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Alain Caillé - Le Don Des Paroles. Ce Que Dire Veut Donner

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10. LE DON DES PAROLES.

CE QUE DIRE VEUT DONNER


Alain Caill

in Philippe Chanial , La socivue du don

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2008
pages 185 194

ISBN 9782707154569

Article disponible en ligne l'adresse:

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/la-societe-vue-du-don--9782707154569-page-185.htm

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Caill Alain, 10. Le don des paroles. Ce que dire veut donner , in Philippe Chanial , La socivue du don
La Dcouverte TAP/Bibliothque du MAUSS , 2008 p. 185-194.

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La Dcouverte | TAP/Bibliothque du MAUSS

le don des paroles

C) La sociabilit entre amiti et rivalit

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Le don des paroles. Ce que dire veut donner


Alain Caill*

La parole se donne, se prend, se rend et se reprend. Mais qui donne et


qui reoit ? et quoi ? Lorsquun orateur achve son discours, il remercie
lauditoire davoir bien voulu lcouter, et le prsident de sance, qui lui
a donn la parole, quil a prise, la lui reprend, le remercie son tour de
bien avoir voulu parler. Qui est crancier et qui dbiteur ? Le langage du
remerciement rituellement employ cette occasion voque lui-mme les
deux dimensions paradoxalement unies dans le don, celle de la grce et de
la gratuit dune part, et celle de lobligation. Au donateur de mots, on rend
grces (gracias, grazie, thanks, Danken, etc.), ou on lui est oblig (muito
obrigado). En tout tat de cause, il y a de fortes chances pour que cranciers
et dbiteurs, preneurs et donneurs de paroles ne se payent que de mots. Mais
est-il au bout du compte possible de payer dautre chose ? Assez dactes,
des mots , pouvait-on lire sur les murs de la Sorbonne en 1968.
Une part non ngligeable de nos changes de paroles consiste en dons
rituels de petits cadeaux verbaux anodins et parfaitement standardiss.
Lexpression obligatoire de la sollicitude pour la sant des autres, comme
celle des opinions sur le temps quil fait, nengage rien de particulier et ne
cre aucune dette puisque la rciproque et lquivalent sont fournis immdiatement. Comme dans le systme des tournes dans les bistrots du sud de
la France analys par Claude Lvi-Strauss, chacun rgale tour de rle.
Ds quun peu de sophistication sintroduit au sein du rituel et du strotype, que ce soit par accentuation de la sollicitude et de lintrt marqu
envers lautre ou par laffichage dune quelconque marque doriginalit par
rapport lemploi des formules consacres, la possibilit est ouverte dun
rapport interpersonnel, que ce soit sous la forme dune vague sympathie
ou connivence, sous celle dune complicit, ou enfin dune camaraderie
ou dune amiti virtuelles. Car cest bien l quoi sert tout dabord la
10

Professeur de sociologie luniversit Paris X.

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parole et ce que parler veut dire. Comme les biens prcieux dans les socits
archaques, la circulation de la parole permet de nouer des rapports dalliance et daffinit. Dont le seul contenu sera dailleurs, le plus souvent, de
permettre la circulation plus ou moins libre de la parole. Tout bon commerant dispose dun stock de formulations, drles ou pathtiques, lgres ou
sentencieuses, qui lui permettent de constituer et de fidliser sa clientle.
Il est dailleurs piquant de noter que ce mot dsignait lorigine lensemble
de ceux qui taient redevables une personne parce quils avaient bnfici
de ses dons ; alors quil dnote maintenant ceux qui payent, mais aussi,
manifestement, ceux qui sont attachs au vendeur par autre chose que ses
seules qualits fonctionnelles. La plupart de nos marqueurs doriginalit
linguistique, intonation, dbit, formulations toutes faites mais faites par
nous-mmes, ou en tout cas lues par nous, nos rpliques usuelles, tout cela
sert comme quivalents de ce que B. Malinowski appelait des opening gifts,
des dons de sollicitation. Espce de pacotille, qui ne nous demande gure
defforts, vite distribue et comme sans y penser, mais qui nous permet en
un rien de temps dassurer la prsentation de nous-mmes, de nous situer
socialement et dapprcier qui nous avons affaire.
Si le don de sollicitation est accept, si donc les protagonistes se reconnaissent une forme ou une autre de parit, alors peut souvrir le champ de
la conversation proprement dite. Quil est bien difficile, y rflchir, de
ne pas percevoir comme un parfait analogon des changes crmoniels
analyss par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, des quivalents du
potlatch, de la kula, du pilou-pilou, du tee ou du moka. Certes, une diffrence majeure saute tout dabord aux yeux : ce ne sont pas des biens qui
circulent, mais des mots, et leur production est suppose ne rien coter.
Leur mission nappauvrit pas le donateur. Au contraire presque. Mais,
souvenons-nous-en, il est impossible en la matire de savoir a priori qui
donne, du donateur ou du rcepteur. Dans la conversation, peut-tre la plus
grande part du travail incombe-t-elle lauditeur et peut-tre est-ce lui que
la parole (de lautre) cote le plus. Mais il est peu douteux que lon rgale
ou que lon tente de rgaler avec des mots comme on rgale avec des mets
ou des boissons, ou comme lon fait des cadeaux de biens prcieux. Dans
la conversation anime, chacun doit briller par son esprit, par la vivacit
de ses rparties, par la force de ses jugements ou loriginalit de linformation communique, de la mme manire quun Big Man trobriandais
brille de lclat des biens prcieux (vayguas) dont il est le dtenteur et
quil sapprte offrir ses htes. linstar de lchange crmoniel, la
conversation assume et subsume des fonctions qui lui sont trangres. De
mme que dans le cadre de lchange crmoniel se nouent les transactions
et les ajustements dintrts qui scellent les mariages ou les compensations
pour vol, meurtre ou blessure, de mme une bonne part des conversations
ressortit au registre de lobligation sociale. On se doit dinviter ses collgues, ses suprieurs ou ses infrieurs hirarchiques, ses voisins, les membres
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sociabilits, genre et identits : les liens du don

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de la parentle. Lchange de propos est alors hautement conventionnel.


Mais ds que la conversation saffranchit des contraintes externes et de
ses finalits fonctionnelles pour tendre vers la conversation proprement
amicale, alors il devient clair quelle na pas dautre finalit quelle-mme.
Comme le jeu. Une autre diffrence avec lchange crmoniel est que sil
sagit bien de rendre toujours plus, des mots desprit toujours plus drles ou
normes, des jugements toujours plus dconcertants, des histoires proprement sidrantes, la rgle nest pas de rendre plus tard, mais au contraire le
plus vite possible. Cest dans lacclration du rythme des changes, dans
leur profusion, que se trouve la possibilit daccder la flicit et
cette euphorie partage qui fait les soires russies celles dans lesquelles
tout le monde, ayant eu le sentiment de donner et de participer, a trouv
sa place et sest vu offrir un accs la parole proportionnel au statut quil
se reconnat et que lui a reconnu le groupe, au moins pour cette fois. De
mme que les changes crmoniels, notait M. Mauss, baignent dans un
climat dagressivit qui risque tout moment de dgnrer, de mme les
conversations les plus amicales nchappent au registre du convenu, de
linformatif et de lutilitaire que pour autant quelles font planer la menace
que tel ou tel des participants ne soit pas la hauteur du don de paroles
et perde la face ; quil manque de ce sens de la rpartie en quoi consiste
lart de rendre la parole, de la faire circuler dans lautre sens. La gaiet
commune passe, au minimum, par la taquinerie, lironie, les craques, les
vannes ou les charriages. Les groupes qui fonctionnent au rire ont gnralement leur(s) personne(s) plaisanterie, autrement dit une ou plusieurs
victimes euphmises que leaders et boute-en-train (les Big Men) titillent
et apaisent en mme temps. Certains convives prfrent dailleurs prendre les devants et, grce un art consomm de lautodrision, soffrir en
victimes au groupe, mais en conservant le bnfice dtre soi-mme son
propre bourreau.
Comme lchange crmoniel, la conversation plusieurs obit donc
des rgles de dfi, fait et accept, des normes de partage, et se mle une
logique sacrificielle et vindicatoire. Comme lui, son enjeu propre est lhonneur et la face des participants. Comme lui, il fonctionne conformment la
triple obligation de donner, recevoir et rendre, lobligation paradoxale dtre
le plus spontan et le plus gnreux possible en paroles. Nous avons mis
ailleurs, plusieurs reprises, lhypothse que le champ de ce que nous appelons la socialit primaire, le champ des relations de personne personne,
de lintersubjectivit, est rgi par cette triple obligation. Ces quelques pages,
on laura compris, se proposent de suggrer quavant mme de fonctionner
au don des biens, la socialit primaire se nourrit du don des mots et que,
rciproquement, le langage, pour autant quil nest pas seulement vecteur
dinformations ou dordres, doit tre analys comme instance du don de la
parole. Et que linguistes et sociologues gagneraient le penser comme rgi
par les lois de la prestation et de la contre-prestation agonistiques. []
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le don des paroles

sociabilits, genre et identits : les liens du don

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Quil soit clair que lhypothse que nous essayons dillustrer ici, selon
laquelle la premire chose que les sujets sociaux se donnent, se prennent et
se rendent, cest la parole, cette hypothse na de sens qu tre considre
comme pralable un norme travail dinvestigation empirique, multidisciplinaire, et encore presque totalement en friche. Dire que les conversations
fonctionnent sur le mme mode que lchange crmoniel des biens vaut
titre de reprage du lieu dun problme, non de solution toute faite. Les
conversations diffrent considrablement selon les circonstances de leur
droulement, selon quelles mettent en prsence deux, trois, quatre, cinq ou
n partenaires, et selon la provenance et le statut respectifs de ceux-ci. Les
rgles du don ou de la restitution de la parole varient tout autant selon les
cultures comme le degr de spontanit ou de crmonialit recherch.
Conversation la franaise et conversation lamricaine
Raymonde Carroll, dans son excellent et si fin petit livre1 consacr aux
diffrences culturelles qui sparent au jour le jour Franais et Amricains,
montre parfaitement le gouffre qui existe entre les rgles de la conversation
dans les deux cultures. Les Amricains stonnent, crit-elle, de ce que les
Franais qui se disent trs respectueux des rgles de politesse soient
eux-mmes si grossiers (rude) : Ils vous interrompent tout le temps dans
une conversation et ils terminent vos phrases pour vous , ils vous
posent des questions et ncoutent jamais la rponse , etc. Les Franais,
en revanche, se plaignent souvent de ce que les conversations amricaines
soient ennuyeuses , de ce que les Amricains rpondent la moindre
question par une confrence , quils remontent Adam et ve et quils
ignorent tout de lart de la conversation [Carroll, 1987, p. 44]. Pour un
Franais, une conversation doit tre engage , soutenue , alimente
et au besoin ranime si elle est languissante, dtourne si elle est
dangereuse. Pour les Franais, poursuit R. Carroll, ce qui importe, cest
dtablir des liens, de crer un rseau, si tnu soit-il, entre les conversants.
La parole que lon change au fil de la conversation sert tisser ces liens
entre les conversants. Si lon imagine la conversation comme une toile
daraigne, on peut voir la parole y jouer le rle de laraigne, gnrer ces
fils qui relient les participants On fabrique un tissu de relations de mme
et en mme temps quon fait la conversation [ibid., p. 48]. linverse, les
Amricains mettent laccent sur le contenu informatif, la valeur dusage et
lutilit intrinsque des messages changs. Ils communiquent plus quils
ne conversent. Surtout, dans la conversation comme dans lensemble de
1 vidences invisibles. Franais et Amricains au quotidien [1987].

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La face des Amricains (Erving Goffman)


et lhonneur des Rifains (Raymond Jamous)

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leurs autres pratiques, ils se mettent dans la position de sacquitter dune


dette. Ils rendent plus quils ne donnent et cela dans le souci premier dtre
quittes de toute obligation et donc de toute relation. La parole revt ainsi un
sens profondment diffrent dans les deux cultures. Plac face un voisin
inconnu, par exemple au wagon-restaurant, crit R. Carroll, un Franais
recrerait la distance par le silence, lAmricain par la conversation2
[ibid., p. 57].
La mise en lumire de lampleur de ces variations culturelles semblera
peut-tre rendre intempestive lmission dune hypothse aussi vaste que
la ntre. La parole nest pas partout universellement donne ou rendue,
pourrait-on dire, et mme si tel tait le cas, la dfinition de qui est preneur
et qui est donneur est tellement variable et dpendante des arbitraires culturels quaucune gnralit en la matire ne saurait valoir3. Ces objections
ne sont pas infondes a priori. Et dautant moins que, rptons-le, il nous
semble souhaitable de ne pas faire fi de la diversit empirique. On aimerait
cependant, titre dillustration de la fcondit potentielle de notre hypothse, suggrer quil existe des invariants ou tout le moins des enjeux
transculturels de la conversation, et qui se rvlent dans des cultures considrablement loignes par exemple celle des tats-Unis contemporains
et celle des Iqariyens du Rif marocain. Pour le montrer, en faisant bien sr
largement abstraction des diffrences, nous prendrons appui sur des travaux
dErving Goffman [1988a et 1988b] et de lethnologue Raymond Jamous
[1981]. Ce que lun et lautre tablissent lvidence, cest que lenjeu
premier de la parole, comme celui du don rituel, cest ce que R. Jamous
nomme lhonneur et E. Goffman la face, et quhonneur et face se gagnent
et se perdent par une certaine gestion du don ou de la rtention de paroles,
comme ils se gagnent ou se perdent par une certaine gestion du don ou de
la rtention des biens.
2. Raymonde Carroll tudie les diffrences culturelles entre les deux peuples dans le domaine
de la conversation, de la maison, des relations parents-enfants, du couple, de lamiti, des petits
accidents , etc. chaque fois, les Franais apparaissent passablement purils par rapport aux
Amricains. Lorsquils cassent quelque chose chez un ami, loin de proposer de faire rparer ou
dchanger, ils insultent presque leur hte. Plutt que de lire une carte dans une ville inconnue, ils
prfrent se laisser guider, etc. Cest que lidal franais est un idal douverture dune dette. Il faut
donner aux autres loccasion dtre obligeants. Lidal amricain, au contraire, est un idal dabolition
de la dette et de totale indpendance. Les analyses de R. Carroll peuvent sembler rendre notre hypothse
intenable car trop ethnocentrique (en loccurrence gallocentrique). Seuls les Franais donneraient,
prendraient, et se couperaient la parole. Les Amricains, eux, changeraient ou communiqueraient.
Mais il nous semble que, au regard de lensemble des cultures, cest clairement la culture amricaine qui
est singulire et drogatoire. R. Carroll note la proximit entre les rgles franaises de la conversation
et celles de la conversation chez les Noirs amricains. Cest que ces rgles, mutatis mutandis, sont
celles dune bonne partie de la plante
3. La fonction des rites est justement de diviser la socit en donneurs et receveurs [Hocart,
1978] dont les positions sont plus ou moins rversibles. Lethnologie montre que, gnralement, les
donneurs de femmes jouissent dune supriorit reconnue sur les preneurs. Mais tel nest pas toujours
le cas. De mme, il est permis de penser que la supriorit des donneurs de mots sur les preneurs est
trs variable selon les cultures.

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le don des paroles

sociabilits, genre et identits : les liens du don

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Le noyau principal de luvre de Goffman est consacr lanalyse de


linteraction, notamment conversationnelle4. Cette analyse sinscrit dans
le cadre du projet, explicitement formul par E. Goffman, de contribuer
une sorte dthologie humaine, une histoire naturelle de lordre de
linteraction , cest--dire des situations sociales dans lesquelles deux
individus ou plus sont physiquement en prsence de la rponse de lun et
de lautre [1988b, p. 191] et notamment de linteraction en situation de
face face. []
Les commentateurs de E. Goffman ne prtent pas assez attention, selon
nous, au fait que lessentiel de son originalit tient sa tentative, assez
largement impressionniste, de transposer les analyses durkheimiennes du
rituel religieux archaque ltude du systme de la conversation amricaine
moderne : On peut traduire les notions durkheimiennes quant la religion
primitive en ces concepts que sont la tenue et la dfrence []. Il sensuit
que ce monde profane nest pas aussi irrligieux quil y parat [1988a,
p. 84 ; voir aussi p. 43]. Certes, les dieux ont t mis au rancart, mais il
survit cependant une dit dune importance considrable, lindividu, le moi.
Il avance, crit E. Goffman, avec une certaine dignit et reoit un grand
nombre de menues offrandes. Il est jaloux de son culte, et pourtant, si lon
sait le prendre, prt pardonner ceux qui ont pu loffenser. Certains voient
en lui une source de souillure alors que dautres craignent de le souiller
[ibid.]. Le moi nest pas une proprit originale de lindividu, mais un
prt lui consenti par la socit [ibid., p. 13] faisant de tout homme son
propre gelier , charge pour lui de prendre soin de ce moi et de lui
rendre un culte appropri. De cette dit, la face est la manifestation visible et exotrique. Dans la perspective goffmanienne ainsi sommairement
dcrite, la conversation consiste essentiellement en un travail sur la face
(face work), un travail de figuration , disent les traducteurs franais. Il
sagit de faire bonne figure et dviter que soi-mme ou les autres nen
4. Cette partie, la partie principale de luvre de E. Goffman, peut tre considre comme relevant
du large domaine de lanalyse conversationnelle . Nanmoins celle-ci, plus inspire par Garfinkel
que par Goffman, nous semble tendre lexcs vers un formalisme strile car prmatur, qui multiplie
les distinguos plus ou moins subtils sans suffisamment sinterroger sur les enjeux conversationnels.
Se produit ainsi, sous cette rubrique, une vaste littrature de spcialistes qui nintresse que les
spcialistes et dont le principal et presque unique rsultat consiste en la mise en lumire de lexistence
de tours de parole par Harvey Sacks, Emanuel Schegloff et Gael Jefferson [1978]. Bref, tout le
monde ne parle pas en mme temps, et ce que lon dit quand vient son tour est influenc par ce qui a
t dit par les autres au tour prcdent Luvre de E. Goffman est intressante lorsquelle dpasse
le formalisme pour soulever des questions dordre anthropologique, dinspiration durkheimienne.
Elle devient passablement ennuyeuse lorsquelle se rapproche du courant conversationnaliste. Nous
essayons de suggrer ici quelle aurait t plus intressante si elle avait complt sa lecture de
Durkheim par celle des uvres de Marcel Mauss. Sur lanalyse de la conversation, cf. en franais :
B. Conein, M. de Fornel et L. Qur (sous la direction de) [1990].

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Erving Goffman et les rgles du pardon conversationnel :


la face ngative

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fassent une trop pitre. Le concept de figuration (face work) dsigne


tout ce quentreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre
la face personne y compris elle-mme [ibid., p. 17]. Une personne
dfend sa face et, dautre part, elle protge la face des autres []. Dsirant
sauver la face dautrui, on doit viter de perdre la sienne, et, cherchant
sauver la face, on doit se garder de la faire perdre aux autres [ibid.]. Pour
prserver la face de tous et viter que le groupe ne sombre dans un tat
dimpuret rituelle insurmontable, deux moyens soffrent linteraction :
soit lvitement, soit la rparation. Ds quune menace atteint un moi
ou un autre se met en place un change qui sachve par un retour
lquilibre rituel [ibid., p. 21], aprs tre pass par les quatre phases de la
sommation (faite lagresseur), de loffre (de compensation ou dautopunition de la part de lagresseur), de lacceptation (de la compensation par
la victime) et du remerciement (du transgresseur pour le pardon qui lui a
t accord).
Mais si lagresseur sent quil risque de ntre pas somm de venir rapidement rsipiscence et quil peut retirer de lagression un bnfice pour
sa propre face, alors la rencontre est susceptible de devenir non plus le lieu
dune rparation rituelle, mais celui dun affrontement qui suppose la
prsence dun public et dont lobjectif est de dmontrer quon est meilleur
interactant que ses rivaux. De passif le travail de la face devient actif. Il ne
sagit plus seulement de tirer son pingle du jeu, mais davoir beau jeu. On
ne cherche plus minimiser les pertes (maximin), mais bien maximiser
rationnellement les gains (minimax). Laffrontement voque alors les joutes
oratoires dcrites par Raymond Jamous.
Lhonneur et le dfi oratoire
On voit ainsi sesquisser une distinction, que E. Goffman ne fait pas luimme de manire explicite, entre ce que P. Brown et S. Levinson [1987a
et 1987b] appellent la face ngative et la face positive. La face ngative
dsigne le dsir que le territoire du sujet soit prserv, la face positive le
dsir que ses dsirs soient dsirables pour dautres. Cest dans lanalyse par
R. Jamous de la logique de lhonneur rifain quon voit le mieux apparatre
larticulation, certains gards paradoxale, des deux faces : Lhonneur,
crit-il, consiste en lexercice dune autorit sur le domaine de linterdit
(territoires pour les groupes segmentaires, terres et femmes pour chaque
chef de maison) [1981, p. 6]. Autant pour ce que P. Brown et S. Levinson
nomment la face ngative. Mais lhonneur consiste aussi en un moment actif,
en la transgression du domaine de linterdit des autres . De cette interdpendance entre dimensions ngative et positive de lhonneur naissent les
changes de violence qui revtent trois formes principales : joutes oratoires,
dpenses ostentatoires et violence physique. Il nest pas dhonneur qui ne
sacquire par la dfense de son domaine propre et par lempitement sur
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le don des paroles

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celui des autres comme par la mise au dfi de rendre autant de biens et de
paroles de valeur rare. Limitons-nous ici quelques notations sur la parole
dhonneur ou, plus exactement, sur la parole donneuse dhonneur. La
parole de lhomme dhonneur (ariaz) ne se prononce pas dans nimporte
quelle circonstance et ne se rpte pas, sinon elle na aucune valeur
[ibid., p. 70]. Il existe un devoir doriginalit ne profrer que des paroles
indites que remarque galement E. Goffman en notant quen ce sens, la
parole de valeur implique presque un sacrifice et consiste en un vritable
don puisquelle ne pourra pas tre rpte. Le vritable don de paroles
nest pas dabord affaire de quantit. Seuls les fanfarons, les ignorants, les
jeunes, irresponsables quant lhonneur, gaspillent leurs paroles. La vraie
dpense, celle qui oblige et qui est donc susceptible de blesser en faisant
perdre la face celui qui la reoit, ne gaspille pas les mots. Lariaz doit
se contrler et peser chaque mot quil prononce []. Il se singularise en
utilisant les mots et les phrases qui ont du poids [ibid.]. Labondance des
mots offerts nest autorise et porteuse dhonneur que sils sont rares et
parfaitement matriss. Cest dans la joute oratoire, vritable potlatch de
mots, quintessence de lchange crmoniel des belles paroles, que tous ces
traits se manifestent et sactualisent de la faon la plus aigu et explicite.
Dans ce cadre, il faut savoir trouver ses phrases, utiliser avec soin les mots
sens multiples, riches de significations. Limprovisation image, le sens
du rythme, de la formule potique et lyrique sont trs apprcis. Dans ces
changes, qui peuvent durer des heures et sont parfois suivis par une foule
passionne, deux hommes peuvent ainsi se mesurer [ibid.].
quoi fait pendant ce que E. Goffman nomme laction et lassaut de
caractre, laction dans laquelle le caractre, faible ou fort, est la mise
[1988a, p. 196]. Cest pendant laction que lindividu trouve loccasion
dangereuse de faire voir lui-mme et parfois autrui comment il se conduit
quand les ds sont jets [ibid., p. 196]. Le caractre quon nous imputera
est la rcompense qui nous pousse redoubler defforts5 [ibid., p. 195].
Or faire preuve de son caractre, cela ne se peut quaux dpens du caractre
des autres [ibid., p. 198]. Chacun des participants ce que E. Goffman
prsente, juste titre, comme un devoir fatal [ibid.] devient le champ
sur lequel lautre est forc dexercer sa bonne ou sa mauvaise conduite. Qui
plus est, chacun, non content de dsirer son but, se voit oblig de lexiger,
contraint de faire la police dans linteraction afin de sassurer que justice
lui est rendue [ibid., p. 200]. Dans lassaut de caractre, les motivations
se mlent de manire inextricable. On y trouve non seulement le dsir
de gagner une place satisfaisante au sein des dfinitions qui prvaudront,

5. Il est trange, la rflexion, que E. Goffman nomme action ce qui nest rien dautre que
le dfi agonistique tel que lanalysent Marcel Mauss ou J. Huizinga [1972]. Mais, au fond, nest-ce
pas, l aussi, largement la conception dHannah Arendt ?

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sociabilits, genre et identits : les liens du don

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mais aussi le droit de recevoir une telle place et le devoir dinsister pour
cela []. Il y va de lhonneur [ibid.].
Comme R. Jamous, E. Goffman insiste sur la matrise de caractre
ncessaire lassaut dhonneur et sur le fait que laffichage de la modestie
est la fois condition du succs et garantie contre lchec. La technique
de laprs vous, je vous en prie fonctionne dans la mesure o celui qui se
prive peut compter sur les autres pour le flatter ou lui cder [ibid., p. 30].
Les hommes dhonneur iqariyens sont des matres en la matire6.
Lassaut de caractre est fatal dans les deux cultures. Il a la mort
pour ligne dhorizon. Le danger de lagression est proportionnel au risque
encouru, et rciproquement. Nanmoins, les rgles de la conversation ordinaire permettent dviter laffrontement gravissime, de calmer les perdants7.
Mais dans les joutes oratoires iqariyennes, il faut rpondre lassaut de
modestie par un assaut encore plus fort. Le public est seul juge. Une parole
maladroite, un mot mal plac peuvent entraner la honte, la chute, la mort
symbolique de lun des partenaires [Jamous, 1981, p. 173] Cest bien
dun jeu avec la mort quil sagit [ibid.]. Car, comme le guerrier sauvage
de Pierre Clastres, lhomme dhonneur iqariyen, le grand (amghar),
doit aller toujours plus loin. Cest ce que disent les Iqariyens : Chez
nous, on ne supporte pas quun homme soit suprieur un autre []. On
laisse les hommes devenir grands, mais ensuite ils doivent tomber [ibid.,
p. 173-174]. Certains grands trouvent la mort dans leur lit, mais sils
deviennent vraiment grands, chefs de ligues, alors ils finissent limins
par leurs dpendants, par leur clientle. Tout se passe, conclut R. Jamous,
comme si les Iqariyens choisissaient des hommes quils comblent de
louanges pour ensuite les sacrifier en quelque sorte devant lautel de lhonneur [ibid.]. On conoit que tous naient pas envie de jouer le jeu, de toute
faon rserv, dans le Rif, aux possesseurs de terres et interdit aux Juifs et
aux musiciens. La vie ordinaire, conclut quant lui E. Goffman, consiste
rester lcart de la fatalit [1988a, p. 205]. Les rituels conversationnels
sont l pour organiser le retrait. []

Bibliographie
BROWN Penelope et LEVINSON Stephen, [1978] 1987a, Universals in language use ; politeness phenomena , in GOODY Ester (sous la dir. de), Questions and Politeness. Strategies
in Social Interaction, Cambridge University Press.
1987b, Politeness. Some Universals in Language Use, Cambridge university Press.
CARROLL Raymonde, 1987, vidences invisibles. Franais et Amricains au quotidien, Le
Seuil, Paris.
6. Mais srement beaucoup moins que les hommes dhonneur dExtrme-Orient.
7. Cf. E. Goffman [1989].

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CONEIN Bernard, DE FORNEL Michel et QUR Louis (sous la dir. de), 1987, Les Formes de la
conversation, 2 tomes, CENT-CNRS, Paris.
GOFFMAN Erving, 1988a, Les Rites dinteraction, Le Seuil, Paris.
1988b, Lordre de linteraction , in Les Moments et leurs hommes, Le Seuil-ditions de
Minuit, Paris.
1989, Calmer le jobard , in Le Parler frais dErving Goffman, ditions de Minuit,
Paris.
HOCART Arthur M., 1978, Rois et courtisans, Le Seuil, Paris.
HUIZINGA Johan, 1972, Homo ludens, Gallimard, Paris.
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, 1989, Thorie des faces et analyse conversationnelle , in
Le Parler frais dErving Goffman, ditions de Minuit, Paris.
JAMOUS Raymond, 1981, Honneur et baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le
Rif, Cambridge University Press et ditions de la MSH.
SACKS Harvey, SCHEGLOFF Emanuel et JEFFERSON Gael, 1978, Simplest systematics for the
organization of taking for conversations , in SCHENKEIN Jim (sous la dir. de), Studies in
the Organization of Conversational Interaction, Academic Press, New York, p. 7-55.

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