Michel Foucault Préface Histoire de La Folie 1961
Michel Foucault Préface Histoire de La Folie 1961
Michel Foucault Préface Histoire de La Folie 1961
Pascal: Les hommes sont si ncessairement fous que ce serait tre fou par un
autre tour de folie de n'tre pas fou. Et cet autre texte, de Dostoevski, dans le
Journal d'un crivain: Ce n'est pas en enfermant son voisin qu'on se convainc
de son propre bon sens.
Il faut faire l'histoire de cet autre tour de folie -de cet autre tour par lequel les
hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin,
communiquent et se reconnaissent travers le langage sans merci de la nonfolie; retrouver le moment de cette conjuration, avant qu'elle n'ait t
dfinitivement tablie dans le rgne de la vrit, avant qu'elle n'ait t ranime
par le lyrisme de la protestation. Tcher de rejoindre, dans l'histoire, ce degr
zro de l'histoire de la folie, o elle est exprience indiffrencie, exprience non
encore partage du partage lui-mme. Dcrire, ds l'origine de sa courbure, cet
autre tour, qui, de part et d'autre de son geste, laisse retomber, choses
dsormais extrieures, sourdes tout change, et comme mortes l'une l'autre,
la Raison et la Folie.
C'est l sans doute une rgion incommode. Il faut pour la parcourir renoncer au
confort des vrits terminales, et ne jamais se laisser guider par ce que nous
pouvons savoir de la folie. Aucun des concepts de la psychopathologie ne devra,
mme et surtout dans le jeu implicite des rtrospections, exercer de rle
organisateur. Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui
s'tablit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu. Est originaire la csure
qui tablit la distance entre raison et non-raison; quant la prise que la raison
exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vrit de folie, de faute ou de
maladie, elle en drive, et de loin. Il va donc falloir parler de ce primitif dbat
sans supposer de victoire, ni de droit la victoire; parler de ces gestes ressasss
dans l 'histoire, en
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laissant en suspens tout ce qui peut faire figure d'achvement, de repos dans la
vrit; parler de ce geste de coupure, de cette distance prise, de ce vide instaur
entre la raison et ce qui n'est pas elle, sans jamais prendre appui sur la plnitude
de ce qu'elle prtend tre.
Alors, et alors seulement, pourra apparatre le domaine o l 'homme de folie et
l'homme de raison, se sparant, ne sont pas encore spars, et dans un langage
trs originaire, trs fruste, bien plus matinal que celui de la science, entament le
dialogue de leur rupture, qui tmoigne d'une faon fugitive qu'ils se parlent
encore. L, folie et non-folie, raison et non-raison sont confusment impliques:
insparables du moment qu'elles n'existent pas encore, et existant l'une pour
l'autre, l'une par rapport l'autre, dans l'change qui les spare.
Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l'homme moderne ne
communique plus avec le fou: il y a d'une part l'homme de raison qui dlgue
vers la folie le mdecin, n'autorisant ainsi de rapport qu' travers l'universalit
abstraite de la maladie; il y a d'autre part l'homme de folie qui ne communique
avec l'autre que par l'intermdiaire d'une raison tout aussi abstraite, qui est ordre,
contrainte physique et morale, pression anonyme du groupe, exigence de
conformit. De langage commun, il n'y en a pas; ou plutt il n'yen a plus; la
constitution de la folie comme maladie mentale, la fin du XVIIIe sicle, dresse
le constat d'un dialogue rompu, donne la sparation comme dj acquise, et
enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu
balbutiants, dans lesquels se faisait l'change de la folie et de la raison. Le
langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n'a pu
s'tablir que sur un tel silence.
Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage; plutt l'archologie de ce silence.
*
Les Grecs avaient rapport quelque chose qu'ils appelaient ubris. Ce rapport
n'tait pas seulement de condamnation; l'existence de Thrasymaque, ou celle de
Callicls, suffit le montrer, mme si leur discours nous est transmis, envelopp
dj dans la dialectique rassurante de Socrate. Mais le Logos grec n'avait pas de
contraire.
L'homme europen depuis le fond du Moyen ge a rapport quelque chose qu'il
appelle confusment: Folie, Dmence, Draison. C'est peut-tre cette prsence
obscure que la Raison occidentale doit quelque chose de sa profondeur, comme
la menace de l'ubris, la sofrosune des discoureurs socratiques. En tout cas, le
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commencement, en quoi l'Occident s'est form, mais dans laquelle il a trac une
ligne de partage, l'Orient est pour lui tout ce qu'il n'est pas, encore qu'il doive y
chercher ce qu'est sa vrit primitive. Il faudra faire une histoire de ce grand
partage, tout au long du devenir occidental, le suivre dans sa continuit et ses
changes, mais le laisser apparatre aussi dans son hiratisme tragique.
Il faudra aussi raconter d'autres partages: dans l'unit lumineuse de l'apparence,
le partage absolu du rve, que l'homme ne peut s'empcher d'interroger sur sa
propre vrit -que ce soit celle de son destin ou de son coeur -, mais qu'il ne
questionne qu'au-del d'un essentiel refus qui le constitue et le repousse dans la
drision de l' onirisme. Il faudra faire aussi l'histoire, et pas seulement en termes
d'ethnologie, des interdits sexuels: dans notre culture elle-mme, parler des
formes continuellement mouvantes et obstines de la rpression, et non pas pour
faire la chronique de la moralit ou de la tolrance, mais pour mettre au jour,
comme limite du monde occidental et origine de sa morale, le partage tragique
du monde heureux du dsir. Il faut enfin, et d'abord, parler de l'exprience de la
folie.
L'tude qu'on va lire ne serait que la premire, et la plus facile sans doute, de
cette longue enqute, qui sous le soleil de la grande recherche nietzschenne,
voudrait confronter les dialectiques de l'histoire aux structures immobiles du
tragique.
*
Qu'est-ce donc que la folie, dans sa forme la plus gnrale, mais la plus
concrte, pour qui rcuse d'entre de jeu toutes les prises sur elle du savoir? Rien
d'autre, sans doute, que l'absence d'oeuvre.
L'existence de la folie, quelle place peut-elle avoir dans le devenir? Quel est son
sillage?
Trs mince, sans doute; quelques rides qui inquitent peu, et n'altrent pas le
grand calme raisonnable de l 'histoire. De quel poids sont-ils, en face des
quelques paroles dcisives qui ont tram le devenir de la raison occidentale, tous
ces propos vains, tous ces dossiers de dlire indchiffrable que le hasard des
prisons et des bibliothques leur ont juxtaposs? Y a-t-il une place dans l'univers
de nos discours pour les milliers de pages o Thorin, laquais presque
analphabte, et dment furieux 1, a transcrit, la fin du XVIIe sicle, ses
visions en fuite et les aboiements de son pouvante? Tout cela n'est que du
temps dchu, pauvre prsomption d'un passage que l'avenir refuse, quelque
chose dans le devenir qui est irrparablement moins que l'histoire.
C'est ce moins qu'il faut interroger, en le librant d'emble
1. Bibliothque de l'Arsenal; mss. nos 12023 et 12024.
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Cette structure de l'exprience de la folie, qui est tout entire de l'histoire, mais
qui sige ses confins, et l o elle se dcide, fait l'objet de cette tude.
C'est dire qu'il ne s'agit point d'une histoire de la connaissance, mais des
mouvements rudimentaires d'une exprience. Histoire, non de la psychiatrie
mais de la folie elle-mme, dans sa vivacit, avant toute capture par le savoir. Il
faudrait donc tendre l'oreille, se pencher vers ce marmonnement du monde,
tcher d'apercevoir tant d'images qui n'ont jamais t posie, tant de fantasmes
qui n'ont jamais atteint les couleurs de la veille. Mais sans doute est-ce l tche
doublement impossible: puisqu'elle nous mettrait en demeure de reconstituer la
poussire de ces douleurs concrtes, de ces paroles insenses que rien n'amarre
au temps; et puisque surtout ces douleurs et paroles n'existent et ne sont donnes
elles-mmes et aux autres que dans le geste du partage qui dj les dnonce et
les matrise. C'est seulement dans l'acte de la sparation et partir de lui qu'on
peut les penser comme poussire non encore spare. La perception qui cherche
les saisir l'tat sauvage appartient ncessairement un monde qui les a dj
captures. La libert de la folie ne s'entend que du haut de la forteresse qui la
tient prisonnire. Or, elle ne dispose l que du morose tat civil de ses prisons,
de son exprience muette de perscutee, et nous n'avons, nous, que son
signalement d'vade.
Faire l'histoire de la folie voudra donc dire: faire une tude structurale de
l'ensemble historique -notions, institutions, mesures juridiques et policires,
concepts scientifiques -qui tient captive une folie dont l'tat sauvage ne peut
jamais tre restitu en lui-mme; mais dfaut de cette inaccessible puret
primitive, l'tude structurale doit remonter vers la dcision qui lie et spare la
fois raison et folie; elle doit tendre dcouvrir l'change perptuel, l'obscure
racine commune, l'affrontement originaire qui donne sens l'unit aussi bien
qu' l'opposition du sens et de l'insens. Ainsi pourra rapparatre la dcision
fulgurante, htrogne au temps de l'histoire, mais insaisissable en dehors de lui,
qui spare du langage de la raison et des promesses du temps ce murmure
d'insectes sombres.
*
Cette structure, faut-il s'tonner qu'elle soit visible surtout pendant les cent
cinquante ans qui ont prcd et amen la formation d'une psychiatrie
considre par nous comme positive? L'ge classique -de Willis Pinel, des
fureurs d'Oreste la maison du Sourd et Juliette -couvre justement cette
priode o l'change entre la folie
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aux choses l'illusion qu'elles produisent pour se prserver de nous et leur laissai
la part qu'elles nous concdent 1.
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Dans cette tche qui ne pouvait manquer d'tre un peu solitaire, tous ceux qui
m'ont aid ont droit ma reconnaissance. Et M. Georges Dumzil le premier,
sans qui ce travail n'aurait pas
1
t entrepris -ni entrepris au cours de la nuit sudoise ni achev au grand soleil
ttu de la libert polonaise. Il me faut remercier M. Jean Hyppolite, et, entre
tous, M. Georges Canguilhem, qui a lu ce travail encore informe, m'a conseill
quand tout n'tait pas simple, m'a pargn bien des erreurs, et montr le prix
qu'il peut y avoir tre entendu. Mon ami Robert Mauzi m'a apport sur ce
XVIIIe sicle qui est le sien bien des connaissances qui me manquaient.
Il faudrait citer d'autres noms qui apparemment n'importent pas. Ils savent
pourtant, ces amis de Sude et ces amis polonais, qu'il y a quelque chose de leur
prsence dans ces pages. Qu'ils me pardonnent de les avoir prouvs, eux et leur
bonheur, si proches d'un travail o il n'tait question que de lointaines
souffrances, et des archives un peu poussireuses de la douleur.
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Compagnons pathtiques qui murmurez peine, allez la lampe teinte et
rendez les bijoux.Un mystre nouveau chante dans vos os. Dveloppez votre
tranget lgitime.Hambourg, le 5 fvrier 1960.