Rancière - La Subversion Esthetique
Rancière - La Subversion Esthetique
Rancière - La Subversion Esthetique
radicalit des vnements de lart. Cest ainsi quAlain Badiou dans son Petit
Manuel dInesthtique dnonce la suture de la philosophie lart. Il fait des
uvres de lart des vnements de lIde dans le sensible et cest au nom de
cette puissance vnementielle quil rejette une esthtique compromise dans la
clbration romantique dune vrit sensible du pome. Mais cest surtout JeanFranois Lyotard qui dans ses livres LInhumain et Moralits postmodernes a
dnonc la tradition esthtique comme une tentative de colmater la puissance de
rupture inhrente lart moderne. Lyotard rattache cette tradition lanalytique
kantienne du Beau, fonde sur lide dune harmonie sans concept entre
entendement et sensibilit. Il lui oppose un autre concept kantien, celui du
Sublime, marqu au contraire par la rupture de tout rapport harmonieux entre
ide et ralit sensible. Il fait ainsi de lart moderne tout entier une manifestation
de ce concept du sublime. Ceconcept fixepourluilatchedelamodernit
artistique: marquer, notamment par le rejet de la figuration, cet cart
infranchissable entre lintelligible et le sensible, ou, comme il le dit ,
tmoigner quil y a de limprsentable. A cette tche ngative de lart
Lyotardopposelenihilismepositivistedelesthtique,quijouit,souslenom
de culture, des idaux ruins dune civilisation. Le combat du nihilisme
esthtiquedubeaucontrelarttmoindusublimesillustrepourluidansdes
formesdepeinturecommeletransavantgardismeoulenoexpressionnisme
qui retournent la figuration ou mlent des motifs figuratifs des motifs
abstraits.Cettednonciationdelesthtiquesinscrit,elleaussi,dansuncontexte
pluslargedelapensecontemporaine.Lavalorisationdelimprsentableoude
lirreprsentableestpartieprenantedunepensedelamodernitquirenverse
lavisionprogressistedelhistoire:cettederniretait tournversunavenir
dmancipation,versunervolutionveniraccomplissantlespotentielsdela
modernit. Le discours de lirreprsentable saccorde lui une vision
catastrophisteolhistoiremoderneestpenserpartirdunvnementqui
estceluidelexterminationdesJuifsdEurope.
Ces critiques diverses ont au moins deux points
communs.Premirement, elles mettent en lumire le fait questhtique ne
dsignepassimplementunediscipline.Lesthtiquenestpaslaphilosophieou
lasciencedelart.Elleestunematricedeperceptionsetdediscoursquiengage
uneidedelapense,desmodesdinterprtation,unevisiondelasocitetde
lhistoire.Cestcepointquiestaucurdemaproprerflexionsurlesthtique.
Maisjelinterprtedunemanireopposelaleur.Toutescescritiqueseneffet
saccordentpourdnoncercefaitcommelesigneduneconfusiondmler.
Lesthtiqueestpourellescoupabledavoirmllanalyseetlapprciation
desuvresetdespratiquesdesraisonsvenuesdailleurs.Ceverdictngatifest
leursecondpointcommun.Ellesseproposentdonctoutesderemettre leur
place respective les raisons de la thorie, les pratiques de lart et les affects de la
sensibilit. Je prends lexact contrepied de cette position : vouloir sparer lart
ses concepts et une matire sensible qui en reoit lempreinte. Les raisons de
lexprience esthtique divergent donc de celles de lart. Lart toujours donne
forme sensible des concepts ; lexprience esthtique, elle, ne fonctionne qu
ignorer ces concepts qui informent la matire sensible, ces intentions qui
visent modeler sa propre rceptivit. Pour combler lcart entre les concepts
de lart et le sans-concept de lexprience esthtique, Kant invoque le concept
du gnie. Mais le gnie nest pas, comme le veut une interprtation caricaturale,
la libre crativit de lartiste omnipotent. Il est au contraire la puissance
impersonnelle qui spare luvre de lart du savoir et de la volont de lartiste.
Il est la puissance dun art qui fait ce quil ne veut pas et met en forme ce quil
ne pense pas. Lart du rgime esthtique est de lart la mesure de sa capacit
ntre pas de lart. Il est autonome la mesure de sa capacit accueillir et
exprimer son htronomie. Cest cette interdpendance des contraires que des
mouvements artistiques du XX sicle comme le surralisme ont mise en valeur
et que des penseurs comme Benjamin et Adorno ont particulirement souligne.
Ils ont soulign en mme temps la puissance de subversion lie la
contradiction esthtique. Cette puissance de subversion paradoxale, nous
pouvons la penser partir de lexemple apparemment anodin que nous donne
Kant pour dfinir ce quest le dsintressement propre au jugement
esthtique. Pour juger esthtiquement la forme dun palais, je ne dois pas le faire
, dit-il, du point de vue du bien ou de lagrment. Je ne dois pas le juger en
fonction de son agrment comme lieu dhabitation ou de son adaptation sa
fonction de distinction sociale. Je dois faire abstraction de toute considration
sur la sueur des ouvriers qui lont construit et qui habitent eux-mmes de
pauvres masures. Je dois faire aussi abstraction de tout jugement sur la vanit
des riches qui lont fait construire comme manifestation de parade. A ce prix, je
peux lever mon jugement une universalit subjective. Cette capacit, Kant
montre plus loin comment elle ouvre la possibilit dune communaut nouvelle,
dun sens commun qui dpasse le partage entre le raffinement vain de la
culture et la sauvagerie de la nature : une communaut sensible quil juge
comme un pralable laccomplissement des Dclarations des Droits de
lHomme et des rvolutions qui visent tablir un nouvel ordre politique fond
sur la libert et lgalit.
Cette analyse de la forme esthtique du palais semble tout exprs faite
pour justifier le diagnostic des sociologues de la distinction ; Kant y avoue luimme que le jugement esthtique est fond sur la dngation du social. Mais il
est possible de renverser largument et de montrer que la dngation
kantienne est plus subversive que la critique sociale de Bourdieu. La critique
de Bourdieu oppose lillusion esthtique la ralit dune rpartition des formes
de got entre les classes sociales. Mais, en cela, elle se conforme la tradition
du rgime thique, celle qui assigne chaque classe les manires dtre et de
sentir, de voir et de dire qui conviennent sa condition. Cette tradition a tt reu
sa formulation philosophique dans la Rpublique de Platon : celui-ci rclame
est occup poser le parquet dun htel particulier pour le double profit du
propritaire des lieux et du patron qui lemploie : Je cite un extrait du texte :
Se croyant chez lui, tant quil na pas achev la pice quil parqute, il en
aime lordonnance ; si la fentre souvre sur un jardin ou domine un horizon
pittoresque, un instant il arrte ses bras et plane en ide vers la spacieuse
perspective pour en jouir mieux que les possesseurs des habitations voisines .
Il nest pas question dart dans ce texte. Il y est question de regard, de
lacquisition dun regard dsintress sur un espace qui est celui du travail et
de la proprit. Mais le dsintressement ici signifie tout autre chose que le
dtachement de lesthte ignorant de la ralit sociale. Il signifie la dissociation
entre le travail contraint des bras et le regard qui smancipe et sempare de ce
regard perspectif traditionnellement associ une place de matrise. Cette
dissociation bouleverse lconomie policire des occupations et des comptences.
Elle dfait lorganicit dun corps ouvrier habitu voir, parler et penser
conformment sa condition. Elle forme un nouveau corps ouvrier qui nest plus
adapt ce partage des places, des fonctions et des manires de sentir. Ce texte
ne nous parle ni dart ni de politique. Il nous parle de ce qui les lie en-de deuxmmes, ce que jappelle le partage du sensible : la distribution des formes de
lexprience sensible, la distribution du visible, du dicible et du pensable au sein de
laquelle les corps sont en communaut selon une distribution donne des
comptences et incomptences des uns et des autres. Ce nest donc pas par erreur
que ce texte qui ne nous parle pas de politique est publi dans un journal ouvrier
rvolutionnaire pendant la Rvolution Franaise de 1848. La possibilit dune voix
collective des ouvriers passe alors
par cette rupture esthtique, par cette
dissociation des manires dtre ouvrires. Car la question na jamais t pour les
domins de prendre conscience des mcanismes de la domination, mais de se faire
un corps vou autre chose qu la domination. Il ne sagit pas, nous indique le
mme menuisier dacqurir une conscience de la situation mais des passions qui
soient inappropries cette situation. Ajoutons que ce qui produit cette
disposition nouvelle du corps, ce nest pas telle ou telle uvre dart mais les
formes de regard qui correspondent aux formes nouvelles dexposition des uvres,
cest--dire justement aux formes de leur existence spare. Ce qui forme un corps
ouvrier rvolutionnaire, ce nest pas une peinture rvolutionnaire. Cest bien plutt
la possibilit que cette peinture rvolutionnaire soit perue par le mme regard
neutralis qui se porte sur une statue antique, une vierge mdivale ou une nature
morte. Ce qui opre en un sens cest une vacance. Cest aussi ce que nous
enseigne une entreprise artistico-politique apparemment paradoxale qui se
dveloppe actuellement dans une de ces banlieues de Paris dont les rbellions de
lautomne de 2005 a manifest le caractre explosif : une de ces banlieues
marques par la relgation sociale et la violence des tensions interethniques o
vivent en majorit les populations issues de limmigration africaine . Dans une de
ces villes un groupe dartistes Campement urbain a entrepris de mobiliser une
partie de la population autour du projet de cration dun espace particulier : un lieu
ouvert tous et sous la protection de tous mais qui ne puisse tre occup que par
une personne la fois pour la contemplation ou la mditation solitaire. Ce projet
est apparemment paradoxal : la plupart des analyses sur ces meutes les attribue
la perte du lien social provoque par lindividualisme consommateur de masse.
Or le projet prend les choses exactement rebours : le problme nest pas le
manque de liens sociaux mais le manque de liens sociaux libres, choisis. Et la
possibilit dtre seul est justement ce que la vie dans ces banlieues rend
impossible. Consacrer un lieu cette possibilit, cest donc crer une rupture
esthtique dans la distribution des espaces et des manires dtre. Cette rupture
esthtique, encore une fois, nest pas provoque par le regard sur une uvre ; il est
attach une forme dexprience qui modifie le rapport normal entre solitude et
communaut. Cest pourquoi ce projet sappelle Je et Nous . Nous pouvons
aisment traduire ces termes dans leur quivalent philosophique : luniversalit
esthtique du jugement kantien. Ce lieu est comme un muse vide de tout uvre,
ramen une fonction essentielle : dfinir une coupure dans la distribution
normale des formes de lexistence sensible et des comptences et
incomptences qui y sont attaches. Un film li ce projet a film des habitants
avec un tee-shirt portant une phrase choisie par elle. Parmi ces phrases, je retiens
celle-ci o une femme dit avec de mots ce que le lieu se propose de mettre en
forme : Je veux un mot vide que je puisse remplir .
Remplir un mot vide, cette formule a bien des rsonnances. Elle peut nous
voquer la formule kantienne de luniversalit subjective du jugement esthtique
qui est attribuable tous parce quil est sans contenu ; elle peut nous voquer la
formule du chant rvolutionnaire Nous ne sommes rien, soyons tout . A un
lecteur franais elle peut voquer la plus clbre des hrones romanesques de la
littrature franaise, Madame Bovary dont le malheur est de chercher ce que
peuvent vouloir dire dans la vie les mots quelle a lu dans des livres , comme
flicit , passion ou ivresse. Mais elle voque aussi lambition de lauteur du
roman, Gustave Flaubert, celle de faire un livre sur rien, un livre qui tiendrait tout
seul par la force de son style. Cette ambition a valu Flaubert la rputation dun
champion de lart pour lart. Pourtant ds sa publication lhistoire de cette femme
qui veut vivre ce que les mots disent a t dnonce comme le triomphe de la
dmocratie en littrature. De fait lautonomisation dune littrature pure allait de
pair avec la prise en compte de ce bouleversement esthtique que signifiait la
possibilit pour Penser le rapport entre toutes ces formules est pour moi la tche
qui simpose toute rflexion sur lesthtique. Cette tche nous invite nous
dfaire de toutes les oppositions superficielles entre la distinction esthtique et la
ralit sociale, entre lart pour lart et lart engag, entre la grande culture et la
culture populaire, etc. La subversion esthtique , cest la rupture de toute
relation directe entre les formes de la production des uvres et les effets quelle est
susceptible de produire sur un public. Cest la tension entre lautonomisation de
lexprience esthtique et la suppression de toute barrire sparant les objets dignes
ou indignes de lart, les publics capables ou incapables de le goter.
dun art qui ne connaissait pas la sparation entre lart et la vie, qui ne connat pas
la distinction entre les sphres de lart, de la religion et de la politique, non plus
que la distinction entre la vie publique et les formes de la vie quotidienne.
L ducation esthtique de lhumanit peut alors tre interprte comme un
programme effectif de transformation des modes de vie qui se propose de raliser
sous une forme nouvelle cette indistinction de lart et de la vie. Cest ainsi que les
hritiers romantiques de Kant et Schiller lont comprise : comme le programme
dune communaut vivante oppose la communaut morte de la loi et de lEtat.
Cest cette ide qui a inspir elle-mme lide marxiste de la rvolution humaine
oppose la rvolution politique. Cest elle qui a inspir aussi le programme des
avant-gardes futuristes au moment de la Rvolution sovitique : ne plus faire
duvres dart mais construire les formes de la vie nouvelle. Cest comme bilan
de cette tentative que sest impose rtrospectivement la vision ractive du
modernisme comme autonomie de lart. Il ny a pas en fait un mais au moins deux
modernismes qui sont deux manires dinterprter et de rduire le paradoxe
originel du rgime esthtique de lart, savoir la dissociation entre les raisons de
lart et celles de lexprience esthtique. Il y a un modernisme activiste qui
supprime la disjonction entre lartistique et lesthtique en faisant de lart non plus
une activit de productions duvres spares mais un processus de transformation
des formes de la vie sensible commune, donc de raliser lart en le supprimant
come ralit spare. Il y a un modernisme qui, linverse, supprime la disjonction
en transfrant aux uvres le pouvoir mancipateur de lexprience esthtique. Ces
deux interprtations marquent en fait les ples entre lesquelles se dplace
linterprtation de la subversion esthtique. Mais cette tension entre des ples
opposs ne peut en rien sidentifier une opposition entre un art pur et un art
engag et chacune des interprtations est en fait mordue par lautre. Ainsi, dans les
analyses de lEcole de Francfort, ce nest pas lautonomie de lart qui est valorise.
Cest la spcificit de la forme dexprience qui sy ralise ; cest lcart que cette
forme cre par rapport aux formes dexprience propres la vie aline. Mais
comme les formes dexprience de la vie aline sont des formes de pacification,
des formes denjolivement de cette vie, les formes propres lart sont les formes
qui linverse exhibent la dchirure. Si lart doit se donner sa clture propre, cest
pour y manifester limpossibilit des uvres se clore sur elles-mmes, la
ncessit que la recherche de la belle apparence manifeste la douleur sociale qui
fonde lexistence spare de lart. Si lart de Schnberg est exemplaire pour
Adorno, cest dans la mesure o, pour dnoncer la vie rationalise, mcanise, il se
fait encore plus mcanique, encore plus mcaniquement rationnel que cette vie.
Aussi Adorno en vient-il dnoncer laccord trop harmonieux que lauteur de
Mose et Aaron ralise entre le texte et la forme musicale. Luvre autonome est
toujours de lexprience sociale sdimente. Ce nest pas lautonomie qui est
politique mais son impossibilit. Inversement les artistes qui se transforment en
fabricants ddifices fonctionnels ou de publicits et affiches de propagande ne
peuvent le faire sans signaler cette transformation dans la forme de luvre. Lart