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Alain Caillé - Le Don Des Paroles. Ce Que Dire Veut Donner
Alain Caillé - Le Don Des Paroles. Ce Que Dire Veut Donner
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2008
pages 185 194
ISBN 9782707154569
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/la-societe-vue-du-don--9782707154569-page-185.htm
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Caill Alain, 10. Le don des paroles. Ce que dire veut donner , in Philippe Chanial , La socivue du don
La Dcouverte TAP/Bibliothque du MAUSS , 2008 p. 185-194.
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parole et ce que parler veut dire. Comme les biens prcieux dans les socits
archaques, la circulation de la parole permet de nouer des rapports dalliance et daffinit. Dont le seul contenu sera dailleurs, le plus souvent, de
permettre la circulation plus ou moins libre de la parole. Tout bon commerant dispose dun stock de formulations, drles ou pathtiques, lgres ou
sentencieuses, qui lui permettent de constituer et de fidliser sa clientle.
Il est dailleurs piquant de noter que ce mot dsignait lorigine lensemble
de ceux qui taient redevables une personne parce quils avaient bnfici
de ses dons ; alors quil dnote maintenant ceux qui payent, mais aussi,
manifestement, ceux qui sont attachs au vendeur par autre chose que ses
seules qualits fonctionnelles. La plupart de nos marqueurs doriginalit
linguistique, intonation, dbit, formulations toutes faites mais faites par
nous-mmes, ou en tout cas lues par nous, nos rpliques usuelles, tout cela
sert comme quivalents de ce que B. Malinowski appelait des opening gifts,
des dons de sollicitation. Espce de pacotille, qui ne nous demande gure
defforts, vite distribue et comme sans y penser, mais qui nous permet en
un rien de temps dassurer la prsentation de nous-mmes, de nous situer
socialement et dapprcier qui nous avons affaire.
Si le don de sollicitation est accept, si donc les protagonistes se reconnaissent une forme ou une autre de parit, alors peut souvrir le champ de
la conversation proprement dite. Quil est bien difficile, y rflchir, de
ne pas percevoir comme un parfait analogon des changes crmoniels
analyss par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, des quivalents du
potlatch, de la kula, du pilou-pilou, du tee ou du moka. Certes, une diffrence majeure saute tout dabord aux yeux : ce ne sont pas des biens qui
circulent, mais des mots, et leur production est suppose ne rien coter.
Leur mission nappauvrit pas le donateur. Au contraire presque. Mais,
souvenons-nous-en, il est impossible en la matire de savoir a priori qui
donne, du donateur ou du rcepteur. Dans la conversation, peut-tre la plus
grande part du travail incombe-t-elle lauditeur et peut-tre est-ce lui que
la parole (de lautre) cote le plus. Mais il est peu douteux que lon rgale
ou que lon tente de rgaler avec des mots comme on rgale avec des mets
ou des boissons, ou comme lon fait des cadeaux de biens prcieux. Dans
la conversation anime, chacun doit briller par son esprit, par la vivacit
de ses rparties, par la force de ses jugements ou loriginalit de linformation communique, de la mme manire quun Big Man trobriandais
brille de lclat des biens prcieux (vayguas) dont il est le dtenteur et
quil sapprte offrir ses htes. linstar de lchange crmoniel, la
conversation assume et subsume des fonctions qui lui sont trangres. De
mme que dans le cadre de lchange crmoniel se nouent les transactions
et les ajustements dintrts qui scellent les mariages ou les compensations
pour vol, meurtre ou blessure, de mme une bonne part des conversations
ressortit au registre de lobligation sociale. On se doit dinviter ses collgues, ses suprieurs ou ses infrieurs hirarchiques, ses voisins, les membres
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Quil soit clair que lhypothse que nous essayons dillustrer ici, selon
laquelle la premire chose que les sujets sociaux se donnent, se prennent et
se rendent, cest la parole, cette hypothse na de sens qu tre considre
comme pralable un norme travail dinvestigation empirique, multidisciplinaire, et encore presque totalement en friche. Dire que les conversations
fonctionnent sur le mme mode que lchange crmoniel des biens vaut
titre de reprage du lieu dun problme, non de solution toute faite. Les
conversations diffrent considrablement selon les circonstances de leur
droulement, selon quelles mettent en prsence deux, trois, quatre, cinq ou
n partenaires, et selon la provenance et le statut respectifs de ceux-ci. Les
rgles du don ou de la restitution de la parole varient tout autant selon les
cultures comme le degr de spontanit ou de crmonialit recherch.
Conversation la franaise et conversation lamricaine
Raymonde Carroll, dans son excellent et si fin petit livre1 consacr aux
diffrences culturelles qui sparent au jour le jour Franais et Amricains,
montre parfaitement le gouffre qui existe entre les rgles de la conversation
dans les deux cultures. Les Amricains stonnent, crit-elle, de ce que les
Franais qui se disent trs respectueux des rgles de politesse soient
eux-mmes si grossiers (rude) : Ils vous interrompent tout le temps dans
une conversation et ils terminent vos phrases pour vous , ils vous
posent des questions et ncoutent jamais la rponse , etc. Les Franais,
en revanche, se plaignent souvent de ce que les conversations amricaines
soient ennuyeuses , de ce que les Amricains rpondent la moindre
question par une confrence , quils remontent Adam et ve et quils
ignorent tout de lart de la conversation [Carroll, 1987, p. 44]. Pour un
Franais, une conversation doit tre engage , soutenue , alimente
et au besoin ranime si elle est languissante, dtourne si elle est
dangereuse. Pour les Franais, poursuit R. Carroll, ce qui importe, cest
dtablir des liens, de crer un rseau, si tnu soit-il, entre les conversants.
La parole que lon change au fil de la conversation sert tisser ces liens
entre les conversants. Si lon imagine la conversation comme une toile
daraigne, on peut voir la parole y jouer le rle de laraigne, gnrer ces
fils qui relient les participants On fabrique un tissu de relations de mme
et en mme temps quon fait la conversation [ibid., p. 48]. linverse, les
Amricains mettent laccent sur le contenu informatif, la valeur dusage et
lutilit intrinsque des messages changs. Ils communiquent plus quils
ne conversent. Surtout, dans la conversation comme dans lensemble de
1 vidences invisibles. Franais et Amricains au quotidien [1987].
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celui des autres comme par la mise au dfi de rendre autant de biens et de
paroles de valeur rare. Limitons-nous ici quelques notations sur la parole
dhonneur ou, plus exactement, sur la parole donneuse dhonneur. La
parole de lhomme dhonneur (ariaz) ne se prononce pas dans nimporte
quelle circonstance et ne se rpte pas, sinon elle na aucune valeur
[ibid., p. 70]. Il existe un devoir doriginalit ne profrer que des paroles
indites que remarque galement E. Goffman en notant quen ce sens, la
parole de valeur implique presque un sacrifice et consiste en un vritable
don puisquelle ne pourra pas tre rpte. Le vritable don de paroles
nest pas dabord affaire de quantit. Seuls les fanfarons, les ignorants, les
jeunes, irresponsables quant lhonneur, gaspillent leurs paroles. La vraie
dpense, celle qui oblige et qui est donc susceptible de blesser en faisant
perdre la face celui qui la reoit, ne gaspille pas les mots. Lariaz doit
se contrler et peser chaque mot quil prononce []. Il se singularise en
utilisant les mots et les phrases qui ont du poids [ibid.]. Labondance des
mots offerts nest autorise et porteuse dhonneur que sils sont rares et
parfaitement matriss. Cest dans la joute oratoire, vritable potlatch de
mots, quintessence de lchange crmoniel des belles paroles, que tous ces
traits se manifestent et sactualisent de la faon la plus aigu et explicite.
Dans ce cadre, il faut savoir trouver ses phrases, utiliser avec soin les mots
sens multiples, riches de significations. Limprovisation image, le sens
du rythme, de la formule potique et lyrique sont trs apprcis. Dans ces
changes, qui peuvent durer des heures et sont parfois suivis par une foule
passionne, deux hommes peuvent ainsi se mesurer [ibid.].
quoi fait pendant ce que E. Goffman nomme laction et lassaut de
caractre, laction dans laquelle le caractre, faible ou fort, est la mise
[1988a, p. 196]. Cest pendant laction que lindividu trouve loccasion
dangereuse de faire voir lui-mme et parfois autrui comment il se conduit
quand les ds sont jets [ibid., p. 196]. Le caractre quon nous imputera
est la rcompense qui nous pousse redoubler defforts5 [ibid., p. 195].
Or faire preuve de son caractre, cela ne se peut quaux dpens du caractre
des autres [ibid., p. 198]. Chacun des participants ce que E. Goffman
prsente, juste titre, comme un devoir fatal [ibid.] devient le champ
sur lequel lautre est forc dexercer sa bonne ou sa mauvaise conduite. Qui
plus est, chacun, non content de dsirer son but, se voit oblig de lexiger,
contraint de faire la police dans linteraction afin de sassurer que justice
lui est rendue [ibid., p. 200]. Dans lassaut de caractre, les motivations
se mlent de manire inextricable. On y trouve non seulement le dsir
de gagner une place satisfaisante au sein des dfinitions qui prvaudront,
5. Il est trange, la rflexion, que E. Goffman nomme action ce qui nest rien dautre que
le dfi agonistique tel que lanalysent Marcel Mauss ou J. Huizinga [1972]. Mais, au fond, nest-ce
pas, l aussi, largement la conception dHannah Arendt ?
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mais aussi le droit de recevoir une telle place et le devoir dinsister pour
cela []. Il y va de lhonneur [ibid.].
Comme R. Jamous, E. Goffman insiste sur la matrise de caractre
ncessaire lassaut dhonneur et sur le fait que laffichage de la modestie
est la fois condition du succs et garantie contre lchec. La technique
de laprs vous, je vous en prie fonctionne dans la mesure o celui qui se
prive peut compter sur les autres pour le flatter ou lui cder [ibid., p. 30].
Les hommes dhonneur iqariyens sont des matres en la matire6.
Lassaut de caractre est fatal dans les deux cultures. Il a la mort
pour ligne dhorizon. Le danger de lagression est proportionnel au risque
encouru, et rciproquement. Nanmoins, les rgles de la conversation ordinaire permettent dviter laffrontement gravissime, de calmer les perdants7.
Mais dans les joutes oratoires iqariyennes, il faut rpondre lassaut de
modestie par un assaut encore plus fort. Le public est seul juge. Une parole
maladroite, un mot mal plac peuvent entraner la honte, la chute, la mort
symbolique de lun des partenaires [Jamous, 1981, p. 173] Cest bien
dun jeu avec la mort quil sagit [ibid.]. Car, comme le guerrier sauvage
de Pierre Clastres, lhomme dhonneur iqariyen, le grand (amghar),
doit aller toujours plus loin. Cest ce que disent les Iqariyens : Chez
nous, on ne supporte pas quun homme soit suprieur un autre []. On
laisse les hommes devenir grands, mais ensuite ils doivent tomber [ibid.,
p. 173-174]. Certains grands trouvent la mort dans leur lit, mais sils
deviennent vraiment grands, chefs de ligues, alors ils finissent limins
par leurs dpendants, par leur clientle. Tout se passe, conclut R. Jamous,
comme si les Iqariyens choisissaient des hommes quils comblent de
louanges pour ensuite les sacrifier en quelque sorte devant lautel de lhonneur [ibid.]. On conoit que tous naient pas envie de jouer le jeu, de toute
faon rserv, dans le Rif, aux possesseurs de terres et interdit aux Juifs et
aux musiciens. La vie ordinaire, conclut quant lui E. Goffman, consiste
rester lcart de la fatalit [1988a, p. 205]. Les rituels conversationnels
sont l pour organiser le retrait. []
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6. Mais srement beaucoup moins que les hommes dhonneur dExtrme-Orient.
7. Cf. E. Goffman [1989].
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