout espoir réel de rentrer chez eux, restent en transit et ne sont ainsi jamais
complètement “ouvriérisés”. Ensuite, les travailleurs peuvent, quel que soit l’état de
leurs liens externes, s’identifier à leur position dans le champ de lutte, épouser totale-
ment les intérêts qui s’y trouvent associés, sans changer leurs dispositions profondes :
ainsi, comme le remarque Hobsbawm, des paysans récemment venus à l’usine peuvent
entrer dans des luttes révolutionnaires sans rien perdre de leurs dispositions paysannes.
À un autre stade du processus, ils peuvent se trouver modifiés dans leurs dispositions
profondes par les lois objectives du milieu industriel, ils peuvent apprendre les règles
de conduite qu’il faut respecter – en matière de cadences par exemple, ou de solida-
rité – pour être accepté, ils peuvent adhérer à des valeurs collectives – comme le respect
de l’outil de travail – ou encore assumer l’histoire collective du groupe, ses traditions, en
particulier de lutte, etc. Ils peuvent enfin s’intégrer à l’univers ouvrier organisé, perdant
dans l’ordre de la révolte que l’on peut appeler “primaire”, celle des paysans brutalement
jetés dans le monde industriel, souvent violente et inorganisée, pour gagner dans l’ordre
de la révolte “secondaire”, organisée. Est-ce que le syndicalisme ouvre l’éventail de la
structure des revendications ou est-ce qu’il le referme42 ? » Toujours dans cette perspec-
tive de rapport à la lutte, Bourdieu souligne l’importance de la taille de l’entreprise et de
son inscription dans la vie sociale locale : « On voit ou non le patron, on voit ou non sa
fille aller à la messe, on voit sa manière de vivre ou non, etc. […] les rapports objectifs
qui définissent le champ de lutte sont appréhendés dans toutes les interactions concrètes
et pas seulement sur le lieu de travail (c’est là une des bases du paternalisme)43. »

39. Idem.
40. Idem.
41. bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1980b, p. 253.
42. Ibid., p. 253-254.
43. Ibid., p. 254.

32
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

À côté d’une analogie évidente avec certaines analyses formulées trente ans


plus tard, par Robert Castel sur les formes de l’individualisme 44, ou par
Serge Paugam sur les formes de l’intégration salariale 45, on peut aisément perce-
voir comment ce rapport au travail et à l’emploi façonne le jeune Bourdieu, et
jette les bases de ce qui deviendra ses concepts les plus importants. En outre,
on voit apparaître en creux sa future notion de « trajectoire ». Mais en posant
la question des dispositions économiques au cœur de la problématique du
travail, Bourdieu prépare surtout l’un de ses concepts majeurs, celui d’habi-
tus. Car le sociologue ne cherche pas seulement à montrer les manières dont
le salariat participe à la pénétration culturelle d’une société sur une autre. S’il
entend mesurer des bouleversements impliqués par le rapport salarial, c’est-
à-dire l’imposition d’une quantification du travail en temps et en argent, mais
surtout en effort, il souhaite surtout déterminer les conditions d’adaptation d’un
cosmos « précapitaliste » caractérisé par l’encastrement de l’économie, et ainsi
définir les conditions sociohistoriques de l’émergence de l’habitus économique.

du « travail » paysan à la dÉcouverte du chômage


En se proposant d’analyser les transformations indigènes des normes et
valeurs rationnelles importées par le système capitaliste au sein d’une écono-
mie de subsistance, Bourdieu fait le choix d’un cadre théorique explicite, qui
peut s’expliquer en partie par l’influence de Raymond Aron 46, mais surtout par
l’ampleur de ces métamorphoses, qui touchent notamment les populations
emportées dans le tourbillon de ce processus de civilisation. Car, si le salariat
constitue la forme la plus significative de cette dynamique, celle-ci est loin de
s’y réduire. Les « sous-prolétaires » que Bourdieu rencontre sont en effet avant
tout des paysans qui, avant d’être tributaires de boulots de fortune, cultivaient
la terre. Par conséquent, si leur degré d’intégration au nouvel ordre économique
et social dépend de leur niveau d’instruction ou de leur bilinguisme, leur dispo-
sition à accueillir l’esprit capitaliste relève de propriétés culturelles qui dépas-
sent largement cette variable objective. Dans un climat scientifique propice à
l’étude des « modèles culturels 47 », Bourdieu est d’autant plus sensible à cette
dimension qu’il est lui-même issu d’un milieu rural. À plusieurs reprises, il aura

44. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard,
1995.
45. paugaM S., Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
Paris, PUF, coll. « Le lien social », série « Documents d’enquête », 2000.
46. À l’époque, Bourdieu est en effet proche de ce premier importateur et traducteur de
Max Weber. aron R., La sociologie allemande contemporaine, Paris, PUF, 2007 [1935].
47. C’est l’époque de l’essor du structuralisme notamment grâce au succès des travaux de
Lévi-Strauss. Mais Bourdieu se tourne davantage vers les auteurs nord-américains et s’inté-
resse en particulier aux travaux de Ruth Benedict. Pour plus d’informations, voir yaCine t.,
op. cit.

33
MaxiMe Quijoux

l’occasion d’exprimer l’identification qui s’opère à cette époque, notamment lors


de ses enquêtes dans son Béarn natal.
Pour comprendre les effets et les modes d’assimilation des sociétés algériennes
au capitalisme contemporain, Bourdieu s’attache donc à analyser les principes
« traditionnels » constitutifs de leur « cosmos » pour mieux appréhender la
transformation ou l’inertie de leurs conduites. On y découvre alors des cultures
distinctes des normes occidentales contemporaines, du moins en apparence. Peu
différenciées, ces sociétés se caractérisent par une organisation sociale contrai-
gnante au sein de laquelle prédominent et se combinent des logiques d’honneur,
de travail et de réciprocité : impératifs rituels, cycle agricole et relations domes-
tiques déterminent indistinctement les conduites, notamment économiques.
Dans ces communautés, Bourdieu rapporte ainsi que « les personnes honorables
ne vendent pas de lait […] ni de beurre ou du fromage, ou encore des légumes
ou des fruits, mais on en “fait profiter les voisins” 48 » que, le meunier offre son
surplus de farine ou que la charka, prêt d’un bœuf en échange d’une quantité
de grains, est « entourée de toutes sortes de dissimulations et euphémisations
destinées à en masquer ou en refouler les potentialités mercantiles 49 ». De sorte
que « les rapports réduits à leur dimension purement “économique” sont conçus
comme des rapports de guerre, qui ne peuvent s’engager qu’entre étrangers 50 »
et que « ceux qui vraiment s’en accommodent […] sont voués au mépris 51 ».
Cette logique de l’honneur ne se réduit pas simplement à respecter une certaine
bienséance communautaire : elle est au fondement de toute une « économie de
la bonne foi 52 » où capital symbolique et capital économique sont foncièrement
intriqués et hétéronomes : « “le crédit de notoriété” […] constitue un tout
indivis associant la quantité et la qualité des biens et la quantité et la qualité
des hommes capables de les faire valoir. Il est ce qui est permis d’acquérir, […]
le capital de force matérielle et symbolique susceptible d’être effectivement
mobilisé pour les transactions du marché, pour les combats d’honneur ou pour
le travail de la terre 53 ». En mettant en lumière la force des normes sociales et
religieuses sur les échanges « économiques », Bourdieu montre dès lors que ces
conduites révèlent moins leur supposé « manque de rationalité » que l’incapacité
de l’Homo œconomicus à penser la fonction économique du capital symbolique.
Le « travail » agricole occupe une place centrale, presque paradigmatique
dans ces conduites économiques prises dans leur totalité anthropologique.
De nouveau, on doit se prémunir de toutes positions ethnocentristes notam-
ment en faisant un usage téléologique de la notion de « travail » : elle ignore

48. bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », in bourdieu p., op. cit., 2008, p. 239.
49. Idem.
50. Idem.
51. Ibid., p. 240.
52. bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980a, p. 195.
53. Ibid., p. 205.

34
les structures sociales du travail : Bourdieu et Le saLariat aLgérien

ici à peu près tout des considérations productivistes et salariales qui caracté-
risent sa définition occidentale. S’il s’agit ici d’activité essentiellement tournée
vers une économie de subsistance, le travail des champs n’en est pas moins
le cœur d’un système culturel à la fois écologique et social. « Le paysan ne
travaille pas à proprement parler, il peine 54. » Plus effort que souffrance, cette
action fait sens dans une relation singulière de « face à face » avec la terre,
« dans la disposition de familiarité confiante qui convient envers un parent
respecté 55 », même si elle suscite aussi parfois la crainte 56. Le travail paysan se
présente alors comme « un échange de dons » avec la terre, qui « n’accorde ses
bienfaits qu’à ceux qui lui donnent leur peine en tribut 57 ». « “Donne à la terre
(ta sueur), elle te donnera”, dit le proverbe 58. » Dans ces conditions, l’activité
agricole ne se limite pas à la réalisation d’un ensemble de tâches spécifiques mais
embrasse la quasi-totalité des dimensions du social : si « le champ, les bêtes, les
outils, les produits de la terre et toutes les préoccupations qui en sont solidaires
s’introduisent jusqu’au cœur de la maison et de l’existence familiale 59 », les
activités agricoles elles-mêmes sont rythmées par un ensemble de codes plus
ou moins mystiques censés respecter les termes de l’échange avec la terre. Dès
lors, dans la mesure où « la distinction entre le productif et le travail impro-
ductif ou entre le travail rentable et le travail non rentable reste ignorée 60 », le
travail ici est davantage une occupation sociale qu’une activité économique qui,
considérée en ces termes, « dépouillerait de leur raison d’être les innombrables
petits travaux destinés à assister la nature en travail, actes indissociablement
techniques et rituels, dont nul ne songerait à évaluer l’efficacité technique ou le
rendement économique, et qui sont comme l’art pour l’art du paysan, clôture
des champs, taille des arbres, protection des jeunes pousses contre les bêtes ou
“visite” (asafqadh) et surveillance des champs, sans parler des pratiques que l’on
range communément dans l’ordre des rites, comme les actes d’expulsion du mal
(as’ifedh) ou les actes d’inauguration du printemps, ou de tous les actes sociaux
que l’application de catégories étrangères porterait à juger improductifs, comme
ceux qui incombent au chef de famille en tant que représentant et responsable
du groupe, ordonnancement des travaux, palabres à l’assemblée des hommes,
discussions du marché, lectures à la mosquée 61 ». Le travail est donc avant tout
une activité sociale constitutive de son appartenance à la communauté qui, s’il
est la source des constructions des identités individuelles, notamment mascu-
lines, engage l’individu au groupe et réciproquement. Ainsi dans les sociétés

54. Bourdieu P., op. cit., 1977, p. 36.


55. Bourdieu P., op. cit., 1980, p. 198.
56. Bourdieu P., op. cit., 1977, p. 37.
57. Idem.
58. Idem.
59. Bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964b, p. 113-114.
60. Bourdieu P., op. cit., 1980, p. 199-200.
61. Idem.

35
MaxiMe Quijoux

kabyles, « l’homme qui se respecte doit toujours être occupé à quelque chose » :
s’il ne trouve rien à faire, « qu’il taille au moins sa cuillère 62 ». De même que :
« Si improductive soit-elle, le groupe se doit d’assurer à tous une occupation,
même purement symbolique : le paysan qui procure aux oisifs l’occasion de
travailler sur ses terres reçoit l’approbation de tous parce qu’il offre à ces indivi-
dus marginaux la possibilité de s’intégrer dans le groupe en remplissant leur
tâche d’homme 63. »
Dans ces sociétés «  où la rareté du temps est si faible et si grande la
rareté des biens, que de […] gaspiller du temps, [est] la seule chose qui soit
en abondance 64 », on peut concevoir facilement la déflagration culturelle et
l’incompréhension mutuelle qu’ont pu provoquer l’importation et l’imposition
de nouvelles formes de subsistance basées sur des notions d’épargne, de rente
ou de productivité. La colonisation puis la guerre ont non seulement privé les
paysans algériens de leur terre, notamment au cours des campagnes de regrou-
pement, mais elles ont aussi déstructuré des systèmes culturels fondés sur des
relations de réciprocité et de désintéressement. Parmi des groupes où « l’appren-
tissage culturel et la pression collective tendent à décourager tout ce qui, en nos
sociétés, est encouragé : esprit d’entreprise, volonté d’innover, souci de produc-
tivité ou du rendement 65 », la diffusion du salariat a tout d’abord considérable-
ment dégradé le lien communautaire : en introduisant l’individualisation et la
quantification de la rétribution, notamment par l’immigration, le salariat a mis à
nu les mécanismes sociaux visant à dissimuler les dimensions matérialistes des
échanges entre membres du groupe. Bourdieu relate ainsi l’exemple de ce maçon
kabyle, qu’il reprendra régulièrement, qui eut « l’outrecuidance » de réclamer en
argent le prix du repas communautaire traditionnellement offert en son honneur
lors de la fin d’un chantier. En agissant ainsi, ce maçon suscita l’indignation car
il trahissait alors, selon Bourdieu « le mieux et le plus mal gardé des secrets,
puisque tout le monde en a la garde, et qui viole la loi du silence assurant à
l’économie de la “bonne foi” la complicité de la mauvaise foi collective 66 ».
Mais la salarisation de la société algérienne a surtout mis à mal la vision du
« travail » paysan, sans nécessairement en remettre en cause ses fondements ;
en proposant des conditions de travail et de rétribution relativement conve-
nables, le salariat provoque en effet un formidable désenchantement des activités
agricoles : « L’expérience directe ou médiate du salariat […] a atteint l’activité
traditionnelle en sa racine, en faisant éclater la disproportion entre le produit
de l’effort et le temps dépensé. L’apparition d’un nombre relativement impor-

62. Ibid., p. 198.


63. Ibid., p. 199.
64. Ibid., p. 200.
65. bourdieu P., « La société traditionnelle : attitude à l’égard du temps et conduite écono-
mique », in bourdieu P., op. cit., 2008, p. 91-92.
66. Bourdieu P., op. cit., 1980, p. 195.

36
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

tant d’emplois salariés, créés plus ou moins artificiellement par l’armée (harkis,
employés communaux, ouvriers des chantiers de travaux publics, etc.) ne pouvait
qu’accentuer la conscience de la faible rentabilité du travail agricole 67. » Dans une
société soumise à une « contagion des besoins » grandissante (consommation,
salariat, structures médicales, écoles), les dimensions mystiques ou les justifica-
tions communautaires ne réussissent plus à compenser des efforts qui apparais-
sent dès lors insoutenables, laissant place à un nouvel habitus économique : à
l’image du témoignage de ce cuisinier rapporté par Bourdieu, si le salaire consti-
tue la principale préoccupation des travailleurs, « ce qui compte dans le travail,
c’est s’il est fatigant ou non 68 ». Protégé de l’arbitraire du marché du travail, le
fonctionnaire apparaît alors ici comme un horizon indépassable 69.
Dorénavant, tout le monde ou presque désire avoir un travail salarié, moins
pour des revenus « dont l’estimation en argent du produit du travail [constitue]
une opération beaucoup plus complexe 70 », que pour préserver son honneur.
Face à une culture qui se décline désormais essentiellement de façon négative, le
salut du fellah passe – ironie du sort – par « la valorisation extrême des emplois
non agricoles 71 ». Car si la nature de l’activité est sujette au discrédit, l’injonction
d’occupation qui lui est sous-jacente, elle, perdure. De sorte que, « la décou-
verte du travail » réside moins dans l’espoir d’améliorer son sort que de la prise
de conscience de sa misère ancestrale et de ses formes actuelles : le chômage.
Pour ces paysans « dépaysannisés », tout est bon désormais pour ne perdre la
face : quand certains, « pour se libérer du malaise que suscite le sentiment d’être
inoccupé, donc dépourvu de raison d’être sociale, […] se déclaraient, avec fort
peu de justification, “retraités” ou “pensionnés” [ou…] ouvrier pour si peu
qu’ils aient travaillé hors de l’agriculture, par exemple deux mois lors de la
récolte du liège, ou quelques jours pour les travaux de maçonnerie commandés
par la SAS 72 », la plupart se dédient à « faire et faire comme si », c’est-à-dire à
des activités, comme la vente ambulante (voir encadré), qui ont pour but moins
d’obtenir une rémunération que de garder une certaine dignité :
« Travailler, même pour rien, même pour un revenu infime, c’est, devant
soi-même et aux yeux du groupe, faire tout ce qui est en son pouvoir pour
gagner sa vie en travaillant, pour s’arracher de sa condition de chômeur.
Le fait de tâcher à travailler (plutôt que de travailler à proprement parler),
suffit à assurer une justification aux yeux de ceux dont on a la charge et aussi
de ceux auxquels on a recours pour subsister 73. »

67. bourdieu p. et al., op. cit., 1964b, p. 81.


68. bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », in Bourdieu p., op. cit., 2008, p. 255.
69. Ibid., p. 256.
70. bourdieu P. et al., op. cit., 1964b, p. 81.
71. Ibid., p. 72-73.
72. Ibid., p. 73.
73. bourdieu p. et al., op. cit., 1964a, p. 301.

37
MaxiMe Quijoux

vendre à la sauvette, entreprise de dignité


« Le tout petit commerce est la seule occupation qui n’exige aucun capital initial, ni la
qualification professionnelle ou quelque aptitude spéciale, ni l’instruction, ni l’argent, ni
le local, ni “les protections”. En cela, il est bien le seul recours de ceux qui n’ont rien et à
qui toutes les professions sont interdites, y compris, faute d’embauche, les métiers durs et
unanimement dépréciés, “la pelle et la pioche”. “C’est facile, avec rien, on démarre. Avec
500 francs, on achète une friperie, un pantalon ; on va le vendre 100 mètres plus loin,
550 francs, 600 francs […]. Par un moyen ou par un autre, on arrive toujours à entrer
en relations avec un commerçant qui vous donne un peu de marchandises à lui vendre
sur la place. Ça permet de faire un peu de bénéfice. J’ai vu des personnes commencer à
vendre pour un boulanger des corbeilles de croissants et de brioches, d’autres un peu de
vaisselle, d’autres quelques mètres de tissu dans les quartiers populaires, sur le devant
des portes. On arrive toujours à travailler.” (Cuisinier, Alger.)
Souvent même, l’investissement initial est nul. On peut compter pour rien “l’équipement”,
caisses montées sur des roues de bicyclette, voitures d’enfant sur lesquelles est posé un
plateau de bois faisant office d’étal, chariots de fortune tendus de cordes auxquelles sont
accrochés du linge, de la friperie, des bibelots, et tant d’autres créations aussi insolites
qu’ingénieuses. La marchandise est avancée par un parent ou un ami et remboursée après
la vente. À l’insu des mandataires, certains vendeurs des Halles cèdent des légumes à bas
prix à des parents ou à des gens de leur pays. Ceux-ci disposent d’une marge bénéficiaire
qui leur permet de vendre les tomates à 0,40 NF quand le commerçant installé les vend
à 0,75. Mais la situation des marchands ambulants n’est pas toujours aussi favorable.
“Maintenant, je vends des pastèques. Des fois je reste toute la journée debout sans rien
gagner du tout […]. Aujourd’hui, j’ai vendu pour 80 francs (0,50 NF) par jour, ça serait
bien. Mais malheureusement, je ne gagne rien du tout. Il y a des jours où les pastèques
pourrissent et je suis obligé de les jeter. Je suis obligé d’acheter un quintal de pastèques
à crédit. Lorsque j’aurai vendu la marchandise, à ce moment-là je paierai le marchand.
Des fois je lui donne tout et je reste sans un sou.” (Sidi-Bel-Abbès74.) »

L’intensification du conflit à la fin des années 1950 aggrave considérablement


les conditions de vie des paysans, notamment suite aux politiques de déplace-
ment et de regroupement que Bourdieu, accompagné de Sayad, a particuliè-
rement bien étudiées. Tout en précarisant considérablement leurs conditions
d’existence, les camps participent encore plus au processus de « dépaysannisa-
tion » provoqué par le salariat, l’émigration et la scolarisation : l’éloignement
contraint de leurs terres fragilise en effet davantage le modèle culturel antérieur
qui, par conséquent, ne cesse d’être contesté : « L’exigence d’un revenu décent
et l’aspiration à une profession véritable, autrefois repoussées comme ambitions
démesurées, incompatibles avec la dignité du paysan authentique, peuvent se
proclamer au grand jour, parce que la société paysanne n’est plus assez assurée
de ses valeurs fondamentales et de ses normes pour refréner ou condamner
les déviations 75.  » Dans ce contexte d’effondrement général des références
traditionnelles et du travail agricole qui leur sont associées, certains paysans

74. ibid., p. 298-299.


75. Bourdieu P., « Paysans déracinés : bouleversements morphologiques et changements cultu-
rels en Algérie », in bourdieu p., op. cit., 2008, p. 162.

38
les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien

s’accrochent à leurs activités, c’est d’ailleurs ce qui le distingue des chômeurs 76.
Mais désormais réduit exclusivement à des fonctions de subsistance, dans une
société dominée par d’autres valeurs et croyances, le travail n’est plus en mesure
de participer aux modes de contrôle et de régulation antérieurs, laissant place à
« un traditionalisme du désespoir, […] propre à des sous-prolétaires enchaînés
à un passé qu’ils savent mort et enterré 77 ». Rares sont alors à tenir, la plupart
étant poussé à « l’exil forcé [qui] n’est le plus souvent que le terme inéluc-
table d’une série de renoncements et de défaites 78 ». Dans ces conditions, la
décomposition du modèle culturel est alors quasiment achevée ; car sans la terre,
le « cosmos » qui en est solidaire n’a plus de raison d’être :
« Le paysan ne vit qu’enraciné à sa terre, la terre où il est né, où ses habitudes
et ses souvenirs l’attachent. Déraciné, il y a de bonnes chances qu’il meure en
tant que paysan, que meure en lui la passion qui fait le paysan 79. »

conclusion d’Étape :
les conditions historiques de l’haBitus Économique

Après quatre années passées en Algérie, Bourdieu nous propose en définitive


moins une sociologie du travail stricto sensu qu’une anthropologie historique du
salariat. La confrontation qu’il analyse des « cosmos » algériens et français, en
particulier sur la notion de « travail », met en évidence l’existence de dispositions
propres au système capitaliste et par là, la nature profondément historique de ses
valeurs et de ses croyances : la reconstitution fidèle – grâce aux tableaux statis-
tiques – et minutieuse – par ses entretiens et observations – des conduites des
travailleurs algériens montre bien que « les dispositions calculatrices en matière
de travail, d’épargne, de logement, de fécondité ou d’éducation sont liées, par la
médiation des dispositions à l’égard de l’avenir, à des conditions économiques et
sociales 80 ». Il ajoute : « En deçà d’un certain seuil, défini (ou, mieux, repéré) par
un certain niveau économique et culturel, les dispositions rationnelles ne peuvent
pas se constituer et l’incohérence est le principe de l’organisation, foncièrement
désorganisée, jusque dans le rapport au temps et à l’espace, de l’existence des
sous-prolétaires 81. » Loin d’une science économique qui « traite comme un donné
naturel, un don universel de la nature, la disposition prospective et calculatrice
à l’égard du monde et du temps [… et] ce faisant, […] condamne tacitement
sur le plan moral ceux que l’ordre économique […] a déjà condamnés dans les

76. bourdieu p. et al., op. cit., 1964b, p. 68.


77. Ibid., p. 20.
78. Idem.
79. Ibid., p. 115.
80. bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », in bourdieu p., op. cit., 2008, p. 249.
81. Idem.

39
MaxiMe Quijoux

faits 82 », les travaux de Bourdieu indiquent bien à l’inverse que la « rationalité
économique » relève de principes culturels situés, produits d’une histoire spéci-
fique. Autrement dit qu’elle est habitus. Le salariat apparaît alors à la fois comme
l’effet et la condition de cet habitus économique : si pour paraphraser Marx, « à
la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques,
[la colonisation] a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » en
jetant les Algériens « dans les eaux glacées du calcul égoïste », Bourdieu montre
que ses principes rationalistes ont aussi favorisé l’acquisition de certains outils
d’émancipation. À côté de l’émigration et de la scolarité, le salariat apparaît en
ce sens comme le moyen d’amélioration des conditions d’existence – le fameux
seuil évoqué à l’instant – et ainsi, des transformations éventuelles de leur habitus.
De sorte que, si on peut s’interroger sur l’influence et le transfert possible que
Bourdieu réalisera par la suite entre sous-prolétaires algériens et classe ouvrière
française et plus généralement du travail, ces enquêtes constituent aussi la trame
d’une interrogation méconnue du sociologue sur les conditions d’émancipation
de l’individu qui culminera dans les Méditations pascaliennes. Mais avant d’abor-
der cette question, objet d’une prochaine contribution (p. 65-80), ces premières
enquêtes sur le salariat algérien posent avant tout les bases de ses principaux
concepts, notamment celui de reproduction sociale, d’habitus et de champ.
Comme nous le verrons dans la contribution suivante, ces premières recherches
ont considérablement conditionné Bourdieu sur ses analyses hexagonales, de
sorte que, derrière ces grands paradigmes, le travail est toujours là en embuscade.

82. Ibid., p. 250.

40
Maxime Quijoux

la FabRiQue du tRavailleuR :
RePRoduction sociale, Habitus et cHamP

À la fin des années 1950, menacé par des groupes d’extrême droite, Bourdieu
est contraint de rentrer précipitamment en France. Il rejoint l’université de Lille
où il fait ses débuts d’enseignant-chercheur. Son départ de l’Algérie met alors
un terme aux enquêtes qu’il menait dans ce pays : Bourdieu délaisse en effet
ses recherches sur le salariat algérien et privilégie dorénavant des enquêtes sur
la condition étudiante et l’université dans la société française. Suite au succès
des Héritiers, l’éducation et la culture deviennent dès lors des domaines fonda-
mentaux de sa sociologie auxquels il consacrera une partie essentielle de son
œuvre. Celle-ci d’ailleurs est souvent réduite à ces travaux contemporains au
détriment de ses recherches antérieures, mais aussi au préjudice d’une véritable
genèse de ses notions 1. Notons d’abord que Bourdieu mobilise de façon régulière
son expérience algérienne  : l’étude des modes de vie des paysans kabyles a
permis en effet d’éclairer certaines de nos conduites les plus « naturelles » car
les plus intériorisées, qu’elles aient trait à nos pratiques culturelles, nos rapports
hommes-femmes ou nos croyances économiques. Mais l’expérience algérienne
de Pierre Bourdieu a surtout servi le creuset à ses principaux concepts : c’est
bien en effet à partir de ces sociétés paysannes et méditerranéennes qu’il fonde
les notions d’habitus, de capital et de violence symbolique.
De la même façon, on omet souvent la filiation qui existe entre ses travaux
sur le salariat algérien à ceux qui leur succéderont sur la France. La segmen-
tation progressive des sciences sociales en fonction de leur objet 2 a en effet
contribué à brouiller la continuité et l’utilisation de ces premières recherches
sur l’Algérie dans ses enquêtes sur la France. Plus qu’une simple utilisation,
Bourdieu rappelle en effet que « la plupart des concepts autour desquels se sont
organisés les travaux de sociologie de l’éducation et de la culture que j’ai menés
ou dirigés dans le cadre du Centre de sociologie européenne sont nés d’une
1. Voir le préambule.
2. Ce à quoi Bourdieu s’est toujours opposé, voir bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse,
Paris, Raisons d’agir, 2004.

41
MaxiMe Quijoux

généralisation des acquis des travaux ethnologiques et sociologiques que j’avais


réalisés en Algérie ». Il ajoute : « Je pense en particulier à la relation entre les
espérances subjectives et les chances objectives, que j’avais observée dans les
conduites économiques, démographiques et politiques des travailleurs algériens,
et que je redécouvrais chez les étudiants français ou leurs familles 3. »
Cette contribution consiste justement à comprendre comment les concepts
phares de Bourdieu participent et comprennent cette dimension salariale en
eux. Il s’agira donc ici d’éclairer les principaux paradigmes du sociologue sous
un nouveau jour, permettant ainsi de dégager la dimension heuristique de ces
concepts pour penser le travail.

des dispositions aux positions, de l’École au poste de travail


Au début des années 1960, Bourdieu semble abandonner les problématiques
liées à l’Algérie et au salariat pour se tourner vers la France, l’éducation et la
culture. Si ce changement d’objet s’explique par la fin du conflit algérien, il
correspond aussi à l’arrivée de Bourdieu dans le monde universitaire français.
À  cette époque, l’université française et la sociologie se situent dans des
séquences historiques singulières, à la fois propres et conjointes, qui expliquent
en grande partie ce recentrage. En effet, l’émergence des départements et des
formations de sociologie coïncide avec le début de la « massification » scolaire
de l’enseignement supérieur français. Fraîchement débarqué à l’université de
Lille, Bourdieu assiste et participe à ce double phénomène, ayant conscience de
ses enjeux politiques et scientifiques : dans un contexte socio-économique très
favorable, l’institution universitaire apparaît comme l’outil principal de mobilité
sociale et donc comme l’incarnation de l’un des principaux idéaux républi-
cains : la méritocratie. Les organisations étudiantes, très mobilisées – Mai 68
est proche –, entendent aussi défendre les intérêts spécifiques de ce segment de
la population dont la classe d’âge est alors majoritaire en France 4. En parallèle,
profitant du succès du structuralisme, notamment en anthropologie, la sociolo-
gie cherche progressivement à faire sa place dans l’horizon académique, scien-
tifique et intellectuel français. Car si la discipline est ancienne, elle n’a aucune
existence institutionnelle à part entière 5. En construction, elle est donc ouverte
à toutes les luttes de courant qui, dans un espace académique circonscrit, se
réduisent souvent à des luttes de personne, comme nous l’évoquions en préam-
bule 6. Enquêter sur l’université et la population qui la compose présente donc
3. bourdieu P., op. cit., 1987, p. 34.
4. Voir delsaut Y., « Sur les héritiers », in Chapoulie j.-M., KourChid o., robert j.-L. et
sohn  a.-M. (dir.), op.  cit., p.  65-79. Le témoignage de cette proche collaboratrice de
Bourdieu sur ses premières années d’enseignement et de recherche en France constitue
une source tout à fait extraordinaire pour l’histoire de la discipline.
5. Ibid.
6. Voir aussi bourdieu P., op. cit., 1979, p. 161.

42
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

des problématiques stimulantes, répondant à des enjeux de natures et d’échelles


multiples, auxquels s’ajoute enfin un avantage logistique évident, dans les condi-
tions contraignantes que représente le début de carrière d’un jeune enseignant.
En compagnie de Jean-Claude Passeron, Bourdieu s’engage donc dans
une nouvelle recherche qui, dans un premier temps, n’a pas d’objet vraiment
circonscrit, si ce n’est la population étudiante qui se présente à eux. À la fois
« petite cuisine permanente » et « grand projet 7 », cette nouvelle enquête entend
combattre certaines idées reçues sur le monde étudiant, le rôle de l’université et
de ses enseignants dans la société française. Bourdieu et Passeron sont en effet
peu enclins, notamment pour des raisons biographiques 8, à adhérer aux discours
qui entourent les institutions scolaires et la fonction positive qu’on leur attribue
dans la mobilité sociale et par extension dans la « moyennisation » de la société
française. Statistiques à l’appui, ils mettent en évidence les écarts qui séparent
les « chances scolaires » des membres des classes populaires des autres groupes
sociaux. Ils observent ainsi qu’« un fils de cadre supérieur a quatre-vingts fois
plus de chances d’entrer à l’université qu’un fils de salarié agricole et quarante
fois plus qu’un fils d’ouvrier 9 », constat amenant par conséquent les auteurs à
parler « d’élimination » des classes les plus défavorisées 10. Loin de réduire les
inégalités de classes, l’école contribue au contraire à naturaliser ces clivages
en légitimant les accès aux différentes positions de l’espace social, qui corres-
pondent alors, à une époque de plein-emploi, à différents segments du marché
du travail. Les deux sociologues s’appliquent en effet à montrer la manière dont
l’école participe à la reproduction de la main-d’œuvre en mettant en confor-
mité des espoirs subjectifs et des probabilités objectives. Les auteurs se fondent
alors sur une analyse directement dérivée des travaux sur le salariat algérien de
Bourdieu : pour eux, la division sociale concourt à la fabrication d’un habitus,
c’est-à-dire d’un ensemble de visions et de valeurs, de normes et de conduites
qui conditionnent les agents dans leur rapport à leur destin social. Par les condi-
tions d’existence et l’environnement social qu’elle impose, l’appartenance de
classe détermine en effet fortement la nature et le degré d’aspirations sociales des
individus : ils affirment ainsi que « le poids de l’hérédité culturelle est tel que l’on
peut ici posséder de façon exclusive sans même avoir besoin d’exclure, puisque
tout se passe comme si n’étaient exclus que ceux qui s’excluent 11 ». Autrement
dit, avant même l’action ségrégative de l’institution scolaire, la société elle-même
opère une sélection dans le rapport qu’entretiennent les agents avec l’école.
Ainsi, à l’instar des sous-prolétaires algériens, « parce que le désir raisonnable

7. delsaut Y., op. cit., p. 69.


8. Voir bourdieu P., op.  cit., 2004 et passeron J.-C., «  Mort d’un ami, disparition d’un
penseur », in enCrevé P. et lagrave R.-M., op. cit., p. 17-91.
9. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les éditions de Minuit, 1964, p. 12.
10. Idem.
11. Ibid., p. 43.

43
MaxiMe Quijoux

de l’ascension par l’école ne peut se former tant que les chances objectives de
réussite sont infimes, […] leur comportement [des ouvriers français] se règle
objectivement sur une estimation empirique de ces espérances objectives,
communes à tous les individus de leur catégorie 12 ». À l’inverse, tout autorise,
sinon incite, les fractions les plus favorisées de la société à s’impliquer dans le jeu
scolaire : héritiers d’un capital culturel, ils profitent d’autant plus de cet avantage
qu’il est proche des attentes sociales et culturelles de l’institution scolaire. La
correspondance sociale est parfois si forte qu’on en vient de se demander si,
« comme disaient les Romains, elles ne se contentent pas d’“enseigner au poisson
à nager” 13 ». Mieux, l’école réussit à transformer ce privilège en « don », c’est-à-
dire en « grâce individuelle ou en mérite personnel » et permet ainsi, dans une
société dominée par un idéal égalitariste, au « racisme de classe » de « s’afficher
sans jamais s’apparaître 14 ». Elle réalise ainsi ce pour quoi elle est destinée, à
savoir « inculquer aux destinataires légitimes l’arbitraire culturel qu’[elle] a
mandat de reproduire 15 ».
C’est par le diplôme qu’elle décerne – ou pas – que l’école contribue le plus à
légitimer les trajectoires et les positions sociales. En effet, l’idée qu’elle dispense
« que les gens ont les postes qu’ils méritent en fonction de leur instruction et
de leurs titres, joue un rôle déterminant dans l’imposition des hiérarchies dans
le travail et hors du travail 16 ». Pour Bourdieu, plus qu’un acte bureaucratique
censé attester des qualifications, « le titre scolaire est en effet une manifesta-
tion par excellence de […] la magie d’état 17 » : « agissant en mandataire de
la banque centrale de crédit symbolique qu’est l’état, [le diplôme] garantit et
consacre un certain état de choses, entre le discours et le réel 18 », produisant,
en ce sens, des effets déterminants sur la perception collective des détenteurs
de diplômes. En attribuant « un monopole légitime d’une vertu sociale ou d’une
compétence, […] c’est-à-dire d’une capacité légalement reconnue d’exercer un
pouvoir efficient parce que légitime (comme celui de donner des ordres) 19 », cet
acte de consécration constitue « l’attribut sans doute le plus déterminant (avec la
profession qu’il contribue fortement à déterminer) de l’identité sociale 20 ». Par
conséquent, l’institution scolaire ne détermine pas simplement l’accès à diffé-
rents postes ou professions, supports de l’espace social ; par la puissance symbo-
lique que comporte le certificat, elle possède un pouvoir d’assignation statutaire
12. bourdieu P., « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture »,
Revue française de sociologie, vol. 7, no 3 : « Les changements en France », 1966, p. 325-347,
ici p. 331.
13. bourdieu P., La noblesse d’État, Paris, Les éditions de Minuit, 1989, p. 101.
14. bourdieu P. et passeron J.-C., op. cit., 1964, p. 107.
15. bourdieu P. et passeron J.-C., La reproduction, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, p. 48.
16. bourdieu P., op. cit., 1980b, p. 256.
17. bourdieu P., op. cit., 1989, p. 538.
18. Idem.
19. Ibid., p. 167.
20. Ibid., p. 165.

44
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

qui conditionne aussi durablement le rapport que les agents entretiennent avec
leur travail. Le certificat concourt en effet à assigner une « essence », « un droit
d’accès à un poste dans lequel s’acquiert souvent l’essentiel de la compétence
technique nécessaire pour l’occuper 21 ». Cette consécration est parfois si forte,
qu’elle en vient même, pour les écoles et les diplômes les plus prestigieux, à
instituer « une relation d’ordre définitive, […] une noblesse 22 ».
Dès lors, la contribution substantielle que Bourdieu consacre à l’éducation
et à la culture constitue une ressource tout aussi importante pour la socio-
logie du travail. En effet, à la manière de Paul Willis 23, il montre comment
le rapport à l’école et le diplôme que celle-ci délivre déterminent la relation
ultérieure – investie ou détachée, heureuse ou malheureuse – que les agents
ont avec leurs postes ou leurs métiers. Ce lien qu’il engage entre éducation et
travail le conduit ainsi à anticiper, de manière très précoce, un phénomène qui
bouleversera l’ensemble de la société française à partir des années 1980. Dès les
années 1960, il fait état en effet des corollaires de la massification scolaire sur les
conduites professionnelles de cette génération (voir encadré). S’il évoque avec
Passeron dans La reproduction, les adaptations erratiques du travail enseignant
face à la « diversification » du public universitaire, Bourdieu souligne avant tout
l’impact de la dévaluation des titres scolaires sur les subjectivités et pratiques
qui touchent alors indistinctement l’ensemble des catégories salariales : si les
travailleurs sans qualifications sont ceux les plus exposés aux effets de cette
dévaluation 24, la plupart des diplômés de cette génération scolaire – et de celles
qui suivront – observent une déception qui résulte alors « d’aspirations désajus-
tées par rapport à leurs chances objectives d’accomplissement 25 ». Il précise :
« C’est le cas, qui a valeur de limite, des détenteurs d’un diplôme d’ensei-
gnement général ou d’un CAP, voire d’un baccalauréat (on compte, en 1968,
plusieurs milliers d’OS dotés de ce titre), qui sont renvoyés vers des profes-
sions manuelles accordant une faible valeur économique et symbolique aux
diplômes d’enseignement général et même aux diplômes techniques et qui
se trouvent ainsi voués à la déqualification objective et/ou subjective, et à la
frustration engendrée par l’expérience de l’inutilité du diplôme (tel ce jeune
ouvrier diplômé qui, condamné à accomplir le même travail que des ouvriers
démunis ou, “pire”, que des “étrangers” conclut : “Je n’ai pas suivi des cours
pendant quatre ans pour découper des rondelles”) 26. »
21. Ibid., p. 166.
22. bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 41-42.
23. Willis P., L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers,
Marseille, Agone, 2011. Bourdieu a d’ailleurs été le premier – et le seul – à diffuser ses
travaux via les Actes : Willis P., « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 24, novembre 1978, p. 50-61.
24. bourdieu P., La distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1979, p. 150.
25. bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1984, p. 216.
26. idem.

45
MaxiMe Quijoux

Comment l’école agit sur la subjectivité au travail


« Le moindre paradoxe de ce que l’on appelle la “démocratisation scolaire” n’est pas qu’il
aura fallu que les classes populaires, qui jusque-là n’en pensaient pas grand-chose ou
acceptaient sans trop savoir l’idéologie de “l’école libératrice”, passent par l’enseignement
secondaire pour découvrir, à travers la relégation et l’élimination, l’école conservatrice.
La désillusion collective qui résulte du décalage structural entre les aspirations et les
chances, entre l’identité sociale qu’offre réellement, au sortir de l’école, le marché du
travail, est au principe de la désaffection à l’égard du travail et des manifestations du refus
de la finitude sociale, qui est à la racine de toutes les fuites et de tous les refus constitutifs
de la “contre-culture” adolescente. Sans doute cette discordance – et le désenchantement
qui s’y engendre – revêt-elle des formes objectivement et subjectivement différentes selon
les classes sociales. C’est ainsi que, pour les enfants de la classe ouvrière, le passage par
l’enseignement secondaire et par le statut ambigu d’“étudiant” provisoirement affranchi
des nécessités du monde du travail a pour effet d’introduire des ratés dans la dialectique
des aspirations et des chances qui portait à accepter, parfois avec empressement (tels ces
fils de mineur qui identifiaient leur entrée dans le statut d’homme adulte avec la descente
à la mine), presque toujours comme allant de soi, le destin social. Le malaise dans le
travail que ressentent et expriment de manière particulièrement vive les victimes les
plus évidentes de déclassement, comme ces bacheliers condamnés à un rôle d’OS ou de
facteur, est, d’une certaine façon, commun à toute une génération ; et s’il exprime dans
des formes de lutte, de revendication ou d’évasion insolites, souvent mal comprises par
les organisations traditionnelles de lutte syndicale ou politique, c’est qu’il a pour enjeu
plus et autre chose que le poste de travail, la “situation”, comme on disait autrefois.
Profondément mis en question, dans leur identité sociale, dans leur image d’eux-mêmes,
par un système scolaire et un système social qui les ont payés en monnaie de singe, ils
ne peuvent restaurer leur intégrité personnelle et sociale qu’en opposant à ces verdicts
un refus global27. »

Néanmoins, tous les agents ne vivent pas sur le mode du désenchantement


les répercussions de cette crise de l’institution scolaire sur le monde du travail.
En fonction de leur position dans l’espace social et des ressources qui en sont
solidaires, certains diplômés profitent de l’indétermination de certains postes
pour reconvertir leurs qualifications et maintenir ainsi leurs aspirations profes-
sionnelles. « Ceux qui entendent échapper au déclassement – nous dit Bourdieu –
peuvent en effet ou bien produire de nouvelles professions plus ajustées à leurs
prétentions […] ou bien aménager conformément à leurs prétentions, par
une redéfinition impliquant une réévaluation, les professions auxquelles leurs
titres leur donnent accès 28. » « Enjeu de luttes permanentes 29 », cet ajustement
sémantique, technique et social des postes de travail «  a toutes les chances
d’être d’autant plus grand qu’est plus importante l’élasticité de [sa] définition
(dont il est probable qu’elle s’accroît à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie
des postes) et que les nouveaux occupants sont d’origine sociale élevée 30 ».
En investissant des professions nouvelles ou aux attributions confuses, comme
27. Bourdieu P., op. cit., 1979, p. 161.
28. Ibid., p. 167.
29. Idem.
30. Ibid., p. 168.

46
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

dans le domaine culturel ou artistique par exemple 31, une fraction des classes
dominantes échappe ainsi à la disqualification sociale associée à la dévaluation
de leur formation. Ce salut social tient alors essentiellement à « un recrutement
[qui] se fait encore, le plus souvent, par cooptation c’est-à-dire sur la base des
“relations” et des affinités d’habitus 32 ».
Enfin, les groupes occupant les positions les plus hautes de l’espace social
sont peu ou prou affectés par les effets de la massification scolaire : Bourdieu
s’efforce en effet de montrer comment les fractions les plus dominantes de la
société française ont établi un système scolaire quasi parallèle dont la fonction
consiste non seulement à renforcer l’endogamie du groupe, mais aussi sa supré-
matie, notamment en le préparant aux fonctions les plus hautes de l’adminis-
tration ou de l’entreprise. Des classes préparatoires, en passant par Sciences-Po
et l’ENA, il éclaire en effet la manière dont les grandes écoles participent à
l’unité du groupe  : le principe d’«  excellence  » qui régit la sélection de ces
établissements consiste moins à choisir les « meilleurs » qu’à garantir l’entre-
soi. Par son « enfermement sélectif », ses « rites d’institution » et ses diplômes,
cette scolarité extra-ordinaire a pour fonction évidente d’adouber une catégorie
particulière d’individus : non seulement l’entrée de ces écoles « tend à arracher
les élus aux incertitudes et aux aléas de l’histoire biographique en conférant
au point initial de la trajectoire le pouvoir […] de délimiter […] une classe de
trajectoires probables 33 » ; mais la dimension magique de cette filiation « aristo-
cratique » possède également un pouvoir performatif déterminant puisque « les
pratiques obligées que le sentiment de leur différence impose aux élèves des
classes préparatoires et des grandes écoles tendent à renforcer objectivement
leur différence 34 ».

31. Ailleurs, Bourdieu précise que : « La “profession” d’écrivain ou d’artiste est en effet une des
moins codifiées qui soit ; une des moins capables aussi de définir (et de nourrir) complète-
ment ceux qui s’en réclament, et qui, bien souvent, ne peuvent assumer la fonction qu’ils
tiennent pour principale qu’à condition d’avoir une profession secondaire d’où ils tirent
leur revenu principal. Mais on voit les profits subjectifs qu’offre ce double statut, l’identité
proclamée permettant par exemple de se satisfaire de tous les petits métiers dits alimen-
taires qui sont offerts par la profession même, comme ceux de lecteur ou de correcteur
dans des maisons d’édition, ou par des institutions apparentées, journalisme, télévision,
radio, etc. Ces emplois, dont les professions d’art connaissent l’équivalent, sans parler du
cinéma, ont la vertu de placer leurs occupants au cœur du “milieu”, là où circulent les
informations qui font partie de la compétence spécifique de l’écrivain et de l’artiste, où
se nouent les relations et s’acquièrent les protections utiles pour accéder à la publication,
et où se conquièrent parfois les positions de pouvoir spécifique – les statuts d’éditeur, de
directeur de revue, de collection ou d’ouvrages collectifs – qui peuvent servir d’accroisse-
ment du capital spécifique, à travers la reconnaissance et les hommages obtenus de la part
des nouveaux entrants en contrepartie de la publication, du parrainage, de conseils, etc. »
(bourdieu P., Les règles de l’art, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 371-372.)
32. bourdieu P., op. cit., 1979, p. 168.
33. Ibid., p. 128.
34. Ibid., p. 157.

47
MaxiMe Quijoux

Mais ces écoles ont aussi pour mission de former les futurs grands patrons
aux tâches que supposent leurs positions. « Les gens sublimes [étant] voués à la
sublimation 35 », Bourdieu s’évertue alors, des pages durant, à montrer l’organi-
sation, la spécificité et surtout l’intensité de l’action pédagogique de ces grandes
écoles. Il met bien en lumière le conditionnement particulier que doivent subir
les étudiants et la pratique singulière du temps intensifié et dédié à la production
de dissertations sous la pression permanente de leurs enseignants.
« Ainsi, tout concourt à faire de ces “écoles d’élite” de véritables écoles de
cadres  : la subordination de l’apprentissage à la pression de l’urgence et
l’encadrement strict et continu du travail sont bien faits pour inculquer ce
rapport à la culture à la fois docile et assuré qui prédispose plutôt à l’exer-
cice du pouvoir qu’à la pratique de la recherche et que l’on évoque en fait
lorsqu’on parle de “culture générale”. Cet art de mobiliser instantanément
toutes les ressources disponibles et d’en tirer le meilleur parti que certains
grands concours, comme celui de l’ENA, ont porté à sa plus haute intensité,
et l’assurance statutaire qui va de pair avec cette maîtrise sont sans doute au
premier de ces “vertus de chefs” que sanctionnent et consacrent toutes les
grandes écoles et qui prédisposent en effet davantage aux calculs pragma-
tiques et disciplinés de la décision résolue qu’aux audaces et aux ruptures de
la recherche scientifique ou artistique 36. »

En somme, loin d’isoler ses recherches sur l’école du monde du travail


comme on a eu trop souvent tendance à le faire – il parle lui-même de « fausse
indépendance entre les variables dites indépendantes » concernant la relation
entre le titre scolaire et la profession 37 –, Bourdieu nous offre en réalité un
angle d’analyse tout à fait stimulant en mettant en lumière le rôle de l’institution
scolaire dans la socialisation professionnelle. Il n’épuise pas pour autant cette
question. Mais l’œuvre de Bourdieu ne se réduit pas non plus à l’école ou à la
culture. En l’occurrence, sa boîte à outils met à disposition d’autres concepts
–  tirés une fois de plus de l’Algérie  – et qui nous permettent de penser les
mécanismes sociaux à l’œuvre dans le travail, au premier chef ceux d’habitus
et d’incorporation.

le travail incorporÉ : haBitus, travail et esprit de corps


Tenter de décliner l’œuvre de Bourdieu au prisme d’un objet d’étude, comme
on le fait ici, constitue presque une gageure. Dès ses premières enquêtes, Bourdieu
s’est en effet toujours opposé à réduire sa démarche intellectuelle, et plus large-
ment le travail sociologique, à des objets particuliers. Que ce soit le travail,
35. Ibid., p. 155.
36. Ibid., p. 118.
37. Ibid., p. 115.

48
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

l’école, l’art ou l’état, son projet scientifique consiste moins à cerner l’ontologie
sociologique d’un phénomène qu’à l’utiliser comme supports réflexifs, démons-
tratifs ou explicatifs de mécanismes sociaux plus généraux. Il cultive même
une certaine condescendance à l’égard de ceux qui, dans les années 1960, « se
partagent la recherche et les pouvoirs selon une division en spécialités, souvent
définies par des concepts du sens commun, et clairement réparties comme autant
de fiefs : la sociologie du travail, avec Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud
et Jean-René Tréanton ; la sociologie de l’éducation, avec Viviane Isambert ;
la sociologie de la religion, François-André Isambert ; la sociologie rurale,
Henri  Mendras ; la sociologie urbaine, Paul-Henri  Chombard  de  Lauwe ; le
loisir, Joffre Dumazedier, et sans doute quelques autres provinces mineures
ou marginales que j’oublie 38 ». Plutôt que de participer aux controverses de
ces différentes « provinces » de la sociologie, il préfère engager des discussions
avec ceux qui ambitionnent, comme lui, d’appréhender l’homme dans sa totalité
anthropologique et de fournir les instruments de sa compréhension : de Marx à
Weber, en passant par Durkheim et Sartre, il consacre ainsi son œuvre à montrer
la pertinence et les limites de ces différents auteurs pour mieux élaborer ses
propres concepts.
C’est d’ailleurs à partir d’une critique de Lévi-Strauss que Bourdieu affirme
avoir construit l’une de ses notions majeures. Au cours d’un scrupuleux exercice
de réflexivité, Bourdieu revient dans la préface du Sens pratique sur les atermoie-
ments et les impasses que suscite l’inadéquation du modèle structuraliste aux
pratiques des paysans kabyles : dans une société peu différenciée où les rites
et les mythes semblent couvrir l’ensemble des pratiques sociales, les conduites
qu’il observe relèvent en effet moins d’une application en connaissance de cause
– opus operatum – que d’un ensemble de pratiques routinières agissant selon
des situations données – modus operandi. Face à la rigidité et le systématisme de
la modélisation levistraussienne – ce qu’il appelle le « juridisme » –, Bourdieu
propose alors une définition à la fois plus lâche et plus structurante des attitudes
qu’il observe, et plus largement des conduites sociales. Pour lui, les pratiques
des individus obéissent à leur habitus : produit à la fois d’une histoire collec-
tive et d’une trajectoire individuelle, l’habitus est un système « de schèmes de
perception, d’appréciation et d’action 39 » de « dispositions durables et trans-
posables 40 », c’est-à-dire le principe constitutif de l’ensemble de nos façons
de penser, d’être, de se tenir et d’agir. Logiciel formaté par notre histoire de
classe et les imprévus permis dans les limites cette histoire, l’habitus crée « des
actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des
stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir 41 ».

38. bourdieu P., op. cit., 2004, p. 46-47.


39. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 200.
40. bourdieu P., op. cit., 1980, p. 88.
41. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 200.

49
MaxiMe Quijoux

On aurait donc affaire à une définition assez ordinaire de la socialisation si,


avec les conditions de l’action, l’habitus autorisait la genèse et la conscience
de ces actions. Or, et c’est là toute l’originalité de Bourdieu –  au regard de
Lévi-Strauss mais de l’ensemble des sciences humaines – si l’habitus engendre
« des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées 42 », les pratiques humaines
obéissent non seulement « à leur but sans supposer la visée consciente de fins
et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre 43 », mais
elles sont invariablement tributaires des conditions objectives dont elles sont le
produit. L’appartenance à un groupe social n’implique donc pas uniquement des
façons de voir, mais impose un sens pratique dans la mesure où « les anticipa-
tions de l’habitus, sorte d’hypothèses pratiques fondées sur l’expérience passée,
confèrent un poids démesuré aux premières expériences », incitant les agents,
en définitive, « à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à
vouloir l’inévitable 44 ».
Si cette notion a depuis été largement débattue, elle demeure probablement
encore insuffisamment discutée quand il s’agit de l’appliquer au monde du
travail. Car bien que la notion d’habitus concerne principalement une sociali-
sation issue de conditions d’existence, Bourdieu n’hésite pas à en proposer des
déclinaisons renvoyant à différents domaines du social, notamment à l’entre-
prise, l’université ou à l’administration. Celles-ci peuvent en effet opérer un
conditionnement semblable à celui de l’habitus : en tant qu’institutions, elles
possèdent régulièrement une histoire spécifique constitutive d’une socialisation
« imposant sa logique particulière à l’incorporation 45 », c’est-à-dire à la fois
une appartenance incarnée « qui fait que le roi, le banquier, le prêtre sont la
monarchie héréditaire, le capitalisme financier ou l’église fait homme 46 », mais
aussi un « sens pratique », « dispositions quasi corporelles, schèmes opéra-
toires, […] procédés transposables, tours, trucs, coups ou astuces 47 » tantôt
imposées par la prescription des tâches, tantôt dégotées par la sagacité du
travailleur.

42. Ibid., p. 201.


43. bourdieu P., op. cit., 1980, p. 89.
44. Ibid., p. 91.
45. Ibid., p. 96.
46. Idem.
47. Ibid., p.115.

50
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

le sens relationnel : habitus et sens pratique de l’agent bureaucratique


« La relation entre les occupants de positions bureaucratiques – ou assimilées, comme
les vendeurs – et les usagers est caractérisée, de manière très générale, par une profonde
dissymétrie : fort de l’expérience procurée par des milliers de cas semblables et armé de
l’information que chaque client lui fournit à son insu et qui lui permet d’anticiper ses
attentes, ses préférences et même son système de défense, lui-même tout à fait banal
et prévisible (comme ses prétendues questions pièges ou ses exhibitions de fausse
compétence), le fonctionnaire est en mesure d’affronter avec des stratégies et des instru-
ments standardisés, tels que formulaires, questionnaires ou argumentaires prévoyant
les réponses adaptées à toutes les questions possibles, des situations qui sont pour lui
répétitives et normalisées, tandis que l’usager est porté à les vivre comme uniques et
singulières, et d’autant plus angoissantes que (à l’hôpital, par exemple) l’enjeu est plus
grand et l’information plus réduite.
Mais l’agent bureaucratique peut aussi tirer parti des capacités génératrices de son habitus
pour instaurer une relation personnelle qui, en certains cas, peut aller, au moins en
apparence, jusqu’à la transgression des limites inscrites dans la fonction : c’est le cas
lorsque le vendeur indique, en confidence, voire sous le sceau du secret, un avantage
particulier, ou qu’il livre, comme une faveur, une information précieuse, et confidentielle
– par exemple, sur les terrains encore disponibles dans un lotissement ou sur la qualité
particulière d’un type de maison : ou que, jouant des frustrations et des attentes que crée
chez le client un traitement anonyme et dépersonnalisant, la banque lui offre les atten-
tions personnelles dont il s’emparera avec empressement (à la seconde visite, on oriente
le client vers l’employé qu’il a vu la première fois ; on l’appelle par son nom, on manifeste,
de maintes façons, la connaissance que l’on a de son cas, donc l’intérêt tout spécial qu’on
porte, etc.). En fait, le vendeur doit créer une relation de domination symbolique destinée
à s’annuler et à s’accomplir, au terme, dans un acte d’identification aux raisons et aux
intérêts de la banque qui, à la faveur, éventuellement, de l’identification “personnelle”
du vendeur et du client, seront présentés et éprouvés comme totalement identiques aux
raisons et aux intérêts du client. Il doit se servir de l’avantage que lui donne son infor-
mation sur le produit, sur les conditions de financement, et, tout spécialement, sur les
pièges qu’elles peuvent enfermer, pour engendrer ou renforcer l’angoisse qui, portée à sa
limite extrême, ne peut se résoudre que dans la remise de soi48. »

Mais « l’habitus professionnel 49 » s’exprime avant tout comme l’aboutisse-


ment « logique » d’une trajectoire sociale, dans la rencontre entre un condition-
nement extra-professionnel et les propriétés sociales, économiques et techniques
d’un poste ou d’une profession. On a vu précédemment le rôle central de l’école
et des titres scolaires dans l’ajustement entre dispositions sociales et aspira-
tions subjectives mais également comme « rite d’institution », agissant chez
les membres des classes supérieures « non seulement comme un droit d’entrée
mais aussi comme une garantie de compétence à vie 50 ». En ce sens, l’institution
scolaire constitue l’une des propriétés essentielles de l’habitus professionnel. Il ne

48. bourdieu P., op. cit., 2000, p. 201-202.


49. Comme me l’ont très justement fait remarqué Frédéric Lebaron et Laurent Willemez,
Bourdieu n’a jamais parlé en tant que tel d’« habitus professionnel ». Cette formule ne
semble pas pour autant abusive et permet ici de faciliter la compréhension de l’œuvre de
Bourdieu, toutefois en y ajoutant des guillemets.
50. bourdieu P., op. cit., 1989, p. 167.

51
MaxiMe Quijoux

s’y réduit pourtant pas. Bourdieu nous signale en effet que « le processus de
transformation par lequel on devient mineur, paysan, prêtre, musicien, profes-
seur, ou patron, est long, continu et insensible, et […] exclut, sauf exception,
les conversions soudaines et radicales 51  ». Il puise dans les méandres de la
socialisation primaire puisqu’« il commence dès l’enfance, parfois avant même
la naissance (dans la mesure où, comme on le voit particulièrement bien dans ce
que l’on appelle parfois les “dynasties” – de musiciens, de patrons, de chercheurs,
etc. –, il engage le désir – socialement élaboré – du père ou de la mère et parfois
de toute une lignée) ; il se poursuit, la plupart du temps sans crises ni conflits
– ce qui ne veut pas dire sans toutes sortes de souffrances morales ou physiques,
qui, en tant qu’épreuves, font partie des conditions de développement de l’illu-
sio 52 ». L’habitus du travail est donc affaire d’une rencontre osmotique entre
disposition et position, d’un effet de miroir social entre individu et institution :
les conditions de l’habitus professionnel ne sont en effet réunies « que si le poste,
plus ou moins institutionnalisé, avec le programme d’action, plus ou moins
codifié, qu’il enferme, trouve, à la façon d’un vêtement, d’un outil, d’un livre
ou d’une maison, quelqu’un pour s’y retrouver et s’y reconnaître assez pour le
reprendre à son compte, le prendre en main, l’assumer, et se laisser du même
coup posséder par lui 53 ».
Dès lors, les institutions du travail offrent une multitude de cas d’« habitus
professionnels  » qui, malgré leurs différences, obéissent tous aux mêmes
mécanismes sociologiques. Ainsi, à côté des figures diverses de l’agent bureau-
cratique – fonctionnaire ou commercial – (voir encadré) :
« Le garçon de café ne joue pas à être garçon de café, comme le voulait Sartre.
En revêtant sa tenue, […] son corps, où est inscrite une histoire, épouse sa
fonction, c’est-à-dire une histoire, une tradition, qu’il n’a jamais vue qu’in-
carnée dans des corps ou, mieux, dans ces habits habités d’un certain habitus
que l’on appelle des garçons de café […] une manière de tenir la bouche
en parlant ou de déplacer les épaules en marchant qui lui paraît constitu-
tive de l’être social de l’adulte accompli. On ne peut même pas dire qu’il se
prend pour un garçon de café ; il est trop complètement pris par la fonction
à laquelle il était socio-logiquement destiné 54. »

Cet habitus fait écho à celui des enseignants dont Bourdieu a régulièrement
rendu compte du travail et des conduites qui lui en sont solidaires. Tout comme
le serveur, le professeur habite sa fonction que l’institution lui a attribuée : ici,
« le cérémonial de l’empressement et de la sollicitude 55 » cède la place à « la

51. Bourdieu P., op. cit., 1997, p. 239.


52. Idem.
53. Ibid., p. 221.
54. Ibid., p. 221-222.
55. Ibid., p. 222.

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la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

livrée de verbe qui est au professeur ce que la blouse ou la veste blanche est au
cuisinier, au coiffeur, au garçon de café ou à l’infirmière […] : les prouesses les
plus typiquement charismatiques, comme l’acrobatie verbale, l’allusion hermé-
tique, les références déconcertantes ou l’obscurité péremptoire aussi bien que les
recettes techniques qui leur servent de support ou de substitut, comme la dissi-
mulation des sources, l’introduction de plaisanteries concertées ou l’évitement
des formulations compromettantes 56 » dessinent autant de pratiques de travail,
c’est-à-dire une profession incorporée, point d’orgue de l’union d’une trajec-
toire sociale et d’une institution. Les enseignants universitaires apparaissent ici
comme des cas paradigmatiques : provenant le plus souvent de milieux favori-
sés, l’homo academicus connaît généralement une scolarité « exemplaire » qui
fait qu’« il n’est jamais possible de déterminer […] si c’est le bon élève qui
choisit l’école ou si c’est l’école qui le choisit parce que tout dans sa conduite
docile manifeste qu’il la choisit 57 ». Tous ne jouissent pas cependant de la même
« hérédité sociale » ni des parcours scolaires les plus prestigieux de sorte qu’il
existe un véritable « espace des facultés » : Bourdieu montre en effet que la
polarisation qui structure le monde académique entre facultés de sciences et de
lettres d’un côté et celles de droit et de médecine 58, de l’autre, obéit à autant de
situations sociales différenciées, elles-mêmes produisant habitus et pratiques
professionnelles. Ainsi, si « les professeurs de sciences et de lettres qui, issus
des classes populaires ou moyennes, ne doivent qu’à leur réussite scolaire leur
accès aux classes supérieures, et aussi ceux qui sont issus du corps enseignant
se trouvent très fortement inclinés à réinvestir totalement dans l’institution
qui a si bien rétribué leurs investissements antérieurs et sont très peu portés à
rechercher des pouvoirs autres qu’universitaires […], les professeurs de droit,
issus de la bourgeoisie pour les trois quarts, cumulent plus souvent que les
professeurs de sciences ou de lettres des fonctions d’autorité dans l’Université
et des positions de pouvoir dans l’univers politique ou même dans le monde des
affaires 59 ». Dans ce contexte, ces derniers apparaissent alors comme les figures
paroxystiques de l’habitus professionnel : issus de milieux « dynastiques », tant
sociaux que professionnels, adoubés par les institutions scolaires les plus presti-
gieuses, pour ces agents, l’accès à la profession d’enseignants de droit ou de
médecine consacre non seulement l’harmonie entre positions et dispositions ;
mais implique surtout l’appartenance à un « corps », c’est-à-dire à un groupe
professionnel qui a fait de ses compétences sociales non seulement des qualités
professionnelles mais aussi des services rares et recherchés. Fondée sur une
sélection drastique, l’entrée dans ce métier se fonde alors, selon Bourdieu, moins
sur la reconnaissance de compétences spécifiques que sur l’affinité d’habitus de
classe faite « esprit de corps », typique en ce sens de la noblesse d’État :
56. bourdieu P. et al., op. cit., 1970, p. 159.
57. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 239.
58. bourdieu P., op. cit., 1984, p. 70-72.
59. Ibid., p. 74-75.

53
MaxiMe Quijoux

« le groupe en effet n’existe durablement comme tel, c’est-à-dire comme


quelque chose de transcendant à l’ensemble de ses membres, que pour autant
que chacun de ses membres est ainsi disposé qu’il existe par et pour le groupe
ou, plus précisément, conformément aux principes qui sont au fondement
de son existence. Véritable droit d’entrée dans le groupe, ce que l’on appelle
l’“esprit de corps” […], c’est-à-dire cette forme viscérale de reconnaissance
de tout ce qui fait l’existence du groupe, son identité, sa vérité, et que le
groupe doit reproduire pour se reproduire, n’apparaît comme indéfinissable
que parce qu’il est irréductible aux définitions techniques de la compétence
officiellement exigée à l’entrée du groupe. »

Bourdieu précise alors que :


« Si l’hérédité sociale joue un rôle si importante dans la reproduction de
tous les corps qui ont partie liée avec la reproduction de l’ordre social,
c’est que, […] ce qu’exigent le plus absolument ces sortes de clubs haute-
ment sélectifs s’apprend moins par les apprentissages scolaires que par des
expériences antérieures et extérieures et se trouve inscrit dans le corps, sous
la forme de dispositions durables qui sont constitutives d’un ethos, d’une
hexis corporelle, d’un mode d’expression et de pensée et de tous ces “je ne
sais quoi” éminemment corporels qu’on désigne du nom d’“esprit” 60. »

En définitive, l’« habitus professionnel » apparaît comme une extension et


une confirmation de l’habitus de classe : résultat attendu d’une programmation
sociale instituée en dehors du monde du travail, il agit et s’adapte conformé-
ment aux attentes du poste et de la profession, d’autant plus si l’institution qui
embauche le travailleur lui laisse la liberté de réaliser les tâches et les missions
qui lui sont confiées. Si le travail est une activité humaine fondée sur la produc-
tion d’un bien ou d’un service, Bourdieu montre enfin qu’il est l’expression
incarnée des rapports sociaux et des conflits qui divisent nos sociétés. L’habitus
produit par le travail participe donc d’interactions plus complexes, impliquant
des groupes plus larges. La notion de « champ » se présente alors comme l’autre
grand outil heuristique pour l’entendement des phénomènes du travail.

construire le travail : professions en lutte et luttes de classements


Si elle tient en grande partie aux mécanismes de socialisation primaire – le
milieu social d’origine, l’école – et secondaire – la trajectoire sociale, l’harmo-
nisation des dispositions sociales et des exigences d’un poste –, la fabrique du
travailleur chez Bourdieu est aussi affaire de construction sociale, de normes et
de représentations produites par différentes catégories d’agents sur les activi-
tés, les secteurs et les métiers qui composent le monde du travail. Une fois

60. Ibid., p. 80-81.

54
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

de plus, le travail est ici perçu non comme un objet possédant des propriétés
sociales spécifiques mais comme un espace supplémentaire de l’expression des
divisions sociales qui structurent les sociétés contemporaines. Pour autant, le
travail ne se réduit pas à une simple transcription d’inégalités et d’oppositions
plus générales : il comprend ses acteurs et ses intérêts constitutifs de dynamiques
qui lui sont propres. En fait, il obéit à un ensemble de principes sociologiques
communs à tous les domaines du social mais qui se distinguent par la nature
de leurs enjeux et de la manière de les défendre. Pour Bourdieu, le travail est
un champ, un « espace structuré de positions (ou de postes) dont les propriétés
dépendent de leur position dans cet espace 61 » au sein duquel les agents ou les
institutions se livrent un ensemble de luttes visant le « monopole de la violence
légitime (autorité spécifique) […] c’est-à-dire, en définitive, la conservation ou la
subversion de la structure de la distribution du capital spécifique 62 ». En d’autres
termes, tout comme le marché, l’art, ou le sport, le travail est un domaine social
dans lequel différents agents s’opposent pour imposer leur domination et obtenir
ainsi « des profits spécifiques assurés par le champ 63 ». Or, celle-ci ne consiste
pas simplement à accéder à une position de pouvoir dans cet espace ; elle vise
non seulement « à être perçu[e] comme il se perçoit, à s’approprier sa propre
objectivation en réduisant sa vérité objective à son intention objective 64 » mais
aussi à faire de sa vision du monde et de ses divisions, produit de son habitus,
un nomos, un principe de division universelle 65. Pour ce faire, les dominants
cherchent en effet à faire méconnaître la genèse et les conditions de leur domina-
tion, en tentant de naturaliser cet état du champ. Ils disposent à cet effet d’un
ensemble de « capitaux » – économique, scolaire, social, etc. – qui selon leur
structure et leur volume permet aux uns – généralement les plus anciens – de
défendre leurs positions, aux autres – les « nouveaux entrants » – de contester
cette domination en cherchant à imposer, à leur tour, leur point de vue sur le
champ 66.
élaboré initialement pour appréhender la genèse, l’essor et les conditions
d’imposition des règles littéraires et artistiques contemporaines 67, le concept
de champ s’est rapidement étendu à d’autres activités de son œuvre avant que
Bourdieu ne l’applique au monde de l’entreprise. Car, si le sociologue évoque le
travail comme un « champ de luttes » opposant patrons et travailleurs 68, cette
notion comporte des dimensions heuristiques qui permettent d’éviter le double

61. bourdieu P., op. cit., 1980b, p. 113.


62. Ibid., p. 114.
63. bourdieu P., op. cit., 1984, p. 22.
64. bourdieu P., op. cit., 1979, p. 259.
65. bourdieu P., op. cit., 1992, p. 222.
66. bourdieu P., op. cit., 1994, p. 72.
67. bourdieu P., « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, no 22, 1971,
p. 49-126.
68. bourdieu P., op. cit., 1980b, p. 251.

55
MaxiMe Quijoux

écueil consistant d’un côté, à réduire la question du travail aux « prolétaires »,


et, de l’autre, celles de ses rapports sociaux à leur seule dimension financière.
Dans la continuité de ses travaux sur les fonctions « magiques » de l’école 69
mais surtout sur les enjeux sociaux des taxinomies et des luttes qu’elles
entraînent 70, Bourdieu associe en effet rapidement les mécanismes qui ont
conduit à l’autonomie du champ artistique à ceux constitutifs d’un ensemble de
groupes professionnels. Les « révolutions symboliques » engagées par Flaubert,
Baudelaire ou Manet ont consisté à contester les conventions bourgeoises,
politiques et étatiques qui dominaient alors la littérature et la peinture. Mais
leur réussite a aussi impliqué une redéfinition de la profession même d’écrivain
et de peintre, conformément aux attentes sociales – le plus souvent incons-
cientes – des prétendants qui se bousculaient à l’entrée du champ. Honnissant
autant l’art bourgeois que le « laisser-aller spontanéiste des bohèmes 71 », cette
« double rupture » s’appuie non seulement sur un refus d’assujettir leur art aux
pouvoirs économiques, politiques ou académiques, mais aussi sur une nouvelle
manière d’écrire ou de peindre, tant dans les sujets abordés – ou plutôt sur leur
éclectisme, le « beau » comme « le vulgaire », faire du vulgaire du beau – que
dans la façon de les retranscrire, dominée par une maîtrise absolue de la forme :
Flaubert revendique ainsi « bien écrire le médiocre 72 » quand Baudelaire entend
« abolir la distinction entre la forme, le fond, le style et le message 73 », tous
deux mus par l’ambition artistique d’offrir une « vision intensifiée du réel 74 »,
amenant Bourdieu à qualifier leur style de « formalisme réaliste 75 ».
Si Bourdieu met bien en évidence les conditions socio-historiques qui ont
permis « l’institutionnalisation de cette anomie 76 », il montre surtout ici la
capacité de certains groupes sociaux à agir sur les frontières et le contenu de
leur activité. Tous les « travailleurs » ne sont donc pas subordonnés à l’exé-
cution de tâches, missions ou fonctions et, de fait, toutes les activités ne sont
pas qu’exploitation, du moins l’expression directe de structures ou d’institu-
tions  : «  Chaque producteur, écrivain, artiste, savant, construit son propre
projet créateur », nous signale-t-il, néanmoins, dans les limites autorisées « des
catégories de perception et d’appréciation dans son habitus par une certaine
trajectoire et en fonction aussi de la propension à saisir ou à refuser tel ou tel de
ces possibles que lui inspirent les intérêts associés à sa position dans le jeu 77 ».
Car s’il montre que les « prêtres, juristes, intellectuels, écrivains, poètes, artistes,

69. bourdieu P. et al., op. cit., 1964 et 1970.


70. bourdieu P., op. cit., 1979.
71. bourdieu P., op. cit., 1992, p. 132.
72. Ibid., p. 161.
73. Ibid., p. 182.
74. Ibid., p. 184.
75. Ibid., p. 182.
76. Ibid., p. 222.
77. bourdieu P., op. cit., 1994, p. 72.

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mathématiciens 78 » disposent d’une autonomie professionnelle suffisante pour


définir tant leurs attributions que leurs prérogatives, ces groupes professionnels
n’en demeurent pas moins soumis à la fois aux tentatives d’intrusion d’éléments
extérieurs – neutralisés généralement par le principe de concours et de numerus
clausus – mais aussi et surtout à une concurrence permanente entre ses membres
sur le sens –  sémantique et de variation – à donner à leurs missions et/ou à
leurs productions, en fonction de leurs positions et de leurs intérêts propres
et en relation avec celles et ceux des autres membres de leur groupe. Ainsi, à
l’instar du champ artistique, les professions intellectuelles sont traversées par
des dynamiques relationnelles clivantes, à la fois entre avant-garde et écoles
établies, mais aussi et surtout en fonction des dispositions produites par l’habi-
tus : ainsi derrière une science qui se présente volontiers comme « pure et désin-
téressée », les découvertes et controverses scientifiques qui agitent les savants
comportent des intérêts particuliers dont le principal enjeu consiste à imposer
son autorité scientifique à ses « pairs-concurrents », signe, selon Bourdieu, d’un
haut degré d’autonomie du champ 79 ; les universitaires, qui sont souvent des
scientifiques, obéissent à des mécanismes analogues : en plus du clivage entre
facultés de sciences et de lettres et celles de droit et de médecine rapporté plus
haut, chacune d’entre elles connaît en effet en son sein des luttes et des lois qui
leur sont propres : ainsi, quand les « cliniciens » et les « fondamentalistes »
s’opposent dans le champ de l’enseignement de la médecine 80, les membres des
facultés de lettres se divisent entre partisans d’une légitimité strictement univer-
sitaire « fondé[e] principalement sur la maîtrise des instruments de reproduc-
tion du corps professoral, jury d’agrégation, comité consultatif des universités »
et ceux s’appuyant sur leur « prestige scientifique mesuré à la reconnaissance
accordée par le champ scientifique mais aussi médiatique […] qui est l’indice à
la fois d’un pouvoir de consécration et de critique et d’un capital symbolique de
notoriété 81 ». Parmi ces professions, le monde juridique constitue alors un « cas

78. Ibid., p. 67.


79. bourdieu P., « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2,
no 2-3 : « La production de l’idéologie dominante », juin 1976, p. 88-104.
80. bourdieu P., op. cit., 1984.
81. Ibid., p. 107-108. La liste est encore longue : à côté, des divisions fondées sur les généra-
tions permises par tout un système de nominations plus ou moins prestigieuses acquises
grâce à l’ancienneté, ces oppositions se manifestent aussi sur le terrain de la production
scientifique qui n’est pas sans rappeler les débats du champ littéraire. Bourdieu mentionne
en effet « les prises de position dans l’espace des styles correspondent étroitement aux
positions dans le champ universitaire. C’est ainsi que, placés devant l’alternative du trop
bien écrire qui peut procurer des profits littéraires, mais au péril de l’effet de scientifi-
cité, et du mal écrire qui peut produire un effet de rigueur ou de profondeur (comme
en philosophie), mais au détriment du succès mondain, les géographes, les historiens
et les sociologues adoptent des stratégies qui, par-delà les variations individuelles, sont
conformes à leurs positions respectives. Placés en position centrale dans le champ des
facultés des lettres et de sciences humaines, donc à mi-chemin entre les deux systèmes
d’exigences, les historiens, tout en se dotant des attributs obligés de la scientificité, se

57
MaxiMe Quijoux

d’école » puisqu’il se présente à la fois comme un exemple paradigmatique de


la notion de champ sans pour autant disposer de l’autonomie que sa définition
suppose : si l’activité judiciaire se fonde en effet sur la lutte pour « le monopole
de l’exercice légitime de la compétence judiciaire », opposant juristes exégètes et
juges confrontés à l’application des lois, ce conflit est indispensable au fonction-
nement du champ puisque les uns et les autres concourent, par leur travail
respectif, de codification d’un côté, et d’interprétation de l’autre, à la régulation
des règles et des pratiques professionnelles 82. Les professions de justice tirent
alors leur autonomie – et les profits qui y sont associés – du langage et des
situations que produisent ces normes et ces usages : toute leur activité consiste
en effet à « déterminer les conflits qui méritent d’y entrer et la forme spécifique
qu’ils doivent revêtir pour se constituer en débats proprement juridiques 83 ».
Intermédiaire entre le monde profane et le monde sacré de la justice, le champ
juridique « est [donc] inséparable de l’instauration du monopole des profes-
sionnels sur la production et la commercialisation de cette catégorie particulière
de produits que sont les services juridiques 84 ». On voit bien alors ici toutes
les ambiguïtés d’une telle autonomie : son monopole ne peut exister sans une
demande extérieure au champ. Surtout, compte tenu « du rôle déterminant
qu’il joue dans la reproduction sociale 85 », le champ juridique est constamment
subordonné aux « variations des rapports de force au sein du champ social 86 ».
Mais au-delà de domaines spécifiques, tant par leurs métiers, leur histoire
ou leur composition sociale, c’est l’ensemble des activités du monde du travail
qui sont concernées par ces luttes et enjeux de classements : car, si Bourdieu
souligne les limites heuristiques des taxinomies et statistiques officielles, comme
les CSP, pour appréhender les propriétés sociales constitutives des habitus de
classe 87, il n’en demeure pas moins que « la représentation que les groupes se
font d’eux-mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à

montrent généralement très soucieux de leur écriture. Si les géographes et les sociologues
ont en commun de montrer plus d’indifférence envers les qualités littéraires, les premiers
manifestent l’humilité des dispositions qui conviennent à leur position en prenant parti
du style neutre qui est l’équivalent dans l’ordre de l’expression de l’abdication empiriste à
laquelle ils se résignent la plupart du temps. Quant aux sociologues, ils trahissent souvent
leur prétention à l’hégémonie (inscrite dès l’origine dans la classification comtiste des
sciences) en empruntant alternativement ou simultanément aux rhétoriques les plus
puissantes dans les deux champs par rapport auxquels ils sont obligés de se situer, celle
de la mathématique, souvent utilisée comme signe extérieur de scientificité, ou celle de la
philosophie, souvent réduite à des effets de lexique », ibid., p. 45-46.
82. bourdieu P., « La force du droit [éléments pour une sociologie du champ juridique] »,
Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64 : « De quel droit ? », septembre 1986,
p. 3-19.
83. Ibid., p. 11.
84. Idem.
85. Ibid., p. 18.
86. Idem.
87. bourdieu P., op. cit., 1979, p. 114.

58
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

faire ce que sont les groupes et ce qu’ils font 88 ». La « réalité sociale » n’est donc
pas un état en soi, mais le résultat d’actions déterminées par des représenta-
tions qui sont elles-mêmes d’« innombrables actes de construction antagonistes
que les agents opèrent, à chaque moment, dans leurs luttes individuelles ou
collectives, spontanées ou organisées, pour imposer la représentation du monde
social la plus conforme à leurs intérêts 89 ». À cet égard, par la vision clivée qu’il
suppose, le travail apparaît spontanément comme un domaine emblématique de
cette définition. Pourtant, Bourdieu met en lumière les luttes à la fois les moins
évidentes et les plus politiques du monde du travail : car si les rémunérations ou
les conditions de travail nécessitent des organisations 90 et des rapports de force,
physiques et localisées dans le temps et l’espace, comme la grève 91, ces reven-
dications sont tributaires de combats ayant lieu dans des arènes plus éloignées
de la production, en compagnie d’acteurs et d’institutions extérieures à l’entre-
prise. En tant que « banque centrale de capital symbolique », l’état constitue
à la fois l’espace, l’acteur et l’institution « étrangère » qui contribue le plus à
ces luttes : on pense tout de suite à son rôle en tant qu’arbitre des négociations
collectives 92 ; mais, pour Bourdieu, son influence dépasse largement son rôle
officiellement dévolu dans le cadre des relations professionnelles : une fois de
plus, c’est par l’intermédiaire de l’institution scolaire que l’état intervient le plus
ici en contribuant à la construction des catégories du travail et aux positions qui
leur sont solidaires : par le titre scolaire qu’elle délivre, Bourdieu note en effet
que l’école – et donc l’état – est omniprésente « dans les conflits, les négocia-
tions, les contrats individuels ou les conventions collectives qui s’engagent entre
employeurs et employés à propos de tous les enjeux qui les séparent : à propos
de la définition des postes de travail, c’est-à-dire des tâches que les occupants
doivent effectuer et celles qu’ils sont en droit de refuser ; à propos des conditions
d’accès aux postes, c’est-à-dire des propriétés, notamment les titres scolaires, que
les titulaires des postes doivent posséder ; à propos des rémunérations, absolues
et relatives, nominales ou réelles : à propos des noms des professions enfin,
qui font partie de la rémunération symbolique – positive, avec les positions
prestigieuses, ou négative, avec les métiers infamants, honteux ou peu glorieux,
souvent utilisés comme insultes et désignés, dans l’usage officiel, par des euphé-

88. Ibid., p. 258-259.


89. Idem.
90. C’est d’ailleurs le grand drame des paysans, cas typique, selon Bourdieu, d’une « classe
sans objet ». Incapable de se fédérer autour d’intérêts communs et au sein d’une structure
les défendant, la classe paysanne est une « classe objet » dans la mesure où « entre tous
les groupes dominés, la classe paysanne, sans doute parce qu’elle ne s’est jamais donnée
ou qu’on ne lui a jamais donné le contre-discours capable de la constituer en sujet de sa
propre vérité, est l’exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre
subjectivité à partir de son objectivation » (ibid., p. 255).
91. bourdieu P., op. cit., 1987.
92. Idem.

59
MaxiMe Quijoux

mismes 93 ». Pour autant, tout comme l’ensemble des actes bureaucratiques 94,
le titre scolaire n’est jamais en mesure de définir l’intégralité des caractéris-
tiques d’une fonction, invariablement tributaire d’un ensemble de contingences
professionnelles et d’appropriations individuelles. De sorte que « l’existence
permanente d’un décalage – plus ou moins grand selon les moments et selon les
secteurs – entre le symbolique et le technique, entre le nominal et le réel, ouvre
des possibilités infinies aux stratégies visant à rapprocher le nominal du réel ou
le réel du nominal 95 ». En ce sens, le monde du travail chez Bourdieu n’est pas
uniquement l’extension d’un habitus et d’une condition de classe, et, de fait,
de reproduction sociale : en tant que champ, il est un espace dynamique dans
lequel différents agents – principalement syndicats et patronats – s’opposent et
tentent d’imposer leurs définitions au champ, « les noms de métier ou de postes
de travail, [étant ici], comme les titres scolaires, des armes et des enjeux de la
lutte et de la négociation 96 ».
Irréductible à ses seules dimensions matérialistes, tant dans son rôle social
que dans la nature de ses luttes, le champ du travail chez Bourdieu enfin ne se
limite pas non plus à une division sociale qui opposerait prosaïquement patrons
et salariés. Pour le sociologue, l’entreprise par exemple est loin de constituer
un lieu homogène : modèle emblématique censé concourir à sa bonne marche,
l’organigramme réunit en effet des « agents dont les intérêts spécifiques sont
liés à chacune de ces organisations et de ces fonctions, et qui peuvent entrer
en conflit pour de multiples raisons, en particulier pour le pouvoir de décider
des orientations de l’entreprise 97 ». Ce qui nous apparaît souvent comme des
stratégies issues de concertations correspond davantage en réalité à la somme
« d’innombrables décisions, petites ou grandes, ordinaires ou extraordinaires,
qui, en chaque cas, sont le produit de la relation entre d’un côté des intérêts et
des dispositions associés à des positions dans les rapports de force au sein de
l’entreprise et de l’autre des capacités de faire valoir ces intérêts ou ces disposi-
tions qui, elles aussi, dépendent du poids des différents agents concernés dans la
structure, donc du volume et de la structure de leur capital 98 ». Par conséquent,
« le “sujet” de ce que l’on appelle parfois “la politique de l’entreprise” n’est autre
chose que le champ de l’entreprise 99 », c’est-à-dire moins le résultat de choix
personnels ou d’échanges collectifs que l’issue d’une lutte inégale d’agents, aux
trajectoires et habitus différenciés, qui tentent par tous leurs moyens – princi-
palement par leurs capitaux scolaire et symbolique  – d’imposer leur vision

93. bourdieu P., op. cit., 1989, p. 172.


94. bourdieu P., op. cit., 2000. Voir aussi bourdieu P., Sur l’État, Paris, Raisons d’agir/éditions
du Seuil, 2012.
95. bourdieu P., op. cit., 1989, p. 173.
96. ibid., p. 174.
97. bourdieu P., op. cit., 2000, p. 93.
98. ibid., p. 94.
99. Idem.

60
La faBriQue du travaiLLeur : reproduction sociaLe, haBitus et chaMp

sur la conduite de l’entreprise. Bourdieu s’appuie alors sur les enquêtes qu’il
réalise sur le monde patronal et les élites économiques pour renseigner empiri-
quement ces confrontations à la tête du monde des affaires. Ainsi, les grandes
sociétés sont divisées d’un côté, « entre les patrons d’État, placés à la tête des
grandes affaires fortement liées à l’État, grandes sociétés industrielles (entre-
prises nationalisées, d’économie mixte ou entreprises tributaires des marchés
d’État) ou grandes banques, et les patrons privés des banques et des sociétés
industrielles ou commerciales privées, plus petites (relativement) et moins liées
à l’État 100 ». Cette polarisation renvoie, bien entendu, à des formes de socialisa-
tion et d’habitus distincts, entre « les premiers, […] issus de familles de hauts
fonctionnaires ou de professions libérales », typique des trajectoires d’héritiers
« placé[es] sous le signe du public, grands lycées d’État, grandes écoles, haute
administration et grands corps de l’État (notamment l’inspection des finances,
le Conseil d’État et le corps des mines) et enfin grandes sociétés d’échelle natio-
nale 101 » et les seconds, « héritiers de grandes dynasties bourgeoises ou parve-
nus issu de la petite bourgeoisie du commerce ou de l’artisanat », au parcours
plus « modestes », ayant connu essentiellement le privé, tant dans leur carrière
scolaire que professionnelle « le plus souvent dans une entreprise possédée par
leur famille 102 ». Mais cette polarisation correspond aussi et surtout à la lutte
pour le monopole légitime des activités économiques. Sa notion de champ se
révèle alors ici particulièrement opérationnelle en éclairant bien les transforma-
tions à l’œuvre du capitalisme contemporain : car si Bourdieu souligne que, à
côté du volume et de la structure du patrimoine et du rapport aux titres scolaires,
le champ du pouvoir économique (entreprises familiales, technocratiques ou
bureaucratiques) se fonde encore essentiellement sur l’ancienneté de l’hérédité
dans la structure du pouvoir 103 ; il montre en effet que ce principe historique de
légitimité s’érode progressivement sous les critiques des nouveaux entrants dans
le champ. Dans un monde économique qualifié désormais de « moderne », cette
nouvelle noblesse managériale et technocratique incarnerait « le sens de l’évo-
lution » de l’histoire en lieu et place des « owners », d’une bourgeoisie « tradi-
tionnelle » incapable de s’adapter pour la raison même qui a fait sa domination
du champ 104. Loin de n’être qu’un simple conflit de point de vue, ce mouvement
engage une vraie « révolution symbolique », non seulement du champ écono-
mique mais de l’ensemble de la société, qu’une lecture a posteriori nous permet
de faire : En effet, en annonçant, au milieu des années 1980, que « les entre-
prises industrielles tendent à perdre leur autonomie financière (qui était encore
très réelle, si l’on en croit Jean Bouvier, au début du xxe siècle), par rapport

100. Bourdieu P., op. cit., 1989, p. 430.


101. ibid., p. 431.
102. idem.
103. ibid., p. 412-413.
104. ibid., p. 457.

61
MaxiMe Quijoux

aux grands groupes bancaires, qui, grâce à l’invention de nouvelles formes de


concentration des capitaux et de l’épargne, parviennent à contrôler des branches
entières de l’industrie sans en être les propriétaires exclusifs » et d’ajouter que
« les banquiers sont ainsi en mesure d’imposer leurs visions et leurs prévisions,
qui font passer au premier plan les problèmes de gestion et appréhendent l’ave-
nir de l’entreprise d’un point de vue financier et comptable, par rapport à celles
des industriels et des techniciens qui s’intéressent d’abord à la rationalisation
de la technique 105 », Bourdieu anticipe précocement un mouvement d’ensemble
dont on n’a probablement, encore aujourd’hui, malgré son expansion mondiale,
mesurer ni l’étendue, ni les effets.
Peut-être plus que ses autres concepts, le champ apparaît en définitive
comme l’une des notions qui dispose des propriétés les plus riches pour analyser
les mondes du travail : en faisant de la lutte, notamment symbolique, le principe
moteur de la constitution d’un groupe ou d’un espace social, il offre des possi-
bilités d’analyses aussi vastes que les objets que le champ de « la sociologie du
travail », traitant aussi bien l’étude des professions, de la conflictualité et des
relations professionnelles que celle de l’entreprise et des organisations.

conclusion d’Étape :
le travailleur, entre reproduction et luttes de position

Au terme de cette deuxième partie, l’œuvre de Pierre Bourdieu semble avoir


beaucoup plus à proposer sur le travail qu’elle ne le laisse supposer a priori : les
objets qui ont fait sa notoriété sont en mesure, tout d’abord, de livrer bien plus
que leurs intitulés auxquels on les réduit souvent. On omet par exemple réguliè-
rement, à l’endroit de son analyse célèbre de « l’école conservatrice », le lien
ténu qui existe entre institution scolaire et travail : chargée de préparer subjec-
tivement les individus aux postes auxquels ils sont socialement programmés,
l’école exerce une influence sans pareille sur le monde professionnel, tant dans
les attitudes individuelles que sur les structures qui les déterminent, comment
l’ont montré ses enquêtes sur le déclassement. Mais, en tant que théorie générale
du social, sa sociologie dispose surtout d’un ensemble varié d’outils capables de
lever des problématiques à la fois anciennes et permanentes sur les mondes du
travail. Son concept d’habitus permet ainsi de mieux comprendre les mécanismes
d’appropriation d’un poste ou plus largement de socialisation professionnelle : en
éclairant les conduites du travail par la rencontre – heureuse ou malheureuse –
entre trajectoire sociale, propriétés et définitions d’un poste, Bourdieu dépasse
l’écueil d’une lecture synchronique – fréquente dans les conditions de travail – et
montre que le rapport au travail est le résultat d’une articulation complexe entre
socialisations primaire et secondaire. L’habitus au travail ne se réduit pour autant

105. ibid., p. 468.

62
la faBriQue du travailleur : reProduction sociale, haBitus et chaMP

à l’expression professionnelle d’un rapport social situé. Car pour Bourdieu, le


travail est un champ, un lieu d’affrontements entre positions adverses dans lequel
chacune des parties tente d’imposer sa domination. Le sociologue ne se contente
pas ici de singer Marx : si le monde du travail se fonde sur des luttes à carac-
tère matérialiste, il souligne la centralité des conflits symboliques, notamment
autour des taxinomies qui encadrent le travail ou qui orientent les politiques
d’une entreprise. En postulant que le conflit pour des profits spécifiques a pour
effet de circonscrire des enjeux particuliers et par conséquent, de délimiter des
acteurs et espaces sociaux, les notions d’habitus et de champ permettent enfin
de dépasser le seul travail salarié pour épouser l’ensemble des univers où se
déploient des activités productives. Bourdieu montre à de nombreuses reprises
non seulement que le travail n’est pas nécessairement le résultat d’une domina-
tion structurelle ou institutionnelle, mais qu’il produit des luttes, notamment
pour sa définition, et crée des groupes professionnels : artistes et scientifiques,
avocats et universitaires, tous ont en commun d’être unis par un conflit créateur
sur les prescriptions de leur poste, fonction ou mission.
En dépit de nos efforts, la tentation peut demeurer à ce stade d’adresser à
Bourdieu le reproche qu’il faisait lui-même à l’égard des économistes ortho-
doxes 106, à savoir celui de « coller » indistinctement ses modèles interprétatifs
sur l’ensemble des domaines du monde social. Certains pourraient rester en
effet sur un sentiment que le travail chez Bourdieu possède peu de contenus
spécifiques comparé à ses études plus connues, contribuant qu’imparfaite-
ment à l’éclairage de son œuvre comme aux analyses du travail. La troisième
contribution qui s’annonce est susceptible d’y remédier : en plaçant le travail,
notamment salarié, comme dénominateur commun des transformations de
l’habitus, Bourdieu donne à voir une autre vision de sa sociologie : penseur des
dominations, y compris dans l’entreprise, le salariat demeure néanmoins la seule
condition d’une transformation de l’habitus, et, par conséquent, d’une possible
émancipation.

106. bourdieu P., op. cit., 2000.

63
Maxime Quijoux

le tRavail entRe domination et Rationalisation

« Ces textes fascinent par leurs analyses et agressent par leur théorie 1. »
Si plus de dix ans après sa disparition, les passions qui entourent son œuvre
– et son école – semblent s’estomper progressivement, autorisant des lectures à
la fois plus constructives et critiques, Pierre Bourdieu a longtemps constitué un
point de polarisation des sciences humaines 2. La formule de Michel de Certeau
a la vertu de synthétiser en quelques mots l’ambivalence que suscitent les
concepts du sociologue : face à tous ceux chez qui, comme Gérard Mauger,
Bourdieu a produit un effet « socio-logiquement » révélateur 3, se dresse une
multitude d’adversaires qui, malgré leur hétérogénéité sociale, disciplinaire ou
chronologique dans leur opposition, lui adressent souvent les mêmes critiques,
qu’elles soient personnelles – on lui reproche des conduites mandarinales et
claniques 4 –, épistémologiques – certains réprouvent la confusion qu’il fait
entre science et politique à la fin de sa vie 5 – ou théoriques, taxant sa sociologie
de « dogmatique » et de « déterministe ». Parmi les griefs qui composent ce
dernier ensemble  – les autres n’apporteront rien à notre question –, une partie
substantielle de sociologues et de philosophes s’érigent en effet contre la place
faible, sinon nulle, que sa théorie du monde social accorde aux « potentiali-
tés individuelles » : en postulant que les actions des agents, y compris leurs
stratégies, sont conditionnées par leur histoire sociale de classe, faite habitus,
Bourdieu serait dans l’incapacité d’appréhender les propriétés constitutives de

1. Certeau M. de, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 94.
2. Atténuation ceci dit encore toute relative au regard des ouvrages consacrés à l’auteur lors
des années 2000 : si certains tentent de faire dialoguer le sociologue – voir par exemple
Burawoy dans cet ouvrage ; voir aussi nordMann C., Bourdieu/Rancière, la politique entre
sociologie et philosophie, Paris, Amsterdam, 2006 –, on observe encore une certaine perpé-
tuation du clivage entre « disciples » plus ou moins orthodoxes du sociologue et détracteurs
ancestraux et récents.
3. Mauger G., Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant,
2005.
4. HeiniCh N. Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007.
5. lapeyronnie D., « L’académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les
sociologues ? », Revue française de sociologie, vol. 45, no 4, 2004, p. 621-661.

65
MaxiMe Quijoux

la rationalité des acteurs, s’interdisant du même coup, de rendre intelligible les


possibilités d’action qui en sont solidaires. Cette critique est peut-être encore
plus saillante lorsqu’elle concerne les membres appartenant aux positions
subalternes de la société : en faisant de la dépossession culturelle, de la déléga-
tion politique et de la violence symbolique les caractéristiques principales des
« dominés », Bourdieu n’a pas seulement suscité la défiance des défenseurs
des théories de l’acteur, mais a conduit aussi un certain nombre de ses colla-
borateurs historiques à désapprouver des analyses jugées trop réductrices,
sinon « misérabilistes 6 ». En ce sens, elles ont même amené à la création d’une
nouvelle école théorique, au sein de laquelle aujourd’hui encore, la pensée de
Bourdieu demeure très présente 7.
Comme on le verra au cours de cette dernière séquence, le travail chez
Bourdieu constitue un objet paradigmatique, en ce sens qu’il cumule à la fois
toutes les propriétés de la domination – et donc les écueils qui lui sont associés-
et les conditions de son dépassement : en examinant successivement la genèse
et les formes que ces dominations prennent dans le domaine professionnel, puis
les effets sociaux que le travail salarié produit sur les individus, on s’apercevra
en effet que derrière cet apparent paradoxe réside en fait une analyse à la fois
méconnue et inattendue de Bourdieu : s’il peut être une source évidente d’exploi-
tation, le travail est en effet le seul espace à ses yeux – sans comparaison avec
l’école ou la famille, lieux de reproduction par excellence – qui offre à la fois les
conditions et les outils d’une « rationalisation » de l’action des agents. Ce n’est
pas rien pour un sociologue comme Bourdieu : bien plus qu’une fonction socia-
lisatrice, il assigne au travail, en définitive, un pouvoir de transformation indivi-
duelle du social, et en ce sens, constitue une institution déterminante de notre
civilisation.

anciennes et nouvelles formes de dominations au travail


La connaissance que l’on a des analyses de Bourdieu sur le travail se limite
souvent à un texte intitulé « Les doubles vérités du travail ». Publié une première
fois à l’occasion d’un double numéro sur les « nouvelles formes de domina-
tion au travail » au milieu des années 1990, il est repris un an plus tard dans
les Méditations pascaliennes. Avec le don, le travail est un «  cas  » destiné à
illustrer ses analyses de la violence symbolique, constituant ainsi un exemple
emblématique. En quelques paragraphes, Bourdieu entend démontrer que le

6. grignon C. et passeron J.-C., Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en socio-


logie et en littérature, Paris, Gallimard, 1989.
7. boltansKi L. et thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard,
1991 ; boltansKi L., De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard,
coll. « NRF essais », 2009 ; barthe Y. et al., « Sociologie pragmatique : mode d’emploi »,
Politix, 3/2013, no 103, p. 175-204.

66
le travail entre doMination et rationalisation

monde professionnel n’est pas simplement le lieu d’une exploitation objective,


qui se définirait par sa seule dimension économique. Après Marx, il invite à un
« deuxième renversement 8 » consistant à mettre en lumière la « vérité subjec-
tive » du travail, c’est-à-dire le pendant symbolique de son action d’asservisse-
ment. On y retrouve ici toute l’ontologie théorique de sa sociologie : le travail
a réussi à faire méconnaître sa vérité objective en imposant un ensemble de
satisfactions, personnelles et collectives, « irréductible au simple revenu en
argent, [qui] fait partie des conditions réelles de l’accomplissement du travail,
et de l’exploitation 9 ». De l’intérêt pour la tâche aux gratifications symboliques
liées à la profession, de la convivialité des collègues à la liberté de produire,
toutes ces « marges de liberté » et « profits » constituent non pas, comme on le
pense souvent, des formes d’émancipation au travail, mais au contraire toutes
les propriétés de sa propre soumission. Tout ce qui compose « l’implication
au travail » constitue en effet pour Bourdieu les manifestations à la fois de sa
servilité et de sa méconnaissance :
« Les travailleurs peuvent concourir à leur propre exploitation par l’effort
même qu’ils font pour s’approprier leur travail et qui les attache à lui par
l’intermédiaire des libertés, souvent infimes et presque toujours “fonction-
nelles”, qui leur sont laissées et sous l’effet de la concurrence née des diffé-
rences –  par rapport aux ouvriers spécialisés, aux immigrés, aux jeunes,
aux femmes – qui sont constitutives de l’espace professionnel fonctionnant
comme champ 10. »

Cette propension à s’investir dans le travail est alors «  sans doute d’autant
plus grande que les attentes collectives inscrites dans le poste s’accordent plus
complètement avec leurs dispositions de leurs occupants 11 », bien qu’il ne faille
pas non plus isoler les situations de travail les plus contraignantes, comme le
travail à la chaîne. Car, si elle rend possible d’éventuelles actions contre-produc-
tives – tirer-au-flanc, saboter ou freiner – (voir aussi encadré), la « marge de
liberté » n’empêche pas « la possibilité de l’investissement dans le travail et de
l’auto-exploitation 12 », tout au contraire : « Paradoxalement, c’est parce qu’elle
est perçue comme une conquête (par exemple la liberté de fumer une cigarette,
de se déplacer, etc.) ou même un privilège (accordé aux plus anciens ou aux
plus qualifiés) qu’elle peut contribuer à masquer la contrainte globale qui en fait
toute la valeur 13 » et concourir en définitive, à sa servitude. D’autant plus que
les dominants n’hésitent pas à favoriser cette « liberté de jeu » par des nouvelles

8. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 291.


9. Idem.
10. Ibid., p. 292.
11. Ibid., p. 293.
12. Idem.
13. Ibid., p. 294.

67
MaxiMe Quijoux

formes d’encadrement participatif qui visent explicitement l’instrumentalisation


de cette disposition à bien faire son travail. Bref, pour Bourdieu, nul salut dans
le travail, car tout ce qui s’apparenterait de près ou de loin à des niches ou des
formes de liberté « et que les théories dites de la “résistance” s’empressent de
célébrer, dans un souci de réhabilitation, comme des preuves d’inventivité 14 »
ne sont, en somme, que l’expression souterraine, puissante et renouvelée de
l’exploitation capitaliste.

le travail bureaucratique : exemple inattendu « des marges de liberté »


Soucieux de démontrer la transposabilité de ses concepts, Bourdieu pouvait parfois
manquer de mesure dans certains de ses papiers occultant au passage, au profit de ses
détracteurs, la finesse analytique qu’il pouvait avoir ailleurs. Alors qu’on aurait pu légiti-
mement y retrouver les formes les plus élémentaires de la domination, l’examen du travail
bureaucratique que réalise Bourdieu offre une analyse aussi subtile du degré, souvent
substantiel, des marges de liberté permises dans l’ordre professionnel : « Dans la lutte
pour le monopole, le règlement est l’arme majeure du fonctionnaire avec, le cas échéant,
sa compétence technique ou culturelle. Et l’on pourrait dire, généralisant la formule de
Weber, selon laquelle on obéit à la règle lorsque l’intérêt à lui obéir l’emporte sur l’inté-
rêt à “fermer les yeux” ou à “faire une exception”. La règle qui, comme on l’a vu, a été
produite dans la confrontation et la transaction entre des intérêts et des visions du monde
social antagonistes, ne peut trouver son application qu’au travers de l’action des agents
chargés de la faire respecter, qui, disposant d’une liberté de jeu d’autant plus grande qu’ils
occupent une position plus élevée dans la hiérarchie bureaucratique, peuvent travailler à
son exécution ou, au contraire, à sa transgression, selon qu’ils ont plus de profit matériel
ou symbolique à se montrer stricts ou accommodants. (Il s’ensuit qu’on ne peut établir
une relation mécanique entre les positions et les prises de position : les positions compor-
tent toujours une marge de jeu, plus ou moins grande, dont les agents peuvent jouer
de manière plus ou moins large selon leurs dispositions, elles-mêmes plus ou moins
étroitement ajustées à la position.)
L’autorité du fonctionnaire peut s’affirmer dans l’identification pure et simple, sans
distance, avec le règlement, dans le fait de s’effacer devant la règle, de s’annuler devant
elle, pour jouir pleinement du pouvoir qu’elle donne, c’est-à-dire, le plus souvent, un
pouvoir d’interdire. Cette stratégie, qui consiste à renoncer à la liberté toujours inscrite
dans le poste, même le plus bas, et à se comporter comme un personnage anonyme et
interchangeable, réduit à sa fonction, est sans doute d’autant plus probable, parce qu’à
la fois plus encouragée et plus profitable, que l’on descend davantage dans la hiérarchie.
Mais, à tous les niveaux, elle se présente comme une alternative possible – ouvrant ainsi
la porte au jeu stratégique – à la conduite opposée, qui consiste à se montrer “compréhen-
sif”, “humain ”, à tirer parti (et profit, fût-ce un avantage purement moral de conformité
éthique) de la liberté de jeu que tout poste laisse toujours à ses occupants (ne serait-ce
que parce qu’aucune description de poste ni aucun règlement ne peut tout prévoir).
C’est ici l’occasion de rappeler qu’un champ en tant que jeu structuré de manière souple
et peu formalisé – ou même une organisation bureaucratique en tant que jeu artificielle-
ment structuré et construit en vue de fins explicites – n’est pas un appareil obéissant à
la logique quasi mécanique d’une discipline capable de convertir toute action en simple
exécution, limite jamais atteinte, même dans les “institutions totales”15. »

14. Idem.
15. bourdieu P., op. cit., 2000, p. 158-159.

68
le travail entre doMination et rationalisation

Cette « double vérité du travail » n’est pourtant ni nouvelle, ni spécifique


au capitalisme, loin s’en faut. Pour Bourdieu, les transactions économiques sont
irréductibles à leur seule dimension matérielle dans la mesure où c’est l’ensemble
des échanges humains qui obéit à des intérêts spécifiques :
« Lors même qu’elles donnent toutes les apparences du désintéressement
parce qu’elles échappent à la logique de l’intérêt “économique” (au sens
restreint) et qu’elles s’orientent vers des enjeux non matériels et difficilement
quantifiables, comme dans les sociétés “précapitalistes” ou dans la sphère
culturelle des sociétés capitalistes, les pratiques ne cessent pas d’obéir à une
logique économique 16. »

S’il entend montrer qu’il existe « un marché de biens symboliques », composé
de ses propres profits et logiques d’accumulation – comme le champ artistique
ou scientifique –, Bourdieu cherche avant tout à mettre en lumière la fonction
de ce marché, notamment économique, dans la perpétuation de l’ordre social.
Car pour Bourdieu, non seulement aucun don n’est « gratuit », mais dans bien
des cas il est l’instrument qui permet d’occulter ou de légitimer les intérêts, en
particulier les plus « lucratifs » : « On possède pour donner, mais on possède
aussi en donnant. Le don qui n’est pas restitué peut devenir une dette, une
obligation durable 17. » Don ou dette participe alors des mêmes logiques asser-
vissantes, « les obligations ouvertement économiques qu’impose l’usurier, ou
les obligations morales et les attachements affectifs que crée et entretient le don
généreux, bref la violence ouverte ou la violence symbolique, violence censurée
et euphémisée, c’est-à-dire méconnaissable et reconnue 18 ».
Dans les sociétés peu différenciées où les liens « communautaires » autorisent
peu ou prou des relations commerciales explicites, l’exploitation de la force
de travail est quasiment impossible sans l’exercice de cette « double vérité ».
En l’absence de rapports sociaux et de références capitalistiques, la « produc-
tion » de « biens » ou de « services » n’a aucun sens ni existence spécifique et, au
même titre que la division sexuelle ou de génération, fait partie de ces « relations
arbitraires d’exploitation [transformées] en relations durables parce que fondées
en nature 19 ». Dans les sociétés kabyles des années 1960, Bourdieu rapporte
ainsi de nombreuses situations où le « capitalisme symbolique » non seulement
se substitue à l’accumulation économique mais concourt à l’exploitation d’une
main-d’œuvre taillable et corvéable. Ainsi :
« La stratégie consistant à accumuler le capital d’honneur et de prestige […]
permet en effet aux grandes familles de disposer de la force de travail
maximum pendant la période de travail tout en réduisant au minimum la
16. bourdieu P., op. cit., 1980, p. 209.
17. Ibid., p. 216.
18. Ibid., p. 216-217.
19. Ibid., p. 191.

69
MaxiMe Quijoux

consommation ; la contrepartie de ces prestations ponctuelles et limitées aux


périodes d’urgence, comme la moisson, est d’autant moins lourde qu’elle sera
fournie, soit sous forme de travail, mais en dehors de la période de pleine
activité, soit sous d’autres formes, protection, prêt de bêtes, etc. 20. »

Pour Bourdieu, on ne peut y voir ici qu’« une forme déguisée d’achat de la force
de travail ou une extorsion clandestine de corvées » qui n’est possible que parce
qu’elle se présente sous « le déguisement de la thiwizi, aide bénévole qui est aussi
corvée, corvée bénévole et aide forcée 21 », c’est-à-dire sous « la double vérité de
pratiques intrinsèquement équivoques et ambiguës 22 ». Parce qu’elles supposent
en permanence une relation fondée sur le besoin d’une main-d’œuvre à la fois
stable et peu onéreuse, les relations qui unissent le petit propriétaire terrien à
son métayer – le Khammes – éclairent encore mieux la nature ambiguë de cette
double vérité. Car s’il dispose d’un ensemble de moyens coercitifs pour tenir
son « employé » agricole – tels que la saisie de la totalité de sa récolte –, « le
maître avait intérêt à manifester son rang en excluant de la relation “écono-
mique” toute garantie autre que la fidélité exigée par l’honneur et en traitant
comme un associé son khammes qui, de son côté, ne demandait qu’à entrer,
avec la complicité de tout le groupe, dans cette fiction intéressée mais propre
à lui fournir une représentation honorable de sa condition 23 ». Dans un tel
contexte, la violence symbolique apparaît non seulement comme un quasi-signe
de faiblesse du dominant, d’autant plus qu’il implique à son tour tout un travail,
« coûteux » car permanent, de dissimulation des inégalités économiques. Car
si « le capital “économique” n’agit que sous la forme euphémisée du capital
symbolique », Bourdieu affirme que « cette reconversion du capital qui est la
condition de son efficacité n’a rien d’automatique : elle exige, outre une parfaite
connaissance de la logique de l’économie de la dénégation, des soins incessants
et tout un travail, indispensable pour établir et entretenir les relations, et aussi
des investissements importants, tant matériels que symboliques – qu’il s’agisse de
l’assistance politique contre les agressions, vols, offenses ou injures, ou de l’assis-
tance économique, souvent très coûteuse, en particulier en cas de disette 24 ».
Toutefois, tous ces efforts demeureraient sans effet si elle ne s’accompagnait pas
aussi de « la disposition (sincère) à offrir de ces choses qui sont plus person-
nelles, donc plus précieuses que les biens ou l’argent, parce que, comme on dit,
elles ne peuvent “ni se prêter ni s’emprunter” comme le temps – celui qu’il faut
prendre pour faire de ces choses “qu’on n’oublie pas”, parce qu’elles sont faites
comme il faut, quand il faut, “attentions”, “gestes”, “gentillesses” 25 ». En défini-

20. Ibid., p. 201.


21. Idem.
22. Idem.
23. Ibid., p. 219-220.
24. Ibid., p. 220.
25. Ibid., p. 221.

70
le travail entre doMination et rationalisation

tive, dans une économie de « la mauvaise foi », « si l’autorité est toujours perçue
comme une propriété de la personne, c’est que la violence douce exige de celui
qui l’exerce qu’il paie de sa personne 26 ».
Payer de sa personne. Autrement dit, faire don de soi pour mieux extor-
quer le travail d’autrui. Bousculant à la fois les clichés populistes sur les résis-
tances au travail ou essentialistes sur les solidarités « mécaniques » des sociétés
non-capitalistes, cette analyse « symbolique » de l’exploitation de la force du
travail l’a conduit enfin à dépasser la circonscription routinière des objets de la
sociologie du travail en s’intéressant au travail de prêtre. Plus que celui d’artiste,
ce « métier » constitue en effet un cas typique de l’entreprise économique qui a
besoin d’être niée pour mieux exister. L’activité sacerdotale repose sur « deux
vérités : la vérité économique et la vérité religieuse, qui la dénie 27 » et possède
en ce sens toutes les propriétés de la violence symbolique :
« L’entreprise religieuse est une entreprise à dimension économique qui ne
peut s’avouer comme telle et qui fonctionne dans une sorte de dénégation
permanente de sa dimension économique : je fais un acte économique mais
je ne veux pas le savoir ; je l’accomplis sur un mode tel que je puis me dire
et que je peux dire aux autres que ce n’est pas un acte économique – et je ne
peux être crédible auprès des autres que si je le crois moi-même 28. »

L’exploitation de la force du travail se dissimule alors ici sous les habits de la


filiation familiale : « En les transfigurant en relations de parenté spirituelle ou
d’échange religieux », le travail ne peut se présenter qu’« à travers la logique du
bénévolat », y compris « du côté des salariés, des agents religieux subalternes,
par exemple ceux qui nettoient les églises ou qui entretiennent et décorent les
autels 29 » pour qui l’investissement se décline essentiellement sous la forme
d’un « don d’un travail », d’une « offrande librement consentie d’argent et de
temps 30 ». Dès lors, cette vérité subjective permet non seulement à l’exploitation
d’avancer « masquée » mais aussi de disqualifier toute tentative d’objectivation
des activités qui font vivre cette communauté :
« Ainsi, lorsque le syndicat des personnels laïcs d’église a essayé de définir
les professions qu’il représentait, il s’est heurté à la définition implicite de
ces professions que défendaient les employeurs (c’est-à-dire les évêques qui,
évidemment, refusent cette désignation). Les tâches sacrées sont irréductibles
à une codification purement économique et sociale : le sacristain n’a pas de
“métier” ; il accomplit un service divin 31. »

26. Ibid., p. 221.


27. bourdieu P., op. cit., 1994, p. 202.
28. Ibid., p. 202-203.
29. Ibid., p. 204-205.
30. Ibid., p. 205.
31. Ibid., p. 203.

71
MaxiMe Quijoux

Toute velléité salariale est donc discréditée puisque « les actes religieux sont à
eux-mêmes leur fin et que celui qui les accomplit est gratifié par le fait même
de les accomplir 32 ». Dans cette entreprise où seul vaut la « finalité religieuse
du travail 33 », « les évêques répondent que salaire est un mot qui n’a pas cours
dans cet univers 34 ». Cet exemple offre alors bien plus qu’une vue saisissante sur
les formes de domination dans un univers de travail méconnu : en mettant en
lumière « des entreprises (scolaires, médicales, caritatives, etc.) qui, fonction-
nant dans la logique du bénévolat et de l’offrande, ont un avantage considérable
dans la compétition économique (parmi ces avantages, l’effet de label) » mais
qui « ne peuvent bénéficier de ces avantages que pour autant que sont conti-
nuellement reproduites les conditions de la méconnaissance de leur dimension
économique 35 », Bourdieu met en lumière ici une forme d’exploitation qui,
comme l’ont particulièrement bien montré des travaux récents 36, n’a eu de cesse
de se développer depuis vingt ans.

le salariat comme horiZon d’Émancipation


Pour autant qu’elle concoure à la subordination de tâches ou de situations
contraignantes, « la double vérité » qui caractérise le travail ne cesse jamais
d’être une violence « douce », le plus souvent imperceptible. Elle paraît presque
anecdotique à côté de situations sociales et professionnelles dont Bourdieu fait
état à la fois en Algérie et en France. Car Bourdieu est autant, sinon moins, un
sociologue du travail que de l’emploi. Ses enquêtes sur le salariat algérien le
conduisent à prendre conscience très tôt des effets économiques et « existen-
tiels » – souvent tragiques – de l’inactivité sur les travailleurs. Bien avant « la
crise » des années 1970 qui mettra un terme en France au plein-emploi et aux
premières enquêtes sur les conséquences du chômage, Bourdieu rapporte en
effet avec précision l’étendue et l’intensité de la «  désorganisation systéma-
tique de la conduite, de l’attitude et des idéologies 37 » produite par le non ou
sous-emploi. La privation et l’insécurité dont ces derniers sont responsables
bouleversent en effet les structures collectives qui régulaient ces sociétés – les
activités agricoles, la structure patriarcale, l’économie de la « bonne foi » –
sans pour autant permettre les conditions nécessaires à « l’élaboration d’un

32. Ibid., p. 206.


33. Ibid., p. 205.
34. Ibid., p. 206.
35. Ibid., p. 207.
36. hély M., Les métamorphoses du monde associatif, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009 ;
siMonet M., Le travail bénévole, engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute,
2010 ; hély M. et Moulévrier P., L’économie sociale et solidaire, de l’utopie aux pratiques,
Paris, La Dispute, 2013.
37. bourdieu p. et al., op. cit., 1964, p. 353.

72
le travail entre doMination et rationalisation

plan de vie rationnel 38 » : en les obligeant à concentrer tous leurs efforts vers
«  la satisfaction  des besoins immédiats 39  », l’inconstance et la faiblesse des
revenus interdisent à ces hommes « d’élaborer un plan de vie, c’est-à-dire un
système cohérent et hiérarchisé de fins prévues ou projetées, embrassant dans
l’unité d’une appréhension la conduite présente et l’avenir qu’elle travaille à
faire advenir 40 ». Dès lors, le chômage ne prive pas seulement les Algériens
des moyens indispensables pour rejoindre la marche, pourtant inéluctable, de
la rationalisation du monde ; en empêchant toute faculté à la fois réflexive et
prospective, l’inactivité les condamne aussi à l’impuissance politique. En effet :
« Les sous-prolétaires sont misère et dénuement, souffrance et malheur : ils ne
sont pas assez détachés de leur condition pour la constituer en objet 41. » Ici,
point de demi-mesure ou de « double vérité ». Pour le sociologue, le chômage
plonge l’individu dans « l’aliénation absolue [qui le] prive de la conscience
même de l’aliénation 42 », conduisant Bourdieu à adopter une prudence singu-
lière au moment de l’indépendance du pays 43.
C’est quasiment dans les mêmes termes que Bourdieu décrit, trente ans plus
tard, la paupérisation grandissante de la classe ouvrière française. Dans La misère
du monde 44, les vies dont Bourdieu rend compte témoignent de la manière dont
la déstabilisation de « cosmos » – notamment ouvrier – conduit aux mêmes
effets sociaux. Dans « la rue des Jonquilles », Bourdieu brosse par exemple un
tableau sociologique qui n’est pas sans rappeler les paysans kabyles « dépaysan-
nisés » par la colonisation française 45. Les habitants de ce quartier populaire,
en proie à la désindustrialisation, y sont présentés comme « les survivants d’un
immense désastre collectif », faisant fi de tous les cadres économiques et tempo-
rels qui structuraient la vie individuelle et collective :
« Avec les usines, c’est leur raison d’être qui a disparu : ils y entraient tout
naturellement, souvent très tôt, dès l’âge de 14 ans, après le certificat d’études,
dans la continuité de leurs parents, et ils y destinaient tout naturellement
leurs enfants. C’est aussi leur passé, et tout l’univers des relations profession-
nelles, qu’ils s’efforcent de perpétuer, tant bien que mal, en saisissant toutes

38. Ibid., p. 356.


39. Idem.
40. Ibid., p. 359
41. Ibid., p. 308.
42. Ibid., p. 309.
43. Soulignant la « maturité » politique du peuple algérien, il tient à préciser que la véritable
révolution du pays ne pourra faire l’économie d’une salarisation de la société algérienne :
« Faute de posséder sur le présent ce minimum de prise qui est la condition d’un effort
délibéré et rationnel pour prendre prise sur le futur, tous ces hommes sont livrés au
ressentiment incohérent plutôt qu’animés par une véritable conscience révolutionnaire. »
(bourdieu P., « De la guerre révolutionnaire à la révolution », in bourdieu p., op. cit.,
2008, p. 118-119.)
44. bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris, éditions du Seuil, 1993.
45. Pour plus de précisions, voir ici « Les structures sociales du travail… », p. 25-40.

73
MaxiMe Quijoux

les occasions de se retrouver au café ou au supermarché, pourtant séparé de


leur résidence par des voies express, où ils passent des matinées à discuter.
Mais c’est surtout leur avenir, continuation et justification de leur passé,
celui de leurs fils et de leurs filles, aujourd’hui voués à un séjour prolongé
dans une école secondaire assez efficiente pour les détourner de l’usine, sans
être en mesure de leur offrir autre chose, la plupart du temps que des titres
dévalués, c’est-à-dire, bien souvent dans cette région en crise, la promesse
du chômage 46. »

Ici, une fois de plus, la «  vérité subjective  » du travail s’est progressive-


ment érodée sous l’action de la vérité la plus objective et la plus humiliante.
La déchéance professionnelle de « Monsieur Leblond » ne fait qu’illustrer un
peu plus la désolation face à ce marasme : « le salaire diminué de 30 à 40 %
[…] ; les équipes de travail amputées, parfois de moitié, comme la sienne, qui
passe de neuf à quatre, […] et cela pour une production constante ou même
augmentée ; les contraintes et les contrôles accrus pour minimiser les absences,
même en cas de maladie […] ; les syndicats affaiblis, notamment par la difficulté
de mobiliser des travailleurs désenchantés et portés à s’estimer heureux d’avoir
un travail 47 », tout ce qui faisait jusque-là de l’activité professionnelle une source
d’équilibre et de sécurité, devient dès lors un monde déconcertant et dangereux.
Texte introduisant l’ouvrage, « la rue des Jonquilles », son univers et ses gens,
ne font qu’annoncer alors toute une série de portraits ouvriers ou employés, qui
ont tous en commun d’incarner « la fin d’un monde 48 », l’effondrement, plus ou
moins lent, plus ou moins évident, d’un univers, certes divisé socialement, mais
cohérent et structurant 49.

46. Ibid., p. 22.


47. Ibid., p. 22-24.
48. Ibid., p. 625.
49. Voir principalement les textes qui composent la partie intitulée « Déclins » (p. 493), mais
aussi « la démission de l’état » (p. 337) ou bien encore « les exclus de l’intérieur » (p. 931).

74
le travail entre doMination et rationalisation

l’impossible égalité de la féminisation du monde du travail


Comme tout groupe stigmatisé, pour Bourdieu les femmes sont porteuses d’« un coeffi-
cient symbolique négatif » qui « affecte négativement tout ce qu’elles sont et ce qu’elles
font50 ». Cette valeur négative a une conséquence singulière dans le monde du travail : la
féminisation qui accompagne les transformations du marché du travail depuis trente ans
ne signifie pas en effet une amélioration concomitante de la condition de la femme au
travail. Pour Bourdieu, tout se passe en effet comme si leur présence disqualifiait invaria-
blement les tâches et les métiers. Affirmant que « si la statistique établit que les métiers
dits qualifiés incombent plutôt aux hommes tandis que les travaux impartis aux femmes
sont “sans qualité”, c’est en partie parce que tout métier, quel qu’il soit, se trouve en
quelque sorte qualifié par le fait d’être accompli par des hommes (qui, sous ce rapport,
sont tous, par définition, de qualité)  », il illustre son argument faisant d’un secteur
particulier un cas général : « Ainsi, de même que la plus parfaite maîtrise de l’escrime
ne pouvait ouvrir à un roturier les portes de la noblesse d’épée, de même, les clavistes,
dont l’entrée dans les métiers du livre a suscité de formidables résistances de la part des
hommes, menacées dans leur mythologie professionnelle du travail hautement qualifié,
ne sont pas reconnues comme faisant le même métier que leurs compagnons mascu-
lins, dont elles sont séparées par un simple rideau, bien qu’elles accomplissent le même
travail51. » Il reconnaît pourtant, quelques pages plus loin, que la condition de la femme
change – plus d’études, moins de travail domestique, plus de travail salarié, plus de
divorce, etc. –, notamment en raison de deux facteurs : l’accès à l’enseignement supérieur
et le développement concomitant du salariat et son extension à la sphère publique52. Mais
Bourdieu relativise aussitôt ce changement et souligne que, si les femmes accèdent de
plus en plus au monde du travail, elles demeurent néanmoins reléguées aux « positions
les plus basses et les plus précaires qui leur sont réservées53 » par exemple lorsqu’il
s’agit de la fonction publique. Il ajoute : « La meilleure attestation des incertitudes du
statut qui est accordé aux femmes sur le marché du travail est sans doute le fait qu’elles
sont toujours moins payées que les hommes, toutes étant égales par ailleurs, qu’elles
obtiennent des postes moins élevés pour les mêmes diplômes, et surtout qu’elles sont
plus touchées, proportionnellement, par le chômage et la précarité de l’emploi, et plus
volontiers reléguées dans des postes à temps partiel – ce qui a, entre autres, pour effet de
les exclure à peu près infailliblement des jeux de pouvoir et des perspectives de carrière.
étant donné qu’elles ont partie liée avec l’état social et avec les positions “sociales” à
l’intérieur du champ bureaucratique les plus vulnérables aux politiques de précarisation,
tout permet de prévoir qu’elles seront les principales victimes de la politique néo-libérale
visant à réduire la dimension sociale de l’état et à favoriser la “dérégulation” du marché
du travail54. » Près de vingt ans plus tard, on ne peut que regretter que les faits lui aient
donné raison.

Face à de telles analyses du travail et des travailleurs, anciennes et constantes,


on pourrait tout à fait adresser ici à Bourdieu les reproches qui lui sont faits
ailleurs lorsqu’il définit les classes populaires en termes stricts de dépossession
politique et culturelle. Ce serait pourtant faire l’économie, sinon l’erreur d’une
définition qu’il fait du travail qui, comme on l’a vu plus tôt, est loin de se réduire

50. bourdieu P., La domination masculine, Paris, éditions du Seuil, coll. « Liber », 1998, p. 128.
51. Ibid., p. 87.
52. Ibid., p. 122.
53. Ibid., p. 126.
54. Ibid., p. 128.

75
MaxiMe Quijoux

à sa « seule double vérité » ou à ne briller que par son absence. Au contraire,


le travail est indissociable d’une dimension profondément structurante qui
s’exprime peut-être d’autant mieux qu’il manque ou n’apparaît que par inter-
mittence. Lorsqu’il analyse le salariat algérien, on a vu par exemple qu’à côté
de l’océan de métiers de misère existaient des formes marginales mais présentes
d’intégration salariale. Loin de constituer de simples isolats particuliers et/
ou insignifiants socialement, dans une société traditionnelle en plein déclin,
Bourdieu montre que le travail « n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie
et d’assurer la subsistance de sa famille : la vie professionnelle proprement dite,
avec ses rythmes temporels et spatiaux, les disciplines et les régularités qu’elle
impose, constitue l’armature de l’existence individuelle ». il ajoute : « Comme
l’équilibre émotionnel, le système des cadres temporels et spatiaux dans lequel
se déroule l’existence ne peut se constituer en l’absence des points de repère
que fournit le travail régulier. Toute la vie est laissée à l’incohérence 55. » En ce
sens, il va même jusqu’à prouver empiriquement l’existence d’une correspon-
dance entre salariat, conditions d’existence et processus de rationalisation : les
conditions d’emploi – stable et progressif –, de travail– libre et qualifié – et de
rémunération – convenables voire bonnes – contribuent en effet à différentes
formes de rationalisation des ethos qu’il caractérise par deux principaux paliers :
il avance en effet que :
«  L’analyse des données statistiques concernant les comportements, les
attitudes et les opinions permet de discerner plusieurs types d’attitudes
économiques, associés à des conditions matérielles d’existence différentes.
L’emploi permanent et le revenu régulier font accéder à ce que l’on peut
appeler le palier de sécurité : chez les individus dont le revenu se situe entre
400 et 600 nouveaux francs, la fin de l’activité économique reste la satisfac-
tion des besoins, et le comportement obéit au principe de la maximisation
de la sécurité 56. »

Ce premier palier correspond alors moins à une attitude prospective qu’à


un effet d’hystérésis de situations antérieures marquées par le non-emploi.
Il faut atteindre un niveau socio-économique supérieur pour enfin se libérer
de l’emprise du quotidien. Ce «  seuil d’entreprise  », que Bourdieu établit à
« 800 nouveaux francs » par foyer, « coïncide avec une mutation globale des
conduites et des attitudes, la rationalisation de la conduite tendant à s’étendre
à l’économie domestique, lieu des dernières résistances. Les comportements
tendent à composer un système qui s’organise en fonction d’un futur abstrait,
appréhendé et maîtrisé par la prévision et le calcul 57 ». Mais en offrant à la

55. bourdieu et al., op. cit., 1964, p. 355-356.


56. bourdieu P., « La société traditionnelle : attitude à l’égard du temps et conduite écono-
mique », in bourdieu P., op. cit., 2008, p. 96-97.
57. Idem.

76
le travail entre doMination et rationalisation

fois les conditions et les outils de l’ethos rationaliste, le travail salarié n’auto-
rise pas simplement l’organisation de l’existence individuelle ou familiale. Car,
si le chômage condamne les sous-prolétaires à l’incapacité réflexive et donc à
l’incompétence politique, la stabilité de l’emploi et des revenus permet à l’inverse
la formation d’une « conscience temporelle ouverte et rationnelle 58 », seule à
même de pouvoir engager des luttes politiques, y compris les plus révolution-
naires. Grâce aux conditions d’existences et « parce qu’ils ont pu acquérir, dans
leur vie professionnelle, une attitude progressiste et rationnelle 59 », Bourdieu
affirme en effet que « seuls des individus pourvus d’un système cohérent d’aspi-
rations et de revendications, capables de se situer dans la logique du calcul et de
la prévision […] peuvent appréhender leur existence de façon systématique et
réaliste par référence à un futur collectif, et accepter délibérément les sacrifices
ou les renoncements qui sont solidaires de toute action révolutionnaire 60 ».
Bourdieu va même encore plus loin : il attribue en effet à l’organisation du
travail des vertus inattendues en affirmant qu’il conduit à des formes poussées
de discernement politique. En effet, « accoutumés à se soumettre à des exigences
rationnelles et inclinés au réalisme par la nature même de leur activité quoti-
dienne », Bourdieu conclut que « les prolétaires sont, de tous les travailleurs,
les moins accessibles aux séductions de la démagogie 61 ».
Par la primeur de ces recherches, de celui qui les conduit et du contexte
très particulier dans lequel elles sont menées, on serait alors tenté de faire une
nouvelle erreur en circonscrivant cette analyse à la seule époque algérienne
de Bourdieu. La réduction que l’on fait généralement de son œuvre aux objets
les plus visibles qui la composent, telles que l’école ou la culture, ne fait que
renforcer ce risque de biais. L’examen de ses principaux ouvrages démontre
pourtant une permanence dans la centralité que le sociologue accorde au salariat.
Au début des années 1980, Bourdieu fait ainsi traduire et paraître les chômeurs
de Marienthal de Lazarsfeld 62. Près de vingt ans après l’édition de Travail et
travailleurs en Algérie, cette publication témoigne non seulement de sa préoc-
cupation constante pour cet objet, mais aussi du rôle primordial qu’il assigne au
travail dans notre société. Avec le sens de la formule qui le caractérise, il rappelle
en effet qu’en perdant leur emploi :
«  Les chômeurs ont perdu les mille riens dans lesquels se réalise et se
manifeste concrètement la fonction socialement connue et reconnue, c’est-à-
dire l’ensemble des fins posées à l’avance, en dehors du tout projet conscient,
sous forme d’exigences et d’urgences – rendez-vous “importants”, travaux

58. bourdieu et al., op. cit., 1964, p. 311-312.


59. Idem.
60. Ibid., p. 386-387.
61. Idem.
62. lazarzFeld P., jahoda M. et zeisel H., Les chômeurs de Marienthal, Paris, Les éditions de
Minuit, 1981.

77
MaxiMe Quijoux

à remettre, chèques à faire partir, devis à préparer –, et tout l’avenir déjà


donné dans le présent immédiat, sous forme de délais, de dates et d’horaires
à respecter – bus à prendre, cadences à tenir, travaux à finir 63. »

Isolés, ces mille riens paraissent en effet anecdotiques alors que leur unité déter-
mine un « univers objectif d’incitations et d’indications qui orientent et stimulent
l’action et, par-là, toute la vie sociale 64 ». Dès lors on comprend que dès que
le travail cesse d’exercer cette influence, le travailleur subit une déstabilisation
majeure qui, chez Bourdieu, se traduit par la submersion du temps vide. Car si
l’inactivité entraîne de l’exclusion et des angoisses qui lui sont solidaires, « c’est
que le travail est le support, sinon le principe, de la plupart des intérêts, des
attentes, des exigences, des espérances et des investissements dans le présent (et
dans l’avenir ou le passé qu’il implique), bref un des fondements majeurs de l’illu-
sio comme engagement dans le jeu de la vie, dans le présent, comme présence au
jeu, donc au présent et à l’avenir, comme investissement primordial qui – toutes
les sagesses l’ont toujours enseigné en identifiant l’arrachement au temps à l’arra-
chement au monde – fait le temps, est le temps même 65 ». Le temps est donc un
rapport social et le salariat le déterminant de ce rapport. Sans le travail, l’individu
est « possédé » par le temps. En conditionnant sa participation « au jeu de la vie »,
sa présence permet d’inverser cette relation, en ayant une emprise sur le temps.
Cette association entre temps, salariat et existence sociale prend alors un sens
particulier dès lors qu’elle est resituée – et restituée – dans l’ensemble du système
conceptuel du sociologue. Lorsqu’à la fin des années 1990, Bourdieu publie ses
Méditations pascaliennes, celles-ci constituent un point décisif de cette ultime
tentative d’explicitation de sa sociologie. Dans un ouvrage placé sous le signe
de la critique de « la raison scolastique » et de l’affirmation consubstantielle des
principes de l’habitus, le travail salarié acquiert un statut d’autant plus particu-
lier qu’il continue d’apparaître comme l’une des rares institutions susceptibles
d’« arracher » les agents des contingences sociales et, en ce sens, d’ouvrir un
horizon des possibles. Alors qu’il montre que, à rebours de l’illusion intellectua-
liste du sujet, des choix et des projets qui lui sont solidaires, l’action des agents
est inintelligible dès lors qu’elle est soustraite de leurs conditions d’existence
dont elle est le produit, le travail constitue en effet le socle élémentaire à tout sens
pratique. Dans un ordre social où « l’adaptation aux exigences tacites du cosmos
économique n’est accessible qu’à ceux qui détiennent un minimum de capital
économique et culturel, c’est-à-dire un minimum de pouvoir sur les mécanismes
qu’ils doivent maîtriser 66 », par les conditions socio-économiques qu’il permet
et des régularités temporelles qu’il impose, le travail autorise un détachement du
présent au profit d’un regard sur l’avenir. Bourdieu indique que :
63. bourdieu P., « Préface », ibid., p. 9-10.
64. Idem.
65. Ibid., p. 10-11.
66. bourdieu P., op. cit., 1997, p. 322.

78
le travail entre doMination et rationalisation

«  Comparées à ces temps quasi libres [des positions scolastiques] ou au


temps annulé des sous-prolétaires, des expériences aussi différentes que celle
de l’ouvrier, du petit fonctionnaire, du garçon de café, du cadre surmené, ont
quelque chose de commun : elles supposent, outre des conditions générales,
déjà évoquées comme l’existence de tendances constantes de l’ordre écono-
mique et social, dans lequel on est inséré et sur lequel on peut compter, des
conditions particulières, comme le fait d’avoir un emploi stable et d’occuper
une position sociale impliquant un avenir assuré, éventuellement une carrière
comme trajectoire prévisible 67. »

Dès lors, si le vocabulaire a quelque peu changé, Bourdieu fait alors de ses
premières analyses des sous-prolétaires algériens une loi sociologique des condi-
tions de l’action « rationnelle ». Il ajoute en effet que :
« Cet ensemble d’assurances, de cautions, de garanties, qui sont dissimu-
lées aux regards par leurs effets mêmes, sont la condition de la constitution
de ce rapport stable et ordonné à l’avenir qui est au principe de toutes les
conditions dites “raisonnables”, y compris de l’ordre établi. La possession
des assurances minimales concernant le présent et à l’avenir, qui sont inscrites
dans le fait d’avoir un emploi permanent et les sécurités associées, est en effet ce
qui confère aux agents ainsi pourvus les dispositions nécessaires pour affronter
activement l’avenir, soit en entrant dans le jeu avec des aspirations grossièrement
ajustées à leurs chances, soit même en tentant de le maîtriser, à l’échelle indivi-
duelle, par un plan de vie, ou, à l’échelle collective, par un projet réformiste ou
révolutionnaire, foncièrement différent d’une flambée de révolte millénariste 68. »

Dans le chapitre conclusif d’un ouvrage sociologique mais aux prétentions


philosophiques, dont le propos n’est pas moins de substituer une définition
« scientifique » de l’action de l’homme à l’erreur scolastique, principalement
existentialiste, le rôle que Bourdieu assigne au travail éclaire plus qu’un simple
positionnement théorique : en réaffirmant, après quarante ans de carrière, que
le travail permet des « dispositions nécessaires pour affronter activement l’ave-
nir », Bourdieu offre en effet les possibilités d’une « bascule » théorique dans
son appareillage conceptuel : car, si l’on retrouve dans ses analyses du chômage,
notamment en termes de dépossession radicale et d’impuissance politique, les
dimensions les plus connues de son œuvre et les plus critiquées, on sait désor-
mais que son œuvre ne se réduit plus qu’à ces seuls aspects déterministes et
misérabilistes. Mieux, tout évitant de trop « tordre le bâton dans l’autre sens »,
on sait que l’entendement et l’usage de sa pensée, et par là la compréhension du
monde social, doit compter dorénavant avec un nouvel objet et outil : le travail.

67. Ibid., p. 323-324.


68. Ibid., p. 324. Je souligne.

79
Maxime Quijoux

conclusions

Au cours de cette longue introduction, on s’est efforcé non seulement


d’éclairer la place du travail dans l’œuvre de Bourdieu, mais aussi de montrer
en quoi cet objet faisait sens dans une sociologie complexe et prolifique. On a
vu que, contrairement à une idée reçue cantonnant ses apports à la sociologie
de la culture et de l’éducation, le sociologue avait contribué substantiellement à
l’entendement du travail, qui plus est, dans une définition large de la notion : de
ses premiers travaux algériens à ses enquêtes les plus récentes, Bourdieu a aussi
bien renseigné la dimension historique du salariat, la sociologie économique ou
celle des professions. Bien sûr, cette contribution peut paraître parfois inégale :
son apport semble en effet bien plus significatif à la sociologie de l’emploi – et
du chômage – ou de la condition salariale qu’à celles des modes de socialisa-
tion professionnelles. Par ailleurs, cet apport dépend aussi beaucoup de l’usage
que l’on en fait : ainsi, par la prédilection qu’elle cultive à l’égard de certains
groupes socioprofessionnels – caractérisés par leur autonomie, leur prestige
et leur entre-soi –, la théorie des champs n’est pas sans rappeler la « concep-
tion restreinte 1 » ou folk concepts, selon désormais l’expression consacrée de
Becker, des premiers travaux fonctionnalistes sur les professions, la fascination
en moins. L’absence quasi totale d’intérêt pour l’activité renforce en ce sens cette
impression. Mais par ses dimensions autonome, dynamique et instable, le champ
semble pouvoir également épouser l’évolution actuelle des recherches sur les
« groupes professionnels 2 ».

1. ChaMpy F., Sociologie des professions, Paris, PUF, 2009.


2. Les propriétés du champ peuvent en effet apporter beaucoup à l’extension qu’implique cette
nouvelle dénomination de cet objet d’études. Cette théorie semble a priori pouvoir participer
à « la consolidation d’un champ de recherches [qui] s’appuie alors de manière privilégiée
sur l’exploration des dynamiques professionnelles, c’est-à-dire des processus d’émergence,
de différenciation et d’autonomie d’activités professionnelles, et, plus largement, des mouve-
ments diversifiés, ambigus et contradictoires de transformation des activités professionnelles
(émergence, identification, délimitation, catégorisation, légitimation, invalidation, érosion,
segmentation, destruction, disparition…) » (deMazière D. et gadéa C. [dir.], Sociologie des
groupes professionnels, acquis récents et nouveaux défis, Paris, La Découverte, 2009, p. 20).

81
MaxiMe Quijoux

On a également levé un autre préjugé concernant cette fois-ci sa théorie :


si les critiques, du moins les interrogations, qu’on lui adresse à l’endroit de sa
sociologie – celles de misérabilisme et de déterminisme – ont pu être souvent
légitimes, on a trop souvent réduit l’ensemble de son œuvre à ces seules obser-
vations. L’accès à sa sociologie par l’objet « travail » permet en l’occurrence
d’explorer une nouvelle dimension de son outillage théorique. Car, si Bourdieu
s’emploie, y compris concernant le travail, à montrer la force des détermina-
tions socio-économiques dans nos conduites et représentations, la découverte
de la définition qu’il fait du travail autorise une ouverture significative de son
système d’analyse : dans un ordre social travaillant à sa reproduction, par les
conditions économiques qu’elle propose et la fonction qu’elle attribue, le travail
apparaît comme l’une, sinon la seule, institution capable d’offrir des disposi-
tions « nouvelles », utiles aussi bien à une conduite réflexive que prospective,
individuelle que collective. Alors que la question des formes de compétences et
de dominations et plus généralement celle d’une justification d’une sociologie
« critique » continuent d’agiter certaines controverses épistémologiques 3, on
peut raisonnablement espérer que l’analyse que porte Bourdieu au travail contri-
buera à nourrir positivement ces débats.
Enfin, si nous avons présenté cette partie sous la forme d’une introduction,
c’est que nous avons conscience qu’un véritable examen de l’héritage bourdieu-
sien à la sociologie du travail passe par l’analyse des contributions à la fois de
ses collaborateurs et de sa revue à la discipline. Cette dernière a toujours fait
la part belle aux analyses du travail ou aux groupes professionnels, souvent
d’ailleurs avec une liberté analytique qui pouvait substantiellement s’écarter
des principes théoriques du directeur de la revue. À l’image du double numéro
sur les « Nouvelles formes de domination au travail » publié au milieu des
années  1990, au sein duquel se côtoient des analyses «  typiques  » sur les
(nouvelles) formes de dépossession des classes populaires 4, des présentations
de théories nord-américaines 5 et le célèbre texte de Bourdieu sur « la double

3. Voir boltansKi L., op. cit., 2009 ; MunCK J. de, « Les trois dimensions de la sociologie
critique », Sociologies, La recherche en actes, régimes d’explication en sociologie, mis en ligne
le 6 juillet 2011, consulté le 8 mai 2014, [http://sociologies.revues.org/3576] ; gautier C.,
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p. 32-45. Plus récemment voir boltansKi L., « La sociologie est toujours critique, le champ
conceptuel de la notion de domination », conférence inaugurale du congrès de l’Association
française de sociologie, Nantes, 2013 ; bezes et al., op. cit.
4. Voir par exemple balazs G. et pialoux M., « Crise du travail et crise du politique », Actes
de la recherche en sciences sociales, vol. 114 : « Les nouvelles formes de domination dans le
travail (1) », septembre 1996, p. 3-4.
5. Fournier P., «  Deux regards sur le travail ouvrier [À propos de Roy et Burawoy,
1945-1975] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 115 : « Les nouvelles formes de
domination dans le travail (2) », décembre 1996, p. 80-93 ; hughes E., « Le drame social
du travail », ibid., p. 94-99.

82
concLusions

vérité du travail 6 », les objets liés aux domaines professionnels n’ont en effet
jamais connu une lecture théorique contraignante, au risque de perdre parfois
peut-être en lisibilité. Toujours est-il que les Actes et ses principaux auteurs ont
largement contribué aux analyses du travail, s’imposant souvent sur des objets
essentiels : qu’il s’agisse des conditions du travail 7, du salariat 8 ou du monde
ouvrier 9, ses collaborateurs ont su, peut-être plus que d’autres, saisir les transfor-
mations contemporaines du travail et leurs effets sur nos sociétés. Compte tenu
de la diffusion internationale de l’œuvre de Bourdieu, il serait alors judicieux
d’étendre cet examen à la sociologie du travail au niveau mondial, exercice
auquel on ne se risquera pas face à un chantier si vaste, qui plus est, au moment
de clore cette partie. On espère toutefois avoir atteint notre objectif : mieux
connaître Bourdieu pour mieux l’utiliser, dans le travail et ailleurs.

BiBliographie
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6. Bourdieu  P., «  La double vérité du travail  », Actes de la recherche en sciences sociales,


vol. 114, op. cit., p. 89-90.
7. gollac M. et volKoff S., Les conditions de travail, Paris, La Découverte, 2007.
8. castel R., op. cit. Bien qu’à l’époque de la rédaction des Métamorphoses, Castel s’était éloigné
de Bourdieu, on ne peut s’empêcher de voir des rapprochements très forts entre les analyses
du salariat que font l’un et l’autre. Dans quelle mesure alors Bourdieu aurait influencé
Castel ? Place aux historiens.
9. Beaud S. et pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.

83
MaxiMe Quijoux

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85
Deuxième partie

bouRdieu, l’algéRie
et le tRavail :
RéFleXivités
et enJeuX HeuRistiQues
Maxime QuiJoux

INTRODUCTION

Longtemps éclipsés par ses enquêtes sur la France, les travaux de Pierre
Bourdieu sur l’Algérie connaissent un regain d’intérêt depuis une dizaine
d’années. La disparition du sociologue a en effet « contribué » à un examen plus
attentif de l’ensemble de sa carrière. Par l’intermédiaire d’une série de rééditions 1
et de travaux sociohistoriques sur cette époque 2, on sait désormais mieux ce que
le sociologue – et la sociologie – doit à cette époque « algérienne » : on connaît
non seulement bien la genèse et les conditions dans lesquelles ont été fabriqués
ses principaux concepts – l’armée, la guerre, les camps de regroupement – mais
aussi sur le sociologue lui-même, son parcours, sa vision de la discipline, sa
façon de faire de la sociologie, sa position politique et scientifique dans le champ
intellectuel français. En ce sens, dans une histoire de la sociologie qui reste à
faire, Bourdieu apparaît bien, comme nous le suggérions en préambule, comme
un cas particulièrement heuristique.
Ces nombreuses contributions omettent néanmoins régulièrement l’un des
principaux objets d’étude de cette époque initiatique de Bourdieu à la recherche.
En dépit du titre évocateur de l’un de ses tout premiers ouvrages, le « travail
et les travailleurs en Algérie » sont en effet rarement évoqués toutes les fois où
ces auteurs ont procédé à l’anamnèse de son œuvre. Or, comme on vient de le
voir dans la première partie de cet ouvrage, cet objet et les populations qui le
composent occupent pourtant une place essentielle dans ses analyses des socié-
tés kabyles et algériennes.

1. Bourdieu P. (Yacine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, Éditions du Seuil, 2008 ;


Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 2012.
2. silverstein p. A., « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences
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Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008 ; Yacine T., «  Aux  origines d’une
ethnosociologie singulière  », in Bourdieu P. (Yacine T. [coord.]), op.  cit., 2008,
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martin-criado E., « L’Algérie comme terrain d’apprentissage du jeune sociologue », in
mauger G. et leBaron F., Lectures de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012, p. 77-95.

89
MaxiMe Quijoux

Cette partie consacrée à l’expérience algérienne de Pierre Bourdieu vise en


partie à combler ce manque dans l’historiographie en cours sur le sociologue
et son œuvre. En partie seulement, car les articles sur les analyses du travail
en Algérie de Bourdieu sont peu fréquents, voire inexistants 3, mais aussi parce
que les trois contributions réunies ici ne participent pas de la même manière
à une histoire de Bourdieu, du travail, ou de l’objet « Bourdieu et le travail ».
La première contribution par exemple est une communication de Bourdieu
lui-même dans laquelle il revient sur son expérience algérienne. Au-delà sa
dimension réflexive, ce témoignage constitue une analyse singulière des condi-
tions de production sociologique mais aussi une source importante pour
l’histoire de la discipline. S’il donne des éléments de compréhension sur ses
premières enquêtes, il illustre surtout très bien l’article qui lui succède dans cette
partie. En retraçant le contexte historique et intellectuel de l’époque, Sacriste
donne en effet une épaisseur historique et sociologique aux propos de Bourdieu
et nous offre les outils pour mieux comprendre la manière dont Bourdieu s’est
approprié l’objet travail. Sacriste réalise ici le travail d’historicisation des condi-
tions de production auquel le sociologue appelait lui-même dans la construc-
tion de l’objet sociologique 4. On y découvre ainsi un sociologue tributaire de
son époque, tant dans son effervescence que dans ses égarements 5. La dernière
contribution constitue enfin une invitation à mobiliser ces premiers travaux
dans l’histoire du salariat contemporain, en particulier dans le cas français 6.
Didry donne à voir en effet la fécondité des enquêtes algériennes de Bourdieu à
l’intelligibilité des dimensions historiques de nos représentations du travail dans
nos sociétés industrielles.
En somme, en réunissant un matériau brut du sociologue revenant sur son
« expérience algérienne », une contribution historique des conditions de son
analyse du travail à la même époque et un article sur l’apport de ces mêmes
analyses aux études historique du salariat, cette partie consiste à proposer une
lecture de cette époque encore trop souvent méconnue, à la fois dans ses aspects
les plus historiques comme dans ses dimensions les plus heuristiques. Revenir
sur le contexte de cette époque nous permettra de mieux saisir la définition qu’il
donne alors du « travail » : une institution sociale pourvoyeuse de « rationalité ».

3. Voir « Préambule ».
4. bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2002.
5. Pour plus d’informations sur cette question, on renvoie le lecteur vers les références des
notes précédentes, en particulier vers les travaux de Martin-Criado (2008) et de yaCine
(2008).
6. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995 ; Friot B.,
Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012.

90
Pierre bourdieu

RetouR suR l’eXPéRience algéRienne 1

À la demande de Tassadit Yacine 2, et à l’intention des jeunes chercheurs qui


nous écoutent, je voudrais évoquer le contexte socio-historique dans lequel se
sont développés mes travaux sur l’Algérie. La démarche consiste à étudier la
problématique intellectuelle caractéristique d’une époque, afin de replacer ses
propres travaux dans leur véritable contexte, est un moment très important
dans la recherche de la réflexivité, une des conditions impératives de la pratique
des sciences sociales. C’est aussi la condition d’une compréhension meilleure et
plus juste des travaux des devanciers. Chacun des chercheurs, à chaque époque,
prend pour point de départ ce qui a été le point d’arrivée de ses prédécesseurs
sans toujours voir le chemin qu’ils ont dû parcourir.
À la fin des années 1950 et au début des années 1960, tout ce qui se rappor-
tait à l’étude de l’Afrique du Nord était dominé par une tradition d’orientalisme.
La science sociale était hiérarchisée, la sociologie proprement dite étant réservée
à l’étude des peuples européens et américains, l’ethnologie aux peuples dits
primitifs, et l’orientalisme aux peuples de langues et religions universelles non
européens. Inutile de dire combien cette classification était arbitraire et absurde.
Toujours est-il que, portant sur la société kabyle, mes travaux se trouvaient
dans une position assez bizarre, en quelque sorte à cheval entre l’orientalisme
et l’ethnologie…
Pour ce qui est de l’orientalisme, on considérait alors que la connaissance
de la langue arabe était une condition nécessaire et suffisante pour connaître la
société. La famille Marçais fournissait en Algérie l’exemple de ces chercheurs
arabisants, sans formation spécifique, qui régnaient en maître sur la faculté
d’Alger, distribuaient les sujets de recherche et représentaient ce qu’on a appelé
l’ethnologie coloniale. La faculté d’Alger disposait d’une quasi-autonomie
intellectuelle par rapport aux facultés métropolitaines, avec ses hiérarchies,
ses modes de recrutement locaux, sa reproduction quasi indépendante. Il y

1. Avec l’aimable autorisation des éditions Agone.


2. Intervention au colloque organisé par Tassadit Yacine à l’Institut du monde arabe le
21 mai 1997, parue sous le titre « Entre amis » dans Awal, no 21, 2000, p. 5-10.

91
Pierre Bourdieu

avait des linguistes arabisants ou berbérisants, qui faisaient un peu de socio-


logie, des administrateurs civils, des militaires, des géographes, des historiens,
dont certains sauvaient un peu l’honneur de la science, comme Marcel Emerit.
Ce dernier avait été pendu en effigie par les étudiants pieds-noirs, parce qu’il
avait établi que le taux de scolarisation était plus fort en Algérie avant 1830
qu’après, ce qui dérangeait beaucoup l’establishment universitaire colonial.
Il y avait des historiens indépendants, comme André Nouschi, qui m’a
beaucoup aidé, ainsi qu’émile Dermenghen, formidable introducteur aux secrets
de la bibliographie. Mais l’essentiel est que, à quelques exceptions près, que je
viens de nommer, non seulement pour les non-universitaires, Pères blancs qui
faisaient au demeurant un travail linguistique et, indirectement, ethnographique,
extrêmement utile (je pense au père Dallet, notamment), jésuites, administra-
teurs militaires ou civils, mais aussi pour les universitaires de la faculté d’Alger
(Philippe Marçais, futur député OAS, Bousquet, auteur d’un « Que sais-je ? »
sur les Berbères et admirateur de Pareto, Yacono, etc.), le lien avec la science
centrale (autrefois très fort, les Doutté, Montagne, Maunier, etc., plus récem-
ment, Thérèse Rivière et Germaine Tillion) était coupé. D’où l’importance d’une
œuvre comme celle de Jacques Berque dont je découvrirai ensuite les limites
mais qui a été un guide extraordinaire pour le jeune ethnologue-sociologue que
j’étais. Je pense bien sûr à son grand livre, Les structures sociales du Haut-Atlas,
dont les notes étaient pleines d’indications extrêmement suggestives sur les
sociétés nord-africaines, sur le rôle du droit coutumier, sur les rapports entre
les traditions berbères et la tradition islamique, etc., mais aussi à un article des
Annales intitulé « Cinquante ans de sociologie nord-africaine » qui, avec les
conseils d’émile Dermenghen, m’a permis de m’orienter dans l’immense biblio-
graphie, très dispersée et très inégale, consacrée aux sociétés nord-africaines.
À l’époque, un certain nombre d’intellectuels algériens faisaient de l’ethnolo-
gie sous forme de romans qu’on a appelés ethnographiques. C’est d’ailleurs là un
trait qu’on retrouve dans nombre de pays colonisés, ce passage de la littérature à
l’ethnographie. On pense naturellement à Mouloud Feraoun, instituteur décri-
vant les coutumes et traditions des montagnes kabyles, qui a relu et a annoté mes
premiers textes sur la Kabylie, Malek Ouary ou Mouloud Mammeri. Ce dernier
– je l’ai bien connu depuis – m’a beaucoup appris sur les imusnawen (pluriel de
amusnaw), gardiens d’une sagesse et d’un art poétique incomparables.
Mon choix d’étudier la société algérienne est né d’une impulsion civique plus
que politique. Je pense en effet que les Français à l’époque, qu’ils soient pour
ou contre l’indépendance de l’Algérie, avaient pour point commun de très mal
connaître ce pays, et ils avaient d’aussi mauvaises raisons d’être pour que d’être
contre. Il était donc très important de fournir non seulement aux Français de
l’époque, mais aussi aux Algériens instruits qui, pour des raisons historiques,
ignoraient souvent leur propre société. (Parmi les effets funestes de la coloni-
sation, on peut citer la complicité de certains intellectuels français de gauche à

92
retour sur l’exPérience algérienne

l’égard des intellectuels algériens, complicité qui les incitait à fermer les yeux
sur l’ignorance dans laquelle se trouvaient ces derniers vis-à-vis de leur propre
société. Je pense en particulier à Sartre, à Fanon… cette complicité a eu des effets
très graves quand ces intellectuels sont arrivés au pouvoir après l’indépendance
de leur pays, et ont manifesté leur incompétence.) J’ai donc présenté un premier
bilan critique de tout ce que j’avais accumulé par mes lectures et mes observa-
tions dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie
de l’Algérie 3, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer
à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repen-
sée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale
comme rapport de domination et « acculturation »).
Je me suis engagé peu à peu dans un projet plus ambitieux d’ethnosociologie
économique (je me suis toujours situé par-delà l’opposition entre sociologie et
ethnologie). Pour comprendre la logique du passage de l’économie précapitaliste
à l’économie capitaliste (qui, bien qu’il s’accomplisse en Algérie sous contrainte
extérieure, était de nature à éclairer, selon moi, les origines du capitalisme et le
débat entre Weber, Sombart et quelques autres, qui me passionnait), il fallait
rendre compte d’une part de la logique spécifique de l’économie précapita-
liste (avec le problème du rapport au temps, au calcul, à la prévoyance, etc.,
le problème de l’honneur et du capital symbolique, le problème spécifique des
échanges non marchands, etc.) et d’autre part la logique des changements de
l’économie et des attitudes économiques (ce sera Travail et travailleurs en Algérie
et Le déracinement), de l’économie domestique (avec une enquête que je n’ai
jamais publiée et dont j’ai résumé quelques résultats dans Algérie 60 4).
J’avais également en tête d’autres problèmes plus politiques. La question
politique qui préoccupait les intellectuels révolutionnaires de l’époque était
celle du choix entre la voie chinoise et la voie soviétique de développement.
Autrement dit, il fallait répondre à la question de savoir qui de la paysannerie ou
du prolétariat est la classe révolutionnaire. J’ai essayé de traduire ces questions
presque métaphysiques en termes scientifiques. Pour cela, j’organisai mon
enquête selon les canons de l’INSEE, avec échantillonnage, questionnaire statis-
tique, destiné à mesurer la faculté de calculer, d’anticiper, d’épargner, de contrô-
ler les naissances, etc. Ces paramètres étaient corrélés dans la même enquête
avec la capacité d’entreprendre des projets révolutionnaires cohérents. C’est
là que j’observai que le sous-prolétariat oscillait entre une grande volonté de
changement et une résignation fataliste au monde tel qu’il est. Cette contradic-
tion du sous-prolétariat me paraissait extrêmement importante car elle m’avait
conduit à une vision plutôt réservée sur les rêves révolutionnaires des dirigeants
de l’époque. Ce qui malheureusement s’est vérifié par la suite. L’Algérie telle
3. Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1970 [1958].
4. Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions de Minuit,
1977.

93
Pierre Bourdieu

que je la voyais – ce qui était bien loin de l’image « révolutionnaire » qu’en
donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat – était faite d’une
vaste paysannerie sous-prolétarisée, d’un sous-prolétariat immense et ambiva-
lent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite bourgeoisie
peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la
particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre
aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans
chinois étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque.
Ils étaient révolutionnaires mais, en même temps, ils voulaient le maintien des
structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l’inconnu. J’étais
aussi très conscient des conflits potentiels qu’enfermait la division linguistique
de l’Algérie, avec en particulier l’opposition entre les arabophones et les franco-
phones qui, momentanément occultée par la logique unificatrice de la lutte
anticolonialiste, ne pouvait manquer de se manifester.
Bien sûr, cela a donné à mon travail scientifique une tournure engagée politi-
quement, mais je ne renie pas du tout cette orientation. Une analyse apparem-
ment abstraite peut être une contribution à la solution des problèmes politiques
dans ce qu’ils ont de plus brûlant. Du fait que je me suis placé sur un terrain qui
n’était pas vraiment occupé, ni par l’ethnologie ni par la sociologie (ce dont les
ethnologues français se sont prévalus pour faire comme si je n’existais pas), j’ai
pu entrer avec l’objet traditionnel de ces disciplines dans un rapport nouveau.
Mais la transformation du rapport à l’objet de l’ethnologie et de la socio-
logie qu’avait permis la lecture en partie double de la Kabylie et du Béarn a
eu aussi des effets que je crois importants pour la connaissance du rapport
à la connaissance, pour la science de la science sociale qui sans doute est la
condition majeure du progrès de cette science. Convaincu qu’il fallait s’éloigner
pour se rapprocher, se mettre soi-même en jeu pour s’exclure, s’objectiver pour
désubjectiviser la connaissance, j’ai pris délibérément pour objet premier de la
connaissance anthropologique la connaissance anthropologique elle-même et
la différence qui la sépare, inéluctablement, de la connaissance pratique. Ce qui
m’a amené, paradoxalement, à « désexotiser » l’exotique, à retrouver dans nos
pratiques communes, adéquatement analysées, l’équivalent des conduites les
plus étranges, comme les conduites rituelles, à reconnaître dans ce qui est décrit
bien souvent dans le langage théoriciste du modèle, la logique pratique de la
stratégie, etc. Et je pourrais dire pour aller vite que, dès que nous abandonnons
la vision intellectualiste qui nous met artificiellement à distance de la vérité
scientifique de nos pratiques, nous sommes contraints de découvrir en nous-
mêmes les principes de la « pensée sauvage » que nous imputons aux primitifs.
Je pense par exemple aux principes cognitivo-pratiques de la vision masculine
du monde. Parler des autres n’est possible et légitime qu’au prix d’une double
historicisation, et de l’objet et du sujet de la connaissance. Ce qui signifie que
le savant doit se mettre en jeu pour s’exclure du jeu, qu’il doit travailler à se

94
retour sur l’exPérience algérienne

connaître pour être en mesure de connaître l’autre et que tout progrès dans la
connaissance de l’objet est un progrès dans la connaissance du sujet de connais-
sance, et réciproquement.
C’est dire que l’ethnosociologue est une sorte d’intellectuel organique de
l’humanité qui, en tant qu’agent collectif, peut contribuer à dénaturaliser et à
défataliser l’existence humaine en mettant sa compétence au service d’un univer-
salisme enraciné dans la compréhension des particularismes. Je pense que les
spécialistes des civilisations arabo-berbères ne sont pas les plus mal placés pour
remplir cette mission d’Aufklärung en tant qu’ils sont affrontés à un objet qui est
lui-même affronté, aujourd’hui, à la mise en question la plus radicale. Je citerai
seulement Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, qui déclarait dans un
langage qui aurait pu être celui de Kafka à propos des juifs de son temps : « Je
ne crois pas qu’il y ait au monde un seul peuple à qui on demande tous les jours
de prouver son identité comme les Arabes. Personne ne dit aux Grecs : “Vous
n’êtes pas Grecs”, aux Français : “Vous n’êtes pas Français” 5. » Rien ne me paraît
plus légitime (scientifiquement et politiquement) et aussi plus fructueux que
de revenir à la particularité des Arabes ou, plus précisément, des Palestiniens,
des Kabyles, ou des Kurdes non pour la fétichiser par une forme quelconque
d’essentialisme, de racisme positif ou négatif, mais pour y trouver le principe
d’une interrogation radicale, sur la particularité d’une condition qui pose dans
sa forme la plus universelle la question de l’universalité humaine 6.

BiBliographie
bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1970 [1958].
Bourdieu P., Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions
de Minuit, 1977.
bourdieu P., « Entre amis », Awal, no 21, 2000, p. 5-10.
darWiCh M., La Palestine comme métaphore, Arles, Actes Sud, 1997.

5. darWiCh M., La Palestine comme métaphore, Arles, Actes Sud, 1997.


6. Extrait de bourdieu P., Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille,
Agone, chap. «  1961-1963. Guerre coloniale et conscience révolutionnaire  », 2002,
p. 37-42, © Agone, coll. « Contre-feux », textes choisis et présentés par Franck Poupeau
et Thierry Discepolo.

95
Fabien saCriste

une lectuRe de la cRise de l’emPloi 


en algéRie coloniale :
l’oPPosition entRe tRavail tRaditionnel
et tRavail salaRié dans l’œuvRe algéRienne
de PieRRe bouRdieu

La trajectoire algérienne de Pierre Bourdieu a fait l’objet d’une attention


particulière au cours de la dernière décennie. Ancien élève de l’école normale
supérieure, il effectue son service militaire en Algérie à partir de 1955 1. D’abord
affecté dans une unité de « rampants 2 » près d’Orléansville, il peut, grâce à
l’appui du général Ducournau, proche de sa famille, intégrer le service de l’infor-
mation du gouvernement général de l’Algérie 3 (GGA), à Alger. Dans ce milieu,
l’agrégé de philosophie se familiarise à de nouvelles problématiques, notamment
à l’ethnologie de la société algérienne. C’est également ici qu’il fait ses premiers
pas vers le milieu universitaire algérois. À l’issue de son service militaire, il reste
à Alger où il obtient un poste d’assistant à la faculté, qu’il occupe de 1958 à 1960.
Bourdieu publie alors ses premiers travaux sur la société algérienne tradition-
nelle, écrits à partir des recherches qu’il a menées à la bibliothèque du GGA
depuis 1957 4. Puis, entre 1959 et 1961, il participe à deux enquêtes menées par
l’Association de recherche sur le développement économique et social (ARDES),

1. Sur le parcours algérien de Pierre Bourdieu, cf. : bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses
algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008 ; Martin-Criado E., Les deux Algéries de Pierre
Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008 ; SaCriste F., Des ethnolo-
gues dans la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962). G. Tillion, J. Berque, J. Servier et
P. Bourdieu, Paris, L’Harmattan, 2011.
2. Personnel de l’armée de l’air.
3. Le GGA est le lieu où se trouvent les différentes directions de l’administration centrale à
Alger.
4. Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 1958 ; « La logique interne de la civilisa-
tion algérienne traditionnelle », et « Le choc des civilisations », Le sous-développement de
l’Algérie, Alger, S. Social, 1959.

97
faBien sacriste

qui débouchent après la guerre sur la publication de Travail et travailleurs 5, et


du Déracinement 6.
Longtemps restés dans l’ombre de son œuvre sociologique postérieure, ces
travaux algériens ont récemment suscité de nombreuses études, dont la plupart
soulignent la double dimension de l’analyse bourdieusienne et la distinction qu’il
instaure entre société algérienne traditionnelle et société moderne 7. La question
du travail, qui peut également être abordée sous cet angle, n’a pas fait l’objet
d’une étude à part, alors même qu’elle apparaît comme la problématique centrale
reliant l’ensemble de ses travaux. Pourquoi cette question occupe-t-elle une telle
place dans l’œuvre algérienne du sociologue ? Dans ce texte, nous chercherons à
montrer que ses différents travaux élaborent une grille de lecture particulière de
cette crise de l’emploi qui sévit en Algérie dans les toutes dernières années de la
guerre d’indépendance, et qui constitue l’un des principaux problèmes inscrits
sur l’agenda des autorités coloniales. De fait, le contexte politique qui voit le
retour au pouvoir de Charles de Gaulle est également marqué par l’inscription de
deux problèmes fondamentaux sur l’agenda des autorités coloniales : la double
crise du logement et de l’emploi, exacerbée par les migrations de guerre qui, au
cours des cinq années passées, ont entraîné un bouleversement sans précédent
du peuplement algérien. La politique de regroupement menée depuis le début
du conflit et l’afflux massif vers les bidonvilles des ruraux fuyant les zones de
combat, aggravent la crise de la société traditionnelle. Cette situation incite les
pouvoirs publics à confier à l’ARDES les deux recherches sur le travail urbain et
le regroupement. La publication des résultats après l’indépendance, permettra au
sociologue de se détacher des demandes étatiques qui les motivent initialement,
et d’offrir une grille de lecture particulière de cette crise de l’emploi. Selon lui,
la colonisation et surtout la guerre, en transformant le peuplement et la société
algérienne, produisent une modification majeure des rapports que les agents
économiques entretiennent avec l’activité de production. S’opposent alors, pour
Bourdieu, deux idéaux-types du travail : le « travail traditionnel » des paysans
algériens, autosuffisant mais surtout stable parce que dépendant des rythmes
d’un calendrier séculaire, et qui à bien des égards apparaît comme le contretype
idéal de l’emploi précaire des sous-prolétaires algériens, ces ruraux déracinés et
projetés dans une condition salariale.

5. Bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, Paris,
Mouton, 1964.
6. Bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie,
Paris, Les éditions de Minuit, 1964.
7. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle
et ses conséquences théoriques, Paris, La Découverte, 2002 ; HaMMoudi A., « Phénoménologie
et ethnographie. À propos de l’habitus kabyle chez Pierre Bourdieu », L’homme, no 184, 2007,
p. 47-84 ; Martin-Criado E., op. cit.

98
une Lecture de La crise de L’eMpLoi en aLgérie coLoniaLe…

l’emploi, un proBlème puBlic dans une algérie en guerre (1954-1962)


Les autorités coloniales prennent conscience de cette crise de l’emploi face
au développement des « bidonvilles », un terme dont l’histoire est liée à celle du
monde colonial. En Algérie, leur croissance s’amorce dans l’entre-deux-guerres,
mais ne s’inscrit sur l’agenda des autorités qu’au cours des années 1940-1950 8.
À la même période, la recherche des mécanismes originels de cette crise, ou
la compréhension de ses formes présentes, interpelle quelques universitaires
algérois, parmi lesquels André Nouschi, dont la thèse porte sur l’évolution des
conditions de vie dans l’est algérien, de 1830 à 1919 9. Le travail de cet historien
retrace les origines et les étapes historiques de la désintégration de la « société
traditionnelle », processus dont les effets socio-économiques seront au cœur des
recherches de Pierre Bourdieu, vivement influencé par les travaux de Nouschi 10.
Pour ce dernier, la société rurale précoloniale se caractérise par une exploitation
relativement équilibrée de la terre. Cet équilibre tend à s’effondrer progressi-
vement sous les coups successifs de la guerre de conquête, de la répression des
insurrections, ou des séquestres fonciers qui suivent l’une et les autres, et ce alors
même que la population connaît un mouvement de régression démographique
lié aux famines et épidémies qui scandent l’histoire du xixe siècle 11. La politique
de cantonnement 12 et le Senatus-Consulte de 1863 13, accélèrent cet effondre-
ment en facilitant la spoliation des terres indigènes au profit de la colonisation
européenne 14. Les effets sur les agents économiques sont connus. À la veille de la
Première Guerre mondiale, le nombre de khammès 15 et des journaliers agricoles,
dont les conditions d’existence sont particulièrement précaires, augmente forte-
ment 16. Mais dans l’entre-deux-guerres le travail journalier apparaît de moins
en moins comme une solution valable pour les ruraux algériens, dont beaucoup

8. Barros F. de, «  Les bidonvilles  : entre politiques coloniales et guerre d’Algérie  »,


Métropolitiques, [http://www.metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-entre-politiques.html],
février 2012.
9. André Nouschi est un historien né à Constantine, capitale de l’est algérien, en 1922.
Après la Seconde Guerre mondiale, il débute un travail de thèse sous la direction de
Charles-André Julien, qu’il soutient en 1959, Enquête sur le niveau de vie des populations
rurales constantinoise, de la conquête jusqu’en 1919.
10. Voir les lettres échangées entre Bourdieu et Nouschi, in Esquisses algériennes, op. cit.
11. KateB K., Européens, « Indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962). Représentations et réalités
des populations, Paris, INED, « Travaux et documents », 2001.
12. Yacono X., Les bureaux arabes et l’évolution des genres de vie indigènes dans l’ouest du Tell
algérois (Dahra, Chélif, Ouarsenis, Sersou), thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres,
Paris, Éditions Larose, 1953.
13. Guignard D., « Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus-consulte de 1863 appliqué
au régime foncier d’Algérie », Revue d’histoire du xixe siècle, 2010, p. 81-95.
14. Bourdieu P., Sociologie de l’Algérie, op. cit.
15. Les khammes sont au Maghreb des métayers : ils entretiennent et exploitent les terres de
grands propriétaires, tout en ne percevant qu’un cinquième des récoltes.
16. Nouschi A., Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête
jusqu’en 1919, Paris, PUF, 1961.

99
faBien sacriste

migrent vers les principales cités portuaires : Alger, Oran, Bône. Ce qui, sous
certains aspects, peut s’apparenter à « l’exode rural » que connaissent la plupart
des sociétés européennes depuis le xixe siècle, prend en Algérie une dimension
différente du fait des proportions et de la rapidité du processus. Les migrations
internes s’intensifient dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale :
en 1954, les « bidonvillois » représentent 200 000 personnes en Algérie, soit
15 % de la population urbaine, selon l’une des rares études statistiques que
le phénomène suscite à l’époque 17. Et si les trois auteurs de celle-ci portent
leur intérêt sur les années qui précèdent la guerre d’indépendance (1931-
1954), l’ombre du conflit plane sur l’ouvrage tant les déplacements des ruraux
atteignent après 1954 des proportions inattendues.
Les premières années (1954-1957) sont marquées par le développement
d’une pratique militaire mise en œuvre pour la première fois dans l’Aurès, au
sud-est de l’Algérie : la création de zones interdites, l’évacuation des villages qui
s’y trouvent et l’enfermement de leurs habitants dans des « centres de regrou-
pement 18 », placés sous le contrôle des officiers des Affaires algériennes, un
corps spécialement créé pour pallier l’insuffisance du quadrillage administratif
local 19. Le retour des militaires ayant servi en Indochine et leur investissement
croissant dans les opérations algériennes, alimentent la montée en puissance
de la « doctrine de la guerre révolutionnaire 20 », qui favorise la diffusion de
cette pratique en Algérie. Malgré les difficultés de recensement, on estime
qu’environ 2 350 000 ruraux ont été, en 1961, « regroupés » par l’armée dans
plus de 2 000 camps – soit près de 26 % de la population algérienne totale, un
habitant du monde rural sur trois 21. À ces opérations organisées et encadrées la
plupart du temps par les militaires, s’ajoutent des déplacements « spontanés »
qui touchent eux près d’1 200 000 de ruraux. La plupart fuient les zones inter-
dites et les violences qui s’y exercent pour gagner les bidonvilles algériens 22.
17. desCloîtres C., desCloîtres R. et Reverdy J.-C., L’Algérie des bidonvilles. Le tiers-monde
dans la cité, préface de J. Berque, Paris/La Haye, Mouton, 1961, p. 28.
18. Le terme « centre de regroupement » correspond à une catégorie pratique utilisée par les
acteurs de l’état. Elle témoigne d’abord de leur réticence à utiliser celui de « camp », qui
connote l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration. Sur le
sujet, voir : thénault S., « Notes sur les camps de regroupement », in RoCard M., Rapport
sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, éditions Mille
et Une Nuit, 2003.
19. Mathias G., Les sections administratives spécialisées. Entre idéal et réalité (1954-1962), Paris,
L’Harmattan, 1998.
20. Leroux D., «  La “doctrine de la guerre révolutionnaire”  : théories et pratiques  », in
BouChène A., Peyroulou J.-P., Siari-Tengour O. et Thénault S., Histoire de l’Algérie à la
période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012, p. 526-532.
21. Cornaton M., Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Les éditions
ouvrières, 1967.
22. Ceux-ci connaissent alors un développement sans précédent, qui reste difficile à estimer.
À  titre d’exemple, la population algérienne de Constantine passe de 80 000 habitants
(1954), à plus de 220 000 à la fin de la guerre, renforçant surtout les quartiers périphé-
riques et les bidonvilles.

100
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

Si les causes de ces déplacements se distinguent de celles qui forcent « l’exode


rural », leurs effets sont similaires. Mais ils sont ici, plus massifs, et parmi les
problèmes qui se posent à l’état, la double crise du logement et de l’emploi
prend alors des proportions monstrueuses. À la fin des années 1930, la volonté
de la municipalité d’Alger de résorber les premiers bidonvilles s’était concentrée
sur le problème du logement. Mais les « solutions » – construire et reloger –
s’étaient rapidement avérées insuffisantes, d’une part parce que les programmes
de résorption peinaient à suivre le développement croissant du phénomène,
mais également parce qu’ils ne pouvaient résoudre le problème fondamental à
l’origine de ces migrations, celui de l’emploi et du chômage rural 23.
Pendant la guerre, cette question rattrape celle du logement. Le chômage
urbain est l’une des cibles du Plan de Constantine annoncé en octobre 1958 par
de Gaulle, et dont la mise en œuvre est confiée au nouveau délégué général du
gouvernement, Paul Delouvrier 24. L’industrialisation algérienne est alors présen-
tée comme la solution pour faire face au « sous-développement » économique de
l’Algérie, donc pour résoudre la crise de l’emploi 25. Mais pour certains observa-
teurs, la solution industrielle reste insuffisante pour régler la question des bidon-
villes tant elle peine à suivre le flux des ruraux, qui s’accélère d’ailleurs sous les
effets du Plan Challe 26. S’il reste difficile d’estimer le nombre de personnes qui
fuient les zones rurales pour rejoindre les bidonvilles, le nombre de regroupés
fait plus que doubler sur cette période. Le Plan Challe, soit le maintien de l’état
de guerre et la ruine toujours plus poussée du milieu rural, rend relativement
obsolètes les solutions avancées par les pouvoirs publics, et ce avant même
qu’elles ne soient appliquées.
Les solutions du Plan de Constantine sont loin de faire l’unanimité entre
les acteurs de l’état, notamment parmi ceux qui sont directement confrontés à
la dégradation du milieu rural et pour qui la résolution de la crise de l’emploi
urbain dépend avant tout de celle qui affecte les campagnes algériennes. Si
dans celles-ci la situation de l’emploi est tout aussi problématique, elle n’a que
rarement fait l’objet de concertations gouvernementales. Seule a été esquissée
depuis 1957, une réforme agraire (amélioration des sols, irrigation, modification
des structures de production), qui ne joue qu’un «  rôle d’appoint  » face à

23. desCloîtres C., desCloîtres R. et Reverdy J.-C., L’Algérie des bidonvilles, op. cit., p. 84-86.
24. Le « Plan de Constantine » est un programme économique global élaboré en 1958 et
dont la mise en œuvre, sur cinq années, devait entraîner une transformation majeure de
la société coloniale : scolarisation totale des enfants algériens, construction de logements
et résorption des bidonvilles, distribution de terres et réforme agraire, développement de
l’industrie algérienne et création d’emploi, etc.
25. LeFeuvre D., Chère Algérie. La France et sa colonie (1830-1962), Paris, Flammarion, 2002.
26. Le «  Plan Challe  » est le nom d’une série de «  grandes opérations  » décidées par
Maurice Challe, qui prend la tête de l’armée en Algérie au moment où Delouvrier est
nommé par de Gaulle. Le but de ces opérations, qui combinent l’action des réserves
générales et de commandos, et s’étendent sur deux années (1959-1961), en allant de
l’ouest à l’est, est de réduire à leur minimum les capacités de l’ALN.

101
faBien sacriste

l’industrialisation 27. Sa mise en œuvre reste d’ailleurs difficile pour les acteurs
locaux de l’état, qui doivent faire face à la crise de l’emploi créée par les regrou-
pements. Comme l’ont écrit Bourdieu et Sayad, ces opérations rendent impos-
sible la poursuite normale des activités agricoles, et si certaines continuent sous
le contrôle de l’armée, les cycles agraires sont généralement brisés 28. Les terres
se trouvent la plupart du temps en zones interdites, sauf dans les cas où la
technique du « resserrement » a été préférée au « regroupement » à propre-
ment parlé : la population est alors « recentrée » en un lieu censé se trouver
à proximité immédiate de ses terres 29. Mais la perte brutale des moyens de
production, la destruction et/ou l’amenuisement progressif des réserves et des
troupeaux, obligent les officiers de SAS à fournir à la population regroupée une
aide alimentaire afin qu’elle puisse faire face à ses besoins primaires. Cette aide
reste souvent précaire et insuffisante, à l’image des crédits trop restreints mis
à la disposition des officiers par les autorités préfectorales. Beaucoup de ces
officiers demandent l’ouverture des zones interdites, mais peu l’obtiennent :
la solution est alors d’ouvrir des « chantiers de chômage » afin, d’une part,
d’employer les hommes en âge de travailler, de l’autre de réaliser quelques
travaux d’équipement locaux, que ce soit dans les camps (logements), dans les
communes, ou pour l’armée (ouverture de pistes). Mais il s’agit là encore d’une
solution précaire qui ne saurait résoudre la crise de l’emploi. Ces petits travaux
ne fournissent qu’une activité temporaire, par ailleurs tributaire des conditions
locales de sécurité et des ressources budgétaires distillées au compte-gouttes par
l’administration départementale. Aussi le quotidien des officiers est-il rythmé par
la recherche toujours renouvelée de crédits pour l’ouverture de ces chantiers, et
la quête souvent moins fructueuse de quelques investissements à même d’offrir
un emploi permanent aux regroupés.
Au fond la question a peu préoccupé les autorités centrales à Alger.
Paul Delouvrier a certes cherché à interdire les regroupements dès mars 1959 30,
mais sans adopter une attitude ferme face à l’armée. Au cours du mois d’avril,
le scandale suscité par la publication du rapport Rocard, qui dépeint les condi-
tions de vie précaires des regroupés 31, oblige Delouvrier à ajuster la position
gouvernementale. Quelques semaines plus tard, il annonce le lancement du

27. Elsenhans H., La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre.
Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999, p. 598.
28. bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement, op. cit.
29. Idéalement, du moins : il reste difficile d’estimer la proportion de ces « resserrements »
au regard de la confusion qui règne dans l’usage des catégories. La pratique en elle-même
est sujette à caution : une relative interdiction du regroupement par le pouvoir central en
1959, a pu inciter certains responsables militaires à parler de « resserrements » lorsqu’ils
faisaient des « regroupements », le premier type étant jugé plus conforme aux objectifs
d’Alger, car plus respectueux de l’impératif socio-économique et des conditions de vie
des ruraux.
30. ANOM/14CAB-75. DGGA, directive no 2.445/CC du 31 mars 1959.
31. RoCard M., Rapport sur les camps…, op. cit.

102
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

programme Mille villages, censé transformer les camps de regroupement en


«  villages modernes  ». Si Delouvrier augmente de manière substantielle les
budgets d’équipement local, ceux-ci restent insuffisants et surtout ils peinent
à suivre les nouveaux besoins créés par l’accroissement des regroupements
pendant le Plan Challe. De plus, Mille villages reste longtemps une idée au
service de la propagande française, et ce du moins jusqu’à ce que l’élaboration
concrète du projet soit finalement confiée, fin 1959, à une structure spéciale :
l’Inspection générale des regroupements de populations (IGRP), dirigée par
le général Parlange, qui créa les premiers camps dans l’Aurès, en mai 1955.
Ce dernier rassemble une équipe restreinte, soit quelques gradés qui partagent
sa foi dans l’idée de développer l’Algérie par l’amélioration des regroupements 32.
C’est donc dans ce contexte que vont se faire les deux enquêtes qui mèneront
aux deux ouvrages dirigés par Pierre Bourdieu : Travail et travailleurs et Le déraci-
nement. La demande étatique d’une meilleure information est à l’origine de ces
deux enquêtes : celle qui concerne l’emploi urbain d’abord, mandatée dans le
cadre de l’élaboration du Plan de Constantine, et qui permet le rapprochement
de Bourdieu et des statisticiens de l’ARDES. Jacques Boissard, responsable des
études à la Caisse pour l’équipement et le développement de l’Algérie (CEDA),
l’organisme de financement du Plan de Constantine, décide de faire faire un
travail statistique qui doit accompagner l’élaboration des programmes du plan,
et recrute pour ce faire plusieurs statisticiens, dont Alain Darbel qui se trouve en
Algérie. Le directeur du service de la statistique en Algérie, Jacques Breil, connu
pour ses travaux démographiques, propose de créer l’ARDES 33. Les premiers
travaux menés par l’association montrent l’importance des problèmes publics
évoqués plus haut  : il s’agit, outre les opérations de recensement, de deux
enquêtes portant sur l’emploi et sur le logement. Mais selon Claude Seibel, ces
travaux ont surtout conduit au constat que les schémas utilisés pour la métropole
étaient inadaptés pour rendre compte des logiques de l’économie coloniale et de
sa perception par les agents algériens. L’intégration dans l’équipe de Bourdieu,
qui fréquente l’ARDES, permet alors d’améliorer la nomenclature de l’enquête
sur l’emploi par l’apport de ses réflexions, basées sur ses recherches dans la
bibliothèque d’Alger. Puis en mars 1960, le général Parlange demande à l’ARDES
une enquête sur les regroupements 34. L’enjeu ne relève pas tant d’un problème
de légitimité que d’une contrainte de moyens : si, en avril 1959, Paul Delouvrier
a créé des « Groupes de travail itinérants » chargés de recenser et d’évaluer les

32. Mais moins d’un an plus tard, le constat de la disproportion entre Mille villages et les
moyens mis en œuvre, qui s’ajoute à la prise de conscience des effets du Plan Challe,
sonnent le glas de l’illusion pour les acteurs de l’IGRP – dont Parlange, qui quitte ses
fonctions.
33. seibel C., « Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir de son expérience
algérienne », in Bouveresse J. et RoChe L., La liberté par la connaissance : Pierre Bourdieu
(1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2003.
34. ANOM/15cab-128. IGRP, note du 17 mars 1960.

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faBien sacriste

regroupements 35, les travaux de ceux-ci restent, un plus tard, inachevés et peu
fiables. La volonté de Parlange est de confier la tâche à des professionnels de la
statistique, alors que lui-même ne dispose encore que de peu de moyens pour
assurer ses fonctions : quelques mois après sa nomination, aucun bureau ne lui
a été affecté, et un seul inspecteur l’assiste dans des enquêtes qui concernent
l’ensemble du territoire algérien.
À la lecture des instructions de Parlange, on mesure l’importance de la crise
de l’emploi pour l’IGRP, crise considérée comme l’une des difficultés principales
pour la réussite de Mille villages. À terme, si le travail est une nécessité pour
mieux vivre, c’est également (pour ce général qui partage l’idée, fort répan-
due au sein de l’état colonial, que l’opinion de la population algérienne est
réversible, à condition d’y mettre le prix) l’un des besoins humains dont la
satisfaction conditionne l’issue politique du conflit : des populations privées
de terres et laissées à l’assistance, risquent de grossir les rangs des sympathi-
sants du FLN ; des agriculteurs disposant de moyens améliorés de production,
de conditions de vie moderne, et de la « protection » des officiers de SAS, ne
pourront que s’engager en faveur de la cause française 36. Et l’enquête qu’il confie
à l’ARDES (et que l’ARDES confiera à Bourdieu : il la mènera en compagnie
des étudiants qu’il encadre alors à l’université d’Alger, dont Abdelmalek Sayad),
est clairement orientée par la résolution de ce problème : la viabilisation des
camps de regroupement. L’enquête doit se centrer sur les ressources agricoles
et pastorales possédées avant et après le regroupement, comme sur celles désor-
mais disponibles (ressources salariales ou assistancielles). Deux secteurs sont
choisis, qui correspondent à ceux investis par Bourdieu et son équipe d’étu-
diants : Orléansville dans l’Algérois et Collo dans le Constantinois 37. Les deux
ouvrages publiés après l’indépendance à partir des recherches menées dans le
cadre de ces deux enquêtes s’éloignent largement des motivations étatiques qui,
à l’origine, les ont suscitées. La vision particulière du travail exposé dans Travail
et travailleurs et dans Le déracinement, apparaît alors comme la continuation des
recherches effectuées par Bourdieu depuis 1957 sur la société traditionnelle,
posée en contrepoint à la modernité occidentale.

Bourdieu et le travail en algÉrie : la tradition contre la modernitÉ ?


Dès ses premières publications, Bourdieu met en avant ce qui distingue la
société traditionnelle de la société moderne : son économie, qualifiée de « préca-
pitaliste », reste dominée par l’agriculture 38. Par son activité, l’agent écono-

35. ANOM/14cab-75. DGGA, directive no 3.444/CC du 24 avril 1959.


36. ANOM/15cab-128. IGRP, lettre de Parlange à Delouvrier, 15 février 1960.
37. Ce dernier occupe une place à part : la population y fut entièrement déplacée, de 1957 à
1960.
38. bourdieu P., « La logique interne de la civilisation algérienne traditionnelle », op. cit.

104
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

mique produit avant tout des réserves de consommation qui doivent subve-
nir aux besoins primaires du groupe : le travail s’intègre dans une logique de
prévoyance (la constitution de réserves en fonction d’un futur concret, plus ou
moins variable mais qu’il est globalement possible d’anticiper), qui le distingue
de la prévision et de la thésaurisation, donc des fins d’accumulation du travailleur
capitaliste évoluant dans une économie productiviste. Dans celle-ci, une fois la
satisfaction des besoins primaires assurée, le but de l’agent consiste à augmenter
son capital économique, l’une des principales ressources pour se distinguer dans
le monde social. Or Bourdieu considère que ces deux pratiques relèvent d’une
différence d’attitude à l’égard du temps. Lorsque la prévoyance traditionnelle
s’organise en fonction d’un « à venir » relativement cyclique et fermé, la prévi-
sion capitaliste s’opère par la projection dans un « futur » appréhendé comme
un champ de possibilités ouvertes. L’esprit de calcul distingue ainsi la rationa-
lité économique des deux agents par rapport au travail : le premier ne calcule
pas son activité en fonction d’une conversion du temps travaillé en revenu
monétaire, alors que ce salaire horaire est à la base de l’ensemble des conduites
économiques du second. Ainsi : « Pour le paysan, le souci de la productivité qui
conduit à l’évaluation quantitative du temps étant ignoré, c’est le travail à faire
qui commande l’horaire et non l’horaire qui limite le travail 39. »
À la différence d’une société occidentale où domine l’esprit calculateur,
matérialiste et mécaniste, la société traditionnelle serait soumise à la durée,
au calendrier agraire et biologique, à une sorte de cycle éternellement recom-
mencé. Produire pour vivre, voire survivre, et souvent avec peu : au regard de
la condition économique des ruraux algériens, le travail donne l’impression
d’enfermer l’agent dans une certaine précarité économique. C’est du moins
l’interprétation qui domine dans le contexte intellectuel et dans le champ
universitaire où Bourdieu évolue. Pourtant, lui voit dans cette organisation
des activités économiques une cohérence et un équilibre, établis tant dans les
rapports entre la collectivité humaine et la nature, que dans les interactions
humaines qui en découlent et qui restent les principaux facteurs assurant la
cohésion sociale. Faire vivre le groupe, mais assurer également la pérennité
d’une organisation sociétale, tout est question de cette « conscience temporelle »
qui incite l’agent à se conformer au cycle, à cet ethos propre à sa civilisation et
dont le but essentiel reste la reproduction sociale. Certes Bourdieu n’affirme pas
que cette reproduction relève d’une intention clairement exprimée : mais elle
s’opère par quelques mécanismes de régulation et s’exerce sur l’individu, sur
ses activités et sur son travail en particulier. L’agent économique se soumet à
la tradition : « Être prévoyant, c’est se conformer à un modèle transmis par les
ancêtres, approuvé par la communauté et, ce faisant, mériter l’approbation du
groupe. Les conduites de prévoyance sont dictées par l’imitation du passé et par

39. Ibid., p. 47.

105
faBien sacriste

la fidélité aux valeurs léguées par les anciens et non point par la visée prospective
d’un futur projeté 40. » Les plans et programmes « purement rationnels » que
Bourdieu juge caractéristiques des attitudes capitalistes, ne peuvent que susciter,
dans la société « traditionnelle », l’incompréhension et le scepticisme du groupe.
Celui-ci se préserve car son organisation est perçue comme la seule possible :
le rythme du travail, donc de la société, se base sur l’immuable calendrier des
travaux agricoles, pour se garantir contre l’imprévu, s’assurer « de l’avenir en
tâchant de le nier, dans son essence propre, c’est-à-dire en tant qu’imprévisible
nouveauté 41 ».
Cet idéaltype du travail «  traditionnel  » est loin de correspondre pour
Bourdieu aux pratiques réelles des paysans qu’il peut observer, ceux vivant dans
les regroupements et ne travaillant plus leur terre. Il s’agit plus d’une recons-
truction de cette société précoloniale, considérée par Bourdieu comme équili-
brée et cohérente. Comme le pense d’ailleurs Nouschi : pour l’un comme pour
l’autre, l’enjeu est de récuser l’idée, alors couramment admise, que la crise de la
société algérienne serait liée à des facteurs culturels propres 42. Aussi, et malgré
la conception organiciste de la société traditionnelle 43, Bourdieu a conscience
que le changement peut survenir – et comme Nouschi, il l’attribue à un facteur
exogène – : la colonisation française introduit l’économie capitaliste dans une
société qui n’y est pas préparée. C’est dans l’étude de ces dynamiques contem-
poraines que se lit l’influence des travaux de Nouschi sur ceux de Bourdieu.
La responsabilité principale de la situation économique des ruraux incombe,
pour l’un comme pour l’autre, à l’action de l’état colonial, de la mise en place
d’un système juridique favorisant et légalisant l’usurpation des terres, jusqu’à
l’introduction de l’individualisation du patrimoine foncier par volonté de détruire
« l’archaïsme » que constitue, aux yeux des responsables français, le système de
l’indivision foncière 44. La mécanisation et la modification technique du travail,
la pression démographique, l’érosion des terres, s’ajoutent à la dépossession
foncière et accentuent la crise de ce monde, engendrant une paupérisation des
ruraux et leur rupture d’avec « la tradition », sans pour autant les inscrire dans
les circuits de l’économie moderne. Pour Bourdieu et Sayad, le regroupement
s’inscrit dans la continuité de ce processus ; il l’achève, même 45, et ses effets

40. Bourdieu P., « La société traditionnelle. Attitudes à l’égard du temps et conduites écono-
miques », Sociologie du travail, janvier-mars 1963, p. 28.
41. Ibid., p. 43.
42. NousChi A., Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises, op. cit.
43. HaMMoudi A., « Phénoménologie et ethnographie », art. cit.
44. Cette vision de l’indivision comme terres appartenant à la communauté villageoise, qui
domine dans les travaux de l’époque, doit toutefois être nuancée : la propriété collective
est plutôt familiale (Guignard d., « Conservatoire ou révolutionnaire ? », art. cit., p. 84).
45. « Tout se passe comme si cette guerre avait fourni l’occasion d’accomplir jusqu’au bout
l’intention latente de la politique coloniale, intention profondément contradictoire : désin-
tégrer ou intégrer, désintégrer pour intégrer, ou intégrer pour désintégrer. » (bourdieu P.
et Sayad A., Le déracinement, op. cit., p. 23.)

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une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

impactent d’une nouvelle manière les pratiques économiques. Mesure d’enfer-


mement, le regroupement est une contrainte s’exerçant contre le travailleur :
l’éloignement et les zones interdites, les contrôles de l’armée, le danger de sortir
du camp, sont autant de facteurs qui créent un désarroi profond et engendrent
dans certains cas le « renoncement complet au travail de la terre 46 ». Pourtant,
le regroupement apparaît bien plus comme l’accélérateur d’une crise que comme
un frein à l’exercice du travail, et Le déracinement cherche à explorer les raisons
d’un tel renoncement. Le regroupement consiste pour les deux sociologues en
une découverte du travail salarié et, dans le camp, cette expérience directe (ou
indirecte) transforme les attitudes et pratiques à l’égard du travail traditionnel,
incitant les agents à rechercher un emploi salarié. La notion de convertibilité du
temps de travail en revenu monétaire s’impose dans la rationalité économique
des agents regroupés, d’autant que l’introduction d’emplois par l’administration
(harkis, ouvriers divers, employés) engendre la prise de conscience de la faible
rentabilité du travail agricole, et hâte la dépaysanisation.
Pourtant, dans les camps, les ruraux se prolétarisent. Si l’on excepte les
supplétifs et les commerçants, tous ceux qui n’ont pas accès à leurs terres
rejoignent la masse des journaliers, dont la possibilité d’emploi dépend, comme
nous l’avons vu, des ressources du chef de SAS – ou de sa bonne volonté. En ce
sens, l’emploi en milieu rural connaît un sort similaire à celui du milieu urbain :
la croissance massive des chômeurs et journaliers reste la principale consé-
quence de l’augmentation des migrations internes pendant la guerre. C’est égale-
ment le lien qui unit Le déracinement et Travail et travailleurs : les chômeurs et
les journaliers, qu’ils soient ruraux ou urbains, grossissent les rangs d’un « sous-
prolétariat » dont Bourdieu et Sayad interrogent les origines, et dont le livre tiré
de l’enquête de l’ARDES tente de saisir le quotidien. Dans le second ouvrage,
l’emploi journalier fait l’objet d’une description plus poussée 47. La quête du
travail relève ici du « jeu de hasard », et le chômage, phénomène massif et
structurel, s’impose comme une pression permanente sur ces agents écono-
miques déracinés, engagés dans une compétition constante sur un marché peu
régulé par les institutions étatiques (ce qui l’oppose d’ailleurs au marché de
l’emploi dans les camps de regroupement). L’absence de qualification renforce
la soumission au hasard et l’importance des réseaux de relations dans la quête de
l’emploi. La hantise du chômage, comme la pression du manque de ressources,
incitent à rechercher le travail « à tout prix 48 ». La précarité du sous-prolétaire,
condition d’existence de la plupart des travailleurs algériens, est liée à l’insécu-
rité chronique de l’emploi et au faible rendement de celui-ci – d’où la nécessité
de chercher à maximiser l’effort en multipliant les petits emplois et revenus

46. Ibid., p. 49.


47. bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, op. cit.
48. Bourdieu P., «  La hantise du chômage chez l’ouvrier algérien. Prolétariat et système
colonial », Sociologie du travail, octobre-décembre 1962, p. 313-331.

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faBien sacriste

d’appoint. La hantise du licenciement porte peu au conflit social : « Conscients


de l’excédent de main-d’œuvre et se sachant aussi peu irremplaçables que
possibles, la plupart des manœuvres, ouvriers et employés n’ont d’autre souci
que de conserver leur place, si médiocre soit-elle 49. »
Centrée sur le sous-prolétariat, l’enquête de l’ARDES souligne l’exploitation
de ces travailleurs. Pour le sous-prolétaire, mieux vaut une « stabilité précaire »
qu’une « instabilité forcée », et ainsi s’enchaînent tous les problèmes de l’exploi-
tation  : «  La revendication de la dignité, jamais absente, ne peut que céder
devant l’impératif du travail à tout prix. » D’où le rêve (et l’aspiration) à l’emploi
permanent, qui libère de l’instabilité. En attendant, journaliers, chômeurs et
marchands à la sauvette connaissent cette « instabilité constante de l’emploi
et l’accoutumance au chômage prolongé ou au faire-semblant des métiers de
misère, [qui] menace de produire des individus dépourvus de dignité, complai-
samment résignés à une attitude d’assistés, habités par le ressentiment incohé-
rent, le renoncement fataliste ou le rêve prometteur d’évasions imaginaires 50 ».
La nécessité de satisfaire les besoins primaires, et le risque toujours latent de
ne pouvoir y parvenir, empêchent l’organisation cohérente du temps présent
– et, à terme, la projection dans le futur – : « Chômage et emploi intermittent
font table rase des traditions mais interdisent l’élaboration d’un plan de vie
rationnel, condition de l’adaptation à l’économie capitaliste 51. » L’intégration
au sous-prolétariat, cette « désintégration fonctionnelle systématique », mène
à une existence « abandonnée à l’incohérence », au contraire de l’équilibre qui
est censé caractériser l’économie traditionnelle.
Faut-il alors comprendre que sous-prolétaires et journaliers étaient, avant de
se fondre dans cette situation particulièrement précaire, les agriculteurs enraci-
nés d’un monde traditionnel équilibré et cohérent ? Il est clair que la présenta-
tion que Bourdieu fait du travail « traditionnel » est à l’opposé de la description
qu’il dresse de l’existence du sous-prolétaire. La société algérienne traditionnelle,
cet « ordre ancien » dont il reconnaît « qu’il faut aussi se garder [de l’]idéaliser »,
constitue « non seulement, comme on dit, un mode de vie, mais bien un art de
vivre 52 ». Cet « art de vivre », c’est la niya, que Bourdieu et Sayad décrivent plus
particulièrement dans un chapitre du Déracinement : « Thafallah’th ou le paysan
accompli ». La niya est une manière d’être et d’agir, calquée sur les règles qui
structurent le rapport de l’homme à la terre. L’agent économique se soumet à la
durée et est indifférent au temps qui passe, il inscrit son attitude dans le respect
des vertus paysannes, source de prestige et d’honneur. La « sobriété » domine
dans son comportement « l’avidité », et l’innocence, la naïveté, la simplicité

49. bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algérie, op. cit.,
p. 286.
50. Idem.
51. Ibid., p. 356.
52. bourdieu P., « La logique interne de la civilisation algérienne traditionnelle », op. cit., p. 41.

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une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

et la droiture caractérisent son attitude. Bref, la niya exprime ce que doit être
« un paysan accompli » : « Être paysan, en effet, c’est réaliser son humanité en
accomplissant cet ensemble de modèles qui constituent la culture paysanne 53. »
Pourquoi une telle opposition ? Il est clair que la vision du sous-prolétariat
comme du déracinement participe d’un discours critique sur l’action étatique,
dans ce contexte où l’enquête est faite au cœur d’une guerre. D’autant que le
langage de l’état contraste largement avec les faits sociaux que les chercheurs
observent. Les enjeux de cette guerre où l’état français doit prouver, aux yeux
de l’opinion publique (après le rapport Rocard) ou devant les autres nations (et
particulièrement à la tribune onusienne), le bien fondé de son action en colonie,
ne sont pas étrangers à cette image : le terme de « nouveau village » qui doit
remplacer à partir de 1960 celui de « centre de regroupement », est là pour le
rappeler 54. L’IGRP, coordonne la diffusion de cette image positive des regrou-
pements, opposant une société traditionnelle « arriérée », « moyenâgeuse »
voire « néolithique », à une société « moderne » particulièrement enjolivée 55.
L’image du travail, dans une autre mesure, est également contrebalancée. À une
vision pointant l’archaïsme des techniques ou des agents, Bourdieu oppose un
travail qui assure une existence stable et autosuffisante. Mais entre la critique
du discours étatique (et/ou colonial) et son contre-pied idéal-typique, il y a un
fossé qui peine à rendre compte de la multiplicité des formes de l’agriculture
algérienne, ou de l’économie rurale. Le travail salarié est-il vraiment inconnu à
ces centaines de milliers d’Algériens regroupés par l’armée entre 1954 et 1961 ?
Non, sans doute, la majorité des familles, par exemple en Kabylie, vivant déjà
des mandats reçus de l’immigration. Le travail, comme tout l’ensemble de la
société traditionnelle, relève chez Bourdieu d’une vision souvent « organiciste »
qui rappelle l’héritage de la science coloniale, dont le sociologue a consulté les
classiques à la bibliothèque d’Alger de 1957 à 1959, et sur lesquels il s’est basé
pour bâtir sa représentation de l’Algérie rurale. Les lectures du sociologue, mais
également la méthode et le contexte de l’enquête sur les regroupements, n’y sont
sans doute pas étrangers. Il n’y a pas, ici, observation directe, du « travail tradi-
tionnel », terme par lequel il faut comprendre une organisation du travail préco-
loniale et précapitaliste. Et on peut se demander, avec Paul Silverstein, si cette
vision n’est pas l’objet d’une « nostalgie structurelle », « une forme moderne de
souvenir social largement partagée par Bourdieu et ses informateurs » : l’usage

53. bourdieu P. et Sayad A., Le déracinement, op. cit., p. 87.


54. SHD/1H-2574. DGGA, directive 3.270/CC, 19 avril 1960.
55. « En quelques minutes d’hélicoptère, on passe de l’époque néolithique, avec la femelle
humaine claustrée dans le fond d’une hutte enfumée, nourrissant sa famille d’un peu de
blé ou d’orge écrasés, de quelques fruits et racines, au stade du xxe siècle avec la TV, les
Caravelles, le luxe de la grande ville où les jolies femmes musardent devant le scintillement
des vitrines où s’entasse tout ce que l’Univers produit de beau et de bon », écrit l’un des
membres de l’IGRP dans un rapport destiné à être largement diffusé, fin décembre 1960
(1H-2032).

109
faBien sacriste

du terme déracinement « récupère la fonction objectivante des tropes arboricoles,


la réification d’un “temps avant le temps” considéré comme plus enraciné, plus
complet et plus naturel que la situation présente de déracinement » – ce que
Silverstein attribue aux conditions sociales de l’enquête dans les camps 56.

conclusion
À la vision idéalisée du « travail traditionnel » s’oppose la précarité du sous-
prolétaire et du « travail journalier » : peut-être faut-il alors lire dans l’analyse
de cette activité humaine fondamentale, une critique de la modernité alimentée
par un « pessimisme anthropologique 57 » et par une « nostalgie structurelle »,
dont on vient de parler 58 ? Cette opposition entre les deux catégories résulte de
nombreux facteurs, que ce soit d’un parcours de recherche sur l’Algérie tradi-
tionnelle qui plonge ses racines dans les ouvrages de la science coloniale, d’une
enquête menée au sein des camps et des bidonvilles où ressurgit, par opposition
au travail salarié inaccessible, une vision idéalisée du passé, et d’un contexte
généralisé marqué par l’exacerbation de ces questions, dans une Algérie en
guerre où se télescopent les problèmes majeurs qui gagnent alors la plupart des
sociétés humaines que l’on dit appartenir au « tiers monde ». Au fond, le travail
salarié n’est pas l’objet qu’étudie Bourdieu, sauf comme un horizon auquel
les sous-prolétaires aspirent mais ne peuvent accéder. C’est plutôt une vision
exacerbée du travail salarié dans ce qu’il a de pire, qui apparaît ici : celui dont
vit le sous-prolétariat, fruit de l’introduction brutale et non planifiée du produc-
tivisme, de la constitution d’une société coloniale où la « question sociale »
est restée à peine esquissée, et où le salariat n’est en rien le fruit d’un long
processus socio-historique. La nécessité d’avoir à vivre « au jour le jour » pour
satisfaire les besoins primaires empêche une organisation cohérente du temps
et de l’existence. Au contraire du travail traditionnel dont l’équilibre est assuré
par la conformité aux règles, et où l’activité des agents économiques permet
d’éviter tout risque d’anomie. Au contraire également, du travail salarié lorsque
celui-ci est stable et permanent : mais l’existence même du salaire, constitutif

56. «  Son interprétation de l’akham comme facteur de stabilité dans la culture kabyle ne
provient pas d’une observation approfondie d’un enracinement supposé de l’akham dans la
vie traditionnelle kabyle, mais d’entretiens avec des Kabyles vivant dans un contexte social
et architectural bien différent de celui décrit dans l’étude : les camps de regroupements.
En d’autres termes, sa recherche de terrain ayant été menée en temps de guerre, son compte
rendu est, pour une part, la reconstruction a posteriori d’une institution sociale que ses
informateurs ne pouvaient évoquer qu’en termes de perte. [La nostalgie structurelle est]
l’émanation directe de la présentation auto-magnifiée par ses informateurs d’une image
figée d’un passé intact et perdu à jamais. » (Silverstein P., « De l’enracinement et du
déracinement. Habitus, domesticité et nostalgie structurelle kabyles », Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. 50, 2003, p. 27-42.)
57. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu…, op. cit.
58. Silverstein P., « De l’enracinement et du déracinement… », art. cit.

110
une lecture de la crise de l’eMPloi en algérie coloniale…

du travail productiviste, introduit un facteur d’instabilité qui contraste avec


les formes équilibrées du travail traditionnel. Et l’existence du sous-prolétariat
algérien rappelle la dégradation toujours possible de la condition salariale, de
cette variable soumise aux rythmes conjoncturels de l’économie capitaliste et
de ses crises, et non aux rythmes agraires, « immuables » parce que naturels, de
l’économie traditionnelle.

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112
Claude didry

bouRdieu et l’« idée de tRavail »,


les enJeuX de l’anamnèse algéRienne
PouR une autRe HistoiRe sociale

« C’est sans doute la familiarité quasi indigène avec la logique pratique de


l’économie précapitaliste que j’avais acquise à travers une enquête ethno-
graphique et qui avait “réveillé” par une sorte d’anamnèse méthodiquement
provoquée, des souvenirs profondément enfouis de mon enfance campa-
gnarde (j’avais ainsi été envoyé, plus d’une fois, avec la monnaie exacte-
ment comptée dans la main, chez l’épicier, qu’il fallait faire venir en criant
“houhou” à l’entrée de la maison) qui m’a permis d’apercevoir tout ce que
pouvait avoir d’historiquement extra-ordinaire, dans son apparente banalité,
l’histoire rapportée par les journaux du 29 octobre 1959, de ces enfants de
Lowestoft, en Angleterre, qui avaient créé une société d’assurance contre les
punitions prévoyant que, pour une fessée, l’assuré recevrait quatre shillings
et qui, devant certains abus, étaient allés jusqu’à établir une clause supplé-
mentaire selon laquelle la société n’était pas responsable des accidents
volontaires 1. »

La sociologie de Bourdieu pourrait apparaître davantage comme une socio-


logie du capital que du travail. Ainsi, le triptyque constitutif du «  capital
symbolique » constitue une source de réflexion importante pour envisager les
formes multiples de la domination dans les différents « champs » qui traversent
la société. Il peut parfois s’enrichir de formes évanescentes ou nouvelles, en
fonction des situations, comme par exemple le « capital technique » de l’ouvrier
attaché à la perfectibilité fonctionnelle de la maison préfabriquée 2, ou encore,
dans un contexte de globalisation, le « capital international 3 » pour décrire la

1. Bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », Actes de la recherche en sciences


sociales, no 150, 2003, p. 83.
2. Bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, 2000.
3. Wagner A.-C., Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France,
Paris, PUF, 1998.

113
claude didry

capacité de passer d’un pays à l’autre caractérisant certaines fractions de la classe


dominante. Du capital à l’habitus, comme principe générateur de conduite, il n’y
a qu’un pas, et l’on comprend que les ressorts de la domination fondés sur une
accumulation du capital se prolongent dans le travail, en confortant les bases
d’un « champ social » dans lequel se joue la reproduction de la domination.
Mais par rapport à ce modèle, particulièrement adapté à un monde dans
lequel les dispositions coïncident avec les structures, la critique de l’économie
qui se dégage dans Les structures sociales de l’économie, se fonde sur un retour à la
genèse de ces « dispositions », en ébranlant la vision du travail comme aptitude
naturelle de l’homme :
« Contre la vision anhistorique de la science économique, il faut donc recons-
truire d’un côté la genèse des dispositions économiques de l’agent écono-
mique, et tout spécialement de ses goûts, de ses besoins, de ses propensions
ou de ses aptitudes (au calcul, à l’épargne ou au travail lui-même), et, d’un
autre côté, la genèse du champ économique lui-même […]. L’observation
des conversions forcées, souvent très coûteuses et très douloureuses, que les
nouveaux venus à l’économie proprement économique doivent opérer sous
la pression de la nécessité permet sans doute de se faire une idée approchée
de ce qui s’est passé aux origines du capitalisme, où les dispositions s’inven-
tèrent en même temps que s’instituait peu à peu le champ dans lequel elles
s’accomplissaient 4. »

On retrouve dans ce programme très novateur, une allusion à cette première


grande expérience sociologique qu’a été, pour Pierre Bourdieu, la guerre
d’Algérie. En effet c’est de cette «  conversion forcée  » –  que l’on rencontre
rarement in vivo – de la société traditionnelle colonisée, par la société capita-
liste du colonisateur, que se dégage le constat révolutionnaire d’une historicité
du travail comme activité procurant un revenu monétaire, mais aussi comme
activité individuelle et productive :
«  Les agents économiques que je pouvais observer dans l’Algérie des
années 1960 devaient apprendre, ou plus exactement, réinventer […] tout
ce que la théorie économique considère (au moins tacitement) comme un
donné, c’est-à-dire comme un don inné, universel et inscrit dans la nature
humaine : l’idée de travail comme activité procurant un revenu monétaire, par
opposition à la simple occupation conforme à la division traditionnelle des activi-
tés ou à l’échange traditionnel de services ; la possibilité même de la transac-
tion impersonnelle entre inconnus […] ; la notion d’investissement à long
terme, par opposition à la pratique de la mise en réserve ; la conception
moderne […] du prêt à intérêt et l’idée même de contrat 5. »

4. Bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, op. cit., p. 16-17 (souligné par l’auteur).
5. Ibid., p. 15 (souligné par l’auteur).

114
Bourdieu et l’« idée du travail »…

En quoi ce caractère historique de l’« idée de travail » comme activité écono-


mique peut-elle nourrir un retour sur l’histoire sociale d’un pays tel que la
France ? Le propos de Bourdieu invite à se pencher sur l’histoire hexagonale, à
partir de l’Algérie, pour y saisir, par cette « anamnèse » qu’introduit l’enquête
ethnographique, une historicité du salariat, voire une phénoménologie du
travail.
Pour répondre à cette invitation, nous envisagerons en premier lieu
ce processus de « découverte du travail » observé par Bourdieu en Algérie.
Nous examinerons en deuxième lieu les éléments historiographiques suggérant
la lente transformation des dispositions ayant abouti à installer durablement
l’« idée du travail » comme activité procurant une rémunération régulière. Cela
nous conduira en dernier lieu, à un retour sur les dynamiques institutionnelles
constitutives du salariat.

historiciser la science Économique et le travail


Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, la société algérienne soumise au choc
de la colonisation dans toute sa violence – physique et symbolique – est une
référence qui revient à de multiples reprises. On pourrait critiquer la nostalgie
d’une « communauté perdue », si l’on devait resituer l’ethnographie de Bourdieu
à l’aune de l’exactitude des faits allégués pour saisir une société « tradition-
nelle ». Mais la tradition est moins immobile qu’on ne le croit, laissant une place
à la « ruse », ouvrant dans le même mouvement un espace à des intellectuels
en quête d’une identité kabyle face aux pouvoirs 6. Ainsi, le propos de Bourdieu
ne me paraît pas se situer dans la recherche d’une vision définitive de la société
algérienne. Il vise davantage, me semble-t-il, à saisir les ressorts d’une société
paysanne qui se retrouverait, à certains égards, dans des provinces françaises
telles que le Béarn. Bien sûr, on pourrait relever l’absence de la domination
au centre des ouvrages ultérieurs, en dehors de la domination naturalisée des
hommes sur les femmes. On objectera que la domination n’est non plus au
centre de la société française (comme société colonisatrice) qui se dessine par
contraste dans les ouvrages sur l’Algérie, où il sera moins question d’habitus de
classe, que d’habitus économique.

Une société sans travail

Le travail est moins saisi dans les écrits de Bourdieu sur l’Algérie par sa
présence, que par son absence. Cette absence se manifeste de manière criante à

6. Comme le montre yaCine T., Chacal ou la ruse des dominés. À l’origine du malaise des intel-
lectuels algériens, Paris, La Découverte, 2001. Cela me fournit l’occasion de rappeler l’enga-
gement de Pierre Bourdieu aux côtés de ces intellectuels, premières cibles de la guerre civile
que l’Algérie a connue dans les années 1990.

115
claude didry

travers le chômage dont sont victimes les « déracinés », produits par la politique
massive de regroupement des populations, pour priver de base sociale les
combattants du FLN. Dans ce cas, le chômage traduit la rareté du travail et la
course des journaliers pour trouver de quoi gagner leur vie. Mais l’absence du
travail se dégage surtout de l’analyse de la société traditionnelle où, au-delà de
l’autarcie paysanne, c’est la négation assumée des dimensions économiques de la
vie sociale qui domine. Toutes les activités y concourent à la reproduction, et ce
n’est pas un hasard si Algérie 60 commence par un ensemble de considérations
sur la consommation alimentaire, avec le couscous rituel servi aux khamnès 7
et aux voisins lors de la première sortie des bœufs pour le labour. Bourdieu
nous met l’eau à la bouche, en évoquant les grains de grenade, ou encore cette
« réserve spéciale, appelée thiji et constituée de tout ce que l’on avait produit
de meilleur, les meilleurs fruits (figues, raisins secs, noix, etc.), l’huile extraite
des meilleures olives, le meilleur beurre etc. 8 ». Arrive ensuite le labour, ancré
lui aussi dans la reproduction du rythme des saisons. Les formes de l’échange
s’effacent derrière la générosité, le calcul cède la place à l’équité et la propriété
est indivise. Le crédit, réduit à l’usure, a mauvaise réputation, les échanges
monétaires sont rares. La production s’efface elle aussi derrière la reproduction
des rites, et, avec eux, des liens qui unissent le groupe. Le tableau qui se dégage
dessine une synthèse brillante entre la « reproduction simple » du marxisme, la
religion des Formes élémentaires de la vie religieuse 9 vue par Durkheim comme
entretien du lien social, et la temporalité au centre des philosophies de Sartre
et de Merleau-Ponty. Cela affecte, par voie de conséquence, ce que l’on peut
nommer le « travail » :
« Le paysan ne se dresse pas comme pouvoir efficace en face d’un monde
étranger : très proche d’une nature à peine marquée par l’action de l’homme,
il ne peut éprouver que soumission devant des puissances qu’il ne songe pas
à discipliner. Faut-il s’étonner qu’il ne saisisse pas son action comme travail
au sens vrai, qu’il refuse à traiter comme matière brute cette matière omnipo-
tente que ses croyances peuplent de prestiges et de mystères, qui est le lieu
d’un sacré diffus et impersonnel, sources de tous les malheurs et de tous les
bienfaits ? Le paysan ne travaille pas à proprement parler, il peine. “Donne à
la terre (ta sueur), elle te donnera”, dit le proverbe 10. »

7. Il s’agit des métayers au quint, ne percevant qu’un cinquième de la récolte, le reste revenant
au propriétaire, ce qui a fait l’objet d’aménagements dans les réformes agraires après l’indé-
pendance, pour arriver à un partage équilibré entre les deux.
8. Bourdieu P., Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Paris, Les éditions
de Minuit, 1977, p. 20.
9. durKheiM é., Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie,
Paris, PUF, 1930 [1912].
10. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 36.

116
Bourdieu et l’« idée du travail »…

Dans ce qui finit par devenir un ensemble d’« occupations » répondant à


l’injonction de ne jamais rester les bras ballants, le labour a une place distinctive
dans un monde « phallocentré » :
« À la façon de la femme tordue et maligne, [la nature] doit être soumise à
l’action bénéfique et fécondante de l’homme. Quoique nécessaire, inévitable,
cette intervention du paysan et de ses techniques est criminelle, parce qu’elle
est viol et violence. Tout se passe comme si les rites, et particulièrement ceux
qui marquent les points critiques de la relation entre l’homme et la terre,
labours et moissons, étaient habités par l’intention de résoudre la contradic-
tion qui est au cœur de l’agriculture, contrainte de forcer la terre pour lui
arracher ses richesses 11. »

Le tableau est donc relativement idyllique, tempéré cependant par la violence


nécessaire de l’homme qui lui donne sa raison d’être par rapport à une nature
féminisée, et l’évocation des khamnès 12 ou des adolescents de familles pauvres
à qui l’on dit : « Allez vous louer (charkath), vous deviendrez des hommes en
tenant la charrue et en creusant la terre 13. » Mais il ne conduit pas pour autant
à une dévalorisation inverse du « travailleur » salarié, dont les grands traits se
dégagent par contraste dans cette analyse de la société précoloniale.

Portrait du travailleur salarié en Algérie… et au-delà ?

Face à ce rythme cyclique – « l’ordre social est avant tout un rythme, un


tempo 14 » – propre à une « société [qui] se refuse à avoir une histoire 15 »,
apparaît en contrepoint le modèle social radicalement différent de la puissance
coloniale. Ce modèle social est fondamentalement historique, au sens où le
futur y apparaît sous l’angle de la prévisibilité et du calcul. Le travail occupe ici
une place centrale, à la fois comme activité productive rompant la temporalité
cyclique de la reproduction, et comme activité procurant un revenu régulier à
partir duquel il est possible, pour les individus qui travaillent, de construire un
« plan de vie » rationalisant la vie familiale dans toutes ses dimensions, rationa-
lisation symbolisée par le logement. Ainsi : « Le travail en tant que tel apparaît
lorsque (et seulement lorsque) la remise de soi, indissociable du sentiment de
dépendance, fait place à l’agression avouée contre la nature débarrassée des
enchantements de la magie et réduit à sa seule dimension économique 16. »

11. Ibid., p. 37.


12. Valets de ferme.
13. Ibid., p. 38.
14. Ibid., p. 41.
15. Ibid., p. 42.
16. Ibid., p. 39-40.

117
claude didry

Dans le travail s’affirme la position du « male bread winner », que conforte un


système d’allocations familiales permettant de cantonner les femmes à des activi-
tés domestiques rationalisées. Les activités domestiques réservées à la ménagère
se trouvent occultées par le « travail » comme source de revenus. La consom-
mation est une recherche de produits standardisés, au meilleur marché possible.
La famille nucléaire se loge dans un « appartement moderne [qui] est un espace
déjà structuré et portant dans son organisation, son étendue, sa forme, l’indi-
cation de son utilisation future qui pourra en être faite, du type d’occupation
qu’il réclame, etc. 17 ».
Dans ce modèle, la régularité d’un revenu suffisamment élevé permet le
développement d’une conscience des possibles plus adéquate à leur réalité, en
témoigne la proximité entre le revenu actuel et le revenu jugé satisfaisant, ainsi
que la perception claire des promotions qui s’ouvrent dans la carrière. Ainsi,
« les dispositions [des acteurs] composent un système qui s’organise en fonction
d’un avenir appréhendé et maîtrisé par le calcul et la prévision 18 ». Cette capacité
de prévoir ne se limite pas aux calculs liés à la rationalisation de la vie quoti-
dienne dans ses différentes dimensions. Elle intègre également la conception
« d’un autre ordre économique et social », car « avec l’emploi permanent et le
salaire régulier, une conscience temporelle ouverte et rationnelle peut se former ;
les actions, les jugements et les aspirations s’organisent en fonction d’un plan de
vie. C’est alors et alors seulement que l’attitude révolutionnaire prend la place
de l’évasion dans le rêve, ou de la résignation fataliste 19 ».
Cette conception large du salarié comme « prolétaire » se fonde sur le partage
entre « travailleurs permanents, manuels ou non manuels » et « la masse des
chômeurs ou des travailleurs intermittents, journaliers, manœuvres ou petits
commerçants, autant de conditions interchangeables qui échoient souvent au
même individu 20 ». Cela conduit à imaginer « la description des dispositions
des différentes classes sociales [comme] une description des différentes étapes
du processus de “rationalisation” 21 », en fonction de la distance plus ou moins
prononcées à l’égard de la nécessité et des risques de retomber dans la condition
de « sous-prolétaire ». Ainsi, le travail, en fonction de sa permanence, de la
régularité du revenu qu’il procure, de la conscience phénoménale qu’en ont, de
ce fait, les acteurs, préfigure et complète – symétriquement au « capital symbo-
lique » – un ordonnancement du champ social.

17. Ibid., p. 108.


18. Ibid., p. 71.
19. Ibid., p. 80.
20. Ibid., p. 83.
21. Ibid., p. 84.

118
Bourdieu et l’« idée du travail »…

Douloureuse, mais lente et progressive transformation

Le passage de la société traditionnelle à la société capitaliste prend en Algérie


la forme du déracinement résultant des grands mouvements de population
initiés par l’autorité militaire, en engageant une évolution progressive des dispo-
sitions des acteurs. Dans ce contexte, la « découverte du travail 22 » part le plus
souvent du chômage et de l’expérience de la rareté du travail. Mais le chômage
est ici saisi comme un fait ressenti en premier lieu à partir de la dévalorisation
des activités agricoles, comme en témoigne le contraste entre le Nord et le Sud
(moins affecté par les mouvements forcés de population) de l’Algérie 23. En ce
sens : « L’apparition du chômage marque donc une conversion de l’attitude à
l’égard du monde 24. » Cette conversion intervient dans la honte à l’égard du
milieu d’origine et dans la douleur d’une recherche permanente d’un travail qui
fuit à mesure que l’on s’en rapproche.
Cette lutte pour l’emploi s’inscrit d’abord dans le domaine de l’artisanat et
du commerce, « îlot protégé et réservé qui offre un refuge à ceux qui ne sont
pas armés pour la compétition économique en même temps qu’il maintient dans
une logique précapitaliste des capitaux et des capacités qui pourraient s’investir
dans le secteur moderne 25 ». Le travail y conserve nombre des propriétés de
l’« occupation », revendiquée dans la société rurale où il est de mauvais ton
de rester les bras ballants. En effet, ni le temps, ni l’intensité n’y sont comptés.
Le déracinement ou l’introduction d’un droit de propriété privée remettant en
cause la propriété indivise de la société traditionnelle, justifiant également les
expropriations par les colons, ne jettent pas les membres de la société tradi-
tionnelle dans les bras de capitalistes maniant cette arme puissante de la faim
et du dénuement pour imposer leur discipline à une population « vulnérable ».
On ne se retrouve donc pas dans le schéma de la Grande transformation 26, c’est-
à-dire du « désencastrement » que décrit Polanyi à partir de la société anglaise
soumise aux effets des enclosures. Le capitalisme exerce un attrait sur les indivi-
dus concernés, mais au travers de l’économie informelle marquée par le maintien
des liens interpersonnels que l’on rencontre dans les zones intermédiaires entre
tradition et capitalisme que représentent les bidonvilles. Dans ce mouvement,
le dénuement se radicalise par la dévalorisation de ce que l’on a. La recherche
d’un « vrai travail » qu’il est si difficile d’obtenir se nourrit de l’aspiration à un
22. Chapitre iii de Bourdieu P. et sayad A., Le déracinement. La crise de l’agriculture tradition-
nelle en Algérie, Paris, Les éditions de Minuit, 1964.
23. On retrouverait des éléments analogues sur la situation des jeunes chômeurs africains de
Brazzaville marquée par un éloignement à l’égard de la « tradition » dans althabe G., Étude
du chômage à Brazzaville, étude psychologique, Paris, Documents du Conseil supérieur des
recherches sociologiques outre-mer, ORSTOM, 1959.
24. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 74.
25. Ibid., p. 72.
26. polanyi K., La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
Paris, Gallimard, 1983.

119
claude didry

emploi stable, l’emploi public faisant office d’idéal 27, avec tous les avantages,
les « privilèges » de la sécurité sociale, de l’accession au logement accompa-
gnant un niveau de revenu régulier suffisant, pour mettre à distance la nécessité
ou du moins la menace des privations. Les évolutions que suscite le capita-
lisme dessinent ainsi une dynamique historique ouverte, susceptible de se fixer
autour d’un sous-développement d’autant plus aigu qu’il est saisi à travers ce que
Bourdieu identifie comme le « traditionalisme du désespoir » et la « révolte »
qui l’accompagne. Ainsi :
« Loin de pouvoir déterminer par soi seule la saisie du donné comme insup-
portable ou révoltant, la pression économique tend même à interdire la
prise de conscience révolutionnaire […]. L’aliénation absolue anéantit la
conscience même de l’aliénation 28. »

La situation « expérimentale » de l’Algérie colonisée conduit à s’interroger


sur les processus qui mènent d’une société rurale à une société capitaliste, en
mettant au jour deux résultats importants à envisager pour un retour historique
sur les dynamiques économiques et sociales d’un pays « développé » comme
la France :
– le travail salarié n’est pas la conséquence nécessaire et immédiate d’un tel
processus, mais implique pour les acteurs d’affronter un contexte nouveau
qui n’est abordé, dans un premier temps, que sur la base de « dispositions »
héritées d’une société rurale ;
– la misère qui en résulte tient au moins tout autant aux privations matérielles
et à la limitation des ressources, qu’à la dévalorisation de ces dispositions
« décalées ».
En ce sens, cette « expérience algérienne » qui affleure constamment dans
les écrits de Bourdieu suggère une analyse différente de l’histoire économique et
sociale de la France dont on trouve des échos dans une historiographie récente.

de l’expÉrience spatiale à l’expÉrience historique


Il me semble que de son expérience algérienne, Pierre Bourdieu tire une
forme de « processus spatialisé » matérialisant dans l’espace urbain le parcours
qui mène les individus de la société traditionnelle au capitalisme. Ce processus
se caractérise par une étape intermédiaire, celle de l’artisanat et du commerce
dans laquelle se maintient le poids de la parenté et de l’interconnaissance.

27. Cette idéalisation de l’emploi public comme «  vrai travail  », dans une société faible-
ment salariée en dépit de l’industrialisation massive des années 1970, se retrouve toujours
aujourd’hui (voir bazin L. et seliM M., « Travail, sexe et état. Une démarche anthropolo-
gique », Variations, no 17, consulté le 18 octobre 2012, [http://variations.revues.org/360,
2012]).
28. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 79.

120
Bourdieu et l’« idée du travail »…

En quoi se retrouve-t-il dans cette histoire économique et sociale conduisant la


société coloniale, de la ruralité médiévale à la modernité capitaliste ? La remise
en cause du caractère massif de l’industrialisation, la mise au jour d’une activité
commerciale portant en premier lieu sur la production textile dans ce que l’on
a nommé la « proto-industrie », me paraissent faire écho à ce qui ressort de la
situation algérienne telle que la présente Bourdieu.

Les ambiguïtés de la « manufacture » colbertiste

Avec le colbertisme, le commerce devient l’arme par laquelle le royaume


drainera les métaux précieux par sa suprématie dans les échanges internatio-
naux. C’est dans ce cadre que voit le jour un corps d’« inspecteurs des manufac-
tures » envoyés à travers le pays pour éviter que les juridictions locales liées
au corporatisme ne s’enferment dans des arrangements d’intérêts nuisibles à la
qualité des produits, pouvant conduire à la désaffectation de la demande inter-
nationale. Les inspecteurs sont en premier lieu des contrôleurs, en exerçant leur
office à la fois dans un « bureau des marques » (où convergent les produits)
et par des visites sur les lieux de production. Mais cette activité de contrôle
rencontre un obstacle majeur, celui de la diffusion de la production textile dans
les campagnes, rendant difficile l’examen de la qualité de produits. En effet :
«  L’industrie est au champ depuis longtemps, et les arrêts de 1762 et 1765
autorisant la libre fabrication dans les campagnes n’ont fait que consacrer un
état de fait ancien 29. » Cette expansion de la manufacture encourage une activité
d’enquête de la part des inspecteurs, qui y voient un complément de ressources
permettant aux populations de faire face aux aléas des récoltes, voire de procé-
der à des améliorations dans la culture. Il se dégage alors une attitude ambiva-
lente des inspecteurs, à l’égard d’une production rurale qui traduit parfois pour
certains inspecteurs, « le génie de ceux qui composent cette fabrique 30 », mais
oppose une résistance sourde aux améliorations techniques.
Ce mouvement de diffusion du travail à domicile dans les campagnes à partir
des fabriques urbaines s’avère durable, puisqu’on le retrouve tout au long d’un
xixe siècle dominé par la production textile 31. On se trouve donc dans un schéma
très éloigné de celui qui se dessine à partir de l’accent mis sur les enclosures en
Angleterre par Polanyi, où la libération d’une main-d’œuvre pauvre et bon marché
ouvre la voie aux concentrations ouvrières qui seront prises comme la marque
d’une « Révolution industrielle ». C’est bien plutôt d’une « révolution indus-
trieuse » qu’il faut parler, c’est-à-dire du développement d’une production ancrée
dans le rythme des activités familiales et agricoles en contribuant ainsi au maintien

29. Minard P., La fortune du colbertisme, État et industrie dans la France des Lumières, Paris,
Fayard, 1998, p. 177.
30. Cité ibid., p. 167.
31. noiriel G., Les ouvriers dans la société française, xixe-xxe siècle, Paris, éditions du Seuil, 1986.

121
cLaude didry

durable d’une population rurale importante en France. La « société marchande »


qui émerge des grandes réformes colbertistes affecte en profondeur la « société
traditionnelle » du monde rural, sans pour autant l’abolir radicalement, voire en
lui permettant de trouver sa place dans les dynamiques du commerce.

L’« archaïsme libéral » du Code civil

On pourrait penser que le salariat trouve un point d’appui institutionnel


crucial dans l’héritage de la Révolution et de l’Empire. De ce point de vue, le
décret d’Allarde de mars 1791, la loi Le Chapelier de juin, et le délit de coalition
établi par l’article 415 du Code pénal, semblent apporter un soutien sans faille
à la domination patronale sur les masses ouvrières se concentrant dans des
établissements de taille croissante. Cependant, le retour sur l’héritage juridique
de la Révolution et de l’Empire met au jour la complexité des cadres institu-
tionnels qui s’en dégagent. Ainsi : « Il allait de soi que la plupart des ouvriers
– de la grande comme de la petite industrie – relevaient de la législation du
“louage d’ouvrage” proprement dit, et non du “louage de services”, c’est-à-dire,
notamment, des treize articles de la section du Code civil sur les “Devis et
marchés” (art. 1787 à 1799), et non des deux articles sur les domestiques et
gens de travail. Les ouvriers n’étaient ni des domestiques ni des journaliers 32. »
La Révolution et le Code civil créent donc un corpus non négligeable de règles
qui vont devenir les « règles du jeu », sur lesquelles s’appuieront tout autant les
négociants que les ouvriers. Mais, ces règles du jeu que pose le Code civil ne
dessinent pas la condition d’un « prolétaire » se définissant comme « salarié »,
par rapport à un « sous-prolétaire » oscillant entre le travail aléatoire du journa-
lier, l’artisanat et le commerce.
En effet, il ressort de ces règles une architecture éclairante sur la nature des
rapports de travail qui se nouaient à cette époque. Si le « louage des domes-
tiques et ouvriers » (art. 1780) désigne l’engagement d’un ouvrier par un patron,
les articles 1788 à 1799 règlent les contrats « des entrepreneurs d’ouvrage par
suite de devis et marchés », au sein desquels il faut compter les ouvriers qui
« travaillent à façon », « prix-faiteurs 33 » ou « marchandeurs ». Selon les dispo-
sitions de l’article 1799, les ouvriers « qui font directement des marchés à prix
faits » sont « des entrepreneurs dans la partie qu’ils traitent ». Une telle situation
se retrouve notamment dans la soierie lyonnaise, où les « chefs d’atelier », les
« canuts », prennent l’ouvrage que leur donnent les négociants et embauchent
ensuite des « compagnons » pour le réaliser avec leur famille. Elle se retrouve
encore dans les usines :

32. cottereau A., « Droit et bon droit, un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit
du travail », Annales histoire et sciences sociales, vol. 57, no 6, p. 1525.
33. Ibid.

122
Bourdieu et l’« idée du travail »…

« Ces associations sont en fait fréquentes : dans la métallurgie, comme, pour


les grosses pièces de fonderie, à Fourchambault ; dans les mines, pour l’abat-
tage des lots offerts au meilleur offrant des brigades concurrentes, comme
à Anzin, où la pratique s’étend après 1850 ; dans les textiles, où le fileur fait
fonction de tâcheron face à ses rattacheurs et bobineurs ; mais aussi dans
l’imprimerie, c’est le travail en commandite, ou dans le bâtiment 34. »

La jurisprudence et les développements légaux du xixe  siècle font donc


apparaître les limites du droit révolutionnaire sous un jour étonnant, par rapport
aux enseignements d’une histoire sociale classique. Ces limites ne tiennent pas
à l’« atomisation » des ouvriers face à un pouvoir capitaliste, mais au carac-
tère communautaire des rapports de travail sous l’empire du droit civil. Cela se
traduit par une forme de domination patriarcale dans ces rapports de travail où
s’agrègent de manière indéfinie, des ouvriers embauchés par d’autres ouvriers,
ainsi que leur famille. Cette dimension communautaire et familiale du travail
franchit les limites de l’usine, au sein de laquelle se retrouve une activité familiale
renforçant l’exploitation des travailleurs selon Marx. Elle est coextensive du
travail à domicile qui, loin de disparaître avec le développement de la grande
industrie, tend simultanément à se développer sous l’effet de progrès techniques
tel que l’électricité qui permet de mécaniser le tissage dans les ateliers familiaux
de la soierie lyonnaise et de la rubanerie stéphanoise, ou d’introduire la machine
à coudre dans la mansarde de la « midinette » parisienne travaillant pour les
grands magasins.

la dialectique du travail
Dans le contexte d’une activité productive profondément ancrée dans la vie
familiale que renforce la catégorie juridique du « louage d’ouvrage », il est diffi-
cile d’identifier le « travail » comme tel, c’est-à-dire comme activité d’un individu
pouvant faire l’objet d’une transaction. Comme dans la société algérienne, les
activités s’inscrivent dans des cycles saisonniers où alternent les périodes de
« presse » et les « mortes-saisons ». Il est ici tout aussi difficile d’identifier une
forme d’exploitation menée rationnellement par une classe dominante, quand
l’ouvrage se disperse en une multitude d’ateliers plus ou moins familiaux. C’est
ainsi que prévaut, depuis de la Révolution de 1848, la critique du marchan-
dage, avec l’abolition de ses formes les plus extrêmes par le décret du 2 mars.
Ce décret vise moins à protéger les « travailleurs » contre la domination patro-
nale, qu’à prohiber l’« entr’exploitation » des ouvriers 35. Il doit beaucoup à cette
34. deWerpe A., Le monde du travail en France, Paris, Armand Colin, 1989, p. 50.
35. Terme que suggère le décret : « L’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou
marchandage est abolie. Il est bien entendu que les associations d’ouvriers qui n’ont point
pour objet l’exploitation des ouvriers les uns par les autres, ne sont pas considérées comme
marchandage. » Cottereau évoque également l’usage consistant à fixer la rémunération

123
claude didry

mouvance que l’on désigne sous le terme de socialisme, dans laquelle un des
enjeux est précisément une « organisation du travail » (en reprenant le titre d’un
ouvrage de Louis Blanc, président de la Commission du Luxembourg), l’« idée
de travail » apparaissant comme une forme d’« idée régulatrice » pour appréhen-
der la multitude des activités qui concourent à la réalisation de marchandises.

Dénonciation du marchandage, sweating system et conscience du chômage

La question du marchandage hante la seconde moitié du xixe siècle, au cœur


d’importantes grèves dans les mines du Nord, et de nombreux mouvements
sociaux dans le bâtiment 36. Ainsi, à partir d’une affaire qui défraie la chronique
judiciaire en 1899-1900, la Cour de cassation établit la validité contestée du
décret de mars 1848, même si, au terme d’une succession d’arrêts, face à la résis-
tance des cours d’appel, elle apporte une définition relativement restrictive du
marchandage. Le marchandage fait également beaucoup parler de lui à travers
le développement du « travail en chambre » dans la confection, soumettant les
couturières au bon vouloir d’intermédiaires appointés par les grands magasins.
Cette situation, que l’on rencontre dans les grandes villes des pays dévelop-
pés, sous la dénomination de « sweating system », donne lieu à de nombreuses
initiatives telles que des enquêtes ou des propositions de loi. Ainsi, à travers la
cause des « midinettes », le problème posé est celui de l’identification d’un lien
juridique établissant la responsabilité des donneurs d’ordre, en l’occurrence les
grands magasins. Dans le même temps, les premiers recensements du chômage,
à partir de 1896, réservent une surprise de taille aux statisticiens. Alors que
le « modèle du statisticien » ne conçoit l’« absence de place » que pour les
travailleurs sous l’autorité d’un patron dans un « établissement », une part non
négligeable de chômeurs sont en fait des « chômeuses » et plus précisément
ces couturières pour lesquelles le statisticien n’imaginait pas qu’elles pussent se
déclarer comme telles 37. Même si ces ouvrières peuvent s’appuyer sur les traces
matérielles de leur relation avec un donneur d’ordre que constitue la fréquence
avec laquelle on recourt à leurs services ou le prêt d’une machine à coudre, il me
semble que l’on trouve ici un écho à la « conscience du chômage » par laquelle,
selon Bourdieu, s’annonce le « travail » comme activité spécifique par rapport
aux activités domestiques. Ces ouvrières « inventent » le modèle auquel l’éco-
nomiste ne se ralliera finalement que dans un second temps, tenant alors pour
évident le constat que le chômage équivaut à la privation de travail.

du compagnon selon un taux prédéterminé du prix de la pièce perçu par le chef d’ate-
lier, dans la soierie lyonnaise, comme une forme de prohibition de l’« entr’exploitation »
(Cottereau A., « Droit et bon droit… », art. cit., p. 1540).
36. julliard J., Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard/
éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 1988.
37. salais R., baverez N. et reynaud B., L’invention du chômage, Paris, PUF, 1986.

124
Bourdieu et l’« idée du travail »…

Le contrat de travail

C’est dans ce contexte que les initiatives des socialistes réformistes


rencontrent les aspirations ouvrières. La création d’une commission de codifi-
cation des lois ouvrières et de prévoyance sociale par le ministre socialiste du
Commerce et de l’Industrie, Alexandre Millerand, apporte un prolongement
nouveau au projet de Code du travail présenté par Arthur Groussier en 1898.
Elle renforce l’« idée de travail » comme point focal d’une législation systéma-
tique, par rapport à la législation sur le « louage d’ouvrage » dont on ne retient
plus, la plupart du temps, que l’article 1780 sur le « louage de services ». Il s’agit
là, me semble-t-il, d’une forme de rationalisation juridique qui fait écho à la
« rationalisation diffuse » dont témoignent la « conscience du chômage » et
la « découverte du travail » analysées dans les écrits de Bourdieu sur l’Algérie.
Cette rationalisation juridique conduit à réorganiser la complexité des rapports
établis par le Code civil et mis à mal par la dénonciation du marchandage,
autour du « travail » comme objet de transaction. Dès lors, se dégage le « contrat
de travail », comme contrat individuel liant le travailleur à un « employeur ».
Dans ce contrat, l’objet de la transaction est le travail comme activité person-
nelle fournie par le travailleur, contre la rémunération que lui doit l’employeur.
Son élaboration juridique va être au centre des activités de la Société d’études
législatives, dans un projet de loi mis en chantier en 1904, à l’horizon de la
modernisation du Code civil au moment de son centenaire 38.
Le projet de la Société d’études législatives sera supplanté par l’adoption du
Code du travail à partir de 1910, mais se prolongera par la loi de 1919 sur la
convention collective qui en est extraite. Les discussions auxquelles il donne lieu
traduisent le souci de ne pas limiter le contrat de travail au rapport d’autorité
direct entre le travailleur et son « patron » : le contrat de travail sera défini, en
premier lieu, de manière négative, comme tout contrat par lequel un travailleur
n’offre pas son travail au «  public  », mais à un ou plusieurs employeurs.
La présentation qu’en donne Camille Perreau, le rapporteur de la commission en
charge du projet au sein de la Société d’études législatives, résume, à mes yeux,
l’esprit dans lequel ont travaillé ces juristes. Le premier élément est la distance
prise à l’égard des catégories du Code civil :
« La commission a cru devoir s’écarter des classifications suivies dans notre
droit civil. Elle […] s’est inspirée de cette idée qu’il convenait d’assurer une
situation juridique identique à des catégories de personnes qui, sous des
noms parfois différents, n’ont en somme que la même situation économique.
Et c’est ce qui l’a amenée à écarter de sa rédaction l’emploi de certaines
expressions juridiques : “louage de services”, “louage d’ouvrage”, “devis et

38. didry C., Naissance de la convention collective, débats juridiques et luttes sociales en France
au début du xxe siècle, Paris, éditions de l’EHESS, 2002.

125
claude didry

marché”, dont se sont précisément servis les rédacteurs du Code civil. Il lui
a paru nécessaire d’innover sur ce point 39. »

Le second élément est la généralité du « travail » visé par ce contrat :


«  Peu importe la nature du travail  : matériel ou intellectuel, industriel
ou rentrant dans la catégorie des services qui font l’objet des professions
libérales. Dans toutes les hypothèses où l’obligation de l’une des parties a
pour objet une prestation de travail, si cette prestation est accomplie dans des
conditions qui impliquent une continuité de rapports entre les contractants,
il y aura contrat de travail 40. »

Le contrat de travail devient ainsi la catégorie juridique élémentaire permet-


tant d’intégrer la réglementation du temps de travail ou encore la « convention
collective » qui « détermine […] certaines conditions auxquelles doivent satis-
faire les contrats de travail individuels ou d’équipe que les personnes liées par la
convention passent 41 ». Cette conception large du contrat de travail ouvre la voie
à une activité jurisprudentielle qui se poursuit aujourd’hui encore, sur la base du
constat d’une « subordination juridique », mais également d’un « engagement
personnel du travailleur » et de son appartenance à une « structure organisée »
par l’employeur putatif.

La reconfiguration du collectif de travail

Le droit du travail naissant confère à l’« idée de travail » une réalité nouvelle,


dans la mesure où il rencontre la «  découverte du travail  » par les acteurs
eux-mêmes. Sa portée constructive dans la reconfiguration du « champ social »
autour d’une division claire entre « salariés » et « employeurs », tient à ce que
« la volonté de transformer le monde en transformant les mots pour le nommer,
en produisant de nouvelles catégories de perception et d’appréciation et en
imposant une nouvelle vision des divisions et des distributions, n’a de chances
de réussir que si les prophéties, évocations créatrices, sont aussi au moins pour
une part, des descriptions bien fondées, des descriptions anticipées : elles ne font
advenir ce qu’elles annoncent, nouvelles pratiques, nouvelles mœurs et surtout
nouveaux groupes, que parce qu’elles annoncent ce qui est en voie d’advenir,
ce qui s’annonce ; elles sont moins les accoucheuses que les officiers d’état civil
de l’histoire 42 ».
Le contrat de travail apparaît ainsi comme la condition de possibilité d’une
conception renouvelée de l’« entreprise », enfin dégagée de la figure de l’« entre-

39. Bulletin de la Société d’études législatives, 1906, p. 76-77.


40. Ibid., p. 78.
41. Article 1 de la loi du 25 mars 1919.
42. Bourdieu P., « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, no 64, 1986, p. 13.

126
Bourdieu et l’« idée du travail »…

preneur », comme lieu d’innovation et de création de richesses 43. La reconnais-


sance du pouvoir de directive de l’employeur s’accompagne également de celle
de sa responsabilité dans le domaine des conditions de travail et, plus direc-
tement, du paiement régulier des salaires. Il préfigure donc le mouvement de
rationalisation du travail qui s’engage au début du xxe siècle et se développe au
cours de la Première Guerre, dans le cadre notamment des industries d’arme-
ment. Mais il ne se réduit pas à un colloque singulier entre le travailleur et
l’employeur, dans la mesure où il ouvre au salarié l’accès à un collectif qui se
constitue non plus sur la base des « connaissances » et de la parenté, mais sur
celle de la « qualification ». On retrouve ici une des caractéristiques du salariat
tel que l’évoque Bourdieu, pour mieux saisir, par contraste, la société tradition-
nelle algérienne :
« Rien ne s’oppose plus radicalement à l’entraide, qui associe toujours des
individus unis par des liens de consanguinité réelle ou fictive, que la coopé-
ration qui mobilise des individus sélectionnés en fonction des fins calculées
d’une entreprise spécifique  : dans un cas le groupe préexiste et survit à
l’accomplissement en commun d’une œuvre commune ; dans l’autre cas,
trouvant sa raison d’être hors de lui-même, dans l’objectif futur défini par
le contrat, il cesse d’exister en même temps que le contrat qui le fonde 44. »

Il en résulte une dynamique nouvelle de la négociation collective, dans


laquelle l’enjeu est la reconnaissance de la qualification des individus, là où
les tarifs négociés par les chefs d’atelier ou les marchandeurs aboutissaient à
une focalisation sur la qualité des produits livrés et des matières premières.
La qualification vient ici conforter la prévisibilité que permet la régularité du
revenu salarial, en offrant une liberté de choix relative dans la recherche d’un
emploi, par rapport au manœuvre soumis à la merci des fluctuations de l’activité
et à la concurrence qui résulte de sa substituabilité. De plus, en familiarisant
les travailleurs avec le « rationalisme économique » de la grande entreprise
capitaliste (familiarisation que l’on trouve à la source d’un habitus économique),
le contrat de travail ouvre également la voie à une participation à la gestion,
comme en témoigne, par exemple, la revendication d’un « contrôle ouvrier 45 ».
Dans l’histoire sociale qui se dessine alors, le travail n’en finit pas d’occuper
les esprits, tant par l’engagement qu’il implique pour les salariés, que par la
souffrance de ceux qui en sont privés. De ce point de vue, la souffrance sociale
identifiée dans La misère du monde 46 comme actualisation d’un retour « offen-
sif » de cette « misère » qui conduit du « prolétariat » au « sous-prolétariat »,

43. hatChuel A. et segrestin b., Refonder l’entreprise, Paris, éditions du Seuil, 2012.
44. Bourdieu P., Algérie 60…, op. cit., p. 26.
45. dehove G., Le contrôle ouvrier en France, l’élaboration de sa notion, ses conceptions, Paris,
Librairie du Recueil Sirey, 1937.
46. Bourdieu P., La misère du monde, Paris, éditions du Seuil, 1993.

127
claude didry

me paraît moins tenir d’une prophétie sur la « fin du travail », que du poids
croissant de celui-ci dans la vie des acteurs. En ce sens, le travail est au centre
d’un processus de « découverte », à la fois au niveau collectif, à travers par
exemple les mobilisations pour l’emploi face aux restructurations qui se multi-
plient dans le contexte de la crise actuelle et posent le problème de la finalité
oubliée de l’entreprise financiarisée, celle de la conception et de la réalisation
de produits, mais aussi au niveau individuel, à travers le développement de
l’activité féminine, phénomène marquant des cinquante dernières années 47 et
source d’une transformation de la Domination masculine 48.

conclusion
Dans les écrits de Bourdieu sur l’Algérie, le travail est au centre de cette
« sorte d’anamnèse méthodiquement provoquée 49 » permettant de dégager les
conditions historiques ayant conduit à un habitus économique que la théorie
économique a enfermé dans la rationalité intemporelle de l’homo economicus.
Ainsi, Bourdieu suggère rien moins que l’historicité du travail comme activité
productive et source d’un revenu régulier. La description, dans l’Algérie en
guerre, de cette « découverte du travail » où se joue une émancipation de l’indi-
vidu à l’égard de la communauté originaire invite, sur la suggestion de Bourdieu
lui-même, à un retour sur le travail dans la société française. Elle engage à
redécouvrir un monde dans lequel l’« idée même de travail » ne se manifeste
que progressivement, en sortant de la communauté familiale que continuaient
à entretenir les catégories du « louage d’ouvrage » dans le Code civil. Le contrat
de travail et le droit du travail confèrent à cette « idée de travail » une réalité
institutionnelle, à travers laquelle il devient possible d’identifier sous la multi-
tude des activités productives, le « travail » et donc grâce à laquelle un individu
peut se dire « travailleur ».
Comme souvent, la médaille a son revers, celui d’une domination d’autant
plus forte qu’elle se dissimule derrière l’illusion d’une liberté. Ainsi, revers de
cet habitus économique formé dans la découverte du travail :
« L’illusion que l’on pourrait avoir parfois que se trouve réalisée, au moins
en quelques lieux, l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son
propre travail, ne doit pas faire oublier les conditions cachées de la violence
symbolique exercée par le nouveau management. Si elle exclut le recours
aux contraintes plus brutales et plus visibles des modes de gouvernement
anciens, cette violence douce continue à s’appuyer sur un rapport de force qui

47. jan-ré M., Le genre à l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2012.


48. Bourdieu P., La domination masculine, Paris, éditions du Seuil, 1998.
49. Bourdieu P., « La fabrique de l’habitus économique », art. cit.

128
Bourdieu et l’« idée du travail »…

resurgit dans la menace du débauchage et la crainte, plus ou moins savam-


ment entretenue, liée à la précarité de la position occupée 50. »

De ce point de vue, la crise a fait son œuvre, en mettant au jour une violence
toujours moins douce que dans les années 1990, où la puissance des forces
financières ne cherche plus à se cacher derrière un « management des compé-
tences » et envisage tout simplement la liquidation d’un travail qui, parce qu’il
se nourrit de la maîtrise que lui procure un droit séculaire, lui paraît émettre
des prétentions salariales bien trop élevées pour répondre aux exigences de
la « compétitivité ». Mais peut-être que, face à cette violence toujours moins
symbolique, cette « utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son propre
travail » demeure de ces idées régulatrices simples pour une histoire qui reste
à écrire.

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130
Troisième partie

activités intellectuelles,
PRoFessions aRtistiQues
et économie sYmboliQue
Maxime Quijoux

intRoduction

La contribution de Pierre Bourdieu à l’éducation et à la culture constitue sans


doute l’apport le plus important du sociologue à la discipline. En faisant de la
« culture » une « économie » faite d’échanges et d’accumulations de type capita-
listique, Bourdieu opère une véritable révolution cognitive du fonctionnement
des organisations sociales : supposée autant unir les individus que les définir,
la culture concourt à l’inverse à la perpétuation des divisions sociales en faisant
des « goûts » l’outil et l’expression de ces inégalités dans l’espace social. Dès lors,
chaque institution et ses agents ayant affaire à la production de la culture comme
à sa transmission ne font rien d’autres que de participer à la reproduction sociale
du système : de l’école aux musées, du village à l’entreprise, toutes ces struc-
tures contribuent au maintien des inégalités avec d’autant plus d’efficacité qu’ils
méconnaissent le plus souvent les effets véritables de leurs actions sur la société.
Bourdieu entend donc montrer une nouvelle dimension des divisions sociales
qui structurent nos sociétés : au matérialisme économique typique du marxisme,
il ajoute un matérialisme symbolique d’autant plus puissant qu’il est la plupart
du temps insoupçonné et imperceptible car naturalisé.
Mais Bourdieu n’a pas fait que dévoiler la fonction véritable de la culture.
Une partie substantielle de ses travaux a aussi consisté à repenser les conditions
artistiques dans nos sociétés contemporaines. En revenant sur la genèse de la
notion contemporaine et désormais naturelle de «  l’art pour l’art  », il nous
renseigne non seulement sur les conditions économiques aux fondements de
la démarche artistique mais aussi sur les modalités de création d’un univers
social spécifique, de la naissance d’un « champ » autonome : le milieu artis-
tique naît d’une double rupture radicale construite avec pour intention princi-
pale l’indépendance esthétique contre les conventions bourgeoises dominantes,
qu’elles soient institutionnelles ou sociales. L’art tel qu’on le conçoit aujourd’hui,
dans son acceptation la plus noble, c’est-à-dire désolidarisé des conditions de
production les plus matérialistes, est donc moins le fruit d’un goût naturellement
partagé par tous que le corollaire d’un conditionnement historique et d’actions
« politiques » pour renverser l’univers esthétique dominant.

133
MaxiMe Quijoux

Qu’elle ait pour fonction de participer à la reproduction sociale ou qu’elle


se présente comme un marché autonome, l’analyse de la culture chez Bourdieu
porte toujours, en définitive, une double déconstruction : d’un côté, celle du
« talent », et, de l’autre, « du désintéressement ».
Cette partie vise à interroger le travail des professions intellectuelles et artis-
tiques telles que Bourdieu les envisage. Car s’il a considérablement renseigné
les mécanismes et les agents à l’œuvre dans la fabrication de la culture comme
instrument de domination ou comme champ esthétique, il n’a pas toujours
réalisé une description fine de ses activités et modes de production. Ou plutôt
celles-ci se présentent généralement en pointillé tout au long de son œuvre,
nécessitant par conséquent un travail minutieux de repérage.
C’est le cas par exemple du travail enseignant  : Bourdieu a abondam-
ment renseigné à la fois les propriétés sociales des professeurs tout comme
leur fonction au sein de l’institution ou de la société sans qu’on n’aperçoive
toujours clairement les contours de leur activité réelle. La contribution qui ouvre
cette partie entend justement revenir sur ce point « peu visible, transversal et
intime », pour reprendre les mots de l’auteur, dans l’œuvre de Pierre Bourdieu.
Grâce à un précieux travail exégétique, Sembel nous propose ici une plongée
aussi bien originale qu’heuristique sur cet objet fuyant qui, s’il nous renseigne
sur le travail de l’instruction, nous éclaire aussi sur le rapport souvent complexe
que le sociologue entretenait avec l’institution scolaire.
Le reste de la partie s’éloigne à la fois du professorat et de l’exégèse pour
s’intéresser à l’usage de Bourdieu dans l’étude contemporaine des activités et
professions artistiques. Par l’analyse du travail des « intermédiaires », Lizé et
Naudier réussissent ici à renouveler singulièrement l’approche du sociologue
tant sur les logiques du marché artistique que sur celui de champ : en effet,
l’examen qu’ils proposent de leur rôle et de leurs activités montre comment
cette nouvelle catégorie d’agents réussit à imposer son nomos néolibéral dans un
domaine pourtant historiquement caractérisé par son autonomie.
Les deux dernières contributions constituent enfin davantage des invitations
réflexives sur l’usage des analyses de Bourdieu aux études des professions artis-
tiques : à partir de leurs enquêtes respectives, Sorignet et Perrenoud s’interrogent
en effet sur le recours à Bourdieu pour penser les réalités professionnelles des
danseurs et des musiciens contemporains. Perrenoud va même plus loin  :
il montre toute la fécondité qui existe non seulement à exporter la notion d’éco-
nomie symbolique au-delà des professions artistiques, mais aussi à la combiner
avec l’approche interactionniste nord-américaine.

134
Nicolas SeMbel

bouRdieu et le tRavail enseignant :


ReconstRuction d’un obJet Peu visible,
tRansveRsal et intime

un travail enseignant peu visiBle, transversal et intime


Cerner le travail enseignant chez Bourdieu est une entreprise ambitieuse
qui n’est pas facilitée par le statut des objets « travail » et « enseignant » dans
l’ensemble de ses écrits, à la fois peu visibles et transversaux. Nous ferons
l’hypothèse que leur « croisement » permet d’atteindre une dimension intime
du Bourdieu enseignant, sociologue, et élève, dans son rapport critique à l’ins-
titution scolaire.
Bien identifiée au début de sa carrière, la thématique du travail a été rapide-
ment remplacée chez Bourdieu par celle de l’éducation ; le travail est devenu
par la suite un concept transversal à plusieurs objets, et a donc perdu de sa
spécificité théorique, pour gagner en opérationnalité (par exemple, le « travail »
d’euphémisation des enseignants). Le contexte de l’institutionnalisation de
la sociologie française du travail, et précisément, à cette occasion, de ce que
Bourdieu appellerait la « définition préalable de l’objet » travail, « où tout se
joue 1 », a eu un rôle majeur dans cette évolution 2. Selon Bourdieu,
« La sociologie empirique sur […] le travail […] était faite par des gens
humainement parfaits, mais, si je puis dire, trop humains… La rupture
s’opère aussi contre tout ça. On ne fait pas de la socio pour se faire plaisir en
souffrant avec ceux qui souffrent 3. »

1. bourdieu P., ChaMboredon J.-C. et passeron J.-C., Le métier de sociologue, Paris/La Haye,
Mouton, 2005 [1968], p.  xii (préface à la 5e édition, entretien de Pierre Bourdieu avec
Beate Krais).
2. Cf. borzeix a. et rot g., Sociologie du travail, genèse d’une discipline, naissance d’une revue,
Nanterre, PUPO, 2010. Dans cet ouvrage, la « présence/absence » de Bourdieu joue un rôle
qui semble avoir été structurant pour le champ de la sociologie du travail en constitution.
3. bourdieu P., ChaMboredon J.-C. et passeron J.-C., Le métier de sociologue, op. cit., p. x.

135
nicolas seMBel

On constate qu’il « reste » un court texte ayant le mot travail dans son titre,
daté de 1975, repris en 1996 et réédité en 1997 puis en 2003 4. Et encore, il
semble difficile d’y trouver trace d’une sociologie du travail enseignant, même si
avec la « double vérité » Bourdieu rapporte l’analyse de tout travail à la violence
symbolique, qui est certainement l’un des concepts clé, dans sa sociologie, pour
analyser le travail enseignant ; il apparaît explicitement en 1970 dans La repro-
duction (co-écrit avec J.-C.  Passeron), pour décrire tout «  travail  » et toute
« action » pédagogiques, et le « travail scolaire » de l’enseignant en particulier.
Cependant, les recherches de Bourdieu en éducation les plus connues n’ont
pas mis spécialement en avant le travail enseignant, objet toujours « pris » avec
d’autres dans des démonstrations à visée plus générale. Bien identifiée après les
débuts algériens et tout au long de son œuvre, l’éducation chez Bourdieu n’a
que progressivement laissé émerger une véritable sociologie des enseignants, et,
non sans mal, une sociologie de leur travail comme activité et responsabilité ;
lequel travail ne peut être pleinement saisi que par recoupements multiples avec
d’autres concepts, parfois développés dans d’autres thématiques que l’éduca-
tion, et en procédant à une relecture rétrospective de l’œuvre à la lumière de la
synthèse indispensable pour notre entreprise que constitue L’esquisse pour une
auto-analyse 5.
Ces faible visibilité et forte transversalité se retrouvent chronologiquement.
Une sociologie du travail enseignant apparaît discrètement dans les travaux
sur l’Algérie, avec des passages sur l’école. Elle naît véritablement avec les
travaux sur l’éducation des années 1960, qui lui réservent cependant un statut
très différencié selon les publications, et ne contribuent pas forcément à le
clarifier alors que le contexte se montrait tout approprié ; mais, selon notre
hypothèse, Bourdieu ne travaillait pas assez seul à cette époque dans ce domaine
de l’éducation. Elle se prolonge de façon plus visible dans les années 1970 avec
les « catégories de l’entendement professoral » et l’enquête sur la « fonction
de consécration  » en classes préparatoires ; et de façon moins visible dans
d’autres travaux, par exemple avec ce que l’on pourrait appeler une « pédago-
gie de l’incorporation » dans Esquisse pour une théorie de la pratique (1972).
Les années 1980 voient la publication des deux synthèses, Homo academicus
(1984), et surtout La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps (1989),
dans lesquelles la place et le rôle du travail enseignant peuvent être précisément
repérés. Les années 1990 élargissent l’objet de manière empirique avec les entre-
tiens sur la misère de la position enseignante dans La misère du monde (1993).
Les années 2000 donnent lieu à la publication du dernier texte non posthume

4. bourdieu P., « La double vérité du travail », in Les méditations pascaliennes, Paris, éditions
du Seuil, 2003, p. 291 et suiv.
5. bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004 [2001]. Nous préci-
serons autant que possible la date d’écriture des textes cités.

136
Bourdieu et le travail enseignant…

sur l’éducation, « Inconscients d’école 6 » (2000), dans lequel le travail ensei-
gnant est, à nouveau, à la fois présent, peu visible, et ancré dans un rapport
intime à son auteur qui se précisera ensuite, avec les deux ouvrages posthumes
sur la réflexivité et l’auto-socioanalyse.
Une autre chronologie permet de retrouver trois « emprises » théoriques
successives du travail enseignant dans la sociologie bourdieusienne  : celui-
ci est en effet lié, à mesure que cette sociologie se construit, avec la notion
descriptive de système (très régulièrement utilisée par Bourdieu et ses éventuels
co-auteurs dans les années 1960, jusqu’au sous-titre de La reproduction, en
1970), notion jamais théorisée, qui préfigure le développement du concept
de champ (années 1970 à 1990), apparu en 1966 chez Bourdieu, mais pas en
éducation ; lequel nourrit la démarche de réflexivité comme position, forma-
lisée tardivement (années 2000), mais qui prend sa source dès les premiers
travaux sur l’Algérie (années 1950). À chaque étape le travail enseignant permet
de dynamiser, de « mettre à l’épreuve », des éléments d’analyse théorique qui
ne lui étaient pas forcément destinés ; en retour, sa construction comme objet
d’étude avance, balisant un espace pour l’analyse sociologique, et également
pour l’auto-socioanalyse.
Le travail enseignant est donc présent dans plusieurs endroits «  straté-
giques » de sa sociologie. Sa visibilité aurait donc pu apparaître à plusieurs
reprises, à plusieurs moments, en lien avec plusieurs concepts ; il n’en est rien ;
la transversalité a renforcé la faible visibilité, comme si Bourdieu avait passé
sa vie de sociologue à tourner autour du travail enseignant sans se résoudre à
le prendre à bras-le-corps ; comme s’il avait tellement « incorporé » cet objet,
qui concernait son activité professionnelle, mais aussi son rapport à l’institu-
tion scolaire, que cette incorporation empêchait la distance suffisante pour son
traitement scientifique.
Surmonter sa domination culturelle originelle (à travers notamment son
accent), s’inscrire dans une logique de déracinement (poursuite d’études à Paris)
puis de renversement « désenchanté 7 » de la domination culturelle scolaire, et
lutter pour ne jamais être doxosophe de cette même culture scolaire dominante,
tout en étant un de ses représentants les plus légitimés par elle : autant d’élé-
ments de porte-à-faux qui seront régulièrement utilisés contre Bourdieu par ses
détracteurs. Pourtant, ambivalences, revanche et autres reproches ne pèsent
que peu de poids face à l’enjeu et au moteur de toute cette entreprise : la simple
ambition de pouvoir s’accepter soi-même 8. Le rapport désenchanté, décalé et

6. bourdieu P., « Inconscients d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, no 135, 2000,
p. 3-5.
7. bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1987 [1984], p. 307.
8. bourdieu P., « Voir avec l’objectif de la photographie », entretien avec Franz Schulteis,
in bourdieu P. (yaCine T. [coord.]), Esquisses algériennes, Paris, éditions du Seuil, 2008
[2001], p. 373.

137
nicolas seMBel

clivé du Bourdieu enseignant et sociologue au travail enseignant comporte


finalement, aussi, une dimension « intime » (terme utilisé, mais très rarement,
par Bourdieu 9). Il s’inscrit également dans une démarche individuelle de triple
dépassement du désenchantement, du décalage et du clivage, par la recherche
– au moyen de la sociologie – de son « je véritable 10 », par « la construction […]
de quelque chose comme un sujet 11 », et par ce que l’on pourrait appeler une
inscription dans l’universel par le cas particulier auto-objectivé. Même si
Bourdieu a beaucoup co-écrit, il est seul à avoir poussé aussi loin le projet
d’une sociologie de l’éducation comme sociologie de la connaissance 12, du fait,
selon notre hypothèse, de son rapport si particulier à l’éducation. Des indices de
ce rapport personnel de Bourdieu à l’éducation, et notamment au scolaire, sont
parsemés dans son œuvre, « bribes d’objectivation de moi-même que j’ai laissées
sur mon chemin, tout au long de ma recherche 13 ». Nous avons « tamisé » ces
bribes au moyen d’une grille de lecture qui s’est avérée indispensable de par
l’économie qu’elle nous a fournie : la recherche systématique de l’objet « travail
enseignant ».
L’hypothèse qui a guidé notre recherche est double : cerner le rapport person-
nel de Bourdieu à l’éducation pour comprendre sa sociologie, et le rapport intime
de Bourdieu au travail enseignant pour en comprendre sa radicalité critique.
En effet, si la sociologie de Bourdieu est critique, sa sociologie de l’éducation
l’est particulièrement, et nous voudrions montrer que sa sociologie « reconsti-
tuée » du travail enseignant l’est encore plus 14. Quant à savoir quel est le « je
véritable », quel est le « sujet », de l’enseignant au travail, et de l’enseignant
Bourdieu au travail, cela fera l’objet d’une publication ultérieure 15.

la description du travail enseignant : un espace sociologique


La sociologie du travail enseignant chez Bourdieu se construit contre
«  la représentation commune qui réduit l’action pédagogique à sa fonction
technique 16 », laquelle ne peut conduire qu’à l’« atomisation de la fonction

9. Par exemple, dans la posface d’Homo academicus (op. cit., p. 289). Il s’agit pour lui de
rompre avec l’intime comme « je primaire » tout en s’appuyant sur lui pour retrouver le
« je véritable ».
10. bourdieu P., « Sur l’objectivation participante. Réponse à quelques objections », Actes de
la recherche en sciences sociales, no 23, 1978, p. 69.
11. bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 41.
12. bourdieu P., La noblesse d’État, Paris, Les éditions de Minuit, 1989, p. 13.
13. bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 14.
14. Cette radicalité est la plus forte dans les deux textes qui vont le plus loin selon nous dans
l’objectivation anti-scolaire de Bourdieu enseignant et sociologue par lui-même : Leçon sur
la leçon (1982) et « L’assassinat de Maurice Halbwachs » (bourdieu P., Lettre du Collège de
France, 1987, no 16, p. 164-170).
15. La version initiale de notre texte était trois fois plus longue.
16. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 101.

138
Bourdieu et le travail enseignant…

professorale 17 ». Au plus loin des figures habituelles, en sociologie du travail


et de l’éducation, du pédagogue et du bricoleur 18, Bourdieu décrit l’ensei-
gnant au travail comme un agent de l’état, membre des fractions dominées de
la classe dominante, petit-bourgeois, intellectuel, professionnel de la langue
(scolaire), producteur de jugements, formé, et appartenant à un champ, celui
de l’enseignement.

L’enseignant est d’abord un fonctionnaire, c’est-à-dire un agent de l’état, voire


dans certaines situations professionnelles un « prolétaire de l’état », l’incarna-
tion de sa « main gauche 19 ». Cette dernière précision (chronologiquement) a
contribué à nuancer la position objectivement critique sur les enseignants que
Bourdieu pouvait avoir à la fin des années 1960 avec ses travaux critiques du
« système », à la fin des années 1970 avec ses travaux sur la stratification sociale,
où les enseignants sont d’abord classés comme membres des catégories favori-
sées, et à la fin des années 1980 où la critique s’est recentrée sur des enseignants
formant l’élite scolaire, qui ne représentent qu’une partie du corps. Il faut donc
attendre le tournant des années 1990 et la rédaction de La noblesse d’État (1989),
du cours sur l’état (1989-1991 20), et de La misère du monde (1993) pour que les
enseignants « subalternes 21 » puissent être reconnus par Bourdieu, à travers ses
recherches, comme membres à part entière des classes moyennes 22 en tant que
fonctionnaires de tous statuts.
Tout enseignant, du fait de son statut de fonctionnaire, et de son travail réel
de « bureaucrate évaluateur », fonde la bureaucratie d’état, tout simplement en
évaluant le travail des élèves, activité hautement symbolique et extraordinaire-
ment légitimée, qui n’a pas que pour effet de classer les élèves, mais aussi de se
positionner en spécialiste du contrôle d’un objet, le travail scolaire, éminemment
difficile à bureaucratiser, et qui ne peut l’être, et ce massivement, que par un
coup de force symbolique. Le travail enseignant est un « travail de dissimulation
et de transfiguration (en un mot, d’euphémisation) », qui fait « méconnaître-
reconnaître la violence » objective en pouvoir symbolique, « capable de produire
des effets réels sans dépense apparente d’énergie 23 ».

17. Ibid., p. 133.


18. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas trouver dans ses écrits un travail à l’œuvre,
improprement identifié comme du bricolage ; et une possible sortie de la critique par la
pédagogie, une pédagogie que nous appellerions sociologique, mais qui a bien évolué
depuis la « pédagogie rationnelle » de la conclusion des Héritiers (avec J.-C. passeron,
1964).
19. bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris, éditions du Seuil, 1993, p. 221.
20. Qui vient d’être publié sous le titre Sur l’État (Paris, éditions du Seuil/Raisons d’agir, 2012
[1989-1991]).
21. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 40.
22. Cf. aussi Chapoulie J.-M., Les professeurs de l’enseignement secondaire, un métier de classe
moyenne, Paris, éditions de la MSH, 1987.
23. bourdieu P., « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, 1977, p. 411.

139
nicolas seMBel

Car, plus précisément encore, l’enseignant fait partie dans la plupart des cas
des fractions dominées de la classe dominante, d’autant plus qu’il est souvent une
femme. Il en découle pour tous les enseignants, et particulièrement pour les
femmes, des « prises de position moyennes », incarnation selon Bourdieu de la
« médiocrité académique » produite par l’académisme :
« Les professeurs d’origine petite-bourgeoise (notamment les fils [et filles]
d’enseignants subalternes) sont tout spécialement prédisposés à entrer dans
la position paradoxale, voire contradictoire, que leur aménage le système
d’enseignement : étant inclinés à s’opposer d’un côté à la fraction prolétaroïde
ou à la fraction consacrée de l’intelligentsia libre et de l’autre aux occupants
des positions dominantes dans le champ du pouvoir, et se trouvant ainsi
contraints de se définir par référence à des prises de position radicalement
opposées en matière de culture, ils sont spontanément inclinés vers des prises
de position moyennes qui conviennent parfaitement à une bureaucratie de
la conservation culturelle chargée de pratiquer l’arbitrage entre les audaces
de l’avant-garde intellectuelle et l’inertie conservatrice de la bourgeoisie 24. »

Finalement :
« Les tensions entre le culte du brillant, corrélatif de la dépréciation scolaire
du scolaire, et la nécessaire reconnaissance des vertus proprement scolaires
se résolvent dans l’exaltation du juste milieu et de la mesure qui définit
l’academica mediocritas, cette somme de vertus moyennes 25 […] vertus de
modération et de pondération dans les choses intellectuelles qui implique le
refus de toute forme d’excès, même en matière d’invention et d’originalité 26. »

L’enseignant est donc un petit-bourgeois (intellectuel). Particularité : le petit-


bourgeois est la « victime par excellence de la violence symbolique », avec des
aspirations au principe de ses insatisfactions ; aspirations dans l’immobilier 27
notamment, qui sont au principe des insatisfactions professionnelles et intel-
lectuelles des enseignants ; ce qui le conduit dans des « impasses royales, celles
que l’école réserve souvent à ses élus et dont la plus remarquable est la carrière
professorale elle-même 28 ». Cette « tension » entre aspirations et insatisfactions
est décrite dans La noblesse d’État :
« Les pratiques pédagogiques des professeurs, en particulier leurs opérations
de sélection, trahissent la tension entre les valeurs scolaires et les valeurs

24. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 40-41.


25. Ibid., p. 41.
26. Ibid., p. 77-78.
27. Selon un exemple pris par bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions
du Seuil, 2000.
28. Ibid., p. 223.

140
Bourdieu et le travail enseignant…

mondaines et entre les dispositions petites-bourgeoises et les dispositions


bourgeoises dont l’institution scolaire est le lieu 29. »

Cependant, malgré les transformations du champ et de l’analyse sociolo-


gique de cette transformation, de l’objet et du regard de Bourdieu sur l’objet, les
enseignants restent des intellectuels, porteurs d’une doxa (dont la culture scolaire
constitue un élément central), voire de « racisme de l’intelligence ». Donc, tout
enseignant se positionne par rapport à la culture scolaire, certes différemment
selon son statut, sa discipline, les hiérarchies qui existent entre les différentes
catégories et les conditions d’exercice du métier. Ce qui fait que tout ensei-
gnant est objectivement porteur de racisme de l’intelligence, et peut l’exercer,
volontairement ou non ; ce « racisme de classe » est repéré dès Les héritiers 30.
« Le racisme de l’intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d’une
classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres »,
qui s’exprime sous la forme de l’euphémisation et de la dénégation, et « devient
quasi méconnaissable », par exemple à travers les classements scolaires, et parti-
culièrement dans un contexte scolaire composé de « gens [élèves] dépourvus des
prédispositions socialement constituées » exigées tacitement ; bref, il est marqué
par « l’envahissement par le nombre 31 ». Mais ce racisme, conscient ou non,
transforme les professeurs qui le véhiculent en « pauvres blancs de la culture 32 ».

L’existence d’un tel racisme est à relier directement au fait que l’enseignant
est un professionnel de la langue, acteur d’un «  marché linguistique  » où sa
« parole performative » assure sa « domination relative ». Bourdieu évoque
clairement le « travail permanent de correction », assuré par les enseignants et
notamment les « grammairiens », basé sur des règles « explicitement consti-
tuées par un travail de codification et expressément inculquées par un travail
pédagogique 33 ».
Le paradigme du fonctionnement du « marché linguistique » est précieux
à deux titres au moins : d’abord pour comprendre ce qui se joue dans le quoti-
dien de la classe, de toute classe, et qui est du ressort de l’ordre conversation-
nel 34, même dans les situations qui se situent loin de la culture scolaire ; car
29. Ibid., p. 39.
30. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les éditions de Minuit, 1964, p. 107.
31. bourdieu P., « Le racisme de l’intelligence », Questions de sociologie, 1984 [1978], p. 264,
265 et 267.
32. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 14.
33. bourdieu P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 52. Cet extrait permet au
passage de souligner quelle est précisément la place principale du concept opératoire
de « travail » chez Bourdieu, concept omniprésent, mais plus rattaché à une sociologie
de l’action « en général » qu’à une sociologie du travail telle qu’elle est identifiée tradi-
tionnellement, par exemple à un terrain ou à un métier, entreprise dont Bourdieu s’est
volontairement détaché lors de la genèse française de cette « spécialité », comme nous
l’avons déjà souligné.
34. goFFMan E., Façons de parler, Paris, Les éditions de Minuit, 1987.

141
nicolas seMBel

il est toujours question d’échanges linguistiques, et donc de structuration


« classique » d’un marché linguistique ; ensuite, pour comprendre ce qui se
joue dans les transformations scolaires de la langue routinière. L’exemple du
travail accompli par (le professeur) Heidegger est révélateur :
«  S’autorisant de la tradition philosophique qui veut que l’on tire parti
des potentialités infinies de pensée que recèlent le langage ordinaire et les
proverbes du sens commun, Heidegger introduit dans la philosophie univer-
sitaire […] des mots et des choses qui en étaient jusque-là bannis. »

Il les «  ramène sur le terrain de la pensée philosophique universitairement


recevable (et le débat avec les néo-kantiens contribue beaucoup à lui assurer
cette respectabilité) 35 ».
Faiblesse du rationalisme académique face à l’antisémitisme déterminé.
Précisément :
« Le travail à la fois conscient et inconscient d’euphémisation et de subli-
mation, qui est nécessaire pour rendre dicibles les pulsions expressives les
plus inavouables dans un état déterminé de la censure du champ, consiste à
mettre en forme et à mettre des formes […]. Le jeu avec les formes sensibles du
langage trouve son accomplissement lorsqu’il porte non sur des mots isolés,
mais sur des couples de termes, c’est-à-dire sur des relations entre des termes
antagonistes […] qui renvoient toujours à une relation d’opposition entre des
positions sociales ou des groupes sociaux 36. »

Il s’agit d’un explicite apparent, fondé en réalité sur un malentendu implicite.

Un aspect particulier et central de ce marché linguistique structure, par les


effets sociaux produits, le travail de l’enseignant autour de la doxa que consti-
tuent ses jugements scolaires et professionnels, « sans que soient jamais connus
ni reconnus officiellement les principes ou les critères proprement sociaux
du classement », ni « la définition implicite de l’excellence 37 ». L’analyse des
« appréciations » des enseignants sur leurs élèves constitue aujourd’hui un outil
décisif pour saisir par exemple les inégalités de genre défavorables aux filles.
Bourdieu et de Saint-Martin ont appliqué une méthodologie incontournable qui
permet de décrire le cœur du travail enseignant : son travail de classification.
« On saisira ainsi à l’œuvre les formes scolaires de classification qui, comme
les formes primitives de classification dont parlaient Durkheim et Mauss,

35. bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Les éditions de Minuit, 1988,
p. 65 et p. 80.
36. Ibid., p. 83 et p. 92.
37. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 56-57.

142
Bourdieu et le travail enseignant…

sont transmises, pour l’essentiel, dans et par la pratique, en dehors de toute


intention proprement pédagogique 38. »

Le « travail pédagogique » de classification participe de l’« incorporation des


structures ». Par exemple, dès le début de la scolarité, « la prime éducation traite
le corps comme un pense-bête » ; « travail », « action » et « autorité » pédago-
giques, « à travers des injonctions aussi insignifiantes que tiens-toi droit », et
toutes les injonctions scolaires du même ordre, résument la « ruse de la raison
pédagogique » située au cœur du travail enseignant : « extorquer l’essentiel sous
l’apparence d’exiger l’insignifiant 39 ».

En outre, la formation initiale et continue des enseignants ne questionne


pas, sauf exception, ces caractéristiques structurales, qui fondent leur ethos
professionnel de dénégation de la violence symbolique, et d’euphémisation
de la fonction de consécration 40. Il faudrait pour cela que cette formation soit
beaucoup plus en phase avec les routines professionnelles des enseignants,
qui font système : le travail enseignant est pris dans des « relations d’interdé-
pendances [qui] restent le plus souvent cachées aux yeux des agents » ; par
conséquent, toute formation suppose, bien plus que la « recherche de solutions
nouvelles » (en pédagogie) ou la diffusion (pour imitation) d’« expériences
novatrices », de « s’armer de la connaissance de la logique du système dans
lequel ils [les produits de la recherche] doivent fonctionner », et notamment la
connaissance de la « fonction du jugement 41 ».

L’intersection du champ du pouvoir et du champ intellectuel constitue


ainsi un champ de l’enseignement 42, caractérisé par une histoire, un « impensé
institutionnel », des données sociales et de multiples hiérarchies (statutaires,
disciplinaires…). Cet élément est important : ainsi délimité, ce champ de l’ensei-
gnement n’est pas qu’un champ d’élites intellectuelles ; tout enseignant y appar-
tient objectivement, même le plus « dominé » d’entre eux, même situé loin des
« élites » ; et, parallèlement, l’enseignant situé au plus loin des élites reste en
lien avec le champ du pouvoir. De plus, chaque professeur peut être « à la fois
usager du système d’enseignement en tant que parent d’élève et agent du système
38. bourdieu p. et saint-Martin M. de, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes
de la recherche en sciences sociales, no 3, 1975, p. 69.
39. bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1972,
p. 189, 196 et 197.
40. C’est toujours le constat que nous pouvons faire après quinze ans d’expérience « auto-
objectivée participante » (dans la mesure de nos possibilités et du possible) d’enseignant-
chercheur en sociologie en IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres).
41. bourdieu P., « Système et innovation », in Pour une école nouvelle, colloque d’Amiens,
mars 1968, p. 347 et 350.
42. Non défini comme tel par Bourdieu, qui ne s’est longtemps intéressé qu’au champ du
pouvoir, dont les professeurs du supérieur sont les figures emblématiques (cf. La noblesse
d’État, op. cit., graphique p. 379).

143
nicolas seMBel

d’enseignement en tant que professeur 43 ». Ce qui en fait des professionnels


patentés de la « transmission domestique » de leur capital culturel, à des fins de
reproduction par « investissement éducatif 44 », auprès de leurs enfants et/ou des
élèves qu’ils consacrent. Au final, dans ce champ :
« Il y a, entre autres choses, des milliers de professeurs qui appliquent aux
élèves des catégories de perception et d’appréciation structurées selon les
mêmes principes […]. Autrement dit, l’action du système scolaire est la résul-
tante des actions plus ou moins grossièrement orchestrées par des milliers
de petits démons de Maxwell qui, par leurs choix ordonnés selon l’ordre
objectif […] tendent à reproduire cet ordre sans le savoir, ni le vouloir 45. »

l’analyse du travail enseignant : un « sens pratique » pÉdagogique


Après l’entrée par les concepts et notions décrivant l’enseignant comme
travailleur, nous allons aborder l’objet « travail enseignant » par les deux princi-
paux concepts et les deux principales notions que nous avons repérées pour
décrire le travail lui-même. Ceux-ci permettent de mettre cet objet en avant de
façon saillante – démarche nécessaire pour « compenser » sa faible visibilité et
sa forte transversalité – et de reconstituer au final, selon nous, la dynamique qui
relie tous les éléments descriptifs et les concepts analytiques du travail ensei-
gnant dans le cadre d’un « sens pratique » pédagogique. Précisons déjà que ce
dernier se fonde sur
« l’extraordinaire dénégation collective qui rend impensable, tant pour ceux
qui les prononcent que pour ceux qui en font l’objet, l’appréhension directe
du soubassement social des jugements scolaires, ainsi réduits à des actes
ordinaires du rituel déréalisant de l’initiation  […]. On est là en effet au
principe le plus obscur de l’action 46 [des enseignants au travail] ».

La principale dynamique conceptuelle : un travail de violence symbolique


« au service » d’une fonction de consécration

S’il ne fallait retenir que deux concepts pour cerner la sociologie bourdieu-
sienne du travail enseignant, ce serait ceux de violence symbolique (que Bourdieu
a formulés avec Passeron puis développés sans) et de fonction de consécration,
soit les deux plus « radicaux », au terme d’une épure qui pourrait laisser un
goût de pessimisme. Ils sont au cœur des deux synthèses écrites au terme des
43. bourdieu P., Sur l’État, op. cit., p. 510.
44. bourdieu P., « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie,
1974, p. 36.
45. bourdieu P., Raisons pratiques, Paris, éditions du Seuil, 1994 [1989], p. 46-47 ; ou, pour
une formulation quasi identique, La noblesse d’État, op. cit., p. 8-9.
46. Ibid., p. 59.

144
Bourdieu et le travail enseignant…

deux cycles de presque dix et vingt ans de recherches sur l’éducation (1960-
1970 et 1970-1990) ; et, aujourd’hui, respectivement un peu plus de quarante ans
(La reproduction, 1970) et trente ans (« épreuve scolaire et consécration sociale »,
1981 47, repris en 1989 dans La noblesse d’État) après leur première formulation
« stabilisée », ce sont ceux qui restent le plus d’actualité, qui incarnent le mieux les
permanences, voire l’universalisme, de l’action et de l’entendement professoraux.
Il faut donc attendre la fin du cycle des recherches sur l’éducation des
années 1960 pour que l’« action », l’« autorité » et le « travail » pédagogiques
en milieu scolaire soient pointés sans concession et sans esquive, et qu’un travail
enseignant comme action et comme responsabilité soit envisageable sociolo-
giquement, avec la définition du concept de violence symbolique ; nous ne
recenserons pas ses évolutions 48 ni sa construction à travers La reproduction,
et reprendrons simplement ce qu’il en est dit dans l’avant-propos de l’ouvrage.
La violence symbolique est une action, notamment une action pédagogique,
« qui ne peut atteindre son effet propre que si se trouve objectivement mécon-
nue sa vérité objective d’imposition d’un arbitraire culturel 49  ». Déjà, dans
Les héritiers (1964), le principe de la violence symbolique était posé empirique-
ment : « Jamais un professeur ne réclame toute la passivité que les étudiants lui
accordent 50. » Il est possible que ce soit autour du concept de violence symbo-
lique, et de la responsabilité de l’enseignant dans son travail qu’il implique, que
Bourdieu et Passeron aient atteint les limites de leur « accord » sociologique,
ce qui a produit la forme particulière du livre I de leur dernière collaboration 51.
Il est à noter que, si la « forme suprême 52 » de la violence symbolique est
constituée par le rationalisme académique véhiculé par les enseignants, lequel
trouve sa forme la plus « louche » à travers la figure professorale de M. Heidegger,
que Bourdieu finit par relier directement à la « folie ultrarationnelle » des camps
de concentration, rationalisme auquel il impute la responsabilité de « l’assassinat
de Maurice Halbwachs 53 », les « victimes par excellence » de la violence symbo-
lique sont les petits-bourgeois, et notamment la petite bourgeoisie intellectuelle,
dont font partie la plupart des enseignants, dans leur rapport à l’économie de
marché, comme nous l’avons vu dans la partie précédente. À la fois vecteurs et
victimes de la violence symbolique : cela s’explique parce qu’au cœur de leur
travail d’enseignant :
47. bourdieu P., « épreuve scolaire et consécration sociale », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 39, 1981, p. 3-70.
48. Sur ce point cf. Mauger G., « Sur la violence symbolique », in Müller H.-P. et sintoMer Y.
(dir.), Pierre Bourdieu, théorie et pratique, Paris, La Découverte, 2006.
49. bourdieu P. et passeron J.-C., La reproduction, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, p. 11.
50. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 85.
51. passeron J.-C., «  Que reste-t-il des Héritiers et de La reproduction (1964-1971)
aujourd’hui ? Questions, méthodes, concepts et réception d’une sociologie de l’éduca-
tion », in Chapoulie J.-M. et al. (dir.), Sociologues et sociologies. La France des années 60,
Paris, L’Harmattan, 2005.
52. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 2003 [1997], p. 119.
53. bourdieu P., « L’assassinat de Maurice Halbwachs », art. cit.

145
nicolas seMBel

« Ils ne font bien ce qu’ils ont à faire (objectivement) que parce qu’ils croient
faire autre chose que ce qu’ils font, parce qu’ils font autre chose que ce qu’ils
croient faire ; et parce qu’ils croient en ce qu’ils croient faire 54. »

Tels les dominants qui sont dominés par leur domination, les enseignants
sont des « mystificateurs mystifiés, ils sont les premières victimes des opérations
qu’ils effectuent 55 ». Toutefois, si la violence symbolique est au cœur du travail
enseignant, elle n’en reste pas moins « au service » de la fonction de consécration
(cf. point suivant). Ce que permet de décrire précisément le lien entre formalisa-
tion et codification : la langue professorale et scolaire produit une formalisation
dont la force propre produit à son tour de la codification.
« La force de la forme, cette vis formae dont parlaient les anciens, est cette
force proprement symbolique qui permet à la force de s’exercer pleinement
en se faisant méconnaître en tant que force et en se faisant reconnaître,
approuver, accepter, par le fait de se présenter sous les apparences de l’uni-
versalité – celle de la raison ou de la morale 56. »

La codification transforme cette violence symbolique, par la langue, en certi-


ficat, preuve de la consécration :
« L’effet le plus typique de la “raison d’état” est l’effet de codification qui est à
l’œuvre dans des opérations aussi simples que l’octroi d’un certificat par […]
quelqu’un de mandaté pour produire un point de vue qui confère des droits
universellement reconnus au détenteur du certificat 57. »

Le travail de formalisation et de codification est bien sûr variable selon les


contextes, comme nous le verrons avec les figures de l’enseignant chez Bourdieu,
mais tout enseignant travaille par rapport à ce double impératif symbolique et
technique.

La consécration : une dialectique de dévalorisation


(de la valeur que l’on s’attribue en entrant à l’école)/
revalorisation (substitution par l’école de la valeur qu’elle légitime)

Le mécanisme de consécration est le plus puissant, puisqu’il oriente la


violence symbolique, fait reproduire par les enseignants ce qu’ils ont vécu, et

54. bourdieu P., La noblesse d’État, op.  cit., p.  61 ; et, quatorze ans avant, bourdieu p. et
saint-Martin M. de, « Les catégories de l’entendement professoral », art. cit., p. 80.
55. Idem.
56. bourdieu P., «  La codification  », in Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987
[1983], p. 103.
57. bourdieu P., « Espace social et pouvoir symbolique », ibid., 1987 [1986], p. 162.

146
Bourdieu et le travail enseignant…

est subi le plus souvent en toute inconscience. Bourdieu évoque la « machinerie


du processus de consécration 58 », et la définit comme suit :
« En commençant par déposséder les individus de la valeur qu’ils s’attri-
buent […], l’institution scolaire se met en mesure de leur restituer, sous la
forme du titre qui les consacre comme membres patentés, la valeur qu’elle
leur a d’abord enlevée 59. »

Le système scolaire produit autant de la « possession » que de la « dépossession ».


« Le miracle de l’efficacité symbolique s’abolit si l’on voit que cette véritable
action magique d’influence ou, le mot n’est pas trop fort, de possession, ne
réussit que pour autant que celui qui la subit contribue à son efficacité […].
On rencontrera tout au long de ce livre de ces possédés qui font les quatre
volontés de l’institution, parce qu’ils sont l’institution faite homme, et qui,
dominés ou dominants […] font corps avec elle 60. »

Et, en même temps,


« L’école, qui est la forme la plus avancée du monopole dans le domaine
culturel, a aussi un envers de dépossession  : le système scolaire produit
l’inculte, le dépossédé culturel 61. »

Possession et dépossession fonctionnent dans certains cas simultanément :


« La vérité la plus cynique perce toujours sous la célébration la plus enchantée 62. »
On retrouve ici la caractéristique fondamentale des jugements professoraux.
« Et, de fait, l’école tend à considérer avec indulgence un mauvais rapport à la
culture quand il apparaît comme la rançon d’un bon rapport avec l’école 63. »

Deux notions empiriques contribuent à faire tenir cet ordre scolaire marqué
par la violence et par la dévalorisation si souvent euphémisées : la complicité
et le malentendu.

Complicité (Les héritiers, 1964) et malentendu


(Rapport pédagogique et communication, 1965, Le sens pratique, 1980)

La série d’enquêtes sur l’éducation menée par Bourdieu, Passeron et leur


équipe pendant les années 1960 donne lieu à la publication de deux ouvrages
(Les héritiers. Les étudiants et la culture, en 1964, et La reproduction. Éléments
58. bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 16.
59. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 152 ; et huit ans avant, bourdieu P., « épreuve
scolaire et consécration sociale », art. cit., 1981.
60. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 10.
61. bourdieu P., Sur l’État, op. cit., p. 363.
62. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 74.
63. Ibid., p. 39.

147
nicolas seMBel

pour une théorie du système d’enseignement, en 1970), en passant par la publica-


tion de « cahiers » du Centre de sociologie européenne (dont le plus utile pour
notre propos est Rapport pédagogique et communication, en 1965), et plusieurs
articles, numéros spéciaux de revues, ouvrages collectifs. Pour sa part, durant
cette période, Bourdieu signe seul ou non une série très dense de publications,
consacrée principalement à l’éducation et à la culture 64. La reconstruction de
l’objet « travail enseignant » à travers les écrits de cette période s’avère instruc-
tive. Le work in progress bourdieusien peut se mesurer d’un écrit à l’autre.
La sociologie de l’éducation est en train de naître, d’abord empiriquement, c’est
à souligner. Les éléments d’analyse théorique que nous avons évoqués dans les
deux points précédents ne sont pas encore formalisés ; le rapport personnel de
Bourdieu à la « chose » scolaire non plus. Il y a des données, nombreuses, qui
sont organisées selon un regard spécifique, critique et radical dès Les héritiers.
Chronologiquement, le travail enseignant émerge dès les premiers résultats
publiés sur un plan empirique, mais seulement de façon très progressive sur un
plan analytique. Des notions empiriques ne prendront tout leur sens théorique
que plus tard. Les deux notions les plus opératoires sont celles de complicité et
de malentendu, qui apparaissent successivement, à un an d’écart (1964 et 1965),
mais sont très liées : le malentendu caractérise la complicité ; les deux notions
rendent possible le travail de l’enseignant, en lui donnant son économie, en
permettant d’euphémiser la violence et la consécration.
La complicité apparaît à la moitié des Héritiers. Elle est d’emblée caractérisée
comme « tacite 65 », et ce jusqu’à la conclusion (« tacitement complices, profes-
seurs et étudiants 66 »). Elle se situe au cœur du travail « réel » de l’enseignant,
« chargé d’organiser le culte de la culture 67 » auprès des étudiants, même si ce
culte peut relever de la critique « aristocratique ». L’enseignant amène l’étudiant
à se positionner par rapport à la culture, quelle que soit sa distance avec elle.
La complicité est le point cardinal de la rencontre entre la culture profession-
nelle, la culture scolaire et la culture de classe ; et de la rencontre, réussie ou
ratée, avec les étudiants. Les héritiers étant centrés sur les étudiants, le professeur
n’agit qu’en lien (systémique) avec eux, et apparaît lui aussi assez tardivement
dans l’ouvrage 68 ; il en résulte une description du travail enseignant comme
« pris » dans la relation pédagogique, toujours défini par rapport aux étudiants.
La relation pédagogique fait système : « Produits du système, l’étudiant et le
professeur en expriment la logique 69 » ; « la pratique universitaire, professorale

64. Pour une recension, cf. delsaut Y. et rivière M.-C., Bibliographie des travaux de Pierre
Bourdieu, Pantin, Le Temps des cerises, 2002.
65. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 67.
66. Ibid., p. 112.
67. Ibid., p. 68.
68. Ibid., p. 64, également dans la deuxième moitié du corps du texte.
69. Ibid., p. 64.

148
Bourdieu et le travail enseignant…

ou étudiante 70 » ; « l’expérience mystifiée de la condition étudiante autorise


l’expérience enchantée de la fonction professorale 71 » ; « l’échange universi-
taire est un échange de dons 72 » ; « là encore, étudiants et professeurs commu-
nient 73 » ; « chez les étudiants comme chez les professeurs 74 ».
Il en résulte une conception (déjà) critique de l’action pédagogique de l’ensei-
gnant au travail : « le professeur le plus routinier remplit malgré lui sa fonction
objective 75 » ; s’il s’en écarte, et aide techniquement les étudiants, il passera pour
« un maître d’école égaré 76 », expression reprise dans Rapport pédagogique et
communication (1965, p. 23) et dans La reproduction (1970, p. 141). Bourdieu
évoquera aussi des «  professeurs de l’enseignement secondaire égarés 77  ».
Les éléments de description du travail enseignant pointent en conclusion des
Héritiers les limites de la complicité (« exorcisme verbal », « racisme de classe »,
« jugement continu », absence de « retour réflexif », « arbitraire du privilège
culturel »). La critique du travail enseignant domine, le seul effort pédagogique
reconnu est « objectivé » par l’adjectif « égaré », qui caractérise une exception,
dans un sens péjoratif. Une piste pour un travail enseignant « rationnel » est
néanmoins formulée :
« De toutes les fonctions professorales, la plus régulièrement oubliée […]
est sans doute l’organisation continue de l’exercice comme activité orientée
vers l’acquisition aussi complète et aussi rapide que possible des techniques
matérielles et intellectuelles du travail intellectuel 78 »

des étudiants ; ce qui passe par une critique du « couple fonctionnel » cours
magistral/dissertation et un plaidoyer pédagogique « rationnel » pour les travaux
dirigés et le contrôle continu 79.
Le malentendu est l’envers de la complicité, il apparaît dans l’introduction de
Rapport pédagogique et communication 80, et permet d’aborder la dimension du
travail enseignant la plus technique, la plus visible, ou la moins implicite : le
rapport au langage.

70. Ibid., p. 75.


71. Ibid., p. 88.
72. Ibid., p. 89.
73. Ibid., p. 95.
74. Ibid., p. 110. Ce lien systémique est repris dans La noblesse d’État : « les agents, élèves aussi
bien que professeurs » (op. cit., p. 8).
75. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 68.
76. Ibid., p. 96.
77. bourdieu P., La noblesse d’État, op. cit., p. 136.
78. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, op. cit., p. 112.
79. seMbel N., Le travail scolaire, Paris, Nathan, 2003 (chap. ii).
80. bourdieu p. et passeron j.-C., « Langage et rapport au langage dans la situation pédago-
gique », in bourdieu P., passeron J.-C. et saint-Martin M. de (dir.), Rapport pédagogique
et communication, Paris, Mouton, 1965.

149
nicolas seMBel

« Ce qui fait la gravité du malentendu linguistique dans le rapport pédago-


gique, c’est qu’il porte sur le code […], le code du message professoral […].
Et, de fait, apprendre, c’est indissociablement acquérir des savoirs et acquérir
le savoir du code dans lequel ces savoirs sont susceptibles d’être acquis 81. »

D’où un décalage intrinsèque à la relation pédagogique, mais non reconnu,


et qui oriente tout le travail enseignant :
« La recherche d’un usage optimal du langage supposerait la reconnaissance
du décalage entre l’émetteur et le récepteur et la connaissance des codes dont
dispose le récepteur (en fonction par exemple de son origine sociale ou de
ses études antérieures) 82. »

Le malentendu permet de décrire à nouveau le travail enseignant non comme


objet spécifique mais comme faisant « système », dans ses moindres aspects,
avec le travail étudiant.
« Professeurs et étudiants ne peuvent sortir du système qu’à leur détriment
et, tant qu’ils restent dans le système, leurs attitudes et leurs comportements
expriment la logique du système 83. »

Le travail enseignant ainsi esquissé s’éclaire avec le paradigme du « marché


linguistique » (cf. supra).
« Refus de la pédagogie », « ethnocentrisme culturel » comme « idéologie
professionnelle », mépris intellectuel à l’égard des « perles » des étudiants 84,
fondent le travail de l’enseignant déjà décrit comme homo academicus 85, et sont
à la source de ce double malentendu, linguistique et pédagogique, tacitement
accepté par les deux parties. L’étudiant ne demande pas de précisions au profes-
seur, de peur de montrer, par son ignorance, qu’il n’est pas à sa place ; et le
professeur ne cherche pas à savoir si l’étudiant comprend, de peur qu’il ne
comprenne pas, ce qui montrerait qu’il ne fait pas de travail réellement pédago-
gique. Les malentendus sont donc permanents, non reconnus, acceptés.
« Il y a chez les professeurs une façon de demander : “Vous avez compris ?”,
qui exclut qu’on puisse n’avoir pas compris 86 […] je ne comprends pas, dit
un enseignant, ce que les étudiants écrivent […]. En fait, je comprends quand
même parce que j’ai le fin mot de l’histoire, et c’est l’histoire que je leur ai
racontée […]. En fait, on rétablit 87. »

81. Ibid., p. 15.


82. Ibid., p. 16.
83. Ibid., p. 22.
84. Ibid., p. 16, 18 et 23.
85. Ibid., p. 23.
86. Ibid., p. 21.
87. Ibid., p. 25.

150
Bourdieu et le travail enseignant…

Le professeur mobilise «  toutes les protections que peut lui assurer le


langage 88 », jusqu’à « sa protection ultime, l’usage professoral d’une langue
professorale 89 ».
D’où son intérêt fonctionnel à ne pas clarifier ses propos, et à ne pas chercher
à savoir si les étudiants ont compris son propos. D’où un espace pour que
se développe la complicité, dont le versant didactique est le « sentiment de
familiarité globale », sorte de mondanité qui remplace le sens limité des savoirs
scolaires : « aussi la compréhension de l’étudiant tend-elle à se réduire à un
sentiment de familiarité globale » avec des concepts se résumant souvent à une
« constellation d’impressions sémantiques 90 ». Le travail enseignant, dans ce
cas, est aussi, surtout, un travail non pédagogique, mieux : anti-pédagogique.
La reproduction reprend, remanie, sélectionne et élimine de nombreux
éléments théoriques et empiriques apparus depuis Les héritiers. Le dernier
ouvrage sur l’éducation co-signé entre Bourdieu et Passeron durcit le trait : il
critique « la complicité dans le malentendu et dans la fiction de l’absence de
malentendu 91 » ; il résume la situation pédagogique de l’époque avec des termes
qui sont éminemment d’actualité :
« Le malentendu qui hante la communication pédagogique ne reste tolérable
qu’aussi longtemps que l’école est capable d’éliminer ceux qui ne remplissent
pas ses exigences implicites et qu’elle parvient à obtenir des autres la compli-
cité nécessaire à son fonctionnement 92. »

Le professeur est décrit comme un travailleur passif :


« Le professeur qui, sans se l’avouer et sans en tirer toutes les conséquences,
soupçonne qu’il n’est pas parfaitement compris peut, aussi longtemps que son
autorité statutaire n’est pas contestée, tenir les étudiants pour responsables
lorsqu’il ne comprend pas leurs propos 93. »

Seuls le malentendu et la complicité évitent de « faire s’écrouler la fiction qui


lui [l’enseignant] permet d’enseigner au moindre coût 94 ». Parfois, la compli-
cité diminue ou disparaît, et le malentendu, de moins en moins implicite, la
remplace 95.

88. Ibid., p. 27.


89. Ibid., p. 28.
90. Ibid., p. 24.
91. bourdieu P. et passeron J.-C., La reproduction, op. cit., p. 141.
92. Ibid., p. 125.
93. Ibid., p. 138.
94. Ibid., p. 141.
95. Ce mécanisme est toujours d’actualité, et constitue pour Bourdieu et Passeron, après
leur « deuil » de la pédagogie rationnelle, le principal facteur de changement, quand la
démographie est trop forte pour être régulée par la complicité et laisse la place au seul
malentendu, qui peut tendre à être dès lors une sorte de violence non symbolique car plus
difficile à euphémiser.

151
nicolas seMBel

En résumé l’alternative oppose le travail enseignant idéal (mais incarné par


seulement quelques « égarés ») au travail enseignant critiqué :
« Tout oppose en effet un enseignement qu’orienterait l’intention expresse de
réduire au minimum le malentendu sur le code par une explicitation conti-
nue et méthodique [l’enseignement des “égarés”], aux enseignements qui
peuvent se dispenser d’enseigner expressément le code de l’émission parce
qu’ils s’adressent, par une sorte de sous-entendu fondamental, à un public
préparé par une familiarisation insensible à entendre leurs sous-entendus 96. »

Un sens pratique enseignant

Ce que Bourdieu retient de tout cela au final, c’est l’inconscience qu’ont les
enseignants de leur travail réel, et des conséquences de ce travail sur leurs élèves.
« Je pense que le fonctionnement de l’école est pour l’essentiel doxique : sur
l’essentiel, elle n’est pas remise en question. La force du système scolaire
est que, étant capable de produire l’incorporation des structures selon
lesquelles il est organisé, il arrache à la mise en question l’essentiel même de
ses fonctionnements 97. »

Pas besoin de conscience des choses, un sens pratique pédagogique fait


« tourner la machine » souvent implacablement. Conséquence : dans la socio-
logie bourdieusienne du travail enseignant, même Heidegger ne doit pas susci-
ter d’antipathie quand il euphémise systématiquement son antisémitisme au
terme d’un processus technique de dévalorisation/revalorisation : « Il n’a jamais
vraiment su ce qu’il disait » ; et, au-delà du « cas » Heidegger, Bourdieu souligne
que « le penseur est moins le sujet que l’objet de ses stratégies rhétoriques les
plus fondamentales 98 ». Sur un plan de sociologie générale, il ne s’agit ni d’un
structuralisme mettant les enseignants « en vacances, hors du jeu », ni d’un
individualisme les réduisant à leurs calculs :
« On doit admettre à la fois, et sans contradiction aucune, que les pratiques
engagent toujours des actes de construction de la réalité mettant en jeu des
structures cognitives complexes, et que cette activité cognitive ne peut aucune-
ment être identifiée à une opération intellectuelle consciente d’elle-même 99. »

Se pose alors la question de savoir quelle est précisément la responsabilité


(professionnelle) de l’enseignant, laquelle n’a pas été abordée dans les travaux
des années 1960. Pour tenter d’y répondre, nous allons présenter les huit figures
du travail enseignant que nous avons recensées dans l’œuvre de Bourdieu.
96. Ibid., p. 160.
97. bourdieu P., Sur l’État, op. cit., p. 292.
98. bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit., p. 119.
99. bourdieu P., La noblesse d’État, p. 80-81.

152
Bourdieu et le travail enseignant…

les variations du travail enseignant :


huit figures du travail enseignant cheZ Bourdieu
Huit « figures » bien spécifiques incarnent des « prises de position » parfois
exceptionnelles, et sont toujours étroitement liées à des positions profession-
nelles. La première moitié (les professeurs de Sciences Po et de classes prépara-
toires, Heidegger, Fanny) a comme point commun d’offrir une image pathétique
du travail enseignant et permet d’alimenter une critique féroce mais là encore
sans jugement de ce qui se joue autour et au cœur de ce travail. La deuxième
moitié (le poète kabyle, Sayad, Halbwachs, Bourdieu) présente les caractéris-
tiques de ce que pourrait être la définition bourdieusienne du « bon prof »,
expression du sens commun que nous reprenons par commodité, sans lui confé-
rer aucune dimension conceptuelle. On retrouve ici un rapprochement possible
avec un projet durkheimien peu souligné 100.
Figures critiquées. Figure  1, le professeur de Sciences Po 101. Fraction
dominante des dominants, les Homo academicus doxosophes de Sciences Po
incarnent le principe : « toute la classe dominante faite méthode ». Figure 2,
le professeur « entraîneur 102 ». Dominants dominés par leur domination, ces
professeurs « répétiteurs » de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE)
dispensent des cours « digérés au maximum », « pratiquement dictés », souvent
réduits à des « corrigés anticipés de devoirs possibles ». « Je ne donne jamais
de bibliographie, dit cet enseignant, ça ne servirait à rien. Ils doivent parler
de n’importe quoi sans rien savoir ; je leur apporte des connaissances prédi-
gérées 103.  » Figure  3, Fanny 104. Membre de la fraction la plus dominée des
dominants, Fanny, enseignante en zone d’éducation prioritaire (ZEP), est autant
si ce n’est plus victime de sa situation sociale et de sa « mésalliance », que de sa
situation scolaire. Figure 4, Heidegger 105, incarnation de la dérive du rationalisme
académique, déjà évoquée. Situé à la croisée du champ du pouvoir nazi et du
champ intellectuel philosophique, Heidegger produit un travail enseignant de
« sublimation philosophique » par « prestidigitation », et dispense des « cours
hors de prise ».

100. Cf. notre communication, «  Pédagogue ou sociologue ? Le “bon maître” selon


Durkheim », journée d’études, IUFM d’Aquitaine, avril 2012.
101. bourdieu P. et boltansKi l., « La production de l’idéologie dominante », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 2-3, 2008 [1976].
102. bourdieu P., « épreuve scolaire et consécration sociale », art. cit., p. 14 ; bourdieu P.,
La noblesse d’État, op. cit., p. 124-132.
103. bourdieu P., « épreuve scolaire et consécration sociale », art. cit., p. 19.
104. Christin R., « Une double vie », p. 649-654 et balazs G. et Christin R., « Avec un profes-
seur de lettres d’un collège », p. 655-672, in bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris,
éditions du Seuil, 1993.
105. bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit.

153
nicolas seMBel

Figures valorisées. Figure 5, le poète kabyle 106, maître du « kairos » dont


l’objectif est de capter l’auditoire, à la fois par « charisme rationnel » et par
«  transgression pédagogique 107  ». Il est plus inscrit dans une obligation de
moyens que de résultats, pour préciser les critères de son efficacité professo-
rale. Figure 6, Sayad 108, « professeur d’idéal ». Figure 7 (l’opposée de la 4),
Halbwachs sociologue victime de l’académisme 109. Figure 8, Bourdieu, ensei-
gnant et conférencier, « amusnaw » qui se « réconcilie avec lui-même 110 », en
cherchant notamment à cumuler les trois figures précédentes : les postures du
poète et de Sayad, la résistance à l’académisme.
« La place qu’occupe dans mon travail une sociologie assez particulière de
l’institution universitaire s’explique sans doute par la force particulière avec
laquelle s’imposait à moi le besoin de maîtriser rationnellement, au lieu de
fuir dans un ressentiment auto-destructeur, le désenchantement de l’oblat
devant la futilité ou le cynisme de tant de prélats de curie et devant le traite-
ment réservé, dans la réalité des pratiques, aux vérités et aux valeurs que
professe l’institution et auxquelles, étant voué à l’institution, il était voué et
dévoué 111. »

Cette rupture structurale et clivante débouche sur la nécessité de


« comprendre 112 » comme activité (notamment pédagogique) de lutte contre
la violence symbolique, condition pour produire une « excellence pédagogique
d’un genre nouveau », et finalement un « autre rapport au savoir 113 ».
Bourdieu a posé les principaux jalons pour mener son entreprise à la fois
critique, et libératrice à son terme. En effet, si sa critique semble perpétuelle,
tant l’académisme est puissant, elle est contrebalancée par sa raison d’être : le
souci de se « sauver soi-même » comme sujet, et d’engager sa responsabilité
en permettant à d’autres, élèves, enseignants, chercheurs, autodidactes, et plus
généralement tout individu « pris » dans le travail intellectuel, de pouvoir se
« sauver » eux aussi, par sa réflexion sociologique, par une réflexion sociolo-
gique partagée, et notamment, enseignée.

106. bourdieu P., « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », 1er dialogue avec M. Mammeri,
Esquisses algériennes, op. cit., 2008 [1978] ; et Sur l’État, op. cit.
107. bourdieu P. (répondant à Mauger, Pinto, Rosat), « Questions à Pierre Bourdieu », in
Mauger G. et pinto l., Lire les sciences sociales, Paris, Hermès, 2000, p. 217.
108. bourdieu P., « Un analyseur de l’inconscient », in sayad a., L’immigration ou les paradoxes
de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991.
109. bourdieu P., « L’assassinat de Maurice Halbwachs », art. cit.
110. yaCine T., « Pierre Bourdieu, amusnaw kabyle ou intellectuel organique de l’humanité »,
in Mauger g. (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauges, éditions du
Croquant, 2005, p. 565 et 574.
111. bourdieu P., Homo academicus, op. cit., p. 307.
112. bourdieu P., La misère du monde, op. cit., dernier chapitre.
113. roux F., « Un autre rapport au savoir », in Mauger G. (dir.), Rencontres avec Pierre
Bourdieu, op. cit.

154
Bourdieu et le travail enseignant…

le travail enseignant comme socioanalyse


Notre objectif n’était pas de faire la sociologie du travail enseignant que
Bourdieu a esquissée, suggérée ou développée par endroits, inspirée chez d’autres
chercheurs 114, et qui se réaliserait dans un ouvrage encadré théoriquement (et
chronologiquement, de 1970 à 1989) par La reproduction, La distinction, Le sens
pratique, Homo academicus et La noblesse d’État. Nous nous sommes centrés sur
les premier et dernier titres de cette liste, les deux synthétisant respectivement
deux séries de dix ans et de vingt ans de publications. C’est dire leur importance
dans notre reconstruction de l’objet du travail enseignant, avec une prime pour
La noblesse d’État, véritable « anthropologie générative des pouvoirs 115 », qualifié
par Wacquant d’ouvrage « le plus redoutable » de Bourdieu, qu’il apparente au
Capital de Marx 116. Mais, comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage princeps,
centré principalement sur les Grandes écoles, et comme nous l’avons montré,
la sociologie bourdieusienne du travail de tous les enseignants se reconstruit un
peu partout dans l’œuvre, et passe nécessairement par des publications autres
que des ouvrages, ou des ouvrages autres que d’éducation.
En élargissant le spectre de la stratification sociale des enseignants aux
prolétaires de l’état et aux ZEP, en proposant les concepts de marché linguis-
tique, violence symbolique, fonction de consécration, et les notions de système,
complicité, malentendu, Bourdieu a donné, de façon progressive et opération-
nelle, des clés toujours d’actualité pour décrire et analyser le travail enseignant.
Bourdieu sociologue de l’éducation et du travail enseignant reste au final,
avant tout, un enseignant critique du fonctionnement « heureux » de l’institu-
tion, s’appuyant sur sa propre formation et sa propre consécration (Leçon sur
la leçon), ainsi que son propre statut d’oblat (Homo academicus). Derrière ce
que Bourdieu écrit sur l’école il y a le rapport, de plus en plus auto-objectivé
avec le temps, de Bourdieu à l’école. Il a construit sa trajectoire d’enseignant,
son rapport à l’institution scolaire, contre tout « discours d’apparat 117 », dans
une logique de recherche d’autonomie autant scientifique que pédagogique.
Peu visible, transversal et intime chez Pierre Bourdieu, le travail enseignant est
finalement un objet heuristique, un objet de sociologie générale : il nous dit
(aussi) comment un scientifique (Bourdieu) travaille.
114. Par exemple Muel-dreyFus F., Le métier d’éducateur, Paris, Les éditions de Minuit, 1977 ;
delsaut Y., La place du maître. Une chronique des Écoles normales d’instituteurs, Paris,
L’Harmattan, 1992 ; geay B., Profession : instituteurs. Mémoire professionnelle et action syndi-
cale, Paris, éditions du Seuil, 1999, pour l’enseignement primaire ; grignon C., L’ordre des
choses, Paris, Les éditions de Minuit, 1971, pour l’enseignement technique ; Chapoulie J.-M.,
Les professeurs de l’enseignement secondaire, op. cit., pour l’enseignement secondaire.
115. WaCQuant L., «  Lire Le Capital de Pierre Bourdieu  », in pinto L., sapiro G. et
ChaMpagne P. (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard., 2004 [1995], p. 228
(préface à l’édition anglaise de 1995 de La noblesse d’État).
116. Ibid., p. 211.
117. bourdieu P., « Du bon usage de l’ethnologie », 2e dialogue avec M. Mammeri, in Esquisses
algériennes, op. cit., 2008 [1985], p. 373.

155
nicolas seMBel

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[pierrebourdieuunhommage.blogspot.fr], animé par G. Quélennec.

157
Wenceslas lizé et Delphine naudier

inteRmédiaiRes, PRoFessionnalisation
et HétéRonomisation des cHamPs aRtistiQues

Comme l’a montré Pierre Bourdieu 1 pour la littérature, la formation du champ


de production artistique a pu se produire grâce à un long processus d’autono-
misation qui s’accélère dans la seconde moitié du xixe siècle. Les logiques et
finalités externes imposées par l’église, l’état ou les riches commanditaires ont
alors été mises à l’écart au profit de modes d’organisation et de principes (les
« règles de l’art ») qui, comme la théorie de « l’art pour l’art », sont propres à
l’univers culturel. Toutefois, cette autonomie n’est jamais complète et comme
tout processus historique, elle n’est pas irréversible. Or c’est précisément vers un
constat d’hétéronomisation que converge un certain nombre de travaux sur les
univers artistiques, à commencer par celui de Pierre Bourdieu sur l’édition 2. Si le
diagnostic d’une vigueur accrue des logiques marchandes n’est pas nouveau, il
semble aujourd’hui connaître un changement d’échelle. Ce mouvement s’inscrit
dans celui plus général d’extension des logiques et des intérêts économiques
dans l’ensemble des champs sociaux, qu’il s’agisse de la santé 3, de l’école 4, de la
recherche et de l’enseignement supérieur 5 ou encore de la production des savoirs
(montée en puissance de l’économie et surtout de la gestion comme disciplines
universitaires 6). L’état lui-même a favorisé ce mouvement : la « réconciliation

1. bourdieu P., Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du
Seuil, 1992.
2. bourdieu P., « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 126-127, 1999, p. 3-28.
3. pierru F., « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la
politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales, no 194, 2012, p. 32-51.
4. laval C., vergne F., CléMent P. et dreux G., La nouvelle école capitaliste, Paris,
La Découverte, 2011.
5. abélard, Universitas calamitatum : le livre noir des réformes universitaires, Bellecombes-en-
Bauges, éditions du Croquant, 2003 ; bruno I., À vos marques®, prêts… cherchez ! La straté-
gie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, éditions
du Croquant, 2008.
6. Chessel M.-E. et pavis F., Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseigne-
ment supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001.

159
Wenceslas liZé et delPhine naudier

de l’art et de l’économie » prônée par Jack Lang 7 apparaît en effet comme une


déclinaison dans le domaine de la culture de la volonté de « réconciliation de
l’économique et du social  » de la gauche au pouvoir dans les années  1980,
tandis que l’administration se réformait de l’intérieur par l’adoption de modes
de gouvernance (New Public Management) provenant des entreprises privées 8.
La montée des logiques et des intérêts économiques au sein des mondes
de l’art recouvre un ensemble de dimensions étroitement liées les unes aux
autres. La plus structurante est sans doute la concentration économique et la
financiarisation des industries culturelles, à quoi il faut ajouter leur tendance à
fusionner avec les industries de la communication 9. Pareilles fusions donnent
naissance à des oligopoles qui contrôlent à la fois la production, la diffusion et
la valorisation des produits culturels en conférant un pouvoir accru à l’aval des
filières notamment avec la transformation des fournisseurs d’accès numérique
en quasi-exploitants des œuvres. Si le marketing culturel a pris une place crois-
sante (hausse des budgets de promotion, stratégies plus sophistiquées, etc.) à
la faveur des transformations du secteur privé, il accompagne également celles
du secteur public qui constitue un autre facteur d’hétéronomisation : les trente
dernières années ont vu le développement des enjeux économiques au sein des
politiques culturelles nationales et locales 10. Ces mutations affectent conjointe-
ment les modes d’organisation des activités artistiques, notamment dans le sens
de leur managérisation, et les habitus professionnels des agents évoluant au
sein des champs artistiques 11. L’analyse de l’activité des intermédiaires culturels
présente ici un intérêt particulier dans la mesure où elle est à la fois le produit
et le vecteur des transformations qui contribuent à la montée en puissance des
intérêts économiques.
La notion d’intermédiation peut renvoyer à un certain nombre de fonctions
au sein des univers artistiques  : celle des médiateurs (dans les musées, par
exemple), des prescripteurs (critiques), des diffuseurs (entrepreneurs de

7. Chiapello È., Artistes vs managers. Le management culturel face à la critique artiste, Paris,
Métailié, 1998 ; dubois v., La politique culturelle, genèse d’une catégorie d’intervention
publique, Paris, Belin, 1999.
8. bezes p., Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris,
PUF, 2009 ; hibou b. (dir.), La bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte, 2013.
9. bouQuillion P., Les industries de la culture et de la communication. Les stratégies du capita-
lisme, Grenoble, PUG, 2008 ; dorin s. (dir.), Sound Factory. Musique et logiques de l’indus-
trialisation, Paris, éditions Uqbar/Mélanie Séteun, 2012.
10. dubois v., bastien C., FreyerMuth A et Matz K., Le politique, l’artiste et le gestionnaire.
(Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Bellecombe-en-Bauges, éditions
du Croquant, 2012.
11. Si l’on constate également une montée des logiques de rentabilité économique dans
le domaine de l’art contemporain et des arts visuels en général, les transformations ne
sont pas les mêmes : cf. borja s. et soFio s., « Production artistique et logiques écono-
miques : quand l’art entre en régime entrepreneurial », Regards sociologiques, no 37-38,
2009, p. 23-43 ; bret j.-n. et Moureau N. (dir.), L’art, l’argent et la mondialisation, Paris,
L’Harmattan, 2013.

160
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

spectacles, par exemple) ou encore des intermédiaires du marché ou du travail


artistique (galeristes ou agents par exemple). C’est sur cette dernière catégorie
d’intermédiaires, méconnue mais de plus en plus nombreuse, que se focaliseront
les analyses présentées dans ce texte 12, et plus précisément sur ceux qui sont
au service des artistes 13 dans deux secteurs différents : les agents artistiques
du secteur dramatique et cinématographique qui représentent les intérêts des
comédiens, scénaristes et réalisateurs et les managers qui déploient leur activité
dans le secteur des musiques dites actuelles 14. La relation de clientèle qui associe
les deux parties est régie par le cadre juridique du mandat, oral ou écrit, et
les intermédiaires sont rémunérés sous la forme d’un pourcentage des revenus
de l’artiste 15. Situés à l’interface entre artistes et employeurs, mais aussi entre
l’art et le commerce, ils occupent dans les univers artistiques une position de
passeurs des logiques marchandes et gestionnaires. Si l’on suit l’hypothèse de
l’émergence d’un nouveau régime de l’art, le « régime entrepreneurial 16 », il est
possible de montrer comment le travail des intermédiaires la favorise en agissant
sur la « professionnalisation » et le « développement de carrière » des artistes.
Il s’agit ainsi de montrer comment les intermédiaires contribuent à l’hétérono-

12. Ce travail s’appuie, d’une part, sur l’enquête réalisée en 2008 par Wenceslas Lizé,
Delphine Naudier et Olivier Roueff dans le cadre d’un appel d’offres du DEPS du minis-
tère de la Culture sur les activités et les fonctions socio-économiques des intermédiaires
sur les marchés du travail artistique. 65 entretiens avec divers intermédiaires (agents de
comédiens, managers de musiciens, directeurs de casting, etc.) ont été réalisés dans le
cadre de cette première enquête qui a donné lieu à un ouvrage (lizé W., naudier D. et
roueFF O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris,
DEPS/La Documentation française, 2011). Nous avons poursuivi ce travail dans le cadre
d’une équipe plus large, au sein du programme IMPACT, financé par l’ANR et coordonné
par Laurent Jeanpierre. Des observations en agence et plus de 100 entretiens avec des
agents, des artistes et des producteurs ont été réalisés par Delphine Naudier dans le cadre
de son enquête sur les agents artistiques du secteur dramatique et cinématographique.
De son côté, Wenceslas Lizé a observé un séminaire de « développeurs d’artistes », il a
réalisé 14 entretiens avec des managers et des analyses statistiques (de données issues
du questionnaire diffusé en ligne par IMPACT) sur les managers et les tourneurs dans le
domaine musical.
13. Par opposition à ceux qui sont au service des employeurs, financeurs ou producteurs comme
les directeurs de casting ou les agences d’événementiel. Sur cette distinction centrale pour
comprendre les activités d’intermédiation, voir lizé W., naudier D. et roueFF O., op. cit.
14. La catégorie institutionnelle des « musiques actuelles » regroupe, pour résumer, toutes
les musiques non « savantes » : du rap au jazz en passant par le rock, les variétés et les
musiques du monde.
15. Le décret no 2011-1018 du 25 août 2011 fixe le plafond de la rémunération de l’agent
artistique à 10 % des rémunérations brutes de l’artiste. Ce plafond peut être porté à 15 %
si l’artiste confie à son agent des missions spécifiques de gestion de sa carrière, pratique
courante pour les agents et les managers dans le secteur des « musiques actuelles » mais
absente dans les secteurs de l’audiovisuel ou du cinéma. Sur l’histoire du statut d’agent et
les transformations de la législation en vigueur, qui concerne également les managers, cf.
naudier D., « La construction sociale d’un territoire professionnel : les agents artistiques »,
Le Mouvement social, no 243 , 2013/2, p. 41-51.
16. borja S. et soFio S., « Production artistique et logiques économiques… », art. cit.

161
Wenceslas liZé et delPhine naudier

misation des champs artistiques en analysant leurs pratiques professionnelles


centrées sur la mise en valeur, symbolique et commerciale, des artistes dont ils
sont mandataires.
Contrairement à la vision qu’en donnent certains travaux d’économistes ou
de sociologues, l’activité d’appariement des intermédiaires ne se réduit pas à la
mise en circulation de l’information et au travail de réseau et de négociation
entre offreurs et demandeurs d’emploi. Ils ne facilitent ou n’opacifient pas seule-
ment le fonctionnement du marché du travail : ils contribuent à le construire.
Cette manière d’appréhender leur fonction sur le marché du travail, qui fera
l’objet de la première partie, s’oppose à l’approche économique néo-classique et
peut être rapprochée du travail de Pierre Bourdieu 17 sur les structures sociales
de l’économie.
Contribuant ainsi à la production sociale du marché du travail artistique,
les intermédiaires agissent aussi en pratique sur la « professionnalisation » des
artistes en faisant prévaloir une certaine rationalité marchande et l’injonction à
« l’entreprise de soi ». Parce qu’ils interviennent également dans la conversion
de la valeur artistique en valeur économique – par exemple lorsqu’ils négocient
un contrat –, les intermédiaires constituent une plaque sensible de l’hétéro-
nomisation des champs artistiques qui s’opère sous l’effet de l’intégration des
logiques économiques dans leur mode de fonctionnement. On terminera ainsi en
s’interrogeant sur la façon dont certains au moins des intermédiaires prescrivent
une nouvelle posture d’« artiste entrepreneur », en relation avec le nouvel état
du champ qu’ils contribuent, à leur échelle, à faire advenir.

les intermÉdiaires et la marchandisation des activitÉs artistiques


L’analyse de l’activité d’appariement des intermédiaires conduit à les appré-
hender comme des opérateurs de marché, au sens basique d’opérateurs sur le
marché du travail, mais aussi dans un sens moins évident au premier abord :
celui d’opérateurs de la marchandisation des activités artistiques. En effet, les
intermédiaires ne sont pas comme de l’huile que l’on verse dans les rouages du
marché pour rendre son fonctionnement plus efficient. Ils contribuent directe-
ment à la production sociale du marché du travail artistique en tant que forme
spécifique d’institution des échanges économiques et symboliques.
Ils y participent d’abord en tant que constructeurs de réseaux qui cherchent
sans cesse à accumuler du capital social. Le carnet d’adresses représente le
sésame de l’intermédiaire. Le travail de placement des agents de comédiens
repose sur leur connaissance personnalisée du monde de la production audio-
visuelle et cinématographique, des CV des réalisateurs et des scénaristes, des
catalogues des producteurs et des relations tissées avec les responsables de

17. bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, 2000.

162
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

distribution artistique. Ce travail de constitution du capital social s’accomplit


généralement en entrant au « bas de l’échelle » dans les agences, en tant que
stagiaire, standardiste ou assistant. Il atteint un certain stade lorsque les agents
sont cooptés après avoir été identifiés dans le « milieu du cinéma ». Ainsi, ce que
sollicitent leurs mandants, par opposition à ce qu’ils obtiendraient en passant
par des intermédiaires collectifs (agences publiques d’emploi, agences privées de
travail intérimaire), ce n’est pas seulement leur capacité à discriminer l’informa-
tion pertinente, mais aussi et surtout leur capital social individuel, c’est-à-dire
le volume et la valeur sociale des liens d’interdépendance ou de confiance qu’ils
ont établis sur le marché du travail. Ainsi, l’agrégation de l’ensemble des réseaux
individuels des intermédiaires pourrait sans doute fournir une image assez fidèle
du marché du travail et de la pluralité de ses canaux. En effet, les intermédiaires
collectifs comme Pôle emploi ou les agences d’intérim sont très peu présents sur
le marché du travail artistique des musiciens et des comédiens, où l’économie
par projet favorise la brièveté des relations de travail et leur renouvellement
permanent. Il s’agit donc, comme William et Denise Bielby l’ont montré à propos
des agents de « talents » aux états-Unis 18, d’un marché auquel les intermédiaires
individuels donnent forme en construisant et en sollicitant leur réseau, ce dont
témoigne, par exemple, l’extension de ce marché par le biais des intermédiaires
dont le réseau s’étend à l’international.
« Être manager, ce n’est pas que conseiller et encaisser, c’est aussi aller à
la pêche, chercher, ouvrir les marchés. Et un manager qui a des connais-
sances internationales va vous ouvrir le marché beaucoup plus que celui qui
n’a aucune connaissance internationale, parce qu’il y a une réciprocité, y a
un échange entre les acteurs à l’international. » (Manager expérimenté de
musiciens crédités d’une forte notoriété.)

Les intermédiaires participent également à la construction du marché en


agissant sur la définition des postes, des compétences et des échelles d’apprécia-
tion de l’offre et de la demande. Les agents contribuent ainsi à façonner l’image
des comédiens en sélectionnant des photos pour enrichir leurs sites internet qui
évoquent des incarnations possibles de rôles, ils mettent en avant les ressources
de leurs clients (maîtrise d’une langue étrangère, pratique de la danse ou de
l’équitation…) et affichent les gratifications, les lauriers reçus par l’artiste ou le
projet auquel il a participé (être cité dans une sélection comme les César, par
exemple).
Ce faisant, les intermédiaires agissent sur la valeur économique de l’offre
et de la demande de travail. Sans qu’il n’y ait aucune grille de tarifs explicite
pour chaque artiste (au-delà des minima établis par les conventions collectives
18. bielby W. T. et bielby D. D., « Organizational mediation of project-based labor markets:
talent agencies and the careers of screenwriters », American Sociological Review, no 64,
1999, p. 64-85.

163
Wenceslas liZé et delPhine naudier

lorsqu’elles existent), la connaissance indigène des pratiques et des prix du


marché leur permet de jouer sur ces prix au profit de leur mandant. Ainsi, les
agents œuvrent à optimiser la valeur marchande des comédiens en fonction
des contraintes du marché (valeur commerciale de l’artiste au regard de celle
des artistes comparables, ampleur du rôle, budget affecté au rôle par la produc-
tion, etc.). Sur les strates les plus hautes du marché, afin de maximiser les sources
de rémunération, les agents se sont appuyés sur la loi de 1985 instituant les
droits voisins et dérivés qui reconnaît aux interprètes le droit à rémunération
sur les différentes formes d’exploitation de leurs œuvres. Ils ont ainsi contribué à
opérer une déconnexion des revenus du travail (cachets) au profit de rétributions
indexées sur la remontée des recettes d’exploitation (fragmentation des sources
de revenus). Jouant sur le flou qui entoure la régulation économique des prix
face à l’accroissement du financement par les chaînes de télévision, le travail des
agents, qui s’inscrit dans une temporalité longue, consiste à maintenir durable-
ment des cachets élevés, souvent désajustés avec les bénéfices de l’exploitation
en salle, y compris lorsque plusieurs films avec le comédien connaissent des
échecs qui devraient entamer sa cote. Leur marge de manœuvre s’appuie sur
la cohabitation de deux temporalités : celle liée à l’exploitation en salle et celle
liée aux autres formes d’exploitation (TV, numérique, ventes à l’étranger, etc.).
Ils mobilisent des arguments sur les risques associés à la seconde pour pérenniser
la hauteur des tarifs des comédiens les plus prisés par l’industrie audiovisuelle.
En l’absence d’une offre et d’une demande préexistantes, l’action des inter-
médiaires consiste aussi parfois à les susciter ou à les produire. Cette situa-
tion concerne, par exemple, les artistes renommés à qui l’agent recommande
d’adapter un livre ou une pièce de théâtre au cinéma, et qui les accompagne
dans cette opération. L’offre peut être initiée par les agents qui suggèrent aux
scénaristes de soumettre des propositions de quelques pages proposées à un
producteur en montant une distribution, un package, comprenant un réalisateur
et les principaux acteurs présentant les garanties suffisantes pour rassembler
les financements nécessaires au montage du projet. Sous cet angle, les inter-
médiaires trouvent leur intérêt dans la multiplication et la diversification des
sources de revenus des artistes. Ainsi, pour produire la demande ou pour créer
de nouvelles rémunérations, ils se saisissent d’opportunités juridiques (avec les
droits voisins, par exemple), d’opportunités socio-économiques (élargissement
des assiettes de calcul des droits) et d’opportunités technologiques (internet,
supports numériques). Ces stratégies de diversification des sources de revenus
et d’exploitation des innovations technologiques pour étendre la demande
apparaissent explicitement dans les propos de ce manager expérimenté de
musiciens crédités d’une forte notoriété :
« Quand j’étais avec B [une star internationale de la variété juvénile], je n’étais
qu’avec lui, je pouvais rien faire d’autre. Mais j’ai monté sa ligne de vêtements,

164
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

je lui ai fait faire un livre, deux tournées, un album, il l’a fait sur internet
avec MSN [partenariat avec une marque], il a fait une pub pour McDonald,
il a fait un film. C’est beaucoup de boulot, vous gérez ça sur trois ans, c’est
non stop, que lui. »

« On travaille avec internet : non seulement il faut contacter les médias avec
des envois de dossiers virtuels, mais il faut aller chercher chez le public,
alors qu’avant vous ne pouviez aller le chercher qu’au travers d’une affiche,
d’un article ou d’un passage télé. Aujourd’hui, vous allez dans internet, vous
êtes chez les gens. Vous allez chercher 1 million, 2 millions, 100 millions
de personnes pour votre produit, vous savez comment faire. Vous allez sur
tous les sites relais qui parlent de la même chose que votre artiste. Mais c’est
un boulot, un full time job, avec des jeunes en général qui maîtrisent bien
ces outils parce qu’ils sont nés avec ça et ils sont derrière l’écran et toute
la journée, ils doivent faire ça. Aujourd’hui, pour développer des carrières
d’artiste, je pense qu’il faut avoir une structure comme ça. »

Cette forme de marchandisation à laquelle contribuent les intermédiaires


repose également sur l’individualisation des échanges, la sélection des candidats
à ces échanges et la configuration de ces échanges en termes de mise en concur-
rence des demandeurs et/ou des offreurs. S’agissant de l’individualisation des
échanges, l’une des luttes majeures du syndicat des agents (SFAAL) a consisté à
sortir du statut dérogatoire qui leur était accordé depuis 1945 en tant que bureau
de placement payant pour obtenir un statut légal qui reconnaisse précisément
la gestion individualisée de leur clientèle. D’une part, parce qu’ils considèrent
que les artistes constituent une clientèle dont la valeur sociale négociée sur le
marché des singularités propre aux champs artistiques les distingue notamment
des bureaux de placement de « gens de maison » considérés comme interchan-
geables. D’autre part, ils s’imposent comme incontournables sur ce marché du
travail où leur degré d’insertion dans les réseaux d’inter-connaissance et leur
assise réputationnelle participent à la négociation de gré à gré de la valeur des
artistes. À cet égard, la loi de 1969 19 qui légitime l’activité d’agent artistique en
instituant la détention d’une licence professionnelle consacre cette dimension
de la personnalisation des échanges sur ce marché du travail 20.
Les intermédiaires participent également à la construction du marché du
travail artistique dans la mesure où ils y occupent une fonction de gate-keepers.
La croissance exponentielle du nombre de comédiens et de musiciens depuis le
début des années 1980 et l’intensification de la concurrence qui s’ensuit accen-
tuent ce rôle de gardiens à l’entrée du marché. L’enquête montre, en effet, que

19. Article L. 7121-10, loi no 69-1185 du 26 décembre 1969 relative au placement des artistes
du spectacle, Journal officiel du 30 décembre 1969 ; décret no 71-971 du 3 décembre 1971
portant application de la loi no 69-1185.
20. naudier d., « La construction sociale d’un territoire professionnel… », art. cit.

165
Wenceslas liZé et delPhine naudier

la demande des artistes en matière d’intermédiation est plus forte que l’offre :
dans le domaine musical, de nombreux artistes n’ont pas d’intermédiaire 21 et les
agents comme les managers sont très souvent sollicités par des artistes en quête
de leurs services. Les intermédiaires sont donc en situation de sélectionner les
artistes, et ce d’autant plus fortement qu’ils jouissent d’une bonne réputation
professionnelle 22. Indice de professionnalité des artistes aux yeux des profes-
sionnels de la culture, les intermédiaires apparaissent ainsi comme des acteurs
clés de l’accès à l’emploi, à la notoriété et à la consécration 23.

faire des artistes des entrepreneurs d’eux-mêmes


Si la tendance des intermédiaires à produire les transactions entre artistes et
producteurs sous une forme marchande n’est pas nouvelle, elle s’est cependant
nettement accentuée non seulement avec les transformations sociales, juridiques
et économiques des univers artistiques vues précédemment, mais aussi en raison
de la managérisation des postures d’intermédiaires.
Ce processus de managérisation, qui affecte les activités culturelles dans leur
ensemble 24, apparaît à travers la comparaison des générations d’intermédiaires.
Celle-ci oppose schématiquement deux figures, l’impresario et le manager, qui
sont plus précisément deux types d’habitus professionnels associés à des états
successifs des champs artistiques 25. Tandis que l’activité du premier est centrée
sur le placement des artistes et la négociation de leurs contrats, celle du second
correspond à la figure du manager de musiciens cumulant plusieurs fonctions
et prenant en charge l’ensemble des paramètres du développement de carrière
des artistes 26. Cette extension de la relation est d’ailleurs clairement entérinée
par le décret de mai 2011 élargissant les prérogatives des agents à la « représen-
21. Au sein des « musiques actuelles », plus de la moitié des musiciens ou groupes recensés
dans la base de l’IRMA en 2008 ne déclarent pas d’agent ni de manager, ni de tourneur
(alors qu’ils ont intérêt à le faire pour les raisons évoquées dans la suite du paragraphe).
En revanche, dans le secteur du cinéma, notamment pour les comédiens, avoir un agent
est la norme. Voir lizé W., naudier D. et roueFF O., op. cit.
22. naudier d., « Construire la notoriété des artistes : un enjeu de pouvoir en régime d’incerti-
tude », in lizé W., naudier D. et soFio S. (dir.), Les stratèges de la notoriété. Intermédiaires
et consécration dans les univers artistiques, Paris, éditions des archives contemporaines,
2014c.
23. lizé W., « De quelques stratégies managériales d’accumulation du capital symbolique dans
le champ musical », in lizé W., naudier D. et soFio s. (dir.), op. cit. ; naudier d., « The
Talent Agent’s Role in Producing Artists’ Symbolic and Commercial Value », in bielby D. D.
et roussel V., Invisible Hands in Cultural Markets: Brokerage and Production in the American
and French Entertainment Industries, Lanham (MD), Lexington Books, 2014a.
24. Chiapello È., op. cit. ; dubois v., 1999, op. cit. ; dubois v. et al., 2012, op. cit.
25. lizé W., naudier D. et roueFF O., op. cit.
26. Analogue sous certains aspects, ce passage de l’une à l’autre figure ne se confond toutefois
pas avec celui observé par Richard A. Peterson du modèle charismatique de l’impresario à
celui du « manager des arts » à partir des années 1960 aux états-Unis. Cf. peterson r. a.,
« From impresario to arts administrator: formal accountability in nonprofit cultural organi-

166
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

tation de tous les intérêts de l’artiste ». Au sein de la jeune génération – et des
quelques représentants de l’ancienne génération qui ont ajusté leurs pratiques
au nouvel état du champ –, la posture de manager se caractérise par l’extension
des ressources mobilisées et la rationalisation entrepreneuriale des stratégies de
placement et de valorisation des artistes.
Ce changement de posture entre les générations est à rapprocher des types
de dispositions et de ressources mobilisées en lien avec deux « âges » de chacun
des métiers (i. e. des pratiques, des valeurs, des outils et des savoir-faire qui
ont changé avec les transformations des champs artistiques). Outre un héritage
culturel souvent conséquent, l’ancienne génération déploie principalement des
dispositions et des ressources acquises au travers de la familiarisation avec les
univers artistiques : formation et parfois pratique artistique amateur ou profes-
sionnelle, connaissance fine du champ artistique dans lequel elle exerce, capital
social spécifique important (le « carnet d’adresses »), compétences relationnelles
et amour de l’art 27. Pour la nouvelle génération, si le capital social spécifique et la
connaissance du champ sont également essentiels, les ressources mobilisées lors
de l’entrée dans le métier sont, au contraire, plus souvent extérieures au monde
de la culture. À l’instar des candidats aux métiers de l’administration culturelle 28,
les nouvelles générations d’intermédiaires sont aux trois quarts diplômés de
l’enseignement supérieur (la moitié dispose d’un diplôme égal ou supérieur à
bac + 4). Mais tandis que les premiers ont généralement suivi des formations
littéraires ou directement liées aux arts et à la culture avant d’intégrer une forma-
tion à l’administration culturelle, les secondes ont majoritairement été sociali-
sées dans les cursus de communication, de droit, de gestion ou de commerce 29.
Bien que l’attrait du métier repose en partie sur l’importance accordée aux choses
culturelles, ces cursus universitaires contribuent à la désacralisation des activités
artistiques, en partie perçues à l’aune de critères économiques et sous l’angle
d’un marché particulièrement concurrentiel.
Ainsi peut-on comprendre la tendance à la managérisation progressive des
postures d’intermédiaires, au sens d’extension du champ d’intervention des inter-
médiaires dans l’activité des artistes (sur le modèle des managers des « musiques
actuelles »), mais aussi au sens de l’affinité croissante des habitus profession-

zations », in diMaggio P., Nonprofit enterprise in the arts. Studies in mission and constraint,
New York-Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 161-183.
27. naudier D., «  Les agents artistiques du cinéma, des intermédiaires (in)visibles  », in
jeanpierre L. et roueFF O. (dir.), La culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le numérique
et les industries créatives, Paris, éditions des archives contemporaines, 2014b.
28. dubois V., La culture comme vocation. Paris, Raisons d’agir, 2013.
29. Si certaines formations aux métiers de la culture sont aujourd’hui susceptibles de débou-
cher sur ceux d’agent ou de manager, elles sont d’apparition récente et ne leur sont pas
spécifiques. Ainsi, de nombreux agents et managers ont appris le métier « sur le tas »,
souvent en tant qu’assistant pour les agents, en tant que proche d’un groupe pour les
managers. Nombreux sont ceux qui sont passés par un ou plusieurs autres métiers avant de
devenir managers : une partie d’entre eux provient, par exemple, de l’industrie du disque.

167
Wenceslas liZé et delPhine naudier

nels avec les pratiques et les savoirs du management néolibéral. Cette nouvelle


posture se manifeste notamment par la prise en charge à moyen ou long terme
des intérêts des artistes sous la forme du développement de carrière et du
coaching, comme nous le verrons plus loin.
Si ces transformations des habitus professionnels, étroitement liées à celles
des industries culturelles, peuvent être vues comme une forme de « profession-
nalisation » des intermédiaires, l’enquête conduit également à voir ces derniers
comme un chaînon essentiel du processus de « professionnalisation 30 » des
secteurs artistiques, et notamment de l’injonction faite aux artistes d’« être pro »
(équivalent dans les mondes de l’art de l’injonction à l’« employabilité »). « Être
pro » implique d’abord une conception marchande de l’activité artistique. Ainsi,
pour cette manageuse qui rapporte une discussion avec le groupe émergent
qu’elle représente, le professionnalisme va de pair avec la marchandisation des
échanges et la présence d’un chef, contre les dispositions des artistes au désin-
téressement et à la prise de décision collective :
«  Après le concert à l’Européen [une salle de concert parisienne], quand
ils m’ont dit : “On va jouer dans tel bar gratos !”, j’ai dit : “Non mais c’est
pas possible, vous pouvez pas me faire ça ! Je bosse sur de belles dates,
des belles salles et vous me dites que vous allez jouer ensuite dans un bar
pourri d’Oberkampf !” “Oui, mais les gens qui n’ont pas de thunes !” “Je
suis désolée, pour les gens qui n’ont pas de thunes, je fais en sorte qu’il y
ait un tarif étudiant, chômeur, RMIste, retraité, à 6-7 euros, c’est une place
de ciné !” […] Je vends une prestation 3 000 euros, je me prends la tête à
la vendre et pour qu’ils aient un hébergement et un resto, et eux ils vont se
brader […] ! Ça c’est pas possible, y’a un manque de professionnalisme qui
est évident. »

« Les musiciens disent : “C’est pas une entreprise, on est dans la musique, y’a
pas de chef”, et ça, pour moi, c’est pas valable : c’est une entreprise, c’est des
gens qui travaillent ensemble et il faut qu’il y ait quelqu’un qui décide pour
tout le monde sinon ça ne peut pas marcher. »

Selon cette conception du professionnalisme, les artistes se voient souvent


appréhendés en tant que capital humain dont toutes les dimensions, y compris
les plus privées ou personnelles, sont susceptibles d’être mobilisées rationnel-
lement pour le travail (artistique mais aussi promotionnel) et le « développe-
ment » de la carrière. La création y est une petite entreprise individuelle ou
collective qui consiste à calculer coûts et avantages en vue d’accumuler du
capital symbolique et du capital économique. Il s’agit d’« être pro » jusque dans
30. Les guillemets signifient qu’il s’agit d’une certaine professionnalisation, celle qui prévaut
dans le « régime entrepreneurial » : auparavant, les artistes n’étaient pas moins profes-
sionnels qu’aujourd’hui, ce sont les normes de la professionnalité qui connaissent des
transformations.

168
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

sa vie privée, formule récurrente dans les entretiens. Les agents enjoignent ainsi
les comédien(ne)s à prendre en charge l’actualisation de leurs potentialités et à
élargir le spectre de leurs compétences intégrées (maîtrise de sports, de langues
étrangères, entretien du corps, présentation de soi, savoir-être, etc.) :
«  Cet acteur-là, il a passé des essais, il a bossé son anglais, je lui ai fait
rencontrer une coach, enfin voilà, ça coûte un peu d’argent, mais je pense
qu’à un moment donné, il faut aussi s’investir sur soi, on est sa propre entre-
prise. » (Agente de comédiens.)

L’activité de comédien fondée, en grande partie, sur la compatibilité du


« capital physique », l’hexis corporelle, avec un rôle, un emploi, redouble l’indi-
vidualisme structurel de cette profession notamment dans le cinéma et la télévi-
sion. Les artistes, dont nombre d’agents disent qu’ils « sont leur propre outil »,
qu’ils « doivent donner envie », sont incités à prolonger, au-delà de la scène,
des essais ou des tournages, dans leur vie sociale ordinaire et mondaine, une
prestance, un savoir-être et un savoir-faire social propre à les faire repérer et
identifier nommément. Si « “un sens commun professionnel” […] veut que la
“présence” d’un acteur ne se discute pas 31 », les agents enjoignent les artistes à
se faire entrepreneur de cette « présence » et plus généralement de leur propre
talent.
Sous certains aspects, l’action des intermédiaires sur les artistes s’apparente
bien souvent aux pratiques managériales de développement personnel et de
coaching qui, marquées par l’extension du recours à la psychologie dans les
entreprises, ont connu une large diffusion à la fin des années 1990 sous forme
de livres, de magazines et d’émissions de télévision ou de radio 32, ainsi qu’au
sein des cursus suivis par les nouvelles générations d’intermédiaires durant leurs
études supérieures. Ainsi, la contribution de ces derniers à une certaine « profes-
sionnalisation » des artistes apparaît de façon manifeste dans ce que les managers
en musiques actuelles appellent le « développement d’artistes 33 », qui coïncide
avec ce que Bob Aubrey, expert en management et fondateur du « développe-
ment personnel », a appelé « l’entreprise de soi 34 ».

31. Katz S., « Quand savoir faire c’est savoir être », in Mauger G. (dir.), L’accès à la vie d’artiste.
Sélection et consécration artistiques, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2006,
p. 56.
32. stevens H., « De l’intervention psychosociologique au développement personnel dans
l’entreprise. Esquisse d’une généalogie des relations entre management et psychologie en
France », Regards sociologiques, no 41-42, 2011, p. 57-74.
33. La fin des années 2000 a même vu l’apparition de la catégorie institutionnelle de
« développeurs d’artistes » pour désigner des managers ou des tourneurs agissant auprès
d’artistes en début de carrière ou émergents.
34. En affinité avec l’idéologie néolibérale, cette notion est présentée par Bob Aubrey comme
une rupture radicale avec la conception courante du rapport au travail : « Il devient plus
logique d’emprunter le vocabulaire de l’entreprise pour décrire comment l’individu doit
vendre et gérer son travail par rapport au marché. Tout travailleur doit rechercher un

169
Wenceslas liZé et delPhine naudier

Le « développement d’artistes » recouvre deux dimensions concomitantes.


D’une part, le manager assiste le musicien ou le groupe dont il est manda-
taire dans le franchissement des étapes qui scandent l’évolution de la carrière.
Il  cherche alors à accélérer et à structurer ce processus par l’incitation à se
conformer aux normes professionnelles et en agissant peu ou prou sur les choix
proprement artistiques. Son action porte ainsi sur les dispositions profession-
nelles des musiciens  : leur faire adopter une meilleure discipline de travail
(ponctualité, assiduité, rigueur), mettre en place un échéancier en vue d’opti-
miser les moyens acquis, fixer avec eux des objectifs à suivre, etc. Et prendre
conscience, si ce n’est pas le cas, de leur intérêt économique. Des pratiques
analogues ont cours chez les agents artistiques dont certains déclarent faire office
de coach pour désigner la dimension de conseil intervenant dans la gestion à
long terme de la carrière :
«  Nous, on est l’essence même du coach et j’allais dire tout terrain  […].
Quand je dis qu’on est un coach, c’est qu’on est quelqu’un qui va conseiller
sur un plan beaucoup plus général, parce qu’un acteur, un interprète, c’est
quelqu’un qui a un instrument et cet instrument, c’est lui […]. Conseiller par
exemple sur le mode de vie même : “Arrête de sortir dans telle ou telle soirée,
protège-toi, ne te montre pas trop, va plutôt au théâtre” ; on les conseille sur
leurs lectures, sur les spectacles à voir, sur les films à voir, on leur donne des
indications sur des films classiques, de catalogues qu’ils n’ont pas vus 35. »

D’autre part, projetant son activité et celle de l’artiste vers l’avenir, le manager
s’emploie à rationaliser économiquement la rentabilité d’un potentiel artistique.
Le « développement d’artiste » consiste ainsi à agir sur le marché en faveur de
l’accumulation d’un capital symbolique convertible en revenus financiers, ce qui
passe nécessairement par des paris et de la spéculation misant sur un succès à
faire advenir. De ce point de vue, le manager contribue à la transmutation de la
valeur artistique en valeur marchande en opérant la mise en équation de choix
artistiques et de stratégies commerciales.
« On a parlé de l’intervention dans le processus créatif. Vous n’intervenez pas
sur le contenu musical ?
— Si, ça oui. Sur les chansons de A [chanteur français très connu], oui. Mais
pas pour C [chanteur moins connu]. Je ne vais pas lui dire : il faut que tu
chantes comme ça. Mais sur la forme, la durée des morceaux, l’ordre sur
l’album, j’interviens énormément, je passe beaucoup de temps à ça.

client, se positionner sur un marché, établir un prix, gérer ses coûts, faire de la recherche-
développement et se former. Bref, je considère que, du point de vue de l’individu, son
travail est son entreprise, et son développement se définit comme une entreprise de soi. »
Aubrey B., Le travail après la crise. Ce que chacun doit savoir pour gagner sa vie au xxie siècle,
Paris, InterEditions, 1994, p. 85, cité par stevens H., op. cit.
35. Entretien réalisé en 2013 par Julia Mariton.

170
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

— Selon quel principe vous intervenez sur l’ordre ?


— Souvent, il y a des considérations commerciales. J’estime que c’est bien
quand on retrouve le premier single en premier titre de l’album, si c’est
possible, si ça a une cohérence par rapport au reste […]. La durée du titre,
du single, c’est important. » (Manageuse expérimentée d’artistes de notoriété
variable.)

Le sens de l’expression « développement d’artiste » n’est pas très éloigné de


celle de « développement personnel » présente dans le management d’entreprise
contemporain : il traduit bien l’intention de nombreux intermédiaires de faire
des artistes des entrepreneurs de leur travail, de leur carrière et, in fine, des
entrepreneurs d’eux-mêmes.
Une fois posé ce constat d’ensemble, il faudrait pouvoir le nuancer en fonction
de la position dans le champ des artistes et des intermédiaires, et du stade
d’avancement de la carrière de l’artiste : pour la musique, par exemple, entre le
manager de Kool & The Gang, le « développeur » d’un groupe connaissant un
succès d’estime comme Lo’jo et celui qui s’occupe bénévolement de musiciens
faisant leurs premiers pas sur une scène locale, l’activité, les ressources et les
enjeux ne sont pas les mêmes et l’injonction à « être pro » prend des formes et
une intensité différentes. Il en va de même de l’incitation faite aux artistes de
se conformer aux nouvelles rationalités marchandes que les intermédiaires ont
eux-mêmes plus ou moins intériorisées.
En effet, le rapport aux logiques de la rentabilité économique reste ambigu.
Les artistes sont confrontés à un ensemble de paramètres commerciaux de leur
activité dont l’intermédiaire est à la fois censé les protéger – rôle de « tampon » –
et les faire reconnaître comme partie intégrante de leur métier (« être pro »).
D’un côté, l’intermédiaire préserve l’artiste des tensions susceptibles de surve-
nir au contact des professionnels du commerce artistique et de l’impératif de
comportement économiquement stratégique, antagonique des dispositions au
désintéressement de l’habitus artiste traditionnel 36. Tel manager résiste ainsi à la
volonté de la maison de disque qui produit l’artiste de le voir participer à certaines
opérations promotionnelles jugées nuisibles pour son image (passer dans l’émis-
sion Star Academy, par exemple). Mais de l’autre côté, l’intermédiaire convainc
parfois l’artiste de l’intérêt de stratégies marketing – voire lui prescrit si le rapport
de domination le lui permet – aussi opportunistes que la maison de disques, ses
conseils s’accompagnant dans le même temps de la transmission d’une logique
de rentabilité économique (« il faut aussi qu’il comprenne que la musique, c’est
un business », déclare une manageuse à propos de l’un de ses artistes).
À ce propos, l’un des meilleurs indices de l’hétéronomisation du champ
musical et de la contribution des managers à cette dernière réside dans l’associa-
tion de plus en plus fréquente des marques et des artistes dont ils sont souvent

36. bourdieu P., 1992, op. cit.

171
Wenceslas liZé et delPhine naudier

à l’origine – même si les majors du disque se sont également dotées de départe-


ments spécialisés. Les lancements simultanés d’albums et de téléphones portables
(Mylène Farmer par exemple) sont devenus des opérations classiques dans ce
mouvement de diversification des sources de revenus des artistes. Ces parte-
nariats vont bien au-delà du contrat publicitaire classique (Johnny Hallyday et
Optic 2000) ou encore du placement de produit dans un film ou un vidéoclip.
Ainsi, le manager de Kool & The Gang pour l’Europe est à l’initiative de la
distribution, en 2008, d’un album du célèbre groupe de disco dans les paquets
de lessive Bonux. Ce partenariat exclusif, durant sept mois, pour célébrer en
commun les quarante ans de carrière du groupe et les cinquante ans de la
marque a permis à Kool & The Gang de vendre à Bonux 200 000 exemplaires
de l’album Still Kool, alors que les derniers albums du groupe s’étaient vendus à
environ 50 000 exemplaires seulement en France. Face aux critiques, le manager
a justifié sa démarche selon une rationalité marchande : « Ils sont double disque
d’or avant même d’avoir mis un seul disque en place dans les bacs. Nous n’avons
pas trois ou quatre exemplaires par magasin, mais des centaines, donc une visibi-
lité beaucoup plus importante 37. » Si l’on peut s’interroger sur l’impact de cette
opération économiquement fructueuse sur la valeur symbolique du groupe, le
partenariat avec les marques va parfois jusqu’à être intégré comme ingrédient
du processus créatif. C’est le cas par exemple du morceau « Cola », fruit d’un
contrat avec la marque Pepsi Cola, dans lequel la chanteuse Lana del Rey répète
en boucle : « My pussy tastes like Pepsi Cola. »

conclusion
Le propos de ce texte était de montrer comment le travail d’intermédiaires
individuels comme les agents et les managers qui, contrairement aux industries
culturelles ou à l’état, ne disposent pas des ressources économiques ou insti-
tutionnelles permettant d’imposer de nouvelles logiques de fonctionnement au
sein d’un champ, contribue pourtant à l’intégration de principes et de finalités
économiques – hétéronomes – au sein des univers artistiques.
Nous avons d’abord tenté de mettre en évidence le rôle des intermédiaires
dans la construction du marché du travail artistique et, plus généralement,
dans la marchandisation des activités artistiques. Donnant forme à ce marché
en construisant et en sollicitant leur réseau, ils agissent sur la définition des
postes et des compétences ainsi que sur la valeur économique de l’offre et
de la demande de travail (notamment en jouant sur les prix au profit de leur
mandant). Ils cherchent à produire la demande et créent de nouvelles rémuné-
rations en s’emparant d’opportunités juridiques, socio-économiques et technolo-
giques. Cette forme de marchandisation à laquelle contribuent les intermédiaires
37. «  Marques et musiciens  : les liaisons fructueuses  », Le Monde, 23  décembre 2008.
Ces propos ont été confirmés par ce manager interviewé dans le cadre de l’enquête.

172
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

repose également sur l’individualisation des échanges, la sélection des candidats


à ces échanges et à leur configuration en termes de mise en concurrence des
demandeurs ou des offreurs.
Situés à l’interface entre l’art et le commerce, les intermédiaires occupent
dans les univers artistiques une position de passeurs des logiques marchandes
et managériales. Ils ont eux-mêmes connu une managérisation de leur posture
d’une génération à l’autre, à la faveur, notamment, de leur socialisation de plus
en plus fréquente au sein des formations en droit, communication, commerce
ou gestion. Extension du champ d’intervention des intermédiaires dans l’activité
des artistes, cette managérisation se manifeste également par une transforma-
tion des habitus professionnels au contact, plus ou moins direct, des pratiques,
des savoirs et des valeurs de l’économie et du management néolibéraux.
Les « conversions pratiques » du goût pour la « chose culturelle » en activité de
représentation et de pourvoyeur d’emploi des artistes soumise aux impératifs
économiques sont, comme l’observe Vincent Dubois à propos des candidats aux
métiers de l’administration culturelle, des moments « d’incorporation du nouvel
esprit du capitalisme 38 », soit à travers l’apprentissage « sur le tas » soit dans le
cadre des formations universitaires qui préparent à ces activités professionnelles.
En effet, l’intériorisation des normes de la rationalité marchande et sa traduction
managériale dans les pratiques de représentation des artistes cohabite le plus
souvent avec un discours symbolisant la « critique artiste » où le projet créateur
conserve sa valeur cardinale. La « tension entre utilitarisme et désintéresse-
ment 39 » caractérise leur activité qui consiste à concilier des logiques contra-
dictoires, à construire des arrangements ponctuels susceptibles de satisfaire à la
fois les intérêts artistiques et les intérêts commerciaux qui s’enchevêtrent pour
produire et diffuser une œuvre. Il contribue ainsi à l’interpénétration croissante
des logiques artistiques et économiques qui est significative des transformations
contemporaines des champs artistiques.

Si l’on peut ainsi comprendre que les intermédiaires participent au proces-


sus d’hétéronomisation des champs artistiques au profit des logiques et des
rationalités économiques, il faut toutefois préciser que c’est dans la limite de
leur fonction et de leurs positions : dans la limite de leur fonction au sens où ils
représentent les intérêts de leurs mandants, qui les rémunèrent pour leur service,
et se saisissent d’opportunités de l’environnement qu’ils n’ont pas eux-mêmes
créées ; dans la limite de leurs positions au sens où ils restent globalement
dominés par les acteurs qui détiennent les cordons de la bourse, producteurs
et gros distributeurs essentiellement, et où ils défendent des intérêts différents
selon la position de leurs mandants dans le champ artistique (les stratégies les
38. dubois v., op. cit., 2013, p. 172-177 ; boltansKi L. et Chiapello È., Le nouvel esprit du
capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
39. dubois v., op. cit., 2013, p. 176.

173
Wenceslas liZé et delPhine naudier

plus commerciales s’avèrent inadaptées pour les artistes reconnus avant tout
pour leur ambition artistique).
Il n’en demeure pas moins que la managérisation des postures d’intermé-
diaires se manifeste dans les injonctions faites aux artistes à « être pro », à
« l’entreprise de soi » et de leur propre talent. Les intermédiaires agissent ainsi,
sous des formes et à des degrés divers en fonction notamment du rapport qui
s’instaure avec leur mandant, dans le sens d’une transformation de l’habitus
professionnel des artistes  : ne serait-ce qu’en raison de leur fonction et de
leur mode de rémunération sous forme de commissions sur les revenus des
artistes, ils ont intérêt à ce que ces derniers intériorisent une certaine rationalité
marchande.
Nos conclusions rejoignent le constat établi par Xavier Greffe d’une nouvelle
figure de l’artiste  : «  l’artiste-entreprise 40  ». Toutefois, l’économiste minore
la prise en charge par les intermédiaires des tâches et compétences variées
qu’implique la montée des dimensions économiques (passer des contrats, proté-
ger ses droits, animer des relations et des réseaux afin d’atteindre ses objectifs
artistiques et économiques). Si l’artiste est appelé à devenir un entrepreneur,
ce n’est pas celui d’une entreprise solitaire mais collective au sein de laquelle
les agents ou les managers jouent un rôle essentiel face, ou plutôt, comme
nous l’avons montré, d’interface vis-à-vis des nouvelles rationalités et activités
marchandes.
De ce point de vue, si ces activités d’intermédiation forment avec les métiers
de l’administration culturelle étudiés par Vincent Dubois « un lieu de prédilec-
tion du “nouvel esprit du capitalisme” 41 », elles se situent davantage que ces
derniers du côté du « management » que de la « critique artiste », en raison de
la trajectoire des agents et managers qui passe pour beaucoup par des cursus de
droit, de communication ou de commerce (alors que les étudiants en adminis-
tration culturelle ont d’abord fréquenté les formations littéraires ou directement
liées aux arts et à la culture) et de leur orientation vers les industries culturelles
et le secteur privé en général, par opposition au secteur subventionné vers lequel
s’orientent la majorité des étudiants en administration culturelle, qui permet la
distance au principe de rentabilité économique.
Nos analyses coïncident enfin avec le diagnostic établi par Simon Borja et
Séverine Sofio 42 à partir du cas d’artistes d’art contemporain : ils observent,
en effet, une transition entre le « régime vocationnel 43 », dominant depuis la
révolution symbolique du dernier tiers du xixe siècle et toujours présent dans
les représentations, et un nouveau régime de l’art, le « régime entrepreneu-

40. greFFe x., L’artiste-entreprise, Paris, Dalloz, 2012.


41. dubois v., op. cit., 2013, p. 172.
42. borja S. et soFio S., op. cit.
43. heiniCh N., L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard,
2005.

174
interMédiaires, Professionnalisation et hétéronoMisation des chaMPs artistiQues

rial », marqué par l’arrivée dans le domaine artistique de logiques propres à une
économie mondialisée et néolibérale. L’extension de ces logiques dépasse ainsi
ce qu’on appelle communément les industries culturelles pour toucher plus
largement l’ensemble des univers artistiques.

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176
Pierre-Emmanuel sorignet

les usages de la sociologie de bouRdieu


dans une sociologie des PRoFessions aRtistiQues

Le choix de s’inscrire dans un paradigme plutôt que dans un autre s’opère


toujours en relation à un contexte scientifique particulier. En entamant à la fin
des années 1990 une recherche sur le métier de danseur, je me devais, pour
des raisons de lisibilité institutionnelle et de dialogue-débat scientifique avec
d’autres chercheurs, de situer mon objet par rapport à la « sociologie des profes-
sions artistiques » ou à une « sociologie du travail artistique » et plus généra-
lement par rapport à la division du travail sociologique telle qu’elle était alors
institutionnellement posée et matérialisée dans le fléchage des postes, les intitu-
lés de colloques, les numéros spéciaux de revue. En ce milieu des années 1990,
la sociologie de Bourdieu était très fortement critiquée, voire ignorée par les
représentants les plus en vue de la sociologie des professions artistiques qui
lui préféraient l’approche interactionniste issue des enquêtes menées par les
héritiers de l’école de Chicago (surtout Howard Becker), des analyses socio-
économiques 1, ou les travaux de Norbert Elias qui permettaient une historici-
sation et une analyse en termes relationnels (configuration, interdépendance)
des univers sociaux enquêtés 2.
La position relativement hégémonique de Pierre-Michel Menger sur le
segment de la sociologie des professions artistiques et en particulier du spectacle
vivant aurait pu m’inciter à travailler avec lui. Je l’avais eu comme enseignant à
l’IEP Paris et il n’en aurait certainement été que plus disposé à ouvrir un chantier
de recherche sur un domaine jusqu’alors inexploré dans son équipe 3. Formé

1. On désigne ici les travaux dans la ligne de Pierre-Michel Menger avec les chercheurs du
Centre de sociologie des arts ainsi que les travaux du département études et prospectives
du ministère de la Culture.
2. On se réfère ici essentiellement aux travaux de Nathalie Heinich.
3. Ce ne sera plus le cas quand il saura que j’entamais une thèse sous la direction de
Gérard Mauger. Une équipe du DEP et une ancienne doctorante de P.-M. Menger produi-
ront, mais avec moins de succès, l’équivalent de ce qui avait été réalisé sur le métier de
comédien quelques années auparavant. L’ouvrage issu de ce travail, s’il repose essentiel-
lement sur le traitement statistique de la caisse des congés spectacle, contient une petite

177
Pierre-eMManuel sorignet

au sein du laboratoire de sciences sociales de l’ENS à la sociologie de l’immi-


gration par le biais de Gérard Noiriel et à la sociologie des classes populaires
en particulier par Stéphane Beaud (avec qui je fais mon mémoire de DEA en
sous-main autour d’un club de boxe thaïlandaise à Aubervilliers), Michel Pialoux
et Florence Weber, le choix de travailler sur la socialisation professionnelle des
danseurs contemporains est d’abord suggéré par Stéphane Beaud. Mon insertion
préalable sur le terrain apparaît comme un avantage compétitif, alors même
que je ne dispose pas d’allocation de recherche 4. Le choix de m’inscrire avec
Gérard Mauger m’ancre du côté de l’école bourdieusienne. Ce chercheur n’est
pas spécialisé à l’époque sur le monde artistique et encore moins sur le spectacle
vivant 5. Il représente une sensibilité théorique et un choix de méthode qui vont
orienter mon travail sur le métier de danseur.
Ce chapitre reviendra sur trois points centraux dans l’apport des concepts
développés par Pierre Bourdieu et son équipe. Je partirai de la spécificité de la
méthode ethnographique qui, telle qu’elle est envisagée par Bourdieu, permet
une rupture avec les approches socio-économique et/ou interactionniste
évoquées plus haut, en particulier, à travers la mise en relation de matériaux,
divers, recueillis sur le terrain, relevant aussi bien de l’espace du travail propre-
ment dit que de l’espace privé. Je soulignerai ensuite l’intérêt de faire une socio-
logie de la croyance pour resituer les « carrières artistiques » dans les rapports
de force qui les encadrent et déjouer le postulat des « différences intrinsèques
de qualité entre les individus 6 ». Puis j’essaierai de montrer l’intérêt du concept
de violence symbolique pour expliquer certaines formes de rapports au travail
entre créateurs et interprètes.

question de mÉthode
Comme le montre Alban Bensa, lorsque Pierre Bourdieu met en cause, à
partir de son expérience de terrain en Kabylie, l’analyse structuraliste dans
laquelle il s’inscrit à ses débuts pour échapper au subjectivisme sartrien, il ouvre
« la voie à une réflexion tant sur le rapport des agents à leurs pratiques que sur la

partie à ambition ethnographique mais à mon sens non maîtrisée : rannou J., Les danseurs,
un métier d’engagement, Paris, Centre de sociologie du travail et des arts/Centre national de
la danse/ministère de la Culture/La Documentation française, 2006.
4. Je n’aurais qu’une bourse ponctuelle du ministère de la Culture.
5. Il est plutôt spécialisé sur les jeunesses populaires. Il vient cependant alors tout juste
de cosigner un travail sur les trajectoires de lecteurs (Mauger G., poliaK C. et pudal B.,
Histoires de lecteurs, Bellecombes-en-Bauges, éditions du Croquant, coll. « Champ social »,
2010 [1999]). Il fera soutenir par la suite une série de thèses autour du champ artistique.
Il publiera deux ouvrages collectifs réunissant ses doctorants mais aussi d’autres chercheurs,
comme Morgan Jouvenet dont le directeur de thèse, Pierre-Michel Menger est éloigné de
ses positions théoriques.
6. Menger P.-M., Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain. Paris, Gallimard/éditions du
Seuil/éditions de l’EHESS, 2009, p. 359-360.

178
les usages de la sociologie de Bourdieu dans une sociologie des Professions artistiQues

pratique scientifique elle-même 7 ». Lorsque je m’inscris en thèse, j’étais déjà sur
« le terrain » depuis plus de deux ans. Mon investissement régulier à des cours
de danse, ma cohabitation avec une danseuse, et une première expérience en tant
que semi-professionnel, me donnent un accès privilégié aux pratiques de ceux
qui vont devenir mes enquêtés. Renonçant à une grande enquête statistique qui
m’aurait donné davantage d’assurance pour débattre dans un champ où la socio-
économie de P.-M. Menger régnait en maître, je prends progressivement au
sérieux l’apport de l’approche ethnographique. La diversité du matériel recueilli,
tant dans l’espace du travail que dans l’espace privé, la multiplicité des scènes
dans lesquelles se déroule l’enquête questionne tant l’approche mobilisée par les
interactionnistes que celle plus surplombante de la sociologie économique qui
décrit des acteurs anticipant des risques dans des situations d’incertitude plus
ou moins probabilisables. L’approche ethnographique telle qu’elle est travaillée
par Pierre Bourdieu dès ses premiers travaux ethnographiques en Kabylie et dans
son Béarn natal permet de répondre à la question des pratiques des enquêtés
mais aussi à celle de l’enquêteur praticien et enquêtant sur les pratiques dans
lesquelles il est partie prenante. Cette tension réflexive est d’autant plus néces-
saire lorsque l’enquêteur est, comme je l’étais, pris à la fois dans ses aspirations
concurrentes à devenir sociologue et danseur, impliqué dans des rapports affec-
tifs forts avec certains de ses enquêtés, soumis aux contraintes d’un contrat de
travail avec un employeur-chorégraphe.
Plus spécifiquement, l’enquêteur doit s’interroger sur ses propres dispositions
pour être en mesure de s’emparer de tout le matériel dont il dispose. Les aspects
les plus facilement objectivables que sont les données sur le travail, les rapports
employeur-employés, les pratiques professionnelles, les anticipations ration-
nelles des acteurs dissimulent en effet souvent les dimensions plus privées
comme le choix du conjoint, les rapports sociaux de sexe, les orientations
sexuées et sexuelles, le rapport à la parentalité 8. Si le choix du conjoint apparaît
comme une variable importante dans les analyses proposées par P.-M. Menger,
par exemple pour expliquer le maintien dans le métier des femmes lorsqu’elles
mobilisent en période de vache maigre leur conjoint comme le premier action-
naire de leur entreprise artistique 9, c’est toujours sous l’angle de la rationalité
des acteurs. Cette approche empêche de voir que le conjoint peut être, simulta-
nément, une ressource et un obstacle, lorsqu’il est, par ses propriétés sociales,
trop éloigné des mondes artistiques.
En d’autres termes, pour accorder dans le travail par observation participante
autant d’intérêt à ce que sont les acteurs qu’à ce qu’ils font, il faut disposer

7. bensa A., « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche
en sciences sociales, no 150, décembre 2003, p. 20.
8. sorignet P.-E., Danser, enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, 2012.
9. Menger P.-M., La profession de comédien, Paris, ministère de la Culture et de la
Communication, Département des études et de la prospective (DEP), 1997.

179
Pierre-eMManuel sorignet

d’un appareillage conceptuel qui prenne en compte aussi bien les techniques de
présentation de soi lors d’une audition que l’expression d’un désarroi existentiel
lorsqu’un artiste est conduit à penser sa sortie du métier. Comme le dit une
formule de Gaston Bachelard (« le vecteur de la connaissance va du rationnel
vers le réel 10 »), c’est bien la théorie qui guide l’enquête de terrain. L’approche
quantitative très fouillée et rigoureuse de P.-M. Menger ne m’apparaissait pas
pouvoir mettre en relation ce qui relève des styles de vie et de la socialisation
professionnelle. Elle donne une vision d’ensemble des métiers étudiés et met
l’accent sur le caractère « ordinaire » du marché du travail artistique qui, comme
tous les autres marchés, serait le lieu d’une confrontation d’une offre et d’une
demande, le fonctionnement spécifique de l’assurance chômage permettant
aux employeurs de disposer d’un volant de main-d’œuvre, mobilisable pour tel
ou tel projet. Le modèle de l’intermittent du spectacle comme précurseur des
nouveaux modes de gestion d’une main-d’œuvre plus autonome et créative se
fait ainsi l’écho d’une certaine rhétorique managériale. Ainsi, le travail artis-
tique peut illustrer la mutation opérée dans de nombreux emplois et éclairer
ainsi les problèmes de la flexibilité, de l’informalité et de la précarité. De même
l’approche interactionniste dominante en sociologie des professions artistiques
qui se réclame d’Howard Becker ne s’intéresse pas aux propriétés sociales des
acteurs, se concentrant sur l’analyse systématique de ce qui est en train de se
faire pour en dégager les logiques propres aux acteurs.
Le concept d’habitus a finalement été, comme dans l’enquête de
Loïc Wacquant 11 sur la boxe, le ressort de mon travail qui a fini par trouver
son objet dans la question de la fabrique sociale du danseur. Le concept d’habi-
tus renvoie à l’incorporation sociale de l’action, à l’histoire socialisatrice, à
l’empreinte durable et à l’orientation stratégique qui résultent de la place et du
statut de l’agent dans l’espace social. Comme le souligne Alban Bensa, il réintro-
duit la dimension stratégique des actes dans l’analyse structurale :
« Si, laissant l’algèbre et la géométrie aux mathématiques, notre attention
se porte sur les stratégies contextualisées, les pratiques ne s’évaluent plus
alors à l’aune d’un ordre caché mais à la lumière de toutes les justifications
qu’en donnent les acteurs pris dans les contraintes historiques (économiques,
politiques, idéologiques) qui régulent temporairement le jeu social, sans
qu’aucune structure invariante ne vienne le verrouiller 12. »

Il permet ainsi de relier une approche dispositionnaliste et interactionniste en


exploitant pleinement le matériel recueilli par la position particulière de parti-
cipant-observant. Comme on le verra plus loin, il est aussi un enjeu d’écriture.

10. baChelard G., Épistémologie, Paris, PUF, 1971.


11. WaCQuant L., « L’habitus comme objet et méthode d’investigation », Actes de la recherche
en sciences sociales, no 174 p. 109-121.
12. bensa A., art. cit., p. 20.

180
les usages de la sociologie de Bourdieu dans une sociologie des Professions artistiQues

une sociologie de la croyance


Dans cette perspective, l’usage du concept de vocation s’est imposé.
Les analyses de Charles Suaud sur la vocation sacerdotale m’ont été, comme à
d’autres chercheurs travaillant dans le domaine de l’art ou du sport 13, particu-
lièrement utiles pour comprendre les ressorts de l’engagement dans le métier et
pour saisir les mécanismes de l’incorporation d’un habitus artiste qui se déploie
aussi bien dans la sphère professionnelle que dans la sphère privée. Dans la
période d’apprentissage, la famille est la première instance de crédit social et, par
la suite, des institutions de formations participent à la structuration de l’engage-
ment vocationnel plus ou moins précoce. Mais c’est tout le long du cycle de vie
professionnelle, que cette « vocation » originelle est retravaillée, se recompose
en fonction des ressources sociales accumulées. La sortie de carrière est un
moment particulièrement intéressant, tout comme les premiers moments de
formation, pour explorer la recomposition d’un habitus individuel toujours en
devenir.
L’intériorisation de rapports sociaux au travail très durs, du moment du
recrutement au travail collectif de création, a pour contrepartie l’adhésion à un
style de vie artiste marqué par le caractère extra-ordinaire d’une vie hors des
sentiers battus, qui autorise des écarts à la règle commune. L’usage du concept
de vocation permet ainsi d’explorer les mécanismes de recrutement à l’œuvre
sur le marché du travail des danseurs dans lequel se superposent une épreuve
très rude pour les danseurs et le déni de cette violence, déni nécessaire pour
maintenir tant chez l’interprète-candidat que chez l’employeur-chorégraphe
le sentiment d’appartenance au statut d’artiste. Ainsi, au fil de l’audition, la
dimension asymétrique du rapport employeur-employé tend à s’atténuer au
profit d’un lien fondé sur la thématique de la « rencontre », caractéristique des
milieux artistiques. Cette ambiguïté se poursuit dans la relation de travail avec le
chorégraphe-employeur qui oscille entre rapport de collaboration, en particulier
pendant la phase de création, et de subordination.
De même, l’approche par l’entrée vocationnelle permet de résoudre par
l’observation des pratiques, les paradoxes apparents relevés par une approche
socio-économique. L’enquête ethnographique que j’ai menée pendant plus de
dix ans sur les danseurs contemporains relativise et même contredit certains des
résultats issus de ces travaux fortement marqués par l’importation des travaux
des économistes néoclassiques anglo-saxons sur le marché du travail. Ainsi, la
faiblesse des plus hauts revenus perçus par les danseurs contemporains relativise
13. Voir les travaux de M. Schotté sur les athlètes marocains (sChotté M., La construction du
« talent ». Sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, Raisons d’agir, coll.
« Cours & travaux », 2012) ou ceux de rasera F. (Le métier de footballeur. Les coulisses
d’une excellence sportive, thèse sous la direction de S. Beaud et S. Faure, université Lyon 2,
2012), ainsi que le numéro spécial des Actes de la recherche en sciences sociales, « Vocations
artistiques » (septembre 2007, no 168).

181
Pierre-eMManuel sorignet

le modèle de la loterie, où les gros lots représentés par la réussite financière et


médiatique sont très élevés 14. « L’espoir de telle rémunération et le prestige
et les gratifications multiples qui sont attachés à une réussite flamboyante »
ne semblent pas expliquer, dans le cas des danseurs contemporains, la levée
de «  l’inhibition à l’égard du risque  ». Le peu de reconnaissance publique
du danseur, la plupart du temps effacé derrière le chorégraphe, laisse ainsi
apparaître un personnage dont les principales motivations sont éloignées de
celles observables dans les professions artistiques, telles qu’elles sont présentées
dans ces travaux. De plus, on peut faire l’hypothèse qu’issus majoritairement
de milieux surdotés en capital culturel, ils ont acquis un rapport au travail où
les préoccupations financières ne sont pas centrales contrairement à celles qui
sont basées sur l’épanouissement de la « personnalité ». On doit alors mettre
en relation des choix en apparence irrationnels (par exemple privilégier une
collaboration peu rémunérée qui n’assure pas toujours la reconduction des droits
au régime de l’intermittence) avec les dispositions acquises au sein de la socia-
lisation primaire et les ressources dont ils disposent pour se maintenir dans le
métier (avoir une aide parentale ou celle du conjoint dans les moments de plus
grande fragilité professionnelle). Mais comme le rappelle Gérard Mauger :
« À l’inverse des théories du choix rationnel qui postulent la recherche de
l’optimisation des profits économiques ou symboliques et au-delà d’une
sociologie “objectiviste” qui analyse “le choix du métier” comme l’effet du
resserrement du champ des possibles et aux positions accessibles, il faut
rappeler, l’importance de la croyance, de l’investissement subjectif dans le
travail (particulièrement visibles dans le cas du travail artistique) et la néces-
sité de préserver cet investissement en dépit de la rationalisation des procé-
dures de recrutement 15. »

De même, il faut distinguer les vocations qui relèvent davantage du statut


d’interprète de celles qui relèvent de celles de créateur, la frontière étant plus ou
moins poreuse selon les disciplines 16. La confusion qui peut parfois apparaître
dans les travaux relevant de la socio-économie dans lequel le terme « artiste »
désigne un « acteur rationnel » caractérisé par son appétence au risque, empêche

14. Analogie reprise par P.-M. Menger dans son travail sur les comédiens et plus largement
dans la synthèse de ses travaux. Menger P.-M., Le travail créateur. S’accomplir dans l’incer-
tain, Paris, Gallimard/éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 2009.
15. Mauger G., « Le capital spécifique », in L’accès à la vie d’artiste, Bellecombe-en-Bauges,
éditions du Croquant, 2006, p. 237.
16. « La vocation est pour les premières le produit d’un projet collectif associant la famille
et une institution à laquelle l’enfant “élu” est confié et dans le cadre de laquelle s’effectue
très tôt le travail d’inculcation systématique, qui passe souvent par une ascèse corporelle
(c’est le cas pour la danse et la musique). L’orientation vers la création artistique apparaît
en revanche comme un projet plus personnel et plus tardif, même si la “vocation” peut
être précoce. » sapiro G., « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 168, 2007/3, p. 4-11.

182
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues

de saisir la logique de pratiques à rapporter aux ressources et aux dispositions des


enquêtés. Ainsi l’engagement dans une carrière de chorégraphe-créateur doit-il
être distingué de l’engagement dans une carrière d’interprète, les ressources
mobilisées étant différentes, tout comme les stratégies nécessaires pour réussir.

le « taLent » est-iL un objet socioLogique ?


L’antagonisme des perspectives sociologiques se traduit particulièrement
dans le traitement réservé à la notion de « talent ». P.-M. Menger en fait le
vecteur interprétatif des différences de positions dans la consécration artistique,
particulièrement des inégalités de parcours :
« Les inégalités de capacités existent, elles ne sont peut-être pas très impor-
tantes, mais qu’à un moment donné, elles se révèlent. La dynamique sociale que
décrivent traditionnellement les sociologues va alors amplifier les écarts dus à
ces inégalités de capacités. Ces écarts peuvent être minimes au départ mais, par
le fonctionnement de nos mondes sociaux, ils vont devenir très importants 17. »

Laurent Jeanpierre a critiqué la réification du talent comme variable explicative 18


et a signalé la dimension circulaire d’un raisonnement « où la valeur prouve le
talent, et le talent la valeur ». La sociologie de P. Bourdieu conduit à une autre
vision, politique en partie, qui consiste à dénaturaliser le « don » ou le « talent »
comme source explicative et légitimante.
« La recherche sociologique se doit de suspecter et de déceler méthodiquement
l’inégalité culturelle socialement conditionnée sous les inégalités naturelles
apparentes puisqu’elle ne doit conclure à la “nature” qu’en désespoir de cause.
Il n’y a donc jamais lieu d’être certain du caractère naturel des inégalités que
l’on constate entre les hommes dans une situation sociale donnée, et, en la
matière, tant qu’on n’a pas exploré toutes les voies par où agissent les facteurs
sociaux d’inégalité et qu’on n’a pas épuisé tous les moyens […] d’en surmonter
l’efficacité il vaut mieux douter trop que trop peu 19. »

Si des différences interindividuelles peuvent être effectivement constatées,


par exemple entre danseurs, l’analyse sociologique ne peut toutefois se satisfaire
de cette catégorie pré-construite, entièrement dépendante d’une pensée d’État 20.
Comme le souligne Manuel Schotté, à propos des coureurs marocains, le succès

17. françois P. et Menger P.-M., « À quelles conditions peut-on créer ? », Critique, no 10,
2010, p. 860.
18. Jeanpierre L., « De l’origine de l’inégalité dans les arts », Revue française de sociologie,
no 531, 2012, p. 95-115.
19. Bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 103.
20. Bourdieu P., Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Éditions du Seuil,
2012 et saYad A., La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1999.

183
pierre-eMManueL sorignet

en course à pied n’est en aucun cas réductible à la seule mise en jeu de qualités
physiques sur l’arène sportive. Il « relève d’un ensemble de conditions, de déter-
minations et de luttes de tout ordre dont l’issue positive suppose l’acquisition
d’un ensemble solidaire de dispositions grâce auxquelles l’athlète devient capable
d’une adéquate gestion – c’est-à-dire adaptée à l’espace dans lequel il évolue – de
toutes les ressources dont il dispose pour mener à bien sa carrière 21 ».
Le détour par le travail sportif est particulièrement intéressant dans la mesure
où la performance s’y mesure régulièrement (à l’entraînement ou lors des compé-
titions), alors qu’elle apparaît plus mouvante dans le cadre de la prestation d’un
comédien, d’un danseur ou de la qualité de telle ou telle production artistique
dans son ensemble. Ce qui semble finalement mesurable c’est la réputation
travaillée par les diverses instances de consécration (institution de formation,
médias, etc.). Elle permet de rendre public et légitime ce talent décelé en amont.
L’examen attentif des conditions de production d’un danseur ou d’un athlète
dit « talentueux », permet de relativiser une catégorie de classement. Il faudrait
comprendre les intérêts de ceux qui souhaitent la remettre au-devant de la scène,
l’usage constant des théories économiques pour expliciter les caractéristiques
de ce « talent » soumis aux évaluations les plus variées apparaissant comme un
retour à l’approche philosophique kantienne, là où la perspective sociologique
vise à rendre raison au mythe du génie ou de l’élection divine.
Dans l’approche proposée par Charles Suaud, la notion de talent renvoie
au registre langagier de la potentialité. Ce sont les institutions de détection (du
talent), de formation et de consécration qui rendent réelle cette puissance poten-
tielle. Le talent renvoie donc à un dosage entre le marquage par le travail, le
marquage par le milieu familial et le groupe des pairs et par l’institution. Elle est
donc susceptible d’être mouvante, changeante en fonction des critères retenus par
l’institution 22. Ce « talent » retravaillé par la rhétorique et l’armature conceptuelle

21. schotté M., «  Réussite sportive et idéologie du don. Les déterminants sociaux de la
“domination” des coureurs marocains dans l’athlétisme français (1980-2000) », Staps,
no 57 , 2002/1, p. 21-37. Ainsi que son ouvrage, schotté M., La construction du « talent »…,
op. cit.
22. Ainsi le danseur étoile Wilfried Romoli, consacré à la fin de sa carrière juste avant la
retraite, était considéré pendant la majorité de sa carrière comme un danseur travailleur,
fiable, bon camarade capable de prendre les rôles du répertoire et de les exécuter mais
ayant un physique peu conforme à celui de jeune premier (costaud, puissant plus proche
du rugbyman que de l’image du danseur léger et svelte que requiert l’imagerie académique
du prince). Tout au long de sa carrière de premier danseur, il se spécialisa dans les rôles
moins prestigieux que lui donnaient les chorégraphes invités contemporains ou modernes.
La consécration de ces chorégraphes au cours des années 1980-1990 et l’affirmation au
sein même de l’opéra de légitimité stylistique concurrente à la doxa classique redéfinis-
sent les attributs de la consécration. Wilfried Romoli, par sa réussite dans le champ de la
danse moderne et contemporaine au sein de l’institution Opéra de Paris, put être consacré
danseur étoile car il avait enfin du « talent », c’est-à-dire que sa spécialisation dans les rôles
contemporains qui lui donnait un profil hétérodoxe fut reconnue par l’institution comme
légitime, celle-ci ayant académisé l’avant-garde contemporaine.

184
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues

de la science économique, inscrit dans des processus de mathématisation, est


refondé comme une variable explicative légitime scientifiquement, et donc dissocié
du sens commun auquel il était cantonné dans l’approche des sciences sociales.
Pour opérer un tel renversement, le travail minutieux et besogneux de longue
durée de l’enquête de terrain est nécessaire. On retrouve un peu la critique
qu’adressait Pierre Bourdieu à Claude Lévi-Strauss au sujet du « regard éloigné »
qui laisse la spéculation intellectuelle l’emporter sur la force de l’expérience
de terrain. D’une certaine façon la sociologie, lorsqu’elle emprunte à la théorie
économique une supposée rationalité de l’acteur, conduit à une nouvelle forme
de théorie mécaniste de l’action qui va de pair avec une posture méthodologique
objectiviste. Pour citer Pierre Bourdieu :
« L’objectivisme constitue le monde social comme un spectacle offert à un
observateur qui prend un “point de vue” sur l’action et qui, important dans
l’objet les principes de sa relation à l’objet, fait comme s’il était destiné à la
seule connaissance et si toutes les interactions s’y réduisaient à des échanges
symboliques. Ce point de vue est celui qu’on prend à partir des positions
élevées de la structure sociale d’où le monde social se donne comme une
représentation et d’où les pratiques ne sont que rôles de théâtre, exécutions
de partitions ou applications de plans 23. »

une sociologie du travail VERSUS une sociologie des styles de vie


L’approche en termes vocationnels permet de considérer la dialectique inces-
sante entre la pulsion et l’institution de légitimation (École de l’Opéra de Paris,
institution supérieure, etc.) qui opère auprès des jeunes aspirants à l’entrée dans
le métier. Elle oblige à se demander, avec Bourdieu,
« comment les dispositions (en tant que potentialités) se révèlent en relation
avec certaines institutions ou mieux certains champs (en tant qu’espaces des
possibles) ; comment les agents exploitent les institutions pour assouvir leurs
pulsions […] et comment les institutions, inversement, mettent les pulsions
des agents au service de leurs fins. […] le champ offre un espace de possibi-
lités préconstituées ; il régule les dispositions, c’est-à-dire qu’il les contraint
et les censure en même temps qu’il leur ouvre des voies 24 ».

Cette dialectique qui a à voir avec la libido 25 ouvre la possibilité de faire


une sociologie des styles de vie rapportée aux logiques professionnelles. Ainsi,

23. Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 87.
24. Bourdieu P. et Maître J., « Avant-propos dialogué », in Maître J., L’autobiographie d’un
paranoïaque, Paris, Economica, 1994. p. v-vi.
25. Sur ces questions voir le texte programmatique de BoltansKi L., « Pouvoir et impuissance :
projet intellectuel et sexualité dans le Journal d’Amiel », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. I, no 5-6, novembre 1975, p. 80-108.

185
pierre-eMManueL sorignet

on peut, dans ce cadre, envisager une sociologie des rapports sociaux de sexe
articulée à une sociologie du travail artistique. Le cas des danseurs contemporains
conduit à étudier les relations entre, d’une part, une profession identifiée comme
requérant des dispositions féminines et fortement connotée par l’homosexua-
lité et, d’autre part, l’élaboration d’une identité sexuée et sexuelle d’une popula-
tion masculine aux origines variées. Si l’homosexualité apparaît souvent dans
les discours des personnes concernées comme une évidence depuis l’enfance,
le choix du métier détermine, en partie, les conditions sociales de possibilité de
vivre pleinement son identité sexuelle. Plus largement, les propriétés féminines
de ce métier inscrivent l’insertion professionnelle des danseurs dans une réflexion
sur la frontière entre dispositions masculines et féminines qui conduit à un travail
de recomposition de l’identité masculine. Ainsi, faire le lien entre construction de
l’identité sexuée et sexuelle et socialisation professionnelle participe de l’entre-
prise de dénaturalisation des pratiques sexuelles et des comportements sexués,
tel qu’ils sont souvent perçus dans les métiers artistiques.

violence symBolique
La déconstruction de la notion de talent et la mobilisation des concepts de
vocation, de stratégie, de dispositions et d’habitus, replacent au centre de l’ana-
lyse la question des inégalités de positions et rapports de pouvoir. On peut s’arrê-
ter à cet égard sur l’usage du concept de « violence symbolique 26 », et montrer
son apport dans l’étude des rapports entre employeur-créateurs et employé-
interprète. Il permet de réintroduire la question des processus d’incorporation
dans les dispositifs de conversion des dispositions proposés par les institutions
de formation mais aussi, dans la continuité, par les chorégraphes revendiquant
une légitimité de type charismatique.
En effet, la position du chorégraphe est à la fois fondée sur sa légitimité charis-
matique et sur son statut d’employeur fixé dans le contrat de travail. La figure
dominante du chorégraphe dans la danse contemporaine s’est construite dans les
années 1980 autour de sa capacité à fédérer autour de lui – par son charisme, sa
connaissance d’une technique du corps et son univers esthétique – des danseurs
engagés dans un projet artistique d’avant-garde. L’adhésion des danseurs à la
personne du chorégraphe, parfois identifié à un « maître », était donc détermi-
nante pour la réalisation du projet chorégraphique. L’institutionnalisation de la
danse contemporaine a modifié en partie les fondements du rapport entre choré-
graphes et danseurs qui s’inscrivent dorénavant dans un marché et un cadre
juridique relativement précis. Mieux formés, les danseurs sont aussi plus enclins
à adopter des comportements « mercenaires » par rapport à des chorégraphes
dont ils n’hésitent pas à évaluer la compétence « créative ». En retour, les choré-
26. Mauger G., « Sur la violence symbolique », in Müller H.-P. et Sintomer Y., Pierre Bourdieu,
théorie et pratique, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006, p. 84-100.

186
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues

graphes jouent à la fois sur leur légitimité charismatique mais, surtout lorsque
celle-ci fait défaut, sur leur statut d’employeur, profitant d’un marché du travail
tendu. La représentation d’un chorégraphe soumettant à sa domination charis-
matique des disciples-danseurs qui sont en même temps ses employés, n’est
certes pas suffisante ; les rapports de pouvoir sont davantage éclatés. Pour autant,
il faut voir que le chorégraphe doit jouer avec le symbolique pour prétendre
bénéficier d’une légitimité institutionnelle qui se valide en grande partie sur
la figure du créateur. La dimension symbolique de la fonction de chorégraphe
est essentielle, ne serait-ce que dans l’imaginaire des représentants institution-
nels dont l’une des missions est de déceler « l’artiste innovant 27 ». L’idéaltype
du chorégraphe démiurge, qu’incarnent les fondateurs de la danse contempo-
raine (Pina Bausch en est certainement l’une des incarnations majeures), reste
prégnante dans l’imaginaire collectif et demeure efficace dans les moments de
réaffirmation de son pouvoir sur le groupe des danseurs.
La reconnaissance institutionnelle est indispensable pour que la légitimité
charismatique accordée par une « communauté émotionnelle 28 » se traduise
par une production artistique qui s’inscrive dans la durée et vienne alimenter en
retour la croyance collective dans le caractère exceptionnel de l’artiste-créateur.
Le charisme du chorégraphe, pour pouvoir fonctionner, doit trouver sa légitimité
au-delà des institutions, dans un parcours suffisamment singulier pour se faire
une place originale dans le champ chorégraphique. Le chorégraphe charisma-
tique est celui qui propose au corps du danseur un nouvel habitus corporel, en
développant une série de dispositions qu’il a perçue lors de la phase de sélection
à l’embauche 29. Détenteur d’un savoir technique qui n’est pas toujours centré sur
le mouvement, mais qui est pluridisciplinaire (arts plastiques, musique, lumière,
costume et plus rarement intellectuel, etc.) et producteur d’un discours spécifique
sur son art et la position qu’il entend occuper dans le champ de la danse contem-
poraine, le chorégraphe charismatique occupe dans la compagnie une position
parfois proche de celle d’un maître, parfois d’un guide spirituel. Le charisme du
créateur s’appuie autant sur le discours 30 que sur le geste et participe à la défini-
tion d’une identification spécifique dans le champ chorégraphique.

27. duBois V., La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin,
coll. « Socio-histoires », 1999.
28. WeBer M., Économie et société, Paris, Pocket, 1995.
29. Sorignet P.-E., « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas
de l’audition en danse contemporaine », Genèses, no 57, 2004/4, p. 64-88.
30. Il faut souligner dans la danse contemporaine française les emprunts réguliers à une culture
philosophique et à la prétention des chorégraphes de s’affirmer tout à la fois créateur et
penseur. Ainsi cette chorégraphe, aujourd’hui responsable d’un CCN qui a repris des
études de philosophie jusqu’au DEA et qui n’hésite pas à signer des papiers en cumulant
les titres « chorégraphe, danseuse, philosophe ». Cette importance des références perçues
comme légitimes permet d’asseoir une image charismatique dans le champ chorégraphique
qui dans la hiérarchie des arts vivants n’est pas, au début des années 1980, au niveau du
théâtre contemporain ou de la musique contemporaine. Prendre comme thématique des

187
pierre-eMManueL sorignet

Engagés dans l’interaction quotidienne avec le chorégraphe, les danseurs


sont les premiers à accepter la légitimité de l’acte singulier du créateur. Ils le
voient comme un individu à part qu’ils créditent de procédés mystérieux l’auto-
risant à violer des tabous, et de propriétés de l’ordre de l’extraordinaire au nom
desquelles ils sont prêts à accepter de nombreuses contraintes perçues comme
l’expression de leur immersion dans le projet esthétique. Le chorégraphe qui
souhaite imposer son propre style doit discipliner le corps du danseur et le
modeler pour qu’il puisse représenter, pratiquement mais aussi symbolique-
ment, « l’esprit créateur ». Le « talent » se mesure alors à l’aune de la réussite
de la transsubstantiation – « ceci est mon corps » – opérée par le chorégraphe 31.
Les croyants ou les anciens « disciples » invoquent leur ressenti : ils trouvent
dans l’adhésion « corps et âme » à un chorégraphe la réponse à des questionne-
ments existentiels à travers la mise en mouvements de pulsions, désirs jusque-là
profondément intériorisés 32. Les danseurs qui ont vécu un rapport de travail
avec un chorégraphe charismatique insistent sur la dimension à la fois doulou-
reuse, contraignante mais aussi libératoire de son emprise. La logique des affini-
tés électives, à l’œuvre dès la première « rencontre » de l’audition, se poursuit
dans le travail de création et autorise les chorégraphes à penser qu’une des
dimensions de leur « mission » de chorégraphe est de révéler au danseur sa
personnalité profonde en travaillant sur sa gestuelle.
Certains chorégraphes attendent, de leur côté, une véritable « remise de
soi » de la part des danseurs, qui peut conduire le danseur à se sentir infanti-
lisé dans la relation avec le chorégraphe, y compris lorsque la pression exercée
sur le danseur est imprégnée d’une relation pédagogique. Comme le souligne
Bourdieu : « La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur les
corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique ;
mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels
des ressorts, au plus profond des corps 33 » Aussi, cette emprise du chorégraphe,
qui réclame parfois une relative « mise à nu », peut-elle aller jusqu’à s’immis-
cer dans la vie familiale, sentimentale ou sexuelle du danseur, le plus souvent
avec l’assentiment de ce dernier. L’adhésion se traduit alors dans la confu-
sion des registres des relations de travail et des affects. Comme le souligne
Bourdieu : « Ces inclinations durables du corps socialisé s’expriment et se vivent
thèmes abordés par la philosophie, inscrire son projet chorégraphique dans la filiation
d’un « grand auteur » permet de transférer une part de sa légitimité dans l’entreprise de
consécration du chorégraphe.
31. laMBert B., « Le metteur en scène et la peau de son comédien », Sociétés et représentations,
juin 1998, p. 465-483.
32. « La première explication de la production du charisme réside dans les intérêts ou les
dispositions de ceux qui croient en lui à saluer l’irruption d’un message perçu comme
révolutionnaire », in WeBer M. et KalinoWsKi I., La science, profession et vocation. Suivi
de « Leçons wébériennes sur la science & la propagande », Marseille, Agone, coll. « Banc
d’essais », 2005.
33. Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 44.

188
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues

dans la logique du sentiment (amour filial, fraternel, etc.) ou du devoir […]


souvent confondues dans l’expérience du respect et du dévouement affectif 34. »
Les danseurs les plus jeunes, moins expérimentés, plus facilement malléables
sont davantage susceptibles d’entrer dans ce type de relations avec un employeur
qui trouve dans ces attachements une réassurance à bon compte, de son statut
de « créateur », vocable qui prend alors une connotation « totale ».

conclusion : écrire Les processus d’incorporation


Réfléchir sur un métier où le corps apparaît comme l’instrument de travail
central (danseur, circassien, comédien, musicien…) incite à étendre la question
des usages du corps à d’autres objets. Il ne s’agit pas d’autonomiser et de réifier
le corps, mais de penser la socialisation comme indissociablement liée à un
processus d’incorporation. Cette sensibilité au corps comme signifiant social s’est
développée dans le cadre de mon activité de danseur et de sociologue ayant une
approche réflexive, mais aussi dans l’écriture ces dernières années. Comment
retranscrire dans l’écriture ethnographique l’expérience corporelle, celle des
enquêtés mais aussi la mienne sans tomber dans un registre narcissique et intros-
pectif ? Si « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme 35 »,
c’est pour le chercheur le premier instrument de connaissance. Mais peut-on
rendre ce corps présent dans l’écriture sociologique, quelle légitimité l’expérience
corporelle du chercheur a-t-elle dans l’écriture ? C’est la difficulté à laquelle je
me suis trouvé confronté en tant que sociologue progressivement imprégné
par mon objet, et incorporant au fur et à mesure de mon insertion de danseur
certaines des dispositions de mes enquêtés (rapport au corps, à la santé, etc.).
La distinction enquêteur/chercheur qui recoupe la traditionnelle réflexion sur
les rapports entre distance et proximité est devenue de plus en plus difficile à
tenir durant l’enquête réalisée sur les danseurs. Davantage que d’observation
participante, il faudrait parler à la suite de Whyte 36 de participation observante et
mettre en question la séparation entre l’enquêteur et le chercheur, habituellement
tenue pour souhaitable en sciences sociales. Cette séparation pourrait avoir pour
fonction de maintenir l’existence du groupe savant, son autonomie et sa singu-
larité en préservant le savant chez l’enquêteur. Peut-on véritablement se défaire
de sa peau d’enquêteur impliqué dans des relations affectives sur le terrain juste
en passant au travail d’écriture et en mettant à distance son implication par le jeu
du style indirect ? L’auto-analyse est-elle suffisante pour expurger l’expérience
corporelle du terrain ? Que gagne-t-on, et que perd-on à faire état de celle-ci ?

34. Ibid., p. 44-45.


35. Mauss M., « Les techniques du corps », in Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris,
PUF, 1950, p. 372.
36. WhYte W. F., Street corner society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris,
La Découverte, 2002.

189
pierre-eMManueL sorignet

Questions au traitement délicat, tant la limite paraît poreuse entre récit


égocentré et honnêteté du compte rendu d’enquête (tout lecteur est en droit de
savoir comment les résultats ont été obtenus), entre narcissisme et justesse de
l’analyse du groupe observé. Un tel questionnement semble cependant permettre
une connaissance approfondie d’un terrain d’enquête, tant à travers les réactions
des acteurs à la présence de l’ethnographe 37 qu’à travers la prise en compte des
transformations qu’induit une présence longue dans une activité et un groupe
donnés pour un enquêteur, alors lui aussi pris aussi comme objet d’étude 38.

BiBliographie
Bachelard G., Épistémologie, Paris, PUF, 1971.
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toire »), 1991, p. 125-143.

37. Mauger G., « Enquêter en milieu populaire », Genèses, no 6 (« Femmes, genre, histoire »),
1991, p. 125-143.
38. On peut citer Loïc Wacquant parlant de son enquête sur un club de boxe à Chicago dans
le cadre d’une sociologie du ghetto. « Corps et âme apporte la démonstration en actes
des possibilités et des vertus distinctives d’une sociologie charnelle, qui tient pleinement
compte du fait que l’agent social est un animal souffrant, un être de chair et de sang, de
nerfs et de viscères, habité par des passions et doté de savoirs et d’habiletés incorporés – par
opposition à l’animal symbolicum de la tradition néokantienne, reprise par Clifford Geertz
et les tenants de l’anthropologie interprétative, d’un côté, et par Herbert Blumer et l’interac-
tionnisme symbolique, de l’autre – et que cela est vrai aussi du sociologue. Ce qui implique
de remettre le corps du sociologue en jeu et de traiter son organisme intelligent, non pas
comme un obstacle au savoir, ainsi que le voudrait l’intellectualisme vrillé à la conception
indigène de la pratique intellectuelle, mais comme vecteur de connaissance du monde
social. » WacQuant L., art. cit., p. 117.

190
Les usages de La socioLogie de Bourdieu dans une socioLogie des professions artistiQues

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191
Marc perrenoud

économie des biens sYmboliQues


et dRamatuRgie sociale du tRavail

Dans la dernière note de bas de page de « La production de la croyance.


Contribution à une économie des biens symboliques », Pierre Bourdieu écrit :
« Il faudrait montrer ce que l’économie de l’œuvre d’art comme cas limite où
se voient mieux les mécanismes de dénégation et leurs effets (et non comme
exception aux lois de l’économie) apporte à la compréhension des pratiques
économiques ordinaires, où la nécessité de masquer la vérité nue de la transac-
tion s’impose aussi, plus ou moins fortement 1. » C’est dans la continuité de cette
idée que ce texte suit l’hypothèse d’une différence de degré et non de nature
entre les champs de production des biens symboliques clairement identifiés
comme tels (art, science, religion, etc.) et des mondes sociaux et professionnels
plus ordinaires. On verra ici que la tension entre l’« économie économique » et
l’« économie symbolique 2 » (et donc le poids variable mais jamais nul de cette
dernière) est intrinsèquement constitutive de la réalité des rapports sociaux et
des pratiques professionnelles en particulier.
élément central dans la théorie constructiviste de l’économie de Bourdieu,
le concept d’économie des biens symboliques évolue, se renforce et étend son
opérationnalité entre le début de la décennie 1970 et la fin du xxe siècle, passant
du strict champ de production restreinte des œuvres singulières, d’art ou de
science 3 à des espaces bien plus étendus et hétéronomes comme le marché de
la maison individuelle 4. Une excellente synthèse de ces éléments de la théorie
bourdieusienne mais aussi des apports récents de Lucien Karpik (théorie des

1. bourdieu P., « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symbo-
liques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 13, 1977, p. 3-43.
2. Même si Bourdieu n’utilise pas précisément cette expression, elle sera employée ici comme
le pendant de l’« économie économique », notion qu’il mobilise régulièrement pour désigner
« l’économie au sens où nous l’entendons » (bourdieu, 1994) dans le sens commun, à savoir
un régime de transactions « rationnelles » et explicites.
3. bourdieu P., «  Le marché des biens symboliques  », L’année sociologique, 3-22, 1971,
p. 49-126.
4. bourdieu P., Les structures sociales de l’économie, Paris, éditions du Seuil, 2000.

193
Marc perrenoud

biens singuliers) nous est offerte par un dossier thématique intitulé « Sociologie
et économie des biens symboliques » dans une livraison récente de la Revue
française de socio-économie 5. Pour ma part, j’ai travaillé depuis des années à
une socio-anthropologie des groupes professionnels reposant sur l’approche
ethnographique pour saisir l’économie des biens symboliques en acte dans les
pratiques de travail ordinaires, abordant les métiers les plus divers par leurs
enjeux symboliques dans ce que j’ai pu appeler les « économies symboliques
du travail 6 ».
Je montrerai ici la fécondité d’une telle approche en m’appuyant sur deux
enquêtes que j’ai menées auprès de musiciens et d’artisans. Il s’agit de considérer
les nombreux éléments (pratiques et discours) contribuant à une mise à distance
de l’« économie économique » et du même coup à une euphémisation, voire une
dénégation des rapports socio-économiques objectifs qui se jouent dans diffé-
rentes situations de travail ordinaires sans pour autant disqualifier le point de
vue des acteurs, en prenant donc au sérieux leur « vérité subjective ». On verra
ensuite avec deux autres cas qu’une telle approche gagne à être étendue au-delà
du travail indépendant. En exposant mes recherches de terrain auprès d’agents
de sécurité et d’ingénieurs en informatique, je mobiliserai une sociologie du
travail de tradition interactionniste, en particulier quant au concept général
de social drama of work 7 dans la relation de service, pour restituer autant que
possible la « double vérité du travail » dont parle Bourdieu dans ses derniers
textes 8.

EnquêtEr sur la « doublE vérité du travail »


Comment porter au jour les ambiguïtés du rapport au travail ? Voici deux
exemples tirés de deux enquêtes de terrain que j’ai menées à des périodes et
dans des conditions différentes mais pour lesquels les mêmes questions se sont
posées, appelant comme on le verra ensuite des réponses qui engagent la sociolo-
gie bourdieusienne mais dont le cadre interprétatif gagne à être encore renforcé
par d’autres apports.
Au cours de mes années de terrain et de métier dans les mondes de la
musique en France, j’ai arpenté des espaces socio-esthétiques et des scènes très
différents, j’en ai déjà livré l’ethnographie à différentes reprises 9. Mais c’est à

5. duval J. et garcia-parpet M.-F., « Les enjeux symboliques des échanges économiques »,


Revue française de socio-économie, no 10, 2012, p. 13-28.
6. perrenoud M., « Les artisans de la gentrification rurale. Trois manières d’être maçon dans
les Corbières », Sociétés contemporaines, vol. 71, no 3, 2008, p. 95-115.
7. hughes E. C., Le regard sociologique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
8. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
9. perrenoud M., « “Ne faire que ça”. Les musicos : identité professionnelle, habitus musicien »,
in perrenoud M. (dir.), Terrains de la musique. Approches socio-anthropologiques du fait
musical contemporain, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 133-163 ; perrenoud M., « Jouer “le

194
ÉconoMie des Biens syMBoLiQues et draMaturgie sociaLe du travaiL

l’occasion d’un terrain très récent, en Suisse, que j’ai pu mesurer les écarts les
plus spectaculaires entre deux façons d’inscrire la même production musicale
dans deux dispositifs relevant de régimes économiques et symboliques littéra-
lement opposés. Ainsi, au printemps 2012, j’ai eu l’occasion de jouer comme
contrebassiste dans un trio de « jazz contemporain » avec un tromboniste et
un batteur dans la région lausannoise à quelques jours d’intervalle dans un
bar musical semi-rural et dans une galerie d’art en centre-ville. Dans le bar,
le jeu social est resté le même que dans la plupart des situations d’entertain-
ment 10 : sociabilité plutôt masculine et populaire à base de « canons de blanc »
et de plaisanteries, et économie de type utilitaire, relevant largement du régime
de l’économie économique où, pour schématiser, plus on joue longtemps et
« intensément », plus la soirée dure, plus les clients boivent et plus on est payé.
Ce soir-là nous jouions « au chapeau », avec une garantie de 50 chf (40 euros)
par personne minimum. L’assistance étant clairsemée et ni aussi enthousiaste
ni aussi fortunée que nous ne l’aurions espéré, le « chapeau » était peu garni,
nous sommes repartis avec 70 chf chacun (55 euros). En revanche dans la galerie
d’art, le jeu social est totalement renversé : même si le contenu musical était
similaire, nous avons joué au milieu de la salle d’exposition, entourés d’une
assistance visiblement fort bien dotée en capital tant économique que culturel
(dandys à foulard, montres et voitures de luxe, carrés Hermès, journalistes cultu-
rels, jeunes gens branchés et « arty », quinquagénaires adeptes de la chirurgie
esthétique, etc.) et surtout, le dispositif était cette fois totalement « artifié »,
pleinement inscrit dans une économie symbolique fonctionnant à l’inverse du
modèle précédent, pas question ici de quantifier le travail, ou alors de manière
inversée, dans une économie de la rareté. Le patron de la galerie nous a demandé
de ne jouer que vingt minutes et nous a payés d’avance 350 chf (300 euros) par
personne, sans que nous ayons abordé auparavant la question de la rétribution
financière. Par une forme de sens pratique parfaitement opérationnel, la plupart
des musiciens savent cultiver ce désintéressement qui conduit à ne pas aborder
la question du montant du cachet quand on joue dans ce type de circonstances.
On voit bien l’écart entre deux modes d’inscription sociale de la prestation de
service musical : dans la galerie d’art, on joue le jeu artiste, on « donne » un
moment exceptionnel et fulgurant. On ne joue pas « au kilomètre », à la façon

jazz”  : où ? Comment ? Approche ethnographique et distinction des dispositifs de


jeu  », Sociologie de l’art, no  8  : «  Les mondes du Jazz aujourd’hui  », 2006, p.  25-42 ;
perrenoud M., Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte,
2007 ; perrenoud M., « Au bas de la pyramide : la relation au travail et à l’emploi des
musiciens ordinaires en France », in De Boe J. (coord.), L’artiste au travail, état des lieux
et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 305-314 ; perrenoud M., « Les formes de la
démultiplication dans la carrière des musicos », in Bureau M.-c., perrenoud M. et shapiro
R. (dir.), L’artiste pluriel. Démultiplier l’activité pour vivre de son art, Villeneuve-d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 51-68.
10. perrenoud M., « Jouer “le jazz”… », art. cit.

195
Marc Perrenoud

du musicien de bar un peu besogneux qui « fait le métier » et donne par la


débauche d’énergie et la fatigue qui s’accumule visiblement au cours de la soirée
le signe du travail, de l’effort, qui en quelque sorte sera « payé en retour »
dans l’économie économique de la réciprocité immédiate. Dans la galerie d’art,
dans un espace relativement consacré, même pour un travail proche en certains
aspects de l’animation musicale, la durée et l’intensité de la performance est
largement déconnectée du montant de la rétribution.
On a affaire ici à une application relativement classique de la théorie
bourdieusienne de l’économie des biens symboliques, y compris dans son
acception a minima, centrée sur le champ artistique. Mais si l’on cherche à
restituer et à analyser la « double vérité du travail », on ira chercher, entre
intérêt et désintéressement, la part de vérité subjective et donc la perception des
musiciens vis-à-vis de telles situations de travail. À ce titre, les discussions entre
musiciens avant et après la prestation musicale donnent souvent les signes aussi
manifestes que frappants de l’indétermination entre croyance et cynisme, entre
économie des bien symboliques et économie économique. J’ai déjà montré 11
combien l’habitus des musiciens ordinaires est marqué par cette tension entre
les régimes de la création inspirée et désintéressée (jouant l’autonomie contre le
grand public) et celui de la production, de l’efficacité technique et profession-
nelle pour « faire le métier », notant au passage que la situation a peu changé
depuis ce que Howard S. Becker observait dans le Chicago des années 1950 12.
Le relatif mépris des musiciens envers les « caves » est toujours là et il agit
comme une arme de mise à distance, alimentant une forme de cynisme, de
relation désenchantée que nombre de musiciens entretiennent avec le public,
qu’il s’agisse du public populaire des bars (sur un mode proche des outsiders) ou
du public le plus cultivé, qui plus est dans un dispositif où a priori la musique et
les musiciens sont « respectés » comme dans le cas de la galerie d’art mentionnée
plus haut. Dans ce dernier cas, la façon dont les musiciens parlent de l’assis-
tance et prennent leurs distances vis-à-vis des « bobos », « vieux beaux », et
« rombières 13 » est liée au décalage entre une population socialement dominante
peuplant un monde de l’art relativement légitime et la situation dominée dans
toutes les formes de capital de certains musiciens instrumentistes. On retrouve
ici ce que Bernard Lehmann a pu observer parmi les pupitres de cuivres des
orchestres symphoniques parisiens 14 qui, souvent issus des classes populaires
ou de la petite bourgeoisie partagent la même origine sociale et le même désajus-
tement à la culture légitime qu’une grande part des musiciens ordinaires, et
les mêmes conduites de résistance par la raillerie. On cultive donc un certain

11. perrenoud M., « “Ne faire que ça”… », art. cit. ; perrenoud M., « Jouer “le jazz”… »,
art. cit. ; perrenoud M., Les musicos…, op. cit.
12. beCKer H. S., Outsiders, Paris, Métailié, 1985 [1963].
13. Ces expressions ont fusé dans l’entre-soi des musiciens lors du vernissage lausannois.
14. lehMann B., L’orchestre dans tous ses éclats, Paris, La Découverte, 2002.

196
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail

humour cynique dans le discours entre soi autour de la prestation musicale et


du public (« on va aller faire un peu de bruit »), mais lorsqu’il s’agit de jouer,
on ne plaisante plus et on « est dedans », on se livre, on s’engage sans retenue
et « en toute sincérité », bref on croit à ce qu’on fait. La « croyance dans le jeu
social » est à nouveau partagée.
J’ai retrouvé le même type d’ambiguïté dans la représentation de sa propre
activité et cette « émulsion symbolique » (Bourdieu parle d’« alchimie » symbo-
lique 15) sur un deuxième terrain, investigué dans les années qui ont suivi mon
ethnographie du métier de musicien ordinaire, quand après avoir enquêté sur des
artistes peu reconnus se pensant plutôt comme des artisans voire des ouvriers,
je cherchais la réciproque en allant enquêter auprès d’« artisans créateurs » qui,
dans une activité inscrite là aussi « entre l’art et le métier », semblaient présenter
des caractéristiques et des dispositions inattendues. J’ai communiqué à différentes
reprises certains résultats de cette enquête 16 et montré que sur le terrain étudié
(un canton dans les Hautes-Corbières dont on peut considérer qu’il est en voie
de gentrification) la plupart de ces artisans créateurs (poterie, ferronnerie, mais
aussi charpente et maçonnerie, et encore pain bio, miel ou olives) étaient des
enfants de néo-ruraux possédant un capital culturel nettement plus important
que les « gars du coin 17 ». À la faveur de leurs propriétés et de celles du lieu
(village médiéval au cœur de la gentrification rurale) ces agents possèdent le
pouvoir de consacrer (même modestement) les biens qu’ils produisent. Ainsi,
au-delà de leur fonction utilitaire qui les ancre dans le régime de l’artisanat, les
biens produits sont porteurs d’une charge symbolique dont l’influence est très
réelle dans l’économie économique. En effet, un bol en céramique, un enduit à
la chaux sur un mur en pierre, ou une bouteille d’huile d’olive, par la façon dont
ils sont mis en scène (press-book de maçon créateur, ou ateliers-boutiques de
potier ou d’oléiculteur où l’on voit le travail en train de se faire par exemple) et
en mots (évocation par le maçon créateur de l’histoire médiévale pour les murs
en pierre et la « noblesse » des matériaux de rénovation, réflexion avec le client
sur les « textures » et la « distribution des volumes » de la maison), sont quali-
fiés au sens propre du terme, et acquièrent donc des « qualités » dont l’existence
relève de l’« objectivité du subjectif ». Ces divers biens dont la charge symbo-
lique est considérablement augmentée par les dispositions de leurs producteurs
ont évidemment un prix assez élevé et s’adressent en grande partie aux clients
gentrifieurs qui peuvent l’acquitter. Mais il serait tout à fait erroné de voir là un
calcul de la part des producteurs-créateurs qui sont exactement dans la situation
15. bourdieu P., Raisons pratiques, op. cit., p. 185.
16. perrenoud M., «  Les artisans de la gentrification rurale…  », art. cit. ; perrenoud M.,
«  Artisanat et gentrification rurale dans la France méridionale  », SociologieS, [http://
sociologies.revues.org/3991], 2012 ; Bajard F. et Perrenoud M., « “Ça n’a pas de prix”.
Diversité des modes de rétribution des artisans d’art », Sociétés contemporaines, no 91,
2013, p. 93-116.
17. rénahy N., Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2006.

197
Marc Perrenoud

de « celui qui répond aux attentes collectives, qui, sans même avoir à calculer, est
immédiatement ajusté aux exigences inscrites dans une situation 18 ». Et de fait ils
ont « tous les profits du marché des biens symboliques […], le profit de la vertu
mais aussi le profit de l’aisance, de l’élégance 19 », et ce sont bien ces éléments qui
permettent à l’un de se voir proposer les chantiers les plus prestigieux (mise en
valeur des ruines du château cathare local, rénovation des résidences secondaires
des super-gentrifieurs – producteurs de cinéma, éditeurs, etc.) ou aux autres de
fournir en pain et huile d’olive le restaurant multi-étoilé au guide Michelin situé
à 15 km de là et dont le chef prestigieux a été « séduit » par les produits, ces
produits qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans les dispositions de leurs produc-
teurs à les « qualifier » et celles de leur public à les « apprécier ».
Le régime de l’économie symbolique est donc toujours présent, jouant un
ballet ambigu avec celui de l’économie économique et lui imposant son poids
déterminant. Mais même au-delà de ces espaces du travail indépendant « singu-
larisé 20 » et « créateur 21 » on va voir que les « pratiques économiques ordinaires
où la nécessité de masquer la vérité nue de la transaction s’impose plus ou moins
fortement » sont légion, comme les situations de travail où les acteurs « ne
peuvent faire ce qu’ils font qu’en faisant comme s’ils ne le faisaient pas » sans
pour autant que l’on puisse réduire leur conduite à une conduite intéressée et
cynique.

production de la croyance dans le salariat des services


On s’éloignera à présent des espaces du travail indépendant à dimension
artistique ou créative pour accoster sur le vaste continent du salariat, en parti-
culier pour ce qui est du travail dans les services. On va envisager deux cas de
sous-traitance pour mesurer toute l’importance des enjeux symboliques dans
l’échange économique qu’est le travail, échange à la fois entre employeur et
salarié et entre salarié et client.
On sait que le travail de service et la « relation de service 22 » impliquent une
relation de confiance 23. C’est aussi la confiance que Bourdieu évoque dans les
Méditations pascaliennes :

18. bourdieu P., Raisons pratiques, op. cit., p. 190.


19. Ibid.
20. KarpiK L., L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
21. Menger P.-M., Le travail créateur, Paris, Gallimard/éditions du Seuil/éditions de l’EHESS, 2009.
22. goFFMan E., « Quelques remarques sur les vicissitudes des métiers de réparateur », in
Asiles, Paris, Les éditions de Minuit, 1968.
23. C’est le credat emptor propre à la relation de service, qui plus est avec un « profession-
nel », que mentionne Hughes par opposition au caveat emptor caractérisant l’échange
commercial (hughes, op. cit., p. 109). On peut considérer les phénomènes de profession-
nalisation dont Hughes a initié l’étude en parlant de « mobilité collective » (chez les agents
immobiliers de Chicago notamment, Hughes E. C., The Growth of an Institution: the Chicago
Real Estate Board, Chicago, The Society for Social Research, 1931) comme relevant aussi

198
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail

« La confiance accordée à une personne ou à une institution (une marque


réputée par exemple), ces relations de “confiance” ou de “crédit” ne sont
pas nécessairement fondées dans et par un calcul économique rationnel […]
et elles peuvent toujours devoir quelque chose à la domination durable
qu’assure la violence symbolique. »

La production de la confiance qui est au principe de la relation de service est


aussi une production de la croyance qui, si elle est observable en actes dans les
interactions n’en reste pas moins largement déterminée par le jeu des proprié-
tés sociales des prestataires et de leurs clients, des professionnels et de leur
public, celles-ci engendrant des dispositions plus ou moins bien accordées
entre elles. Marie Cartier a souligné dans un article de synthèse que les travaux
d’Everett Hughes et plus encore ceux de ses étudiants dans les années 1940-1950,
Howard Becker et Raymond Gold notamment, intègrent plus ou moins implici-
tement cette dimension 24. Le travail dans les services ou les relations de service
chez Hughes, Becker ou Gold sont (plus que chez Goffman) en général contex-
tualisées et inscrites dans un ensemble de données objectives (cadre institution-
nel, statut, revenu) qui contribuent à façonner le système d’interactions entre
employeurs, salariés et clients. Les institutrices et les musiciens chez Becker ou
les concierges chez Gold sont bien des êtres inscrits dans des relations assymé-
triques, des rapports de pouvoir qui sont au principe même des interactions
qu’ils engagent en jouant des scripts eux aussi déterminés, strictement bornés
par le jeu de placement des groupes sociaux (« métier modeste » ou profes-
sion prestigieuse 25) et des individus au sein de ces groupes (carrière plus ou
moins commerciale ou autonome parmi les musiciens par exemple 26). Pour les
travailleurs comme pour leurs employeurs ou leurs clients on s’intéressera donc
aux conditions de l’adhésion au rôle dans la tradition interactionniste, tout en
considérant qu’il s’agit aussi dans tous les cas d’un processus de production de
la croyance dans le jeu social, dans le sens le plus bourdieusien.
Ainsi, en menant une enquête par entretiens auprès d’agents de sécurité
salariés d’une très grande entreprise privée et travaillant en sous-traitance dans
les immeubles de bureaux d’importants clients industriels 27 j’avais pu relever
d’un déplacement symbolique euphémisant la dimension commerciale du travail pour ne
faire apparaître que la relation de service (c’est ainsi par exemple qu’un vendeur devient
« conseiller à la clientèle »). On rapprochera ces éléments de ceux observés par Bourdieu
dans le cas de l’achat d’une maison individuelle (bourdieu p., Les structures sociales de
l’économie, op. cit. ; Givry C., Bouhedja S. et bourdieu P., « Un contrat sous contraintes »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 81-82, 1990, p. 34-51).
24. Cartier M., « Perspectives sociologiques sur le travail dans les services : les apports de
Hughes, Becker et Gold », Le Mouvement social, no 211, 2005, p. 37-49.
25. hughes E. C., Le regard sociologique, op. cit., p. 123-136.
26. beCKer H. S., Outsiders, op. cit.
27. perrenoud M., « Les formes de la violence dans le métier d’agent de sécurité : éléments
d’enquête sur la professionnalisation des “vigiles” », in durand J.-P. et dressen M. (dir.),
La violence au travail, Toulouse, Octarès, 2011, p. 79-91.

199
Marc Perrenoud

une grande variabilité dans la « vérité subjective du travail » telle qu’énoncée en


entretien par ces agents. Au moment de l’enquête ces salariés étaient confrontés
depuis quelques années à une diversification du « faisceau de tâches 28 » compo-
sant leur métier. Cette diversification relevait à la fois d’une technicisation et
d’une « relationalisation ». Si d’une part ils étaient tenus de se professionnaliser
en étant sensibilisés aux normes et législations concernant les bâtiments et la
sécurité industrielle, formés à la sécurité incendie, aux premiers secours, etc. 29,
on (employeur et client) leur demandait d’autre part d’accomplir des tâches
impliquant toujours plus de travail « relationnel ».
C’est ainsi que nombre d’agents rencontrés expliquaient que leur fonction
relevait souvent plus de l’accueil (avec des tâches de badging et d’aide à l’orien-
tation), voire du standard téléphonique (parfois avec une compétence de bilin-
guisme), que de la seule sécurité. Cette politique d’externalisation de tâches
pour le client et de diversification du service proposé par l’employeur 30 renvoie
les salariés dans une situation proche des employés « à tout faire », prolétariat
du tertiaire engagé dans une relation de service comme « forme euphémisée
de la violence économique » telle qu’elle est analysée par Jean-Pierre Faguer 31.
Pourtant le travail «  relationnel  » étant comme le dit Faguer à la fois une
pratique et une croyance, cette situation était très diversement vécue par les
salariés, notamment en fonction de leurs dispositions à « y croire ». En fait,
le développement de cette dimension relationnelle et la mise en œuvre de ces
compétences presque infiniment étendues semblaient plutôt positifs à certains
qui souhaitaient faire carrière dans le secteur, qui adhéraient au rôle, prenant au
sérieux le travail et la conception du travail que leur proposaient leur employeur
et son client. Parmi les quelques salariés que j’ai rencontrés et qui étaient dans
ce cas j’ai trouvé des militaires à la retraite au départ entrés presque « automa-
tiquement » dans le secteur de la sécurité et pour qui la diversité des tâches
était finalement vécue comme un ennoblissement du métier d’agent de sécurité
(« Ça va, c’est bien, c’est intéressant… c’est pas trop dur et puis on voit du
monde… »), soit des jeunes femmes issues des classes populaires qui, au-delà
du fait d’apprécier la rupture avec une image stéréotypée de l’agent en vigile
hiératique, intériorisaient en outre le stéréotype sexiste des supposées « qualités
féminines » dans le travail relationnel. Dans les deux cas ces individus inves-
tissaient un véritable plan de carrière dans le secteur et leur bonne volonté,
leur engagement dans le jeu étaient parfaitement sincère en même temps qu’il
28. hughes E. C., Le regard sociologique, op. cit.
29. L’obtention d’un certificat de qualification professionnelle devenait obligatoire pour
l’exercice du métier au moment de l’enquête (2007-2008).
30. J’ai d’ailleurs pu constater combien cette tendance se développe de manière spectaculaire en
Suisse où des agents employés par le leader local du marché de la sécurité privée peuvent
par exemple officier à l’accueil d’un musée pour déchirer le talon des tickets, voire à l’enre-
gistrement des admissions en urgence d’un petit hôpital pendant la nuit.
31. Faguer J.-P., « Le “relationnel” comme pratique et comme croyance », Agone, no 37, 2007,
p. 185-203.

200
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail

semblait constituer le meilleur atout pour leur « réussite ». En revanche, pour


d’autres enquêtés, globalement mieux dotés en capital culturel, ce travail d’agent
de sécurité n’était qu’alimentaire, sur un des modes habituels de rapport au
travail dans le secteur : le « petit boulot 32 ». Pour ces étudiants, cet auteur de
BD, ce journaliste sportif sur internet, la « vérité objective de la transaction »
(ici tripartite : employeur/salarié/client) apparaît crûment, le salarié oppose
explicitement son intérêt à celui du client et de l’employeur, le multi-tasking et
le travail relationnel sont fuis autant que possible : on se contente de la vidéo
surveillance ou des rondes de nuit de manière à pouvoir s’adonner à son « vrai
métier » pendant les nombreux temps morts. Là encore, la dramaturgie sociale
du travail, l’adhésion au rôle, sont largement conditionnées par les dispositions
à l’engagement sincère et à la croyance dans le jeu social.

Au-delà de ces espaces du travail en public, du service au public, j’évoquerai


enfin rapidement le cas des ingénieurs en SSII 33 auprès desquels j’avais enquêté
en 2007-2008 et qui, salariés d’une entreprise de sous-traitance dans l’aéronau-
tique, partageaient tous un statut de « cadre 34 ». Pour ceux de ces ingénieurs
qui étaient diplômés d’écoles relativement peu prestigieuses, souvent issus de
la toute petite bourgeoisie voire de milieux populaires, le statut de « cadre »
semblait avoir une grande valeur symbolique, presque totémique. Un travail
d’objectivation élémentaire permet de comprendre que le statut de cadre accordé
à tous ces ingénieurs débutants et plutôt mal rémunérés permet à l’employeur
de leur imposer un temps de travail bien supérieur aux 35 heures normalement
prévues pour les salariés « ordinaires ». Mais la portée symbolique 35 de ce statut
(qui dans l’absolu n’en est pas vraiment un) et la vérité subjective à laquelle il
renvoie, du moins pour les « petits cadres » (expression endogène) les mieux
disposés à entrer dans le jeu, consistent souvent à maintenir un idéal de rapport
au travail qui singe celui des cadres supérieurs autour des valeurs d’engagement
dans le travail, de mobilité, et de perspectives d’ascension. Chez les plus jeunes
j’entendais régulièrement en entretien « nous les cadres » ou « je suis cadre,
donc je compte pas mes heures », etc. La double vérité du travail, la balance
entre exploitation et croyance dans le jeu social semble ici ne tenir que quelques
années et la plupart des employés de plus de 30 ans rencontrés sont rapidement
passés de la self-deception à la déception puisque cette façon de « jouer au cadre »
n’est presque jamais payée en retour, sauf pour la petite minorité qui manifeste

32. perouMal F., art. cit. ; perrenoud M., « Les formes de la violence… », art. cit.
33. Société de services en ingénierie informatique.
34. perrenoud M., « Les “petits cadres”. Illusio et désenchantement du rapport au travail dans
une SSII en France », Revue économique et sociale, vol. 71, no 2, 2013, p. 23-41.
35. Cette portée symbolique du «  statut cadre  » est particulièrement importante dans
le contexte français (boltansKi L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris,
Les éditions de Minuit, 1982 ; bouFFartigue P. et gadéa C., Sociologie des cadres, Paris,
La Découverte, 2000).

201
Marc Perrenoud

des dispositions sociales à même de la faire évoluer vers les postes de manager
qui constituent le Graal de l’espace professionnel :
« La capacité à absorber le stress c’est ce qui fait les bons dans la hiérarchie…
mais là c’est chaud, attention, ces mecs-là ils sont super bons… donc moi,
ben j’aimerais être comme eux pour monter… Il faut être vachement diplo-
matique, jamais s’énerver, dire les choses toujours avec le sourire… mais c’est
dur parce que nous au départ on est des techniciens, on est là pour mettre
les mains dans le cambouis bien profond… on n’a pas été formé pour ça. »
(Stéphane, 33 ans, ingénieur développeur.)

Dans les mondes du travail, titres et statuts sont donc évidemment aussi des
biens symboliques dotés d’une réelle efficacité permettant de « masquer la vérité
nue de la transaction », ici de la transaction entre employeur et salarié.
Là encore, l’arsenal théorique élaboré par Pierre Bourdieu vient enrichir et
renforcer l’approche interactionniste du travail et des groupes professionnels.
Dans le cas de ces espaces professionnels du salariat, comme dans les
deux premiers cas relevant du travail indépendant à dimension plus ou moins
créatrice, on peut encore une fois considérer que la « croyance partagée dans
le jeu social » n’est pas entièrement justiciable d’une dénonciation de l’illusio
mais on sait aussi que l’on peut avec Bourdieu « rendre raison » de ces façons
de dire et de faire sans pour autant les considérer comme le fruit d’un calcul
rationnel et cynique. De fait, c’est bien la croyance réciproque (reposant sur
leurs dispositions à croire et faire croire) des parties engagées dans le jeu qui
fait tenir chaque situation. Cela vaut aussi bien pour le musicien qui « raconte
quelque chose » et se distingue de l’instrumentiste virtuose mais « qui n’a rien
à dire », que pour l’artisan créateur qui donne du sens à son travail, que pour
l’agent de sécurité et d’accueil dont les « qualités relationnelles » apparaissent
comme naturelles (y compris à lui-même) ou enfin pour le jeune ingénieur qui
montre des dispositions au management.
Cette double vérité tend donc à mettre en jeu dans les relations de travail, et en
particulier la relation de service, une part d’« économie symbolique » où justement
la notion même de service en ce qu’elle implique des interactions en face à face
prises dans un cadre d’attentes dépassant la seule vérité objective, peut réguliè-
rement renvoyer à la logique de l’économie inversée propre aux biens symbo-
liques (« les activités de services s’accompagnent de sentiments de gratuité et de
désintéressement 36 »). Cette économie symbolique des biens et services ordinaires
constitue alors un cadre général fécond pour l’appréhension de la dramaturgie
sociale du travail où les notions de répertoires, de rôle ou de script prennent une
profondeur supplémentaire et elle permet de donner un arrière-plan robuste à la
métaphore théâtrale dans l’ethnographie des situations de travail.

36. goFFMan E., « Quelques remarques… », op. cit., p. 382.

202
ÉconoMie des Biens syMBoliQues et draMaturgie sociale du travail

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204
Quatrième partie

Habitus PRoFessionnel
et division sociale :
le tRavail
entRe RePRoduction
et socialisation
Maxime Quijoux

intRoduction

La sociologie de Pierre Bourdieu a fait de la socialisation primaire l’un


des principaux facteurs explicatifs des conduites individuelles au sein d’une
société. À partir de l’analyse conjointe des propriétés sociales et des trajectoires
individuelles, son concept d’habitus entend en effet rendre compte du pouvoir
structurant de l’histoire sociale des agents dans leurs façons de percevoir et
d’être dans le monde social. Entre le milieu d’origine et le rapport au système
scolaire, l’importance accordée aux premières expériences sociales est immense
puisqu’elles détermineront l’ensemble du sens de variation biographique d’un
individu : non seulement elles le façonneront en lui imposant un ensemble de
dispositions particulières – acquises par sa famille et ajustées par l’école – mais
en lui attribuant aussi un ensemble de capitaux spécifiques – économique, cultu-
rel et social principalement – ces institutions participeront à sa position sociale
dans la société.
Dans ce processus, le travail apparaît comme l’aboutissement d’une program-
mation sociologique constitué en amont. Comme nous le signalions dans notre
introduction, pour Bourdieu la position salariale est le résultat de la rencontre
entre des caractéristiques sociologiques d’un travailleur – ses dispositions – et
des propriétés sociales comprises dans un poste ou d’une profession. L’« habitus
professionnel 1 » se présente alors qu’une déclinaison de l’habitus de classe.
Ce qui ne le met pour autant à l’abri de modifications substantielles : subor-
donné à un ensemble de luttes s’exerçant dans différents champs économiques
et sociaux auxquels il appartient –  en particulier le marché du travail  –, il
peut connaître en effet des transformations majeures comme en attestent les
nombreux exemples de déclassement depuis trente ans.
Parmi un domaine d’analyses prompt à s’évertuer sur les spécificités de ses
objets, la notion d’habitus se présente justement ici comme une invitation à
décloisonner les recherches en sociologie du travail : car si le travail – au sens
large – occupe une place essentielle dans la vie des individus, son examen ne
1. Rappelons que Bourdieu n’a lui-même jamais directement fait usage de cette notion. Voir
la première partie de cet ouvrage.

207
MaxiMe Quijoux

peut se réduire raisonnablement aux seules dimensions de l’activité produite


–  nature, techniques et lieux de production  – ou à ses propres interactions
sociales sans prendre le risque de lectures à la fois téléologiques et particula-
ristes : ignorer les propriétés sociales des travailleurs tout comme leurs trajec-
toires, familiales et scolaires, ce n’est pas simplement faire l’économie de données
cruciales pour l’intelligibilité du phénomène ; quand on sait la place qu’occupent
la profession des parents tout comme l’institution scolaire dans le choix et le
rapport au métier, c’est tout simplement se condamner à la méprise en prenant
un objet pour un autre. De même, en dissociant les représentations et sociabi-
lités professionnelles des autres univers du social, on prend un risque similaire
de biais, du moins d’analyse parcellaire : on soustrait en effet ainsi à l’analyse
non seulement les influences, réciproques et ténues, qui unissent le travail à la
famille, au quartier, aux associations sportives, politiques ou religieuses ; mais
dès lors qu’on ignore les propriétés sociales des individus, on s’interdit aussi
de comprendre la complexité des relations sociales au travail dans la mesure
où on fait abstraction des schèmes qui orientent les conduites et les rapports
sociaux entre individus. Comme l’ont très justement souligné avant nous Beaud
et Pialoux : « S’il existe bien une socialisation dans et par le travail, il en existe
une autre, antérieure et simultanée 2. »
Cette quatrième partie vise à interroger la fécondité empirique de la notion
d’habitus et de trajectoires dans l’analyse du travail. À partir de quatre situations
professionnelles contemporaines mais distinctes, les contributions réunies ici
montrent la permanence heuristique d’une telle approche tout en soulignant
son étonnante plasticité théorique : concept pensé au temps du plein-emploi,
l’habitus au travail a connu parfois des transformations majeures, à la hauteur
de celles connues par l’emploi et le travail depuis trente ans. Chacun à leur
manière, ces articles entendent rendre compte de ces constances, ajustements
ou métamorphoses des socialisations au travail. En nous plongeant au cœur de
l’univers confiné des bibliothèques, Rabot éclaire la construction des croyances
et des conduites professionnelles : elle montre comment l’hexis professionnelle
trahit une socialisation de classe moyenne dominée, renforcée à la fois par l’orga-
nisation de travail et la position du métier dans différents champs auquel il
appartient. Le personnel de bibliothèque fait alors écho aux infirmières scolaires
dont il se rapproche par leurs propriétés sociales – femmes de classes moyennes
ou populaires – et par leur manière de « faire leur place » dans l’institution.
Après Rabot, Selponi montre ainsi que le travail ne se résume pas uniquement
aux services produits pour un public particulier : l’approche par l’habitus permet
en effet de rendre compte qu’il existe un autre travail, coûteux et constant,
consistant à justifier ou se créer ses compétences et par là même, sa légiti-
2. beaud S. et pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999, p. 19. Voir plus récemment avril C., Cartier M.
et serre D., Enquêter sur le travail, Paris, La Découverte, 2010.

208
introduction

mité dans un univers professionnel désajusté. À cet égard, les deux dernières
contributions de la partie constituent des invitations stimulantes puisqu’elles
proposent des cas paradigmatiques de distorsion sociale entre disposition et
position : l’examen des concierges de luxe proposé par Menoux donne à voir
la genèse et les effets, parfois radicaux et inattendus, du côtoiement singulier
d’agents d’origines populaires aux pratiques culturelles des plus riches. Quant à
l’article de Caveng, il s’interroge sur les possibilités et les formes d’un habitus de
« vacataire ». À partir d’une enquête sur les employés d’entreprises de sondage,
il tente de circonscrire des caractéristiques spécifiques de ce mode morcelé
de socialisation, rappelant l’enquête remarquable de Chauvin sur les agences
de précarité aux états-Unis 3. Ici peut-être plus qu’ailleurs, la trajectoire et la
position occupée dans l’espace qu’est le marché du travail, déterminent substan-
tiellement l’habitus professionnel. Face à un avenir en perpétuel sursis, plus que
jamais le poids des expériences passées s’avère crucial. De sorte que, dans un
marché qui se fragmente invariablement, la notion d’habitus est susceptible de
devenir un outil de plus en plus utile.

3. Chauvin S., Les agences de précarité, Paris, éditions du Seuil, 2010.

209
Cécile rabot

bibliotHécaiRe, un « métieR modeste »


dans une institution maRginalisée

Les bibliothécaires sont et se vivent comme une profession méconnue et mal


reconnue, à la fois des acteurs du champ littéraire, voire du champ politique,
des non-usagers des bibliothèques, mais aussi de leurs usagers. Mais la manière
même dont ils conçoivent leur rôle et investissent leur activité participe à entre-
tenir cet imaginaire social et à produire une forme d’invisibilité.
Les concepts d’habitus et de champ, qui sont au fondement de la sociologie
bourdieusienne, permettent de décrire et de comprendre la manière dont les
bibliothécaires conçoivent et vivent leur travail. Au-delà des différences dans
l’appropriation du rôle, qui tiennent notamment aux ressources propres, il est en
effet possible d’identifier un ensemble relativement partagé de manières d’être et
de voir, qu’on peut appeler un « habitus de bibliothécaire ». Cet habitus profes-
sionnel est caractérisé par un certain nombre de valeurs, qui évoquent ce que
Bourdieu appelle dans La distinction 1 l’habitus « petit-bourgeois », notamment
le travail, l’ordre, la bonne volonté culturelle, la discrétion, la modestie, ce qui
se traduit dans l’exercice quotidien du métier par une hésitation à prendre parti
pour conseiller un lecteur, à mettre en avant ses propres goûts, mais aussi par
une volonté d’éviter « l’élitisme » autant que l’illégitime et par une tendance à
resserrer les choix sur des valeurs moyennes 2.
Cet habitus résulte de dispositions préalables (conduisant à choisir cette
profession et à y être reçu), dans lesquelles l’origine sociale mais aussi le genre
(les bibliothécaires sont surtout des femmes moins habituées à se mettre en
avant) jouent vraisemblablement un rôle important. Il est aussi le fruit d’une
organisation du travail, d’un statut et d’un processus de socialisation profes-
sionnelle, par lequel chacun est invité à intégrer des normes et à se confor-
mer à un modèle. La manière dont les bibliothécaires construisent leur identité

1. bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
2. Emmanuel Wallon parle de « censure par la moyenne ». Voir Wallon e., « La censure par la
moyenne », in ory P. (dir.), La censure en France à l’ère démocratique, Bruxelles, Complexe,
1997, p. 323-332.

211
cécile raBot

professionnelle est enfin fondamentalement liée à la position des bibliothécaires


et des bibliothèques dans un triple espace – le champ littéraire, le champ éduca-
tif, le champ culturel – qui les dépasse et à chaque fois semble les placer en
marge, ou en tout cas dans une position dominée, qui a pour effet la méconnais-
sance et l’absence de reconnaissance de la profession et du travail réalisé.
L’analyse repose sur une enquête qualitative menée de 2005 à 2010 dans les
bibliothèques de la ville de Paris, qui, au-delà de leurs spécificités structurelles,
constituent un observatoire de tendances plus générales. Cette enquête avait
pour objet le travail de sélection mené par les bibliothécaires pour la constitu-
tion et la mise en valeur des collections, travail de sélection qui constitue une
partie gratifiante de l’activité professionnelle, mais aussi un travail de l’ombre
dont les logiques échappent largement aux usagers. L’enquête a confronté les
discours à l’observation des pratiques de travail et à l’analyse des choix opérés :
une vingtaine d’entretiens non directifs avec des bibliothécaires de différents
grades occupant des positions institutionnelles variées ont permis d’accéder au
sens donné à leurs pratiques par les acteurs ; des observations de réunions et
de séances d’analyse de livres ont donné à voir concrètement les modalités de
la sélection et de la prise de décision ; enfin, des analyses de catalogues et de
sélections bibliographiques ont permis de mesurer la présence réelle de tel ou
tel genre, éditeur, auteur ou de telle ou telle catégorie comme celle de best-sellers
ou de premiers romans.
Il s’agissait ainsi de saisir une identité professionnelle non pas tant à travers
l’analyse de représentations et de discours qu’à travers une pratique de travail.
Au-delà des divergences qui apparaissent au sein du groupe, il est possible
d’identifier un habitus de bibliothécaire relativement partagé dans les sections
adultes 3 et qui joue comme une norme. Il sera donc question d’abord de le carac-
tériser puis de tenter de saisir ce qui le produit, à savoir, d’une part, le recrute-
ment, la socialisation professionnelle et l’organisation du travail elle-même et,
d’autre part, la position de la profession au croisement mais aussi en marge de
trois champs différents.

« un mÉtier modeste » : un haBitus petit-Bourgeois ?


La manière dont les bibliothécaires habitent leur rôle 4 correspond à ce que
Pierre Bourdieu décrit comme l’habitus de la petite-bourgeoisie marqué par la
modestie et la discrétion, mais aussi par la bonne volonté culturelle et le respect
du savoir, et par le goût de l’ordre 5.

3. Les bibliothécaires des sections jeunesse ont un autre rapport avec les usagers et une autre
posture, davantage tournée vers la relation et l’animation.
4. Voir Muel-dreyFus F., Le métier d’éducateur : les instituteurs de 1900 ; les éducateurs spécialisés
de 1968, Paris, Les éditions de Minuit, 1983.
5. bourdieu p., La distinction, op. cit., p. 372-373.

212
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée

Une hexis de réserve

Physiquement, dans leur manière de s’habiller, de parler, de se déplacer, les


bibliothécaires des sections adultes sont majoritairement caractérisés par une
forme de discrétion. Cette attitude est en partie liée aux contraintes de l’institu-
tion : la bibliothèque est traditionnellement conçue comme un lieu d’étude, donc
de concentration et de silence, dans lequel tout ce qui pourrait attirer l’attention
est banni. La norme est ici tout particulièrement incorporée, comme dans cet
exemple donné par une responsable d’établissement :
« J’ai une collègue très bien, qui refuse de parler au micro – on a une sono –
pour dire : “La bibliothèque va fermer dans un quart d’heure !” [Elle rit.] Et
par ailleurs, elle est très bien, ce n’est pas du tout, là non plus, la fille complè-
tement fermée, elle est très bien avec le public et tout. C’est vous dire ! En
quoi elle s’expose à dire : “La bibliothèque va fermer dans un quart d’heure” ?
Je pense qu’il y a beaucoup de professions où ils ne seraient pas confrontés à
ce genre de situation. » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

Cette hexis construit une relative invisibilité des bibliothécaires, qui ne sont
souvent identifiables comme tels que par leur position (assis derrière la banque
de prêt ou de renseignements) ou leur tâche (dans les rayonnages en train de
ranger des livres).
L’observation et les entretiens font apparaître un malaise dans la relation de
conseil, du moins de la part de bibliothécaires qui ne se sentent pas légitimes à
conseiller (soit qu’ils considèrent que ce n’est pas leur rôle, soit qu’ils estiment
ne pas connaître assez bien le domaine). Cette réticence est liée à la crainte de se
trouver confronté à un domaine mal connu, d’être mis en défaut ou de donner
un conseil insatisfaisant. Une bibliothécaire, responsable de section adulte,
avoue avoir personnellement la littérature en horreur et craindre par-dessus
tout qu’un usager lui pose une question sur ce domaine. Cette crainte l’amène à
vivre chaque rencontre comme une situation d’examen, au point qu’elle avoue
fuir l’usager et préférer s’occuper des livres et des présentoirs.
« Au niveau littérature, je pense que de toute façon déjà quand ils me deman-
dent [quelque chose], je ne réponds pas bien. Je ne suis pas obligée d’être
agressive, mais en général s’ils me demandent des policiers, je peux leur
dire : “Écoutez, moi, je n’en lis jamais.” Je leur dis, hein : “Moi je n’en lis
jamais.” […] Déjà je les décourage comme ça, je pense, sans faire forcément
exprès, mais quand même je les décourage. Et puis, s’ils me demandent des
romans et que, à chaque fois que je leur sors [quelque chose], ça ne leur
correspond pas, à mon avis, ils comprennent vite, hein, que ce n’est pas la
peine, quoi. » (Extrait d’entretien, 12 avril 2005.)

213
cécile raBot

Cette posture de réserve trouve son corollaire dans une organisation du


travail qui privilégie la suggestion, via des dispositifs comme les présentoirs,
plutôt que la relation individuelle de conseil. Une conservatrice résume cette
posture :
«  Nous on est là pour présenter aux gens des écrits de qualité, qu’ils
connaissent ou qu’ils ne connaissent pas parce que personne n’en a parlé,
dans la presse ou ailleurs, et on est là pour leur montrer ça, on met tout ça
à leur disposition et après ils se débrouillent. On ne va pas dire : “Faites ci,
faites ça”, en tout cas à Paris, parce que, plus on est dans les grosses biblio-
thèques, moins le lecteur, de toute façon, va vous demander conseil. Et la
plupart de mes collègues et moi-même on est très contents parce qu’on n’aime
pas donner des conseils parce que c’est très personnel et qu’un bouquin que
vous avez beaucoup aimé, l’autre il ne va peut-être pas aimer. Et puis c’est
un peu rentrer dans sa vie, tout ça. Bon. Donc beaucoup de collègues très
modestes disent : “Non, non, on a fait notre boulot, on a acheté ce qu’on
pensait devoir être acheté, on le met sur des tables, sur des rayons, vous vous
débrouillez.” » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

Les bibliothécaires manifestent de manière générale des réticences à exprimer


publiquement un point de vue personnel, qu’ils jugent illégitime. Cette posture
se justifie par un principe de neutralité : comme agents du service public, ils ont
à mettre en œuvre les politiques définies par la collectivité dont ils dépendent
sans que leur propre avis ait à interférer. Mais ce principe est intégré de manière
particulièrement large, y compris dans le travail critique où il est pourtant plus
difficile à tenir. On le voit par exemple dans les critiques écrites sur une sélection
de premiers romans : toute trace de dissonance ou de subjectivité y est gommée,
au profit d’une présentation lissée écrite au nom « des bibliothécaires de la ville
de Paris ». Cette posture de réserve est aussi liée à un sentiment d’illégitimité à
exprimer un jugement critique.
« On est une profession modeste, qui n’arrive pas à se mettre en avant, qui
part de l’idée que ce n’est pas à nous de décider pour les autres : c’est aux
gens de faire leur choix, nous notre boulot c’est de présenter ce qu’on a jugé
bien, voilà sur l’égypte, voilà tous les bouquins qu’on a trouvés bien pour
vous, depuis trente ans, qu’on a gardés pour vous à la bibliothèque, voilà
on a tout ça. Maintenant ne me demandez pas mon avis, ce n’est pas mon
boulot, c’est vous qui êtes grands ! Voilà. C’est une profession extrêmement
modeste […]. Une profession extrêmement modeste, je ne trouve pas d’autre
mot. On ne se met pas en avant : nous on n’est rien ; c’est ce qu’on sait qui
est intéressant, ce n’est pas ce qu’on est. Quant à me demander mon avis,
euh… Peut-être modeste parce que justement on voit qu’il y a tous les avis
du monde sur un bouquin, donc le mien… pff… qu’est-ce que je vais dire ?

214
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée

Et je pense que si un jour, les journalistes pensent à nous, il y aura beaucoup


de refus. Beaucoup de bibliothécaires diront : « Ah non non non, moi je n’ai
rien à vous dire… » [Elle rit.] Je pense. » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

Une des traductions concrètes de cette posture est l’absence, sur les tables
et présentoirs de la grande majorité des bibliothèques, de notices écrites qui
mettraient en avant un ou deux points forts des livres présentés, comme on
en trouve dans un certain nombre de librairies. C’est la même logique qui
conduit des comités d’analyse de la production éditoriale à se montrer hésitants
à l’idée de rendre publiques les critiques qu’ils établissent sur les livres analy-
sés. Cette hésitation s’explique par le sentiment que leur critique n’est pas au
niveau, notamment parce que l’organisation du travail pousse à analyser les
livres rapidement, à écrire vite, à ne pas pouvoir aller au fond des choses. Il n’en
reste pas moins qu’elle est significative d’une plus large posture de réserve.

Rester à sa place

Dans leur travail critique, les bibliothécaires refusent d’adopter une position
de surplomb, qui serait celle d’un prescripteur ou d’un expert, et préfèrent se
mettre en scène comme des lecteurs parmi d’autres. L’intitulé « Coups de cœur »
qui accompagne certains présentoirs et fascicules postule ainsi un bibliothécaire
lisant avec sa subjectivité et présentant sa sélection personnelle sur le mode
« nous avons aimé, vous aimerez peut-être aussi », dans une fiction d’horizon-
talité 6. C’est entre autres cette posture de lecteurs parmi d’autres qui conduit à
écarter l’écriture de notices critiques.
« Mettre des petits mots sur les bouquins, c’est devenu très à la mode chez
les libraires mais les bibliothécaires ne le font pas. Toujours dans cette idée
que ce n’est pas à nous d’influencer les gens. On vous en met un maximum.
Pouh ! [Elle fait le geste de s’enfuir.] Vous vous débrouillez là-dessus !
Les bibliothécaires n’aiment pas se mettre en avant, n’aiment pas émettre un
avis personnel, sans doute justement parce qu’il faut qu’on sorte de nos goûts
personnels. » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

Dans le cadre de l’opération « Premiers romans » des bibliothèques de la


ville de Paris, les bibliothécaires endossent bien un rôle de critique : ils lisent
l’ensemble de la production de premiers romans, en font une sélection et
rédigent des critiques mais n’assument pas pour autant une position d’experts.
Une bibliothécaire participant à l’analyse nie ainsi lire en professionnelle préoc-
cupée du lectorat potentiel : « Non, je pense que je suis comme une lectrice
ordinaire, une parmi les autres. » L’utilisation des pronoms « nous » et « on »

6. Voir rabot C., « Les “Coups de cœur” d’une bibliothèque de lecture publique : valeurs et
enjeux professionnels d’une sélection littéraire », Culture et Musées, no 17, 2011, p. 63-84.

215
cécile raBot

pour évoquer le lecteur dans les critiques est significative de l’indistinction ainsi
construite entre bibliothécaires et usagers.
Rester à sa place, c’est aussi ne pas se prendre pour un auteur mais respecter
la division du travail entre auctores et lectores 7. Même les bibliothécaires qui
ont des aspirations à l’écriture n’osent guère prétendre au statut d’auteur. Telle
bibliothécaire qui aimerait écrire s’en empêche en estimant qu’elle n’a rien d’inté-
ressant à dire et que prétendre à une vocation « serait prétentieux » de sa part :
« Moi, je ne dis pas que je n’écrirais pas, j’ai déjà écrit des petits textes,
mais je ne sais pas… parce que je vois l’éphémère, enfin tout ce qui est
éphémère dans la littérature. D’un certain côté, ça m’intéresserait de faire
ça, d’écrire quelque chose, mais d’un autre côté je ne vois pas vraiment à
quoi ça me servirait, à part à me soulager de quelque chose ou à laisser un
témoignage précis sur un moment de ma vie. Puis, je vais vous dire quelque
chose, quand j’étais en classe en troisième, j’avais un professeur de français
qui était extraordinaire – j’étais au lycée Montaigne à côté – et il nous a
dit une chose – pourtant ça fait longtemps, hein, c’était avant 68 – qui m’a
complètement marquée pour toute ma vie. Il a dit : “C’est très facile d’écrire
sa vie, le plus difficile c’est d’intéresser les autres.” Eh bien là, quand je lis le
premier roman, je me dis ce n’est pas si facile d’écrire sa vie, ça n’intéresse
pas toujours les autres. Je pense que je n’ai pas en moi quelque chose qui fait
que ce soit aussi important à partager avec d’autres. Mais j’aimerais l’écriture,
la façon de rédiger, de travailler les mots, de faire des sortes de phrases qui
sont joliment posées, qui sont présentées, qui sont agréables à entendre.
Mais ça ne serait que du toc ! [Elle rit.] […] Ça serait prétentieux de ma part
actuellement de dire : “Je dois écrire.” » (Extrait d’entretien, 8 avril 2008.)

Tel autre bibliothécaire a publié six livres chez de petits éditeurs, mais se
refuse à se dire « écrivain 8 » : « Je n’ose même pas dire que je suis un auteur, je
suis quelqu’un qui a eu la chance de publier à compte d’éditeur, ce qui est déjà
bien. » (Extrait d’entretien, 29 avril 2008.)
Rester à sa place, c’est enfin ne pas s’aventurer dans des domaines spécia-
lisés qu’on ne connaît pas bien et qu’il vaut mieux laisser aux experts et aux
universitaires. D’où des choix d’acquisitions qui écartent au nom de son élitisme
tout un pan de la production éditoriale, par exemple des manuels de premier
cycle universitaire pourtant susceptibles de donner accès au savoir au plus
grand nombre. Dans le cas de la littérature, c’est une grande partie des écritures
d’avant-garde qui est perçue avec une certaine méfiance, mais aussi les textes
issus des territoires périphériques de la République mondiale des lettres et possi-

7. Chartier r. et bourdieu P., « La lecture : une pratique culturelle », in Pratiques de la lecture,


Paris, Rivages, 1985, p. 277-306.
8. Voir HeiniCh n., « Façons d’“être” écrivain : l’identité professionnelle en régime de singu-
larité », Revue française de sociologie, vol. 36, no 3, 1995, p. 499-524.

216
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée

blement trop déroutants ou, peut-être, incarnant une forme de distinction qui
peut paraître pédante. Le secrétaire du comité d’analyse des romans dans les
bibliothèques de la ville de Paris, qui incarne le pôle le plus littéraire de la
lecture publique parisienne, dénonce ce jugement d’élitisme qui l’emporte dans
les réunions d’élaboration de propositions d’acquisitions :
« Et même pour certains éditeurs pourtant très connus mais qui sont vus
comme entre guillemets très littéraires comme Maurice Nadeau par exemple,
on voit parfois des réticences. Parfois même ils [les représentants d’établisse-
ments réunis] refusent de voter. Ils disent : “Ah oui, Maurice Nadeau, c’est
bien, mais bon c’est… c’est… trop littéraire.” Voilà.
— Trop élitiste ?
— Trop élitiste. Voilà. Pour le petit cénacle littéraire qui se fait plaisir et qui
s’entrelit, qui s’entrédite. [Il rit.] Il y a des a priori comme ça. »
(Extrait d’entretien, 15 avril 2008.)

Souci de bonne tenue

Dans le même temps, un principe de qualité préside à la constitution des


collections. C’est un des principaux critères qui permet de faire le tri dans la
production éditoriale, en dehors des livres et auteurs déjà admis comme des
références. Une conservatrice fait de cet objectif de qualité un des traits défini-
toires de la profession :
« Les bibliothécaires en France, depuis toujours, ont un objectif de qualité.
C’est : on va présenter des livres de qualité. Je vous dis ça parce que dans les
pays anglo-saxons, on est plus pragmatique : les gens veulent ça, eh bien on
va leur acheter ça. Ils ne se posent pas tant de questions, alors qu’on est dans
les pays latins où la culture, l’érudition, c’est encore quelque chose, alors les
bibliothèques, elles ne veulent pas se commettre à entrer dans le goût dit
vulgaire : nous on est là pour l’édification… Il ne faut pas oublier que les
premières bibliothèques populaires, c’était pour que les ouvriers aient des
bonnes lectures et ne soient pas entraînés dans les cafés avec l’absinthe. C’est
ça, hein, les premières bibliothèques de Paris : l’édification du bon citoyen,
les bonnes lectures et tout… Alors après, ça n’a pas été du tout sur l’aspect
moral […] mais c’est sur l’aspect qualitatif : nous on est là pour présenter aux
gens des écrits de qualité. » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

En fait de qualité, il s’agit notamment de reconnaître la hiérarchie des légiti-


mités et de manifester une « bonne volonté culturelle 9 » qui conduit à l’exclu-
sion du moins légitime de ses propres pratiques et des fonds de la bibliothèque.
Ainsi une responsable de section adulte appréciant à titre personnel des sagas
9. Bourdieu p., La distinction, op. cit.

217
cécile raBot

sentimentales anglo-saxonnes (ce qu’elle ne dit qu’au terme d’une heure d’entre-
tien après avoir précédemment éludé la question) ne les sélectionne pas comme
« Coups de cœur » :
« Justement je vais me censurer. Moi j’aime bien parce que c’est agréable à
lire comme ça, mais je veux dire, je ne vais pas les mettre, parce que c’est
pareil, je trouve que… j’ai un peu honte, peut-être quelque part. » (Extrait
d’entretien, 12 avril 2005.)

Dans le même ordre d’idées, une conservatrice, responsable de bibliothèque,


évoque les vives réactions de rejet suscitées par l’idée de faire figurer sur des
listes de propositions d’acquisitions un roman des éditions Harlequin :
« Ça a été le branle-bas de combat dans Landerneau parce qu’il y avait un
livre de chez Harlequin ! Je crois que c’était un Martha Grimes qu’on prend
d’habitude, mais là c’était un Harlequin ! Alors, lever de boucliers : [Elle prend
un ton hargneux.] On ne va pas faire passer un Harlequin sur liste ! » (Extrait
d’entretien, 29 juillet 2010.)

Ce souci de bonne tenue prend par ailleurs la forme d’un attachement à


l’ordre. De fait, l’ordre est une condition pour que les collections puissent être
utilisées. Pour l’assurer, il s’agit d’inventorier, d’indexer, mais aussi de classer et
de ranger chaque document à une place précise définie par sa cote. Condition de
l’accessibilité, le travail de rangement est d’autant plus essentiel qu’un livre mal
rangé est un livre perdu. C’est aussi un travail toujours à recommencer par le fait
que chaque usage vient défaire l’ordre établi. Les usagers, dans cette perspective,
représentent une menace pour cet ordre qu’ils sont susceptibles de déranger.
L’ordre, c’est non seulement le résultat du classement et du rangement, mais
aussi le respect de règles de bon usage. Comme toute institution, la bibliothèque
est régie par des règles destinées à permettre l’usage collectif du lieu et des fonds.
Ces règles concernent les modalités de l’emprunt (nombre de documents, durée,
renouvellement) mais aussi l’usage du lieu : elles prennent alors essentiellement
la forme d’interdits destinés à protéger les autres usagers (ne pas parler fort, ne
pas courir) ou les fonds (ne pas salir, ne pas manger). Les bibliothécaires sont les
garants de cet ordre, ceux qui, par conséquent, rappellent à l’ordre, notamment
tous ceux qui tenteraient d’introduire dans l’institution des pratiques contraires
aux normes établies (par exemple les groupes d’adolescents qui investissent le
lieu comme espace de sociabilité sans utiliser les fonds).
Au total, les bibliothécaires des sections adultes adoptent majoritairement
dans leur travail une posture imprégnée de modestie en même temps que d’un
souci de sérieux et de bonne tenue. On retrouve d’ailleurs des traces de cette
modestie dans une tendance de la profession à s’autodisqualifier, par exemple en
mobilisant une vision enchantée des bibliothèques anglo-saxonnes pour souli-
gner le travail qui reste à faire pour la lecture publique française.

218
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée

des dispositions construites


L’ethos des bibliothécaires et leur hexis résultent de dispositions préalables
à l’entrée dans la profession, mais aussi d’une socialisation professionnelle qui
les renforce.

Des dispositions préalables

L’absence de données systématiques sur les propriétés sociales des bibliothé-


caires depuis la thèse de Bernadette Seibel au milieu des années 1980 conduit à
esquisser ici des pistes qui demanderaient à être confirmées.
L’origine sociale est un des premiers éléments de compréhension des dispo-
sitions mises en œuvre par les bibliothécaires dans l’exercice de leur activité
professionnelle. Ces dispositions s’ancrent dans un certain rapport à la culture
et plus particulièrement à la lecture, qui conduit à privilégier le culturel sur
l’économique et à mettre en avant les choses de l’esprit plus que le souci du
corps, et qui est transmis dans le cadre de la famille (les bibliothécaires sont
majoritairement issus des classes moyennes 10 ou de classes populaires consi-
dérant la culture comme un moyen d’ascension sociale). Les trajectoires de
bibliothécaires, au moins dans leur reconstruction a posteriori 11 tendent de fait
à faire apparaître un contact précoce avec la lecture et un investissement dans la
culture qui aboutit à la reconnaissance de ses hiérarchies et a permis l’acquisition
d’un certain capital culturel, plutôt littéraire que scientifique 12.
Le genre constitue une propriété sociale au moins aussi importante que
l’origine sociale pour comprendre la manière dont les bibliothécaires vivent
leur travail. Les bibliothécaires constituent en effet une profession extrême-
ment féminisée, au point que l’imaginaire social se représente plus volontiers
aujourd’hui une bibliothécaire qu’un bibliothécaire (le processus de féminisa-
tion constaté peut être rapproché de celui des enseignantes du secondaire 13).
La féminisation est plus marquée en lecture publique et tout particulièrement en
jeunesse 14, c’est-à-dire d’autant plus que le travail est assimilé à un travail social
d’accompagnement des usagers et en particulier des jeunes 15.
10. Voir seibel b., Au nom du livre : analyse sociale d’une profession : les bibliothécaires, Paris,
La Documentation française, 1988.
11. Bourdieu p., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 62,
1986, p. 69-72.
12. Gautier-gentès J.-L. et pallier D., Recrutement et formation des personnels d’État de catégo-
rie A, Paris, Inspection générale des bibliothèques, 2002.
13. CaCouault-bitaud M., « Professeur du secondaire : une profession féminine ? éléments
pour une approche socio-historique », Genèses, vol. 36, no 1, 1999, p. 92-115.
14. daubin-guiMbert C., Enquête démographique sur les personnels des bibliothèques, Paris,
ministère de la Culture et de la Communication/ministère de l’éducation nationale/
CNFPT, 2001.
15. À cet égard, les résultats d’une enquête de de la commission « Women’s Issues » de l’Interna-
tional Federation of Librarians Associations (IFLA), réunie annuellement entre 1993 et 2002,

219
céciLe raBot

L’effet du genre n’est pas facile à mesurer, mais on peut faire l’hypothèse
selon laquelle, conjugué à l’origine sociale, il redouble une tendance à se satis-
faire d’une position modeste et à limiter ses ambitions personnelles. On peut
comprendre ainsi par exemple que des étudiantes de master Métiers du livre
envisagent le concours de bibliothécaire plutôt que celui de conservateur.
Cette limitation des ambitions peut prendre la forme d’un renoncement associé
à la maternité dans une perspective de sécurisation du parcours professionnel,
comme c’est le cas dans le parcours décrit par une bibliothécaire rencontrée :
« J’ai fait des études littéraires, je suis allée au lycée Fénelon, je suis allée en
khâgne, je voulais enseigner la littérature française. Le hasard de la vie a fait
que bon, ça ne s’est pas fait.
— Donc vous avez passé le concours ?
— J’ai raté le concours, voilà. Et après, bon après, j’ai passé un concours dans
les bibliothèques, j’ai réussi et puis après donc je me suis mariée, j’ai eu des
enfants. » (Extrait d’entretien, 8 avril 2008.)

À ces dispositions à la modestie construites préalablement à l’entrée dans la


profession s’ajoute une formation professionnelle restreinte (18 mois pour les
conservateurs, 6 mois pour les bibliothécaires d’État et quelques jours pour les
grades inférieurs) : surtout technique, elle forme à la gestion plus qu’au conseil
et à l’animation 16 et donne peu d’éléments en termes de connaissance des publics
et de contenus, d’où un sentiment fréquent de n’être pas préparés à affronter
certaines demandes ou même à cerner une demande et de mal connaître certains
domaines. Insuffisante, la formation ne suffit pas à assurer dans le rôle.

Des dispositions produites par les conditions de travail

L’organisation du travail participe à renforcer les dispositions préalables.


La posture « modeste » et peu assurée tient en effet en partie à la difficulté à
maîtriser des fonds d’une ampleur considérable et une production éditoriale
abondante. Cette difficulté est renforcée par une vision humaniste du métier
selon laquelle un bibliothécaire devrait maîtriser l’ensemble des collections. Si cet
objectif est en soi une gageure, il l’est d’autant plus en lecture publique dans la
mesure où les collections sont supposées couvrir l’ensemble des domaines de
la connaissance. Une division du travail en domaines de spécialité n’en a pas

révèle que les participantes, venant de Cuba, du Japon, de Chine, d’Inde, des États-Unis et
du Royaume-Uni, associent métier de bibliothécaire et fonctions maternelles (siitonen l.,
2003).
16. La maquette des enseignements proposés aujourd’hui à l’ENSSIB pour former les conser-
vateurs inclut au second semestre un parcours « services aux publics » : il ne s’agit pas
d’un tronc commun de la formation, mais d’un parcours parmi trois, en concurrence
avec les parcours «  numérique  » et «  patrimoine  », [http://www.enssib.fr/formation/
formation-des-conservateurs].

220
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée

pour autant été mise en place partout : chaque bibliothécaire est encore censé
pouvoir renseigner un usager sur n’importe quelle partie des collections quand il
assure le « service public », ce qui implique idéalement de connaître l’ensemble
des fonds et de prendre connaissance de l’ensemble des nouvelles acquisitions,
voire des nouvelles publications – tâche par son ampleur à peu près impossible
à tenir, dont la conséquence est un sentiment de mal connaître, et donc de ne
pas être apte/légitime à conseiller.
L’impossibilité de connaître les fonds et les nouvelles productions édito-
riales est d’autant plus grande que l’organisation du travail des bibliothécaires
ne prévoit, sauf exception, aucun temps pour cette appréhension de l’offre.
Le service est en effet divisé entre des tâches techniques, de saisie, de catalo-
gage, de rangement, de gestion, qui constituent le « service interne » et des
tâches de « service public » qui confrontent aux usagers. À de rares exceptions
près, la lecture ou l’analyse des documents ne fait pas partie du travail pris en
compte. Tout au plus une appréhension partielle est-elle possible à l’occasion
des tâches techniques, qui permettent de voir passer les livres, de les avoir en
main, de les visualiser, de les situer. Mais une analyse plus approfondie n’est pas
prévue dans le temps du travail. Même les bibliothécaires parisiens qui partici-
pent à un comité d’analyse ne bénéficient à cet effet que de deux demi-journées
de décharge par mois, lors desquelles ils sont censés examiner l’ensemble des
nouvelles publications dans leur domaine de spécialité (ce qui dans le cas de la
littérature générale laisse une dizaine de minutes par ouvrage).
Or les bibliothécaires plus à l’aise dans la relation de conseil sont souvent
ceux qui sont capables de parler de livres qu’ils ont lus, donc qui trouvent le
moyen de lire en dehors de leur temps de travail – paradoxe d’un métier qu’on
ne semble pouvoir faire bien qu’à condition de le nourrir d’un travail à côté,
d’autant mieux consenti qu’il constitue la part du travail la plus valorisée et la
plus valorisante, mais qui exige de transformer le temps privé en temps profes-
sionnel et d’avoir les moyens pour cela (notamment de ne pas avoir à côté un
second métier fait de tâches familiales et ménagères).
L’organisation du travail renforce par ailleurs la tendance à considérer le
travail au contact du public comme, si ce n’est un « sale boulot 17 », du moins un
travail moins gratifiant. Dans les bibliothèques observées, le « service public »
occupe en effet une part du service d’autant plus importante que la personne a
un grade inférieur. Cette répartition, symptomatique d’une hiérarchie des tâches,
a pour effet d’exposer les moins armés aux demandes diverses du public 18.
En l’occurrence, ce sont les moins dotés en capital culturel (en tout cas en capital
culturel certifié par des diplômes) qui ont le plus affaire aux usagers et qui, par

17. hughes e. C., Le regard sociologique : essais choisis, Paris, éditions de l’EHESS, 1996.
18. Voir lipsKy M., Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Service,
New York, Russell Sage Foundation, 2010 ; dubois v., La vie au guichet : relation adminis-
trative et traitement de la misère, Paris, Economica, 2010.

221
cécile raBot

conséquent, ont le plus de probabilités de se trouver pris de court devant des


demandes imprécises ou vagues, participant ainsi à créer une image du métier
plus ou moins dévalorisée.

Des dispositions favorisées par le groupe et le statut

Cet habitus professionnel est aussi entretenu par le groupe. L’hésitation


à prendre parti et à exprimer un point de vue critique est en effet à relier à
une norme professionnelle qui invite à la neutralité et à l’objectivité et qu’on
peut qualifier de professionnalisme from within 19 : il s’agit d’une norme profes-
sionnelle intégrée par la profession et rappelée par ceux qui y occupent des
positions dominantes. Cette norme de neutralité a à voir avec le modèle de
la bureaucratie webérienne et de la rationalité légale : tout ce qui relève de la
subjectivité est à bannir. Des consignes adressées aux comités parisiens d’analyse
de la production éditoriale par la bibliothécaire qui coordonne leur travail leur
demandent ainsi de se garder de tout jugement au nom du fait que « le moi est
haïssable ». Cette injonction est pensée comme la nécessité de juger en fonction
de l’intérêt général et non dans les seules limites de ce à quoi l’on est sensible
personnellement. Mais elle est vécue comme une contradiction dans la mesure
où le travail critique peut difficilement se défaire des schèmes de perception que
chacun s’est construits en fonction de sa propre trajectoire. Il apparaît aussi que
les critiques les plus efficaces, c’est-à-dire celles qui parviennent à persuader
les pairs ou les usagers de l’intérêt d’un livre, sont celles qui reposent sur un
engagement personnel et une prise de position explicite et non sur une seule
description factuelle. En tout cas, l’injonction à la mise à l’écart de la subjectivité
renforce vraisemblablement la posture de réserve qui caractérise déjà l’ethos
professionnel.
L’organisation bureaucratique du travail a aussi pour effet d’encourager assez
peu les initiatives personnelles. La structure hiérarchique est particulièrement
marquée en bibliothèque. Si les réunions d’équipe rassemblent l’ensemble des
personnels, toutes catégories confondues, autour de l’analyse des derniers Livres
Hebdo, l’observation révèle que les prises de parole y sont extrêmement hiérar-
chisées : le responsable mène la réunion, échange avec les plus gradés et prend
les décisions, tandis que les personnels de catégorie inférieure ne prennent pas
la parole. C’est aussi le chef d’établissement qui organise le travail et définit les
services de chacun, mais aussi qui contrôle tout et doit donner son aval pour
toute décision, mais aussi en référer à sa tutelle.

19. evetts j., «  The Sociology of Professional Groups: New Questions and Different
Explanations », Knowledge, work and society, no 1, 2003, p. 33-55.

222
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée

une position dominÉe dans un triple espace


La posture des bibliothécaires ne relève pas seulement d’un « effet de corps »
mais aussi d’un « effet de champ 20 ». Elle est à mettre en relation avec la position
occupée par la profession à l’intersection de trois champs : le champ littéraire,
l’espace des politiques culturelles et ce qu’on peut appeler le champ éducatif
ou le champ de la transmission du savoir. La spécificité des bibliothécaires est
d’occuper dans chacun de ces trois espaces une position dominée, peu reconnue
des autres acteurs.

Dans le champ littéraire

Dans le champ littéraire, les bibliothécaires participent au processus de


construction des valeurs par le fait d’opérer une sélection et de rendre visibles
certains livres, auteurs et éditeurs plutôt que d’autres. Ils interviennent à diffé-
rents niveaux du processus de « fabrication de l’auteur 21 », du repérage des
primo-romanciers à la perpétuation des classiques 22, en passant par l’inscription
dans la durée d’ouvrages et d’auteurs ayant connu une première reconnaissance
critique et publique 23.
Mais ce travail n’est pas reconnu de la part des autres acteurs du champ
littéraire. Cette absence de reconnaissance se donne notamment à voir à travers
deux indices : l’absence des bibliothécaires dans les discours des autres acteurs
et la difficulté pour les bibliothèques d’obtenir des envois de livres de la part
des services de presse des éditeurs. Une responsable de bibliothèque analyse le
premier phénomène :
« On a vu apparaître ce phénomène d’interroger des libraires, ça ne fait pas si
longtemps, à la radio ou à la télé : l’avis du libraire. Alors c’étaient quelques
librairies très médiatiques, dont celui de Vincennes qui faisait ses petits mots,
ça s’est su… Donc très bien, hein, très bien. Donc voilà enfin qu’on ne se
contentait pas seulement des critiques littéraires. Et donc tout d’un coup, on
demande l’avis aux libraires, donc déjà ça allait mieux, mais j’attends le jour où
on demandera l’avis à un bibliothécaire ! » (Extrait d’entretien, 28 mai 2008.)

La difficulté à obtenir des envois des éditeurs comme les journalistes apparaît
régulièrement dans les témoignages des bibliothécaires. C’est d’ailleurs une des
raisons qui a conduit à mettre en place dans les bibliothèques de la ville de Paris

20. bourdieu P., « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 59, 1985, p. 73.
21. luneau M.-P. et vinCent J. (dir.), La fabrication de l’auteur, Québec, éditions Nota Bene,
2010.
22. viala a., « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, no 19 , 1997, p. 13-31.
23. rabot C., « Le rapport des bibliothécaires de lecture publique aux auteurs », Sociologie,
no 4, 2012, p. 359-376.

223
cécile raBot

un système d’offices (i. e. de livres prêtés par un libraire grossiste) pour suppléer
l’envoi de services de presse. La bibliothécaire responsable de la sélection des
imprimés, à l’origine de la mise en place du système des offices, confirme ce
désintérêt des grands éditeurs :
« On est sollicité par des petits éditeurs qui débutent ou bien des éditeurs
moyens qui pensent qu’ils ne sont pas connus, donc qui ont besoin d’une
promotion particulière. Les grands éditeurs, en adultes, ils ne nous sollicitent
pas du tout, ils n’en ont rien à faire. Enfin, je pense. » (Extrait d’entretien,
28 juillet 2007.)

Cette absence de considération de la part des grands éditeurs (en dehors de


genres spécifiques comme le roman policier, la fantasy ou la bande dessinée) est
en tout cas significative de la position dominée occupée par les bibliothécaires
dans le champ littéraire. Cette position dominée se trouve en quelque sorte
redoublée dans le champ éducatif.

Dans le champ éducatif

La lecture publique a été fondée dans la perspective de donner accès au savoir


au plus grand nombre. Les bibliothèques partagent avec l’école une mission de
démocratisation de la culture, qui leur confère un rôle social 24 mais aussi une
place dans ce que l’on peut appeler le champ éducatif. Bibliothèque et école
s’inscrivent ainsi dans une relation de complémentarité, qui se traduit par des
collaborations, mais aussi par une division du travail fondée sur la construction
par la bibliothèque d’un modèle de lecture anti-scolaire (lecture plaisir cursive
et libre par opposition à des analyses fastidieuses et contraintes d’extraits diffi-
ciles). L’opposition est renforcée par les rapports que certains bibliothécaires
entretiennent avec le monde scolaire ou avec une profession d’enseignant qu’ils
ont cherché à éviter.
Mais dans ce champ dont l’enjeu est constitué par la diffusion du savoir, la
bibliothèque occupe une position périphérique par rapport à l’école : l’école,
par son caractère obligatoire, est bien sûr l’instance centrale des politiques
d’éducation, par rapport à laquelle les bibliothèques sont vues comme secondes
voire secondaires, source de documentation complémentaire ou moyen d’accès
à une offre de lecture loisir. Deux conservatrices responsables d’établissements
témoignent ainsi du manque de reconnaissance qu’elles éprouvent de la part de
certains enseignants :
« J’ai reçu des enseignantes qui étaient tout à fait charmantes, mais il y en a
[elle siffle] ouh la la c’était dur, hein !

24. villate P. et vosgin J.-P., Le rôle social des bibliothèques dans la ville, Pessac, Presses
universitaires de Bordeaux, 2011.

224
BiBLiothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution MarginaLisée

— Il y en a qui nous considèrent comme des prestataires et qui nous traitent


mal, quoi ! » (Extrait d’entretien, 29 juillet 2010.)

Cette représentation, largement partagée, qui place l’école au centre et la


bibliothèque dans une lointaine périphérie, ne tient guère compte du rôle des
bibliothèques comme complément de l’école pour les jeunes et les adultes, qu’il
s’agisse de suppléer une bibliothèque familiale absente, de se constituer un
capital culturel autodidacte ou d’utiliser les ressources de l’institution dans des
stratégies d’autoformation – autant de pratiques bien réelles mais mal connues et
souvent oubliées. Le paradoxe est que cette position secondaire ou périphérique
de la bibliothèque se retrouve jusque dans l’espace des politiques culturelles.

Dans le champ culturel

La bibliothèque de lecture publique constitue un élément fondamental


de toute politique culturelle 25, celui que l’on met en place avant tout autre, y
compris quand on dispose de peu de moyens. Il n’est presque pas de commune
qui n’ait sa bibliothèque et même sa médiathèque. Celle-ci joue le rôle d’une
indispensable vitrine de la culture. La bibliothèque est d’ailleurs le lieu le plus
fréquenté parmi les établissements culturels : elle touche au moins le tiers de la
population 26 et sa présence va de soi pour la grande majorité des Français, qu’ils
la fréquentent personnellement ou non.
Mais, devenue évidente et appuyée sur l’autonomie construite par le groupe
professionnel, la bibliothèque est aussi peu à peu devenue invisible dans l’espace
des politiques culturelles. Son fonctionnement installé dans une routine permet
aux élus de ne pas avoir à s’en occuper et de ne plus avoir à y penser. De fait,
les bibliothèques semblent n’occuper qu’une place mineure dans les discours
spontanés des élus à la culture ou dans les bulletins municipaux 27, comme si
l’accent était mis sur les aspects les plus visibles, au sens des plus médiatiques,
des politiques culturelles, c’est-à-dire sur ce qui fait événement (nuit blanche,
exposition temporaire ou même inauguration d’une médiathèque) plus que sur
ce qui s’inscrit dans une routine quotidienne. Une responsable d’établissement
pointe à travers l’exemple du festival Paris en toutes lettres les fortes inégalités de
considération et de budget entre ce qui relève de chacune de ces deux logiques :
« Moi je suis un peu amère parce que, quand il y avait, l’année dernière
en tout cas, Paris en toutes lettres, ils ont mis un site pour Paris en toutes
25. duBois v., Le politique, l’artiste et le gestionnaire : (re)configurations locales et (dé)politisation
de la culture, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012.
26. Maresca B., evans C. et gaudet F., Les bibliothèques municipales en France après le tournant
Internet : attractivité, fréquentation et devenir, Paris, BPI Centre Pompidou, 2007.
27. Voir deSjardin T., Politiques culturelles des villes et bibliothèques : paroles d’élus, mémoire
de sciences de l’information et de la communication, université Paris Ouest Nanterre
La Défense, 2012.

225
céciLe raBot

lettres, hein ! Mais pour les bibliothèques au jour le jour, non. C’est un peu
un écœurement vous voyez quand même, parce que Paris en toutes lettres a
eu énormément de moyens, cette année un peu moins mais quand même, et
puis nous on a je vais vous dire peut-être 2 000 euros par an de crédit d’ani-
mation, 1 500 euros plutôt.
— Une autre conservatrice : D’ailleurs, ils nous l’ont dit clairement : ils ont
des ponctions considérables, en particulier de Paris en toutes lettres, qui
émargent sur ces budgets-là.
— Et qui nous écartent hein ! »
(Extrait d’entretien, 29 juillet 2010.)

Ainsi, paradoxalement, alors qu’elles en sont un élément central, acquis et


touchant un très large public, les bibliothèques se sont invisibilisées jusque
dans l’espace des politiques culturelles. Marine de Lassalle parle d’« impuissance
publique 28 », Max Butlen de « marginalisation 29 ».

L’invisibilité qui découle de cette position triplement dominée est d’autant


plus paradoxale que chaque usager a l’impression de voir les bibliothécaires et
de se faire une idée de leur métier (contrairement par exemple aux attachées de
presse de l’édition qui, pour le commun des lecteurs, sont invisibles réellement
et non seulement symboliquement 30). Conséquence d’une position, elle est aussi
produite par la manière dont les agents endossent leur rôle, font leur travail et
le donnent à voir, mais également par l’organisation du travail elle-même, qui
aboutit à un déséquilibre entre les moyens et les exigences et participe à ce que
les agents eux-mêmes se sentent illégitimes dans certaines tâches et préfèrent se
replier sur d’autres pour moins s’exposer.

BiBliographie
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29. Butlen M., Les politiques de lecture et leurs acteurs : 1980-2000, Lyon, INRP, 2008.
30. naudier d., « Les attachées de presse : les maillons invisibles de l’édition », Document de
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226
BiBliothécaire, un « Métier Modeste » dans une institution Marginalisée

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227
Yohan selponi

« FAIRE SA PLACE À L’ÉCOLE »


LES INFIRMIÈRES SCOLAIRES
ENTRE CHAMP MÉDICAL ET INSTITUTION SCOLAIRE

Dans cette contribution, il s’agit de s’intéresser, à travers l’étude des infir-


mières scolaires, aux manières dont s’articulent les habitus des agents et les
hiérarchies des champs et des institutions dans lesquels ils s’insèrent. L’analyse
des « habitus professionnels 1 » est associée, ici, à une présentation des établisse-
ments scolaires comme des « institutions », ce qui permet de les penser « sous
l’angle d’une rencontre dynamique entre l’objectivé et les investissements dont
il est l’objet 2  ». Cette forme d’analyse est indissociable d’une approche des
rôles investis par les agents institutionnels. Par rôle, on entendra, à la suite de
Jacques Lagroye, « l’ensemble des comportements qui sont liés à la position
qu’on occupe et qui permettent de faire exister cette position, de la consolider
et, surtout, de la rendre sensible aux autres 3 ».
Comme les kinésithérapeutes étudiés par Christophe Gaubert 4, les infir-
mières 5 scolaires occupent une position sociale «  intermédiaire  » et sont
dominées dans le champ médical. D’une part, elles sont issues d’une « profession

1. Habitus professionnel ou « schèmes d’action et d’interprétation » incorporés par les membres


du groupe (professionnel) agissant comme « orchestration sans chef d’orchestre qui confère
régularité, unité et systématicité aux pratiques d’un groupe ou d’une classe », Bourdieu P.,
Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Éditions du Seuil, 2000 [1972], p. 264-265. C’est
l’utilisation qu’en fait Boigeol A., « Les femmes et les Cours. La difficile mise en œuvre de
l’égalité des sexes dans l’accès à la magistrature », Genèses, vol. 22, no 1, 1996, p. 107-129.
2. lagroYe J. et offerlé M. (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2011, p. 15.
3. lagroye J., « On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye », Politix, vol. 10,
no 38, 1997, p. 8 ; une définition similaire est reprise par lefeBvre R., « Se conformer à son
rôle, les ressorts de l’intériorisation institutionnelle », in lagroye J. et offerlé M. (dir.),
op. cit., p. 220.
4. gauBert C., « Le sens des limites ». Structuration du corps des masseurs-kinésithérapeutes,
définition sociale de leur compétence et imposition scolaire de la domination médicale, thèse de
sociologie pour obtenir le grade de docteur de l’EHESS sous la direction de Gérard Mauger,
Paris, EHESS, 2006.
5. Compte tenu de la féminisation de la profession (voir supra) nous parlerons des « infir-
mières » au féminin.

229
yohan seLponi

concédée aux femmes 6 ». D’autre part, elles sont hiérarchiquement inférieures
aux médecins mais supérieures aux aides-soignantes 7. Pour finir, les infirmières
scolaires sont héritières d’une tradition hygiéniste 8 et peuvent être rattachées
à un sous-espace dominé du champ médical, celui de la médecine sociale 9.
Nos observations nous ont permis de mettre en évidence que l’occupation du
métier d’infirmière scolaire est, pour la plupart des personnes qui l’exercent, le
produit d’une reconversion professionnelle, de l’hôpital vers l’école. Ainsi, en
entrant à l’école, les infirmières s’éloignent de l’espace le plus légitime d’exercice
du métier de soignante que constitue le sous-espace hospitalier dans 10 et pour 11
lequel est forgé leur habitus professionnel.
On peut dès lors de se demander comment les infirmières scolaires tiennent-
elles, à l’école, leur rôle de soignante ? Poser cette question équivaut à se deman-
der comment, dans le monde social, des agents – les infirmières scolaires –
tiennent-ils leur position dans deux espaces – l’institution scolaire et le champ
médical – alors que ces deux espaces reposent sur des hiérarchies très différentes.
Il s’agit ainsi plus largement de montrer comment l’habitus ordonne les
investissements des agents dans le métier. Investissements dont l’espace des
possibles est borné par les régies de fonctionnement des espaces – champ et
institution – dans lesquels ils s’inscrivent.
Nous allons ainsi mettre en évidence deux façons complémentaires d’occuper
le métier d’infirmière à l’école. Dans un premier temps nous nous demandons
comment les infirmières scolaires associent « l’écoute » des élèves à une pratique
légitime dans le champ médical qui permet de satisfaire à une nécessité scolaire.
Dans un second temps, il s’agit de montrer que c’est en devenant enseignantes
de santé que les infirmières scolaires investissent une position de représentante

6. KniBiehler Y., leroux-hugon V., duPont O. et taStayre Y., Cornettes et blouses blanches :


les infirmières dans la société française, Paris, Hachette, 1984, p. 68-69.
7. Ibid.,  p.  306-307 ; arBorio A.-M., «  Quand le “sale boulot” fait le métier  : les aides-
soignantes dans le monde professionnalisé de l’hôpital », Sciences sociales et santé, vol. 13,
no 3, 1995, p. 93-126.
8. KniBiehler Y., leroux-hugon V., duPont O. et taStayre Y., op. cit., p. 166 ; oSieK F.
et PaSche G., Infirmières dans l’école : partage de l’action éducative et enjeux identitaires,
Genève, Service de la recherche sociologique, coll. « Cahiers du service de la recherche
sociologique », no 37, 1994, p. 181 ; longchamP P., Rapports à la santé et rapports sociaux.
Les infirmières scolaires face aux familles, thèse pour l’obtention du grade de docteur ès
sciences économiques et sociales mention : sociologie, Genève, 2011, p. 151-152.
9. Sur la construction et la hiérarchisation du champ médical lire Pinell P., « La genèse du
champ médical : le cas de la France (1795-1870) », Revue française de sociologie, vol. 50,
no 2, 2009, p. 315-349.
10. Sur l’hôpital comme lieu de socialisation professionnelle avec au centre les «  tâches
techniques » voir acKer F., « Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital », Revue
française des affaires sociales, no 1, 1er mars 2005, p. 169-170 ; vega A., Une ethnologue à
l’hôpital : l’ambiguïté du quotidien infirmier, Paris, Éditions des archives contemporaines,
coll. « Une pensée d’avance », 2000, p. 15.
11. Sur la formation, voir thouvenin P., «  Ethnographie de la formation des infirmières
françaises », Regards sociologiques, no 29, 2004, p. 35-53.

230
« faire sa pLace à L’écoLe »

du champ médical à l’école tout en se soumettant aux difficultés de l’exercice


enseignant.

Un travail de terrain centré sur la prévention des « conduites addictives12 »


en milieu scolaire dans un département rural
L’étude a lieu dans un département rural du Sud de la France que nous appellerons
Cocagne. Elle a été menée dans le cadre d’un doctorat consacré à la prévention des
« conduites addictives » en milieu scolaire13. Dans ce cadre, une centaine d’heures de
classe a été observée et complétée par des entretiens avec des élèves et des intervenants
en matière de prévention. Vingt infirmières scolaires (sur les trente-sept du département)
ont été rencontrées en entretien semi-directif d’une durée moyenne de deux heures.
Le questionnement se faisait autour de trois axes : l’accès à la profession et le parcours
biographique, le travail quotidien et les actions d’éducation à la santé menées.

Être écoutante, une reconversion professionnelle


pour une prise en charge féminine des élèves inadaptés

Pour les infirmières scolaires, l’entrée à l’école s’accompagne d’une baisse du


travail technique sur les corps des élèves. On peut dès lors se demander comment
associent-elles leur exercice à l’école à un mode d’occupation du métier de
soignante légitime dans le champ médical et adapté à l’institution scolaire ?
Un début de réponse à cette question nous est fourni par l’analyse de
« l’écoute » des élèves que revendiquent la plupart des infirmières scolaires.
Tout laisse penser que, même si elle est abordée lors de la formation d’infirmière,
« l’écoute » n’y occupe pas une place centrale 14. À l’hôpital, le « relationnel »
avec les patients est parfois renvoyé à une caractéristique des aides soignantes
contre la « technique » des infirmières 15. Rappelant des débats analysés par
Everett Hughes dans les années 1970, la formalisation des compétences d’écoute
en compétences professionnelles indépendantes de la dimension féminine du
métier, apparaît pour les infirmières scolaires comme un enjeu de définition du
métier. Celui-ci questionne en réalité leur positionnement en tant que femme
dans le monde social et en tant qu’infirmière dans l’institution dans laquelle elles
exercent et dans le champ médical 16.
12. Sur le vocable « addiction » comme catégorie d’action publique, voir fortané N., Genèse
d’un problème public : les « addictions ». D’un concept médical à une catégorie d’action publique
ou la transformation des drugs policies contemporaines, thèse pour le doctorat de sciences
politiques, université Lumière Lyon 2, 2011.
13. Ce doctorat a bénéficié d’un financement de la mission interministérielle de lutte contre
les drogues et les toxicomanies (MILDT) entre 2010 et 2013.
14. thouvenin P., « Ethnographie de la formation des infirmières françaises », art. cit., p. 5.
15. vega A., Une ethnologue à l’hôpital…, op. cit., p. 194 et 200 ; arBorio A.-M., Un personnel
invisible : les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Economica/Anthropos, coll. « Sociologiques »,
2012, p. 110.
16. hughes E.  C., Le regard sociologique  : essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, coll.
« Recherches d’histoire et de sciences sociales », 1996, p. 69-75.

231
yohan seLponi

Dès lors, nous nous demanderons en quoi l’écoute pratiquée à l’école par les
infirmières de l’éducation nationale (IEN) est-elle le produit de reconversions
du travail hospitalier et du travail familial 17 vers le travail scolaire.

Les infirmières scolaires en Cocagne

Part de femmes Âge moyen


Infirmières françaises toutes spécialisations 87,1 % 43 ans
confondues
Infirmières scolaires françaises 95,9 % 46,6 ans
Infirmières scolaires titulaires en Cocagne 20 sur 22 49,4 ans
Infirmières scolaires titulaires et vacataires 26 sur 28 Non disponible
en Cocagne
Tableau 1. – Structuration de la profession en termes d’âge et de sexe au 1er janvier 201218

En France comme en Cocagne, les infirmières scolaires sont très majoritairement des
femmes légèrement plus âgées que la moyenne des infirmières françaises. En Cocagne les
infirmières sont en situation d’ascension (sept cas) ou de reproduction sociale (six cas)19.
Elles sont toutes blanches. Il y a en moyenne une infirmière par établissement d’ensei-
gnement secondaire.

L’écoute, une compétence professionnelle reconvertie de l’hôpital à l’école ?

En quoi l’écoute permet-elle aux IEN d’inscrire leur exercice scolaire dans le
champ médical ? Pascale par exemple dévalue la prise en charge des petits maux
physiques des élèves (mal de tête, mal de ventre, etc.) qu’elle considère comme
ayant peu d’importance sanitaire, c’est ce qu’elle nomme la « bobologie 20 » :

17. Aujourd’hui nous entendons généralement par travail domestique « tous les travaux qui
concourent à l’entretien et au bien-être des membres du ménage et sont exercés sans
contrepartie monétaire ». Une des composantes de ce travail domestique est le « travail
familial » qui regroupe les « tâches domestiques directement liées à la présence d’enfants
dans le foyer  », Brousse C., «  La répartition du travail domestique entre hommes et
femmes », Genre et population, France 2000, INED, 2000, p. 89 et p. 93.
18. Pour les informations qui concernent les infirmières scolaires voir Tableaux statistiques.
Ensemble du personnel de l’Éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative et de
l’enseignement supérieur et de la recherche, répartition par académies et par départements,
Paris, ministère de l’Éducation nationale, 2012 ; pour les informations qui concernent
les personnels de santé voir sicart D., Les professions de santé au 1er janvier 2012, Paris,
DREES, coll. « Série statistique, document de travail », 2012, p. 36-43.
19. Ce qui n’est pas le cas pour les infirmières scolaires suisses étudiées par P. Longchamp
où les infirmières qu’il observe se retrouvent « plus souvent en situation de déclin social
(8 fois) ou de reproduction sociale (7 fois), qu’en position d’ascension sociale (4 fois) »
longchaMp P., Rapports à la santé et rapports sociaux. Les infirmières scolaires face aux
familles, op. cit., p. 120-123.
20. Sur la « bobologie » comme intervention somatique qui n’appelle aucune compétence
professionnelle particulière voir longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 12.

232
« faire sa pLace à L’écoLe »

Pascale : « Quand j’ai passé le concours je pensais que dans une infirmerie
scolaire il y aurait pas autant de souffrance et de misère humaine. Déjà, à
15 ans, il y a des adolescents qui ont un vécu social que certains n’auront
pas de toute leur vie […]. D’abord j’ai travaillé en collège. J’aime pas trop la
bobologie c’est surtout des disputes… alors qu’ici il y a du soin. »

Pour Pascale, l’écoute des élèves est le produit d’une reconversion d’une
compétence professionnelle, l’écoute du  patient, enseignée en IFSI et prati-
quée à l’hôpital. Comme chez les infirmières scolaires suisses étudiées par
Philippe Longchamp, la dimension « soin » de cette écoute est revendiquée par
Pascale. Comme en Suisse, cette écoute est proche de l’écoute improvisée décrite
par Didier Fassin 21, elle est le fait de « non spécialistes du psychisme qui tentent
d’introduire une sorte de “supplément d’âme” à leur pratique 22 ». Si le travail à
l’école occupe une position dominée dans la hiérarchie des tâches infirmières,
considérer l’écoute comme une forme de soin permet ainsi aux agents de légiti-
mer leur exercice scolaire dans le champ médical.
L’analyse des caractéristiques sociales de Pascale permet de préciser quels
sont les agents les plus disposés à adapter à l’école leur habitus professionnel
infirmier. Pascale est séparée et mère de deux enfants qui réalisent des études
supérieures. Elle est titulaire dans un établissement professionnel aux deux tiers
féminins 23. Son père était agriculteur et sa mère institutrice. À 50 ans, Pascale
est infirmière scolaire depuis vingt-cinq ans. Après avoir obtenu son diplôme,
elle n’a donc exercé que peu de temps dans le sous-espace hospitalier du champ
médical, aux urgences en l’occurrence. Dès lors, sa légitimité médicale provient
en réalité assez peu de son exercice hospitalier. Elle doit donc la re-construire
21. Cité ibid., p.  171  : fassin D., Des maux indicibles  : sociologie des lieux d’écoute, Paris,
La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2004, p. 73.
22. longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 171.
23. De manière générale, un établissement est dit « populaire », « favorisé », « féminin » ou
« masculin » lorsque la moyenne des élèves associée à un groupe de PCS ou à un sexe
est supérieure à la moyenne des élèves de cette catégorie pour le département. Ces statis-
tiques sont basées sur la profession des parents des élèves, elles nous ont été fournies
gracieusement par la DEPP du ministère de l’Éducation nationale pour le département
de Cocagne. Le pourcentage d’un groupe de PCS dans un établissement entre  2008
et 2011 est la moyenne des pourcentages de cette catégorie pour chaque année de 2008
à 2011. Cette technique (qui a été la seule possible en l’absence des données brutes)
contribue à fausser légèrement la moyenne sur plusieurs années dans les petits établisse-
ments. L’agrégation de plusieurs années permet néanmoins d’avoir une vision plus globale
de la structuration sociale de l’établissement par année pour les petits établissements.
On reprend ici le classement établi par la DEPP selon la nomenclature Insee adaptée à
l’Éducation nationale : sont classés dans les PCS très favorisées les cadres supérieurs et les
enseignants (3X ; 42 ; 73), dans les PCS favorisées les cadres moyens (4X), dans les PCS
moyennes, les employés, agriculteurs, artisans et commerçants (1X, 2X, 5X, 71, 72) et dans
les PCS défavorisées les ouvriers et inactifs (6X ou 8X ou 76). Dans le lycée de Pascale,
entre 2008 et 2011, il y a par année en moyenne 65,3 % de filles (45,8 % pour la moyenne
des établissements du département) seuls 7,5 % des élèves sont d’origine « très favorisée »
contre 13,2 % pour le département.

233
yohan seLponi

à l’école. De manière générale, qu’elles soient proches des classes populaires


ou des classes moyennes et supérieures, ce sont les IEN qui exercent depuis
le plus longtemps dans l’éducation nationale et qui ont donc du construire ou
reconstruire à l’école leur légitimité médicale, qui investissent l’écoute comme
une activité « professionnelle » et donc légitime dans le champ. Nous allons
voir au contraire que pour les infirmières scolaires les plus proches des classes
supérieures et du sous-espace hospitalier, associer le métier d’infirmière scolaire
à une forme de travail familial n’est pas problématique.

Être « infirmière maman »,
les conditions sociales d’un exercice maternant du métier

Il s’agit de se demander ici quelles sont les conditions sociales qui disposent
les agents à considérer l’exercice du métier d’IEN comme une reconversion du
travail familial d’élevage des enfants.
Le métier d’infirmière scolaire est une reconversion professionnelle pour la
plupart des personnes qui l’exercent en Cocagne, en Suisse 24 et très probable-
ment en France. Cette reconversion est censée concilier travail salarié et travail
familial 25. Comme dans de nombreux parcours féminins 26, cette reconversion
s’inscrit dans des carrières dans lesquelles la maternité et l’emploi du conjoint
sont des facteurs de mobilité professionnelle et géographique. Or, l’occupa-
tion d’un nouveau poste aux attentes inconnues est propice à « l’activation des
dispositions personnelles […] dans [le] travail 27 ». C’est ainsi que pour les infir-
mières nouvellement recrutées ou pour les vacataires, l’écoute est la première
compétence qu’elles revendiquent. Elles reconvertissent ainsi des compétences
socialement considérées comme féminines – empathie, écoute – en compétences
professionnelles 28. Une forme d’investissement dans le métier de type « infir-
mière maman  » est revendiquée par deux contractuelles sociologiquement
proches :

24. longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 132-135.


25. Les arguments mobilisés pour justifier la reconversion des infirmières scolaires sont
proches des arguments utilisés pour justifier l’investissement dans le travail libéral, voir
vilBrod A. et douguet F., Le métier d’infirmière libérale, DREES, coll. « Série Études,
document de travail », 2006, p. 133-146.
26. Comme le fait remarquer pinto J., « Une relation enchantée », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 84, no 1, 1990, p. 46 ; Bouffartigue P. et Bouteiller J., Le temps du
travail dans le temps de l’emploi. Biographies professionnelles et biographies familiales d’infir-
mières de plus de 40 ans, DREES, coll. « Série Études » , vol. 47, 2005, p. 43.
27. duBoiS V., La vie au guichet  : relation administrative et traitement de la misère, Paris,
Economica, coll. « Études politiques », 1999, p. 108.
28. Comme peut le faire « Béatrice » dans l’article de Bargel L., faSSin É. et latté S., « Usages
sociologiques et usages sociaux du genre. Le travail des interprétations », Sociétés et repré-
sentations, vol. 24, no 2, 1er novembre 2007, p. 69.

234
« faire sa pLace à L’écoLe »

Claude : « On voit sans arrêt les secondes, les internes qui ont du mal à se
séparer et à aller à l’internat […]. Avant l’infirmier c’était un homme qui était
plus souvent dans les ateliers que dans son infirmerie et le fait qu’on soit des
femmes bon… Il n’y a que des hommes. Mais bon ça a des bons cotés, avec les
garçons, ils viennent, moi j’essaie d’être infirmière maman […]. Si je prends
cet élève qui est venu quinze fois, il était hyper chouchouté chez lui, et il ne
s’y fait pas [au lycée]. »

Annick (à propos de jeunes filles qui s’alcoolisent largement dans un établisse-


ment professionnel féminin) : « Je suis un peu maman avec elles, mon Dieu
oui ! Ça me touche beaucoup de les voir comme ça ! »

Claude et Annick sont deux cadres retraitées de la fonction publique hospi-


talière qui exercent en lycée professionnel au recrutement social plutôt populaire
et masculin pour Claude et populaire et féminin pour Annick 29. Elles ont 57 ans
au moment de l’entretien. L’une exerce en milieu scolaire depuis un an comme
contractuelle, elle est originaire de milieu intermédiaire en ascension sociale
(Claude, père petit indépendant, mari ingénieur). L’autre est dans sa deuxième
année d’exercice en tant que contractuelle, elle est d’un milieu plus favorisé
(Annick, père officier dans l’armée, mari directeur de service déconcentré).
Leurs mères étaient « femmes au foyer ». Elles ont toutes les deux trois enfants
qui réalisent des études supérieures. Elles relèvent toutes les deux que leurs
parcours professionnels ont été subordonnés à la carrière de leurs conjoints qui
possèdent des emplois qu’elles me présentent comme prestigieux.
La probabilité d’investir de manière prioritaire un exercice maternant du
métier semble ainsi d’autant plus importante que les IEN sont entrées à l’école
à la fin de leur trajectoire professionnelle et familiale et qu’elles accordent à
cette dernière une place centrale dans leur trajectoire biographique. L’exercice
dans les espaces les plus légitimes du champ n’apparaît pas comme un frein à
ce mode d’occupation maternant du métier. En effet, pour Claude et Annick,
les conditions de leur exercice scolaire les inclinent à considérer le travail à
l’école plus comme une occupation temporaire que comme une prolongation
du métier d’hospitalière. Sûres de leur position dans le champ médical, elles
n’éprouvent pas le besoin, lorsqu’elles entrent à l’école, d’associer leur métier
à une position de soignante légitime. Dès lors, parce que, par divers aspects, le
métier d’infirmière scolaire leur semble plus proche du travail familial que du
travail infirmier, c’est le premier des deux qu’elles reconvertissent lorsqu’elles

29. Entre 2008 et 2011, il y a par année en moyenne 53,4 % des élèves d’origine défavorisée
dans l’établissement d’Annick (37,2 % pour la moyenne des établissements du départe-
ment), il y a plus de 71,3 % de filles (moyenne départementale 45,8 %). Dans l’établisse-
ment de Claude, entre 2008 et 2011, il y a eu en moyenne une fille pour 100 élèves par
année, mais la moyenne des élèves d’origine défavorisée (39,4 %) ou d’origine moyenne
(38,7 %) sont proches des moyennes départementales.

235
yohan seLponi

se trouvent face aux élèves. Ceci est renforcé par le fait que l’exercice scolaire
leur permet de jeter un regard nouveau sur leur travail familial qui s’achève 30 :
Annick : « Là je vois, je râle parce que mon fils a manqué sa première année
de fac [alors qu’il avait un an d’avance] mais je me dis… Nous on lui permet
de recommencer, alors qu’il y en a ici qui sont limite à la rue… »

Les exemples de Claude et Annick nous ont permis de mettre en évidence


quels sont les éléments qui prédisposent les agents à mobiliser des compétences
associées à la féminité pour exercer le métier d’infirmière scolaire. Ce sont les
IEN pour lesquelles la légitimité sociale et médicale va de soi, qui sont les plus
disposés à investir un mode d’occupation maternant du métier. Cet investis-
sement est d’autant plus probable qu’elles exercent temporairement à l’école,
n’ont pas à y faire leur place et que la confrontation avec des élèves aux parcours
sociaux parfois chaotiques renforce leur légitimité maternelle.
Mais qu’elles revendiquent être « infirmières maman » comme Claude ou
Annick ou « professionnelles » comme Pascale, quand elles se positionnent
en tant qu’écoutantes, les infirmières ne réalisent-elles pas, dans leur métier,
une forme de relation idéale qu’elles souhaiteraient avoir avec leurs enfants ?
Toujours est-il que les investissements dans le métier d’infirmière scolaire
sont avant tout le produit d’un habitus féminin qui se décline différemment
en fonction des appartenances de classe des agents, l’illégitimité médicale et
de classe favorisant les revendications de professionnalité des agents. Mais
si l’investissement dans un rôle d’écoutante permet aux IEN d’inscrire leur
activité dans le champ médical, en quoi leur permet-il de faire leur place dans
l’institution scolaire ?

L’écoute, un mode d’occupation inégalement légitime


de la position de soignante à l’école

Si l’investissement dans un rôle d’écoutante est si fréquent chez les infir-


mières scolaires, n’est-ce pas ce qui leur permet de tenir leur rôle de soignante à
l’école en satisfaisant des objectifs institutionnellement légitimes ?
Dans tous les établissements scolaires, des élèves ont du mal à se soumettre
à l’ordre institutionnel de manière ponctuelle ou récurrente, ils ont alors un
comportement inadapté 31. Cette inadaptation peut être gérée de deux façons.
Tout d’abord l’élève peut être rappelé à l’ordre scolaire par un agent qui menace
ou sanctionne le comportement déviant. Ensuite, plutôt que l’élève soit « plié »
30. Comme ce peut être le cas pour les guichetiers de la CAF étudiés par duBois V., La vie au
guichet, op. cit., p. 141.
31. Pour une histoire de l’inadaptation scolaire voir Muel F., « L’école obligatoire et l’inven-
tion de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 1 , 1975,
p. 60-74 ; zafiropoulos M. et pinell P., « La médicalisation de l’échec scolaire », Actes de
la recherche en sciences sociales, vol. 24, no 1 , 1978, p. 23-49.

236
« faire sa pLace à L’écoLe »

à l’institution, des agents peuvent l’en sortir temporairement pour l’y replacer
ensuite. C’est ce que font les infirmières scolaires lorsqu’elles « écoutent » les
élèves 32. D’une part, l’écoute permet d’éloigner les élèves qui ont « du mal à
s’y faire » de l’espace de la classe, et ainsi éviter qu’ils ne le perturbent. D’autre
part, on peut penser que l’écoute agit comme un exutoire permettant de réadap-
ter (temporairement) les élèves au fonctionnement institutionnel. L’écoute est,
dans ce cadre, une « activité d’adaptation sociale » à laquelle certaines infir-
mières confèrent une « vertu thérapeutique » 33. Néanmoins l’adaptation scolaire
recoupe des définitions différentes selon les caractéristiques des établissements.
En établissement général, la force intellectuelle est force de travail. Lorsque,
en écoutant les élèves, les infirmières agissent sur le « mal-être » des élèves, elles
contribuent à la préservation de leur force de travail. Dans ce type d’établisse-
ments, on peut penser que les enseignants ont un rapport à la santé similaire
à celui des classes moyennes et supérieures à dominante culturelle qu’étudie
Philippe Longchamp : « positive mentale », la santé est associée à un « épanouis-
sement de l’esprit 34 ». L’écoute y apparaît comme un mode légitime d’occupation
de la position de soignante car elle entre en adéquation avec les attentes des
partenaires institutionnels 35.
Au contraire, en établissement professionnel, le rapport à la santé des agents
peut être rapproché du rapport à la santé observable chez les classes populaires :
une santé négative somatique qui consiste à « ne pas être malade ». En établisse-
ment professionnel masculin, la force physique est force de travail. Dans cette
conception, le maintien de la force de travail des élèves passe moins par l’écoute
que par la prise en charge des corps inaptes. Claude relève la difficulté de valoriser
le travail « d’écoute » dans le lycée professionnel masculin dans lequel elle exerce :
Je suis en entretien avec Claude quand un élève entre. Je reste pendant l’entre-
vue. L’élève a « mal au ventre ». Il est en seconde. Il dit qu’il est « angoissé »
comme son père et qu’il prend parfois les mêmes cachets que lui. Quand il
part elle dit : « Lui il est venu dans la semaine mais il m’a pas dit que le père
était angoissé comme ça. À l’internat souvent au début ils se plaisent pas […].
Ils sont tous très très réticents face à la psychologie tout ça. […] c’est fou ça a
encore pas bonne presse du tout […]. Mais ça le mal-être pour les profs c’est
pas quelque chose qu’ils comprennent […]. L’autre jour, il y en a un qui est
pas bien, qui a mal au ventre, le prof m’appelle et me dit : “Il a rien c’est un
faignant, s’il veut pas bosser qu’il reste chez lui !” »

32. On retrouve ici un mode de gouvernement par l’écoute décrit par fassin D., « Souffrir par
le social, gouverner par l’écoute », Politix, vol. 73, no 1, 2006, p. 137-157.
33. zafiropoulos M. et pinell P., « La médicalisation de l’échec scolaire », art. cit., p. 34.
34. longchaMp P., Rapports à la santé…, op. cit., p. 335.
35. Un rôle peut être défini par « l’anticipation du partenaire quant au comportement [qu’un
agent] va adopter  », lagroYe J., «  On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques
Lagroye », art. cit., p. 9.

237
yohan seLponi

Socialisés dans les classes populaires, on peut penser que les enseignants
d’atelier du lycée de Claude ont un rapport au corps similaire à celui des qui
prévaut dans ces espaces et que décrit Luc Boltanski : ils « réprouvent celui qui
“s’écoute trop” et qui “passe sa vie chez le médecin” et […] valorisent la “dureté
au mal” 36 ». Ces enseignants participent à la socialisation corporelle des élèves
centrée sur une « culture d’atelier 37 » associée à la valorisation d’un capital
agonistique 38. Dans ce cadre, Claude a du mal à tenir son rôle pour deux raisons.
Proche des classes supérieures (bien que d’origine intermédiaire) et longuement
socialisée dans le sous-espace dominant du champ médical, elle ne reconnaît pas
le fait d’être « dur au mal » comme un mode légitime de prise en charge de sa
propre souffrance. D’autre part, les autres agents institutionnels ne reconnaissent
pas l’écoute comme un mode d’exercice légitime de la position de soignante.
En quoi l’investissement dans l’écoute permet-il aux infirmières scolaires
tenir leur rôle dans le champ médical tout en faisant leur place dans leur insti-
tution d’appartenance ? Nous avons montré que, de manière générale, c’est
l’habitus professionnel et l’habitus de classe d’une infirmière scolaire ainsi que
les rapports qu’elle entretient avec sa propre origine sociale qui la disposent à des
modes d’occupation du métier se situant sur un continuum allant de « maman »
à « professionnelle » et passant parfois de l’un à l’autre en fonction des confi-
gurations. Parallèlement, la nécessité de gestion des élèves inadaptés entre en
adéquation avec l’investissement dans l’écoute des infirmières scolaires. Mais
la définition du travail scolaire et de l’inadaptation varie selon les formations
dispensées par les établissements et les caractéristiques sociales des agents qui
les peuplent. Dès lors, le fonctionnement institutionnel contribue à orienter
les modes d’occupation du métier que peuvent investir les agents. Justement, il
s’agit maintenant de mettre en évidence un autre mode d’occupation du métier
d’IEN, celui d’enseignante de santé.

devenir enseignante de santé,


la construction de la légitimité d’une intervention en classe

De manière générale, « l’éducation à la santé » regroupe toutes les activités


qui ont pour but de familiariser les élèves avec la connaissance de leur propre
corps. Toutes les infirmières scolaires déclarent réaliser de « l’éducation à la
santé » lorsqu’elles s’entretiennent individuellement avec un élève dans leur

36. BoltansKi L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26, no 1, 1971, p. 219.
37. Sur la culture d’atelier et son apprentissage à travers une opposition à la culture scolaire
dans la banlieue de Birmingham dans les années 1970 on se référera au classique récem-
ment traduit de Willis P. E., L’école des ouvriers : comment les enfants d’ouvriers obtiennent
des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, coll. « L’Ordre des choses », 2011 [1981].
38. Mauger G., Les bandes, le milieu et la bohème populaire : études de sociologie de la déviance
des jeunes des classes populaires, 1975-2005, Paris, Belin, coll. « Sociologiquement », 2006,
p. 148-149.

238
« faire sa pLace à L’écoLe »

bureau. Mais ces tâches peuvent être plus collectives et institutionnalisées.


Elles prennent alors la forme, entre autres, de sensibilisation à l’usage des
substances addictives, d’éducation à la vie sexuelle et affective, de formation
au secourisme…
Il s’agit dans cette partie de se demander en quoi l’investissement dans ces
tâches permet aux infirmières scolaires de rendre sensible leur rôle de soignante
à leurs partenaires institutionnels tout en inscrivant leur activité dans le champ
médical.
Dans un premier temps nous nous demandons quels sont les éléments qui
disposent les IEN à considérer le rôle d’enseignante de santé comme un mode
légitime d’occupation du métier de soignante. Dans un deuxième temps il s’agit
de mettre en évidence en quoi l’éducation à la santé permet aux acteurs de tenir
leur rôle institutionnel. Pour finir, il s’agit de se demander en quoi une action
d’éducation à la santé peut-elle être légitimée institutionnellement ?

Se sentir investie d’une tâche officieuse

Dans quelles conditions les tâches d’éducation à la santé peuvent-elles


apparaître aux agents comme des activités de soignante légitimes ? Chantal vient
d’être titularisée dans un collège de plus de mille élèves au recrutement social
plutôt favorisé 39, elle a suivi son ex-mari muté en Cocagne. Son père était ensei-
gnant en lycée professionnel et sa mère, femme au foyer. Son faisceau de tâches
se compose de la façon suivante :
– elle travaille quatre jours par semaine en collège et un jour par semaine
auprès d’élèves de maternelle avec lesquels elle réalise un « bilan infirmier » ;
– au collège elle est chargée de :
• la réalisation d’« examens infirmiers d’entrée en 6e »,
• la mise en place d’aménagements de scolarité pour les élèves les plus inadap-
tés (élèves handicapés, élèves présentant des difficultés d’apprentissage…),
• la gestion des urgences quotidiennes : entre trente et quarante passages
d’élèves par jour et jusqu’à quatre-vingt « les journées chaudes ».
Nouvellement recrutée, Chantal fait preuve de bonne volonté profession-
nelle et s’investit pleinement dans les tâches qui lui ont été présentées comme
indispensables. Mais elle exerce dans un des établissements les plus importants
du département et la gestion des urgences quotidiennes accapare l’essentiel de
son temps de travail. Elle a peu de temps pour se rapprocher d’autres agents
institutionnels, même si elle « essaie de descendre une fois par semaine au self »
pour ne pas être « cantonnée à [son] pigeonnier ». Peu visible dans l’établisse-
ment, elle peine à y faire sa place. D’extraction plutôt populaire, elle se perçoit
39. Dans le collège de Chantal entre 2008 et 2011 la moyenne par année était de 49,8 % de
filles (45,8 % pour le département), 20,3 % d’élèves d’origine « très favorisée » (13,2 %
pour le département) et 16,6 % d’origine favorisée (12,2 % pour le département).

239
yohan seLponi

comme en décalage avec les enseignants qui « sont dans leur monde » et « se
la pètent un peu ». Le cas de Chantal illustre les difficultés auxquelles font face
les infirmières d’extraction plutôt populaire nouvellement recrutées dans de
grands établissements.
Au contraire, les infirmières qui « sortent » le plus souvent de l’infirmerie
pour se placer en enseignantes de santé sont celles qui ont le plus d’ancien-
neté dans l’Éducation nationale 40 bien qu’elles puissent être également d’origine
populaire comme Aurore (quinze ans d’ancienneté, père agent de maîtrise, mère
ouvrière, mari aide-soignant), Josiane (dix-sept ans d’ancienneté, mariée à un
petit indépendant) ou de milieu plus favorisé comme Corinne (dix-huit ans
d’ancienneté, père juriste, mère au foyer, mariée à un médecin), et, dans une
moindre mesure, Pascale (vingt-cinq ans d’ancienneté, père agriculteur, mère
institutrice).
Pascale : « Je vais souvent en salle des profs pour monter des projets […].
Ici, je suis isolée, si je veux m’ennuyer je reste à l’infirmerie et les profs vont
pas venir à moi. Pour moi c’est toujours dans l’intérêt d’une bonne prise en
charge de l’élève dans sa globalité. »

Aller en « salle des profs pour monter des projets » permet de faire sa place
dans l’institution (ne pas être «  isolée  ») et est justifié par une dimension
sanitaire, la « prise en charge de l’élève dans sa globalité ». Pour cela, il arrive à
Pascale de fermer l’infirmerie, mais, contrairement à Chantal, elle dispose d’un
téléphone portable professionnel sur lequel on peut la contacter en cas d’urgence.
Fermer l’infirmerie temporairement, ou indiquer « je suis en salle des profs »
sur sa porte, lui permet de n’avoir à gérer que les « urgences » et non pas la
« bobologie » qu’elle n’apprécie guère. Parallèlement, les « urgences » de l’infir-
merie lui permettent de se soustraire à des réunions ou des actions de préven-
tion qu’elle accompagne mais qu’elle estime trop longues ou ennuyeuses. Parce
qu’elle est dans un petit établissement depuis de nombreuses années, Pascale
connaît parfaitement les élèves qui viennent s’adresser à elle. Son expérience
lui permet de sélectionner les élèves qui seront rabroués de ceux dont le cas
demande plus d’attention. Cette rapidité de sélection et de prise en charge des
élèves permet à Pascale de se dégager du temps pour « mener des projets ».
On notera que Pascale semble socialement plus proche des enseignants que
Chantal (bien que son père soit enseignant en lycée professionnel), ce qui lui
permet aussi de les considérer comme des alliés potentiels dans la réalisation
de « projets ».

40. C’est également ce que remarquent Berger D., neKaa  M. et courty  P., «  Infirmiers
scolaires : représentations et pratiques d’éducation à la santé », Santé publique, vol. 21,
no 6, 2010, p. 646.

240
« faire sa pLace à L’écoLe »

Noyée dans une multitude d’autres missions 41, «  monter des projets  »
n’apparaît pas comme une tâche indispensable pour des infirmières nouvelle-
ment recrutées qui sont ainsi peu disposées à investir des tâches d’éducation à
la santé. Néanmoins, pour d’autres, ces activités s’inscrivent de manière infor-
melle dans le métier de soignante. Pour que cette tâche soit réalisée, les infir-
mières scolaires doivent percevoir les intérêts qu’elle représente pour leur travail
quotidien de soin aux élèves et de gestion des inadaptés : une « meilleure prise
en charge globale de l’élève » et une façon d’échapper au « sale boulot » de la
« bobologie ». Pour cela, les infirmières doivent également être aptes à s’imposer
à l’infirmerie, en ne traitant que brièvement le cas des élèves dont la situation ne
semble pas problématique. Enfin, elles doivent considérer les enseignants à la
fois comme ceux à qui elles doivent rendre sensible leur position de soignante,
mais également comme des alliés potentiels dans cette entreprise. C’est lorsqu’il
existe un décalage social entre les infirmières scolaires et les autres agents insti-
tutionnels que l’investissement des IEN en matière d’éducation à la santé est le
plus faible ou le plus problématique. C’est le cas de Chantal mais également de
Claude (anciennement cadre infirmier supérieur) en décalage avec des ensei-
gnants et des élèves qu’elle qualifie de « rustiques » dans le lycée professionnel
masculin dans lequel elle exerce.

Faire sa place par l’éducation à la santé

Si l’éducation à la santé est revendiquée par certaines IEN comme permettant


leur exercice du métier de soignante à l’école, on peut se demander en quoi elle
permet aux agents de rendre sensible leur rôle de soignante à leurs partenaires
institutionnels ?
De manière générale, les infirmières scolaires peuvent pratiquer l’éducation
à la santé en intervenant elles-mêmes en classe et/ou en compagnie d’ensei-
gnants. C’est le cas de Corinne. Elle est infirmière scolaire depuis dix-huit ans
dont dix au collège populaire Dole à Saint-Nizier 42. Son père était juriste et son
mari médecin. Elle a deux enfants qui réalisent des études supérieures. Pour
initier des projets avec des enseignants, les infirmières doivent avoir une bonne
connaissance des programmes scolaires afin d’intégrer leurs actions à la réali-
sation des cours. C’est ce que fait Corinne lorsqu’elle organise des actions avec
l’enseignant de SVT par exemple. Le fait de mener des actions d’éducation à la
santé peut sembler concurrencer les enseignants : c’est que les IEN investissent

41. Le bulletin officiel du 25 janvier 2001 incite les infirmières scolaires à réaliser une « éduca-
tion à la santé » auprès des élèves tandis que le Code de l’éducation liste les actions à mener
en classe : articles L. 542-1 et L. 312-16 à L. 312-18 du Code de l’éducation.
42. Dans ce collège, entre 2008 et 2011 la moyenne par année était de 54,8 % de filles (45,8 %
pour la moyenne des établissements du département) et de 55,4 % d’origine défavorisée
(37,2 % pour le département).

241
yohan seLponi

des activités contrariant leurs attentes à leur égard 43. Néanmoins, c’est lorsqu’elle
intervient en classe que les enseignants voient s’exprimer Corinne. Elle est alors
confrontée, comme eux, à une salle de classe. Elle fait ainsi l’expérience, par
corps, d’une activité enseignante. On peut ainsi penser qu’en se soumettant,
comme eux, au difficile exercice de transmission d’un savoir, Corinne contribue
à susciter leur sympathie.
De plus, le collège Dole à Saint-Nizier où exerce Corinne est assez peu attrac-
tif pour les enseignants. Il est en effet situé dans une ville en déclin. Longtemps
fer de lance de l’industrie textile régionale et française, Saint-Nizier a perdu près
de 28 % de sa population entre 1975 et 2008 44. Le taux de chômage au sens
du recensement est de 24 % pour les 15-64 ans 45. Parallèlement, Saint-Nizier
se situe à plus de cent kilomètres de la métropole la plus proche, Toulouse,
qui n’est accessible qu’en voiture après plus d’une heure trente de trajet dont
une partie sinueuse hors autoroute. Dès lors, le fait que Corinne exerce au
collège Dole depuis plus de dix ans et qu’elle soit socialement proche des classes
moyennes et supérieures à dominante culturelle (père juriste, mère au foyer,
mari médecin, fille artiste) fait d’elle une référente dans l’établissement pour
ses partenaires institutionnels nouvellement recrutés. C’est le cas notamment
des enseignants les plus jeunes que j’ai pu rencontrer que sont l’enseignante
d’anglais et l’enseignant de physique-chimie.
Parallèlement, la prévention apparaît comme une activité féminine dans les
établissements scolaires. En effet la plupart du temps, les IEN réalisent des
partenariats avec des enseignants de matières associées à la culture au sens large
et dont le recrutement social est plutôt féminin : prévention sécurité environne-
ment (PSE) en lycée professionnel, éducation socio-culturelle en lycée agricole
ou science de la vie et de la terre (SVT) en établissement d’enseignement général
et notamment en collège 46. Il apparaît que les enseignants des matières les plus
techniques ne sont quasiment jamais associés à des actions d’éducation à la
santé. Sur les relations avec les élèves, Stéphane, CPE depuis huit ans dans ce
collège, remarque :

43. Berger D., neKaa M. et courtY P., « Infirmiers scolaires… », art. cit., p. 655.


44. Données Insee au 1er janvier 2010.
45. « La définition du chômage au sens du recensement diffère de celles du Bureau interna-
tional du travail (BIT) et du Pôle emploi. Le chômage au recensement est plus élevé que
le chômage au sens du BIT, car les personnes inactives ont parfois tendance à se déclarer
au chômage alors qu’elles ne répondent pas à tous les critères du BIT. Il est conseillé de
raisonner en structure ou en positionnement relatif, aussi bien à une date donnée qu’en
évolution. » Insee, documentation, présentation des « dossiers complets ».
46. En 2013, il y a 64,7 % de femmes parmi les enseignants de « biologie-géologie » qui sont
très probablement les enseignants de sciences de la vie et de la terre. Il y a 87,9 % de
femmes parmi les enseignants de « biotechnologie, santé, environnement, génie biolo-
gique » parmi lesquels sont les enseignants de « prévention santé environnement ». Repères
et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, DEPP, 2013.

242
« faire sa pLace à L’écoLe »

« Là il y a des problèmes de scarification chez des filles et je l’ai dit à Corinne
en tant que femme c’est mieux qu’elle intervienne […]. Bon moi “j’envoie”
un peu plus ! [Sous-entendu « je parle sans mâcher mes mots ».] »

D’origine plutôt populaire (père ramasseur de poubelles, mère caviste),


Stéphane est passionné par son métier et par l’orientation des élèves qu’il reçoit
individuellement avec leur famille. Symboliquement, il est du côté masculin
– la discipline – de la gestion scolaire des inadaptés mais ne considère pas son
rôle uniquement de ce point de vue. Au contraire, Corinne, comme cet extrait
permet de le souligner, se situe du côté féminin de cette gestion des élèves : elle
« écoute » mieux « en tant que femme ». On assiste ainsi à une division genrée
du travail éducatif et préventif : Corinne est en charge de l’éducation à la santé
et Stéphane de l’éducation à la citoyenneté 47.
À travers l’exemple de Corinne, nous avons mis en évidence les conditions
dans lesquelles l’investissement des infirmières scolaires dans des tâches d’édu-
cation à la santé est un facteur de légitimation de leur position institutionnelle.
La proximité de classe des infirmières scolaires et de leurs partenaires, l’éloigne-
ment social des agents institutionnels et de la population accueillie, et l’enclave-
ment géographique de l’établissement concourent à la légitimation mutuelle des
rôles des différents partenaires institutionnels. Dans des contextes de ce type,
la réalisation d’actions d’éducation à la santé de la part des infirmières scolaires
leur permet de faire leur place dans l’institution, et ce d’autant plus que tout
en contrariant en partie les attentes de leurs partenaires, elles s’y conforment
néanmoins en se plaçant dans une position féminine à laquelle le fonctionne-
ment institutionnel contribue à les assigner.

Les ressorts d’une intervention légitime :


forme, objectif et évaluation des actions d’éducation à la santé

Si les actions d’éducation à la santé peuvent permettre aux IEN de poursuivre


une activité de soignante qu’elles estiment légitime et de rendre sensible cette
position à leurs partenaires, encore faut-il que ces tâches viennent satisfaire à
une nécessité institutionnelle. Pour cela, trois critères doivent être réunis : une
forme adéquate, un objectif légitime et une évaluation positive.
Premièrement, les actions d’éducation à la santé doivent avoir une forme
légitime. Les infirmières se gardent de réaliser des actions auxquelles on pourrait
reprocher « d’empiéter » sur le temps d’enseignement considéré comme scolai-
rement le plus « important » : il n’y a par exemple pas ou peu d’actions en
troisième et en terminale pour ne pas perturber la préparation des élèves aux

47. Ce sont les deux aspects du « CESC » pour comité d’éducation à la santé et à la citoyen-
neté. Une instance propre à chaque établissement qui est censée promouvoir et organiser
l’éducation à la santé et à la citoyenneté.

243
yohan seLponi

examens du brevet des collèges et du baccalauréat. Parallèlement, le format du


« cours » est souvent repris lors d’actions d’éducation à la santé.
Ensuite, les actions d’éducation à la santé doivent avoir un objectif légitime.
Claude milite par exemple pour que les élèves mettent leurs chaussures de
sécurité et leurs gants lors de soudures, mais elle se heurte à des enseignants
rétifs :
« Les ateliers c’est vraiment pas chez nous, c’est leur domaine réservé [aux
enseignants]. L’an dernier il y en a un [un élève] qui s’est brûlé la main, il avait
pas de gants […]. J’ai dit au prof que bon, s’il avait pas de gants c’est normal
qu’il se brûle et qu’il fallait qu’il mette des gants. Il m’a répondu en gros que
quand on y connaît rien, on ferme sa gueule. »

L’investissement dans la prévention des accidents du travail signifie l’exis-


tence d’un problème que les enseignants d’atelier sont réticents à évoquer.
Nouvellement recrutée et proche des classes supérieures, Claude s’y emploie
néanmoins, accentuant la distance qu’elle perçoit entre elle et ses partenaires.
Enfin, une action doit avoir des effets « positifs » ou, à défaut, « difficilement
évaluables » comme en ce qui concerne la prévention des « conduites addic-
tives ». Pour ce type d’actions, on peut distinguer deux formes d’évaluation :
une évaluation « sécuritaire » et une évaluation « sanitaire ». Dans le cadre
d’une évaluation sécuritaire, on estime qu’une action a porté ses fruits lorsque
le trouble causé par des élèves ayant consommé des substances psychoactives
diminue (le nombre d’élèves se présentant à l’internat alcoolisés est en baisse par
exemple). Dans le cadre d’une évaluation sanitaire on tente d’évaluer la part des
élèves qui ne développeront pas, parfois à long terme, de « conduite addictive »
suite à des actions de prévention. Bien qu’il soit difficile à mettre en œuvre, ce
dernier type d’évaluation est celui auquel les infirmières scolaires sont les plus
disposées. Elles doivent dès lors travailler à le faire partager à leurs partenaires
institutionnels.
Dans la première partie nous avons montré comment l’écoute permet aux
infirmières scolaires d’exercer à l’école tout en ayant une pratique symbolique-
ment rattachée au champ médical. Dans cette partie, nous avons souligné dans
quelles conditions certaines infirmières scolaires réalisent des tâches éducatives
pour rendre sensible leur position de soignante à leurs partenaires institution-
nels. Le métier d’infirmière scolaire se déploie autour de ces deux pôles plus ou
moins investis par les agents selon les configurations.
En quoi l’habitus des agents se réfracte-t-il dans leur métier en fonction
de l’espace des possibles institutionnels et des hiérarchies des champs dans
lesquels ils s’inscrivent ? Inversement, en quoi l’habitus des agents contribue-t-il
à borner leurs investissements professionnels ? Dans cette contribution, nous
avons essayé d’apporter une esquisse de réponse à ces deux questions à travers
l’exemple des infirmières scolaires. Dans un premier temps, nous avons en effet

244
« faire sa pLace à L’écoLe »

souligné comment l’habitus de classe et le sentiment de légitimité médicale


pouvaient inciter les agents à revendiquer deux formes d’écoute des élèves : une
écoute professionnelle et une écoute maternante. Ces deux formes d’occupa-
tion d’une même tâche sont ordonnées par les dispositions sociales des agents
tout en étant le produit d’un ordonnancement du monde social dans lequel les
compétences d’écoute et d’empathie sont associées à des qualités féminines.
C’est néanmoins par l’investissement dans ces tâches que les IEN peuvent faire
leur place dans leurs établissements en satisfaisant un objectif institutionnel de
gestion des élèves inadaptés. Dans un deuxième temps, nous avons montré que
l’investissement des agents dans des tâches d’éducation à la santé est favorisé
par leur affinité d’habitus avec les enseignants. Cette proximité leur permet ainsi
de faire leur place dans l’institution en investissant un rôle en partie inattendu
– celui d’enseignante de santé – mais associé à une position institutionnelle et
sociale féminine. Nous avons montré pour finir en quoi les hiérarchies insti-
tutionnelles et sociales bornent certaines formes d’éducation à la santé que les
habitus de certains agents disposeraient à investir.

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246
Thibaut Menoux

la distinction au tRavail
les concieRges d’Hôtels de luXe

introduction
Le concierge d’hôtel est souvent présenté comme l’incarnation du service
hôtelier de prestige, «  l’aristocrate du hall 1  ». Employé des établissements
hôteliers haut de gamme 2, il entre en interaction régulière avec les clients
pendant leur séjour, afin de leur procurer des services variés en dehors de
l’hôtel : transports, spectacles, restaurants, etc. Depuis son comptoir dans le
hall, il dirige voituriers, bagagistes, grooms et chasseurs 3, et travaille en contact
étroit avec les autres services de l’hôtel. Souvent issu des classes populaires, le
concierge a pourtant, par sa fonction, matériellement accès aux consommations
luxueuses habituelles de ses clients fortunés. En effet, sa position objective de
prescripteur incite les prestataires à lui faire goûter la cuisine de leur restau-
rant, à lui offrir des places lors de leur nouveau spectacle, des produits ou des
échantillons lors du lancement de leur nouvelle gamme de produits, des invita-
tions à des cocktails d’inauguration de leur boutique, etc. Dès lors, le concierge
interroge la sociologie en permettant une observation quasi expérimentale des
effets d’une socialisation professionnelle qui met en contact un habitus avec des
possibilités de consommations qui ne lui correspondent pas dans l’espace des
positions sociales.
Parler de la distinction au travail, c’est ici jouer sur un double sens. C’est
d’abord faire travailler l’ouvrage La distinction et l’appareil conceptuel de
Bourdieu sur la culture 4, mais en observant ce que les dispositions culturelles des
agents produisent dans le monde professionnel. Mais il s’agit aussi d’interroger
la distinction cette fois en tant que principe de différenciation. D’une part quand
celle-ci est implicitement contenue dans le rôle professionnel des concierges
1. « Lords of the lobby », Business Traveller, 1er juin 2003.
2. En France parfois 3, mais surtout 4 ou 5 étoiles.
3. Traditionnellement, le groom est chargé de porter messages et colis en chambre et le
chasseur effectue toutes les courses en dehors de l’hôtel.
4. bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.

247
thiBaut Menoux

qui participent, comme quasi-figurants, de l’effet de distinction des clients dont


l’appartenance à la haute bourgeoisie est ancienne, voire collaborent, cette fois
plus activement, à l’effort de distinction des clients « parvenus », dont l’acces-
sion à la haute bourgeoisie est plus récente. D’autre part quand les concierges,
par leur position professionnelle et l’imprégnation avec leur environnement de
travail, hautement distinctif, ont accès à des biens de consommation, des services
et des biens culturels qui sont ceux des hautes classes et à l’usage desquels leur
habitus originel ne les a, bien souvent, pas préparés.
Souvent préoccupée surtout par les interactions entre prestataire et client
dans une perspective de microsociologie goffmanienne 5, la sociologie des
services rechigne parfois à resituer les interactions de service dans les autres
rapports sociaux 6. Pourtant, les caractéristiques sociales des agents façonnent
la relation de service en tant que « rapport social 7 ». Concernant les services
hôteliers, plusieurs recherches ont ainsi élargi avec profit la réflexion à l’origine
et à la trajectoire sociales des agents, intégrant par exemple une réflexion sur les
effets d’un rapport malheureux au monde scolaire sur la « vocation » à servir 8.
L’hôtellerie de luxe elle-même commence à faire l’objet de recherches socio-
logiques spécifiques. Sherman, en 2007, reprend le questionnement, d’abord
pensé pour l’industrie, sur le consentement au travail 9, mais déplace le curseur
de l’exploitation au travail vers le droit [entitlement] inégal à la consommation
et à la reconnaissance. Elle ausculte les jeux, comparaisons et jugements des
travailleurs leur permettant de « s’en sortir » [making out], c’est-à-dire ici de
compenser un rapport de classe inégalitaire avec les clients, et de le reconfigurer
[recast], ce qui selon l’auteure aboutit paradoxalement à naturaliser et normali-
ser [normalize] cette inégalité 10. Ce faisant, Sherman ne détaille pas le contenu
de cette notion de « classe sociale », qui devient une sorte de boîte noire 11.

5. goFFMan E., Les rites d’interaction, Paris, Les éditions de Minuit, 1974.
6. Cartier M., « Perspectives sociologiques sur le travail dans les services : les apports de
Hughes, Becker et Gold », Le Mouvement social, no 2, 2005, p. 44 ; dubois V., La vie au
guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, p. 13.
7. jeantet A., « À votre service ! La relation de service comme rapport social », Sociologie du
travail, vol. 45, no 2, 2003, p. 203.
8. MonChatre S., « L’insertion dans l’hôtellerie-restauration : entre vocations et transitions »,
in Cadet J.-P., diederiChs-diop l. et dupray a. (dir.), Douze ans de vie active et quelles
carrières ? Approche compréhensive des parcours professionnels dans quatre familles d’emploi,
Céreq, Relief, no 21, 2007, p. 11 et 20-23 ; MonChatre S., Êtes-vous qualifié pour servir ?,
Paris, La Dispute, 2010, p. 24-29.
9. buraWoy M., Manufacturing consent. Changes in the labor process under monopoly capitalism,
Chicago, University of Chicago Press, 1979.
10. Pour les expressions entre crochets : sherMan R., Class acts. Service and inequality in luxury
hotels, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 16, 154, 259 et 260.
11. Sur un terrain français, G. Pinna reconnaît l’importance de la prise en compte de la variable
classe sociale, mais s’intéresse plutôt à montrer en quoi les choix des hôtels de luxe dans la
gestion du personnel et dans les procédés de travail modèlent en profondeur l’interaction
entre clients et salariés dans la relation de service (pinna G., Les rapports sociaux de service

248
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

Pourtant, en dépassant la seule lecture interactionniste, étudier la sociogénèse


de la position des interactants et explorer leurs dispositions culturelles permet
de mieux comprendre ce que produit, dans le travail, une proximité spatiale
assortie d’une telle distance sociale et culturelle, situation dont le concierge et
ses clients sont un cas emblématique. L’approche bourdieusienne de la culture et
les discussions que la théorie de la légitimité culturelle a suscitées 12 deviennent
donc un outil d’investigation pour la sociologie du travail.
Lorsque la socialisation culturelle par le travail place le concierge en position
de décalage compte tenu de ses origines sociales, de son habitus et de son capital
culturel, quels sont les effets, dans la sphère du travail de service, de ce décalage,
sur le concierge lui-même et sur son travail ? Doit-on parler de désajustement,
ou ce décalage est-il au contraire un ingrédient nécessaire au consentement à un
travail subalterne ? Comment s’articulent propension à s’identifier au client et
nécessité de ne pas prétendre trop ostensiblement lui être égal ? Que produisent,
d’une part, l’hétérogénéité sociale des clients et, d’autre part, la diversification
du profil social des concierges ?
Pour comprendre l’atypie sociologique incarnée par les concierges, il faut
d’abord retracer les modalités de leur recrutement social traditionnel parmi les
classes populaires, leur rapport au monde ouvrier, à l’école, et les conditions de
leur entrée dans l’hôtellerie de luxe, vécue sur un mode qui les dispose peu à
un regard distancié. Dès lors, leur rôle professionnel dans le monde du travail
hôtelier permet voire nécessite une socialisation secondaire qui, si elle ouvre
l’accès aux mêmes biens que consomment les clients, en occasionne un usage
alternatif, reportant ainsi les effets de l’habitus non plus sur le choix des bien
consommés, mais sur les modalités de leur consommation. C’est ainsi un rapport
souvent instrumental à la culture légitime qui se dessine alors, et qui s’accorde
certes aux exigences du travail de service, mais au prix d’une lutte qui se joue
aussi sur le plan culturel.
Cette réflexion se base sur l’exploitation qualitative et quantitative des
archives d’une association de concierges d’hôtels, l’observation participante
à découvert dans plusieurs loges d’hôtels cinq étoiles français, ainsi qu’une
campagne d’entretiens approfondis avec des concierges français, britanniques,
américains et canadiens 13.

dans l’hôtellerie haut de gamme. Tensions entre mise en scène de l’accueil et pratiques de travail,
thèse de doctorat de sociologie, Paris 8/EHESS, 26 septembre 2011, p. 53).
12. Coulangeon P., « La stratification sociale des goûts musicaux », Revue française de socio-
logie, vol. 4, no 1, 2003, p. 3-33.
13. Je remercie Sébastien Chauvin pour sa relecture attentive de ce chapitre.

249
thiBaut Menoux

le recrutement traditionnel : une entrÉe par « la petite porte »


Un pré carré masculin

Le profil idéal-typique des concierges d’hôtel éclaire leur rapport aux


consommations de luxe : en Europe, leur recrutement social s’opère habituelle-
ment au sein des classes populaires, et concerne plutôt des hommes. En effet, le
chef concierge est un cadre chef de service qui dirige voituriers et bagagistes et
qui, jusqu’à la création en 1984 d’un diplôme de concierge d’hôtel en France, est
passé lui-même par ces petits métiers du hall, longtemps exercés exclusivement
par des hommes et constituant la principale voie d’accès à la loge. Ce segment
du marché du travail hôtelier a donc longtemps constitué un bastion masculin 14.
De nombreux concierges, originaires d’une famille d’ouvriers ou de petits
commerçants, ont découvert l’hôtellerie de luxe et les métiers du hall à l’occasion
d’un « petit boulot » d’été moins souvent trouvé par la voie habituelle (petite
annonce, Pôle emploi, etc.) qu’indiqué de bouche à oreille ; soit par le père
lui-même concierge, soit par un ami ou un collègue des parents. Loin d’être
un recours bien connu, l’orientation vers ces petits métiers s’apparente plutôt à
la découverte d’un trésor caché qui provoque le sentiment de bénéficier d’une
aubaine inespérée. Cela confirme l’intériorisation de barrières psychologiques
que dresse la distance sociale : peu enclins à se projeter dans un univers aussi
éloigné du leur, les candidats prennent rarement l’initiative de se présenter

14. On pourrait même dire un bastion d’hommes blancs hétérosexuels. On retrouve des deux
côtés de l’Atlantique une division racialisée du travail : contrairement aux travailleurs de
back-office, les concierges sont majoritairement blancs ou issus de l’immigration asiatique
(sherMan R., op. cit., p. 50). Mais dans les conciergeries nord-américaines, déconnectées
des services de voituriers et de bagagistes, les femmes n’ont pas besoin de passer par ces
postes masculins, et sont donc beaucoup plus nombreuses (les états-Unis comptent 60 %
de femmes contre 11 % en France ; chiffres d’associations professionnelles). De même,
à propos de l’orientation sexuelle, alors que l’hôtellerie est un des milieux profession-
nels réputés accueillants pour les hommes gais (ChaunCey G., Gay New York, 1890-1940,
Paris, Fayard, 2003, p. 343 et suiv. ; sorignet P.-E., Danser. Enquête dans les coulisses
d’une vocation, Paris, La Découverte, 2010), dans les loges européennes, contrairement
aux états-Unis, les homosexuels semblent avoir été longtemps beaucoup moins nombreux
ou, du moins, plus invisibles, et une forte valorisation de la virilité à la loge (percep-
tible notamment dans l’humour) y avait longtemps découragé l’expression d’une identité
homosexuelle. Une explication possible est l’idée que l’opposition entre masculin et féminin
est une forme de l’opposition entre classes dominantes et classes populaires (bourdieu P.,
La distinction, op. cit., p. 445), autrement dit, que surjouer la virilité, c’est lutter contre
la menace que représenterait, pour la masculinité, un travail de service (suspect d’être
servile), dans un environnement perçu comme raffiné et délicat, et où l’apparence et la
performance de la déférence comptent beaucoup (autant de caractéristiques socialement
classées du côté féminin) : « Mon père ne voulait pas que je devienne concierge d’hôtel, il
ne voulait pas que je serve les gens parce que pour lui c’était… comment dire… c’était un
sous-métier, de servir les autres. Ouais, c’était servile, quoi. » (CC, 46 ans, père routier,
mère au foyer.)

250
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

spontanément 15. Ce schéma s’apparente au « pôle d’éternisation 16 » d’un job


d’été des étudiants du supérieur issus des classes populaires. Mais les études
étant ici souvent techniques (CAP industriel, etc.), la bifurcation vers l’hôtellerie
de luxe se vit moins comme un enlisement que comme une échappatoire miracu-
leuse hors de la voie ouvrière des parents 17. L’enchantement produit par le
premier emploi dans l’hôtel de luxe est donc à relier à la crise du monde ouvrier
qui disqualifie le travail du père en usine comme repoussoir social 18. Ce chef
concierge de 60 ans, (père ouvrier ajusteur, mère femme de ménage) l’explique
bien. Orienté d’abord vers un CAP d’ajustage, avant même d’avoir jamais été
employé comme ajusteur 19, il devient chasseur dans un palace parisien au début
des années 1980 :
« L’hôtel, c’est un autre monde. Alors entre le fait de se dire : je vais être
ajusteur […] dans un petit boui-boui en banlieue, en train de faire je ne sais
quelle pièce en permanence à répétition en nombre commandé, et me retrou-
ver là à parler avec des gens illustres ou des choses comme ça… Vous avez
pas le choix ! »

Le premier contact avec l’environnement du travail hôtelier de luxe, vécu


comme une « révélation », est un autre vecteur de l’enchantement, d’autant que,
grâce aux pourboires, il coïncide avec une indépendance financière soudaine
par rapport aux parents :
« Je me suis dit : “Super, je vais faire deux saisons et je vais pouvoir m’acheter
ma Malaguti toute neuve avec 5 vitesses !” Et c’est ce que j’ai fait. Mes parents
m’ont autorisé, je me suis émancipé très jeune. À mes 12 ans et demi, quand
j’ai fait ma première saison avec une paye, je gagnais 3 800 francs. C’était
beaucoup d’argent, 3 800  francs !  » (CC [chef concierge], 46  ans, père
ouvrier, mère au foyer.)

15. Par ailleurs, un recrutement par relation, en assurant implicitement au chef concierge une
plus grande proximité sociale avec les candidats, augmente les chances de succès de son
choix affinitaire (cf. infra).
16. pinto V., « L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 183, 2010, p. 65.
17. Pour désigner les débuts dans l’hôtellerie, le langage indigène ne dit pas « mettre le doigt
dans l’engrenage » (qui ferait référence au monde de l’usine) mais « mettre le pied à
l’étrier » (qui fait référence au monde de l’équitation). Ce changement de destinée sociale
peut alors être perçu comme une trahison par le père (cf. supra).
18. beaud S. et pialoux M., Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 2004 [1999], p. 267.
19. L’habitus ouvrier du concierge se manifeste par hystérésis lorsque les savoir-faire manuels
(comme la mécanique) sont réinvestis sous forme de bricolage, « travail à-côté » qui vient
compenser un travail trop oppressant à l’hôtel (Weber F., Le travail à-côté. Étude d’ethno-
graphie ouvrière, Paris, INRA/éditions de l’EHESS, 1989).

251
thiBaut Menoux

C’est aussi dans un rapport souvent difficile au monde scolaire qu’il faut
comprendre, en creux, le rapport enchanté des concierges au monde profes-
sionnel de l’hôtellerie de luxe.

Le rapport à l’école et les « années rock’n’roll »

Le capital scolaire, produit cumulé des transmissions culturelles assurées


par la famille et par l’école, atteste d’une disposition désintéressée à l’égard de la
culture 20, et nous importe dans la mesure où, comme nous le verrons, une bonne
« culture générale » est réputée nécessaire à l’exercice de l’activité de concierge,
et que les habitudes culturelles des clients, mais aussi l’ascension sociale liée au
fait de devenir concierge d’hôtel, peuvent susciter des tentatives d’imitation de
la part des concierges, pourtant en général relativement mal pourvus en capital
scolaire. Le parcours scolaire des futurs concierges est souvent court (sans bac)
ou malaisé (redoublements). Régulièrement défiants envers un savoir scolaire
abstrait, certains concierges ont vu leurs résultats s’améliorer après réorienta-
tion vers les filières techniques ou professionnelles, où les mêmes disciplines
trouvent une finalité concrète :
« À partir de la seconde [en lycée hôtelier], j’ai commencé à travailler, et
aussi parce que je trouvais des matières où je réussissais bien. Dans tout ce
qui était technique, par exemple la restauration, la réception, ça j’étais très
bon. Les langues, j’avais beaucoup de mal en 6e, 5e, 4e, 3e, parce que j’étais
pas motivé, c’est surtout ça. Et à partir de la seconde, je me suis motivé et j’ai
travaillé […]. Bizarre, hein, comment on évolue ? » (CN [concierge de nuit],
29 ans, père technicien, mère cadre administratif.)

Phénomène plus nouveau, l’orientation professionnelle vers la conciergerie


est parfois l’occasion pour des jeunes issus d’un milieu social bourgeois voire
grand bourgeois 21, de reconvertir un habitus, une hexis corporelle, des disposi-
tions vestimentaires ou langagières, donc des compétences culturelles de classe
héritées du milieu familial 22 dans une activité professionnelle de représenta-
tion et d’interaction avec les hautes classes. Mais même dans ce cas, ces jeunes
ont échoué à convertir par l’école leur capital culturel en capital scolaire : le
rapport à l’enseignement scolaire général reste problématique, et l’investissement
scolaire est faible ou absent, au profit d’une sociabilité soit sous une forme très
festive pour le pôle bourgeois (« Je me suis amusé, j’ai fait le con, j’ai pas du tout
bossé ! »), soit sous la forme des « bandes 23 » pour le pôle ouvrier :

20. bourdieu P., La distinction, op. cit., p. 22.


21. Ceux-là sont plus enclins à concevoir leur fonction de concierge comme un passage de
leur carrière, qu’ils destinent par exemple plutôt aux fonctions de direction hôtelière.
22. Ibid., p. 344.
23. Mauger G., Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Étude de sociologie de la déviance
des jeunes des classes populaires (1975-2005), Paris, Belin, 2006.

252
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

« À quatorze-quinze ans, on est partis vivre en cité […]. J’étais plutôt tenté
par le plaisir que par le travail, j’ai eu un passage aussi dans ma vie où j’étais
un peu rock’n’roll. […] Je prenais des cuites, déjà, tatouages… Un peu
loulou, quoi. Je sortais : c’était blouson noir. Voilà. J’aimais bien la bagarre.
Voilà. C’était mes années rock’n’roll, oui […]. Mais voilà, mais ça forge une
vie. » (CC, 46 ans, père routier, mère au foyer.)

Dans la filière de recrutement traditionnel, les petits emplois peu qualifiés


du hall, contrairement à l’école, valorisent immédiatement les jeunes candidats
issus d’un milieu ouvrier ou petit commerçant :
« [Le chef concierge] m’a pris un petit peu sous son aile et m’a donné la possi-
bilité de pouvoir m’exprimer. Peut-être parce qu’il avait senti en moi certaines
capacités qu’aucun professeur bien évidemment n’avait ressenties jusque-là,
puisque je me refusais à tout apprentissage quel qu’il soit. Et encore moins
ceux de culture générale : celui-là je n’en voulais pas du tout. » (Idem.)

La figure du chef concierge, qui joue un grand rôle dans la stabilisation du


jeune groom, est de fait déterminante lors de son introduction dans le « monde
du luxe ».

L’entrée dans le « monde du luxe »

La voie de recrutement « par la petite porte » a longtemps été récurrente au


point de nourrir l’intrigue de romans d’apprentissage, où l’entrée dans l’hôtel
fait passer le jeune groom de l’enfance à l’âge adulte 24. Le chef concierge est une
figure paternaliste et charismatique (comme le dit bien l’expression indigène
« un grand concierge », qui serait un oxymore pour le public profane). Il repère
le « beau profil » sur le mode non explicité de l’affinité spontanée et de l’intui-
tion. D’où les témoignages enchantés des heureux élus :
« J’ai vu [le chef concierge] se hisser face à moi, derrière sa redingote, son
gilet blanc. Et je l’avais vu pendant quelques minutes parler avec des clients
en anglais, en allemand, tel un véritable chef d’orchestre qui pouvait diriger
ses chasseurs, ses voituriers, ses bagagistes sur un simple coup de sonnette,
et également conseiller les clients. J’ai dit : ’’Wow, quel monsieur !’’ […] Il a
complètement illuminé ma vie. » (Idem.)

La position liminaire du chef concierge dans le hall rejoue sur le plan


physique son rôle social d’intronisation du jeune groom dans l’environne-
ment symboliquement violent de l’hôtel de luxe. Quasi-père de substitu-
tion, « mentor » selon le langage indigène, il encadre (tout en concourant à

24. Par exemple le héros du roman Gribiche (zelde J., Gribiche : roman, Paris, Balland, 1989).

253
thiBaut Menoux

le produire) le choc émotionnel de la première entrée « enchantée 25 » dans


l’hôtel. Au-delà d’une apparence physique adéquate 26, le choix opéré par le
chef concierge assure tacitement mais objectivement une correspondance que
l’analyse sociologique met au jour. Il s’agit de la correspondance entre les carac-
téristiques sociales du « protégé 27 », donc ses dispositions, et ses aspirations en
termes de destin social, soit l’acceptation d’une lente ascension professionnelle
où il devra tenir, de longues années dans le même établissement 28, un poste
statutairement inférieur aux clients. C’est cette dimension sociale du recrute-
ment que Sherman n’a pas assez explorée :
« Je trouve que c’est moins performant, pour moi en tant que maître de stage,
d’apporter quelque chose à quelqu’un qui a déjà pas mal de performance.
Je préfère aller chercher un gamin qui va être plus dans la difficulté, par la
timidité, par un problème de langue… Je trouve que là il y a tout un rituel.
C’est-à-dire prendre le gamin… Un petit peu ce qui m’est arrivé, alors je
reproduis. » (Idem.)

Le fait de « façonner » le jeune groom consiste en un apprentissage quotidien


qu’illustre la photographie ci-contre, mais compose aussi un parcours initiatique
comportant des étapes rituelles : séjour de travail si possible au Savoy à Londres
pour l’anglais, premiers remplacements du concierge au desk pendant ses repas,
passage par un poste de concierge de nuit (court, on y fait ses armes dans la
polyvalence, mais long, il devient un piège), puis la montée des nombreux
échelons hiérarchiques de la loge de jour depuis assistant concierge jusqu’à chef
concierge. Au cours de cette trajectoire, un processus de socialisation secondaire
original attend le jeune concierge dans son rôle de prescripteur des consomma-
tions de luxe de ses clients.
25. poupeau F. et réau B., « L’enchantement du monde touristique », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 170, 2007, p. 4-13.
26. Une grande taille est préférable (elle est indiquée sur les fiches d’adhérents de l’associa-
tion professionnelle, sous la photo) et il faut surtout « présenter bien » et soigner son
« grooming » dès le premier entretien : être souriant, coiffé, rasé de près, avoir coupé
ses poils de nez et nettoyé ses ongles, ne pas avoir de tatouage visible, porter chemise
repassée, chaussures cirées et cravate, etc. La conversion aux exigences de cette activité
professionnelle procède aussi d’une dimension somatique, que le chercheur en observation
participante expérimente dans son propre corps.
27. L’attachement affectif, paternel et bienveillant du chef concierge à son stagiaire déborde
volontiers le strict domaine professionnel : « Je lui ai dit [à un stagiaire homosexuel] :
“Je pense que vous avez besoin de prendre un coup de pied au cul, mais vous avez surtout
besoin d’une chose : émancipez-vous ! Vous, je pense que vous vivez une sexualité un peu
différente […]. N’ayez pas peur de votre père, votre père il va rien vous faire.” » (Idem.)
28. Le « capital d’autochtonie » (retière J.-N., « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la
notion de capital social populaire », Politix, vol. 16, no 63, 2003, p. 121-143) qui fait le bon
concierge ne s’acquiert qu’au prix d’une carrière entière passée dans la même ville voire le
même hôtel, projection dans l’avenir qui ne va pas toujours de soi en fonction de l’origine
sociale (cf. supra). L’appariement fonctionne moins quand l’origine sociale moins modeste
de certains candidats conditionne un rapport distancié à leur travail, et non plus le rapport
enchanté qui permettrait au chef concierge de les « façonner ».

254
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

« Inspection des mains par le chef concierge. » Le chef concierge joue un rôle important
auprès des jeunes grooms issus des classes populaires dans leur socialisation profession-
nelle aux exigences du travail de service haut-de-gamme. (Marshall A. C., The Uniformed
staff, Londres, Practical Press Ltd, 1950, p. 68). Droits réservés.

255
thiBaut Menoux

le rôle dÉterminant de la socialisation secondaire au travail


Un rôle d’intermédiaire

L’ambiguïté d’un éventuel « goût de luxe 29 » chez le concierge tient au fait
que son accès aux biens et services haut de gamme est médiatisé par le monde
du travail, de façon directe par sa fonction d’intermédiaire entre les clients de
l’hôtel et les prestataires extérieurs, et de façon indirecte par le pouvoir d’achat
lié aux revenus éventuellement conséquents qu’il tire de son activité (et la tenta-
tion d’imiter les clients, nous y reviendrons). Ce goût n’est donc généralement
pas lié à des dispositions acquises par socialisation primaire : son habitus ne le
dispose pas à ce type de consommations.
Pour composer et entretenir un réseau commercial, le concierge déploie
des dispositions proches d’un habitus de petit commerçant qui se manifeste,
surtout dans les petites villes où les relations entre concierge et prestataires
sont plus étroites et moins anonymes, dans une façon de se comporter et de
parler aux prestataires, soit un tutoiement souvent ponctué de plaisanteries,
qui contraste avec la façon de parler et de se tenir face aux clients. Il arrive
que, aucun client n’étant en vue, l’utilisation corporelle du desk se modifie :
le concierge, dos relâché, s’y accoude plus volontiers. Subitement, l’imposant
meuble de marbre ou de chêne à dorures n’évoque plus un prestigieux bureau
d’accueil mais un comptoir de petit commerce et manifeste la position inter-
médiaire du concierge, point de jonction entre deux univers sociaux, capable
d’exécuter, non sans virtuosité, un va-et-vient entre l’honorabilité sérieuse du
majordome et la gouaille débonnaire du petit commerçant de quartier.
En tant que prescripteurs, les concierges orientent les clients vers les presta-
taires de service qu’ils connaissent et qu’ils ont décidé de faire travailler moyennant
éventuellement une commission (dans ce cas, un pourcentage du montant réglé
par le client est reversé par le prestataire au concierge 30). Le concierge est certes
dépendant de certains prestataires en situation de monopole et doit par exemple
éviter d’annuler au dernier moment une réservation dans un restaurant étoilé sous
peine de perdre un précieux passe-droit. Mais avec les autres prestataires, il peut à
tout moment choisir de cesser la collaboration. Il est par ailleurs en position d’être
invité par les prestataires à tester personnellement leurs services.

Hétéronomie des expériences personnelles de consommation

La consommation des produits et services de luxe trouve une justification


professionnelle avec l’idée qu’il est nécessaire d’avoir testé soi-même le produit
29. bourdieu P., La distinction, op. cit., p. 326.
30. Le montant des commissions est tabou parce qu’il pourrait alimenter le stéréotype d’une
corruption du concierge qui biaiserait ses recommandations et celui d’une dissimulation
aux autorités fiscales. Il est donc rarement abordé en entretien et reste difficile à évaluer
précisément.

256
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

ou le service car seule une expérience émotionnelle personnelle garantirait un


conseil plus convaincant pour les clients :
« On est invités à venir au restaurant, toujours à la meilleure table, on est
invités dans les soirées, on est sur le tapis rouge, on passe devant tout le
monde, parce que les gens nous invitent justement parce qu’ils veulent qu’on
fasse l’expérience de ce que notre client va voir. C’est important qu’on la fasse
cette expérience-là, parce que c’est important qu’on soit au même niveau que
mon client qui est devant moi, qui est milliardaire. Moi je dois comprendre
ce qu’il veut, et je dois comprendre quelle expérience il recherche. » (CC,
38 ans, père ouvrier, mère au foyer.)

On voit bien comment ces consommations, en mettant le concierge « à la


place du client », donc en simulant l’égalité, risquent d’être problématiques pour
le client lui-même ; il faudra y revenir. Notons d’abord que ces consommations,
en mettant en jeu les émotions du concierge, risquent de les instrumentali-
ser au bénéfice de l’entreprise qui les emploie 31. Parfois de façon désagréable ;
tel concierge se fera violence pour tester les sports extrêmes pratiqués par ses
clients : « J’ai déjà fait de l’hélicoptère, je vais refaire, pour pouvoir en parler
au mieux, quoi, tout simplement […]. Je prends sur moi, mais bon, je pense
que c’est comme ça qu’on arrive aussi à progresser. » (CC, 46 ans, père ouvrier,
mère au foyer.) Parfois de façon plus épicurienne ; les concierges avouent
souvent s’être découvert une passion pour la cuisine gastronomique par leur
activité professionnelle 32. Il ne s’agit pas de présenter le travail du concierge
comme un sacerdoce mais de pointer le fait que ces consommations, même
source de plaisir, restent réglées par un principe d’hétéronomie et une finalité
instrumentale, qui prennent fin brutalement lors du départ à la retraite, et qui,
pendant la vie active, s’étendent à l’usage du temps libre : « Je suis concierge
24 heures sur 24, parce que quand je vais faire une balade en forêt, j’essaye de
voir le parcours qui pourrait plaire à un de mes clients […]. Je me positionne
en tant que client. » (Idem.) Appréhendée avec des dispositions désajustées,
cette consommation hétéronome des mêmes produits que les clients peut alors
impliquer des modalités d’usage alternatives.

31. hoChsChild A. R., The Managed heart. Commercialization of human feeling, Berkeley,
University of California Press, 1983.
32. La violence du changement d’habitudes alimentaires nécessite une réelle discipline, un
entretien physique, voire les services d’un diététicien : « Notre profession est pleine de
pièges : nous sommes toujours invités à des dîners, toujours en train d’ouvrir le champagne
ou de se faire mettre un verre d’alcool sous le nez, donc le concierge qui abuse de tout ça ne
s’en sort pas aussi bien que celui qui s’astreint à une certaine discipline. » (Ma traduction,
CC, New York, 49 ans, père entrepreneur, mère sans profession.)

257
thiBaut Menoux

« Une vie de champagne avec un salaire de bière » :


distinction et réappropriation

« On vit la vie de champagne sur un salaire de bière. On est connectés à tout
ce qui est luxe, tout ce qui est plus grand […], on est invités aux premières
de musées, de restaurants, de boîtes de nuit, de festivals, on est connectés
avec tout ça, on vit ça avec des gens qui sont millionnaires, milliardaires,
aisés, sur des bateaux, au festival de Cannes, le tapis rouge… On a la chance
de vivre ça par l’entremise de notre hôtel. Mais on n’a pas le salaire qui va
avec. » (CC, 38 ans, père ouvrier, mère au foyer.)

«  Une vie de champagne avec un salaire de bière  »  : cette formulation


indigène, si elle décrit efficacement le grand écart entre les origines populaires
du concierge et les consommations luxueuses auxquelles il a accès, manque
pourtant l’essentiel. Non pas seulement parce que le « salaire de bière » minimise
certainement ses revenus : au salaire, il faut ajouter pourboires, commissions
éventuelles et dons en nature, et l’ascension sociale parfois fulgurante du chef
concierge d’un hôtel très haut de gamme dans une grande ville qui accède à
un niveau de vie élevé (résidence secondaire, belles voitures, voyages, etc.)
Mais surtout parce que, plus que le capital économique, ce sont les capitaux
culturel et scolaire qui font défaut au concierge. La prégnance d’un habitus de
classe populaire fait que le « goût populaire » ne se manifeste plus par la nature
des biens consommés mais par des modalités alternatives de consommer les
mêmes produits 33, en ne valorisant pas les mêmes qualités en eux : les biens
culturels (œuvres d’art, aliments, objets, voyages, etc.) font ainsi l’objet d’une
réappropriation.
L’observation participante amène le chercheur lui-même, pour peu qu’il soit
placé face à des produits dont il n’a jamais vraiment appris l’usage, à participer
lui aussi à cette réappropriation ou à se reconnaître dans ces usages. Au restau-
rant, par exemple, il arrive que le homard servi soit apprécié pour son poids, et
mangé avec les mains, avec beaucoup de sauce. Certains restaurants parisiens à
la mode sont parfois loués comme temples de la cuisine « ancienne mais moder-
nisée », où on se félicite du fait que « vous demandez du foie gras en entrée,
et ils vous apportent le lobe entier ». Aux côtés de la qualité, la quantité est
aussi valorisée : les plats comme les côtes de bœuf entières grillées peuvent être
appréciés. Autre signe de la valorisation de la substance aux côtés de la forme, les
menus des repas de gala de l’amicale sont compilés dans les archives, et rappelés
dans les bulletins de l’association. Le cigare qui termine volontiers le repas est

33. C’est ce que Bourdieu appelle l’« effet Don Quichotte », « discordance entre les conditions
d’acquisition et les conditions d’utilisation, […] lorsque les pratiques qu’engendre l’habitus
apparaissent comme mal adaptées, parce qu’elles sont ajustées à un état ancien des condi-
tions objectives » (bourdieu P., La distinction, op. cit., p. 122).

258
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

parfois coupé avec un emporte-pièce (plus simple d’usage qu’une guillotine car
sans risque d’endommager la cape du cigare) attaché au porte-clefs.
Analyser les différences d’origine sociale permet d’isoler les effets d’un
volume différentiel de capital culturel sur le mode de consommation du luxe
auquel leur activité professionnelle ouvre un même accès à tous les concierges.
Chez les moins dotés en capital culturel, ayant accédé à la fonction très jeunes
et « sur le tas », on peut parfois trouver les traits de ce que Bourdieu appelait
le « goût des parvenus » et qu’il décrivait comme l’« exhibitionnisme naïf de
la “consommation ostentatoire” qui recherche la distinction dans l’étalage
primaire d’un luxe mal maîtrisé 34 ». Les concierges des nouvelles générations,
en moyenne plus diplômés et mieux dotés en capital culturel, raillent parfois
les voitures de sport de luxe, les Rolex, et les chevalières, autant de goûts qu’ils
prêtent aux « poules de luxe » de « la vieille école » représentant « la concier-
gerie de papa ». Ils peuvent aussi revendiquer une consommation distanciée et
maîtrisée. Par exemple, une concierge trentenaire (parents professions intellec-
tuelles supérieures), qui se définit comme une « dingue de chaussures », me
montre sa collection entretenue avec soin (elle fait changer chez un cordonnier
Louboutin la semelle de ses escarpins qui sont placés dans des boîtes avec du
papier de soie). La façon dont elle décrit sa consommation (« Je me suis complè-
tement lâchée ! ») ne rend pas totalement compte des modalités d’un choix qui
cherchera aussi bien dans le haut de gamme (Karine Arabian) que dans le bon
marché (André) les chaussures qui lui plaisent.
Le rapport du concierge à la culture légitime est donc instrumental mais vise
aussi à parfaire son ascension sociale. Quels en sont les effets sur son travail en
lui-même ?

culture lÉgitime et place au travail


Un rapport à la culture distant du modèle bourgeois

Pour pouvoir renseigner leurs clients sur leurs demandes potentielles, le


concierge se tient au courant de toutes les nouveautés par divers moyens  :
télévision, magazines, guides, publicités, etc. L’acquisition de cette « culture
générale » hétéroclite est marquée par la nécessité professionnelle : volontariste,
instrumentale, laborieuse et hétéronome, elle se situe donc a priori aux antipodes
de l’idéal gratuit, libre et désintéressé du rapport bourgeois à la culture :
« On se voit offrir beaucoup d’occasions d’aller voir des spectacles. Alors je
me suis dit bon, il est maintenant temps d’en faire usage, et j’ai essayé d’aller
au théâtre autant de fois que possible […]. Je cherche quelque chose qui me
divertit [that keeps me entertained]. Il y a longtemps, je trouvais le théâtre

34. Ibid., p. 31.

259
thiBaut Menoux

ennuyeux. Quand j’allais au théâtre, je m’endormais, point final. Maintenant,


je vais au théâtre avec l’esprit ouvert, et je regarde les bons côtés du spectacle.
Et je me dis : “Bon, est-ce que c’est facile à comprendre ? Oui, c’était très
facile à comprendre.” Je regarde la qualité du jeu, parce que dans certaines
pièces, le jeu n’est pas mauvais, mais ça pourrait être mieux, on va dire […].
Tu regardes le théâtre lui-même : certains théâtres sont très vieux, certains
sont très bien conservés, d’autres sont un peu délabrés. Et puis tu regardes
le confort des sièges : tu sais, tu vas devoir y rester assis pendant peut-être
trois heures ! […] Donc il s’agit de rassembler ces expériences, de s’en souve-
nir, puis de relayer cette information quand tu es face au client […]. J’aime
bien les comédies musicales. Je veux dire, il y a beaucoup de spectacles avec
la musique de divers groupes pop […]. C’est sympa et ça me parle facilement.
[They’re nice and easy to relate to.] » (Ma traduction, CC, Londres, 53 ans,
père inspecteur en assurance, mère secrétaire.)

L’ajustement aux besoins du service au client remodèle le vécu de l’expérience


culturelle, et s’accorde avec une lecture des œuvres d’art non pas bourgeoise
mais populaire, qui met par exemple sur le même plan considérations pratiques
et esthétiques et déploie une « esthétique populaire » affirmant « la continuité
entre l’art et la vie 35 ».
Du reste, les conditions matérielles d’acquisition des compétences cultu-
relles des concierges empêchent souvent un rapport libre à la culture. À la
fatigue physique après de très longues journées de travail stressantes, debout,
il faut ajouter le fait que les pics de demandes des clients à la loge ont lieu
au moment où des sorties culturelles seraient possibles (en soirée ou lors des
événements comme les festivals, les ventes aux enchères, les foires d’art, etc.).
Autant d’entraves concrètes à un rapport à la culture qui serait distinctif parce
que distant, détendu et désinvolte. Pourtant, les consommations culturelles, en
tant que témoins d’un style de vie privilégié, peuvent exercer sur les concierges
une attirance qui, au-delà des nécessités professionnelles, vise à parfaire leur
ascension sociale par un apprentissage souvent autodidacte.

Autodidaxie illégitime et culture libre

On retrouve régulièrement chez certains concierges un désir confus d’amélio-


rer leur culture générale, désir cette fois détaché des exigences professionnelles,
se manifestant après l’entrée dans le métier, et dont les motifs restent obscurs
d’abord pour les enquêtés eux-mêmes :
« Pourquoi je fais ça [lire des “classiques”] ? Tu vas me dire que c’est très loin
du travail, je suis d’accord… C’est vrai, même moi, là, du coup, je me pose la

35. Ibid., p. 33.

260
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

question. Je me suis pris de passion il y a quelques années de ça, je me suis


dit il faut quand même que je me mette un peu à lire, et puis en fait j’aime
bien, mais je prends pas des livres énormes. Le genre de livres que je lisais
avant : Le seigneur des anneaux, Harry Potter… Aujourd’hui je ne pourrais
plus lire Harry Potter, mais à une époque j’ai beaucoup aimé […]. Je me suis
dit, un jour faudrait quand même que je lise des classiques. » (CN, 29 ans,
père technicien, mère cadre administratif.)

Une défense symbolique semi-consciente de l’intégrité statutaire semble


alors provoquée par la confrontation quotidienne avec des clients physique-
ment proches mais socialement et culturellement très éloignés. Cette lutte peut
provoquer des revirements de goûts culturels, désaveux tardifs reniant les goûts
antérieurs :
« Au bout d’un moment tu cherches à évoluer […]. Peut-être que j’ai eu
beaucoup de mal avant, mais tu te dis que petit à petit, tu peux acquérir
des connaissances que les autres ont eues avant toi […]. Avant j’aimais bien
Johnny, maintenant je ne peux plus écouter, je ne supporte plus. » (Idem.)

Cherchant à déplacer leur propre positionnement de classe, les concierges les


moins dotés en capital culturel peuvent adopter une stratégie d’autodidaxie qui,
avec une bonne volonté culturelle propre aux trajectoires sociales ascendantes,
cherche à combler des lacunes en usant d’expédients comme « Les plus grands
chefs-d’œuvre de Mozart » ou des compilations des opéras « connus dans le
monde entier ». L’évaluation très personnelle des œuvres (« L’illusion comique,
c’est franchement nul ! » « Voltaire, c’est très très très bien. Par contre je ne
supporte pas Rousseau ») se base sur l’émotion procurée et rejette la froideur
du mode savant, érudit ou scolaire.
À l’inverse, le rapport à la culture des quelques concierges issus de la
bourgeoisie révèle, malgré un parcours scolaire médiocre, toute la puissance de
la familiarisation précoce avec les biens culturels « légitimes ». Cette familiari-
sation permet un apprentissage libre sous forme de « butinage » éclairé, de « jeu
sérieux 36 » et de proximité avec les spécialistes :
« Je lis un peu de tout […]. En fait, je m’intéresse pas particulièrement à
des sujets, disons que c’est en fonction des rencontres que je peux faire avec
des gens […]. C’est comme ça que tu te fais ta culture […]. Je parle avec
la mère d’une amie qui est une grande psychologue pour enfants à Paris.
À un moment, je sais pas, je m’intéressais à la construction du passage de
l’adolescent à l’âge adulte, la construction de soi, en fait. Et donc, du coup,
je m’intéressais à la programmation neurolinguistique. » (Concierge, 25 ans,
père banquier, mère cadre d’entreprise.)
36. bourdieu P. et passeron J.-C., Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les éditions
de Minuit, 1964, p. 45-79.

261
thiBaut Menoux

Cet enquêté issu d’une famille aristocrate exprime d’ailleurs le fossé culturel
qu’il a d’abord perçu avec ses collègues issus des classes populaires :
« Au final, me retrouver avec des mecs qui sont même pas capables de me
citer le nom de trois gares parisiennes, quoi […] ! Et donc du coup, au début,
un peu le choc […] ! Les gars, je me demandais ce qu’ils foutaient là et
pourquoi ils veulent aller bosser au George V, pourquoi ils veulent aller
bosser au Plaza, alors que ça va être tellement difficile pour eux d’apprendre
juste à parler français, à faire une phrase sans dire “wesh” pour faire la
ponctuation. Au final, ces mecs-là, je les vois, à chaque fois que je rentre à
Paris, je les vois, on fait la fête ensemble. Ils sont juste, mais juste incroyables,
et j’ai trouvé mes vrais amis. »

Les inégalités culturelles entre concierges et clients sont-elles si incompa-


tibles avec l’exercice de cette activité professionnelle ?

Dispositions culturelles, efficacité du service et lutte statutaire

Inclure dans l’analyse les impératifs de distinction des clients qui séjournent
à l’hôtel permet de rendre compte des raisons implicites qui poussent de façon
apparemment paradoxale le sens commun des concierges à condamner sur le
registre du professionnalisme non seulement des dispositions culturelles trop
populaires, mais aussi l’imitation du goût de luxe des clients. Le positionnement
idéal semble se situer dans un subtil entre-deux pour « tenir son rang » dans un
double sens : détenir une culture satisfaisante eu égard au prestige symbolique
de l’hôtel comme espace social de distinction, mais ne pas concurrencer les
clients en tentant de se rapprocher d’eux :
« Les concierges de la vieille école, parfois ils ont une petite tendance à se
prendre pour leurs clients […]. Enfin, je sais pas si c’est un complexe par
rapport au client. Après, ça c’est une règle d’or en hôtellerie, il faut jamais
paraître plus riche que ton client. Enfin je sais pas comment t’expliquer : tu
portes pas une Rolex quand tu travailles dans l’hôtellerie […]. Je pense que
c’est une petite faute… pas de goût, mais de professionnalisme. Pas de signes
ostentatoires de quoi que ce soit. Enfin, à la rigueur, t’es pas là pour être
toi, quoi… […] C’est pas que t’effaces complètement ta personnalité et tu
recommences, mais l’important c’est le client. Donc […] pas porter de signe
distinctif de richesse quelconque. Ça empêche pas les trois quarts des chefs
concierges masculins d’avoir des pompes qui viennent de chez John Lobb
ou de je sais pas quoi, hein ! Je sais pas, mais je pense que de toute façon, les
concierges, globalement, ont un peu plus des goûts de luxe que les autres. »
(Concierge, 30 ans, parents professions intellectuelles supérieures.)

262
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

On peut alors enrichir l’analyse de la lutte statutaire qu’évoque Sherman.


Au-delà des stratégies de résistance 37 pour garder une intégrité statutaire face
au client discourtois (feindre l’impossibilité de lui réserver une table, lui adres-
ser un sarcasme in absentia, etc.), la lutte se joue aussi sur le plan culturel.
Le positionnement dominé ou non du concierge se définit aussi par les carac-
téristiques des clients eux-mêmes. Car si le concierge participe du dispositif
de distinction des hôtels (pour être labellisé palace, l’hôtel doit disposer d’un
service de conciergerie) et des clients (savoir se faire servir par un concierge,
donc savoir le solliciter et lui verser des pourboires, fait partie de la panoplie
distinctive des hautes classes), en retour, le capital symbolique du client rejaillit
sur le concierge.
Tout d’abord, les clients parvenus (les « nouveaux riches », certains étrangers,
la clientèle des séminaires d’entreprises ou bénéficiant d’offres promotionnelles)
peuvent être perçus par les concierges comme une menace pour le prestige de
leur hôtel (par leur manque de « classe »), voire pour leurs revenus (s’ils ne
savent pas donner de pourboire). Mais le (très discret) mépris qu’ils suscitent
parfois chez eux a peut-être à voir avec une distance sociale cette fois trop faible
pour que les servir soit complètement légitime. Face à cette clientèle démunie
en capital culturel, le concierge est investi du rôle valorisant d’adjuvant dans
l’effort de distinction (toujours vaine en tant qu’effort) du client, leur prescri-
vant les aspects incontournables d’un séjour distinctif à l’hôtel. Par exemple, les
nouveaux milliardaires russes, sans le concierge, seraient perdus et désœuvrés.
Ici, l’enjeu ne porte pas sur la légitimité du contenu de la consommation :
« Parfois ils savent pas du tout, et ils ont intérêt à nous faire entièrement
confiance […]. Les étrangers, en fait ils se foutent un peu de l’opéra, de la
pièce, de l’œuvre. C’est plus pour dire : “Bon, ben ‘être allé à l’opéra de Paris’ :
check !”, voilà quoi. Donc parfois tu leur annonces un truc, genre un opéra
d’un sombre inconnu post-moderne apocalyptique, et ils font : “OK, écoute
vas-y !” Et après il y en a qui ont de la chance, qui tombent pendant Rigoletto.
Je dis pas que les autres sont moins bien, mais c’est vrai que c’est un peu plus
universel, quoi, c’est plus facile d’accès. » (Idem.)

En revanche, face aux clients bien pourvus en capital culturel, et donc parfai-
tement autonomes dans leurs choix de consommation, le concierge règle plutôt
les seuls aspects logistiques (trouver le billet, réserver la voiture, etc.) La lutte se
joue différemment, certains concierges s’enorgueillissant d’encanailler un client
grand bourgeois en l’ouvrant à des consommations populaires :
« J’étais plus amené à manger une cuisine de terroir, cuisine grand-mère, et j’ai
fait découvrir des tas de choses à des clients, justement cette cuisine grand-
mère dans laquelle j’ai été élevé. Et je peux t’assurer que j’ai des tas de clients

37. sherMan R., op. cit., p. 184-222.

263
thiBaut Menoux

qui aujourd’hui me disent que s’ils ne m’avaient pas connu, ils n’auraient pas
eu la chance de connaître ça. Tu vois, comme quoi l’échange… […] Aller
faire manger des cuisses de grenouilles à quelqu’un qui est… coincé du cul,
je trouve ça extraordinaire, parce que les cuisses de grenouille, il peut pas les
manger avec une cuillère et une fourchette, et c’est ça qui est génial. Et que la
personne revienne et te dise : “C’était génial votre truc, là… C’était parfait !”
Bien sûr : t’en as eu plein les doigts […] ! J’ai envoyé un ministre manger dans
une cidrerie […]. Un bon boudin-purée par exemple, ou une bonne cidrerie,
ce genre de choses. » (CC, 46 ans, père ouvrier, mère au foyer.)

Pourtant, cette lutte reste inégale si l’on tient compte du fait que le compor-
tement « omnivore 38 », plutôt que d’invalider le modèle de la légitimité cultu-
relle, lui ajoute une dimension supplémentaire 39 : l’éclectisme culturel, plutôt
caractéristique des classes supérieures, leur assure aussi un profit de distinc-
tion. Alors que les clients peuvent apprécier une excursion dans la culture
populaire, certains concierges qui sont amenés à goûter au luxe de leurs clients
ne parviennent peut-être pas à en jouir avec la même assurance 40 :
« Le petit paysan que j’étais, je ne savais pas qu’un jour je foulerais des tapis
épais, que je voyagerais en première classe, qu’on m’attendrait, qu’on me
gâterait, de tout, hélicoptère, etc. […] Ben quelque fois, quand il y a tant de
trucs, je me dis : “Je ne sais pas si j’apprécie à leur juste valeur”, vous savez,
quand il y a trop. Vous savez, [un client] me fait un cadeau fastueux, il m’est
arrivé d’être au St. Francis, à San Francisco, avec deux suites immenses,
qui étaient dix fois cet appartement […]. J’ai le cœur plein de reconnais-
sance, […] je le reçois comme un cadeau, mais après ça, je me dis : “Est-ce
que tu es capable d’apprécier toujours tout ce que l’on te donne ?” […] J’avais
peur de me perdre, vous comprenez ? J’avais peur de me perdre.  » (CC,
69 ans, père inconnu, mère au foyer.)

conclusion
Là où l’on ne l’attendait peut-être pas, la théorie de la culture de Bourdieu
éclaire la sociologie du travail en montrant comment les conditions de recrute-
ment des travailleurs, leurs dispositions culturelles et leur rapport à la culture
légitime permettent de mieux comprendre les conditions de possibilité de leur
consentement au travail et de leur adhésion à l’illusio qui régit leur groupe
38. peterson R. A., « Understanding audience segmentation. From elite and mass to omnivore
and univore », Poetics, no 21, 1992, p. 243-258.
39. Coulangeon P., art. cit., p. 28.
40. Sans compter que si cette consommation résulte, comme dans l’exemple, d’un cadeau du
client, l’extinction trop brutale de la dette du client habitué (dette que le dévouement de
long terme du concierge a fait naître et que les pourboires détruisent déjà en partie) et la
difficulté du contre-don sont propres à accentuer le malaise.

264
la distinction au travail. les concierges d’hôtels de luxe

professionnel. D’ailleurs, dans le cas des concierges d’hôtels, on pourrait aussi


montrer comment, en creux, lorsque ces voies traditionnelles de recrutement
social se modifient, par exemple quand la création d’une formation profession-
nelle de concierge attire des candidats mieux dotés en capital scolaire, c’est
précisément cette concordance entre recrutement et adhésion à l’illusio, ou entre
les attentes liées au poste et les dispositions de ceux qui les occupent, qui est
progressivement remise en cause. La prise en compte du rapport à la culture
légitime au travail occasionne ainsi le repérage d’une des dimensions que peut
prendre la « vérité subjective du travail », ce profit « irréductible au simple
revenu en argent 41 ».

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266
Rémy Caveng

maRcHé du tRavail et disPositions à la PRécaRité


une analYse PaR les tRansactions
et les tRaJectoiRes

Dans ses travaux sur l’Algérie, Pierre Bourdieu analyse le désajustement entre
les dispositions des paysans algériens et celles requises par l’imposition brutale
de l’économie capitaliste. Il montre que l’adaptation à ce processus d’imposi-
tion implique un ensemble de conversions à de nouvelles façons de concevoir
le temps, à faire face à des urgences inédites et, de manière plus générale, à
de nouvelles manières de penser, d’agir et de sentir. L’entrée dans le cosmos
capitaliste génère ainsi des dispositions spécifiques tout en rencontrant des résis-
tances. En transposant, on peut poser que le rapport salarial tel qu’il a prévalu en
France durant les dernières décennies est à l’origine de dispositions repérables
dans le type de rapport à l’emploi dominant, mais également dans les façons
dont les agents mènent leur vie d’un point de vue plus général. Or, la précarisa-
tion croissante de l’emploi déstabilise ces dispositions. La question qui se pose
alors est celle du degré et, éventuellement, de la nature de cette déstabilisation ;
autrement dit, celle du lien entre précarisation des conditions d’emploi et la
production des habitus.
Pour répondre à cette interrogation, on s’appuie ici sur les résultats d’une
enquête menée auprès des travailleurs vacataires des entreprises de sondage
employés sur des contrats à durée déterminée de très courte durée. L’observation
des logiques de distribution du travail montre que les chances de placement sur
ce marché du travail dépendent de la détention de trois types de ressources : une
capacité à se vendre, un capital professionnel et un sens du placement dont la
combinaison donne lieu à ce qu’on peut définir comme une capacité à se gérer
comme on gère un capital. Sur cette base, on pourrait facilement en conclure
que, pour se maintenir sur ce marché, il est nécessaire d’être doté de dispositions
spécifiques. Deux questions se posent alors. La première est de savoir si être en
capacité de implique forcément être disposé pour ; si savoir-faire va forcément de
pair avec goût à faire ? Le cas échéant, et c’est la seconde question à laquelle on
va tenter de répondre, si dispositions il y a, est-ce que celles-ci sont générées par
la condition d’emploi ou est-ce que cette dernière ne constitue pas également,
voire uniquement, l’occasion d’actualiser des dispositions existantes ?

267
réMy caveng

le marchÉ du travail à la vacation :


espace de pratiques, capitaux, sens du placement

La majeure partie des opérations liées au recueil et à la mise en forme des


données dans les entreprises de sondage est assurée par des vacataires sous
contrats d’usage 1. Ces derniers évoluent sur un marché, ou mieux un espace,
constitué d’employeurs multiples avec lesquels les liens sont discontinus
et labiles. Cependant, afin de disposer d’une main-d’œuvre loyale et rapide-
ment opérationnelle, les employeurs ont tout intérêt à entretenir un noyau de
vacataires fidélisés. On n’observe donc pas de stricte correspondance entre la
discontinuité des relations contractuelles et l’instabilité de l’emploi, mais, au
contraire, des logiques de stabilisation et de fidélisation qui reposent pour une
grande part sur la satisfaction des intérêts des deux parties : si les vacataires
cherchent en premier lieu à se fidéliser auprès des entreprises qui présentent
les conditions les plus favorables, de leur côté, les cadres chargés de la distri-
bution du travail et de la supervision des enquêtes fidélisent en premier lieu les
salariés présentant un ensemble de propriétés qui rend leur fidélisation utile à
l’entreprise.
Cet équilibre des intérêts reste cependant très instable et fondamentalement
asymétrique : formellement libres de vendre leur travail et de choisir à qui le
vendre, les marges de manœuvre des vacataires restent très limitées ; celles des
employeurs le sont beaucoup moins puisqu’ils disposent d’une armée de réserve
permanente, qu’il s’agisse de vacataires en attente de mission ou de personnes
postulant pour un premier emploi dans le secteur. Toute stabilisation reste donc
très incertaine. Les vacataires doivent ainsi concilier une double contrainte : se
fidéliser pour sécuriser leur situation tout en limitant leur dépendance vis-à-
vis de leurs employeurs réguliers. Il leur faut ainsi détenir les ressources leur
permettant de se fixer tout en restant mobiles. Ces ressources sont de trois types :
la conformité à des standards comportementaux ; un capital professionnel spéci-
fique à cet espace ; un sens du placement pour arbitrer entre les missions, les
postes et les employeurs. Ces arbitrages permanents déterminent la valorisation
ou la dévaluation de leur capital et influent sur leurs possibilités de se maintenir
dans cet espace et d’y améliorer, un tant soit peu, leur position.

Se vendre : standards comportementaux et implication relationnelle

En première approximation et d’après ce qu’en disent les cadres, un bon


vacataire est quelqu’un qui tient ses engagements, présente un bon niveau de
productivité et réalise une prestation d’un niveau de qualité satisfaisant. C’est
également quelqu’un sur qui il est possible de compter dès que le besoin se
1. Ces CDD dits d’usage peuvent être quotidiens (voire ne couvrir que quelques heures par
jour) et dépassent rarement une semaine.

268
Marché du travail et disPositions à la Précarité

présente. L’observation des transactions montre que cela ne suffit pas : pour
obtenir du travail, il faut avant tout savoir se vendre.
En effet, la fidélisation dépend en grande partie de la capacité à se placer en
démarchant régulièrement les employeurs et à se présenter sous son meilleur
jour lors de chaque contact. Dans une situation où les liens contractuels sont
discontinus et de courte durée, la personnalisation des relations avec les cadres
représente la meilleure assurance pour l’avenir. Les vacataires soulignent très
souvent que l’obtention de travail repose avant tout sur une appréciation positive
personnelle, voire sur des rapports affectifs. (« Ça dépend de qui t’aime ou
t’aime pas. ») Ces relations, aussi superficielles soient-elles, excèdent les strictes
relations professionnelles entre supérieurs et subordonnés, tout en les transfigu-
rant. Alors que le statut d’emploi confère aux cadres un pouvoir discrétionnaire
sur les vacataires, les interactions entre les deux parties prennent l’apparence de
rencontres entre vendeurs et acheteurs d’une prestation 2.
La façon de se présenter et de s’exprimer pour solliciter du travail est déter-
minante. Dans ces emplois, un ensemble de qualifications réelles, sur lequel
on reviendra, joue un rôle important tant pour effectuer le travail que pour
sécuriser les positions. Cependant, ces qualifications ne font l’objet d’aucune
certification institutionnelle et d’aucune reconnaissance par les employeurs.
Les informations consignées dans les documents de suivi des vacataires portent
moins sur la productivité ou sur la qualité du travail que sur les comportements.
On y juge leur « personnalité », leur entrain, leur dynamisme, leur ponctualité,
leur bonne volonté, leur investissement, leur attitude générale ou encore leur
façon de se tenir et de parler. Les cadres se déplaçant rarement sur le terrain,
les évaluations sont donc essentiellement le résultat d’impressions recueillies
au cours d’interactions en face-à-face, lors de passages dans les bureaux et de
courts briefings voire d’échanges téléphoniques. En l’absence de qualifications
reconnues, les compétences dites « relationnelles » prennent une place centrale
dans les évaluations. Ainsi, faire bonne impression en se montrant aimable et en
manifestant sa conformité aux standards comportementaux compte tout autant,
sinon plus, que respecter les standards de production.

Le capital professionnel

Néanmoins, cette conformité ne saurait suffire et un capital professionnel


constitué d’une somme de savoir-faire constitue le second type de ressources
indispensables. En effet, la deuxième condition pour se maintenir dans cet
espace réside dans la capacité à répondre aux besoins de flexibilité fonction-
nelle des entreprises.
2. pilMis O., « Compétences professionnelles et compétences para-professionnelles sur le
marché du travail : les journalistes pigistes et le “placement de sujet” », Formation et emploi,
no 99, 2007, p. 75-87.

269
réMy caveng

Polyvalence, flexibilité, mobilité


Comme on l’a déjà souligné, les vacataires doivent parvenir à équilibrer deux
nécessités contradictoires : se fidéliser tout en limitant leur dépendance à un
nombre trop restreint d’employeurs. Une façon d’y parvenir est de se construire
une réputation de polyvalence et de fiabilité auprès de différents employeurs.
Comme sur d’autres marchés du travail où les salariés circulent entre les entre-
prises, la mobilité dans le secteur est perçue comme une accumulation d’expé-
riences qualifiante en elle-même 3. Un CV qui atteste une capacité à réaliser tous
les types de missions constitue ainsi une ressource importante. Ce qui peut se
traduire en termes de structure (niveau de compétence, capacité d’encadrement)
et de volume (diversification fonctionnelle sur les différentes opérations) du
capital professionnel.
Premier degré de diversification fonctionnelle, la capacité à s’adapter
aux différents modes de recueil d’information accroît les chances de stabili-
sation auprès des employeurs. Ces derniers ne réalisent pas forcément tous
types d’enquêtes simultanément. Pour un vacataire, le fait de pouvoir réali-
ser n’importe lequel d’entre eux devient alors un atout pour augmenter son
volume de travail tout en évitant de disperser son activité auprès d’un nombre
trop important d’entreprises. Dans le même temps, cela constitue un atout pour
trouver de nouveaux employeurs, ces derniers étant plus intéressés par des
vacataires immédiatement opérationnels sur tous types de missions que par des
vacataires trop spécialisés.
L’autre moyen permettant de stabiliser les relations avec les employeurs
et de parvenir à obtenir du travail en continu sur des périodes relativement
longues (en comparaison avec les contrats d’enquêtes qui dépassent rarement
cinq jours), est d’être opérationnel aussi bien pour le travail de terrain que pour
des tâches de bureau. En effet, le temps d’une étude excède celui du recueil
d’informations. Il comprend également celui, en amont, de sa préparation et, en
aval, celui du traitement. Ceux qui sont susceptibles d’être affectés à la prépa-
ration des opérations, ainsi qu’à certaines phases de la mise en forme et du
traitement des données, peuvent ainsi obtenir des jours de travail supplémen-
taires. Ces mêmes vacataires ont également plus de facilité à se placer auprès de
nouveaux employeurs. D’une part parce qu’ils peuvent postuler sur différents
postes et profiter de plus d’opportunités d’emploi. D’autre part parce que les
employeurs apprécient de disposer de vacataires pouvant être mobilisés au gré
de leurs besoins que ce soit sur le terrain ou dans les bureaux. La détention de
ces qualifications constitue ainsi une ressource importante, mais aucune d’entre
elles n’est suffisante en elle-même.

3. reynaud E., «  Aux marges du salariat  : les professionnels autonomes  », in vatin F.,
Le salariat. Théorie, histoire et formes, Paris, La Dispute, 2007, p. 299-309.

270
Marché du travail et disPositions à la Précarité

Utilité du capital professionnel et valeur du travail


Dans la mesure où le propre de l’efficacité du capital professionnel est de
permettre une circulation entre les postes de manière à maintenir une certaine
continuité de l’activité, plus un vacataire en est doté, plus il a de chances de
circuler sur l’échelle des postes en termes de responsabilité, d’autonomie et
de rémunération, que ce soit entre différentes entreprises ou au sein de l’une
d’entre elles. De ce fait, le volume et la structure du capital professionnel n’ont
pas de traduction en termes de reconnaissance du niveau global de qualification.
La rémunération dépend uniquement de la tâche effectuée et non du niveau de
qualification globale de celui qui l’effectue : tous les vacataires sont rémunérés
au même tarif quand ils occupent un même poste et sont payés différemment
selon le poste qu’ils occupent. En termes de rémunération, la valeur reconnue
au salarié ne lui est donc pas attachée, elle n’est jamais fixée, elle fluctue et peut
être remise en cause à tout moment. Un vacataire à qui on confierait le rempla-
cement d’un cadre peut ainsi se retrouver au plus bas de l’échelle des salaires et
de l’autonomie si on l’affecte à un travail de saisie.
Bien que le volume et la structure du capital déterminent l’accès aux postes
les mieux rémunérés et les plus autonomes, le principal enjeu de l’accumula-
tion n’est donc pas l’amélioration durable de la position dans les entreprises,
mais la continuité des revenus. Il s’agit essentiellement de se maintenir dans
l’emploi par l’accroissement des chances de placement à n’importe quel poste et
dans n’importe quelle entreprise. Ce n’est qu’en seconde instance que ce capital
détermine les chances des vacataires d’améliorer, au moins pour un temps,
leurs conditions de travail et de rémunération, soit par mobilité interne, soit
par mobilité externe.

Le sens du placement : se gérer soi-même comme on gère un capital

L’accumulation et la valorisation du capital professionnel ainsi que la


poursuite de la carrière impliquent des choix souvent irréversibles entre la
loyauté envers une ou plusieurs entreprises régulières et la défection pour en
intégrer d’autres proposant de meilleures conditions, mais auprès desquelles
la fidélisation reste incertaine. La limitation des risques inhérents à ce qui
s’apparente à des paris sur l’avenir repose sur un sens du placement généré
par des conditions d’emploi où chaque salarié est amené à devenir gestion-
naire de ses possibilités d’accès au travail. De cette façon et à leur corps défen-
dant, les vacataires des entreprises de sondages incarnent un modèle d’agent
social entrepreneur de lui-même et « étant à lui-même son propre capital 4 ».
Les vacataires ne sont évidemment pas une incarnation pure de l’agent rationnel,
mais la perspective selon laquelle ils s’en approchent doit être envisagée tant
leurs conditions d’emploi imposent une pratique gestionnaire du quotidien.
4. FouCault M., Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/éditions du Seuil, 2004, p. 232.

271
réMy caveng

En effet, l’identification des critères qui président à la sélection des missions,


la gestion des relations avec les cadres et les pratiques de recherche d’emploi
révèlent des évaluations permanentes de la rentabilité des placements.
Ces salariés se trouvent dans l’obligation constante de chercher et d’échanger
des informations sur l’état du marché, de mettre en place des plans et d’effectuer
des choix tactiques, d’autant moins contraints que leur capital professionnel est
élevé. Mais les paramètres pris en compte sont loin d’être uniquement écono-
miques ou utilitaires puisque l’ambiance de travail et la qualité des relations avec
les cadres pèsent fortement dans les décisions. De plus, la mise en place de ces
plans s’inscrit rarement dans une visée stratégique. Bien que la sécurisation de
la carrière dépende de l’accumulation et de la diversification des ressources, les
conditions d’emploi, ainsi que les perspectives de stabilisation et de promotion, ne
permettent pas vraiment de projection à long terme. D’une part, les cas sont rares
où un vacataire peut s’imaginer se maintenir en travaillant pour une unique entre-
prise. D’autre part, la valeur du capital n’est jamais établie une fois pour toutes,
notamment dans les cas de mobilité vers de nouveaux employeurs, puisqu’elle
n’est pas systématiquement reconnue et qu’elle doit être prouvée. Enfin, même
si elles révèlent des tactiques, les actions sont plus réactives que réflexives : les
vacataires sont plus souvent des gestionnaires raisonnables et contraints de l’être
que des gestionnaires rationnels conscients, bénéficiant d’une information pure
et complète, posant librement leurs fins en dehors de tout attachement collectif
et agissant en projetant précisément les résultats de leurs évaluations. C’est par la
logique de cet espace, en fonction des opportunités qui se présentent à eux, par un
apprentissage implicite, au fur et à mesure des expériences accumulées, plus que
par une démarche volontaire et rationnelle, qu’ils diversifient leurs expériences, se
forment aux différents postes et accroissent les ressources sur lesquelles reposent
leurs chances d’accès à l’emploi et de maintien de leur position.

usages sociaux de l’emploi prÉcaire et hÉtÉrogÉnÉitÉ des haBitus


On s’est employé jusqu’ici à analyser les contraintes très générales qui
affectent tous les agents de cet espace ainsi que les conditions, elles aussi très
générales, qui rendent possible de s’y maintenir. D’une certaine façon, on a dressé
le portrait d’un vacataire présentant le plus haut degré d’ajustement à l’espace,
c’est-à-dire celui dont l’habitus ainsi que la structure et le volume de capital
professionnel lui permettraient de s’y placer le plus favorablement possible sans
trop ressentir les forces qui s’exercent sur lui comme contraignantes ; celui chez
qui la vérité subjective du travail, marquée dans cet espace par le sentiment de
liberté et de réduction de la subordination, serait la plus éloignée de sa vérité
objective, marquée par l’incertitude et l’auto-exploitation 5. Or, cet idéaltype n’est
5. bourdieu P., « La double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, no 114,
1996, p. 89-90.

272
Marché du travail et disPositions à la Précarité

évidemment pas généralisable, car si tous subissent les mêmes contraintes, tous
n’en sont pas affectés de la même façon, et le différentiel d’ajustement entre cet
espace de pratiques et les dispositions des agents ainsi que leurs ressources est
à l’origine de variations dans leur rapport à cette condition d’emploi.

Un révélateur de l’hétérogénéité des dispositions : les contraintes relationnelles

Se conformer aux standards comportementaux exposés plus haut suppose


un certain degré de théâtralisation dans la présentation de soi, une aptitude à
jouer afin de mettre en cohérence son comportement avec les attendus de la
situation 6. On observe ainsi différentes modalités du rapport à la mise en scène
des interactions avec les cadres, en fonction du degré d’intériorisation de cette
aptitude, et donc en fonction des conditions dans lesquelles les dispositions des
agents ont été générées.
Nombre de vacataires d’origine moyenne ou supérieure développent un point
de vue réflexif sur les pratiques relationnelles permettant d’obtenir du travail.
C’est notamment le cas des étudiants, des jeunes diplômés en attente d’insertion,
des intermittents du spectacle ou des personnes ayant connu un déclassement
important, soit par rapport à leurs parents, soit en cours de carrière suite à une
rupture biographique (licenciement, divorce, longue maladie). En raison de
dispositions et d’aspirations liées à leur extraction sociale ou à leur investis-
sement scolaire, la conformation aux règles d’interactions au cours desquelles
il faut « mendier du travail », ne va jamais de soi et n’est jamais insensible en
raison du coût symbolique, moral et pratique qu’elle implique. Ces vacataires
sont assez lucides sur le jeu auquel ils sont contraints, parce que, n’y étant pas
spontanément ajustés, ils doivent se livrer à d’importants efforts d’ajustements
corporels, linguistiques et éthiques. Ils savent que ces artifices sont déterminants
et qu’ils ne peuvent s’y soustraire.
En revanche, parmi les vacataires d’origine plus modeste et/ou issus de
lignées de travailleurs indépendants, qui ont de l’ancienneté et ont effectué la
majeure partie, voire la totalité, de leur parcours professionnel dans les sondages,
on observe les meilleures performances de mise en scène des relations avec les
cadres ainsi que des attitudes allant du déni de cette mise en scène à une vision
véritablement enchantée de ces relations. Ces logiques, poussées à leur comble,
parviennent à travestir les rapports de domination au point que ces vacataires
peuvent en arriver à considérer que les cadres et eux-mêmes font partie d’un
même groupe de copains, voire d’une même famille.
Ainsi, si entretenir de telles relations avec des agents qui détiennent un
pouvoir de distribution du travail suppose d’endosser un rôle, il faut cependant
nuancer la métaphore théâtrale : le « rôle » ne peut être joué « naturellement »
6. goFFMan E., La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Les éditions
de Minuit, 1973, p. 61-62.

273
réMy caveng

par ceux qui ne détiennent pas la capacité incorporée à improviser dans les
limites d’un certain registre imposé par la structure qui cadre des interactions.
Pour les autres, il y a au contraire congruence entre le « script » et leurs attitudes
spontanées. On a là une des clés de compréhension des variations dans les
perceptions que les vacataires peuvent avoir des cadres. Le caractère contrai-
gnant des standards comportementaux auxquels chacun se plie, au moins dans
une certaine mesure, est lié au degré de leur intériorisation, laquelle dépend en
grande partie de leur origine sociale 7 : plus ils le sont, et moins ils apparaissent
en tant que tels ; plus l’ajustement est fort, plus la prise de rôle est pleine, moins
le rôle doit être joué et plus le sentiment de relations libres et de liberté d’action
est important ; à l’inverse, moins les agents sont ajustés et plus la prise de rôle
suppose un effort et plus ils développent une aptitude à la distanciation réflexive.
Ainsi, plus les vacataires sont disposés à s’investir spontanément dans des
relations de sympathie, sans le ressentir comme une contrainte, plus celles-ci
peuvent apparaître comme authentiques et bilatérales. Leur fidélisation s’en
trouve ainsi facilitée en même temps que la relation de domination liée à leur
position vis-à-vis des employeurs tend à devenir moins sensible, dissimulée
par un sentiment de réciprocité à l’origine de l’enchantement des relations.
À l’inverse, plus l’entretien de ces relations apparaît comme une injonction à
laquelle il faut se soumettre, moins il devient possible de croire en la réalité
d’une sympathie, ou au minimum d’une empathie, authentique et désintéressée.
Dans ces conditions, la domination exercée par les cadres ne peut être dissimulée
et en devient moins supportable, ce qui, en retour, n’incline pas à se lier avec eux
et compromet donc les chances de stabilisation et de poursuite de la carrière.

Deux figures de l’ajustement entre espace et dispositions

Les vacataires en transition


Les vacataires en transition professionnelle sont généralement des étudiants,
de jeunes diplômés à la recherche d’un emploi correspondant à leur formation
et, pour une bonne part d’entre eux, d’aspirants à des carrières artistiques ou
culturelles. Bien que leur position ne soit pas satisfaisante comparée à leurs
projets professionnels, leur rapport à l’emploi vacataire est plutôt positif.
Cette situation relève d’un usage réaliste et utilitaire qui se manifeste par un
investissement limité. Si on les compare aux professionnels dont il sera question
plus loin, ils ont tendance à accorder à leur travail une moindre importance et se
déclarent moins en sous-emploi, essentiellement parce qu’ils ont d’autres activi-
tés en dehors des sondages, lesquelles participent de façon plus déterminante à
la définition qu’ils se donnent d’eux-mêmes.
7. Comme on le verra par la suite au sujet de leur rapport à l’emploi, le plus haut degré d’ajus-
tement s’observe chez les vacataires d’origine plus modeste qui trouvent dans cet espace un
débouché professionnel acceptable ou issus de lignées de petits travailleurs indépendants
qui y trouvent le moyen de se croire encore indépendants.

274
Marché du travail et disPositions à la Précarité

Leur travail dans les sondages, auquel ils refusent massivement la dénomina-
tion de « métier » parce qu’il est jugé sans perspective ou peu valorisant, ne peut
donc être envisagé que de manière transitoire. Le statut de vacataire permettant
un faible investissement auprès des employeurs et une certaine souplesse dans
la gestion des temps, il leur offre la possibilité de ne pas désinvestir la recherche
d’un autre emploi (et la perspective de le trouver) ainsi que d’autres espaces,
ceux où ils se forment ou encore ceux où ils ont des activités à haute valeur
symbolique 8.
Si cette position n’est pas susceptible de combler leurs aspirations, elle
constitue un moyen de les réaliser. Elle leur permet de continuer à entretenir le
flou quant à un statut social qui n’est pas encore fixé. Ils y trouvent le moyen de
financer le report des choix d’installation, de mettre à distance l’emploi stable
en attendant de trouver ou de se créer des opportunités correspondant à leurs
aspirations et d’éviter ainsi un possible déclassement et l’assignation à un statut
social potentiellement dégradant 9. L’instabilité de leur situation d’emploi est
constitutive de ce moment de leur trajectoire et ils la préfèrent à une stabilisation
insatisfaisante. Ils ne perçoivent pas cette expérience professionnelle comme
déterminante pour la suite de leur trajectoire. Quant à l’incertitude, elle est le
signe d’un avenir encore indéterminé, donc plutôt rassurante. Elle l’est d’autant
plus que beaucoup de ces vacataires se distinguent des autres par des origines
sociales plus élevées et par un capital culturel plus important, ce qui leur permet
de relativiser la fragilité de leur situation présente par l’assurance relative qu’elle
ne durera pas ; les chances de promotion perçues atténuant, voire annulant, la
perception qu’ils peuvent avoir des risques de déclassement 10. Leur position
actuelle n’est acceptable que dans la mesure où, en raison de leur origine et de
leurs ressources, ces agents se définissent non pas par celle-ci, mais par leurs
aspirations, par la position qu’ils visent et par l’assurance subjective, souvent
objectivement fondée, d’y parvenir. Si on doit les définir et quand ils doivent
se définir, ce n’est donc pas en se référant à leur position sociale saisie par leur
situation professionnelle actuelle, mais par un avenir de classe souhaitable sinon
probable.

Des vacataires professionnels et heureux de l’être


Plus âgés que les transitoires et ayant une forte ancienneté, ces vacataires
manifestent un rejet de tout attachement définitif à un employeur. Ils jugent le
CDI moins avantageux que leur statut actuel, notamment parce qu’il suppose un

8. Concerts, expositions, théâtre, pratiques artistiques, etc.


9. niCole-dranCourt C. et roulleau-berger L., Les jeunes et le travail, 1950-2000, Paris,
PUF, 2001, p. 224-225.
10. Mauger G., «  Unité et diversité de la jeunesse  », in Mauger G., bendit R. et
WolFFersdorFF C. von (dir.), Jeunesses et sociétés. Perspectives de la recherche en France et
en Allemagne, Paris, Armand Colin, 1995, p. 38.

275
réMy caveng

engagement durable et contraignant. L’emploi vacataire semble « normalisé » :


malgré la spécificité du statut, c’est pour eux un emploi comme un autre et,
dans leur quasi-totalité, ils n’en recherchent pas d’autre. Par rapport aux autres
vacataires, ils disposent d’un capital professionnel plus conséquent : souvent
susceptibles d’occuper des postes d’encadrement et d’effectuer des tâches en
autonomie, ils sont plus polyvalents.
Ils apprécient massivement de changer de collègues et de lieux de travail, de
ne pas être lié à un employeur et de disposer d’une certaine liberté (formelle)
quant au choix des périodes de travail. Ce rapport au statut est lié à un certain
nombre de propriétés sociales : pour les bacheliers et les non-bacheliers ou pour
des femmes ayant connu une rupture familiale, ayant peu ou pas travaillé et
ayant dû retrouver une activité sans disposer de ressources à faire valoir sur le
marché du travail, il peut s’agir d’un débouché acceptable ; pour les personnes
vivant en couple, l’instabilité de l’emploi peut être relativisée et les avantages du
statut de vacataire permettent au contraire de « concilier » – pour les femmes –
vie de famille et activité professionnelle. Cette propension qui porte à se mainte-
nir à la lisière des entreprises, liée souvent à l’appartenance à des lignées de
travailleurs indépendants, s’accompagne d’un rejet plus global des assignations
qui permet de ne pas se laisser définir par une position sociale clairement identi-
fiée alors qu’il est devenu difficile de projeter leur avenir professionnel ailleurs.
Par leur expérience et les différents atouts qu’ils détiennent, ils maîtrisent le jeu
et peuvent parvenir à optimiser le contrôle des relations d’emploi et de l’incer-
titude. On comprend alors qu’ils puissent afficher un certain attachement à
leur statut et opérer un retournement de ce qui pourrait être perçu par d’autres
comme des inconvénients : l’instabilité de l’emploi est largement compensée par
le sentiment de liberté. Mise en balance avec les contraintes de la vie d’entre-
prise, l’incertitude du lendemain leur apparaît comme une contrepartie minime.
Par cette tentative d’échapper au salariat classique, ils accèdent à des possi-
bilités de manipulation symbolique du statut social par lesquelles ils s’octroient
des gains de position. Travailler dans les sondages peut ainsi être interprété
comme un moyen d’échapper à des positions durables moins satisfaisantes.
Si  la condition de vacataire ne permet pas d’identification à des positions
socialement reconnues et valorisées, elle offre la double possibilité de ne pas
s’identifier à des positions stigmatisées et d’accorder une valeur intrinsèque à
sa situation en la référant à la liberté formelle liée au statut d’emploi. Se définir
comme « vacataire », c’est un peu une façon de trancher tout en ne tranchant
pas puisqu’en dehors de la référence à ce statut, il n’existe aucune ressource
d’identification collective professionnelle stable. En outre, l’hybridation entre
le statut formel de salarié et une forme d’emploi qui autorise à se sentir proche
des travailleurs indépendants permet d’autonomiser la valeur accordée au poste
du contenu de l’activité. Ils peuvent alors manipuler les classements sociaux
pour construire et délivrer une représentation de leur position ainsi que s’auto-

276
Marché du travail et disPositions à la Précarité

illusionner sur l’irréductibilité de leur individualité à une position sociale


définie, connue et reconnue. Ils cherchent ainsi à se construire « une position de
classe “hors classe” 11 » en échappant à tout ce qui peut marquer l’appartenance
à d’autres classes. S’ils n’ont jamais espéré devenir bourgeois, ils estiment avoir
échappé au destin de prolétaire.

Une figure du désajustement : devenir professionnel malgré soi

Du point de vue de leurs propriétés sociales, cette troisième catégorie de


vacataires se distingue des précédents par un âge plus élevé et par un niveau
d’études plus bas. Dans leur grande majorité, ils sont issus des classes populaires.
Ils ont souvent travaillé régulièrement avant de connaître des périodes d’alter-
nance entre emploi et chômage, la faiblesse de leurs qualifications rendant
ensuite leur réinsertion vers l’emploi stable difficile. Ces caractéristiques
permettent de comprendre le rapport ambigu qu’ils entretiennent avec leur
statut et l’usage plus ou moins contrarié qu’ils ont de leur condition. Tout en
connaissant un statut d’emploi atypique ne correspondant pas à leurs aspira-
tions initiales, ils restent attachés à certaines caractéristiques de l’emploi typique
(stabilité des liens d’emploi, des équipes, des lieux de travail). Pour autant, ils
s’illusionnent peu sur leurs chances d’en retrouver un : très majoritairement, ils
n’ont pas d’autre projet professionnel, ne recherchent pas d’emploi et projettent
souvent de rester vacataire à long terme, voire jusqu’à la retraite.
Leur entrée puis l’installation comme vacataires ont souvent été consécu-
tives de ruptures biographiques (longue maladie, divorce tardif, perte d’emploi
et difficultés de réinsertion). En ce sens, devenir vacataire a été un élément
déterminant de réparation de trajectoires rompues et, de façon apparemment
paradoxale, de stabilisation de la position après des parcours erratiques ou des
situations d’incertitude encore plus grande. Cela leur a permis de reprendre
prise sur un présent et sur un avenir dont ils avaient perdu la maîtrise. Même
instable, la condition de vacataire leur permet de revenir dans l’emploi et/ou
de s’y maintenir durablement et ainsi d’accéder à des droits sociaux qui ne se
limitent plus à des minima. Ces agents ont retrouvé un statut social, des capaci-
tés d’action, des « supports » et une « citoyenneté sociale 12 » dont ils avaient
été dépossédés.
À l’inverse des précédents chez qui l’ajustement au statut précède générale-
ment l’accès à ces emplois, ces professionnels ont connu une conversion tardive,
forcée et souvent brutale alors que, même s’ils ont connu des parcours faits
d’emplois successifs et souvent sous des statuts précaires, ils appartiennent
à une génération dont le rapport à l’emploi a été produit pendant la période
11. Mauger G. et poliaK C., La vie buissonnière, Paris, Maspero, 1977, p. 243.
12. Castel R., L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, éditions du Seuil, 2003,
p. 31.

277
réMy caveng

où le plein-emploi garantissait une certaine sécurité et où le CDI était devenu


la norme juridique et symbolique. De ce fait, cette conversion est restée très
partielle et n’est pas allée jusqu’à transformer un rapport à l’emploi qui reste
« traditionnel » dans le sens où il manifeste un attachement à un certain nombre
d’attributs caractéristiques du salariat « classique ».
La socialisation liée à leur inscription dans une carrière de vacataire a
fait émerger de nouvelles perspectives tout en disqualifiant certaines autres.
Les perspectives les moins souhaitables (la discontinuité radicale de l’emploi, le
chômage perpétuel, le RMI, l’installation dans la pauvreté…) ont pu ainsi être
écartées et disparaître de l’espace des possibles immédiats. Dans le même temps,
la perspective la plus souhaitée – le retour à l’emploi stable – a également été
abandonnée. Mais, bien qu’il leur paraisse impossible de revenir en arrière, la
valeur de cette perspective n’a pas été affectée. L’emploi stable reste le référent
symbolique parce qu’il a été intériorisé très tôt comme horizon et comme aspira-
tion. Le temps a eu raison des espoirs, mais pas des structures mentales. Alors
que la perspective de l’emploi stable est abandonnée, et qu’on pourrait penser
qu’elle n’agit plus comme référent pratique susceptible d’orienter les conduites
à adopter, elle ne cesse en réalité de le faire. C’est pour cela que leur conver-
sion, très partielle, à la condition de vacataire s’accompagne d’une nostalgie de
l’emploi stable. Ces professionnels aimeraient se stabiliser et pas seulement pour
éprouver un minimum de sécurité économique, mais pour se sentir intégrés à
un collectif.
Tout en se satisfaisant d’une situation qui leur offre une sécurité relative au
regard de leurs expériences antérieures, ils tentent de reconstruire des relations
d’emplois suffisamment stables pour entrer en adéquation avec un rapport à
l’emploi désajusté à leur condition. Non sans difficultés, et au prix de déceptions
ou d’incompréhensions car ne disposant ni d’un capital professionnel élevé ni
d’un sens du jeu suffisamment développé, les conditions de la réalisation des
aspirations à la stabilisation peuvent rarement être réunies. Ils se contentent
souvent du minimum et n’aspirent apparemment pas à améliorer leur position.
En définitive, loin de modifier leur rapport à l’emploi et à l’avenir, le fait de
devenir vacataire a réactualisé, réactivé, réconforté ces derniers alors qu’ils avaient
été encore plus contrariés et déstabilisés par leurs expériences antérieures.

conclusion
En intégrant cette condition d’emploi, que ce soit de façon transitoire ou
permanente, tous les agents sont soumis à une socialisation spécifique à travers
laquelle ils apprennent à maîtriser des liens d’emploi instables. Cette maîtrise
dépend notamment de la capacité à gérer les relations avec les employeurs, à se
gérer comme un capital, à devenir responsable de la sécurisation de sa position
professionnelle.

278
Marché du travail et disPositions à la Précarité

Si tous les vacataires sont soumis aux mêmes contraintes, celles-ci ne


produisent pas un effet unique parce que tous ne les subissent pas, ne les
ressentent et ne s’y adaptent pas de la même façon selon leurs ressources,
leurs trajectoires et leurs aspirations. Pour ces raisons, cette condition objec-
tive génère des significations subjectives variables en fonction des différentes
catégories d’agents. Ceci permet d’éclairer le constat établi par Michel Gollac
et Serge Volkoff selon lequel si les salariés sous statut précaire ne sont pas en
moyenne plus heureux que la moyenne des salariés, « ils sont quand même
moins malheureux qu’on aurait pu le craindre  » et que «  le fait d’avoir un
emploi précaire dans le secteur privé augmente significativement, toutes choses
égales par ailleurs, le degré de bonheur 13 ». Cet effet positif du statut précaire
s’explique probablement par le fait que les salariés perçoivent leur emploi
comme un emploi d’attente. Cette interprétation est valable pour les vacataires
transitoires. En revanche pour les deux types de vacataires professionnels, les
raisons et le sens de ce « bonheur » sont autres. Pour les premiers, le statut de
vacataire en lui-même fait le bonheur, il y a un rapport positif parce qu’il y a
ajustement entre leurs aspirations et leur condition. Pour les seconds, ce n’est
pas le statut de vacataire en lui-même qui fait le bonheur, il est un pis-aller par
rapport aux aspirations à un statut stable, mais comme c’est par ce biais qu’ils
sont revenus en emploi, on peut comprendre qu’ils soient, en définitive, plus
« heureux » qu’auparavant.
L’analyse des usages différenciés de cette condition montre comment le passé
incorporé se trouve actualisé dans des situations auxquelles il n’est pas forcé-
ment ajusté et dans lesquelles il y a incorporation ; soit, d’une part, l’actualisa-
tion de dispositions, et, d’autre part, la constitution de schèmes au cours de la
pratique. Pour autant, ces différents usages révèlent également que ce n’est pas
parce qu’il y a incorporation de façons de faire que l’on peut conclure à l’incorpo-
ration de dispositions durables qui seraient spécifiques et que tous partageraient.
Si l’espace professionnel impose les mêmes contraintes à tous, les mêmes règles
du jeu et si l’enjeu fondamental est le même pour tous (survivre), les enjeux
symboliques, dont la raison est en partie à chercher en dehors de cet espace
professionnel, varient selon les propriétés des agents, leur trajectoire et leurs
aspirations. Face au constat de pratiques de recherche d’emploi et de gestion
des relations avec les employeurs relativement unifiées, la diversité des usages
qui résulte de l’hétérogénéité des enjeux symboliques oblige à écarter l’hypo-
thèse d’un habitus spécifique à cet espace puisque c’est justement la coprésence
d’habitus hétérogènes qui explique les différents usages.
Le premier point à écarter est donc celui de la formation d’un habitus propre
aux vacataires. Cela supposerait qu’on puisse repérer un même ensemble cohérent
13. gollaC M. et volKoFF S., La perception subjective du travail : rôle des identités de genre et
conditions d’emploi (quelques éléments d’analyse statistique), Paris, Document de travail du
Centre d’études de l’emploi, no 69, 2006, p. 12.

279
réMy caveng

de dispositions qui fassent système et qui soit commun aux différentes catégories
d’agents. Autrement dit, que l’on puisse non seulement observer des pratiques
homogènes dans cet espace professionnel, mais aussi des effets de l’instabi-
lité des liens d’emploi et des pratiques gestionnaires propres à cette condition
sur d’autres pratiques, voire sur toutes les autres pratiques. De plus, ces effets
pourraient aller dans deux sens différents : soit un penchant à ne jamais rien
prévoir, à une gestion lâche des autres activités ; soit, au, contraire un penchant
à tout gérer de façon stricte et calculée. Or, on observe les deux tendances.
Chez certains professionnels, on décèle, dans une certaine mesure, des indices
de cette cohérence dans les pratiques de planification. Mais celle-ci s’explique
avant tout par des dispositions formées en amont. Quoi qu’il en soit, le dispo-
sitif méthodologique mis en place ne permettait pas de repérer réellement un
principe générateur de toutes les pratiques qui soit cohérent et qui serait le
produit des conditions d’emploi.
On doit alors se limiter à tenter de dégager ce qui, du point de vue des
dispositions, a été importé dans l’exercice de l’activité et ce qui a été produit
par celui-ci, sans supposer que ces dispositions spécifiques fassent système avec
d’autres. En  définissant une disposition comme la conjonction entre, d’une
part, des compétences comprises comme des « capacités à faire » et, d’autre
part, des appétences comprises comme le penchant, l’inclination, le goût à faire
ou à se plaire dans telle ou telle situation 14, on peut parvenir à clarifier (un
peu) le problème. Pour ce qui est des « capacités à faire », tous les vacataires
acquièrent, à des degrés divers, les mêmes compétences de type « gestionnaire ».
Elles constituent la base d’un sens du placement spécifique à cet espace profes-
sionnel qui permet d’y améliorer sa position ou, au minimum, de la maintenir.
Mais, d’une part, la maîtrise de ces compétences est variable et figure comme
fonction de l’ajustement aux attendus de l’espace et, d’autre part, ces compé-
tences ne peuvent être rigoureusement interprétées comme des dispositions
gestionnaires. Pour cela, il faut aussi que la contrainte de gestion ne soit pas
ressentie comme contraignante, qu’elle apparaisse comme allant de soi, qu’elle
corresponde à un penchant. Or, celui-ci ne s’observe que chez le premier type
de professionnels en raison de leur origine sociale (e. g. les enfants ou petits-
enfants de travailleurs indépendants). Ce qui permet donc d’affirmer que ce
penchant qui s’exprime par la propension à chercher des situations où on se
gère soi-même, préexiste à leur entrée dans cet espace et qu’il n’en est en rien le
produit. Cette condition offre la possibilité d’actualiser et de vivre ce penchant,
lequel n’est partagé ni par les transitoires, ni par les seconds professionnels.
On peut dire la même chose du rapport à l’emploi, et en particulier du
penchant à rejeter la subordination continue ou l’assignation à une position
sociale non satisfaisante qui porte à se plaire dans cette condition. Ce rapport à
14. lahire B., «  Esquisse d’un programme scientifique d’une sociologie psychologique  »,
Cahiers internationaux de sociologie, vol. 106, 1999, p. 39.

280
Marché du travail et disPositions à la Précarité

l’emploi est spécifique des premiers professionnels et on ne peut affirmer qu’il


est le pur produit de l’inscription dans l’espace. Le penchant peut certes résulter
d’un processus de conversion opéré à partir d’un double constat. Le premier
étant qu’il est possible de vivre relativement heureux en travaillant dans cet
espace et le second étant qu’au regard des aspirations et des ressources détenues,
l’éventail des possibles alternatifs n’offre guère de perspectives plus satisfai-
santes. Mais l’inscription positive dans une carrière de vacataire peut aussi résul-
ter d’un effet de sélection : une partie de ceux qui restent sont ceux qui s’y sont
toujours plus en raison de schèmes intériorisés antérieurement. C’est ce que
montre la confrontation de l’usage des deux catégories de professionnels : le
rapport à l’emploi des premiers est lié à leur trajectoire et s’est formé dans une
période marquée par le chômage de masse et la précarisation alors que celui
des seconds s’est formé dans une période de plein-emploi où le salariat typique
apparaissait non seulement comme une évidence mais aussi comme un moyen
d’ascension sociale. C’est pourquoi le rapport au statut des seconds est ambigu
alors que celui des premiers s’avère au contraire positif. Outre qu’il dépend des
origines sociales des agents, ce rapport à l’emploi se forme donc à un niveau plus
général, par la comparaison entre différents possibles professionnels selon l’âge,
le sexe, le capital scolaire, etc. Il dépend donc non seulement des ressources
détenues, mais aussi, en fonction de ces dernières, de la perception de l’état du
marché de l’emploi et du lien qui s’établit, à un moment donné, entre les titres
scolaires et les postes auxquels ils donnent accès, perception parfois confirmée
par des recherches d’emploi ou par le passage à des postes insatisfaisants. C’est
à partir de cette comparaison que se constituent des aspirations raisonnables
pouvant porter à reconsidérer les perspectives et sa situation pour finalement en
venir à l’apprécier, à y prendre goût. Cette conversion du regard étant d’autant
plus facile que le salariat n’était pas une condition valorisée dans la famille, que
l’on n’a pas connu l’emploi typique, que l’accès à celui-ci apparaît de plus en plus
difficile et/ou qu’il semble ne plus garantir ni l’accès à des positions valorisées ni
de progression dans la hiérarchie salariale et symbolique. On ne peut donc pas
considérer que le processus d’apprentissage et d’adaptation que produit néces-
sairement le passage plus ou moins long par la précarité est susceptible de struc-
turer des dispositions spécifiques à proprement parler : quand il y a penchant,
celui-ci s’explique en grande partie par des facteurs exogènes. C’est parce que
les conditions de l’ajustement lui préexistent qu’il a lieu et elles ne concernent
(encore) que des fractions de classe bien spécifiques.

281
réMy caveng

BiBliographie
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no 114, 1996, p. 89-90.
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conditions d’emploi (quelques éléments d’analyse statistique), Paris, Document de travail
du Centre d’études de l’emploi, no 69, 2006.
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282
Cinquième partie

le tRavail
entRe dominations et conFlits
Maxime Quijoux

intRoduction

Pourquoi Bourdieu est-il aussi absent dans les analyses du travail en France ?
Si cette problématique a été en grande partie à l’initiative de ce livre, peu de
recherches à l’heure actuelle semblent être néanmoins en mesure de pouvoir
y répondre 1. De toute évidence, les conflits et ambitions qui l’opposent aux
fondateurs de la sociologie du travail, comme nous l’évoquions en préambule,
sont une hypothèse qui, bien que plausible, demeure largement insuffisante.
Un motif d’ordre théorique pourrait davantage éclairer cette question. Si les
principales écoles qui composent la sociologie du travail hexagonale, qu’elles
soient marxiste, régulationniste ou « stratégique », n’ont pas manqué de souli-
gner le poids de l’organisation dans le rapport qu’entretiennent les salariés à
leur activité, rares sont celles qui partagent un examen aussi radical que celui
de Bourdieu sur le monde du travail, y compris parmi les chercheurs qui lui
étaient proches 2. Le sociologue provoque en effet une quasi-unanimité contre
lui lorsqu’il analyse par exemple les menus conquêtes ou privilèges comme
autant de subterfuges destinés « à masquer la contrainte globale 3 » du travail ou
lorsqu’il perçoit « la liberté de jeu comme […] la condition de leur contribution
à leur propre exploitation 4 ». Compte tenu du peu d’influence que le reste de son
œuvre exerce sur les sociologues du travail 5, on peut légitimement concevoir
que ce texte l’ait maintenu durablement à l’orée des études sur le travail.

1. Voir « Préambule ».
2. On pense ici principalement à Michel Pialoux qui, s’il a remarquablement renseigné les
dégradations importantes qui ont accompagné la modernisation des ateliers automobiles de
Sochaux et plus largement la classe ouvrière française, s’est dans le même temps employé
à montrer l’ensemble des « stratégies ouvrières » pour contourner ou contrer ces trans-
formations de l’organisation de la production. Voir par exemple ces chroniques Peugeot
publiées au début des années 1980, ou plus récemment, avec Corouge C., Résister à la
chaîne, Marseille, Agone, 2011.
3. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 1997, p. 294.
4. Idem.
5. tanguy L., La sociologie du travail en France, Paris, La Découverte, 2011. Voir aussi
« Préambule ».

285
MaxiMe Quijoux

On en sait désormais davantage sur l’analyse que Bourdieu porte sur cet
objet de recherche, loin de se limiter, en ce sens, à la seule « double vérité »
qu’il accorde au travail. Si les dominations occupent effectivement une place
importante pour le sociologue, non seulement dans les sociétés capitalistes,
mais aussi dans les économies de subsistance 6, celles-ci peuvent s’avérer extrê-
mement fluctuantes, selon les contextes de production et secteurs d’activités
dans lesquelles elles se réalisent. De fait, environnements productifs et écono-
miques se présentent comme autant de champs régis par un ensemble de luttes
que se livrent différents agents. De sorte que, tout comme l’habitus, les formes
et les degrés d’assujettissement que produit l’organisation du travail peuvent
varier fortement d’une situation économique, sociale ou historique à une autre.
Au risque de réifier le monde du travail, on ne peut donc étudier les formes de
domination au travail sans examiner les contextes et les conflits qui contribuent
tant à les exacerber qu’à les atténuer.
C’est par cette approche à la fois « relationnelle » et contextuelle que les
contributions rassemblées dans cette cinquième et dernière partie se proposent
d’interroger les formes contemporaines de dominations au travail. Les quatre
articles nous offrent en ce sens une échelle d’analyses tout à fait stimulante pour
concevoir la fécondité d’une telle entrée. La partie débute par un examen local
des formes de production des dominations. À partir d’une ethnographie rigou-
reuse d’un commissariat de police, la contribution de Proteau met en lumière la
correspondance qui existe entre l’espace physique du commissariat et l’espace
social des activités policières : on découvre comment agencement des lieux,
attributions des postes et hiérarchie des fonctions contribuent à produire des
schèmes indigènes, un habitus, qui légitime et conforte les divisions sociales de
leur univers professionnel. La deuxième contribution embrasse ensuite un objet
d’étude plus large puisqu’elle aborde les dominations au sein d’une catégorie
socioprofessionnelle : les cadres. En ciblant son étude sur l’encadrement issu
de la promotion scolaire ou d’entreprise, Goussard éclaire les modes de diffé-
renciations sociales parmi un groupe trop souvent perçu dans une homogénéité
de façade. L’auteure montre en l’occurrence comment les nouvelles normes de
management viennent renforcer des formes plus anciennes et plus classiques
de violence symbolique : face à des concurrents mieux dotés scolairement et
mieux ajustés aux exigences actuelles de l’entreprise, ces transfuges sont soumis
à des injonctions culturelles contradictoires, à l’origine certes d’« expériences
conflictuelles », mais qui conduisent toujours à des attitudes de résignation et
de retrait. Mais face à une définition aussi « aliénante » que celle de la « double
vérité du travail », peut-il en être autrement ? Les deux dernières contributions
entendent, chacune à leur manière, répondre à ce questionnement, poursuivant
en ce sens une montée en généralité dans les objets étudiés comment dans les

6. Voir dans la première partie la contribution « Le travail entre domination et rationalisation ».

286
introduction

ambitions scientifiques. En s’interrogeant sur « la pertinence heuristique du


concept de champ syndical », Béroud montre que la conflictualité au travail
dépend fortement de configurations syndicales spécifiques. L’auteure montre
en effet qu’on ne peut penser le syndicalisme et les luttes qu’elles produisent
en faisant l’économie de ses propres dynamiques historiques, de ses divisions
et enjeux internes ou de ses rapports aux autres domaines de mobilisations.
En apportant une lecture multidimensionnelle, le concept de champ apparaît
alors ici particulièrement propice pour examiner les formes les plus institution-
nelles de luttes contre les dominations au travail. La partie s’achève alors par
une réflexion globale du sociologue Michaël Burawoy sur la genèse des formes
dominations au travail. À partir de différents résultats obtenus aussi bien dans
les systèmes capitaliste que soviétique, l’auteur de la Fabrique du consentement 7
engage un dialogue serré avec Bourdieu et Gramsci dans lequel il montre toutes
les difficultés à appliquer certains concepts du sociologue français au travail, au
premier chef l’habitus, dès qu’ils sont soustraits des contingences historiques
ou des formes socialisation secondaire. Si sa critique apparaît parfois un peu
réductrice –  notamment dans la dissociation habitus/champ qu’il opère ou
dans sa méconnaissance de ses travaux algériens –, Burawoy ne nous propose
pas simplement des outils pour mieux comprendre le travail ; il nous offre les
moyens d’une meilleure intelligibilité des conditions de l’action de l’homme
moderne.

7. buraWoy M., Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process Under Monopoly
Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1979.

287
Laurence proteau

aRcHitectuRe PHYsiQue et cadRe sYmboliQue


ÊtRe et PaRaîtRe PolicieR 1

Partir des premières observations réalisées sur un terrain est une manière
très empirique de mobiliser la sociologie relationnelle de Pierre Bourdieu pour
comprendre comment se fabrique l’habitus policier dans l’ordinaire des relations
de travail 2. Identifier les principales oppositions, mettre au jour le système des
relations objectives qui structure l’espace des positions dans un commissariat
permet, en effet, de vérifier qu’« un point dans un espace n’est rien en dehors de
ses relations avec le tout 3 ». Cette proposition résume l’ambition théorique et
l’exigence empirique au cœur de la théorie de la pratique telle que l’a construite
Pierre Bourdieu. Il s’agit de saisir avec une égale attention les contraintes
propres à un champ particulier de l’espace social ainsi que ses manifestations
physiques et symboliques incarnées dans les pratiques et les croyances d’agents
aux propriétés sociales et trajectoires diverses. S’ils ont en commun de participer
du même champ, il n’en reste pas moins que le partage des positions suscite
luttes et conflits. Leur règlement, jamais terminé, mobilise les possibles institu-
tionnels (les conditions structurelles) et les ressources inégales dont disposent
les agents (les types et le volume de capitaux). L’attachement à cette exigence
sociologique de tenir ensemble structures et agents, champ et habitus, afin de
saisir les logiques du sens pratique 4 policier, dispose à donner tout leur sens
à certains détails empiriques, comme lorsqu’un commandant s’exclame avec
rancœur : « Il nous bouffe nos postes », en parlant d’un autre service que le
sien. Ce type de petites phrases en dit long sur les luttes internes à l’institution.
De fait, les positions qu’occupent les policiers peuvent être très différentes et
inégalement valorisées et, contrairement à l’imagerie officielle, elles sont moins
1. Je remercie Christel Coton et Léonore Le Caisne pour leurs précieuses remarques sur ce
texte.
2. L’enquête s’est déroulée dans un commissariat d’une ville moyenne durant une année
et demie essentiellement auprès des brigades judiciaires (mineurs, mœurs, stupéfiants,
criminelle).
3. Bourdieu p., Réponses, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 203.
4. Bourdieu p., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1980.

289
laurence Proteau

complémentaires que fortement concurrentielles : la division du travail et donc


la spécialisation des tâches – enjeux de luttes à un haut niveau de responsabi-
lité – ont des effets pratiques sur les agents de base. Quel service prendra une
« affaire » ? Lequel aura le pouvoir d’en décliner une ? Etc.
L’observation des pratiques professionnelles des policiers permet d’objec-
tiver les relations, les oppositions, les divisions, les manières d’être, de penser
et d’agir beaucoup plus que le travail comme activité. Dans cette perspective,
la question est moins de savoir Ce que fait la police 5, que ce qu’elle fabrique
comme sens pratique en transformant des dispositions socialement acquises en
habitus professionnel. Ainsi explore-t-on un domaine plus vaste que celui du
travail en tant qu’activité ; on objective les conditions de possibilité du travail
en observant simultanément le processus qui associe les contraintes internes
de l’institution (histoire, règles, lois…) aux dispositions à s’y soumettre (plus
ou moins) inscrites dans des trajectoires individuelles. Comment le système
d’actions et de représentations incarné dans les pratiques observables est-il déter-
miné ? Comment l’institution produit-elle ses agents (formation, gratification…)
et comment ses agents l’habitent-ils au sens propre (positions) et au sens figuré
(croyances) ? De fait, il ne suffit pas d’y être pour en être, encore faut-il acquérir
les manières de faire et de pensée adaptées. Dans ce processus au cours duquel
un univers adopte un nouvel entrant qui s’y installe « comme chez lui » (ou
qui n’y parvient pas), se forge, par immersion dans la pratique, un ethos propre
au groupe qui soude plus sûrement qu’un règlement officiel. Cette transmis-
sion des codes pratiques et symboliques du groupe se réalise très diversement,
notamment par la mobilisation d’un système de jugements en série sur les autres
et sur soi-même. Ces logiques de la division permettent de classer les policiers
selon une opposition « vrai/faux » et de trouver de « bonnes raisons » à cette
stigmatisation ou à cette distinction.

Dans une première partie, nous expliciterons, les principes d’oppositions


entre les positions qui s’observent dans la division de l’espace physique et nous
verrons, dans une deuxième partie, les schèmes de pensée de soi et de l’autre
correspondant à cet espace de position. Ce point de vue oblige à chercher ce
qui forge un certain type d’habitus policier, c’est-à-dire ce qui permet l’intério-
risation des pratiques et des représentations liées à une position particulière
dans cet espace.

5. Monjardet d., Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, coll.
« Textes à l’appui », série « Sociologie », 1996.

290
architecture physiQue et cadre syMBoLiQue. être et paraître poLicier

appréhension pratique du système d’opposition :


un terrain à entrées muLtipLes

Dès la première visite guidée du commissariat 6, aux commencements de


l’enquête se dessinent succinctement l’espace des positions possibles et les
valeurs attachées à chacune d’elle. Loïc – le commandant responsable de l’unité
de protection sociale composée de trois brigades (mineurs, mœurs et stupé-
fiants) – organise la découverte de son univers professionnel en allant du plus
ouvert et public (l’accueil accessible à tous) au plus fermé et symbolique de la
fonction policière (le sous-sol invisible au tout-venant). Cette visite formelle
révèle de précieuses informations sur la structuration pratique et symbolique
de cet espace 7. Même schématiquement, on devine les ordonnancements et les
classements propres au commissariat, notamment la répartition spatiale très
clivée des diverses brigades.
Loïc, 52 ans, est fils d’ouvrier. Après quelques années passées dans la marine,
il devient inspecteur de police (aujourd’hui officier). D’abord affecté dans un
service en charge du « tout-venant », il intègre ensuite la brigade criminelle
pour s’occuper « d’affaires plus importantes », puis, il est promu chef de l’unité
de protection sociale. C’était il y a plus de quinze ans et depuis il « ne peut
plus en sortir », dit-il, puisque personne ne se porte volontaire pour prendre
sa place. Peu enviée, sa position correspond à une police éloignée de l’image
la plus valorisée du métier, celle de l’activité purement judiciaire ou purement
répressive. Loïc est également investi de missions dirigées vers des partenaires
extérieurs, celle notamment de «  correspondant scolaire  ». Confronté dans
son univers professionnel à une faible reconnaissance institutionnelle, l’adhé-
sion au partenariat est une manière de réenchanter son poste, d’accumuler de
la plus-value sociale pour compenser, autant que faire se peut, le manque de
considération attaché à sa position dans la division du travail policier. Dans le
même temps, en opérant cette conversion, il s’éloigne encore plus de l’image
historiquement légitime du « vrai » flic. Cette position en porte-à-faux permet
de comprendre qu’il consacre du temps à une sociologue en lui faisant visiter le
commissariat. Elle explique aussi que, paradoxalement, il ne s’attarde pas dans
les bureaux de l’unité qu’il dirige – comme si rien d’intéressant ne s’y passait –,
mais qu’en revanche, il prévient  comme pour aiguiser la curiosité – que nous
arrivons à la « fameuse crim’ ». Cette reconnaissance du pouvoir des autres

6. Les commissariats dépendent de la direction centrale de la sécurité publique et, à l’époque


de l’enquête, sont organisés de la façon suivante : le directeur départemental de la sécurité
publique (commissaire divisionnaire) est le plus haut gradé ; un ou plusieurs commissaires
dirigent le service du roulement, les bureaux de police localisés dans les quartiers ; un ou
plusieurs commissaires dirigent les services d’investigations qui comportent plusieurs unités
spécialisées : stupéfiants, mœurs, mineurs, criminelle.
7. Nous ne décrirons pas toute la visite parce que nous avons fait le choix d’insister sur ce qui
clive structurellement l’espace des positions dans le commissariat.

291
laurence Proteau

montre que les hiérarchies symboliques inscrites dans l’architecture physique


du commissariat sont parfaitement intériorisées et façonnent non seulement les
usages des lieux – ne pénètre pas dans les locaux de la crim’ qui veut –, mais
aussi l’échelle de classement symbolique.

Une vitrine ambiguë

L’accueil est la première halte. Loïc la présente comme l’entrée propre, celle
qui ouvre le commissariat sur l’extérieur, sur la rue. Les gens y entrent libre-
ment. L’endroit est tenu par des adjoints de sécurité en uniforme qui font le
premier tri des « clients » : ils en excluent certains, orientent et canalisent les
autres. Il est sobrement meublé de six chaises disposées le long des grandes
vitres qui ouvrent le commissariat sur l’extérieur, d’une plante verte, d’une
télévision jamais allumée. Cette configuration qui se veut sinon accueillante
du moins neutre, en réalité, met mal à l’aise les gens du dehors confinés là et
exposés à la vue de tous (passants comme policiers). La tension, palpable, tient
à la confusion des statuts : certains demandent simplement des informations
ou se plaignent du voisinage, d’autres viennent déclarer un fait dont ils sont
victimes, d’autres encore se rendent à une convocation en tant que plaignants,
témoins ou mis en cause. Les regards obliques indiquent que chacun essaie de
deviner les raisons de la présence des autres : méfiance et gêne sont d’autant plus
prégnantes que dans une ville moyenne, il est toujours possible de croiser un
voisin, un collègue, une vague connaissance. Les interrogations et les suspicions
diverses vont bon train et participent de la construction sociale du commérage
et de la rumeur 8. En revanche, la gêne ne semble pas atteindre les adjoints de
sécurité qui répondent en parlant fort à la requête, souvent murmurée, des gens
du dehors. À l’immobilité et à la passivité contrainte de ces derniers, s’oppose
l’animation des policiers qui se croisent à l’accueil. Ils se saluent, échangent les
derniers potins et les infos de la veille ou se racontent leur soirée. Ces scènes
contrastent avec le silence des gens du dehors, qui ressentent d’autant plus leur
extériorité qu’ils n’ont aucun moyen – ni aucune raison – de participer à ces
formes de sociabilités ordinaires qui imposent les policiers comme les maîtres
des lieux, les gens du dedans. D’ailleurs, la première manifestation concrète de
l’intégration de l’enquêteur dans cet univers est de ne plus avoir à donner son
nom à l’accueil et de pénétrer, sans autres formalités, dans l’espace privé de
l’univers policier.
L’accueil est une frontière physique et symbolique qui inscrit la séparation
entre policiers et non policiers dans l’espace (entre eux et nous) ; il contient les
corps profanes à distance du corps policier. Observer les relations c’est aussi,
on le voit dans ce cas, observer des rapports inégaux, des rapports de force, des

8. Elias N. et sCotson J. L., Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.

292
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

rapports de domination et/ou de connivence qui dépendent des positions des


uns et des autres dans l’espace des positions et qui affichent dès le départ la place
de chacun. Les pouvoirs sont inégalement distribués et les positions ne sont pas
équivalentes. Les policiers ont aussi besoin de ces confrontations à peine esquis-
sées, mais néanmoins efficaces, avec les gens du dehors qui participent a contrario
de la construction de la familiarité et de l’entre-soi. Pour se sentir vraiment
chez soi dans le commissariat, il faut éprouver quotidiennement sa capacité à
s’y mouvoir avec aisance contrairement à ceux qui ne savent pas où se mettre.

Un monde de « fonctionnaires »

La visite se poursuit dans les couloirs du rez-de-chaussée, ceux qui


prolongent l’accueil. En s’arrêtant un court instant devant chaque bureau, Loïc
précise non pas le grade ou le corps des occupants (officiers ou gardiens de
la paix et gradés), mais le nom du service auquel ils appartiennent, indiquant
ainsi l’importance décisive de l’affectation, plus encore que celle du statut,
comme système de classement : la brigade des mineurs, le service du quart 9, la
police technique et scientifique… Personne ne se manifeste particulièrement ;
pas de grandes agitations. Il ne se passe rien de singulier. Ces bureaux sont
en tout point semblables, a priori, à ceux d’autres administrations. D’ailleurs
Loïc ne s’attarde pas, comme si ces brigades n’étaient pas ce qu’il importait
le plus de montrer à un visiteur non policier. En revanche, il fait quelques
commentaires qui laissent entrevoir les logiques de répartition des services dans
l’ordre symbolique du commissariat et les luttes qui les opposent. Il ne tient
pas de discours lénifiants sur la coopération entre services ; le portrait qu’il
dresse de son univers reprend les clivages internes historiquement constitués
auxquels il adhère « tout naturellement » et sur la base desquels il organise son
existence professionnelle. Il ne faut pas que le visiteur se trompe de héros et le
guide dévoile un peu de ce qui classe et déclasse les services les uns par rapport
aux autres. Loïc insiste longuement, par exemple, sur le fait que la police de
proximité et le service du quart prendraient une grande partie des postes aux
autres services : « Il faut mettre en valeur la pol prox, c’est comme ça », dit-il
avec une pointe de ressentiment. Les divisions et les conflits entre les services
sont perceptibles dans ce type de remarque, et l’attention portée à ce qui les
détermine permet de comprendre l’architecture cachée du commissariat, c’est-
à-dire la répartition des différentes positions les unes par rapport aux autres
et la valeur symbolique attachée à chacune d’elle. En l’occurrence, ce qui se
joue dans cette critique d’une police généraliste qui traite à la chaîne (en temps
réel) la petite et moyenne délinquance, c’est la menace qu’elle ferait peser sur
les polices spécialisées : elles craignent de perdre non seulement des postes et
9. Le quart est un service judiciaire généraliste qui prend en charge la petite et moyenne
délinquance. Les policiers y travaillent en uniforme.

293
laurence Proteau

des moyens, mais aussi la réputation et la reconnaissance qui font leur attrait
aux yeux des policiers. La façon dont Loïc présente le service du quart, sans s’y
arrêter – « ils traitent le tout-venant », dit-il –, résume ce qui devrait, pour lui,
continuer à faire la différence entre ce service et ceux qui mènent des investiga-
tions longues, complexes et mobilisant une compétence particulière. Et, comme
pour donner du poids à son inquiétude, et en guise d’introduction à la suite de
la visite, il déplore la perte de prestige de la « crim’ 10 » – pilier mythique du
travail d’investigation – qui risquerait également le déclassement. Les enjeux
sont révélés : l’ancienne noblesse du métier semble remise en question par les
nouvelles priorités politiques, celles qui associent police de proximité et réponse
rapide à la petite délinquance.

Les beaux quartiers

Crim’, c’est le nom sous laquelle Loïc présente cette brigade d’investigation
alors qu’elle est depuis longtemps appelée officiellement Unité de recherches
judiciaires et réduite au sigle neutre d’URJ. Cette dénomination usuelle est un
indice de l’enjeu attaché au nom, mémoire des temps glorieux, sorte de carte de
visite symbolique plus parlante que l’organigramme officiel. Dès les premiers
contacts, cette fameuse crim’ apparaît comme un lieu et un monde à part, ouvert
uniquement aux initiés qui seuls se sentent autorisés à pousser la double porte
battante qui l’isole du reste du commissariat. Ce n’est pas parce qu’elle est
séparée des autres services que cette inscription particulière dans l’espace a un
sens univoque. Elle peut être cachée au fond du couloir en raison de sa moindre
importance (exclusion, relégation) ou alors, au contraire, parce qu’elle bénéfi-
cie d’une position protégée et privilégiée (tranquillité, intimité, autonomie).
Alors comment statuer sur le sens de cette observation ? C’est en replaçant cette
brigade dans un ensemble dont elle fait partie que l’on peut repérer l’existence de
formes de connivences et de logiques d’oppositions qui construisent des groupes
dont les membres se reconnaissent dans des manières d’être policier attachées à
la position qu’ils occupent dans cet espace.
Alors que nous pénétrons dans les locaux de la crim’, une manière commune
de « faire flic » s’impose d’emblée au regard. Tous les policiers sortent de leur
bureau. Plutôt sportifs en apparence et parlant fort, ils sont habillés exacte-
ment comme on s’y attend en se fiant aux clichés sur les flics d’investigation
(blousons de cuir, jeans). Ils nous entourent et commencent à raconter, sur un
ton de grande fanfaronnade virile, quelques-uns de leurs exploits en laissant
transparaître les risques du métier. Certes, cette mise en scène d’eux-mêmes vise
à impressionner ceux qui pénètrent dans leur fief et, ce, d’autant plus lorsque

10. Les guillemets encadrant ce diminutif ne seront plus utilisés dans la suite du texte.

294
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

c’est une femme qui s’y aventure 11 – mais pas seulement. Elle impressionne aussi
les autres policiers qui, lorsqu’ils les croisent, observent avec envie ou jalousie
l’aisance tonitruante des cadors du commissariat et enfin, elle galvanise et anime
ceux-là même qui la produisent. On peut y voir la manifestation très « sponta-
née » d’un ethos qui correspond à une position singulière dans le commissariat.
Les seigneurs agissent comme tels parce qu’ils sont en position de le faire et
parce qu’ils doivent le faire s’ils veulent préserver leur position et entretenir le
mythe. Mais ils ne le font pas pour autant de manière consciente : ils jouent le
jeu en toute croyance et mettent en œuvre une expérience doxique au monde
social. Ils n’ont pas le choix parce qu’ils sont habités par les exigences implicites
– mais incontournables – de leur position, c’est-à-dire, qu’ils sont dominés par
leur domination.

Les bas-fonds

C’est ensuite la descente vers l’entrée sale selon l’expression de Loïc. Plusieurs
salles en sous-sol où les policiers, comme leurs « clients », sont bien moins
lotis qu’à l’étage au-dessus. L’une d’elle est le vestiaire des gardiens de la paix.
Ils arrivent en civil et revêtent leur uniforme dans cette pièce aux murs jaunâtres
où chacun dispose d’un casier, comme dans un vieux gymnase. Le port de
l’uniforme leur interdisant de déjeuner en public, ils amènent leur gamelle de
chez eux et mangent rapidement dans une petite pièce attenante sobrement
équipée de distributeurs de boissons et de sucreries et meublée de petites tables
en plastique. Autant dire qu’ils n’y trouvent pas de quoi se reposer. L’autre
partie du sous-sol, qui donne sur le parking du commissariat, est réservée à
l’accueil des personnes arrêtées. Sombre, froid, triste, cet espace est occupé par
quelques bancs de bois et un comptoir où officie le chef de poste qui gère une
dizaine de cellules de garde à vue et de dégrisement. Là, les manières sont moins
courtoises que dans l’entrée propre. Menottes aux mains, les personnes interpel-
lées sont facilement bousculées, hurlent des insultes, tapent dans les portes des
cellules : ici, le bruit des gens du dehors retenus sous le régime de la garde à vue,
remplace le silence de ceux qui attendent, libres, à l’accueil. Loïc présente cet
endroit comme la face cachée du commissariat, ou plutôt comme la face qu’il
faut cacher. Le symbolisme de cet espace – un sous-sol dégradé, bruyant, isolé
des regards extérieurs – est de fait à l’opposé de l’entrée propre qui se veut la
vitrine de l’institution.

11. Au moment de l’enquête, cette brigade est exclusivement masculine. Pour une analyse
de la place des femmes dans la police, on peut lire Pruvost g., Profession : policier. Sexe :
féminin, Paris, éditions de la MSH, coll. « Ethnologie de la France », 2007.

295
laurence Proteau

Au cours de cette visite 12, rien qu’en passant d’un service à l’autre, d’un étage
à l’autre certaines oppositions qui structurent l’espace policier apparaissent.
Les gardiens de la paix occupent l’entrée sale, en sous-sol. Ils n’ont pas de lieux
privés (comme les bureaux réservés aux policiers en civil), le port de l’uniforme
les oblige au respect de nombreuses règles dans le commissariat (comme celle de
saluer un supérieur par son grade), mais aussi au dehors (comme l’interdiction
de manger ou même de s’asseoir dans un lieu public). Ils sont situés en bas de
la division pratique et symbolique du travail policier.
Mais les clivages ne séparent pas seulement le sous-sol des étages, les
policiers en uniforme en poste sur la voie publique des policiers en civil en
fonction dans les services d’investigation. Ils divisent aussi entre elles les diverses
brigades judiciaires selon une échelle de gravité supposée des affaires qui classe
les plus complexes – celles qui commandent de nombreuses investigations – au
sommet des biens policiers rares et de valeur. À l’inverse, les « petites affaires »
sans envergure s’enchaînent sans gloire pour le service qui les traite. Si l’on ne
considère que les deux extrémités de cet ordonnancement symbolique, le Quart
occupe la position dominée et la crim’ la position dominante. Entre ces deux
pôles, se distribuent d’autres positions intermédiaires et inégalement distinguées
là encore. Les commentaires de Loïc à leur sujet, lancés à la volée au fil de la
visite, renseignent sur le sens commun policier qui organise les perceptions
internes de cet univers : la brigade des mineurs est considérée comme mineure
parce que « sociale », tandis que celle des stupéfiants et des mœurs n’a pas affaire
à de « vraies » victimes, que ce soient les toxicomanes ou les prostituées.

les logiques de la division : « vrai et faux flic »


C’est, entre autres, en observant l’apprentissage sur le vif des techniques
d’interrogatoire 13 et de l’écrit procédural 14, mais aussi en repérant le système
de classement entre « vrai » et « faux » flic, qu’on appréhende ce que « devenir
policier » suppose comme travail collectif d’inculcation parfois explicite, mais
le plus souvent implicite. Considérons ici le dernier aspect de cette socialisa-

12. Loïc ignora totalement la police judiciaire (PJ) qui dépend de la direction de la police
judiciaire alors que les divers services du commissariat – de voie publique, comme de
recherches judiciaires – sont rattachés à la direction de la sécurité publique. La PJ occupe
les sommets physique et symbolique du commissariat : au premier étage un petit escalier
très discret mène à une porte munie d’un code que seuls les membres de la PJ connaissent.
Les échos de ce service viendront plus tard au cours de l’enquête, toujours sur le mode
de la raillerie envieuse.
13. Proteau L., « Interrogatoire, forme élémentaire de classification », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 178, juin 2009, p. 5-11.
14. Proteau L., « Scribe ou scribouillard. Les ambivalences de l’écriture dans la division du
travail policier », in Coton C. et Proteau L. (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie
des écrits professionnels dans les institutions d’encadrements, Rennes, PUR, coll. « Le sens
social », 2012, p. 41-64.

296
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

tion, celle qui touche au cœur même du symbolique et construit la réputation


et l’honneur policier.

Le mythe du « vrai flic »

L’image sociale du « vrai flic » emprunte au mythe qui émerge peu à peu à
partir de la fin du xixe siècle avec la naissance du roman policier, le dévelop-
pement de discours politiques et médiatiques sur l’insécurité 15 et l’invention
de deux nouvelles formes de police : judiciaire et scientifique. L’inspecteur en
charge d’enquêtes complexes résout l’énigme et arrête les bandits sans user des
méthodes de la police politique ou de celle du maintien de l’ordre public, mais
en mobilisant à la fois les savoirs de la science et les savoirs acquis par la proxi-
mité – calculée mais pas toujours maîtrisée – avec le monde de ceux qu’il traque.
L’image sociale de ce policier n’échappe pas à l’ambiguïté attachée aux positions
troubles qui font le bonheur des journalistes, des romanciers et des policiers
qui vendent leurs mémoires. Tous, pour des raisons différentes, ont intérêt à
fabriquer un flic d’action en équilibre entre la justice et le crime. Ce statut entre
deux eaux lui confère une aura de mystère et de secret, garante de la fascination
qu’exerce l’enquêteur comme le « grand bandit ». L’un et l’autre sont perçus
comme audacieux, courageux, rusés et libres.
Cette image sociale historiquement fondée est toujours au principe du classe-
ment indigène entre « fonctionnaire » et « flic » qui redouble les divisions entre
les services. Il ne faudrait pas croire que ces clivages ne sont que symboliques.
Ils ont, au contraire, des effets certains sur l’hexis corporelle et les pratiques
policières. Sorte de gouvernail des « bonnes manières » pour ceux qui ont les
moyens de s’inscrire au pôle dominant de l’investigation, ils structurent les
actions les plus quotidiennes de la vie ordinaire d’un commissariat. Nul n’y
échappe et ne peut s’en affranchir ; c’est le cadre commun d’ordonnancement
des connivences, des alliances, des intérêts, des goûts et des dégoûts, en un
mot des styles de vie policiers. Au jour le jour, ce système de jugement ne se
concrétise pas par des actes héroïques et flamboyants qui consacreraient les
« flics » au détriment des « fonctionnaires » qui, eux, n’auraient nul moyen de
briller. La croyance dans l’exception et l’exceptionnel s’entretient aussi par les
petits détails de la pratique. Par exemple, dans le registre de l’action, lorsque les
policiers de la crim’ sortent pour procéder à une arrestation, ou à une perquisi-
tion, ils s’agitent, s’exaltent, ajustent leurs armes dans leurs holsters, attrapent
à la volée un « deux-tons » qu’ils jettent au dernier moment sur le toit d’un
véhicule banalisé, puis démarrent en trombe dans la cour du commissariat.
La discrétion n’est pas de mise et l’excitation – parfois mêlée d’agacement –
gagne aussi les policiers d’autres services qui assistent à ce déploiement de corps

15. KaliFa D., Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2005.

297
laurence Proteau

armés allant, comme un seul homme, au-devant du danger. Dans le registre de


l’investigation, les stratégies de distinction sont plus discrètes, mais tout aussi
efficaces : les coups de gueule des policiers de la crim’ lors d’interrogatoires (qui
semblent, de ce fait, musclés) traversent les doubles portes et sont entendus
jusqu’à la brigade des mineurs et au quart qui, en règle générale, sont bien plus
silencieux. C’est encore en se gaussant du mauvais travail supposé des autres
brigades judiciaires qu’ils affichent leur supériorité et se posent en spécialistes.
« On a une brigade de quart qui prend le tout-venant […]. C’est vrai que t’as
des durs, des têtus, des teigneux, des gars butés qui refusent de parler, qui
s’obstinent, nient l’évidence. Donc on va nous donner le dossier […]. Le type,
on est là ensemble, on parle, comme là en ce moment tous les deux. On va
lui parler et puis il va y avoir cette complicité, parce qu’on a l’habitude. Et là
en un quart d’heure de temps, il va nous cracher l’affaire […]. Alors que les
autres [les policiers du quart] ça fait 24 heures qu’ils l’ont ! » (Raymond,
gardien de la paix en poste à la crim’, 42 ans.)

Il est étonnant d’observer à quel point les policiers qui tirent leur fierté
professionnelle (et plus largement sociale) d’une adhésion au mythe, saisissent la
moindre manifestation de différence, aussi infime soit-elle, pour réaffirmer leur
territoire symbolique – celui de l’investigation et de l’action. Le point d’honneur
mis à incarner le mythe est certainement un moyen de réenchanter une position
par ailleurs menacée de déclassement professionnel.

Le flic, le fonctionnaire et la belle affaire : un enjeu de lutte

« Qu’est-ce qui caractérise un policier de la criminelle par exemple ?


— Il faut que ce soit un chasseur, quelqu’un qui fasse de la recherche, un peu
comme un prédateur pour aller chercher un délinquant souvent récidiviste,
endurci, qui sévit dans un quartier. Il faut avoir un esprit chasseur avec
beaucoup d’initiative, beaucoup d’autonomie. Tous ne peuvent pas le faire.
Certains ont besoin d’avoir des cadres bien fixes, bien rigides, sinon on peut
rien en tirer. » (Loïc, commandant, chef de l’Unité de protection sociale.)

La «  chasse  » est présentée comme un style de vie attaché à la vision


mythique du policier d’investigation libre et autonome. Elle s’oppose au travail
de bureau régi par des règles strictes. Si elle séduit autant c’est qu’elle laisse
ouverte la possibilité de transgresser dans une certaine mesure la limite entre
la légalité et l’illégalité (entretien d’indics, course-poursuite, arrestation en
force, interrogatoire musclé, petit ou grand arrangements avec la loi…), perfor-
mance qui signe les qualités de l’élite policière. Mais cette autonomie policière
est doublement glorieuse pour ceux qui la revendiquent et en font le socle de
leur habitus : elle permet aussi de se prétendre détaché de l’injonction domes-

298
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

tique. Bill, brigadier-chef à la brigade des stupéfiants se présente comme un flic


de choc qui ne compte pas ses heures. Il décrit son univers de travail comme
un collectif d’hommes réunis par la confiance, le danger, et le défoulement et
refuse de prendre en compte les plaintes de sa femme qui « ne comprend pas
qu’après une enquête intense où on ne dort que 9 heures en 4 ou 5 jours, à la
fin au lieu d’aller dormir on fait la bringue avec les collègues… Il faut vider le
stress ». Les policiers dominants dans le commissariat prétendent que toutes les
occasions sont bonnes pour inventer de fausses missions afin de passer la nuit
en dehors de la maison, que ce soit avec d’autres femmes ou avec leurs copains.
Certes, ces propos cueillis à la volée lors de pots et de repas, dans la voiture qui
ramènent les policiers après une opération, ressortissent de la gloriole masculine
qui se plaît à inventer un séducteur viril impénitent entouré d’une bande de
potes à toute épreuve. Mais, fantasmées ou réelles, ces « déviances » sont suppo-
sées être constitutives de la condition de flic. Tout se passe comme si « être flic »
c’était se permettre des écarts dans tous les domaines, bénéficier d’une liberté
impudente et pouvoir bluffer même dans l’univers domestique. Cette disposi-
tion à la transgression ferait partie de l’habitus policier et dépasserait l’espace
du travail ; ils seraient, eux aussi, un peu des voyous et surtout sacrément virils,
ce qui leur donnerait en quelque sorte un supplément d’âme. On le voit, il s’agit
de cultiver à loisir tous les signes d’une opposition nette et tranchée entre les
vrais flics, ces hommes qui affrontent la rue et la pègre sans peur (si ce n’est sans
reproche) et les fonctionnaires, ces pâles, pleutres et inutiles secrétaires retran-
chés dans des bureaux qui rentrent à 17 heures pile pour retrouver femme et
enfants. Un bon flic ne compte pas son temps, il en a la maîtrise et ne se soumet
pas à des horaires de fonctionnaire. Il peut décider d’aller chez le coiffeur en
plein après-midi ou de rester au commissariat jusqu’à 23 heures s’il le faut.
Seuls, lui et « les siens », déterminent cette nécessité. Le mythe prête au vrai
flic la volonté d’échapper au temps comptable, à la bureaucratie et, à l’inverse,
l’envie de se donner complètement à son travail. L’expression « ne pas céder à
maman », caractérise cette liberté, « maman » étant l’épouse qui réclame que
son mari rentre à heure fixe et soit présent le week-end. Ne pas faire passer son
univers privé avant le service est une marque d’honneur policier : le vrai flic ne
se plie pas aux contraintes des gens ordinaires. Le rapport au temps se comprend
encore mieux si on le rapporte à la distribution des différents services dans
l’organigramme symbolique du commissariat. De fait, lorsque l’on observe le
travail des policiers de la crim’ qui restent souvent plus tard que leurs collègues
d’autres services, on s’aperçoit qu’ils y sont contraints moins par une nécessité
technique que par un intérêt à afficher des manières d’être flic qui leur seraient
propres. S’ils ne comptent pas leurs heures, c’est pour se distinguer des policiers
qu’ils stigmatisent comme des fonctionnaires. Ne pas compter son temps, c’est
aussi affirmer que les affaires à traiter sont plus complexes que celles des autres
services et qu’il est impossible de les résoudre à la chaîne, selon un calendrier

299
laurence Proteau

administratif qui impose des horaires fixes : « On n’est pas à la sécurité sociale,
ici », s’exclame un gardien de la paix en poste à la crim’.
Concrètement, être flic et pas fonctionnaire, c’est posséder un ethos singu-
lier : ne pas compter son temps, privilégier la sociabilité virile aux dépens des
contraintes de la famille, cultiver un look particulier, une façon de marcher, une
intonation, valoriser le courage, l’acharnement, la curiosité, la ruse, le risque,
aimer chasser le bandit, puis résoudre l’énigme. Cette figure est largement
monopolisée par les policiers de la crim’ et à un moindre degré la brigade des
stupéfiants. Ceux des autres services ont peu d’occasion de briller ; ils souffrent
d’un déficit de crédit symbolique et d’un manque de reconnaissance de la part
non seulement des collègues, mais également, selon eux, de leur hiérarchie.
Robert, gardien de la paix en civil en poste à la brigade des mineurs se plaint
de l’absence de considération : « On n’est jamais reconnus, alors qu’on a des
questions de viol et de meurtres à traiter. » S’il se sent exclu du tableau des
honneurs et relégué en position dominée, c’est en raison de la place qu’occupe-
rait la crim’ dans la politique du commissariat. Elle monopoliserait indûment
l’attention et les félicitations : « La crim’ qui élucide un hold-up de temps en
temps, trois mois plus tard ils font encore la une des journaux ; le patron les
convoque et les félicite, nous jamais », regrette-t-il, amèrement.

encadré 1. – Postures distinctives : inertie apparente des dominés


et activisme affiché des dominants
Extrait de journal de terrain (14 juin 2001). Installée à la brigade des mineurs je vis, à
l’instar du policier dont je partage le bureau, une morne journée : aucune audition n’est
prévue et aucune arrestation ne vient interrompre la journée. Robert n’est pas débordé.
Il s’occupe tranquillement des dossiers en cours, règle des questions administratives,
passe des coups de fils personnels, fait sauter les PV d’une « copine ». Il ne sort pas
enquêter, ne cherche pas d’informations par téléphone. J’observe, étonnée, cette absence
de travail à l’extérieur du commissariat. L’inertie est d’autant plus visible qu’elle contraste
avec l’activisme de Bernard, policier à la crim’, qui fait subitement intrusion dans le
bureau de Robert. Lui, c’est la caricature du flic viril, violent et grossier, mais il est
aussi drôle et charismatique. Il raconte avec entrain les interrogatoires de jeunes de
quartiers populaires que la crim’ mène en ce moment suite à des échauffourées avec la
police : « Je lui fous des baffes et des coups de pied » ; « Je fais pas au faciès, mais faut
admettre que c’est des crapauds » ; « On a auditionné l’abruti ». Il raconte aussi dans la
foulée qu’ils sont en train de démanteler un vaste trafic de voitures de luxe et dépeint
avec verve les nombreuses investigations qu’ils doivent réaliser pour préparer la « belle
affaire16 ». Pendant ce temps, Robert garde le nez dans ses dossiers fort mécontent de
subir le récit des exploits du service des « cow-boys », alors que lui n’a rien d’aussi haut
en couleur à raconter. La situation inverse est impensable. Jamais un policier de la brigade
des mineurs n’irait raconter sa dernière affaire dans les bureaux de la crim’, car il sait
pertinemment qu’il serait la cible de blagues malveillantes et de sous-entendus pour la
tourner en dérision quelle que soit son importance.

16. Même à la crim’ les « belles affaires » sont rares, mais elles font parler d’elles grâce au
travail de publicisation des policiers de ce service qui n’hésitent pas à conter leurs exploits.

300
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

Cette scène participe des avancées à petits pas de la recherche, avancées qui,
avec le temps, dessinent un espace cohérent, construit, argumenté de positions
(indissociablement pratiques et symboliques) : les policiers de la crim’ sont
décidément à part dans le commissariat, cela se confirme encore une fois : ils
jouent avec le look (blousons de cuir, arme dans le holster sous le bras…) et avec
la voix (parlent haut et fort) ; ils sont à l’aise où qu’ils se trouvent et adoptent
un air pressé et affairé. Ce travail pour produire l’image d’un professionnel
d’exception au-dessus du lot commun, compose la mallette symbolique des
dominants, technique qu’il leur faut parfaire sans cesse et qui les oblige à être à
la hauteur pour ne pas perdre la face. Et cet enjeu est de taille puisqu’il engage
non seulement la valeur de la position dans le champ professionnel, mais bien
plus largement dans l’espace social. Pour ces policiers, il s’agit alors de faire tenir
ensemble la représentation d’eux-mêmes telle que la construit la multitude de
séries télévisées qui occupent l’écran depuis une dizaine d’années (sans parler du
modèle de l’inspecteur dans les romans policiers) et leurs pratiques ordinaires :
« Qu’est-ce qu’ils connaissent, les gens, de la police ? C’est ce qu’on voit à la
télévision, c’est les enquêtes, hein ! L’“inspecteur mène l’enquête”. On ne voit
pas des gens en train de faire de la circulation, à part dans les pervenches, mais
enfin ça ne correspond pas à l’idée qu’on se fait du policier. » (Commandant,
chef de la crim’.)

encadré 2. – apparats physiques et symboliques de l’habitus policier


Extrait de journal de terrain (24 janvier 2002). Un lieutenant stagiaire à la crim’ consulte un
magazine de vente d’accessoires policiers. Il veut changer la crosse de son revolver, parce
qu’il ne l’a pas bien en main. Il s’imagine arme au poing, alors qu’en réalité les policiers
l’utilisent extrêmement rarement. « Je ne sais pas, dit-il, ça doit être fait pour les femmes. »
Très attentif aux attributs extérieurs du policier, il a acheté lui-même son holster et la
pochette pour mettre les menottes, parce que ceux fournis par l’administration n’étaient
pas « esthétiques ». L’attirail attire. Pour être policier, il faut d’abord le paraître.
Extrait de journal de terrain (4 juin 2002). Pierre, gardien de la paix à la crim’, téléphone
à une « taupe » (un informateur), auprès de qui il se fournit en whisky. Téléphoner
devant moi à un informateur vise aussi à me convaincre et à se convaincre lui-même
qu’il participe d’un espace policier basé sur la création et l’entretien de réseaux à la limite
de la zone trouble. Pierre cultive l’illusion du « vrai » flic, qui mène double, triple vie,
pénètre au cœur de l’illicite et évolue dans des milieux interdits aux citoyens ordinaires.
Avoir des « indics », c’est aussi coller à la représentation mythique du policier solitaire
qui gère une équipe de dépendants, contrôle une officine de renseignements, détient un
pouvoir sur le caché, le secret, l’underground.

La définition du « vrai » flic n’est pas consensuelle, loin de là. Si l’on se


contentait de dire qu’il y a des policiers (sociologie des professions) qui exercent
dans tels services (sociologie des organisations) et qui y réalisent telles tâches
(sociologie du travail), on ne comprendrait pas que « ce qu’être policier veut
dire » est un enjeu de lutte et pas une identité fixe et définitive.

301
laurence Proteau

« Fausse police » et déclassement

Au moment de l’enquête, la position de la crim’ dans l’institution policière


est loin d’être aussi confortable que par le passé 17. Moins nombreux, soumis
à un surplus d’affaires sans grande envergure, les conditions de travail de ses
membres et leur position dans l’ordre symbolique de l’institution policière se
dégradent. La multiplication des policiers de terrain sans qualification judiciaire
liée à la mise en place de la police de proximité, accroît le rythme des arrestations
et donc le nombre de procédures. Les services d’investigations se plaignent de
ces « fausses » affaires qui saturent leur temps de travail. L’enjeu est de parvenir
à imposer son rythme et la qualification de son travail face aux autres services ;
la difficulté est de parvenir à conserver sa spécialisation, sa marque de noblesse,
sa spécificité judiciaire, sa liberté d’action, sa vision de la « vraie police » :
« C’est bien beau d’avoir un uniforme et de se promener… […]. Si on n’a pas
le pouvoir pour sanctionner, ça devient un peu ridicule. […] beaucoup de
jeunes dans les quartiers insultent les ADS [adjoints de sécurité] quand ils
passent. Nous, quand on passe et qu’ils nous insultent, on les interpelle, on
les place en garde à vue, c’est vite réglé, hein ! »

La police de proximité, essentiellement composée d’adjoints de sécurité


(emploi-jeune), sans réel pouvoir, ramènerait sans discernement des petites
affaires qui enfermeraient les spécialistes du judiciaire dans leur bureau : étouf-
fés par la paperasse, ils seraient obligés d’abandonner le terrain à des policiers
qui feraient de la « fausse » police. Si ceux qui arrêtent à tout va compliquent
et gâchent le travail des enquêteurs de la crim’, il en est de même de ceux qui
rédigent les plaintes : « C’est pour ça qu’on est noyé de plaintes, parce que les
mecs prennent n’importe quoi et n’importe comment… c’est des bons à rien ! »,
se plaint avec colère et ressentiment un gardien de la paix de la crim’ qui voit
son statut se dévaloriser.
Les tensions et conflits opposent également les services judiciaires spécialisés
au service du Quart dont la vocation est d’être généraliste et de traiter en temps
réel les infractions relevant de la petite et moyenne délinquance. Sa particularité
est de fonctionner 24 heures sur 24, alors que les brigades spécialisées assurent
des permanences à domicile en cas d’urgence. Ainsi, les affaires qui arrivent
la nuit au commissariat sont d’abord soumises au Quart qui commence à les
traiter en fonction de ses moyens en hommes et en temps. Non seulement ce
service a puisé sa main-d’œuvre qualifiée parmi les officiers de police judiciaire
17. Pour une analyse précise des changements dans la division du travail policier dans la
seconde moitié de la décennie 2000, on peut lire les travaux de LeMaire l., Division du
travail dans l’institution policière. Ethnographie d’un commissariat de sécurité publique, thèse
de doctorat de sociologie, université de Picardie Jules Verne, 2011. Elle montre comment
se recomposent les concurrences, ce qui se transforme et ce qui perdure, ainsi que les
enjeux politiques et policiers liés à ces anciennes et nouvelles configurations.

302
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

(OPJ) qui auraient pu être affectés dans les services d’investigations classiques
(mineurs, stupéfiants, mœurs et crim’), mais surtout la qualité du travail qu’il
effectue est contestée, quand bien même il prend en charge le « tout-venant »
et sert de filtre entre le flux des arrestations et les brigades spécialisées. En effet,
lorsque les procédures engagées par ce service échoient à l’une d’entre elles, les
récriminations des destinataires sont multiples : procédures mal ficelées, multi-
plication ou au contraire fermeture des pistes d’investigation, procès-verbaux
d’interrogatoire elliptiques, etc.

Dans cette configuration les policiers de la crim’ ont de moins en moins


souvent l’occasion de faire de « belles affaires », comme le confirme le commis-
saire qui dirige les services d’investigations :
« Au niveau judiciaire c’est des instructions de parquet à la con qui nous
tombent et qu’on doit gérer : c’est enquêter sur la petite plainte de branque 18,
une dégradation, alors qu’avant, ça, c’était classé et on n’en parlait plus.
Le boulot s’est considérablement alourdi et on a perdu un peu de considéra-
tion et ça, le policier ne le supporte plus. Avant, l’inspecteur ça représentait
quelqu’un, quelque chose aux yeux des délinquants. Maintenant […] ils ont
perdu l’aura de l’inspecteur ancienne formule. »

Ce surplus de plaintes débouche non seulement sur un accroissement de la


charge de travail, mais également sur la multiplication de tâches ingrates et sans
intérêt. Par conséquent, l’accumulation de « fausses » affaires et l’impossibilité
de mener des enquêtes d’« initiative 19 » menace le prestige et la réputation de
ces services qui perdent en grande partie leur spécialité et deviennent de plus en
plus généralistes, alors que choisir les affaires et les traiter de manière autonome
représente une des conditions de la distinction de cet espace. De fait, l’observa-
tion révèle que le décalage est considérable entre le discours sur/et l’idéal policier
de la « chasse » et la réalité du travail d’enquête et de procédure qui se fait, en
grande partie, à l’intérieur, derrière un bureau, pendu au téléphone. Les policiers
ont du mal à concilier ces univers physiques et symboliques que tout sépare : le
policier courant derrière le bandit (pôle masculin) et le travail ordinaire sur les
dossiers (pôle féminin). Pourtant, malgré ce risque de déclassement, travailler
à la crim’ reste encore, en 2001-2002, une bonne manière d’accroître l’estime de
soi et la garantie d’accumuler du capital symbolique.

18. Celles qui n’ont ni intérêt, ni grandeur policière et, surtout, qui ne peuvent être résolues.
19. L’enquête dite d’initiative est suscitée par l’activité de la police et non par la plainte d’une
victime.

303
laurence Proteau

ConClusion
L’approche relationnelle de la sociologie de Pierre Bourdieu permet de dépas-
ser les questionnements en termes de profession ou de travail, deux approches
qui présentent les faux avantages des apparences : on peut effectivement facile-
ment observer des policiers en train de travailler. Mais qu’observe-t-on en
réalité ? Si l’on ne rapporte pas une situation observée à une autre situation
observée dans un autre point du même espace, on ne voit pas que le groupe
est composé de positions qui s’opposent en s’incarnant dans des pratiques et
des représentations différentes, mais impensables séparément. C’est seulement
parce que la position de l’agent de patrouille en uniforme, pris dans le système
classificatoire qui organise les actions et les perceptions policières, est reconnue
comme la plus basse de la hiérarchie symbolique du métier, que ce policier
considère comme allant de soi d’intégrer les services d’investigations lorsqu’il
souhaite une promotion.
Cependant, cette configuration n’est pas intemporelle. On n’est pas policier
de la même manière en fonction de sa position et cette position n’a pas néces-
sairement toujours la même valeur dans l’histoire. Au Moyen Âge, la seule vraie
police contrôlait les échanges marchands 20, ensuite vint la police politique, puis
celle du maintien de l’ordre public. Ce n’est qu’à partir de la première moitié
du xxe siècle que l’enquête criminelle s’impose comme le pôle le plus légitime
de l’action policière 21. Il est donc important de considérer l’état des rapports
de force à un moment donné dans l’espace policier pour saisir les principes
de division inscrits à la fois dans l’ordonnancement physique et administratif
(bureau et organigramme) et dans les pratiques et dans les représentations parta-
gées. C’est dire que l’on observe moins une activité professionnelle, qu’un travail
de construction de groupe. Dans cette configuration, les dominants luttent pour
maintenir leur position distinctive et imposer leurs principes de division et de
vision du monde policier. C’est notamment le cas des policiers de la crim’ qui
tentent, de façon parfois trop voyante, de sauver la face lorsque leur position
est menacée par les nouvelles priorités politiques en matière de délinquance.
évidemment, ce qui condamne les uns à déchoir satisfait ceux qui tirent profit
de ces transformations. Pourtant, et c’est ce que qu’il faut retenir également, il
ne suffit pas de changer les priorités par le haut, encore faut-il que les repré-
sentations du « vrai » flic et de la « belle » affaire se modifient, ce qui suppose
que le mythe s’efface. Mais cela est loin d’être le cas car le mythe n’a pas besoin
de supports empiriques pour survivre, seule l’imposition d’un autre mythe peut
le détrôner.

20. Napoli P., Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes et société, Paris, La Découverte,
coll. « Armillaire », 2003.
21. Berlière J.-M., Le monde des polices en France, xixe-xxe siècles, Bruxelles, Complexe, 1996.

304
architecture PhysiQue et cadre syMBoliQue. être et Paraître Policier

BiBliographie
Berlière J.-M., Le monde des polices en France, xixe-xxe siècles, Bruxelles, Complexe, 1996.
Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun »,
1980.
Bourdieu P., Réponses, Paris, éditions du Seuil, 1992.
Elias N. et sCotson J. L., Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.
KaliFa D., Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2005.
LeMaire E., Division du travail dans l’institution policière. Ethnographie d’un commissariat
de sécurité publique, thèse de doctorat de sociologie, université de Picardie Jules Verne,
2011.
Napoli P., Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes et société, Paris, La Découverte,
coll. « Armillaire », 2003.
Monjardet D., Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte,
coll. « Textes à l’appui », série sociologie, 1996.
Proteau L., « Interrogatoire, forme élémentaire de classification », Actes de la recherche
en sciences sociales, no 178, juin 2009, p. 5-11.
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travail policier », in Coton C. et Proteau L. (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie
des écrits professionnels dans les institutions d’encadrements, Rennes, PUR, coll. « Le sens
social », 2012, p. 41-64.
Pruvost G., Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, éditions de la MSH, coll. « Ethnologie
de la France », 2007.

305
Lucie goussard

la vulnéRabilité au tRavail
des cadRes d’oRigine PoPulaiRe 1

Un « nouvel esprit du capitalisme » s’est formé au cours des années 1990 2.


En réponse aux critiques des grandes organisations hiérarchiques et bureaucra-
tiques, jugées trop lourdes et rigides, cette rhétorique managériale promeut la
flexibilité, valorise la mobilité, l’« ouverture d’esprit », la capacité à tisser des
réseaux. Avec ce nouvel idéal de justice, les performances, l’engagement et le
« talent » de chacun seraient reconnus à leur juste valeur. Il a donné lieu à une
gestion individualisée des carrières et de la rémunération 3 qui s'est substitué au
modèle « intégré 4 », caractérisé par l’avancement à l’ancienneté et les modes de
régulation collective comme les grilles de classification. Les carrières n’étant plus
garanties a priori, il appartient ainsi aux individus de « cultiver leurs atouts »
et de se rendre mobiles afin de devenir « acteurs » et « responsables » de leur
parcours professionnel 5.
Dans le même temps, l’avènement de la logique compétence 6 implique que
les salariés, et tout particulièrement les cadres, soient non seulement évalués
sur leur travail, mais aussi sur leur conformité à une norme comportementale
attendue 7. Selon cette logique méritocratique, les postes à responsabilité, les
1. Projet soutenu par l’attribution d’une allocation GESTES/région Île-de-France.
2. boltansKi l. et Chiapello È., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
3. linhart D., Le torticolis de l’autruche. L’éternelle modernisation des entreprises, Paris, éditions
du Seuil, 1991.
4. Cousin O., Les cadres : grandeur et incertitude, Paris, L’Harmattan, 2004.
5. dany F., « La théorie des carrières : d’où venons-nous et où allons-nous ? », in guerrero s.,
Cerdin J.-L. et roger A. (dir.), La gestion des carrières. Enjeux et perspectives, Paris, Vuibert,
2004, p. 335-349 ; dany F., lauFer J. et poChiC s., « La fin des carrières ? Loyauté mobilité
et nomadisme », in bouFFatigue p., gadea C. et poChiC S., Cadres, classes moyennes, vers
l’éclatement ?, Paris, Armand Colin, 2011, p. 88-92.
6. Le modèle de la compétence se substitue à celui de la qualification qui résulte d’un compro-
mis passé entre les partenaires sociaux et qui se caractérise par la mise en équivalence
de quatre attributs : le diplôme, l’ancienneté, le salaire et le poste de travail (zariFian P.,
Le modèle de la compétence, Paris, Liaisons, 2001).
7. durand J.-P., La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire,
Paris, éditions du Seuil, 2004.

307
lucie goussard

projets les plus stratégiques, les rémunérations et primes les plus importantes
sont attribués à ceux qui se montrent « convaincants », capables de « briller en
public », de communiquer avec « persuasion » et de créer les réseaux les plus
étendus 8.
Mais derrière l’engagement, les « savoir-être » et le « talent », le nouvel esprit
du capitalisme ne masque-t-il pas les mécanismes sociaux qui sont au fondement
de la hiérarchisation des places dans l’entreprise ? Ces nouvelles règles du jeu
ne font-elles pas explicitement appel à la mobilisation des capitaux symbolique,
culturel et social ? Ne sanctionnent-elles pas ainsi des compétences socialement
héritées et définies par des habitus de classe ?

encadré méthodologique
Les analyses proposées dans ce chapitre s’appuient sur deux enquêtes. La première a été
menée dans le cadre d’une thèse, entre 2007 et 2011, dans les services d’ingénierie de
deux grandes entreprises françaises des secteurs automobiles et aéronautique. La seconde
a été réalisée entre 2012 et 2013 au sein de la direction Recherche et Développement
d’une grande entreprise française de l’énergie. Au total, 140 cadres ont été interviewés. Si
la majorité de ces chercheurs, ingénieurs, coordinateurs de projet et managers sont issus
des classes moyenne et supérieure, 34 d’entre eux ont au moins un parent ouvrier ou
employé. Parmi ces « transfuges sociaux9 », encore dénommés « transfuges de classe10 »
ou « miraculés sociaux11 », 13 sont des « transfuges scolaires » : leur ascension sociale
s’est effectuée au sein du système scolaire. Les 21 autres constituent, quant à eux, des
« cadres de la promotion12 » ou « autodidactes13 » car ils ont accédé au statut de cadre
par le biais d’un parcours promotionnel au sein de leur entreprise. Précisons également
que les terrains d’enquête sont très peu féminisés : le service étudié dans l’automobile
compte 18 % de femmes, celui de l’aéronautique 15 % et celui de l’énergie 30 %. La
population d’enquête est également très masculine – elle compte près de 80 % d’hommes.
L’expérience de la mobilité est donc plutôt déclinée ici au masculin.

Nous proposons d’apporter des éléments de réponse en examinant les


pratiques et représentations des cadres d’origine populaire à l’égard de ces
nouvelles injonctions managériales. En les comparant à leurs homologues
issus des classes moyenne et supérieure, nous chercherons à montrer, dans un
premier temps, que la distribution inégale des capitaux restreint l’espace des

8. boltansKi L. et Chiapello È., op. cit.


9. terrail J.-P., « De quelques histoires de transfuges », Cahiers du Laboratoire de sociologie
et d’anthropologie de l’université de Caen, no 2, 1984, p. 35-74.
10. Idem.
11. bourdieu P., La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Les éditions de
Minuit, 1989, p. 259-264.
12. bouFFartigue P., « Où sont, qui sont les cadres de promotion ? Repérages et commen-
taires », Cahiers du GDR Cadres, no 9, 2004 ; gadea C. et poChiC s., « Des “disparus” bien
présents : les cadres issus de la promotion », Éducation permanente, no 178, 2009, p. 9-24.
13. gadea C., grelon A. et poChiC S. (dir.), « Savoirs et carrières : que nous apprennent les
cadres promus et autodidactes ? », Cahiers du GDR CADRES, no 9, Actes de la journée du
27 juin 2005.

308
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

possibles de ceux qui sont les plus mal placés dans cette distribution, les cadres
transfuges sociaux. Dans un second temps, une typologie mettra en lumière les
diverses tensions vécues par ces cadres afin de pointer les éléments qui, par-delà
la diversité des expériences, éclairent leur plus grande vulnérabilité dans le
champ de l’entreprise moderne.

les handicaps sociaux des cadres transfuges au travail


Si, pour accéder au statut de cadre, les transfuges étudiés ont incorporé
des dispositions propres à leur nouveau milieu d’appartenance, les dispositions
constitutives de leur « habitus » de classe d’origine ont pour propriété d’être
durables, c’est-à-dire de survivre au moment de leur incorporation 14. En dépit
de leur mobilité sociale, ils n’occupent donc pas la même position que les
cadres issus des classes moyenne et supérieure dans la distribution des capitaux
symbolique, social et culturel. Or, la montée des exigences comportementales
et l’injonction à tisser des réseaux, caractéristiques du management moderne,
impliquent une mobilisation accrue de ces ressources et font des capitaux objec-
tivés et incorporés des cadres transfuges des handicaps sociaux.

Exigences comportementales du management moderne


et « hystérésis de l’habitus »

Outre la réalisation de leurs objectifs productifs, il est attendu des cadres


qu’ils adhèrent aux valeurs de leur entreprise, fassent preuve de leadership, se
montrent « mobiles », « convaincants », « persuasifs » et « forces de propo-
sition 15 ». Les « cadres héritiers », issus d’une lignée où la position de cadre
est solidement ancrée, légitiment et mettent en pratique ces nouvelles normes
comportementales.
« La communication, c’est la clé de la réussite ! Et ça fait partie de notre
travail ! C’est devenu aujourd’hui hyper important. Il faut être capable de
négocier dans tous les domaines. Il faut être présent, se faire connaître dans
l’entreprise, être là aux bons moments et se faire connaître en bien surtout ! »
(Renaud, 39 ans, ingénieur chercheur, énergie, école d’ingénieur en Belgique,
docteur de l’école des mines, Paris, fils de chef d’entreprise.)

« Pour faire passer un projet, il ne faut surtout pas uniquement compter


sur l’étude d’opportunité ! Ceux qui n’ont pas compris ça peuvent s’asseoir
sur leurs projets, parce qu’ils ne seront pas acceptés ! Il ne faut pas non plus
s’attendre à ce que la technique soit le seul critère de recevabilité ! Donc

14. bourdieu P., «  Le capital social. Notes provisoires  », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 31, 1980a, p. 2-3.
15. boltansKi L. et Chiapello È., op. cit.

309
lucie goussard

clairement, il faut passer des coups de fil à droite à gauche, prendre contact
avec les chefs de département, que le jour de la revue de projet, tout le
monde soit déjà convaincu ! Il faut se battre pour ce que l’on fait et faire
du lobbying auprès des instances décisionnelles. » (Valérie, 37 ans, chef de
projet, automobile, Supélec, fille de psychiatre et de psychanalyste.)

À l’opposé, la majorité des cadres transfuges rencontrés dans le cadre de


l’enquête déclarent ne pas être à l’aise face à ces injonctions et les mettre plus
difficilement en œuvre.
« Je suis quelqu’un de timide… Et je sais que ma carrière aurait été diffé-
rente si je m’étais plus montré. Si j’avais plus communiqué sur mon travail…
La technique, ça, je sais faire… Mais je crois que ça ne suffit plus. » (Joël,
52 ans, ingénieur qualité, aéronautique, DUT mesures physiques, cadre issu
de la promotion professionnelle, fils de chauffagiste et de femme au foyer.)

« Je ne suis pas un bon communiquant. J’ai tendance à avoir plus une menta-
lité de chercheur. Je préfère être légitime en bâtissant un raisonnement
logique plutôt que de me placer en faisant de belles présentations power
point pour vendre mon travail. Alors je sais bien que ce serait plus payant
mais voilà, je ne suis pas un bon vendeur ! » (Nicolas, 40 ans, chef de projet,
énergie, BTS maintenance aéronautique, école d’ingénieur de rang C, docto-
rat, fils d’artisan et d’employée de commerce.)

Convaincus de ne pas être à la hauteur et craignant d’être démasqués, les


cadres transfuges préfèrent souvent ne pas se mettre en avant en public. Dans
leurs récits, les difficultés à communiquer sont souvent expliquées par un
« manque de confiance en soi » qui fait lui-même écho au « sentiment d’impos-
ture », caractéristique des cadres ayant accédé au statut de cadre en cours de vie
professionnelle 16 comme des transfuges scolaires 17. De nombreuses expériences
de honte ont d’ailleurs été évoquées au cours des entretiens. Pour certains, il
s’agit des manières de s’exprimer en public, « des mots qui ne viennent pas »,
des discours « qui ne sont assez pas fluides ». Pour d’autres, il est question d’une
difficulté à tenir l’attention de l’auditoire, à paraître « moins raide, moins crispé,
moins tendu » ou à « faire la discussion avec des interlocuteurs importants ».
Si les cadres transfuges bénéficient d’un statut distinctif et valorisé, ils ne sont
pas détenteurs des propriétés modales, profondément marquées dans l’identité
sociale des « cadres héritiers », nécessaires à l’accès aux postes de pouvoir dans
le champ de l’entreprise. Autrement dit, même s’ils se trouvent dans un espace

16. MonChatre S., « Accès au statut cadre en cours de vie professionnelle : politiques d’entre-
prise et pratiques individuelles », Cahiers du GDR CADRES, no 9, Actes de la journée du
27 juin 2005.
17. granField R., « Making it by faking it: Working-class students in elite academic environ-
ment », Journal of contemporary ethnography, vol. 20, no 3, 1991, p. 331-351.

310
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

social différent de leur milieu d’origine, ils conservent au moins en partie, ou au


moins pendant un certain temps leurs dispositions initiales. Cette « hystérésis
de l’habitus 18 » explique leur inadaptation – souvent temporaire – au nouvel
espace social dans lequel ils se situent. En dépit de la détention du titre de cadre,
ils parviennent donc plus difficilement que les autres à s’adapter à des normes
comportementales qui sont souvent trop éloignées de leurs dispositions sociales
d’origine.

Barrières sociales des réseaux de cooptation informels

À côté de ces exigences comportementales, les cadres doivent constituer


et mobiliser des réseaux pour se rendre mobiles et « accomplir leurs désirs
de carrière ». Bien entendu, il convient de ne pas surestimer leurs marges de
manœuvre dans la définition des parcours professionnels. En la matière, ils ne
sont pas tous logés à la même enseigne : ils ne bénéficient ni du même soutien de
la part des services « ressources humaines », ni des mêmes ressources. Comme le
montre F. Dany 19, des dispositifs de gestion opèrent une véritable discrimination
entre les « cadres repérés » et les « cadres anonymes », c’est-à-dire entre ceux
qui sont soutenus par les directions d’entreprises et les autres. Les directions
réservent à une petite « élite » de cadres, les cadres dirigeants et les cadres dits
« à haut potentiel », issus majoritairement de grandes écoles 20, de nombreux
outils d’aide à la mobilité : plans de succession, organigramme de remplacement
des cadres dirigeants, comités de carrière, entretiens de carrière, parrainage,
coaching, postes tremplins ou encore contrats de développement 21.
Exception faite de ces « cadres repérés » – parmi lesquels les directions
puisent les futurs managers et les experts qui leur sont les plus précieux, les
autres cadres ont plus que jamais besoin de mobiliser leurs réseaux pour opérer
des choix de carrière les plus appropriés et accéder aux positions dominantes
dans le champ de l’entreprise. Or, selon leur origine sociale, ils ne détiennent
pas les mêmes capacités à produire et à reproduire un réseau de relations 22 sur
lequel s’appuyer pour entrer en mobilité. Constituer ce réseau et le maintenir
nécessitent la détention de certaines « compétences sociales 23 », c’est-à-dire de
certaines ressources dont la valeur est socialement déterminée.
18. bourdieu P., Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, éditions
du Seuil, 2002.
19. dany F., « La carrière des cadres à l’épreuve des dispositifs de gestion », in bouFFartigue P.,
Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, p. 207-220.
20. poChiC S., « Les cadres au cœur des réorganisations. Le travail comme point aveugle »,
Cadres-CFDT, no 432, 2008, p. 57-62.
21. FalCoz C., « La carrière “classique” existe encore. Le cas des cadres à haut potentiel »,
Gérer et comprendre, no 64, juin 2001, p. 4-17.
22. bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980b.
23. lin N., « Les ressources sociales : une théorie du capital social », Revue française de socio-
logie, vol. 36, no 1, 1996, p. 685-704.

311
lucie goussard

Les réseaux peuvent être de deux types. Le premier est le réseau profession-
nel, constitué au fil de la trajectoire professionnelle au contact des membres de
l’équipe de travail, du service ou des projets. L’entretien de contacts privilégiés
avec des responsables hiérarchiques et des chefs de projet facilite alors grande-
ment l’accès à des informations et à des soutiens essentiels pour accomplir ses
choix de carrière. Le second, plus informel mais non moins institué, renvoie aux
anciens élèves des écoles d’ingénieur les plus prestigieuses de l’enseignement
supérieure, qualifiées de « rang A ». Il en va ainsi par exemple pour le réseau
des anciens élèves de l’école polytechnique, de l’école centrale Paris, l’école des
mines, de Supélec ou de l’école des ponts ParisTech. Par définition, ces réseaux
son strictement réservés aux diplômés de ces « grandes écoles ».
« Quand je parle de réseau, je fais référence aux anciens des Mines. On dispose
d’une liste de tous les anciens élèves, on a souvent leur numéro de téléphone
portable personnel et on sait directement quel est leur poste et quelles sont
leurs spécialités. C’est un réseau fort à l’intérieur de l’entreprise, qui nous
offre des opportunités importantes. Le “réseautage” c’est une compétence que
je maîtrise assez bien depuis que j’ai compris que pour dix contacts sollicités,
trois constituent des nœuds de réseaux pouvant eux-mêmes nous présen-
ter de nouvelles personnes. » (Vincent, 37 ans, chef d’équipe, automobile,
ingénieur de l’école des mines, Paris, fils d’ingénieur et de professeure de
mathématiques dans le secondaire.)

Le réseau des anciens élèves d’une école permet aux cadres qui y ont accès
de conserver ou d’augmenter leur patrimoine et corrélativement, de mainte-
nir ou d’améliorer leur position dans le champ de l’entreprise. Le « sens des
relations 24 » autorise donc les détenteurs d’un fort capital social d’augmenter
leur capital symbolique par le biais d’une reconversion de leur capital cultu-
rel objectivé sous la forme d’un titre scolaire, en une autre espèce de capital,
le capital social. N’ayant souvent pas fréquenté de grandes écoles, les cadres
transfuges se trouvent de fait exclus de ces réseaux de placement. Ils critiquent
d’ailleurs assez vivement leur fondement.
« Les anciens des écoles du groupe A, on leur déroule le tapis rouge. On sait
qu’ils seront forcément bons, enfin on le suppose. À l’inverse, ici, les écoles en
bas du groupe C sont presque indignes de délivrer un diplôme d’ingénieur. »
(Gilles, 30 ans, ingénieur chercheur, énergie, école d’ingénieur de rang C puis
doctorat dans une école de rang A, fils d’employés municipaux.)

« Je n’ai pas forcément le profil pour monter dans la hiérarchie. Il y a un


mécanisme d’auto-reproduction des élites ici. C’est un peu la culture du
premier de la classe. Et moi, ma formation ne me permet pas d’en faire partie.

24. bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.

312
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

Et puis je ne suis pas dans le réseau de l’amicale des polytechniciens. J’ai


fait une école d’ingénieur à Grenoble et une thèse à l’étranger… tout de
suite, c’est moins séduisant ! » (Simon, chef de groupe, énergie, école d’ingé-
nieur de province, doctorat à l’étranger, fils d’instituteur et de préparatrice
en pharmacie.)

Dans leurs propos, Gilles et Simon signifient que le diplôme, et plus préci-
sément l’école qui le délivre, fonctionne comme une exigence tacite orientant
plus ou moins ouvertement les choix de cooptation tout au long de la carrière,
en sorte que les cadres dépourvus de ces traits se trouvent exclus ou renvoyés
à des positions marginales dans le champ. L’attribution de qualités spécifiques
et d’une certaine notoriété dans l’entreprise aux diplômés des écoles de rang A
se confirme en effet dans les propos de ce conseiller en ressources humaines de
l’entreprise automobile : « On peut leur faire confiance tout de suite. Ces salariés
font preuve d’une grande intelligence, d’une certaine rapidité dans la réflexion et
d’une vision de l’entreprise à moyen et long terme. » La détention d’un diplôme
de rang A joue un déterminant dans les carrières car en consolidant le capital
culturel et social de ces cadres, cette formation les dote d’un capital symbolique
légitimant leur position dominante dans l’entreprise.
Tout au long de la carrière, l’attribution des postes répond à des logiques
d’« étiquetage 25 » en fonction des écoles d’où les cadres sont diplômés 26. Or,
le fait d’exiger un diplôme déterminé sur un poste peut être une manière d’exi-
ger en réalité une origine sociale déterminée. Au bout du compte, ce système
d’« étiquetage » et de réseaux de placement masque la segmentation qui a lieu
au sein de la population des cadres et participe pour partie à la production et
à reproduction des inégalités sociales dans le champ de l’entreprise. L’accès au
statut de cadre ne dispense donc pas les mêmes bienfaits en termes de carrière
selon l’origine sociale de ses détenteurs. Les capitaux culturel, social et symbo-
lique des cadres transfuges circonscrivent leur espace des possibles et agissent
dans le sens d’une fragilisation à l’égard des règles du champ dans lequel ils
évoluent. Voyons à présent comment ces handicaps sociaux façonnent leur
trajectoire professionnelle, dans le sens d’une plus grande vulnérabilité au
travail.

expÉriences de transfuges au travail :


chercher sa place, l’investir et la garder

Les changements de position sociale impliquent non seulement l’intégra-


tion d’une catégorie sociale qui n’est pas celle dans laquelle les individus ont
été socialisés, mais un processus d’incorporation de dispositions héritées de

25. beCKer H., Outsiders, Paris, Métailié, 1963.


26. MonChatre S., op. cit.

313
lucie goussard

« matrices de socialisation contradictoires 27 ». Bien que les transfuges n’aient pas
un habitus de classe univoque 28, leur mobilité sociale se traduit donc nécessaire-
ment par une « tension entre le milieu d’origine et le milieu d’arrivée 29 ». Chez
les cadres transfuges, cette tension donne lieu à des expériences contrastées
entre ceux qui, tiraillés par leur multi-positionnement social, ne parviennent pas
à trouver leur place dans l’organisation, ceux qui l’ont trouvée au moyen d’un
investissement particulièrement coûteux et ceux qui souffrent de l’avoir perdue,
suite à l’absence de reconnaissance par l’entreprise de leur engagement 30.

Chercher sa place et craindre de trahir sa classe

Le premier type d’expérience concerne les transfuges marqués par leur


position d’entre-deux-classes. Tiraillés entre leur milieu d’origine et leur milieu
professionnel, ces transfuges sont profondément affectés par le déracinement
qu’implique la mobilité sociale et peinent à concilier les référents culturels et
idéologiques de leurs deux groupes d’appartenance. Les cadres de la promotion
ont par exemple été nombreux à relater leurs difficultés à rompre avec leur
ancienne identité de technicien. L’un d’entre eux déclare : « Je suis toujours
la même personne, je ne veux pas changer parce que je suis cadre 31. » C’est
également le cas de Marc 32 qui continue de déjeuner avec ses anciens collègues
techniciens, refusant de faire « comme les autres qui mettent une barrière entre
les cadres et les non-cadres », comme pour ne pas trahir son milieu d’origine.
Les cadres transfuges scolaires rencontrent des difficultés comparables.
Gilles, fils d’employés, est diplômé de l’école des mines de Paris. Il fait, par
conséquent, partie du réseau des «  anciens  » de cette école prestigieuse et
connaît le poids de ce réseau dans le processus d’attribution des postes. Il refuse
pourtant de le mobiliser pour contacter des personnes influentes et suscep-
tibles de recommander sa candidature pour des projets importants et valorisés.
C’est « un principe » dit-il car, à ses yeux, « ce fonctionnement par cooptation
est profondément injuste ». Ce « principe » signe la volonté de préserver une

27. lahire B., L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998a.
28. Laurens J.-P., Un sur cinq cent. La réussite scolaire en milieu populaire, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1992.
29. naudet J., « Se sentir proche quand on est loin. Mobilité ascendante, distance sociale et
liens aux milieux d’origine aux Etats-Unis, en Inde et en France », Sociétés contemporaines,
no 88, 2012, p. 125-153.
30. Précisons que les trois formes d’expériences ici relatées constituent des idéaux-types.
Parmi les cadres transfuges rencontrés dans le cadre de l’enquête, certains correspondent
à plusieurs types, tandis que d’autres passent de l’un à l’autre au cours de leur carrière.
31. Joël, 52 ans, ingénieur qualité, aéronautique, DUT mesures physiques, cadre issu de la
promotion professionnelle, fils de chauffagiste et de femme au foyer.
32. 42 ans, cadre technique, aéronautique, DUT génie mécanique et productique, cadre issu
de la promotion professionnelle, fils d’employé et d’ouvrière.

314
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

certaine solidarité avec son milieu d’origine. Il s’agit de ne pas rompre avec ses
référents culturels et idéologiques.
En accédant à ce nouveau statut, les cadres transfuges doivent faire l’appren-
tissage de codes sociaux qui leur paraissent parfois éloignés de ceux de leur
classe d’origine. La peur de trahir leur classe traverse alors leur identité 33 et peut,
dans certains cas, se traduire par un « état de schizophrénie culturelle 34 » ou de
« névrose de classe 35 ». Pour sortir de cette contradiction, certains d’entre eux
– généralement héritiers d’une culture militante – s’engagent dans le syndica-
lisme, le plus souvent au sein des organisations qui défendent des intérêts inter-
catégoriels. Caractérisés par des opinions de gauche et un sentiment de proxi-
mité à l’égard des ouvriers et des employés, ils incarnent la figure des cadres
« solidaristes » analysée par Grunberg et Mouriaux 36. À travers cet engagement,
ils trouvent un moyen de concilier leur nouvelle position sociale avec leur milieu
d’origine. Face à un dilemme comparable à l’égard de leur multi-positionnement
social, d’autres pensent à quitter leur milieu professionnel pour intégrer un
univers, qui « leur correspond davantage ». Gilles fait partie des jeunes trans-
fuges scolaires qui envisagent de démissionner. Lorsqu’il fait le récit de sa trajec-
toire scolaire, il se décrit comme un bon élève, notamment dans les disciplines
scientifiques. Une fois titulaire du baccalauréat obtenu avec mention, il choisit
de s’inscrire en BTS plutôt qu’en classe préparatoire car, d’après ses parents,
« c’était l’alternative la plus sûre pour trouver un emploi ». Au cours de cette
formation, il rencontre un professeur qui l’encourage à poursuivre ses études au
sein d’une école d’ingénieur de province. À son arrivée dans cette école, Gilles
redouble d’efforts pour rattraper le niveau de ses camarades en mathématiques.
Les deux années suivantes, il devient major de promotion. Alors encouragé par
un autre professeur, il décide de passer un DEA, puis de s’inscrire en thèse, à
l’école des mines de Paris. Au sortir de sa soutenance de thèse, il est embauché
dans une grande entreprise française de l’énergie au poste d’ingénieur-chercheur.

33. On trouve, dans les romans d’A. Ernaux, des descriptions extrêmement fines de cette
tension morale (ernaux A., La place, Paris, Gallimard, 1983 ; ernaux A., La honte, Paris,
Gallimard, 1997).
34. La tension entre deux univers contradictoires conduit « l’hétérogénéité des habitudes, des
schèmes d’action incorporés à s’organiser sous la forme d’un clivage du moi, d’un conflit
interne central organisant (et embarrassant) chaque moment de l’existence » (lahire B.,
op. cit., p. 49).
35. Dans son ouvrage La névrose de classe, V. de Gaulejac analyse la contradiction à laquelle
les transfuges font face, tourmentés par leur attachement à leur milieu d’origine et leur
désir de promotion sociale. L’une des explications plausibles de cette situation est le désir
contradictoire des parents de voir leurs enfants assumer leur héritage et ne pas rejeter la
tradition familiale en « réussissant », c’est-à-dire en connaissant une promotion sociale.
On voit ainsi se dessiner les contours d’une contradiction entre, d’une part, le souci de
loyauté envers la tradition familiale et donc envers un certain milieu social et, d’autre part,
le désir d’accéder à un milieu supérieur.
36. grunberg g. et Mouriaux R., L’univers politique et syndical des cadres, Paris, Presses de la
Fondation national des sciences politiques, 1979.

315
lucie goussard

Gilles a aujourd’hui 30 ans et deux ans d’ancienneté dans cette entreprise. Il est
désormais fonctionnaire et bénéficie d’un salaire qu’il juge « largement suffi-
sant » (2 600 € nets mensuels) et « quasi indécent » au regard de ce que perçoi-
vent ses parents « qui gagnent 1 300 € nets après 30 ans de carrière dans la
fonction publique ». Pourtant, les doutes qu’il formulait au sortir de son école
d’ingénieur sur son avenir professionnel perdurent. Il pose les choses ainsi :
« Soit tu mets un mouchoir sur ta morale et tu te conformes à la voie royale
tacite, tu passes chef de projet, puis chef de groupe, avant d’être éjecté à un poste
que tu as plus ou moins choisi ; soit tu réfléchis à ce que tu veux faire dans la
vie, ce qui te plaît foncièrement. » Il rejette le comportement des ingénieurs qu’il
qualifie de « pseudo-élite, les consanguins de la voie royale, qui viennent des
écoles de groupe A ». Il leur reproche de « tous raisonner de la même façon »,
d’avoir « une manière de penser qui est lissée », d’être « stratèges », « dans le
carcan qui va bien », celui de « la langue de bois, où on met la poussière sous le
tapis et on ne fait pas de vague ». Avec ses mots, Gilles rejette les détenteurs des
capitaux les plus rentables et les plus légitimes dans le champ de l’entreprise.
Ne se considérant pas suffisamment dans « la droite pensée de l’entreprise »,
il envisage alors de se reconvertir dans le métier de menuisier-ébéniste, car il
estime s’être trompé dans son orientation professionnelle : « J’ai fait l’erreur de
briller dans le milieu scientifique et intellectuel, mais au fond, je suis quelqu’un
de manuel. » Gilles ne parvient pas à incorporer les codes du milieu profes-
sionnel dans lequel il évolue. Comme rattrapé par son milieu social d’origine, il
songe alors de plus en plus sérieusement à les rejeter 37.

Se surinvestir au travail pour investir sa place

Le deuxième type d’expérience de cadre transfuge concerne ceux qui,


conscients de leurs handicaps sociaux, cherchent à s’adapter coûte que coûte
aux normes et valeurs de leur nouvelle position sociale. Leurs possibilités d’évo-
lution réduites – liées à leur système de valeur et à leur déficit de ressources en
capital social, culturel et symbolique – les soumettent alors à une perpétuelle
obligation de réussite, sous peine d’être rapidement mis à l’écart. Tant que la
pente de leur carrière est ascendante, ils se montrent soucieux de ne pas déméri-
ter dans cet univers auquel ils sont fiers d’appartenir et redoublent d’efforts
pour ne pas perturber l’équilibre fragile qu’ils se sont construit. Pour adopter de
nouveaux repères identitaires et conquérir une légitimité professionnelle, il leur

37. Cette trajectoire n’est pas isolée. Au cours de nos enquêtes de terrain, nous avons rencontré
d’autres cadres transfuges scolaires, souvent très jeunes, ayant pour projet de se reconvertir
dans un métier totalement différent du leur. C’est notamment le cas de Sophie, une ingénieure
de 30 ans du secteur aéronautique, qui démissionne au moment de l’entretien dans l’optique
d’ouvrir un gîte. Tiraillée par son multi-positionnement social d’ingénieure fille de conducteur
de train, son récit est marqué par un sentiment d’imposture particulièrement fort.

316
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

faut franchir des épreuves qui exigent, comme le constatait déjà L. Boltanski en
1982 38, un mode de vie ascétique.
Le travail étant défini comme leur priorité, ils sont prêts à lui consacrer la
majeure partie de leur temps et de leur énergie. Cherchant à intégrer les normes
et la culture des nouveaux modèles d’organisation axés sur la performance
individuelle et l’excellence professionnelle 39, ils ne tiennent pas compte des
mécanismes de régulation classiques du travail : ils travaillent sous la pression
du temps, à la poursuite d’objectifs qu’ils ne peuvent souvent pas atteindre et
sont complètement dévoués et disponibles pour leur travail, jusqu’à le laisser
envahir leur espace privé. Plusieurs d’entre eux déclarent travailler entre 50 et
60 heures par semaine, sans compter le temps passé au traitement de leurs
e-mails, au domicile, le soir et le week-end. Cet investissement temporel est
parfaitement légitime à leurs yeux :
« À mon niveau, on n’est pas à 39 heures par semaine […] ! Mais bon ça, ça
fait partie quelque part, enfin je veux dire moi ça me perturbe pas, ça fait partie
aussi du travail, à un certain niveau, on est obligé d’être relativement dispo-
nible par rapport à son travail. » (Pierre, 55 ans, chef de service, aéronautique,
cadre issu de la promotion professionnelle, fils de technicien mécanique.)

Dans les propos de Pierre, la porosité des temps professionnels et extrapro-


fessionnels apparaît comme constitutive de son statut. Mais c’est le parcours
promotionnel dont il a bénéficié qui permet de le comprendre : « Mon engage-
ment est normal, il est le fruit de la reconnaissance dont j’ai bénéficié dans mon
entreprise. »
Ces cadres transfuges, et tout particulièrement ceux qui sont issus de la
promotion professionnelle, sont par ailleurs portés par un sentiment d’élec-
tion important : « Le passage cadre, c’est quand même une certaine marque de
confiance qui n’est pas donnée à tout le monde 40. » Ce sentiment s’explique par
le processus extrêmement sélectif que traverse un enfant d’origine populaire
pour accéder aux niveaux de formations les plus élevés et qui permet à des
techniciens d’accéder au statut de cadre 41.
Enfin, une dernière dimension est à prendre en considération pour saisir
les ressorts du surinvestissement de ces cadres transfuges : leur désir d’ascen-
sion sociale, souvent ancré dans l’histoire familiale. Prenons le cas de Patrick 42,

38. boltansKi L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.
39. aubert n. et gaulejaC V. de, Le coût de l’excellence, Paris, éditions du Seuil, 1991.
40. Nicolas, 34 ans, pilote projet, automobile, DUT génie mécanique et productique, fils
d’agent de maîtrise.
41. Devenir cadre suppose d’abord de passer par un rituel très codifié, d’être coopté par sa
hiérarchie, de se soumettre à des épreuves d’évaluation, souvent de retrouver les bancs de
l’école tout en maintenant son activité professionnelle et d’être sélectionné par la commis-
sion de passage cadre.
42. 46 ans, responsable de service, automobile, BTS puis école d’ingénieur, fils d’ouvrier.

317
lucie goussard

fils d’ouvrier automobile et de couturière. Il fait partie des techniciens promus


cadres dans son entreprise. Il exerce aujourd’hui le métier de chef de service
et encadre près de 100  salariés. Au cours de l’entretien, il déclare avoir été
porté par le profond désir de réussite sociale de ses parents. Immigrés d’origine
italienne, les parents de Patrick sont arrivés en France lorsqu’ils étaient enfants.
Toute leur vie « ils ont cherché à s’intégrer à la société française en étant des
travailleurs sérieux, jamais malades, toujours à l’heure… un peu dociles quoi ».
Dès l’école, Patrick faisait toute leur fierté lorsqu’il obtenait de bons résultats
scolaires. Aujourd’hui encore, il se félicite d’incarner un modèle de progression
dans l’échelle sociale : « Je suis un peu la fierté de la famille, celui qui a réussi et
dont tout le monde est fier. » Son investissement réside alors dans la rencontre
d’un désir de mobilité sociale – qu’il ne veut surtout pas décevoir – et d’un
système organisationnel l’ayant permis, autrement dit, entre un « idéal du Moi »
et un système organisationnel qui l’utilise 43.

Se heurter au plafond de verre et perdre sa place

La pente ascendante de la carrière de ces transfuges n’est en rien immuable.


On sait d’ailleurs que les carrières des cadres issus de la promotion sont bien
plus limitées que celles des cadres recrutés à partir d’un diplôme supérieur : ils
sont généralement tenus à l’écart des centres de décisions et ils gravissent plus
difficilement que les autres, les marches de l’escalier social dans l’entreprise 44.
Le troisième type d’expérience de cadres transfuges relaté au cours de l’enquête
concerne justement ceux qui expérimentent un double processus d’étiquetage :
la valorisation dont ils bénéficient au cours d’une première période, suivie, après
leur promotion, d’un ralentissement voire d’un plafonnement de leur carrière.
Outre le phénomène de surinvestissement au travail difficilement suppor-
table tout au long d’une carrière, ces transfuges apparaissent particulièrement
vulnérables à l’égard des moments au cours desquels les carrières sont ralen-
ties, le travail est critiqué ou n’est plus reconnu. Ils sont en effet très affectés
lorsque leur dévotion pour le travail et leur manière de vivre sous tensions ne les
mènent pas à la carrière escomptée. À ce moment précis de leur carrière et pour
une période pouvant durer quelques années, leur mal-être peut comporter des
incidences sur leur état de santé. D’après les matériaux d’enquête, les ralentisse-
ments de progression de carrière, ponctuels ou durables, se traduisent en effet
très fréquemment par des troubles du sommeil, des troubles cardio-vasculaires,
digestifs ou encore dermatologiques.

43. aubert n. et gaulejaC V. de, op. cit.


44. Mallet L., « L’évolution des politiques de promotion interne des cadres », Revue française
de gestion, juin-août 1993, p. 38-48 ; Cousin O., Les cadres : grandeur et incertitude, Paris,
L’Harmattan, 2004 ; MonChatre S., op. cit.

318
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

Compte tenu du coût élevé que comporte l’investissement nécessaire à un


enfant de milieu populaire pour accéder aux formations les plus prestigieuses
de l’enseignement supérieur ou de celui qu’exige la promotion d’un ouvrier ou
d’un technicien vers des positions d’encadrement, on comprend que ceux qui
parviennent à franchir le barrage aient tendance à surinvestir leur position et
leur rôle, ce qui contribue à les rendre très vulnérables vis-à-vis d’un espoir de
carrière déçu. Le mal-être est alors à la mesure de l’investissement qu’ils ont
pu mettre dans ce parcours social ascensionnel. Lorsque la promotion ne vient
pas confirmer les espérances professionnelles, les cadres transfuges s’exposent
à ce que L. Boltanski 45 qualifie de « pathologie de la promotion » : le risque
est grand de se penser illégitime dans cet univers de « vrais cadres ». Ce multi-
positionnement constitue alors une difficulté de taille. Pour P. Bourdieu, cette
expérience déchirante « naît de l’expérience de la réussite comme échec ou,
mieux, comme transgression : plus tu réussis (c’est-à-dire plus tu accomplis la
volonté paternelle de te voir réussir), plus tu échoues, plus tu tues ton père, plus
tu te sépares de lui ; et, inversement, plus tu échoues (faisant ainsi la volonté
inconsciente du père qui ne peut vouloir totalement son propre reniement, au
sens actif), plus tu réussis 46 ».
Pour illustrer le phénomène de vulnérabilité des cadres transfuges, nous
proposons de restituer les propos de Jean-Michel.
« Moi je suis un bébé de l’automobile. Je suis entré à l’école d’apprentissage et
j’y suis resté. Donc j’ai connu le côté très paternaliste où on te pousse à aller
de l’avant […]. Mes meilleures années, c’était ça, quand la boîte m’a donné
confiance en moi et que je suis passé cadre. J’ai eu une évolution de carrière
de technicien qui était excellente parce qu’on m’a envoyé en formation, c’est
pour ça que je dis que cette entreprise m’a aidé à prendre confiance en moi.
Je n’étais pas très bon à l’école, je pensais que ce n’était pas fait pour moi.
Et pourtant, ici, ils ont considéré que j’avais du potentiel. Donc voilà, j’ai
repris mes études, j’ai cravaché comme un malade, je n’ai pas vu mes gamins
grandir… (silence). J’ai été chef d’équipe comme ça et puis voilà. En tant que
chef, ça s’est arrêté là (sourire). Parce que ma carrière a été un petit peu… Ma
carrière avait du plomb dans l’aile et que… J’ai une évolution qui est pourrie
de chez pourrie. Donc je suis à la ramasse de partout. En gros, il doit y avoir
95 % de gens mieux payés que moi. Je ne pense pas être le moins bien payé
de la boîte, mais il doit y avoir qu’un ou deux cadres de moins bien payés que
moi (rires). Donc je suis vraiment à la ramasse et ça ne s’arrangera jamais…
Mais bon, pour me rassurer je me dis que ma position correspond à une
carrière honnête pour un technicien, donc bon… » (Jean-Michel, 49 ans,
ingénieur d’étude, automobile, cadre promu, fils de chaudronnier.)

45. boltansKi L., op. cit.


46. bourdieu P., « Les contradictions de l’héritage », in bourdieu P. (dir.), La misère du monde,
Paris, éditions du Seuil, 1993, p. 715.

319
Lucie goussard

Suite à un début de carrière prometteur, marqué par une mobilité impor-


tante dans l’entreprise, Jean-Michel mesure les limites de sa progression profes-
sionnelle et se trouve dépourvu de ressources pour y faire face. Conscient
de ne pouvoir atteindre l’objectif souhaité, il est vivement touché dans son
estime personnelle et fortement fragilisé par ce ralentissement de carrière.
Cette violente déception s’accompagne d’une série de questionnements sur sa
place dans l’entreprise : il n’est ni un cadre comme les autres ni un technicien.
À l’image des migrants qui souffrent de la « double absence 47 », il se situe à la
croisée de deux mondes avec lesquels il souhaite faire corps sans y parvenir.
Son ascension professionnelle semble bloquée. Il plonge alors dans une période
difficile, qu’il qualifie de « profonde dépression ». Il explique, plus loin dans
l’entretien, s’investir désormais de manière très mesurée dans son travail, tant il
est déçu de sa situation. Le décalage entre le diplôme obtenu, signe d’un statut
social espéré à un moment donné, et le constat d’une carrière impossible, est
source d’insatisfaction 48 et d’un mal-être à la mesure de sa déception 49.

conclusion
Les mutations récentes du champ de l’entreprise déplacent et recomposent
les exigences adressées aux cadres. Si certains d’entre eux sont susceptibles de
s’approprier cette vision du monde et de mettre à profit leurs capitaux social,
culturel et symbolique pour accéder aux positions dominantes, d’autres, en
revanche, s’en trouvent déstabilisés. Il existe en effet une corrélation forte entre
les positions sociales d’origine des cadres, les dispositions qui les occupent et
le rapport qu’ils entretiennent avec leur activité professionnelle. La trajectoire
sociale constitue un élément extrêmement structurant du rapport au travail des
transfuges sociaux. Elle façonne tant leurs modes d’investissement que leurs
perspectives de carrière et les expose à trois types d’expériences conflictuelles :
chercher leur place au risque de trahir leur classe d’origine, se surinvestir au
travail pour investir leur nouvelle position sociale et perdre cette place en se
heurtant au plafond de verre. Surdimensionnant la place du travail dans leur
identité sociale, ils sont par conséquent beaucoup plus affectés que les autres
cadres lorsque leur travail et leur carrière sont mis en cause.
Cette analyse en termes de «  capitaux  » met donc au jour les inégales
ressources dont disposent les cadres, en fonction de leur origine sociale, pour
accomplir leurs désirs professionnels, s’approprier et mettre en œuvre les
47. saYad A., La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du
Seuil, 1999.
48. Baudelot c. et gollac M. (dir.), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en
France, Paris, Fayard, 2003.
49. Bourdieu P., « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 24, novembre 1978, p. 2-22 ; Beaud S., 80 % au bac… et après ? Les enfants de
la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2003.

320
la vulnéraBilité au travail des cadres d'origine PoPulaire

nouvelles règles du jeu managérial. Elle permet de déconstruire l’idéologie


méritocratique sous-jacente au « nouvel esprit du capitalisme 50 ». Ainsi, si la
sociologie de P. Bourdieu a largement contribué à l’analyse des inégalités sociales
dans le champ scolaire 51, elle constitue également un apport considérable pour
comprendre autrement tant les situations d’engagement que de mal-être au
travail.

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50. boltansKi l et Chiapello È., op. cit.


51. bourdieu p. et passeron J.-C., La reproduction. Éléments pour une théorie des systèmes d’ensei-
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322
Sophie béroud

suR la PeRtinence HeuRistiQue


du concePt de cHamP sYndical

À la suite des mobilisations de l’automne 1995 et des différentes luttes des


années 1990-2000 (mouvement des chômeurs, des sans-papiers, des sans-
logement, mouvement altermondialiste, etc.), des débats importants ont pris
forme dans la littérature académique en sociologie et en science politique autour
de la définition d’un champ des mouvements sociaux. Si certains auteurs parlent
d’un « champ de la gauche antilibérale 1 », d’autres préfèrent se référer à la notion
d’espace. Lilian Mathieu qui a théorisé le concept « d’espace des mouvements
sociaux » avance ainsi l’idée que l’on peut appréhender l’univers des mouvements
sociaux comme un microcosme spécifique, un domaine de pratiques et de sens
relativement autonome au sein du monde social qui serait doté de logiques, de
modes de fonctionnement, d’enjeux et de références propres. Les organisations
et les agents qui évoluent dans cet espace seraient unis par des relations d’inter-
dépendance, éventuellement conflictuelles, d’intensité et de nature variable 2.
Cet univers composé d’acteurs dominés dans l’espace social resterait cependant
trop informel et trop peu structuré pour correspondre à une définition rigou-
reuse du champ, telle que formulée par Pierre Bourdieu. Or, Lilian Mathieu,
afin d’étayer sa démonstration, insiste sur la différenciation entre cet espace
des mouvements sociaux et deux univers beaucoup plus institutionnalisés :
le champ politique et le champ syndical. Les rapports seraient certes étroits entre
l’espace des mouvements sociaux et le champ syndical et la différenciation plus
faible lors de période de mobilisations 3. De plus, de nombreux militants sont à
la fois engagés dans le syndicalisme et dans d’autres types de collectifs constitués

1. Mauger G., «  Pour une politique réflexive du mouvement social  », in Cours-salies  p.


et VaKaloulis M. (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris,
PUF, 2003, p. 33-42 ; Mauger G., « Un champ de la “gauche antilibérale” ? », in geay b. et
WilleMez l. (dir.), Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant,
2008, p. 295-316.
2. Mathieu L., L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant,
2012.
3. Ibid., p. 151-161.

323
soPhie Béroud

sur des enjeux spécifiques, qu’il s’agisse d’associations ou de réseaux de lutte.


Pour autant, malgré ces éléments qui attestent de l’existence d’intersections,
Lilian Mathieu insiste sur le fait que le degré d’objectivation du champ syndical
est beaucoup plus fort et qu’il se traduit par une relative fermeture de celui-ci,
vis-à-vis de « nouveaux entrants » par exemple et par l’existence de domaines
de pratiques propres liées à la dimension plus institutionnelle du syndicalisme.
Ces discussions théoriques relatives aux façons d’appréhender l’univers
spécifique des mouvements sociaux incitent, en contrepoint, à discuter de façon
rigoureuse le concept de champ syndical. Il ne s’agit pas de mener une discus-
sion purement théorique, mais bien de se demander si un tel outil conceptuel,
emprunté à la sociologie de Pierre Bourdieu, peut aider à la compréhension des
logiques propres qui traversent aujourd’hui le syndicalisme. Comme le souligne
Bernard Lahire, « tout concept pertinent d’action n’est pas un champ 4 » et le fait
d’utiliser, de façon relâchée, voire simplement métaphorique, cette notion ne
présenterait guère d’intérêt pour tenter de faire progresser la connaissance sur
le syndicalisme. L’objectif n’est donc pas de vouloir s’inscrire à tout prix dans
un paradigme sociologique, mais bien, au contraire, de réfléchir aux apports
possibles des principaux outils de ce dernier.
De façon à première vue surprenante, le concept de champ syndical n’a guère
été discuté dans les travaux sociologiques sur le syndicalisme. Deux explications
peuvent être avancées. D’une part, on sait que le syndicalisme, qu’il soit saisi
comme institution ou comme mouvement social, n’a pas constitué un objet d’étude
privilégié pour Pierre Bourdieu 5. Il s’est certes intéressé au mouvement syndical
dans des interventions à teneur politique 6, notamment à la suite du mouvement
de l’automne 1995. Mais cela l’a surtout conduit à reprendre à son compte des
critiques déjà anciennes, formulées en particulier par Roberto Michels, sur le
processus d’institutionnalisation à l’œuvre dans l’ensemble des organisations
dont les syndicats 7 et sur la coupure entre profanes et professionnels. On trouve
également dans un court article sur la grève 8 une réflexion sur la production
symbolique des frontières du groupe mobilisé. Il résulte de cette première raison
que c’est moins un corpus de textes précis qu’il s’agit de soumettre à un examen
critique en ouvrant la discussion sur le concept de champ syndical, que les princi-
paux éléments de la théorie des champs afin d’éclairer sous un angle singulier
– très éloigné par exemple des réflexions en termes de système des relations
professionnelles – l’univers des pratiques syndicales.
4. lahire B., Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, éditions du Seuil, 2012,
p. 154.
5. béroud S., « Un renouveau de la critique syndicale ? », Mouvements, no 5, 2002, p. 39-45.
6. bourdieu P., Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998 et Contre-feux, t. 2, Paris, Raisons
d’agir, 2001.
7. MiChels R., Critique du socialisme, contribution aux débats au début du xxe  siècle, Paris,
éditions Kimé, 1992.
8. bourdieu P., « La grève et l’action politique », in bourdieu p., Questions de sociologie, Paris,
Les éditions de Minuit, 1984, p. 251-263.

324
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

Une deuxième raison est à chercher dans les logiques de construction des diffé-
rents savoirs académiques sur le syndicalisme 9. De longs développements seraient
ici nécessaires. Nous nous limiterons à deux remarques rapides. D’une part,
l’objet « syndicalisme » a relativement été délaissé à partir des années 1980 par
la sociologie du travail 10. Les approches en termes de relations professionnelles
tendent à dominer, restituant les logiques de constitution des acteurs, des insti-
tutions et des règles, c’est-à-dire aussi de systèmes nationaux construits autour
de modes de reconnaissance et de règles spécifiques. Ces perspectives mettent au
centre de leur réflexion la co-production des règles et des formes de régulation, ce
qui les conduit à interroger les relations entre conflits et négociations, l’évolution
des stratégies des acteurs en prise avec les transformations du marché du travail
ou encore les changements dans les niveaux de négociation 11. Elles abordent le
syndicalisme au niveau de l’entreprise ou de la branche, mais moins dans l’idée de
comprendre ses modalités de structuration interne, son fonctionnement organi-
sationnel que son poids dans la production de régulations, les formes de jeux
ou d’échanges auquel il prend part, en interaction avec d’autres acteurs. D’autre
part, en ce qui concerne la science politique, la thématique de la crise du syndi-
calisme s’est largement imposée tout au long des décennies 1980-1990, incitant
à questionner la réalité des effectifs, les logiques d’engagement et les transfor-
mations du rapport au champ politique 12, mais n’appréhendant que rarement de
façon structurale l’univers syndical comme un espace de positions 13. Ainsi, alors
même que les questionnements sur le microcosme spécifique que constituent les
mouvements de type protestataire, en termes de pratiques sociales mais aussi de
production de repères cognitifs, alimentent nombre de discussions théoriques
dans la sociologie des mobilisations et incitent à réfléchir en termes de champ ou
d’espace 14, ce n’est pas le cas sur l’objet syndical. Sans doute parce que le syndi-
calisme est rarement associé à l’étude d’une cause spécifique – alors même qu’il
en est souvent partie prenante (si l’on pense au féminisme, à la défense des sans-
papiers, etc.) et qu’une logique de séparation entre les travaux sur les mouve-
ments sociaux et les travaux sur le syndicalisme a longtemps prévalu, avant de
commencer à être remise en cause à la fin des années 1990. Nous proposons donc,
9. ChaMbarlhaC v. et ubbiali G. (dir.), Épistémologie du syndicalisme, construction de l’objet
syndical, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 13-34.
10. tanguy L., La sociologie du travail en France  : enquête sur le travail des sociologues,
1950-1990, Paris, La Découverte, 2011.
11. bevort A. et jobert A., Sociologie du travail. Les relations professionnelles, Paris,
Armand Colin, 2011.
12. béroud S., « Le syndicalisme construit par la science politique », in ChaMbarlhaC v. et
ubbiali g. (dir.), Épistémologie du syndicalisme…, op. cit., p. 13-34.
13. giraud B., « Au-delà du déclin. Difficultés, rationalisation et réinvention du recours à la
grève dans les stratégies confédérales des syndicats », Revue française de science politique,
vol. 56, no 6, 2006, p. 943-968.
14. bereni L., « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause
des femmes », in bard C. (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, PUR, 2012,
p. 27-43 ; Mathieu L., L’espace des mouvements sociaux, op. cit.

325
soPhie Béroud

dans cet article, de réfléchir à l’apport potentiel de ce concept en présentant, tout


d’abord, les questionnements auxquels il répond, puis en revenant sur la genèse
du champ syndical et en détaillant ses propriétés spécifiques. Nous questionne-
rons, in fine, la façon d’envisager les relations avec d’autres univers dont celui
des mouvements sociaux.

pourquoi penser en termes de « champ syndical » ?


En quoi le fait de penser le syndicalisme comme une activité spécifique,
comme un espace social ayant ses propres luttes internes, ses propres principes
de division et comme un univers profondément différencié de l’univers politique
nous aide-t-il à comprendre les représentations et les pratiques des militants
syndicaux, mais également les prises de position plus globales des syndicats ?
Cette question prend d’abord sens au regard des enjeux politiques que
soulève l’étude de la conflictualité sociale en France et des évolutions du
syndicalisme. Malgré le faible nombre d’adhérents que regroupe l’ensemble
des organisations 15, le mouvement syndical demeure en capacité d’animer de
façon régulière de très fortes mobilisations intersectorielles, comme en 1995,
2003, 2006 ou encore 2010. Cependant, dans le cours de la plupart de ces
mobilisations – cela a été vif par exemple lors du mouvement d’opposition à la
réforme des retraites à l’automne 2010 – de nombreuses critiques sont émises
par des acteurs impliqués dans le mouvement sur les modalités d’action qui
sont choisies. En 2010, l’opposition à la réforme des retraites a rassemblé dans
la rue à neuf reprises entre un et trois millions de personnes. Malgré cela, le fait
que l’intersyndicale n’appelle pas à une grève reconductible a été dénoncé par
certaines composantes du mouvement, à l’échelle locale, au sein de fédérations
professionnelles, et surtout entre organisations, comme un signe de modéra-
tion 16. Cette critique revient régulièrement, faisant de l’attribution des étiquettes
« réformistes », « syndicalisme d’accompagnement », « radical » – dénomina-
tions qui sont plus ou moins formulées dans un langage propre au monde syndi-
cal et qui y font sens au regard de son histoire – des enjeux de lutte en interne.
Or, certains travaux de recherche reprennent ces labels pour tenter d’en faire
des catégories d’analyse, prolongeant ainsi les approches typologiques depuis
longtemps privilégiées pour traiter du syndicalisme et des différents modèles
nationaux 17.

15. Rappelons que le taux de syndicalisation en France oscille entre 8 à 9 % de la population
active.
16. béroud S. et yon K., « Face à la crise, la mobilisation sociale et ses limites. Une analyse
des contradictions syndicales », Modern & Contemporary France, no 20, 2012, p. 169-183.
17. Qu’il s’agisse d’opposer, selon les époques et les lieux, syndicalisme révolutionnaire et
syndicalisme réformiste, syndicalisme d’affaire et syndicalisme de mouvement social, ces
typologies visent à proposer des classements qui aident à décrypter le paysage syndical,
mais qui figent aussi des « modèles ».

326
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

Dans cette lignée, le fait de théoriser l’existence d’une tendance réformiste


revient souvent à mettre en avant la coupure entre la base et le sommet des
organisations. La professionnalisation des dirigeants, leur implication dans les
processus de décision publique (dans le domaine des politiques d’emploi et de
formation professionnelle notamment) ainsi que l’absence d’autonomie finan-
cière des syndicats sont autant de facteurs qui contribuent à constituer une élite
syndicale dont les intérêts divergent de ceux des travailleurs. Cette critique est
très présente dans les analyses marxistes 18 et peut parfois donner lieu, malgré
son caractère fondé sur le plan empirique, à des approches réductrices, dans la
mesure où le phénomène d’institutionnalisation ne touche pas uniquement le
sommet des organisations, mais est aussi présent à la base, tant l’activité syndi-
cale recouvre nécessairement des pratiques d’action collective et des pratiques
de négociation, façonnées par le cadre juridique et institutionnel 19.
Une deuxième grille d’analyse qui reprend également à son compte ces
catégories, propose une lecture clivée du mouvement syndical, en distinguant
l’existence d’un pôle réformiste de celle d’un pôle radical. La question, dans
le cas français, consiste alors à savoir si la CGT, très liée au parti communiste
jusqu’au début des années 1990, est en train de basculer dans le pôle réfor-
miste, suite à la coupure de ce lien quasi organique 20. Cette lecture est très
présente dans les représentations des militants et alimente par exemple la consti-
tution de courants oppositionnels au sein de la CGT. Bien qu’elle permette de
comprendre un certain nombre d’enjeux, le problème de cette approche est
qu’elle fige les organisations dans une posture donnée, comme s’il s’agissait
de blocs homogènes. Elle présente également l’inconvénient d’être très macro-
sociologique, de proposer une compréhension « par le haut ». Or, les sigles
syndicaux, justement parce que les idéologies auxquelles ils se rattachent se
sont affaiblies, ne sont que très peu prescripteurs de conduites au niveau local,
dans les entreprises. Des équipes syndicales d’organisations présumées « réfor-
mistes » se révèlent parfois combatives dans le cadre de plans de restructura-
tions. La dichotomie « réformistes/radicaux » n’a de sens que si elle cesse de
fonctionner justement comme une typologie 21, c’est-à-dire si on la saisit de
façon relative (les positions pouvant bouger selon les enjeux et selon les échelles
d’observation) et relationnelle (le positionnement d’une organisation pesant sur
les autres). De ce point de vue, nous y reviendrons, la conceptualisation non
pas de positions mais d’un espace de positions permettant d’éclairer les prises

18. darlington R., « The Marxist Rank-and-File/Bureaucracy Analysis of Trade Unionism: Some
Implications for the Study of Social Movement Organisations », in barKer C., Cox l., KrinsKy j.
et gunvald a. (dir.), Marxism and Social Movements, Leiden-Boston, Brill, 2013, p. 187-207.
19. gagnon M.-J., «  Le syndicalisme  : du mode d’appréhension à l’objet sociologique  »,
Sociologie et sociétés, vol. XXIII, no 2, 1991, p. 79-95.
20. CoMarMond L., Les vingt ans qui ont changé la CGT, Paris, Denoël, 2013.
21. bourdieu P., « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 200, 2013, p. 14-15.

327
soPhie Béroud

de position nous semble plus riche et ouvre la voie à la discussion du concept


de champ.
Une troisième grille de lecture, là encore dans la lignée des analyses produites
par Marx sur les syndicats, incite à comprendre comment en ne disposant plus
d’un projet global de transformation de la société, les organisations syndicales
tendent à s’enfermer dans la seule lutte économique, dans des revendications
limitées et se révèlent de plus en plus poreuses à l’ordre idéologique libéral.
Cette piste d’analyse est d’autant plus intéressante qu’elle permet de dépasser le
clivage « réformistes/radicaux » dans la mesure où les organisations même les
plus contestataires connaissent aujourd’hui des difficultés pour penser un projet
alternatif de société. Mais il nous semble justement que cette troisième grille de
lecture gagnerait en pertinence à s’appuyer sur le concept de champ : l’affaiblis-
sement de leur projet politique conduit ces organisations, et leurs militants, à
concevoir le domaine d’intervention du syndicalisme comme un domaine borné.
C’est la référence aux relations professionnelles qui semble donner sens à ce
qu’ils font, au rôle qu’occupent les syndicats comme interlocuteurs face aux
employeurs et aux pouvoirs publics.
La teneur des enjeux présents au sein du mouvement syndical et les traduc-
tions dont ils font l’objet sur le plan militant comme scientifique constituent
ainsi une première incitation à investir le concept de champ. Mais l’apport
heuristique de ce dernier ne s’arrête pas là. Il ne s’agit pas d’essayer de cerner un
espace physique ou même institutionnel – comme pourrait y inciter une inscrip-
tion des recherches empiriques au niveau d’une entreprise ou d’une branche –
mais bien de penser un univers de pratiques et de sens, auto-référencé, construit
autour d’enjeux spécifiques et constituant un espace de luttes. De ce point de
vue, même si les activités induites par la participation aux instances de repré-
sentation et de négociation, ainsi qu’aux élections professionnelles, contribuent
à faire de la référence aux relations professionnelles un élément central dans les
représentations des agents du champ, il ne nous semble pas pertinent d’inclure
le monde patronal dans la définition du champ syndical ou de ce qu’il serait alors
plus approprié de désigner comme le « champ des relations professionnelles ».
Les relations avec ces divers interlocuteurs patronaux ainsi que les règles de
droit qui contribuent à façonner ces relations pèsent sur les syndicalistes, mais
les univers de pratiques et de croyances auxquels participent les organisations
syndicales et patronales nous semblent bien trop distincts pour les aborder
ensemble 22. Non qu’il s’agisse de dénier le statut d’action collective au processus
de mise en forme et de défense des intérêts patronaux, mais seulement de bien
spécifier ce qui constitue le jeu interne du monde syndical.

22. oFFerlé M., Les patrons des patrons. Histoire du Medef, Paris, Odile Jacob, 2013 ; pour une
lecture de l’espace de la représentation patronale en termes de champ : Coulouarn T.,
Au nom des patrons. L’espace de la représentation patronale en France, thèse de doctorat en
science politique, université Paris 1, 2008.

328
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

Ce problème de délimitation incite à réfléchir de façon plus précise au


processus historique de différenciation de l’univers syndical par rapport à
d’autres univers de pratiques sociales, au sens que revêt ce processus à diffé-
rentes époques. Si le concept de champ syndical constitue un apport pour l’ana-
lyse, c’est justement parce qu’il permet de se déprendre des représentations
communes pour faire varier les échelles d’observation et comprendre comment
l’espace des positions tel qu’il s’est structuré historiquement et tel qu’il se donne
à voir au travers des sigles syndicaux, pèse aussi bien sur des organisations que
sur des individus, même s’il convient justement de saisir les processus différen-
ciés d’incorporation de l’histoire du champ et de ses enjeux à différents niveaux,
du militant d’entreprise, semi-permanent, au professionnel de l’organisation
travaillant au niveau confédéral.

sur la genèse du champ syndical


L’univers syndical n’a pas toujours été pensé comme un univers de pratiques
différenciées, bien qu’il se soit consolidé en mettant en avant la question de son
autonomie. Les travaux des historiens qui ont étudié les premiers moments de
constitution du mouvement ouvrier en France, avant la reconnaissance légale
des syndicats par la loi de 1884, montrent combien prédominait une indifféren-
ciation relative des formes d’organisation servant de points d’appui pour créer
du collectif (cercle autour d’une revue, coopérative, société d’entraide, syndicat,
parti ouvrier…) et comment les premières bourses du travail ont abrité des
activités multiples 23. On le sait, c’est le processus d’unification de la SFIO qui
conduit les syndicalistes de la CGT, malgré leurs divergences internes, à adopter
une motion spécifique au congrès d’Amiens en 1906 afin de poser le principe
d’indépendance vis-à-vis des partis politiques. La séquence liée au syndicalisme
révolutionnaire et à l’existence d’une première confédération syndicale, la CGT,
est ainsi celle où une activité militante spécifique se renforce en théorisant un
« en dehors », soit sa position d’extériorité face à l’ensemble des institutions
liées au pouvoir (état, église, partis). L’espace syndical est pensé, dans ce qui va
être désigné comme la Charte d’Amiens et dans différents textes rédigés lors de
cette période (notamment autour de La vie ouvrière de Pierre Monatte) comme
un espace auto-référencé où la discontinuité avec le politique est posée à la fois
comme une nécessité (le refus de toute influence extérieure) et comme une
valeur fondamentale, constitutive. Cette affirmation de l’autonomie syndicale
– le syndicat comme outil de résistance aujourd’hui et comme lieu de réorga-
nisation de l’activité économique demain – est alors une façon de délimiter
un domaine d’activité sur lequel puisse s’exercer la souveraineté des militants
syndicaux et dans lequel une forme spécifique de loyauté peut être reconnue et
23. rappe D., « Les bourses du travail, une expression de l’autonomie ouvrière », Cahiers
d’histoire, no 116-117, 2011, p. 43-55.

329
soPhie Béroud

exigée. Il est intéressant de noter que cette affirmation de l’autonomie syndicale


se produit en réaction à la spécialisation progressive du champ politique, via le
refus d’être représenté par des professionnels de la politique issus d’une autre
classe sociale 24.
Cette coupure matricielle entre le syndical et le politique n’a cessé, depuis la
Charte d’Amiens, d’être théorisée et d’être imbriquée dans des usages militants,
même si derrière la permanence des termes varie évidemment le sens qui leur est
donné et les pratiques auxquelles ils renvoient. Lors du congrès de réunification
des deux CGT à Toulouse en 1936, l’un des principes qui est posé est celui de
l’incompatibilité des mandats syndicaux et politiques (électifs), soit le refus
d’un usage des titres syndicaux dans l’espace politique et inversement. En même
temps, les principes fondateurs qui ont contribué à définir l’espace syndical
comme un domaine de pratiques différenciées n’ont cessé d’être contredits dans
les faits, y compris par des théorisations internes au mouvement syndical. L’une
des conceptions alternatives à celle du syndicalisme révolutionnaire est celle qui
voit dans le syndicat, sous l’impulsion de la pensée léniniste, une école primaire
du socialisme, un lieu de socialisation et de formation de la classe ouvrière,
c’est-à-dire un lieu de conscientisation au service du parti 25. Cette vision, reprise
dans le mouvement communiste après 1917, a eu deux implications fortes. Elle a
tout d’abord placé le syndicat dans une position subalterne par rapport au parti,
l’orientation révolutionnaire étant donnée par ce dernier. Mais elle s’est égale-
ment traduite par une atténuation de la séparation entre l’univers partisan et
l’univers syndical. Le fait de penser l’unité de la classe ouvrière s’incarne dans la
référence au mouvement ouvrier, celui-ci reposant sur plusieurs pieds : associa-
tif, syndical, partisan. La division du travail entre ces différentes organisations
est posée comme une division technique, politique (au sens de la recherche
d’une efficacité révolutionnaire), mais non comme une division ontologique.
La commune appartenance au mouvement ouvrier justifie, au contraire, l’imbri-
cation entre les milieux militants, syndicaux et politiques, ce qui se donne à voir,
au niveau individuel, par des engagements multiples.
La prégnance de la référence au mouvement ouvrier, forme d’identification
unificatrice, n’a cependant pas empêché que se développe, y compris dans les
phases de forte intrication entre le PCF et la CGT un « entre-soi » syndical, soit
des pratiques militantes distinctives, des façons différentes d’occuper les rôles
et de construire les carrières militantes. Les travaux de type ethnographique sur
les sociabilités militantes et sur les biographies de militants ouvriers 26 montrent
comment, même s’il est indispensable d’attester de son affiliation au PCF pour

24. gervasoni M., « L’invention du syndicalisme révolutionnaire en France (1903-1907) »,


Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, no 24, 2006, p. 57-71.
25. Kelly J., Trade Unions and Socialist politics, Londres, Verso, 1988.
26. pudal B., Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, PFNSP, 1989 ; MisChi J.,
Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, PUR, 2010.

330
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

accéder à un poste de responsabilité à la CGT, ce n’est pas en tant que dirigeant


communiste, mais bien en tant que syndicaliste (et communiste) que cette ascen-
sion dans l’organisation s’opère. Cette compréhension des logiques de constitu-
tion d’un univers propre au syndicalisme à l’intérieur du mouvement ouvrier
passe par un repérage fin des propriétés sociales opérantes comme des modalités
de présentation de soi et des formes d’ajustement aux attentes collectives.
Enfin, on ne peut revenir sur la genèse du champ syndical sans pointer le fait
que la façon de définir la frontière avec le politique a constitué, dès l’apparition
d’un pluralisme syndical (en 1919 avec la CFTC, puis surtout en 1921 avec
la première scission de la CGT, enfin en 1947-1948 avec la création de FO),
un enjeu de lutte entre organisations. La question de l’indépendance ne cesse
ainsi d’être invoquée par certaines composantes du mouvement syndical à la fois
comme un critère de disqualification et comme un principe constitutif. Karel Yon
a ainsi bien montré comment au sein de FO, « ce syndicat qui reste un syndicat »
selon une formule très appréciée dans l’organisation, la rhétorique sur la mise à
distance du politique sert à faire tenir ensemble des composantes disparates et
aux affinités politiques multiples 27. Le problème de la différenciation des activités
syndicales, par rapport à ce qui est identifié comme le champ politique, parti-
cipe donc du discours des acteurs et constitue un principe de division activé en
interne. Mais la logique de différenciation ne recouvre pas le même contenu selon
les configurations historiques, qu’il s’agisse pour les militants et leurs organisa-
tions de prendre de l’autonomie par rapport à la tutelle de l’église (comme dans
la période de l’après-guerre à 1964 pour le courant Reconstruction de la CFTC)
ou par rapport aux partis. Surtout, cette logique ne nourrit pas le même raisonne-
ment sur la délimitation des frontières du champ et de ce qui est, en conséquence,
appréhendé comme relevant du domaine syndical. On retrouve ici la nécessité
de questionner les conditions historiques rendant possible le processus de diffé-
renciation du champ et par là même de montrer que le degré d’autonomisation
varie selon les époques. Les années post-68 constituent un bel exemple d’atténua-
tion de la différenciation entre champ politique et champ syndical via l’adhésion
d’une large partie des militants cégétistes et cédétistes au programme commun
de gouvernement, notamment autour des Assises du socialisme en 1974 et de la
captation par le PS de fractions importantes de militants cédétistes.

sur les propriÉtÉs spÉcifiques du champ syndical


Nous avons jusqu’ici abordé le processus historique de constitution du
champ syndical à partir des conceptions entretenues au sein même du mouve-
ment syndical. Or, un puissant facteur de différenciation et d’objectivation de
ce microcosme provient de l’extérieur, soit de l’intervention de la puissance
27. yon K., Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique : le cas de la CGT-FO. Éléments
pour la sociologie d’un « monde de pensée », thèse de doctorat, université Paris 1, 2008.

331
soPhie Béroud

publique. Par la loi de 1884, le législateur a assigné une place subalterne aux
syndicats dans la production de l’intérêt général, leur attribuant un rôle limité
et un domaine d’action circonscrit, celui du « professionnel 28 ». Au cours du
xxe  siècle, la construction progressive d’instances et d’outils de négociation
– d’abord avec les conventions collectives, puis au niveau des entreprises – ainsi
que la définition d’un régime juridique de représentativité syndicale ont large-
ment contribué à créer un domaine d’activités sociales propres. Le répertoire
d’action du syndicalisme a été profondément transformé par la consolidation de
ces lieux de représentation et de négociation. Cette spécialisation progressive des
activités syndicales contribue à l’existence d’un corps d’agents permanents du
champ qui vont vivre pour et par le syndicalisme, mais aussi à une certaine unifi-
cation des pratiques, de la structuration des organisations (sur le plan territorial
et sur le plan professionnel) à la codification d’un langage technique particulier.
On pourrait soulever, en suivant Bernard Lahire sur ce point, que cet univers
n’a pas la même prégnance pour ceux qui, en devenant des élus, permanents ou
semi-permanents, deviennent des « pratiquants », des professionnels du syndi-
calisme et ceux qui demeurent plutôt des usagers du champ, simples adhérents
des confédérations 29. C’est donc en nous centrant sur les premiers, sur les agents
en lutte pour l’appropriation et la définition d’un capital spécifique, que l’on peut
réfléchir aux propriétés à la fois communes et distinctives du champ syndical.
En premier lieu, on prend bien la mesure de la différenciation qui s’est
produite, de l’institutionnalisation de ce domaine de pratiques au travers de la
consolidation de toute l’activité de négociation. Qu’est-ce qui fait « courir » un
syndicaliste aujourd’hui ? On pourrait reconstituer des « carrières » militantes
au sens d’Howard Becker, des carrières de professionnels du syndicalisme qui
passeraient de premiers mandats électifs au sein de l’entreprise à des mandats au
sein de la branche (le secteur d’activité) ou d’autres institutions paritaires (comme
les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux), puis par des
postes dans des organismes (d’expertise, de prévoyance, etc.) gravitant autour des
syndicats. Le rapport à la mobilisation pourrait en être quasi absent, voire totale-
ment (même si l’appartenance syndicale à telle ou telle organisation joue bien
sûr un rôle ici). Pour le dire autrement, l’activité syndicale légitime s’est resserrée
autour des domaines d’intervention désignés sous les termes du « professionnel »
ou du « social » et l’intériorisation de ce bornage de l’action participe de l’accepta-
tion des règles du jeu des relations professionnelles entre « partenaires sociaux ».
De ce point de vue, le champ syndical constitue bien un microcosme spécifique,
avec ses règles du jeu propres et une forme d’illusio qui conduit aujourd’hui une
large partie des dirigeants syndicaux, mais aussi des responsables intermédiaires
à revendiquer pour certains l’autonomie de la sphère des relations profession-
28. barbet D., « Réflexion sur la production des frontières du syndical et du politique. Retour
sur la loi de 1884 », Genèses, no 3, 1991, p. 5-30.
29. lahire B., Monde pluriel…, op. cit., p. 157.

332
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

nelles (c’est-à-dire le primat de la négociation et le rejet de l’intervention légis-


lative) et pour d’autres le fait de prendre toute leur place dans le jeu (même s’ils
n’approuvent pas complètement ces dernières). Cette adhésion des agents aux
règles du jeu n’est pas séparable de la façon dont le microcosme est dit et pensé
de façon « savante », avec par exemple l’édification de toute une sociologie des
relations professionnelles et des effets de théorie produits par celle-ci, parmi
lesquels la légitimation de la professionnalisation accrue des militants syndicaux.
En deuxième lieu, cet espace auto-référencé est bien traversé par des luttes
internes et les prises de position adoptées par les différentes organisations ne se
comprennent pas sans être rapportées aux positions occupées dans le champ.
On retrouve bien ici la nécessité d’une approche relationnelle et structurale.
Nous avons pour notre part cherché à étudier le mouvement de 2010 dans cette
perspective en montrant, par exemple, pourquoi Solidaires reste dans l’inter-
syndicale nationale, malgré les critiques qu’elle émet sur le choix des modalités
d’action et des mots d’ordre revendicatifs, c’est-à-dire l’absence d’appel à la grève
générale 30. Ce positionnement n’est pas intelligible sans prendre en compte
toutes les difficultés rencontrées par cette union syndicale, nouvelle entrante
dans le champ, pour se faire admettre par les autres acteurs de celui-ci (du
niveau local au niveau national). La fin des années 2000 – et encore plus depuis
2008 et le changement des règles de la représentativité syndicale en France –
est une période en quelque sorte de « banalisation » pour Solidaires et pour ses
syndicats, les SUD, qui voient les attaques contre eux se réduire, obtiennent
l’accès au conseil supérieur de la fonction publique ainsi qu’à d’autres institu-
tions et qui n’ont plus intérêt à se poser comme des acteurs extérieurs au champ
ou en position exclusivement subversive. Se joue alors une forme de « compli-
cité objective » de la part d’un syndicat pourtant dominé dans le champ, le plus
souvent appréhendé comme « radical » ou comme un exemple de « renouveau
syndical 31 », mais pour qui le jeu social propre au champ vaut finalement la
peine d’être joué. La nécessité de cette acceptation « malgré tout » des règles du
jeu renvoie aussi à une analyse des conditions de survie à long terme de l’orga-
nisation. Elle permet de mesurer ce qui se joue lorsqu’un des agents accède à
un volume du capital spécifique certes réduit (un siège au conseil supérieur de
la fonction publique d’état par exemple, un siège au CESE), mais suffisant pour
qu’il ait intérêt à ce que le champ perdure et surtout à en reprendre implicite-
ment les codes. Les luttes pour l’accès à la représentation, pour se poser comme
un représentant légitime de l’intérêt des salariés et agir en leur nom (ce qui
constituerait donc un capital spécifique ou un pouvoir spécifique), se traduisent
aussi dans un processus d’homogénéisation des logiques pratiques qui sont en
œuvre, soit dans l’incorporation d’un habitus proprement syndical.
30. béroud S. et yon K., « Face à la crise, la mobilisation sociale et ses limites… », art. cit.
31. le Queux S. et sainsaulieu I., « Social Movement and Unionism in France: A Case for
Revitalization? », Labor Studies Journal, vol. 35, no 4, 2010, p. 503-519.

333
soPhie Béroud

Enfin, on pourrait établir de fortes homologies avec le champ politique tel


que Pierre Bourdieu l’a étudié 32. Tout d’abord, dans la construction des fonctions
de représentation. La réforme des règles de la représentativité syndicale actée par
la loi du 20 août 2008 est venue renforcer cette homologie en faisant du critère
électoral la source désormais principale de légitimité pour les représentants
syndicaux et en fondant la relation représentés/représentants sur cette sanction
électorale. Un deuxième rapprochement provient du processus de professionna-
lisation à l’œuvre dans l’univers syndical avec des représentants syndicaux qui
ont tendance à être coupés des conditions d’existence (d’emploi et de travail) de
ceux dont ils sont censés être les mandataires 33. Cette coupure entre profanes
et professionnels est d’ailleurs également renforcée par le faible nombre de
militants disponibles pour assumer des mandats, accepter d’endosser les rôles
de représentants ; ce qui n’est pas sans accélérer le processus de distanciation, via
le cumul de décharges horaires, par rapport aux autres salariés. Une troisième
homologie réside dans la montée en puissance du discours « expert », discours
légitimé au nom de la complexité des dossiers, mais aussi de la multiplication
des thèmes et des lieux de négociation. Une dépolitisation du discours s’opère
ici qui prend la forme d’une mise à distance du discours partisan, mais aussi
d’une prédominance des arguments techniques.
« Ne trouvant rien à redire au monde social tel qu’il est, [les dominants]
s’efforcent d’imposer universellement, par un discours tout empreint de
la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et
de nécessité que ce monde leur impose ; ayant intérêt au laisser-faire, ils
travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé,
produit d’un travail de neutralisation ou, mieux, de dénégation 34. »

Or, ce discours politique dépolitisé porte en germe une forme d’acceptation


de l’ordre économique dominant (qu’on ne peut radicalement changer), une
intériorisation des finalités de la rationalité économique.
Ces trois dimensions montrent bien, à notre sens, que le concept de champ
peut effectivement constituer un outil susceptible d’éclairer de façon fine les
phénomènes qui structurent l’univers syndical. Cet outil s’avère ainsi perti-
nent pour comprendre les rapports de force dans le mouvement syndical et
les effets de ces rapports de force, mais aussi le contexte de production d’un
discours expert qui ne prend tout son sens que rapporté à la compréhension
de l’espace des relations professionnelles comme un espace clos, fonctionnant
pour lui-même.
32. bourdieu P., « La représentation politique », in bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique,
Paris, éditions du Seuil, 2001, p. 213-258.
33. guillauMe C. et poChiC S., « La professionnalisation de l’activité syndicale : talon d’Achille
de la politique de syndicalisation à la CFDT ? », Politix, no 85, 2009, p. 31-56.
34. bourdieu P., « Décrire et prescrire : les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité
politique », in bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 192.

334
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

Il n’en reste pas moins, pour autant, que se pose la question de l’autono-
mie de ce champ syndical. Nous avons souligné plus haut la forte exposition
de cet espace social à des décisions prises ailleurs, dans le champ politique et
la forte sensibilité aux enjeux internes de ce dernier, c’est-à-dire aux luttes et
aux recompositions partisanes. Ce problème demeure insoluble si l’on fait de
l’autonomie, en suivant en cela Pierre Bourdieu, un des critères distinctifs des
champs. Or, Bernard Lahire invite à dépasser cette aporie en distinguant une
autonomie-spécificité d’une autonomie-dépendance 35. Par autonomie-spécificité, il
entend l’existence d’un domaine particulier d’activité qui se différencie d’autres
domaines au travers de ses enjeux propres, de ses règles du jeu, du savoir qu’il
produit sur lui-même. Mais cette première autonomie n’implique pas, selon lui,
une clôture sur soi, et ce domaine peut être traversé par des enjeux extérieurs.
Cette piste nous semble particulièrement féconde pour rendre compte à la fois
des logiques spécifiques d’un secteur du monde social, mais aussi des inter-
sections avec d’autres sphères, économique et politique. Elle permet de penser
comment cet espace acquiert, de façon performative, une force contraignante,
tout en continuant à être attentif à ce qui se passe à l’extérieur du champ, aux
différentes expériences sociales qui contribuent (depuis l’école en passant par
la sphère du travail) à la fabrication d’un ethos syndical.

sur les rapports du champ syndical


avec d’autres espaces de moBilisation

Si la production des frontières du champ ne cesse d’animer des luttes internes


à celui-ci, elle relève aussi des entreprises de catégorisation qui sont menées
dans d’autres champs. De ce point de vue, il paraît intéressant de revenir sur ce
que nous évoquions au début de ce texte, soit la différenciation avec l’espace
des mouvements sociaux. Dans un article déjà cité sur la grève, Pierre Bourdieu
invitait à appréhender le syndicat comme un appareil de mobilisation suscep-
tible de contribuer à l’unification du champ des luttes sociales. La focale se
porte donc ici sur le travail politique que réalise, plus ou moins partiellement,
le syndicat pour réussir à dire et à incarner le groupe social des travailleurs
(« classe ouvrière », « prolétariat », « travailleurs », « salariés » ?) et pour définir
les enjeux et les moyens légitimes de sa lutte. Au nom de qui les syndicats se
donnent-ils les moyens de parler ?
La question centrale devient alors celle des relations qui se nouent avec
d’autres mouvements sociaux (associations, collectifs, etc.) et surtout la façon
dont sont envisagées ces relations. Les militants syndicaux se conçoivent-ils
comme partie prenante d’un même univers social, celui des luttes et des résis-
tances, avec d’autres militants associatifs engagés par exemple contre le racisme,

35. lahire B., Monde pluriel…, op. cit., p. 79.

335
soPhie Béroud

pour le droit au logement ou pour d’autres causes ? Ces relations entre les syndi-
cats et les différents acteurs de la contestation sociale n’ont jamais été, on le
sait, évidentes, mais au contraire, marquées par des formes de concurrence, des
logiques de substitution ou de subordination 36. Les relations de coopération/
concurrence ont largement été déterminées par le fait que les syndicats consi-
déraient ou non que la cause en jeu relevait de leurs prérogatives, à l’instar de
l’organisation des chômeurs 37. Or, un des effets de consolidation du champ
syndical s’incarne non pas dans une pensée hiérarchique des luttes et des causes
– conception qui était très prégnante dans une approche unifiée du mouvement
ouvrier – mais dans l’acceptation d’une fragmentation, c’est-à-dire d’univers
militants foncièrement séparés. Des syndicalistes ont ainsi pu s’engager au cours
de la dernière décennie au sein d’ATTAC ou du réseau éducation sans frontières,
mais en établissant le plus souvent une démarcation entre leur activité syndi-
cale et leur activité associative. Seuls les moments de mobilisation contribuent,
aujourd’hui, à désectoriser partiellement ces différents espaces, facilitant l’émer-
gence d’univers militants communs et des causes partagées. Cela a été le cas, par
exemple, lors de la grève des sans-papiers en 2008-2009, bien que de multiples
tensions aient existé 38. On le voit, la dimension performative produite par le
discours contribue à faire exister des univers distincts là où ils n’étaient pas
pensés comme tels, au cours du xxe siècle, par des militants syndicaux pour qui
la référence au mouvement ouvrier était première. Mais cette référence a perdu
aujourd’hui de sa force et le travail politique pour faire émerger un discours
unificateur, autour par exemple des classes populaires, demeure encore trop
faible pour contrebalancer les logiques distinctives présentes dans une activité
syndicale fortement spécialisée. On peut formuler l’hypothèse qu’un des effets
de cette spécialisation (mais aussi de la professionnalisation du travail de repré-
sentation et sa dimension technique) est que les militants syndicaux des organi-
sations où cette pratique existait fortement – que l’on pense par exemple aux
SUD qui en avaient fait l’un de leurs traits distinctifs – tendent aujourd’hui à être
moins investis dans d’autres univers militants qu’à d’autres époques 39.

36. tartaKoWsKy D. et tétard F. (dir.), Syndicats et associations. Concurrence ou complémen-


tarité ?, Rennes, PUR, 2006.
37. Cohen V., « Transformations et devenir des mobilisations collectives de chômeurs »,
Les mondes du travail, no 6, 2008, p. 91-102 ; pignoni M.-T., « Entre soutien et ostracisme
syndical : le cas des comités CGT de privés d’emploi dans les Bouches-du-Rhône », in
Chabanet d. et Faniel j. (dir.), Les mobilisations de chômeurs en France, problématiques
d’alliances et alliances problématiques, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 117-149.
38. barron P., bory A., Chauvin s., jounin N. et tourette L., On bosse ici, on reste ici ! La grève
des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011.
39. À titre d’exemple, seuls 7,8 % des délégués présents au congrès fédéral de SUD PTT de
2012 déclarent ainsi être adhérents d’un parti et 3,5 % d’une organisation altermondia-
liste. Enquête en cours de réalisation, réalisée avec Jean-Michel Denis et Martin Thibault.

336
sur la Pertinence heuristiQue du concePt de chaMP syndical

conclusion
L’usage du concept de champ syndical nous semble donc heuristique dans
la mesure où il permet de sortir d’un mode d’appréhension trop plat de l’objet
syndical. Il permet d’adopter, en effet, une approche à la fois structurale et
relationnelle et surtout d’étudier dans un même mouvement les propriétés des
organisations, celles des agents qui évoluent en leur sens, les représentations qui
nourrissent leurs pratiques. Son usage fournit donc également des outils pour
échapper à une compréhension du phénomène syndical centré sur le sommet
des organisations, sur les stratégies de ces dernières et les discours officiels dans
la mesure où il s’agit aussi de comprendre comment des orientations s’incarnent,
comment certains dispositifs concrets entretiennent ou affaiblissent un ethos
syndical 40.
La réflexion sur le champ syndical peut, en retour, contribuer à alimenter les
débats sur la notion de champ. Pour nous appuyer de nouveau sur la perspective
critique ouverte par Bernard Lahire, il semble important d’insister sur le fait que
« le concept de champ n’est pas universellement pertinent et l’existence d’un
champ dépend de la nature historique des configurations sociales que forment
entre eux les acteurs sociaux 41 ». Comme nous avons essayé de le montrer,
certaines conditions historiques contribuent à renforcer le processus d’autono-
misation du champ syndical ou, au contraire, à l’atténuer. La mise à distance de
la sphère partisane, voire la disqualification de cette sphère, qui s’est produite
de façon différenciée à la CFDT au début des années 1980 ou à la CGT à partir
des années 1990 participe ainsi largement du renforcement d’un espace des
relations professionnelles tendant à se clore sur lui-même. Il convient donc de
rendre compte du champ syndical dans son historicité et non comme une réalité
intangible.

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40. MisChi J., « Gérer la distance à la “base”. Les permanents CGT d’un atelier SNCF », Sociétés
contemporaines, no 84, 2012, p. 53-77.
41. lahire B., op. cit., p. 145.

337
soPhie Béroud

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339
Michael buraWoy

la domination est-elle si PRoFonde ?


au-delà de bouRdieu et de gRamsci 1

« Comme le don, le travail ne peut se comprendre dans sa double vérité,


dans sa vérité objectivement double, que si l’on opère le deuxième renverse-
ment qui est nécessaire pour rompre avec l’erreur scolastique consistant à
omettre d’inclure dans la théorie la vérité subjective avec laquelle il a fallu
rompre, par un premier renversement para-doxal, pour construire l’objet de
l’analyse. Le coup de force objectivant qui a été nécessaire pour constituer le
travail salarié dans sa vérité objective a fait oublier que cette vérité a dû être
conquise contre la vérité subjective, qui, comme Marx lui-même l’indique,
ne devient vérité objective que dans certaines situations de travail exception-
nelles : l’investissement dans le travail, donc la méconnaissance de la vérité
objective du travail comme exploitation, qui porte à trouver dans le travail
un profit intrinsèque, irréductible au simple revenu en argent, fait partie des
conditions réelles de l’accomplissement du travail, et de l’exploitation 2. »

« La plus-value est simultanément assurée et dissimulée : ce double mouve-


ment définit l’essence du procès de travail capitaliste. Mais comment le capita-
liste s’assure-t-il de la plus-value si sa production est invisible 3 ? » Enfouies à
la fin des Méditations pascaliennes, le chef-d’œuvre de Bourdieu, quatre pages
suscitent la curiosité. Intitulées « La double vérité du travail », elles étonnent
pour deux raisons : d’abord parce qu’elles traitent du procès de travail, sujet
rarement abordé par Bourdieu, ensuite parce que le cadre interprétatif du
sociologue s’inscrit dans le prolongement du marxisme orthodoxe, alors qu’il

1. Avec l’aimable autorisation de la revue Actuel Marx et les éditions Presses universitaires de
France dans lesquelles cet article a préalablement été publié. buraWoy M., « La domination
est-elle si profonde ? Au-delà de Bourdieu et de Gramsci », Actuel Marx, no 50, 2/2011,
p. 166-190. Traduit de l’anglais par Quentin Ravelli.
2. bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, éditions du Seuil, 1997, p. 241.
3. buraWoy M., Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process under Monopoly Capitalism,
Chicago, University of Chicago Press, 1979, p. 30.

341
Michael BuraWoy

le rejette habituellement comme anachronique et erroné 4. Dans la citation


ci-dessus, la formulation est alambiquée, comme c’est souvent le cas chez
Bourdieu. Efforçons-nous de traduire : en constituant l’objet du savoir, c’est-à-
dire la notion de travail salarié, Marx rompt avec l’expérience subjective vécue
par les travailleurs, qui estiment recevoir un salaire correspondant à une journée
de travail complète de huit heures. En réalité, les travailleurs sont exploités et
ne reçoivent qu’un salaire équivalent à une fraction de journée de travail, par
exemple de cinq heures, ce qui laisse un surtravail de trois heures servant de
fondement au profit. Marxisme sans faille jusqu’ici. Mais cette première rupture
de l’expérience vécue, ce premier renversement, ne suffit pas à produire la vérité
objective de l’exploitation. Il est nécessaire d’aller plus loin et d’opérer une
seconde rupture, un second renversement, cette fois contre la vérité objective,
pour réincorporer la vérité subjective, l’expérience vécue des travailleurs. C’est
une chose de découvrir la vérité objective du travail, c’est-à-dire l’exploitation,
c’en est une autre de montrer comment l’exploitation est maintenue par les
travailleurs eux-mêmes.
Plus concrètement, comment se fait-il que les travailleurs travaillent suffi-
samment dur pour produire la plus-value et rendre possible l’exploitation,
alors même que celle-ci est dissimulée ? La réponse, selon Bourdieu, réside
dans «  l’investissement au travail  », par lequel les travailleurs trouvent un
« profit extrinsèque au travail, irréductible au simple revenu ». Il en résulte
que l’exploitation est garantie quoique les travailleurs n’en fassent pas l’expé-
rience. En d’autres termes, il y a, dans l’organisation du travail, une « méconnais-
sance de la vérité objective du travail comme exploitation », qui induit le travail
pénible qui est au principe de l’exploitation. La suite est, elle aussi, fidèle au
marxisme orthodoxe : moins un travailleur dispose d’autonomie, moins il a
de marge de manœuvre pour donner un sens à son travail en s’y investissant,
et plus sûrement a-t-il conscience de son exploitation. Les vérités objectives et
subjectives auront ainsi d’autant plus de chance de converger.
Ces pages ne m’ont pas seulement surpris parce qu’elles abordent le thème
du travail et qu’elles adoptent, exceptionnellement, la théorie marxiste de
l’exploitation. Elles sont aussi en accord avec la thèse que j’ai énoncée il y a
vingt  ans dans Manufacturing Consent, ethnographie d’une usine du sud de
Chicago où j’ai travaillé comme ouvrier spécialisé pendant dix mois de 1974
à 1975. Dans Manufacturing Consent, j’ai formulé la double vérité du travail de
la façon suivante : si le surtravail est dissimulé (vérité objective du travail en
régime capitaliste, première rupture), alors la question est de savoir comment il
se trouve assuré (vérité subjective du travail, seconde rupture). Marx suppose
qu’il est assuré par la force et la peur du licenciement, mais, sous le capitalisme
4. Cet article est issu de l’une des « Conversations avec Pierre Bourdieu », prononcée pour
la première fois à l’université du Wisconsin (Madison) en 2008, puis à l’université de
Witwaterstrand (Johannesburg) en 2010.

342
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

avancé, selon moi, les contraintes légales et la protection de l’emploi limitent le


despotisme managérial, interdisent l’exercice arbitraire de la force. Cela confère
aux travailleurs une certaine autonomie sur le lieu de travail, leur permettant
de s’« investir au travail » en le considérant comme un « jeu ». Dans mon cas,
il s’agit d’un jeu de travail aux pièces, appelé à l’usine « making out 5 ». Pour
les travailleurs, le jeu compense l’ennui intrinsèque au travail en apportant des
« bénéfices extrinsèques » : satisfaction émotionnelle et récompenses symbo-
liques. En important les idées de Gramsci sur le lieu de travail, j’ai affirmé que
c’était le consentement plus que la peur qui imposait sa loi à l’atelier. Le régime
de production auquel nous étions confrontés était plus hégémonique que
despotique. J’ai mobilisé la métaphore du jeu que Bourdieu utilise parfois pour
comprendre la reproduction de la structure sociale et ses schèmes de domina-
tion. En s’assurant l’accord des participants, les jeux obscurcissent les condi-
tions de leur propre exercice. Comme aux échecs, il est impossible de jouer au
« making out » sur le lieu de travail tout en mettant en cause les règles du jeu,
que reconnaissent tout autant les travailleurs que la direction. Telle est la double
vérité du jeu : vérité du visiteur qui examine le jeu, vérité du joueur qui s’y livre,
chacune se dérobant au regard de l’autre et ainsi la reproduisant. En tant que
travailleur dans l’atelier, j’agissais en fonction de la vérité de l’ouvrier spécialisé ;
en tant que sociologue, j’interrogeais ces expériences pour y desceller la vérité
objective latente. Ma sociologie n’a pourtant pas affecté ma manière de travailler
à l’atelier. Comment Bourdieu était-il arrivé à une formulation apparemment
identique à la mienne ? Comment pouvais-je utiliser le langage de l’hégémo-
nie et du consentement pour décrire ce qui, en effet, ressemblait plus à de la
domination symbolique et à de la méconnaissance ? C’est ainsi que commen-
cèrent cinq années de « travail de terrain » parmi les textes complexes et fasci-
nants de Bourdieu, impliquant une reformulation de ma manière de concevoir
la nature du capitalisme avancé et sa durabilité, aussi bien que la nature du
socialisme d’état et sa fragilité. D’une part, cela rendait nécessaire une critique
de Gramsci, dans la mesure où ce dernier ne fait que survoler la mystification qui
caractérise le capitalisme avancé. D’autre part, cela conduisait à une critique de
Bourdieu, qui universalise la méconnaissance – résultat de l’habitus incorporé et
incarné – au lieu de saisir la méconnaissance comme mystification, c’est-à-dire
comme quelque chose de socialement produit et d’historiquement contingent.
La question à laquelle ces recherches s’efforcent d’apporter une réponse – à quel
point la domination est-elle profondément enracinée ? – comporte trois volets.
5. To make out signifie réaliser ses quotas de pièces à produire. Lorsqu’un ouvrier est suffisam-
ment habile pour maîtriser le making out, il dispose d’un meilleur contrôle sur son salaire
aux pièces, sur son temps libre et sur les relations sociales à l’usine. Making out est aussi
une expression argotique américaine courante qui désigne la conclusion d’une relation
de séduction. Au lieu de reprendre les traductions partielles existantes, comme « faire du
boni » ou « s’en sortir », par ailleurs peu usitées dans les usines françaises, nous avons
préféré garder l’expression d’origine. (N.D.T.)

343
Michael BuraWoy

Si, d’une part, l’habitus de sujétion est profond et universel, comment peut-on
remettre en cause la domination ? Si, d’autre part, la mystification est historique
et contingente, quand la domination devient-elle transparente ? Enfin, sous
quelles conditions, si tant est qu’elles existent, la vérité objective du sociologue
converge-t-elle avec la vérité subjective du travailleur ? On s’intéressera ici à ces
questions en examinant la stabilité des régimes de travail du capitalisme avancé
et du socialisme d’état.

homo haBitus CONTRE homo ludens


Bourdieu s’efforce toujours de transcender les antinomies : sujet et objet,
microsociologie et macrosociologie, volontarisme et déterminisme. Trop
souvent, pourtant, il combine les deux perspectives opposées plutôt qu’il ne
transcende véritablement l’antinomie. C’est le cas, d’après moi, pour sa concep-
tion de l’agent et de la structure, où il fusionne homo habitus et homo ludens 6.
Parfois, Bourdieu part de l’homo habitus, notion selon laquelle la psyché est
constituée d’un « principe générateur durablement installé d’improvisations
réglées  », qui produit des «  pratiques tendant à reproduire les régularités
immanentes aux conditions objectives de la production de leur principe généra-
teur 7 ». Ici, l’accent est porté sur la soumission doxique, mais celle-ci permet
l’improvisation dans certaines limites. Nous pourrions appeler cela le concept
épais de la reproduction sociale. En d’autres occasions, Bourdieu part de l’homo
ludens, individu dont le caractère est forgé par les jeux. Cela lui permet d’éla-
borer une conception de la structure sociale comme ensemble de règles qui
guident les stratégies individuelles. Les êtres humains sont des joueurs motivés
par des enjeux et contraints par les règles du jeu. C’est là un concept mince de la
reproduction sociale, qui dépend de la continuité d’un jeu particulier, enserré
dans une institution donnée. La seule hypothèse qu’elle formule à propos des
êtres humains est qu’ils sont des joueurs qui cherchent à contrôler le milieu
où ils sont immergés. Disposant à la fois d’un concept épais et d’un concept
mince, Bourdieu passe de l’un à l’autre et fusionne souvent homo ludens et homo
habitus. Jouer à des jeux va de pair avec des dispositions presque indéracinables,
qui varient d’un individu à l’autre en fonction des biographies. Ici, pourtant, je
ne souhaite pas fusionner mais opposer ces deux concepts de l’action : d’une
part, homo habitus, pour qui la structure sociale est interne ; d’autre part, homo
ludens, dont la structure sociale est externe. La soumission est-elle profondément

6. J’emprunte le terme d’« homo habitus » à Bridget Kenny, qui l’a forgé au cours d’une corres-
pondance avec moi, pour rendre compte de la conception profondément pessimiste que
Bourdieu se fait de la nature humaine. On doit l’expression « homo ludens » au célèbre
théoricien danois Johan Huizinga.
7. bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle,
Genève, Droz, 1972, p. 262.

344
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

enracinée dans le psychisme ou bien est-elle le produit de pratiques coordonnées


par des institutions ? Bourdieu joue sur les deux tableaux, mais le résultat est
une conception de la structure sociale comme ne pouvant jamais changer et une
pseudo-science qui est infalsifiable. En mettant l’homo ludens à la place de l’homo
habitus, on peut montrer que les structures sociales sont plus malléables et
instables que Bourdieu ne l’admet, bien que certaines le soient plus que d’autres.
D’après moi, l’hégémonie capitaliste requiert et obtient la mystification comme
une condition de possibilité qui lui confère une certaine stabilité, tandis que
le socialisme d’état, incapable de produire une telle mystification, ne peut pas
maintenir l’hégémonie et a de ce fait historiquement alterné entre la coercition
et la légitimation – arrangement instable qui, en fin de compte, s’est délité.
L’analyse comparative du capitalisme avancé et du socialisme d’état dessine les
limites de Bourdieu tout autant que de Gramsci – le premier est trop pessimiste
au sujet des possibilités de changement social, le second trop optimiste.

mystification contre mÉconnaissance


Mon désaccord avec Bourdieu porte sur la distinction cruciale entre mysti-
fication et méconnaissance. Quand Karl Marx décrit comment l’exploitation se
cache sous la forme du travail salarié, ou quand il parle du fétichisme de la
marchandise et de la façon qu’a le marché de dissimuler le travail humain incor-
poré dans le produit, il souligne que cela arrive automatiquement et indépen-
damment des caractéristiques particulières de n’importe quel individu qui en
fait l’expérience – qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme, et quelle que soit sa
couleur de peau. Ainsi Marx et Engels ont-ils écrit dans L’idéologie allemande :
« Si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent
placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle
de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des
objets sur la rétine découle de leur processus de vie purement physique 8. »

Aucune psychologie n’est en jeu – il n’y a que le procès de vie historique.


Les individus sont à la fois agents et acteurs des relations sociales, aussi l’expé-
rience inversée qu’ils ont des choses extérieures est-elle la conséquence des
relations sociales dans lesquelles ils s’insèrent. La mystification est le terme que
nous utiliserons pour décrire le processus social qui engendre cet écart entre
l’expérience et la réalité pour tous ceux qui font partie d’un ensemble déter-
miné de relations sociales. On peut trouver des exemples de mystification chez
Bourdieu, notamment dans son analyse réitérée de l’économie du don : ceux
qui donnent comme ceux qui reçoivent font l’expérience du don comme acte de
générosité, tandis que pour le « scientifique » venu de l’extérieur, il s’agit d’un
8. Marx K. et engels F., L’idéologie allemande (1845-1846), Paris, éditions sociales, 1976,
p. 20.

345
Michael BuraWoy

comportement économique dicté par l’intérêt individuel, d’un geste qui recevra
sa récompense, ou encore d’une création collective de liens sociaux interdépen-
dants. Bourdieu affirme que les scientifiques qui imposent leurs vues aux acteurs
se méprennent quant à la nature de l’échange propre au don, qui dépend de la
séparation entre la vérité subjective (acte de générosité) et la vérité objective
(construire la domination symbolique ou la solidarité sociale). Mais comment les
deux vérités se maintiennent-elles ? Dans son Esquisse d’une théorie de la pratique,
Bourdieu se concentre sur le découpage temporel du geste de don, de sorte que
le don apparaît comme un acte de générosité isolé. Aussi toute tentative de
réciprocité immédiate est-elle perçue comme une violation pure et simple des
normes sociales fondamentales. C’est la structure de l’échange comme processus
évolutif qui explique la méconnaissance ou plus précisément la mystification.
Dans Méditations pascaliennes, cependant, l’accent porte davantage sur l’inculca-
tion de perceptions et d’appréciations (habitus), vécue aussi bien par celui qui
donne que par celui qui reçoit. Cet habitus de générosité fonde l’économie du
don, avant d’être remplacé par la disposition de calcul, qui rend le don plus
rare et plus difficile à maintenir. Dans la mesure où l’économie du don dépend
de l’inculcation préalable d’un certain habitus, nous passons de la mystifica-
tion, produit de processus sociaux, à la méconnaissance, résultat de l’habitus
incorporé d’un individu (qui, tour à tour, agit comme médiation ou reflet des
processus sociaux). À la lecture des Méditations pascaliennes, apogée du travail
théorique de Pierre Bourdieu, j’ai été frappé par les similitudes entre ce texte
et la conception de l’ordre social développée par Talcott Parsons. Les individus
intériorisent les normes de l’ordre social : les « structures objectives d’un ordre
social dont leurs structures cognitives sont le produit » assurent la « soumis-
sion doxique des dominés 9 ». En d’autres termes, il y a un ajustement mutuel
entre position et disposition, entre attentes et possibilités, habitus et habitat.
« Les schèmes appliqués au monde sont le produit du monde auquel ils s’appli-
quent 10 », qui garantit, hors de toute connaissance, l’adaptation inconsciente
au monde extérieur.
« L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance
qui, comme l’a montré Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans une relation
d’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend en un sens trop
bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il
s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit
ou un habitat familier. Il se sent chez lui dans le monde parce que le monde
est aussi en lui sous la forme de l’habitus, nécessité faite vertu qui implique
une forme d’amour de la nécessité, d’amor fati 11. »

9. bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 211.


10. Ibid., p. 175.
11. Ibid., p. 170.

346
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

De même que Parsons reconnaît l’existence de la « déviance » quand le rôle et


les attentes ne sont pas complémentaires, de même Bourdieu admet qu’il peut
y avoir des décalages entre l’habitus et le champ : ces dévoiements peuvent
ou non donner naissance à de nouvelles adaptations. Pour les deux auteurs,
décalages et dévoiements sont des catégories résiduelles. Dans un cas comme
dans l’autre, l’argument vise à montrer l’impossibilité de contester l’ordre social,
ce qui signifie, dans le cas de Bourdieu, s’opposer au marxisme, au féminisme,
au populisme et à tous les « -ismes » qui célèbrent la transformation par en
bas. Ce n’est pas tant que certains ordres sociaux mènent à la mystification
et d’autres à la transparence, mais tous les ordres sociaux se reproduisent par
l’incorporation de l’habitus et la nécessaire méconnaissance. Nous sommes tous
des poissons dans l’eau, incapables de comprendre l’environnement dans lequel
nous nageons – à part, bien sûr, Bourdieu et ses amis sociologues. Nous devons
nous demander si, oui ou non, les ordres sociaux sont tenus ensemble par la
mystification et des relations sociales indépendantes de tout individu en particu-
lier ou par la méconnaissance, qui se constitue par un habitus profondément
enraciné et au moins partiellement indépendant des relations sociales particulières
où s’insère l’individu. Comment est-il possible de voir clair entre ces explications
du maintien de l’ordre social : concept épais, où l’idéologie opère par mystifica-
tion, ou concept mince, où la domination symbolique opère par méconnaissance ?
Départager ces conceptions concurrentes suppose une analyse comparative des
formes de soumission dans différentes sociétés. Dans la suite de ce texte, j’entre-
prends un tel projet en reconstruisant les études que j’ai entreprises à propos
des subjectivités qui proviennent de l’organisation du travail et de sa régulation
dans le capitalisme avancé et les lieux de travail sous socialisme d’état. Je montre
que la domination symbolique par mystification est présente dans le capitalisme
avancé, mais pas dans le socialisme d’état ; c’est ce qui explique la longévité de
l’un et l’instabilité de l’autre. La domination symbolique par méconnaissance
étant, quant à elle, universelle, elle ne peut distinguer les sociétés les unes des
autres. Bourdieu généralise abusivement ses conceptions de la France contem-
poraine et de la société kabyle précapitaliste à tous les ordres sociaux existants.
Il ne peut pas expliquer – et ne fait d’ailleurs aucune tentative en ce sens – que
le socialisme d’état s’effondre tandis que le capitalisme avancé perdure. C’est
ce que je m’efforce de faire dans les pages qui suivent, en reconstruisant le fil
argumentatif qui fut le mien pendant plus de trente ans.

le moment gramscien : la faBrique du consentement


À nouveau, mon point de départ est celui d’Antonio Gramsci, dont l’origina-
lité réside dans sa manière de distinguer les étapes du système capitaliste en
fonction, non pas de son économie, mais de ses superstructures, et en particulier
de l’émergence du nœud société civile-état qui organise le consentement et

347
Michael BuraWoy

absorbe la contestation  : c’est là la naissance de l’hégémonie capitaliste en


Europe. Des états-Unis, où aucune scorie du système féodal ne vient parasiter
les relations de classes capitalistes, Gramsci écrit que l’« hégémonie est née à
l’usine » et pas dans la société civile. La domination trouve là son catalyseur, qui
permet aux forces de production de s’étendre plus rapidement qu’ailleurs, et que
Gramsci appelle fordisme. Le projet de Manufacturing Consent consistait à
développer l’idée de Gramsci selon laquelle l’hégémonie est née à l’usine. L’étude
se fonde sur dix mois d’observation participante comme ouvrier spécialisé dans
une usine du sud de Chicago, de juillet 1974 à mai 1975. Travailleur salarié
comme les autres, j’étais pourtant manifestement issu d’un autre milieu, et mes
compétences limitées ainsi que mon curieux accent anglais y étaient pour
beaucoup. Je ne dissimulais pas les raisons de ma présence ici : collecter des
matériaux pour ma thèse. Sous l’influence du marxisme structuraliste des
années 1970 et de ses interprétations de Gramsci, j’avançais que les théories de
l’état développées par Althusser, Poulantzas et Gramsci pouvaient être appli-
quées aux mécanismes internes de l’usine. Dans mon usine de Chicago, un État
interne 12 faisait des travailleurs des citoyens industriels, des individus avec des
droits et des devoirs, reconnus aux prud’hommes comme dans les détails du
contrat de travail. L’« état national populaire » de Poulantzas s’y dessinait en
miniature. En même temps, l’état interne orchestrait ce que Gramsci appelait la
coordination concrète des intérêts du capital et du travail par la négociation
collective, qui fournissait les bases matérielles de l’hégémonie. Pour s’assurer le
consentement des travailleurs, le capital leur fait des concessions qui, comme le
dirait Gramsci, ne touchent pas à l’essentiel. Finalement, en suivant les analyses
que Gramsci comme Poulantzas font des classes dominantes et de leurs relations
avec l’état, j’en vins à voir l’encadrement à l’usine comme un bloc de pouvoir
constitué de différentes fractions, soumises à l’hégémonie du département de la
production. Un marché du travail interne agissant de concert avec l’état interne
en renforçait les effets d’individualisation. Il donnait aux travailleurs l’opportu-
nité de postuler à d’autres emplois à l’intérieur de l’usine, pour des postes qui
étaient ensuite alloués en fonction de l’ancienneté et de l’expérience. Ce marché
interne du travail donnait aux individus un pouvoir et des moyens d’action
contre l’encadrement. Si les travailleurs n’aimaient pas leur poste ou leur
supérieur, ils pouvaient postuler ailleurs et occuper un autre poste.
Les travailleurs, qui se rendaient d’une certaine manière indispensables à leurs
agents de maîtrise, pouvaient bénéficier d’un certain pouvoir. Tout comme l’état
interne, le marché interne du travail faisait des travailleurs des individus et,
grâce à des primes d’ancienneté, attachait leur intérêt à celui du capital. Tout en
donnant du pouvoir aux travailleurs au sein de l’atelier, cela cultivait aussi leur

12. Plus tard, j’appellerai l’état interne « appareils politiques et idéologiques de production »
ou « régime de production ». Voir buraWoy M., Politics of Production: Factory Regimes
under Capitalism and Socialism, Londres, Verso, 1985.

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la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

loyauté, car changer d’employeur les aurait renvoyés aux premiers échelons de
la grille d’ancienneté. Les travailleurs trouvaient ainsi un autre intérêt dans la
réussite de leur entreprise, c’est-à-dire dans sa profitabilité, même lorsqu’ils en
faisaient les frais, comme cela est arrivé dans les années 1980, quand ils ont
accepté la remise en cause de leurs droits pour garder leurs emplois. L’état
interne et le marché interne du travail sont les conditions d’une troisième source
de consentement : l’institution du travail comme jeu, en l’occurrence du jeu du
« making out », dont les règles sont comprises et acceptées tout autant par les
opérateurs que par les travailleurs auxiliaires et les superviseurs. Il s’agit d’un
travail aux pièces dont le but était de « make out », c’est-à-dire de réaliser une
production acceptable qui ne soit pas supérieure à 140 %, ni inférieure à 125 %.
Sans entrer dans le détail, contentons-nous de dire ici que l’institution du travail
comme jeu est fréquente dans de nombreux lieux de travail parce qu’elle permet
de lutter contre l’ennui et la pénibilité, et de faire passer le temps. Les travailleurs
peuvent ainsi supporter une activité qui n’aurait, sans cela, aucun sens. Il y a de
bonnes raisons psychologiques pour participer à ce jeu, mais la pression sociale
pousse tout le monde à s’y adonner avec autant d’efficacité, selon des règles plus
ou moins identiques. Nous nous évaluons continuellement, pour mesurer notre
habileté. Il est difficile de ne pas jouer sans se retrouver isolé. La participation
à ce jeu a deux conséquences. D’abord, le jeu limite la production en induisant
grève du zèle (ralentissement des cadences des quotas difficiles en espérant qu’ils
seront revus à la baisse) et restriction des quotas (limitation de la production à
140 % pour éviter l’augmentation des quotas), mais cela fait aussi travailler plus
dur les opérateurs, souvent en développant leur ingéniosité et leur capacité
d’improvisation. C’est un jeu qui favorise l’effort et accroît ainsi les bénéfices
pour la direction, moyennant seulement de petites concessions financières.
Ensuite, cela ne contribue pas seulement à l’augmentation du profit, mais aussi
au maintien de l’hégémonie. Lorsqu’on joue à un jeu, on consent simultanément
à ses règles. Il n’est pas possible de jouer sérieusement à un jeu – et c’est en
l’occurrence un jeu très sérieux pour ceux qui le jouent – tout en mettant en
cause ses règles 13. Si l’organisation du travail comme un jeu est le troisième
champ de bataille de l’hégémonie, celle-ci ne génère le consentement que dans
la mesure où elle est exempte d’application arbitraire des moyens de coercition
(sanctions allant de procédures disciplinaires au licenciement), une protection
13. Les études suggérant l’omniprésence des jeux ne manquent pas. Parmi les exemples
récents les plus notables, on peut se reporter aux études d’Ofer Sharone sur les
concepteurs de logiciels informatiques, de Jeff Sallaz sur les croupiers de casinos, de
Rachel Sherman sur les employés d’hôtel et d’Adam Reich sur les prisonniers mineurs.
Voir sharone O., « Engineering Overwork: Bell-Curve Management at a High-Tech Firm »,
in FuChs epstein C. et Kalleberg A. L. (dir.), Fighting for Time: Shifting Boundaries of Work
ans Social Life, New York, Russel Sage Foundation, 2004, p. 191-218 ; sherMan R., Class
Acts: Service and Inequality in Luxury Hotel, Berkeley, University of California Press, 2007 ;
reiCh A., Hidden Truth: Young Men Navigating Lives In and Out of Juvenile Prison, Berkeley,
University of California Press, 2010.

349
Michael BuraWoy

rendue possible par les contraintes que le marché interne du travail et l’état
interne font peser sur le management. Ces trois fronts de l’hégémonie consti-
tuent un trait distinctif du capitalisme avancé où le management ne peut tout
simplement plus embaucher et licencier à volonté. Incapable de se reposer plus
longtemps sur la règle arbitraire du régime de production despotique propre aux
débuts du capitalisme, le management doit persuader les travailleurs de produire
de la plus-value, c’est-à-dire que le management doit fabriquer le consentement.
Ainsi, l’état interne et le marché interne du travail sont les appareils de l’hégé-
monie, faisant des travailleurs des individus et coordonnant leurs intérêts à ceux
du management en appliquant les mesures de coercition seulement sous
certaines conditions, définies et délimitées. Le management ne peut pas arrêter
le jeu arbitrairement, du moins s’il souhaite conserver son hégémonie. Pour
attirer les joueurs, un jeu doit contenir suffisamment d’incertitude, mais il doit
aussi garantir aux joueurs un certain contrôle sur leurs résultats. Un régime
despotique, où le management applique les sanctions d’une façon arbitraire, crée
trop d’incertitude pour que le jeu produise du consentement. En bref, le régime
hégémonique crée une arène de travail relativement autonome, avec un équilibre
entre la certitude et l’incertitude, de façon à ce que le jeu puisse exister et que
se manifeste le consentement. Dans un régime hégémonique, que l’exercice de
la force (au pire, le licenciement) résulte de la violation des règles ou de la faillite
de l’entreprise, il faut qu’il fasse l’objet d’un consentement. Nous nous retrou-
vons ainsi face à l’« hégémonie protégée par l’armure de la coercition », telle que
l’entend Gramsci. Pour résumer, le procès économique de production du jeu est
tout à la fois un procès politique de reproduction des relations sociales et un
procès idéologique de production du consentement à ces relations, rendu possible
par l’état interne et le marché interne, relativement autonomes. Je développe
ainsi l’analyse de Gramsci en important sa conception de l’état et de la société
civile au sein de l’usine, en développant la micro-physique du pouvoir et,
partant, j’ajoute une nouvelle dimension à l’organisation du consentement :
l’idée de la structure sociale comme jeu 14.

le moment Bourdieusien : la douBle vÉritÉ du travail


L’explication que nous venons de donner de la fabrication du consentement
provient de Gramsci mais ne rend pas compte du dilemme fondamental que
le capitaliste doit affronter : comment garantir le surtravail (non payé) tout
en cachant son existence ? L’organisation du consentement cherche seulement
14. C’est comme chercheur et enseignant aux côtés d’Adam Przeworski à l’université de
Chicago que j’ai élaboré l’idée de la structure sociale comme jeu. À cette époque, il dévelop-
pait sa théorie gramscienne de la politique électorale, dans laquelle la compétition entre
les partis pouvait être vue comme un jeu attrayant, dans lequel la lutte portait sur la distri-
bution de ressources économiques marginales, éclipsant ainsi l’inégalité fondamentale sur
laquelle le jeu se fonde.

350
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

à assurer la production de plus-value, mais elle coexiste avec la mystification


de l’exploitation. La double vérité du travail selon Bourdieu n’est rien d’autre
que cela : l’existence objective de l’exploitation et les conditions subjectives de
sa réalisation et de son invisibilité. C’est seulement après m’être confronté à
Bourdieu que j’ai compris que la mystification ne faisait tout simplement pas
partie de l’appareil théorique de Gramsci. Cette notion d’hégémonie ne concerne
pas la mystification ou la méconnaissance, mais bien plutôt les fondements
rationnels et conscients du consentement. Au mieux, cela permet de rendre
compte de la naturalisation de la domination et non de la dissimulation de
l’exploitation. Il y a donc une forte inspiration bourdieusienne dans mon analyse
des jeux. Ce qui fait la spécificité du jeu du « making out », et en fait de tous les
jeux qui se déroulent sur les lieux de travail, c’est qu’ils n’engagent pas seule-
ment les travailleurs dans la défense des règles et la production de plus-value
qui en découle, mais aussi dans la mystification des conditions de son existence,
c’est-à-dire des relations de production entre le capital et le travail. Bourdieu
formule cette même idée de la façon suivante :
« Les jeux sociaux sont en tout cas très difficiles à décrire dans leur vérité
double. En effet, ceux qui y sont pris n’ont guère d’intérêt à une objectivation
du jeu, et ceux qui n’en sont pas sont souvent mal placés pour expérimenter
et éprouver tout ce qui ne s’apprend et ne se comprend qu’à condition de
participer au jeu ; de sorte que leurs descriptions, où fait défaut l’évocation de
l’expérience enchantée du croyant, ont beaucoup de chances d’apparaître aux
participants comme à la fois triviales et sacrilèges. Le “demi-habile”, tout à
son plaisir de démystifier et de dénoncer, ignore que ceux qu’il croit détrom-
per, ou démasquer, connaissent et refusent à la fois la vérité qu’il prétend
leur révéler. Il ne peut comprendre, et prendre en compte, les jeux de la
self-deception, qui permettent de perpétuer l’illusion sur soi, et de sauvegarder
une forme tolérable, ou vivable, de “vérité subjective” contre les rappels aux
réalités et au réalisme, et souvent avec la complicité de l’institution (celle-ci
– l’université par exemple, pourtant si amoureuse des classements et des
hiérarchies – offre toujours aux “amours-propres” des satisfactions compen-
satoires et des lots de consolation propres à brouiller la perception et l’éva-
luation de soi et des autres) 15. »

En réussissant leur « making out », les travailleurs s’assurent des « satisfactions


compensatoires et des lots de consolation », conquérant quelques libertés margi-
nales qui deviennent le centre de leur vie à l’atelier. De l’extérieur, le « making
out » apparaît absurde, de l’intérieur c’est ce qui donne un sens à la vie. Par
les faibles gains et les satisfactions relatives qu’ils rapportent – « je suis super-
content aujourd’hui, j’ai fait 129 % sur cette perceuse pourrie » –, non seulement

15. bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 226.

351
Michael BuraWoy

les travailleurs sont enchantés de se livrer à un travail aliénant, mais ils pensent
qu’ils sont plus malins que le management, même s’ils contribuent involontai-
rement à leur propre exploitation. La direction l’emporte en assurant le surtra-
vail par la rébellion des travailleurs contre la direction ! Bourdieu poursuit :
« Les travailleurs peuvent concourir à leur propre exploitation par l’effort même
qu’ils font pour s’approprier leur travail et qui les attache à lui par l’intermé-
diaire des libertés, souvent infimes et presque toujours “fonctionnelles” qui leur
sont laissées 16. » Si Bourdieu et moi soulignons la dissimulation des relations
sociales sous-jacentes – sans solution de continuité en la matière avec la tradition
marxiste depuis Marx via Lukács et l’école de Francfort quoique, contrairement
à eux, Bourdieu considère que la mystification implique une méconnaissance
presque irrémédiable –, comment se fait-il que cela ne joue aucun rôle chez
Gramsci, qui développe, à la place, une théorie du consentement conscient
à la domination ? Une des réponses consiste à dire que Gramsci participait à
des luttes révolutionnaires à une époque où la transformation socialiste était à
l’ordre du jour, alors même que le capitalisme semblait traverser une grave crise
structurelle – bien que, finalement, le résultat fût le fascisme plutôt que le socia-
lisme. Pour lui, le capitalisme n’était pas l’ordre stable et persistant qu’il semble
être pour Bourdieu. On peut dire que, pour Gramsci, le capitalisme apparais-
sait plus durable qu’aux yeux du marxisme classique, mais qu’il lui semblait
moins inébranlable qu’il ne nous apparaît aujourd’hui, à nous et à notre pathos
post-socialiste. Pour préciser ce point, rappelons la participation de Gramsci au
mouvement des conseils et aux occupations d’usines de Turin en 1919 et 1920.
Les travailleurs qualifiés, pour bon nombre d’entre eux ouvriers professionnels,
qui animèrent ces conseils avaient fait l’expérience de la déqualification et de
la séparation des moyens de production plus directement que les travailleurs
non qualifiés d’aujourd’hui, qui prennent pour argent comptant le salariat et la
propriété privée des moyens de production. Mieux, l’occupation de leurs usines
et la gestion collective autonome de la production par les conseils ouvriers
suffisent à montrer qu’ils ne comprenaient que trop bien la signification de
l’exploitation capitaliste. Pour Gramsci, qui en vint à connaître la classe ouvrière
par le biais du mouvement des conseils, l’exploitation était à peine dissimulée et,
à cette occasion, la classe ouvrière faisait émerger le bon sens du sens commun.
Aux yeux de Gramsci, les conseils d’usine ont échoué parce que les organes de
la classe ouvrière – syndicat et parti socialiste – étaient liés au capitalisme, leurs
intérêts étant indexés à ceux du capital. Pour Gramsci, cette « trahison » devait
être rectifiée par le développement d’un prince moderne – le parti communiste –
capable de comprendre et de porter le fer contre l’hégémonie capitaliste. Il n’y a
rien de caché ou d’inconscient dans le consentement accordé au capitalisme par

16. Ibid., p. 241-242.

352
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

les partis et les syndicats 17. Bourdieu déploie, quant à lui, l’argument inverse,
selon lequel les travailleurs qualifiés ne sont pas les plus susceptibles de perce-
voir, à travers leur expérience personnelle, la vérité objective de l’exploitation :
« On peut ainsi supposer que la vérité subjective est d’autant plus éloignée de la
vérité objective que la maîtrise du travailleur sur son travail est plus grande 18. »
Curieusement, Bourdieu distille là son marxisme le plus pur, en affirmant que
les vérités subjective et objective convergent et que le voile cachant l’exploi-
tation se dissout à mesure que se déqualifie le travail. Alors que sont balayées
les entraves à la mobilité du travail, les travailleurs perdent tout attachement à
leur travail et ne peuvent plus continuer à renforcer leur liberté par le travail.
La crainte d’une classe ouvrière ainsi mise à nu et homogénéisée pousse le
cadre moderne à recréer ces libertés par le management participatif. « C’est en
s’appuyant sur ce principe que le management moderne, tout en veillant à garder
le contrôle des instruments de profit, laisse aux travailleurs la liberté d’organiser
leur travail, contribuant ainsi à augmenter leur bien-être mais aussi à déplacer
leur intérêt du profit externe du travail (le salaire) vers le profit intrinsèque 19 »,
c’est-à-dire le bénéfice issu d’un contrôle partiel du procès de travail. Bien que
Bourdieu semble adhérer à ma thèse concernant la mystification des relations
sociales par le jeu compensatoire, ce qu’il dit est en fait bien différent. Pour lui,
le pouvoir de la méconnaissance est lié au niveau d’expérience, alors que, pour
moi, il a à voir avec les appareils de production politiques et idéologiques. Ainsi,
dans mon cas, le marché interne du travail et l’état interne tissent des liens avec
l’employeur tout en restreignant ses possibilités d’intervention, de sorte que les
travailleurs sont capables de façonner ces jeux de travail qui leur apportent un
sentiment subjectif de liberté. En d’autres termes, les régimes hégémoniques sont
la condition nécessaire et suffisante de la mystification de l’exploitation, quel que
soit le degré de déqualification. En effet, le mécanisme qui compense pénibilité
et aliénation, s’opérant par les jeux de travail, est d’autant plus indispensable que
le travail est non qualifié. En bref, pour Bourdieu, le degré de convergence entre
la vérité objective (exploitation) et l’expérience subjective du travail augmente
à mesure que se dégrade le travail, tandis que j’affirme l’inverse. Le travailleur
qualifié du xixe siècle décrit par E. P. Thompson fait preuve d’une conscience de
classe plus profonde que celle de l’opérateur autonome du xxe siècle. Nos diffé-
rences de vues s’enracinent dans deux analyses bien distinctes des fondements
de la domination et de l’assujettissement.

17. Adam Przeworski a en effet montré, précisément, en quoi il est rationnel, pour les partis
socialistes, de se battre pour des gains matériels immédiats afin d’attirer les votes néces-
saires à la conquête puis au maintien du pouvoir. Voir przeWorsKi A., Capitalism and Social
Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
18. bourdieu p., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 243.
19. Ibid., p. 242.

353
Michael BuraWoy

conditions de la domination : institutions ou dispositions


Au lieu d’explorer les conditions institutionnelles de la mystification – les
appareils politiques et idéologiques de l’entreprise –, Bourdieu se tourne vers
les conditions dispositionnelles de la méconnaissance – « l’effet de ces facteurs
structurels dépend manifestement des dispositions des travailleurs 20 ». Dans un
extrait antérieur, Bourdieu est encore plus explicite :
«  Les différences de dispositions, comme les différences de positions
(auxquelles elles sont souvent liées), engendrent de réelles différences de
perception et d’appréciation. Ainsi les récentes transformations affectant le
travail à l’usine, dans les limites prévues par Marx, avec la disparition de
la “satisfaction au travail”, de la “responsabilité” et de l’“ancienneté” (avec
leurs hiérarchies correspondantes), sont appréciées et acceptées très diffé-
remment selon les groupes de travailleurs. Ceux qui viennent de la classe
ouvrière industrielle, qui ont des compétences professionnelles et de relatifs
“privilèges” sont enclins à défendre leurs acquis, c’est-à-dire leur satisfaction
au travail, leur ancienneté, leur situation hiérarchique et donc une forme
d’ordre établi ; ceux qui n’ont rien à perdre car ils n’ont aucune qualifica-
tion et qui incarnent d’un certain point de vue le fantasme populiste de la
classe ouvrière, de même que ces jeunes gens qui sont restés à l’école plus
longtemps que leurs aînés, sont plus enclins à radicaliser leurs luttes et à
remettre en cause l’ensemble du système ; d’autres encore, tout aussi désavan-
tagés, travailleurs d’usine de la première génération, femmes et immigrés
en particuliers, ont une tolérance à l’exploitation qui semble provenir d’un
autre âge 21. »

La propension à la soumission n’est pas un invariant mais dépend de l’habitus


inculqué. Ceux qui ont été socialisés pour le travail industriel ou qui provien-
nent de milieux dominés s’y accommodent, les jeunes gens qui ont peu d’expé-
rience mais une éducation importante et rien à perdre sont enclins à « radica-
liser leurs luttes et à remettre en cause l’ensemble du système », tandis que les
immigrés et les femmes sont dominés, ou censés l’être, au-delà de toute mesure.
Que faut-il penser de cette sociologie spontanée qui se fonde sur l’opinion et fait
fi de l’histoire ? Nous savons que les immigrants et les femmes sont tout à fait
capables de militer et de s’organiser dans de puissants syndicats, que ce soit en
Afrique du Sud, en Chine, au Brésil ou aux états-Unis. Puisque nous n’avons
aucun instrument pour mesurer la « disposition » ou l’« habitus » indépendam-
ment du comportement, l’argument est tout simplement tautologique – femmes
et immigrés se soumettent à cause de leur habitus de soumission, servilité oblige.

20. Ibid., p. 241.


21. Bourdieu P., « Men and machines », in Knorr-Cetina K. et CiCourel A. (dir.), Advances in
Social Theory and Methodology, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 315.

354
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

La thèse de Manufacturing Consent est directement opposée à cette sociologie


du sens commun ou sociologie spontanée. J’essaie, dans ce livre, de montrer
que les dispositions exogènes ne modifient en rien les formes de réaction à
la production ou l’intensité de l’attirance pour le jeu du quota. L’expérience
d’atelier est tout aussi peu respectueuse de notre « habitus ». Ainsi, j’ai été
frappé de me retrouver si investi dans un jeu dont je savais qu’il accroissait
mon exploitation. La rémunération ne suffisait en rien à expliquer mon dévoue-
ment pour ce travail pénible. C’était bien plus la gratification symbolique et la
satisfaction émotionnelle du « making out » qui dictait la cadence de travail.
En m’appuyant sur des données quantitatives et qualitatives, je montre que la
couleur de peau, l’âge, le statut matrimonial ont peu à voir avec la performance
professionnelle, contrairement aux caractéristiques d’ancienneté et d’expérience
définies par le travail. En observant les interactions à l’atelier, j’ai pu montrer
que les relations fondées sur l’humour entre les groupes ethniques témoignent
de préjugés raciaux et de différences sociales qui n’ont pas grand-chose à voir
avec le racisme institutionnalisé à l’extérieur de l’entreprise. Le contraste est
grand avec l’industrie minière de Zambie où, pour le coup, le racisme est insti-
tutionnalisé : barrière de couleur, échelles salariales différenciées, règlements
séparés. J’ai décrit ce système comme une forme de despotisme colonial, dont de
nombreux éléments ont perduré après la colonisation malgré la démocratisation
de la sphère politique. Si on ne peut nier qu’un état d’esprit raciste continue à
exister, sa signification au cœur de la production dépend des caractéristiques
raciales du régime de production. Nous abordons ici la différence essentielle qui
m’éloigne de Bourdieu. Contrairement à Gramsci, nous reconnaissons tous deux
l’existence d’un écart entre les vérités objective et subjective du travail, mais,
pour Bourdieu, cet écart provient de la méconnaissance enracinée dans l’habi-
tus, tandis qu’il résulte, selon moi, de la mystification qui puise à la source de
relations sociales entre êtres humains – mystification à laquelle tous les individus
sont soumis, quelles que soient les dispositions dont ils ont hérité. La domina-
tion symbolique par le biais de la méconnaissance prend appui sur l’incorpo-
ration de la structure sociale et la formation d’un profond habitus inconscient.
Le concept d’hégémonie n’est pas indispensable, car nous sommes programmés
pour exprimer la structure sociale. D’un autre côté, la mystification pèse sur des
individus insérés dans des relations sociales spécifiques. C’est la condition néces-
saire pour une hégémonie stable, c’est-à-dire pour le consentement à la domina-
tion. Si ces différences nous séparent bel et bien, il est possible de confirmer
ou d’infirmer nos théories en examinant le consentement et la soumission dans
différents contextes institutionnels. Le socialisme d’état devient ainsi un labora-
toire permettant de valider ou non nos deux théories. Attachons-nous désor-
mais à montrer que l’inculcation intensive par le parti officiel et ses institutions
ne produit pas de méconnaissance, car ces mêmes institutions génèrent leur
propre transparence. Sans mystification, l’hégémonie ne saurait se maintenir.

355
Michael BuraWoy

En d’autres termes, les contradictions qui travaillent ces institutions s’avèrent


plus robustes que l’incorporation de l’habitus.

la prÉcaire hÉgÉmonie du socialisme d’État


Je me suis intéressé au travail à l’usine en Hongrie pour deux raisons.
En premier lieu, j’avais raté le train de Solidarnosc en Pologne, en 1980 et 1981,
que j’avais perçu comme un extraordinaire mouvement ouvrier. Quand le
général Jaruzelski est arrivé avant même que j’aie bouclé mes valises, j’ai fait
la seule chose qui me restait à faire : aller travailler en Hongrie, comprendre
pourquoi Solidarnosc avait eu lieu en Pologne plutôt qu’en Hongrie et, plus
généralement, expliquer pourquoi ce type de mouvement touche plus le socia-
lisme d’état que le capitalisme avancé. Dans quelle mesure peut-on attendre de
telles luttes contre le socialisme d’état qu’elles donnent naissance à un socia-
lisme démocratique ? La seconde raison qui m’attirait vers le monde socialiste
était la particularité de mon expérience à Chicago – était-ce le produit du capita-
lisme ou de l’industrialisation ? Trouverais-je la même organisation du travail,
le même régime d’usine et la même conscience de classe dans les industries du
socialisme d’état ? Entre 1982 et 1989, j’ai passé tous mes étés et trois semestres
sabbatiques à étudier et travailler dans des usines hongroises. J’ai commencé
dans l’usine de champagne d’une ferme collective, puis j’ai travaillé dans l’usine
textile d’une coopérative agricole avant de passer au travail industriel dans un
atelier de machines-outils très semblable à l’usine de Chicago. Finalement, je me
suis retrouvé affecté à trois tâches distinctes aux fourneaux des Aciéries Lénine
de Miskolc. J’ai conclu de cette recherche que les lieux de travail du capita-
lisme avancé et du socialisme d’état étaient en fait bien différents : si le premier
fabriquait le consentement, le second fabriquait la dissension, disposition qui
déclencha Solidarnosc, mais aussi la mobilisation en Allemagne de l’Est en 1953,
en Pologne et en Hongrie en 1956, et même en Tchécoslovaquie en  1968.
L’argument est simple : contrairement au capitalisme, le socialisme accapare le
surproduit social selon un processus transparent, et considéré comme tel par
tous. Le parti, le syndicat et le management sont tous des extensions de l’état au
cœur de la production, extensions conçues pour maximiser l’accaparement du
surproduit selon les objectifs du plan. Transparente, l’exploitation est aussi justi-
fiée, car elle est dans l’intérêt de tous. Comme tout processus de légitimation,
celui-ci peut être pris à son propre piège – le parti-état, qui prétend servir l’inté-
rêt collectif, est sensible à l’accusation de ne pas tenir ses promesses. Alors que,
sous le capitalisme, la légitimation est secondaire parce que l’exploitation est
dissimulée, sous le socialisme, la légitimation est primordiale, nécessaire, pour
justifier l’exploitation ouverte du socialisme d’état, mais aussi pour justifier sa
dégénérescence. Aussi le parti organise-t-il des rituels d’ateliers, propres à ce que
j’ai appelé le « socialisme de façade », qui célèbre ses vertus – efficacité, justice,

356
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

égalité – alors que partout les travailleurs constatent l’inefficacité, l’injustice et


l’inégalité. Les travailleurs retournent l’idéologie dominante contre ses propres
auteurs, exigeant que ces derniers traduisent en actes les déclarations d’inten-
tion de leur propagande socialiste. Le régime de production bureaucratique
du socialisme d’état sème les graines de la dissension, pas celles du consente-
ment. En ce qui concerne l’organisation du travail elle-même, les jeux essentiels
auxquels les travailleurs sont soumis sont ceux qui impliquent de négocier avec
la direction la réalisation des objectifs quinquennaux, de sorte que les relations
d’exploitation ne se trouvent pas obscurcies mais définissent les relations entre
les joueurs. En outre, étant donné l’économie de pénurie – ruptures de stocks,
qualité médiocre, avaries et autres problèmes qui proviennent de l’administra-
tion centrale de l’économie –, les jeux au travail visent à faire face à ces pénuries,
démontrant ainsi le caractère sacré des déclarations officielles concernant l’effi-
cacité du socialisme d’état. En outre, s’adapter aux pénuries demande bien
plus d’autonomie que l’appareil bureaucratique régulant la production ne le
permettrait. Les jeux au travail sont transposés en des jeux visant le système de
planification, opposant l’atelier au régime de production et au parti-état. Bien
loin d’être une structure sociale s’imprimant de façon indélébile sur l’habitus du
travailleur et induisant ainsi une soumission doxique, le régime du socialisme
d’état produit systématiquement l’inverse : la dissension plutôt que le consen-
tement –  et même une organisation anti-hégémonique opposée au contrôle
despotique. Plus largement, le socialisme d’état génère son contraire, le socia-
lisme par en bas – mouvement des coopératives en Hongrie, Solidarnosc en
Pologne et mouvements des droits civiques dans la Russie de la Perestroïka. Dès
le départ, le socialisme d’état est un ordre bien plus instable que le capitalisme,
pas tant parce que les moyens de socialisation y seraient plus faibles – loin s’en
faut –, mais à cause des contradictions générées par les institutions elles-mêmes.
Le socialisme d’état est maintenu par une hégémonie précaire, toujours menacée
de glisser à nouveau dans le despotisme et ses corollaires : police secrète, tanks,
prison, procès truqués. En d’autres termes, là où le capitalisme avancé organise
simultanément la mystification de l’exploitation et le consentement à la domina-
tion, l’hégémonie du socialisme d’état – qui tente de faire passer les intérêts
du parti-état pour les intérêts de tous – est un édifice fragile toujours menacé
par la transparence de l’exploitation. La notion bourdieusienne de domination
symbolique garantie par une méconnaissance profondément enracinée ne peut
pas expliquer l’instabilité du socialisme d’état. Dans le cadre interprétatif de
Bourdieu, il n’y a pas de raison de penser que la domination symbolique par la
méconnaissance soit plus superficielle ou moins puissante sous le socialisme
d’état que sous le capitalisme avancé. Bien au contraire, la coordination de diffé-
rents champs – économique, éducatif, politique et culturel – devrait conduire
à un habitus dominé bien plus accentué et cohérent que sous le capitalisme,
où de tels champs ont une bien plus grande autonomie et dont les effets sont

357
Michael BuraWoy

plus contradictoires. Une analyse de la logique des institutions et de leurs effets


immédiats sur l’expérience collective et individuelle explique bien mieux la
fragilité de l’hégémonie du socialisme d’état.

à la suite de Bourdieu : le pouvoir des champs


À ma connaissance, Bourdieu n’a jamais accordé beaucoup d’attention à l’un
des événements phares de son temps : l’effondrement de l’Union soviétique.
Je n’ai trouvé qu’un texte de Bourdieu traitant du socialisme d’état – quatre pages
dans une communication qu’il a faite à Berlin Est le 25 octobre 1989, seulement
deux semaines avant la chute du mur de Berlin, pendant des manifestations de
masse. Selon l’article publié par la suite, Bourdieu invoque alors les concepts de
capital politique et de capital culturel pour décrire les tensions que traversent les
élites communistes. Pourtant, la notion de champ peut nous aider à expliquer
cet effondrement dramatique, pour autant que nous abandonnions celle d’habi-
tus 22. Souvenons-nous que la théorie du changement social propre à Bourdieu
repose sur l’écart entre la position et la disposition, entre les opportunités et les
attentes dans un champ donné 23. C’est précisément ce que j’ai décrit plus haut
au sujet des travailleurs hongrois – conduits à attendre les merveilles du socia-
lisme, ils n’en rencontrent que la négation. Réforme après réforme, quels que
soient les efforts consentis, ni les travailleurs ni la classe dominante ne peuvent
rendre la réalité conforme à l’idéologie. L’écart n’est pas dû à un décalage entre
un habitus hérité et un champ rigide (« hysteresis » comme Bourdieu l’appelle),
mais il est généré par le champ lui-même. Le socialisme d’état crée des attentes
qu’il ne peut satisfaire. À mesure que s’élargit l’écart entre l’idéologie officielle
et la réalité, que les tentatives pour le réduire transgressent l’idéologie officielle,
comme c’est le cas lors des réformes libérales, la classe dominante n’a plus
confiance en sa capacité de diriger et l’application de l’idéologie socialiste n’est
plus qu’un rituel vide de sens. Une fois de plus, il n’est pas nécessaire de faire
appel à un habitus profondément enraciné qui résiste au changement. Cette
argumentation peut aussi servir à éclairer la suite d’événements qui conduit à
la chute du rideau de fer. Pour comprendre les dynamiques à l’œuvre en 1989,

22. Significativement, la principale analyse bourdieusienne de la transition en Europe de l’Est


– celle d’Eyal, Szelenyi et Townsley – n’est pas une analyse de l’effondrement mais de la
(dis)continuité du pouvoir des élites en Hongrie, en Pologne et en République tchèque.
Une fois de plus, c’est une étude de l’héritage, du devenir et de la distribution des diffé-
rentes formes de capital (économique, culturel et politique) de l’âge postsocialiste. Voir
szelenyi I. et ToWnsley E., Making Capitalism without Capitalists: The New Ruling Elites in
Eastern Europe, Londres, Verso, 2001.
23. Ce thème est développé de manière plus systématique dans le compte rendu que fait
Bourdieu de la crise de mai 1968, où il examine les conséquences des opportunités décrois-
santes dues à l’augmentation du nombre de diplômés des universités, et la concordance
entre la crise du champ universitaire et celle, plus générale, du champ politique. Voir
bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1984.

358
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

il nous faut considérer le bloc soviétique comme un champ politique trans-


national, dominé par l’Union soviétique, qui définit les termes dans lesquels la
compétition doit se dérouler entre les états satellites – tout comme l’état définit
les termes de la compétition entre les élites. C’est certainement là que se joue la
dissolution du socialisme d’état. L’Union soviétique change les règles du jeu et
ensuite les gouvernements nationaux (eux-mêmes divisés) agissent en anticipant
les réactions des uns et des autres. Aussi le gouvernement de Nemeth, le premier
à déterminer comment les règles ont changé, ouvre-t-il sa frontière autrichienne,
permettant aux Allemands de l’Est de déferler vers l’Ouest. Le gouvernement
est-allemand de Honnecker réagit en demandant au gouvernement tchécoslo-
vaque d’enfermer les Allemands de l’Est, puis de les transférer à l’Ouest, à travers
tout le pays, dans un train sous scellés. Influencé par Solidarnosc, qui balaie les
élections polonaises, par les mouvements en Hongrie et par les vastes manifesta-
tions contre le parti-état, Egon Krentz se rend compte qu’Honnecker doit partir,
mais, ce faisant, il creuse sa propre tombe dans les décombres du mur de Berlin.
Tout ceci souffle au peuple tchécoslovaque l’idée d’organiser un rassemblement
de plusieurs centaines de milliers de personnes sur la place Wenceslas pour
écouter Havel et d’autres dissidents. Après l’étiolement du parti tchécoslovaque,
seul Ceaucescu s’obstine, réprimant violemment la contestation et succombant
finalement à un coup d’état qui met fin à sa dictature. Ce croquis sur le vif des
événements de 1989 montre quelles stratégies ont adopté les différents acteurs
nationaux dans un champ transnational commun. Comme le souligne Bourdieu,
la stratégie ne devient consciente qu’en période de crise, lorsque les règles sont
en perpétuel changement. Il faudrait prendre le temps d’approfondir tout cela,
mais on aperçoit déjà à ce stade l’importance de l’étude des interactions entre
les champs – que Bourdieu n’aborde jamais – et, en l’occurrence, des interactions
concernant le champ des relations transnationales au sein du bloc soviétique
(lui-même inséré dans un champ plus vaste de relations internationales) comme
du champ politique propre à chaque nation. Pourtant, l’instabilité de l’ordre
du socialisme d’état qui sous-tend ces dynamiques de champ rend impossible
l’édification d’une hégémonie stable : la transparence de l’exploitation et de la
domination est bien trop manifeste.

à la suite de gramsci : le Bon sens des travailleurs socialistes


Pour élucider les événements de 1989, il est tout aussi utile de reconstituer
la conception de Gramsci que la théorie bourdieusienne des champs qui éclaire
avantageusement la crise de l’empire soviétique. Retournons un instant à l’atelier
et aux problèmes méthodologiques soulevés par la citation de Bourdieu mise
en exergue. Bourdieu y évoque la double vérité du travail et précise qu’il ne
suffit pas de construire la vérité objective en rompant avec le sens commun
(premier renversement) mais qu’il est aussi nécessaire de rompre avec cette

359
Michael BuraWoy

vérité objective pour comprendre comment le sens commun produit et camoufle


simultanément la vérité objective (second renversement). C’est sous cet angle
que je me suis penché sur l’usine de Chicago, reconnaissant d’abord la vérité
sous-jacente du surtravail, et m’efforçant ensuite de comprendre comment
s’expliquait ce surtravail une fois qu’il faisait l’objet d’une expérience subjective.
Le travail non payé était simultanément dissimulé mais aussi assuré par la consti-
tution du travail comme jeu – jeu qui trouvait à son tour ses conditions de possi-
bilité dans le marché interne et l’état interne. Comme Bourdieu, je ne croyais
pas que mes collègues de travail comprenaient les conditions de leur assujet-
tissement à la manière d’un sociologue, mais l’auraient-ils fait, la différence eût
été minime. En d’autres termes, le sens commun des travailleurs ne m’est jamais
apparu sous la forme du bon sens gramscien, aussi me suis-je efforcé, au lieu
d’essayer de convaincre mes camarades d’usine de ma théorie marxiste, travail
de Sisyphe, de persuader mes collègues universitaires de la supériorité de ma
théorie du procès de travail et de la fabrication du consentement. Grande était
la différence avec l’expérience que j’avais faite en Hongrie, où mes collègues de
travail, pas moins hostiles au marxisme, faisaient preuve de « bon sens », non
parce qu’ils étaient des êtres supérieurs, mais parce que les institutions créaient
les conditions du bon sens. En conséquence, je n’avais pas à opérer une rupture
avec le sens commun, mais plutôt à élaborer son noyau sain de bon sens, y
compris la critique immanente du socialisme d’état, par un dialogue avec mes
compagnons d’atelier qui me permettait d’inscrire ce bon sens dans son contexte,
celui de l’économie politique du socialisme d’état. En Hongrie, l’opposition
bourdieusienne stricte entre la science et le sens commun était remplacée par
la double conscience selon Gramsci : conscience pratique enracinée dans la
production, conscience idéologique que le parti-état impose et imprime, ou
qui est héritée du passé. J’étais rivé à la conscience pratique de mes collègues de
travail, « implicitement » contenue dans leur action, qui les unissait « dans la
transformation pratique de la réalité », accordant moins d’attention à l’idéologie
« superficiellement explicite ou verbale […] héritée du passé et accueillie sans
critique 24 », comme les sentiments racistes, sexistes, religieux ou localistes.
Pourtant, il est vrai que ces sentiments formaient de profonds liens entre les
travailleurs, submergeant leur conscience de classe naissante. Avec mon colla-
borateur Janos Lukács, nous nous sommes concentrés sur la capacité et la néces-
sité qui poussaient les travailleurs à organiser la production de façon flexible
et autonome face aux pénuries. Nous avons défendu cette pratique devant les
directions qui cherchaient à imposer un contrôle bureaucratique de la produc-
tion. Rendus furieux par nos demandes, ils insistèrent pour que nous refassions
notre étude. Il ne s’agissait pas seulement d’une lutte interne à la conscience
des travailleurs, mais entre les travailleurs et la direction. Une fois de plus, ce
24. graMsCi A., Cahiers de prison, Paris, Gallimard, traduction française de Paolo Fulchignoni,
1978, p. 184-185.

360
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

serait la conscience explicite et verbale, perpétrée et perpétuée par la direction,


qui finirait par l’emporter. Quand le socialisme hongrois vivrait ses dernières
années, sous les feux de directions bureaucratiques, les travailleurs auraient
perdu toute confiance jusque dans l’idée même de socialisme, et auraient vu
s’atrophier leur faculté d’imaginer un autre socialisme démocratique, bien que
celui-ci ait sous-tendu leur propre pratique. Inspiré par le « bon sens » des
travailleurs, et par ce qu’il voyait comme le puissant ferment d’une forme de
propriété ouvrière des entreprises, dans les années suivant l’effondrement du
socialisme d’état, J. Lukács s’efforça de travailler avec les collectifs de travail
afin d’établir les fondations d’une alternative au capitalisme – mais le projet
tourna au vinaigre à mesure que l’idéologie capitaliste prit le dessus. En bref,
l’analyse du socialisme d’état – sa manière de générer la dissension, puis son
effondrement – n’implique pas une théorie de l’habitus profondément enraciné,
mais peut en rester au niveau des rapports de production. Le socialisme d’état
n’a pas pu maintenir sa précaire hégémonie et ses tentatives pour consolider
une telle hégémonie n’ont fait que hâter sa fin. Selon la même grille d’analyse,
ainsi que nous l’avons vu plus haut, la reproduction d’une domination durable
sous le capitalisme ne requiert pas l’inculcation d’une structure sociale. Une telle
soumission, bien réelle, s’explique sans doute par la configuration d’institutions
qui extirpent le consentement à la domination sur la base de la mystification de
l’exploitation. Point besoin de mobiliser l’homo habitus pour rendre compte de
la soumission et de la résistance. Homo ludens y suffit. Nous pouvons y parvenir
avec une théorie mince de la reproduction, sans théorie épaisse.

la logique de la pratique : au-delà de gramsci et de Bourdieu


La notion de mauvaise conscience permet de résumer mon argumenta-
tion. Pour Gramsci, le problème de la fausse conscience n’est pas celui de la
conscience mais de la fausseté. Gramsci croit que les travailleurs collaborent
délibérément et consciemment à la reproduction du capitalisme ; ils consentent
à la domination en tant qu’hégémonie. Ils comprennent ce qu’ils font mais ont
simplement du mal à imaginer qu’il puisse y avoir autre chose que le capitalisme.
La domination n’est pas mystifiée mais naturalisée, éternisée. Pourtant, en même
temps, de par leur position dans la production, les travailleurs possèdent aussi
un point de vue critique sur le capitalisme et ils disposent également, quoiqu’à
l’état embryonnaire, d’une idée d’alternative – alternative qui pourrait être élabo-
rée en collaboration avec les intellectuels. Ils ont une double conscience plutôt
qu’une fausse conscience. Si, pour Gramsci, c’est la « fausseté » de la fausse
conscience qui est en question, pour Bourdieu, le problème ne réside pas dans la
« fausseté » mais dans la « conscience » qui dénie toute profondeur à la domina-
tion symbolique – une domination qui s’ancre dans l’inconscient à mesure que
la structure sociale se sédimente, strate après strate.

361
Michael BuraWoy

« Dans la notion de “fausse conscience” que certains marxistes invoquent


pour rendre compte des effets de domination symbolique, c’est la conscience
qui est de trop, et parler d’“idéologie”, c’est situer dans l’ordre des représenta-
tions susceptibles d’être transformées par cette conversion intellectuelle que
l’on appelle “prise de conscience”, ce qui se situe dans l’ordre des croyances,
c’est-à-dire au plus profond des dispositions corporelles 25. »

De même, pour Bourdieu, le consentement est une notion bien trop mince pour
rendre compte de la soumission à la domination : elle doit être remplacée par
l’idée de méconnaissance, c’est-à-dire qu’elle doit être inscrite dans l’habitus.
Comme les dominés intériorisent la structure sociale où ils se trouvent, ils ne la
reconnaissent pas comme telle. Ils ont seulement, selon les termes de Gramsci,
un « mauvais sens ». Seuls les dominants et les intellectuels qu’ils privilégient
peuvent se distinguer et donc avoir une vision objective de leur relation à la
structure sociale. Eux seuls ont accès à ses secrets. Pas tous les intellectuels,
bien sûr : seulement ceux qui comprennent la domination et qui savent, pour
y avoir réfléchi, que leur situation est un luxe que tous ne peuvent s’offrir.
En arbitrant entre ces positions, j’ai affirmé qu’elles étaient toutes deux problé-
matiques. Gramsci ne reconnaît pas la mystification de l’exploitation sur laquelle
repose l’hégémonie, le consentement à la domination. En d’autres termes, les
travailleurs souffrent, certes, en régime capitaliste, d’une fausse conscience, mais
sa fausseté émane de la structure sociale elle-même. C’est là que ma conception
diverge de celle de Bourdieu. Dans la mesure où nous participons aux relations
de production capitalistes, nous expérimentons tous la dissimulation du surtra-
vail, indépendant de notre habitus. La mystification est un produit de la structure
sociale elle-même et n’est pas implantée si profondément qu’on ne pourrait s’en
défaire, alors que la méconnaissance de Bourdieu est logée profondément dans
la psyché individuelle, assurant par là l’harmonisation de l’habitus et du champ.
En conséquence, il est logique que Bourdieu ne puisse pas expliquer pourquoi la
domination symbolique est efficace dans certaines sociétés et pas dans d’autres.
Pourquoi le socialisme d’état, dont on pourrait attendre que la soumission soit
des plus profondément incarnées, a-t-il systématiquement produit la dissension ?
Pour Bourdieu, le changement social, si cela existe, provient du décalage entre
l’habitus et le champ, mais il n’y a pas d’explication systématique de la manière
dont se produit ce décalage. On ne sait s’il est généré de façon situationnelle, par
rémanence culturelle (hystérésis), c’est-à-dire par un habitus cultivé dans un
champ et entrant en conflit avec la logique d’un autre champ, ou processuelle,
par les dynamiques mêmes de la structure sociale. Il n’y a pas non plus d’analyse
des conséquences de ce décalage, que celui-ci pousse à s’y accommoder ou, au
contraire, à se révolter. En d’autres termes, Bourdieu reconnaît la possibilité du
changement social mais n’a pas de théorie du changement social. En dernière

25. bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 211-212.

362
la doMination est-elle si Profonde ? au-delà de Bourdieu et de graMsci

analyse, l’habitus est un concept intuitivement attrayant, qui peut expliquer


toute sorte de conduite, précisément parce qu’il est invérifiable et inconnaissable.
Bourdieu ne nous donne jamais les outils pour que nous puissions comprendre,
en le soumettant à l’examen, l’habitus d’un individu donné. C’est une boîte
noire. Nous inférons l’habitus du comportement – un voleur à la tire est un
voleur à la tire parce que c’est un voleur à la tire. Nous ne connaissons l’habitus
que par ses effets, il n’y a pas de théorie de ses composants ou de leur genèse,
comme c’est le cas dans la théorie psychanalytique. En bref, l’habitus n’est pas
un concept scientifique, mais une notion commune avec un nom clinquant – un
concept sans contenu qui pourrait tout autant être traduit par « personnalité »
ou « caractère ». Bien plus que Bourdieu, Gramsci s’intéresse à la transformation
sociale. Il la voit à l’œuvre quand s’effondre l’hégémonie, que cela advienne lors
de crises organiques (équilibre des forces entre les classes) ou par une guerre
de position venue d’en bas, du noyau sain du sens commun, ou encore, plus
probablement, par une combinaison de ces deux éléments. Ce que suggère ma
recherche, c’est que l’hégémonie ne se réduit pas à la coordination concrète
d’intérêts ou aux liens qui relient l’état et la société civile. L’hégémonie n’est
pas seulement une question de consentement. L’hégémonie a des fondements
non hégémoniques : la mystification de l’exploitation, raison pour laquelle elle
est si efficace sous le capitalisme avancé, et si précaire sous le socialisme d’état.
Transparente sous le socialisme d’état, l’exploitation a donné plus de marge
de manœuvre aux intellectuels pour s’engager aux côtés des travailleurs pour
élaborer des « hégémonies » alternatives par en bas – conseils ouvriers hongrois
en 1956, printemps de Prague de 1968, mouvement polonais de Solidarnosc en
1980-1981, socialisme de marché lors des réformes des années 1980 en Hongrie,
effervescence de la société civile pendant la Perestroïka soviétique. Différentes
formes d’alliance entre les travailleurs et les intellectuels ont donné naissance à
ces contre-hégémonies. Elles furent finalement balayées, mais elles ont permis
que se forment des embryons d’ordres socialistes alternatifs. Notre époque est
celle du retranchement au sein d’un capitalisme où l’idéologie dominante se
nourrit de la défaite du socialisme réel. Nous ne devrions pas renforcer la toute-
puissance et l’essentialisation du temps présent en souscrivant à des déclara-
tions infondées concernant l’intériorisation profonde des structures sociales,
qui rappellent le fonctionnalisme structural parsonien des années 1950 et son
« homme sursocialisé ». Souvenons-nous : ces théories ont été renversées par
une foisonnante critique collective que le fonctionnalisme structural n’a pas
anticipée – car il en était incapable.

363
Michael BuraWoy

BiBliographie
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Genève, Droz, 1972.
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bourdieu P., Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 1984.
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szelenyi I. et toWnsley E., Making Capitalism without Capitalists: The New Ruling Elites
in Eastern Europe, Londres, Verso, 2001.

364
les auteuRs

béroud Sophie Maître de conférences en science politique à l’univer-


sité Lumière Lyon 2, membre du laboratoire Triangle
bourdieu Pierre Professeur de sociologie au Collège de France
buraWoy Michael Professeur de sociologie à l’université de Berkeley
Caveng Rémy Maître de conférences en sociologie à l’université
de Picardie Jules Verne (UPJV), membre du Centre
universitaire de recherches sur l’action publique et
le politique de Picardie-épistémologie et sciences
sociales (CURAPP-ESS) et du Centre européen de
sociologie et de science politique-Centre de sociologie
européenne (CESSP-CSE)
didry Claude Directeur de recherche en sociologie au CNRS,
membre du laboratoire Institutions et dynamiques
historique de l’économie et de la société (IDHES),
école normale supérieure de Cachan
goussard Lucie Post-doctorante en sociologie, membre du Centre de
recherches sociologiques et politiques de Paris-Genre,
travail, mobilisations (CRESPPA-GTM) et du Centre
Pierre Naville
lizé Wenceslas Maître de conférences en sociologie à l’université de
Poitiers, membre du Groupe de recherche et d’études
sociologique du Centre Ouest (GRESCO) et membre
associé du Centre européen de sociologie et de
science politique (CESSP)
Menoux Thibaut Doctorant en sociologie à la Maison des sciences de
l’homme-école des hautes études en sciences sociales
(MSH-EHESS), membre du Centre européen de
sociologie et de science politique (CESSP)
naudier Delphine Chargée de recherche en sociologie au CNRS,
membre de l’équipe Cultures et sociétés urbaines
(CSU), Centre de recherches sociologiques et
politiques de Paris (CRESPPA)-université Paris  8,
Vincennes-Saint-Denis

365
Bourdieu et le travail

perrenoud Marc Maître d’enseignement et de recherche en sociologie


à l’université de Lausanne, membre de l’Institut des
sciences sociales (UNIL-ISS)
proteau Laurence Maître de conférences en sociologie à l’université
de Picardie Jules Verne (UPJV), membre du Centre
européen de sociologie et de science politique-Centre
de sociologie européenne (CESSP-CSE), Maison des
sciences de l’homme-école des hautes études en
sciences sociales (MSH-EHESS)
Quijoux Maxime Chargé de recherche en sociologie au CNRS,
membre du laboratoire Professions-institutions-
temporalités (PRINTEMPS), université Versailles-
Saint-Quentin-en-Yvelines
rabot Cécile Sociologue, maître de conférences en sciences de
l’information et de la communication à l’univer-
sité Paris Ouest Nanterre La Défense, membre du
Centre européen de sociologie et de science politique
(CESSP)
saCriste Fabien Docteur en histoire et attaché temporaire d’ensei-
gnement et de recherche à l’université de Toulouse 2
Jean Jaurès, membre du laboratoire France méridio-
nale et Espagne : histoire des sociétés du Moyen Âge
à l’époque contemporaine (FRAMESPA)
selponi Yohan Doctorant en sociologie à l’école des hautes études
de sciences sociales, membre du Centre d’analyse
et d’intervention sociologique (EHESS-CADIS) et
attaché temporaire d’enseignement et de recherche
à l’Institut d’études politiques de Toulouse au sein
du Laboratoire des sciences sociales du politique
(LASSP)
seMbel Nicolas Maître de conférences en sociologie à l’Espé Aquitaine,
membre du Centre émile Durkheim, université de
Bordeaux
sorignet Pierre-Emmanuel Maître d’enseignement et de recherche en sociologie
à l’université de Lausanne, membre de l’Institut des
sciences sociales (UNIL-ISS)

366
table des matièRes

Remerciements ......................................................................9

Maxime Quijoux
Préambule ......................................................................... 11

Première partie
Bourdieu et le travail, une introduction
Maxime Quijoux
Introduction ....................................................................... 21

Maxime Quijoux
Les structures sociales du travail : Bourdieu et le salariat algérien ............. 25

Maxime Quijoux
La fabrique du travailleur : reproduction sociale, habitus et champ ............. 41

Maxime Quijoux
Le travail entre domination et rationalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

Maxime Quijoux
Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

Deuxième partie
Bourdieu, l’Algérie et le travail : réflexivités et enjeux heuristiques
Maxime Quijoux
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89

Pierre bourdieu
Retour sur l’expérience algérienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

Fabien saCriste
Une lecture de la crise de l’emploi en Algérie coloniale :
l’opposition entre travail traditionnel et travail salarié
dans l’œuvre algérienne de Pierre Bourdieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

367
Bourdieu et le travail

Claude didry
Bourdieu et l’« idée de travail »,
les enjeux de l’anamnèse algérienne pour une autre histoire sociale . . . . . . . . . . . . 113

Troisième partie
Activités intellectuelles, professions artistiques
et économie symbolique
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 133

Nicolas SeMbel
Bourdieu et le travail enseignant :
reconstruction d’un objet peu visible, transversal et intime ..................... 135

Wenceslas lizé et Delphine naudier


Intermédiaires, professionnalisation
et hétéronomisation des champs artistiques ..................................... 159

Pierre-Emmanuel sorignet
Les usages de la sociologie de Bourdieu
dans une sociologie des professions artistiques .................................. 177

Marc perrenoud
Économie des biens symboliques et dramaturgie sociale du travail . . . . . . . . . . . . . 193

Quatrième partie
Habitus professionnel et division sociale :
le travail entre reproduction et socialisation
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 207

Cécile rabot
Bibliothécaire, un « métier modeste » dans une institution marginalisée ...... 211

Yohan selponi
« Faire sa place à l’école ».
Les infirmières scolaires entre champ médical et institution scolaire . . . . . . . . . . . 229

Thibaut Menoux
La distinction au travail. Les concierges d’hôtels de luxe ....................... 247

Rémy Caveng
Marché du travail et dispositions à la précarité.
Une analyse par les transactions et les trajectoires ............................. 267

368
taBle des Matières

Cinquième partie
Le travail entre dominations et conflits
Maxime Quijoux
Introduction ...................................................................... 285

Laurence proteau
Architecture physique et cadre symbolique. Être et paraître policier ........... 289

Lucie goussard
La vulnérabilité au travail des cadres d’origine populaire ...................... 307

Sophie béroud
Sur la pertinence heuristique du concept de champ syndical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323

Michael buraWoy
La domination est-elle si profonde ? Au-delà de Bourdieu et de Gramsci . . . . . . . 341

Les auteurs ....................................................................... 365

369
Plus de dix ans après sa disparition, Pierre Bourdieu demeure toujours
l’auteur des sciences sociales le plus cité au monde. Si ses concepts, sujets de
débats permanents, expliquent probablement ce succès, son aptitude à explorer
l’ensemble des domaines du social y a aussi grandement contribué : la sociali-
sation, l’école, les classes sociales, le célibat, la culture, l’art, l’État, la politique,
etc., peu d’objets semblent en effet s’être soustraits à l’examen du sociologue,
et sur lesquels, en retour, il n’a pas été discuté. Il en existe pourtant un et non
des moindres : le travail. Après des travaux liminaires sur la question dans le
contexte de la guerre d’Algérie, Bourdieu paraît en effet définitivement s’en
désintéresser. Cette désaffection correspond alors à une indifférence équivalente
des sociologues du travail à l’égard de son œuvre. Durant quarante ans,
Bourdieu et « le travail » donnent l’impression de s’ignorer superbement.
À l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, c’est cette double défection
– le travail dans la sociologie de Bourdieu, et Bourdieu dans la sociologie du
travail – que nous avons voulue questionner : le travail est-il vraiment absent
dans l’œuvre de Pierre Bourdieu ? Comment l’aborde-t-il, en particulier après
son époque algérienne ? Enfin, dans quelle mesure ses concepts peuvent-ils
contribuer à l’analyse du travail, d’hier et d’aujourd’hui ?
Réunissant plus d’une vingtaine de contributions, entre exégèses, analyses
historiques et enquêtes de terrain, ce livre souhaite montrer l’apport mutuel du
sociologue et de l’objet « travail ». Une réconciliation scientifique en somme.

Maxime Quijoux est chargé de recherche en sociologie au CNRS, membre


du laboratoire PRINTEMPS à l’université de Versailles-Saint-Quentin-
en-Yvelines. Spécialiste du travail et des mobilisations, il est l’auteur de
Néolibéralisme et autogestion, l’expérience argentine (éditions de l’IHEAL, 2011)
et a récemment dirigé un double dossier sur « les conflits du travail dans le
monde » paru dans la revue Critique internationale (nos 64 et 65, 2014, Presses
de Sciencespo).

Publié avec le concours 20 €


du conseil régional ISBN 978-2-7535-3695-1
d’Île-de-France et
son programme DIM-GESTES

www.pur-editions.fr

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