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MARIE-FRANCE AUJARD

GENESE ET NATURE DE LA SUICIDOLOGIE

Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en sociologie
pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D)

FACULTE DES SCIENCES SOCIALES


UNIVERSITE LAVAL
QUÉBEC

JANVIER 2008

© Marie-France Aujard, 2008


n

RÉSUMÉ COURT

La suicidologie sera présentée comme une technologie de la société dont les principales
opérations visent à articuler l'organisation qui la promeut aux pratiques sociales du contrôle et
aux phénomènes qui lui servent de prétexte. On soutiendra que la suicidologie a fait disparaître
le suicide en tant qu'objet d'étude et on exposera comment elle a rompu aussi bien avec la
compréhension traditionnelle du suicide qu'avec la saisie phénoménologique immanente à la vie
sociale. La suicidologie prétend en effet gérer le suicide au niveau local, national et international
sans comprendre l'acte suicidaire, celui-ci étant réduit à une somme de souffrances qu'il est
possible d'éviter comme le prône le fondateur américain de la suicidologie, Edwin Shneidman.
Suivant en cela le modèle de la société thérapeutique américaine des années soixante, Shneidman
a conduit des programmes d'éducation populaires sur les conduites à tenir en cas de suicide et
des experts pour les implanter et les exporter. Ces outils de gestion agissent, au niveau du
comportement individuel, pour transformer la mauvaise image qu'a de lui-même le suicidaire, en
une image positive de «bien-être de soi-même » et, au niveau collectif, ils incitent au quotidien la
collectivité à prendre en charge le souci de l'autre en procédant à la formation d'observateurs
des conduites des gens de leurs milieux, observateurs capables d'alerter les thérapeutes et de
« faire soigner ». Cet objectif culturel de planification visant le «bien-être » en ce qui concerne
la conduite humaine et ses aléas, d'abord soutenu par la politique sociale de l'État américain, est
effectivement en train de se réaliser aujourd'hui, supporté qu'il est par le moyen des réseaux
sociaux, technologiques et technocratiques dont dispose la suicidologie et cela non seulement
aux Etats-Unis d'où la suicidologie provient, mais aussi dans tout pays où de telles pratiques
thérapeutiques de gestion du comportement sont importées et s'implantent.
iii

RÉSUMÉ LONG

La suicidologie sera présentée comme une technologie de la société dont les principales
opérations visent à articuler l'organisation qui la promeut aux pratiques sociales du contrôle et
aux phénomènes qui lui servent de prétexte. On soutiendra que la suicidologie a fait disparaître
le suicide en tant qu'objet d'étude et on exposera comment elle a rompu aussi bien avec la
compréhension traditionnelle du suicide qu'avec la saisie phénoménologique immanente à la vie
sociale. La suicidologie, en effet, est un ensemble d'opérations technoscientifiques
d'intervention prenant après coup le nom et le statut de science ; par le développement de ses
centres de prévention, elle est devenue une pratique d'intervention sociale et elle s'est aussi, par
ses forums, constituée en réseau. Enfin, par son ONG, l'Association internationale de
prévention du suicide (IASP), elle est bien intégrée dans une pratique non gouvernementale
technico-institutionalisée de gestion de l'information et de réglementation concernant «la
personne vulnérable à potentiel suicidaire» et ce, à l'échelle mondiale. Cet ensemble d'éléments
en relation les uns avec les autres évoluent de telle façon que toute interaction de l'un des
éléments avec les autres provoque une évolution de l'ensemble et que toute modification de
l'ensemble se répercute sur chaque élément créant un processus de structuration et de
changement propre à un système. Avec de tels outils innovateurs, la suicidologie prétend gérer le
suicide au niveau local, national et international sans comprendre l'acte suicidaire, celui-ci étant
réduit à une somme de souffrances qu'il est possible d'éviter comme le prône le fondateur
américain de la suicidologie, Edwin Shneidman. Suivant en cela le modèle de la société
thérapeutique américaine des années soixante, Shneidman a conduit des programmes
d'éducation populaires sur les conduites à tenir en cas de suicide et des experts pour les
implanter et les exporter. Ces outils de gestion agissent, au niveau du comportement individuel,
pour transformer la mauvaise image qu'a de lui-même le suicidaire, en une image positive de
«bien-être de soi-même » et, au niveau collectif, ils incitent au quotidien la collectivité à prendre
en charge le souci de l'autre en procédant à la formation d'observateurs des conduites des gens
de leurs milieux, observateurs capables d'alerter les thérapeutes et de «faire soigner». Cet
objectif culturel de planification visant le « bien-être » en ce qui concerne la conduite humaine et
ses aléas, d'abord soutenu par la politique sociale de l'État américain, est effectivement en train
de se réaliser aujourd'hui, supporté qu'il est par le moyen des réseaux sociaux, technologiques et
technocratiques dont dispose la suicidologie et cela non seulement aux États-Unis d'où la
suicidologie provient, mais aussi dans tout pays où de telles pratiques thérapeutiques de gestion
du comportement sont importées et s'implantent.
IV

AVANT-PROPOS

Je voudrais, en premier lieu, exprimer ma gratitude envers mon Directeur de thèse,


Monsieur Gilles Gagné, pour son accompagnement pédagogique tout au long de la présente
recherche, pour l'attention et le soutien qu'il a constamment apportés à ce travail. Je tiens aussi à
exprimer ma reconnaissance à Monsieur Clain et Monsieur Dumais pour leurs conseils avisés et
pour la qualité de leur enseignement. Je souhaiterais, en deuxième lieu, remercier Monsieur et
Madame Freitag pour m'avoir offert leur hospitalité ainsi que dire merci à Monsieur Dagenais
qui m'a accueillie durant mon séjour à Montréal. Cette thèse, par ailleurs, n'aurait pas vu le jour
sans le soutien de Monsieur Guay qui, durant toutes mes études doctorales, m'a offert la
possibilité de l'assister dans la charge de son cours, Sociologie de l'innovation technologique, et
je l'en remercie vivement ainsi que le Département de sociologie de l'université Laval pour
l'aide financière qu'il m'a apportée. Finalement, je salue celui qui partage ma vie, Alain, pour
son soutien inconditionnel et sa patience pendant la longue élaboration de cet ouvrage.

Il est à signaler que certains passages de cette thèse feront l'objet d'une publication dans
le numéro thématique à paraître « Le Suicide au Québec » sous la supervision de Daniel
Dagenais dans la revue Recherches Sociographiques, dirigée par Simon Langlois, année 2007,
Université Laval, Québec. Le nom de l'article en question, et dont je suis le seul auteur,
s intitule: «la suicidologie, un outil de gestion du comportement» et s'insère dans le dit
numéro.
V

TABLE DES MATIERES


I» Résumé court ii
• Résumé long iii
© Avant-Propos iv
I» Table des matières v-vii

Introduction de notre recherche (pp. 1-21)

PARTIE I : LA DIFFERENCE SUICIDOLOGIQUE : UN REJET DE


LA COMPREHENSION SOCIALE DU SUICIDE
C.hap. 1 Les variations de la conception sociale du suicide (pp. 23-44)
1.1. L'histoire du suicide : un fait de société moralement nuancé 24
1.1.1. L'Antiquité 25
1.2.2. Le Moyen-Age 26
1.1.3. La Renaissance 26
1.1.4. Les Lumières 28
1.1.5. A partir de la Révolution 29
1.2. Les temps modernes : le suicide, résultat d'une aliénation mentale 32
1.2.1. La mise en perspective du concept anthropologique au XIXème 33
1.2.2. L'évolutionnisme de Darwin 34
1.2.3. L'hygiénisme, la médecine, et le pessimisme de Freud 36
1.2.4. L'originalité de Durkheim : « le suicide pensé à partir des faits sociaux » 40
1.2.5. De la punition sociale à la culpabilité 42
Chap.2 La compréhension sociale du suicide (pp. 45-67)
2.1. La notion de compréhension : de la pratique d'un art à la règle méthodologique.. .46
2.1.1. La compréhension est d'abord traditionnellement un art de l'interprétation 47
2.1.2. Qu'est-ce qu'interpréter pour les sociologues du suicide Durkheim et Baechler ? 51
2.2. L'après Durkheim : de l'apparition américaine de la systémie à celle de la
technoscience du suicide 57
2.2.1. La perte du sens de l'intégration avec la systémie parsonienne 57
2.2.2. La perte du sens de l'anomie avec le fonctionnaliste mertonien 60
2.2.3. La question de l'interprétation de l'anomie durkheimienne versus les opérations
technoscientifiques de mesure de l'anomie 63
Chap.3 La suicidologie, une rupture du sens de la compréhension(pp.68-l 13)
3.1. L'approche existentielle : le suicide dans le Mythe de Sisyphe 69
3.1.1. La mort naturelle et la logique de vie 69
3.1.2. L'absurdité de la mort volontaire 71
3.1.3. Le grand saut 72
3.2. Se suicider : le suicidant versus la société 74
3.2.1. Le point de vue du suicidant 74
3.2.2. Le point de vue de la société 77
3.3. La suicidologie : un rabattement de la référence transcendantale 80
3.3.1. Se suicider : un sens creux pour les sciences cognitives 81
3.3.2. La place de la suicidologie dans les sciences de la prévention 85
3.3.3. Les concepts-clés d'intervention de la suicidologie 90
VI

3.3.4. La pratique d'intervention de la suicidologie : les centres de prévention 96


3.3.5. L'oubli de l'ordre symbolique et ses conséquences 98
3.4. La nouvelle action conséquentialiste : l'Etat sous gouvernance du bien-être 102
3.4.1. Quelle société pour quel rapport au monde ? 103
3.4.2. La prévention : une action-recherche intégrant tous les participants 105
3. 4.3. Le système de la recherche-action, une violence communicationnelle 109
Conclusion 112

PARTIE II : QU'EST-CE QUE LA SUICIDOLOGIE ?


Chap. 4 Alliage culturel d'une hydre à trois têtes, la suicidologie «existe » (pp. 115-172)
4.1. Une science du suicide en train de se faire : l'émergence de la prévention
nord-américaine 116
4.1.1. La prévention enracinée dans le contexte américain 117
4.1.2. Les technostructures de la prévention en action : l'ONU, l'OMS 126
4.1.3. L'expérience locale du Centre américain de Los Angeles 130
4.1.4. Le Canada : la reproduction de la science opérationnelle américaine 135
4.1.5. L'effet des objets sociotechniques dans les pratiques de prévention 144
4.2. La prévention du suicide : un artefact du réseau sociotechnique 146
4.2.1. L'entreprise hétérogène du réseau anglophone de prévention 147
4.2.2. Les effets des congrès de l'IASP sur la recherche préventive anglophone 154
4.2.3. Le cadre sociotechnique francophone verrouillé: un réseau hybride Internet 158
4.2.4. Instituts de recherche et de financement 167
Chap.5 Rien que des pratiques novatrices (pp. 173-218)
5.1. L'éventail des outils de mesure et des sensibilités disciplinaires, un consortium
de spécialités 174
5.1.1. Shneidman : l'évaluation mentaliste du risque par le psymal ou bien
l'évaluation psychodynamique du risque par l'angoisse ? 175
5.1.2. L'évaluation psychosociale du risque par les événements déclencheurs complétée par
1 ' évaluation cognitiviste du risque par le déficit en résolution de problèmes 180
5.1.3. L'évaluation adaptative par le potentiel des émotions et comportementale du
risque par l'absence de sens à la vie (pour les aînés) 184
5.1.4. Un consensus bio-psycho-social sur la nécessaire prise en compte de la
complexité du risque suicidaire 187
5.1.5. Les outils des technologies de pointe 192
5.2. Le problème organisationnel de la prévention du risque suicidaire : une affaire
d'intervenants bien éduqués 196
5.2.1. Les évaluations déprogrammes en prévention du suicide jeunes 196
5.3. Le problème systémique de la prévention du suicide : une affaire de sécurité
publique 204
5.3.1. La Stratégie nationale américaine pour la prévention du suicide 205
5.3.2. SPANUSA : « Suicide Prévention Action Network for USA » 207
5.3.3 La Stratégie nationale québécoise d'action face au suicide 208
5.3.4. L'Institut de santé publique québécois (INSPQ) et ses effets sur le Programme
de santé publique Québécois (2003-2012) 210
5.3.5. Le concept de sécurité émis par Santé Canada/Centre OMS-Québec : 213
Vil

Chap. 6 La suicidologie, complexe intégré à la santé, un «projet » hygiénique (pp.219-253)


6.1. La santé mentale, qu'est-ce que c'est ? 220
6.1.1. La suicidologie, élément d'une santé complexe 220
6.1.2. Vers une réponse globale à la souffrance : adaptation et santé 223
6.2. La santé et le mouvement d'hygiène mentale 226
6.3. La santé dans l'ordre de l'individualisme narcissique 233
6.3.1. Le nouveau marché de soi : le narcissisme pathologique selon Lasch 233
6.3.2. La santé, une forme d'éloge de l'individu selon Lipovetsky 241
6.4. La valeur positive de la maladie dans une société de droits 245
6.4.1. La démocratie sanitaire : une nouvelle société de droits 245
6.4.2. Conclusion : la société, une vaste antichambre à la convalescence 249
Un bilan en guise de conclusion de notre deuxième partie 253

[PARTIE III : LA SUICIDOLOGIE ; UN OUTIL DE GESTION

Chap. 7 L'État américain, un promoteur du programme suicidologique(pp.255-269)


7.1. La suicidologie actuelle, une nouvelle forme de technologie du comportement 256
7.2. Le programme de l'État américain : conduire les opérations sur les facteurs de risque
suicidaires 264
Chap. 8 Le laisser « faire postmoderne » est dans la nature des choses suicidologiques (pp.
270-283)
8.1. La suicidologie, une chose qui répond à son concept 271
8.2. La nature humaine en suicidologie : le processus remplace l'Etre 275
8.3. « comprendre » le suicide : une forme de changement de nature systémique 280

Conclusion de notre recherche (pp.284-298)


Liste des annexes (p. 300)
• Annexes (pp.301-324)
* Bibliographie par chapitre (pp.326-337)

* *
I

INTRODUCTION DE NOTRE RECHERCHE

I OBJET DE LA RECHERCHE

Trois traits extérieurs caractérisent d'entrée de jeu l'objet de cette recherche, la suicidologie : a)
la suicidologie n'est pas une discipline scientifique; b) la suicidologie est enracinée dans le
contexte sociohistorique américain ; c) la suicidologie est fondée sur des techniques
d'intervention. Exposons rapidement, par le moyen de ces caractères, l'allure générale de la
suicidologie.

a) La notion de suicidologie ne renvoie pas à une discipline scientifique

Contrairement à ce qui est le cas des usages communs du suffixe «logie» (psychologie,
sociologie, mythologie..), le terme de suicidologie ne désigne pas d'abord une discipline
scientifique vouée à l'étude ou à la connaissance d'un phénomène ou d'un ordre de réalité, mais
bien une pratique et une technique d'intervention sur l'action humaine ou, plus généralement, sur
la réalité sociale. Plus précisément, on le verra, la suicidologie est une technique d'intervention,
qui dans le système de santé tourne autour du phénomène « suicide ». Le suicide ici c'est ce sur
quoi on agit lorsqu'on enseigne aux intervenants du domaine de la santé à intervenir auprès des
suicidaires. Au fur et à mesure que se forme et s'élargit le spectre des intervenants, s'étend aussi
le spectre du public cible de la suicidologie, celui-ci passant, on le notera, « des suicidaires » aux
« personnes à risques ». Ce nouvel ensemble de bénéficiaires nécessite une entreprise pilote plus
imposante qui la gouverne : le réseau, défini par la situation où des acteurs sont interdépendants
et maîtrisent chacun une partie des compétences ou des capacités nécessaires à une action
collective et par les nouvelles technologies de l'information qui le supportent. Le réseau, qui est
la configuration de la suicidologie observée actuellement, organise des centres de recherche et
d'évaluation des risques, des pratiques de prévention, des activités de formations et des pratiques
d'intervention.
2

b) La suicidologie : son origine américaine


Le premier centre d'intervention sur le suicide naît à Los Angeles en 1958. Dès le départ,
l'objectif est de former d'autres centres d'intervention, de former des intervenants et des experts
pour les gérer et les contrôler. Dès le départ, le projet est de stimuler l'ouverture d'autres centres
de même nature et ne se réduit pas au territoire américain, l'ambition ayant une portée
universelle. Il s'agit d'abord d'intéresser un public de spécialistes d'horizon divers pour
organiser et rendre crédibles des conférences sur cette pratique d'intervention. L'habitude de
considérer le suicide comme l'objet d'une technique vient de là, habitude qui a sa source dans les
premiers travaux d'Edwin Shneidman. Pour transformer radicalement l'étude du suicide et en
faire un champ d'action, Shneidman développe des articles (bulletins, puis ouvrages collectifs)
comme suite aux conférences et crée l'Association américaine de suicidologie, qui se fédère en
1969. Aujourd'hui, la suicidologie est un vaste réseau d'action nord-américaine qui fait connaître
ses activités à l'échelle internationale grâce à ses forums, à Internet et à son statut international.
Le statut de la suicidologie est en effet dépendant de l'OMS puisque ces activités se pratiquent
sous les auspices d'une O.N.G. affiliée à l'OMS. Nous y reviendrons plus tard. L'entreprise est
subventionnée par les grandes agences pour le financement de la recherche, par des organismes
gouvernementaux et transgouvernementaux.

c) C'est seulement à titre de technique d'intervention que la suicidologie propose une


forme de connaissance.
La recherche que promeut la suicidologie a pour but de « connaître » l'intervention sur le plan
organisationnel, social et individuel. L'intervention au sens large est inventoriée : intervention
sur les mécanismes de la vie, intervention sur le comportement et l'environnement, intervention
sur l'action des intervenants, intervention sur l'évaluation des pratiques, intervention sur la
forme sociale du domaine de la santé, intervention auprès des grands groupes consultatifs de la
santé, intervention sur le champ des communications... En ce sens, la suicidologie est un savoir
opérationnel. Le nombre d'individus qui y participent et la puissance organisationnelle du réseau
rendent celui-ci incontournable et parfaitement légitime ; nous reviendrons sur toutes ces choses
le moment venu. La taille du réseau suicidologique légitime aussi le recours aux technologies de
l'information, car une telle quantité d'individus et d'organismes nécessitent une gestion et un
contrôle informatisés.
3

II. DOMAINE AUQUEL APPARTIENT NOTRE RECHERCHE


C'est sur l'aspect opérationnaliste du savoir suicidologique que portera plus précisément la
présente thèse, qui se situe donc à la conjonction de ce que l'on appelle traditionnellement
l'épistémologie (l'étude des prétentions à la vérité) et la sociologie de la connaissance (l'étude
des ressorts sociaux de la connaissance, abstraction faite de sa structure formelle). Nous verrons
que la visée d'efficacité éloigne la suicidologie de toute recherche tendant à connaître ce qu'est
le suicide ; par contre, la suicidologie se rapproche de tout ce qui est technique et prétend que
tout ce qui est réalisable techniquement est souhaitable. Ce faisant, la suicidologie a une
approche cybernétique du suicide et elle s'organise autour de la recherche de moyens
techniques : description de la crise suicidaire, détection des signes avant-coureurs, prévention
des risques. La suicidologie tend à mobiliser et à opérationnaliser les ressources du système de
santé autour de la variable « environnement ». À partir de cette variable, la suicidologie entend
faire valoir un nouveau mode de connaissance : celui de l'ingénierie appliquée aux pratiques
sociales et à l'action humaine. C'est pourquoi des systèmes d'organisation et de gestion de la
prévention du suicide sont proposés comme base de connaissance et d'application. Ceux-ci
développent des schémas écologiques qui ont tous en commun d'être tenus par une même
conception morale du monde et de l'individu : l'individu est promoteur de sa propre ingénierie
écologique, mais aussi cheville ouvrière de l'ingénierie planétaire du Bien-être. Le suicide est
dans ce contexte le résultat d'un mal-être qui, s'il était bien géré, pourrait devenir un bien-être
c 'est-à-dire entrer dans la conception évolutive (la croissance psychique) du système de la santé,
et particulièrement de la santé mentale. Nous examinerons les ressorts sociaux de ce nouveau
mode de connaissance comme appartenant à la transition postmoderne et nous verrons comment
cette variable opérationnelle qu'est l'environnement est pensée dans la structure de
l'organisation suicidologique. Nos axes de compréhension s'orienteront donc autour de trois
avenues : celle de la structure de l'organisation suicidologique, celle de ses techniques
d'intervention, et celle de la connaissance qu'elle propose. Nous verrons que c'est seulement à
titre de technique d'intervention qu'émerge l'organisation suicidologique, que c'est seulement à
titre d'intervenant sur lui-même et les autres qu'existe l'individu, qu'enfin c'est seulement à titre
de technique d'intervention que la suicidologie propose une forme ultime de connaissance de son
objet d'intervention, le suicide.
4

III STRUCTURE GÉNÉRALE DE LA RECHERCHE

1. PRÉSENTATION DE LA THÈSE

La présente recherche a essentiellement pour but de défendre les trois thèses suivantes :

a) la suicidologie est une pratique thérapeutique appliquée à la société et vouée à


faire disparaître le suicide
b) la suicidologie est un savoir opérationnel de nature systémique
c) la suicidologie rejette l'homme en tant qu'être existant et connaissant

Ces trois thèses ne seront pas défendues indépendamment l'une de l'autre, chacune dans « son »
chapitre par exemple. Nous les énonçons ici sous cette forme afin de fournir au lecteur un abrégé
de l'intention générale qui traverse en filigrane toutes les parties de notre texte. L'intention
critique qui est la nôtre forme un tout, les trois propositions qui la résument ici ayant simplement
pour but d'annoncer globalement, pour le bénéfice du lecteur, le sens de notre démarche
d'enquête.

a) La suicidologie est une pratique thérapeutique appliquée à la société et vouée à


faire disparaître le suicide
Nous expliquerons ce qui caractérise les pratiques novatrices de la suicidologie, comment celles-
ci s'insèrent dans le cadre plus large du système de santé. Nous insisterons sur le fait que la
suicidologie ne relève pas d'une discipline scientifique, mais d'un mode d'organisation dont
nous détaillerons les aspects. En dépliant l'éventail des pratiques novatrices, nous nous
airêterons pour réfléchir à ce que deviennent les notions de technologie et d'innovation, et pour
montrer comment celles-ci configurent une nouvelle forme de rapport social et de savoir-faire.
Nous cernerons combien l'émergence de la suicidologie est liée aux objets sociotechniques
(téléphone puis Internet) et comment leur utilisation crée de nouveaux experts de l'Aide sociale
particulièrement formés pour répondre aux suicidaires. Nous soulignerons cette particularité.
Puis, nous verrons comment Internet crée un réseau sociotechnique de prévention qui regroupe à
5

la fois les organisations non gouvernementales (IASP), l'entreprise du collectif scientifique et les
instituts de recherche et de financement (CRSH, INSMT ...) dont les ramifications se rattachent
à un réseau mondial de la santé. Nous verrons comment le déclin de la pratique et de la forme
institutionnelle de la psychiatrie est le pendant de la montée de grandes organisations de la santé
(OMS) mettant en place un système de santé et un programme de prévention des risques. Nous
remarquerons alors que la notion de santé mentale (issue du mouvement d'hygiène mental
américain) devient un objectif (global et individuel) à atteindre, alors que cette notion même de
santé ne peut être caractérisée que négativement par la maladie et non positivement comme une
performance souhaitable et désirable pour tout un chacun. Nous verrons en quoi cette
modification est influencée par les recherches nord-américaines (psychologie positive,
croissance psychique..) dont les grandes organisations internationales appliquent le programme.
Sous l'action de ces programmes ou recommandations, l'émergence d'un nouveau modèle de
citoyen : narcissique et autonome, mais aussi souffrant et dépendant, s'annonce et est rendu
visible dans l'action suicidologique. Satellite gravitant autour du suicide, la suicidologie n'étudie
pas le suicide et ne s'intéresse pas à l'acte suicidaire, mais seulement au suicidaire. Dans la
suicidologie, celui-ci est un handicapé qui n'a pas les moyens de réussir et qui a des droits : ceux
d'être autonome et bien dans sa peau. Le suicidaire est alors la version ratée d'une image de
santé, un être dont il s'agit de refaire le portrait à coups d'interventions et de contrôles
intermittents. Le suicidaire renforce l'effet de l'image triomphante de la santé puisqu'il présente
une image négative que les intervenants de l'action suicidologique peuvent modifier. Nous
insisterons sur le fait que la suicidologie est un exemple achevé d'une nouvelle forme de
technologie du social relevant de la santé. L'intervention formative et administrative que la
suicidologie impose dans les structures communautaires d'aide sociale, dans les structures de
prises en charge bénévoles ou professionnelles (éducatives, psychologiques ou spécialisés)
change en effet la pratique sociale des aidants en pratiques adaptatives. Il s'agit d'être efficace
pour s'adapter à ce que la suicidologie attend d'eux: l'efficience dans la structure interne de
l'intervention et l'efficacité dans la formation à l'intervention, dont il s'agit de mesurer les effets
sur les intervenants-apprentis (efficacité particulièrement conseillée pour la zone de population
jeune à risque, comme on le voit avec le projet pilote de Jeunesse Action Suicide Montréal par
exemple). Ce qui est communément appelé « les nouvelles pratiques sociales » se révèle être,
sous l'emprise de la suicidologie, des unités fonctionnelles (virtuelles ou réelles) qui ont pour
6

mission soit d'intégrer les individus au marché communicationnel soit de contrôler les risques de
dysfonctionnement de l'individu avec l'environnement. L'individu lui-même est décortiqué par
la suicidologie en facteurs de risques, mesures de prévention, échelle de souffrances, contexte
bioécologique, imageries cérébrales prédictives de dysfonction, sécrétions bio chimiques,
effets cognitifs, etc.. Nous verrons ce que ces thèmes recouvrent. Quant à la société, elle se perd
sous les variables « d'environnement » et d'actions comportementales qui prennent pour champ
d'expérimentation le terrain social, américain et québécois notamment. Nous nous rendrons ainsi
compte que l'action efficace de la suicidologie n'en est pas une sur le suicide ( que celui-ci ne
reste au fond qu'un prétexte pour constituer la suicidologie) mais plutôt une action efficace dont
l'objectif est la reproduction élargie d'une organisation protéiforme, à la fois réseau, entreprise,
et système social.

b) La suicidologie est un savoir opérationnel de nature systémique

Nous expliquerons ici la logique bureaucratique d'évaluation de la suicidologie, évaluation dite


scientifique. Nous verrons particulièrement que sous un dehors de neutralité scientifique, un
jugement de valeur structure le savoir de la suicidologie, jugement de valeur selon lequel toutes
les valeurs sont équivalentes et interchangeables. Suivant ce jugement, nous verrons comment la
suicidologie arrive à considérer l'individu comme un «facteur humain » et comment la notion
sociale de risque a pu progresser grâce à l'opérationnalisation d'un tel facteur. Nous verrons
dans quelle réalité sociohistorique émerge une telle conception gestionnaire des suicidaires. Ce
sera pour nous l'occasion de distinguer ce qu'est un programme d'avec un projet et ce que cela
implique dans « le traitement » du suicide c'est-à-dire le recours à l'emploi de la technique de la
résolution de problèmes. Nous nous rendrons compte que cette technique opère à deux niveaux :
au niveau comportemental et au niveau de la structure organisationnelle de l'expertise. Nous
insisterons sur le fait que les moyens de communication technologiques accentuent la gestion des
informations suivant une telle technique en accroissant ses possibilités. En effet, en rendant
semblables des choses par nature différentes (l'individu et la technique) jaillit la notion de
processus (nous détaillerons plus loin cette notion). Le calcul du risque s'effectue désormais en
fonction du processus, processus de structuration de l'entreprise suicidologique d'un côté, et
7

processus virtuel de l'environnement d'un autre côté. Cette logique fonctionnelle de la


suicidologie aboutit à modifier, au nom de l'efficacité, au moins deux domaines appartenant à la
société : celui culturel de la morale et celui politique de la liberté. Nous veirons que ces deux
domaines sont court-circuités dans la suicidologie par la mise en place d'une légitimitation de la
technologie et d'un contrôle social du risque. Cela aboutit à modifier le champ politique en des
actions de sécurité publique et le champ culturel en des actions techniques empirico
technocratiques dont les effets ont une résonance totalitaire. Nous détaillerons quelles sont les
sortes de processus qui font agir la suicidologie et nous nous interrogerons sur l'effet de la notion
de processus agissant dans le domaine de la connaissance et de la société. Le nivelage de la
connaissance d'une part, l'uniformisation des pratiques d'autre part, tous deux ainsi seront
examinés et interprétés suivant un angle sociohistorique. Nous parviendrons à comprendre que le
renversement de la science en savoir opérationnel est le fruit d'une longue maturation
intellectuelle sur la confiance à accorder à l'homme et sur le doute envers ses capacités à
connaître. Cela aboutira à une main mise de la technique sur les pratiques, mais aussi sur la
connaissance telle qu'elle peut éclairer la façon dont les arts et techniques et les sciences de la
gestion regardent et s'approprient aujourd'hui les sciences humaines en tendant notamment à
opérationnaliser ces dernières par des objectifs d'économie et d'efficacité. La suicidologie se
situe et se comprend dans cette démarche économique néo-libérale qui obéit aux impératifs
d'expansion du marché qui trouve dans les technologies un débouché à ses crises. Nous
expliquerons quel est l'intérêt communicationnel du marché et comment la suicidologie est
intégrée dans ce dernier. Plus précisément, nous verrons comment la notion de crise suicidaire
utilisée par la suicidologie est un concept de marché et un outil de communication qui servent
l'intégration de l'individu au système. Nous verrons l'importance de la technique comme étant
un outil de gestion de la crise. Nous soulignerons que la technique ici s'est mutée en technique
pour la technique (technologisme) et en gestion administrative de la technique (technocratisme)
aboutissant à un système technicien dont nous préciserons les caractéristiques. La suicidologie
est une chose qui répond à ce concept de technique ; elle appartient à la transition postmoderne
et à la mise en place de régulation décisionnelle opérationnelle du social. Nous détaillerons les
régulations de l'intervention sociale (outils de travail pour répondre à un avenir à risques, de
l'intervention préventive (processus circulaires de la technologie informatique) sur la société et
comment ces régulations font émerger les caractères d'une nouvelle société postmoderne : celle
8

de l'hygiène. Nous verrons le lien étroit qui unit cette conception hygiénique avec l'individu
suicidologique et la forme que fait prendre la suicidologie au suicide.

c) La suicidologie rejette l'homme en tant qu'être existant et connaissant.

L'approche compréhensive, dans le domaine des sciences sociales, nous a appris qu'il existait un
sens à toute action et que l'action humaine était significative de pratiques sociales. Or, dans la
suicidologie, l'action de l'homme en société n'existe pas : il est remplacé par l'action du système
technicien dans l'environnement. Nous nous attellerons à comprendre cette différence
suicidologique et les raisons d'un tel changement. Aussi, nous nous attarderons dans l'histoire
occidentale à comprendre les variations sociales relativement au suicide. Nous expliquerons ici
comment le passage d'une représentation sociale à une représentation scientifique a fait basculer
le sens du suicide et l'acte suicidaire en un facteur dit de «personnalité ». Nous verrons que la
médicalisation du regard sur le suicide en fait un objet scientifique et non plus un objet
historique d'étude. Plus précisément, nous nous rendrons compte que les progrès de l'hygiène
(notamment de l'hygiène mentale), de l'évolutionnisme darwinien, du pessimisme de Freud,
instaurent et conduisent à de nouvelles pratiques médicales qui découpent, isolent le sens social
du suicide en éléments composés de culpabilité, de symptôme, de transmission génétique de la
folie qui formerait l'unité suicidaire. Cette vision déterministe, et exclusive de toute
compréhension humaine du sens des actes des membres d'une société, est battue en brèche par la
sociologie du suicide de Durkheim qui, dans le contexte positiviste de son époque, fait figure
d'original en imposant le suicide comme un fait social qui s'explique par le social. Plus
précisément, nous verrons comment l'étude du suicide a partie liée avec l'émergence de la
discipline sociologique et comment elle fera école dans la suite des études faites sur le suicide
notamment avec Baechler...Parallèlement, nous verrons que la pénétration des techniques
scientifiques dans la société agit sur les mentalités pour reconstruire la notion d'individu de
toutes pièces ; le fonctionnalisme parsonien puis mertonien d'une part, les mesures
psychologiques d'autre part, habituent la société à concevoir l'individualité comme un moi
scientifique qui se construit et s'explique de lui-même dans un système. L'anomie régressive de
Merton, nous le verrons, constitue ici un tournant à la fois de la perte de sens de l'individu dans
la société et de la perte de sens de la notion même d'anomie inaugurée par Durkheim. L'anomie
9

mertonienne est reprise par la psychologie qui développe la base scientifique et comportementale
d'élucidation de l'individu. La psychologie, elle-même dépendante des recherches faites par les
systèmes de traitement de l'information, diffusera dans la société une approche cognitive de
l'homme issue de la cybernétique. Ces deux modèles, hier adversaires, se rejoindront dans une
approche systémique de l'homme et de la société. C'est avec le constat de l'application d'une
telle approche dans la société qu'Habermas va essayer de restaurer le champ de l'individu et de
la société. Reprenant la tradition critique, il redéfinit et replace l'existence de l'individu par
rapport à sa résistance au système. En complétant cette réflexion par celle du philosophe Jean
Améry et du philosophe A. Camus sur le suicide, nous verrons le caractère irréductible du temps
et de la conscience intentionnelle dans la vie humaine. Le repliement d'un tel caractère dans une
logique de vivre à tout prix (et quel qu'en soit le prix: la dépendance pharmaceutique,
l'hébétement thérapeutique...) conduit selon Améry à l'échec existentiel et suivant Camus à la
révolte. Et cet échec-là est celui d'un savoir : savoir exister dans un monde vécu de possibilités
langagières, de tradition, de volonté et de décision d'agir. Dans ce monde vécu perdu pour le
suicidaire reste seulement la conscience du temps comme projet de quelque chose, ce quelque
chose étant le néant qu'il expérimente juste avant de passer à l'acte suicidaire. C'est alors la
réussite de dire son existence par l'échec c'est-à-dire la tentative de dire : je meurs parce que je
suis existant et que je connais mon destin. Nous utiliserons la notion de système définie par
Habermas (comme étant orientée par une raison instrumentale supportée par les médiums du
pouvoir et de l'argent) opposée à celle de Luhmann pour introduire la notion de système de la
suicidologie. Dans ce contexte, le monde vécu est colonisé, car il y a pression du système pour
dire à la place de l'homme ce qu'il est. C'est la démarche qu'emprunte le système de la
suicidologie. Alors que dans l'approche compréhensive, il y a disjonction de l'homme avec le
système, que la société n'a pas à intervenir sur le discernement et le jugement de l'individu (qui
reste autonome et responsable de ses actes), dans le système de la suicidologie en revanche
l'homme est réduit à ses comportements langagiers ou physiques qui peuvent être mesurés,
anticipés, prévus. Dans la suicidologie, toutes nos idées ne sont que des croyances plus ou
moins fonctionnelles et relatives à l'efficacité de l'action. D'où la mise en place des mesures de
risques et de prévention pour contrôler le suicidaire, mesures qui déforment toute action
communicationnelle et qui constituent une violence communicationnelle envers l'individu. Nous
terminerons en insistant là-dessus. Et nous entérinerons le fait que la suicidologie est une
10

recherche interdisciplinaire appliquée à l'action qui rompt avec l'approche compréhensive de


l'action humaine et avec l'explicitation ontologique et axiologique nécessaire pour édifier toute
discipline.

2. NOTRE DÉMARCHE
Notre démarche pour atteindre cet objectif sera la suivante: a) présenter factuellement la
suicidologie ; puis b) exposer l'histoire de l'approche sociologique du suicide; enfin c) montrer
que la suicidologie est une puissance autoréférentielle.

a) D'abord, nous procéderons à la présentation factuelle de la suicidologie en


exposant notamment les textes fondateurs, le médium Internet et les forums où elle se
déploie.

L'écriture des textes fondateurs provient de divers milieux médicaux, psychiatriques,


neurologiques, de centres de prévention et de centres cliniques, de centres en recherches
comportementales, de praticiens de l'intervention sur la crise suicidaire, d'administrateurs de
fonds sur la santé mentale ; cette littérature, transdisciplinaire et exclusivement américaine, a
pour but de montrer comment agir sur la crise suicidaire. Ces textes sont le résultat de
conférences américaines faites sur le sujet et qui seront ensuite compilées dans des revues
(Bulletin of Suicidology et textes de Shneidman d'abord, qui opérationnalise le concept de crise
suicidaire à la fin des années cinquante, puis éditions collectives de textes qui montrent l'histoire
de la pratique des premiers centres de prévention (1958) ainsi que des textes de conférences
transdisciplinaires regroupées plus tard par Shneidman dans des ouvrages comme Psychology of
Suicidé). L'interactivité des professions (médicale, administrative, sociale) avec des centres de
recherches comportementales et le milieu de la psychologie, se réunissant régulièrement sur la
question de la crise suicidaire, aboutit à la création en 1968 de l'American Association of
Suicidology. Avec cette création, une nouvelle revue, organe officiel de la nouvelle association,
voit le jour (Life-Threatening Behavior en 1971, puis Suicide and Life-Threatening
Behavior en 1975). La littérature américaine de suicidologie a en commun d'étudier le suicide
suivant deux pratiques d'action : action sur les comportements autodestructeurs et action sur la
crise suicidaire. C'est Edwin Schneidman de 1948 à 1958 qui impulsera et diffusera ce nouveau
11

champ pratique de recherche (celui de la crise et des comportements autodestructeurs remplaçant


celui du suicide) afin d'agir dans son Département des «morts imprévues» de l'Hôpital des
Vétérans de l'administration à Los Angeles, Département dont il est le chef clinicien. Il s'agit,
pour sa pratique hospitalière, de différencier les suicidaires des non suicidaires et sa campagne
d'information sur le sujet a des visées exclusivement personnelles ainsi que des ambitions
organisationnelles de diffusion pour promouvoir son nouveau champ d'action. Nous en
détaillerons les aspects et les ramifications, notamment québécoises.
Avec l'apparition du médium Internet dans les années quatre-vingt-dix, la diffusion du
«mouvement suicidologie» prend de l'ampleur. L'association américaine étend son champ
d'action sur la crise suicidaire et élargit la notion de crise suicidaire par le lien intermédiaire de
son site (www.suicidoloav.org puis www.cyberpsych.org/aas.htm ) avec d'autres sites mondiaux
et revues cybernétiques tels Crisis publiées sous les auspices de l'IASP
(www.hhpub/iournals/crisis.org). À ce moment, la notion de crise devient une référence
mondiale pour dire le suicide (site OMS, site Santé Canada, site Association québécoise de
suicidologie, site Stratégie d'action face au suicide, etc.) mais aussi une référence sur les sites de
recherche (CRISE montréalais...). Ces sites de recherches se mettent à déployer des schémas de
prévention à partir de la notion de crise et mettent à disposition des formations pour les
intervenants et le public (Canadian Association for Suicide Prévention, Suicide information and
Elducational Center...). Les centres de recherches très actifs dans l'opérationnalisation du
concept de crise organisent des forums et des réseaux d'informations. La visibilité médiatique
des forums internationalise le phénomène puisque le monde américain et son action sur les
organismes mondiaux de la santé réorganisent statutairement le suicide selon le mode suivant:
problèmes de troubles mentaux, de désordres psychiques, de conduites suicidaires et facteurs de
risques, (tous connus comme l'effet d'une crise mentale de santé). Tout cela conduit à poser des
nouvelles interrogations dans des champs traditionnels de la santé des États et dans celui des
praticiens du suicide du monde européen. Les forums internationaux de recherche en
suicidologie (Québec, Liège, Montréal...) s'initient et développent de nouveaux sites accessibles
sur toute la planète. Ces sites ont actuellement trois axes: l'un provenant de l'association
américaine de suicidologie s'axe sur comment s'informer sur les désordres de l'anxiété (aussi de
l'alcool, de l'homophobie..) comment trouver un thérapeute (www.cyberpsych.org/aas.htm) ;
l'autre provenant du gouvernement américain (Suicide Prévention Action Network-SPANUSA)
12

s'axe sur la visualisation d'une carte état par état pour signaler et sélectionner les organismes
agissant sur la crise suicidaire ainsi que sur la diffusion du rapport gouvernemental de
Washington 2001 suicide prévention : prévention effectiveness and Evaluation ; le troisième
s'axe sur la formation et l'information du public, des professionnels et des intervenants
(Ending.suicide.com et Suicide Prévention Ressource Center- SPRC). Tous ces sites imposent un
contrôle, un mode de formation basée sur l'intervention et une évaluation scientifique du champ
d'action sur le suicide et de formation du champ d'action sur le suicide. Nous en trouverons les
détails dans notre description de la suicidologie.
Ces forums internationaux ont aussi l'avantage de fournir un exposé des instruments et des
modes d'interventions dont nous faisons factuellement un rapide compte rendu.
En ce qui concerne les instruments, ils sont de nature variée et vont des techniques dures aux
techniques souples :
Les techniques dures sont celles empruntées à la pharmacologie et à l'imagerie cérébrale. En
effet, la dépression étant vue comme un signe précurseur possible du suicide, certaines
recherches en bio-chimie orientent donc les professionnels à reconsidérer les antidépresseurs
comme une avenue de prévention possible en ce qui concerne le suicide. D'autre part,
l'impulsivité étant considérée comme un des signes précurseurs du passage à l'acte suicidaire,
certains spécialistes recommandent les techniques du scanner permettant non seulement des
cartes anatomiques du cerveau, mais aussi des cartes fonctionnelles d'activités cérébrales comme
celle de la colère par exemple. Cela constituerait pour eux une seconde avenue de prévention
possible (la détection de la colère et de l'agressivité par imagerie cérébrale prédisant la détection
d'un risque possible de suicide). Parmi les techniques souples, nous pouvons compter sur
l'autopsie psychologique, méthode permettant d'éviter a posteriori d'autres suicides, l'évaluation
du risque de crise suicidaire et celle de l'intervention préventive avant l'étape ultime du passage
à l'acte. Toutes ces techniques de premier niveau pourraient devenir accessoires en appliquant
des schémas opératoires de second niveau qui restent toutefois à l'état de prototype : les schémas
de systèmes environnementaux opérationnels (système écologique de Bronfenbrenner, système
transactionnel de Sameroff et Chandler, biopsychosocial d'Engel) car ceux-ci restent du domaine
de l'action potentielle. Nous ferons le détail de tous ces instruments, tant matériels
qu'intellectuels, au moment approprié pour le faire.
13

En ce qui concerne les modes d'interventions, nous pouvons énumérer les programmes de
conditionnement et de renforcement, les modes de formations, les modes consultatifs de
recommandations scientifiques et gouvernementales, les modes de création de nouvelles
antennes de prévention et de partenariat (Jeunesse Suicide Action Montréal par exemple). Si
nous jetons un coup d'osil sur les liens de la structure organisationnelle avec d'autres
organisations, nous pouvons dire qu'il y a une tendance à opérer un consensus-action pour ce qui
concerne la formation à la pratique d'intervention pour tous les organismes touchant au suicide
qu'ils soient sociaux, éducatifs, administratifs, gouvernementaux, hospitaliers, cliniques etc.
Nous tendons vers un maillage ou réseautage des organisations les unes avec les autres sur le
terrain de l'intervention et sur celui de la formation à l'intervention.

Si nous procédons maintenant à l'exposé factuel des visées, des prétentions et des résultats
présomptifs de la suicidologie, voici ce que brièvement nous pouvons en dire :
Les visées de la suicidologie sont multiples : d'abord, il s'agit d'empêcher « de se faire mal »
puisque la crise suicidaire est un aspect de la souffrance endurée par l'individu; et d'empêcher
d'avoir les moyens (par une trop grande manœuvre du champ d'indépendance, un trop grand
isolement social, par peu de contrôle médico-social, par un appauvrissement matériel ou éducatif
menant au peu d'estime de sa vie) de risquer sa vie. Le souci des intervenants de la suicidologie
est de protéger la vie et de s'approprier les outils qui leur permettront de subvenir aux besoins
des individus ciblés à risque. Ensuite, il s'agit de mesurer le résultat de l'intervention (de la
pratique d'intervention à la formation de la pratique d'intervention) à l'aulne de l'ampleur et du
nombre des interventions, des organisations de formation et des interventions de formation
effectivement fournies ; de plus, il s'agit de couvrir toujours plus de territoire pour étendre
l'efficacité des interventions. L'efficacité de ces dernières sont moins comptables «des suicidés
en moins » qui ne sont pas recensés sinon hypothétiquement ; celles-ci sont plus redevables à
montrer leur capacité de se polliniser et d'essaimer une forme d'intervention et de formation à
l'intervention homogénéisée à la fois sur le territoire réel de la populàion, mais aussi sur
l'espace virtuel et public de la communication. Les prétentions de la suicidologie dans ce
contexte sont d'opérer une ingénierie mentale c'est-à-dire un changement cognitif chez les
individus ciblés à risque, d'opérer une adaptation des organisations à la pratique d'intervention et
d'asseoir enfin un réseau mondial de la santé sur les bases du concept opérationnel
14

d'intervention. Quant aux résultats présomptifs, il réside dans le fait d'avoir trouvé un concept
opérationnel - la crise suicidaire - à partir duquel il est possible d'agir; ensuite, d'avoir travaillé
sur la caractérisation et sur l'identification des signes observables avant-coureurs du passage à
l'acte suicidaire ; d'avoir travaillé d'une part sur le lien entre certains suicides et la dépression,
sur le lien entre l'agressivité ou l'impulsivité avec certains autres suicides d'autre part; de mieux
connaître la crise suicidaire d'une manière générale et d'avoir œuvré enfin sur la coordination de
plusieurs organisations en un réseau homogène d'action qui ont une dimension à la fois locale et
planétaire.

b) Ensuite, nous exposerons l'histoire de l'approche sociologique de la question du


suicide pour bien montrer la rupture que la suicidologie introduit dans le
domaine de la compréhension de l'action humaine.

La suicidologie, nous le verrons, est une technique d'intervention sur des interventions qui agit
sur des interventions, celles-ci trouvant leur butoir ultime dans l'observation comportementale de
la crise suicidaire, observation faisant disparaître l'utilité épistémologique de la question du
suicide (mais aussi son intérêt) en même temps que la réalité phénoménologique du suicide. Les
données brutes, recueillies à partir de cette observation, forment « le savoir » de la suicidologie.
Notre démarche ici est de distinguer l'information en tant que celle-ci se différencie de la
connaissance : l'information est un ensemble de données brutes d'observations expérimentales
faites en milieu ouvert (« le social ») alors que le savoir est un ensemble de connaissances
interprétées dans une matrice de signification. En l'occurrence, l'acte suicidaire est une action
ayant un sens et qui est significative de pratiques sociales. L'examen du suicide tel que l'ont
pratiqué les sociologues s'est fait à partir de la base sociologique qu'en a donnée Durkheim à
savoir que le suicide est un fait social qui s'explique par le social. Cette base a été fondatrice de
la discipline sociologique et de l'étude du suicide et nous continuons dans notre ouvrage à suivre
cette hypothèse : la question du suicide est constitutive d'une structure significative de l'agir.
Cette question, et les développements de perspectives et d'études qui en ont résulté, forment le
savoir de la. discipline sociologique. En revanche, les données brutes issues des observations
comportementales de la crise suicidaire constituent de l'information. L'ensemble des conduites
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suicidaires, des symptômes dépressifs, des signes d'impulsivité, des troubles mentaux, des
conduites à risques, des processus précurseurs du passage à l'acte, tous observables, sont un
ensemble de données, dont certaines peuvent être corrélées avec d'autres, mais qui ne relève pas
de théories suicidologiques puisque celles-ci ne visent pas à comprendre le phénomène que
manifestent ces données. En effet, les systèmes écologiques, transactionnels ou bio-psycho­
sociaux, développés comme des « théories suicidologiques » par la suicidologie, ignorent la
réalité sociale, mais par contre imposent, comme réalité des actions pratiques et appliquées (en
attendant d'être applicables), un espace de transformation virtuel : l'environnement, où
navigueraient les individus sous un mécanisme de contrôle autorégulé: le système. Si nous
considérons maintenant les outils comme les mesures scientifiques observables (tests
comportementaux assistés par ordinateur par exemple, prédiction par image cérébrale, ...), ils
sont «inventés» au fur et à mesure que l'objectif d'être opérationnel grossit, s'intensifie et
s'avère nécessaire pour défendre le concept d'efficacité de l'ingénierie. De telles mesures
d'informations sont alors données comme pertinentes et vont défendre d'autres données du
système de traitement de l'information comme étant des «connaissances» avancées. Car les
systèmes environnementaux élaborés par les suicidologues (et montrés comme des théories)
appartiennent à la logique du système de traitement de l'information. Et il s'avère que le savoir
opérationnel de la suicidologie est subordonné à la mise en avant de l'objectif poursuivi :
accroître la puissance opérationnelle du champ d'action grâce au progrès technique. Et l'on peut
dire que l'intégration de la suicidologie au système de santé renforce l'orientation évolutive de la
suicidologie : en effet, la place qu'accorde le système de santé à la croissance psychique
(incertaine, mais illimitée), autrement dit à la santé mentale de l'individu, ne fait que renforcer
l'hypothèse de l'évolution sans fin des individus sur laquelle la suicidologie se base pour agir.
Dans notre démarche, nous reviendrons, quant à nous, au sens de l'acte du suicide, significatif
d'une structuration de l'agir. Et pour faire ressortir notre hypothèse, nous prendrons comme
matrice interprétative l'histoire du suicide et l'approche historico-épistémologique des diverses
théories sociologiques sur le suicide. Cela nous permettra de montrer « la différence »
suicidologique et sa rupture avec le suicide comme acte de sens significatif dans des pratiques
sociales.
16

c)Enfîn, nous montrerons la suicidologie sous un angle essentiellement


organisationnel.

Parce que la suicidologie est à la fois une entreprise, une innovation et une technologie, elle
réunit la puissance d'action de ces trois pôles. Cette puissance est soutenue par les champs
d'action étatiques, transgouvernementaux, les moyens actuels de communication qui accroissent
encore son opérationnalité... L'angle organisationnel de notre démarche permet ainsi de bien
cerner la puissance bureaucratique, technologique, mais aussi les régulations décisionnelles
opérationnelles du système de santé dans lequel la suicidologie est intégrée. Ensuite, cette
démarche permet de montrer comment le système de santé est partie prenante d'un marché
économique, comment ce dernier se régule suivant les désirs et les besoins, comment il agit pour
faire du commerce à partir de l'image scientifique et de celle de la technologie. La suicidologie
et le système de santé suivent cette tendance puisqu'elles tendent à s'adapter à la nécessité
économique d'accroître le champ des besoins à l'individu lui-même, circonscrit comme espace
narcissique de transformation, de désirs d'adaptation et comme consommateur ayant besoin de
produits cognitifs. À cet égard, la suicidologie et le système de santé sont significatifs d'un
modèle de société : la démocratie sanitaire cherchant à se mettre en place, autrement dit un
modèle de société hygiénique. Nous nous y arrêterons quelque temps. Il s'agit aussi ici de
montrer les intérêts communicationnels d'une organisation comme la suicidologie et de montrer
également que la pratique suicidologique d'intervention sur le social est le type même d'une
puissance organisationnelle autoréférentielle. Nous insisterons sur le caractère négatif de ce
produit de la technologie, de la décision de l'ordre public et du marché. En effet, la suicidologie
n'existe qu'en fonction d'elle-même c'est-à-dire : que la suicidologie est le problème de santé
mental dont elle réduit l'ampleur à l'intervention ; que la suicidologie ne laisse subsister le réel
en dehors d'elle qu'à condition qu'il soit son produit ; qu'elle ne reconnaît le réel qu'en fonction
de son « existence » ramenée à sa puissance organisationnelle. Nous développerons les
caractéristiques de cette puissance qui assimile la suicidologie à un système technicien. Nous
préciserons les caractères de celui-ci qui tendent vers un automatisme de la progression
technique et du facteur humain. Ces caractères du système technicien expliquent son
autoaccroissement (nous verrons avec J. Ellul ce que cela veut dire) ; et ce système produit des
modes d'emploi de la prévention. Ce mode d'emploi en l'occurrence se trouve effectivement
17

prêt dans un produit disponible à l'emploi, le kit ou produit cognitif du programme


«intervention sur le suicide» (élaboré et rendu disponible par l'organisation), qui trouve
acheteur chez les intervenants socio-éducatifs consommateurs de la technique : « quoi faire avec
le suicide ? ». Aussi, la capacité de l'organisation à produire par exemple des kits d'intervention
montre sa fécondité et son esprit d'innovation, qui s'étalent au moment même où la question du
suicide se dissout et ne surnage qu'à titre de crise suicidaire. Nous y reviendrons le moment venu
pour essayer de comprendre ce que cela veut dire.

IV RÉSULTATS PUBLIÉS DANS LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE


CONCERNANT LE PROBLÈME DE LA SUICIDOLOGIE
Nous terminerons cette présentation en jetant un coup d'oeil sur la littérature scientifique
existante portant sur la nature de la pratique de la suicidologie ainsi que sur les publications
portant sur le sujet sociohistorique de la suicidologie. À ce jour, à notre connaissance, il n'y a
pas de synthèse publiée résumant l'histoire de la suicidologie à partir des textes fondateurs ou
selon une perspective sociologique et critique. Cela dit, si la littérature portant sur l'histoire de la
suicidologie est pauvre en publications, la suicidologie par elle-même produit une littérature
abondante sur son action. Nous avons ainsi retenu à la rubrique « thème général de la
suicidologie» issue de la banque de données bibliographiques produite par la suicidologie,
principalement deux ouvrages récents : Le suicide et sa prévention : émergence du concept,
actualité des programmes (2005) sous la direction d'Agnès Batt-Moillo, Alain Jourdain (préface
de Michel Debout) ainsi que Acteurs et chercheurs en suicidologie (2006) qui vient de paraître
sous la direction de Françoise Facy et Michel Debout. Le premier ouvrage (2005) met en
exergue le fait que le stade d'action avancée de la prévention du suicide (c'est-à-dire « la mise en
place de stratégies et de programmes de prévention du suicide») a précédé le stade du
questionnement devant la persistance du suicide aux efforts de prévention (du côté des acteurs de
la prévention, en effet, c'est «la croyance en l'efficacité des actions de toutes sortes qui ont
prédominé - avant la phase d'interrogation devant la résistance du suicide aux efforts de
prévention »). Il est donc venu l'heure, selon les auteurs, de se questionner sur le contexte actuel
de résistance à la prévention du suicide ; et c'est dans ce sillage que survient le présent ouvrage
qui regroupe une quinzaine d'auteurs philosophe, sociologue, médecin généraliste, psychiatres,
18

professionnels de santé publique, chercheurs français et étrangers, etc. Il est à noter que
l'ouvrage, qui s'adresse avant tout à un public français, s'intéresse surtout aux conditions
d'émergence du concept de la prévention à partir de la réalité de la lutte contre le suicide
entreprise par les pouvoirs publics de l'État français et de la santé publique de ce pays (avec
seulement une ouverture finale internationale intitulée « comment les nations tentent de prévenir
le suicide » consacrée aux exemples québécois, finlandais et anglais). Quant au deuxième
ouvrage (2006), il présente la suicidologie comme une recherche-action et divers modèles de
cette recherche-action (dans un contexte français et québécois) sont mentionnés et les
interrogations des intervenants et des chercheurs qui y sont impliqués sont présentées.
En ce qui concerne les débuts de la suicidologie (1958) et l'histoire de son fondateur Edwin
Shneidman, nous pouvons y souligner la célèbre controverse qui a eu lieu entre ce dernier et
Thomas Szasz, psychanalyste et psychiatre, dans les commencements de la suicidologie. Cette
controverse peut être retrouvée à travers les écrits de Szasz notamment (1977) La théologie de la
médecine, fondements politiques et philosophiques de l'éthique médicale (où il consacre un
chapitre à E.Shneidman et à l'éthique du suicide) et dans la publication canadienne publiée sous
la direction d'Antoon Leenaars Suicide in Canada (1998). Selon Szasz, les milieux médicaux,
de la santé, des intervenants sur le suicide entre autres, sont persuadés que « la science moderne
est le garant du bien-être des peuples et qu'elle leur assure des espérances de santé et de bonheur
telles qu'ils n'en avaient jamais connues - quiconque voudrait quitter une telle vie
prématurément doit être fou, ou dangereux. Dans les deux cas, il faut le neutraliser» (1977:143).
À cette position, qui concerne le suicide notamment, les professionnels de la santé, selon Szasz,
en'ajoutent une autre : poussés par une mission salvatrice, ceux-ci font « passer la santé mentale
et la survie du patient avant tout, et en tout cas avant sa liberté individuelle » (liberté individuelle
au sens où le patient entend «rester maître de sa vie et de sa mort en étant l'agent de son
destin »). Or, Szasz nous montre que cette position de sauver à tout prix la vie du patient, même
contre la volonté de celui-ci, n'est pas une pratique habituelle rattachée à l'éthique médicale
puisque « la loi reconnaît la pleine autonomie médicale du patient... » et que, si, par exemple, un
patient atteint de maladie cardiaque ne prend pas les médicaments prescrits par le médecin et
meurt prématurément, ce dernier ne sera pas incriminé et ne se sentira pas coupable de non-
assistance à la vie pour autant. Aussi, l&prévention (dont Szasz met en question la nature même)
du suicide, qui cherche à préserver la vie à tout prix, n'est pas coutumière à l'éthique médicale
19

et reste dans ce contexte une exception. C'est pourtant sur cette base soi-disant banale que
Shneidman a entrepris de fonder son action et sa pratique suicidologique. Cela lui est possible de
le faire parce que Shneidman, selon Szasz, change la nature même du suicide. En effet,
1- Shneidman attribue la tentative de suicide à une cause extérieure et non pas à une volonté de
la part du sujet.
2- Pour Shneidman, la tentative de suicide est un événement et non pas un acte. Ainsi que le
dit lui-même Shneidman, «il faut prévenir le suicide, comme on prévient l'incendie»
(« Preventing Suicide», Bulletin of Suicidology, 1968) ou bien comme on prévient un
accident de ski ou bien un accident viral. Dans tous les cas, l'individu n'a pas cherché
l'accident, il lui est arrivé.
3- De ce qui précède, il s'ensuit que le sujet, d'une part n'est pas responsable de son geste
suicidaire et que son geste est forcément irrationnel. Et que d'autre part, celui-ci est atteint
d'une maladie sur laquelle il faut intervenir et vis-à-vis de laquelle il faut donner les moyens
de lutter.
Szasz rejette la thèse de Shneidman (« qui met une décision morale au chapitre de la
médecine») ; d'abord, pour Szasz, dire que le suicide est une maladie qu'il faut prévenir n'est
pas le résultat d'une découverte, mais d'une décision du corps scientifique et médical, décision
qui a fortement marqué notre culture occidentale. Ensuite, pour Szasz, le geste suicidaire n'est
pas un événement, mais bien un acte dont est responsable la personne. Enfin, intervenir
pratiquement dans la vie du candidat au suicide revient à déshumaniser et infantiliser ledit
individu et à lui faire croire qu'il est victime d'une maladie alors qu'il pose un acte politique
concernant sa propre vie c'est-à-dire que cela revient à dire pour lui qu'il est propriétaire de sa
vie et qu'il peut en disposer comme il l'entend. Voilà donc pour l'essentiel la controverse qui a
opposé Edwin Shneidman et Thomas Szasz dans les années 60-70 dont nous tirerons
ultérieurement les conséquences dans notre travail consacré à la suicidologie.
Dans le cadre de la santé dans lequel, nous le verrons, s'inscrit la suicidologie, nous pouvons
citer l'approche historique et culturelle des ouvrages de Robert Castel et coll. (1979) La société
psychiatrique avancée: le modèle américain et (1981) La gestion des risques: de l'anti-
psychiatrie à Vaprès-psychanalyse où les institutions, les valeurs et les pratiques américaines
font l'objet d'une analyse et d'un réexamen minutieux. Les auteurs avancent qu'en mettant en
avant leur savoir et leur technique, les domaines de la santé étendent indûment leur influence sur
20

tous les aspects de la vie moderne. Nous constaterons aussi avec l'ouvrage de Nina Ridenour
(1961) Mental Health in the United States, A Fifty-Year History que ces domaines de la santé (et
de la santé mentale dont le suicide fait notamment partie) puisent leur histoire dans le
mouvement américain d'hygiène mentale, le remaniement de la psychiatrie américaine, et la
nouvelle politique sociale engagée dans les années 1960 par le gouvernement Kennedy aux
Etats-Unis. Ces références nous serviront pour assurer l'ancrage sociohistorique de la
suicidologie et de son fondateur Edwin Shneidman.
Dans une perspective sociologique globale concernant les critiques qui ont été faites quant à
mettre le suicide dans la nomenclature des maladies et au chapitre de la médecine, nous pouvons
citer à titre indicatif notamment Ivan Illich {\915)Némésis médicale : l'expropriation de la santé
dans le genre polémique, ou bien les sociologues interactionnistes qui analysent dans leurs
travaux le trouble mental (auquel est aujourd'hui associé le suicide) comme n'importe quel autre
comportement déviant, comportement sur lequel les tenants de la réadaptation sociale
exerceraient, selon les interactionnistes, une action de contrôle. Bien qu'elles soient très
intéressantes, nous n'aurons pas recours en tant que telles à ces analyses parce qu'elles sont trop
générales et qu'elles nous éloigneraient trop de notre objet spécifique, la suicidologie.
Concernant les ouvrages ou articles critiques relatifs à la suicidologie elle-même, nous pouvons
citer l'ouvrage de Jean Améry (1996) Porter la main sur soi, traité du suicide (où celui-ci
consacre le premier chapitre à la suicidologie) et, plus proche de nous, l'article de D. Dagenais
ayant fait l'objet d'une communication « La suicidologie : une théorie de la pratique sur
l'intervention auprès des personnes suicidaires» au colloque de l'ACFAS. Nous allons
brièvement les présenter et rapporter les jugements publiés de l'un et l'autre. Voici d'abord les
jugements que tire Améry à propos du suicide et de la suicidologie : 1 .La suicidologie est une
affaire de spécialistes (initiant des terminologies, des corrélations, décrivant des symptômes...)
2. Le «penchant pour la mort volontaire» n'est pas une maladie (la médicalisation et
l'appareillage scientifique ne font qu'éloigner de la réalité du suicide) 3. Le suicide est «un acte
de vérité » (que peut signifier ici la démarche « thérapeutique » ? Celle-ci suit une logique de vie
alors que le suicide est une rupture avec cette logique-là puisque la mort volontaire « accroît
encore et multiplie jusqu'à l'incommensurable la contradiction et l'absurdité de la mort en
général »). Le bilan que fait Améry à propos de la suicidologie est donc que celle-ci passe à côté
de l'objet qu'elle vise et qu'elle ne nous apprend rien sur le suicide. Si nous passons maintenant
21

à l'article écrit par D. Dagenais, celui-ci expose des éléments permettant d'élaborer une critique
discernée de la suicidologie. Dans le cadre de notre travail, nous tiendrons compte de certains
éléments des jugements produits par D.Dagenais et Jean Améry. Nous reviendrons plus tard sur
toutes ces choses.

V PRÉSENTATION DE L'OUVRAGE
En ce qui concerne le plan rédactionnel de cet ouvrage, il vise à développer les points de notre
thèse évoqués ci-dessus. C'est pourquoi la première partie intitulée «la différence
suicidologique : le rejet de la compréhension sociale du suicide » est consacrée à la sociologie du
suicide, et à la connaissance historique du suicide. Cette première partie nous permet de faire
ressortir, par contraste, la nature de la suicidologie que nous décrivons dans la deuxième partie
intitulée : « qu'est-ce que la suicidologie?». La troisième partie : « la suicidologie, un outil de
gestion », accuse le trait de l'autonomisation accélérée qu'a enclenchée la suicidologie. Avec les
productions de la suicidologie, nous sommes en face d'une mise en réseau de la société et de
l'individu, conduisant par une pratique systémique généralisée, à certains aspects résonnant de
façon totalitaire. L'« organon » de gestion suicidologique est le fil conducteur propice à une
réflexion de société qui, d'une part, laisse des pratiques incompréhensives s'installer et qui,
d'autre part, laisse faire le système technicien. Mais avant d'en arriver là, arrêtons-nous un
moment, dans les pages qui suivent, à la compréhension traditionnelle du suicide.
PARTIE I

LA DIFFÉRENCE SUICIDOLOGIQUE :

UN REJET DE LA COMPRÉHENSION SOCIALE DU SUICIDE


23

La mort laide et vilaine n 'est pas seulement au Moyen-Age la mort subite,


c 'est aussi la mort clandestine qui n 'a eu ni témoin ni cérémonie, celle du voyageur
sur la route, du noyé dans le fleuve, de l'inconnu dont on découvre le cadavre au bord
d'un champ ou même du cousin, foudroyé sans raison. Peu importe qu 'il fût innocent :
sa mort subite le marque d'une malédiction. Philippe Ariès

Chapitre 1
LES VARIATIONS DE LA CONCEPTION SOCIALE
DU SUICIDE

INTRODUCTION

Dans ce premier chapitre, nous nous attacherons à montrer que, bien que la loi interdise
généralement le suicide, la position sociale face à celui-ci a toujours été caractérisée par un
jugement empreint de circonspection. En effet, l'histoire souligne que l'attitude sociale envers le
suicide est presque toujours le fruit d'un débat qui se joue tantôt devant les tribunaux, tantôt dans
la sphère intellectuelle ou bien encore qui est exposé sur la scène publique par le biais des
journaux. Le dix-neuvième siècle fait exception à cette règle, car bien qu'alors la loi se libéralise,
le suicide devient un sujet tabou dans la société en général et en particulier dans le domaine
scientifique. Dans la sphère intellectuelle, en effet, cela s'explique du fait que la représentation
scientifique du suicide commence à s'imposer dans le sens d'une maladie (thèse psychiatrique)
ou dans le sens d'une tare génétique (thèse anthropologique). Plus précisément, les scientifiques
isolent l'individu qui a l'intention de se suicider, en en faisant un être à part, étrangère la société
en même temps qu'il devient un sujet d'observation en proie aux investigations de la part de la
science. Et la science anthropologique naissante de l'époque rend inconcevable le suicide en tant
que fait social. Dans ce contexte scientifique, largement dominant, le suicide devient inavouable
et: par conséquent tabou pour le grand public. Le suicidé fait honte à ses proches et à ses relations
sociales. Aussi, nous chercherons à comprendre à quelles sortes de modifications scientifiques la
société occidentale du dix-neuvième siècle a affaire pour que celles-ci puissent changer aussi
radicalement les tenants et les aboutissants du discours sur le suicide. La sphère intellectuelle,
elle-même préoccupée d'installer les nouvelles sciences humaines n'a en effet plus d'intérêt à
24

réfléchir au suicide ni à en débattre comme d'un fait de société. Dans cette situation, Durkheim
fait quasiment figure de solitaire en cherchant l'explication du suicide par le social, et aussi
d'original face aux deux grands autres pionniers des sciences humaines de l'époque qu'étaient
Darwin et Freud - le premier proposant la thèse anthropologique et le second la thèse pessimiste
de l'instinct de mort. Ce sont ces deux grands précurseurs qui ont bel et bien amorcé le tournant
anthropologique de l'histoire du suicide. En effet, en occultant la compréhension du fait social,
c'est la raison biologique ou psychologique qui prévaudra. Celles-ci donneront au suicide un
sens culpabilisant, impropre à la poursuite d'une polémique, autre que celle évoquant une tare
honteuse ou que celle d'une pathologie relevant de l'examen médical. C'est donc à une étude
historique et descriptive des variations de la morale sociale envers le suicide que nous convie la
première section de notre chapitre ; puis, nous chercherons à analyser le contexte scientifique de
la société du dix-neuvième siècle afin de comprendre nos préjugés, encore actifs aujourd'hui
envers le suicide, préjugés qui ont pris leurs racines dans l'installation des sciences
anthropologiques de la fin de siècle.

1.1. L'histoire du suicide : un fait de société moralement nuancé.

Au cours de l'histoire occidentale, la position globale face au suicide revient à se


prononcer en faveur d'une morale nuancée. Le terme suicide n'est utilisé que tardivement (peu
avant 1700), aussi nous préférons, avant cette date, user ici des termes de mort volontaire.
Suivant les époques, le différend oscillera entre une position largement ouverte et un refus total
de débattre. Nous allons tenter ici de restituer les thèmes de controverse et les contextes
historiques où ils s'insèrent. L'objectif est de montrer que l'attitude envers la mort volontaire,
selon l'expression de l'historien Georges Minois1, « est révélatrice des valeurs vitales de la
société» (:11), et largement tributaire de la morphologie d'une société à une époque donnée.
Nous commencerons donc par parcourir la période de l'Antiquité et du Moyen Âge puis nous
couvrirons la distance qui nous sépare du Siècle des Lumières et de la Révolution.

1
MINOIS, George (1995), Histoire du suicide, Paris, Fayard.
25

1.1.1. L'Antiquité.

Ce qui distingue l'attitude antique, qu'elle soit grecque ou romaine, c'est la pluralité des
opinions. Dans le monde grec, chaque école philosophique a sa position particulière et «tout
l'éventail est représenté, depuis l'opposition catégorique des pythagoriciens jusqu'à
l'approbation bienveillante des épicuriens et stoïciens» (: 57). Rome est plutôt favorable à la
mort volontaire et le nombre de personnages célèbres y ayant succombé ne contredira pas cette
assertion. Le citoyen est libre de se tuer, ce qui est interdit à l'esclave (atteinte à la propriété)
ainsi qu'au soldat (des peines sont prévues par l'armée en cas de tentative, le soldat appartenant
d'abord à l'État). Pour Cicéron, « le suicide n'est en soi ni bon, ni mauvais, c'est une conduite
« moyenne », dont la valeur dépend avant tout des motifs » (:63). Les Grecs sont un peu moins
conciliants que les Romains en faisant notamment apparaître davantage le lien entre mort
volontaire et préjudice commis envers la communauté. Ainsi, Aristote et Platon insistent sur le
caractère social de l'individu qui doit remplir une fonction et a des devoirs et des comptes à
rendre envers la Cité, Cité à laquelle il ne doit pas se soustraire. Cela dit, Platon recommande
ceci aux pilleurs de temples qui n'arrivent pas à changer de conduite : « une fois que tu auras
envisagé la mort comme une meilleure issue, débarrasse-toi de la vie »2. L'arène des pourparlers
est donc bien ouverte, mis à part pour ce qui concerne le cadavre, qui suscite des inquiétudes, car
il est réputé malfaisant par les vivants. C'est ainsi que Tarquin ordonne le crucifiement de ceux
qui mettent fin à leurs jours : « ... cloués au bois, dans un lieu écarté, sans contact avec la terre,
les esprits malfaisants sont paralysés, et ce sont les oiseaux qui, en dépeçant le cadavre,
détournent sur eux le principe malfaisant » (:63). Il est à noter ici le pouvoir magique qu'exerce
le; mort volontaire sur les vivants et par contrecoup sur l'État, car le mort volontaire représente
un pouvoir symbolique mettant peut-être en danger l'autorité politique. Cela avait été bien utilisé
par le tyrannique Tarquin qui laissait pourrir sur les croix les cadavres des morts volontaires. En
ce qui concerne les motifs des morts volontaires, l'éventail est large sous l'Antiquité: cela va de
l'ordalie aux jeux des gladiateurs, du dégoût de la vie à la défaite militaire, du deuil au désintérêt
politique, etc.

2
Platon , Les lois, IX, 854,c cité par MINOIS : 60. Il est à noter ici que dans la période de l'Antiquité et du Moyen-
Âge, Georges Minois utilise le mot suicide. Aussi, c'est ce terme qui apparaît lors des citations que nous faisons de
cet auteur bien qu'il soit préférable de lui substituer les termes « mort volontaire » et non « suicide » ou « suicidé »,
ces termes n'apparaissant qu'aux alentours de 1700.
26

1.1.2. Le Moyen-Age.

La mort volontaire ordinaire au Moyen-Âge contraste avec celles illustres de l'Antiquité, car elle
est le fait de toutes les conditions et classes d'âge. Elle semble être plus le fait des roturiers que
des nobles qui, eux, ont des substituts au meurtre de soi-même : le tournoi, la chasse, la guerre,
la croisade. L'homicide de soi chez l'aristocrate, en vertu de ses motifs 'nobles ' sera donc
excusé alors qu'il ne l'est pas chez le roturier. En effet, qu'il s'agisse de meurtre volontaire de
soi, guerrier ou amoureux : « acte social, le suicide du noble est, d'une certaine façon, honorable.
Le suicide du rustre est un acte isolé, d'égoïste et de lâche: il fuit ses responsabilités, (...) son
mobile est le désespoir, vice fatal qui lui est inspiré par le diable» (: 25). On pourrait ajouter
que, pour le serf dévoué à son seigneur, l'homicide de soi reprend la notion antique d'atteinte à
la propriété privée du seigneur. Le Moyen-Âge connaît donc la pratique de la mort volontaire par
noyade ou pendaison mais les autorités religieuses et civiles la répriment par des représailles sur
le cadavre et sur la famille (biens du suicidé confisqués). De toute manière, cet acte ne peut être
commis qu'en état de désespoir diabolique ou «folie » ce qui atténue dans ce cas la peine
encourue. « Or, l'époque a une conception très large de la folie ; la pitié et la crainte des proches
contribuent beaucoup à en élargir encore le champ »(: 54) ; et les autorités civiles, souvent par
égard pour les proches, admettent la folie comme motif de la mort volontaire. Les corps alors ne
sont pas justiciés, pas plus que les biens de la famille confisqués. Ce qui est à retenir des deux
périodes, l'Antiquité et le Moyen-Âge, c'est « un fonds commun de crainte superstitieuse à
l'égard d'un acte hors du commun et donc surnaturel » (: 62).

1.1.3. La Renaissance.

Jusque présent, nous avons vu que les tenants d'une morale forte et dure ont pour arguments
principaux ce qui suit : «Refuser le don de Dieu et refuser la compagnie de nos semblables au
banquet de la vie sont deux fautes que les responsables religieux, qui gèrent les bienfaits divins,
et les responsables politiques, qui organisent le banquet social, ne peuvent tolérer... » (:11). Bien
qu'on assiste à la Renaissance à un durcissement des structures religieuses, en pleine
reconstruction, on assiste également à une contestation des autorités juridiques qui font éclater la
question du suicide au grand jour en 1600 et, le mot suicide, qui apparaît aux alentours de 1700,
27

est un signe de ce changement politique : entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la question du


suicide est posée et les Cours civiles de justice vont contribuer à la rendre publique et à faire
rebondir le débat ; et la discussion sera ainsi reprise, par la suite, au nom du discours sur le
Bonheur élaboré par le Siècle des Lumières. Un exemple en est ainsi fourni par :
«une affaire survenue en 1664, et racontée par le jurisconsulte Desmaisons3. Une paysanne des terres du
chapitre d'Auxerre se suicide ; sa famille fait croire à l'accident et obtient du juge la permission d'inhumer
dans un coin de cimetière. Les chanoines, soupçonnant l'irrégularité, portent l'affaire devant l'official de la
justice épiscopale (...). Le chapitre proclame (...) qu'un suicide est un suicide et ne doit jamais être toléré.
La famille fait appel devant le Parlement, qui lui donne raison» (: 168-169).

Cet épisode exemplaire montre que le péché, entretenu par la religion, à s'ôter la vie joue un bras
de fer avec le Droit civil et le droit implicite de le faire. Cet écart entre les Autorités civiles et
religieuse s'illustre aussi, au moment de l'ordonnance de 1670, quand le juriste Hyacinthe de
Boniface relate comment le Parlement de Provence refuse de faire confisquer les biens d'une
femme qui s'est noyée... Le juriste ajoute alors que « c'est à Dieu de punir ce genre de crime, et
que confisquer les biens ne ferait que fournir une cause de suicide aux héritiers »(: 169). La
séparation des points de vue entre le Droit canon et la jurisprudence civile ne fait qu'alimenter
un débat public qui se finit dans un compromis entre les parties : accepter le fait de camoufler les
suicides ecclésiastiques a comme contrepartie de consentir à cacher le suicide du simple quidam.
Au XVIIe siècle, l'Angleterre protestante publie dans la presse des "bills of mortality" faisant
état des suicides ; et en les communiquant à l'opinion publique, la presse habitue le lecteur à ce
genre de pratique (la publication relativement au suicide par contre est interdite en France). Les
suicides s'accroissent aussi pendant les périodes de peste ou de mauvaises récoltes. Les
nouveaux courants spirituels (jansénisme...) ainsi que la pratique accrue du duel offrent deux
nouveaux substituts au suicide : soit par l'anéantissement en Dieu jusqu'à la mort, soit par les
joutes en combat singulier.

Desmaisons, (1667), Nouveaux Recueils d'arrêts et règlements du parlement de Paris, Paris.


28

1.1.4. Les Lumières.


À la période des Lumières, le suicide se banalise ; les suicides de nobles se multiplient. Comme
le fait remarquer Georges Minois :
« non seulement les faits sont rapportés sur le même ton neutre que les morts naturelles, mais à aucun
moment n'est envisagée l'éventualité d'une confiscation des biens, ou à plus forte raison d'une exécution
infamante du cadavre. L'inhumation se déroule le plus normalement du monde, en terre consacrée et avec
messe solennelle. Rien ne laisse soupçonner l'existence d'une législation et d'interdits religieux contre le
suicide. Plus que jamais, la liberté de se tuer semble un privilège de la noblesse» (:.229).

Les nobles mettent souvent fin à leurs jours suite à des dettes de jeux et pour sauver leur
honneur. Ainsi, tout dépend de l'origine sociale, des motifs et des circonstances pour être
condamné. Le XVIe siècle avait commencé à poser la question publique du suicide, le XVIIIe
siècle y voit une réaction à ce droit au Bonheur défendu par les intellectuels, car en effet,
« l'idée du bonheur terrestre apparaît et se met à séduire les penseurs » (:244) ; et, avec cette idée
naissent une demande et un projet de réorganisation du monde. Dans cette perspective, le suicide
n'est plus qu'une alternative acceptable face à une idée du bonheur terrestre non encore advenue.
L'autre piste de réflexion concernant le suicide, développée par les penseurs, est le droit de
choisir. Or, pour les autorités religieuses, il n'y a pas d'alternative «mais une obligation : être
malheureux dans l'espoir d'être heureux. Le mieux que puisse faire l'homme ici-bas, c'est de
gérer son malheur passager » (: 245). En face de ce moteur de la morale religieuse c'est-à-dire
celui d'aspirer à l'au-delà et de supporter ses épreuves terrestres, se dessine l'autre face d'une
aspiration, être heureux ou ne pas être. Dans le même temps, les travaux scientifiques
progressent et absolvent du péché ou de la faute l'acte suicidaire : ce n'est plus le diable qui est à
l'origine de l'acte suicidaire, mais un mauvais état physiologique, ou l'excès d'activité physique,
mentale ou passionnelle. Ainsi, YEncyclopédie place l'origine de la manie dans « les passions de
l'âme, les contentions d'esprit, les études forcées, les méditations profondes, la colère, la
tristesse, la crainte, les chagrins longs et cuisants, l'amour méprisé» (citée par Minois :281) qui
perturbent le cerveau. Quoi qu'il en soit, tous les philosophes du grand siècle réfléchissent au
suicide et en discutent sérieusement en tribune ouverte. Dans les salons, la question du suicide se
croise bientôt avec celle de la question du romantisme amorçant un virage à l'idée que l'on se
fait du suicide.

Alors que la France interdit de publier les suicides, en Angleterre, la presse fait état des
suicides dans des « bills of mortality » ce qui pousse le lecteur à avoir son opinion sur la
29

question. Cet état de fait va contribuer à l'origine du mythe du mal anglais, mythe qui se
développera au XVIIle siècle. De 1680 à 1720, « vingt ans après la mort de Cromwell et les abus
du puritanisme, une génération sceptique affiche son détachement à l'égard de toutes les formes
d'intervention surnaturelle dans le monde» (:221). Aussi, les anathèmes prononcés contre le
suicide ne trouvent pas d'autre écho que l'indifférence. Charles Moore attribue cet état de chose
à une réaction contre « l'affectation de piété et de bigoterie du puritanisme de l'époque de
Cromwell » comme le note l'historien Minois (:222). Les traités en faveur du suicide (le
Biathanatos de John Donne, le Philostratus de Charles Blount...) se multiplient et poussent à
l'indulgence. L'apparition du mot suicide en 1642 du latin sui (de soi) et caedes (meurtre) le
distingue du self-killing de l'usage commun. Le terme s'impose en Europe au milieu du XVIIle
siècle et témoigne de l'intérêt philosophique envers le suicide. Le traité de David Hume sous le
titre de Essais sur le suicide et sur l'immortalité de l'âme publié en 1770 (France) et 1777
(Angleterre) résume la tendance face au suicide : le suicide n'est pas une offense à Dieu; le
suicide n'est pas nuisible à la société ; le suicide n'est pas une offense envers moi-même, car dit
Hume «je crois qu'aucun homme n'a rejeté la vie tant qu'elle valait la peine d'être conservée »
(:292). Cependant, certains accusent ces Traités de donner des arguments aux simples gens pour
s'ôter la vie. Par exemple, en 1732, un relieur londonien se suicide avec sa femme et son enfant
de deux ans en laissant une note reprenant des raisonnements écrits dans la Dissertation
philosophique sur la mort de Radicati. En Allemagne, le Traité philosophique prend des allures
de roman d'inspiration romantique. Goethe publie en 1774 Les souffrances du jeune Werther et
dévoile la sensibilité ambiante de l'époque. Les sentiments sont cultivés jusqu'à l'extrême et il
est de bon ton de montrer un amour mélancolique. Cette mode va donc teinter la question
philosophique d'une touche sentimentale, en vogue durant cette période.

1.1.5. A partir de la Révolution .


Avec la Révolution et le Code pénal de 1791, le suicide n'est plus un délit devant la loi civile;
l'Église, préoccupée par les bouleversements qu'elle vit, reste muette, au concile national de
1797 sur le suicide ; mais pour des raisons politiques d'une part, la face dure de la morale revient
sur scène. Ainsi, les Jacobins n'aiment pas que la guillotine soit boudée par des suicides
intempestifs et sont donc hostiles à ceux-ci, car ils nuisent à leur autorité politique. Napoléon
assimile le suicide dans l'armée à de la désertion. Aussi, «le gouvernement révolutionnaire
30

renoue spontanément avec la pratique de l'Ancien Régime et montre involontairement que le


suicide est l'arme suprême de la liberté individuelle face à la tyrannie collective d'État, quelle
qu'elle soit. (...) Tuer le cadavre est la seule et dérisoire réplique de l'État...» (:352). La
guillotine achève en effet celui qui est déjà mort par suicide et les exemples sont nombreux.
D'autre part, le diagnostic de la médecine de plus en plus scientifique apparente à la faiblesse
d'esprit le suicide qui est reconnu plus ou moins comme une tare faisant l'objet d'un traitement
moral. Ainsi, contre l'entorse au traitement moral que constitue un patient en récidive, Pinel voit
«dans la répression le meilleur moyen de guérir les tendances suicidaires»(:367).
Paradoxalement, au XIXe siècle, on assiste à un renversement du mouvement esquissé jusque
présent ; on a vu en effet que, bien que la peine pénale soit lourde, le débat restait ouvert et les
jugements plutôt prudents dans l'application ou non des peines.
À partir du début du XIXe siècle, la dépénalisation du suicide est effective, et
s'accompagne d'une dissimulation (le suicide est tû) vis-à-vis d'un acte jugé contre nature. Vice
ou maladie « honteuse », tel est verdict envers le suicide, et le XIXe siècle préfère cacher le
suicide sous la culpabilité pour mieux l'ignorer, d'autant plus qu'il fait désordre dans un siècle
qui découvre sa toute-puissance matérielle. C'est Esquirol qui fonde la théorie psychiatrique en
admettant le suicide comme une maladie mentale. « "L'homme n'attente à ses jours que dans le
délire et tous les suicidés sont des aliénés", écrit-il en 1838,...» (cité par Minois :369).
Fortuitement, en 1855, Brière de Boismont dans son étude De l'influence de la civilisation sur le
suicide, associe « le suicide avec l'esprit de la révolution industrielle matérialiste, dont il serait
l'une des tares,... »(:368) Dans la Révolution industrielle du XIXe siècle, la liberté n'est plus une
source de bien (comme au XVIIIe siècle) mais fait naître l'incertitude et l'insécurité, «facteurs
de peur, de folie, de suicide » (: 368). Ainsi que le résume Georges Minois :
« le développement des sciences humaines contribue, bien involontairement, à renforcer le complexe de
culpabilité individuelle et collective à l'égard du suicide. Les statistiques naissantes permettent de mesurer
l'ampleur exacte du phénomène. La psychiatrie et la sociologie mettent en évidence la responsabilité des
faiblesses morales et mentales individuelles ainsi que des insuffisances et des injustices de la structure
sociale » ( : 363).

Cependant, si la collectivité scientifique s'investit pour traiter les suicidants, elle ne le fait que
techniquement : les résultats positifs peuvent servir l'image scientifique du progrès et permettent
alors de ne pas remettre en cause la toute-puissance effective de la science dans la société. La
communauté scientifique encourage les citoyens éclairés à rejoindre leur courant afin de
constituer une collectivité moderne et avancée. Voici qui n'est pas si loin de notre progrès social
31

investi par la science : celle-ci reste encore aujourd'hui, une toute-puissance d'arbitrage écartant
toute autre forme de médiation. Concernant le suicide au XIXe siècle, le silence honteux ou
expert remplace le discours du diable, mais jusqu'à quand la question du suicide va-t-elle être
conjuguée avec celle de la culpabilité sociale ou bien celle du traitement moral de la médecine ?
Voici la question qui reste encore en suspens en ce début de notre XXIe siècle,
lin conclusion de cette première section, si nous retenons maintenant l'essentiel de notre rapide
panorama concernant l'histoire du suicide, nous pouvons dire que la progression des suicides à
chaque période de reconstruction économique, morale et politique s'accompagnait d'une
interrogation publique sur la question du suicide, cette tendance se prolongeant au XVIIIe
siècle. Peu à peu, en glissant de la morale publique à la spécialisation technique et au domaine de
la médecine, le suicide perd de son audience pour devenir un acte isolé, médicalisé qui requiert
un appareillage technique (traitements de choc dans les asiles, puis traitements chimiques avec
les progrès pharmaceutiques) ; bien plus il est assimilé par la médecine à une maladie ou à une
tare. Pour la première fois dans l'histoire occidentale, la peur et l'incertitude qui naissent avec
les bouleversements occasionnés par les progrès techniques et économiques font taire les débats
publics sur la liberté, sur la vie de l'homme ou sur son droit au suicide - discussions renaissant
à chaque époque de reconstruction. Curieusement, avec l'aide involontaire des sciences
humaines naissantes, le progrès technique (dont on ne connaît pas bien jusqu'où il peut aller)
n'est pas interrogé comme un facteur engendrant précarité, crainte et danger ; mais là aussi c'est
la liberté du public qui n'est plus encouragée, car dans la montée du confort matériel, il est
malséant d'interroger misère, instabilité, déracinements urbains, suicides y attenant, comme les
conséquences de cette société industrielle matérialiste en ascension ; les suicides en particulier
culpabilisent au lieu de faire réfléchir ; mais en même temps que ces derniers dans la société font
l'objet d'un silence distant et honteux, ils reviennent au premier plan des soucis scientifiques
sous une forme médicalisée (les tentatives de suicides deviennent des cas isolés à traiter), ou
sous forme de marginalité (cas d'espèce à investiguer). Les XVe-XVIIIe siècle avaient entamé le
débat qui consistait à poser la question du suicide. Le XIXe et XXe siècle, étouffant le débat, ont
censuré la controverse et imposé le devoir du "il faut bien vivre" à tout prix. Pourtant, le suicide
existe et, à chaque période de doute et de reconstruction (Renaissance, Révolution..), les suicides
augmentent et alarment les esprits conservateurs et traditionnels, la fin du XIXe siècle avec sa
Révolution industrielle ne faisant pas défaut avec sa recrudescence de suicides.
32

1.2. Les temps modernes : le suicide résultat d'une aliénation mentale

Dans l'histoire du suicide, nous avons vu, à la section précédente, combien le suicide
était dans les faits traité avec précaution. La fin du XIXe siècle, en faisant éclater la voix des
hauts faits techniques et industriels, étouffe les faits humains comme s'ils n'étaient plus
culturels, mais accessoires, accidentels et sporadiques. Le fait humain disparaît aussi sous la
grandeur de la Science de l'Homme, savante et maîtrisée. Sur cette toile, le suicide n'est plus un
fait de société, mais une tare ou une maladie que l'on sonde. Le suicide, en effet, ouvre la voie
sur une liberté inconcevable si elle va à rencontre des préjugés de la morale du bonheur matériel
s'installant dès la fin du XIXe et le début XXe siècle. Dans cette période, reconnaître les appels à
la liberté de l'homme n'est plus de mise, car à ce moment-là, la société est forte de ses triomphes
matériels et prétend protéger l'homme de ses maux et de ses vices cachés. Sous la doctrine
positiviste de la science, le suicide se commue en 'un mal d'aliéné' qu'il faut diagnostiquer avec
de nouvelles méthodes : car l'homme n'a, paraît-il, jamais été bien étudié ; mais heureusement,
les nouvelles sciences de l'Homme sont là pour y remédier. Nous tenterons ici de cerner ce que
recouvre cet intérêt anthropologique et médical pour l'Homme au XIXe siècle. Nous verrons que
ce plaidoyer « pour étudier scientifiquement l'aliénation mentale » trouve des racines notamment
chez Freud, et des ramifications chez les psychologues ; Freud, en effet, considère que le facteur
interne a préséance sur le facteur externe et s'en explique dans tout au long de son œuvre que
nous parcourrons avec le commentateur freudien Stéphane André. Ensuite, même si la sociologie
assied sa discipline et sa réputation en affirmant avec Durkheim : « le suicide est un fait social »,
cette affirmation devient une affirmation statistique et elle n'est plus le fait de société dont on
débat dans la presse anglaise du XVIe et XVIIe siècle. En essayant d'éclairer 'ce fait ', nous
essaierons de comprendre l'originalité de Durkheim4 dans le courant anthropologique de
l'époque en soulignant sa réflexion et la difficulté à traiter scientifiquement une question sociale
comme celle du suicide. Nous verrons aussi que le concept d'instinct de mort, mis en évidence
notamment dans Malaise dans la Civilisation par Freud, ratifie la position négative que celui-ci
adopte envers toute réflexion commençant à partir de l'être social ; et la sociologie d'ailleurs
brille dans l'œuvre de Freud par sa totale absence d'utilité. Notre objectif est de comprendre

4
Cette originalité de Durkheim a déjà été soulignée dans l'article d'Olivier CLAIN (1995) « contrainte et suicide :
note sur la théorie durkheimienne » dans Pathologie du lien social et société contemporaine. Acte du colloque.
Musée de la Civilisation, Québec.
33

pourquoi l'attitude médicale scientifique dès ses débuts tend à évacuer tout moment de synthèse
culturel dans la société en ce qui concerne le suicide et nous essaierons de cerner les effets du
paradigme anthropologique à l'œuvre au XIXe siècle au regard de la conception médicalisée du
suicide. Pour atteindre notre but, nous nous intéresserons d'abord à la mise en contexte
historique du concept anthropologique, puis à la place de Darwin dans l'introduction des
nouvelles sciences humaines ce qui permettra d'éclairer ensuite les positions respectives de
Freud et Durkheim.

1.2.1. La mise en perspective du concept anthropologique au XIXème


D'un côté, isoler « le facteur de trouble » est la grande affaire du XIXe siècle. Aussi bien pour
les sciences naturelles que sociales, il s'agit d'isoler le microbe aussi bien que l'homme p u r
mieux l'expliquer et l'analyser. Or, d'un autre côté, «le suicidé est un trouble-fête» pour
reprendre l'expression de Zenati,5 car complète l'historien Minois : « il perturbe l'équilibre
social et sape la confiance en elle-même de la société, qui se sent coupable, ou au moins mise en
accusation » (:374). Dans ce qui suit, nous verrons et approfondirons comment et pourquoi les
tentatives de suicides ont été posées en tant que marque d'une décadence humaine et très peu
comme le reflet des «valeurs vitales d'une société » c'est-à-dire comme ce qui a trait à la valeur
sociale de l'existence humaine. D'abord, introduisons le contexte de l'époque.

Cette période est marquée par un remaniement de fond en comble des structures de
connaissance. L'unité des connaissances ne se forme plus autour de considérations ontologiques,
mais autour de considérations pratiques. C'est l'essor de l'Anthropologie qui, commente
6
Gusdorf , «devient une science de plus en plus exacte, mais on sait de moins en moins
exactement de quoi. En tout cas, la multiplication des anthropologistes est la meilleure preuve,
sinon la seule, de l'existence de l'anthropologie». Qui sont ces anthropologistes? Ceux qui
conçoivent l'homme comme un objet de l'histoire naturelle et l'anthropologie « comme une mise
en place de l'être humain dans l'histoire naturelle» (:21). Le courant est étendu et varié et se
regroupe autour de grands penseurs c'est-à-dire

5
ZENATI, F. (1988) « Commentaire de loi du 31 décembre 1987 tendant à réprimer la provocation au suicide »,
Revue trimestrielle de droit civil. Paris, Documentation française : 427.
6
GUSDORF, Georges (1960), Introduction aux sciences humaines, essai critique sur leurs origines et leur
développement, Paris, Les Belles Lettres : 384.
34

« (...) Condorcet, Tracy, Laromignière se mêlent dans ce groupe aux médecins, comme Cabanis, Bichat et
Pinel, et aux historiens juristes, sociologues et économistes, tels que Volney, Daunou, J.B. Say, Benjamin
Constant, de Gérando, Fauriel, dont la recherche s'essaie dans les domaines les plus divers et les plus neufs.
Surtout, les savants eux-mêmes, les plus grands noms de l'époque, se trouvent associés à l'entreprise :
Lavoisier, Laplace, Monge, Berthollet, Lamarck... » (:272)

Il est désormais possible de faire courir un fil conducteur entre les sciences de la vie et les
sciences de l'homme avec le concept d'anthropologie, celui-ci abattant la cloison qui sépare
l'étude zoologique de l'espèce humaine (pratiquée par les naturalistes et les médecins) de celle
de l'histoire culturelle. Mais, remarque Gusdorf, « à peine défini, le concept d'anthropologie se
trouve menacé dans son unité interne», car complète-t-il en se servant de l'opinion de
T allemand Ribot7- avec laquelle il s'accorde - pour conclure :
«ce titre vague d'anthropologie s'applique à des recherches de toutes sortes.(...) C'est qu'en fait
l'anthropologie repose sur une conception illogique et arbitraire. Toute science précise a pour objet un
groupe de phénomènes déterminés, qu'elle étudie partout où ils se rencontrent (...) L'anthropologie, au
contraire, s'occupe non d'un groupe de phénomènes, mais d'une espèce (...) C'est moins une science
qu'une somme d'emprunts faits à toutes les autres ».

Pourtant, l'anthropologie continue à faire son chemin dans les cœurs et les esprits et le concept
lui-même remporte l'adhésion avec une autorité presque universelle. En affirmant l'évolution de
la vie et des espèces, Darwin impose cette dernière comme une catégorie explicative totale. Avec
Darwin, l'évolution cesse d'être une idée; celle-ci imprime au contraire une action au
mouvement scientifique du XIXe siècle qui va s'accroissant, et elle restructure aussi les théories
scientifiques sur la base de ce qui est désormais appelé l'évolutionnisme.

1.2.2. L'évolutionnisme de Darwin

Avec l'évolutionnisme, le facteur interne biologique est prédominant; l'insécurité par


exemple ne provient pas, comme au temps de la Renaissance, d'événements extérieurs tels que
les pillages ou les guerres de religions ou bien, au temps de la Terreur, de la disette ou bien des
politiques révolutionnaires. Non, Darwin et Freud ont en commun de nous apprendre que le
risque fondamental est le risque de notre décadence humaine toujours à prévoir et toujours à
craindre ; c'est la découverte scientifique majeure toujours actuelle et les suicidés au même titre
que les aliénés sont là pour en témoigner. Il s'agit ici de se protéger contre soi-même et au
besoin protéger la société, demander l'aide des techniques médicales pour ne pas descendre
7
RIBOT, (1879) La psychologie allemande contemporaine, Germer Baillière : 45-46, cité par GUSDORF : 395-
396.
35

d'une marche dans la classification zoologique. Ou bien il faut renforcer par un traitement
médical son sens moral, ou bien il faut fortifier ses forces physiques et physiologiques 'pour s'en
sortir ', telle est l'alternative des débuts de l'anthropologie médicale. Avant celle-ci, nous
connaissions la grandeur et décadence des civilisations c'est-à-dire d'un type de développement
et d'organisation sociale à un moment donné, avec l'anthropologie médicale nous avons
maintenant : la grandeur et décadence humaine au sein du monde animal et c'est l'orgueil de la
science des sciences -l'anthropologie- de l'avoir découverte. Voyons comment la naissance du
développement scientifique conduit à éliminer la fondation symbolique des actions humaines.

La coupure qu'entérine Darwin, sans le savoir pourrait-on ajouter, c'est la connaissance telle
qu'elle était considérée auparavant en métaphysique ; si l'on se réfère à Maritain par exemple,
toute métaphysique répond à un double aspect : la distinction entre la nature ontologique «l'être
donné à soi-même » et l'ontologie du connaître « comment connaître » qui forment les deux axes
de la théorie du savoir scientifique. L'ontologie du connaître elle-même a deux moments :
d'abord l'élan premier de l'esprit vers le réel extra-mental et le moment réflexif de son retour sur
soi. L'élément de nouveauté chez Darwin va être de partir d'une indistinction entre nature
zoologique et nature ontologique, indistinction qui va constituer le fondement de la démarche de
Darwin. Cet affranchissement de toute métaphysique dans le questionnement sur l'homme va
avoir des conséquences incalculables. Nicoletta Diaso9, dans son excellente étude sur l'histoire
comparée de l'anthropologie du XIXe siècle, nous le fait pressentir en remarquant ce qui suit:
« étant donné que les maux de l'âme et les maux du corps peuvent être ramenés à une même
source, l'histoire physique et l'histoire morale se touchent et se confondent dans une seule
«science de l'homme», l'anthropologie» (:100). Darwin découvre l'anthropologie en même
temps que ce mystère de transformation des espèces dont il ne sait pas que penser.
Premièrement, la variété des espèces mène à la construction de l'anthropologie physique, édifice
auquel tout penseur doit apporter sa pierre. Deuxièmement, Darwin reprend les théories
malthusiennes au compte des sciences naturelles c'est-à-dire l'adaptation naturelle des espèces
au milieu, leur sélection en vertu de la loi du plus fort et du mieux adapté. Confondant nature

CAUUET Isabelle, (1999), Le statut de la science chez Jacques Maritain, Annales de philosophie, Vol.20,
Beyrouth, Université Saint-Joseph,.Liban
DIASO, Nicoletta, (1999), La science impure, anthropologie et médecine en France, Grande Bretagne, Italie,
Pays Bas Paris, Presses Universitaires de France.
36

ontologique et pratique de la situation concrète à connaître, Darwin s'en va allègrement vers un


rapprochement de toutes les sciences formant ensemble un tout physique et biologique. Ce souci
d'intégration de toutes les sciences à l'histoire naturelle constitue les prolégomènes de
l'anthropologie scientifique de l'époque. Ainsi, comme le souligne /'Introduction à l'œuvre de
M. Mauss de Claude Lévi-Strauss10 en 1950, Marcel Mauss introduit sur cette base le fait social
total «rendant simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et
sociologique de toutes les conduites ». Quant à Auguste Comte, il place la sociologie comme la
science intégratrice de toutes les autres dans son classement évolutionniste. Les signes avant-
coureurs d'une telle installation scientifique dans le XIXe siècle se repéraient déjà dans l'école
de l'Idéologie11 de la fin du XVIIIe siècle en la personne d'un de ses représentants les plus
éminents, Cabanis avec Les Rapports du physique et du moral . Ainsi, ajoute Nicoletta Diaso,
« l'imbrication entre physiologie, psychologie et morale prônée par les Idéologues et poursuivie
par Bichat, Biran, Pinel est désignée par Gusdorf13 comme une « anthropologie médicale »». Les
hygiénistes s'emparent de cette notion anthropologique: l'anthropologie physique qui,
historiquement, prélude à l'anthropologie sociale (cette dernière ayant bien du mal à se défaire
par la suite de ses premières origines 'naturelles ').

1.2.3. L' hygiénisme, la médecine et le pessimisme de Freud

Dans l'histoire de l'anthropologie au XIXe siècle, Nicoletta Diaso insiste aussi sur le
mouvement hygiéniste qui se développe à cette période. Jadis, la peur de la maladie, notamment
de la peste, au Moyen-Âge par exemple, poussait les gens à ne pas se laver -ou rarement- étant
donné qu'ils croyaient que l'eau pénétrait dans les pores avec ses bactéries. D'où l'usage, à cette
époque, de 'substituts ' de lavage : les épices pour cacher les mauvaises odeurs, les clous de
girofle pour la mauvaise haleine ou les chemises de rechange lorsqu'on était riche. Le courant
hygiéniste au XIXe siècle innove en s'intéressant au corps et à son maintien en santé : sommeil,
10
Lévi-Strauss cité par Nicoletta DIASO : 113.
" Il s'agit de bien comprendre ici le terme d'idéologie de l'époque. Suivant GUSDORF , « Le mot « idéologie »
désigne, à proprement parler, une méthode, ou un art, pour la conduite de la pensée. C'est Destutt de Tracy qui
propose l'adoption de ce vocable nouveau, dans un mémoire lu à l'Institut à la fin de l'année 1796, et relatif à
1 analyse de la pensée : « il demandait, selon Picavet, que la science résultant de cette analyse fût nommée idéologie
ou science des idées, pour la distinguer de l'ancienne métaphysique » », 1960 : 281.
1!
Corpus général des Philosophes français (1956,) Rapports du Physique et du Moral, /. Introduction, Œuvres
philosophiques de Canabis, Paris, puf.
1!
GUSDORF, 1960 : 293, cité par Nicoletta DIASO, 1999 : 102
37

marche, éducation physique, hygiène et attitudes face aux maladies. Mais, souligne Nicoletta
Diaso :
« c'est surtout avec l'anthropologie positiviste que la marque physique acquiert une importance
fondamentale. Car non seulement elle avalise un discours colonial, mais elle devient la mesure à travers
laquelle la société se pense, réfléchit à son unité et à son unicité et appréhende les transformations qui
bouleversent le tissu social, notamment dans les grandes villes industrielles. Deux champs sont censés bâtir
un discours sur les stigmates sociaux de la physicité : le domaine de l'anthropologie physique ainsi que
l'anthropologie morbide et pathologique» ( : 102).

À la suite des hygiénistes, les médecins se proposent d'ouvrir en 1859 la Société


d'Anthropologie de Paris. Dans son discours d'ouverture, le Dr Broca définit le rapport entre la
médecine et l'anthropologie : « les deux sciences qui mettent en œuvre les mêmes faits, ou du
moins faits du même ordre, doivent avoir des principes communs, une méthode commune.
L'histoire de l'une peut donc éclairer la marche de l'autre» 14 . La filiation de la médecine à
l'anthropologie rejaillit sur tous les autres champs d'activité de la Société: l'histoire,
l'ethnographie, la linguistique, la sociologie... La science médicale est devenue un modèle pour
penser la différence humaine. Le champ de l'anthropologie morbide d'une part, développée par
Morel, consiste « à repérer ce qu'on appelle aujourd'hui les facteurs de risque qui facilitent ou
sont à l'origine des déviations du type humain normal» (:106). Le travail de Morel traite des
déchéances physiques, morales et intellectuelles de l'espèce humaine et sur les causes qui les
produisent. Le thème de la dégénérescence est en vogue à ce moment-là et fait de nombreux
adeptes. D'autre part, le champ de l'anthropologie physique s'attache à mettre en évidence des
liens entre les fonctions intellectuelles, le système nerveux et l'instinct. La méthode comparative
est utilisée pour différencier les caractères physiologiques et psychologiques des différentes
races humaines. Dans la société du XIXe siècle, l'image du médecin-anthropologue fait son
chemin et l'anthropologie fourmille de médecins qui essaient de faire avancer leurs idées
nouvelles. Au croisement des hygiénistes et des médecins, les balbutiements du traitement
psychiatrique font jour. Esquirol invente le traitement moral et Pinel les premières théories
psychiatriques. Charcot, à l'hôpital La Salpêtrière à Paris, travaille et approfondit ses recherches
sur l'hypnose. Freud s'intéresse à ces travaux. Le courant scientifique préfreudien jusque-là
abordait la personnalité sur la base d'une psychologie du bon sens. Mais, comme le remarque

14
P. Broca, 1876 :7, cité par Nicoletta DIASO :103.
38

Werner Muensterberger15, qui donne un éclairage fort intéressant sur les premiers pas
psychanalytiques :
« pour la psychanalyse à ses débuts, il était primordial de trouver dans les données anthropologiques la
preuve qui confirmerait les découvertes cliniques. Elle cherchait à démontrer l'universalité des fantasmes
fondamentaux, l'existence de l'inconscient, le lien entre la socialisation et la maîtrise pulsionnelle» (: 180).

Ainsi, l'anthropologie positive sert de base de données aux premiers travaux psychanalytiques,
car « il était essentiel de recueillir des données négligées jusque-là pour pouvoir appliquer le
mode de pensée psychologique nouveau» (:182). Et dans l'effervescence de la nouveauté,
« aucune branche des sciences sociales n'a pris cet appétit de données nouvelles plus au sérieux
que l'anthropologie» (:182). Avec l'anthropologie, la notion de 'personnalité' est vue comme
un tout, constituée dans l'histoire naturelle de la vie, tout dont l'anthropologie physique
s'acharne à montrer tous les aspects.

C'est donc dans ce contexte anthropologique que Freud amorce ses travaux même s'il s'en
démarque rapidement en construisant ses hypothèses. Nous allons nous attarder ici sur cette
construction pour montrer, à l'aide du commentateur freudien Stéphane André16, la marginalité
de la démarche freudienne par rapport à son époque ; et en même temps, nous nous attacherons à
montrer le peu de crédit qu'accorde Freud à la sociologie comme facteur explicatif de l'individu.
D'abord, il est courant de considérer que les travaux de Freud ont une tendance biologique ou
bien une prédominance biologique ce qui fait croire que la psychanalyse a une portée
exclusivement biologique. Or cette vue implique de préciser ce que l'on entend par 'biologique'
en psychanalyse. Chez Freud, le biologique se limite à l'inné. Mais, ainsi que le met en évidence
Muensterberger, « on pense souvent que l'inné est limité aux pulsions instinctuelles, qui à leur
tour sont plus ou moins considérées comme les équivalents des instincts au sens de la
psychologie animale» (:184). Or, chez Freud, le concept de la pulsion instinctuelle est distinct
de celui en usage dans la psychologie animale. Car, continue Muensterberger, ce concept « est
une construction de l'esprit visant particulièrement à décrire les phénomènes de conflit chez
l'homme... » (:184). Et ces concepts de conflit et de pulsion instinctuelle «font partie de cette
succession d'étapes, le développement de l'objectivation, et antérieurement celui de la

15
MUENSTERBERGER, Werner (1976) L'anthropologie analytique, Paris, Payot.
16
REVUE CONTREPOINT. (1971), « Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud et l'usage qu'on en fait » de
Stéphane André, no4, été, Paris.
39

perception et de la mémoire, sur lesquels se fondent le fantasme et la pensée» ( : 185). La portée


de la perspective biologique chez Freud est donc associée au développement et à la maturation et
ne se limite ni à l'inné ni aux caractères invariants de l'homme. Ceci posé, il reste, remarque
André Stéphane, qu'« il ne faut pas perdre le fil rouge qui constitue l'un des fondements
essentiels de la découverte freudienne, à savoir la primauté des facteurs internes sur les facteurs
externes » (:34). Ce fil conducteur s'initie et se poursuit dans l'œuvre de Freud depuis les débuts
(des lettres à Fliess en 1897) jusqu'à la fin ( Malaise dans la civilisation en 1929 et la 7eme des
Nouvelles conférences en 1932). Voici quelques exemples de citations freudiennes qui le
montrent :
En 1921 dans Psychologie collective et analyse du Moi,
« l'individu en foule se trouve placé dans des conditions qui lui permettent de relâcher la répression de ses
tendances inconscientes. Les caractères apparemment nouveaux qu'il manifeste alors ne sont précisément
que des manifestations de cet inconscient où sont emmagasinés les germes de tout ce qu'il y a de mauvais
dans l'âme humaine»17.

En 1929 dans Malaise dans la civilisation,


« l'homme n'est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on
l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne
somme d'agressivité »18.

- En 1932 dans la 7eme des Nouvelles conférences,

« Il est inadmissible de négliger le rôle des facteurs psychologiques quand il s'agit des réactions d'êtres
humains vivants. Non seulement ces facteurs participent à l'établissement des conditions économiques mais
encore ils déterminent tous les actes des hommes... »'

Ainsi que nous pouvons le constater, chez Freud, les facteurs psychologiques « déterminent tous
les actes des hommes» ; et, même mis en situation de groupe, l'individu ne fait que manifester
des tendances psychologiques individuelles inconscientes. Il n'est donc pas étonnant que Freud
subordonne la sociologie par exemple à la psychologie, science par excellence, dont la
sociologie n'est plus qu'une application. Voici ce que dit en effet Freud là-dessus :
« la sociologie qui étudie le comportement de l'homme au sens de la société ne saurait non plus être autre
chose que de la psychologie appliquée. Rigoureusement parlant, il n'existe que deux sciences : la
psychologie pure ou appliquée et les sciences naturelles » .

1
' Freud en 1921, cité par Stéphane André : 35.
18
Freud en 1929, cité par Stéphane André : 41.
19
Freud en 1932, cité par Stéphane André : 35.
20
Freud, la 7eme des Nouvelles conférences en 1932, cité par Stéphane André : 35.
40

Nous reviendrons sur cette position de la sociologie partagée déjà en son temps par des
adversaires de la sociologie de Durkheim tels que Tarde. Pour l'instant, contentons-nous de la
noter comme une posture tenue par Freud. La notion remaniée de l'inconscient par Freud le
pousse dans Malaise dans la civilisation à imposer la conception d'un instinct agressif
autonome, l'instinct de mort. La civilisation chez Freud est le Surmoi qui empêche l'homme de
retourner son agressivité contre lui-même. « La civilisation tendrait donc à promouvoir des
institutions qui ne tiendraient compte, en la matière, que du plus haut degré de développement
individuel »21. Seulement en posant les fondements de la civilisation, Freud en vient à entériner
la notion instinctuelle d'agressivité qui est beaucoup moins nette que celle élaborée dans sa
première topique - cette dernière effectuant bien mieux la séparation avec le monde animal. Il
faut dire que Malaise dans la civilisation est écrit à un moment de la vie de Freud qui est
éprouvant et dans un contexte historique qui ne porte pas à l'optimisme. Freud signe donc un
pessimisme que la suite des événements de cette période ne démentira pas.

1.2.4. L'originalité de Durkheim : « le suicide pensé à partir des faits sociaux »22
Après Darwin et Freud, un autre grand pionnier marque la fin du XIXe siècle, Durkheim. À la
contestation de la Civilisation au profit du développement positif de la Science, Durkheim va
tenter de s'opposer en imposant et défendant son objet d'étude : la société. Cependant, Durkheim
n'échappe pas à son époque fascinée par les feux de la nouvelle Science. L'attitude ambiguë de
Durkheim, faite de confiance et de méfiance envers la science, peut s'éclairer si l'on distingue
chez Durkheim le sens moral (c'est-à-dire souci de rigueur classificatoire) et la morale (c'est-à-
dire étude des mœurs). Le sens moral de Durkheim est en effet celui de l'homme raisonnable en
son époque qui éprouve comme tous ses contemporains le besoin de tout classer: en
effet,« l'anthropologie médicale fourmille de personnages inclassables de façon simple entre les
deux catégories du normal et du pathologique : épileptiques, criminels, primitifs, ouvriers,
suffragettes, paysans du Mezzogiorno, mais aussi goutteux, diabétiques ou scrofuleux, liste qui
montre à elle seule la relativité des catégorisations en fonction de l'histoire et de la culture»23.
Dans l'enchevêtrement des classements entre sciences, censés former un tout suivant le modèle

21
Freud, Malaise dans la civilisation en 1929, cité par Stéphane André : 41.
2
Nous reprenons ici l'expression d'Éric Caron Malenfant (2001) in Causes et sens des suicides : une
problématique sociologique, mémoire de maîtrise dirigé par M. Clain, Université Laval, Québec.
23
Nicoletta DIASO, (1999), résumé de La science impure, anthropologie et médecine en France, Grande Bretagne,
Italie, Pays Bas, Paris, Puf.
41

positif en cours, le normal et la pathologique servent de repères dans une recherche fortement
influencée par le modèle médical. La démarche classificatoire essaie de reconstruire
scientifiquement une société dont les racines de tradition sont atomisées dans l'explosion de la
Révolution industrielle. En effet, « la nouvelle philosophie se fonde sur l'observation des faits et
l'expérimentation des résultats. Les faits qu'elle étudie sont les facultés physiques et morales de
l'homme qui sont soumises pour la première fois à une instance méthodologique déclinant
l'intérêt que la métaphysique, la théologie, les arts avaient porté à l'esprit humain sous forme
d'une science de l'homme épistémologiquement fondée» . Ici l'histoire physique et l'histoire
morale se confondent en une seule : l'anthropologie.

Méthodologiquement, Durkheim répond à ces critères puisque pour lui aussi le fait physique
devient un facteur objectif permettant de décoder les états moraux et les sentiments fluctuants.
L'œuvre Le Suicide à cet égard est une leçon magistrale des Règles de la méthode. Par contre,
traiter la morale comme une science des mœurs relève de son besoin épistémologique qui le
pousse à imposer la sociologie comme science autonome des autres. Entre méthodologie et
épistémologie, les réflexes de Durkheim sont contradictoires. En prenant la méthodologie de
l'anthropologie médicale, il refuse d'en prendre les visées darwiniennes. De là une épistémologie
originale qui tranche sur la démarche de l'époque. Non seulement Durkheim va séparer
l'individu organique de l'individu social construisant deux sphères hétérogènes l'une à l'autre.
Mais Durkheim ne va pas tomber dans le piège de la personnalité biologique; en effet, les
manifestations physiques du biologique ne serviront à Durkheim qu'à asseoir par analogie et par
métaphore l'anatomie d'une société où le social s'explique par le social. Et c'est le début d'une
morale sociale qui s'expérimente et se vérifie. Au lieu de dire ce qui doit se faire, il faut aller
voir ce qui se fait puis en tirer les correctifs théoriques qui s'imposent. C'est ainsi qu'il va
construire sa critique à la fois envers les économistes et les psychologistes. Voyons d'abord côté
économique :
« Voilà, par exemple, la fameuse loi de l'offre et de la demande. Elle n'a jamais été établie inductivement,
comme expression de la réalité économique. Jamais aucune expérience, aucune comparaison méthodique
n'a été instituée pour établir que, en fait, c'est suivant cette loi que procèdent les relations économiques.
(...) Il est logique que les industries les plus productives soient les plus recherchées ; que les détenteurs des
produits les plus demandés et les plus rares les vendent au plus haut prix. (...) Elles sont naturelles, si l'on
veut, en ce sens qu'elles énoncent les moyens qu'il est ou qu'il peut paraître naturel d'employer pour
atteindre telle fin supposée ; mais elles ne doivent pas être appelée de ce nom, si, par loi naturelle, on

Ibid.: 100.
42

entend toute manière d'être de la nature, inductivement constatée. (...) les présenter comme l'expression
même de la réalité, c'est que, à tort ou à raison, on a cru pouvoir supposer que ces conseils étaient
effectivement suivis par la généralité des hommes et dans la généralité des cas »25.

Ce qui est vrai pour l'économique, est vrai aussi pour le psychologique: au lieu de dire le
suicide se propage par imitation et contagion ce qui est la thèse de Tarde, Durkheim réplique,
allons voir et vérifions. Le suicide est un sujet idéal pour développer la méthode de Durkheim ;
celui-ci permet premièrement de tirer des enseignements méthodologiques de l'étude du suicide ;
puisque les suicidés sont par définition muets, Durkheim tend à montrer par là que les discours
ne peuvent expliquer les actions. Deuxièmement, alors que le suicide est considéré comme un
acte de nature psychologique et individuel, faire une démonstration de son caractère
éminemment social tend à vérifier le fait que l'individu est un être avant tout social. Aussi
choisir le suicide comme sujet lui permet d'asseoir deux éléments théoriques importants qu'il
soutient. C'est pour des raisons avant tout théoriques et pour asseoir la sociologie sur des bases
autonomes à l'anthropologie, la médecine ou la psychologie que Durkheim choisit d'étudier le
suicide. Il y réussit au regard des réactions de Tarde. En effet, celui-ci s'insurge : «d'un bout à
l'autre, son dernier ouvrage semble dirigé contre moi »26 dira ce dernier. Il s'agit bien sûr du
Suicide de Durkheim.

1.2.5. De la punition sociale à la culpabilité


Pour finir cette dernière section, en bref, disons ceci: alors que l'histoire du suicide
s'accompagne au cours des âges de punitions aussi bien variées qu'insolites parfois (retrait aux
héritiers de l'avoir du suicidé, refus d'inhumer le suicidé, etc.), l'histoire récente, elle, abolit
l'accusation portée contre le suicidé,mais dissout toute velléité de débat; le débat de moeurs
autour du suicide en effet se médicalise et se réclame de l'avis des experts en criminologie,
psychologie, psychiatrie, etc.. En même temps que le suicide se définit scientifiquement, celui-ci
s'isole de toute pratique sociale et devient affaire de méthode entre spécialistes. Les effets
culpabilisateurs de ces nouvelles définitions du suicide sont neutralisés sous couvert de rigueur
scientifique, mais conduisent les membres de la société à un certain malaise à propos du suicide.
En effet, avec le XIXe siècle, la nature sociale du suicide ne s'explique plus par l'arbitraire, la
25
DURKHEIM, Emile (2001) Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion : 119-120.
Le suicide un siècle après Durkheim sous la direction de Massimo BORLANDI et CHERKOUI (2000),
« Contre Durkheim à propos de son Suicide » de Gabriel Tarde, texte inédit établi et présenté par Philippe Besnard
et Massimo Borlandi, Paris, Presses universitaires de France.
43

répression et le conflit politique; elle s'explique par la nature biologique et l'anthropologie qui
chapeaute tout y compris l'économique ou le psychologique est reine. Désormais, le suicide est
\ru comme une aliénation mentale, d'où un silence honteux et dévastateur qui prend forme dans
la société au XIXe siècle.

CONCLUSION
Au cours de l'histoire, le jugement sur le suicide a pris des formes sociales allant de la
répression à l'indulgence ; le plus souvent, la morale nuancée triomphait de ces controverses.
Toujours le suicide était source de conflits, mais aussi d'arrangements. Le XIXe siècle rompt
avec cette tradition en isolant le suicidé et en en faisant un cas d'espèce à étudier. Car ce qui se
joue au travers du suicide, c'est un glissement et un repliement de la notion sociale sur la
'personnalité ' de l'individu. Au moment où le champ social se rétrécit comme une peau de
chagrin, on cherche à expliquer les causes du suicide non plus dans le social, mais dans le
développement mental et physiologique de l'individu. Cet intérêt soudain «pour améliorer
l'espèce » trouve ses origines dans les a priori de la Science de l'époque : pour développer les
théories naturalistes, les sciences ont besoin d'un principe explicatif de l'Univers. Ce principe
explicatif en postulant l'individu en tant qu'élément de l'espèce naturelle permet de fonder le
physique et le biologique comme sciences fondatrices des autres disciplines s'appelant
désormais : l'Anthropologie. Cette révolution scientifique des moeurs s'engouffre dans la place
laissée béante par la tradition. Le mérite de Durkheim, bien que son vocabulaire soit parfois celui
des naturalistes de son époque, est d'avoir détaché la théorie sociale de toute forme de
darwinisme, de propension à suivre le libéralisme économique ou le réductionnisme
psychologique. Toutefois, le suicide ne montre plus avec Durkheim les valeurs vitales d'une
société, mais représente un essai magistral d'une théorie sociologique qui impose la sociologie
comme science qui étudie la société. Alors que les moeurs de la société occidentale du XIXe
siècle se décrivent elles-mêmes comme rationnelles, la controverse sur le suicide, elle, est
occultée, indiscutée parce que ce dernier représente désormais un stigmate de l'espèce dans
l'humanité en progrès, stigmate dont personne ne veut porter le fardeau honteux. L'étude
anthropologique désormais privilégie la personnalité en tant que facteur explicatif du suicide et
estime que c'est une avancée scientifique. Ne pourrait-on pas poser l'interrogation suivante en
44

conclusion : n'y a-t-il pas là l'aboutissement du droit au Bonheur exprimé au Siècle des
Lumières auquel l'Anthropologie du XIXe siècle répond par l'« amélioration de l'espèce » ?
45

Celui qui ne sait rien, n 'aime rien. Celui qui n 'est capable de rien ne comprend rien(...)
Mais celui qui comprend, celui-là aime, observe, voit (...). Qui imagine que tous les fruits
mûrissent en même temps que les fraises ne sait rien des raisins. Paracelse
Chapitre 2
LA COMPRÉHENSION SOCIALE DU SUICIDE

INTRODUCTION
Comme nous avons déjà pu commencer à le comprendre dans le chapitre précédent, les
suicides subissent historiquement des variations suivant les époques d'une part, et ceux-ci ne
sont jamais totalement explicables d'autre part. En même temps que cette part inconnaissable
(dont la sociologie du suicide accepte l'irréductibilité) surgit au moment même de «connaître »
l'acte suicidaire, la possibilité de saisir quantitativement le suicide, de 1 Interpréter socialement
et d'en tirer des conclusions s'impose dans les deux grands efforts de comprendre le suicide.
C'est cela que nous allons voir maintenant: le courant de la compréhension sociale du
phénomène du suicide d'une part et celui de la compréhension de l'acte suicidaire du sujet
d'autre part. Nous verrons comment ces deux courants cohabitent dans la sociologie du suicide
pour s'enrichir mutuellement, former des limites, mais aussi des pistes de recherche originales.
Nous brosserons à grands traits ces deux manières de comprendre le suicide qui ont en commun
de ne pas prétendre saisir l'homme total dans une objectivation scientifique, mais qui ont plutôt
pour but de l'appréhender dans sa contingence historique et culturelle. Cependant, ces formes de
compréhension sociale du suicide seront battues en brèche par la sociologie américaine qui les
réduira à une explication technique du système social. Nous prendrons à témoin l'usage qui a été
fait des notions du suicide et de société dans la théorie compréhensive durkheimienne lorsque
cette théorie a été assimilée dans la discipline sociologique nord-américaine et appliquée à la
réalité sociale américaine. Et nous constaterons enfin combien toute approche compréhensive est
problématique dans une société comprise comme un pur système social, et les problèmes
humains compris comme de simples dysfonctions.
Dans ce qui suit, nous allons donc d'abord commencer par évoquer ce qu'est la
compréhension et comment elle prend naissance dans la tradition historique de l'interprétation et
comment son étude s'est continuée comme un art dans la sociologie jusqu'à ce qu'elle devienne
avec Durkheim une règle méthodologique. Nous insisterons sur le fait qu'une étude des motifs
de l'acte suicidaire (avec Baechler) par rapport à une étude du phénomène global du suicide
46

(propre à Durkheim), sont complémentaires, ces deux études se référant à l'Etre culturel dont la
réalité fonde l'objet de la discipline sociologique en lui permettant de ramener le sujet du suicide
à la compréhension de sa contingence historique et sociale. Ensuite, nous montrerons comment
la sociologie du suicide, au-delà de ses diverses formes de compréhension (qui tiennent à la
richesse de la notion compréhensive dont nous ferons part dans la première section), se
rassemble sous une même ontologie du connaître (qui se divise respectivement en une
« ontologie de l'être» et du « comment connaître ») alors que, sous l'influence psychologisante
de la sociologie américaine, les mesures des attitudes de l'individu à problème bouleversent le
domaine de la compréhension du suicide en introduisant l'artefact de mesure «des
comportements négatifs ». Nous saisirons notamment comment les notions d'intégration et
d'anomie durkheimienne perdent leur sens, modifiées qu'elles sont par la systémie
fonctionnaliste américaine. Cela ouvrira sur une technoscience comportementale qui (avec
l'aide de la sociologie fonctionnaliste) déconstruit une logique de l'Etre en construisant une
science « du savoir faire pour être » rendant caduque toute approche compréhensive du suicide et
de l'être suicidant.

2.1. La notion de compréhension : de la pratique d'un art à la règle méthodologique

Commençons par examiner la notion de compréhension ainsi que la manière dont elle s'est
élaborée en Allemagne dans le domaine de la recherche historique à partir d'interrogations faites
par des historiens pour savoir comment restituer une époque, des personnages et une mentalité
passée tout en restant authentique, ou du moins vraisemblable, dans la reconstitution des faits. La
compréhension est une notion sociologique que nous devons en effet à ceux qui ont tenté de faire
de l'Histoire une discipline. Elle prend racine dans la langue et la pensée allemande comme nous
allons l'expliquer dans la section qui suit. Cette notion est aussi à l'origine de la constitution de
la sociologie allemande, mais elle laissera son empreinte sur toute la tradition européenne de
pensée et sur toute la discipline sociologique. En même temps que ce courant méthodologiqœ
conçoit l'interprétation comme un art, un autre courant se distingue en essayant d'instaurer la
règle méthodologique d'interprétation. Mais ces recherches, loin de s'opposer, s'aiguillonnent
comme c'est le cas par exemple dans le domaine de la compréhension sociale du suicide que
nous aborderons ensuite dans la seconde section avec Durkheim et Baechler.
47

2.1.1. La compréhension est d'abord traditionnellement un art de l'interprétation

La compréhension est une notion qui trouve ses racines dans la tradition allemande ; la
langue allemande distingue deux mots vernehmen qui tient beaucoup de l'écoute et verstehen qui
insiste sur le phénomène de communication dans la compréhension. Depuis le courant
romantique allemand jusqu'à celui historique du XIXe siècle, la question se pose alors et reste la
même : comment comprendre ? Le cercle herméneutique qui se constitue autour de cette
interrogation va tenter d'apporter des débuts de réponses. Les tenants de ce cercle attachent en
effet beaucoup d'importance à la compréhension des textes d'abord, aux diverses époques de
l'histoire ensuite. L'histoire devient le lieu où placer la question de la compréhension. Les
traducteurs comme Schleiermacher27 « dégagent » les textes de leurs traductions empiriques en
vue d'établir une nouvelle méthode de traduction à la fois plus fidèle et plus homogène. Puis, les
historiens comme Droysen ont des préoccupations épistémologiques quant à l'étude de l'homme,
étude qui n'appartient pas à la nature, mais qui est du domaine moral de l'activité. Enfin,
l'historien Dilthey essaie de réunir le courant romantique et historique en se prononçant pour un
travail d'historien, travail dont la mission consisterait Prendre l'atmosphère et la mentalité du
passé, auxquelles l'historien n'a plus directement accès, grâce à l'empathie. L'empathie consiste
chez l'historien à retracer par exemple le fil directeur qui unit l'histoire et la mentalité d'un
personnage avec les mœurs et les mentalités de son époque : ce travail exige un oubli de soi de la
part de l'historien, demande aussi de faire un effort de rigueur et de cohérence envers quelque
chose qui lui est d'abord étranger pour que celle-ci lui devienne ensuite peu à peu familière.
Cette volonté-là s'apparente un peu à celle de l'artiste qui fait son œuvre. La sociologie
allemande poursuivra cette tradition de recherche pour saisir la compréhension de l'homme.
Mais cette dernière va se diviser en deux : celle partisane d'une philosophie de l'existence et
celle partisane d'une étude méthodologique et interprétative de la société. Voyons ces deux
aspects.

SCHLEIERMACHER, Friedrich (1987) Herméneutique, Labor et Fides, Genève.


4K

Avec Simmel,28 en effet, la sociologie du début du XXe siècle s'engage dans la voie d'une
sociologie de l'identité où le premier cercle herméneutique (celui de la compréhension
cmpathique) doit se couvrir d'un deuxième cercle : celui de l'identité irréductible de l'homme.
L'homme n'est plus chez Simmel un fragment de l'histoire, ni une histoire de ce fragment, mais
un sujet qui agit sur l'histoire. Avec Simmel, l'étude morale de l'Homme ne vise plus à être un
projet de l'Esprit et une œuvre qui se voudrait systématique, mais elle vise un idéal individuel et
philosophique ; la notion d'Histoire perd son sens de volonté collective pour être celle d'un
agrégat d'individus engagés dans divers processus selon le terme propre de SimmeL Cela
construit les premières bases de la compréhension existentielle. La notion d'identité prend alors
avec Simmel un caractère non transparent, opaque à autrui et seulement ouvert au sujet lui-même
qui, seul, sait ce qu'il interprète. Autrui ne peut observer de lui que des comportements ou des
gestes ou « des contradictions formelles dans son comportement» (1984 :80) sans pouvoir les
expliquer. Le contemporain de Simmel, Weber, lui, s'interrogera au contraire sur le rapport au
monde. Selon lui, un malentendu subsiste. Weber pose en effet la question : si la compréhension,
c'est l'écoute, jusqu'où peut-on comprendre? Une intuition ne peut être présente sans
fondement. Il y a donc lieu de construire un appareillage qui serve de vérification. À la
combinaison des signes qui guident l'intuition, il y a une question méthodologique à poser qui
puisse relier le sens des causes collectives avec le sens des acteurs. Weber va donc intégrer les
recherches des causes avec la saisie du sens. Il s'agit de faire ici l'inventaire de ce qui est
compréhensible ; la méthode consiste à étudier un objet scientifique : les masses, les institutions,
les collectivités et d'inclure dans le domaine de la connaissance toutes les diverses manières de
comprendre. Ici, toutes les manières de comprendre ont une valeur objective et toutes sont
valables en tant qu'interprétation. Le problème que pose la sociologie n'est donc plus une
question philosophique (comme chez Simmel) mais une question méthodologique. Grâce à la
méthodologie, le but est de trouver les bonnes manières de comprendre qui deviennent autant de
valeurs idéales-types de comment connaître. Peu à peu, la sociologie interprétative cerne tous les
moments où l'on ne peut pas éviter d'interpréter. Le monde vécu, notion que nous enseigna
Dilthey29, était « un saut au travers des distances historiques pour absorber les vues de ceux qui y
ont vécu », sans les déformer. Cette recherche herméneutique va être poursuivie et renouvelée

28
SIMMEL Georg (1984) Les problèmes de la philosophie de l'histoire, Presses universitaires de France, Paris.
29
DILTHEY Wilhelm (1988) L'édification du monde historique dans les sciences de l'Esprit, Du Cerf, Paris.
49

dans le sillage d'Heidegger par Gadamer qui développera un véritable art de comprendre et une
méthode d'interprétation aboutie.

D'un autre côté, le monde vécu, repris par la phénoménologie husserlienne, va devenir avec
Habermas30 partie prenante d'une philosophie du sujet. L'étude du monde vécu chez ce dernier
se distingue de celle du monde vécu entreprise dans la recherche herméneutique (et poursuivie
par Gadamer)31 par le fait que l'accent est mis sur le projet existentiel de l'individu. La
compréhension existentielle (devenue avec Habermas compréhension critique) instaure ainsi
non seulement la distance identitaire c'est-à-dire la distance du sujet par rapport à l'histoire, mais
aussi une appropriation par le sujet d'un moment de celle-ci : l'histoire moderne. L'histoire
moderne est alors vue par le sujet comme celle de sa condition humaine avec ses aléas et ses
possibilités d'action Ici, le rapport intentionnel au monde inaugure non pas seulement un rapport
à l'autre, mais aussi un projet de soi dans le monde. Ainsi, la compréhension critique
d'Habermas contourne le problème de Dilthey. En effet, la difficulté de la compréhension chez
Dilthey résidait dans le fait que comprendre était d'abord, selon ses mots, «une participation
vécue à l'expérience d'autrui ». «Je» me vois dans l'autre, mais jusqu'où «je» me projette
dans l'expérience de l'autre ? Faut-il que «je » s'efface devant la subjectivité de l'autre ? À cette
première conception psychologique de la compréhension chez Dilthey s'en ajoutera à la fin de sa
vie une autre plus aboutie: celle de «l'édification» de la compréhension que ses derniers
travaux mettent en exergue.32La première conception et la deuxième conception de la
compréhension pour Dilthey introduisent, somme toute, la difficulté à cerner à partir de
l'intuition ou des faits une logique interprétative (et c'est pourtant ce que l'on essaie aussi de
comprendre quand on fait des sciences humaines).
En posant la question préalable : «peut-on comprendre autre chose que soi ? », la
compréhension existentielle, elle, s'oblige à développer une structure qui permettra d'expliquer
le rapport de «je» au monde. Pour Simmel par exemple, l'individu est engagé dans un
processus où il interagit avec les autres et il a aussi une réflexion sur lui-même. Dans Soziologie,

HABERMAS Jùrgen (1987) L'agir communicationnel, deux tomes, Fayard, Paris.


31
GADAMER Georg (1976) Vérité et méthode, Seuil, Paris.
La compréhension devient alors, chez lui, plus intuitive avec, par exemple, son essai d'explication du système
juridique : à partir des divers dispositifs et des diverses obligations mises en place, Dilthey remonte les filières dans
l'horizon de la compréhension d'un sens : celle d'une volonté générale qui a prévalu dans la logique interne du
système.
50

Simmel nous explique en effet que cette réflexion est possible par le secret que l'individu
conserve sur son identité (c'est-à-dire que lui seul sait ce qu'il interprète) et aussi par la
confiance que l'individu accorde aux autres dans l'interaction des processus sociaux. Cette
réflexion sociologique sera reprise et reconstruite par Habermas dans sa sociologie critique.
Evacuant toute tentation nihiliste dans la démarche, le doute épistémologique a priori chez
Habermas prend une orientation axiologique, car le doute chez lui n'a de sens que par rapport au
but : celui d'amener à la vérification démonstrative. Car la vérification des racines de toute
affirmation permet un discernement sur la nature même de cette affirmation. Au contraire, chez
Gadamer la compréhension est une méthode d'interprétation, et celle-ci fait partie d'une
expérience humaine pouvant se comprendre par le fait que l'on essaie continuellement de définir
son rapport au monde dans un ensemble d'activités et d'expériences. Habermas s'éloigne ici de
Gadamer, car pour lui il ne suffit pas de recevoir son expérience en tentant de l'interpréter dans
son rapport au monde. Celui qui reçoit son expérience doit faire un travail de transparence entre
son rapport au monde et son rapport existentiel au temps pour élucider un moment du monde et
comprendre son expérience. Car la connaissance se nourrit de l'expérience si celle-ci est
autoréfléchie. L'autoréflexion n'est donc pas une introspection c'est-à-dire une réflexivité
tournant en boucle sur elle-même et drainant avec elle des flux de sentiments, d'impressions et
de sensations ; elle est un moment de synthèse d'un temps de l'expérience. Celle-ci étant faite,
cela permet à l'individu ensuite de mieux appréhender le monde et de poser des actes
significatifs dans celui-ci.

Ce point est important, car la psychologie aura tendance à rabattre l'autoréflexion sur
l'introspection d'abord, puis à rabattre l'introspection ensuite sur les états contenant de la
souffrance, de la tristesse, de la mélancolie, etc. pour étudier enfin ceux-ci par une méthode
compréhensive. Il va sans dire que cette méthode compréhensive de la psychologie, qui porte sur
les états subjectifs de la personne pour interpréter ceux-ci en montrant ensuite à la personne
comment en produire des reflets positifs pour sa propre psychologie, est totalement étrangère au
sens significatif de l'acte de compréhension interprétative en sciences sociohistoriques. Que
l'acte interprétatif porte d'abord sur les textes ou sur un objet concret (un site de fouille
archéologique par exemple), il y aura toujours un moment concret d'objectivation d'une part et
un moment symbolique d'interprétation d'autre part qui est faite d'autre part. L'historien en effet
51

interprète le passé c'est-à-dire là où les traces vivantes des témoignages et celles des structures
qui ont existé ont disparu. Seuls subsistent des écrits d'époque qui permettent l'évocation de
monde disparu. Le moment symbolique d'objectivation de l'historien consiste alors à partir de la
recherche et de la comparaison les textes relevant d'une époque, noter dans ces textes les
concordances, les régularités de sens vis-à-vis d'une scène, d'un dialogue ou d'un épisode précis
dans la vie d'un personnage. Mais il consiste aussi à comprendre la structure de la langue
employée de l'époque, et donc à interpréter les textes suivant la contrainte linguitisque et
sémantique partagée socialement par les interlocuteurs de l'époque étudiée. Nous voyons par ce
qui précède que les courants actuels de la compréhension sont en partie redevables à son origine
historique et aux réflexions multiples qu'a soulevées la notion de compréhension dès le début.
Durkheim et Baechler en ont tiré profit comme nous allons le voir maintenant dans le domaine
de la sociologie du suicide.

2.1.2. Qu'est-ce qu'interpréter pour les sociologues du suicide Durkheim et Baechler ?

En faisant pour l'instant un bout de chemin dans les origines de la compréhension, nous
nous sommes aperçus de la portée de deux questions c'est-à-dire celle du « comment connaître »
et celle de « l'Etre» ainsi que de l'importance des catégories et des valeurs sociologiques que
celles-ci généraient : les catégories de l'expérience, de l'interprétation d'une part, et les valeurs
humaines de l'activité morale et du discernement d'autre part. Ces interrogations, nous les
retrouvons à l'œuvre dans le domaine de l'étude de la sociologie du suicide. Comme le souligne
l'historien de formation et sociologue français Jean Baechler, «la philosophie essaye de saisir
l'humain dans ses dimensions universelles ; au contraire, l'histoire essaye de saisir les réalités
humaines (et je range dans l'histoire l'historiographie bien entendu) dans les cas singuliers...»33.
Le cœur de la controverse méthodologique dans la compréhension balance soit vers une analyse
du particulier soit vers une analyse de portée universelle sans qu'une analyse exclut l'autre. Le
particulier et l'universel saisissent les réalités humaines à des niveaux d'interprétation différents.
Elles ont toutes deux en commun de ne pas prétendre comprendre totalement la réalité. Si d'un
point de vue technique (méthode quantitative ou méthode qualitative) toutes deux peuvent être

33
ASPECTS SOCIOLOGIQUES (2001) BAECHLER, Jean « Le ou les suicides ? », entrevue menée par Joëlle
Gardette, Revue, vol. 8, n.l et 2, printemps, Université Laval, Département de sociologie, Québec : 68.
52

opposées, du point de la théorie compréhensive, elles sont complémentaires, car elles saisissent
toutes deux la réalité humaine sous des angles différents. Les sciences humaines sont par nature
compréhensives, et après ce rapide aperçu des débuts historiques de la compréhension, nous
allons maintenant essayer de saisir, dans cette section, ce que dans la sociologie du suicide, les
études de Durkheim et de Baechler en ont tiré de commun.

D'abord, la nature de la culture est d'abord caractérisée par la transcendance et l'immanence de


la société, par sa contingence historique et par son inscription dans un système de valeurs. Et les
sociologues Durkheim et Baechler se réfèrent tous deux à la culture comme matrice de
significations lorsqu'ils étudient le phénomène du suicide. Par l'immanence de la société, on
peut en effet comprendre l'égoïsme moral, principe d'intégration des sociétés modernes (dont le
manque conduit à l'individualisme égoïste) chez Durkheim; et par la transcendance de la
société, l'on peut comprendre également le pouvoir de régulation de cette dernière (dont
l'absence mène à l'anomie chez Durkheim). Pour Baechler aussi, l'individu est un être culturel
immanent se référant à l'ontologie de l'Etre culturel, ensemble qui caractérise une société. Cet
ensemble incarné dans la société comporte des institutions et traditions, des mœuis et
représentations collectives, des croyances et systèmes de valeurs dont les formes de
manifestations s'incarnent dans les individus. Bref, que l'on parte d'un universel (la
transcendance de la société) ou d'un particulier (l'immanence de la société que composent tous
les individus s'y inscrivant), il y a bien une relation ontologique entre les deux, relation à
laquelle se soumettent à la fois Durkheim et Baechler lorsqu'ils se penchent sur le phénomène du
suicide ou des suicides. L'intérêt de Durkheim pour les causes, et spécifiquement les causes
sociales du suicide, complète l'intérêt de Baechler pour le sens des suicides. Il y a donc intérêt à
ne pas opposer les deux études, mais à les retenir comme complémentaires.34 Que nous
apprennent ces études sur le phénomène du suicide ou des suicides ? D'abord, Durkheim et
Baechler suivent tous deux le type compréhensif de l'interprétation, celle-ci allant de l'art à la
règle méthodologique de l'interprétation. L'un (Durkheim) part concrètement d'une définition

34
Cet aspect a été développé dans le MEMOIRE DE MAÎTRISE (2001) CARON MALENFANT, Éric Causes et
sens des suicides : une problématique sociologique, supervisé par M. Clain, Université Laval, Département de
sociologie, Québec. Et je renvoie le lecteur à cet excellent mémoire. À ce sujet, il est aussi possible de lire avec
profit l'article de Raymond Aron : REVUE EUROPÉENNE DES SCIENCES SOCIALES (1981) Aron R.
« Quelques remarques sur la compréhension et l'explication », 1981, pp. 71-82.
53

du phénomène du suicide que l'on pourrait formuler ainsi : un ensemble de morts volontaires
statistiquement chiffré dans une société. Durkheim remarque en effet que quelle que soit la
société, il y a un taux du suicide qui varie, mais qu'il y a toujours la présence d'un taux existant
d'une société à l'autre. Et c'est à l'existence de ces taux, à leur variation d'un pays à l'autre
(mais aussi d'une année sur l'autre) que Durkheim cherche à donner une signification. L'autre
(Baechler) part des formes de manifestations individuelles du suicide et cherche à répondre à la
question : comment en vient-on à se suicider ? Il se base pour ce faire sur 127 brefs récits de vie
sur lesquels il porte son analyse ; ces récits de vie, (dont il suppose le partage social d'un fonds
commun de significations possédant une certaine stabilité et objectivité), Baechler ne les
interroge pas comme des données empiriques, mots qui seraient pris en compte tels quels sans
fondement et mis en série et distribué suivant leur fréquence et leur répétitivité au moyen par
exemple d'un logiciel informatique ; au contraire, Baechler prend ces récits (au moins en tant
qu'interprète des mots, des idées et des pensées de ces récits) comme la réalité sensible d'un
ordre logique des faits sociaux linguistiques qui serait la condition de toute identification, dans
1 "intersubjectivité sociale, d'un contenu sémantique quelconque. C'est en partant de cette
objectivation-là que Baechler peut tenter de concevoir les raisons d'agir c'est-à-dire les motifs de
se suicider : d'abord, il posera un acte de compréhension par rapport aux contraintes sémantiques
et conceptuelles qui sont attachées à chacune des interprétations possibles des données dont il
dispose ; ensuite il en dégagera des catégories compréhensives (escapiste, agressif, oblatif,
ludique) et un contenu intelligible de sens (le châtiment, l'ordalie, etc.) parmi toutes les
possibilités existantes de comprendre concrètement un suicide; pour finir, cela permettra à
Baechler d'expliquer un suicide comme « un moyen en vue d'une fin », comme un message dont
l'interprète, le candidat au suicide, est l'unique destinataire (c'est-à-dire en dernier ressort seul
détenteur de son explication subjective). Pour Durkheim aussi, le suicide n'est pas un problème
purement contingent, car il entretient un rapport culturel de contingence historique et
d'inscription dans un système de valeurs (qui caractérise une société). Et le caractère
transcendant du suicide vient de ce que « (...) la société n'est pas seulement un objet qui attire à
soi avec une intensité inégale, les sentiments et l'activité des individus. Elle est aussi un pouvoir
qui les règle».35C'est parce que l'antécédent social au fait social du suicide est marqué par une
dérégulation (c'est-à-dire que le pouvoir régulateur de la société est inégal, voire absent) que
35
Durkheim cité par Caron Malenfant p. 22 in MEMOIRE DE MAÎTRISE (2001) Causes et sens des suicides :
une problématique sociologique, supervisé par M. Clain, Université Laval, Département de sociologie, Québec.
54

l'on peut supposer l'existence de suicides anomiques ou au contraire fatalistes. Par ailleurs, le
caractère immanent du suicide que l'on remarque dans un système de représentations et de
valeurs propres à une société donnée (et que l'on repère par le fait notamment que chaque société
en particulier, livre chaque année un certain nombre de suicides) conduit Durkheim à s'intéresser
aux formes sociétales d'intégration (et aux pratiques intégratives plus ou moins fortes de ces
sociétés). C'est donc parce qu'il y a une plus ou moins grande force d'intégration de la part de
ces sociétés que Durkheim peut supposer l'existence des suicides égoïstes ou au contraire
altruistes. Par l'art de l'interprétation, Durkheim pose donc les bases d'une théorie : une
typologie théorique (force d'intégration et pouvoir de régulation) des causes sociales du suicide
et celle des types purs des suicides (altruisme, égoïsme, anomie, fatalisme). Pour Durkheim, les
causes sociales du suicide ont un effet sur les formes de manifestations individuelles du suicide
(ce qu'il développe dans « Les formes individuelles du suicide »). Par exemple, on rencontre les
effets de l'idéologie du progrès dans les suicides anomiques et égoïstes. Et les suicides
anomiques et égoïstes peuvent ainsi être les manifestations individuelles de l'idéologie du
progrès (celle-ci prenant l'aspect de l'individualisme égoïste36 ou de la passion infinie pour un
progrès toujours à venir37), idéologie du progrès dont le caractère est relié à certains types de
causes sociales du suicide : type (se rapportant à l'égoïsme moral) social du manque
d'intégration ou type (se rapportant à la régulation) social de l'anomie. Cela -avec leur envers :
l'excès d'intégration d'une part, et l'excès de régulation d'autre part - permet de dire qu'il peut
exister des suicides égoïstes et anomiques (avec leur opposé c'est-à-dire des suicides altruiste
d'une part, et fataliste d'autre part).

Maintenant, selon quelles règles, Durkheim arrive-t-il à dégager à partir de l'objet


statistique cette élaboration théorique ? D'abord, Durkheim examine les statistiques concernant
les sociétés religieuse, familiale, politique et le rapport entre le chiffre global des morts
volontaires et celui des morts volontaires au sein d'un groupe. Et il compare systématiquement

« l'individualisme s'est développé en valeur absolue en pénétrant dans des régions qui, à l'origine, lui étaient
fermées » (:176) nous dit Durkheim dans De la Division du travail social. Aussi, nous commençons à comprendre,
avec cette précision, l'égoïste dans Le Suicide. L'égoïste dans Le Suicide « ne voit rien de réel au monde que
l'individu ». (243) L'égoïsme est ainsi « dû à un excès d'individuation » (:238). Le type égoïste occupe une place
importante dans Le Suicide de Durkheim ; Durkheim, en effet, ne va-t-il pas jusqu'à dire que « le type de suicide qui
est actuellement le plus répandu (...), c'est le suicide égoïste » (1960 : 406) ?
« la passion de l'infini est journellement présentée comme une marque de distinction morale, alors qu'elle ne peut
se produire qu'au sein des consciences déréglées et qui érigent en règle le dérèglement dont elles souffrent. La
doctrine du progrès quand même et le plus rapide possible est devenue un article de foi » (p. 287) déclare Durkheim.
55

les variations du taux de suicide dans le temps et l'espace, afin de saisir les facteurs susceptibles
d'affecter le phénomène. Et il s'aperçoit que l'évolution des taux de suicide est fonction des
groupes sociaux l'amenant à la conclusion que le suicide est un fait social. Enfin, après les avoir
examinés, il met à l'écart comme irrecevables les facteurs extrasociaux (neurasthénie,
alcoolisme, la race et l'hérédité, les facteurs cosmiques, l'imitation, etc.) qui ne sauraient affecter
le taux social global des suicides. Il lui reste alors à isoler les facteurs sociaux en cause : sexe,
état civil, religion pour en mesurer l'influence sur le taux de suicide. Il dégage alors les causes
explicatives du taux de suicide dans les groupes religieux, familiaux par exemple, au moyen d'un
indicateur appelé « coefficient de préservation » c'est-à-dire « le nombre qui indique combien,
dans un groupe, on se tue de fois moins que dans un autre considéré au même âge ».38 Il
constate que les protestants se suicident plus que les catholiques et que les juifs se suicident peu.
L'appartenance à une religion juive est donc un facteur de préservation du suicide pour les juifs
alors que l'appartenance à une religion protestante est un facteur d'aggravation pour les
protestants. Si l'évolution des taux de suicide est fonction des groupes sociaux, c'est dans les
pratiques communautaires de chaque religion et non dans leurs conceptions intellectuelles qu'il
faut en chercher la raison. Et Durkheim constate que les juifs ont des relations sociales et de
soutien très fort entre eux alors que les protestants pratiquent le libre examen et ont des conduites
plus autonomes par rapport à leur groupe. C'est donc le manque d'intégration au groupe
religieux qui est un facteur d'aggravation du suicide. Dans le groupe familial, si l'on isole les
facteurs, on s'aperçoit que suivant l'état civil : plus on se marie tôt, plus on se suicide, qu'à partir
de 20 ans, les célibataires se suicident plus que les personnes mariées ; que suivant le sexe, les
femmes mariées sans enfants se suicident plus que les célibataires alors que les femmes mariées
avec enfants se suicident moins. Ce n'est donc pas le fait d'être marié, mais d'avoir des enfants
qui préserve du suicide. Cela fait dire à Durkheim que « la famille est un puissant préservatif
contre le suicide et cette préservation est d'autant plus complète que la famille est plus dense».
Le manque d'intégration est donc un facteur-clé d'aggravation du suicide et révèle alors
l'emprise qu'exerce la société sur l'individu et fait émettre cet énoncé universel chez Durkheim :
« le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie

DURKHEIM Emile (1960) Le suicide, étude de sociologie, Presses universitaires de France, Paris (: 181).
DURKHEIM Emile (1960) Le suicide, étude de sociologie, Presses universitaires de France, Paris. (:208)
56

l'individu » . Si le degré d'intégration des groupes sociaux est fort, le taux de suicide est faible ;
si le degré d'intégration des groupes sociaux est faible, voire inexistant, le taux de suicide est
fort. De plus, en posant le problème des degrés d'intégration de la société, cela va amener
Durkheim à s'interroger sur le pouvoir de régulation qu'aurait la société face à une absence ou
une faible intégration et sur le rapport entre les dérèglements des attentes de satisfaction des
individus et les possibilités qu'offre la société.

Durkheim finalement n'arrive à la compréhension d'une chose (l'évolution du taux de


suicide en fonction des groupes sociaux) que dans la mesure où cette compréhension a pu être
médiatisée par une relation intelligible, l'aggravation ou le recul du suicide en fonction du degré
d'intégration des groupes sociaux, ceci permettant de connaître la cause explicative d'un
phénomène, le suicide (que nous avons précédemment citée). Si l'on considère maintenant la
position de Baechler, la compréhension des raisons d'agir (les motifs) des candidats au suicide
n'exclut pas de rechercher, à un niveau plus général, les causes du phénomène qu'est le suicide
et à partir de là de supposer l'existence de types purs de suicides. En comprenant le sens
stratégique des suicides concrets, Baechler peut dégager la conduite rationnelle des individus
dans notre humanité qui est problématique parce que nous avons à l'inventer. Et le suicide entre
dans cette problématique et tenter d'entendre le suicide, en sciences humaines, consiste à la fois
de garder la complexité du phénomène et de le réduire pour essayer de le comprendre grâce à
notre entendement. Il reste que cette compréhension n'épuise jamais le phénomène qui conserve
son énigme. Dans la question que pose Baechler : « Qui cherche quelle solution à quel
problème ? », il y a « toutes les biographies et toutes les variables qui pèsent sur une
biographie » et cela permet, dit Baechler, «de bâtir des situations que j'ai appelées stratégiques
et qui permettent d'aller le plus loin possible dans l'explication et dans l'interprétation de cet
acte qui reste, en dernière analyse, mystérieux». 4I

40
DURKHEIM Emile (1960) Le suicide, étude de sociologie, Presses universitaires de France, Paris ( :223).
Notons que chez Durkheim, la dimension normative, expressive et identitaire constitutive du concept de la
« spécificité du social » implique la référence réaliste à un mode et un lieu de totalisation : le lieu symbolique et le
mode culturel de l'homme. Et, chez lui, pour reprendre les termes de M. Freitag, la société « représente le champ
objectif dans lequel se déploient toutes les interactions sociales et où s'opère l'intégration réelle de toutes
manifestations sociales diversifiées selon leur forme, leur nature ou leur sens » (2003 :4 in « La société : réalité
sociale-historique et concept sociologique» version internet.'
41
ASPECTS SOCIOLOGIQUES (2001) BAECHLER, Jean « Le ou les suicides ? », entrevue menée par Joëlle
Gardette, Revue, vol. 8, n.l et 2, printemps, Université Laval, Département de sociologie, Québec ( : 69).
57

2.2. L'après Durkheim : de l'apparition américaine de la systémie à celle de la


technoscience du suicide
Jusqu'à présent, avec Durkheim et Baechler, nous venons de voir comment les maîtres de
la compréhension sociale ont pu examiner et se pencher sur un phénomène comme celui du
suicide et quelles notions de compréhension, d'intégration et d'anomie ont pu être développées
grâce à eux. Ces dernières ont été largement reprises par la sociologie américaine, sociologie qui
a pensé les améliorer, mais qui, en réalité, en a détourné leur sens premier; et nous allons
maintenant voir de quelle manière dans les sections qui suivent avant de montrer quelle question
problématique cela pose.

2.2.1. La perte du sens de l'intégration avec la systémie parsonienne


Tout d'abord, le sociologue américain Talcott Parsons, dès ses premiers écrits, s'est intéressé à
Durkheim, en particulier à la notion d'intégration et il fera de celle-ci la clé du système social
dans sa théorie générale de l'action. «Cela signifie que dans le cadre du système d'action c'est la
jonction d'intégration, à laquelle correspond le système social, qui est le champ d'étude de la
sociologie » note Guy Rocher dans Talcott Parsons et la sociologie américaine (1988). z Cette
précision est importante, car elle permet de montrer déjà comment Parsons, en reprenant la
notion d'intégration, s'écarte de celle de Durkheim et comment il la transforme en fonction et en
système, deux éléments qui constitueront l'essentiel de la sociologie parsonnienne. En agissant
ainsi, le théoricien américain enlève sa richesse substantielle au concept durkheimien. Parsons
part en effet de la définition de Durkheim de la conscience collective ou commune qu'il
reproduit en la citant dans Dukheim's Contribution to the Theory of Intégration of Social
Systems43 c'est-à-dire : « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des
membres d'une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l'appeler
la conscience collective ou commune »44. À ce stade, il convient de noter le sens que donnait
Durkheim à cette définition : cela consistait d'abord à comprendre le système dans le sens
français ordinaire c'est-à-dire comme un ensemble d'éléments interdépendants et formant un

ROCHER Guy (1988) Talcott Parsons et la sociologie américaine, Version Internet ( : 61).
43
PARSONS Talcott (1967) Sociological Theory and Modem Society, The Free Press, New York, Chapitre 1 (:7)
44
N.b. Durkheim met en italique la conscience collective ou commune dans DURKHEIM Emile (1960) De la
division du travail social, Presses universitaires de France, Paris (:46)
58

tout organisé ; mais il ne suffit pas de dire cela car, pour Durkheim, un système est un tout social
qui n'est pas réductible à la somme de ses parties. De plus, en allant plus loin dans l'ouvrage De
la division du travail social, d'où ladite définition de la conscience collective ou commune est
tirée, celle-ci s'éclaire d'un certain nombre de précisions complémentaires : la conscience
commune est un ensemble de croyances, de traditions, de pratiques collectives et à ce titre un
phénomène culturel. Ainsi, disait Durkheim, la conscience commune, «ce n'est plus une
fonction sociale plus ou moins importante, c'est le type collectif incarné».45Ce phénomène
culturel ou type collectif incarné fait référence au caractère transcendant de la culture qui
s'incarne en tel ou tel type particulier de culture avec ses caractéristiques sociohistoriques
propres (telle culture allemande, telle italienne, telle française, telle américaine etc.). De même,
l'individu est un être culturel immanent se référant à l'ontologie de l'Etre culturel, ensemble qui
caractérise une société. Ces deux réalités (société et individu) se conjuguent chez Durkheim sans
se confondre, car comme l'indique Sophie Jankélévitch «l'individuel et le social constituent
deux niveaux de réalité totalement hétérogènes, ontologiquement différents».46Tout cet apport va
être évincé chez Parsons qui ne retiendra chez Durkheim que ce qui peut soutenir et améliorer sa
théorie générale de l'action et du système social (dans laquelle ce dernier s'inscrit). Ainsi,
Parsons perçoit des lacunes dans la définition de la conscience collective ou commune
durkheimienne. Selon lui, la tradition, les croyances et les pratiques collectives de Durkheim
recouvrent trois sous-systèmes d'action différenciés : le sous-système social (les normes), le
sous-système culturel (les valeurs), le sous-système de la personnalité (les rôles). Ce faisant, si
pour Parsons la notion de conscience collective de Durkheim est un point de départ primordial, il
est aussi trop large :
"it was a sound starting point, but it was much too simple and undifferentiated to serve his purposes ;
primarily, because it could not account for the fondamental phenomenon of unity in diversity, the
phenomenon of the intégration of a highly differentiated System. "47

Chez Parsons, un système est hautement différencié et autonome (tout en étant en interrelation)
par rapport aux autres sous-systèmes, ces derniers constituant alors l'environnement du système
étudié. Car il faut savoir, nous rappelle Guy Rocher, que, pour Parsons, «pour chacun des sous-
systèmes, les trois autres constituent ce qu'il appelle son environnement. Chaque sous-système

45
DURKHEIM Emile (1960) De la division du travail social, Presses universitaires de France, Paris ( :51).
46
DURKHEIM Emile (2002,) L'individualisme et les intellectuels suivi de Sophie Jankélévitch « Un individualisme
paradoxal ? », Édition Mille et Une Nuits, Paris ( :51).
47
PARSONS Talcott (1967) Sociological Theory and Modem Society, The Free Press, New York (:5).
59

se trouve donc dans des rapports d'interactions et d'échange avec chacun des trois autres sous-
systèmes » . Ainsi, il est possible pour Parsons de ce fait d'orienter son point de vue d'analyse
suivant le sous-système de référence qu'il aura choisi. L'analyse du système se fera donc en
fonction du point de vue choisi. C'est cette analyse que Parsons met en pratique lorsqu'il étudie
la notion d'intégration durkheimienne. Chez lui, la notion d'intégration n'est plus rattachée
comme chez Durkheim au caractère transcendant de la culture, mais à la contingence pure du
système. Pour Parsons, la culture est une fonction du système social, qui est différencié des
autres sous-systèmes et qui a sa propre autonomie tout en entretenant des rapports d'interaction
avec les autres sous-systèmes. Cette société composée de sous-systèmes entre elle-même dans
une structure systémique plus large où entrent en jeu le système politique, le système
économique, etc. Et, ladite société a une fonction d'intégration dans cette structure générale de
l'action que définit Parsons. Aussi, bien que Parsons se reconnaisse une dette par rapport à
l'apport conceptuel durkheimien constitué de la solidarité et de la conscience collective ou
commune, il se démarque de sa notion d'intégration. En effet, telle que Parsons la lit chez
Durkheim :
"Durkheim's conception of mechanical society is rooted in what I hâve called the system of common
societal values. This is évident from the strong emphasis which he places on the relation of mechanical
solidarity to the conscience collective. As a System of "beliefs and sentiments" that are held in common,
Durkheim's conscience collective is more broadly defined than the system of societal values which I hâve
given above. "49

En faisant du « tout social» un système spécialisé dans une structure générale de l'action,
Parsons défend une intégration systémique qui est aux antipodes de la compréhension sociale de
l'intégration telle que la conçoit Durkheim. Parsons fait de cette dernière une notion technique
qui dépend de la contingence pure du système même s'il reconnaît l'influence du système social
sur la structure systémique générale de l'action. Pour lui, la conscience collective telle que la
définit Durkheim marque les limites de sa théorie comme le montre la suite de la citation
parsonnienne introduite plus haut :
"But it is certain that such a System is included in Durkheim's définition, and it can be argued that a
System of values is the structural core of the system of beliefs and sentiments to which he refers. It should
be clear, however, that Durkheim did not attempt systematically to distinguish and classify the components
of the conscience collective, and this would seem to be essential if a satisfactory analysis of its relation to
the problem of solidarity is to be made "(1967: 12)

48
ROCHER Guy (1988) Talcott Parsons et la sociologie américaine, Version Internet ( :65). Nous n'utiliserons
pas ici le sous-système biologique de Parsons.
*9 PARSONS Talcott (1967) Sociological Theory and Modem Society, The Free Press, New York (:11).
60

Il est certain que Parsons entend la solidarité au terme d'un consensus aboutissant à l'intégration,
intégration qui est fondée sur l'absence de conflit fondamental et qui est centrée sur la notion
d'équilibre c'est-à-dire sur la tendance à la stabilité du système. D'une manière plus générale, la
théorie de l'intégration de Parsons va interpréter les conflits comme des «dysfonctions » plutôt
que comme des antagonismes. Cela va ouvrir une théorie de l'intégration c'est-à-dire sur un
consensus analysé suivant l'angle de la conformité et de la déviance ainsi que sur le contrôle
social.

2.2.2. La perte du sens de I'anomie avec le fonctionnalisme mertonien


Merton s'engage sur la voie ouverte par la sociologie de Parsons en dégageant une voie
sociologique à «portée théorique moyenne » et dont le champ d'application sera largement la
société américaine. Merton entend en effet étendre le concept d'anomie durkheimien à la société
américaine. Merton remarque d'abord dans Continuities in The Theory of Social Structure and
Anomie50 que les valeurs américaines se rattachent à un seul thème de référence : celui de la
richesse ou bien celui du succès financier. Ces valeurs culturelles sont intégrées à tel point dans
le système social américain qu'elles constituent la fonction même de l'existence de la société
américaine. Cette intégration fonctionnelle est tellement forte qu'elle occulte toute réflexion sur
le caractère arbitraire de ces valeurs au point qu'il devient impossible de les critiquer51. Le
système culturel est alors subordonné à un système social conformiste celui-ci donnant à l'argent
un pouvoir régulateur et d'équilibre dans le système social. La structure sociale selon Merton est
alors définie comme étant faite de buts culturels objectifs légitimes et d'un contrôle des moyens
« légitimes » pour atteindre ces buts. La marge de manœuvre de la masse des individus consiste
donc à développer des qualités personnelles d'ambition et de réussite (développement dont
l'école, les parents sont les courroies de transmission) en respectant les règles du jeu. Suivant
Merton,

50
MERTON R.K (1957) Social Theory and Social Structure, The Free Press, Glencoe, Illinois, chapitre V.
51
Merton remarque en effet dans Structure sociale, anomie et déviance , chapitre V in MERTON R.K. (1997)
Eléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, Paris, qu'«ainsi la civilisation nous somme
d'accepter les trois axiomes suivants (...) En termes de sociologie ces axiomes s'expriment ainsi : le premier est
une réduction de la capacité critique à l'égard de la structure sociale et de ses effets ; le second, renforce la structure
de pouvoir en poussant les individus tirés en bas de l'échelle sociale à ne pas s'identifier avec leurs congénères mais
avec ceux qui sont en haut de l'échelle ; le troisième est une incitation à se conformer aux injonctions culturelles
pour se sentir membre de la société ». ( : 171)
61

"in this connection, cultural structure may be defined as that organized set of normative values governing
behaviour which is common to members of a designated society or group. And by social structure is meant
that organized set of social relationships in which members of society or group are variously implicated "
(1957:162)

Pour Merton, l'équilibre entre les deux faces de la structure sociale peut s'obtenir tant que les
individus sont satisfaits à la fois dans l'accomplissement de leurs objectifs et dans l'utilisation
des moyens socialement acceptés pour y parvenir. S'il y a du flottement, des attentes non
comblées d'un côté ou de l'autre (buts ou moyens), il y aura instabilité entraînant vers l'anomie.
Car continue Merton
"Anomie is then conceived as a breakdown in the cultural structure, occurring particularly when there is an
acute disjunction between the cultural norms and goals and the socially structured capacities of members of
the group to act in accord with them." (1957 : 162)

La variation de l'équilibre du système social52 et de ses dysfonctionnements peut se décrire


suivant la déclinaison suivante : soit, il y a des comportements bien modelés aux normes et bien
orientés vers les objectifs (conformisme) ; soit, il y a une acceptation des buts et des normes
prescrites, ces dernières étant surtout bien intériorisées (ritualisme); soit, il y a surtout une
acceptation des buts et de la prise en compte des chances et opportunités pour les réaliser
(innovation) ; soit les buts et les pratiques institutionnalisées sont bien assimilées, mais
difficilement accessibles (évasion) ; soit les buts culturels et les normes prescrites sont étrangères
aux individus (la rébellion). Un mode d'adaptation individuelle plus ou dysfonctionnel
correspondant à une réponse culturellement correcte et socialement acceptée amorce donc une
descente vers l'anomie. Et cela produit des tensions (strains) pour Merton, sujette à l'apparition
de l'anomie et à l'émergence du comportement déviant. L'anomie ici n'a bien sûr plus rien à
voir avec la notion d'anomie durkheimienne puisque, chez Merton, anomie et comportement
déviant sont synonymes. Alors que chez Durkheim, rappelons-le, l'anomie est un état de la
société, chez Merton, l'anomie est un état d'esprit. De plus, le désir est réduit chez Merton à un
comportement qui se résume à une bonne adéquation entre les moyens et les fins alors que chez
Durkheim le désir est partie inhérente de l'activité sociale. Seul, son dérèglement c'est-à-dire ses
prétentions illimitées constitue une forme individuelle d'anomie, l'individu n'étant plus capable
de faire preuve au milieu de ses passions de discernement et de régler par lui-même l'écart entre
5
Merton définit l'équilibre du système social comme étant « ...les sociétés qui, dans l'ensemble, maintiennent
l'équilibre entre leur attachement aux objectifs culturels et leur attachement aux pratiques institutionalisées ; il s'agit
de sociétés relativement stables et bien intégrées mais capables de changer » ( 1997 : 166) Et « dans la mesure où la
société est stable, ce premier type d'adaptation (conformité à la fois aux buts et aux moyens) est le plus répandu »
(1997:172)
62

ses attentes et ce qu'est capable de lui offrir la société. La société, elle-même, est anomique chez
Durkheim seulement pour des raisons sociales, car la société anomique est un fait social qui
s'explique par le social. En l'occurrence, Durkheim met en exergue l'individualisme
économique engendré par le capitalisme devenu sauvage, celui-ci étant pointé comme la raison
majeure de l'anomie aiguë puis de Panomie permanente rencontrée dans la civilisation
occidentale. Dans ce contexte de l'anomie durkheimienne, on ne peut pas faire l'hypothèse
psychosociologique (qu'avance Merton en utilisant l'anomie) c'est-à-dire celle de faire
apparaître certaines formes de comportement déviant aussi normales psychologiquement que le
comportement conformiste au moyen d'une démarche sociologique qui consisterait à analyser
comment des structures sociales peuvent, dans des cas déterminés, pousser certains individus à
adopter un comportement déviant au lieu d'une conduite conformiste.
car chez Merton, et c'est bien ainsi que le fait ressortir Philippe Besnard :
«l'usage de la notion d'anomie marque une rupture radicale avec la thématique durkheimienne. (...)Elle
tient au contenu même du concept qui subit, de Durkheim à Merton, une inversion presque complète.(...)
L'essentiel pour notre propos est de marquer que Merton considère les objectifs proposés aux individus par
la culture comme donnés, définis et uniformes dans l'ensemble de la société considérée, alors que pour
Durkheim c'est l'indétermination des buts qui constitue le trait central de l'anomie. Là où Durkheim décrit
des individus incertains sur ce qu 'ils doivent faire tant est ouvert l'horizon des possibles, Merton pose des
acteurs sûrs des objectifs à atteindre mais dont les aspirations se heurtent à une situation de fermeture des
possibilités de réussite. »

De cette manière, la notion d'anomie chez Merton est plus ou moins un étiquetage scientifique
sans réel contenu qui sert d'alibi au développement d'une sociologie de la déviance et du
contrôle social aussi bien qu'à la description de la typologie mertonnienne des modes
d'adaptation individuelle. Merton peut, en effet, montrer comment un excès ou un manque de
comportement conformiste dans les conduites peut engendrer des réponses dysfonctionnelles aux
objectifs légitimes et aux moyens normatifs «légitimes». Ainsi, le mode d'adaptation ritualiste est
le lot de ceux qui, par échec de leur ambition, ont abandonné le but culturel de la réussite et se
sont seulement attachés à l'entretien et au maintien dans le système social de ses procédures. Par
exemple, les fonctionnaires c'est-à-dire ceux qui acceptent le modèle conformiste, mais ne
peuvent entièrement s'y conformer dans les objectifs culturels de réussite qu'il propose. Le mode
d'adaptation innovateur sera le lot de ceux qui veulent gagner (run and wiri) quels que soient les

53
MERTON R.K. (1997) Éléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, Paris ( : 164).
5
BESNARD Philippe (1987) L'anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis
Durkheim, Presses universitaires de France, Paris ( : 262).
63

moyens utilisés. Ils prennent des risques par rapport aux pratiques institutionnalisées. C'est le
cas par exemple de ceux qui privilégient l'efficacité technique sans se soucier des normes
prescrites. Alors que le mode d'adaptation innovateur met avec excès l'accent positif sur les buts
légitimes (réussite), le mode d'adaptation ritualiste met lui l'accent excessif sur les moyens
(développer des procédures). Quant au mode d'adaptation individuel de type évasion, ce sont des
décalés qui ne peuvent comprendre les objectifs culturels et les normes prescrites du système
social, car ils s'en sont trop écartés. Ce sont des décalés, par exemple des drogués, des pauvres
exclus ou des malades. Quant au mode d'adaptation de type rébellion, il n'en est pas un selon
Merton, puisqu'il consiste à rester hermétique parce qu'étranger à la fois aux buts culturels et
aux moyens normatifs du système social. Cette analyse mertonienne, en tout cas, va ouvrir la
porte à une nouvelle diffusion de la notion d'anomie dans la sociologie américaine et laisser le
champ à la psychologie comportementale pour analyser les performances sociales d'un individu
en fonction de ses qualités ou de ses déficiences personnelles. C'est ce que nous allons voir
maintenant dans notre dernière section avant de clore notre second chapitre.

2.2.3 La question de l'interprétation de l'anomie durkheimienne versus les


opérations technoscientifiques de mesure de l'anomie .

Bien que les définitions de l'anomie durkheimienne (aspirations illimitées et


indétermination des buts) et celle de l'anomie mertonienne (buts déterminés et attentes difficiles,
voire impossibles à combler) soient à l'opposé et mènent par conséquent à une rupture du sens
entre les deux notions, la sociologie américaine y verra, elle, une continuité De plus, la notion
d'anomie mertonienne (ou bien « anomia », ou « anomy », ou « normlessness ») a tellement de
succès aux États-Unis qu'elle se diffuse dans le domaine de la psychiatrie, de la politique, et de
la psychologie américaine, mais elle se discute dans le cercle sociologique, notamment dans la

Nous nous inspirons dans cette section du chapitre 4 de l'ouvrage de Philippe Besnard intitulé L'anomie, ses
usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis Durkheim (1987) Presses universitaires de France,
Paris. Le lecteur pourra par ailleurs tirer profit de cet excellent ouvrage et y trouver aussi un approfondissement de
l'usage de l'anomie chez Durkheim et de l'histoire de l'anomie.
Comme le souligne Philippe Besnard « dans leur très grande majorité, les sociologues menant des recherches
empiriques sur l'anomie saisie par des échelles d'attitude ont tenu pour acquis que leurs travaux s'inscrivaient dans
la continuité des théories durkheimiennes ou mertonienne de l'anomie. L'identité du mot a fait croire à l'unicité du
concept». (370)
64

Revue American Sociological Review qui fait autorité en la matière. Ce sont donc des auteurs
n'appartenant pas à la sociologie comme le psychiatre Léo Srole ou des politologues comme Me
Closky et John Schaar ou bien une sociologie empirique (par exemple celle de Dwight G. Dean)
-relayée plus tard par la psychologie expérimentale comportementale - qui transforment une
nouvelle fois la notion qui devient un vaste fourre-tout, cette dernière s'opérationnalisant dans le
cadre opératoire d'études sur la personnalité anomique, les corrélations positives entre l'anomie
et d'autres attitudes négatives mesurées par des échelles d'attitudes58 ou bien dans des études
exploratoires de mesure du concept d'« aliénation », etc. Dans les années 60-70, avec l'anomia,
la notion anomique se désociologise en effet et la sociologie empirique fait intervenir lamesure
de l'attitude de l'individu. Les politologues, eux, font intervenir la notion de personnalité
anomique «telle qu'elle fut conçue par exemple, par Me Closky et Schaar (1965) dans leur
recherche frénétique des «dimensions psychologiques de l'anomie»». (369) Ceux-ci sont en
controverse avec Srole le premier à avoir construit et présenté une échelle d'anomia en 1951 à la
Société américaine de sociologie. Dans la Revue American Sociological Review, Srole en 1956
explique le cadre opératoire de son échelle d'anomia :
"Social dysfunction is the indépendant variable, the individual's state of self-to-group aliénation is the
intervening variable, and change in personality (Fromm) or adaptative modes (Merton) is the dépendent
variable "(: 716)

La variable indépendante de "social dysfunction" est bien sûr rattachée au cadre de dysfonction/
intégration fonctionnelle du système social mertonien. Ce type d'intégration fonctionnelle du
système social, compris sur un continuum intégration/dysfonction, n'a plus rien de commun
avec le type oppositionnel d'intégration/anomie dégagé par Durkheim. Pourtant, Srole relie
l'intégration mertonienne à l'intégration durkheimienne puisque

"Les auteurs qui suivent appartiendront en effet à cette revue : AMERICAN SOCIOLOGICAL REVIEW (1956)
Srole L. "Social intégration and certain Corollaries : an exploratory study" 21(6), pp. 709-716. AMERICAN
SOCIOLOGICAL REVIEW (1960)Mc Closky et Schaar "Psychological dimensions of anomy", 30, (1), pp. 14-
40. AMERICAN SOCIOLOGICAL REVIEW (1961) Dean Dwight "Aliénation : its meaning and
measurement", 26 (5), pp.753-758.
Nous verrons plus loin dans notre deuxième partie : « qu'est-ce que la suicidologie ? » que les échelles d'attitudes
apparaissant avec Srole, Dean, ou Me Closky et John Schaar sont des échelles de type Likert, type utilisé encore
aujourd'hui par la suicidologie. Et toutes ces échelles de type Likert, note Philippe Besnard, ont un biais « c'est-à-
dire que les items ne sont donc pas nécessairement répartis sur l'ensemble du continuum de l'attitude qu'ils doivent
mesurer, comme c'est le cas des échelles de Thurstone injustement négligées, ou de Guttman. Cela n'est pas sans
rapport avec une grave imperfection qui peut affecter les échelles de Likert dès lors que tous les items retenus vont
dans le même sens : le biais de la tendance à l'approbation. Dans les échelles d'anomie que nous avons considérées,
toute approbation d'une proposition augmente la note d'anomie. Or la tendance à approuver des propositions
générales, ressemblant à des stéréotypes, peut varier selon les caractéristiques personnelles et sociales des sujets
interrogés. » (1987 : 366)
65

"there appears to be a trend among social scientists toward convergence of interest in the phenomena of
social intégration. Equipped with the advances of the past décade in theory and research technology, this
trend gives promise of accelerating the scientific attack, powerfully and single-handedly launched by Emile
Durkheim more than a half-century ago, on one of the most pervasive and potentially dangerous aspects of
Western society, namely, the détérioration in the social and moral ties that bind, sustain and free us "
0716).

Les politologues Me Closky et Schaar (1965) entament une polémique avec Srole à propos de
son échelle d'anomia et ils proposent eux le terme de « anomy » :
" We propose to conceptualize anomy as a state of mind, a cluster of attitudes, beliefs, and feelings in the
minds of individuals. Specifically, it is the feeling that the world and oneself are adrift, wandering, lacking
in clear rules and stable moorings. The anomic feels literally cfe-moralized ; for him, the norms governing
behaviour are weak, ambiguous, and remote. He lives in a normative "low pressure" area, a turbulent
région of weak and fitful currents of moral meaning. The core of the concept is the feeling of moral
emptiness " (: 19)

Avec ces auteurs, nous basculons dans les dimensions psychologiques de l'anomie se rattachant
à un concept de personnalité anomique. Ceux-ci évacuent la logique sociale, en résumé :
« Merton's fondamental logic is Durkheim's : social condition ->psychological state -> déviant
behavior. The content of each category is différent, but the catégories themselves and the
relations between them are the same. Moreover, both writers focus on the two outside links of
the causal chain and hâve little to say about the link in the middle. In this sensé, their orientation
is sociological rather than psychological » (1965:16). Pourtant, bien qu'ils se démarquent d'une
explication sociologisante de l'anomie, ces auteurs remarquent le bien-fondé de l'interprétation
morale durkheimienne et sur ce qui, croient-ils, constitue la base de l'apport de Durkheim c'est-
à-dire des conséquences de la dé-moralisation sur les sentiments, les croyances et les attitudes
des individus. Des sociologues empiriques, par exemple Dwight Dean ou bien Mizruchi,
continueront de même à utiliser la référence du label durkheimien en suivant par exemple une
approche exploratoire de la mesure de P« aliénation » (Dean) ou celle du postulat de continuité
Merton-Durkheim (Mizruchi). Pour Dwight Dean en effet, la mesure d'« aliénation» est
composée d'impuissance (powerlessness), d'anomie (normlessness) et d'isolement social (social
isolation). Quant à Mizruchi, Philippe Besnard souligne à propos de son livre Success and
Opportunity : a Study of Anomie (1964)59 que «son étude est la mise à l'épreuve de
«l'hypothèse Durkheim-Merton» par l'emploi de l'échelle de Srole qu'il considère non pas
comme une mesure d'un trait de personnalité, mais bien comme un indicateur pertinent de
l'anomie sociale, correspondant à la fois au concept durkheimien et à la «tension

MIZRUCHI E. (1960) Success And Opportunity : A Study ofAnomie, Free Press of Glencoe, New York.
66

sociale structurelle » telle que la conçoit Merton (p.56) ».60En réalité, son enquête ne sera guère
concluante à ce sujet alors que Mizrichu cherche à toute force à ce que l'échelle de Srole soit un
bon indicateur de l'anomie de Durkheim. Ces résultats peu convaincants ne ramèneront pas à
une lecture sur les authentiques sources interprétatives de Durkheim mais à un renforcement de
la crédibilité des échelles de mesure des attitudes comme celle de Srole. C'est ainsi, conclut
Philippe Besnard qu'«on s'est tellement accoutumé à voir dans l'échelle de Srole une mesure
adéquate de l'anomie que Abrahamson, encore en 1980, voit dans ce résultat une réfutation de la
thèse de Durkheim, au lieu d'en conclure que l'anomia est à l'opposé de l'anomie ».61

CONCLUSION
Nous venons de voir que l'interprétation de l'anomie et de l'intégration durkheimiennes a été,
sous l'influence de la sociologie américaine, dissoute dans des opérations technoscientifiques de
mesure de l'anomie rattachées à la théorie fonctionnaliste mertonienne. Alors que le suicide
relève d'un art de l'interprétation chez Durkheim comme chez Baechler, par contre dans
l'entreprise de la sociologie psychologisante américaine, le suicide se décompose en
« comportements négatifs » segmentés en autant de dimensions d'attitudes, ces attitudes
correspondant à autant de variables explicatives de la personnalité anomique. En nous ouvrant
sur une technoscience du savoir comportemental dans une société comprise comme un système
social, nous constatons combien toute approche compréhensive de la société est problématique,
et combien le problème existentiel du suicide peut être gommé là où les problèmes humains
apparaissent comme de simples dysfonctions d'un système par ailleurs fonctionnel ; et il y a bien
là matière à réflexion comme nous le verrons dans notre prochain chapitre. Alors que
l'interprétation dans le domaine social sert à objectiver un phénomène comme le suicide, et à
donner comme l'a fait Durkheim un portrait révélateur du phénomène et des tendances d'une
société ainsi qu'une typologie du suicide, des études comme celle de Baechler permettent aussi
de dégager les formes concrètes de suicides, des motifs à l'acte suicidaire, et une méthode de
classement des suicides suivant certaines catégories. En sciences sociales, l'orientation maîtresse
qui consiste à penser qu'il y a une compréhension sociale du suicide à rechercher ne contredit
donc pas le postulat de base de la sociologie du suicide, celui qui consiste à dire que l'on ne peut

60
BESNARD Philippe (1987) L'anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis
Durkheim, Presses universitaires de France, Paris ( : 371).
61
Ibid. , (1987 : 375)
67

tout connaître du suicidant. Pourtant, des auteurs ont prétendu mener à bien cette activité
technoscientifique « de tout comprendre » (dont nous avons commencé à évoquer l'action par
des chercheurs imposant dès 1960 des études sur la personnalité anomique), et ceux qui
étudieront comme les suicidologues les indices propices au suicide et des indicateurs de risque
suivant des échelles de mesure d'attitudes continueront dans cette veine, réductionniste de
l'homme et de la société. Face à cette question épistémologique qui interroge l'être existentiel et
connaissant, il est donc maintenant venu le moment de retourner à certains témoignages d'une
réalité existentielle du suicidant dont le caractère est irréductible à toute contrainte sociale (tel le
témoignage de Jean Améry), et aussi grâce à certaines réflexions philosophiques telles celles de
Albert Camus. Ainsi sera-t-il fait pour introduire la rupture de la suicidologie avec toute question
épistémologique de la compréhension comme nous allons le voir maintenant.
68

La mort est à la fois ce qui est dans un rapport extrême ou définitif avec moi et avec mon
corps, ce qui est fondé en moi, mais aussi ce qui est sans rapport avec moi, l'incorporel
et l'infinitif l'impersonnel, ce qui n 'est fondé qu 'en soi-même.
Gilles Deleuze

Chapitre 3

LA SUICIDOLOGIE :
UNE RUPTURE DU SENS DE LA COMPREHENSION

INTRODUCTION
Dans notre essai de compréhension du suicide jusqu'ici, nous avons montré que l'homme
est un être historique et social ; mais qu'aussi le jugement et le discernement sur son destin
n'appartiennent qu'à lui et sont irréductibles à toute contrainte sociale. Ordinairement, l'individu
est bien lancé dans le projet sociétal dans lequel il s'insère. Car le but commun c'est l'inscription
de l'individu dans une société, définie comme une unité (et non une somme) d'activités
humaines libres, activités dans lesquelles chacun est appelé à s'engager et à participer. Si
l'individu n'est plus conçu par la société comme un être existant et ayant un sens dans une
histoire commune, mais comme quelque chose d'uniquement fonctionnel et utile au système, il y
a rupture avec le caractère significatif du projet sociétal. Cela nous amène à réfléchir au suicide à
travers les auteurs existentialistes qui l'ont considéré comme étant un saut signifiant l'échec d'un
destin. Au lieu que le saut d'une conscience phénoménologique de l'absurde soit celui d'une
révolte, révolte d'un homme conscient de lui-même et du monde, révolte qui élargit sa
connaissance de lui-même et du monde, le saut pour celui qui tente le suicide au contraire est
celui du condamné. Le cas limite du suicide dans la conscience de l'absurde sera donc évoqué
avec le Mythe de Sisyphe d'Albert Camus et Porter la main sur soi de Jean Améry, et ce sera
aussi pour nous l'occasion de définir ce qui sépare la notion de mort volontaire de celle de la
mort naturelle. Améry, notamment, dénonce l'absurdité d'un monde vécu qui ne peut plus être
pensé par l'individu et il s'insurge contre ceux (en particulier les suicidologues) qui rendert
absurde (cette fois au sens fonctionnel d'inutile) tout appel à l'existence et toute exigence vers
un sens du monde vécu en commun. Puis, en approchant l'action des nouvelles sciences
cognitives qui pénètrent avec la suicidologie le champ de la sociologie du suicide, nous verrons
69

en quoi l'aspect du moyen de se suicider remplace l'aspect existentiel de se suicider ; et cette


déformation communicationnelle permet de croire qu'une intervention scientifique est possible
sur le suicide. En démontant cette réalité techno scientifique, nous essaierons de rétablir les
notions d'expérience intégrale de la vie avec Ricoeur et de société colonisée avec Habermas
évincées par les prétentions à la connaissance totale des sciences cognitives se définissant
comme suit : une étude de la pensée humaine sous toutes ses formes depuis des bases
neurologiques jusqu'aux états mentaux conscients. A partir de là sont tirés des applications et
des modèles d'intervention et de prévention dont nous verrons toute la portée technico-
pragmatique avec la suicidologie. Nous terminerons en jetant un coup d'œil sur les conséquences
de tels modèles dans la société ; et nous ferons ressortir la différence suicidologique qui amène
celle-ci à rejeter toute forme de compréhension.

3.1. L'approche existentielle : le suicide dans le Mythe de Sisyphe


Commençons par un chassé-croisé des commentaires développés avec Jean Améry dans Porter
la main sur soi et Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe ; tous deux63 ont en effet déployé une
réflexion sur le suicide, et nous allons avoir recours à eux pour savoir ce que signifie le suicide
pour celui qui le tente ; en nous centrant sur la conscience phénoménologique de l'absurde que
nous expliquerons ici, nous nous interrogerons d'abord sur le sens de la mort naturelle et de la
mort volontaire, puis sur le sens du grand saut chez celui qui tente le suicide; enfin, nous
essaierons de comprendre le hiatus de points de vue entre l'individu résolu au suicide et la
société.

3.1.1. La mort naturelle et la logique de vie


Dans le sens commun, la mort naturelle est synonyme de mort dite normale, c'est-à-dire de « ce
qui quantitativement devient la norme pour une population donnée à un moment donné ».64Ainsi,
il est normal d'avoir le plus de vie possible, et-«l'homme quotidien vit avec des buts, un souci

Définition des sciences cognitives, ( : 485), dans Le Dictionnaire des sciences humaines sous la Direction de Jean-
François Dortier, Sciences Humaines Éditions, 2004, Auxerre, France. Comme la psychologie, ce qui caractérise ces
sciences n'est d'ailleurs pas tant sa définition que l'histoire de sa construction scientifique et l'étendue des domaines
qu'elle recouvre, ainsi que l'indique bien cette encyclopédie : 475.
Les deux auteurs sont décédés ; cependant, pour citer ces auteurs par la suite, nous utiliserons le temps du présent,
ceci afin de faciliter la lecture. Notons aussi que les mots soulignés ou en gras dans le texte sont, de notre fait,
écrits ainsi pour insister sur certaines notions.
64
AMERY, Jean (1996) Porter la main sur soi, traité du suicide, Paris, Actes Sud : 46.
70

d'avenir ou de justification (à l'égard de qui ou de quoi, ce n'est pas la question). Il évalue ses
chances, il compte sur le plus tard, sur sa retraite ou sur le travail de ses fils. Il croit encore que
quelque chose dans sa vie peut se diriger».65Au fur et à mesure qu'il vieillit s'accroissent ses
risques de maladies : du cœur, des reins, du foie, etc. Si l'un de ses organes cède entraînant le
décès, il sera mort de mort dite naturelle. Et nous rejoignons ici le sens savant de la mort
naturelle « dans la mesure où nous dérivons cet adjectif du mot «nature», par quoi nous
entendons ensemble des processus causals qui, face à notre Moi, constituent le monde extérieur
et sont maîtres de notre existence ». Au bout du compte, le sens commun est celui de vivre le
plus, et le scandale est celui de vivre le moins : mourir à moins de 30 ans, mourir d'un accident à
35 ans, mourir enfin avant d'avoir purgé un an en prison pour malversation (après avoir subi des
dettes) : par exemple,
« le négociant en blé a mis fin à ses jours ? Quel acte insensé ! Il aurait d'abord purgé sa peine, puis, en
mettant les choses au mieux, il aurait suivi un bon traitement psychohygiénique auprès d'un spécialiste
reconnu, ensuite il serait reparti à zéro comme petit employé, et, qui sait, il aurait peut-être réussi à
remonter la pente et à gravir les échelons ; en tout cas, on aurait pu contrôler ses égarements pour qu'il
redevienne ce que nous sommes tous : des éléments utiles à la société » (1996 :56).

Le non-sens est donc pour l'homme quotidien une brèche dans les habitudes de vie et le sens
reste celui de maintenir le plus longtemps possible sa vie, de demeurer dans la logique de la vie
c'est-à-dire dans l'évolution de la vie qui s'en va vers la croissance puis la dégénérescence des
cellules jusqu'à la fin ultime.
Du point de vue de la Raison, celle-ci oppose logiquement la vie à la mort, mort que la Raison ne
détache pas de la vie, car pour la Raison seulement deux catégories existent ontologiquement :
l'Être et le non-Être. Ainsi, «nous avons affaire ici à une logique qui ne veut jamais se laisser
détacher entièrement d'elle-même, c'est-à-dire de la vie...». Alors que la mort naturelle arrive
comme quelque chose d'extérieur que l'homme subit, la logique de la mort volontaire est ce qui
« se transgresse en risquant un pas minuscule et incertain dans la direction de l'antilogique de la
mort » (:39), antilogique de la mort qui est quelque chose qui n'est pas et quelque chose qui n'est
rien. Améry insiste sur ces deux catégories de négation : quelque chose qui n'est rien, la mort ; et
quelque chose qui n'est pas, sa propre mort. Pour lui, ces catégories défient toute tentative de
saisir la mort volontaire par la raison logique. Aussi, la mort volontaire (qu'elle soit vécue

' CAMUS, Albert (1984) Le Mythe de Sisyphe : essai sur l'absurde, Paris, Gallimard :80.
6ÊI
AMERY, 1996 : 45.
67
AMERY, 1996:39.
71

comme jeu intentionnel ou comme quelque chose d'effectivement sérieux) est donc doublement
impensable pour une démarche « thérapeutique » qui obéit pratiquement à une logique de vie et
formellement à une logique de l'Étant dans la mesure où
« toutes les conclusions logiques que nous tirons sur la vie dans des énoncés sont toujours liées au fait
même de la vie. Il est impossible de dire que pour bien vivre, il vaut mieux ne pas vivre, ce serait un pur
non-sens. Ainsi la logique de l'Étant englobe-t-elle aussi la logique de la société, la logique du
comportement en général, la logique des accomplissements quotidiens et finalement cette logique formelle
qui doit forcément exclure la mort» (1996 :31).

Ainsi, une démarche thérapeutique pour celui qui veut se suicider ou qui est candidat au suicide
est-elle vouée à l'échec même si, pour le thérapeute, il s'agit de démontrer une réussite
intellectuelle. Mais, questionne Améry, «notre homme féru de logothérapie et qui, dans la
pratique, serait allé au « fond des choses » pour démontrer l'absurdité, aurait-il eu raison sur
toute la ligne dans le système global de la vie»68? Suffit-il en effet de démontrer l'absurdité du
suicide pour dissuader l'aspirant au suicide de faire le grand saut ?

3.1.2. L'absurdité de la mort volontaire


Peut-être serait-il possible de répondre « oui » pour le patient et pour son thérapeute si ce
dernier se trouvait être parmi ceux qui, par exemple, font augurer qu'une plus longue expérience
de vie change la table des valeurs ou qui font imaginer la vie comme une aventure. Et donc
l'aspirant au suicide dans la version optimiste pourrait revenir à la vie comme un «aventurier du
quotidien qui par la simple quantité des expériences battrait tous les records (j'emploie à dessein
ce terme sportif) et gagnerait ainsi sa propre morale».69 Il rejoindrait la morale du vivre «le
plus» de l'homme du quotidien pour qui «la morale d'un homme, son échelle de valeurs n'ont
de sens que par la quantité et la variété d'expériences qu'il lui a été donné d'accumuler».70Dans
la version pessimiste, l'aspirant au suicide fait face à l'absurdité et en accord avec lui-même y
met fin en se suicidant, montrant ainsi que sur le plan existentiel le suicide existe et qu'il
représente un « désaveu de la logique vitale » selon les propres termes d'Améry.

AMERY, 1996 : 30.


CAMUS, 1984 : 86.
CAMUS, 1984 : 85.
72
r

Mais l'absurde n'est pas une situation absurde ou une démonstration absurde ou un acte ou une
décision absurde, elle est, nous dit Camus dans le Mythe de Sisyphe, une conscience. Et
l'absurde chez l'homme « est sa tension la plus extrême, celle qu'il maintient constamment d'un
effort solitaire, car il sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il
témoigne de sa seule vérité qui est le défi».71Défi de la logique vitale et de ce qu'elle entraîne
« de conscience croissante de la mort» comme l'explique pour sa part Améry. : s'il ne se
révolte pas en effet, alors « il espère avoir une mort « naturelle », et, fort de cet espoir, il sort de
lui-même, transforme la partie de son Moi, qu'il a quittée et abandonnée à un sommeil végétatif,
en un fait objectif, parle un langage quotidien qui s'est associé à la langue précise de la logique,
ou tout au moins la recouvre en partie».72 Retrouver la partie de son Moi endormi suppose un
retour sur la peur et l'angoisse existentielle de mourir pour émerger dans la conscience : celle de
l'absurde. Cette conscience de l'absurde revient à rejeter le masque, « le décalage constant entre
ce que nous imaginons savoir et ce que nous savons réellement, le consentement pratique et
l'ignorance simulée qui fait que nous vivons avec des idées qui, si nous les éprouvions vraiment,
devraient bouleverser toute notre vie».73C'est aussi retrouver l'exigence de comprendre pour un
homme, c'est-à-dire réunir cet appel à l'existence et à l'unité de son sens avec le sens de
l'irréductible diversité, et multiplicités de sens du monde. Car «comprendre le monde pour un
homme, c'est le réduire à l'humain, le marquer de son sceau» écrit Camus et donc faire valoir
sa dignité. Chez Camus, cette inclination vers la mort et non vers la vie conduit l'homme au
sens de sa condition humaine, celle de l'absurdité dans laquelle il fait un saut.

3.1.3. Le grand saut75


À ce moment-là, il est important de noter que la conscience de l'absurde ne nie pas entièrement
la Raison et n'est donc pas le tremplin inéluctable qui porte sur la pente du suicide. Il faut alors
bien se rendre compte que la volonté agressive retournée contre soi qui mène au suicide n'est pas

71
CAMUS, 1984 : 78-79.
72
AMERY, 1996 : 49.
73
CAMUS, 1984:33.
74
CAMUS 1984 : 32.
Notons au passage que, comme il le dit lui-même dans Le mythe de Sisyphe, ce que Camus appelle « un saut » est
aussi proche, de ce que Jaspers (et peut-on dire aussi Améry) nomme par échec : « L'échec ne montre-t-il pas, au-
delà de toute explication et de toute interprétation possible, non le néant mais l'être de la transcendance » ? dit en
effet Jaspers, cité par Camus, 1984: 51. Et, continue Camus, cette attitude existentielle, «c'est une façon
commode de désigner le mouvement par quoi une pensée se nie elle-même et tend à se surpasser dans ce qui fait sa
négation» (1984 : 62).
73

le fruit d'une conscience absurde, mais de la réaction d'une Raison humiliée qui se retournerait
contre elle-même pour, dans un ultime sursaut, triompher en défiant la mort. Bien que «le
suicide (soit) une solution à l'absurde»76c'est-à-dire plus précisément une solution au sentiment
absurde ou à la situation absurde pouvant aussi bien conduire à l'inclination de la mort (la
langueur disaient les Romantiques, la mélancolie dirait-on aujourd'hui), le suicide par contre
n'est pas une solution à la conscience de l'absurde car, si tel était le cas, cela abrogerait « la
révolte consciente » et à «éluder le problème », selon Camus. Confondre la conscience absurde
avec le sentiment absurde ou la situation absurde serait prendre la conscience de l'absurde pour
l'inclination de la mort du mélancolique qui ne voit dans le miroir de l'Esprit que des intentions,
des actes et des conduites sans intérêt et qui se soumet résigné à cet état de choses. Pour éclairer
définitivement le point de la conscience de l'absurde, différencions l'approche
phénoménologique de celle de la logique rationnelle. Répétons donc la distinction avec Camus :
« penser, ce n'est pas unifier, rendre familière l'apparence sous le visage d'un grand principe.
Penser, c'est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu
privilégié».77Autrement dit, pour accéder à la conscience phénoménologique, il faut sauter:
sauter par dessus la pensée absurde dans son affirmation initiale pour assumer la conscience de
l'absurde du temps et des choses, et par là même se réconcilier avec Soi et avec le monde. Car, à
partir du moment où la conscience saute l'affirmation initiale absurde, elle devient une «révolte
consciente » et « à partir du moment où elle est reconnue, l'absurdité est une passion»78et, peut-
on ajouter avec Camus, une liberté. Avec la volonté consciente, en effet, l'homme saute dans
l'appel à l'existence et là « tout ce qu'il peut répondre, c'est qu'il ne comprend pas bien, que cela
n'est pas évident »79 mais il ne fuit pas, il fait face au contraire et, en même temps, refuse le «il
faut bien vivre » qui le conduirait à s'arranger avec seulement ce qui fonctionne pour lui dans la
vie et dans le monde. De là sa liberté, qui n'est pas celle d'une libération de celle d'un maître
par exemple, ou bien d'une émancipation par une idée, mais la liberté d'un appel à l'existence
dont les promesses lui font voir le monde et soi-même dans une lutte contradictoire, mais
« qu'un cœur humain peut éprouver et vivre». 80C'est pourquoi Camus peut dire :

AMERY, 1996:21.
CAMUS, 1984 :63.
CAMUS, 1984 : 38.
CAMUS, 1984 :77.
CAMUS : 83.
74

«partie d'une conscience angoissée de l'inhumain, la méditation sur l'absurde revient à la fin de son
itinéraire au sein même des flammes passionnées de la révolte humaine. Je tire ainsi de l'absurde trois
conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme
en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide » (1984 :88-89)

Il va sans dire que si le saut de la révolte a ses ratés, pour être parfois remplacé par « le grand
saut » du suicide comme l'appelle Jean Améry, alors on se rend bien compte cette fois qu'avec
Camus c'est un cas limite, c'est-à-dire que :
« le suicide, comme le saut, est l'acceptation à sa limite. Tout est consommé, l'homme rentre dans son
histoire essentielle. Son avenir, son seul et terrible avenir, il le discerne et s'y précipite. À sa manière, le
suicide résout l'absurde. Il l'entraîne dans la même mort. Mais je sais que pour se maintenir, l'absurde ne
peut se résoudre. Il échappe au suicide, dans la mesure où il est conscience et refus de la mort » (1984 :77)

3.2 Se suicider : le suicidant versus la société


Du point de vue du suicidant, se suicider reste un cas limite, état particulier et tragique à
l'extrême que manifeste parfois la conscience absurde ; alors que, pour la société, se suicider est
seulement une somme d'absurdités (une absurdité de la vie, une absurdité de la décision, une
absurdité de la situation, des circonstances, une absurdité du raisonnement, une absurdité de
jeunesse, etc.), et au nom de cette absurdité (au sens d'inutilité), se suicider devient
incompréhensible parce qu'inacceptable dans une société entraînée à tout savoir et à tout faire
pour bien fonctionner. Nous allons maintenant conduire ces deux points de vue avec Améry pour
comprendre l'hiatus flottant toujours entre la société et celui qui est résolu au suicide, ceci afin
de tenter de dissiper ce malentendu.

3.2.1. Le point de vue du suicidant


D'abord, l'individu parce qu'il est tout à coup suicidant n'est pas devenu étranger aux autres
individus dont il partage vis-à-vis de l'existence le même sens et vis-à-vis du monde la même
contingence. Seulement le suicidant voit arriver le moment où son existence n'a plus de sens. Et
là, il est bien placé pour ne pas confondre deux choses : son existence (qui n'a plus de sens)
avec sa vie (qui tend à s'autoconserver). Sa vie en effet a une direction, un sens, il la sent
s'accrocher à lui et il y est attaché malgré tout comme en témoignent les soubresauts
d'indécision qui prélude le moment de son suicide. S'il ne veut plus se suicider alors qu'il
affirme aussi le vouloir, c'est qu'il y a deux niveaux à ne pas amalgamer qui se jouent dans
l'instant précurseur du grand saut : le niveau existentiel et le niveau du soi conservateur de la
75

vie.81 Et ainsi lutte l'esprit qui a posé sa volonté et disposé du temps d'en finir, et le soi, acculé
contre ce temps, le
« moi (...) aveuglé et effarouché comme le lièvre aux abois, plus il tente de le presser contre lui et moins il
sait comment l'aborder. Le temps, en lui, s'est déposé en couches successives, et l'emplit d'angoisse à la
vue de l'aiguille qui trotte, il pèse lourd dans le corps qui veut se défendre de lui, qui désire absolument
être, alors que c'est précisément ce que lui refuse l'esprit, qui lui-même voudrait durer mais se l'interdit »
(Améry, 1996:96-97).

Le jugement et le discernement devant sa mort volontaire, l'individu les possède avec acuité et le
commandement d'en finir qu'il s'impose là le manifeste; mais en même temps, l'Esprit est
toujours lancé dans une temporalité, même si cela revient à dire ici, dans ce moment-là, que son
projet existentiel est posé et reposé à côté de Soi. Et que ce Soi s'appelle Ego ou Avenir, il ne
porte plus le condamné au suicide vers l'inclination du monde. Le temps est alors reposé auprès
de Soi et « il n'est plus qu'auprès de soi».82Quant au corps il lance et relance le moi à poursuivre
la vie, coûte que coûte, le moi dont la fonction reste de conserver la vie et celui-ci au moment
fatidique brouille, au niveau qui est le sien, les perceptions, les sensations de l'individu qui «ne
sait plus ce qu'il veut » c'est-à-dire rigoureusement parlant ce dont il a envie. Et à ce niveau-là,
cela le dégoûte au sens fondamental du mot. Ainsi, le suicidant est à la fois aveugle et dégoûté et
est aussi bien condamné en toute lucidité par son propre commandement d'en finir. Ce jugement,
il l'a pris en tout discernement en considérant que son existence n'a plus de sens. Et il est le seul
à pouvoir estimer ce sens à l'étalon de sa dignité et du respect qu'il a envers lui-même (respect
au sens étymologique de re-voir) et qui n'est pas le sens estimé à l'aulne de la société. Mais ce
choix n'est pas un choix absolu, comme le perçoit souvent la société, mais une préférence de
s'en remettre à soi-même plutôt qu'à la société en ce qui concerne son existence et son destin.
Ensuite les explications de l'absurdité de son geste, la société tente de les élucider en
subordonnant celui-ci à des facteurs déclenchants : perte amoureuse, difficulté de
communication, perte des biens de la vie (argent, profession, couple, etc.), ou à des facteurs
endogènes : dépression, mobiles insignifiants exagérés d'une manière pathologique et
disproportionnée, etc. ou bien encore à des « comportements suicidaires » : la « social
isolation», la névrose narcissique, la disposition épileptique, le théâtralisme hystérique,

Le soi (avec un petit s) ne doit pas être confoncu avec le Soi (avec un grand S) ; en effet, le Soi est synonyme de
Je et désigne le principe personnel qui assume l'activité consciencielle ; alors que le soi est l'ensemble instinctuel
qui conserve la vie.
* AMERY, 1996:77.
76

énumère Améry en ajoutant « tout ce que l'expert armé de tout son attirail psychosociologique
est en droit d'aborder (...) » (:18). Mais, écrit cet auteur :
« pour ce qui est du suicidant ou du suicidaire, ces explications sont dépourvues de sens. Car, ce qui
importe pour lui, c'est le caractère absolument et pleinement unique de sa situation, de la situation vécue
qui n'est jamais totalement communicable, (...) » (1996 :21).

Le suicidant considère en effet qu'il ne peut plus faire son œuvre dans l'histoire de sa vie (et
c'est bien là de sa situation vécue dont on parle); à partir de là, les expériences qu'il peut
considérer et envisager pour l'avenir ne sauront être qu'éprouvantes ou que l'amener à des
désespoirs répétés ou qu'à des accomplissements aboutissant dans les sans-issues du quotidien;
ou bien il s'en remettra définitivement aux autres pour ce qui concerne sa propre vie à moins
qu'il ne vive radicalement qu'en végétant, par thérapie interposée, comme s'il était un autre,
c'est-à-dire un zombi heureusement conditionné par la société. Plutôt que de vivre cet échec-là,
il préfère mourir. Même s'il est sauvé, le rescapé connaîtra ce qui l'a amené vers l'inclination de
la mort et saura le discernement qui lui fait penser que, pour lui, mourir est préférable, même si
cela est incommunicable à autrui et que cela demeure une chose impensable et inacceptable pour
la société. Bien plus, celui qui réchappe à la mort volontaire refuse de vivre l'échec de celui qui
est revenu à la vie et souvent il n'aura de cesse de réitérer son geste « dans la fierté et dans le
deuil » pour affirmer que son jugement vaut bien celui de la société en la matière. La matière de
ce jugement pour la société étant en l'occurrence qu'on ne peut se détacher de la logique vitale,
que le suicidaire veut être sauvé et que « le suicidaire sera sauvé rentré au bercail de la logique
vitale dont il reparle la langue, à la grande satisfaction de la famille et de la société».83 Le
sauvetage forcé s'il le faut ne fera cependant pas oublier au suicidant sa résolution aux portes de
la mort même « s'il y a cette fameuse zone d'entre deux eaux où se débattent les suicidaires tout
contrits qui, intimidés par la logique de la vie et de la société soucieuse de la conservation de
cette vie, font semblant de n'avoir jamais été ce qu'ils furent pourtant».

Elnfin, la société tente de faire accroire au suicidant que, parce que cette dernière ne peut avoir
de connaissance intime de la mort, le suicidant ne peut en avoir non plus. Or, il y a toujours un
moment chez un homme où « la question du « naturel » de la mort s'accroît d'une dimension

13
AMERY, 1996:33.
14
AMERY, 1996 :88-89.
77

totalement nouvelle, inconnue auparavant» L'homme s'aperçoit bientôt que la mort, et


précisément la mort volontaire, tient en échec la société (et non pas le contraire c'est-à-dire que
la société tient en échec la mort). De son point de vue, la société se persuade et nous fait croire
que la mort est naturelle, mais il arrive toujours dans la vie d'un homme un moment où il accède
à la dimension que la mort est contre nature ; parce que, écrit Améry : « ma mort échappe à la
logique et à la pensée routinière, pour moi elle est contre nature au plus haut degré (...)» (:51).
Elt le suicide restitue cette dimension d'une manière saisissante et aiguë et c'est ce qui le rend
effroyable pour tous et qui investit l'acte d'un caractère odieux et honteux pour la société. Car là
où la société voit un monde clos, le suicidant y voit un monde ouvert sur l'abîme. Cela le rend
définitivement différent, mais non pas pour autant malade. Si la société voit le suicidant dans un
monde clos c'est simplement «parce qu'elle n'est pas capable d'entrer dans son monde clos»
(:64) remarque Améry. Et cet être différent là est autre chose que
« les blablabla et les chocs et les médications (qui) se proposent ici de transformer un être qui était
différent, de son propre chef, en un être autrement différent; un Moi « octroyé » à un être humain, produit
suspect d'interventions extérieures, destinées à l'aliéner à ses intérêts propres » (1996 :68).

Le recours de la société à la psychologie et l'erreur de la psychologie elle-même reviennent en


effet, selon Améry, à travailler sur le Moi, ce qui les rend aveugles à la réalité de ce qu'est
mourir, et de surcroît mourir volontairement pour quelqu'un. Dans ce contexte, « on comprendra
alors ce que décrivent la plupart des études suicidologiques : celui qui a sauté n'a rien su de la
mort, il l'a confondue avec des états de vie».86

3.2.2. Le point de vue de la société


Les explications et les études alors sont destinées non pas au suicidant, mais d'abord à maintenir
la cohésion et le rôle de la société. Son rôle en effet est d'écarter la mort hors de son champ, de
s'en prémunir et de protéger la vie. Dans ce sens, la mort n'est naturelle que si elle s'associe à la
norme symbolique qu'a construite la société autour de cette dernière. Or, comme le rappelait
déjà l'anthropologue Louis-Vincent Thomas,87la définition symbolique de la mort naturelle est

"AMERY, 1996:52.
86
AMERY, 1996:33.
87
Louis-Vincent THOMAS, (1922-1994), anthropologue et fondateur de la Société de Thanatologie de langue
française, décelait trois strates qui coexistent concernant la mort en Occident : a) la survivance de la tradition où la
mort est naturelle et nécessaire b) la mort jugée ni naturelle ni nécessaire se trouve refoulée voire déniée c) à la
définition de la mort s'impose la définition-signe technique. Site http://www.mort-thanatologie-france.com/ (site
actualisé au 13/12/05)
78

aujourd'hui bouleversée par la définition-signe technique de la mort, celle-ci étant équivalente à


« ce qui ne marche plus ». Plus précisément, pour la société, celui qui s'en va vers la mort
volontaire est quelqu'un qui « a une panne », qui « ne va pas bien », qui « déraille », qui « a une
crise » ; il faut donc le remettre sur les rails, sur la bonne route, le soigner. Et, surtout il faut le
sortir de sa crise, car il n'a plus le contrôle. Mais le contrôle de quoi ? La réponse est : de sa prise
de décision. Or, de son point de vue, le suicidant choisit, nous l'avons vu précédemment, entre
ce qui n'est pas (son existence) et ce qui n'est rien (la mort) ; ce n'est donc pas une décision
rationnelle (ce qui est) ou irrationnelle (ce qui n'est pas) qu'il prend, mais une décision
dialectique de négation. La décision ici échappe à la logique de vie de la société, car elle ne
s'inscrit pas en elle; le geste du suicidant n'est ni rationnel (mythe du choix absolu) ni irrationnel
(mythe du désir subjectif et personnel d'en finir) comme le croit la société. L'acte d'en finir est
un poids que l'on a jaugé par soi-même, estimé, avec le poids de la vie et la balance penche pour
l'inclination de la mort. Ce n'est pas un droit que se donne le suicidant, mais le poids du respect
de l'existence, et singulièrement de son existence, qui le fait agir. Amérycommente ainsi la
chose :
« Une seule chose compte en définitive : ce que nous appelons dignité ; le suicidaire est résolu à être
suicidant, il refuse de se ridiculiser à outrance en s'en remettant une fois de plus au quotidien aliénant ou à
la sagesse des psychologues et des parents qui se montreraient certes soulagés, et retiendraient avec peine
un sourire indulgent. Ainsi donc, il faut passer à l'action, et l'on passe à l'action, de quelque manière que ce
soit. La dignité installe ses bouées lumineuses » (1996 :98)

Cette réalité-là n'entre pas dans la logique de la vie et, du point de vue de cette dernière, le
suicide sera au mieux inexplicable au pire absurde. D'un côté, la sociologie du suicide opte pour
l'inexplicable, laisse le champ ouvert sur la compréhension de l'individu et ne prétend pas savoir
(elle se contentera de travailler sur le fait social et son étude interprétative) ; de l'autre côté, la
psychologie et la suicidologie, elles, ferment le champ de l'énigme et prétendent tout savoir du
suicidant et du fait de se suicider au nom de la transparence des conduites comportementales ;
elles affirment en effet positivement que la question ne se pose pas de savoir « ce que veut
l'individu», question absurde pour elles puisqu'il s'agit d'intervenir sur la prise de décision
eironée de l'acteur résolu au suicide et de lui démontrer son erreur avant qu'il ne soit trop tard.
Ceci entre d'ailleurs dans la logique de la psychologie comportementale, pour qui la
personnalité est par définition changeante selon le milieu, et pour qui il est normal que les gens
se conduisent à la fois d'une manière correcte et d'une manière erronée suivant l'adaptation au
dit milieu. Suivant cette construction de la science psychologique, le suicide est alors
79

scientifiquement acceptable, car il est comportementalement totalement compréhensible. Et


cette dernière s'ingéniera à démonter les tabous et les normes symboliques de la société
concernant la mort et la mort volontaire suivant cet angle-là : le suicide n'existe pas, mais les
conduites suicidaires sont là parce qu'elles se voient et, ajoute Améry, cela conduit à des prises
de position expertes telles que celles-ci :
« L'idée de suicide, simple représentation mentale de l'acte, est théoriquement à exclure d'une étude sur la
conduite suicidaire, qui, par définition, ne commence qu'avec le geste ; cependant, la considérant comme la
virtualité de l'acte, on peut retrouver, en elle, la même pulsion instinctive : l'intention, le désir de se donner
la mort » (d'un suicidologue cité par Pierre Moron repris par Améry, 1996 : 17).

Avec la science, le suicide entre alors dans la strate de « la mort jugée ni naturelle ni nécessaire
(qui) se trouve refoulée voire déniée » en même temps que le suicide subit un recadrage dans la
montée d'une « définition-signe technique » de la mort, incluant la mort volontaire. Ce signe
technique quel qu'il soit (processus de crise, facteur déclenchant, comportement suicidaire, etc.)
porte la science et la technique à l'apogée de sa puissance opérationnelle et de son prestige.

Ensuite, la société, comme la science du comportement, rabat le Soi dans la perception du moi;
et personne n'essaie plus de comprendre. Aussi, pour reprendre la question cruciale que pose
Ricoeur88 dans Ce qui nous fait penser, la nature et la règle (1998) : « la compréhension que j'ai
de ma place dans le monde, de moi-même, de mon corps et d'autres corps, se laisse-t-elle
modéliser sans dommages? C'est-à-dire sans dommage épistémologique, sans perte de sens».89
Pour la sociologie du suicide, la réponse est «non, pas sans dommages». Mais ce sens-là, la
psychologie comportementale décide qu'il est quantité négligeable, pour ne pas dire un détail
que l'on s'attache ordinairement à grossir ; et si l'on cherche à amplifier ce détail démesurément,
voilà que cela commence à relever de la pathologie. La psychologie en étant fondée uniquement
stir les processus expérimentaux finit par conclure que l'épistémologie n'a aucun sens, qu'il n'y
a donc pas lieu d'en tenir compte dans la recherche sur le processus du suicide. Pourtant, en se
basant d'une part exclusivement sur la nécessité logique et l'évidence empirique, et d'autre part
uniquement sur les processus expérimentaux, la psychologie comportementale opère une
véritable révolution épistémologique et anthropologique qui aboutit à rendre possible un

RICOEUR, Paul et CHANGEUX, Jean Pierre (1998) Ce qui nous fait penser, la nature et la règle, Paris, Odile
Jacob.
89
RICOEUR & CHANGEUX, 1998:90.
80

nouveau genre de développement de savoir : la suicidologie. En quoi consiste ce nouveau


développement ? C'est ce que nous allons examiner maintenant.

3.3.La suicidologie :un rabattement de la référence transcendantale


Depuis une cinquantaine d'années, une nouvelle fonction est apparue dans la société : les
suicidologues dont le rôle consiste à s'occuper de ceux qui tentent de se suicider. Cela a donné
lieu à un regroupement, appelé sous le terme générique de suicidologie. Avec la suicidologie,
« se suicider » devient une opération partie prenante d'un processus, lui-même partie prenante
d'une intervention, elle-même intégrée dans une théorie opératoire de la prévention. Empruntée
au vocabulaire médical, (tels les mots de crise, prévention, processus par exemple), la
terminologie de la suicidologie pénètre d'office par son langage dans le champ de la médecine
préventive qui recherche les facteurs épidémiologiques et qui pratique des opérations de
dépistage. L'objet de la suicidologie n'étant pas pour autant une maladie organique, mais une
maladie mentale, la suicidologie portera non pas sur l'étude des organes, mais sur celles des
conduites comportementales. La suicidologie a donc un champ langagier appartenant au domaine
médico-thérapeutique et un champ d'action appartenant au domaine de la psychologie
comportementale ; et par là, nous verrons comment et en quoi, la suicidologie fait son entrée
dans l'univers scientifique. En poursuivant cet objectif, nous rendrons compte du fait que, d'une
part, la suicidologie n'est pas une science puisque tout travail épistémologique lui est étranger.
Nous verrons d'autre part comment le positivisme logique des neurosciences et sciences
connexes (regroupées sous le terme de sciences cognitives) ouvre la voie à des savoirs
opérationnels qui débouchent sur l'émergence d'une spécialité, la suicidologie, laissant aussi la
porte ouverte à des expériences possibles d'intervention comme celles que tente la prévention du
suicide.

Aussi, dans ce qui suit, nous allons d'abord saisir que «se suicider» est une notion creuse pour
les sciences cognitives ; ensuite, nous montrerons que la place intermédiaire occupée par la
suicidologie entre les sciences médicales et les sciences cognitives aboutit au nouveau
développement d'un secteur : les sciences de la prévention du suicide. Dans ce dernier champ
d'activité, la suicidologie est à la fois une théorie et une pratique de l'intervention préventive.
Nous appréhenderons ces deux volets en insistant d'une part sur les concepts clés d'intervention
XI

de la suicidologie : la notion de personnalité élaborée à partir de la notion psychodynamique


d'auto-destruction de Menninger, la notion de psychache de Shneidman complétant la notion
de frustration des besoins construite par le psychologue Murray (Menninger, et Murray étant les
grands maîtres du père de la suicidologie américaine, Edwin Shneidman). Enfin, nous verrons
d'autre part comment fonctionnent les centres de prévention du suicide.

3.3.1.Se suicider : un sens creux pour les sciences cognitives


Dans tout travail qui approche le champ expérientiel de l'homme, il y a d'abord une question à
se poser : à quoi prétend une science de l'homme ? Et dans le cas précis qui nous retient, à quoi
peut bien nous servir l'agir scientifique et que peut bien nous dire la science quand elle cerne une
réalité existentielle comme celle de se suicider ? Et avant tout, y a-t-il une explication
scientifique à se suicider ?
Déjà, nous avons vu avec Améry que puisque «porter la main sur soi» est une expérience
incommunicable (au sens d'intraduisible) à autrui, ceci est donc inexplicable pour autrui. Si cela
ne s'explique pas ni du point de vue de la psychologie courante ni d'un point de vue social, cette
expérience a tout de même un sens pour celui qui la tente. Et ce sens pose l'acte au cœur de
l'individu, de son rapport à lui-même et de son rapport au monde et cela reste en ce sens un acte
proprement humain. A contrario de ce qu'expliquent les modèles de la psychologie
expérimentale, se suicider ne se problématise pas ;90et c'est bien là que réside la différence

90
Bien sûr, la problématique sociale du suicide est rendue possible et est même très pertinente, nous l'avons déjà vu
au ch.3 avec Durkheim posant la question : «en quoi consiste l'élément social du suicide » ? et avec Baechler
interprétant les formes concrètes des suicides comme « un moyen en vue d'une fin stratégique ». Par contre, la
question : « pourquoi les gens se tuent-ils ? » que pose la suicidologie (voir plus loin notre section 3.3.3. Les
concepts-clés d'intervention de la suicidologie et CAMPAGNA, Jean-Louis (1980) Le suicide au Québec, Centre
de prévention du suicide, Québec) est bien celle d'une résolution de problèmes. Pour la suicidologie au sens strict,
une problématique est en effet un problème qui appelle une solution et non pas une question anthropologique, le
suicide, ou une question existentielle posée par un problème humain tel que celui de « se suicider ». Avec la
suicidologie en effet, « se suicider » n'est plus un acte volontaire mais un champ technoscientifique de « conduites
suicidaires » dont il est possible de contrôler les variables et avec lesquels il est possible de mesurer les risques.
Aussi, si nous soutenons qu'il y a bien une problématique sociale du suicide, il est impossible de prétendre rendre
transparentes des conduites suicidaires grâce à un travail scientifique et par là même prétendre idéalement à la
suppression du suicide par la prévention. Car, ce faisant, c'est le sens même du suicide (en tant qu' « on appelle
suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la
victime elle-même et qu 'elle savait devoir produire ce résultat. » Durkheim, 1960 :5) qui est éliminé (et c'est aussi
bien le sens de la science qui est évincée, en tant que la science est d'abord définie par son champ théorique de
problèmes qui posent des questions, celles-ci soulevant d'autres problèmes etc.) ; et par ce fait, nous sortons
complètement de la problématique du suicide pour entrer dans une autre problématique, totalement étrangère à celle
du suicide, celle-ci étant définie de la façon suivante : la problématique de la prévention et celle de sa résolution
effective par le champ technoscientifique du savoir. Et, cette nouvelle réalité-là tend à résoudre les problèmes
S2

entre la compréhension sociologique et la psychologie comportementale. Ne pas problématiser


veut dire que l'individu ne se laisse jamais totalement cerner, il échappe en partie à la
socialisation qui cherche à le modeler conformément aux impératifs sociaux. Alors que la
sociologie compréhensive accepte cette réalité, la science sociale expérimentale la refuse. Alors
que la sociologie compréhensive accepte qu'il y ait toujours une part inconnaissable qui émerge
au moment même de connaître : par exemple, connaître le fait social du suicide fait en même
temps ressortir l'incompréhension qu'éprouve autrui (on, en l'occurrence le chercheur) quant à
se suicider. Cette dialectique (entre connaître et comprendre) constitue un présupposé de base sur
lequel est fondée la sociologie du suicide et auquel elle se subordonne. Pour la psychologie, au
contraire, se suicider est quelque chose de compréhensible parce que cela est totalement
connaissable. Et cela surtout au sens suivant : un suicide qui aurait été empêché par une pratique
d'intervention deviendrait de facto une « chose » totalement connue, une chose totalement
maîtrisée, un simple non-être sans qualités propres, sans épaisseur, sans retrait, une simple non-
chose ; et un suicide qui n'a pas eu lieu est alors une chose totalement connue, dans son essence
même. Comme la suicidologie dit qu'elle empêche des suicides, son objet, le non-suicide, ne
peut avoir pour elle aucun mystère. Aussi, connaître équivaut ici à être synonyme de conquête :
conquête de la transparence totale de ce qui se répète (les conduites), s'observe (les
comportements) et se voit (le processus social). Cette connaissance-là n'en est pas une puisqu'il
s'agit en fait d'une domination pratique ; et à partir de cette domination pratique se bâtit un objet
mental sans que celui-ci soit rattaché à un objet de connaissance qui lui donnerait un sens. En
effet, l'installation d'une discipline scientifique ne peut se faire que dans une vision sensée et
une culture du monde, vision et culture qui supposent des médiations philosophiques. Or le
corpus des principes neuroscientifiques et psychologiques nous écarte de notre intuition
commune d'une raison et d'un sens mondain, objet d'intérêt (le logos) que recherche pourtant à
connaître et à expliquer le savoir scientifique, et sujet de curiosité (le monde) qui constitue
somme toute la visée de la Science. Comme le dit très bien Éric Labbé91, dans toute approche de

humains comme des problèmes techniques ignorant toute la réalité de l'homme qui échappe à la dimension
sociotechnique. Cette nouvelle réalité-là pose à la fois la question de la liberté de l'homme et la question du
rabattement de la sphère sociale dans celle du technoscientifïque, sphère sociotechnique où la référence maîtresse
est celle de l'efficacité et non pas la référence symbolique et celle de ses médiations au monde. (Voir à ce sujet :
L'oubli de la société : pour une théorie critique de la postmodernité, Michel FREITAG (2002)avec la
collaboration de Yves Bonny, Presses de l'université Laval, Québec, Presses universitaires de Rennes, France.)
Revue Juriscom (2001), revue de droit des technologies de l'information, site http:
//www.Juriscom.net/uni/doc/2001108.htm. ( : 6)
83

l'homme, il faut tenir compte que celui-ci « se caractérise par sa nature axiologique, qui repose
sur le rapport entre le langage et les valeurs, et par sa nature logo théorique qui l'empêche de
concevoir le monde tel qu'il est objectivement. En conséquence, l'homme ne peut se réaliser
entièrement que par un processus symbolique ». Or, avec la domination pratique de la science du
comportement, l'homme est manipulé puisqu'il est conçu comme une copie conforme de la
machine neuronale et perçue selon un modèle projectif. L'objet de la psychologie est un objet
mental totalement inscrit dans un savoir décontextualisé, reconstruit sur des bases
expérimentales étrangères à la connaissance humaine du monde. Certes, le monde de
l'expérimentation est bien le même que le monde ordinaire que nous expérimentons par nos
sens, mais la décontextualisation technique des expériences en fait un champ de représentations
calqué sur l'appareil neuronal. Regroupées dans les sciences de la cognition, les neurosciences et
la psychologie ont en commun de construire un objet mental qui n'a pas d'inscription dans un
présupposé et des médiations philosophiques. L'objet mental n'est construit sur rien d'autre
qu'un contenant (organisation) /contenu psychique (fonction). À ce propos, voici ce qu'en dit le
philosophe Ricoeur en réponse à Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste :
« le prix à payer, de part et d'autre, pour une telle extension de corrélation entre organisation et fonction
serait l'abandon du primat de la représentation dans l'activité mentale ; paradoxalement, ce primat me
paraît un reste du dualisme cartésien, transposé dans le champ neuronal. Le monde n'est pas tout fait avant
que le cerveau ne projette sur lui, comme vous dites, les représentations qu'il a organisées ». (1998 : 107)

Ainsi, le champ dualiste (intérieur projeté dans l'extérieur, extérieur intégré dans l'intérieur)
neuronal ne relève pas d'une découverte scientifique, mais bien d'une invention technico-
pragmatique. Car continue Ricoeur, « c'est bien de constitution pragmatique du monde de la vie
qu'il faudrait parler, plutôt que de projections par le cerveau sur un monde supposé déjà
organisé. En ce sens, l'objet construit des psychologues autour de l'idée de représentation est un
objet plus pauvre que l'expérience intégrale».92Cela nous amène à poser la question de la re­
présentation (avec la définition qui s'ensuit de l'objet mental) pour les sciences de la
cognition pour savoir en quoi cette dernière peut enrichir la réalité représentative communément
admise.
Au nom de la science, il faudrait admettre la représentation objectivée du psychisme humain
comme une base scientifique et un fondement sociétal. Or, en suivant dans cette voie la position
de: Ricoeur, opposée à celle du neurobiologiste, nous pouvons souligner que la réalité du monde

RICOEUR & CHANGEUX, 1998 : 108.


84

commun n'est pas totalement incluse dans les représentations qu'en produit la science. Pourtant,
les sciences cognitives (neurobiologie et psychologie) tendraient à imposer une vision intégrale
de l'homme basée sur un corpus de principes intellectuels dont la portée universelle est
cependant contestable. En effet, ces principes ne font pas l'objet d'une critique épistémologique
et ne sont donc pas comme tels acceptables même si, de plus en plus dans le monde commun,
ceux-ci sont vus comme des vérités au même titre que lois physiques mises en évidence par les
sciences exactes. Suivant ce courant aussi, la connaissance du déterminisme du psychisme
humain devrait faire recouvrir la liberté morale93 de l'homme au même titre que la réalité du
modèle projectif du cerveau devrait supplanter la réalité de la conscience intentionnelle au nom
de l'objectivité. Cela détruit d'entrée la réalité symbolique de l'homme pour le faire entrer dans
un modèle projectif (cerveau recevant les stimulations de son environnement et reproduisant
celui-ci par projection ). Or, cela contredit l'action de la société qui est constituée sur une base
morale de l'homme : c'est-à-dire une responsabilité de ses actes. Sinon qu'en serait-il du
domaine culturel, politique, judiciaire, etc. Pour autant, le pouvoir des sciences cognitives sur la
société est réel et ce qu'on, appelle sa recherche-action va dans le sens d'une intégration de
l'individu à l'expérience scientifique et d'une incorporation de la société au processus
scientifique. Faisons ici simplement remarquer que cette reconstruction du monde est basée sur
une conception de la représentation que les neurosciences ont récupérée de la psychologie sans la
critiquer. Comme le déclare Ricoeur à Jean Pierre Changeux :
« en effet, pour moi la distinction n'est pas tellement entre la psychologie et les neurosciences. (...) La
notion d'objet mental a été utilisée par le psychologue avant que vous ne l'utilisiez. Vous avez transplanté
dans le domaine des neurosciences une notion qui elle-même est un construit du psychologue. (...) Ainsi, je
n'accepte pas du tout la conception qui fait de « l'esprit » (je mets le mot entre guillemets) un contenant
avec des contenus » : (1998 :136-137)

Ce que la psychologie et les neurosciences partagent, c'est leur construit, celui-ci n'ayant pas fait
l'objet d'une critique épistémologique ; ce construit, en fait, ne constitue au plus qu'une
conjecture qui va bien au-delà de la vérification expérimentale ; le construit de ces sciences
n'apparaît pas soutenu par une théorie de la connaissance et les termes sciences cognitives
n'expriment simplement qu'un regroupement générique de choses hétéroclites ; aussi, ces
sciences « construisent dans des conditions de scientificité définies au sein de leur discipline une
conception de la représentation comme image mentale « intérieure » - dans la tête, comme l'on

Nous retrouvons ici le vieux débat de l'émancipation de l'homme par la science ; et notamment ici la croyance
morale que la connaissance des déterminismes chez l'homme libère le sujet de ceux-ci.
85

dit - de la réalité extérieure, elle-même toute faite et toute donnée au niveau de la connaissance
du monde physique » conclut Ri coeur.94

3.3.2. La place de la suicidologie dans les sciences de la prévention


Comme nous l'avons vu précédemment, pour les sciences cognitives, l'homme n'est doué ni de
volonté, ni de puissance d'action ni capable de discerner et de poursuivre un but pas plus qu'il ne
lui est possible de donner une compréhension à ses actes. Quant au monde, selon la perspective
des sciences cognitives, il reste un monde « vidé de sens et d'intention ». Pourtant, les sciences
cognitives s'intéressent concrètement à l'homme et prétendent lui fournir les moyens
d'améliorer sa situation. Devant le fléau du suicide, ces sciences ont donc une réponse : générer
un nouveau regroupement. La place intermédiaire qu'occupe la suicidologie entre les sciences
médicales et les sciences cognitives aboutit au nouveau développement d'un secteur: les
sciences de la prévention du suicide Cela va être l'occasion d'une extension de la psychologie
vers la psychopathologie adaptative et d'une pénétration en force de cette dernière dans le
champ médical. Sous l'action des sciences cognitives, une partie des sciences médicales fusionne
avec la recherche psychologique et produit une branche médico-sociale ; ainsi naissent la
psychiatrie ou la psychologie communautaires. Voici comment se définissent en gros les
sciences de la prévention du suicide pour Jean Louis Campagna 5, premier Québécois à avoir été
formé à l'école américaine de suicidologie :
« Dans un sens plus large, la prévention peut se définir comme un lot de mesures entreprises pour éviter et
prévenir les épidémies et l'aggravation des états pathologiques. A l'intérieur de ce modèle médico-clinique,
la prévention est essentiellement une question de détection prématurée et de prompte référence. En
psychiatrie et en sciences psycho-sociales, le terme de prévention est devenu une science en soi et son
champ d'opération a été tracé grâce aux travaux exploratoires de Caplan (1961-1964). Nous avons appris
de la science médicale que la prévention ou intervention pouvait se faire à trois intervalles : avant
l'apparition de la maladie ; rapidement, lors de son apparition et : immédiatement après l'attaque pour
éviter l'état chronique » (1980 : 60).

Devant cet arrivage des nouvelles connexions de recherche, la suicidologie (dont le rôle, à
travers ceux qui en ont la fonction - les suicidologues - est de s'occuper de ceux qui tentent de se
suicider) est bien placée pour coordonner ces nouvelles pièces du puzzle cognitif. Désormais, la
suicidologie les rassemble autour de son objet d'étude : «le suicide, une maladie dont la victime
n'est pas responsable». D'origine américaine, les sciences de la prévention du suicide

94
RICOEUR & CHANGEUX, 1998 :136.
9'i
CAMPAGNA, Jean Louis (1980) Le suicide au Québec, Centre de prévention du suicide, Québec.
86

développées à partir des années soixante, constituent d'abord une reprise des sciences médicales
de la prévention. Ainsi, pour l'émule de Campagna, Pierre Morissette :
« la prévention est un concept théorique issu des sciences médicales (...). En effet, si l'on se reporte au
début des années soixante, (...) le modèle médical a évolué des strictes considérations de contrôle et de
traitement des maladies au moment de leur apparition, vers l'étude des mesures préventives dirigées aussi
bien sur l'environnement, sur les agents infectieux que sur l'hôte de la maladie, l'individu atteint ». (1984 :
334)

Le suicide, dès lors qu'il va être étudié sous le modèle de la prévention, est une maladie attribuée
à l'environnement. Comme toutes les maladies, cette maladie du suicide est causée par «des
facteurs multiples qui sont en interaction complexe». Cet état de fait découle bien sûr du
construit neuropsychologique qui ne voit plus en l'homme qu'un psychisme dont la
représentation est objectivée par l'environnement. Comme tel, ce construit ne détermine pas une
attribution du suicide chez l'homme, mais au contraire il pointe une attribution dans une cause,
cause imputable à son environnement. Des causes morales du suicide dont la sociologie
compréhensive nous entretient, nous glissons là vers des causes extérieures au sujet. Ainsi,
puisque l'individu en psychologie n'a pas de valeur morale, il faut bien quelqu'un ou quelque
chose d'extérieur pour porter la responsabilité du suicide (ce quelque chose c'est-à-dire soit la
maladie soit une fonction, par exemple le médecin, l'employeur, etc.). À partir de là, les
interactions, en effet, sont alors complexes et les facteurs multiples. Les sciences médicales de la
prévention agissent sur les probabilités d'une maladie physique à partir d'une corrélation de
facteurs significatifs, de même, pour la psychologie de la prévention, les facteurs de la maladie
«mentale» sont repérables et ils «sont présents chez l'agent (micro-organismes, virus,
substances toxiques), chez l'hôte (l'organisme humain ou l'organe touché) et dans
l'environnement physique et social entourant l'agent de l'hôte de la maladie».97 D'après ce que
nous venons de dire, il est donc naturel que les recherches en prévention rejettent la thèse de la
sociologie compréhensive (c'est-à-dire que la tentative de suicide est assignable à la volonté du
sujet) puisque ces recherches prônent justement une autre thèse à savoir que la tentative de
suicide est attribuable à une cause extérieure c'est-à-dire à l'environnement. Cela place d'emblée
les sciences de la prévention dans l'étiologie (l'étude des causes), l'épidémiologie c'est-à-dire
« l'étude en profondeur d'un risque pour la santé qui frappe un grand nombre de personnes », et

MORISSETTE, Pierre (1984) Le suicide, démystification, intervention, prévention, Centre de Prévention du


suicide, Québec.
97
MORISSETTE, 1984 :334.
87

la démographie (étude statistique du suicide suivant l'âge, le sexe, le territoire, etc.). Voici un
aperçu du raisonnement en prévention du suicide, qui montre ce cheminement : « si l'étiologie
permet de comprendre la signification d'une maladie, il doit exister logiquement une autre
science qui nous aidera à guérir cette même maladie et à en prévenir la réapparition » déclare en
effet Jean Louis Campagna, fondateur québécois de la prévention du suicide (1980:32 ). En
centrant ainsi sa recherche-action sur la prévention, la suicidologie acquiert ipso facto une place
dans le monde scientifique au carrefour de l'étiologie et de la thérapeutique.
Chemin faisant, la suicidologie opérationnalise un construit, calqué à partir de celui des sciences
cognitives et de la prévention médicale. Comme pour elles, pour la suicidologie, seul
l'environnement est significatif; rappelons en effet avec Ricoeur (s'adressant à Jean Pierre
Changeux) que dans les neurosciences (base des sciences cognitives) :
«vous vous donnez au départ une notion d'environnement qui est celle d'un monde tout fait de réalités que
vous définissez en termes de physique, de chimie et de biologie ; c'est déjà un monde scientifiquement
organisé. Et c'est ce monde que vous déclarez « vide de sens et d'intention ». Mais il a été vidé de sens et
d'intention...» (1998:134)

Avec la suicidologie, se suicider se vide d'intention et de sens et se commue en un objet mental


faisant l'objet d'un processus de recherche. Dans le cadre de sa recherche, la suicidologie définit
le suicide ainsi : il est une conception de la représentation comme image mentale « intérieure » -
dans la tête - de la réalité extérieure. Cette représentation est une projection intérieure de
l'extérieur, projection que détermine le cerveau, selon un modèle projectif. À cet égard, il est
significatif que les techniques de projections aient eu une bonne place dans la recherche
suicidologique bien avant que leur soient préférés par la suite des tests de prédiction de
comportements suicidaires. Ces tests font ressortir un inventaire d'items comme celui de 55
items établis par Devries (1967) appelé « Inventaire du potentiel de la personnalité suicidaire».
Le terme de personnalité ici est d'ailleurs un faux ami et impropre à une compréhension
significative de ces tests ; en effet :
« . . . il n'y a pas une personnalité suicidaire. Il existe plutôt beaucoup de syndromes de différentes
caractéristiques qui produisent une personnalité suicidaire. Ils ont été évalués de façon scientifique et
reconnus dans les inventaires de répartition du suicide. Parmi ces syndromes comportant un risque de
mortalité élevé, modéré ou bas, il y a : la dépression, l'alcoolisme, la crise de Caplan, la schizophrénie ou
psychose aiguë ». (Campagna, 1980 : 42)

Dans ce système, les facteurs causant le suicide sont présents chez l'agent (par exemple les
médicaments ou l'alcool) chez l'hôte (le cerveau étant l'organe en crise dont il faut rétablir
l'homéostasie) et dans l'environnement physique et social entourant l'agent de l'hôte de la
88

maladie (les situations relationnelles stressantes, par exemple conflit de couple, professionnel,
etc....). Tous ces facteurs sont des facteurs qui causent le suicide et expliquent les tentatives de
suicide. Rappelons que pour la suicidologie, qui est un sous-secteur de recherche des sciences
cognitives, il n'y a pas de place ni pour l'action référant à la volonté d'un individu, ni pour
l'action référant à un projet sociétal ; ces deux domaines d'actions par contre constituent le
champ d'études de la sociologie du suicide, et c'est là aussi bien leur différence de fond. Selon
la théorie de la prévention en suicidologie, il faut donc agir sur lesdits facteurs précédemment
cités afin d'éviter l'apparition de la tentative de suicide. La recherche de la prévention en
suicidologie va ipso facto classer l'objet mental dans l'appareil projectif du cerveau, lequel peut
subir des changements sous l'action de substances dangereuses ou d'agents stressants ou
d'accidents pouvant provoquer par suite le suicide. Il reste à se demander quelles possibilités
d'action a l'homme moral, moral en tant que l'homme a un sens dans les activités du monde.
Aucune, dirons-nous : pour la suicidologie, l'intersubjectivité n'existe pas parce que la
suicidologie (comme sa grande sœur la psychologie et plus généralement les sciences cognitives)
ne fait pas de différence entre la société et l'homme (les deux étant la même chose), pas plus
qu'elle n'accomplit de distinction entre ce qui est la matière vivante et la matière physique
puisque tout cela est considéré comme des choses susceptibles d'être catégorisées et
reconstruites scientifiquement comme un matériel d'étude et d'observation. De toute façon, le
problème n'est pas posé par la suicidologie de cette manière vu que, pour elle, les trois questions
importantes à développer sont les suivantes : « est-ce que cette science de prévention,
spécialement sous son aspect de prévention primaire, peut s'appliquer dans le domaine de
la suicidologie ? Mais, en premier lieu, qu'est-ce que le suicide et pourquoi les gens se tuent-
ils?». 98

D'abord, pour répondre à la première question, il faut savoir ce qu'est la prévention primaire. Le
domaine de la prévention primaire est le volet de la recherche en suicidologie que nous avons
ci-dessus déjà commencé à évoquer ; mais aussi dans une autre mesure, la prévention primaire
recouvre la consultation, l'entraînement, l'éducation, car «la maladie mentale est un problème
de santé publique» comme l'indique Campagna.99En mettant le suicide dans la catégorie
d'intervention de la santé publique, la suicidologie crée des liens de rétroaction avec les agences

98
CAMPAGNA, 1980 : 32.
"CAMPAGNA, 1980:16.
89

sociales, mais aussi «avec l'Université ou d'autres institutions d'enseignement. Il ne faut pas
s'étonner alors que beaucoup de temps soit consacré à l'entraînement et à l'éducation sur la
théorie et la pratique concernant l'auto-destruction et les procédés d'intervention». 100Beaucoup
de temps est aussi investi pour remanier des théories psychosociales suivant la fonction de la
recherche-action suicide. Ainsi naît le modèle d'intervention dans la crise suicidaire à partir de la
notion de crise chez Caplan, la notion de risque chez Rapaport et celle de thérapie de crise de
Lindemann101. Farberow, (cofondateur du premier centre de prévention du suicide de Los
Angeles avec Shneidman), taille donc son modèle d'intervention dans la crise suicidaire à partir
des travaux de Caplan, Rapaport et Lindemann, dont il fait la synthèse. Ainsi,
« Dans sa plus simple équation, la crise est définie comme « un bouleversement dans un état régulier ou un
dérangement ou homéostasie » (Caplan 1959-1960). Selon ce dernier, trois critères sont nécessaires pour
identifier une crise : (1) un profond stress précipité ; (2) une grande excitation émotionnelle et (3) une
pression pour résoudre le stress et rétablir l'homéostasie. Rapaport (1962) définit une crise comme étant un
risque ou un problème dans la situation d'une vie courante » (Campagna, 1980 : 55)

Lindemann, (de 1944 à 1966), développe plus particulièrement des études exploratoires sur la
crise et sa thérapie. Selon Lindemann, la thérapie de la crise doit comporter trois choses :
l'action, l'autorité, l'implication des autres. À partir de là, «Farberow (1972) a établi que le
comportement suicidaire était l'épitomé de la crise et que le centre de prévention du suicide
opérait au point crucial de la situation».102 De Caplan (1961), Farberow garde la terminologie de
crise composée de la prévention primaire, la prévention secondaire, et la prévention tertiaire.
Farberow repère principalement des lacunes dans la prévention primaire c'est-à-dire dans la
recherche : par exemple, l'identification et la localisation des personnes à risques sont mal
connues (à la fois selon lui à cause d'une recherche sous-développée dans le champ de
l'intervention et aussi parce que la communauté n'est pas formée ni informée sur les signes
avant-coureurs de la crise suicidaire). Avec la prévention secondaire, la prévention du suicide
devient «une entreprise médico-sociale» (.:62). Elle peut être définie «comme l'intervention
survenant au moment où apparaît une maladie, une pathologie ou une déviance. En termes de
services communautaires de santé mentale, nous parlons de l'intervention faite au moment de la
crise» ( :70). Ces services communautaires sont les centres de prévention du suicide qui
prennent en charge les personnes à potentiel suicidaire. À partir des travaux de Ringel (1953) et

100
CAMPAGNA, 1980 : 66.
Nous avons ici corrigé la faute de frappe du texte de Campagna en ce qui concerne le nom de Lindemann. Nous
verrons en effet plus loin dans notre chapitre 4 en quoi le travail de Lindemann est associé à celui de Caplan.
102
CAMPAGNA, 1980 :72.
90

Stengel (1962), ces personnes peuvent être séparées en trois groupes : le premier groupe
correspond à ceux vivant « une crise caplanienne » ; ceux du deuxième groupe « ne sont pas
sérieux dans leurs intentions, mais ont un grand besoin de secours » ; ceux du troisième groupe
« agissent sous une impulsion soudaine et momentanée» (:29). Plus tard, Shneidman (1970) fera
sur ce mode de regroupement une classification des comportements autodestructeurs comprenant
une classe « intentionnée » (crise caplanienne), une classe « contre-intentionnée » (pas sérieux
dans leurs intentions), et « surintentionnée » (impulsion soudaine). La prévention tertiaire est
une intervention « après l'attaque pour éviter l'état chronique » (:60). L'attaque en question ici
consiste à avoir fait une tentative de suicide et l'intervention sera celle de l'hospitalisation puis
de l'accompagnement thérapeutique ensuite. Si la tentative de suicide est réussie, il s'agit
d'intervenir alors en postvention c'est-à-dire sur les survivants (l'entourage et la famille). Quoi
qu'il en soit, avec l'action des centres de prévention du suicide, la prévention «s'est orientée
vers la communauté et s'intéresse à tous les composants qu'on rencontre dans l'auto-
destruction ». 104

3.3.3. Les concepts-clés d'intervention de la suicidologie


Maintenant que nous avons traité la première question importante aux yeux de la suicidologie
c'est-à-dire comment est-il possible d'appliquer la prévention au domaine du suicide,
intéressons-nous à sa deuxième et troisième question : qu'est-ce que le suicide et pourquoi les
gens se tuent-ils ?
Le concept de personnalité suicidaire et celui d'autodestruction sont à l'origine de la
compréhension d'intervention suicidologique. Nous allons les étudier afin de mieux connaître
pourquoi les gens se tuent pour la suicidologie. Cela nous permettra d'enchaîner par la suite sur
ce qu'entendent les suicidologues par mal-être et par victime (puisque rappelons-nous qu'avec la
suicidologie, le suicide est une maladie dont la victime n'est pas responsable). Aussi, le travail
de Rapaport (1962) qui «définit une crise comme étant un risque ou un problème dans la
situation d'une vie courante » a tout autant une implication que les concepts de personnalité et
d'autodestruction en suicidologie ; en effet, à partir de Farberow, la notion de risque de Rapaport

103
Nous verrons plus loin au chapitre 4 l'apport historique de Ringel et de Stengel dans la construction
organisationnelle de la suicidologie
CAMPAGNA, 1980 :62.
91

va se développer avec le concept de risque suicidaire. Enfin, le transfert de la maladie mentale du


domaine psychiatrique vers la santé mentale du secteur de la santé publique développe une
norme du bien-être et par conséquent du mal-être. Ainsi, le suicide glisse d'une maladie mentale
vers un mal « mental », une souffrance dont le processus est réversible, réversible donc
potentiellement guérissable. C'est dans cette voie de compréhension de la souffrance que
Shneidman va s'engager en utilisant la notion de frustration des besoins élaborée par son
maître Murray ; et c'est de cette manière que Shneidman répond donc à la question : qu'est-ce
que le suicide ?

Commençons par les concepts de personnalité et d'autodestruction constituant une des sources
de compréhension du suicide pour la suicidologie. Mais avant tout, reconnaissons que le concept
de personnalité en sociologie réside dans le fait qu'il renvoie à la dimension historique de
l'homme c'est-à-dire une personne non pas immobilisée dans le moment «m », mais considérée
dans un mouvement de continuité historique. Aussi peut-on parler en sociologie de personnalité
historique. L'homme est engagé dans une histoire qu'il partage avec ses contemporains et qui
l'oriente vers l'avenir. Par contre, la notion de personnalité (et de personne) en suicidologie
renvoie un potentiel de réaction à l'environnement. Si ce dernier est pauvre en stimulus, pauvre
en gratifications ou récompenses ou carrément hostile, la personne aura une conduite
d'évitement ou de renoncement. Ces conduites :
« ce sont, dit Menninger, les façons subtiles qu'a l'individu d'écourter ou de réduire sa vie, d'être moins
que ce qu'il aurait pu être (...) . Tous ces comportements sont, selon sa perspective, des morts partielles,
des manifestations de suicide indirect - ce que j'ai appelé « morts subintentionnelles » (1999 :67)

étiquette Shneidman , le père de la suicidologie, en ajoutant que « Karl Menninger était le


grand-père de la suicidologie américaine ». Les livres de ce dernier, continue Shneidman,
« enthousiasmèrent un lectorat important, il nous met en garde contre l'élément inconscient
indéniable, inhérent à l'auto-destruction humaine insidieuse».106Le terme d'autodestruction
provient ainsi du spécialiste américain de la psychodynamique du suicide, Karl Menninger
(1938 , Man against himself). Pour lui, « l'auto-destruction humaine insidieuse » est l'instinct de
mort qui, cessant d'être canalisé dans des ressources extérieures satisfaisantes se retourne contre
la personne. Pour résumer, selon Menninger, les gens se tuent parce que l'environnement ne les

SHNEIDMAN Edwin (1999) Le tempérament suicidaire, risques, souffrances et thérapies Bruxelles, De Boeck
et Belin.
106
SHNEIDMAN, 1999 :67.
92

aide pas à s'empêcher de s'autodétruire : celui-ci est faible ou dépourvu de sources stimulantes
et de gratifications et cela appelle un comportement d'agression chez celui qui subit de telles
frustrations. Comme le récapitule Campagna, si l'instinct de vie s'affaiblit,
« l'instinct de mort peut vaincre sa contrepartie et quelqu'un peut devenir vulnérable à une tendance
suicidaire. Menninger (1938) a élargi la théorie freudienne sur le suicide. Plus que la victoire de Thanatos
sur Éros. Menninger caractérise trois éléments importants que l'on retrouve dans tout comportement
suicidaire : (1) de l'agressivité primaire naît un désir homicide ; (2) de la modification de l'impulsion
agressive primaire naît un désir d'être tué et (3) de cette dérivation de l'agressivité primaire et d'autres
motifs naît le désir de mourir ».107

Ainsi, le désir d'être tué est une transformation de l'impulsion de tuer par le jeu de la culpabilité.
Cette dernière soumet l'agression primaire (le désir homicide) qui se retourne contre la personne,
celle-ci désirant alors inconsciemment être tuée pour être punie de son impulsion primaire ; mais
le comportement d'agression et le désir d'être tué n'épuisent pas la totalité de l'instinct de mort
selon Menninger puisque subsiste une portion d'énergie autodestructive (par l'affaiblissement du
désir de vie) qui s'échappe de l'individu et le conduit tout droit au suicide.
Bien que Menninger soit placé dans l'héritage freudien, la différence avec Freud que nous
pouvons quand même noter est double : d'une part, la théorie de l'instinct de mort n'arrive que
très tardivement dans l'œuvre de Freud ; et d'autre part, chez Freud le plaisir est une poussée
énergétique interne issue de la libido, le plaisir ne trouvant pas ses ressources externes que dans
l'environnement. Pour nous en convaincre, il suffit de lire les notes de Freud dans l'article
intitulé une difficulté de la psychanalyse :
« Il nous a fallu faire l'hypothèse qu'au début de l'évolution individuelle, toute la libido (toutes les
aspirations erotiques, toute la capacité d'amour) est attachée à la personne propre, qu'elle investit, comme
nous le disons, le moi propre. (...) La libido d'objet a commencé par être libido du moi. Il est essentiel à la
plénitude de la santé d'un individu que sa libido ne perde pas la plénitude de sa mobilité » (1985 :180).

insiste Freud. Menninger a ainsi une vision psychodynamique de type comportemental qui
l'éloigné définitivement de toute théorie clinique freudienne. Mais, cette dynamique répond bien
à la question de la suicidologie : pourquoi les gens se tuent-ils ? de la manière suivante : les gens
se suicident parce qu'ils sous-investissent le potentiel environnemental à leur disposition et cela
crée un potentiel de réaction négatif qui conduit à se tuer selon Menninger soit par suicide focal
(les interventions polychirurgicales, les automutilations...), soit par suicide organique (les
facteurs psychologiques des maladies organiques), soit par suicide chronique ( le comportement
antisocial, la dépendance à l'alcool...), ces catégories dégagées par Menninger constituant des

107
CAMPAGNA, 1980 : 33.
1
FREUD, Sigmund (1985) L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard.
93

« morts subintentionnelles ». À la différence des morts surintentionnées (nées d'une impulsion


soudaine et momentanée), les morts subintentionnelles sont insidieuses, car elles sont le résultat
d'un investissement sournois et progressif de l'instinct dévie par l'instinct de mort. À partir de
là, Shneidman distingue (outre les morts surintentionnées et les morts subintentionnelles) les
morts intentionnées (la crise caplanienne) et les morts contre-intentionnées (désir de mourir qui
n'aboutit pas à se suicider).

Passons maintenant à la dernière question qui préoccupe la suicidologie : qu'est-ce que le


suicide? Et, voyons maintenant à quoi se rapporte la souffrance c'est-à-dire le psymal de
Shneidman qui vient supporter la notion de frustration des besoins dégagée par son maître
Murray. Le psychache (en anglais) ou psymal (en français) chez Shneidman
« se rapporte à la douleur, l'angoisse, le regret, la souffrance, la misère qui nous torturent l'esprit. C'est la
souffrance intensément ressentie de la honte, de la culpabilité, de l'humiliation, de la solitude, de la perte,
de la tristesse, de la terreur de vieillir ou de mal mourir» (1999 : 157).

En somme, « il s'agit de souffrance mentale, de tourments mentaux». La définition du psymal


n'est pas un concept théorique, mais plutôt une variable opérationnelle puisque la définition du
psymal peut s'appliquer à beaucoup d'autre chose que le suicide d'une part, et que, d'autre part
le psymal peut se retrouver sous plusieurs théories appartenant à des objets disciplinaires
différents (la psychiatrie, la psychologie, la santé, la gérontologie, la psychanalyse, la dynamique
des groupes, la sociologie, la littérature, etc.).
La thématique de la douleur au sens large que développe Shneidman est double : la douleur fait
partie de la vie, il faut apprendre au suicidaire à l'accepter, mais c'est aussi la douleur qui pousse
le suicidaire au passage à l'acte, aussi il faut en tenir compte et localiser cette douleur, spécifique
des autres douleurs de la vie. Car la souffrance suicidaire est surtout le syndrome d'un manque
d'adaptation. Dans cette thématique, ce qui est significatif c'est la douleur, le suicide n'étant
signifiant qu'en tant que comportement de souffrance. Car, pour Shneidman, le suicide exprime
que le seuil de tolérance à une souffrance psychologique a été franchi. Au-delà de ce seuil, tout
ce qui arrive sera perçu, interprété, déformé par la personne suicidaire la conduisant à renforcer
sa décision d'en finir. Le principe d'action dès le départ de l'intervention est ici que la frustration
ou la déformation des besoins psychologiques provoque de la douleur - dont ce type de douleur.
spécifique à la décision de se supprimer, et que cela explique la conduite suicidaire. Aussi, aux
côtés des contextes suicidaires, il y a les contextes de risques à identifier. Les risques sont
94

afférents selon Shneidman à une dizaine de caractéristiques : l'objectif commun du suicide est la
recherche d'une solution, le but commun du suicide est la cessation de l'activité consciente, le
stimulus générateur commun du suicide est une souffrance psychologique intolérable, le
stresseur est le désespoir désemparé, la condition cognitive aux suicides est l'ambivalence, la
qualité de la perception commune aux suicides est la constriction (vision en tunnel), l'action dont
le suicide est la métaphore est la fuite ; sur le plan interpersonnel, le suicide communique une
intention (à être empêché de se supprimer), le suicide est un pattern comportemental qui découle
logiquement du style de vie de celui qui le commet. 109Toutes ces caractéristiques sont communes
à 95 % des suicides selon Shneidman. Le contexte d'intervention consiste d'abord à étudier la
frustration ou la déformation de besoins psychologiques. Dans des catégories110(identifiées par
Murray) qui sont considérées comme autant d'indices d'une personnalité à risques, permettant
d'utiliser des outils d'évaluation de la douleur tel le questionnaire de l'Université McGill sur la
douleur, extraite du Manuel d'appréciation de la douleur ; le contexte d'intervention consiste
aussi à utiliser une méthode explicative de type comportemental ; enfin, le contexte
d'intervention consiste à donner une attention toute particulière au fait que la personne suicidaire
cherche à se suicider et en même temps à en être empêchée (et non pas à s'empêcher de se
supprimer). Dans l'attention à accorder à cette proposition, il y a matière à penser d'une part que
le suicidaire cherche toujours à être sauvé, et que d'autre part, il y a obligation de la société à
sauver. L'intervenant agit donc au nom de la société en tant que « sauveteur potentiel ».

Les effets socio-éducatifs d'un tel enseignement conduisent à prendre un thème spécial : la
souffrance ou la douleur au sens large, pour une théorie de la connaissance, et subséquemment
d'intervenir au nom de cette connaissance. L'autre malaise, que véhicule cette thématique, est
d'induire une erreur : celle de prétendre tout connaître parce qu'on aura fait le tour de la
thématique et qu'on aura ouvert un domaine expert sur une thématique. Cela porte à croire qu'il
est possible de tout connaître sur quelque chose, d'être spécialiste ou expert en la matière.
L'expertise que vise en effet l'enseignement de Shneidman constitue l'étude de ce qui suit :

ua
SHNEIDMAN, 1999, Tableau 3 : 125.
0
Ancien élève du psychologue Henry A. Murray, Shneidman préconise d'utiliser sa liste de besoins parus in
Murray, (1938), Explorations in Personality, New York, Oxford university press.
95

Premièrement, les facteurs de risques suicidaires selon Edwin Shneidman se manifestent grâce
à l'apparition de « deux types d'indices : verbaux et comportementaux » ; c'est la découverte
capitale faite par la prévention psychologique du suicide, au premier centre de prévention du
suicide de Los Angeles : « Les indices sont des signes observables qui précèdent (et dans un sens
annoncent) l'événement qui nous intéresse».112 Les indices verbaux « sont des propos tenus par
une personne et qui peuvent être interprétés comme signifiant qu'il est en train de faire ses
adieux, de communiquer de façon indirecte, voire directe, qu'il ne sera plus de ce monde...».
Les indices comportementaux eux « constituent un défi d'une autre nature pour le sauveteur
potentiel. Il s'agit alors d'actes qu'entreprendrait toute personne se préparant à faire un long
voyage». Par exemple, clore ses dossiers, faire un testament, restituer des objets de valeur... La
suicidologie comme méthode d'enseignement de la prévention du suicide étudie donc ces indices
pour établir un diagnostic de risque potentiel. « Bien sûr, le nombre de personnes qui manifestent
ces indices est infiniment plus important que celui des suicidés effectifs» continue
113
Shneidman. Les indices ont été repérés à la suite de la collecte de deux types de données :
prospectives et rétrospectives. Les données prospectives comprennent les signes avant-coureurs
d'un suicide ; les données rétrospectives comprennent les « autopsies psychologiques » qui ont
été faites sur des cas de suicides. Le traitement idéal du suicide consisterait à venir en aide à tous
les suicidaires prospectifs. La limite à cette action selon Litman, Psychiatre en Chef du centre de
prévention de Los Angeles est due à la raison suivante : « La raison pour laquelle la prévention
du suicide par l'utilisation de ses indices n'a pas de meilleurs résultats est que les indices
révèlent des multitudes de suicidaires prospectifs et que les ressources pour leur venir en aide
sont limitées».114
Deuxièmement, nous pouvons remarquer ici que l'expertise est une approche comportementale
qui se veut appliquée. L'intervention est ainsi vue comme un outil capable de résoudre des
problèmes concrets posés à l'homme. Le terme «suicidologie» signifie qu'on a trouvé des
techniques qui forment une approche comportementale déterminée et qu'on a la possibilité de

1
Shneidman a été dans les années 50-60, Psychiatre de l'hôpital des Anciens Combattants de Los Angeles puis le
co-fondateur et le co-directeur (avec Farberow notamment) du Centre de prévention du suicide de Los Angeles.
Puis, il a été de 1966 à 1969 le chef du Centre d'études de la prévention du suicide (NIMH) dans le Maryland en
même temps qu'il a fondé l'association américaine de suicidologie. De 1970 à 1988, il a été professeur de
thanatologie à l'Université de Californie (UCLA).
112
SHNEIDMAN, 1999 :57.
113
SHNEIDMAN, 1999 : 58-59.
114
Litman, cité par SHNEIDMAN, 1999 :59.
96

faire de cette approche une description détaillée. Ce qui est observé aussi rétrospectivement est
le produit collatéral de l'histoire génétique et environnementale de l'individu. Ce qui est observé
aussi, ce sont les discours des suicidaires prospectifs comme mesure d'un trouble de
comportement selon la théorie que, dans tout suicide, «il s'y trouve un certain degré de
dissociation entre l'intellect et l'affectif». Cela peut s'expliquer par le fait « que dans tout
suicide, il y a en fin de compte, un peu de schizophrénie et d'égarement...»115.
Complémentairement à l'analyse fonctionnelle du comportement, il y a donc aussi ici une
conceptualisation sous-jacente de «maladie mentale» et une déresponsabilisation du sujet:
celui-ci n'est plus reconnu comme sujet de son suicide. Il est victime d'une agression, celle-ci
résultant d'une réaction de frustration à l'environnement et cette réaction se retourne contre
l'individu, malgré lui, et le pousse au suicide alors que celui-ci veut vivre. Cette proposition est
la réponse de la suicidologie à la question : qu'est-ce que le suicide ? Et elle constitue la base de
départ de l'intervention (et la justification de celle-ci) dans les centres de prévention du suicide
que nous allons évoquer maintenant.

3.3.4. La pratique d'intervention de la suicidologie: les centres de prévention du


suicide
Avec la pratique d'intervention de la suicidologie maintenant, c'est-à-dire dans la mise en
place des centres de prévention du suicide, on s'intéresse aux effets de l'intervention et aux
réactions de l'objet d'intervention (le suicidaire) face à l'intervention, ceci sous la forme
concrète d'un échange téléphonique. Si les réactions de l'objet d'intervention (l'appelant) à
Vintervention vont dans le sens souhaité par rapport aux attentes de conformité à l'ordre social,
la réussite de l'intervention est probante. Les expectatives du domaine de la santé publique
concernant le rôle du suicidologue de terrain sont que celui-ci réussisse à remettre la personne
dans la fonction sociale qui est la sienne (père, époux, ingénieur, bénévole sportif, etc..) c'est-à-
dire que cette personne puisse reprendre le contrôle de sa vie, et au besoin lui donner les moyens
de l'aider par un suivi et un accompagnement. Aussi dans la pratique de terrain des centres de
prévention du suicide, il faut que le suicidologue récupère la personne pour qu'elle se rappelle
les moments de plaisir qu'elle a pu tirer lors de l'exercice de ces différentes fonctions au cours
de sa vie. Cette récupération permettra de retarder le moment du suicide sinon de l'enrayer. La

1,5
SHNEIDMAN, 1999 :63.
97

proximité de l'intervention avec le passage à l'acte suicidaire s'appelle ici l'«urgence


suicidaire »116 et celle-ci est cotée par les services de prévention de 1 à 9 (où 9 signifie la mort).
L'urgence faible (1-2 -3) correspond à la personne qui appelle pour parler de ses idées
suicidaires avec une certaine émotivité, mais qui a encore plus ou moins le contrôle d'elle-même.
L'urgence moyenne (4-5 -6) correspond à la personne qui est décidée à passer à l'acte ; mais elle
peut encore attendre plus ou moins sans trop d'agitation; et même si elle refuse de l'aide, elle
acceptera (et ce même si elle n'en voit pas la nécessité), de prendre contact avant le passage à
l'acte. L'urgence élevée (7-8-9=mort) renvoie à la personne qui n'a plus le contrôle et qui a les
moyens de passer à l'acte. On peut résumer ainsi l'évaluation du potentiel suicidaire - que celui-
ci soit considéré à long terme (risque suicidaire) ou à court terme (urgence suicidaire)- :
« on peut dire que le risque suicidaire fait appel au processus à long terme vécu par un individu alors que
les critères d'urgence suicidaire impliquent la proximité du passage à l'acte selon la crise actuelle.
L'évaluation du potentiel suicidaire, du risque comme de l'urgence, doit se faire au moment de
l'intervention et indique même jusqu'à un certain point les étapes d'une intervention efficace ; c'est
pourquoi on considère qu'une bonne évaluation amène toujours une intervention efficace » (Morissette,
1984 :202).

Dans la pratique d'intervention, la personne est un objet d'intervention. Et cette personne est
caractérisée comme étant dans une confusion qui lui enlève toute possibilité de fonctionner. Il
faut alors lui rappeler sa fonction, ce pour quoi elle est là (au bout du téléphone), évaluer ce
qu'elle a comme ressources (relations fonctionnelles avec les autres ou avec les divers secteurs
d'activités de sa vie). L'évaluation ressemble ainsi à un bilan de compétences où il faut
convaincre la personne qu'elle est compétente pour vivre et donc qu'il n'y a pas d'obstacles à ce
qu'elle ne soit pas capable de vivre (lesdits obstacles étant dans sa tête et non pas réels).
Quoi qu'il en soit, cette façon de faire est une résultante de la recherche-action de la psychologie
et de la psychiatrie adaptatives (dites communautaires), ceux-ci émettant une norme de normalité
ou de pathologie par rapport au retour ou non de la personne dans sa fonction sociale à court
moyen ou long terme. L'établissement de cette norme est donc le fruit d'une communauté de
scientifiques qui enseigne et propage cette dite norme sur le terrain grâce aux formations
répétées in vivo ou dans des modules d'enseignement spécialisés à la recherche-action suicide ou
par des actualisations formatrices à la recherche-action suicide via Internet. C'est ainsi qu'une

La cotation de l'urgence suicidaire se réfère ici à l'ouvrage de MORISSETTE, Pierre (1984) Le suicide,
démystification, intervention, prévention, Centre de Prévention du suicide, Québec. Elle est reprise à quelques
variantes près par l'association québécoise de suicidologie en juillet 2001 : voir tableaux en annexe 6 et annexe 6
(suite 2)
98

action collective en faveur de la prévention du suicide peut se lever dans la communauté. C'est
aussi l'objectif de tout centre prévention du suicide : en effet,
« le centre servira à éduquer et à sensibiliser au problème de la santé mentale la communauté, les agences
gouvernementales concernées, l'organisation policière et les hôpitaux, à leur faire considérer le problème
du suicide et de sa prévention. Nous entretenons l'espoir qu'en établissant un réseau de réactions avec la
communauté le centre pourra devenir un agent d'éducation et de conseil. Enfin, le centre est proposé pour
faire diminuer le coût des traitements et pour éviter ou diminuer une hospitalisation coûteuse ».
(Campagna, 1980:13)

C'est donc au potentiel de réaction de la communauté que se mesurera l'efficacité d'une


recherche-action suicide et que les effets à long terme des interventions de prévention du suicide
se vérifieront dans la communauté puisque celle-ci, en dernier ressort, prendra le relais des
centres de prévention et resserra ainsi le tissu social autour de la personne à potentiel de risque
suicidaire. Car, selon le mot de Campagna, la communauté doit être « préventive par nature ».

3.3.5. L'oubli de l'ordre symbolique et ses conséquences

Nous venons de voir qu'avec la suicidologie, la communauté n'est pas inscrite dans une norme
symbolique, mais bien dans une autorégulation adaptative. Et cette autorégulation adaptative sert
les intérêts scientifiques et stratégiques de tout un domaine appelé « santé mentale ». La
puissance de frappe de cette corporation colonise à la fois les pratiques de société et le domaine
des sciences de l'homme c'est-à-dire le champ symbolique des pratiques humaines et le rapport
symbolique de l'homme à la connaissance au nom d'un nouvel homme et d'une nouvelle société,
dite mentalement avancée. Cette colonisation est manifeste à travers les difficultés que traverse
aujourd'hui la psychiatrie et au travers des solutions de rechange proposées par la santé mentale,
comme le montre bien actuellement le dossier sur Les enjeux de la psychiatrie actuelle et son
• 117
avenir.
Dans cette nouvelle structuration de la recherche en santé mentale, le psychisme de l'animal et
celui de l'homme sont indifférenciés et les deux sont expliqués par leur cerveau, celui-ci étant
d'ailleurs la cause du psychisme (animal, mais aussi humain). La ligne de la continuité évolutive
cerveau/psychisme/conscience assure ici la première rupture des sciences cognitives bio

"REVUE PSYCHIATRIE ET SANTE MENTALE (2005) Débat : Où va la psychiatrie?Argument : Les enjeux


de la psychiatrie actuelle et son avenir, par Willy Apollon, Danielle Bergeron et Lucie Cantin, dossier sur les enjeux
de la psychiatrie actuelle et son avenir, printemps, Québec, qui nous servira de référence dans ce qui suit.
99

psychosociales d'avec l'ordre symbolique. Ensuite, la distance entre la représentation que


l'homme a de lui-même et de la société par rapport à sa réalité physique géographique et
institutionnelle-culturelle est oubliée puisqu'avec les sciences cognitives nous sommes dans une
triangulaire : l'homme en face de son cerveau, le cerveau face à l'environnement, et le
psychisme face à ses projections environnementales et techniques. Ici, l'environnement est la
réalité de l'homme que celui-ci projette en re-présentation. La norme adaptative concerne alors
la re-présentation en action qui réalise l'environnement en en exploitant toutes les facettes
neuronales, biologiques, psychosociales, facettes dont le psychisme se fait le miroir. La
puissance mentale de l'homme ne se donne que ses propres frontières comme limites
d'intervention sur le terrain des opérations et des grandes manœuvres du monde. Aussi, suivant
cette vision cognitive si, par exemple, en recourant au contexte (c'est-à-dire au dialogue et à des
soins cliniques), le psychiatre offre encore une relation unique et contractuelle avec son patient,
« c'est parce que nous manquons encore d'explication physiologique complète des maladies mentales. La
psychiatrie n'est pas encore une science. Pour qu'elles le deviennent pleinement il faut considérer le mental
comme faisant partie du corps, explicable en termes mécanistiques et mesurables de façon objective. Il y a
actuellement en psychiatrie un manque criant de cadre théorique, de formation et de recherche. Les
résultats des recherches en neurosciences ne sont pas bien intégrés dans la pratique psychiatrique. Les
positions de psychiatres (...) créent un immobilisme et une certaine circularité elles sont à la fois la
conséquence et la cause de ce manque. L'esprit, comme le corps, a des mécanismes biologiques que les
neurosciences ont dévoilés et continueront à dévoiler. Il suffit de voir comment un concept tel que la
mémoire trouve des explications à tous les niveaux du biologique, moléculaire, cellulaire, systémique et
cérébral et comment il est réintégré dans ses différentes dimensions à la personne humaine» (2005 : 38).

Le monde dans la vision cognitiviste est un chantier en construction dont la fonction est de
mettre d'autres chantiers en route, et ainsi de suite. Mais cela correspond-il à l'expérience du
monde pour l'homme ? Peut-être en effet, pourra-t-on le vérifier une fois que l'homme sera tout
à fait adapté ; en attendant, cela ne peut relever que de la prédiction... Et dans le bien-être de
cette fourmilière tant annoncée dans l'ordre adaptatif, attention au retour de bâton pour la fourmi
déviante Z qui préférera sa curiosité et sa liberté au confort des couloirs et galeries balisés dans
lesquelles s'orientent et s'enterrent les adeptes de l'adaptation. Ainsi, la différence de la
sociologie en tant que science morale qui étudie la société est de partir de deux bases totalement
divergentes à celle des sciences cognitives : d'abord, elle ne part pas d'un construit scientifique,

lll!
« Contrairement aux organisations des sociétés animales fort dépendantes d'un site géographique muni de
ressources de survie et de l'exterritorialité du prédateur en regard de la survie des couvains dans ce site, les sociétés
humaines se caractérisent par la liberté du groupe par rapport au territoire et à ses ressources (...), et surtout par une
organisation de l'ensemble social autour de la gestion de la transcendance à travers le contrôle de l'hallucination
dans la création de l'univers symbolique du langage» insiste Willy Apollon et co. In REVUE PSYCHIATRIE ET
SANTE MENTALE. 2005 :20.
100

mais de ce que l'art de vivre en société nous a enseigné depuis des siècles. Ensuite, elle fait une
distinction essentielle entre la conscience et le psychisme ; et cette différence assure ainsi une
rupture du monde humain avec celui de l'animal. Chez l'homme, sa représentation de lui-même
et du monde est une effraction du psychisme119 par lequel il parvient à la connaissance du
symbolique. Parce qu'il sait qu'il va mourir, il accède à la conscience qui lui trace un chemin
entre la voie de la folie hallucinatoire et celle de la représentation, conscience culturellement et
normativement médiatisée dans les œuvres d'art, le langage, la philosophie, etc....En rompant
avec le monde animal, la conscience se fraie aussi un autre chemin, hors des sentiers de la
nature : le chemin du conscient/inconscient. Et suivant cette topique, une séparation s'effectue
entre la voie du plaisir (avec lesquelles l'homme conçoit son moi, mais aussi ses savoirs et ses
représentations) d'avec celle de la réalité pratique de la norme symbolique (dont les activités -par
exemple culturelles, politiques, ou judiciaires ayant une assignation institutionnelle rattachée à
des normes esthétiques, de droit, ou de raison - ont une valeur sociohistorique s'imposant comme
telle à tous). C'est sur cet ordre symbolique que se fonde la sociologie qui étudie les valeurs de
la société et les enseignements que nous livre l'expérience pratique du vivre en société de ceux
qui nous ont précédés.

Or, la richesse de la transmission symbolique et de la conscience représentative chez l'homme


est actuellement remise en cause par les nouvelles sciences de la cognition se fondant sur un
« c'est possible parce que ça marche et nous le faisons» ; et c'est l'autre rupture des sciences
cognitives bio psychosociale d'avec l'ordre symbolique. Au nom du «c'est possible», nous
assistons à un nivellement, à un déracinement des cultures et à un appauvrissement du
patrimoine collectif et individuel des représentations dont l'être humain a les clés et l'usufruit.
En effet, on nous indique maintenant que le savoir ou la culture est « ce qu'il est possible de faire
parce que ça fonctionne » au lieu de la classique interrogation : qu'est-ce qui est moralement

Selon les propres termes de Willy Apollon, Danielle Bergeron, Lucie Cantin dans « argument : les enjeux de la
psychiatrie actuelle et son avenir », revue Psychiatrie et Santé mentale (2005), p.20 : « Au niveau de la différence
entre l'homme et l'animal, cette dimension de l'esprit conçu dans le freudisme comme une effraction du psychisme
(...), et dont l'inconscient porterait les traces, introduit des considérations d'une grande importance clinique
concernant la nature du groupe social humain, dans sa différence radicale de la société animale ». Ceux-ci ajoutent
que : « le trouble mental résulte toujours de la confrontation directe ou indirecte (dans le cas de l'enfant par
exemple) du sujet à ces modes de gestion collective qui surdéterminent son rapport au passionnel, à l'hallucinatoire
et à la transcendance. Il requiert donc fondamentalement une prise de position éthique du sujet, même enfant, en
regard à ce qui s'impose ainsi définissant une réalité avec laquelle il va devoir composer, en dépit de sa quête
subjective (:22).
101

souhaitable pour que l'homme reste un être humain et qu'est-ce qui est moralement souhaitable
pour que la société conserve sa richesse sociohistorique et la diversité de ses représentations ?
Cette question politique que pose la sociologie n'est malheureusement pas comprise par l'aile
cognitive dure : cette question est perçue comme un aveu de faiblesse (due à manque de méthode
et de moyens) d'une science morale qui n'atteint jamais sa maturité scientifique. Les
présupposés d'ignorance a priori sur ce qu'est l'homme, (les sciences sociales ne pouvant dire,
par définition, que ce qu'il n'est pas), cette ignorance, pour les sciences cognitives est une
faiblesse fondatrice et constitutive d'une discipline morale de l'homme, et cette faiblesse n'est
plus recevable : parce que nous pouvons tout faire, nous pouvons tout savoir. En cela nous
tendons à pénétrer de gré ou de force dans un modèle unique re-présentant l'homme, au nom de
l'objectivité technico-scientifique : voilà ce qui nous est présenté par les sciences cognitives.
Mais comme l'objecte Régis Debray'20 :
« Le sens vécu ne court pas sur la même piste que la formule mathématique, ni ne peut « faire office de ».
La science articule des vérités : objective, ses résultats transcendent ses conditions de naissance. Elle est
mondiale par vocation. Une culture articule des valeurs : subjectivité collective, elle exprime une
expérience particulière. Elle est par nature histoire et géographie. On peut demander aux vérités de remplir
la fonction sociale des valeurs, elles ne sont pas faites pour cela » (1992 :350).

Pourtant, les valeurs cognitives d'efficacité et d'adaptation orientent une politique d'action; et
la sociologie peut en retracer les conditions historiques objectives d'émergence. Par exemple, le
problème du suicide intéresse la société ; il l'intéresse à plusieurs niveaux : utilitaire,
économique, moral, politique et éducatif. Dans son ouvrage Le pragmatisme, William James,121
déjà en 1907, illustre bien là sur quels intérêts se base notre société. Pour James, les idées sont
des outils mentaux créés par le cerveau dans le but de résoudre des problèmes. Tant qu'elles sont
adaptées, c'est-à-dire adéquates à un usage donné, on les conserve et on les croit vraies. Si, dans
un nouvel environnement, elles deviennent inadaptées, on les déclare fausses. Toutes nos idées
ne sont que des croyances plus ou moins fonctionnelles et relatives à l'efficacité de l'action. Il
faut donc récuser l'idée de représentations et de médiations par lesquelles on accède à des vérités
symboliques. Suivant James,
« avec le pragmatisme, donc, une théorie devient un instrument de recherche, au lieu d'être une réponse à
une énigme et la cessation de toute recherche. (...) Il s'accorde, par exemple, avec le nominalisme, en
faisant toujours appel aux faits particuliers ; avec l'utilitarisme, par l'importance qu'il donne au côté
pratique des questions ; avec le positivisme, par son dédain pour les solutions verbales, les problèmes sans
intérêt et les abstractions métaphysiques » (1968 :53)

120
DEBRAY, Régis (1992) Vie et mort de l'image, collection folio essais, Paris, Gallimard.
JAMES, William (1968) Le Pragmatisme, Paris, Flammarion.
102

En matière de morale, il en va du bien et du mal comme du vrai et du faux ; il est vain de


rechercher des principes universels, il est des actions bonnes ou mauvaises qui se mesurent à
l'aune de leurs conséquences pratiques, il en est de même en politique et en éducation. Cette
façon de faire s'appelle la position conséquentialiste et, appliquée au domaine du suicide par
exemple, ce qui sera bon sera ce qui s'avère efficace et contrôlable suivant la perception d'un
groupe donné qui se prendra en autoréférence et imposera sa norme en tant que telle.

3.4. La nouvelle action conséquentialiste : l'État moderne sous une gouvernance du bien-
être
Dans ce qui précède, nous avons montré qu'il y avait à partir du haut, c'est-à-dire en
partant du développement des sciences cognitives122 jusqu'au bas aboutissant à la suicidologie et
à la prévention du suicide, toute une recherche de techniques appliquée et un modèle
d'intervention qui avait percé et imposé son point de vue pour ce qui a trait au domaine du
suicide. En mettant la lumière sur ses procédés pour faire de la science et en rendant
transparentes les conduites humaines, la suicidologie prétend avoir découvert des vérités sur le
suicide c'est-à-dire avoir mis à jour des processus suicidaires. En cela, elle applique la stratégie
de la psychologie et des neurosciences qui veulent que ce qui est observable et techniquement
vérifiable constitue une preuve non seulement de l'efficacité de sa méthode scientifique, mais
aussi une preuve de la véracité de sa démarche scientifique. Ce faisant, la méthodologie c'est-à-
dire l'ensemble des éléments spéculatifs permettant de formuler une vérité est rabattue dans la
méthode c'est-à-dire dans le procédé permettant de faire quelque chose. L'épistémologie de la
connaissance disparaît alors dans l'évidence pragmatique. Avec cette nouvelle donne, le
phénomène, le suicide, n'est plus un objet de connaissance, mais relève de notre perception; et
la compréhension scientifique du phénomène ne relève plus de la connaissance, mais bien d'un
champ pragmatique des savoirs c'est-à-dire que : les idées ne sont pas vraies ou fausses. Elles
sont ou non utiles, comme le préconisait William James. Au total, cela fait qu'avec cette
nouvelle épistémologie scientifique de la connaissance : au lieu de connaître, nous percevons ; et
au lieu de savoir, nous sentons (en fonction de la nécessité de nos besoins). Conséquemment, la

Nous avons vu précédemment la place de la suicidologie dans les sciences cognitives et que les sciences
cognitives, nées dans les années 50, étudient la pensée humaine à partir des bases neurologiques jusqu'aux états
mentaux conscients.
103

praxis c'est-à-dire l'action de l'homme sur l'homme n'est plus un sujet d'étude et c'est la
différence première de la suicidologie d'avec la sociologie; et secondement, seule la technè
c'est-à-dire l'action de l'homme qui fait des choses sur les choses est scientifique. Et
troisièmement, dans les choses étudiées par la suicidologie, le sujet, étant vu à travers sa
subjectivité et non comme un objet d'étude en soi, est réduit à une chose destinée soit à être
perçue soit à percevoir.
Mais il ne suffit pas d'expliquer la suicidologie et la prévention du suicide par le haut, c'est-à-
dire par la naissance des nouvelles sciences cognitives ;123 car elles s'analysent aussi par le bas,
par l'émergence d'une nouvelle économie sociale et d'administration publique. Et cette nouvelle
économie trace d'un côté un axe médico-social et de l'autre côté un axe technico-
bureaucratique (ce que l'on parvient techniquement à faire devient ce vers quoi tendre parce
qu'il est possible d'y parvenir et cela est producteur de règles) qui en dit beaucoup sur le genre
de société qu'elle tend à faire prévaloir. Mais avancer dans cette direction suppose d'abord de
poser la question suivante :

3.4.1. Quelle société pour quel rapport au monde ?


Pour tenter d'élucider cette question, encore est-il judicieux de préciser ce qu'il faut entendre par
le mot société. Certains la définiront comme une action collective autorégulée, d'autres comme
une réalité normative symbolique. Nous pouvons dire ainsi ce qui distingue les deux: l'action
collective autorégulée développe une théorie utilitaire du capital social (capital en tant que
réservoir à matériau humain et à ressources matérielles) et elle s'intéresse aux rapports sociaux
parce que l'action collective encourage et soutient des vues sur des bénéfices mutuellement
distribués. Par contre, la réalité normative symbolique commande à tous, quels que soient leurs
intérêts et leurs idées préconçues ; et elle est fondée sur le droit et la tradition qui imposent
certaines exigences formelles dictées par la raison. La société ainsi définie dépend de
l'établissement formel et pratique « d'une sphère juste » qui peut être injuste pratiquement pour
l'individu pris séparément qui en pâtit ; néanmoins, elle est justement compréhensible par tous y
compris pour l'individu en question. En revanche, l'action collective autorégulée dépend de

123
L'actuelle révolution cognitive se résume, on l'a vu, à trois points : faire de la connaissance un produit du
cerveau ; projeter le monde suivant le modèle de la machine neuronale ; organiser le monde suivant le mode de la
recherche-action c'est-à-dire favoriser les connexions et les regroupements du plus grand nombre de participants
(ceux ci venant le plus possible de tous les horizons). Nous verrons plus loin comment, avec Lewin qui a forgé le
terme de recherche-action, cette recherche-action est porteuse d'une révolution du changement..
104

l'irrationalité des passions et des conduites utilitaires. Celle-ci ne reconnaît plus à l'homme des
droits, fondés sur la pratique et le respect des droits de justice, mais au contraire, elle met en
avant des besoins physiques (de confort émotionnel à la sécurité physique) et matériels (avoirs et
biens) au nom de « la justice charitable ». Dans les deux définitions du terme société (monde
normatif ou action collective autorégulée) il y a une construction : constitution d'une justice
rationnelle dans l'une, dans l'autre l'élaboration d'une justice charitable fondée sur l'amour
humain (humain ou appelé aussi « de la personne »), garantie par les moyens techniques mis à
notre disposition. En soutenant la stratégie de l'amour fondé sur la personne, l'action collective
ne reconnaît plus l'individu comme un sujet qui a des droits, mais comme étant seulement un
simple objet, objet de soin collectif et sujet de bénéfices particuliers. Cette conception de l'action
collective fondée sur l'amour de la personne est construite non pas sur des droits de l'homme,
(en tant que ces droits sont encore le fait de la Raison et appartiennent en cela à tous les
hommes) mais sur la nécessité des besoins humains; l'amour de la personne (en ce que la
personne est intégrée à la personnalité, celle-ci, nous l'avons vu avec Shneidman, se résume à un
potentiel de réaction à l'environnement), cet amour de la personne efface la réalité symbolique
pour la réalité adaptative. Et du même coup disparaît l'épreuve de vérité par laquelle passent
r équilibre et la maturité de l'individu en différenciant le monde objectif d'avec son monde à lui
(accédant par le même coup à la conscience freudienne de la réalité par la distinction du principe
de plaisir d'avec le principe de réalité). Il s'ensuit qu'au nom des droits de la personne et de ses
besoins, la norme symbolique est dissoute dans le toujours plus de confort, de bien-être, dans la
correction d'un mal-être que seuls les moyens techniques peuvent ajuster en bien-être, et nous
offrir. Dans ces conditions, l'action collective, qui postule le mal-être comme quelque chose
d'irrecevable d'emblée, fonde par conséquent positivement sa mission sur l'assouvissement de
tous les besoins humains s'ils sont nécessaires au bon fonctionnement du bien-être personnel et
collectif.
En se donnant cette mission, l'économie sociale et de l'administration publique oriente
effectivement le projet sociétal suivant deux axes : l'un médico-thérapeutique (le bien commun
de la santé) et l'autre technico-méthodologique (la prévention). Cette philosophie de l'action
collective ouvre sociohistoriquement sur le champ pragmatique de la réadaptation
105

psychosociale: des innovations de l'économie sociale quand il s'agit du Québec; sur


l'empowerment125 quand il s'agit de l'Ontario ; et des consumers126 quand il s'agit des États-Unis
dont les racines socio-culturelles sont originales pour chacun. Nous allons voir comment cet
aménagement communautaire agit et se propage pour traverser aussi le champ de la prévention
du suicide québécois.

3.4.2. La prévention : une recherche-action-intégrant tous les participants (État,


collectivités, usagers et personnes d'initiative...)
La recherche en suicidologie, nous l'avons vu, est dépendante formellement des sciences
cognitives et est dépendante sur le terrain de l'action politique et sociale, cette dernière
l'engageant à résoudre le problème social du suicide (suicide étant vu par l'État comme un
désordre de l'ordre social, celui-ci ayant un coût). L'action politique et sociale est donc à la fois
intéressée à l'engagement transdisciplinaire des sciences cognitives (dont on a déjà vu
précédemment les tenants et les aboutissants) ; et l'État est aussi investi d'un pouvoir social,
supposément proportionnel à l'efficacité du savoir suicidologique sur le terrain. Cela va avoir
comme effet que selon un axe technico-méthodologique, l'État va promulguer et développer
toute une bureaucratie qui s'occupe des programmes d'action et de prévention du suicide, des
programmes de réadaptation sociale, des programmes d'action sur la santé mentale; tous ces
programmes vont suivre les directions que donne la suicidologie. Et, selon l'axe médico-
thérapeutique, toute une économie sociale aussi va naître. L'émergence de l'économie sociale,

Déjà dans les années 90, « le courant de la réadaptation psychosociale stimule l'intervention sur
l'environnement. A ce jour, les interventions sont peu développées et se limitent à l'environnement immédiat, soit la
famille et le réseau social. Cependant, des mouvements sociaux plus larges se dessinent, tel « Villes et villages en
santé », auquel une quarantaine de municipalités du Québec adhèrent actuellement. Ces mouvements prennent une
importance considérable dans la création d'emplois pour les personnes psychiatrisées ou encore dans la structuration
d'un tissu social assez serré pour les inclure. » disait Le Comité de santé mentale au Québec in La réadaptation
psychosociale en psychiatrie, défis des années 90,1992, p.22.
« La notion d'empowerment a été utilisée dans le passé à des fins de politisation, mais, compte tenu de la
vulnérabilité de la clientèle, cette tendance s'estompe et, de plus en plus, les leaders contestataires endossent certains
programmes de réadaptation qui misent sur le choix des individus, le développement des compétences, l'entraide, en
fait tous les programmes qui favorisent eux aussi le pouvoir d'action de leur clientèle pour une vie autonome dans la
communauté. » nous dit Le Comité de santé mentale au Québec in La réadaptation psychosociale en psychiatrie,
défis des années 90,1992, p.21.
« Cette partie est très peu articulée dans les écrits recensés à l'intérieur des périodiques psychiatriques. C'est
pourquoi il nous est impossible de la développer à la mesure de son importance. Cependant, le pouvoir mobilisateur
de l'aide mutuelle apparaît de plus en plus évident. Tel est le cas du mouvement des usagers des services, des
consumers aux Etats-Unis et des survivors au Canada anglais » indique le Comité de santé mentale au Québec
« Au-delà de la réadaptation : la force incroyable de l'aide mutuelle et du développement communautaire » in La
réadaptation psychosociale en psychiatrie, défis des années 90,1992, p.20.
106

dans nos sociétés occidentales, est consécutive à une dialectique identitaire propre à nos pays
industrialisés : l'individu ne peut se définir sans travail, mais en même temps le travail ne le
définit plus, il flotte entre deux eaux identitaires dans lesquelles il ne se reconnaît plus. En effet,
le travail, dans la société occidentale, revêt un fondement d'équilibre identitaire; et le paradoxe
réside aujourd'hui dans le fait que ceux qui sont au travail comme ceux qui en sont dépourvus
connaissent des problèmes de déséquilibre identitaire. À partir de là, de nouvelles fonctions
sociales de réadaptation sont apparues essayant de contrer les exigences de production et de
performance de l'économie de marché, appelées les innovations québécoises de l'économie
sociale. En face de la réussite matérielle, ces innovations ont mis en valeur une autre notion: la
coopération. Ainsi,
« l'esprit de compétition et la recherche à tout prix de la réussite individuelle, de l'indépendance et de
l'autosuffïsance peuvent être oppressants pour certains. Les valeurs à promouvoir pour réussir la
réadaptation psychosociale sont : la coopération dans l'atteinte des objectifs, le partage des responsabilités
et la reconnaissance de l'importance de l'aide mutuelle ».

La réadaptation psychosociale est née au Québec il y a une trentaine d'années et elle est avant
tout une initiative de terrain : elle provient à la fois des couches de personnes désorganisées dans
la société par le chômage et la pauvreté, qui ont eu affaire aux services de la médecine
psychiatrique ; et elle provient aussi des personnes fragilisées en milieu de travail qui, ayant
décroché, ont essayé de se regrouper pour créer leur propre entreprise associative. D'un côté, ce
qu'on nomme le mouvement, très fort en Ontario, des «psychiatrie survivors » (c'est-à-dire les
pauvres ayant vécu à plusieurs reprises des traitements, des examens, des évaluations-diagnostics
et en gardant des stigmates) « revendique le droit, comme population marginalisée, d'être traitée
et acceptée comme des personnes à part entière... ».128De l'autre côté, au Québec par exemple,
l'économie sociale «vient essayer de répondre à des besoins non comblés par les programmes
publics, elle constitue aussi un ensemble d'initiatives -ou d'innovations sociales - venant « d'en
bas»». 129 Les organismes de l'économie sociale, d'origine québécoises, résultent d' un
regroupement hétérogène :
« on retrouve des regroupements de personnes utilisatrices de services, des coalitions politiques
d'organismes d'employabilité et d'insertion socio-économique (...), le Collectif pour un Québec sans
pauvreté, le Front d'action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), et des réseaux d'organisations

127
REVUE DE L'ASSOCIATION QUEBECOISE POUR LA READAPTATION PSYCHOSOCIALE (2003),
Valeurs et principes de la réadaptation psychosociale, Québec, aqpr : 8.
12£1
Revue AQRP, 2003 :11.
129
REVUE LE PARTENAIRE (2005), Economie sociale et entreprises sociales en santé mentale, Expériences
d'ici et d'ailleurs : l ere partie, hiver, vol. 12, n 2, Québec, aqpr. :7.
107

axées sur l'offre de services de formation, de stages et d'emplois temporaires (tels que le Regroupement
québécois des organismes de développement de l'employabilité (RQUODE) et le Collectif des entreprises
d'insertion) » ( 2005 :7)

Toutes ces organisations laïques tendent à se réseauter au domaine du bien-être, domaine


génétiquement appelé la Santé, suivant une philosophie communautaire de l'adaptation qui peut
se définir par les traits suivants : des droits aux usagers, des besoins énoncées par les personnes ;
un potentiel mettant l'accent sur les forces de la personne, tout en tenant compte de sa fragilité;
l'insistance mise sur l'espoir, la volonté d'agir et l'action responsable; Vempowerment c'est-à-
dire la prise de pouvoir de la personne sur sa vie et son environnement ; le réseau de soutien
(proches, amis, communauté), l'accent mis sur l'aide mutuelle, l'appartenance et les groupes
d'entraides, l'action communautaire.
Cette action communautaire se retrouve à la base de l'initiative de prévention du suicide.
Commencés avec des services d'aide téléphonique tels Tel Aide au Québec, les services ensuite
s'organisent autour de principes d'intervention de la réadaptation psychosociale. La réadaptation
psychosociale, en effet,
« s'est développée pour répondre aux besoins particuliers des gens souffrant de troubles mentaux graves.
Elle a pour mission de soutenir ces personnes et de favoriser l'amélioration de leur qualité de vie, de leurs
relations interpersonnelles et de leur insertion dans un milieu de leur choix, afin qu'elles puissent éprouver
du succès, du plaisir à vivre et satisfaire leurs aspirations. La réadaptation psychosociale repose sur une
trentaine d'années d'expériences, de connaissances et de résultats de recherche qui ont fait émerger
certains constats et principes généraux » (Revue AQRP, 2003 :1)

Les centres de prévention du suicide au Québec sont nés suivant les principes généraux
d'intervention de la réadaptation psychosociale ; en effet, ces centres de prévention servent de
pont entre les services et les organisations de la communauté existants déjà et les besoins de
l'individu que l'on a pu identifier: ils assurent une continuité, sont accessibles et
complémentaires aux autres organismes, comme le recommande l'Association pour la
réadaptation psychosociale du Québec. Ensuite, les centres de prévention du suicide fournissent
des moyens de communication et d'information ; ils permettent comme l'indique 1' ARPQ130
« de restaurer et de maintenir un sens d'identité, de dignité, d'estime de soi, de compétence et de
contribution dans la recherche des moyens qui apporteront une réponse adéquate aux besoins
particuliers ». En offrant d'autres alternatives de moyens que le moyen de se suicider qu'a choisi
la personne, l'intervenant permet de surseoir le projet et le moyen de se suicider et d'offrir
d autres propositions au mal-être de la personne. De même, les centres de prévention du suicide

Association de réadaptation psycho-sociale québécoise ou AQRP 2003 : 4.


108

s'appliquent à susciter l'espoir en retardant l'échéance du suicide. Ensuite, les centres de


prévention du suicide, tout comme on le fait en réadaptation psychosociale, mettent en place
« les conditions nécessaires à l'émergence d'une conscience de groupe et au développement des
habiletés requises pour une réelle emprise sur les conditions de vie » et « à créer et à maintenir
des alliances ouvertes avec l'individu et son réseau pour agir efficacement sur le contexte
social...».131 Ces principes d'intervention, généralement valables pour l'action en réadaptation
psychosociale, et aussi bien particulièrement valables pour les centres de prévention du suicide,
constituent au Québec le contenu de la déclaration des principes de la réadaptation
psychosociale, (adoptée à l'assemblée générale de l'ARPQ, le 11 mai 1995 au Québec). Le
système de prévention mis en place au Québec depuis une trentaine d'années dépasse donc
largement le domaine du suicide et dépend d'initiatives personnelles, communautaires, mais
aussi du monde du travail et de partenariats de ces associations avec les organismes
gouvernementaux et sociaux de la santé, dont l'ensemble forme le réseau de la communauté.
L'action communautaire favorise la réadaptation psychosociale qui « ne se restreint pas aux
changements intrapsychiques ou du comportement, mais elle vise à changer l'environnement
élargi de la personne, c'est-à-dire les attitudes et les modes de fonctionnement d'une société qui
peuvent nuire à la réadaptation des personnes vivant des troubles mentaux graves » (AQRP,
2003 :9). Dans cette recherche-action intégrant tous les participants : initiatives personnelles,
d'usagers, de collectivités, du monde du travail et de l'État..., la suicidologie trouve sa place, car
« les intervenants en réadaptation psychosociale considèrent important de contribuer au
132
processus de changement nécessaire sur les plans social et politique». Les individus, laissés
pour compte, ont voulu se regrouper (psychiatrie survivors en Ontario, initiatives psychosociales
au Québec) et ont fait petit à petit des actions qui ont changé le rapport social et politique en un
rapport d'intervention et de développement du bien-être, transformant du même coup la
communauté en un vaste chantier de prévention et l'État en un organe de vigilance d'une
politique du bien-être et en un gardien de normes thérapeutiques.

131
AQRP, 2003 :6-7.
132
AQRP , 2003 : 9.
109

3.4.3. Le système de la recherche-action, une violence communicationnelle


La recherche-action dans le domaine du bien-être est, nous l'avons vu dans la section
précédente, une action collective qui favorise le regroupement des démunis de toutes sortes et le
résultat de l'intervention de la communauté. Mais aussi, il ne faut pas oublier qu'avant tout la
recherche-action au sens strict est un concept d'application scientifique puisque le terme de
recherche-action a été conçu et utilisé historiquement par le psychosociologue Lewin.
En reprenant l'agir communicationnel d'Habermas, nous pourrions à ce propos dire qu'il
existe une violence communicationnelle propre au système de la recherche-action quand ce type
d'action est supporté par l'action collective d'une corporation telle que celle de la santé mentale.
La violence communicationnelle réside dans le fait que, du point de vue des participants à cette
recherche-action élargie, il n'y a pas de prise de conscience de colonisation du monde des
hommes par un système (colonisation comme la voit Habermas) mais seulement une évidence
pragmatique : celle d'une interpénétration des systèmes qu'englobe le monde total de
l'intervention -environnement, systèmes, techniques -( systèmes comme les perçoit Luhmann).
Pour bien comprendre la différence sociologique de cette recherche-action élargie de la santé
mentale (sociohistoriquement enracinée par exemple dans la réadaptation psychosociale

LEWIN, Kurt (1947) « Group Décision and social change » in Readings in Social Psychology, E.Swanson , T.
Newcomb, L Hartley (eds), Holt Rinchart and Winston, Inc., New York.Traduction en français de Lévy, André
(1965), p. 498 «Du point de vue scientifique, la question de la décision de groupe se trouve à la frontière de
nombreux problèmes fondamentaux de la vie des groupes et de la psychologie individuelle. Cette question concerne
tant la relation entre motivation et action, que les effets d'une situation de groupe sur les disposition d'un individu à
changer ou à conserver certaines normes. Elle est liée également à l'un des problèmes fondamentaux de la recherche
active (action research) à savoir, comment modifier un comportement de groupe de telle sorte que ne se produise
pas bientôt un retour à l'état initial. Ainsi, c'est dans la perspective plus vaste des processus sociaux et de la
manipulation sociale, que la décision de groupe doit être considérée comme une technique de changement social »
commence Lewin dans cet article. Comme le note le traducteur André Lévy en présentant Lewin ( :458), ce dernier
« commente dans cet article des résultats de diverses recherches expérimentales conduites par lui-même ou ses
disciples pendant le dernier conflit mondial aux Etats-Unis. Il s'agissait notamment d'étudier différentes méthodes
permettant d'amener les civils à accroître la consommation de certains produits alimentaires et à réduire celle de
viande de boucherie. Il compare les effets de décision de groupe et ceux d'autres méthodes plus individualisés
(entretiens, conférences), et établit que les premières, qui modifient les normes et les valeurs collectives, tendent à
avoir un effet plus important et plus durable. Lewin déduit de ces expériences une analyse de processus de prise de
décisions, une théorie du changement social». Dans cette recherche-action, continue de noter le traducteur, « il ne
s'agit pas seulement de « contrôler » la variable introduite par les sentiments, idéologie, etc.. .du chercheur, c'est-à-
dire de l'examiner et la censurer ; ces sentiments, cette idéologie sont considérés au contraire comme faisant partie
intégrante de la recherche, laquelle est donc comprise comme indissociable de l'action » (:464); la recherche-action
dont Lewin a conçu l'expression n'est ainsi pas une méthode ni de recherche, ni d'action mais « consiste, il faut le
signaler, en une modification superficielle des modes de comportements, qui ne remettent pas en cause les objectifs
« essentiels » ni les valeurs et sentiments « profonds » des individus et groupes concernés. L'auto-régulation qui
est ainsi favorisée se fait dans le cadre des objectifs fixés (elle concerne les moyens et non les fins). Ces remarques
indiquent que le modèle d'organisation auquel Lewin se réfère implicitement est celui d'un « système fermé »,
l'accent étant mis sur la notion « d'équilibre semi-stationnaire »( :466) termine de noter le traducteur André Lévy
dans sa présentation de Lewin.
110

québécoise ou dans Vempowerment ontarien) d'avec la recherche compréhensive, il suffit de


mettre en exergue quelques points-clés de rupture communicationnelle. En passant par la théorie
de Luhmann134 à comprendre que la notion de système est en effet très proche de la réalité vécue
des associations innovatrices de l'économie sociale québécoise, toutes intégrées dans les mêmes
moyens interventionnistes et faisant réseau au nom de la réadaptation psychosociale. Comme
dans le système de Luhmann, le monde de la réadaptation psychosociale est autoréférentiel et
autopoïétique c'est-à-dire qu'il dépend d'une sélection d'informations (dont certaines codent
sens ou non-sens suivant le système d'intégration communicationnelle de la santé mentale) et il
est aussi autoreproducteur. Chaque fois qu'il y a une tentative de communication, celle-ci est
perçue par tous les participants de la recherche-action en santé mentale comme une simple
manifestation extérieure d'un schématisme identitaire fermé sur le système autoréférentiel (le
système psychique, le système environnemental, le système technique) de la santé. Ces trois
niveaux d'intégration (celui de l'interaction, celui de l'organisation, celui de la société )
s'enchevêtrent les uns aux autres et les connexions du système « apparaissent comme un
découpage objectivé de la société, assimilée à la nature extérieure, et qui s'insinue entre chaque
situation d'action et l'horizon de leur monde vécu» critique Habermas (s'opposant par là à la
perception du système qu'en a Luhmann). En rabattant les vécus de conscience sur ce qui est
perçu (observé) ou à percevoir (observable), la recherche-action élargie de la santé mentale, sur
le plan communicationnel, construit un monde vécu à partir duquel se pense l'objectivité du
système en tant que celui-ci est décomposé en opérations communicationnelles. C'est ainsi que
sur ces opérations communicationnelles, Luhmann135 peut dire :
" We assume that social Systems are not composée of psychic Systems (...). Therefore, psychic Systems
belong to the environment of social Systems. Of course, they are a part of the environment that is especially
relevant for the formation of social Systems (...). Such environmental relevance for the construction of
social Systems constrains what is possible, but its does not prevent social Systems from forming themselves
autonomously and on the basis of their own elemental opérations. Thèse opérations are communications -
not psychic process per se, and also not the process of consciousness "(1995 : 27).
En expliquant ainsi la notion de système chez Luhmann, nous pouvons ainsi mieux comprendre
à quoi se réfère la recherche-action quand elle intervient par exemple au Québec sous la bannière
communautaire de la réadaptation psychosociale. Ce faisant, cette action communautaire de la

Pour avoir notamment une synthèse de la théorie des systèmes de Luhmann, lire : Boisvert, Danny (2000) Le
concept husserlien de « monde vécu intersubjectif » dans la théorie des systèmes de Niklas Luhmann et dans la
théorie de l'agir communicationnel de Jùrgen Habermas, Mémoire de Maîtrise supervisé par M. Clain,
Département de sociologie, Québec, Université Laval.
13
LUHMANN , Niklas (1995) Social Systems , Stanford University Press.
111

réadaptation en partant du bien-être des personnes se donne pour mission de changer les
structures normatives de L'État pour en faire une gouvernance du bien-être adaptée aux
personnes et aux besoins. En cherchant le consensus sur cette question, la recherche-action
concentre tous les moyens (de scientificité, de technique, d'organisations), moyens qui lui
permettent de sélectionner l'information adéquate en fonction de ce changement. Mais ce
changement communicationnel, en intervenant sur l'État, dissout aussi en les rendant inutiles, les
capacités historico-normatives (culturelles et politiques) de ce dernier ainsi que toute capacité
citoyenne d'action de l'homme sur l'homme (praxis). De même, l'intervention des centres de
prévention du suicide, par exemple, illustre aussi bien cette sélection de l'infoimation en
fonction de l'intégration communicationnelle au système. Car le schématisme identitaire du
système psychique suicidaire est bien pour l'intervenant en prévention du suicide : « la personne
cherche à s'autodétruire parce qu'elle veut arrêter de souffrir ». En apprenant de l'enseignement
de Shneidman que le code communicationnel de la souffrance est: «je veux vivre et qu'on
m'empêche de me faire mal », l'intervenant fait réagir toutes les ressources du réseau
communautaire de la réadaptation psychosociale pour protéger la personne (qui le demande
volontairement puisqu'elle appelle, donc signifie le code en décrochant le téléphone) ; de plus,
l'intervenant cherche aussi à l'intégrer dans son système organisationnel (le réseau de la
réadaptation psycho sociale) d'abord ; puis il cherche ensuite, en suivant toujours la coopération
technico-communicationnelle du suicidaire, à ce que le système (psychique et social) de ce
dernier intègre l'environnement comportemental (de l'intervenant). S'il réussit, le suicidaire a
alors une chance d'intégration communicationnelle dans le monde de la réadaptation
psychosociale québécois, qui aura le pouvoir de l'empêcher de se faire mal et le pouvoir
également de lui montrer comme faire pour s'ajuster au système et s'autoréguler
comportementalement. Si nous suivons maintenant la théorie d'Habermas, cet exemple-ci
montre bien la colonisation du monde vécu, c'est-à-dire à la fois que le vécu de la conscience du
suicidaire est refoulé à la périphérie du système communicationnel de l'intervenant qui prévient
le sujet qui se suicide. Et ensuite, la dimension sémantique, historique de l'espace social, que
comprend la notion de monde vécu chez Habermas, est ignorée en étant remplacée par le réseau
autoréférentiel de la réadaptation psychosociale (appelé par abus de langage réseau
communautaire). Nous aboutissons alors à une technicisation du monde vécu selon la
perspective qu'en a Luhmann. Cette technicisation du monde vécu rejette la société, supprime la
112

disjonction entre le monde vécu et le système propre à Habermas puisqu'avec Luhmann le


monde vécu et le système sont la même chose. C'est dans ce sens qu'Habermas peut dire que
« Luhmann hypostasie ainsi en « société » le monde vécu relégué derrière des sous-systèmes régulés par
des médiums ; ce monde vécu ne se rattache plus immédiatement à des situations d'actions, il ne forme plus
que l'arrière-plan pour des systèmes d'actions organisés » (1987 :169)
Sous l'action collective de tous les participants de l'économie sociale de la réadaptation
psychosociale au Québec, et sous leur volonté de changement (qui part à l'origine d'une bonne
intention : la promotion des valeurs de coopération sur les valeurs de compétition et de
performance), nous arrivons à une modification du rôle de l'État en organe de vigilance qui ne
produit plus des normes, mais des règlements pour assurer la gouvernance du bien-être déjà
organisé en arrière-plan par les actions d'innovations de l'économie sociale québécoises. Ce
bassin d'associations de la réadaptation psychosociale ne peut que permettre l'enracinement des
pratiques de prévention comme celle de la prévention du suicide et ne peut que servir de terreau
à l'épanouissement d'une recherche-action élargie telle qu'elle se manifeste par exemple avec la
suicidologie.

CONCLUSION
Pour clore notre chapitre, et pour le bénéfice du lecteur, récapitulons ce qui constituait l'objectif
de cette première partie : montrer l'écart majeur, la différence entre la sociologie compréhensive
du suicide et la suicidologie. Déjà nous avons vu que, pour la suicidologie, le suicidant n'est pas
quelqu'un qui existe en tant que tel ; ce n'est pas un être de sens, doué de parole, de jugement et
d'action. Ce qui intéresse la suicidologie, c'est le contexte environnemental c'est-à-dire le
potentiel (le contexte de risques suicidaires), la crise (le contexte suicidaire), et le moyen (l'arme
à feu, le poison, etc.). Ce que dit le suicidant n'est pas écouté dans un ordre de sens symbolique
puisqu'il n'est pas écouté du tout. En effet, la parole du suicidant n'est pas significative pour le
suicidologue ; elle ne l'est que dans la mesure où ce dernier peut y retrouver des indices de sa
compréhension technique à lui, cette compréhension étant pour lui : le suicidant est une victime
d'autodestruction, autodestruction dont il n'est pas responsable. En ce sens, les paroles du
suicidaire pour le suicidologue ne sont que du bruit, mis à part les paroles qui sont porteuses, ou
bien facteurs d'indices. Pour le suicidologue, il y a donc ici une absurdité de la part du
sociologue à vouloir essayer de comprendre le suicidant tout simplement parce que c'est inutile

HABERMAS, Jùrgen (1987) Théorie de l'agir communicationnel, TII, Paris, Fayard.


113

et que cela ne rapporte rien sur le plan de l'efficacité et de l'adaptation. Et inversement pour le
sociologue, il y a aussi une absurdité de la part du suicidologue à agir de la sorte, puisque celui-
ci réalise une rupture opérationnelle d'avec la phénoménologie de la conscience et d'avec la
référence transcendantale du monde. Ensuite, Y expérience intégrale, chère au modèle de
compréhension de Ri coeur, fait l'objet d'un oubli systématique de la part de la suicidologie. Seul
le monde fabriqué et reconstruit à partir d'opérations scientifiques est significatif du monde de
l'homme. Du coup, le terme de l'homme change de nature : ce n'est plus l'homme doué d'un
projet ontologique, mais un homme mentalement cybernétisé dont il faut parler avec la
suicidologie. Le monde des hommes n'est plus conduit par un ensemble de pratiques politiques
et culturelles comme le comprend la sociologie, mais c'est un monde opérationnel et scientifique
qui conduit des « valeurs » de transparence et d'objectivité. Le terme de valeur (comme celui
d'homme) change ici aussi de nature: ce n'est plus de valeur humaine c'est-à-dire de la
manifestation discernée et raisonnée d'une intelligence produisant des actions humaines, mais de
137
valeur perçue ou à percevoir dont il faut parler avec la suicidologie. De plus, la suicidologie
ne cherche pas à comprendre, elle n'est pas une science morale au sens sociologique ; elle
cherche à changer la société pour qu'elle fonctionne efficacement dans un environnement dont il
est possible de contrôler les variables. La suicidologie est donc une opération scientifique
d'adaptation. Enfin, dernière différence de taille d'avec la sociologie, pour la suicidologie, la
société ne se développe pas suivant un axe normatif, significatif des pratiques humaines ; car
pour celle-ci, la société n'est pas sociohistoriquement compréhensible puisqu'elle est comprise
comme un système. Pour les suicidologues, la société fonctionne suivant un axe d'autorégulation
médico-thérapeutique (l'État sous gouvernance du Bien-être) et technico-méthodologique (la
prévention). La société constitue donc un système de réadaptation psychosociale, très
interventionniste, véritable violence communicationnelle qui est faite selon Habermas (et ce par
la notion de colonisation) au monde des hommes. C'est sur cette pénétration du système dans le
monde des hommes que nous laisserons pour le moment notre lecteur. En achevant de cheminer
dans notre première partie, nous commençons déjà à nous poser la question: qu'est-ce que la
suicidologie ? Et c'est en étudiant son profil organisationnel dans notre seconde partie que nous
allons tâcher d'y répondre.

valeur entendue de même qu'avec un objet, une théière bleue par exemple, la couleur bleue est la valeur de la
théière, que l'on lui attribue.
PARTIE II

QU'EST-CE QUE LA SUICIDOLOGIE ?


115

De même que toute action socio-technique est située dans un cadre de référence,
de même l'approche historique qui m'intéresse est celle qui circule de l'étude précise
du travail de l'inventeur à celle des grands courants d'évolution de la technique et du
social qui vont structurer des cadres de références. Patrice Flichy.

Chapitre 4
ALLIAGE CULTUREL
D'UNE HYDRE À TROIS TÊTES.138 LA SUICIDOLOGIE
« EXISTE »

INTRODUCTION
L'essentiel de l'histoire de la suicidologie se construit autour de la création, de la
description et de la transformation d'un concept d'intervention : l'intervention préventive dans
le domaine du suicide. Les effets transformationnels de l'intervention sur les structures du
savoir relatif au suicide, sur les structures mentales des acteurs sociaux s'occupant du suicide et
sur les structures de la pratique sociale prenant en charge le suicide constituent le lieu de
signification à partir de laquelle la suicidologie se comprend comme unité de sens et à partir de
laquelle elle conçoit sa théorie. Cette théorie opératoire peut se définir comme une construction
visant à tenir compte de tous les facteurs à prévoir et de toutes les éventualités qu'ils impliquent
pour assurer l'efficacité d'une décision, en l'occurrence celle d'éviter le suicide. Une telle
conception (historique et théorique) de la suicidologie éloigne bien sûr toute tentative de
compréhension en tant que celle-ci serait inscrite dans une matrice de sens référant à l'essence du
symbolique et de la praxis. Ainsi, par définition, la suicidologie appartient au domaine d'une
technologie directement opérationnelle produisant et reproduisant des faits, ceux-ci circulant dans
l'artificialité d'un espace quelconque et indéfini. Et puisque ce domaine des faits est fabriqué,
construit, constitué, il n '«existe » qu'au travers des opérations qu'il met en place. Son existence
se trouve donc déplacée vers des pratiques qui, elles, doivent se faire reconnaître une objectivité
sociale. La saisie ontologique de l'objet de la suicidologie s'en trouve obscurcie. L'objet
suicidologique, en tant qu'il est circonscrit dans une technologie directement opérationnelle, ne

131Ï
Nous verrons plus loin que ces trois têtes se composent de l'ONU, de l'OMS, de l'IASP. Notons aussi que les
termes d'«alliage culturel » ont été empruntés à Patrice Flichy et qu'enfin les caractères soulignés ou en gras dans ce
chapitre le sont par notre fait ; cela sert à insister sur certains mots ou notions importantes ainsi qu'à faciliter la
lecture.
116

peut être ramené dans une orientation compréhensive, il peut seulement être remis à sa place
d'innovation c'est-à-dire d'une chose qui produit autre chose.
Aussi, pour décrire le parcours historico-théorique de la suicidologie, nous aurons recours
d'une part à la critique sociohistorique de Robert Castel1 9 concernant la construction sociale de
la prévention aux États-Unis débouchant sur une technostructure opérationnelle nord-américaine ;
et, d'autre part, nous utiliserons les stratégies d'analyse des sociologues de l'innovation comme
B. Latour140 et P. Flichy141 pour expliquer comment se fait le passage d'une entreprise
suicidologique à un réseau sociotechnique, réseau sociotechnique se mettant à mesurer un fait
fabriqué : la prévention.

4.1. Une science du suicide en train de se faire : l'émergence de la prévention nord-


américaine

La prévention du suicide a pu émerger depuis la fin du XIXe siècle parce qu'après une
suite d'épurations de la réalité symbolique du phénomène du suicide, ce dernier a fini par être
considéré comme un fait pathologique individuel et non comme un fait social. Depuis que le
suicide n'est plus considéré comme si c'était une maladie, elle est une maladie relevant de la
médecine. Dès lors, on applique la prévention au suicide comme on applique la prévention au
cancer en traitant un organe touché dans le but d'empêcher la maladie de se propager. De plus, en
parlant non plus de maladie mentale (par analogie à la maladie organique) mais bien de maladie
organique logeant dans le cerveau, le suicide perd le caractère d'un acte volontaire (délibérément
posé par le sujet) pour devenir un matériel physique dont la nature bio-psycho-environnemental
permet de produire des mesures objectivement observables ; nous avons déjà cerné cet aspect-là

139
CASTEL Robert et Françoise et al. (1979) La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Grasset,
Paris ainsi que ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES (1978) Castel Robert « La guerre à la
pauvreté aux Etats-Unis : le statut de la misère dans une société d'abondance », janvier, éditions de Minuit, Paris.
LATOUR Bruno (1989), La science en action La Découverte, Paris.
141
FLICHY, Patrice (1995), L'innovation technique, récents développements en sciences sociales. Vers une
nouvelle théorie de l'innovation, La Découverte, Paris. Flichy ( :92) Ici Flichy résume les deux principes de Latour :
« Le principe associationnniste est renforcé, élargi. La métaphore centrale est celle du réseau. Celui-ci étend ses
ramifications de plus en plus, tant du côté humains que des « non-humains ». Car l'autre élément clé des théories de
Callon et Latour est de nier toute séparation entre la technoscience et la société. La science n'est plus une
construction sociale, mais un réseau qui lie différents éléments de la socio-nature».
117

dans notre première partie. Cela n'est cependant pas suffisant pour saisir ce qu'est la prévention.
La prévention du suicide, en effet a trois caractéristiques : elle entre tout à la fois dans l'histoire
politique de la prévention aisément retraçable aux USA; puis elle s'inscrit dans une recherche
expérimentale de laboratoire entreprise à partir des théories opératoires transactionnelles et
écologiques et à partir des données recueillies dans les centres de prévention dont les
organisations intergouvernementales font la promotion ; et enfin, elle constitue un artefact produit
par un réseau sociotechnique. Nous allons commencer par saisir le premier aspect et le deuxième
aspect de la prévention dans la première section qui suit en utilisant les travaux de Castel et des
rapports de recherche internationaux ; et le dernier aspect ensuite sera analysé suivant certains
éléments méthodologiques appartenant à l'approche de l'innovation selon Latour ou de Flichy ; et
cela fera l'objet de notre deuxième section.

4.1.1. La prévention enracinée dans le contexte américain

Pour comprendre ce qu'il faut entendre par prévention du suicide et pouvoir par la suite la
définir sociologiquement, il faut revenir sur trois événements qui se sont produits aux États-Unis
dans les années soixante et qui apportent un éclairage décisif sur le sens et la naissance de cette
expression communément admise aujourd'hui dans la société: la prévention. Il s'agit de
l'événement de la psychiatrie communautaire, celui de l'intervention de crise de Boston, celui
des « Community Mental Health Centers ». Et nous nous plaçons ici dans le prolongement de la
description et de l'analyse qu'en fait Robert Castel.142

A partir de 1961 d'abord, sous la présidence de Kennedy, un vaste remaniement de la conception


même et du statut de maladie mentale ainsi qu'un programme de restructuration des services
offerts dans le domaine sont mis à l'étude et débouchent sur le «Kennedy Act ». En effet, « la
nouvelle législation sociale paraît s'attaquer à la pauvreté structurelle des groupes qui n'ont
jamais eu vraiment droit de cité à l'intérieur de la société américaine, en particulier les minorités
raciales des ghettos ».143La volonté politique progressiste est d'une part de démocratiser les

CASTEL Robert et Françoise et al. (1979) La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Grasset,
Paris. Et aussi, ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES (1978) Castel Robert « La guerre à
la pauvreté aux Etats-Unis : le statut de la misère dans une société d'abondance », janvier, éditions de Minuit, Paris.
14
CASTEL, 1979:56.
118

services de santé mentale et d'autre part de les rendre disponibles aux plus pauvres. La politique
américaine de l'assistance jusque-là était la chasse gardée d'agences privées et locales et il n'était
pas question de s'occuper des facteurs sociaux de la misère physique ou mentale; la tâche
consistait seulement à «gérer des déficiences personnelles ».144Une première brèche dans ce
discours traditionnel américain avait eu lieu lors de la crise économique des années trente avec
notamment le Social Security Act de 1935. Mais cette première rupture de discours ne remettait
pas en cause le fait que les États-Unis regardaient comme une évidence que leur culture était celle
d'une société d'abondance où, par conséquent, le pauvre ne pouvait faire figure que de marginal,
de handicapé ou de déficient mental. Mais dès le début des années soixante, avec le poids
politique de la communauté noire, avec les émeutes potentiellement subversives des Américains
de race non blanche, la donne se modifie. L'ampleur du problème noir, des minorités ethniques
défavorisées font reconsidérer le problème de la pauvreté non pas sous l'angle de « la survivance
mentale », mais sous celui d'un enjeu social et politique. Ainsi,
« Dès son arrivée au pouvoir, l'administration démocrate lance une série de mesures en fonction d'un
double but : aider ces populations exclues des bénéfices de la société américaine et subversives parce
qu'elles n'ont aucune raison d'en partager les valeurs ; assurer un meilleur contrôle de leurs réactions ».
(Castel, 1979 :93)

Déjà dans le double but visé par l'Administration de Kennedy, il y a contradiction entre d'une
part la volonté de rendre aux citoyens (notamment ceux des ghettos) leur possibilité de militer en
participant à la gestion des services communautaires et d'autre part la volonté technicienne de
donner à la pratique de la médecine mentale en crise ses lettres de noblesse. En élargissant le
pouvoir traditionnel d'action de la médecine mentale (c'est-à-dire l'hôpital) au domaine de
l'action sociale (les services communautaires), l'intervention fédérale change le rôle du
psychiatre puisque celui-ci est voué à devenir soit un militant politique, soit un travailleur social

« Remarquable subtilité, nous dit Castel, dans le recours successif à la religion, à la morale, à la psychologie
pour faire porter au sujet le poids de son échec à s'intégrer dans une combinatoire de la richesse jamais interrogée
sur ses finalités : « blâmer la victime » - justifier l'inégalité en en trouvant les raisons dans les déficiences de la
victime de l'inégalité- au lieu de questionner le système qui l'a produite » dit-il en ajoutant « la misère n'est pas une
conséquence structurale de l'organisation sociale, elle est la masse critique atteinte par une sommation d'individus
dont chacun porte en lui la raison de sa déchéance » ( :48). La pauvreté n'existe pas aux Etats-Unis, il y a seulement
des pauvres ; et l'inégalité est justifiée par le discours justificateur de l'abondance en même temps que les politiques
assistancielles blâment le pauvre malade. Alors que l'Europe a conçu très vite la déchéance comme « un mal
social », les Etats Unis jusqu'aux années 60, et la politique démocrate, voit celle-ci comme « un mal moral ». Mais,
parce que la question de la déficience est inscrite dans celle de la pauvreté, elles entrent, selon nous, toutes deux
« dans une réflexion sur le système social qui a su voir dans le paupérisme (et ajoutons nous dans la déficience) une
conséquence objective et nécessaire du fonctionnement de la société capitaliste » ( :50) ainsi que le résume bien
Castel dans « la guerre à la pauvreté aux Etats-Unis : le statut de la misère dans une société d'abondance», Actes de
la Recherche en Sciences Sociales (1978)
119

dans les communautés les plus défavorisées, comme celles des ghettos noirs. Le travail social
qu'on lui propose lui-même est ambigu et s'écarte de tout modèle traditionnel de pratique
médicale: on lui offre en effet d'entrer dans un système autonome où «la communauté
correspond à un découpage géographique, l'aire de recrutement (catchment area) ou le secteur
pris en charge par l'équipe ». 5Alors que la politique démocrate proposée vise à rendre égales les
parts de participation des habitants du secteur avec celles des professionnels de la santé, à
quelques exceptions près, les spécialistes de la santé en réalité se cooptent entre eux pour dire ce
qu'il faut faire au détriment des habitants qui continuent à subir le système tel qu'il est. Ainsi, en
fait, « la demande communautaire d'avis technique et de concertation, aussi bien que la réponse
des centres, passent presque exclusivement par le groupe des pairs, spécialistes définis par leur
compétence technique, et non par les usagers eux-mêmes». 4 Nous y reviendrons plus tard.
Retenons pour le moment que la conception de la prévention mise en place par l'Administration
Kennedy contient les germes conservateurs de sa propre contradiction c'est-à-dire que loin de
démocratiser et de rendre possible la prise de pouvoir local des habitants sur leurs services
communautaires, cette conception préventive renforce le pouvoir médical et psychiatrique en lui
donnant les moyens d'instrumentaliser une bureaucratie fédérale en la transformant en un
véritable observatoire de contrôle de la maladie mentale c'est-à-dire l'observation des risques
mentaux pathogènes147 des individus suivant une localisation territoriale. Une fois de plus, les
problèmes politiques et sociaux américains se commuent en un problème médical relié à
l'individualité et la personnalité vulnérable,148problème où les facteurs politiques et sociaux
n'interviennent pas. Nous retournons ici au discours de l'Amérique traditionnelle où la culture est
marquée par l'abondance et où les déviances sont interprétées comme des maladies.

145
CASTEL, 1979:168.
146
CASTEL, 1979:171.
Castel souligne que « la "guerre à la pauvreté" a ainsi consisté à « traiter le symptôme » (ou les symptômes) du
désordre selon leur lisibilité, elle-même fonction de leur dangerosité apparente » ( :57) dans Actes de la Recherche
en Sciences Sociales (1978).
Castel met en exergue que dans une psychiatrie américaine en crise professionnelle (et ce déjà dès 1910), cette
dernière est à la recherche de fondements scientifiques pour sa pratique : « Avec la « nouvelle psychologie », rien à
craindre. Les pauvres déchus sont devenus des « personnalités mal ajustées » ou « émotionnellement perturbées; (...)
ils restent sous la tutelle de spécialistes qui les évaluent et décident pour eux de leur destin ». ( :52) dans Actes de la
Recherche en Sciences Sociales (1978)
120

Passons maintenant au second événement se déroulant aux États-Unis et qui éclaire l'expression
aujourd'hui couramment admise de prévention, celui-ci étant cette fois à caractère
microsociologique et non pas macrosociologique. Cet événement se situe donc à Boston pendant
la Seconde Guerre mondiale :
« un incendie ravage un dancing de Boston, le Coconut Grove, et fait plusieurs centaines de victimes. Un
psychiatre bostonien, Erich Lindemann, entreprend d'aider immédiatement de façon intensive les rescapés
du sinistre et les familles des victimes à surmonter et assumer le traumatisme qu'ils viennent de subir »
(1979:15)

L'originalité du psychiatre Lindemann149 est de concevoir une intervention immédiate après


l'événement traumatique et de ne pas attendre que des personnes se manifestent auprès des
psychiatres beaucoup plus tard et que ceux-ci imputent un trouble individuel à la personne qui
consulte parce qu'ils ne font pas de lien majeur avec l'événement collectif de l'incendie du
Cocoanut Grove par exemple. Ce faisant, Lindemann innove dans la démarche thérapeutique
puisque pour lui, il ne s'agit pas de se centrer sur la personnalité individuelle, mais sur la réaction
de la personne à une situation pathogène. À partir de là, un de ses collègues, Gerald Caplan,
psychiatre de l'enfance, se met à systématiser cette méthode et il va placer au cœur du domaine
de la psychiatrie la notion de prévention qu'il va diviser en trois :
« first, there is Primary Prévention. By this I mean the processes involved in reducing the risk that people in
the community will fall ill with mental disorders. The next category of prévention is known as Secondary
Prévention. I use this term to refer to the activities involved in reducing the duration of established cases of
mental disorder and thus reducing their prevalence in the community. Involved hère is the prévention of
disability by case-fïnding and early diagnosis and by effective treatment. The last category is known as
Tertiary Prévention. This means the prévention of defect and crippling among the members of a
community. Involved hère are rehabilitation services which aim at returning sick people as soon as possible
to a maximum degree of effectiveness " (Caplan, 1961 : vii-viii)150

Par cette approche de Lindemann et de Caplan, la réaction de la personne à la situation est


cruciale pour le psychiatre, car c'est elle qui est pathogène et bloque les fonctions de l'ego. Ces
fonctions, nous rappelle Caplan, sont au nombre de six : la cognition ou la capacité de
réceptionner les stimulus aussi bien internes qu'externes ; la sélection et l'intégration des
stimulus ; la programmation ou la capacité à résoudre les problèmes ; le contrôle ou la marge de
manœuvre et la stabilisation des impulsions ; la synthèse ou la capacité à trouver des équilibres
entre toutes les forces concernées auxquelles a affaire l'ego ; enfin, l'habileté à faire face aux

AMERICAN JOURNAL OF PSYCHIATRY (1944), Erich Lindemann "Symptomatology and Management of


Acute Grief, 101.
150
CAPLAN, Gerald (1961), An Approach to Community Mental Health, Grune § Stratton Inc., New York. Voir
aussi CAPLAN, Gerald (1964) Principles of Préventive Psychiatry, Basic Books, New York.
121

relations avec les autres et à affronter les difficultés s'y attachant. Caplan s'emploie ainsi à
définir les champs d'intervention sur lesquels le psychiatre doit se pencher s'il veut bien travailler
e1 aider une personne en difficulté. D'abord, il faut évaluer les critères de réaction au stress,
ensuite évaluer la maestria ou la malhabileté avec laquelle la personne résout ses problèmes,
enfin étudier le degré de stabilité que la personne est globalement capable de maintenir et les
ajustements qu'elle est capable de déployer en cas de déséquilibres ; car, nous dit Caplan, durant
tout son développement, son éducation et son expérience, la personne a dû développer un
répertoire de techniques pour faire face aux difficultés c'est-à-dire à des techniques de « coping».
Si ce n'est pas le cas, si la crise situationnelle ne débouche pas sur un nouvel équilibre, alors "this
new equilibrium is one of régression. It is a regressed equilibrium in the direction of either a
neurosis, a psychosis, or some aliénation or disintegration".151 Enfin, selon Caplan, il faut
évoquer l'anxiété, celle-ci étant un indice signifiant une perturbation chez la personne, car si la
peur est une réaction à un danger immédiat, l'anxiété est une réaction à l'idée du danger. Comme
la dépression, l'anxiété a deux niveaux : un effet de signal, et l'indice d'un dérangement
émotionnel présent. L'anxiété étant un concept abstrait, celui-ci peut être facilement influencé
positivement ou négativement (fantaisies, etc.) et il incombe au psychiatre de veiller à canaliser
celle-ci de manière qu'elle ne soit pas un obstacle dans les relations de la personne avec la vie
communautaire. La notion de personne en relation avec la vie communautaire est un élément
central, car, dans la nouvelle approche psychiatrique que systématise Caplan, il y a l'idée-force
que tout programme d'aide et de compréhension doit être tourné non pas vers les besoins
administratifs ni vers des intérêts de groupes professionnels, mais qu'il doit bien être élaboré en
fonction du patient et dans l'objectif d'une prompte réhabilitation dans la vie communautaire. Il
est possible à partir de là d'énumérer les points d'un programme de prévention qui serait, selon
Caplan, tout autant des critères d'interventions de ce qui peut être appelé la psychiatrie
compréhensive. Ceux-ci sont les suivants : d'abord, un désordre mental doit être vu comme un
épisode dans la vie du patient ; la matière de toute intervention psychiatrique consiste à faire
retourner aussitôt que possible le patient à sa vie ordinaire de tous les jours ; le traitement de
l'intervention psychiatrique doit être ponctuel ; et les administrateurs des services psychiatriques
doivent être conscients que la santé d'un patient ne se limite pas au moment où celui-ci consulte ;
des passerelles pour protéger la santé du patient doivent être mises en place dans la communauté

CAPLAN, 1961 :43.


122

pour prendre le relais des services psychiatriques. Et il est de la responsabilité des administrateurs
des services psychiatriques d'élaborer ces actions et d'élargir les frontières de leur domaine
d'intervention. Cette psychiatrie compréhensive, comme la conçoit et l'appelle Caplan, va se
développer et s'engager dans un tournant décisif avec les « Community Mental Health Centers».
Revenons donc maintenant aux « Community Mental Health Centers » et à la présentation de
cette nouvelle forme de prévention sortie de l'Amérique des années soixante.

D'abord, pour comprendre les « Community Mental Health Centers », il faut reculer un peu dans
la politique de la psychiatrie américaine. Traditionnellement, l'action de psychiatrie américaine
était noyautée autour de la structure asilaire et par ce fait, la psychiatrie était considérée comme
un domaine à part de la médecine. Le mouvement de remise en place de la psychiatrie dans le
sein de la médecine s'accompagnera alors d'une approche vraiment médicale de la maladie
mentale, approche qui ne se contente pas de gérer et de parquer les malades mentaux dans des
lieux construits pour eux, mais qui cherche des ressources pour former de « vrais » spécialistes et
à avoir les moyens d'une technologie de pointe. Pourtant, il n'y a pas que les «moyens » qui
freinent la modernisation de. la psychiatrie américaine. Il y a une organisation médicale,
l'American Médical Association, qui refuse tout type d'ingérence et d'intervention dans sa
corporation. Ces deux obstacles vont progressivement être franchis : d'une part, la pratique
médicale en milieu hospitalier s'intensifie, et l'American Médical Association perd de son
influence ; d'autre part, un groupe se forme après la seconde Guerre mondiale : le « Group for
Advancement of Psychiatry ». Pour ce qui concerne la perte de pouvoir de certains groupes
comme l'American Médical Association, ce phénomène n'est que l'envers de la médaille d'un
autre : celui de la montée de nouveaux groupes de pression qui sont « dominés par les grands
ensembles hospitaliers et les centres universitaires soucieux de développer leur propre profit et
leur propre prestige par l'organisation d'une recherche de pointe et d'un enseignement
élitiste ».152 Elitistes, et ne dédaignant pas le profit, ces groupes n'ont pas intérêt à partager leurs
savoirs et leurs recherches, n'ont pas le souci d'étendre leurs connaissances et de divulguer
l'application de leurs découvertes à l'ensemble des citoyens, cela afin d'améliorer l'état sanitaire
de la population en général. La distribution des services médicaux est en effet très inégalitaire au

CASTEL Robert et Françoise et al. (1979) La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Grasset,
Paris : 84.
123

pays des USA et la disparité des niveaux de répartition des aides offertes suivant les régions est
énorme. Dans le marché de la santé américaine, c'est la libre entreprise qui règne en maître et fait
la loi aussi bien sur l'ancienne corporation de l'American Médical Association que sur ces
nouveaux « empires » c'est-à-dire « les grands patrons médicaux, les représentants des
compagnies d'assurances et des industries associées au développement hospitalier, et (...) les
délégués des anciennes associations philanthropiques qui ont souvent été à l'origine de la
fondation des institutions ».153C'est ainsi que la psychiatrie compréhensive comme l'appelle
Caplan, c'est-à-dire une psychiatrie, centrée sur le patient et au service duquel les structures
médicales doivent être assujetties, n'est pas encore prête de naître dans les années soixante.
Pourtant, cette « anomalie », comme l'appelle Castel, dans le paysage de la santé américaine, a
effectivement lieu notamment grâce au « Group for Advancement of Psychiatry » et grâce à la
tournure particulière de l'intervention fédérale en matière de politique psychiatrique. Pour ce qui
concerne ce dernier aspect, l'histoire de l'orientation fédérale américaine est traditionnellement
proche de celle des corporations médicales en ce sens où elle n'est pas centrée sur le client et
dans la mesure où elle ne recherche pas le bien-être du patient. Le « besoin national » de
psychiatrie, déclaré officiellement par la politique fédérale dès le début du 20ème siècle, est en
réalité plus un besoin de contrôle qu'une volonté d'améliorer les conditions de vie et la santé de
l'ensemble des habitants. Ainsi, en 1905, la première politique fédérale aura pour effet de
détecter parmi les émigrants fraîchement arrivés ceux qui ont des troubles mentaux ; en 1918, la
deuxième politique fédérale a pour conséquence d'assigner un psychiatre à chaque division
expédiée au front ; en 1929, la loi fédérale sur « l'enfermement (confinement) et le traitement des
toxicomanes » engendre la création d'une division des narcotiques au Département de la Santé
publique pour gérer deux hôpitaux et des recherches sur la drogue. Cette division des narcotiques
se reconvertira en Division de l'hygiène mentale dès 1930 quand il s'avère que la recherche
médicale découvre que la cause de la consommation de drogues est d'ordre psychique. Et dès
1936, il y a la volonté de la part des administrateurs de ces services de fonder un Institut national
en neuropsychiatrie qui développe la recherche et les soins apportés aux troubles psychiques. Ce
projet, laissé à l'abandon pendant la seconde Guerre mondiale, est repris en considération avec
Robert Félix, Directeur de la Division d'hygiène mentale. Avec Jack Ewalt, Francis Braceland,
William et Karl Menninger, Robert Félix fait partie du Group for Advancement of Psychiatry.

153
CASTEL, 1979 :85.
124

Ce sont déjeunes psychiatres « modernistes, adeptes de la psychanalyse, et décidés à promouvoir


cette idée neuve aux États-Unis : une psychiatrie conçue comme un service public».154lls ont
en commun d'avoir été psychiatres militaires durant la seconde Guerre mondiale et d'avoir
développé une forme de traitement pour les soldats ayant des troubles mentaux expérimentant des
techniques d'intervention courte, techniques qui permettent aux militaires de retourner sur le
terrain des opérations. Avec le concours de Robert Félix, un projet de loi est voté en 1946 : le
National Mental Health Act. Ce dernier
« ne touche pas aux structures dominantes de l'organisation psychiatrique publique (le système des hôpitaux
d'État), mais dégage des fonds fédéraux pour la recherche, la formation d'un nouveau personnel
psychiatrique et le financement de services nouveaux, presque toujours des clinics, c'est-à-dire des
consultations externes spécialisées dans le traitement intensif, le dépistage et la prévention ». (Castel :77-
78)

L'Acte de 1946 fonde le National Institute of Mental Health, NIMH placé sous la gouverne
de Robert Félix. Ces services nouveaux que sont les clinics, doivent être implantés partout et on
doit compter au moins un service pour 50 000 habitants. Le service en lui-même, destiné aussi
bien aux enfants qu'aux adultes, vise à réduire les temps d'hospitalisation ; et il fonctionne
comme un service de santé mentale collectif (Community Health Clinics) rattaché à un hôpital :
en effet, «la clinic fonctionnait encore en symbiose avec l'hôpital: c'était, en somme, son
service «extra-hospitalier»155 nous rappelle Castel. Les Hôpitaux ainsi équipés sont aussi des
hôpitaux militaires, (Vétéran Hospital), des hôpitaux généraux ou des hôpitaux psychiatriques.
Jack Ewalt, de son côté devient président de la Joint Commission on Mental Illncss. Cette
commission est chargée par le Congrès de faire un rapport sur l'état et les progrès de la situation
psychiatrique aux USA, d'évaluer les problèmes que pose la maladie mentale et de rédiger des
propositions pour améliorer les choses. Un tel rapport a comme conséquence de déboucher sur
un vote : le Mental Health Act de 1955 et sur la publication dudit rapport, intitulé en 1960:
Action for Mental Health. Bien que ces actions prônent une orientation de la psychiatrie vers le
service public, il ne faut pas oublier les intérêts corporatistes. En effet, dans les années cinquante,
« dans le domaine de la médecine mentale, les vraies positions de prestige et de pouvoir sont occupées par
les personnels des services universitaires ou d'hôpitaux généraux et des grandes cliniques privées
d'inspiration psychanalytique comme la Menninger Foundation, Chestnuts Lodge, près de Washington, Mac
Lean près de Boston, Hillside près de New York... » (1979 : 86)

154
CASTEL, 1979:77.
155
CASTEL, 1979 : 88.
125

Là encore Francis Braceland et Karl, William Menninger du Group For Advancement of


Psychiatry jouent un rôle décisif. Francis Braceland, en effet, devient président de l'American
Psychiatrie Association et écarte les traditionalistes rassemblés autour du «Comité pour la
sauvegarde des standards médicaux en psychiatrie ».156Quant aux frères Menninger, ils financent
non seulement les structures hospitalières nouvellement équipées de clinics, mais aussi les
centres d'Études qui seront partie intégrante des Community Mental Health Centers. C'est ici que
nous pouvons finalement aborder la question qu'est-ce qu'un Community Health Center? La
notion de santé communautaire de santé mentale c'est selon la déclaration de Kennedy au
Congrès : « un nouveau type de services de santé, qui remplacera l'assistance psychiatrique dans
le courant principal de la médecine américaine. Je recommande donc au Congrès d'autoriser
l'attribution aux États de fonds pour la construction de centres de santé mentale communautaires
i en

complets (Comprehensive Community Mental Health Centers)». Cette déclaration, suivie de


l'acte signé le 31 octobre 1963 connu sous le nom de Community Mental Health Center and
Retardation Act (Kennedy Act), marque le début de la mise en place en 1963 des C.M.H.C. Un
C.M.H.C. doit se composer au minimum de «cinq types de services : services d'hospitalisation,
service de soins ambulatoires, services d'urgence, services d'hospitalisation partielle et services
de conseil auprès des autres organismes sociaux et d'éducation de la population {Community
Consultation and Education)». 158La différence avec la structure des clinics réside dans le fait que
ces Community Mental Health Centers sont des structures autonomes; il ne s'agit pas de verser
des fonds dans les hôpitaux, mais de fonder des CMHC à raison de un centre au moins pour
75 000 à 200 000 habitants afin que ceux-ci soient directement accessibles à la population et
remplacent l'ancien système hospitalier asilaire. L'implantation de telles structures de prévention
n'aurait pourtant pas vu le jour étant donné les pressions corporatistes et le poids des professions
médicales sans la crise sociale vécue par les USA dans les années 60 et l'intervention de la
politique démocrate.

15fi
CASTEL, 1979 : 87.
157
CASTEL, 1979 : 80.
15(1
CASTEL, 1979:81.
126

4.1.2. Les technostructures de la prévention en action : l'ONU, L'OMS

Nous avons vu en effet précédemment que la construction sociale de la prévention est le fruit
sociohistorique de la démocratie sociale concrétisée par l'Administration Kennedy. L'objectif
était, par la prévention, de créer les conditions réelles de l'épanouissement des individus (quelles
que soient la classe socio-économique, la race ou la religion) en leur reconnaissant des droits
économiques et sociaux. De cette volonté politique sont nés les CMHC. Cette politique supposait
par là même une reconnaissance tacite que le capitalisme économique accroissait l'inégalité
sociale et que l'intervention de l'État était nécessaire pour assurer l'éducation, la protection
sociale et la solidarité, celle-ci étant seule capable d'offrir une réelle égalité des chances et une
réelle liberté aux exclus du PNB et aux plus démunis. La mise en place d'un système autonome
de services de prévention ne s'est pas contentée de se développer aux États-Unis, à l'échelon
local aussi bien que fédéral. Un tel système a vu aussi le jour au niveau mondial avec la création
des instances internationales telles 1 ' ONU, l'UNICEF, l'OMS, le BIT, etc.... Comme les
objectifs de l'Administration Kennedy, les buts de ces instances entrent dans la même
contradiction : celle de développer mondialement les principes de la démocratie c'est-à-dire la
volonté de laisser aux peuples la libre disposition d'eux-mêmes et de favoriser le développement
des individus et d'autre part celle de se donner les moyens d'assurer la paix et la sécurité
mondiale. Ainsi, l'ONU160 créée en 1945, qui succède à la SDN de l'entre-deux-guerres, a pour
but le maintien de la paix et le développement de la coopération entre ses membres. En principe
tous les membres sont les représentants de chaque État membre ; l'organisation repose sur les
principes d'égalité de tous les États. En réalité, dans le fonctionnement de l'organisation, ceux
qui font partie du Conseil de sécurité ont plus de privilèges que les autres par exemple les cinq
États membres permanents du Conseil que sont les USA, la Russie, la France, la Glande-
Bretagne et la Chine. En ce qui concerne le Conseil économique et social, celui-ci a pour mission
de lutter contre les conditions socio-économiques catastrophiques de certains pays. En fait,

Nous empruntons ce terme à Galbraith dans Le nouvel Etat industriel (1979). En effet, pour lui : « les
individualités jouissent dans notre culture d'une considération plus élevée que les organisations (...). En réalité, les
hommes s'appuient sur l'organisation. » ( :139) Nous voulons ici insister sur le fait qu'à côté des bureaucraties
étatiques nationales, existe une « technostructure », les organisations multinationales poursuivant leurs objectifs
propres via une véritable planification. L'analyse de Galbraith peut ici être agrégée au courant institutionnaliste
contemporain.
160
L'ONU DANS TOUS SES ETATS : SON HISTOIRE, LES PRINCIPES ET LES FAITS, LES NOUVEAUX DEFIS
ET LES REFORMES ? (1995) Adam Bernard et Al., GRIP : Institut de recherche et d'informations sur la paix et la sécurité,
Bruxelles.
127

dépourvue de réels pouvoirs politiques161, l'ONU se contente d'être un observatoire à l'échelle de


la planète des conditions socio-économiques défavorables et des risques encourus par des
populations livrées à la famine, à l'insalubrité, aux conséquences destructrices de guerres
interethniques, les épidémies, etc.
Les approches en matière de prévention du suicide qui seront ensuite exportées et généralisées
par l'ONU vont être rassemblés dans un guide intitulé «Prévention of Suicide, Guidelines for the
formulation and implementation of national stratégies». L'ONU est l'organisation de premier
ordre à l'échelle mondiale produisant un document qui va agir sur les pays pour changer les
pratiques et les connaissances sur le suicide dans le but de faire une science opérationnelle du
suicide et de promouvoir des interventions préventives. Ce document de l'ONU (New York) est
très explicite quant à la démarche à suivre à propos de l'étude du suicide ; et celui-ci fournit
l'orientation générale dans le domaine et sert de référence internationale. Il s'agit d'abord de
développer un cadre conceptuel c'est-à-dire
"developing a framework to guide the formulation and implementation of guidelines for the prévention of
suicidai behaviour and the provision of support and rehabilitative services to those affected, based on
current knowledge and levels of intervention technology, should be practical in nature".162

C'est ce à quoi s'emploie ici le rapport de L'ONU qui conseille sur l'orientation qui devrait être
prise et adoptée par chaque gouvernement concerné par le suicide et qui suggère de quelle
manière intervenir. Le rapport fait la distinction entre trois niveaux à bien identifier dans
l'intervention : le niveau « hôte » ; le niveau « environnement » ; le niveau « agent ». Ainsi,
"In a traditional public health model, « host » (potential suicide victims) groups can be fairly easily
identified - for example, at-risk populations and those who attempt suicide. At the "environment" level,
contributing variables can be identified, including social support resources, economical factors, légal
sanctions and community attitudes that are associated with the increased vulnerability of host groups. At the
"agent" level, the means and methods of inflicting self-injury are variables that can be targeted, to decrease
availability (i.e. gun control) or to increase knowledge of the potential lethal nature of the means (i.e.
harmful effects of "overdoses" in low amounts)" (1996 : 18)

L'ONU déploie à la place une vaste entreprise de planification à l'échelle mondiale qui s'appuie sur les principes
de l'économie du développement dès le début de 1945. Elle s'inspire au début d'auteurs libéraux qui voient le sous
développement comme un retard dans un processus de croissance à long terme ( Rostow, Lewis ou Schultz),puis des
théoriciens de la dépendance qui voient le sous développement comme une conséquence de la spécialisation
économique héritée de la colonisation (Singer) de 1945 à 1975 ; de 1975 à 1995, c'est ensuite le tour du pragmatisme
et de stratégies d'industrialisation à régner ; puis enfin d'autres analyses dominent comme celle récente du Prix
Nobel Amartya Sen; celui-ci prône que le développement ne doit pas être calculé par le PIB mais mesuré par les
revenus et les capacités, la pauvreté étant une « privation de capacités ». Voir à son sujet L'économie est une
science morale (2003), la Découverte, Paris, 125 p.
ONU (1996), Department for Policy Coordination and Sustainable Development, "Prévention of Suicide,
Guidelines for the formulation and implementation of national stratégies", New York : 18.
128

Pour chaque niveau d'intervention, le cadre conceptuel, selon l'ONU, doit fournir les degrés de
responsabilité et d'engagement depuis celles à la base des actions des individus jusqu'à celles
qu'investissent les organisations internationales. Et il s'agit pour ce faire de reprendre les
classements de prévention primaire, seconde et tertiaire autrefois mis en place par la prévention
de Caplan. Il faut aussi évaluer l'efficience des stratégies puisque "the effectiveness of
implementing any national strategy needs to be monitored from the very beginning. At the
operational level, this involves the évaluation of the internai efficiency of individuals projects and
programmes in terms of their spécifie objectives".163Selon l'ONU, l'évaluation doit également
porter sur les impacts de la stratégie de lutte contre le suicide et il faut aussi calculer en quoi ces
impacts agissent sur les conditions sociétales de changement. Le rapport de l'ONU s'emploie
ainsi à retenir les bonnes définitions concernant le suicide et, tout d'abord, l'interrogation cruciale
que pose ce dernier rapport est la suivante : « qu'est-ce que la prévention du suicide veut dire ?»
La réponse à cette question, selon ce rapport de l'ONU, se trouve être la suivante: "preventing
suicide means influencing, in a corrective and constructive way, the process of problem
development and the individual's own ressources at différent phases of life...".164 L'ONU croit
ainsi qu'il est possible d'influencer une destinée individuelle et de gérer les problèmes de crises
dans la vie des gens. Pour l'ONU, toute société se trouve en effet devant le choix suivant: soit
intervenir par un traitement intensif quand les troubles sont déjà sévères ou prendre des mesures
de prévention lorsque le problème suicidaire est encore mineur. Si l'on suit cette dernière
alternative, il faut alors augmenter les ressources de l'individu, ressources dans lesquelles il
pourra puiser au cours de sa vie ce qui signifie la chose suivante : contrôler la crise suicidaire au
moment où elle arrive, être vigilant sur les circonstances ou les facteurs qui conduisent au
suicide. Il s'agit aussi d'enseigner aux individus à diriger leurs propres vies tout en offrant des
alternatives et du soutien quand ils en ont besoin. Ensuite, selon l'ONU, il convient de résumer
les activités propres à la prévention comme suit: éliminer d'abord ou réduire l'influence des
facteurs qui augmentent directement la possibilité du suicide; de même, il s'agit de réduire les
effets des circonstances défavorables qui pourraient conduire au suicide ; enfin, il est impératif de
créer des circonstances et des expériences qui améliorent les moyens de contrôler sa propre vie (
par exemple par des groupes de soutien). Pour l'ONU, définir le suicide c'est dire que :

ONU, 1996:16.
'ONU, 1996 : 22.
129

' ' Suicide is a behaviour with devastating effects on the cohesive fabric of society. The range of suicidai
behaviour is broad and results in much pain, suffering and disruption in the lives of individuals, families and
communities. The nature of the overall problem nécessitâtes the development of stratégies that refiect a
holistic approach to prévention. This would ensure a comprehensive, coordinated and collaborative strategy
to reduce the expression and conséquences of suicidai behaviour" (1996 :14)

Il est donc recommandé que toute stratégie nationale de lutte contre le suicide comprenne des
moyens pour anticiper les risques de mort prématurée causée par le suicide ; il s'agit de réduire
les incidences du comportement suicidaire ; il s'agit aussi de diminuer le taux de morbidité
associé au comportement suicidaire et enfin de fournir des chances et des endroits pour faire
rebondir les individus, les familles et les communautés. Cela suppose d'adopter une taxonomie
standard quant au « comportement suicidaire », de promouvoir le dépistage et le traitement
aussitôt que possible en référant les personnes à risques aux professionnels de la santé. Il est
également conseillé d'augmenter l'accès à l'information sur tous les aspects de prévention du
comportement suicidaire et d'élaborer des bases de données qui permettent de cerner les
situations, les circonstances, les groupes et les individus qui ont un taux de risque élevé de
développer des comportements autodestructeurs. Le programme que propose l'ONU consiste en
somme à éveiller la conscience de chacun sur les effets de stress ou de tensions sur le psychisme,
effets qui peuvent aboutir à des crises ; il s'agit de maintenir un programme de formation
actualisé auprès des éducateurs et professionnels de la sécurité et de la santé sur le problème du
suicide ; faire connaître au public les services qui traitent le suicide; et finalement, développer ou
modifier les législations ou règlements en vigueur afin de permettre l'implantation nationale de
telles stratégies.

L'ONU n'est pas le seul à intervenir pour la promotion de la prévention du suicide puisque
l'OMS y est aussi engagée sous plusieurs angles. En ce qui concerne l'institution spécialisée de
l'ONU, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), cette dernière est d'abord une instance qui
sert à réguler les situations socioéconomiques potentiellement explosives de certains pays en
ayant recours à la prévention. En offrant une collaboration et une amélioration avec les services
sociosanitaires de plusieurs régions chaudes du monde, elle développe des programmes de
prévention de santé. Ces programmes s'efforcent de s'insérer dans les réalités locales en essayant
de faire participer les habitants aux mesures d'hygiène (vaccinations, centres de consultation,
éducation) dans les pays pauvres, et à mettre en place dans les pays riches des programmes de
lutte contre les troubles de personnalité occasionnés par les conditions de travail, l'instabilité et
130

les fluctuations du système économique capitaliste. Avec les programmes de prévention, c'est le
début du concept technique de santé mentale qui apparaît. Par ce concept technique de santé
mentale a lieu une disparition du droit politique des citoyens à transformer leurs conditions socio-
économiques et les inégalités de leur statut social, en même temps que naît le droit inaliénable
pour chaque individu de disposer d'une complète santé physique et morale. En conséquence,
l'OMS va s'intéresser aux expériences menées dans certains pays, les États-Unis par exemple, et
visant la mise en place locale de centres de santé mentale. L'exemple de la prévention du suicide
est significatif de cette démarche globale de créer un système autonome opérationnel décisionnel
en faisant appel à des experts des centres communautaires de santé d'une part, et en promulguant
des programmes d'intervention qui font autorité d'autre part (et auxquelles les politiques de
santé publique nationales se soumettent aveuglément). Pour ce qui concerne ces deux
composantes de l'action de l'OMS, nous en avons l'illustration pratique dans le livret en cours de
rédaction en 1966 sur la prévention du suicide, rédaction chapeautée par l'école américaine. En
effet,
« Le Dr Farberow et le Dr Sainsbury ont rédigé un projet de rapport puis le secrétariat de l'OMS, après
avoir passé en revue les travaux publiés sur la question, a fait un choix de documents illustrant et appuyant
les principaux points à prendre en considération. Le présent ouvrage constitue une synthèse du rapport et de
l'étude bibliographique ».165

Ainsi, d'une part, l'OMS fait appel à des experts tels Shneidman et Farberow ou Litman, pour
qu'ils résument leur expérience locale démarrée à Los Angeles concernant la prévention du
suicide, prévention entreprise dans la droite ligne de l'esprit politique des CHS de l'époque
Kennedy. Et, d'autre part, l'OMS propulsera l'IASP comme l'autorité experte en programme
d'intervention sur le suicide, nous le verrons dans notre section 2. Mais intéressons-nous d'abord
à l'action de l'école américaine et à son rôle moteur sur l'action de prévention canadienne.

4.1.3. L'expérience locale du Centre américain de Prévention du Suicide de Los Angeles

L'expérience locale du Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles (LASPC), débutée en


1958, s'inscrit dans le cadre politique plus général de remaniement des structures sociosanitaires
achevé par l'administration Kennedy comme le prévoyait déjà la Joint Commission et le Mental

OMS (1969), « La prévention du suicide », Cahiers de santé publique : 7-8.


131

Health Act (1955), puis le Community Health Centers Act (1963), réformes qui seront conduites
par les National Institutes of Mental Health (fondées, nous l'avons noté plus haut, par le National
Mental Health Act de 1946) . Instrumentaliser une bureaucratie fédérale pour créer un noyau
d'experts autour de la prévention du suicide va être l'œuvre de Shneidman, et créer un système
autonome de services communautaires autour du suicide va être le travail du centre formateur de
prévention du suicide de Los Angeles.
Le premier centre de prévention du suicide californien offre un service de consultation
téléphonique d'urgence 24 H sur 24. « By the end of 1962, the staff had treated 617 suicidai
individuals as outpatients and had handled another 959 callers by giving emergency téléphone
therapy and an appropiate referral and transfer to another agency or personal ressource ».166Cela
est complété par un service de renseignement et d'orientation sur les possibilités de prise en
charge locale sociale et psychiatrique. Les écoutants ne sont pas bénévoles : il y a une équipe de
santé mentale avec un psychiatre, un psychologue clinicien, un travailleur social en psychiatrie
auxquels s'ajoutent des infirmières, des différentes personnes spécialistes en santé mentale. De
1963 à 1969, le service est utilisé comme suit: « in 1963, there were 2,770 contacts ; in 1966,
6,880 ; in 1969, 7,884. A separate case folder was begun for each caller. By the end of 1969,
there were 40,764 individual case files. More than 300 Los Angeles mental health professional
and nonprofessional personnel hâve received training and expérience as emergency téléphone
counselors ».' 7Des cas exemplaires de consultation téléphonique sont donnés pour servir de
manuel de formation, qu'évoque Shneidman : par exemple, si une personne appelle pendant la
nuit, est agitée, ne dort pas, est déprimée, qu'elle a déjà eu des pensées suicidaires, etc., le mieux
selon l'écoutant, est d'écouter patiemment et d'attendre le moment pour lui faire remarquer que si
l'on veut être réaliste les choses semblent toujours pires la nuit, mais qu'aussi ce n'est pas la
meilleure heure pour obtenir de l'aide. Il faut donc lui conseiller d'appeler son docteur ou un
travailleur social dès le matin pour qu'il arrange un programme d'aide pour elle. Un autre cas est
donné en illustration, par exemple à une personne qui dit ne plus vouloir vivre, qui demande ce
que le centre peut faire pour elle, il faut répondre qu'il est de la responsabilité de l'appelant de
clarifier sa demande et de coopérer pour recevoir de l'aide. La particularité de la consultation
téléphonique est ici d'écouter pour évaluer le degré de réalisme de la personne appelante qui dit

166
LIFE THREATENING BEHAVIOR. Litman Robert E. « Suicide Prévention : Evaluating Effectiveness » , vol,
no 3, 1971 , sous la direction de Shneidman, Behavorial Publications, New York : 156.
167
LITMAN, 1971 : 156.
132

être sur le point de faire une tentative de suicide, et aussi il s'agit de lui faire prendre conscience
de ce qui est vraiment réaliste de faire ou de ne pas faire dans sa situation.

Alors que traditionnellement le suicide est considéré aux États-Unis comme une maladie du
cerveau dont s'occupent les Cliniques de Santé mentale, la nouveauté apparaît à Los Angeles
avec le concept opératoire de potentiel suicidaire qui émerge sous l'impulsion de Litman,
potentiel qui serait à l'amont de la crise : « crisis intervention seems most appropriate for suicidai
patients who hâve had a previous period of stable adjustement and hâve then fallen into
disequilibrium because of some acute stress ».168Le centre introduit cette notion dans sa
formation ; et des entrevues en face à face sont proposées pour soutenir des sujets suicidaires et
des équipes mobiles susceptibles de rencontrer les personnes en détresse sont formées. Ici, le
concept de crise fut élaboré pour les personnes subissant dans leur vie des épreuves, mais qui, par
ailleurs, sont des personnes ayant habituellement un comportement stable. Pour Litman en effet,
en ce qui concerne les personnes en crise chronique et dont le comportement dans la vie est de
toute manière instable, il s'agit non pas d'intervenir, mais plutôt de les orienter vers une
démarche psychothérapeutique. Les objectifs du centre de prévention du suicide sont : de servir
de prolongement aux cliniques de santé mentale, déjouer le rôle de projet-pilote pour d'autres
communautés en établissant un programme de prévention du suicide, et enfin de mettre en place
des données qui permettent d'avoir de l'information sur l'autodestruction, la prévention et autres.
En fait, «it is évident that the principal activities of the SPC are not 'prévention' in a public
health epidemiological sensé. Strictly speaking, we engage in suicide 'intervention'» résume
Litman.
Sïmeidman pour créer son centre de prévention du suicide a l'appui et les subventions de
l'Institut National de la Santé mentale (NIMH), et de la fondation Menninger que nous avons
évoqués plus haut. Nous pouvons ici retenir la définition sociologique du crédit de Latour en
tant qu'avec les débuts de la suicidologie commence une économie générale - « en appelant

100
LITMAN, 1971 : 161.
169
LITMAN, 1971 :159.
170
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES (1977) Latour et Fabbri « La rhétorique de la
science, pouvoir et devoir dans un article de sciences sociales », no 13, février, 81-95, éditions de Minuit, Paris.
Et aussi Latour, Bruno, Steeve Woolgar (1988), La vie de laboratoire, La découverte, Paris, ch.5 et Actes de
Recherches p.95
133

crédit à la fois, le capital-argent, le capital-autorité, le capital-données et l'accréditation».171


Cette économie générale est utilisée par Shneidman qui a su d'abord porter l'attention sur le mal­
être172 en faisant de « la personnalité souffrante suicidaire » un construit théorique à la base d'une
pratique opérationnelle de prévention : et il a su compléter ce construit en rassemblant des
données (comportements autodestructeurs, les gens veulent être aidés et souffrent de ne pas
l'être...), sur le suicide, données qui soient contrôlables. En effet, si le suicide dans sa définition
classique n'est pas contrôlable autrement que statistiquement, le comportement comme définition
du suicide par contre l'est: il est possible de mesurer les variations de comportement et d'en
déduire des variables qui pourraient expliquer des phénomènes qui se reproduisent régulièrement.
En faisant entrer le suicide dans le champ du comportement, il pouvait aussi convaincre des
agences accréditées dans le domaine, qui soient capables de le financer. En 1951, Shneidman
travaille comme psychologue à l'hôpital des Vétérans de l'administratbn à Los Angeles. Ce
moment-là est une période transitoire dans la recherche américaine entre le premier programme
clinique national de psychologie lancé au ministère des Anciens Combattants en 1946 -47173 et
1952 -53174, époque et début d'un programme de base en science comportementale. Le premier
programme clinique national de psychologie a rejoint pendant deux ans environ deux mille
psychologues soit le quart de tous les psychologues aux États-Unis. À la demande de la direction
des corps médicaux de l'armée des États-Unis, le degré de PH. D. a été établi par l'association
psychologique américaine, comme niveau approprié de formation pour les psychologues
cliniques. C'est donc plus de 40 universités américaines qui rejoignent, avec l'aide financière du
gouvernement fédéral, le programme national de la formation doctorale en psychologie clinique.
En 1952 -53, un groupe d'intégration de la connaissance scientifique biologique et sociale au
sujet de la vie, s'appelant le Comité sur les sciences comportementales, se réunit régulièrement.
Ces conférences essaient d'établir, entre autres, un lien entre la science et les sciences humaines
et, en particulier, la méthode scientifique en sciences comportementales. C'est dire que la
psychologie et la science comportementale sont en plein remaniement au moment où Shneidman

'" LATOUR & FABBRI, 1977 : 95.


172
Cf. SHNEIDMAN Edwin (1999) Le tempérament suicidaire :risques, souffrances et thérapies, Belin, De Boeck
Université.
173
James Grier Miller, en 1946- 47, représentait le Ministère des Anciens Combattants auprès de l'association
psychologique américaine et c'est à sa demande que la formation des cliniciens a été revue. Site Internet :
http : //www.isss.org/lumJGM.htm
174
Members of the Committee on the Behavorial Sciences, University of Chicago. Symposium : Profits and
Problems of Homeostatic Models in the Behavioral Sciences Publications, nol, 1953.
134

commence à redéfinir le suicide suivant un nouveau continuum clinique et comportemental. En


transformant la notion « suicide » sous un vocable pragmatique et comportemental, en drainant
5
un public d'experts en comportement, Shneidman élargit son capital-données (bassin de
personnes intéressées par les propos de Shneidman) ainsi qu'un capital-autorité grâce aux
instituts de financement de l'armée et des programmes de base en science comportementale. Par
sa position, Shneidman est bien placé pour faire autorité en la matière en tant que psychologue
sous la direction du Chef clinicien de l'hôpital psychiatrique des anciens combattants de Los
Angeles. Il a aussi l'appui de la fondation Menninger et de psychologues réputés comme le Dr
Henry A. Murray (père du test projectif, le TAT)176. En effet, Murray est professeur à Harvard et
était pendant la seconde Guerre mondiale chef du bureau de l'unité stratégique d'évaluation des
services chargés du criblage physique, psychologique, psychiatrique des candidats. Shneidman
réédite son test.

Shneidman défend toujours son approche mentaliste177 qui veut que le comportement suicidaire
ne soit pas visible. Mais Shneidman déjà depuis 1957 élargit le champ pour caractériser le
comportement suicidaire par différents styles de perceptions qu'il regroupe en quatre :
catalogique, logique normale, logique polluée, paléologique. 178Le style catalogique est
destructeur : le self d'une personne tel que les autres le perçoivent est englouti dans la
subjectivité pure du self de la personne ; le style normal est rationnel puisque le suicide est perçu
comme une cessation de souffrance. Le style pollué est celui de la personne qui adhère aux
croyances culturelles (qui voit par exemple le suicide comme une transition à une autre vie ou
une façon de sauver sa réputation) ; enfin, le style paléologique est la personne qui s'identifie à la
situation difficile au point d'en être le sujet (personnes psychotiques, droguées avec
hallucinations par exemple). Avec ce classement, il est possible d'associer des styles avec des

17:
'Cf. ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES (1977) Latour et Fabbri « La rhétorique de la
science, pouvoir et devoir dans un article de sciences sociales », nol3, février, 81-95, éditions de Minuit, Paris.
76
Shneidman Edwin (1951) foreword by Henry Murray Thematic Test Analysis Grune and Stratton, New York.
177
La suicidologie distingue en effet deux positions : la position mentaliste où l'intention suicidaire est cachée et
c'est en interrogeant la personne : où avez-vous mal ? qu'il est possible de collecter des indices sur la suicidalité de
la personne ; l'autre position considère que Vintention suicidaire est observable par des comportements précis. A ce
sujet, lire l'article "The Empirical Foundations of Suicidology" in COMPREHENSIVE TEXTBOOK OF
SUICIDOLOGY (2000) in Ronald W Maris, Alan L Berman, Morton, Silverman and al (Ed) Guilford Press, New
York.
178
The Psychology of Suicide (1970), ch.3, Shneidman & Farberow « The logic of suicide », Jason Aronson, New
York, London.
135

comportements observables et Shneidman élargit ainsi le public concerné puisqu'il peut toucher
et amener à lui des représentants de disciplines aussi diverses que les anthropologues, les
psychiatres, les éducateurs, etc. Les travaux multidisciplinaires se rapportant à la suicidologie se
multipliant, Shneidman va concentrer leur thématique autour du mot suicide. Le nouveau nom de
la revue officielle de l'Association Américaine de Suicidologie « Suicide and Life- Threatening »
au lieu de « Life-Threatening » n'est qu'une manifestation concrète de cette évolution.
De toute façon, l'activité de Shneidman reste toujours celle d'un tacticien au sens de P. Flichy
c'est-à-dire qu'il «entre dans un contexte qu'il ne contrôle plus. S'offrent à lui des opportunités
qu'il saisit ou ne saisit pas. Dans cette position, il est tacticien». 179La stratégie revient à ce que le
réseau des pratiques développées par le centre suscite et étende le champ des intérêts d'un
maximum de compétences et de disciplines. Shneidman est dans une opération de traduction,
180
car « ce n'est pas celui qui va se déplacer partout dans l'ensemble du réseau pour établir des
relations avec des gens tout à fait hétérogènes, c 'est celui qui va construire son réseau1 de telle
1 89
sorte que les gens passent par lui ».

4.1.4. Le Canada : la reproduction de la science opérationnelle préventive américaine

Cette opération de traduction va se répéter avec Antoon Leenaars au Canada et la reproduction


des programmes internationaux de prévention va s'effectuer par l'institution de laboratoires de
recherche en prévention du suicide tels ceux de Toronto, Vancouver ou Montréal.
En 1988, Antoon Leenaars en effet réorganise la Canadian Association for Suicide Prévention -
CASP (initialement fondé en 19791 au moment du dixième congrès de l'IASP) en suivant les
préceptes de Shneidman : " it was left to Antoon Leenaars, trained and mentored by Edwin

FLICHY, Patrice (1995), L'innovation technique, récents développements en sciences sociales. Vers une
nouvelle théorie de l'innovation, La Découverte, Paris : 132.
La traduction chez Latour veut dire interprétation et déplacement (translation). Dans le cas présent, il s'agit de
' translation' :« on crée par une opération de « traduction » un contexte social nouveau dans lequel pourra venir se
loger et se développer une science nouvelle. » Latour (1995: 21). La définition de traduction chez Latour est donc la
suivante : "En plus de son sens linguistique -l'établissement d'une correspondance entre deux versions d'un même
texte dans deux langues différentes - , il faut lui donner le sens géométrique de translation. Parler de traduction
d'intérêts signifie à la fois que l'on propose de nouvelles interprétations et que l'on déplace des ensembles." In La
Science en action (1989), la Découverte, Paris p.l 11 cité par Flichy (1995) p.93.
Il faut bien comprendre ici que Shneidman développe un réseau opérationnel, celui-ci étant « défini comme ce qui
relie des éléments hétérogènes », Flichy (1995 :132)
' Latour, Bruno (1995) Le métier de chercheur, regard d'un anthropologue, INRA, Paris : 64. Le soulignement en
italique est le nôtre.
183
C'est Diane Syer- Solursh qui eut pour la première fois l'idée d'un regroupement mais « CASP did not long
survive the émigration of Diane Syer-Solursh to the United States... » (1998 :13)
136

Shneidman himself, to resuscitate a new CASP and to set it on its feet. Leenaars is also a prolific
researcher and well complemented in his work in suicidology by his wife, Susanne
Wencksten".184 Leenaars reprend le modèle de recherche que suit Shneidman c'est-à-dire le
modèle de prévention de Caplan développé dans son ouvrage Principles of Préventive
Psychiatry (1964), celui-ci distinguant la prévention primaire («prévention»), la prévention
secondaire (« intervention ») et la prévention tertiaire (« postvention », mot introduit par
Shneidman). En juin 1988, Leenaars devient le Président de l'Association canadienne de
Prévention du Suicide (CASP/ACPS) à l'occasion d'une rencontre organisée par Suicide-Action-
Montréal. Mais c'est durant la conférence organisée à Lake Louise que les objectifs du CASP
sont fixés : « Lake Louise became CASP's spiritual home» nous dit Leenaars . La composition
du groupe réuni à Lake Louise est le suivant ainsi que le décrit bien Leenaars :
" 'The group of six' -1 often called them 'the gang of six' - that fïrst met at Lake Louise included Marcia
Krawll, Brian Mishara, Linda Rosenfeld, Bob Sims, and Bryan Tanney. I was honoured to work with thèse
bright - and dynamic - leaders in our field. Thèse people are the true grandparents of our association. Yet,
there was one other person who was my constant consultant in every step, namely Edwin Shneidman.
Shneidman has been my guide through-out my suicidological career" (1998 :19)

Les membres du groupe mettent en place un programme d'action visant à réaliser les objectifs
suivants : 1. construire et développer l'influence du CASP ; 2 déterminer et améliorer un réseau
de communication ; 3. établir ce réseau de communication en organisant des conférences à la fois
régionales et nationales 4. Augmenter la conscience des enjeux relatifs au suicide 5. coordonner
des efforts de prévention dans les écoles 6. aller à la rencontre des peuples autochtones concernés
par le suicide 7. promouvoir la recherche en suicidologie 8. rendre opérationnelles les structures
existantes ou à venir. Il s'agit donc d'augmenter très rapidement le nombre de membres au
CASP et l'intérêt à la cause du suicide. Ainsi, une revue voit le jour sous la direction de Brian
Tanney (CASP News) et est publiée par le Centre d'Éducation et d'Information sur le Suicide
(SIEC) à Calgary. Des conférences sont organisées un peu partout au Canada. La première
conférence régionale est tenue par Isaac Sakinofsky à Toronto en 1989. Et la première
conférence nationale est dirigée par Krawll, Rosenfeld et Tanney à Vancouver en 1990. Les
conférences se succèdent et pour Leenaars
"Our keynote speaker was my dear friend Edwin Shneidman, the father of modem suicidology, who came
as a personal favour to me. That event secured a fïrm place for CASP in Canada. There were subséquent

184
SUICIDE IN CANADA (1998), in Antoon A. Leenaars and al. (Ed.), University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo, London : 13.
137

conférences in Moncton, Saskatoon, Montréal (in association with the International Association for Suicide
Prévention), Iqaluit, and Banff ' (1998 :21/22)

La première conférence, intitulée 'Lifting the Silence', soutenue en 1990 par le CASP à
Vancouver, est importante à plus d'un titre. Elle regroupe plus de 500 personnes parmi lesquelles
des aides soignants, des cliniciens et des chercheurs et cette conférence permet de faire partager
des expériences et des points de vue différents à travers des ateliers de travail, des études de cas.
Interviennent aussi les participants des centres de crise et les survivants à des tentatives de
suicide. Une partie du préforum, appelé 'No Longer Silent' est retransmis par CBC Radio. Pour
Leenaars, la carte maîtresse de la conférence est dans le fait que cette dernière a permis un début
d'engagement et de coordination au niveau régional et national sur la prévention du suicide.
Aussi, "at the conclusion of the conférence, CASP/ACPS had a database of people from accross
Canada who were working and interested in the field of suicide intervention" (:25). Sous ces
actions de sensibilisation au concept opérationnel de prévention du suicide, les provinces du
Canada vont entreprendre d'établir des guides - cadres de la prévention du suicide. Ainsi,
" various frameworks hâve been developed to conceptualize and guide intervention stratégies for a range of
health issues and social problems, including suicide. Some of thèse models, like the PRECEDE/PROCEED
health-promotion planning framework (Green and Kreuter,1991), the Healthy Communities Project
(National Task Force, 1987) ; the American Public Health Association (APHA), Criteria for the
Development of Health Promotion and Education Programs (APHA, 1987), and the Ottawa Charter for
Health Promotion (World Health Organization,1986) are more 'generic', allowing one to apply the
framework at a broad community level, depending on the particular health issue or current concern" (1998,
256-257)

Les provinces canadiennes ne sont pas égales concernant la mise en place de politiques de
prévention. À cet égard, l'Alberta est la première province à s'y être intéressée et avoir entrepris
des stratégies concernant la prévention du suicide. Celles-ci serviront de modèle notamment à la
Colombie-Britannique et pour une partie au Québec. Cette province de l'Alberta crée des liens de
coordination entre les initiatives locales de prévention, les initiatives du gouvernement et les
initiatives régionales dès les années 70. Un organigramme des responsabilités en matière de
prévention du suicide est établi avec la fondation d'un bureau provincial de suicidologues en
1978 et l'établissement d'un comité consultatif provincial en prévention du suicide.
L'Association québécoise de Suicidologie s'inspirera de ce modèle albertain185 dès 1988. Bien

L'organigramme de l'Association Québécoise de suicidologie s'inspirant du modèle albertain est ajouté à la fin
en annexe 8 pour exemple. Celui-ci est tiré de ASSOCIATION QUEBECOISE DE SUICIDOLOGIE (1990),
mémoire présenté au Ministre de la Santé et des Services Sociaux, « La prévention du suicide au Québec : vers un
modèle intégré des services », l'Association, Montréal, p. 75.)
138

que les provinces n'aient pas mis en place les mêmes structures de prévention, (l'Ontario et la
Saskatchewan n'ont pas une organisation de la prévention aussi articulée que l'Alberta et la
Colombie-Britannique) les objectifs d'action restent pour toutes les mêmes. Il s'agit de concevoir
en effet et d'établir des mesures d'évaluation pour cerner l'écart entre les programmes et les
stratégies réellement mises en place ; il s'agit aussi de délimiter des champs de responsabilités
entre les niveaux locaux, gouvernementaux et provinciaux ; de déterminer les potentiels de risque
en s'appuyant sur la recherche et en déduire des gammes d'interventions appropriées selon les
cas ; enfin, il faut faire appel à l'engagement communautaire, ouvrir des partenariats et négocier
des entreprises de soutien à la cause du suicide. Encore une fois, l'Alberta fait figure innovatrice
en matière de prévention du suicide par sa production documentaire et par les moyens qu'elle
s'est donnés d'archiver ses données, elle met en place le SIEC ( Suicide Information and
Education Centre) et le SPTP (Suicide Prévention Training Program et Suicide Prévention
Training Program) qui sont deux organisations qui s'occupent, l'une des ressources et des
données sur le suicide non seulement en Alberta, mais dans tout le Canada; et l'autre se charge
d'établir des programmes et des ateliers de prévention. Comme le souligne Leenaars,
« In the 1970's, information about suicide was scarce. Alberta led the way to rectify this problem,and in
1981,under Menno Boldt, a committe recommended the establishment of an information resource centre.
The Suicide Information and Education Centre(SIEC) grew out of thèse efforts (Harrington, &
Ramsay,1998). SIEC because of the work of many people, especially Bryan Tanney, Gerry Harrington, and
Karen Kiddey, developped into Canada's - and the world's - largest information centre, for English-
languqge literature on the topic. Today, it continues to provide a basic of prévention-information" (2000 :
64-65)186

Le développement des unités de recherches en prévention reste cependant rare à ce moment-là. Il


faut attendre les années 1990 - 2000 pour que se développent des centres hospitaliers de
recherche spécialisés et des laboratoires en prévention du suicide. Les modèles utilisés seront
souvent l'écho de ceux proposés par l'association américaine de suicidologie et l'Organisation
des Nations Unies ; en effet, par exemple, les Drs Silverman et Morton de l'Association
américaine de suicidologie, au cours du congrès de l'ONU, proposent le modèle bio-
psychosocial pour comprendre le suicide : « The paper supported an attempt to integrate
ecological models and transactional models into a transactional/ ecological model which would
expand the level of analysis beyond microsystems, mesosystems and macrosystems. " (1996 :3).
Ce modèle est largement retenu par le rapport de l'ONU dans ses principes directeurs. En effet,
186
CANADIAN JOURNAL OF COMMUNITY MENTAL HEALTH (2000), Antoon A. Leenaars "Suicide
Prévention in Canada : A History of a Community Approach" Vol. 19, No 2, Fall : 57-73
139

" Employing a bio-psycho-social framework, the contexts of suicide are viewed from a broad perspective of
human development. Suicidai behaviour is understood to be multifactorial, multidetermined and
transactional in its origin and to develop cumulatively through identifiable,but complex, pathways or
trajectories"(1996:14)187

Les modèles bio-psychosociaux en prévention du suicide réfèrent principalement à trois sortes :


le modèle transactionnel de Chandler et Sameroff, le modèle bio-psychosocial d'Engel et le
modèle écologique de Bronfenbrenner, celui-ci particulièrement développé dans la recherche et
les laboratoires au Québec, et sur lequel nous nous attarderons. Décrivons-les brièvement.

Selon un article188 présenté au Conseil des Ministres de l'Éducation du Canada, et lors d'un
colloque du programme pancanadien de recherche en éducation à Ottawa les 6/7avril 2000 voici
ainsi en quoi consiste une approche transactionnelle. À la base du concept opératoire de
transaction, il y a une réflexion sur le développement et la difficulté à acquérir des compétences
prosociales chez les enfants. Aussi, cette approche a été particulièrement étudiée d'abord en
éducation. L'approche transactionnelle plus généralement réfère aux caractéristiques
individuelles et aux contextes de développement; elle intègre les notions de risques, de
protection et de résilience dans une perspective psychodynamique. En effet « conceptuellement,
la résilience ne représente pas un concept statique, mais bien un processus dynamique décrivant
les modalités d'adaptation des jeunes enfants; donc, susceptible de se modifier ou de se
transformer dans le temps ou au cours du développement ».189La question qui se pose est celle de
l'adaptation. Le problème de l'adaptation est associé aux études des facteurs prédicteurs de
risques : ceux-ci peuvent englober des problèmes de santé ou ils peuvent être le reflet d'une
situation, d'un contexte environnemental, d'un attribut individuel, ou d'un comportement
observable chez un individu couplé avec des mises en situations spécifiques. Dans tous les cas, ce
sont des modèles de stress qui sont des facteurs déclenchants de risques ; quant aux facteurs de
protection, ils relèvent soit de l'ordre de la constitution de l'individu, soit ils sont associés au
soutien familial ou bien extrafamilial. En effet, pour les chercheurs, les jeunes, par exemple avec
un tempérament facile, s'adaptent mieux et déploient des compétences prosociales en cas de

18
ONU (1996). Department for Policy Coordination and Sustainable Development, "Prévention of Suicide,
Guidelines for the formulation and implementation of national stratégies", New York.
m
REVUE CANADIENNE DE L'EDUCATION, (2002), Marcel Trudel Guadalupe Puentes-Neuman et Jean
Gabin Ntebutse « les conceptions contemporaines de l'enfant à risque et la valeur heuristique du construit de
résilience en éducation » 2 § 3 : 153-173.
189
Trudel Guadalupe Puentes-Neuman et al., 2002 :164.
140

situation de stress alors que les jeunes, avec un tempérament difficile, ne les développent pas ; le
soutien c'est-à-dire la relation du jeune avec une personne qui est signifiante pour lui accroît les
facteurs de protection en cas de stress. L'approche transactionnelle rompt épistémologiquement
avec « la conception explicite ou implicite à laquelle se réfèrent les chercheurs (qui) privilégie
souvent un déterminisme où les rapports de causalité s'orientent davantage du biologique au
social plutôt que de rechercher l'interaction ou la transaction dynamique entre ces deux
construits ».190Pour faire court, l'originalité du modèle transactionnel réside dans le fait de ne pas
effectuer de césure entre le normal et le pathologique, mais d'effectuer au contraire un continuum
entre les comportements désadaptés et adaptés et entre le développement « typique et atypique ».
Ainsi, le développement c'est-à-dire les processus adaptatifs des jeunes doit tenir compte des
facteurs biologique et social dans une perspective d'interactions. Aussi, la recherche suivant
l'approche transactionnelle se définit comme une étude de l'adaptation individuelle. En effet,
« De plus en plus de rapports de recherche suggèrent que l'adaptation individuelle serait le reflet des effets
de l'interaction ou de la transaction des caractéristiques personnelles de l'enfant et des événements
stressants de la vie (Gamezy, 1985 ; Sameroff, Gutman et Peck, 2003) ». (2002 :156)

Un autre modèle bio-psychosocial est proposé dans la recherche en prévention du suicide : le


modèle biopsychosocial d'Engel. Ce dernier cherche à renouveler le champ des connaissances en
médecine suivant un paradigme systémique. Cela donne lieu à certains bouleversements quant à
l'orientation du champ et de l'objet en médecine. En effet, traditionnellement, le domaine de la
médecine est celui du corps physique qui fait abstraction de la réalité du sujet vivant, et l'objet est
la maladie ou la pathologie c'est-à-dire l'étude de l'entité morbide à l'intérieur de l'organisme.
Engel interroge à la fois le champ et l'objet de la médecine : l'objet est-il l'organe touché ou bien
la fonction perturbée intégrée dans l'ensemble des fonctions biologiques du corps et des
fonctions psychologiques et sociales ? Le champ concerne-t-il le domaine bio-médical de
l'atteinte des cellules, des molécules, des organes, etc. ou bien correspond-il à la réalité
phénoménologique de la personne « étant mal » ? En d'autres termes, la maladie est-elle réelle à
partir du moment où ont lieu des changements dans l'organisme ou « à partir du moment où la
« personne » est impliquée, c'est-à-dire à partir du moment où le sujet fait l'expérience d'un
malaise ou d'une détresse, ou manifeste un comportement pouvant être interprété comme

Trudel Guadalupe Puentes-Neuman et al., 2002 :167. La citation est reproduite telle quelle.
141

indiquant une maladie (Engel, 1980: 539)» ?191Ce que le modèle d'Engel cherche à faire
prévaloir, c'est un modèle scientifique global qui intègre les interactions systémiques depuis les
premiers niveaux de la vie (cellules, etc.) jusqu'au niveau de la personne, de l'environnement,
celui-ci comprenant aussi le système thérapeutique. Cette approche de médecine globale va être
reprise non seulement par un certain nombre d'ordres de la corporation médicale ; et cela donne
lieu à des redéfinitions de la pratique et du rôle du médecin non seulement par les conseils de
l'ordre des médecins, mais aussi par l'OMS, celle-ci souhaitant que l'enseignement médical soit
plus en rapport avec les besoins des patients. À partir de là, et suivant l'introduction du livre
Médecine générale : Concepts & Pratiques de Denis Pouchain, un certain nombre de principes
diins la médecine générale contemporaine peuvent maintenant être dégagés ; et ceux-ci consistent
à : élaborer une approche centrée sur le patient ; prendre en compte l'environnement du patient ;
développer un champ d'activité déterminé par les besoins et les demandes des patients ; rendre la
médecine générale capable de répondre à tous les motifs de soins; intégrer une démarche
diagnostique probabiliste ; intervenir au stade précoce des maladies ; gérer simultanément les
plaintes et les pathologies multiples ; suivre à long terme le patient et coordonner les soins ; avoir
enfin une pratique efficiente.

Enfin, à côté du modèle de Sameroff & Chandler et celui d'Engel, un troisième modèle est utilisé
en prévention du suicide, le modèle de Bronfenbrenner. Dès 1990, les Ministères de la Santé et
des Services sociaux (1990) au Québec s'intéressent en effet à des modèles de promotion de la
santé mentale comme celui du système environnemental de Bronfenbrenner. Des laboratoires (Le
LAREH, laboratoire en recherche d'écologie humaine, par exemple ouvert en 1979) et des
centres de recherche comme celui de Montréal utilisent aussi ce modèle. Le travail de ces
chercheurs obéit à une philosophie issue de la systémie comportementale. Cette philosophie est
assez large pour faire consensus. La démarche est dite écologique et s'inspire de la méthode
d'Urie Bronfenbrenner (1979).192Cet auteur est le chef de file américain en recherche
développementale, il obtient sa maîtrise en psychologie à l'Université de Harvard avant de réussir
son doctorat en recherche développementale à l'Université de Michigan en 1942. Il est

191
AMERICAN JOURNAL OF PSYCHIATRY (1980) Engel GL "The Clinical Application of the
biopsychosocial model, 137 ; 5 : 535- 544 ; cité dans le cours on line de M.Vannoti.
19:1
BRONFENBRENNER Urie (1979), The Ecology of Human Development, Harvard University Press.,
Cambridge, Massachussetts, London, England
142

psychologue pour l'armée américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale avant d'enseigner à
l'université Cornell de New York en 1948. Il a reçu de nombreuses récompenses notamment en
1993 de PAmerican Psychology Society et il est reconnu internationalement.193L'approche
écologique est une démarche transdisciplinaire de la psychologie développementale. Son modèle
est utilisé par la suicidologie ; mais il pourrait tout aussi bien être utilisé comme une recherche et
une méthode d'apprentissage dans le domaine de la psychologie développementale. La méthode
de Bronfenbrenner se divise en plusieurs phases : la première est dite celle du microsystème. Elle
examine les points de jonction des caractéristiques de la personne d'avec celles de
l'environnement. Le développement dans la perspective écologique est conçu comme étant la
capacité de modeler la réalité suivant les exigences et les aspirations humaines et cela représente
ici le plus haut degré du modèle de développement. Le développement dit écologique est à la
fois une trajectoire et une structure qui va d'un microsystème à un macrosystème suivant un
continuum de niveaux intermédiaires (dits mexo - et exo-systèmes).194La tâche de
Bronfenbrenner a été celle de construire ce schéma théorique pour permettre une description
systématique et une analyse des contextes, leurs interconnexions ; ce schéma permet de décrire la
façon dont les structures et leurs liens peuvent affecter le cours du développement - à la fois
directement et indirectement - de la personne. La première phase est celle du microsystème. Le
microsystème est l'ensemble des contextes directement en lien avec la personne. La deuxième
phase est dite celle du mesosystème. C'est l'ensemble des relations intermicrosystémiques ; la
personne a un lien indirect avec un contexte qui ne peut s'additionner avec ceux directement en
lien avec la personne ; le contexte du microsystème peut se décrire au quotidien, ce qui n'est pas
le cas du contexte du mésosystème : le microsystème « is described as weakly linked».195La
troisième phase est celle de / 'exosystème. Un exosystème est défini comme un (ou plus d'un)
contexte qui n'engage pas le développement de la personne en tant que participante active ; les
événements de ce contexte, ce qui s'y passe influence seulement la personne sans qu'elle y
prenne part activement. I96La quatrième phase est celle du macrosystème. Elle se réfère à la
congruence observée à l'intérieur d'une même culture et qui lui donne sa consistance de culture

19
'BRONFENBRENNER Urie (1995) Examining Life in Context, American Psychological Association,
Washington, DC : préface.
194
BRONFENBRENNER, Urie (1979) The Ecology of Human Development, experiments by nature and design,
Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts, and London, England : 12.
^BRONFENBRENNER, Urie 1979 : 211.
196
BRONFENBRENNER, Urie 1979 : 237.
143

en tant qu'elle est distincte d'une autre. Le macrosystème est constitué non seulement du
microsystème, du mésosystème et de l'exosystème mais aussi des systèmes de croyances ou
idéologiques qui les sous-tendent.1 7La dernière phase est celle de Yontosystème. En
contradiction avec la vision de «l'organisme décontextualisé» de Piaget, Bronfenbrenner
soutient l'interaction des forces sociale et biologique comme facteurs intriqués du développement
(1979 :9/10). Sa « thèse » est que « la science du développement a besoin d'un programme public
bien plus que le programme public a besoin d'une science du développement ».198I1 doit exister
en effet entre les deux domaines non pas une relation complémentaire, mais un contexte intégré.
Pour Bronfenbrenner " issues of social policy serve as points as departure for the identification of
significant theorical and scientific questions concerning the development of the human organism
as a function of interaction with its enduring environment-both actual and potential".199

Quoi qu'il en soit, selon les programmes d'évaluation en suicidologie, tous les modèles précités
sont des références et des garanties de recherches scientifiques en prévention du suicide. En effet,
« le modèle écologico transactionnel produit une synthèse de deux modèles de développement
des connaissances issus du paradigme probabiliste, le modèle écologique (Bronfenbrenner, 1979,
1989) et l'approche transactionnelle du développement (Sameroff et Chandler, 1975). Son intérêt
vient de ce que les récents modèles théoriques du suicide s'en inspirent» conclut Jean-Jacques
Breton dans son article200s'insérant dans l'ouvrage Évaluation en programmes de prévention du
suicide (2004). Peu à peu, l'organisation de la recherche, autour de ces modèles notamment, va se
développer pour aboutir à une dizaine de laboratoires de recherche implantés au Canada. Nous
pouvons citer le Centre pour la Recherche et l'Intervention sur le Suicide et l'Euthanasie
(CRISE) à l'Université de Montréal ; le centre Arthur Sommer Rotenberg Chair, affilié à
l'Université de Toronto ; le McGill Group for Suicide Studies (MGSS) à Montréal ; le centre de
recherche Fernand-Seguin à Montréal ; le Suicidology Research Group à l'Université de
Windsor, le Centre for Addiction and Mental Health au Clark Institute de Toronto, le Mental
Health Evaluation and Community Consultation Unit (MHECCU) à Vancouver etc.

IM
' BRONFENBRENNER, Urie 1979 : 258.
198
BRONFENBRENNER, Urie 1979 : 8 (Traduction libre faite par moi).
199
BRONFENBRENNER Urie (1995) Examining Life in Context, American Psychological Association,
Washington, DC : introduction.
Evaluation déprogramme en prévention du suicide (2004), JJ Breton « les indicateurs en prévention du suicide,
proposition d'un cadre conceptuel pour le XXIe siècle », Presses de l'Université de Québec, Québec : 58.
144

4.1.5. L'effet des objets sociotechniques dans les pratiques de prévention du suicide

La recherche ne se tourne pas seulement vers l'exploration de théories opératoires pour faire
progresser la suicidologie ; elle s'intéresse aussi aux effets de Yinscripteur téléphonique sur
l'appelant et cherche à vérifier la pertinence et la validité des modèles utilisés en suicidologie
comme celui du psymal de Shneidman. Si l'appelant appelle, suivant Shneidman, c'est
qu'obligatoirement il souffre et le geste de décrocher le téléphone signifie pour l'intervenant la
présence d'un psymal. Suivant Shneidman toujours, la souffrance est codée pour l'intervenant
comme une volonté de ne pas mourir; il s'ensuit que d'entrée de jeu l'appel est celui d'une
demande d'intervention ; en effet, « many interventionists believe that 'since the caller has
initiated the intervention of the service' (Brockopp and Oughterson, 1973), there is an implied
request for help ».201Le service téléphonique est un objet sociotechnique que les suicidologues
utilisent comme étant porteur et instrument scientifique de mesure du schéma d'intervention.
C'est en ce sens que nous utilisons le terme d'inscripteur que nous empruntons au sociologue
Latour.202Ce faisant, tout débat sur le statut de l'intervention est court-circuité si l'on suit le
schéma développé par Shneidman (comme d'ailleurs tout débat d'ordre éthique) puisqu'en
suivant les prérequis de l'intervention selon Shneidman, on ne peut que respecter l'appelant en
intervenant. Il n'y a donc plus réellement de conflit pour les suicidologues entre les deux termes
(respect et intervention) car intervenir, c'est respecter la demande de l'appelant. En ce qui
concerne la confidentialité, il n'y a plus guère de conflit non plus entre les termes de
confidentialité et intervention. Dès le début, les suicidologues ont vu l'objet sociotechnique du
téléphone comme un moyen discret de communication. En effet, « the interrelationship between
crisis Unes, téléphone technology, and confidentiality has been the basis of crisis-intervention
work begun in the 1960s in North America ».203Influencé par les théories de Caplan et de
l'analyse transactionnelle, le travail de l'aidant-écoutant se développe vers une orientation

201
SUICIDE IN CANADA (1998), in Antoon A. Leenaars and al. (Ed.), University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo, London : 349.
202
FLICHY (1995 : 91) résume ainsi la notion d'inscripteur chez Latour : « Les faits scientifiques ne sont pas
inscrits de toute éternité dans la nature où le savant n'aurait qu'à les découvrir, c'est-à-dire les dévoiler. Au contraire,
le chercheur doit construire les faits, il doit tirer du désordre qui caractérise la nature quelques îlots d'ordre. Des
différents instruments de mesure utilisés par le chercheur, il ne se dégage que du bruit (au sens de la théorie de
l'information). Il lui appartient d'en tirer des éléments saillants, de construire de nouveaux énoncés scientifiques.
Par la notion d'inscripteur, on peut alors comprendre ce qu'écrit Latour dans La Science en action (1989 :
111) : « L'auteur se comporte comme s'il était le porte-parole de ce qui s'inscrit sur l'écran de l'appareil»... ou dans
le bruit du téléphone...
203
SUICIDE IN CANADA, 1998 : 343.
145

psychodynamique, c'est-à-dire que ce dernier doit veiller à ce que l'appelant progresse dans le
but de lui faire dépasser la crise ; car à la base de l'intervention, il y a toujours une conception
systémique de la vie : une vie harmonieuse est en effet une vie en équilibre homéostasique. Si la
crise rompt l'équilibre, un autre équilibre est capable de se mettre en place. Mettre en place un
autre équilibre chez l'appelant est donc ce à quoi s'emploie l'aidant-écoutant. Pour cela, il doit
avoir la confiance de l'appelant; aussi, la confidentialité n'est pas celle d'une écoute non
directive et anonyme d'inspiration rogerienne, mais une écoute directive en ce sens où l'aidant
entend développer chez l'appelant un comportement de changement de conduites; et, dans la
mesure où l'aidant tend à imposer à l'appelant ses finalités, il exige de ce dernier sa
collaboration. Des études en laboratoire sont donc faites pour essayer d'élaborer des guides et des
alternatives de réponses pour l'aidant permettant d'atteindre ces objectifs et donc de rendre
efficients les écoutants des centres de prévention. La réponse de l'aidant dans ce cas, devient pour
les besoins de la recherche, une définition opérationnelle c'est-à-dire que «pour les fins d'une
recherche en contexte d'intervention téléphonique, la réponse de l'aidant est définie comme toute
technique communicationnelle utilisée par l'aidant entre deux émissions de l'appelant».204Si la
confidentialité est ici d'obtenir la confiance et la collaboration de l'appelant, elle s'éloigne de la
définition de la confidentialité, c'est-à-dire l'assurance de garder anonyme une communication, et
cela change ainsi le sens de la communication. Nous sommes ici 'in confidence' (en lien de
confiance) ce qui suppose de connaître l'identité de la personne et non en relation de
compréhension anonyme. Selon les suicidologues, le service téléphonique assure le respect de la
vie privée, car l'objet sociotechnique téléphonique est un moyen discret qui n'attire pas
l'attention du voisinage ou de la communauté. Il découle de cela que
« the téléphone works because it is a 'cool médium or one of low définition, because the ear is given a
meager amount of information. Speech is also a cool médium..., because so little is given and so much has
to be filled in by the listener...Cool média are high in participation or completion by the audience'
(McLuhan, 1964) ».205

À côté du téléphone, un autre objet sociotechnique doit fonctionner pour étendre les effets des
pratiques d'intervention : l'ordinateur, puis le Web. L'idée d'utiliser l'ordinateur comme moyen

LAREHS, (1995) Rapport final du projet de recherche subventionné par le Conseil québécois de la recherche
sociale, « étude du processus et des effets des interventions téléphoniques dans deux centres de prévention du
suicide », Laboratoire de recherche en écologie humaine et sociale, Montréal : 158.
205
SUICIDE IN CANADA(1998), in Antoon A. Leenaars and al. (Ed.), University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo, London : 345.
146

clinique de prévention du suicide n'est pas neuve puisque Farberow206en mentionne déjà les
impacts en 1980 dans certains centres de prévention américains : il s'agit de développer
l'interview par ordinateur ce qui permettrait de prédire les risques de suicide de manière « assez
sûre ». Cette innovation, un peu oubliée maintenant, a été débordée par l'arrivée d'Internet. En
effet,
«The Canadian Association for Suicide Prévention, in 1995, identified some of the challenges related to
suicide and Internet and the need for an effective strategy to respond to raw expressions of pain, confusion,
and crisis played out in a médium found useful for some in our crisis-lined communities ». 7

Le Canada, et nous le verrons notamment en partant de l'Alberta, saura étendre un réseau Internet
de documentation anglophone sur la prévention de suicide non seulement national, mais aussi
international. Mais l'Internet ne va pas seulement jouer un rôle de communication et de
documentation ; il va servir à mettre en place des collectifs stratèges qui vont permettre de faire
passer entre autres la suicidologie d'une entreprise hétérogène à un réseau sociotechnique. Et
nous allons voir maintenant comment.

4,2. La prévention du suicide : un artefact du réseau socio-technique

L'action des programmes et des experts de l'OMS transforme la prévention, dont on a vu


l'émergence socio-politique aux États-Unis dans les années soixante, en une vaste entreprise
technologique. Il faut faire de la prévention du suicide, pour reprendre les termes mêmes de la
définition de la technologie de Galbraith : «l'application systématique de la connaissance
organisée, de nature scientifique ou non, à des tâches pratiques». Pour réaliser ce programme à
l'échelle nationale et internationale, il faut des institutions spécialisées dans la prévention du
suicide, c'est-à-dire une O.N.G. telle l'IASP, des collectifs scientifiques stratégiquement bien
placés pour opérer un regroupement des agents de la prévention en réseau, et enfin des agences
de financement aux subventions substantielles. Il faut que celles-ci soient en outre diversifiées

20<
'Cf. CRISIS (1980), IASP Journal, Norman Farberow "Clinical Developments in Suicide Prévention in the United
States", vol.l,nol, April, C.J. Hogrefe Inc., Toronto, Canada : 22-25.
207
SUICIDE IN CANADA, 1998 : 343.
208
Galbraith cité dans PROGRAMMED LEARNING AND EDUCATIONAL TECHNOLOGY (1986) William
Win "Programmed Learning and Educational Technology, vol. 23, no4, traduction en français de Christiane Thouin
38-46, : 38
147

pour soutenir l'infrastructure d'une organisation telle que celle qui se met à se nommer la
« suicidologie ». Mais d'abord qu'est-ce qu'une O.N.G., par exemple celle qui s'appelle l'IASP ?

4.2.1.L'entreprise hétérogène du réseau anglophone de prévention du suicide


L'OMS accrédite en 1960 l'International Association for Suicide Prévention (IASP) :
l'« IASP is dedicated to preventing suicidai behaviour, to alleviate its effects, and to provide a
forum for academicians, mental health professionals, crisis workers, volunteers and suicide
survivors ».209 Cette organisation non gouvernementale (O.N.G.) est affiliée à l'Organisation
mondiale de la Santé (OMS). L'O.N.G., 210 telle que nous l'entendons ici, se définit par quelques
caractéristiques communes à toutes les organisations non gouvernementales. Premièrement, leur
principal domaine d'activité doit relever de la compétence de l'OMS c'est-à-dire la santé
publique. Deuxièmement, ses buts et ses activités doivent s'abstenir de toute visée de nature
commerciale ou lucrative. Troisièmement, l'O.N.G. doit être en accord avec les principes de la
Constitution de l'OMS et de ses activités. Enfin, l'O.N.G. doit être normalement internationale de
par sa structure et son champ d'action. C'est le conseil exécutif de l'OMS qui statue sur
l'admission d'une organisation au titre et au rang d'O.N.G. et qui lui confère des droits officiels
(l'OMS ne reconnaît que ce seul type d'O.N.G.). D'ailleurs, les principes (article 71 de la
Constitution) «régissant les relations entre l'OMS et les O.N.G. étaient adoptés dès 1948 au
cours de la première assemblée de la santé... »211 et sont périodiquement révisés. Une fois les
relations officielles avec l'O.N.G. entérinées, l'OMS établit un plan de collaboration «en
fonction d'objectifs arrêtés d'un commun accord et définissant des activités à mener au cours des
3 années à venir » et ce plan « constitue la base de ces relations. Au terme de ces 3 années, le
Conseil passe en revue la collaboration avec les O.N.G. et décide s'il est souhaitable de maintenir
des relations officielles ».212La définition de l'O.N.G. est restrictive, car si un rapport sur les
catastrophes dans le monde dénombrait par exemple 28 900 O.N.G. en 1995, l'OMS, elle, n'en
comptait en mars 1996 que 181. C'est dire qu'il ne suffit pas d'être une association caritative ou
bénévole pour être reconnue comme ONG. Bien sûr, le réseau des organisations humanitaires
(Croix Rouge et Croissant-Rouge, Caritas, Médecins sans frontières...) joue un rôle de premier

0
Site Internet : http ://www.med.uio.no/iasp/index.html
BEIGBEDER, Yves (1997), L'Organisation mondiale de la santé, Presses universitaires de France, Que sais­
ie ?, Paris.
^11 BEIGBEDER, 1997:95.
212
BEIGBEDER, 1997 : 96.
148

plan dans les O.N.G., et le réseau lui-même noue des accords avec l'Organisation des Nations
unies, le programme alimentaire mondial et l'OMS. En tant qu'agence spécialisée, « reliée aux
Nations Unies conformément à l'article 57 de la Charte des Nations Unies, l'OMS est tenue de
coopérer et les autres institutions du système des Nations Unies, et de coordonner ses activités
avec ces organisations » ( :87). Dès à présent, retenons qu'une O.N.G. coopère avec l'OMS, que
celle-ci « a besoin des O.N.G. pour faire connaître et multiplier son action. Les O.N.G. ont besoin
de l'OMS pour légitimer leurs activités».213Les O.N.G. servent de « courroies de transmission»
entre la société civile, les gouvernements et l'OMS, mais elles n'ont en aucun cas d'emprise sur
l'OMS qui s'appuie « sur le mandat qui lui a été octroyé dans le cas de la maladie mentale par sa
Constitution d'agir en tant qu'autorité directrice et coordonnatrice dans le domaine de la Santé
publique internationale ( :98).

L'OMS, qui entérine la création de l'IASP, en 1960, en confie alors la présidence à


Erwin Ringel. Celui-ci est psychiatre et viennois et travaille déjà avec une autre organisation non
gouvernementale CARITAS. En effet,
" in 1947 work of a similar nature was begun by the suicide prévention agency (Lebensmuedenfuersorge) of
Caritas, the Catholic welfare organization of Vienna. Its director is the distinguished psychiatrist Dr. Erwin
Ringel. The staff includes psychiatrists from the University of Vienna neuropsychiatrie clinic,
psychologists, psychotherapists, lawyers, clergy, and social workers. The last carry on most of the work at
the office and in field visits."

Ringel donne dès le départ une dimension opérationnelle et scientifique au mandat de prévention
de l'IASP. C'est lui en effet qui élabore le construit théorique de « syndrome présuicidaire »215 et
en définit les propriétés. En parlant de syndrome, il assoit ainsi d'emblée la base de la prévention
du suicide sur des connaissances médicales et oriente vers un public d'experts professionnels de
la santé l'action de la prévention.

213
BEIGBEDER, 1997 : 100.
214
CRISIS (1988), Erwin Ringel "Founder's Perspective - Then and Now" vol.9/1 :l-6, C.J. Hogrefe Inc., Toronto,
Canada : 1.
215
SUICIDE AND LIFE-THREATENING BEHAVIOR (1976) Erwin Ringel "The Presuicidal Syndrome", vol.
6,no3, fall : 131-149, Behavioral Editions, New York. Pour Ringel, le syndrome présuicidaire est composé de
rétrécissement de l'affectivité, d'accroissement de l'agressivité (la constriction) puis d'inhibition de l'agressivité et
de fuite vers des fantasmes de suicide.
149

Le regroupement au sein de l'IASP est hétérogène216 ; il s'agit d'apporter des qualifications


multiples et des expériences pouvant concerner le problème de la prévention du suicide à
l'échelle mondiale. Cela comporte des sites universitaires multiples, des liaisons par rapport aux
sites de production de connaissance. Le regroupement est transdisciplinaire ; la connaissance
émerge d'un contexte particulier d'application, la prévention du suicide, avec ses méthodes, ses
modes théoriques et pratiques spécifiques. Le regroupement peut être qualifié de «centre
distribué d'excellence » ; il peut être décrit comme une pluralisation d'unités ou de réseaux rnulti-
institutionnels qui créent un processus de recherche contextualisé. La recherche est contextualisée
c'est-à-dire que l'application et l'organisation des connaissances gravitent autour d'un problème
particulier à résoudre, en l'occurrence la prévention du suicide. Le contexte inclut à la fois
l'organisation des connaissances et le milieu d'intérêts, des établissements et des pratiques qui
empiètent sur le problème à résoudre. Le problème de la prévention du suicide ne se place pas à
l'intérieur d'un cadre disciplinaire, mais trouverait plutôt son explication dans l'histoire sociale
de la santé mentale (la santé mentale est un concept opératoire dont nous développerons l'analyse
dans notre chapitre 6) et se coordonne autour des spécialistes de la santé qui, à l'intérieur de
l'IASP créent leur propre cellule associative. Sous l'action de son O.N.G., l'OMS s'intéresse au
deuxième semestre de 1966, à rassembler des renseignements sur les mesures prises dans le
domaine de la prévention du suicide par les divers pays et l'OMS fait appel à Shneidman et
Farberow. Shneidman, alors intégré à l'équipe d'experts de l'OMS avec Farberow, a une
activité intense qui est préparatoire d'un événement : celui du prochain congrès de l'IASP à Los
Angeles en 1967.
En effet, en 1966, Shneidman a déjà consacré trois articles à Louis Israël Dublin, articles
au cours desquels il utilisera pour la première fois le mot « suicidologie » ; Louis Israël Dublin,
épidémiologiste de formation et statisticien, travailla en qualité de Vice Président à la
Metropolitan Life Insurance Company jusqu'en 1952. En 1933, il publie un premier ouvrage sur
le Suicide intitulé To Be Or Not To Be-A Study of Suicide ; une édition remaniée voit le jour
trente ans plus tard sous le titre Suicide, a sociological and Statistical Study (1963)" grâce au
National Institute of Mental Health qui s'intéresse au travail de Dublin. Pour Shneidman, l'œuvre

' Tous les mots soulignés ici dans ce paragraphe réfèrent au sens des mots de l'ouvrage de GIBBONS Michael
(1994) The new production ofknowledge, Thousand Oaks, Sage publications, London.
21/
DUBLIN Louis, Israël (1963) Suicide, a sociological and Statistical Study, Ronald Press, Paris.
150

de Dublin aura de forts retentissements sur les débuts de ce qu'il appellera pour la première fois
la suicidologie; aussi, nous allons présenter brièvement l'ouvrage de Dublin avant de revenir à
l'effet de l'action de Shneidman sur le label «suicidologie». Dublin, après avoir tracé dans son
ouvrage une esquisse de l'évolution du suicide et un portrait des moyens utilisés aux États-Unis
pour se suicider, met ensuite en exergue les facteurs économiques et les influences
environnementales avant de s'intéresser à l'histoire du suicide. Les dernières parties de l'ouvrage
définissent les aspects psychologiques du suicide et les efforts de préventions mis en œuvre.
C'est sur ces parties que nous allons nous pencher, car le contenu de celles-ci constitue les
prémices de tout le travail développé par la suicidologie depuis son commencement jusqu'à
aujourd'hui. D'abord, Dublin étudie les facteurs émotionnels dans le suicide, car pour lui, «the
primary impulses which lead to suicide lie hidden in the depths of the individual's personality».
(1963 :153). Les facteurs déclenchants pouvant être la peur, l'anxiété, le sens de l'infériorité,
l'abandon sans espoir, ceux-ci constituent les facteurs émotionnels de base qui peuvent conduire
au suicide. Celui-ci est dépendant de l'issue finale d'un conflit, ce dernier mettant en jeu la
capacité d'affronter les colères, les frustrations, les peurs, etc.... Car, selon Dublin
" whether suicide becomes an act rather than a passing or recurring thought dépends on the strength of the
ego, the exécutant part of mind that must deal with the inner forces or drives and the outerforces of the
environment. There is a dynamic balance among the forces of the inner world, the stresses of the outer
world, and the relative strength of the ego to master them. The ego may be overwhelmed through its lack of
development, which ill prépares it for the crisis or because the forces with which it must deal are too strong.
Modem psychiatrie studies enable us to realize the nature and course of the inner drives"
(: 157)
L'imbrication des facteurs émotionnels internes et des facteurs de stress environnementaux,
l'effet de crise que génèrent l'entrée en conflit des inputs et des outputs, le caractère
psychodynamique du suicide ensuite, la maladie mentale comme résultat d'un inachèvement
développemental de la personnalité enfin, tout cela, que Dublin décrit et pointe déjà comme des
éléments décisifs des conduites autodestructrices, constituera par la suite l'embryon des
recherches que développera la suicidologie. Quant à la partie consacrée à la mise en œuvre d'une
prévention du suicide, Dublin signale cinq métropoles-pilotes : Los Angeles, Boston, Vienne en
Autriche, Londres et Berlin218. Alors que l'école viennoise cherche encore à mieux approfondir la
question et la nature du suicide sous l'angle - le suicide est-il un syndrome ? - l'école américaine,
elle, s'intéresse déjà aux aspects opérationnels et pragmatiques de la prévention du suicide.

Berlin est un cas particulier : cette ville a vu une recrudescence de suicides au moment de la construction du mur.
151

01Q 990

L'école viennoise est représentée par Erwin Ringel et Erwin Stengel , Erwin Stengel qui
émigrera à Londres. Et l'école américaine par Shneidman, Farberow et Litman. Shneidman a
envers l'œuvre de Dublin une grande considération : Shneidman le présente comme un pionnier
de la sociologie du suicide au point de l'appeler «le précurseur de lasuicidologie».221Ce
néologisme de « suicidologie » est d'ailleurs inventé en son honneur. À partir de 1966,
Shneidman utilise le mot « suicidogie » à la Clinique de santé mentale où il travaille et ce terme
recouvre un certain nombre de choses. Énumérons-les :
- il décrit les aspects d'un programme de formation
- il est un élément du titre d'un nouveau journal : Bulletin of Suicidology
- il étiquette une nouvelle profession que l'American Association of Suicidology inaugure
officiellement
- il est une autre manière pour dire « the scientific and human study of human self-
destruction »
- il a été employé sous la forme française de suicidologie dans une note en allemand du
Pr. W. A. Bonger selon le Bulletin of Suicidology ; et ce mot sert par la suite à
l'inauguration d'une nouvelle profession, la suicidologie, étude du processus suicidaire et
de sa prévention.

Toujours en 1966, c'est le moment où un Centre d'Études de la Prévention du Suicide est établi à
Los Angeles : « The Center for the Studies of Suicide Prévention was established within the
NIMH in 1966 to support the development of the nation's capability to prevent suicide. Within
the NIMH, the Center represents a new concept for NIMH functioning. It is a center focusing on
a substantive problem, embracing, as it were, the conceptual catchment area of self-
destruction ».222 Le centre est un projet-pilote de l'institut qui consiste à coordonner au niveau

Ringel imposera dès 1958 le «syndrome présuicidaire». Lire aussi à ce sujet EVOLUTION
PSYCHIATRIQUE (2005). Ringel E § Mouseler A « Incommodités de la vie et gêne présuicidaire », 70(2), 427-
438, Paris.
220
Stengel dégagera le sens du suicide comme une fonction d'appel. Cf Stengel (1973), Suicide and Attempted
Suicide, Pingouins Books, Harmondsworth.
!l
Shneidman E "Grand Old Man of Suicidology" Contemporary Psychology (1964), 9 (9). Voir aussi, in The
Psychology of Suicide (1970) Shneidman "Pioneer in Suicidology : a review of Louis I. Dublin, suicide : a
sociological and Statistical Study" (627:629) ; aussi : in Life-Threatening Behavior (1971) "Suicide and Suicidology,
a brief Etymological Note", vol.l.N04, :261-263.
' The Psychology of Suicide (1970), ch.8 Shneidman Edwin « Récent developments in suicide prévention », Jason
Aronson, New York, London : 145.
152

national des activités de recherche, de formation, et de centre de documentation, des techniques et


des consultations servant de connaissances de base pour aider une personne suicidaire. Le centre
rassemble et diffuse le matériel de formation et les informations de formation à tous intéressés
(police, éducateurs, membres du clergé...). Le centre d'études entend développer les centres et les
programmes d'études au niveau local, régional et le modèle des services d'urgence et techniques
de prévention, d'études de cas, de traitement, de formation et de recherche. Le centre tient à
rester en liaison avec les autres centres de santé mentale (aussi bien ceux nationaux
qu'internationaux). Le centre d'études a trois grands axes : la prévention (que faire avant),
l'intervention (que faire pendant), la postvention (que faire après). La prévention primaire
concerne par exemple les moyens de se suicider et essaie d'empêcher l'accès à ces moyens
(armes à feu etc.). La prévention secondaire consiste à savoir quoi faire en cas de crise. La
prévention tertiaire consiste par exemple après une tentative de suicide de s'occuper des besoins
de ces victimes survivantes et de leur entourage. Le Centre d'études est un programme qui
consiste à étudier l'autodestruction dans la personne humaine. Une ou deux villes pourraient être
sélectionnées à large échelle, par région, comme projet-pilote. En prévention primaire, un
programme d'éducation du public doit être amorcé et doit être considéré comme un besoin
prioritaire : « Public éducation should include planned and careful use of ail the public média:
schools, TV, newspapers, radio, advertisements, placards. Such éducation should be carried on in
appropriate usual and unusual places, such as doctors' offices, pool halls, public lavatories, and
the like ».223Comme les suicidologues ne connaissent pas les effets à court et moyen terme de tels
programmes, l'étude de ces effets pourrait faire l'objet d'études sérieuses dans lesquelles les
sociologues devraient jouer un rôle important. Plus particulièrement, ces programmes
d'éducation publique devraient être scientifiquement contrôlés. En 1967, avec le congrès de
l'IASP à Los Angeles, c'est la consécration des pratiques du centre de formation de Shneidman,
Farberow et Litman qui vont être ratifiées. En ce qui concerne la prévention secondaire, le centre
d'études doit former des groupes qui apprennent à développer de nouvelles techniques
d'intervention. Cela demande un programme de formation destiné aux professionnels. Cependant,
« the goal of this training is to provide administrative leadership, not primarily to create therapists
in suicide prévention ».224Le Québécois JL Campagna sera formé à cette nouvelle école de

:i
The Psychology of Suicide, 1970 : 149.
14
The Psychology of Suicide, 1970 : 150.
153

Faberow, Litman et Shneidman et reviendra avec l'idée d'appliquer au Québec ce qu'il a appris
là-bas.

Le premier centre de prévention s'ouvre effectivement à Québec à la fin des années


soixante-dix sous la direction de J. L. Campagna225, chercheur et psychologue revenu d'un stage
en Californie et ayant sa thèse de Doctorat sous la supervision de Farberow. L'intervention
commence au Québec à faire son chemin dans la mesure où un instrument de mesure statistique
fait surgir le suicide comme donnée à traiter. Le taux de suicide, en effet, devient au Québec une
variable intéressante à traiter dans le champ scientifique et constitue une donnée préoccupante
dans le champ social. Alors que dans les années soixante, la catégorie suicidaire significative était
les personnes âgées, à partir de 1970, cette catégorie laisse la place à celle des jeunes.
L'enregistrement de ce changement statistique a provoqué au Québec des recherches sur la
prévention du suicide ; des chercheurs comme Campagna vont se former à Los Angeles et en
reviennent avec des méthodes américaines. Le premier centre de prévention du suicide s'installe
à Québec. Campagna suit le modèle d'intervention de Litman et Farberow et son action se définit
dans la ligne de crise ; celle-ci présente les caractéristiques d'un stress grave, d'un
engloutissement de la personne dans un état émotionnel perturbant, et de tentatives infructueuses
opérées par la personne pour résoudre ce stress. La notion de crise est indissociable d'une
possibilité de rétablir l'équilibre, l'homéostasie; et cela fournit par là même une occasion non
négligeable pour enclencher une intervention thérapeutique. Campagna élabore un guide
d'intervention qui reproduit celui de Los Angeles : le professionnel doit d'abord communiquer
par son attitude que l'appelant a eu raison d'appeler le centre et que lui-même peut et veut l'aider.
Le professionnel doit permettre à l'appelant de vider son histoire à sa propre manière tout en
communiquant à l'écoutant les informations dont il a besoin c'est-à-dire son âge, son sexe, son
nom, son numéro de téléphone et ne pas hésiter de parler avec lui de ses sentiments suicidaires.
La deuxième étape consiste pour le professionnel de clarifier le problème principal et d'aider
l'appelant à le faire. Aussitôt que le professionnel commence à parler avec la personne, il a la
responsabilité de prévenir son suicide ; il doit donc évaluer le risque de comportement
autodestructeur et savoir si l'appelant a planifié un plan d'action. Les statistiques ont montré que

"5 CAMPAGNA Jean Louis (1981) «Le suicide : des préjugés à dissiper» revue Notre Dame, nol janvier 1981,
Québec. Aussi, voir Campagna, Jean Louis (1976), Implementation and évaluation of a suicide prévention
programm in Québec, Thèse de Doctorat, Los Angeles.
154

les risques dépendent de l'âge et du sexe, et le professionnel doit y être attentif. L'intervention (et
cela dépend de l'évaluation de risques effectuée par ledit professionnel) peut aller en ce qui
concerne le centre de prévention de Québec jusqu'à déplacer une équipe mobile à domicile.
Campagna devient membre de l'IASP et publie dans la revue officielle de l'Association
Internationale de Prévention du suicide, intitulée Crisis, un article : « l'épidémiologie du suicide
dans la région métropolitaine de Québec ». Mais, JL Campagna n'est pas le seul à visiter le centre
de Shneidman et à s'en inspirer puisque s'y rencontrent aussi par exemple des chercheurs
canadiens anglophones ou des chercheurs australiens. Ces derniers formeront la suicidologie
australienne en 1978.

4.2.2. Les effets des congrès de l'IASP sur la recherche préventive anglophone226

Au cours du congrès de l'IASP de 1967 à Los Angeles, est décidée la fondation de la


suicidologie américaine. Ce congrès est suivi d'un autre congrès en 1969 à Londres qui stimule
notamment les travaux de Stengel. Ensuite, le congrès de 1979 à Ottawa où l'IASP sert de base
de lancement de l'entreprise de prévention canadienne. Puis le congrès de l'IASP de 1987 à San
Francisco va être l'occasion de resserrer les liens de l'Association américaine de suicidologie
avec le Canada anglophone ; enfin, le congrès de l'IASP de 1993 à Montréal marquera le début
d'un réseau sociotechnique francophone qui ira croissant à partir de 1997 avec les débuts de
l'informatisation systématique des informations sur les actions et les recherches (notamment
francophone) en prévention du suicide. Ces cinq congrès internationaux vont donc avoir un
impact décisif sur les moyens de développer une recherche et une base documentaire anglophone.
Voyons comment.
C'est en effet en 1967 au congrès de l'IASP qu'est décidée la formation de l'Association
américaine de Suicidologie. Et à partir de 1969, Schneidman regroupe les professionnels qui
s'intéressent à sa perception du suicide dans une revue intitulée en 1971 « Life-Threatening
Behavior » : 227
« Life-threatening behavior is devoted to émergent approaches in theory and practice relating to self-
destructive, other-destructive, and life-threatening behaviors. It is multidisciplinary and concerned with a

' Voir en annexe 10 les événements marquants de la prévention du suicide anglophone de 1965 à 2000.
227
LIFE THREATENING BEHAVIOR. sous la direction de Shneidman (1971), vol.l.nol, spring , Behavioral
Publications, New York Préface.
155

variety of topics : suicide, suicide prévention, death, accidents, subintentioned destruction, partial death-
threats to life's length and breadth from within and without. » (page i:1971)

Cette revue dont Shneidman est le rédacteur en chef subira un recadrage en 1975 en s'appelant
« Suicide and Life-Threatening Behavior » à la demande des éditeurs du bureau des Éditions
comportementales. Cela ne change en rien le contenu de la revue, celle-ci continuant à être
l'organe de communication des réunions de l'Association américaine de suicidologie. Le
nouveau nom « Suicide and Life Threatening Behavior » est accepté par les membres de
l'association américaine de suicidologie. Ainsi, le contenu « will continue to report various
aspects of life-threatening behavior, including violence, death, inimical acts, homicide, and
suicide ». 228Quant à la raison du changement de nom, elle provient selon Shneidman des éditeurs
qui pensent que le nouveau nom augmentera la diffusion de la revue auprès des sociologues, des
médecins, des membres du clergé, des policiers, des travailleurs sociaux, des coroners, etc.

En 1969, c'est le congrès de l'IASP à Londres où travaille Stengel. En ce qui concerne Erwin
Stengel, né à Vienne et ayant fait ses études de médecine psychiatrique en Autriche (qu'il quitta
pour l'Angleterre au moment de l'occupation nazie), il deviendra (après avoir occupé des postes
notamment à Bristol, Edinburgh et à l'Université de Londres) en 1967, titulaire d'une chaire de
Psychiatrie à Sheffield, Responsable de la clinique psychiatrique de l'hôpital de Sheffield et
s'intéresse à l'étude des aspects de la douleur en psychiatrie en encourageant des jeunes
chercheurs comme Michael Bond (qui deviendra président de l'association internationale pour
l'étude de la douleur). Il travaille en collaboration avec les Samaritains, bénévoles écoutant ceux
qui appellent pour dire qu'ils veulent se suicider. Ainsi,
" Professor E. Stengel, the eminent psychiatrist of the University of Sheffield, in addressing the Samaritans
at their récent conférence in Durham, declared "We certainly need your help in our fight against suicide.
The Samaritain's main task is to receive messages for help from people in despair and to respond to
them...You are standing in for a member of the family which acts as a source of strength and as a refuge in
times of crisis"" (1963 :182)229.

Stengel apporte sa contribution à la recherche en prévention du suicide ; en effet, il dégagera dans


le processus suicidaire la notion de fonction d'appel auquel Ringel fera référence dans son article

228
SUICIDE AND LIFE THREATENING BEHAVIOR. (1975), sous la direction de Shneidman Edwin, a
quartely journal on self-destruction and Life-Threatening Behavior, Spring, Volume 5, nol, 1975, Behavioral
Publications, New York : 3.
22
" DUBLIN Louis, Israël (1963) Suicide, a sociological and Statistical Study, Ronald Press, Paris.
156

«la prévention du suicide, un problème mondial» (1966).230Stengel s'intéresse à la crise


suicidaire reliée à l'intentionnalité d'un geste éventuellement mortel. Pour Stengel, la plupart des
comportements suicidaires sont sous-tendus par la fonction d'appel. Pour Stengel, à la base du
geste suicidaire, il y a l'auto-agression envers soi qui vient se superposer à l'existence fréquente
d'une hétéroagressivité (le chantage, le jeu, l'ordalie, la fuite, etc.). Ringel ajoute ainsi cette
notion à celle qu'il avait dégagée dès 1958 c'est-à-dire le syndrome présuicidaire.

En 1979, le congrès de l'IASP à Ottawa marque le démarrage d'une action canadienne


d'envergure concernant le suicide. En effet,
"The Tenth congress of the International Association for Suicide Prévention was a landmark event for
suicide prévention in Canada. A steering committee was established under the Chairmanship of Diane Syer-
Solursh (COSP member) to investigate a coopérative approach to promote and facilitate action in the area of
suicide prévention".

Le congrès mobilise des personnes comme Diane Syer-Solursh déjà membre du Toronto Council
On Suicide Prévention (COSP), constitué en 1975 trois ans après la décriminalisation du suicide
dans le Code criminel du Canada (Lang, 1972) ; et ce congrès favorise aussi les échanges canado-
américains. Ces comités consultatifs sur la prévention du suicide, dont fait partie le Toronto's
Distress Centre Two (représenté par Harnisch), ont des conférences annuelles ; et, le début de la
collaboration avec l'American Association of Suicidology commence dès 1981 pour se
poursuivre en 1985. "In April 1981, the council members were advised that the American
Association of Suicidology had accepted their invitation to hold its 1985 annual meeting in
Toronto. This was to be a portent for the very active décade that followed..." (1998:26)
commente Harnisch. Et la collaboration se développe... En 1979, à la conférence de l'American
Association of Suicidology à Denver (Colorado), est diffusé un programme concernant les
suicidaires-survivants dans le Comté de Marin en Californie. Ce programme va servir de base
pour un développement similaire en Ontario. En outre, comme le regroupement des informations
et des documentations sur la prévention du suicide sont rares avant 1979, l'Alberta décide de
créer une base générale de données documentaires sur la prévention du suicide : c'est la fondation

230
L'HYGIENE MENTALE (1966), Supplément de l'Encéphale, Lve Année, no3, Editions Doin-Deren, Paris.
231
SUICIDE IN CANADA (1998), in Antoon A. Leenaars and al. (Ed.), University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo, London : 26.
• 157

du SIEC en 1981, qui a la mission de se transformer en une véritable librairie spécialisée dans la
prévention du suicide. En effet,
« To help establish the initial collection of documents for the SIEC library, an agreement was reached with
Norman Farberow of the Los Angeles Suicide Prévention Centre to duplicate an extensive collection of
papers stemming from landmark bibliographies that were prepared for the National Institute of Mental
Health"( 1998:31)

Grâce à la collaboration qui se resserre avec le centre de prévention de Los Angeles, et la


participation de l'Association Américaine de Suicidologie, le SIEC développe une autre branche
de ses activités : le S.P.T.P. (Suicide Prévention Training Program) en 1982 puis plus tard le
S.P.R.P. (Suicide Prévention Research Program). La création de la bibliothèque mobilise
plusieurs collectifs dont les moyens de connaissances sont mis en commun et qui créent une
ressource de premier ordre : « SIEC, because of the work of many people , especially Bryan
Tanney, Gerry Harrington,and Karen Kiddey, developed into Canada 's - and the world's -
largest information centre for English-language literature on the topic. Today, it continues to
provide a basic of prévention-information ».232

Et, dans la foulée du congrès de 1TASP de 1987 à San Francisco, plus de 60 000 documents par
an deviennent accessibles par une coordination des agences et des recherches des personnes
travaillant dans le domaine de la prévention du suicide. Le SIEC commence une organisation des
données sur informatique et en 1995, « SIEC established a home page on the World Wide Web.
Internet users can now preview some of SIEC's resources and request on-line database searches
and document delivery. In 1996, SIEC will produce a complète version of its database on CD-
Rom, extending quick access to the database for institutions, libraries, and individual users".233
Ces activités d'informatisations se poursuivront jusqu'à leurs incorporations en un arbre à trois
branches : celle du SIEC (Suicide Intervention and Education Centre), du SPTP (Suicide
Prévention Training Program) et du SPRP (Suicide Prévention \Training' Program) -arbre encore
visible sur le site Internet du « Centre for Prévention of Suicide ». Ce dernier site est maintenant
affilié et subventionné par La Canadian Association of Mental Health (CAMH) et est disponible
à l'adresse http : //www, sui cideinfo. ca/csp. Mais le SIEC n'est pas le seul à fonder une banque

232
CANADIAN JOURNAL OF COMMUNITY MENTAL HEALTH (2000), Antoon A. Leenaars "Suicide
Prévention in Canada : A History of a Community Approach" Vol.19, No 2, Fall : 57-73, : 65.
23?
SUICIDE ES CANADA (1998), in Antoon A. Leenaars and al. (Ed.), University of Toronto Press, Toronto,
Buffalo, London : 31.
158

d'informations sur la recherche et la prévention du suicide puisqu'en Ontario, les choses


s'organisent aussi en 1987. En effet, à Toronto,
"in February 1987, people agreed to form what was to be known as the Downtown Suicide Prévention
Network. Subsequently, three other networks were formed,using the same developmental model,to cover ail
géographie areas of the city. The Downtown Network undertook to provide training on a regular basis using
the Alberto model (Ramsay et al., 1988)..." (1998 : 27)

Au Québec, c'est aussi en 1987 que se fonde l'Association québécoise de Suicidologie qui
s'inspire également du modèle albertain proposé par le sociologue Menno Boldt, à l'IASP par
l'intermédiaire de son journal CRISIS. Son article intitulé "A Systematic and Integrated
Interagency Model for Providing Coordinated and Comprehensive Suicide Prévention
Services"234 résume les principales étapes de la fondation d'un cadre de prévention du suicide,
cadre qui a pour vocation de pouvoir être généralisable à une réalité autre que celle de l'Alberta.
C'est en tout cas de cette manière que l'entend Mémo Boldt. Et ce modèle fera d'ailleurs l'objet
d'attention de plusieurs organisations (ONU) et de suicidologues.

4.2.3. Le cadre sociotechnique francophone verrouillé : un réseau hybride et Internet

L'innovation du réseau anglophone de suicidologie ne s'est pas faite sans tâtonnement,


nous commençons à l'entrevoir. Cela s'est produit d'abord en passant par la phase de l'utopie
imaginaire et l'IASP qui a servi de support. En effet, suivant cette phase, « les acteurs potentiels
(...) apportent des projets et des utopies qui peuvent concerner aussi bien un mode de
fonctionnement technique qu'un nouvel usage ».235Puis des tacticiens comme Shneidman ou
Leenaars organisent des collectifs hétérogènes qui ont concrétisé l'utopie en une organisation
effective, et la 'suicidology' est née. Ensuite, avec le regroupement des connaissances techniques
par le moyen de librairies spécialisées dans la prévention du suicide commence une phase plus
concrète de la collaboration nord-américaine : c'est la phase de l'objet-frontière. Pour passer de
l'objet-valise (l'utopie imaginaire) à l'objet-frontière, cela suppose en effet de réduire
l'incertitude, cela suppose aussi qu'il soit possible d'évaluer les demandes, d'élaborer des
coordinations pour répondre à des besoins, de construire un cadre de référence sociotechnique. La

234
CRISIS (1985), IASP journal, Menno Boldt "A Systematic and Integrated Interagency Model for Providing
Coordinated and Comprehensive Suicide Prévention Services", 6/2 106-118, C.J. Hogrefe.Inc, Toronto, Canada.
235
FLICHY, Patrice (1995), L'innovation technique, récents développements en sciences sociales, vers une nouvelle
théorie de l'innovation, La Découverte, Paris : 226.
159

fonction d'un cadre sociotechnique est de stabiliser un réseau. Car « au sein du nouveau cadre
sociotechnique, l'innovation continuera à se développer. Différentes gammes d'objets techniques
se mettront en place, plusieurs générations de matériels ou de services verront le jour ».236 C'est
ce que nous avons vu se passer avec la création de bibliothèques spécialisées (puis virtuelles sur
Web) rassemblant la documentation de la prévention du suicide. Cependant, la démarche
américaine n'a pas encore pu systématiser la prévention du suicide à l'ensemble des pays
occidentaux concernés par le suicide ; il existe ainsi toujours une rupture entre l'Europe
francophone et les Pays anglophones quant à l'interprétation à donner à la prévention du suicide.
Cela s'explique en partie par le statut des fondateurs-experts francophones tous issus du champ
médical. Entre le moment où la suicidologie, en 1965, émerge dans la communauté européenne
francophone après le congrès de Bâle en Suisse jusqu'au congrès de l'IASP de 1995 où le
fiançais JP Soubrier est élu président de l'IASP237 à Venise, il y a comme une période de
perplexité et d'incertitude de la part des experts francophones dont nous retraçons ici les
principales étapes.

D'abord, dans son article intitulé «Historique du Groupement d'Etudes et de Prévention


du Suicide » (1980),238 J. P. Soubrier rappelle qu'à la suite du congrès de l'IASP de Los Angeles
en 1967 fut décidée la fondation de l'American Association of Suicidology ; et,
« à la suite de discussions avec E.S. Shneidman, à l'époque Directeur du Centre pour les Études de la
Prévention du Suicide à l'Institut National de la Santé mentale des États-Unis de Washington, les Docteurs
J.P. Soubrier et J.P. Vedrinne (...), au lendemain de ce séjour d'études en Amérique du Nord, eurent l'idée
de créer une association française de suicidologie » (:49)

C'est le début de la création du Groupement d'Études et de Prévention du Suicide


(GEPS), fondée en 1969 selon la loi associative de 1901. Le GEPS (qui s'affilie à l'IASP)
rassemble non seulement des membres français, mais aussi francophones de Belgique,
Luxembourg, Suisse, Italie, Espagne (auxquels s'adjoindront la Tunisie et la Yougoslavie). Selon
JP Soubrier, la réflexion sur la viabilité d'un groupement sur la prévention du suicide naît à partir
d'une nécessité de restructurer les centres de Pathologies Toxiques (centres anti-poisons), les
services de réanimation y afférant,, les équipes psychiatriques et: «c'est ainsi que le 10 mars

236
FLICHY, 1995:230.
237
CRISIS (1995), « Election Statements IASP Executive Committee », vol. 16/1, 42-48, Hogrefe § Huber
Publishers, Toronto, Canada : 49.
CRISIS (1980). IASP journal, Jean Pierre Soubrier « Historique du Groupement d'Etudes et de Prévention du
Suicide (G.E.P.S.) », vol.l, 49-52, C.J. Hogrefe Inc., Toronto, Canada.
160

1969 à Paris (hôpital Fernand Widal) se réunissaient les principales équipes intéressées,
essentiellement parisiennes (Gaultier, Pichot, Soubrier,) lyonnaise (Colin, Roche, Vedrinne) et
toulousaine (Lareng, Morori)» ( 1980 :49). Le GEPS ainsi constitué commence à participer à des
réunions nationales de Toxicologie (Strasbourg, 1969) et à des colloques internationaux de
Psychologie Médicale (Lyon, 1970) avant d'organiser ses propres réunions tous les ans à partir
de 1971 (à Paris en 1971, à Bruxelles en 1972, au Mans en 1974, à Toulouse en 1975, etc.).
Suivant J.P. Soubrier, « le G.E.P.S. (le deuxième dans le monde après l'Association Américaine
de Suicidologie) se compose en majeure partie de psychiatres, mais aussi de Toxicologues et
réanimateurs » (1980 :51) ; cependant, le but du GEPS est :
« 1) de regrouper les divers psychiatres des hôpitaux généraux et des centres spécialisés en psychiatrie,
alarmés par cette question du suicide. 2) de réclamer de meilleures statistiques et d'avoir des notions
épidémiologiques plus précises. 3)d'assembler les diverses recherches françaises sur le phénomène et de
s'informer à l'étranger ». 3

Il s'agit donc aussi d'ouvrir le groupement à un large public d'experts d'horizon


multidisciplinaire : particulièrement les travailleurs sociaux, les psychologues et les membres de
la Magistrature intéressés par le problème. Pourtant, l'étude de la prévention du suicide en France
connaît dès le début des phases de perplexité voire des avatars. Le premier débat au moment de la
constitution du GEPS en 1969 à Paris est de se demander en effet: « existe-t-il ou non un
syndrome présuicidaire permettant de prévenir le suicide ? » (1980 :50) et de s'interroger en 1982
sur le fait de savoir si la prévention est possible en Europe après la parution et l'autorisation des
autorités à laisser diffuser un livre intitulé Suicide Mode d'Emploi, « livre connaissant un succès
considérable sur le plan financier et jouissant d'un large public, traduit en 3 langues : allemand,
japonais et espagnol » (1984 :121). Car si l'intervention préventive du suicide a pu pratiquement
s'implanter à l'occasion de la réorganisation et de la mise en place de services de réanimation en
centres antipoison et grâce à de nouvelles techniques et acquisitions concernant la pathologie
toxique en France, le concept d'étude de la prévention du suicide lui n'est toujours pas acquis et
nous allons voir pourquoi maintenant.
Le manque d'intérêt concernant la prévention du suicide par les pays francophones
s'explique par les structures étatiques francophones peu enclines à dire quoi faire à ses citoyens
en ce qui concerne le suicide, (celui-ci étant considéré comme faisant partie du domaine privé et

239
CRISIS (1984), Jean Pierre Soubrier « la prévention du suicide est-elle encore possible depuis la publication
autorisée d'un livre intitulé Suicide Mode d'Emploi -Histoire - Technique - Actualité ? », 5/2, 119-124, C.J.
Hogrefe Inc., Toronto, Canada : 119.
161

non du domaine public, et en conséquence étant assujetti au champ de la liberté de conscience de


chacun, champ dans lequel le domaine public n'a aucun droit d'intervenir). Mais aussi le
domaine médical francophone est habitué à un enseignement traditionnel où le médecin raisonne
en termes d'avoir une maladie (paradigme bio médical) et non d'être mal (paradigme bio-
psychosocial). Aussi les médecins du domaine psychiatrique ont besoin de raisonner en termes de
« syndrome »240pour pouvoir faire référer l'étude du suicide et de sa prévention comme étant de
celle de leur champ d'études et de leur domaine d'intervention. Ensuite, les pouvoirs publics
fiançais ne s'intéressent à la prévention du suicide que dans le cadre d'une politique de
sectorisation psychiatrique à l'hôpital. De plus, les médias en France ont une attitude qui ne
soutient pas vraiment la prévention du suicide ; ainsi, comme le commente JP Soubrier, « si
certains nous aidèrent, d'autres participèrent à une mise en doute sur la nécessité d'une
prévention du suicide encourageant certains littérateurs» tel l'auteur de Suicide mode d'emploi
en 1982. Ce préjugé favorable envers la diffusion de ce livre en France, malgré la proposition de
loi du Sénat en 1983 « tendant à réprimer l'incitation et l'aide au suicide», interroge JP Soubrier
au point qu'il écrit dans la revue officielle de l'IASP Crisis d'alors :
« dans ses conditions, il apparaît difficile d'envisager que la prévention du suicide ne s'organise un jour
proche en France, sauf si se déclenche une réaction à cette polémique et à ce soutien incompréhensible et
paradoxal dont bénéficie l'éditeur, à l'occasion de la proposition de loi votée par le Sénat dans l'attente
d'être acceptée pour discussion à la Chambre des Députés » (1984 : 122 -123)

La prévention du suicide si elle est envisagée par les structures étatiques, n'est pas organisée et il
faut attendre l'avis en 1992 du Conseil économique et social soulignant que «le suicide n'a
jamais été déclaré grande cause de santé publique alors que ses effets sont plus dévastateurs que
bien d'autres conduites pathologiques mises au premier plan par les pouvoirs publics et les
médias » (2002 :241)241 ainsi que l'avis du Haut Comité de Santé publique en 1994 pour que le
Secrétaire d'État à la santé, Bernard Khouchner, constitue en 1998 un programme national de
prévention du suicide centré sur les jeunes et les adolescents.

Enfin, il existe aussi un obstacle au développement de centres de préventions en France


parce qu'il y a déjà une forme d'aide organisationnellement très éloignée du concept
interventionniste et auquel les sociétés francophones accordent leur confiance : le concept d'aide

Un syndrome, suivant le dictionnaire Larousse, « est un ensemble de symptômes qui caractérisent une maladie,
une affection, sans permettre de préciser la cause » comme par exemple une hémorragie, une infection etc.
241
CHARAZAC-BRUNEL, Marguerite (2002) Prévenir le suicide : clinique et prise en charge, Dunod, Paris.
162

soutenue par l'IFOTES. Des associations comme SOS Amitié et Phénix (qui émane de SOS
Amitié) font partie d'IFOTES, cet organisme entrant en fonction en 1967. Si ces associations,
depuis le début rattachées à IFOTES, réclament leur origine (comme celles de la suicidologie
américaine) de l'Anglican londonien Chad Varah et des Samaritains, (ceux-ci mettant en place
en 1953 une ligne téléphonique pour tous les désespérés y compris les suicidaires), il existe
néanmoins une grande différence dans le fonctionnement des organisations francophones. Celles-
ci, à la différence de leurs homologues anglophones, ne sont ni confessionnelles ni d'aucune
obédience religieuse puisqu'elles sont laïques et régies par la loi d'Association de 1901. Ces
associations francophones s'affilieront à l'International Fédération of Téléphonie Emergency
Services et en accepteront les normes internationales, ces normes étant les suivantes :
"- the 24-hour availability of the services to people in distress who may be suicidai ; - confïdentiality ; - the
possibility for the caller to remain anonymous (whether he calls on the téléphone or in person) ; - the
sélection and training of volunteers ; - the refusai to exercise pressure of any kind - whether religious,
political or ideological - on either callers or volunteers. Countries or Posts that wish to become members,
hâve to be willing to comply with thèse International Norms."242

Les premiers centres francophones de prévention du Suicide diffèrent donc depuis le début en
Europe et aux États-Unis. L'Europe privilégie l'écoute téléphonique, bénévole, anonyme, non
directive, avec une permanence téléphonique 24H sur 24. Le bénévolat est une règle par exemple
à SOS Amitié ou à SOS suicide Phénix. Pour le Président de cette dernière association, les
tentatives d'intégrer des professionnels « se sont toutes soldées par un échec : ils n'ont pas su se
débarrasser de leur savoir technique et accepter de se placer dans une situation aussi humble »
souligne M. Daniel Lestringant.243Les bénévoles suivent une formation de plusieurs mois à la
relation d'aide et à l'écoute non directive, écoute théorisée par Cari Rogers. Et seulement, un
dixième des candidats bénévoles est recruté par exemple à SOS Amitié. Selon le président de
cette dernière association, Jean Nicolas Mory : « Nous devons tout faire pour convaincre un
appelant de ne pas se suicider, mais nous sommes avec le suicidant et non pas contre le suicide.
Ce n'est pas à nous d'empêcher son acte... ». L'anonymat et la non-directivité sont considérés ici
comme la base d'une relation authentique qui aide l'appelant à trouver lui-même sa vérité et son
propre chemin.

CRISIS (1980), "Information about Other Organizations", vol.l : 53-61, Hogrefe § Huber Publishers, Toronto,
Canada : 58-59.
Daniel Lestringant SoS Suicide Phénix, p. 3 , Jean Nicolas Mory SoS Amitié, p. 2 Site internet :
http ://60gp.ovh.net/- cybertri/suicideJIM.html
163

En outre, bien que SOS Amitié par exemple soit vu par les experts comme un centre de crise et
d'intervention, et bien que cette dernière ait ensuite soutenu la fondation du Groupement
d'Études et de Prévention du Suicide en 1969, en fait la réalité est autre. En effet,
"The work of members of IFOTES has become known as a crisis intervention in some of its aspects. But it
aims to be more. It is not first or foremost geared to action. It also tries to offer emotional and human
support and contact to distressed and lonely people whose situation cannot or need not be changed
radically. This can be regarded as prévention work generally and as primary suicide prévention"
(1980 :60)244

Ces critères-là de soutien sans intervention et de non-ingérence dans la vie personnelle sont
remplacés aux États-Unis par des critères d'efficience et d'efficacité, deux notions d'ailleurs bien
distinctes. En effet, l'efficience consiste à mesurer l'écart entre ce qui s'expérimente réellement
et les objectifs à atteindre et les règles de fonctionnement à remplir, objectifs et règles que la
structure s'est fixés. Dans cette démarche, les centres ayant le mieux structuré leur
fonctionnement sont aussi ceux qui se prêtent le mieux à ce type d'évaluation. La notion
d'efficacité renvoie à l'effet de la création d'un centre de prévention du suicide sur l'incidence du
suicide au niveau communautaire. Par exemple, si l'efficience de centre californien est démontrée
par sa capacité à structurer son action et sa formation, l'efficacité reste cependant aléatoire, car,
paradoxalement, une hausse brusque des suicides a lieu en 1962-63. Hausse qui, selon Litman,
Farberow et Shneidman, va être analysée comme étant influencée par divers facteurs : la
difficulté à cibler et attirer les appelants, la difficulté à classer les morts par suicide.
Pourquoi la prévention du suicide n'est-elle pas effectivement acceptée par l'Europe francophone
alors que des experts français agissent au plus haut niveau international pour la prévention du
suicide ? D'abord, les opérations de traduction du JP Soubrier par exemple s'effectuent
difficilement. Ensuite, il n'a pas de réseau sociotechnique, mais des individualités qui tentent de
faire avancer les choses. Pour changer les choses, quelques personnalités d'experts européens ont
l'idée d'aménager un réseau Internet en Europe. Sous l'effet de l'élection à la présidence245 de
l'IAPS de JP Soubrier au congrès de l'IASP à Venise, en 1995, un moyen tactique autre que celui
de la persuasion va naître en effet dans le monde de la Francophonie en ce qui concerne la
prévention du suicide : la constitution d'un réseau Internet européen. En tant que président de
l'IASP, JP Soubrier sensibilise les organismes internationaux (l'Union européenne et

244
CRISIS (1980), "Information about Other Organizations", vol.l : 53-61, Hogrefe § Huber Publishers, Toronto,
Canada.
245
CRISIS (1995), «Election Statements IASP Executive Committee », vol.16/1, 42-48, Hogrefe § Huber
Publishers, Toronto, Canada
164

l'Organisation mondiale de Santé mentale) à une discussion sur la viabilité d'un réseau
francophone de suicidologie avec d'autres confrères européens durant le 6e Symposium européen
sur le Suicide et les comportements suicidaires. Au cours du 6è Symposium de 1996, il est
convenu d'admettre que l'Europe a des besoins spécifiques uniques que l'IASP ne peut être
capable par elle-même de combler. Et au 7e Symposium de 1997, il est décidé de faire un
sondage parmi les experts européens pour connaître ces besoins ; à la suite de cela, un Réseau
Internet européen (European Network of Suicidology : ENS)246est constitué. Mais si ce réseau a
désormais un nom sur Internet, il stagne et manque d'efficacité :
" Examples of problems which were mentioned were : . lack of information with regard to various matters,
e.g., contact persons in international organizations ; . lack of access to professional information, e.g., récent
journal articles, new books; and technical problems concerning communication,absence of faxes and e-mail
connections" (1996 :184)247.

Mais là où un réseau sociotechnique stagne, un autre progresse remarquablement dans le monde


de la Francophonie, et c'est à Montréal ; et il utilise à la fois le congrès de l'IASP, et la Charte
d Adélaïde (Australie) de 1997248 édictée à ce moment-là. Cette dernière est très claire :
" The International Association for Suicide Prévention calls on government health organizations,
nongovernment health and welfare groups, and volunteer organizations to share with the gênerai public the
responsibility for the prévention of suicide and to work towards : . The allocation of sufficient funds and
human resources for research and suicide prévention stratégies . The establishment of appropriate
government agencies to provide leadership, coordination and resources to prevent suicide. The establihment
of national and local networks of support and partnership for suicide prévention. The provision of resources
to groups who may hâve spécial needs"(1998 : 51)

Déjà opérationnel en tant que collectif scientifique depuis le congrès de Montréal de l'IASP en
1993, le collectif scientifique montréalais issu d'un réseau hétérogène provenant du mouvement
canadien de suicidologie est devenu un réseau hybride qui a réussi ses opérations de traduction
(collaboration avec la suicidologie américaine, avec la CASP, avec l'IASP, avec la suicidologie
australienne et avec le gouvernement québécois, avec l'AQS et avec des modèles de centres de
prévention tels Suicide-Action-Montréal et un partenariat avec l'unité de recherche de prévention
en Belgique). À la différence du réseau sociotechnique européen qui est resté un réseau
hétérogène, le collectif scientifique montréalais est avec la création du CRISE en 1997 un réseau

European Network for Suicidology (ENS)


http://www.uke.uni-hamburg.de/extern/ens/
CRISIS (1996), "Developing a European Network for Suicidology", vol. 17/4 T84-185, Hogrefe § Huber
Publishers, Toronto
24(1
CRISIS (1998), "The IASP Adelaide Déclaration on Suicide Prévention", vol. 19/2, 50-51, Hogrefe § Huber
Publishers, Toronto, Canada.
165

hybride qui a aussi les moyens technologiques de communication et des collectifs-stratèges pour
imposer un réseau francophone local et international de suicidologie. Il ne suffit donc pas d'avoir
des moyens technologiques et une position de tacticien par exemple avec JP Soubrier et l'ENS.
Suivant ce que montre la sociologie de l'histoire des innovations, il faut d'abord plusieurs
collectifs scientifiques249 pour constituer un réseau hybride qui puisse ensuite agir au moyen de
média tels les forums et Internet.. Ainsi, le terrain d'entente du collectif scientifique montréalais
va se former autour du thème de « la suicidologie francophone » et va donner lieu à un premier
forum de prévention du suicide francophone à Québec en 2000, et ceci, grâce au médium du site
Internet fourni par l'AQS (ou AQPS). Le deuxième terrain d'entente va se former avec la
participation de l'unité de recherche de prévention belge, au congrès de Liège en 2002. Le
troisième forum à Montréal en 2004 signe ce qu'appelle Flichy un « cadre sociotechnique
verrouillé ». Le politique entre dans le champ de la suicidologie francophone grâce au crédit
scientifique que le collectif scientifique montréalais a su accumuler; le collectif scientifique
montréalais reconnaît le collectif politique comme un autre lui-même . Par leur association, le
collectif politique et le collectif scientifique montréalais étendent leurs crédits mutuels. Le réseau
Internet va servir d'articulation pour créer une information sur le collectif francophone de
suicidologie : le site Internet qui sera d'abord utilisé sera celui de l'Association québécoise de
suicidologie créée depuis 1987. Cette dernière est
« le fruit de l'initiative de sept personnes de la communauté, oeuvrant en prévention du suicide. Ces
personnes ont su s'allier le personnel professionnel et les intervenants bénévoles des centres et comités de
prévention du suicide de même que des professionnels de diverses institutions et des organismes du réseau
251
public, parapublic et communautaire, intéressés au développement de la prévention du suicide».
En l'absence provisoire de site, le rassemblement des acteurs de la suicidologie francophone se
fait sur le site de l'AQPS lors de leur premier congrès de la francophonie en prévention du
suicide en 2000. Par la suite, le centre de recherche de l'Université du Québec à Montréal, le
CRISE, construira son propre site pour aboutir à la mise en place d'informations communes pour
les acteurs qui ont rejoint le mouvement francophone de suicidologie. Comme ledit mouvement

Comme par exemple le réseau formé en 1993: CASP, Suicide Action Montréal, IASP, CRISE (voir tableau en
annexe 11)
LATOUR, Bruno (1994), p.72 « un scientifique n'est pas quelqu'un qui fait de la politique avec des moyens
politiques ; c'est quelqu'un qui fait de la politique avec d'autres moyens... » cependant, l'un et l'autre utilisent le
crédit.
251
Site Internet de l'Association québécoise de suicidologie http://www.cam.org/- aqs/accueil/org/histo.html. Les
membres fondateurs sont de l'AQPS : Sylvaine Raymond, Brian Mishara, Louis Lemay, Lyse Lavoie, Jean Phaneuf,
Réjean Marier et Ariette Prud'homme.
166

doit s'étendre pour être crédible à un niveau international, celui-ci tiendra son deuxième congrès
à Liège en Belgique et utilisera le site officiel des Affaires sociales de la province de Liège en
2002. En 2004, le site Internet du Centre de Recherche de l'Université du Québec à Montréal est
achevé et il servira de lieu virtuel d'informations et de rassemblement des acteurs pour le
troisième congrès francophone à Montréal en 2004. Selon Patrice Flichy (1995), un cadre
sociotechnique est verrouillé à partir de la reconnaissance des Institutions, des collectifs
scientifiques, des collectifs politiques et des forums. Nous pouvons dire à cet égard que le
troisième congrès francophone de suicidologie consacre la phase du cadre verrouillé. Du point de
vue ministériel, trois institutions québécoises sont impliquées: Le ministère de la Santé et des
Services sociaux, Le ministère de la Sécurité publique, le ministère du Développement
économique et régional et de la Recherche. Du point de vue universitaire, est engagée
l'Université du Québec à Montréal. Au niveau international, nous pouvons compter les
scientifiques qui siègent en tant qu'experts à PIASP affiliée à l'OMS ; la reconnaissance par les
experts internationaux de l'efficience du projet francophone de suicidologie donne à celui-ci une
concrétitude et une autorité incontestée dans le domaine. Enfin, la conduite répétée des forums,
de; plus en plus larges et de plus en plus systématiques, comprenant des intervenants travailleurs
sociaux, psychologues, bénévoles, experts, etc., consacre sans retour le succès de l'innovation de
la Suicidologie Francophone montréalaise.

Pour résumer maintenant, disons avec Latour252 que « s'il est possible de décrire la même activité
comme étant si puissante et si marginale, si concentrée et si diluée, cela signifie qu'elle a les
caractéristiques d'un réseau ». Réseau hétérogène d'abord, mais au fur et à mesure que l'objet-
valise se transforme en objet-frontière, le réseau met ensuite en exergue des traits distinctifs qui
lui donnent l'allure d'une activité et d'un projet proprement scientifique : la prévention passe
d'une construction sociale à un artefact sociotechnique. Les construits théoriques s'associent aux
inscripteurs pour valider des indicateurs empiriques de prévention (en fonction de l'intervention
préventive qui réalise déjà le dit construit) ; l'information (via Internet) systématise les
connaissances et les moyens techniques ; des centres d'intervention et des collectifs de recherche

2K
In la science en action (1989 : 290) cité par Flichy (1995 : 97).
J
Dans cette position, les collectifs scientifiques sont stratèges car c'est « un acteur technique (qui) définit tout
d'abord un projet et se dote des moyens pour l'atteindre dans un espace qu'il délimite. Dans cette position, il est
stratège» (1995:132).
167

joignent leurs efforts pour étendre leurs intérêts, et cela rend tous les objets qui s'agrègent au
réseau encore plus hétéroclites. Mais ces caractéristiques servent le réseau et lui permettent
d'étendre encore ses ramifications. Mais au fur et à mesure que les moyens techniques passent
sous le contrôle des collectifs scientifiques, en même temps que les usagers de l'intervention
s'approprient et se réapproprient le nouvel objet d'innovation (l'artefact de la prévention), l'objet
suicidologique, lui, change. En effet, les usagers de l'intervention hybrident d'une part l'objet
technique et d'autre part les pratiques sociales, les valeurs et les normes dans un alliage
culturel254 d'usage et de fonctionnement. De même, les objets scientifiques deviennent des objets
« pourvus d'une 'intériorité' (totalement indépendante du fonctionnement opératoire qui définit
l'objet technique) par leur incorporation dans nos pratiques sociales et par implantation en eux de
255
nos capacités, de nos usages et des systèmes symboliques qui médiatisent nos pratiques».
Avec la suicidologie, une fois le cadre sociotechnique verrouillé, se dessinent enfin les contours
d'une société en réseau où la technique et les valeurs sociales sont mélangées en une seule unité
qui peut se décrire d'une manière indifférenciée et quelconque comme étant des situations où des
acteurs sont interdépendants et maîtrisent chacun en partie des compétences ou des capacités
nécessaires à une action collective.

4.2.4. Instituts de recherche et de financement


Avant de conclure ce chapitre, il nous reste maintenant à jeter un coup d'œil sur les sources de
financements concernant cette vaste tâche de prévention, entreprise par la suicidologie.
D'abord aux USA, le "Department of Health and Human Services " (HHS) est la principale
agence gouvernementale dont la mission consiste à fournir des services de santé à la population
américaine. L'origine du HHS remonte à 1946 quand fut d'abord créé par le Président
Eisenhower le « Cabinet-Level of Health Education and Welfare » (HEW). Le HEW entra en
fonction le 11 avril 1953. Puis, sous l'effet du Department of Education Organization Act
(commué en loi), la division 'Education' se sépara de celle de la Santé. L'ancien Health
Education and Welfare (HEW) devint alors l'actuel Department of Health and Human Services
(HHS), le 4 mai 1980. Aujourd'hui, ce Département gouvernemental fournit plus de 300

C'est la définition de Flichy de l'alliage culturel qui comprend non pas la somme mais l'alliage culturel des
modes d'usage et de fonctionnement.
Louis QUERE « Espace public et communication, remarques sur l'hybridation des machines et des valeurs » in
Pierre Chambat, (1992) Communication et lien social, Descartes, Paris,, p.32. cité par Flichy (1995 : 129).
168

programmes qui sont répartis dans 11 unités opérationnelles (8 agences de santé et 3 agences de
ressources humaines)256. En 2005, le budget du total de ces agences s'est élevé à 622,3 milliards
et cela occupait plus de 62,416 employés.257 La prévision du budget 2007 s'élève à 698 milliards
avec un effectif de 67,444 employés. Parmi ces agences, trois plus spécialement subventionnent
les centres de prévention du suicide : les National Institutes of Mental Health (NIMH), les
Centers for Disease Control and Prévention (CDC), les Substance Abuse and Mental Health
Service Administration (SAMHSA). Pour ces trois agences, le regroupement budgétaire revient à
un chiffre d'environ 40 milliards pour 2005. Commençons par les National Institutes of Mental
Health. Ce service est la première agence fédérale à conduire et soutenir la recherche médicale.
Composé de 27 Instituts ou Centres, le NIH fournit des financements aux recherches ayant trait à
l'étiologie, ou à la prévention dans le processus de développement humain; il donne aussi des
moyens financiers pour développer des ressources documentaires (librairies spécialisées, etc.). Sa
mission est de soutenir les recherches innovantes qui permettent d'améliorer et de protéger la
santé de la Nation. En ce qui concerne, la SAMHSA (Substance Abuse and Mental Health
Service Administration), celle-ci a accordé aux divers centres de prévention du suicide américain
des subventions258.Plus généralement, la SAMHSA comprend trois catégories de centres dans
son programme d'activités : le Center for Mental Health Service (CMHS), le Center for
Substance Abuse Prévention (CSAP) et le Center for Substance Abuse Treatment (CSAT). Ces
deux derniers centres abordent les problèmes de drogues et d'alcool par exemple alors que le
premier centre s'occupe des risques de maladies mentales dans la famille et la communauté et
appuie les systèmes de soins et de services auprès des adultes et des jeunes perturbés. Quant aux
Centers for Disease Control and Prévention (CDC), eux aussi sont susceptibles d'apporter des
fonds à la prévention du suicide. En effet, cette agence a pour mission de protéger la population
de toute menace pouvant affecter la santé. En effet, les endroits où les gens vivent, fonctionnent,
apprennent, se détendent doivent favoriser la promotion de leur salubrité et sécurité; une
attention particulière doit être accordée aux risques de disparités de santé et il faut veiller à ce que
ceux qui connaissent une vulnérabilité plus grande puissent avoir recours à des services adaptés.

Voir organigramme du Department of Health and Human Services en annexe 4 -


site http://www.dhhs.gov/about/orgchart.html
257
Voir tableau de répartition des chiffres par agence en annexe 5 .
Voir tableau des financements de la prévention du suicide aux Etats-Unis par Etat, en conclusion.
169

Cette agence a donc une vocation d'intervention, de détection, de recherche des causes de
dommages relatifs à la santé, et enfin une mission de contrôle.

Ensuite, au Canada maintenant, le financement des manifestations (forums, etc.) et celui de la


prévention primaire se font principalement par les instituts de recherche. Ceux-ci sont des
agences de financements de grands projets scientifiques. Les critères de cession de fonds sont en
général proportionnels à l'efficience du projet. Nous rappelons ici que l'évaluation de l'efficience
d'un projet se fait selon la capacité du projet à produire une structure et des règles de
fonctionnement assez strictes et de sa capacité à respecter cette dite structure et ces règles. Au
Canada, les publications de recherche en sciences humaines se classent, en nombre absolu,
comme troisième, derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne. Les organismes
subventionnaires tels le CRSH, peuvent «aider le Canada à franchir le «mur du savoir» en
renouvelant la recherche en sciences humaines » comme l'expose bien le document sur le
renouvellement des sciences humaines au Canada (2004). Pour franchir ce mur, il y a donc lieu
d'établir des connexions continues entre les établissements et les secteurs, d'intégrer
l'interdisciplinarité. Il s'agit d'intégrer la recherche à la prise de décisions, aux politiques et aux
pratiques. Enfin, il y a lieu de soutenir des programmes de recherche synergiques et une
connexion soutenue avec le reste du monde.259De son côté, l'INSMT, fondé en 2000, est le
principal organisme fédéral du Canada260 axé sur la recherche en santé ; il est doté d'un budget de
500 millions de dollars pour l'exercice 2001-2002 et il offre plus de 3 200 subventions de
recherche. Le président de l'Institut des neurosciences de la santé mentale et de la toxicomanie
(INSMT), le Dr Quirion, entend stimuler les « initiatives stratégiques » en leur octroyant des
subventions. «Nous désirons maximiser chaque cent que nous recevons du gouvernement
fédéral » dit-il. Le Dr Quirion espère augmenter ces sommes en forgeant des partenariats avec
d'autres groupes (universités, INRS, OMS) et en collaborant avec des regroupements
internationaux, comme les National Institutes of Health américain. «Nous avons tous les
ingrédients pour réussir. Il nous suffit d'attendre que les choses « prennent » et que les chercheurs
acceptent le concept de 1TRSC et de notre institut. Nous devrons alors répondre aux attentes, qui
sont très grandes » conclut le Président de l'INSMT. Ces genres d'organismes sont faits pour

259
CRSH (2004) D'un conseil subventionnaire à un conseil du savoir, le renouvellement des sciences humaines au
Canada. Cadre de travail pour la consultation sur le projet de transformation du CRSH, Janvier, Canada : 13.
26(1
Site internet xihr.ca/institûtes/
170

aider les équipes de chercheurs comme celles du mouvement francophone de suicidologie, car
elles proposent une initiative stratégique dans le cadre d'une démarche collective. Ici, par
exemple, nous pouvons dire que le projet francophone de suicidologie réalise en tout point les
critères des grandes agences de financement.

Enfin, en Europe et plus particulièrement en France, la situation des financements est un peu
différente. Comme le signale l'annexe de Vincent Charazac (2002),261 la France se situe parmi les
dix pays concernés par le phénomène du suicide avec l'Espagne, l'Autriche, la Suisse, le
Danemark, la Russie, la Belgique, la Slovénie, la Lituanie et la Finlande. En 1994, le Haut comité
en santé publique présente l'état de la santé en France et constate :
« . l'incapacité du système de santé à résoudre tous les problèmes de santé,
. la multiplicité des centres de décision et le cloisonnement des acteurs,
. l'émergence de la région dans l'organisation sanitaire nationale. » (2002 :247)

Depuis 1998, sous l'impulsion des actions régionales et sous l'effet notamment de la politique du
Secrétaire d'État, Bernard Khouchner, des programmes nationaux et régionaux de prévention du
suicide ont été mis en place. Le programme national se coordonne autour de quatre groupes de
travail : le groupe projet, le comité de suivi, le comité scientifique, le comité méthodologique. Et
des programmes régionaux se forment appelés PRS262 (programme régional « Suicides et
tentatives de suicide ») dans 11 régions pilotes. L'institution de PRS implique des financements
qui s'insèrent soit dans le cadre de l'État, soit dans celui de la région. Le fonds national de
prévention, d'éducation et d'information sanitaires (FNPEIS) gère notamment au niveau régional
des actions de recherche et de prévention depuis 2001. Ce fonds relève d'une partie du budget de
l'assurance-maladie consacré aux projets développés dans le cadre des priorités régionales de
prévention. Au niveau national, des responsables des programmations régionales sur la
prévention du suicide servent de coordinateurs et de contacts pour financer des actions par
exemple celle d'ouvrir un département de recherche sur la thématique du suicide au Département
de sociologie de l'Université de Franche Comté. À côté du groupe projet, le comité de suivi
composé de représentants de fondations, d'institutions, etc. (par exemple, le Ministère de
l'Éducation nationale, de l'Intérieur...) donne leur consentement au projet en cours. Le comité

261
CHARAZAC-BRUNEL, M. (2002), Prévenir le suicide : clinique et prise en charge, Dunod, Paris- Voir
annexes de Vincent Charazac pp. 241-252.
Le suicide et sa prévention, émergence du concept, actualité des programmes (2005), sous la direction de A.
Batt-Moillo et Alain Jourdain, éditions ENSP, Rennes , ch. 8.
171

scientifique, lui, « apporte un éclairage scientifique sur la conduite du projet et apprécie la valeur
des recommandations d'actions à mettre en œuvre. Chacun de ses membres peut être sollicité
séparément ».263Enfin, le comité méthodologique est composé de gestionnaires qui évaluent et
accompagnent le projet. En fait, la prise de conscience sur la prévention du suicide en France par
les autorités nationales a démarré avec les deux premières Conférences nationales qui ont situé
« le suicide comme une des dix priorités de santé publique en France » ce qui a permis
d'enclencher un objectif gouvernemental (et une programmation à partir de 1998) « de passer en
dessous de la barre « symbolique » des 10 000 morts annuelles dues au suicide».264
En somme, et au terme de ce rapide panorama sur les ressources financières américaine,
canadienne et française, nous pouvons dire que, ce qui est commun dans les actions de
financements de ces divers pays, c'est l'implication et le degré de la prise en charge de la
prévention du suicide par les États, et la complexité des rouages bureaucratiques qui permettent
l'injection de sommes souvent énormes (comme c'est le cas aux États-Unis) dans la prévention
du suicide.

CONCLUSION
Ainsi, nous avons pu nous rendre compte, à travers notre description du parcours de la
prévention du suicide, que les organisations intergouvernementales et non gouvernementales
comme l'ONU, l'OMS, l'IASP sont des structures qui, en promouvant un fait socialement
construit aux USA, la prévention, vont au fil de leurs rapports et de leurs avis consultatifs, faire
de cette dernière une science : une science sociale de la prévention par leur crédit et leur poids
bureaucratique. La prévention revient, au gré des actions de telles technostructures,
périodiquement en tête de liste des recommandations et, à chaque moment où celles-ci menacent
de se perdre, un autre rapport repousse l'ombre dans laquelle la prévention menace de tomber
jusqu'au moment où celle-ci parvient à s'imposer (après moult retours et slogans-leitmotivs de la
part des organismes internationaux) comme une évidence. Les effets de ces actions
transgouvernementales vont particulièrement être efficaces auprès des chercheurs nord-
américains tels les tacticiens Shneidman ou Leenaars (aux États-Unis et au Canada) qui innovent
par leurs centres de crises ou de recherche préventive du suicide un peu partout au pays ainsi que

263
CHARAZAC-BRUNEL, M. 2002 : 243.
264
CHARAZAC-BRUNEL, M. 2002 : 242.
172

par leurs associations - Association américaine de suicidologie (Shneidman) ou Association


ciinadienne de prévention du suicide (Leenaars). Plus particulièrement, les effets des
recommandations transgouvernementales ouvrent des champs opératoires de recherches
systémiques dans lesquelles les pays nord-américains s'engouffrent en puisant leurs ressources
dans une longue tradition sociale behaviorale. Ou bien ces champs opératoires sont pilotés par
des recherches en Laboratoire s'appuyant sur l'écologie transactionnelle de Bronfenbrenner, de
Sameroff et Chandler, approche écologique conseillée entre autres par les organisations
internationales. Les effets des actions transgouvernementales dans le domaine de la prévention
sont aussi efficaces auprès des collectifs scientifiques-stratèges, tel le collectif de Montréal qui
innove autrement en utilisant les objets sociotechniques comme des inscripteurs et en
construisant un cadre sociotechnique (forums et Internet) pour asseoir les méthodes nord-
américaines d'intervention du suicide et pour pousser leur crédibilité en prévention du suicide
auprès des structures nationales de santé européenne, orientée par et vers un public d'experts
francophones. Ces experts d'ailleurs, venus du monde médical, essaient d'intégrer la prévention
du suicide comme un nouveau paradigme dans l'enseignement de la médecine, mais sont très peu
ancrés dans une ingénierie bio environnementale, ingénierie qui leur est, de par leur culture
européenne et par leur formation bio médicale, plutôt étrangère. Quoi qu'il en soit, avec le
marché francophone, c'est la question systémique des opérations d'intervention et de prévention
de la suicidologie, nouvelles pratiques novatrices environnementales dans un monde ouvert sur
les interventions, qui entrent désormais enjeu. Mais en quoi consistent ces pratiques novatrices ?
Tout cela fera l'objet du chapitre qui s'ensuit.
173

Comment parvenons-nous à hybrider des objets techniques d'un côté, des pratiques
sociales, des croyances, des valeurs et des normes de l'autre ?
Louis Quéré.

Chapitre 5
Rien que des pratiques novatrices

INTRODUCTION

La suicidologie, aujourd'hui, est rendue visible grâce à ses forums où elle s'y présente
comme un ensemble de « pratiques novatrices pour la prévention du suicide », ensemble en tant
que tel in-fini. En effet, nous avons commencé à le voir précédemment, par un processus
d'intéressement touchant des mondes divers aux horizons bien différents, la suicidologie a opéré
un consensus sur la nécessité d'agir sur le suicide, celle-ci servant de prétexte pour imposer une
organisation technologique du savoir faire préventif qui vise à articuler les pratiques sociales,
économiques et politiques d'intervention aux opérations d'experts scientifiques. C'est pourquoi
nous retrouvons dans ces congrès de la suicidologie trois catégories d'acteurs : les spécialistes
scientifiques, les intervenants et les décideurs publics. Et qui dit acteurs, dit pratiques et en
roccurrence «pratiques d'innovation». Il convient ici de savoir qu'on entend par là des
interventions : suivant les catégories d'acteurs, l'intervention signifiera soit explorer les facteurs
de risques, soit prévenir, soit gérer. Le problème de l'intervention suivant les groupes d'acteurs
se classe donc pour la suicidologie soit comme une opération scientifique, soit comme un
problème organisationnel, soit comme une question systémique de sécurité publique.
C'est encore en décrivant les activités des divers ateliers qu'on expose lors d'un forum de
suicidologie que nous arriverons le mieux à cerner ce qu'on entend par «pratiques novatrices ».
Aussi, dans ce qui suit, nous allons commencer par rapporter ce qui se montre dans ces
ateliers en classant leur contenu suivant la catégorie des acteurs y jouant un rôle décisif. En ce
qui concerne les experts scientifiques dans le domaine de l'intervention, nous préciserons
comment des spécialisations dans la prévention du suicide ont pu naître (notamment à partir de
quels remaniements de certaines formations disciplinaires) et nous mentionnerons aussi à quels
outils de mesure ces experts font appel dans leur travail. Puis, nous évoquerons le rôle des
intervenants notamment dans la prévention sociale du suicide des jeunes et comment ceux-ci
174

s'appliquent à des tâches de contrôle suivant une évaluation des risques définie par les
spécialistes experts dans le domaine de l'intervention. Enfin, nous terminerons par les rapports
d'experts en politique de sécurité publique sur le suicide et sur leurs effets sur les décideurs
publics nord-américains (Québec et États-Unis).

5.1. L'éventail des outils de mesure et la transdisciplinarité, un consortium de spécialités

Il est frappant de reconnaître d'abord, lors d'un forum de suicidologie, les


transformations théoriques opérées par plusieurs disciplines sous l'impulsion de l'urgence à
trouver une solution au problème du suicide. De l'avis unanime, il s'agit d'intervenir avant que
le problème ne se pose, et des recherches ont été mises en place visant à remanier certains axes
théoriques suivant cet objectif. Ainsi, c'est la transdisciplinarité qui s'est installée c'està-dire la
mise en œuvre de la prévention du suicide, celle-ci représentant une axiomatique et un contexte
d'application communs à toutes les disciplines engagées dans la suicidologie. Le regroupement
des disciplines et des industries de santé est impressionnant, énumérons les principales: la
psychiatrie, la biologie, la psychologie expérimentale, la psychologie clinique, la psycho
sociale, la chimie, la bio-chimie et bien sûr l'industrie pharmaceutique, l'industrie de
l'innovation technologique. Étant donné qu'il n'est pas possible d'agir directement en
« éradiquant » le suicide, la stratégie communément admise maintenant est d'analyser les risques
de suicide, et d'arriver à se mettre d'accord sur ce qu'est un risque d'abord et un risque
suicidaire ensuite. Mais cette recherche de consensus est compromise par la diversité des
facteurs de risque auxquels s'ajoute la variété des méthodes employées, c'est-à-dire les outils de
mesure utilisés. Suivant leur ordre de performance, ces outils renforcent ou non la crédibilité des
construits de risques. Ces recherches sont primordiales à décrire lorsque l'on sait que c'est sur
ces facteurs de risques que vont s'enclencher des programmes d'évaluation de la prévention
sociale du suicide d'abord, et une politique générale de prévention du suicide ensuite. La
puissance opérationnelle des moyens justifie et valide les résultats attendus. Ceux-ci sont à leur
tour pris comme point de départ théorique d'autres recherches empiriques, etc., ces dernières
aboutissent à des entités autonomes communément appelées des spécialités que l'on enseigne par
la suite.
175

Ouvrons ci-dessous le catalogue des facteurs de risques, exposés par exemple lors
d'un forum de suicidologie, sans prétendre être exhaustif. Nous utiliserons, dans cette partie,
toujours la même toile de fond en suivant les distinctions entre les évaluations de risques, et elles
sont nombreuses, suivant le courant de recherche auxquels les chercheurs appartiennent.
Commençons donc en précisant que tous les travaux que nous allons développer ci-après
s'inspirent ou se rapportent, à quelque variante près, suivant les courants de recherche qui l'ont
récupéré, à la perception du suicide élaborée par Shneidman.
5.1.1. Shneidman: l'évaluation mentaliste du risque par le psymal ou bien
l'évaluation psychodynamique du risque par l'angoisse?
D'abord, tout au long de son parcours, Shneidman, père de la suicidologie, adopte deux
explications du suicide : l'explication spécifique du psymal d'une part et l'explication

' Voir le Programme du congrès international (2004) « Pratiques novatrices pour la prévention du suicide » du
4 au 7 mai 2004 de Montréal, Québec, Crise. Nous y évoquerons dans ce qui suit les conférences plénières
suivantes : It's Ail in the Brain (mercredi 5 mai 2004) ; l'utilité de traiter avec des antidépresseurs pour prévenir le
suicide (jeudi 6 mai 2004) ; Where is the Evidence-Based Practices (vendredi 7 mai) ; l'allocution de clôture de
Monsieur Couillard, Ministre . Notons que les caractères soulignés ou en gras dans ce chapitre le sont par notre fait ;
cela sert à insister sur certains mots ou notions importantes ainsi qu'à faciliter la lecture.
Les ateliers de travail suivants seront aussi évoqués : Atelier : « Suicide et contexte des événements de vie » ;
Atelier : « Le développement des buts personnels : un programme innovateur en prévention du suicide » (mardi 4
mai) ; Atelier : « Un nouveau venu en suicidologie, l'Échelle du psymal » ; Atelier : « Concertation entre chercheurs
et intervenants pour évaluer et améliorer les formations en prévention du suicide » ; Atelier : « La prévention du
suicide chez les jeunes : recension des études évaluatives et recommandations » (mercredi 5mai 2004) Atelier :
« Web Based Resource for Suicide Prévention Education » ; Atelier : « Outil de formation en prévention du suicide
à l'adolescence pour les intervenants de 1er niveau » » (vendredi 7 mai 2004).
La littérature suivante, produite par la suicidologie et exposée au forum, nous servira aussi de références :
Suicide and Life-Threatening Behavior (1995) Silverman MM, Maris RW Epidemiology and risk factors. The
prévention of suicidai behaviors : an overview.; 25 (1) : 10-21. Le tempérament suicidaire, risques, souffrances et
thérapies Shneidman Edwin (1999); Le suicide, un saut dans le néant, Lewis Luc (2001) Éditions nouvelles,
Montréal ; . Revue Santé mentale au Québec (2002), Volume XXVII, Automne, Numéro 2, Québec. Revue
québécoise de psvchologie„(2003) Le Suicide, vol.24, nol, 2003. Comprendre le suicide (2004) Mishara Brian et
Tousignant Michel Les Presses de l'université de Montréal : Montréal. Évaluation de programmes en prévention
du suicide, (2004) ouvrage collectif Presses de l'Université du Québec, Montréal.
Nous utiliserons aussi les renvois aux sites Web et la documentation fournis lors des conférences et ateliers du
forum c'est-à-dire : http ://www.inspq.qc/ - http : www.Ending.Suicide.com - http : www.sprc.org- livret
d information :Projet d'intervention concerté sur Montréal (2003)« Que savons-nous des éléments pouvant
influencer le processus suicidaire chez les adolescents ? ».
266
Nous ne restituons ici qu'un aspect spécifique du psymal, celui de la souffrance extrême. Pour plus de détails,
voir l'article de Frederick Dionne et Real Labelle « À propos de la souffrance et du suicide : la théorie d'Edwin
Shneidman », Revue québécoise de psychologie, La souffrance, volume 26, numéro 2, 2005. En effet, «la
souffrance psychologique, appelée le « psymal » (psychache), n'est pas le seul élément dans l'équation du suicide. Il
faut aussi une pression négative, une perturbation psychologique marquée et / 'idée du suicide comme solution à ses
problèmes. Pour Shneidman, c'est à partir de ces quatre éléments que l'on peut comprendre la majorité des suicides.
Le modèle cubique et tridimensionnel qu'il propose (1987;1989;1992) est une synthèse théorique de sa conception
du phénomène suicidaire. Essentiellement, c'est à l'aide d'études de cas, de tests projectifs, de notes de suicidés et
d'autopsies psychologiques que Shneidman a développé sa vision de l'état d'esprit de l'individu suicidaire. » ( : 96)
rapporte notamment cet article.
176

générale du suicide surdéterminée par plusieurs facteurs d'autre part, deux explications qui sont
à l'oeuvre dans les exposés lors d'un congrès de suicidologie.
D'une part, dans l'explication spécifique du suicide, Shneidman désigne le psymal (nous
l'avons déjà vu au ch.3) comme quelque chose se rapportant à la vie intérieure; rappelons-le, le
psymal (ou psychache en anglais) :
« se rapporte à la douleur, l'angoisse, le regret, la souffrance, la misère qui nous torturent l'esprit. C'est la souffrance intensément
ressentie de la honte, de la culpabilité, de l'humiliation, de la solitude, de la perte, de la tristesse, de la terreur de vieillir ou de mal
mourir» (1999 : 157).

En somme, «il s'agit de souffrance mentale, de tourments mentaux» pour Shneidman qui
adopte un point de vue mentaliste pour comprendre le suicide. Selon lui, le psychisme est le
produit de faits internes c'est-à-dire de la vie intérieure de l'individu. Et ce sont ces faits internes
et l'intensité de leurs contenus qui poussent malgré lui l'individu au suicide. Par mentalisme, on
entend que : l'explication du dedans (le psychisme) se fait par le dedans (la vie intérieure). Le
suicide n'est pas ici une mort volontaire, mais le produit d'une souffrance psychique intolérable.
Le suicide s'explique du dedans (le risque d'avoir mal) par le dedans (la souffrance subjective).
Les définitions du suicide en tant que telles sont ainsi curieusement absentes chez Shneidman ou
bien elles mettent un point d'honneur à ne pas nommer la chose à la quelle la définition réfère.
Par exemple, une balle de fusil dans la tête peut devenir « l'invasion du crâne par un projectile
venu d'une arme à feu... »2 7. Telle La modification de Michel Butor, les choses n'ont un sens
qu'à travers le filtre psychologique de celui qui reçoit l'information du monde, le monde n'étant
que dans la mesure où il est vécu subjectivement dans la conscience psychique du recevant et
transformé en état personnel et purement subjectif. Les recherches actuelles de la suicidologie se
sont penchées sur la possibilité d'élaborer une échelle de psymal à partir des travaux de
Shneidman. Il s'agit ici d'opérationnaliserla dimension-clé du psymal de Shneidman à partir de
recherches empiriques effectuées par Holden et coll. (2001 )2 au moyen d'un questionnaire
en anglais. Shneidman avait déjà développé un questionnaire de souffrance psychologique {The
Psychological Pain Assessment Scale)269 mais cet instrument n'avait pas été validé
empiriquement. Pour le faire, Holden et ses collaborateurs (2001) élaborent une échelle
unidimensionnelle de 13 items :

' Je reprends ici le bel exemple cité par Daniel Dagenais dans La suicidologie : une théorie de la pratique de
l'intervention auprès des personnes suicidaires au colloque de l'Acfas.
268
Canadian Journal of Behavioural Science (Revue canadienne des sciences du comportement), 2001, Holden
and ail. "Development and Preliminary Validation of a Scale of Psychache", volume 33, nol/nol janvier.
Shneidman ES. (1999) The Psychological Pain Assessment Scale in Suicide and Life-Threatening Behavior. 29,
287-294.
177

"1. I feel psychological pain. 2. I seem to ache inside. 3. My psychological pain seems worse than any
physical pain. 4. My pain makes me want to scream. 5. My pain makes my life seem dark. 6. I can't
understand why I suffer. 7. Psychologically, I feel terrible. 8.1 huit because I feel empty. 9. My soûl aches.
10. I can't take my pain any more. 11. Because of my pain, my situation is impossible. 12. My pain is
making me fall apart. 13. My psychological pain affects everything I do. "

De l'item 1 à 9, il s'agit de répondre suivant une échelle de 1 à 5 (l=Never, 2=Sometimes,


3=Often, 4=Very Often 5=Always) et de l'item 10 à 13 suivant une échelle de 1 à 5 (l=Strongly
E)isagree.2.=Disagree.3=Unsure.4=Agree.5=Strongly Agrée). Avec cette échelle de type Likert,
un score élevé dénote un niveau élevé de souffrance psychologique. Et avec un échantillon de
505 étudiants universitaires, Holden et ail. valident l'instrument à l'aide de deux études en
étudiant les corrélations avec d'autres instruments de mesure (notamment le «Beck
Hopelessness Scale (BHS) » ; le « Suicidai Manifestations Questionnaire » ; l'« Unusual
Thinking Scale » ; « the Reasons for Attempting Suicide Questionnaire»; le « Beck Dépression
Inventory »; « The Sexual Abuse Scale »; « The Self-Injury Questionnaire »270). Et, de plus, les
attentes des chercheurs sur la validation de la dimension-clé du psymal sont aussi vérifiées dans
cette étude empirique. L'objectif, dans un des ateliers « Un nouveau venu en suicidologie,
l'Échelle du psymal» que nous propose le forum de suicidologie, est de reprendre cette
démarche et de nous en présenter une traduction adaptée pour la population canadienne-
française271.

Cf. Journal of Consulting and Clinical Psychology (1974) Beck and ail. "The measurement of pessimism : The
Hopelessness Scale", 42, 861-865. : Canadian Journal of Behavioural Science (1997) Johns & Holden
"Differentiating suicidai motivations and manifestations in a nonclinical population, 29, 266-274. ^Journal of
Fsychopathology and Behavioral Assesment ((1987) Mazmanian and ail. "Psychopathology and responses styles
in the SCL-90 responses of acutely distressed persons", 9, 135-148. Journal of Clinical Psychology (1998) Holden
and ail. "Are some motives more linked to suicide proneness than others ?" 54, 569-576.. ; Beck and ail. (1987)
Manualfor revised Beck Dépression Inventory, San Antonio : Psychological Corporation. ; American Journal of
Psychiatry (1994) Bernstein and ail. "Initial reliability and validity of a new rétrospective measure of child abuse
and neglect", 151, 1132-1136. ; Comprehensive Psychiatry (1996) Zoltnik and ail. "the relationship between
dissociative symptoms, alexithymia, impulsivity, sexual abuse, and self-mutilation, 37, 12-16.
71
Cf. Atelier : « Un nouveau venu en suicidologie, l'Échelle du psymal » du mercredi 5 mai 2004 ; suivant cette
démarche, on peut évaluer le risque suicidaire par l'analyse de quatre variables que sont : la dépression, le désespoir,
le psymal (ou douleur), l'idéation suicidaire. Il s'agit ici de développer un modèle de théorie opératoire ; la question
dans la phase exploratoire du processus de recherche, peut se formuler ainsi : à partir de la douleur, la détresse, la
dépression, le désespoir, comment peut-on expliquer la variable suicide ? Les outils de mesure utilisés sont les
suivants : 1. L'échelle du psymal, l'échelle de désespoir de Beck, l'inventaire de dépression de Beck II, l'indice de
détresse psychologique de la personne (qu'utilise santé Québec), et des questions tirées des enquêtes Santé-Québec.
Dans un premier temps, la première question préliminaire posée est celle de confirmer la fidélité des outils de
mesure sélectionnés. Or, il s'avère suivant cette étude que l'échelle du psymal a une cohérence interne de 0.95,
l'échelle de désespoir de 0.70, l'inventaire de dépression II de 0.89, l'indice de détresse psychologique de 0.88.
Ensuite, la deuxième question préliminaire consiste à savoir si la douleur, la détresse, la dépression, et le
désespoir sont quelque chose relevant du pareil au même. Pour répondre à cette question, un échantillon est tiré :
614 étudiants (dont 194 hommes et 420 femmes) âgés de 18 à 30 ans, qui répondent aux questionnaires. L'analyse
factorielle confirmatoire (AFC, technique statistique servant à mettre à l'épreuve et à tester des hypothèses
178

D'autre part, dans sa seconde position, Shneidman adopte une explication générale du
suicide puisque, selon l'article (2005) intitulé «À propos de la souffrance et du suicide: la
théorie d'Edwin Shneidman », il affirme que «le suicide est un événement à multiples facettes et
que des aspects biologiques, culturels, sociologiques, interpersonnels, intrapsychiques, logiques,
conscients et inconscients, philosophiques sont présents, à des degrés variables, dans chaque acte
suicidaire ».272 Cette position psychodynamique, à côté de celle mentaliste proposée plus haut
par Shneidman pose un problème quand il s'agit de délimiter ce qu'il entend par conscient et
inconscient. En fait, Shneidman lui-même restera flou quant aux frontières conscientes et
inconscientes. Et ses héritiers interprètent aujourd'hui en termes psychologiques de «frustrations
des besoins » la théorie de Shneidman, alors que d'autres comme Lewis l'interprètent selon un
angle psychanalytico dynamique.
Ainsi, comme le fait remarquer Lewis dans Le suicide, un saut dans le néant (2001),
l'angoisse qui expliquerait selon lui le suicide se distingue spécifiquement de la souffrance
psychique, le psymal, chez Shneidman, car le psymal est un flux conscient alors que l'angoisse
est inconsciente. L'angoisse se distingue aussi de l'anxiété en ce que cette dernière est un
malaise à la fois psychique et physique alors que l'angoisse se rapporte à la dimension psychique
de la tension. Ici, nous retiendrons la dimension de tension. L'évaluation du risque anxiogène, en
tant qu'il provoque suivant Lewis l'enchaînement de plusieurs phénomènes observés (et
considérés comme récurrents chez tout suicidaire), peut se décomposer en quatre étapes :
l'idéation suicidaire, la rumination, la cristallisation, la planification et le passage à l'acte. Lors
de l'idéation suicidaire, des « flashs » suicidaires traversent la personne d'abord une première

spécifiques) confirme que la douleur, la détresse, la dépression, le désespoir sont bien 4 instruments distincts. Il est
donc possible de répondre « pas du pareil au même » à la deuxième question préliminaire ; et d'affirmer que les 4D
(détresse, dépression, douleur, désespoir) mesurent bien des construits théoriques différents. La troisième
question, préliminaire à la phase exploratoire du modèle théorique proprement dit, est celle d'examiner les
variables qui contribuent le plus à l'explication de la variable Suicide (nota bene : suicide pour Shneidman=
« cessation of painful consciousness »). Grâce à l'analyse en mode structural, il s'ensuit que les meilleurs
prédicteurs contribuant le plus à expliquer la variable suicide sont : la douleur, la détresse et la dépression, le
désespoir n'étant pas directement significatif. Selon cette recherche, il est alors maintenant possible de reposer la
question initiale exploratoire : comment peut-on expliquer le mieux possible la variable « Suicide » à partir de la
douleur, de la détresse, de la dépression et du désespoir ? Grâce au logiciel LISREL(qui permet de développer de
nouveaux modèles à partir de la matrice de variance/ covariance), il est possible de développer un modèle
théorique suivant : la détresse explique la dépression qui s'accroît avec la douleur menant au suicide. Quant
au désespoir, il n'est pas directement significatif de la variable suicide puisque le désespoir explique seulement
directement la dépression. Bref, en tenant constant la détresse, la dépression et le désespoir, la douleur amène une
contribution significative à la « prédiction » de la variable suicide. Cela va dans le sens du psymal de Shneidman.
En bref, l'Échelle du Psymal est fidèle et valide et peut être utilisée dans une population francophone.
272
Revue québécoise de psychologie (2005) Dionne & Labelle « À propos de la souffrance et du suicide : la
théorie d'Edwin Shneidman », La souffrance,volume 26, no2, : 106.
179

fois et puis par intermittence. L'idéation est moins une idée qu'un fantasme qui, au même titre
que le rêve par exemple, apaise d'abord la tension. Aux prises à des situations qui éprouvent la
personne, l'idéation réduit la tension. Ensuite, la rumination est décrite comme un phénomène
chronique. Les personnes tournent en rond dans la zone de rumination selon Lewis « sans jamais
réussir à focaliser leur intellect sur le suicide comme la seule solution, mécanisme qui amène
avec elle la sempiternelle danse de l'hésitation des énergies pulsionnelles» (2001 :117). Au
cours de la cristallisation, se passe « une inflation valorielle d'un fantasme qui oblige à l'esprit
sa présence dans une mécanique presque hallucinatoire.. » ( :97) Le suicidaire bascule ici d'une
solution possible à un malaise qui le porte à envisager la fin de sa vie. Au moment de la
cristallisation, ce qui entraîne la personne est moins le mouvement de la conscience (comme
dans l'étape de l'idéation) que le mouvement de l'inconscient. Ici, « les éléments du processus
changent de nature et de fonctions, au plan de la dynamique des forces en jeu». ( :97) Le
passage à l'acte a lieu provenant du déséquilibre généré par ce changement. Nous devons noter
que dans le passage de la première étape (l'idéation) à la troisième (cristallisation), le fantasme
suicidaire par exemple «j'aimerais dormir et me réveiller quand tout sera fini » est une réponse
aux problèmes de la personne et indirectement une solution d'apaisement à sa tension. Alors que
la solution directe du suicide, par exemple «ça ne vaut plus la peine de vivre» à un problème
(par exemple un événement précipitant) n'est plus une solution et montre au contraire une
illusion cognitive de la résolution de problèmes. En effet, le suicide ne peut être une solution, car
une solution doit offrir une issue, une résolution de problème supérieure au problème lui-même.
Ce qui n'est pas le cas dans «la solution» du suicide. Pourtant, une fois convaincue de la
logique de sa résolution, la personne suicidaire va effectuer une planification, quatrième étape
entre la cristallisation et le passage à l'acte. « Les forces psychiques de l'individu se mobilisent
pour faire ce qu'il y a le mieux à faire, sous la conduite aveuglée d'un intellect qui a perdu son
orientation : se donner la mort.273 » (:101) Concrètement, la personne prépare son plan, règle
ses affaires... Enfin, le passage à l'acte permet au sujet de prendre ses désirs pour la réalité, car
« au royaume de la pensée magique où il héberge, le passage à l'acte se dote de la puissance de
transformer ses fantasmes en réalité... » ( :106).

Ces étapes de l'idéation suicidaire, de la cristallisation, du passage à l'acte et de la


planification ont déjà été identifiées par Shneidman (et aussi ses collègues Litman et Farberow).

'3 En gras dans le texte.


180

dans le processus de crise suicidaire observé lors de son accompagnement aux personnes
suicidaires (même si l'interprétation psychanalytique de Lewis n'est pas celle de Shneidman). Et
reconnaître ces étapes permettrait selon les suicidologues actuels de déceler le niveau de risque
suicidaire atteint par la personne.
5.1.2. L'évaluation psychosociale du risque par les événements déclencheurs
complétée par l'évaluation cognitiviste274 du risque par le déficit en résolution de
problèmes.
Un autre programme, proposé dans un autre atelier « Suicide et contexte des
événements de vie»,275consiste à montrer le résultat obtenu avec des «entrevues
psychosociales ». Si ce programme développe une recherche avec les proches du suicidé, c'est
qu'«il est souhaitable que les professionnels établissent des relations avec l'entourage, ce qui
transgresse en Amérique du Nord le pacte de confidentialité entre un intervenant et son client»
Car, acculée à des comportements impulsifs et imprévisibles, la personne, dans la phase finale

274
La recherche cognitive, notons-le avec Mucchielli dans (1993) Communication et réseaux de communication
E.M.E et E.S.F. : Paris, a son point de départ disciplinaire dans la théorie des systèmes et du traitement de
l'information. On a commencé avec les ordinateurs à s'intéresser à la façon dont circulait l'information à l'intérieur
de la machine. La théorie du traitement de l'information se penche sur les caractéristiques des messages du point de
vue du récepteur, en l'occurrence ici les machines. Par extension, les chercheurs se sont tournés vers la
communication humaine en faisant toujours partir leur analyse du récepteur. Cela a défini la cybernétique comme
étant « la théorie concernant le contrôle des mouvements et des communications, tant dans la machine que dans
l'animal » que, bien sûr, dans l'homme. Le fait que l'analyse de la communication débute toujours par le récepteur
suppose une communication qui soit définie strictement en termes d'influence ou d'action sur le récepteur. Voilà qui
est important à savoir et qui limite grandement le sens de la notion de communication. Le modèle cybernétique est
un modèle efficace qui ne cherche pas l'origine de l'information c'est-à-dire les cadres de référence, les codes etc...
Dans cette perspective, la caractéristique première du récepteur est un état d'incertitude sur la quantité et les
propriétés des messages qu'il va recevoir. L'information lorsqu'elle arrive au récepteur est donc une réduction de la
quantité d'incertitude. De même, si nous savons ce que la personne va dire avant qu'elle le dise, elle ne nous
apprend rien donc il n'y a pas d'information puisqu'il n'y a pas d'incertitude. Il y a seulement des messages qui
passent et qui font du bruit. À la caractéristique de l'incertitude peut se relier la probabilité c'est-à-dire ce que le
récepteur s'attend à recevoir. Par exemple, si le récepteur est un écrivain et qu'il suit un cours de littérature, ce qu'il
va y trouver ne va pas le dépayser, il s'attendra parmi la quantité des messages reçus à un certain nombre d'entre
eux. Étant familier avec le domaine, il n'aura pas non plus de difficultés à capter les informations inattendues qui
réduiront son incertitude et accroîtront ses connaissances. Dans la théorie de l'information, l'incertitude et la
piobabilité modulent la quantité d'information du récepteur c'est-à-dire sa capacité d'action réceptive autrement dit
de sa compréhension. Rappelons que la cybernétique est « le contrôle des mouvements et des communications »
définies en termes d'action et d'influence sur le récepteur. Et, dans la communication c'est parce que l'autre est
doué d'autonomie et d'activité personnelle, qu'il est possible « d'échanger » c'est-à-dire de se mettre à la place de
l'autre pour qu'elle nous « comprenne ». La condition de comprendre ici, c'est d'avoir une capacité de réception
cognitivement parlant. Plus la capacité de recevoir est faible, plus l'information sera obscure voire absconse. Par
exemple, si notre écrivain va suivre un cours de biologie, la quantité des messages incertains et inattendus sera telle
qu'il recevra très peu d'informations. Il faudra donc qu'il reçoive plusieurs fois les choses autrement ce qui veut dire
qu'il faudra avoir recours à beaucoup de redondances (et peu de concision...) pour qu'il ait une chance de
comprendre.
27:1
Atelier : du mercredi 4 mai 2004 du Congrès international de pratiques novatrices pour la prévention du
suicide, Montréal.
181

« n'a plus d'énergie pour se contrôler et sa vision obsessionnelle, dite en tunnel, lui fait vite
oublier ses bonnes intentions»276. En effet, les contrats de non-suicide que passent les
intervenants avec les personnes suicidaires montrent que ceux-ci s'avèrent « inefficaces lorsque
le risque de suicide augmente rapidement ». Et, suivant en cela la ligne de Shneidman, (qui a
exposé en premier cette vision en tunnel du suicidant appelée « constriction »), « la première
mission de tout thérapeute ou individu désirant aider une personne hautement suicidaire est
d'aborder sa constriction, de lui ôter ses oeillères et de permettre à la lumière de lui faire
apercevoir les choses sous de nouveaux angles ».277Et, cette démarche du thérapeute doit être
élargie à celle de l'entourage; selon cette recherche, les informations, recueillies auprès des
proches par la méthode de l'autopsie psychologique après un suicide, sont précieuses pour la
prévention d'autres suicides. L'autopsie psychologique est une méthode qui permet, après un
suicide, de remonter la filière de vie du suicidé pour essayer de comprendre ce qui a pu
déclencher son geste. Parmi les projets novateurs mis sur pied, un par exemple a été élaboré sur
cinq ans. L'objectif est d'identifier les événements déclencheurs c'est-à-dire la somme des
événements graves avant le suicide et plus précisément au cours des dernières douze semaines
avant le décès. Des entrevues semi-structurées d'une durée de deux-trois heures ont été
effectuées auprès des proches du suicidé. Les chercheurs ont procédé à une analyse contextuelle
des événements précédant le suicide. L'échantillon se compose de 66 hommes de 18 à 53 ans
décédés par suicide dans la région de Montréal dans un rayon d'une centaine de kilomètres. Les
informateurs contactés sont soit la conjointe, le frère ou la sœur, un parent. Au moment du décès,
une forte portion était sans travail. Les caractéristiques des suicidés étaient d'être en couple, 20
pour cent avaient suivi un traitement psychiatrique et les deux tiers avaient une dépendance à
l'alcool ou à la drogue. D'autres avaient des dettes et 9 d'entre eux ont reçu des menaces graves
de la part de personnes à qui les gens avaient emprunté de l'argent. En ce qui concerne les
résultats de cette enquête, dans au moins 80 pour cent des cas, il existe un événement majeur, le
plus souvent la rupture amoureuse, qui est facteur déclencheur du suicide. Le poids des dettes et
des conflits familiaux est déterminant dans l'acte final.

2/6
Revue québécoise de psychologie. (2003), Michel Tousignant, Alain D.Lesage, Gustavo Turecki, Monique
Séguin, Nadia Chawky « le suicide chez les hommes de 18 à 55 ans : trajectoires de vie » vol.24, nol, Mont Royal
Québec : 156.
Shneidman Edwin Le tempérament suicidaire, risques, souffrances et thérapies (1999 : 65)
182

Maintenant, à la question de savoir : « en présence d'un individu suicidaire, comment


le thérapeute peut-il intervenir? »,278les chercheurs ont découvert que la constriction
shneidmanienne dépendait d'un style cognitif particulier. Ce style peut se décrire sous trois
aspects reconnaissables : des pensées dogmatiques, des pensées dévalorisantes, des pensées
nihilistes conduisant à cette vision en tunnel, auquel on ne peut échapper, et qui est propre à ce
que Shneidman appelle la « constriction ». Ce processus cognitif empêche la résolution de
problèmes fondée sur la confiance dans ses performances l'estime de soi, et l'assimilation des
problèmes. Tout l'entraînement du thérapeute en face d'un individu suicidaire consiste donc à
l'aider : « à bien aborder le problème à résoudre, bien définir le problème, bien dénicher des
solutions, bien prendre des décisions, bien appliquer une solution et bien vérifier ou évaluer le
résultat » (2003 :118). À noter ici que toujours dans la perspective de Shneidman, la conscience
de la mort volontaire (mort volontaire vécue ici comme une cessation de la conscience
douloureuse) est une réalité cognitive sur laquelle il faut agir pour ne pas en subir les
désagréments ou plutôt les dérèglements. La conscience de la mort volontaire ne fait pas partie
de la conscience du monde, elle fait partie en effet de la conscience du sujet; au pire si le sujet
n'en ressentait pas des dérèglements de temps à autre dans sa conscience, sa conscience c'est-à-
dire dans sa capacité à résoudre les problèmes, on n'aurait pas conscience de son suicide. La
mort volontaire n'existe en effet que dans la mesure où elle est « consommable » par le sujet.
Chez les adolescents particulièrement, les chercheurs peuvent noter une tendance plus forte à
posséder ce style cognitif particulier aux suicidaires. Suivant une étude qui observe les
« caractéristiques cognitives de jeunes suicidants, suicidaires et non suicidaires»,280en effet,
« il existe une différence entre les jeunes suicidaires (tentatives et idéations confondues) et leurs
pairs non suicidaires. Les premiers se distinguent des seconds par leurs pensées plus
dogmatiques, dévalorisantes et nihilistes». L'objectif de cette étude étant d'analyser ces
différences, on a pris un échantillon de 72 jeunes de 15-24 ans répartis en 3 groupes de

278
Revue québécoise de psychologie. . 2003 Aaron Beck et Marjorie Weishaar « En présence d'un individu
suicidaire, comment le thérapeute peut-il intervenir ? » in Le Suicide, vol.24, nol, pp.109-123.
19
Daniel Dagenais a bien vu cet aspect (p. 13) dans La suicidologie : une théorie de la pratique de l'intervention
auprès des personnes suicidaires et je reprends ici un terme de Hannah Arendt qui remarque que : « La culture de
masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la
société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son
métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. » in La crise de la culture,
folio, Paris, :265.
Revue québécoise de psychologie, 2003 Labelle Real, Séguin Monique, Gagnon André, Lachance Lise
« Caractéristiques cognitives déjeunes suicidants, suicidaires et non suicidaires », vol. 24,no 1 :171.
183

suicidants (passage à l'acte), suicidaires (idéations suicidaires) et non suicidaires (pas de


conduites suicidaires). Pour permettre de répartir ces jeunes dans les groupes, une fiche
sociodémographique, des questions d'enquête sur les conduites suicidaires, une échelle des
idéations suicidaires et une échelle de létalité de la tentative de suicide ont été utilisées. Ensuite,
pour étudier les variables qui intéressent les chercheurs, les échelles des croyances
iiTationnelles , de l'estime de soi et un inventaire des raisons de vivre ont été employés
auprès de l'échantillon sélectionné. Tous ces questionnaires se cotent sur une échelle de type
Likert. À l'issue de ces travaux,
« quelques remarques peuvent être formulées pour chaque variable. Pour les croyances irrationnelles, à
l'instar d'Ellis et Ratliff (1986), ce sont les items associés aux attentes élevées de réussite, à la
dramatisation par rapport aux frustrations et à l'impuissance émotionnelle vis-à-vis du malheur qui
distinguent le mieux les suicidaires des non-suicidaires. Pour l'estime de soi, les résultats trouvés
confirment l'état actuel des connaissances, bien que les chercheurs n'aient effectué aucun contrôle sur la
dépression. (...) De là, il serait souhaitable dans une autre étude d'inclure un groupe de comparaison de
jeunes dépressifs non suicidaires. Pour les raisons de vivre, il est intéressant de noter (...) que ce sont les
mêmes sous-échelles, survie et adaptation ainsi que considérations familiales, qui distinguent le mieux les
suicidaires des non-suicidaires. » (2003 :171-172)

Pour compléter ces études sur le risque suicidaire lié aux styles cognitifs de certains
jeunes suicidaires, d'autres recherches28 de Pronovost et coll. (2003) cherchent, entre autres,
à vérifier si les facteurs de protection évalués, le coping, l'estime de soi, le contrôle de soi et le
soutien social varient selon le risque suicidaire, le sexe et le milieu d'appartenance. Suivant un
échantillon de 877 adolescents d'âge moyen de 15,6 ans, une répartition est faite en deux
groupes de comparaison selon qu'ils viennent du secteur scolaire (groupe normatif) ou des
centres jeunesse (groupe clinique), le premier groupe étant de 650 adolescents et le deuxième
groupe étant de 227 adolescents. Pour mesurer le risque suicidaire, on emploie le Suicide
Probability Scale285 (SPS) ; les autres instruments sélectionnés sont : The self-esteem scale 286

Version française abrégée de Dissertation abstracts international (1969) Jones R.G « A factored measure of
Ellis'irrational belief System, with personnality and malajustment correlates », 29, 11-B, 4379-4380.
Traduction française de Rosenberg, M (1965), Self-esteem scale : From Society and the adolescent self-image,
Princeton : Princeton University Press.
Traduction française de Journal of Consulting and Clinical Psychology (1983) Linehan, M.M.,
Goodstein,J.L.,Nielsen,S.L. et Chiles, J.A." Reasons for staying alive when you are thinking of killing yourself :
The reasons for living inventory" , 51(2), 276-286.
84
Revue québécoise de psychologie (2003) « Facteurs de protection reliés au risque suicidaire chez des
adolescents : comparaison de jeunes du milieu scolaire » et de jeunes en centres jeunesse de J. Pronovost, M.
Dumont, D. Leclerc. Vol.24, nol, pp.179-199.
285
Cull, J.G. et Gill, W.S. (1982/1988) Suicide probability scale (SPS). Los Angeles : Western Psychological
Services.
Rosenberg, M (1965) Society and the adolescent self-image, Princeton, NJ : Princeton University Press.
184

287
(pour l'estime de soi), YAdolescent Coping Scale (pour les stratégies de coping), le Self-
control schedule (pour le contrôle de soi) et Social support questionnaire ' (pour le soutien
social). D'après les résultats obtenus,
« il ressort de cette étude que l'estime de soi et le coping non productif sont les deux facteurs dont
l'association avec le risque suicidaire est la plus forte et qui contribue le plus à l'explication de la variance.
Conséquemment, les programmes d'intervention qui visent à soutenir les adolescents vulnérables (suicide,
dépression, toxicomanie, décrochage scolaire, etc.) ont tout intérêt à cibler ces facteurs de protection »
(2003, 193-194).
Et, plus particulièrement, il s'avère que «l'utilisation de stratégies reliées au coping productif
(telles que se centrer sur le positif, résoudre le problème, travailler fort, et se détendre, se
divertir) distingue les non-suicidaires des suicidaires ». ( :193)

5.1.3. L'évaluation adaptative par le potentiel des émotions et comportementale290du


risque par l'absence de sens291 à la vie (pour les aînés).
Comme le montrent aussi les articles «la résolution des émotions I : effets du traitement
cognitif sur les composantes physiologiques et subjectives des émotions négatives» et «la
résolution des émotions II : effets du traitement cognitif des émotions négatives sur la
performance cognitive» dans la Revue québécoise de psychologie (2003), le risque suicidaire

Australian Concil for Educational Research (1993) Frydenberg, E et Lewis R, The Adolescent coping scale
(ACS), Melbourne.
Behavior Therapy (1980) Rosenbaum, M. A schedule for assessing self-control behaviors : Preliminary
findings, 11, 109-121.
Journal of Personality and Social Psvchologv (1983) Sarason, I. G, Levine, H.M, Basham, R.B. et Sarason B.
R. Assessing social support : The social support questionnaire, 44(1), 127-139.
290
D'un point de vue historique, l'analyse comportementale a été définie comme s'articulant en cinq éléments : les
stimuli en tant qu'éléments antécédents ; l'organisme en tant qu'état biologique et élément antécédent ; la réponse
qui se réfère aux comportements observables. Dans la version classique, par exemple, un stimulus sur l'organisme
produit la faim et la faim produit un comportement-réflexe de salivation à la vue de nourriture. Et il est possible
expérimentalement de développer à partir de là non seulement des réflexes primaires mais aussi secondaires. Dans la
version opérante du conditionnement, les comportements observables dépendent des environnements internes et
externes qui sont en relation fonctionnelle et contingente. Ainsi, les programmes de renforcement se mettent en
place seulement quand « l'action-événement » (toujours contingente) aura eu lieu et qu'il y aura des probabilités
qu'elle se répète. Par exemple, le rat affamé mis dans une boîte sera sous contrôle par l'environnement de la boîte
jusqu'à ce qu'une action fortuite d'appui sur levier lui ouvre une trappe de nourriture. L'événement-action
contingente aura de plus en plus de chance de se produire à mesure que l'action « appui sur levier » se répète jusqu'à
l'extinction de la faim de l'animal. L'approche comportementale historiquement s'est toujours opposée à
l'approche mentaliste, ce qu'il faut aussi bien noter ici.
291
Ajoutons fonctionnel. Atelier : « Le développement des buts personnels : un programme innovateur en
prévention du suicide » Sylvie Lapierre, Micheline Dubé, Léandre Bouffard, Real Labelle, Alain Michel in Congrès
international du 4 au 7 mai 2004
185

peut s'évaluer aussi sous l'aspect d'un potentiel d'émotions et un autre programme de
recherche s'est mis en place pour évaluer ce problème.
Selon ces études, les décisions sont dictées par les émotions et la décision du suicide
n'échappe pas à cette règle. Il y a donc une prise de conscience à faire chez l'individu de
l'importance jouée par les émotions dans sa vie. L'émotion est, rappelons-le ici, une réaction à
un souvenir qui a des incidences sur l'activation physiologique et les sentiments subjectifs.
Confronter le contenu émotionnel des événements perturbants aurait des effets sur l'activation
physiologique : les efforts d'inhibition des émotions entraînent en effet une hausse de l'activité
physiologique293. Puisque plus le travail consacré à inhiber les émotions est grand, plus grand est
le stress physiologique et psychologique, toute la tâche consiste donc à résoudre ses émotions.
Résoudre consiste : premièrement à se remémorer l'image-événement perturbante,
deuxièmement à la relier à la cause de son émotion présente, l'identifier c'est-à-dire formuler
intérieurement cette relation de cause à effet, troisièmement l'intégrer à un processus de
résolution de problèmes réussi. Enfin, vérifier d'abord émotionnellement que la situation de
stress a été résolue par l'activation significative de la résolution de problèmes sur l'événement
déclencheur et ensuite vérifier la remise en situation de contrôle faite par l'activité cognitive.
Selon ces travaux, plus grande serait l'habileté des individus à résoudre leurs émotions, plus
grande aussi serait d'une part, la baisse de l'activité physiologique, activité physiologique
observée en hausse lors de l'inhibition des émotions. D'autre part, la baisse de l'activité
cognitive (faiblesse de jugement et à prendre une décision) est corrélative à un manque de
gestion émotionnelle. C'est le cas du suicidaire par exemple; en évaluant le potentiel des
émotions comme un risque, la prévention du suicide consisterait donc dans le développement des
habiletés des individus c'est-à-dire dans le développement de la résolution de problèmes, celle-ci
passant par un entraînement ou une habitude à gérer ses émotions. Cet entraînement permettrait
aussi d'améliorer les performances cognitives des individus et aussi leur état de santé en

Comme le souligne Michel Tousignant, « Brian Mishara a suggéré que l'existence de la prise de décision dans le
cas du suicide sur une base rationnelle et logique va à l'encontre de la réalité de la prise de décision importante des
êtres humains en général. » (2004 :110).
!93
Revue québécoise de psychologie Fecteau Danielle et Blondin Jean-Pierre « La résolution des émotions I :
effets du traitement cognitif sur les composantes physiologiques et subjectives des émotions négatives » in Le
suicide,, vol.24, nol, 2003, Mont-Royal, Québec.
186

général. La résolution de problèmes des émotions s'inscrit dans une démarche bio-psycho­
sociale comportementale. La perception est la façon dont les individus reçoivent l'information.
Le traitement de l'information dépend de facteurs internes du cerveau par exemple l'hippocampe
qui joue un rôle actif dans la mémoire, l'amygdale et le septum situés dans le système limbique.
Celui-ci est relié à l'hypothalamus et le thalamus, véritables plaques tournantes des informations,
au néocortex et aussi au tronc cérébral. Comme l'individu est aussi autoperceptif que recevant, il
est doué d'une image de soi (ou concept de soi). Dans la résolution des émotions, la question
revient à se rendre compte de l'ensemble de la situation perturbante avant qu'elle ne défigure
trop l'image que l'individu se fait de lui-même.
Jusque présent, nous avons constaté l'intérêt des chercheurs pour les tranches d'âge des
jeunes suicidaires, ceux-ci étant plus vulnérables que d'autres et, comme nous l'avons vu,
dépendants d'un style cognitif particulier. Mais les aînés sont aussi sollicités que les jeunes par
ces différents programmes de prévention.
Selon un dernier atelier : « Le développement des buts personnels : un programme
innovateur en prévention du suicide», les chercheurs sont partis du fait que, d'une part, les
aînés sont une catégorie à risque de suicide, et que, d'autre part, la présence de « raisons de
vivre » semble incompatible avec le suicide; il est donc possible pour ces chercheurs d'émettre
l'hypothèse qu'un programme d'apprentissage et de soutien qui permette de détecter ces raisons
de vivre soit pertinent chez les aînés pour diminuer les suicides de cette tranche d'âge de 50 à 65
ans.
Le programme innovateur est donc né ayant pour objectif de développer les buts
personnels de ses participants; les buts ont en effet une grande influence sur le comportement, en
tant que composante de la santé mentale. Ce programme de gestion des buts comporte 11 à 12
rencontres de groupe d'une durée de 2 heures par semaine pour 7 à 10 personnes. Les
participants ont de 50 à 65 ans et les séances sont animées par un retraité et un étudiant. La
structure du programme commence par deux rencontres préliminaires soudant une cohésion et
une coopération dans le groupe et favorisant le partage du vécu à la retraite; puis trois étapes
principales entrent en action dont la première est d'identifier la difficulté, le stress, l'effort, le
contrôle, les croyances négatives. La première étape est une élaboration du but, la seconde une

294
Revue québécoise de psychologie Fecteau Danielle et Blondin Jean-Pierre « La résolution des émotions II :
effets du traitement cognitif des émotions négatives sur la performance cognitive», (2003) in Le suicide, , vol.24,
nol, Mont Royal, Québec.
187

planification du but, une troisième la poursuite du but. Dans la seconde étape, les participants
traduisent le but choisi en termes concrets et précis qui favorisent sa réalisation. Durant la phase
de planification, les participants sélectionnent des moyens efficaces, identifient leurs ressources,
anticipent les obstacles et choisissent les actions concrètes qu'ils effectueront pour réaliser leur
but. Finalement, la troisième étape évalue les apprentissages. Une évaluation du programme sur
l'espoir et le bien-être psychologique est ainsi faite en élaborant une analyse sur la détresse
psychologique et la dépression. Des tests de dépression gériatrique sont donc effectués avant et
après le programme. Il est significatif que les résultats des scores se soient améliorés et d'ailleurs
8 des 10 participants qui avaient pensé, au cours de la dernière semaine, mettre fin à leurs jours
se sont améliorés. Cela permet de croire que le programme aurait un impact positif sur les
personnes ayant des idéations suicidaires.

5.1.4. Un consensus bio-psycho-social sur la nécessaire prise en compte de la


complexité du risque suicidaire
Jusqu'à maintenant les ateliers (et les recherches y afférentes) ont évoqué les aspects
cognitifs, psychosociaux, émotionnels et comportementaux du suicide, suivant en cela la ligne
générale de Shneidman, pour qui (rappelons-le) « des aspects biologiques, culturels,
sociologiques, interpersonnels, intrapsychiques, logiques, conscients et inconscients,
philosophiques sont présents, à des degrés variables, dans chaque acte suicidaire »295. Reste à
savoir maintenant, outre tous ces derniers facteurs, comment les facteurs biologiques et physico­
chimiques sont présents dans le suicide et c'est l'objet de deux conférences plénières du forum :
« It's ail in the brain » et «l'utilité de traiter avec des antidépresseurs pour prévenir le suicide».
C'est ainsi que suivant la conférence plénière intitulée « It's ail in the brain » de Kees Van
Heeringen, trois niveaux de facteurs de risque peuvent être distingués qui permettent de
comprendre le cerveau suicidaire que nous restituons ici.
D'abord, interviennent des stresseurs sociaux (social stressors). Le comportement
suicidaire est précédé par des événements dans la vie présentés comme une menace. Ensuite,
interviennent des facteurs biologiques et psychologiques influencés par la génétique. La
perception est décrite comme une sensibilité aux événements de vie menaçants qui a des

5
Revue québécoise de psychologie (2005) Dionne & Labelle « À propos de la souffrance et du suicide : la
théorie d'Edwin Shneidman », La souffrance,volume 26, no2, : 106. Voir notre section 5.1.1. p.6.
188

corrélats avec des facteurs neurobiologiques. Le déficit de certaines substances biochimiques a


un effet sur les personnes dépressives par exemple la sérotonine. La sérotonine est produite
naturellement par un groupe de neurones. Les corps cellulaires des neurones sont rassemblés en
plusieurs noyaux situés dans le tronc cérébral. Une baisse de l'activité de ces neurones serait
associée à diverses formes de dépression, en particulier celles conduisant au suicide. Cette baisse
de sérotonine a pu être mesurée de façon indirecte dans la circulation sanguine de personnes en
dépression. Normalement, la sérotonine est présente dans de nombreux neurones du système
nerveux central. Elle intervient dans de nombreux mécanismes physiologiques notamment le
sommeil et son taux est contrôlé par les gènes. Enfin, parmi les facteurs de risque qui permettent
de comprendre le cerveau suicidaire, interviennent des facteurs du seuil de déclenchement
(threshold) du comportement suicidaire. Ceux-ci sont au moins au nombre de trois :
l'impulsivité, l'agressivité et l'anxiété. Grâce à l'imagerie cérébrale296, les chercheurs ont pu
localiser des zones dans le cerveau qui participaient par exemple à l'activité de colère, et ils ont
pu constater des différences de localisation entre les personnes qui contrôlaient leur agressivité
en la canalisant mieux que celles vulnérables au comportement suicidaire ne contrôlant pas ou
mal leur agressivité. À ces trois niveaux de facteurs de risque, différentes tentatives ou stratégies
de traitement peuvent être employées. Dans le cas où les stresseurs sociaux deviennent
problématiques pour le sujet, il est possible d'avoir recours à un «traitement de la conscience »
c'est-à-dire de la résolution de problèmes (coping). Dans le cas où les facteurs neurobiologiques
sont prégnants, il est possible d'avoir recours à des traitements chimiques. Enfin, dans le cas où
les facteurs de déclenchement du comportement suicidaire sont présents, il serait souhaitable
d'utiliser l'imagerie cérébrale pour confirmer le diagnostic. Ces modèles d'imagerie cérébrale-
dont nous reparlerons dans le volet des technologies de pointe - pourraient en effet être
prometteurs pour dépister le risque suicidaire à l'avenir.

Maintenant, dans l'autre conférence plénière intitulée « l'utilité de traiter avec des
antidépresseurs pour prévenir le suicide », il ressort que malgré les controverses sur l'utilité

Conférence : « If s ail in the brain » de Kees Van Heeringen in Congrès international du 4 au 7 mai 2004 à
Montréal.
97
Herman M. van Praag a engagé une discussion contradictoire avec Gôran Isacsson, à la conférence : « l'utilité de
traiter avec des antidépresseurs pour prévenir le suicide » in Congrès international du 4 au 7 mai 2004 à Montréal.
189

des anti-dépresseurs dans la diminution des suicides, il reste des tenants pour cette méthode.
Des études novatrices en ce domaine dans les pays nordiques montrent ainsi une piste possible
pour les programmes de santé publique. En effet, les cas de suicides sont d'après ces études
souvent associés à la dépression (environ 50 %). Il existe des traitements efficaces à la
dépression. (70 % d'efficacité pour les anti-dépresseurs). La dépression est largement sous-
traitée dans la population et dans le cas de suicide. Accroître le traitement de la dépression dans
la population y réduira les taux de suicide, car l'augmentation des ordonnances d'antidépresseur
dans la population a été associée à une diminution du taux de suicide dans cinq pays (Suède,
Norvège, Finlande, Danemark, Hongrie). Si le risque de suicide est moindre chez les individus
traités avec des anti-dépresseurs n'est pas démontré, il reste qu'aucune trace d'antidépresseurs
n'a été relevée dans le sang des suicidés. Dans une perspective de santé publique, il est donc
raisonnable d'envisager notamment cette solution étant donné que «le traitement de la
dépression se traduit non seulement par des incapacités réduites pour les individus affectés, mais
aussi par une plus grande productivité au travail, sans oublier qu'il peut accroître leur efficacité
comme parents» (2002 :247). Il ne faut pas négliger en effet que la dépression «devient l'une
des causes principales de paiements d'invalidité dans l'industrie et dans le secteur public».
Voilà donc une conclusion dotée d'un argument incontournable.

Essayons maintenant de cerner par quel consensus se rassemblent tous les suicidologues
participant aux ateliers et conférences ci-dessus mentionnés299bien que les risques suicidaires

Gôran Isacsson, Alain D. Lesage, Frédéric Grunberg, Monique Séguin «Données récentes d'études
Scandinaves. Traiter la dépression : une stratégie efficace de prévention du suicide ? » in Revue Santé mentale au
Québec, Volume XXVII, Automne 2002, Numéro 2, Québec.
299
Notons avec Morange Michel (1994), Histoire de la biologie moléculaire, la Découverte : Paris, que l'objectif de
la biochimie est de comprendre comment se transforment les molécules à l'intérieur des êtres vivants. C'est à partir
de la biochimie et de la génétique que se développa la biologie moléculaire . En admettant la théorie synthétique
de l'évolution, les biologistes moléculaires des débuts ont fait tendre le fonctionnement des êtres vivants aux
propriétés des molécules qui les composent. Or, pour un biologiste moléculaire actuel, un gène est un morceau
d'ADN qui code pour une protéine. Les développements de la biologie moléculaire ont montré la distance qu'elle
entretient avec la génétique des populations pour qui le gène « est un facteur, transmis de génération en génération,
dont les variations pourront conférer un avantage sélectif, positif ou négatif, aux individus qui le portent. » ( :328)
Pour les sociobiologistes, alors qu'une structure existe toujours par son avantage sélectif, pour les biologistes
moléculaires elle peut exister pour des raisons de morphogenèse sans qu'il y ait un avantage sélectif quelconque. À
partir de là, nous pouvons voir le danger pour les biologistes moléculaires à déplacer, pour des raisons de synthèse
évolutive, comme le font les sociobiologistes, le plan dogmatique vers le plan de l'objet disciplinaire c'est-à-dire
«déplacer l'étude des phénomènes évolutifs de l'individu ou de la population aux molécules dont ils sont formés. »
(:326). La frontière entre le génétique et la biochimie est parfois vite franchie dans un souci d'efficacité et souvent
avec les meilleures intentions du monde.
190

identifiés soient bien divers. C'est sur ces disparités justement que se fait le consensus parce que,
comme l'on vient de le voir ci-dessus avec chaque étude empirique, le suicide n'est pas
seulement surdéterminé par un facteur de risque, il est aussi multidéterminé. Et « cela
implique que l'on doit agir à plusieurs niveaux et avec différentes méthodes pour obtenir
un véritable effet préventif» indique l'article « Succès, échecs et défis en prévention du suicide
au Québec » dans la Revue québécoise de psychologie (2003),300Ce n'est donc pas en agissant
sur un facteur spécifique de risque surdéterminé par une recherche que l'on obtiendra un effet
significatif des interventions sur le suicide. Car,
« ce qui différencie le suicide de la grande majorité des autres causes de décès est le fait qu'il s'agisse d'un
phénomène multidéterminé et que, même avec la meilleure volonté du monde et avec les plus ambitieuses
recherches, on ne réussira jamais à identifier une cause unique au phénomène. Ainsi, la règle générale en
suicidologie veut que l'on parle de « facteurs associés », de « facteurs de risque », de « facteurs de
protection », « d'événements déclencheurs », etc. » (2003 :126)

Et, suivant les suicidologues, cette complexité du phénomène est bien ce qui gêne l'efficacité des
résultats dans les interventions sur le suicide.-Cette complexité du phénomène inclut le fait que,
bien que les intervenants ne le perçoivent pas ainsi (par le fait même de leur surinvestissement
dans le domaine),
« le suicide est un événement relativement rare » ; car, « la recherche sur le « coping » démontre que les
êtres humains cherchent automatiquement des façons de gérer leur stress et ces mécanismes d'adaptation
fonctionnent généralement ou au moins fonctionnent suffisamment, pour que la grande majorité des êtres
humains ne se suicident jamais malgré l'intensité de leurs souffrances. On peut donc prévenir le suicide en
adoptant les méthodes utilisées par la grande majorité des personnes suicidaires qui trouvent de l'aide ou
changent d'avis » (2003 : 129)

Les implications d'un tel constat : la grande majorité des personnes potentiellement suicidaires
ne se tuent pas, n'est pas un constat d'échec pour l'intervention, et pour les intervenants qui sont
sursensibilisés aux risques suicidaires sur le terrain; cela renforce seulement le fait qu'il y a bien
des pluririsques (ou facteurs associés) à bien prendre en compte d'une part, et que d'autre part il
y aurait un secteur à développer dans la recherche et l'intervention : l'étude des protections c'est-
à-dire l'étude des mécanismes d'adaptation et de défense vis-à-vis du suicide. C'est dans cette
optique que : « récemment, Mishara et Ystgaard (2003) ont démontré qu'un programme intensif
de vingt-quatre semaines auprès de jeunes enfants de maternelle et de première année du
primaire peut significativement améliorer les mécanismes d'adaptation des enfants et que ces
améliorations vont persister au moins une année sans intervention supplémentaire. Une telle
3011
Revue québécoise de psychologie (2003) Mishara Brian « Succès, échecs et défis en prévention du suicide au
Québec », vol.24, nol : 125-134. C'est moi qui souligne en gras.
191

approche pourrait éventuellement avoir un effet à long terme de diminution du taux de suicide
dans une population (pour en savoir plus, visiter le site www.partnershipforchildren.org.uk».301
L'étude des mécanismes d'adaptation permettrait donc de développer la prévention en
intervenant préventivement avant qu'il y ait un risque. L'étude associée des mécanismes de
protections avec celle des variétés des facteurs de risque serait donc nécessaire et possible, car
leurs caractéristiques communes sont : l'équifinalité et la plurifinalité des processus. Et une
interaction entre facteurs de risque et facteurs de protection appelle nécessairement une
dimension plurisystémique, une imbrication des systèmes environnementaux et des transactions
multiples entre l'individu et l'environnement dans une perspective développementale. Cette
perspective développementale est d'ailleurs dans la lignée du paradigme probabiliste, car «le
paradigme probabiliste a aussi donné naissance, dans les années 1970, au modèle
biopsychosocial (Engel,1977), au modèle écologique (Bronfenbrenner, 1979, 1989) et à
l'approche transactionnelle du développement humain (Sameroff et Chandler, 1975),»
(2004 :53)302 (modèles, rappelons-le, que nous avons déjà évoqués au chapitre 4.1.4). En suivant
ces modèles systémiques, il y a ainsi, selon l'ouvrage intitulé Évaluation de programmes en
prévention du suicide (2004),303un défi prometteur à relever, car « dans la mesure où
scienticificité et adaptation à la réalité du terrain sont conciliées, ce type de recherche présente
l'avantage de conjuguer la recherche et la pratique en prévention du suicide» (2004 :167).304.
C'est ainsi que « dans le futur, les décideurs, les intervenants et les chercheurs auront à relever
le défi de parvenir à un consensus sur le cadre théorique du suicide» ( :169). Depuis une
vingtaine d'années, les évaluations de programme s'améliorent de plus en plus selon l'ouvrage,
et il est donc envisageable d'arriver à ce consensus. Comme nous le constaterons dans notre
dernière section (-5.3-), cela « suppose un choix et une volonté politiques de considérer

Revue Québécoise de psychologie, le Suicide, vol.24, nol. (2003 : 129).


3(12
Évaluation de programmes en prévention du suicide (2004) Jean Jacques Breton « Les indicateurs en
prévention du suicide, proposition d'un cadre conceptuel pour le XXIème siècle » in, Presses de l'Université du
Québec.
303
La rétroaction ou le feed-back, termes de cybernétique, consiste pour le récepteur à comprendre ce qu'il a dit à
partir du moment où l'émetteur répond au récepteur. Si vous posez par exemple une question, vous n'êtes pas censé
avoir compris la dite question tant que la réponse ne vous est pas parvenue. Car c'est à partir de la réponse, que vous
allez évaluer les questions à poser. Et cette évaluation permettra d'ajuster ou de réajuster l'action. A la base de cette
notion, une dynamique de l'action et de rétroaction est présente.
304
Évaluation de programmes en prévention du suicide, 2004, ouvrage collectif, « l'avenir de l'évaluation de
programmes en prévention du suicide » in Presses de l'Université du Québec ( :167)
192

l'évaluation de programmes comme un outil de planification stratégique en prévention du


suicide » ( :168).
Face à la complexité des processus en suicidologie, il y a donc une attitude de
scientificité à adopter pour les suicidologues : la mise en place de programmes d'évaluation qui
se fonde non sur le principe de certitude (tel un calcul simple de probabilités) mais sur un
principe d'incertitude.305L'incertitude remplace la certitude et la multiplicité des facteurs
intervient dans la recherche des probabilités.306Cest donc une approche globale (qui connaît
actuellement un vif engouement en psychologie et psychiatrie) centrée sur le processus et le
développement des systèmes à laquelle nous invitent les suicidologues.

5.1.5. Les outils des technologies de pointe : l'imagerie cérébrale, la nouvelle


pharmacologie et l'Internet
Il nous reste maintenant (avant de clore cette section -5.1 - et de s'atteler au problème
organisationnel de la prévention) à dire quelques mots à propos de l'éventail des technologies de
pointe investies dans la prévention du suicide; nous étudierons d'abord celles qui comportent,
suivant les suicidologues, un réel avantage quant à la détection des facteurs de risque, au premier
rang desquels est l'imagerie cérébrale.
Les neurosciences ont des outils technologiques de pointe tels que scanner ou imagerie cérébrale
qui permettent en effet de visualiser le cerveau. Selon la psychiatrie américaine, la maladie
mentale est reliée à une maladie du cerveau. Il serait donc possible de voir sinon la maladie elle-
même, les facteurs de risque de cette maladie que sont par exemple les comportements
suicidaires comme la colère ou l'agressivité. Les phases par exemple de colère ou d'agressivité
pourraient être visualisées pour voir si celles-ci sont bien ou mal canalisées. Comme l'acte
suicidaire est souvent corrélé avec l'impulsivité, cela pourrait servir d'indice pour dire si le seuil

305
Rappelons ici avec Hannah Arendt ( 1972), La crise de la culture, huit exercices de pensée politique, Gallimard,
Paris, l'origine physique de ce mode de compréhension. Selon la physique quantique en effet, le principe
d'incertitude « affirme qu'il y a certaines paires de quantités, comme la position et la vitesse d'une particule, qui
sont entre elles dans un rapport tel que la détermination de l'une d'elles avec une précision accrue entraîne
nécessairement la détermination moins précise de l'autre » . Et Hannah Arendt de poursuivre qu'Heisenberg en
conclut que « nous décidons, par notre sélection du type d'observation employé quels aspects de la nature seront
déterminés et quels aspects seront laissés dans l'ombre » ( :351 )
Cette façon de procéder est la même que celle de l'ingénierie des facteurs de risque. Dans cette branche de
l'ingénierie, tous les scénarios possibles de catastrophes sont étudiés puis il y a ensuite une multitude de calculs qui
sont faits pour montrer la quasi-improbabilité que tel ou tel scénario de risque se passe effectivement. C'est le cas
par exemple dans les centrales de nucléaire. Et, nous développerons un commentaire de l'aspect des facteurs de
risques avec Denis Duclos dans notre chapitre 7.
193

de déclenchement d'un individu est franchi ou non. En ce qui concerne la technique elle-
même, rappelons que l'image des coupes des différentes parties du cerveau est récente. Pendant
longtemps, on a dû avoir recours à des techniques indirectes comme la dissection post-mortem
ou la destruction sélective de certaines régions cérébrales chez l'animal pour comprendre le rôle
joué par les diverses parties cérébrales. Puis, vers le milieu du siècle passé, des stimulations
électriques appliquées directement sur le cerveau lors de neurochirurgie a permis d'établir des
premières cartes cérébrales fonctionnelles chez l'être humain. Depuis le début des années 1990,
grâce aux progrès de l'informatique et de la détection des rayonnements, les chercheurs peuvent
voir ce qui se passe dans le cerveau au cours d'une tâche sans avoir à ouvrir la boîte crânienne.
On distingue l'imagerie anatomique qui souligne les structures cérébrales et ses anomalies
(tumeur, caillots...) d'avec l'imagerie fonctionnelle. Cette dernière, complémentaire de l'autre,
mesure l'activité de certaines régions du cerveau durant certaines tâches. Par exemple, le
« computerized tomography » (CT scan) produit un réaménagement par ordinateur de plusieurs
images prises aux rayons X sous différents angles. Grâce à l'ordinateur, le CT scan peut donc
créer une vision tridimensionnelle des structures du cerveau. Par contre, l'imagerie par résonance
magnétique fonctionnelle visualise l'activité des différentes régions cérébrales lors d'une tâche.
Tout comme la tomographie par émission de positons (première technique d'imagerie
fonctionnelle), l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle s'appuie sur un phénomène
physiologique. Des neurochirurgiens, déjà à la fin du 19e siècle, établirent que les fonctions
cognitives modifient localement la circulation sanguine cérébrale. Quand un groupe de neurones
devient plus actif, une vasodilatation locale des capillaires sanguins cérébraux s'opère
automatiquement pour apporter davantage de sang (et donc d'oxygène) vers ces régions plus
actives. Lors d'une tomographie par émission de positons, par exemple, on doit injecter au
patient une solution contenant un élément radioactif. Davantage de radioactivité sera donc émise
des zones cérébrales les plus actives à cause de cette vasodilatation qui apporte plus de solution
radioactive dans ces régions. Sur l'image, les couleurs les plus chaudes correspondent aux zones
les plus actives. Ainsi, il est possible de voir lors d'une activité de colère comment le cerveau
canalise par exemple cette activité. De même, il est possible de voir les différentes résolutions du
cerveau 10 jours et 30 jours après l'abstinence d'un sujet alcoolique. Ou bien il est possible de

17
Cf. site Web de McGill.
194

comparer l'image du cerveau d'un sujet normal avec celui d'un patient atteint de dépressions
sévères (taux de sérotonine plus faible, détecté par l'image).
Ensuite, nous avons vu plus haut la corrélation effectuée entre la dépression et le suicide,
et l'hypothèse que l'administration plus régulière d'anti-dépresseurs pourrait empêcher certains
dépressifs de se suicider. Les anti-dépresseurs entrent dans la catégorie des psychotropes. On
appelle psychotropes selon la définition de Jean Delay, neuropsychiatre, «l'ensemble des
substances, d'origine naturelle ou artificielle, qui ont un tropisme psychologique, c'est-à-dire qui
sont susceptibles de modifier l'activité mentale, sans préjuger du type de cette modification»30 .
(1993 :204). Les psychotropes se classent en psycholeptiques qui diminuent l'activité mentale,
en psychoanaleptiques qui l'augmentent, et en thymorégulateurs qui stabilisent l'humeur. Les
anti-dépresseurs appartiennent à la catégorie des psychoanaleptiques et améliorent l'humeur
c'est-à-dire qu'ils sont faits «pour remonter le moral » et ils suppriment le sommeil paradoxal.
Depuis que l'on a compris sur quels mécanismes physiologiques les molécules interviennent, des
molécules de synthèse ont été fabriquées servant ainsi à soigner les troubles mentaux et à
développer toute une pharmacologie. La dépression est classée par les organismes de santé
publique comme un trouble mental, et à ce titre, la porte est ouverte pour autoriser le recours et à
l'utilisation de médicaments tels les psychotropes pour traiter la dépression. De toute façon, il
s'agit presque toujours dans le traitement d'augmenter ou de diminuer l'efficacité du
fonctionnement de certaines synapses.

À ces techniques pharmacologiques et à celles de l'imagerie cérébrale s'ajoute un autre


outil intéressant pour la prévention du suicide : l'outil Internet et les techniques novatrices dans
le: domaine. Deux programmes américains innovateurs ont été mis en place sur le Net, l'un
s'appelle « endingsuicide »309 et l'autre est un programme d'évaluation provenant du « Suicide
Prévention Resource Center».310 Examinons-les brièvement l'un et l'autre. Le premier
programme, intitulé « endingsuicide », a été commandité par le National Institute of Mental
Health (NIMH) à un entrepreneur nommé Clinical Tools. Le NIMH est un élément des National
Institutes of Health (NIH), eux-mêmes intégrés au Département américain des Ressources

Joly Jean et Boujard Daniel (1993) Manuel de biologie pour psychologues D >d : Paris.
30)
Atelier : « Web Based Resource for Suicide Prévention Education », Bran oods, Warren Wilson, Mary P.
Metcalf in Congrès international du 4 au 7 mai 2004 de Montréal.
310
Conférence « Where is the Evidence in Evidence-Based Practices ? » Morton Silverman in Congrès
International du 4 au 7 mai 2004 de Montréal.
195

Humaines et de la Santé. Le NIMH est l'une des 27 agences du NIH et la principale agence
fédérale de recherche biomédicale et du comportement. Selon cette agence,
« préventive efforts to reduce suicide should be based on research that shows which risk and protective
factors can be modified, as well as which groups of people are appropriate for the intervention. » 3 "

Clinical Tools, de son côté, est une entreprise multimédia dans le domaine médical. Son mandat
avec le programme « ending.suicide » est de fournir sur Internet des formations et des
informations aux professionnels et aux usagers sur le risque suicidaire. En effet, ce programme
s'adresse aussi bien aux chercheurs qu'aux professionnels de la santé et au public en général.
Des formations en ligne permettent aux professionnels de mieux cerner les patients à risque et de
mieux cibler les interventions appropriées dans tel ou tel cas. Ces formations sont accréditées par
le Service de formation continue des médecins. Grâce à la banque de données du site, les usagers
peuvent aussi avoir de l'information sur les centres de prévention du suicide dans chaque État.
Cette banque de données, ouverte à tous, permet de couvrir au maximum les besoins d'assistance
qu'ils proviennent du public, des professionnels ou des chercheurs.
En ce qui concerne le programme de Suicide Prévention Resource Center, (SPRC)
l'objectif est légèrement différent. Le SPRC est le plus grand centre de ressources sur le suicide
aux États Unis et il travaille notamment en collaboration avec l'American Association of
Suicidology. Il collabore de près ou de loin avec tous les organismes touchant au suicide aux
États-Unis car son mot d'ordre est celui-ci :«..increasing capacity through
collaboration ».312SPRC a construit son expertise à partir d'autres centres de ressources
concernant la santé mentale, la violence, centres tels l'Education Development Center (EDC) et
le Suicide Prévention Action Network (SPANUSA) situé à Washington. Les réseaux de
prévention sur le Net « are coalitions of change-oriented organizations and individuals working
together to promote suicide prévention. Prévention Networks might include statewide coalitions,
community task forces, régional alliances, or professional groups. »Le SPRC a été créé parce
que près de 30 000 américains meurent par suicide chaque année; et ce n'est que récemment que
le suicide a été présenté comme un problème de prévention et de santé publique. «SPRC was
created to gather and disseminate evidence-based suicide prévention practices and enhance
capacity for state and local prévention planning, implementation, and évaluation. » Le SPRC a
donc trois tâches : identifier et diffuser l'information et le matériel pédagogique relativement au

Site Web - http : www.Endinp.Suicide.com : 2.


3I
" Site Web - http : www.sprc.org
196

suicide, rehausser le partenariat en prévention du suicide, aider les États et les communautés à
accroître leur capacité d'implantation, de développement et d'évaluation des programmes en
prévention du suicide. Le travail du SPRC se base sur le rapport fédéral américain réalisé en
2001 qui fournit la stratégie nationale pour la prévention du suicide (autrement dit la «Suicide
Prévention Network Action USA » ou SPANUSA) aux États-Unis. Nous y reviendrons plus en
détail dans notre dernière section -5.3.- Pour le moment, en suivant le fil directeur d'un congrès
de suicidologie, nous allons maintenant appréhender l'univers des intervenants sociaux après
celui des chercheurs et nous terminerons par la sphère des décideurs publics.

5.2. Le problème organisationnel de la prévention suicidaire; une affaire


d'intervenants bien éduqués

En effet, rappelons-le, nous retrouvons, dans ces congrès de la suicidologie, trois


catégories d'acteurs : les spécialistes scientifiques, les intervenants et les décideurs publics. Et le
problème de l'intervention suivant les groupes d'acteurs se classe donc pour la suicidologie soit
comme une opération scientifique, soit comme un problème organisationnel, soit comme une
question systémique de sécurité publique. Nous savons maintenant ce qu'on entend par
interventions quand il s'agit de la classe des chercheurs experts en suicidologie: l'intervention
signifie explorer les facteurs de risques. Voyons maintenant en quoi consiste l'intervention pour
la catégorie des intervenants dans cette présente section puis enfin en quoi elle consiste pour
celle des décideurs publics dans notre dernière section.

5.2.1. Les évaluations de programmes en prévention du suicide des jeunes


D'emblée, pour les intervenants en général (intervenants directs sur le terrain ou
formateurs intermédiaires en suicidologie auprès des personnes en contact avec les jeunes),
intervenir signifie prévenir. Or, la prévention du suicide est problématique : elle l'est par la
façon de poser le problème, elle l'est aussi quand elle s'adresse particulièrement à une
population cible jeune, elle l'est enfin quand la prévention du suicide s'enseigne dans le cadre de
formations. La prévention du suicide conçoit en effet le suicide comme un mécanisme
d'adaptation et, dans leur formation concernant la « problématique du suicide », la suicidologie
ne s'intéresse pas tant au comptage des suicides complétés, mais plutôt aux personnes cibles
197

touchées par le phénomène du suicide. Alors que le phénomène du suicide est relativement rare,
comme le fait d'ailleurs remarquer le rapport de l'Institut national de santé publique québécois;
par contre, on estime, selon le Comité de Prévention du Suicide et le Centre de prévention du
suicide de Québec, à approximativement 700 000 personnes touchées par an au Québec par le
suicide. Par exemple, en 2005 on dénombre 1 259 suicides complétés. Pour chaque suicide, on
estime, à partir de là, qu'il y a 10 proches de l'entourage endeuillés pour un suicide ce qui donne,
par exemple, pour 2005, un nombre de 12590 proches endeuillés par le suicide. Toujours avec
l'exemple de l'année 2005, on estime les tentatives de suicide à 43 000, les fortes idéations
suicidaires à 22 200 et les idéations suicidaires faibles avec ou non tentatives de suicide à 426
000, etc. Suivant cette pyramide de chiffres, faite à partir de 1 259 suicides complétés au Québec
en 2500, on arrive à un chiffre exponentiel pouvant aller jusqu'à 700 000 personnes touchées
par an par le suicide :

1259 suicides complétés / \

12590 proches endeuillés

43000 tentatives de suicide -TS,

22 000 fortes idéations


de suicide -IS /

42.6 000- IS /T!


etc. f-

Problématique du suicide. Nombre de personnes touchées par le suicide en 2005


Extrait de la formation du CPS de Québec et du Comité de Prévention du suicide Université Laval 2007.
198

Dans ce modèle épidémiologique de la prévention, on arrive ainsi à cerner un problème


qui dépasse de loin le suicide lui-même puisqu'il met en jeu les mécanismes d'adaptation des
personnes lésées ou dérangées ou simplement concernées directement ou indirectement par
l'apparition du suicide. C'est alors que l'on peut parler, envers le suicide au Québec, de
phénomène de société (au sens de médiatique). Cependant, ce phénomène de société au Québec,
qui revient à avoir un taux de suicide d'environ 20 pour 100 000 habitants, est relativement rare
en le comparant aux taux des maladies de cœur ou des cancers qui sont respectivement de 260 et
220 pour 100 000 habitants. En effet, comme le remarque le rapport de l'Institut national de
santé publique québécois (mars 2004),313 au Québec,
« malgré des taux qui oscillent autour de 20 pour 100 000 habitants, le suicide est un événement rare
comparativement à d'autres problèmes comme les maladies de l'appareil circulatoire et les cancers qui
touchent respectivement environ 260 et 220 personnes sur 100 000 annuellement (Pageau, Choinière,
Ferland et Sauvageau, 2001). Faire la démonstration statistique qu'une stratégie est efficace est donc un
exercice ardu. » (2004 :21)

Et suivant le Comité de Prévention du Suicide et le Centre de prévention du suicide, ce sont les


jeunes particulièrement qu'il faut protéger puisque « 28 % des jeunes de 15-24 ans souffrent de
détresse psychologique élevée versus 20 % dans la population (MSSS 1998)». C'est pourquoi
des stratégies ont été mises en place par l'intermédiaire de programmes en prévention du suicide
des jeunes. Et les évaluations de programmes au Québec sont remarquablement exigeantes
concernant la prévention du suicide de 15 à 24 ans. Des lacunes de prévention afférentes à la
particularité de cette tranche d'âge ont été notées et font actuellement l'objet d'un remaniement
des stratégies, des formations et des interventions. Voyons lesquels à travers quelques exemples
novateurs présentés à un forum de suicidologie.

Nous avons déjà remarqué jusqu'ici combien la notion d'efficacité était au cœur des
préoccupations des intervenants sociaux comme des chercheurs au point qu'ils se mobilisent
pour se répartir les tâches et les spécialités convenant à chacun suivant son niveau, sa
compétence et sa situation stratégique d'observateur du point de l'intervention sur le suicide.
Depuis 1998 au Québec, une stratégie de grande envergure a été mise en place concernant la
prévention du suicide. En effet,

31 !
INSTITUT NATIONAL DE SANTE PUBLIQUE DU QUEBEC Rapport «Avis scientifique sur la
prévention du suicide chez les jeunes », mars 2004, http ://www.inspq.qc/
199

« la mise en œuvre de la Stratégie québécoise d'action face au suicide par le ministère de la Santé et des
Services sociaux en 1998 (MSSS,1998) marque une étape significative du développement de la prévention
du suicide au Québec. (...) C'est (...) pour la première fois, en 1998, qu'une approche globale du
problème, composée d'actions à tous les niveaux, est instaurée au plan national. »

C'est dans le cadre de cette stratégie que des programmes de sensibilisation au suicide ont été
expérimentés dans les milieux scolaires, que des programmes d'aide par les pairs ont été mis en
place et que des sentinelles, c'est-à-dire des personnes adultes en contact avec les jeunes, ont été
formées. Ces sentinelles sont des personnes qui, par leur profession, sont en relation avec les
jeunes, par exemple, les éducateurs. Des études récentes ont ainsi repéré des lacunes importantes
concernant la formation de ces professionnels et des outils désuets quant à l'approche
pédagogique du suicide. Or, il est important de bien former le personnel qui s'occupe des
jeunes. Il doit avoir des compétences c'est-à-dire avoir un ensemble intégré de perceptions,
d'habiletés, de connaissances. Cette exigence de formation répond d'ailleurs aux attentes d'un
personnel qui se pose les questions : quoi faire? est-on efficace? Un double effort d'amélioration
des connaissances et des outils pédagogiques s'imposait donc. De plus, certaines études montrent
le caractère obsolète, voire dangereux, du matériel pédagogique. Ainsi à l'école, le programme
d'aide par les pairs permet de pallier dans une certaine mesure ces lacunes suivant le rapport de
l'Institut de santé publique québécois. Les programmes d'aide par les pairs ont d'abord été
conçus pour donner du soutien aux jeunes en difficulté scolaire, mais ils s'étendent maintenant à
la prévention du suicide. Des études en effet ont montré que les jeunes ne confient pas leurs
idéations suicidaires à des spécialistes, mais à des pairs. Car «la communauté des jeunes»
cherche à se distinguer de la « communauté des adultes » et elle ne cherche pas à communiquer
avec cette dernière. En effet, peu de jeunes optent pour une démarche auprès d'un adulte ou
d'une ressource d'aide, car l'une des particularités des jeunes est le besoin de régler leurs
problèmes seuls. De plus, le fait de communiquer une information obtenue par un pair (par
exemple, une idéation suicidaire) à un adulte est vu comme une trahison par les jeunes. Ainsi,
« les programmes d'aide par les pairs visent à développer les habiletés relationnelles des jeunes et à
consolider leurs réseaux de soutien. L'approche préconisée est basée sur une approche d'écoute active,
d'aide à la résolution de problèmes et de référence à des ressources appropriées. Les programmes peuvent
être très différents les uns des autres. Ils mettent habituellement l'accent sur le fait que les jeunes aidants ne
sont pas des thérapeutes, qu'ils ne doivent pas se substituer à l'aide professionnelle et qu'ils doivent au
contraire demander l'assistance d'un adulte lorsqu'ils sont en contact avec un jeune suicidaire. »315

314
REVUE QUEBECOISE DE PSYCHOLOGIE (2003) Le suicide, vol.4 nol, Montréal ( : 289).
31
INSTITUT NATIONAL DE SANTE PUBLIQUE DU QUEBEC Rapport « Avis scientifique sur la prévention
du suicide chez les jeunes », mars 2004, http ://www.inspq.qc/ (: 12)
200

Ces programmes se heurtent cependant à l'attente de secret qu'un jeune en difficulté exprime
vis-à-vis d'un autre jeune quand le premier fait part de ses problèmes. Car le secret est l'une des
attentes des jeunes vis-à-vis de leurs amis. Pour contourner ce problème, un programme intitulé
Agir ensemble pour prévenir le suicide chez les jeunes a été mis en place. Ainsi,
« l'hypothèse du programme se résume ainsi : en formant des intervenants à l'intervention auprès des
jeunes suicidaires, en favorisant l'établissement de mécanismes de références entre les ressources, en
sensibilisant les jeunes, les parents et le personnel scolaire (indices des comportements suicidaires,
comportement d'aide et utilisation des ressources existantes) et en favorisant une réflexion sur l'importance
de ne pas garder un secret, on contribue à une prise en charge rapide du jeune suicidaire, qui limitera le
passage à l'acte et qui préviendra, éventuellement, un décès par suicide».316

La formation compte une quinzaine de participants susceptibles d'être en contact avec un jeune.
La durée de la formation est de trois jours; un diagramme de cheminement pour la prise en
charge est construit. Puis des rencontres de sensibilisation avec le personnel, les parents, etc.,
d'une durée de trois heures, ont lieu avec des intervenants formés. « Les principaux thèmes
abordés sont : Moi et le suicide, Reconnaître les signes, Faire quelque chose, À qui faire
confiance, Secret et Loyauté. Pour les parents, la question de l'adolescence est ajoutée aux
thèmes précédents » (:261). Des activités, notamment avec une vidéo-cassette intitulée Le secret,
ont été présentées en classe sur deux périodes de 75mn. Les appréciations à l'issue de cette
expérience sont favorables de la part de tous les publics concernés (éducateurs, enseignants,
jeunes sensibilisés). Les jeunes «montrent une amélioration significative du fait d'en parler aux
parents du jeune suicidaire » ( :266). La vidéocassette Le secret est appréciée aussi bien par les
jeunes que par les adultes. Tous ont augmenté leurs connaissances sur les ressources d'aide en
prévention du suicide. Les objectifs du programme en question étaient d'outiller les intervenants,
mettre en place un filet de prise en charge et de sensibiliser l'entourage pour favoriser un
repérage et une action auprès des jeunes suicidaires. Les résultats de l'expérience sont donc
encourageants. Cela « a permis de bonifier les documents produits, de rassurer les concepteurs
du programme sur son adéquation et sur la pertinence de le diffuser. En effet, l'AQS a attendu
les résultats de cette étude avant d'en finaliser la production et d'en commencer la
promotion » (:269).

:
' REVUE QUEBECOISE DE PSYCHOLOGIE (2003) Le suicide, vol.4 nol, Montréal ( :259)
201

Ce programme n'est pas limitatif; il complète d'autres programmes d'interventions


cliniques317 effectuées auprès des intervenants de premier niveau (école, centres de jeunesse,
travailleurs de rue, centre communautaire...) Il s'agit par ces formations d'éduquer les sentinelles
à reconnaître les signes cliniques (épisode paranoïaque, abus de drogues, retrait et isolement,
abus sexuels, et autres..) des jeunes au moyen de matériels de formation tels que vidéocassettes
ou vignettes cliniques qui illustrent des mises en scène d'adolescents ou d'adolescentes, faites à
partir de cas réels. L'accent est notamment mis sur deux populations adolescentes à risque dans
le domaine de la prévention du suicide et qui sont les jeunes «silencieux» (comportement de
retrait) et les jeunes « opposants » (comportement agressif..), ces catégories étant plus difficiles à
évaluer. L'objectif de toutes ces formations est d'améliorer les pratiques d'intervention et la
prévention du suicide auprès des jeunes. Et toutes ces formations devraient avoir des retombées
cliniques importantes pour les différents partenaires du réseau de la santé et des services sociaux.

Outre les égards particuliers à accorder à la prévention du suicide en ce qui concerne la


population cible des jeunes en particulier, nous avons déjà pu relever que la problématique du
suicide en suicidologie pose problème en partie par ce que recouvre le phénomène du suicide
pour les suicidologues (idéations suicidaires, tentatives de suicide, personnes endeuillées par le
suicide, etc.) mais aussi en partie par la teneur définitionnelle du mot problème. Car, pour la
prévention du suicide, « la définition même d'un problème veut que ce soit un ensemble de
perceptions courantes que nous avons à propos d'un écart toujours fluctuant entre un état
318
existant et un état désiré». Et, comme le dit l'Institut national de santé publique québécois,
dans le cadre de formations de sensibilisation à la prévention du suicide, les intervenants
intermédiaires, dits de deuxième niveau, enseignent à partir de «l'hypothèse implicite qu'une
amélioration du niveau des connaissances et du niveau des attitudes des jeunes est susceptible
d'entraîner à son tour une amélioration des comportements, un modèle qui s'est pourtant révélé
souvent faillible dans le domaine de l'éducation à la santé (Kirby, 1985; Me Cormick, Folcik et

Atelier: «Outil de formation en prévention du suicide à l'adolescence pour les intervenants de 1er niveau»
Johanne Renaud, Marianna Zarelli, Patricia Garel, François Chagnon, Congrès international de Montréal du 4 au 7
mai 2004)
318
Évaluation de programmes en prévention du suicide (2004) ouvrage collectif Daigle Marc « L'importance de
l'évaluation fondée sur la théorie en suicidologie » in) sous la direction de Chagnon, François et Mishara Brian,
Presses de l'Université du Québec, Québec : 24.
202

Izzo ; 1985)»319 . En effet, bien que les programmes de prévention du suicide pour les jeunes
soient un peu différents des programmes de prévention standard, c'est bien suivant la définition
de ce problème-ci et selon cette hypothèse-là ci-dessus formulées qu'on intervient en prévention
du suicide. La différence d'un programme pilote envers les adolescents d'avec un autre pour
adultes réside essentiellement dans le fait que le processus suicidaire (caractérisé, nous l'avons
vu avec Shneidman par le flash suicidaire c'est-à-dire une pensée autodestructrice très rapide,
puis par des idéations suicidaires, puis la rumination, la cristallisation, le plan complété ou COQ
et puis enfin le passage à l'acte) n'est pas forcément observable chez les adolescents, car il peut
ne pas y avoir de processus suicidaire. Il s'avère en effet que le modèle existant d'intervention
classique de Shneidman basé sur le processus suicidaire (flashs, idéations suicidaires,
nimination, cristallisation...) est trop rigide et standardisé pour cette population adolescente. Il ne
faut en effet pas s'attendre à un continuum entre ces étapes pour ce qui concerne le jeune
suicidaire. L'impulsivité chez les garçons est très forte comme seuil de déclenchement ouvrant
sur le passage à l'acte, et ce, sans qu'il y ait de préavis. Les plus gros écarts entre le modèle
existant et le modèle souhaitable se situent dans le fait de ne pas prendre en compte une
mauvaise résolution de problèmes, l'impulsivité, la dépression, et des facteurs contextuels de vie
chez les jeunes. Ensuite, les adolescents auraient du mal à gérer leurs sentiments, tels la colère, la
tristesse... et cela augmenterait soit leur impulsivité, soit leur tendance dépressive. Enfin, les
délais d'exécution chez les adolescents d'une idéation peuvent être très courts ou très longs. Il y
a donc lieu d'être attentif à ces écarts temporels pour cette classe d'âge. Le suicide étant classé
dans la catégorie des troubles mentaux par la Santé publique, trois groupes particuliers de
troubles sont particulièrement à risque dans le suicide des jeunes : les troubles de conduites, les
troubles de dépendance aux drogues ou alcool, les troubles de l'humeur. L'absorption de drogues
ou d'alcool précipiterait le suicide ainsi que des événements récents négatifs. Il y aurait donc une
démarche contextuelle à faire quant au parcours de vie de l'adolescent ainsi qu'une évaluation de
la conduite du jeune suivant son état mental. De ce qui vient d'être dit, il ressort donc que le
modèle du processus suicidaire enseigné dans les formations sur le suicide chez les jeunes serait
préjudiciable s'il n'était utilisé que comme seule référence. Il y aurait donc un effort de

J1J
INSTITUT NATIONAL DE SANTE PUBLIQUE DU QUEBEC Rapport « Avis scientifique sur la
prévention du suicide chez les jeunes », mars 2004, http ://www.inspq.qc/ (: 24)
203

formation dans le contenu à effectuer de la part des formateurs et une formation continue des
intervenants à opérer sur le terrain.
Citons enfin le Projet d'intervention concertée sur le suicide des jeunes à Montréal.zuCe
projet s'adresse à des intervenants sociaux expérimentés (dit de deuxième niveau) pour évaluer
leurs compétences et la pertinence de leurs outils en ce qui concerne la population adolescente à
risque suicidaire. Ce projet a fait l'objet d'un partenariat à Montréal entre l'hôpital Sainte
Justine, les Centres jeunesse de Montréal et Suicide Action Montréal. Il est appuyé par la Régie
régionale de Montréal-Centre et s'inscrit dans la lignée des orientations du Projet Jeunesse
Montréalais. Les objectifs de ce projet sont d'abord d'assurer un filet sécuritaire en ce qui
concerne la population adolescente à risque. Il s'agit de prendre en charge territorialement la
problématique du suicide chez les jeunes et d'assurer une collaboration étroite entre les milieux
psychosociaux, de réadaptation, médicaux, sociaux, communautaires et scolaires. Comme
l'absence de formation est l'un des obstacles majeurs au succès des interventions auprès des
jeunes suicidaires, il faut proposer des formations de pointe. À cet égard, le produit qui a été
élaboré lors de ce projet de concertation peut être considéré comme exemplaire et novateur dans
le domaine. Les résultats attendus à long terme sont de diminuer les taux de manifestations
suicidaires et de suicides; il s'agit d'avoir une coordination plus efficace et une vision commune
quant à la stratégie à employer dans le cas des suicides adolescents. Enfin, il est prioritaire de
bonifier les interventions sur la base de l'analyse de données probantes provenant de la recherche
empirique tout en conservant la formation clinique acquise auprès des jeunes adolescents. Car
s'il y a une catégorie d'âge où le suicide est complexe, c'est bien chez les jeunes. Tout le travail
consiste donc à bien intégrer cette complexité dans les formations des intervenants sociaux
expérimentés de deuxième niveau comme dans celles des sentinelles.
Après les intervenants et les experts-scientifiques, une troisième catégorie est aussi
importante à prendre en compte : les décideurs publics. Car, nous l'avons vu précédemment, un
consensus bio-psycho-social sur la nécessaire prise en compte de la complexité du risque
suicidaire, complété par la nécessaire coordination des pratiques de prévention, ne peut réussir
que s'il y a une volonté politique d'efficacité. Et, cela suppose un choix, celui de considérer
l'évaluation de programmes en suicidologie comme un outil de planification stratégique. Il

Projet d'intervention concerté sur Montréal Chagnon, François, Houle Janie, Renaud Johanne (2003) « Que
savons-nous des éléments pouvant influencer le processus suicidaire chez les adolescents ? ».
204

appartient donc à la catégorie des décideurs publics de gérer la question de la prévention en


planifiant, par des programmes, les recherches-actions en suicidologie et de répondre
systémiquement aux besoins de la sécurité publique comme nous allons le voir maintenant.

5.3. Le problème systémique de la prévention du suicide : une affaire de sécurité publique

Dans cette dernière section, nous allons résumer comment les États (Québec-Canada;
États-Unis) assurent leur politique de prévention du suicide. Ces derniers servent (nous l'avons
déjà vu au chapitre 4) à la fois de courroies de transmission à des organismes internationaux (tels
l'Organisation mondiale de la santé ou l'IASP) et de relais amplificateurs des recherches faites
par les scientifiques spécialisés dans la prévention du suicide. Aussi, les décideurs publics, en
tant que représentants d'organismes d'État, lisent les rapports des scientifiques et ceux des
agences d'experts internationaux pour connaître la politique à suivre en cette matière. Ce sont
donc essentiellement ces rapports (par exemple celui de l'Institut national de santé publique
québécois) qu'expose aussi un forum de suicidologie; et on peut suivre, lors d'un congrès de
suicidologie, les effets qu'ils produisent, par l'entremise de son représentant, sur tel Ministère
de la Santé et des Services sociaux québécois invité à émettre sa position sur la question de la
prévention. Influencés par le modèle d'innovation thérapeutique états-unien que présente la
délégation américaine, modèle de gestion de la sécurité et de la prévention publique du suicide,
les Ministères de la santé canadien et québécois entérinent le fait que le suicide est un problème
de santé publique qui se résout par la solution de l'implantation de pratiques thérapeutiques de
prévention du suicide sur le sol canadien et québécois et par l'instauration de structures de
contrôle sur la qualité de l'information en la matière. La politique nationale de la prévention
publique du suicide est alors assurée, comme nous allons le voir, par la mise en place de
procédures gérées par les nouvelles techniques d'informations communicationnelles aux États-
Unis, et par celles d'observatoires nationaux de la santé publique au Canada et au Québec.
205

5.3.1. La Stratégie nationale américaine pour la prévention du suicide.

En 2001, le gouvernement américain a publié un rapport (Washington, 2001, 206 pages)


intitulé «National Strategy for Suicide Prévention: Goals and Objectives for Action», rapport
du SAMHSA'S National Mental Health Information Center (service du Département américain
de la santé et des affaires sociales) dans lequel sont énumérés les onze buts à atteindre
relativement à la politique nationale de la prévention du suicide. À la question de savoir d'abord
ce qu'est une stratégie américaine pour la prévention du suicide, la réponse est la suivante :
" The National Strategy for Suicide Prévention (National Strategy or NSSP) is designed to be a
catalyst for social change with the power to transform attitudes, policies, and services. Representing the
combined work of advocates, clinicians, researchers and survivors, the National Strategy lays out a
framework for action and guides development of an array of services and programs yet to be set in motion."
(2001:27)

Le développement de la Stratégie nationale aux États Unis a été conduit par le gouvernement
fédéral, en collaboration avec un certain nombre d'organisations non gouvernementales et en
consultant des centaines de citoyens intéressés. En effet, suivant en cela le cadre d'intervention
recommandé par l'OMS/ONU,322aucune agence ou organisation ne doit avoir la seule
responsabilité de la prévention du suicide. Et, la stratégie américaine de prévention du suicide
suit le programme défini par l'ONU car "the Goals and Objectives for Action that follow are
designed to provide direction to the Nation on ways to prevent suicide and suicidai behavior"
(2001 : 43). C'est pourquoi les onze buts établis par le rapport fédéral ne sont qu'une réplique
des recommandations faites par ces organisations transgouvernementales. Le premier but
présenté par le rapport consiste d'une part à convaincre tout un chacun de l'intérêt d'une
initiative publique de santé en prévention du suicide. En effet,
"The social and political will can be mobilized when it is believed that suicide is preventable. If the
gênerai public understands that suicide and suicidai behaviors can be prevented, and people are made aware
of the rôles individuals and groups can play in prévention, many lives can be saved" (2001 : 44).

D'autre part, l'autre intérêt de ce rapport pour le gouvernement fédéral consiste à développer et
mettre en application des stratégies pour réduire la stigmatisation liée à être un consommateur de
substances toxiques et un usager de services de santé mentale, y compris les services visant à
empêcher le suicide (but 3) ; et d'une manière générale, il faut soutenir tout l'éventail de produits

http ://www. samhsa. go v/


32/
Publication de l'ONU déjà mentionnée au ch.4 intitulée Prévention of Suicide : Guidelines for the Formulation
and Implementation of National Stratégies (United Nations, 1996)
206

liés à l'empêchement du suicide (but 2), développer ainsi que mettre en application des
programmes communautaires de base visant à l'empêchement de suicide (but 4) et favoriser les
efforts de réduire l'accès aux moyens et aux méthodes pouvant avoir des effets mortels sur les
individus (but 5). Par exemple, il faudrait mettre au point des programmes d'éducation pour dire
aux parents comment stocker à la maison d'une manière appropriée des armes à feu ou des
médicaments. Il s'agit aussi de développer des modules de formation pour aider les mandataires
en prévention du suicide à identifier la clientèle qui a de gros risques pour des comportements
suicidaires ; cette aide est préconisée dans le but de mettre en pratique la formation pour
l'identification du comportement à risque et pour permettre la livraison du traitement efficace
(but 6). D'une façon plus globale, il faut développer et favoriser les pratiques cliniques et
professionnelles efficaces (but 7). Il s'agit aussi d'améliorer les accès de la communauté aux
services de santé mentale et d'adopter un langage commun et une pratique opérationnelle
commune entre les divers services sociaux et de soins (but 8). Il est également essentiel de
fournir du matériel pédagogique sur la santé mentale et le suicide à l'usage des professeurs dans
les écoles de journalisme. Car, il faut que les écoles de journalisme soient à même de faire
comprendre aux étudiants à quoi renvoient les représentations du comportement suicidaire, de la
maladie mentale, et de l'abus de substance ; et que ces étudiants et futurs professionnels puissent
diffuser des images adéquates de ces problèmes dans les médias (émissions de divertissement ou
de nouvelles) dans le cadre de l'exercice de leur fonction (but 9). Il est aussi important de
favoriser et de soutenir la recherche sur le suicide et l'empêchement du suicide (but 10) c'est-à-
dire qu'il faut accroître les fonds et les subventions pour la recherche appliquée à la prévention
du suicide et entraîner des chercheurs à se former en suicidologie. Il faut en outre concéder une
part prioritaire dans les formations professionnelles et les cursus d'études à l'apprentissage de la
pratique suicidologique. Enfin, il est impératif d'améliorer et d'augmenter les systèmes de
surveillance (but 11). Par exemple, il faut encourager les agences de santé des États à produire
des rapports annuels sur le suicide.
En bref, pour le gouvernement américain, la Stratégie nationale de prévention du suicide
représente une manière rationnelle et organisée pour conjuguer les efforts de prévention et
s'assurer que ceux-ci soient effectifs. À la différence de l'approche médicale clinique, qui
explore l'histoire et les conditions de santé qui conduisent au suicide pour chaque cas particulier,
l'approche de santé publique aux États-Unis se concentre à identifier des processus de suicide et
207

de comportements suicidaires à travers un groupe ou une population (figure 2 : 29) et à prévenir


les effets.

5.3.2. SPANUSA : " Suicide Prévention Action Network for USA"323


Le site SPANUSA (Suicide Prévention Action Network for Usa) s'appuie directement sur ce
rapport gouvernemental pour orienter son action grâce au site Internet « Suicide Prévention
Action Network for USA ». Il s'agit de vérifier les banques de données sur Web en matière de
prévention de suicide pour sérier les données et les informations valables de celles qui ne le sont
pas. Il s'agit aussi de rassembler les données pertinentes afin qu'elles soient accessibles non plus
inégalement d'un État à un autre, mais globalement au niveau national. Pour le gouvernement
américain, l'évaluation de l'écart entre la réalité perçue et l'état réel est devenue une méthode
scientifique pour considérer l'acuité d'un problème ; et les fonds financiers d'une recherche sont
en rapport avec l'adéquation d'une recherche avec cette méthode. Des agences de contrôle,
détentrices des fonds à allouer à la recherche, suivent donc certains critères que nous allons
étudier :
« There are several aspects of prévention effectiveness that are important to understand. Thèse include
efficacy, effectiveness, safety, and économie analysis." (:15)

Le schéma évaluatif de l'efficacité en prévention du suicide répond aux questions suivantes :


« Efficacy : Does it work under idéal circumstances ?» : la première question à se poser
est de savoir si la technique de prévention pour le suicide marche. Cela demande à vérifier s'il
existe des évidences scientifiques pour déterminer l'efficacité d'une stratégie de prévention du
suicide. Il s'agit de faire une recension de littérature et examiner l'amplitude potentielle et
l'impact de ces études.
« Effectiveness : Does it work in the real world? » : il s'agit aussi de considérer les
contraintes pratiques ; il s'agit de savoir si les données spéculatives peuvent être appliquées sur
le terrain et de quelle manière.
« Safety : How safe will it be in the real world ?» : il s'agit d'être prudent et "de ne pas
faire mal'; certaines recherches peuvent être hasardeuses, par certains jeunes vulnérables peuvent
être atteints par certaines formes d'éducation à la prévention du suicide.

http://www.spanusa.org/
208

« Economie studies : how cost-effective is it ? » : des études économiques permettent de


comparer les coûts et les bénéfices d'une stratégie. Il faut distinguer deux formes de coûts,
« cost-effectiveness and cost-benefit », qui sont définies comme suit :
" Cost-effectiveness refers to the dollars spent for each unit of health improvement, for example, dollars per
suicide prevented" et "Cost-benefit analyses consider how much society values the outeome or is willing to
pay for the outeome." (: 17)

Selon les agences de contrôle, très peu d'interventions sur le suicide ont âé
complètement évaluées en ce qui concerne l'efficacité et la sécurité. Cela est dû au fait que des
programmes de prévention ont été implantés avant que des procédures adéquates aient été mises
en place. Aussi, comme on vient de le voir, il s'agit de connaître les liens entre l'efficacité,
efficience, la sécurité et l'impact économique des stratégies de prévention. Maintenant, après
avoir suivi comment se met en place la prévention du suicide aux Etats-Unis, voyons maintenant
ce qu'il en est au Québec et au Canada.

5.3.3. La Stratégie nationale québécoise d'action face au suicide


L'Institut national de santé publique du Québec (que nous avons mentionné plus haut) est
l'organisme consultatif de l'État en matière de santé. Il constitue une référence scientifique, une
base de consultation et de conseil de premier ordre pour le gouvernement québécois. L'Institut
national de la santé publique a été créé en 1998 avec le mandat de soutenir le ministre et les
régies régionales de santé et services sociaux dans l'exercice de leur mission de santé publique.
Il fournit aussi des services en toxicologie, microbiologie et physico-chimie à l'ensemble du
réseau de la santé et des services sociaux. En ce qui concerne le suicide, l'Institut s'est attaché à
examiner la prévention chez les jeunes dans un rapport intitulé «Avis scientifique sur la
Prévention du suicide chez les jeunes » en mars 2004. Cet institut travaille en concertation avec
les activités de recherche, les services de laboratoire spécialisés et la coopération internationale.
C'est pourquoi le document sur la Prévention du suicide chez les jeunes a fait l'objet dans son
élaboration de la consultation du centre de recherche sur le suicide et l'euthanasie, le comité de
santé mentale du Québec, Santé Canada notamment. L'Institut a aussi reçu le mandat de fournir
un avis scientifique sur la Stratégie d'action face au suicide élaborée en 1998. Expliquons
brièvement les objectifs de cette stratégie (stratégie que nous avons déjà commencé à évoquer à
la section 5.2.1.). D'abord, avec cette Stratégie, pour la première fois au Québec, « une approche
209

globale du problème, composée d'actions à tous les niveaux, est instaurée au plan national»
Ensuite, cette Stratégie se propose sur quatre années de développer la promotion, la prévention,
l'intervention, la postvention, la formation et la recherche en matière de suicide. Enfin, la
Stratégie impose un leadership distinct local, régional, provincial avec une définition claire des
rôles. Le Ministère, en 2002, a procédé ici à une évaluation des objectifs de cette Stratégie. Selon
les interlocuteurs rencontrés, ceux-ci disent leur soutien à une telle action nationale, mais ils
« déplorent généralement l'absence de priorités clairement établies et le manque de précision de
certains aspects, notamment les objectifs peu spécifiés de la Stratégie, les actions mal définies et
les programmes à mieux camper. Plusieurs regrettent également l'absence d'un plan d'action
pour baliser l'implantation» (2003:290). Cependant, les expertises des Centres de prévention du
suicide depuis 25 ans sont soulignées par ces interlocuteurs, et celles-ci pourraient faire l'objet
d'un transfert de connaissances. Il ressort que La Stratégie est somme toute implantée sur le
territoire québécois depuis 1998 avec un engagement inégal des acteurs concernés. En effet, «de
nombreux partenaires potentiels et nécessaires, dont certains regroupements provinciaux, sont
peu ou ne sont pas impliqués (p. ex., ordres professionnels, syndicats, milieux de travail,
établissements d'enseignement supérieur)» (:291). Il serait alors souhaitable selon l'Institut
national québécois de santé publique, de développer des messages promotionnels pour contrer
ce qui apparaît selon un récent sondage, le fatalisme du public vis-à-vis du suicide. Cette
impuissance exprimée est imputable, selon les évaluateurs de l'Institut à un manque
d'informations sur les moyens efficaces de prévention du suicide. Les objectifs de la. Stratégie
sont donc partiellement atteints, et ceci particulièrement pour ce qui concerne les jeunes. Aussi,
« en prévention, la clarification des orientations entourant les stratégies spécifiques à la
prévention auprès des jeunes est une condition de développement, tout spécialement en milieu
scolaire» ( :293) L'avis scientifique émis par l'Institut intervient ici dans le cadre de ce souci de
clarification en matière de prévention de suicide chez les jeunes. Selon le rapport de l'Institut de
mars 2004, deux aspects doivent être réexaminés : l'état, des connaissances en matière de
prévention du suicide chez les jeunes d'une part, les recommandations à faire à l'endroit des
stratégies préventives déjà implantées ou à être mises en place d'autre part. Parmi ces
recommandations, il y a lieu de s'intéresser au contrôle de l'accessibilité aux moyens, d'être

Revue québécoise de psychologie Chronique : « l'évaluation de l'implantation de la stratégie québécoise


d'action face au suicide » Lorraine Deschênes, in Le suicide,, vol.24,nol, 2003 : 289.
210

vigilant quant à l'influence des médias, de former les sentinelles, de faire preuve de prudence
dans la mise en œuvre des programmes d'aide par les pairs. Il convient enfin de maintenir les
lignes d'écoute téléphonique, de soutenir la formation continue des médecins ainsi que les
initiatives de mise en réseau des partenaires engagés en prévention du suicide. L'avenir, selon
l'Institut, consiste donc à s'orienter davantage dans la concertation de l'action en prévention du
suicide et d'établir des programmes homogènes et efficaces. Il est aussi recommandé selon le
même Institut national de santé publique québécois «d'accroître les efforts de recherche afin de
développer des programmes qui soient fondés sur des bases solides au niveau théorique et de
réaliser des évaluations rigoureuses de ces programmes» (2004 : 35). Globalement, l'Institut
national québécois de santé publique émet un avis favorable vis-à-vis des pratiques de
prévention du suicide, encourage la recherche dans le domaine et pousse au développement
d'une pratique de réseau. C'est dans ce sens que va l'avis de l'INSP durant l'allocution conduite
par l'INSP lors du congrès de suicidologie 2004.

5.3.4. L'Institut de santé publique québécois (INSPQ) et ses effefs sur le Programme
national de santé publique québécois (2003-2012)
Comme nous venons de le constater, l'Institut québécois de santé publique a un mandat
pour fournir « un avis scientifique » aux responsables chargés d'implanter la Stratégie d'action
face au suicide. Il a aussi pour mandat de faire une évaluation des objectifs nationaux de la santé
publique québécoise en donnant son avis notamment à propos du Programme national de santé
publique 2003-2012.325 L'objectif dudit programme est le suivant :
« Le Programme national de santé publique définit les activités à mettre en œuvre au cours des dix
prochaines années afin d'agir sur les déterminants qui influencent la santé dans ses dimensions physique et
psychosociale. Il permet de préciser, du même coup, l'ensemble des services de santé publique communs à
toutes les régions et à tous les territoires de CLSC du Québec. Les activités du programme sont fondées sur
les fonctions de santé publique. Elles s'inscrivent à l'intérieur de différentes stratégies axées sur
l'amélioration de la santé et du bien-être de la population et couvrent tout le champ d'action de la santé
publique » (MSSS : 126)

Suivant d'une part l'OMS, ce programme national classifie les problèmes de santé en fonction
de leurs coûts humains et sociaux. En effet, «l'Organisation mondiale de la santé (OMS)
classifie les problèmes de santé en fonction de la charge globale {global burden of diseases)
qu'ils font porter à la société en tenant compte du poids de la prématurité des décès qui y sont
associés et des incapacités qu'ils provoquent. Ainsi, dans les pays industrialisés, sur la base de
325
http://www.rrssl2.gouv.qc.ca/
211

cette notion de charge globale, les maladies cardiovasculaires, les maladies mentales -
auxquelles s'ajoute le suicide- et les cancers représentent les problèmes les plus graves» ( :14).
Le programme national québécois de santé publique pour cette décennie s'engage donc sur la
nécessité de prévenir les maladies évitables telles que les maladies cardiovasculaires et les
cancers, ainsi que sur celle de développer l'adaptation et l'intégration sociale pour réduire les
problèmes sociaux de santé dont le suicide fait partie. L'INSPQ d'autre part a été créé par le
gouvernement pour soutenir la recherche dans ce sens et pour réaliser des mandats de
surveillance confiés par le ministre ainsi que pour contribuer à l'élaboration et à la mise à jour
du programme.326Le programme national se structure autour de 3 axes que sont son domaine
d'intervention, ses fonctions de santé publique, et ses stratégies. Il s'agit dans cette structure327de
prendre en compte les déterminants qui influencent la santé (domaine d'intervention), de
délimiter les fonctions essentielles de la santé (c'est-à-dire la surveillance et la promotion de la
santé, la prévention des problèmes psychosociaux et maladies) ainsi que les fonctions de soutien
(c'est-à-dire la réglementation et politiques publiques ayant des effets sur la santé, recherche,
innovation etc.) ; il s'agit enfin de définir les différentes stratégies (c'est-à-dire renforcer le
potentiel des personnes, soutenir les groupes vulnérables et le développement des communautés,
participer aux actions intersectorielles et le recours aux pratiques cliniques préventives
efficaces). Parmi les activités de surveillance à mettre en place, le programme souligne qu'il y a
un effort à faire concernant l'alimentation en données, concernant la production d'informations
et relativement à la diffusion de l'information ; et parmi les différentes stratégies à privilégier, il
y a celle du renforcement et de la contribution du réseau de la santé et des services sociaux à
l'engagement collectif en faveur de la prévention. Parmi les six domaines d'intervention
répertoriés par le programme national (dont le domaine des habitudes de vie, des traumatismes
non intentionnels, des maladies infectieuses, domaine de la santé environnementale et de la santé
en milieu de travail etc.), le suicide (constituant un problème de santé mentale) entre pour le
programme national de santé publique (2003-2012) dans le domaine d'intervention relatif au
326
Voir en annexe 9 (suite 2-3-4-fin) le tableau de synthèse des principales responsabilités du programme. Selon
l'annexe II du programme, « l'exercice de la fonction de surveillance est confié exclusivement aux ministres et aux
directeurs de santé publique. Le ministre peut toutefois confier à l'Institut national de santé publique du Québec
(INSPQ) le mandat d'exercer, en tout ou en partie, la fonction de surveillance. » ( : 111). Suivant la loi sur la santé
publique, art.35 l'exercice de la fonction de surveillance inclut la production de plans de surveillance « qui
spécifient les objets de surveillance, les renseignements personnels ou non qu'il est nécessaire d'obtenir, les sources
d information envisagées et le plan d'analyse de ces renseignements ... ». cité par 107 annexe I : les fonctions de
santé publique dudit programme.
327
Voir schéma en annexe 9 la structure en cube du programme national de santé publique 2003-2012 au Québec.
212

développement, l'adaptation et l'intégration sociale. D'ici 2012, il s'agit notamment de réduire


le nombre de tentatives de suicide et le nombre de suicides. Pour ce faire, le programme prévoit
des activités suivantes :
« Intervention globale au regard de la prévention du suicide par la promotion et le soutien des pratiques
cliniques préventives, par l'organisation d'activités de sensibilisation aux risques que représentent les
médicaments et les armes à feu gardées à la maison ainsi qu'aux mesures pour en limiter l'accès, par
l'établissement des réseaux de sentinelles et par la concertation avec les partenaires du réseau et ceux des
autres secteurs afin de faire diminuer la tolérance par rapport au suicide et la banalisation de ce problème »
( :41).

Il s'agit enfin pour le programme national de santé publique d'organiser des campagnes
de communications sociétales, portant sur la promotion des habiletés personnelles et sociales des
enfants et des adolescents et sur la prévention des problèmes psychosociaux qui les affectent tels
que le suicide. Pour mesurer l'implantation d'un tel programme, on préconise la méthode du
contrôle de l'efficience des structures entre ce qui est programmé et ce qui est effectivement
réalisé comme le présente le tableau intitulé « Les composantes de l'évaluation du Programme
national de santé publique».328 C'est dans ce dispositif que se définit le rôle de l'Institut
national de la santé publique qui applique à la fois les conclusions des experts scientifiques de la
suicidologie et qui est porte-parole du gouvernement québécois en matière de prévention du
suicide, gouvernement qui lui a délégué certains pouvoirs comme celui de la surveillance de la
qualité scientifique des informations en prévention du suicide. En ce sens, le gouvernement
québécois applique les recommandations faites par l'OMS et l'ONU de considérer l'information
sur la prévention comme relevant de la charge de la santé publique, et son implantation comme
la charge de l'État. Alors que l'État américain crée un réseau virtuel pour implanter sa
prévention thérapeutique du suicide, cette implantation devient publiquement effective au
Québec grâce à la création de l'Institut de santé publique ; et ce faisant, l'Etat s'appuie sur la
variable technoscientifique de prévention-risque face au suicide mis en place par la suicidologie,
celle-ci devenant une donnée à prendre compte dans le champ de la sécurité publique comme
l'indique d'ailleurs le concept de sécurité émis par Santé Canada.

Voir tableau en annexe 9 (suite 1)


213

5.3.5. Le concept de sécurité émis par Santé Canada/ Centre OMS-Québec.

Dans le cadre de la coopération avec l'Organisation mondiale de la Santé, le centre


collaborateur OMS de Québec « a eu le mandat de proposer 1 ) une définition de la sécurité, 2)
une approche globale pour évaluer et promouvoir la sécurité d'une population et 3) une
définition des facteurs critiques de succès pour mobiliser une communauté à améliorer sa
sécurité »329. Ce travail a servi de base à un séminaire international sur la sécurité et la promotion
de la sécurité qui a eu lieu les 5 et 6 février 1998 à Québec. Ce travail a été repris et classé en
2000 par Santé Canada dans la rubrique Maladies chroniques au Canada. Ledit travail était
orienté vers la prévention des traumatismes, dont le risque suicidaire fait partie selon la
nomenclature de Santé Canada. Si l'on s'étonne de la logique à concevoir le risque suicidaire, la
santé et la sécurité sur un même plan, c'est tout simplement que nous manquons d'informations
selon le site Santé Canada sur ce qui définit la santé d'abord, la sécurité ensuite, et le risque
suicidaire enfin. Pallions donc ces lacunes. D'abord l'OMS «définit la promotion de la santé
comme un processus qui vise à conférer aux populations les moyens d'assurer un plus grand
contrôle sur leur santé et d'améliorer celle-ci » ( :5). De même, les experts peuvent avancer qu'
« on pourrait définir la promotion de la sécurité comme un processus visant à conférer aux
populations les conditions et les capacités nécessaires à l'atteinte et au maintien d'un niveau de
sécurité optimal». ( :5) Les facteurs de risques, eux, sont reliés à la prévention des traumatismes,
car « l'approche de prévention des traumatismes a permis de comprendre que les traumatismes
constituaient un problème de santé important avec des facteurs de risque et des groupes cibles
spécifiques».( :8) Nous pouvons maintenant comprendre le lien entre santé, sécurité et facteur de
risques. Ce lien logique a permis de développer des initiatives sur le plan épidémiolqgique et des
moyens de prévention. Et, «cette mobilisation s'est faite d'abord dans le domaine des
traumatismes non intentionnels puis, plus récemment, dans le domaine des traumatismes
intentionnels (violence, homicides et suicides). » ( :8) Arrêtons-nous ici un moment sur une telle
classification. Le traumatisme selon le centre collaborateur de l'OMS Québec, est divisé en
traumatismes non intentionnels et traumatismes intentionnels dont le suicide fait partie. Si nous
rapprochons cette classification d'avec celle de Shneidman, il y a des concordances certaines en

Site Web Santé Canada « sécurité et promotion de la sécurité : aspects conceptuels et opérationnels » vol 18,
no4-2000 ( .1). http://www.hc-sc.gc.ca/
214

effet, Shneidman remplace les typologies de l'État civil classant les morts en morts naturelles,
accidentelles, suicide et homicide selon une nouvelle typologie: non-intentionnelle,
intentionnelle et subintentionnelle, qui est la sienne. Et, étant donné que les sources de référence
du centre collaborateur de l'OMS du Québec concernant les facteurs de risques suicidaires sont
celles de l'Association américaine de suicidologie,330 nous pouvons avancer que ceci n'est pas
étranger à cela. Il y a donc des interrelations réciproques entre les Associations et agences de
recherche et les institutions administratives de la santé. Ces allers-retours se retrouvent ici ou là
comme le montre le site de Santé Canada qui tend à considérer au gré des rapports le risque
suicidaire soit comme un trouble mental, soit comme un traumatisme.

Le centre collaborateur de l'OMS de Québec, lui, penche plus pour un traumatisme. Et,
selon lui, il y a une distinction à faire entre accidents sans traumatisme, accidents avec
traumatisme, accidents avec blessure et handicap pour clarifier l'approche de prévention des
accidents ou des traumatismes™. Dans ce contexte, la sécurité est donc une prévention des
accidents au sens large. Si le suicide entre dans la classification du trouble mental (Santé
Canada), on parlera alors soit de trouble suicidaire soit de complication (2000:52), deux séries
qui serviront toutes deux d'indicateurs du suicide. Dans ce contexte, la sécurité est la promotion
de la santé mentale. C'est l'orientation prise par les évaluations de programmes en prévention du
suicide.332Si le suicide entre dans la classification des traumatismes (OMS-Québec), le suicide
prend la tournure de sens de la suicidologie; la semaine de prévention du suicide québécois par
exemple est une application de la théorie de la suicidologie qui voit une théorie du programme
appliquée, tant pour le processus que pour l'impact; et cette théorie s'énoncerait
ainsi : « Changer les connaissances, les attitudes et les intentions des hommes (dans l'espace
d'une semaine de prévention qui se répète annuellement), en utilisant des techniques de
marketing et des activités de mobilisation, amènera plus d'hommes à exprimer leur souffrance, à

3j0
Suicide and Life-Threatening Behavior Silverman MM, Maris RW Epidemiology and risk factors. The
prévention of suicidai behaviors : an overview. 1995 ; 25 (1) : 10-21
3jl
Cette distinction, selon le rapport, est théorique dans le monde francophone puisque « cette distinction entre
accident et traumatisme est moins importante, on tend à assimiler les deux termes. » ( :2). Cette vision est partagée
par l'OMS-CFES Prévention des traumatismes et des accidents. Approche des pays francophones. 1995 oct.16-18 ;
Paris, France :231.
332
Évaluation de programmes en prévention du suicide, Breton, Jean-Jacques « Les indicateurs en prévention du
suicide, proposition d'un cadre conceptuel pour le XXIème siècle » in sous la direction de François Chagnon et
Brian L. Mishara, Presses de l'Université du Québec, 2004 ( :52).
215

demander de l'aide et à avoir moins de comportements suicidaires. »(2004 :37) . La souffrance


est ici vue au sens large allant de l'événement pouvant conduire au traumatisme jusqu'à
l'événement traumatisant. Quoi qu'il en soit, le suicide entre dans une problématique de facteur
de risques. Cette problématique, comme le souligne le Centre collaborateur de l'OMS - Québec a
bien fait avancer l'approche de la prévention. « Selon cette vision des choses, la prévention des
traumatismes inclut toute la gamme d'interventions possibles allant de la prévention de
l'événement pouvant conduire au traumatisme jusqu'à la prévention du traumatisme lorsque
l'événement survient malgré tout»334 résume le centre OMS-Québec.

Revenons maintenant au mandat conféré au centre collaborateur de l'OMS-Québec par


l'OMS c'est-à-dire de définir une approche globale de sécurité pour la population. Ce mandat
dépasse bien une approche de sécurité de santé puisqu'il est demandé ici de définir la sécurité
globalement. Cette demande appelle non seulement de conceptualiser la notion de sécurité, mais
de l'opérationnaliser. Suivons donc cette démarche.
Communément, si nous nous demandons à quoi se réfère la sécurité, nous pensons à la
pénalisation de la criminalité et de la violence (les dits crimes et violence étant répertoriés et
définis dans le code pénal). Il en est tout autrement si nous pensons la sécurité en termes de
processus; comme le souligne le Centre collaborateur de l'OMS-Québec : « les différentes
dimensions du concept de sécurité sont reliées et évoluent selon une dynamique particulière qui
doit être prise en considération pour mener des actions efficaces. » (2000 :2) Les différentes
dimensions en question sont physiques, sociales, psychologiques, etc.. Et ces dimensions
peuvent se contredire entre elles ce qui rend le problème 'complexe. Par exemple, un
automobiliste peut se sentir psychologiquement en sécurité en mettant le volume de sa radio à
fond alors qu'il n'est pas physiquement en sécurité sur la route. Il peut produire aussi un
accident préjudiciable pour les autres. L'accident quels que soient sa forme et son caractère
probable, imminent, ou survenu relève de la santé comme l'indique l'Organisation mondiale de

331
Évaluation déprogrammes en prévention du suicide Daigle Marc, « l'importance de l'évaluation fondée sur la
théorie en suicidologie » in, Presses de l'Université du Québec,2004.
334
Cette remarque dudit rapport (2000:2) s'appuie d'une référence : Haddon W. Conférence on the prévention of
motor vehicle crash injury, proceedings. IsraelJ Med Sci 1980 ; 16 : 45-65
216

la santé. D'autre part, plus globalement, selon les Nations Unies, le concept de sécurité est « un
droit fondamental et une condition essentielle de tout développement durable des sociétés. » .335

Suivant les recommandations de l'ONU d'une part, et de l'OMS d'autre part, il est donc
légitime de considérer le concept de sécurité à la fois comme un besoin préalable à la santé, et
d'autre part de le considérer globalement comme l'écart entre un état réel et et un état perçu. Car
l'état de sécurité dépend non seulement de paramètres comportementaux et environnementaux
objectifs que du seuil d'acceptabilité du risque de la population. À partir de là une définition de
la sécurité peut être formulée comme suit : « la sécurité peut être définie comme un état ou une
situation dépourvue de menaces d'ordre physique, matériel ou moral qui doit conduire à une
perception d'être à l'abri du danger» (2000 :3).

Pour opérationnaliser cette définition, il est recommandé d'employer deux démarches


complémentaires : la démarche par problème et la démarche par milieu de vie. Dans la première
démarche, « la population d'intérêt est constituée des individus exposés aux facteurs de risques
associés aux catégories de traumatismes jugés prioritaires. » ( :5). Dans la seconde démarche,
« la population d'intérêt est constituée d'individus regroupés dans un milieu de vie donné (ville,
quartier, rue, parc, école, usine, etc.) lequel est considéré comme un système ayant une ou
plusieurs finalités. » ( :6). Pour opérationnaliser la notion de sécurité, il s'agit donc d'une part de
cibler une population, c'est-à-dire des individus à risque pour chaque problème, l'objet de
mobilisation soit la prévention de problèmes de traumatismes (par exemple, suicides, traumas
routiers, chutes..) et enfin d'identifier les causes spécifiques à chaque problème et de donner des
solutions spécifiques à chaque cause, (démarche par problème). D'autre part, il s'agit de cerner
une population vivant dans un milieu de vie, l'objet de mobilisation soit l'amélioration du niveau
de sécurité, d'effectuer un diagnostic c'est-à-dire évaluer les forces et faiblesses subjectives et
objectives, enfin identifier les causes interreliées pour aboutir à un ensemble cohérent de
solutions (démarche par milieu de vie).

Le rapport du site Santé Canada (2000 :4) se réfère ici au : United Nations Development Program 1994. Human
development report 1994. New York : Oxford University Press , 1994.
217

De la combinaison des deux démarches, on obtient à la fois un ensemble cohérent de


solutions et une résolution de problèmes spécifiques permettant de cheviller un programme
d'intervention efficace de sécurité. Cette façon de procéder est au cœur des préoccupations des
décideurs public et est appliquée en ce qui concerne le suicide. Il faut d'une part des experts en
résolution de problèmes et « l'institut national de santé publique est l'organisme que je consulte
lorsque je veux être informé ou éclairé sur le plan scientifique sur certaines questions...»
souligne le Ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec . D'autre part, une
mobilisation de la population est nécessaire : « nous sommes fermement résolus à tout mettre en
œuvre pour favoriser le maintien d'une bonne santé mentale chez les Québécoises et les
Québécois et pour leur faciliter l'accès à des services de bonne qualité lorsqu'ils en ont besoin.
Par ailleurs, le suicide est aussi un problème important de santé publique, j'estime qu'il est
important que notre population devienne très consciente de cette chose» complète le ministre.
Le domaine du suicide doit être documenté par des recherches en programmes d'intervention
pour mieux étayer les interventions. Car, « il n'y a pas de raisons que dans ce domaine comme
dans d'autres, les actions ne soient appuyées sur la base d'évidences scientifiques de bon
niveau... » conclut le ministre. C'est donc à tout un processus c'est-à-dire à des boucles de
rétroaction entre risque, sécurité et prévention que nous convie la politique de gestion publique
en matière de suicide. Et les programmes d'interventions en sont les axes-clés.

CONCLUSION
En ouvrant la porte sur ce qui se passe dans un forum de suicidologie, nous avons pu
mieux cerner ce qu'« intervenir sur le suicide» voulait dire et sur ce qu'on entendait par
explorer les facteurs de risques, prévenir et gérer le suicide. Nous venons de voir à travers ce
forum que la pression des recherches-actions sur les facteurs de risques et de prévention faites
par les experts et leur application par les travailleurs sociaux modifiaient la position des États en
matière de suicide, et en ce domaine, l'État américain montre une figure progressiste puisque
celui-ci se pose en un modèle d'innovation ; l'État américain se transforme en effet en agent de
gestion thérapeutique et considère le suicide comme faisant partie des objectifs physiques,
mentaux et sociaux du travail médical. Celui-ci est en cela suivi par l'État canadien et le Québec

336
Allocution de clôture de Monsieur Couillard, lors du Congrès international du 4 au 7 mai 2004 de Montréal.
218

via leurs stratégies d'action face au suicide et leurs observatoires nationaux de la santé. Le travail
médical lui-même ne se contente plus de s'occuper du domaine physique de la maladie mais il
élargit celui-ci au domaine psychique et social et il se transforme pour ainsi dire en une police
de prévention envers les usagers. Ces usagers auxquels s'adresse cette police de prévention ne
sont plus seulement des malades, les patients relevant du domaine médical de la maladie, mais
ceux-ci sont aussi des citoyens relevant du domaine public de la norme d'État. L'État américain,
et avec lui l'État canadien et le Québec, sont en train de passer d'une régulation normative de
l'action face au suicide (légiférée par des lois) à une résolution de problèmes et ce faisant, ils
changent le rôle qui leur est dévolu, notamment celui qui consiste à dire ce qui n'est pas de
l'ordre de l'État, à savoir la prévention du suicide, d'une part ; et d'autre part, celui qui consiste
à contenir et à réguler le champ d'action de la santé en lui défendant d'amalgamer la prévention-
risque (notion technoscientifique) et la notion de sécurité publique (notion politique) en matière
de suicide. Et, cela pose deux questions : celle de la définition du champ de l'État et celle de la
définition du champ de la « santé », champ de la santé qui, en prenant de l'ampleur, évince de
plus en plus la notion d'État au profit d'un état thérapeutique conçu pour soutenir la vie, et nous
questionnerons justement ce champ de la « santé » là dans notre prochain chapitre avant de nous
interroger sur les fonctions de la santé dans nos sociétés, fonctions qui soumettent l'État à un
rôle d'état de gestion et de résolution de problèmes ; mais le développement de ce nouveau
changement de rôle de l'État face à la poussée du phénomène de la santé fera seulement l'objet
de notre troisième partie. Intéressons-nous donc d'abord au champ plus large de la « santé » dont
la suicidologie fait partie pour savoir ce que c'est avant de tenter de comprendre en quoi la
suicidologie promeut un « nouvel espace sociétal » de type systemique qui prend notamment
l'État pour un simple outil de changement et un opérateur du système de la santé, système de
santé voué à développer un réseau à son niveau optimum d'efficacité.
219

Science et technique sont l'œuvre du monde social. A méconnaître cette donnée


fondamentale, on en vient à prendre pour réalités explicatives des entités mystificatrices.
N'y a-t-ilpas de cette mystification-là dans l'entité qu 'est trop souvent 'la Santé ?L.Sève

Chapitre 6

LA SUICIDOLOGIE. COMPLEXE INTEGRE DE LA SANTE:


UN « PROJET » HYGIENISTE MODERNE

INTRODUCTION
'i'1'1 'î *î Q

La «santé mentale» n'existerait pas sans Benjamin Rush , Dorothea Lynde Dix' et
Clifford Beers. Chacun à sa manière a contribué à la genèse du mouvement d'hygiène mentale
aux États-Unis. Ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de santé mentale, domaine
dont la suicidologie fait partie, est en droite ligne issu de leurs travaux. Mais ce produit
complexe n'aurait pas eu le succès qu'il a actuellement s'il n'avait pas supporté la vague de
l'individualisme narcissique qui s'est mis à envahir tous les secteurs de la société occidentale, au
point que cette dernière est devenue synonyme d'une certaine culture psychologique. Ainsi, si
nous posons la question de la santé mentale dans le cadre de notre étude, c'est parce que la
souffrance chez le suicidaire, qu'entend juguler la suicidologie, est une face de la santé mentale,
l'autre face étant celle de l'adaptation comme réponse à une société moderne en crise
permanente. Cela veut dire que ce que la suicidologie pointe comme l'objet de son travail
(souffrance du suicidaire et adaptation) est aussi l'objet du domaine de la santé mentale et plus
largement aussi de la santé de la personne, santé de la personne dont les États modernes se sont
fait les porte-parole. La santé est donc un terme générique qui est supposé contenir par lui-même
une valeur sociétale et cela expliquerait son apparente complexité.
C'est pourquoi nous commencerons dans ce qui suit par comprendre l'impossibilité
définitionnelle de la santé (qui préoccupe tant les chercheurs dans le domaine) comme point final
de l'acte d'une histoire moderne commencée avec un nouvel ordre: celui de la société

Benjamin Rush (1745-1802) est considéré comme le fondateur de la psychiatrie américaine, voir à ce sujet
Franz G. Alexander & Sheldon T Selesnick (1966) The History of Psychiatry : an évaluation ofpsychiatrie thought
andpracticefromprehistoric times to theprésent, Harper & Row, New York, ppl20-123.
33i
Dorothea Lynde Dix a préparé le chemin à Clifford Beers, fondateur, comme nous le verrons dans la suite, du
mouvement d'hygiène mentale. Ancienne enseignante, et protestante, en 1841, elle visite des prisons de femmes,
elle découvre que les malades mentaux abondent dans les almshouses et les prisons et elle mobilise l'opinion pour
obtenir des crédits pour ouvrir des établissements spécialisés. Elle meurt en 1887. Voir à ce sujet Nina Ridenour
(1961) Mental Health in the United States, a Fifty-Year History, Harvard University Press, Cambridge p. 14 et p. 122.
220

hygiénique. Nous verrons quels en sont les tenants et les aboutissants (avec Nina Ridenour
notamment) avant de faire la transition avec l'étude de l'individualisme narcissique de
Christopher Lasch et de Lipovetsky. À cet égard, nous verrons comment la santé est l'expression
contemporaine des deux versants de l'individualisme : l'individualisme pathologique et celui du
néo-narcissisme. Nous terminerons sur la valeur positive qu'acquiert la maladie mentale dans
une société de droits moderne.

6.1. La santé mentale, qu'est-ce que c'est?

La suicidologie fait partie de la recherche en santé mentale; cette recherche ayant les mêmes
caractéristiques que celle appliquée à la prévention du suicide. Elle se veut opérationnelle,
mobile et branchée sur les besoins de changement de la société. Après avoir rappelé les contours
de ce mode de recherche, nous passerons en revue les définitions (en passant par l'absence de
définition) de la santé mentale; puis, nous essaierons de comprendre ce qu'il faut entendre par
prévention et promotion en santé mentale et comment le détour par ces notions peut amener à
produire un accord sur ce qu'il faut entendre par le terme (tout court) de santé. Ainsi, nous
arriverons à saisir l'appellation générique de santé comme le produit des changements sociaux
intervenus dans les pays industrialisés.

6.1.1. La suicidologie, élément d'une santé complexe


Par sa configuration, la suicidologie obéit à tous les critères d'une pratique axée sur les résultats.
Nous avons déjà cerné au chapitre quatre (section 4.1.1.) les caractéristiques de cette nouvelle
recherche à savoir la multidisciplinarité, la contextualisation et la production d'incertitudes .
La suicidologie, en effet, est multi disciplinaire par la somme des disciplines qu'elle réunit

3,i9 cf cubons Michael (1994), The New Production of Knowledge, Thousand Oaks, Sage Publication, London.
Voir aussi, Gibbons Michael, Nowotny Helga, Scott Peter (2003) Repenser la science : savoir et société à l'ère de
l incertitude Belin, Paris. Pour Gibbons, Nowotny & Scott, la multidisciplinarité « se développe dans d'autres
institutions de recherche que les universités.. », elle s'étend hors du cadre universitaire dans les laboratoires « sur la
base d'enjeux commerciaux, mais aussi d'enjeux de société et de finalités collectives exprimées par la sphère
publique...» ( :6) ; la contextualisation est «l'irruption du « socius» dans les affaires de la science» ( :8) ;
l'incertitude est « une expérience immédiate, un phénomène instantané qui est un des éléments de la nouveauté »
(234-235). Ainsi, les anticipations imaginatives remplacent les prévisions calculées; « le futur est ainsi relié au
présent par un espace-temps imaginaire empli d'un potentiel supposé vulnérable et sensible aux actions, aux désirs
et aux peurs des hommes » ( :65). Quant à l'espace, il devient flexible à la fois local et séparé par des distances non
seulement culturelles, mais conceptuelles. Ainsi, les concepts comme les cultures deviennent des « concepts-
voyageurs », s'hétérogénéisent ou s'homogénéisent suivant des mécanismes devenus propres à la recherche.
221

horizontalement autour de la prévention du suicide. Elle est contextualisée, car elle pénètre
largement les sphères de l'intervention sociale et politique tout aussi bien que le marché de la
souffrance psychique mettant en action l'industrie pharmaceutique, les technologies d'aide et
d'évaluation sur le marché de la productivité au travail, et dans celui de la communauté en
général. Enfin, la suicidologie est productrice d'incertitudes, car sa recherche future intègre tous
les scénarios de changements possibles. L'inventaire de ces changements sonne d'ailleurs
comme autant de promesses et sources de réussites pour enfin comprendre le suicide. La
suicidologie existe bel et bien parce qu'elle réussit à nous faire entendre et admettre
que comprendre, c'est intervenir sur l'objet. Par la multidisciplinarité des sciences penchées sur
l'objet suicidologique, celui-ci est devenu si vaste qu'il a intégré la question de la souffrance
psychique, au sens strict, ou de la souffrance tout court, au sens large, celle-ci entrant dans le
champ de la santé.

Certains, au vu de l'ampleur de la sphère santé, tel M. Joubert340, affirment l'impossibilité de


définir la santé et préfèrent identifier les conditions de la santé mentale pour en arriver à une
unité opérationnelle. Joubert distingue quatre niveaux, dont nous ne retiendrons que trois pour le
moment, à partir desquels une unité opérationnelle pourrait s'établir: le travail, l'intervention
sociale, les expertises médicales. À chacun de ces niveaux, se tissent des interactions et des
capacités. Ces interactions et ces capacités forment la base d'une construction opérationnelle
d'ensemble. Ces capacités sont: au travail de s'adapter, d'atteindre des performances; en
intervention sociale, de produire le besoin d'aide, en expertise médicale de qualifier les
pathologies. À partir de là, se profilent des «instances informelles d'évaluation» qui agiraient
et tendraient, via des échanges interindividuels, vers un consensus341 ; et il serait alors possible
d'établir un programme opérationnel global c'est-à-dire « tout un ensemble de jugements, de
sanctions et de traitements des individus ». Ces instances informelles d'évaluation
constitueraient le cadre normal d'action d'où on pourrait extraire un idéal de catégorie appelé
santé mentale caractérisée sous certaines valeurs. Selon nous, il est à supposer que, munis d'une
évaluation chiffrée des écarts entre le cadre idéal ainsi construit et le cadre réel des pratiques, il

Revue Problèmes politiques et sociaux (2004), no899, « Pour une conception opérationnelle de la santé
mentale » de Michel Joubert, La Documentation Française, Paris, ppl7-18.
341
Le processus a été le même pour le DSM quand il a fallu objectiver les troubles mentaux par une classification
qui a abouti à la formation du DSM-IV. Lire à ce sujet Kirk Stuart (1998) Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la
psychiatrie américaine, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Le Plessis-Robinson, France.
222

soit seulement possible de dégager des tendances de non-conformité ou de conformité au


programme, ce dernier correspondant pourtant pour l'auteur à un objectif rationnel « c'est-à-dire
un idéal rationnel de ce qu'une société, à un moment donné, considère comme l'optimum
d'équilibre vers lequel les individus devraient tendre,... ». Cet optimum de conformité est déjà
catalogué par l'auteur sous le nom de valeurs socio-scientifiques appelées multidimensionnelles
c'est-à-dire «la santé mentale comme domaine d'expression de la souffrance», «la santé
mentale considérée comme un capital », « la santé mentale considérée comme le plan où les
individus se confrontent à l'adversité, s'adaptent... ». Ces champs technoscientifiques peuvent, à
son avis, exercer un cadre d'analyse opérationnel et d'interprétation de la réalité des plus
fmctueux.
Pour d'autres, la santé est difficile à objectiver. C'est le cas pour George E. Vaillant342
qui résume des approches multiples : celle de Marie Jahoda, et celle de Goleman. La santé
normale suivant les travaux de Marie Jahoda a une définition et correspond à une personne « qui
est en phase avec son identité et ses sentiments, tournée vers le futur et continuant à s'investir
dans la vie de manière constructive (...), douée d'empathie, capable de travailler, d'aimer, de
jouer et de résoudre des problèmes. ». La santé mentale, intelligence socio-émotionnelle,
correspond aussi, selon Goleman, aux critères d'« exactitude de la perception consciente et le
contrôle de ses émotions; la capacité à modifier ses émotions pour les exprimer de manière
appropriée (...); (...) la faculté de négocier des relations proches avec autrui; la faculté de fixer
ses émotions (motivation) sur l'objectif désiré... ». Cela correspond à la santé mentale positive
c'est-à-dire selon les thérapeutes cognitifs à « l'apprentissage de l'optimisme et de l'auto-
efficacité». Enfin, la santé mentale, bien-être subjectif « suppose une expérience subjective du
bien-être». En suivant cette voie classificatoire, la maladie mentale devient définissable à partir
de la santé mentale qu'il faut d'abord comprendre si l'on veut savoir ensuite ce qu'il faut

342
Revue Problèmes politiques et sociaux (2004), no 899 « Une dimension de la santé difficile à objectiver, des
approches multiples » de George E. Vaillant, La Documentation Française, Paris, pp.31-34.
3
' Notons ici qu'à la différence de la « santé mentale », le mal être d'abord a une valeur positive dans la
psychanalyse. Comme le fait remarquer Anne Lovell, en psychanalyse, « le mal être a une valeur positive car il est
inhérent au processus de guérison » (2004, Revue Problèmes politiques et sociaux : 6). En effet, la psychanalyse
« propose moins un travail sur soi, qu'une élucidation (partielle) du labeur que l'autre (mon semblable, mon
déplaisant « prochain », mon partenaire sexuel, voire mon monde social et sa langue) impose à chacun. » poursuit le
psychanalyste Pierre-Henri Castel (2004 :60). Guérir n'est donc pas le but de la psychanalyse, son travail repose sur
l'Esprit humain en ce qu'il est toujours considéré comme un lieu de Vérité, lieu de Vérité dont il est possible de tirer
quelques élucidations partielles grâce à la psychanalyse. Comme le fait, de son côté, remarquer Bernard-Henri
Lévy, dans un article polémique intitulé « Pour une charte de la psychanalyse » paru le 8 janvier 2004 dans
Libération, la psychanalyse n'a pas à proprement parler de techniques non plus ; c'est même ce qui fait son
223

entendre par maladie mentale. Cette méthode a pour effet de déplacer la maladie mentale et de la
saisir comme l'envers négatif d'une santé positive, telle que définie plus haut. De plus, la
définition de la santé est relative, car « la santé mentale n'a de sens qu'à l'intérieur du système
socioculturel qui prévaut dans un milieu donné»344 comme le fait remarquer F. Cloutier. Dans
cette optique, l'appréciation de la maladie reste largement une valeur subjective. Alors que dans
le cadre d'un point de vue médical, la maladie est synonyme de pathologie, dans le domaine
psychiatrique, la détermination de la pathologie mentale est délicate en regard de la variabilité
et de la relativité de la maladie mentale345 d'une part, et du caractère socioculturel de la
pathologie d'autre part. En croisant le chemin de la médecine avec celui de la santé mentale, tout
cela devient complexe, car l'incurabilité d'une maladie peut toujours être contestée par
l'argument des conditions socioculturelles et vice versa. La définition de la santé mentale est
donc difficile, voire impossible.

6.1.2. Vers une réponse globale à la souffrance : adaptation et santé


Le Comité de la Santé mentale du Québec a pourtant tenté d'y voir plus clair en
produisant un livret intitulé «La prévention et la promotion en santé mentale, préparer
l'avenir » (1993). Les auteurs, qui ont lu plus d'une centaine d'articles ou ouvrages québécois,
canadiens et américains sur le sujet, ont tenté de faire état de l'évolution récente des conceptions
de la santé mentale et de clarifier la notion de base de santé mentale perçue comme floue et

originalité, elle n'a qu'une règle, celle de la libre association, et « une règle impossible, de surcroît, à unifier dans
une procédure, un protocole, répétables. » (2004 : 64). L'analyste n'a pas de place non plus ni dans la cure dans la
société ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas sa raison d'être. Déjà, disait Serge Leclaire en 1966, « voilà des
décennies qu'on essaie de donner à l'analyste une place ; or, de place, il n'en a point ; si on lui en trouvait une, si
l'on lui en assignait une, il n'y aurait plus d'analyse du tout » (2004 : 64) C'est ce que tentent de faire comprendre
les psychanalystes aux gouvernements. Mais comment se faire comprendre alors que les termes psychanalytiques de
la pathologie ont changé de face et qu'ils sont subordonnés à des règlements essayant de légiférer la profession ?
Ainsi, par exemple, de nouvelles pathologies voient le jour « sous l'étiquette « pathologies narcissiques » qui ne
seraient plus des pathologies du désir, du conflit, et de la culpabilité, mais de la jouissance, du clivage et de la
honte. » (2004, Revue Esprit no304 : 152) analyse Ehrenberg. Tout le monde sait à quoi ressemble la maladie
mentale depuis fort longtemps, mais à quoi ressemble la santé mentale ? C'est la psychologie positive qui nous
répond : la santé mentale renvoie à la croissance psychique. Cette dernière a même réussi à décliner au moins quatre
variantes : la santé mentale, normalité ; la santé mentale positive ; la santé mentale, intelligence socio-émotionnelle ;
la santé mentale, bien-être subjectif recueillies par l'article de George E.Vaillant dans Revue Problèmes
politiques et sociaux no 899 (2004 : 31-34).
344
Revue Problèmes politiques et sociaux (2004), no899, « Des définitions nombreuses, mais jamais
satisfaisantes » de François Cloutier, La Documentation Française, Paris, p. 16.
34
' Notons que pour Thomas Szasz, concernant le suicide, la « maladie mentale » reste une métaphore comme il
l'analyse dans La théologie de la médecine : fondements politiques et philosophiques de l'éthique, Petite
Bibliothèque Payot, Paris, 1980.
224

imprécise. Dans le champ de la confusion sémantique qui règne en matière de santé mentale, ces
auteurs ont retenu deux constantes qui caractérisent la santé mentale : la prévention et la
promotion. En effet, « soulignons que, dans les pays industrialisés, les milieux de la santé
publique semblent s'entendre pour intégrer la prévention dans la promotion de la santé, alors
que les intervenants en santé mentale se montreraient plus sensibles à la notion de prévention;
ces derniers auraient tendance à y englober et les activités préventives et les activités
promotionnelles (Houde et coll., CSMQ, 1985)».346Les auteurs de notre livret proposent donc
non pas de réduire et confondre les notions de prévention et de promotion en un seul concept de
santé mentale, mais plutôt d'insister sur leurs points communs et leurs différences. Les
caractéristiques communes à la prévention et à la promotion seraient ainsi de faire des
interventions orientées vers les collectivités et non plus seulement vers les individus. Ces
interventions sont proactives « puisqu'elles visent soit à prévenir l'apparition de problèmes soit à
promouvoir une santé optimale, indépendamment de l'existence de problèmes déclarés». Autre
similarité, « les activités de prévention et de promotion utilisent toutes deux des stratégies et des
méthodes d'intervention orientées autant vers les systèmes que vers les personnes».347Dernière
ressemblance enfin, c'est le souci de redistribuer le pouvoir aussi bien au niveau des collectivités
(par l'entremise des communautés, des intervenants et des décideurs publics) qu'au niveau des
individus, ceux-ci devant se réapproprier un pouvoir sur leur vie. En ce qui concerne les
principaux éléments qui différencient la prévention de la promotion en santé mentale, ils se
situent au niveau de l'objectif, des moyens, des cibles, du moment et des modèles utilisés. Alors
que la prévention a pour objectif de réduire l'incidence des problèmes de santé mentale, la.
promotion a pour but d'accroître le bien-être personnel et collectif; alors que la prévention
entend réaliser son objectif en éliminant ou réduisant les facteurs de risque et les conditions
pathogènes, la promotion cherche à atteindre son but en développant les facteurs de robustesse et
les conditions favorables à la santé mentale. Alors que la cible de la prévention correspond avant
tout aux groupes exposés à des facteurs de risque, celle de la promotion concerne la population
générale. Enfin, alors que pour la prévention, le moment d'intervention est avant l'apparition des
symptômes et concerne des modèles épidémiologique et clinique, pour la promotion le moment

Comité de la Santé mentale du Québec, 1993 : 14.


347
Comité de la Santé mentale du Québec, 1993 : 18.
225

d'intervention est en tout temps et elle utilise des modèles de psychologie du développement,
écologique et socioculturel.
La santé mentale, au vu de ces précisions, est alors moins un concept articulé en deux
notions (celle de la prévention et celle de la promotion) qu'un continuum d'une même chose : la
santé vue sous un angle positif ou négatif. Selon le continuum négatif, la santé s'étale sur un
champ qui va de la réadaptation à la prévention (en passant par le traitement et l'intervention
précoce) ; selon le continuum positif, la santé s'étend sur un champ qui va de la santé mentale
minimale à la santé mentale optimale.348 Cette nouvelle conception permet selon les auteurs de
dépasser les définitions provisoires, celle des intervenants ou même celles des grandes
organisations (telle l'OMS), tout en en gardant l'essentiel du contenu qui peut se résumer
globalement ainsi :
«Définitions. La prévention vise la réduction de l'incidence des problèmes de santé mentale en s'attaquant
aux facteurs de risque et aux conditions pathogènes. Elle s'adresse à la population générale ou à certains
groupes particuliers exposés à tels facteurs ou conditions. La promotion vise l'accroissement du bien-être
personnel et collectif en développant les facteurs de robustesse et les conditions favorables à la santé
mentale. Son action porte sur les déterminants de la santé plutôt que sur les facteurs de risque, et vise la
population générale ou des sous-groupes particuliers » (1993 :15)

La « santé », dans nos pays industrialisés, devient donc une préoccupation et une réponse globale
à toutes sortes de problèmes de société et elle touche aussi bien ceux qui sont reconnus malades
que ceux qui ne le sont pas. De plus en plus, le terme générique de santé est assimilé à un style
de vie ou à quelque chose vers lequel les individus (comme les collectivités) doivent tendre.
Cette approche est flagrante au travers des modes d'intervention et d'action de la suicidologie
dont nous avons vu des exemples dans le cinquième chapitre. Celle-ci, en effet, parle très peu de
maladies mentales, mais bien de santé mentale et d'environnement pour modéliser son action.
Mais il y a aussi un appel volontaire aux membres de la communauté pour intervenir par eux-
mêmes et s'approprier le pouvoir c'est-à-dire les moyens et la capacité de garder une bonne
santé à savoir d'avoir une autonomie fonctionnelle et un mode de conduite adapté pour éviter les
désagréments de la vie ou les sources générant de la souffrance. Cet appel à / 'empowerment en
ce qui concerne la santé n'est qu'une résurgence d'un mouvement populaire appelé le
mouvement d'hygiène mentale ; et ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de la

Voir schéma en annexes tiré du chapitre 2 Figure 2.1. de la p.24 de La prévention et la promotion en santé
mentale, préparer l'avenir ,CSMQ, 1993, Québec.
226

prévention ou la promotion de la santé mentale n'est qu'un prolongement d'un moment de


l'histoire de la culture américaine, comme nous allons le voir maintenant.

6.2. La santé et le mouvement d'hygiène mentale

L'introduction de la santé mentale dans la recherche nord-américaine n'est pas neuve. En


effet, «dans les années 1880, les psychiatres américains utilisaient déjà l'expression «santé
mentale» en référence aux démarches menées en villes pour éviter l'apparition de troubles du
comportement chez les enfants».349Les Ligues d'obédience religieuse aux États-Unis
s'intéressent aussi à la santé mentale des enfants dès la fin du XIXe siècle. Et, bien que n'ayant
pias à proprement parler mobilisé des foules, Dorothea Dix, en interpellant les États et le
gouvernement350 sur l'état des soins déplorables aux malades mentaux, avait néanmoins préparé
le terrain du mouvement d'hygiène mentale développé plus tard par Clifford Beers. Dès le début,
l'intérêt manifesté à la fois par les psychiatres, les membres du clergé, les juges de certains États,
des enseignants et certains simples citoyens montre la diversité du mouvement de la santé qui va
s'appeler le mouvement d'hygiène mentale au début du 20ème siècle. Ce mouvement comportera
diverses ramifications et regroupera plusieurs associations n'ayant rien d'autre en commun que
de promouvoir la santé c'est-à-dire l'hygiène mentale. Il ne faut en effet pas entendre le mot
d'hygiène mentale de l'époque comme un terme médical et psychiatrique. Il s'agit en effet de
construire « a positive mental health»351 dans un mouvement qui essaie de réduire la marge
entre les exclus de tous ordres (dont les malades mentaux font partie, mais pas seulement) et la
société. Et la première cause entendue est celle des enfants dont un certain nombre est concerné
soit par un retard mental soit par la délinquance; et cela va conduire au Child Guidance Clinic
Movement. En effet,
"the child guidance clinic movement started with people who were conceraed about juvénile delinquency.
In those days, even as now, juvénile delinquency was a grave problem, and dreadful things were being

Revue Problèmes politiques et sociaux no899, avant-propos d'Anne Lovell, 2004 : 5 (Anthropologue, directeur
de recherche à l'INSERM -unité 379 Marseille).
5
« In 1848 Dorothea Dix began her struggles to get Congress to pass a bill appropriating ten million acres of
public land for the « indigent insane », comparable to the hundred million acres earlier given to the states for the
purpose of extending higher éducation and from which the land grant collèges grew. Finally in 1851, both Houses of
Congress simultaneously passed the bill, but Président Pierce vetoed it, surely one of the most regrettable « if
onlys » in American history. » (1961 : 14) , Nina Ridenour Mental Health in the United States, A Fifty-Year
History, Havard University Press, Cambridge, Massachussetts.
351
Nina RIDENOUR (1961) Mental Health in the United States, A Fifty-Year History, Published for the
Commonwealth Fund by Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts.
227

done to children in the name of punishment. (One judge in one year sentenced sixty-fïve children to jail and
forty others to chain gang.)" (Ridenour, 1961:35)

En ce qui concerne les enfants retardés, communément appelés les idiots : "a settled conviction
of the large majority of citizens of the commonwealth that idiots were a class so utterly hopeless
that it was a waste of time even to collect any statistics concerning them".352 Alors que les idiots
en 1908, sans être pour autant des esprits aliénés ("alienated minds"), étaient laissés de côté pour
vivre dans des conditions précaires, les psychiatres (« alienists ») eux ne voyaient un jeune
comme malade mental (« dementia praecox ») que s'il présentait des signes de ce qu'on
nommerait aujourd'hui la schizophrénie.

Les idiots eux pouvaient avoir la chance d'être pris en charge par des dames ou des visiteuses de
charité. En fait, en 1908, personne ne sait à quoi ressemble le panorama de la santé mentale et
personne n'a idée du profil réel de ceux qui ont besoin de soins. Il n'existe pas de liste
d'institution de soins ni de liste de psychiatres. Il n'y a pas d'agence de volontaires ou
d'institution gouvernementale pour collecter des statistiques sur le sujet. Il n'y a pas
standardisation minimum concernant les soins à apporter en institutions ou de loi concernant la
protection des personnes y séjournant (cela varie grandement selon les États). Les manques en
fonds d'argent sont criants; et toutes ces lacunes vont tracer la voie des réformes à entreprendre
pour Clifford Beers. Clifford Beers, un simple citoyen américain, est en effet bien placé pour
connaître les vicissitudes d'un parcours de soins et d'un enfermement contre son gré dans trois
institutions (1900-1903). Beers, qui commençait des études à l'Université de Yale, souffrit en
effet de troubles émotionnels suite à la mort de son frère. Il fit une tentative de suicide et fut
hospitalisé à trois reprises comme malade mental dans des institutions où il connut des actes de
brutalités de la part des aides soignants. En 1909, le Comité National pour l'Hygiène Mentale
(NCMH) fut lancé :" Thanks chiefly to the efforts of Clifford Beers, an ex-state hospital patient
and author of The Mind That Found ItselJ'(1908), the NCMH had been founded in 1909. Beer's
original hope was that the organization would improve conditions in mental hospitals, in one of
which he claimed to hâve been abused as in inmate".353 Les débuts de cette initiative ne sont pas
faciles : Beers manque d'argent et de relations pour supporter ses projets. Aussi, dès 1906, il
écrit à William James, Professeur à Harvard, en lui envoyant l'ouvrage qu'il vient de terminer et

352
Ridenour, 1961:46.
Dowbiggin Ian Robert (1997) Keeping America Sane, Comell University, New York : 127.
228

en lui exposant le plan des réformes qu'il souhaite mettre en place. En 1907, il rencontre aussi
Adolf Meyer à qui Beers fait part de sa volonté de se consacrer aux malheureux incarcérés dans
les institutions pour malades mentaux. Avec William James, Beers obtient un premier
soutien : "William James was a source of great strength to Clifford Beers. He wrote letters to
him and for him, became an honorary trustée of the National Committee for Mental Hygiène,
gave money and solicited it, and was generous with his time and counsel"354Les objectifs, que
l'organisation conduite par Clifford Beers se donne, sont les suivants: "to work for the
conservation of mental health ; to help raise the standards of care...; to secure and disseminate
355
reliable information..." Le plus important travail du comité fut d'abord de mettre sur pied et
de trouver les moyens d'effectuer des sondages et par suite des statistiques qui permettent de
recenser les activités et les lieux de résidence de ceux qu'on nomme les malades mentaux. Les
inspections faites par le Comité ne se limitent pas en effet aux institutions qui ont pour charge les
malades mentaux. En effet, "the inspections extended beyond institutions intended for the
mentally ill to other institutions in which they were also kept, such as jails, county poor farms,
almshouses, old people's homes and orphan asylums. (At that time in more than half the states
the mentally ill were regularly put in jails and almshouses)".Ces sondages furent financés bientôt
avec le concours de la fondation Rockfeller. En 1914, le Comité commence aussi à chercher à
standardiser une nomenclature et des normes concernant les soins à apporter aux plus démunis et
coopéra avec l'Association médico-psychologique (devenue en 1921 l'American Psychiatrie
Association) et l'Association américaine pour l'étude des faibles d'esprit (devenue l'American
Association on Mental Deficiency).

La même année que la création du Comité National d'Hygiène mental, en 1909 le Child
-Guidance Movement fut aussi fondé à la suite des Child-Guidance Clinics. Ces Child -
Guidance Clinics reposaient sur un concept d'équipe (team concept): tous ceux qui travaillaient
avec les enfants partageaient leurs connaissances afin de se mettre d'accord sur le suivi et la
conduite à tenir envers un enfant qui venait d'être jugé pour un délit. Le Child-Guidance
Movement alla plus loin : "in order to prevent delinquency, it is essential to reach a child long

Nina Ridenour, 1961 : 7.


15
Nina Ridenour, 1961 : 1-20
229

before he arrives at the juvénile court stage - a concept which quickly came to pervade ail work
with problem children". Ce mouvement s'organise bientôt avec le Child Welfare League of
America, celle-ci devenant l'agence de référence dans le domaine des soins à apporter aux
enfants. Le Comité National d'hygiène mentale dévie alors de sa trajectoire initiale (strictement
les incarcérés en institution) en incluant la cause des enfants. Beers reprend en effet les
orientations de recherche de William James. James croit qu'il ne faut pas dissocier dans les
contenus psychiques les éléments statiques des produits dynamiques de l'activité psychique:
« James believed them the products of the organizing activity of the mind, which créâtes a
whole out of the éléments. The organizing principle is something dynamic. Behind the
kaléidoscope stream of thoughts there is an ever-present purpose, or trend, which is adaptative ;
ît is in the service of the organism as a whole in its struggle to survive». Ainsi, bien que son
orientation soit biologique, James n'essaie pas d'expliquer les contenus mentaux par des
mécanismes physiologiques. Il rejoint dans ce sens Adolf Meyer qui conçoit la personne comme
un tout, qui enregistre des réactions au social, (celles-ci constituant l'expérience du sujet) en
intégrant aussi des influences biologiques : « As his realistic common-sense approach developed,
he felt increasingly dissatisfied with either or methods of explaining maladaptation and refused
to believe that mental illness was the resuit merely of the brain's being disordered or of an
overwhelming environment ; both had to be taken into account ». Meyer corrige ainsi
l'inclination des médecins pédiatres ou des juges de l'époque tendant à considérer que les causes
des comportements déviants juvéniles ont des origines morales ou génétiques. Avec Adolf
Meyer et William James, les orientations de l'organisation de Beers s'élargissent :
"In 1922, also, the National Comittee for Mental Hygiène, financée by the Commonwealth Fund,
inaugurated a five-year program for fellowships at child-guidance centers ; it also arranged for schools to
hâve staff psychiatrists and for liaisons between courts psychiatrie teams" (1966 : 377)

356
1961 :37
3
" FRANZ G.Alexander & SHELDON T Selesnick (1966) The History of Psychiatry : An Evaluation of
psychiatrie thought and Practice From Prehistoric Times To The Présent, Harper & Row Publishers, New York :
168 et 263.
230

La lecture de l'ouvrage de Beers A Mind That Found Itself a un fort retentissement sur ses
concitoyens et sur Meyer qui considère ce travail comme étant le plus accompli et l'un des plus
grands de ce pays et de ce siècle («one of the greatest achievements of this country and of this
century ».358Et c'est Adolf Meyer qui recommanda le nom de « Mental Hygiène » pour le
nouveau mouvement. À partir de là, le Comité National d'Hygiène Mentale s'ouvrit à plus de
groupements, forma et articula l'action de plusieurs groupes professionnels à la cause de
l'hygiène mentale :
« Two important professional organizations - the American Orthopsychiatric Association was organized in
1924 by the same group that created the American Psychiatrie Association and The National Committee - a
small knot of people with a common vital interest, in this case préventive psychiatry » (Ridenour, 1961:
39).

Mme Meyer, de son côté, visite les familles des patients pour en savoir plus sur leurs
antécédents et devient « the fïrst American social worker » pendant qu'Adolf Meyer insiste en
déclarant : «We thus obtained help in a broader social understanding of our problem and a
reaching out to the sources of sickness, the family and the community". Les principes du
mouvement d'Hygiène Mentale se popularisent avec les premières publications du Comité
d'Hygiène mentale {Mental Hygiène; puis Understanding the Child) . Des enseignants et des
parents d'élèves s'intéressent à une éducation saine et rejoignent le mouvement. Ces parents
cherchent une éducation qui se départisse à la fois des aspects extrêmes du courant permissif et
de celui behavioriste. En effet,
«there hâve been times (...) when parent éducation went off into unfortunate bypaths, such as the
regrettable excursion into « Behaviorism » in the 1920s (the idea that the child is a small machine and
should be treated accordingly) and some of the excesses later committed in the name of permissiveness..."
(Ridenour, 1961: 97).

Avec la création de l'United States Children's bureau (1912), qui vient s'ajouter à l'ancienne
Child Study Association of America (1888), les groupements éducatifs pénètrent le mouvement
d'hygiène mentale. Les membres ecclésiastiques veulent aussi apprendre de la psychiatrie afin
que cela puisse les aider dans leurs contacts quotidiens avec des personnes en difficulté et les
psychiatres eux-mêmes sont heureux de coopérer à leur formation : « the pioneering Council for
Clinical Training, established in 1930, was the fïrst center for clinical pastoral training»

Ridenour, 1961 :7.


Franz et Sheldon, Ibid. 1966 : 263.
231

( :91).Le Comité National pour l'Hygiène Mentale encourage la formation et la recherche pour
inculquer «a positive mental health». Dès 1918, sous les auspices du comité, une école pour
travailleurs sociaux fut ouverte notamment à Boston. Ces écoles touchent les travailleurs
sociaux travaillant dans le milieu hospitalier mais pas seulement puisque d'autres branches du
tiavail social sont concernés : « and indeed, the same thing can be said for other branches of
social work : médical social work, child welfare, family welfare, and the rapidly growing field of
public assistance administration».360Toutes ces branches du travail social ont joué un rôle
important dans la reproduction du nouvel modèle d'assistance aux malades mentaux de Beers,
assistance basée sur la lutte contre l'injustice et la compréhension. Mais au fur et à mesure du
développement du Welfare Social Work, ce modèle de Beers, repris par les tenants du travail
social, se transforme en contrôle social au nom de la prévention, nouvelle forme d'assistance qui
deviendra l'idéal de la santé mentale.

Entre-temps l'organisation de Beers s'internationalise. Depuis le moment où le 6 mai 1908,


Clifford Beers et quelques amis, réunis dans sa résidence du Connecticut à New Haven, décident
de créer la société du Connecticut d'Hygiène Mentale jusqu'au premier Congrès international
tenu à Washington avec 3000 représentants de 50 pays, du chemin a été parcouru. En effet, de
1920 à 1930, Beers n'arrête pas de voyager, d'entretenir une volumineuse correspondance non
seulement avec les sociétés d'hygiène mentale des différents États américains, mais aussi avec
celles de l'étranger. Ainsi, la Finlande est le deuxième pays après les États-Unis à fonder une
Société nationale d'hygiène mentale et le Canada le troisième pays suivi bientôt par l'Union Sud
Africaine. En 1937, a lieu le second congrès à Paris avant que l'activité internationale
s'interrompe pendant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, à la mort de Beers en 1943, son
rêve est bel et bien devenu une réalité. À partir de 1930-1940, le mot « d'hygiène » commence à
être contesté : " « people began to dislike the word « hygiène ». It had unpleasant connotations,
they said. « Health » was a nicer word. They seemed (quite erronneously) to equate « mental
hygiène » with «mental illness »".361 Les sociétés d'hygiène mentale déclarent en effet qu'elles
ne s'intéressent pas juste à la maladie mentale, mais à la santé mentale. Pour eux,
« « Mental health » means a state or condition of health ; « mental hygiène » means a body of knowledge
about the préservation and promotion of mental health - a useful term and a regrettable loss ». ( 1961: 125)

i0
Ridenour,1961 :84
i1
Ridenour,1961 :125
232

Après la Seconde Guerre mondiale (et après la mort de Beers), les activités du Comité
international d'hygiène mentale reprennent avec le congrès de Londres en 1948. Et, dans le
même temps, en 1949, la division gouvernementale d'hygiène mentale américaine se transforme
pour devenir l'institut national de Santé mentale. Les différentes Sociétés d'hygiène mentale
nationale et internationale se fédèrent pour devenir la Fédération mondiale de Santé mentale (the
World Fédération for Mental Health), celle-ci exerçant son influence sur l'UNESCO et l'OMS
(WHO) : « and WHO, at its founding conférence, adopted the lofty définition of health
formulated by Dr Chisholm as « a state of complète physical, mental and social well-being and
not merely the absence of disease or infirmity », thereby placing mental and social health beside
physical health as the objective for ail health work». (:70)

De « l'hygiène mentale », recommandée et soutenue par Adolf Meyer, au complet état de bien-
être physique, mental et social de la « santé », la route a été longue. L'apport de Meyer au
mouvement d'hygiène mentale consiste à avoir instauré des bases expérimentales de recherche
en maladie mentale. Ainsi, avec Beers, le psychiatre Adolf Meyer dans les années 1920,
« fondait le mouvement américain pour « l'hygiène mentale », destinée à prévenir
l'hospitalisation psychiatrique par la recherche et la prise en charge locale des troubles
mentaux»362. À partir de là, un mouvement de prévention de la maladie mentale s'installait ;
ensuite, « Adolf Meyer alla jusqu'à affirmer qu'il n'existe pas de maladies mentales, mais
simplement des schémas caractéristiques de réaction au stress.. », cette réaction n'étant pas
pathologique, mais mentalement saine. Cette affirmation marque le tournant de ce que Meyer
appelle le mouvement d'hygiène mentale et les débuts de la prévention en psychiatrie. Plus tard,
la psychologie positive pénètre également le domaine de la prévention psychiatrique aux États-
Lfnis avec « le concept de réalisation du Moi et la psychologie humaniste développés par
Abraham Maslow (qui) ont attiré l'attention sur l'usage optimal et l'exploitation des talents, des
capacités et des potentialités » et de plus récents travaux ont montré que «l'apprentissage de
l'optimisme et de l'auto-efficacité mène à la santé mentale». Dans notre dernière décennie, des
travaux mettent aussi en exergue que « le bien-être subjectif, comme l'optimisme, devient un
362
Revue Problèmes politiques et sociaux, 2004, no899, Anne Lovell, 2004 : 5
363
Revue Problèmes politiques et sociaux, 2004, no899, Vaillant George E, 2004 : 31-34
233

antidote contre un sentiment d'impuissance acquis». Prévention, optimisme et bien-être


subjectif sont les trois axes qui imposent maintenant leur recherche dans le domaine de la santé
aux États-Unis.

6.3. La santé dans l'ordre de l'individualisme narcissique

Le phénomène de la santé est aujourd'hui central car cette dernière est devenue à la fois un
problème et une valeur de société dans notre monde occidental; nous avons précédemment vu
comment la genèse de « la santé mentale » comme valeur sociétale a une localisation aux États-
Unis. La santé touche aujourd'hui la manière dont les Américains comprennent les modes de
fonctionnement de la famille, des services sociaux, les modes de gestion économique, politico-
associatives; et le phénomène de la santé a tendance à devenir une référence sociétale qui
déstructure les anciennes normes sociétales pour aboutir à une nouvelle culture psychologique
généralisée : celle d'un narcissisme pathologique ou d'un néo-narcissisme selon les auteurs.
Nous allons nous tourner maintenant vers Christopher Lasch et Lipovetsky pour essayer de
décrire et d'expliquer cette nouvelle réalité-là.

6.3.1. Le nouveau marché du soi : le narcissisme pathologique selon Lasch

Nous avons pu constater ci-dessus que « la santé mentale » est peu à peu devenue une
organisation qui touche tous les secteurs de la société américaine. Mais au fur et à mesure que les
premiers jalons posés par les pionniers de cette cause disparaissaient, l'objectif de la santé
mentale se transformait : "again and again it happens that a group of people plan together in a
mental health organization, using the same words but whithout realizing they are talking about
différent things".365 En effet, la santé est devenue au fur et à mesure de son extension dans la
société un moyen politique de substitution aux conflits sociaux, car « l'expansion des services
d'assistance sociale présupposait la réduction du citoyen en un consommateur de services fournis
par les experts».366Et les nouveaux réformateurs de la santé mentale aux États-Unis ont

3fi4
Vaillant,2004,33.
3ÎS
RIDENOUR, Ibid. 1961 :127
LASCH Christopher (1981) Le complexe de Narcisse, la nouvelle sensibilité américaine, Editions Robert
Laffont, Paris : 301.
234

massivement renouvelé les services sociaux. Ce progressisme, qui a remplacé l'intérêt rationnel
par « une vision thérapeutique, qui prend en considération les pulsions irrationnelles et tente de
les canaliser dans des voies socialement constructives» a coïncidé avec « le même
développement historique, qui changea le citoyen en client, transforma le travailleur de
producteur en consommateur».(: 315)

Déjà, la capacité des citoyens à défendre en démocratie leur liberté, en exerçant leur esprit
critique, avait subi des avatars sous les coups de boutoir de l'industrie qui exigeait une force de
travail efficace mais non pas instruite ; et d'autre part, la montée du salariat (au détriment de
celle du propriétaire-entrepreneur) a produit une transformation des mœurs : celle-ci favorisant la
consommation plutôt que l'enrichissement par le travail (idéal du self-made-man américain). Le
capital après la guerre de Sécession, nous dit Lasch, n'était déjà plus dans les mains des gros
propriétaires qui avaient aussi un rôle politique actif et décisif; mais il dépendait d'un marché de
consommateurs-producteurs. Selon Lasch, sous les effets d'un capitalisme monopolistique, le
capital n'appartenait plus à une classe dominante, mais était l'apanage de ceux qui provoquaient
et anticipaient le flux des attentes et des besoins commerciaux de la masse des consommateurs
américains; ils fondaient des sociétés anonymes et, par là même, s'enrichissaient. Le discours
politique s'est donc réduit à être le fait d'associations, jouant le tiers intermédiaire entre l'État et
le citoyen. Mais le but des associations elle-mêmes au fur et à mesure du développement du
consommateurisme s'est mis non plus à défendre des objectifs et des discours politiques, mais à
réclamer des choses en fonction des attentes et des besoins de chacun dans le quartier. Les
associations de santé mentale n'ont pas échappé à cette dérive. La situation d'urgence à réformer
la vie des malades mentaux, des enfants, des personnes en difficulté s'est faite suivant un plan
politico-pragmatique à court terme. Suivant Lasch,
« toutes ces actions ont été entreprises en pleine lumière et, dans l'ensemble, avec de bonnes intentions.
Elles n'ont pas été non plus le fait d'une politique cohérente de contrôle social. Les gens qui formulent une
politique voient rarement au-delà des problèmes immédiats. Or, la doctrine sociale des États-Unis s'est
développée en réaction à une série de situations d'urgence. De plus, le culte du pragmatisme permet aux
responsables de justifier leur incapacité ou leur refus d'établir des plans audacieux à long terme»
(1981 :298-299).

La transformation de l'institution politique de l'État en agence d'État-Providence est le résultat


d'un développement d'un ordre capitaliste qui n'est plus assujetti au politique, ledit ordre
235

capitaliste s'étendant sans limites à toutes les sphères et s'interdisant de penser le politique
autrement qu'en termes de clientélisme. L'ordre capitaliste s'autonomisant de l'ordre politique,
(ce dernier n'étant là que pour compenser les inégalités sociales fournies par la répartition
aléatoire des flux de services et de marchandises et l'accroissement des inégalités de fortune et
de conditions) a épanoui une sorte d'individualisme narcissique, pathologique selon Lasch. Le
repli collectif du politique sur le flux des marchés de biens matériels et du plus avoir a dissous
tout conflit de valeur idéologique propre au politique; mais il a aussi vu naître une nouvelle
forme de marché : le marché du soi fourni par les experts du bien-être. Ceux-ci tentent de faire
émerger un nouveau stéréotype, celui de veiller sur « l'homme tout entier »; pour prendre soin de
« l'homme tout entier », il s'agit de réguler sa vie laborieuse aussi bien que sa vie privée en
«organisant le temps de ses loisirs selon des principes scientifiques d'hygiène personnelle et
sociale » ( :301). Ces experts du bien-être, à la différence des intellectuels traditionnels qui
travaillent tout seuls, pratiquent en équipe, car
« c'est dans des équipes que travaillent le mieux ces nouveaux travailleurs cérébraux - producteurs
d'« intuitions » de grande qualité dans une variété de champs qui va du marketing et de la finance à l'art et
aux loisirs. Leur « capacité à collaborer » fait avancer « la pensée du système » - l'aptitude à voir les
problèmes dans leur totalité, à absorber les fruits de l'expérimentation collective et à « discerner les causes,
les conséquences et les relations les plus générales ». (Lasch,1996 :48)367

Le nouveau marché du soi demande en effet pour se développer une nouvelle aptitude à la
sociabilité et à la coopération368 ; et cela explique qu'« aussi bien le marché que l'État
présupposent la force de « liens non économiques de confiance et de solidarité » (1996:110) pour
pouvoir asseoir le succès de ce nouvel ordre capitaliste monopolistique du développement
personnel ou du bien-être. L'extension de ce marché à toutes les sphères non économiques et ce
repli collectif vers le soi-même ont aussi produit une nouvelle forme moderne de démocratie :
« alors, au nom du progressisme, les réformateurs mirent en avant leur propre version « d'une
communauté coopérative » : l'école pour tous, un capitalisme pourvu d'une assistance publique,
une gestion scientifique de l'industrie et du gouvernement. Le programme du New Deal
compléta ce que le progressisme avait commencé » (1981 :301) et celui de Kennedy l'entérina.
Cette nouvelle forme moderne de démocratie, arrivée avec la montée de l'industrialisme,
demandait pour se reproduire un changement des visées de l'école : elle demandait non plus de

LASCH Christopher (1996) La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Editions Climats pour la version
française, Paris. C'est moi qui souligne en gras.
Cela correspond aux points forts de la position communautaire selon Lasch.
236

former des citoyens critiques, mais des experts en gestion de conflits. En effet, « les traditions
populaires d'autonomie de l'individu ont fait place à des connaissances ésotériques gérées par
des experts» (:178). Le mouvement d'hygiène mentale entre dans cette nouvelle forme de
démocratie. Et il va aider à promouvoir, à son corps défendant, cette nouvelle forme de
démocratie qui va renouveler en profondeur toutes les structures de la société : celles de l'école,
de la famille, de la religion, celles de la politique, celles de l'Université, etc.... Le mouvement
d'hygiène mentale est, en effet, à l'origine de l'expansion des services d'éducation et d'aide
sociale offerts à la population. Ce mouvement a formé une nouvelle élite, l'éliteprofessionnelle-
managériale 369 :
« médecins, psychiatres, experts en « développement de l'enfant », représentants des cours de justice pour
adolescents, conseillers matrimoniaux, et animateurs du mouvement pour l'hygiène publique - tous
disaient la même chose; mais chacun tentait de réserver à sa propre profession le rôle principal dans les
soins à prodiguer aux enfants » (1981 :213).

Dans la nouvelle République sociale, l'enfant n'est plus de la responsabilité de la famille, mais
de l'État-Providence qui fournit subventions et experts pour que l'enfant devienne un bon
citoyen. Ces nouveaux experts identifient les causes des problèmes sociaux dans la psychologie
de ceux qu'ils qualifient de « retardataire»370,qui sont censés assurer traditionnellement l'autorité
(famille, enseignants...) et développe l'idéologie de la « compassion» servant «les intérêts de
classe « des fonctionnaires, en surplus à l'époque postindustrielle, qui, à la manière des
industrialistes se tournant naguère vers la publicité, provoque une demande pour leurs propres

le terme professionals en anglais recouvre nos professions libérales ainsi qu'un vaste secteur d'activités
intellectuelles, telle que l'enseignement et la recherche universitaires, la publicité, etc. On emploiera par la suite le
terme de «professions intellectuelles » note en bas de page le traducteur de Lasch (1996 : 17). Ces professionals,
(ou libéraux de la bourgeoisie aisée), nous dit plus loin Lasch, « ont du mal à comprendre pourquoi leur conception
hygiénique de la vie n'arrive pas à susciter un enthousiasme universel. Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser
la société américaine : il s'agit de créer un « environnement sans fumeurs », de tout censurer, depuis la pornographie
jusqu'aux discours de haine », et en même temps, de façon incongrue, d'élargir le champ du choix personnel dans
des questions où la plupart des gens éprouvent le besoin de disposer de solides orientations morales. Lorsqu'ils se
trouvent confrontés à de la résistance devant ces initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui ne se cache pas loin
sous le masque souriant de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les
vertus généreuses qu'ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la
controverse politique, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir
la lumière - ceux qui « ne sont pas dans le coup », dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique ». (:40)
in LASCH Christopher (1996) La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Editions Climats pour la
version française, Paris.
370
En effet, nous dit Lasch « Libérer l'humanité de notions aussi attardées que l'amour et le devoir, telle est la
mission des thérapies postfreudiennes, et particulièrement de leurs disciples et vulgarisateurs, pour qui santé mentale
signifie suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions ». (:29) in LASCH Christopher (1981)
Le complexe de Narcisse, la nouvelle sensibilité américaine, Editions Robert Laffont, Paris.
237

produits».371Ici, un bon citoyen n'est plus un citoyen muni de connaissances et exerçant son sens
critique, mais se transforme en un citoyen en bonne santé. L'État-providence va donc développer
un modèle civique de style thérapeutique : le parent ou l'éducateur n'est plus responsable de
l'éducation de l'enfant, mais, dans le même temps, il devient aussi « incapable » pour élever ses
enfants en se soumettant à l'évaluation des experts pour savoir comment faire. Pour les juges et
clergymen372 aussi, les valeurs normatives de l'ordre social changent; sous l'action du
mouvement d'hygiène mentale, le régime de la punition se transforme en régime de la maladie,
et la responsabilité pédagogique se mue en souci de préserver la bonne santé mentale, les
critères de cette bonne santé étant la sociabilité et la bonne opinion de soi; et « ces
transformations ont coïncidé avec la découverte croissante que l'expansion économique était « le
but suprême » de l'organisation sociale, et que les gens devraient être jugés selon le test unique
de leur part dans l'accroissement de la production» complète Lasch (1996:53-54). Ces
nouvelles « connaissances » c'est-à-dire la sociabilité et la bonne opinion de soi se sont mises à
être transmises, grâce à des techniques de formation, dans les écoles et dans les entreprises aussi
bien que dans la famille. Ainsi, dans les entreprises, il devient mal vu de parler de conflit ou de
compétition mais bien vu de parler de participation ou de sociabilité. Ces nouvelles prises de
conscience émergent de concert avec les nouveaux besoins du marché capitaliste. La domination
de l'argent en dehors de sa sphère s'étend sans limites depuis les années 30 aux États-Unis, non
seulement sur les biens économiques, mais aussi sur les biens sociaux et sur ceux de la personne,
cette domination de l'argent découvrant dans les années soixante, un nouveau marché du soi (ou
du bien-être personnel ou bien du développement personnel qui peut aussi bien s'appeler le
marché du bonheur). Un tel marché promet une expansion économique infinie, mais il demande
à côté de cela pour être attractif, et pour drainer la masse des consommateurs, un remaniement de
la logique de l'individualisme compétitif qui sous-tendait jusque présent le marché. Il s'agit de le
remplacer par une logique de surface : celle de l'individualisme du bonheur. Selon Lasch,
« L'école, les grandes entreprises et les tribunaux cachent leurs pouvoirs derrière une façade bénigne. On
se présente comme des personnes prêtes à vous aider, on ne rappelle à l'ordre les subordonnés qu'aussi

371
Daniel P. Moynihan « Social Policy : From the Utilitarian Ethic to Therapeutic Ethic » dans Commission on
Critical Choices, Qualities ofLife, Lexington Mass. :D.C. Heath, 1976,p.44 cité par Lasch, 1981 : 315.
372
« Comme le dit Nichols, note Lasch, l'église d'aujourd'hui est tout aussi « éclairée » que les professionnels de
l'aide psychologique. «Les pasteurs... s'expriment sur ce qu'il y a de sain à avoir une bonne opinion de soi-
même... » » (:211) in LASCH Christopher (1996) La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Editions
Climats pour la version française, Paris.
238

rarement que possible; on cherche, au contraire, à créer une atmosphère amicale au sein de laquelle chacun
peut dire librement ce qu'il pense » (1981 :246)
Ce faisant, tous les conflits d'entreprise, de famille, d'éducation se mettent à être évacués vers
les experts qui les gèrent373 en vidant ceux-ci de toute signification sociale. Il n'y a plus de
mauvais patrons, de mauvaise éducation, de mauvais parents, mais seulement des « failles
psychologiques » et des spécialistes, là pour les soigner, et une paix sociale à préserver. En effet,
puisque les patrons, les éducateurs, les parents n'ont plus la tâche fastidieuse et ingrate de
réprimander (cette tâche étant dévolue aux experts à l'extérieur du conflit social), ceux-ci
peuvent garder auprès de leurs employés (ou de leurs enfants) une image amicale et
compréhensive en les aidant à développer des aptitudes qui leur manquent pour s'adapter à la
vie. Pour les nécessités de ce nouveau marché du bonheur, les consommateurs ont besoin d'être
bien au travail, en famille, dans les loisirs, mais en même temps d'être exigeants en réclamant
plus de produits de développement personnel. Car « l'engouement pour la prise de conscience »
encouragé par le nouveau marché est porteur, et transforme « le mécontentement social en
insuffisance personnelle»37 , transformation qui sert aussi les professionnels de la santé puisque
d'une part ce mécontentement appelle des besoins en services d'aide nouveaux et d'autre part, le
sentiment de l'insuffisance personnelle alimente une clientèle en aide thérapeutique toujours
renouvelée. Ainsi, les aides thérapeutiques pour l'enfant par exemple « la psychiatrie, servante
de la publicité, aide celle-ci à exploiter « le désir des parents de bien élever leurs enfants ». En
maintenant les parents dans un état d'anxiété chronique, la psychiatrie frustre ainsi les désirs que
la publicité proclame satisfaire»375. Aussi les critères de sociabilité et de bonne opinion de soi,
devenant des critères de normalité, s'étendent, mais créent en même temps des attentes; et, « à

' L'attitude permissive a coïncidé « avec l'avènement progressif et la diffusion de la culture de masse, l'industrie
de la publicité, les mass média, les services d'aide sociale et de santé et autres institutions d'éducation de masse,
(qui) se sont peu à peu emparés d'un grand nombre des fonctions de socialisation exercées par la famille, tandis
qu'ils plaçaient les autres sous la direction de la science et de la technologie modernes ». (1981 :213) Ainsi,
l'attitude permissive selon Lasch « masque un système rigoureux de contrôles, d'autant plus efficace qu'il évite la
confrontation directe entre les autorités et les gens sur lesquels celles-ci cherchent à imposer leur volonté. Les
autorités délèguent le soin de discipliner à d'autres, chaque fois que cela est possible, de manière à pouvoir se
présenter comme conseillers, médiateurs et amis ». ( :246) Les experts sont donc des autorités extérieures au conflit
et le contrôle social est alors défini comme « un problème technique dont faut confier la solution à l'expert
compétent ». Le résultat de cela est que « les formes thérapeutiques de contrôle social, en adoucissant, ou même en
éliminant le caractère conflictuel des relations entre supérieurs et subordonnés, font qu'il devient de plus en plus
difficile, pour le citoyen de se défendre contre l'État, ou, pour les travailleurs de résister aux exigences des grandes
entreprises ». ( :250) in LASCH Christopher (1981) Le complexe de Narcisse, la nouvelle sensibilité américaine,
Editions Robert Laffont, Paris.
Edwin Schur, The Awareness Trap : Self-Absorption instead of Social Change, New York, Quadrangle-New
York Times, 1976,pp.89-91 cité par Lasch, 1981 :45.
375
Lasch, 1981 : 225.
239

mesure que les points de vue et les pratiques thérapeutiques acquièrent une audience plus vaste,
un nombre sans cesse accru de gens se trouve disqualifiés, en fait, lorsqu'il s'agit d'endosser des
responsabilités d'adultes » (:310) ; et cette dépendance aux points de vue et aux pratiques de
santé, selon Lasch, exprime un narcissisme376pathologique qui marque le passage d'un État-
Providence en un État thérapeutique377totalisant. Car ici, L'État (comme le marché)
« métamorphose en marchandise tous les biens sociaux »37 et la personne elle-même. Quant à la
psychologie qui fournit à l'industrie les moyens de dépister les talents par les tests d'intelligence,
elle développe aussi des moyens scientifiques pour développer l'intelligence des enfants. Ainsi,
la réussite devient une terre promise à ceux qui ont du talent. Oubliant l'inégalité des conditions
sociales, la psychologie tend à suivre les besoins de l'entreprise et à promouvoir des chances
ouvertes pour tous de pouvoir améliorer son intelligence et ses dons. La psychologie promet aux
plus pauvres qui ont du talent (c'est-à-dire une bonne image) les mêmes chances que les plus
fortunés d'avoir « une bonne vie » ; via l'intelligence et le talent, que la psychologie est censée
détecter, cette dernière ne met plus sur le devant de la scène sociale l'égalité des conditions
sociales comme un projet sociétal et un idéal vers lequel tendre, «mais simplement la promotion
sélective des non-élites dans la classe professionnelle-managériale». Ainsi donc, « tant que les
« ouvriers croient de façon générale qu'il y a des chances ouvertes pour tous ceux qui ont
vraiment envie de les tenter et qui... ont l'intelligence et le talent nécessaires », leur « foi dans le
système actuel » (...) devait survivre aux déceptions quotidiennes» (1996 :63). Par contre, si
ceux-ci commencent à douter du bien-fondé du système, c'est le désespoir qui émerge et les fait
s'absorber en eux-mêmes, car ce désespoir n'est pas seulement le fait de ceux de la classe qui
investigue leur moi avec complaisance, mais aussi celui des classes laborieuses qui luttent pour
survivre matériellement et garder l'espoir moral d'une vie meilleure. Sous l'action de ces

376 Dans sa forme pathologique, nous dit Lasch, le narcissisme « apparaît comme une défense contre les sentiments
de dépendance impuissante de la petite enfance, qu'il tente de combattre par un « optimisme aveugle » et des
illusions grandioses d'autarcie personnelle. En prolongeant le sentiment de dépendance jusque dans l'âge adulte, la
société moderne favorise le développement de modes narcissiques atténués chez des gens qui, en d'autres
circonstances, auraient peut-être accepté les limites inévitables de leur liberté et de leur pouvoir personnels - limites
inhérentes à la condition humaine - en développant leurs compétences en tant que parents et travailleurs. La société
read de plus en plus difficile à l'individu de trouver satisfaction dans l'amour et le travail, mais elle l'entoure
simultanément de fantasmes fabriqués qui sont censés lui procurer une gratification totale» ( 1981: 310).
« La bureaucratie, nota Lasch, transforme les doléances collectives en problèmes personnels relevant de
l'intervention thérapeutique » (1981 :29).
378
Lasch ici reprend l'expression de Michael Walzer in Sphère of Justice dans (1996) La révolte des élites et la
trahison de la démocratie, Editions Climats pour la version française, Paris, p.33.
240

réformateurs de la santé et des sciences sociales, « dans l'idéal, le débat public n'aurait
aucunement lieu ; les décisions se baseraient seulement sur des « normes de mesure »
scientifiques » (:175). Depuis la deuxième moitié du 20ème siècle, conclut Lasch :
« les concepts et les jargons thérapeutiques ont pénétré si profondément la culture américaine - sous la
forme, dans le cas le plus présent récent, d'une campagne de grande ampleur pour élever la « bonne
opinion de soi » des gens - qu'il est devenu presque impossible de se rappeler quelle apparence avait le
monde pour ceux qui n'avaient pas encore été initiés aux mystères de la santé mentale » (1996 :223).

En encourageant un narcissisme pathologique, la culture thérapeutique américaine sert et


complète aussi les besoins du marché du soi. Là où la sociabilité thérapeutique379 en tant
qu'ordre social frustre et vide380, l'individu de lui-même, le marché lui le remplit de besoins
nouveaux de développement personnel et lui fait concevoir la consommation comme un style de
vie. Car « à y bien regarder, on voit que la publicité moderne cherche à promouvoir non pas tant
la satisfaction que le doute. Elle veut créer des besoins sans les satisfaire, engendrer les anxiétés
nouvelles au lieu d'alléger les anciennes» (1981 :245). Ainsi, aussi bien le marché du soi
(proposant de l'image de soi et des goûts à la mode les plus hétéroclites) que la sensibilité
thérapeutique alimentent et creusent l'anxiété et l'incertitude qui ronge l'individu, individu par
ailleurs livré à lui-même et aux espoirs les plus illimités et les plus excentriques, les structures
sociales traditionnelles s'étant effondrées autour de lui. C'est ainsi que
« l'homme contemporain, torturé, quant à lui, par la conscience de soi, se tourne vers de nouveaux cultes et
thérapies, non pour se libérer d'obsessions, mais pour trouver un sens et un but à l'existence, un idéal
quelconque auquel se vouer, (...) même s'il s'agit que d'une passion pour la thérapie en tant que telle. Il
échangerait volontiers sa conscience de soi pour l'oubli, sa liberté de créer de nouveaux rôles pour quelque
impératif transcendantal qui serait d'autant plus valable qu'il serait plus arbitraire. (...) La vie de prison du
passé apparaît, à notre époque, comme une véritable libération» (1981 :140-141).
En somme, le marché de la production économique a agréé l'idée d'un individu souffrant
de ne pas avoir assez de santé ou plutôt de croissance personnelle. Ce marché à prendre a vite
été repéré par les industries de la santé en passant de la nutrition, au sport, à l'apparence jusqu'au
médicament de pointe pour améliorer sa condition physique et mentale. Après la première
génération de la consommation de masse (avoir de quoi manger, se loger, s'habiller) s'infiltre la

« Il n'est pas vrai, note Lasch, que les Américains soient devenus plus sociables et coopératifs, comme les
théoriciens du conformisme et de la morale socialisée voudraient nous le faire croire ; ils sont seulement devenus
plus adroits dans l'exploitation des relations interpersonnelles à leur propre avantage » (1981 :99)
Selon Lasch, «lorsque l'art, la religion et, progressivement, même la sexualité perdent le pouvoir de soulager
l'individu, par l'imaginaire, du poids de la vie quotidienne, la banalité de la pseudo-connaissance de soi devient si
écrasante que l'être humain en vient finalement à ne pouvoir envisager aucun soulagement, sauf dans le rien, le vide
total» (1981 : 139-140).
241

deuxième : la biosynergie.381 La santé est un chiffre d'affaires en pleine expansion qui


s'intéresse à la recherche pour développer des produits dopants. La santé est entrée dans le
domaine de la consommation et dans celui du capital santé de l'offre et de la demande. Après
une formation de cadres dirigeant les entreprises et coûtant cher, on s'en vient maintenant à
l'automanagement c'est-à-dire la formation des employés à s'autogérer qui coûte moins cher.
Mais cela demande aussi plus d'efforts à l'employé qui doit prendre sur lui pour faire des
démarches de croissance personnelle ou faire appel à des technologies d'aide pour atteindre les
objectifs demandés par l'entreprise et plus simplement pour garder son travail. Sinon d'autres
peuvent le remplacer. Cette injonction, « sois épanoui », se répercute dans tous les secteurs de la
vie et demande à l'individu une croissance psychique qui ne va pas sans douleur. Souffrir pour
grandir suivant les standards financiers, économiques, et scientifiques est la nouvelle règle de la
société. L'individu doit s'y soumettre ou se démettre; sauf que se démettre ici, c'est souvent se
démettre psychiquement et en général un psychisme se remet moins bien qu'une épaule ou un
bras qui se déplace et qu'un chiropracteur vient vous replacer. Cela laisse des séquelles ou des
souffrances. C'est là qu'intervient la gestion publique de santé dont nous avons vu le marché en
pleine expansion. Pourtant, ceux qui, comme Lasch dessinent les ombres de cette chose
grandissante qui s'appelle la santé mentale, s'opposent à ceux qui en louent les bienfaits et les
lumières, tel Lipovetsky382 voyant des bons côtés dans cette prise de rôle thérapeutique par la
société; et il perçoit dans la santé (dont la prévention fait partie) une forme d'éloge de
l'individu. C'est donc vers lui que nous allons nous tourner pour saisir les bénéfices de ce néo­
narcissisme.

6.3.2. La santé, une forme d'éloge de l'individu : le néo-narcissisme selon Lipovetsky

Selon Lipovetsky, la promotion de la santé est l'expression d'un individualisme, marqué par un
capitalisme suivant un mode secondaire de développement. Ce que met en lumière Lipovetsky,
c'est le déclin de l'individu défini par une référence transcendantale au profit d'un « Moi
labile » engagé dans un procès de personnalisation; en effet, après la standardisation des

381
Voir à ce sujet GROUPE DE RECHERCHE VERS LES NOUVELLES THERAPIES (1981) Actes du
Colloque : Vers une société psycho-relationnelle ?, 29-30 octobre à Namur, Bruxelles.
58:
Lipovetsky commente Lasch, cependant il est pertinent ici de lui conserver une section car il représente bien le
courant postmoderne et notamment ceux qui intègrent le mouvement de la santé à un nouvel état d'esprit cool et
positif, correspondant à celui de l'individu libéré.
242

premiers temps de la « société de consommation », la logique capitaliste se devait, après les


choses, «de rendre les hommes également indifférents». Ce changement, loin d'être
catastrophique, amène non pas les hommes à être le jouet de manipulations ou à risquer d'être
les marionnettes d'idéologies d'essence totalitaire, mais au contraire, il les conduit à
s'émanciper de l'ordre social et à acquérir ainsi plus de libertés. Car pour Lipovetsky, le
pragmatisme utilitaire du XIXéme siècle associé à la culture psychologique du XXe siècle ont
permis l'épanouissement d'une nouvelle socialisation qui ne tient plus compte de l'Autre, mais
seulement du bien-être de soi-même. En ayant résolu le conflit avec l'Autre en le rendant
étranger (et absent) au problème, la psychologie a isolé l'individu, déjà esseulé dans nos
sociétés modernes, dans une auto-absorption (caractère du néo-narcissisme) qui « permet une
radicalisation de la désaffection de la sphère publique et par là même une adaptation
fonctionnelle à l'isolation sociale,... ». Ainsi, résume Lipovetsky, « le narcissisme accomplit-il
une étrange « humanisation » en creusant la fragmentation sociale : solution économique à la
« dispersion » généralisée, le narcissisme, dans une circulation parfaite, adapte le Moi au monde
dont il naît» (:79). Le narcissisme du monde trouve ici sa parfaite expression dans la
subjectivation du réel par l'individu. Ce dernier, circulant au travers de la vacuité sociale et se
supportant lui-même sans soutien transcendant, se caractérise par sa vulnérabilité. Mais cette
vulnérabilité n'est pas le signe d'une détresse métaphysique , mais bien la marque de son
apathie et de son indifférence. Cette apathie et cette indifférence du néo-individu ne sont en rien
pathologiques suivant Lipovetsky ; elles montrent au contraire la capacité de l'individu à
s'adapter au nouveau monde de l'information de l'ère de la consommation de masse. En effet,
« associations libres, spontanéité créatrice, non-directivité, notre culture de l'expression, mais aussi notre
idéologie du bien-être stimulent la dispersion au détriment de la concentration, le temporaire au lieu du
volontaire, travaillent à l'émiettement du Moi, à l'annihilation des systèmes psychiques organisés et
synthétiques» (1983 : 81).

lït loin d'être désespérée, cette apathie ou cette indifférence c'est-à-dire cette faiblesse de la
volonté répond à la fonction opérationnelle d'un système qui propulse des informations de

LIPOVETSKY Gilles (1983) L'ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain, Folio essais, Gallimard,
Paris, p. 61.
384
Cette vulnérabilité ne conduit pas au suicide pour Lipovetsky, car « le suicide devient en quelque sorte
« incompatible » avec l'ère de l'indifférence : par sa solution radicale ou tragique, son investissement extrême de la
vie et de la mort, son défi, le suicide ne correspond plus au laxisme moderne » dit-il en commentant notamment le
taux de suicide pour un million d'habitants en 1913 et en 1977 en France in LIPOVETSKY Gilles (1983) L 'ère du
vide, essais sur l'individualisme contemporain, Folio essais, Gallimard, Paris, p.66.
243

toutes sortes, éphémères, urgentes, surabondantes, et cela à une vitesse d'accélération toujours
plus grande. Dans ce contexte, « un centre « volontaire » avec ses certitudes intimes, sa force
intrinsèque, représente encore un foyer de résistance à l'accélération des expérimentations :
mieux vaut l'apathie narcissique, un Moi labile, seul capable de marcher en mouvement
synchrone avec une expérimentation systématique et accélérée » (: 82) estime Lipovetsky.
Cette adaptation au système par l'affaiblissement de sa volonté est en définitive la victoire de
l'individu néo-narcissique sur le système (et débouche sur plus de libertés); car, en se
synchronisant avec celui-ci, l'individu anticipe aussi les choix possibles, aménage des
alternatives, diversifie ses goûts, ses besoins, sa fantaisie, ses curiosités et il développe une plus
grande connaissance des produits de toute nature qu'on lui propose sur le marché et, étant plus
informé, il est devenu un consommateur plus averti et plus exigeant de ses besoins et de ses
droits. Ainsi, «l'apathie répond à la pléthore d'informations, à leur vitesse de rotation; sitôt
enregistré, l'événement est oublié, chassé par d'autres... » (:57). Et l'indifférence est le signe de
l'apothéose de l'immédiateté, du temporaire, de l'éphémère, de la dispersion dans l'ère de
l'information de masse ainsi que l'indice de l'érosion opérationnelle qui égalise les hommes
dans un système efficace. Car le procès de l'indifférence révèle que « tous les goûts, tous les
comportements peuvent cohabiter sans s'exclure, tout peut être choisi à loisir, le plus
opérationnel comme le plus ésotérique, le nouveau comme l'ancien,... »(:58). Dans cette
ambiance d'atomisation programmée, « la logique d'un système expérimental fondé sur la
célérité dans l'agencement des combinaisons, (...) exige l'élimination de la « volonté », comme
obstacle à son fonctionnement opérationnel» (:82). La passion narcissique n'est donc pas un
défaut de caractère ou un manque de volonté, ou une absence aliénante d'instruction, elle est au
contraire l'atout d'une nouvelle conscience et d'un nouveau type de personnalité qui émerge et
qui est conforme à la vie hypermodeme. Car le narcissisme est l'allié de l'expérimentation
postmoderne :
« telle est la fonction du narcissisme, instrument souple de ce recyclage psy permanent, nécessaire à
l'expérimentation postmoderne. Et simultanément, en expurgeant du Moi les résistances et les stéréotypies,
le narcissisme rend possible l'assimilation des modèles de comportements mis au point par tous les
orthopédistes de la santé physique et mentale : en instituant un « esprit » plié à la formation permanente, le
narcissisme coopère à la grande œuvre de gestion scientifique des corps et des âmes » (1983 :84)
244

Cette indifférence est donc une source d'espoir pour Lipovetsky et est loin d'illustrer un déclin
du devoir,385car le noyau des valeurs morales est toujours là, stable et partagé par tous les
individus. Le consensus n'a jamais été aussi fort sur ce point-là d'après lui, car celui-ci est
sioutenu par un référentiel auquel tous peuvent s'identifier quelles que soient les différences
culturelles et sociales : le bien-être de soi-même sous la forme de la santé. Le bien-être de soi-
même devient ainsi un nouvel humanisme d'autant que celui-ci a les moyens comportementaux,
technologiques et économiques de le faire appliquer. De la phase d'exploitation propre à la
logique primaire capitaliste, qui utilisait les ressources naturelles pour les transformer en
produits et qui standardisait un mode de vie sociétal voué à la consommation, nous sommes
passés selon Lipovetsky à une phase secondaire d'expérimentations propres au développement
de la logique capitaliste vouée à l'information. L'indifférence n'est plus seulement au service du
profit comme elle l'était dans la première phase du capitalisme ; l'indifférence est aujourd'hui
au service de Vaccélération des expérimentations, de toutes les expérimentations possibles et
imaginables. L'indifférence n'est dès lors « instrument d'aucune instance particulière» ; pour
Lipovestky, « l'indifférence est métapolitique, méta-économique, elle permet au capitalisme
d'entrer dans sa phase de fonctionnement opérationnel» (1983:62). Et, réciproquement ce
fonctionnement opérationnel indifférencié et tous azimuts permet au capitalisme d'entrer dans
un nouvel humanisme expérimental. Les variables opérationnelles de la santé, de la sécurité, du
bien-être qualitatif et subjectif ne sont là que pour revitaliser un renouveau éthique. Ce
renouveau promeut l'autonomie qui se passe d'un devoir individuel et social pour mettre à jour
une morale psychologique. Et en effet, dans le Crépuscule du devoir, Lipovetsky nous
explique que « le psychologisme a remplacé le moralisme, la protection de la personne, les
injonctions culpabilisantes. Il n'est question que de défendre la liberté et l'intégrité des sujets
contre l'inhumanité de l'argent dominateur». Les États modernes se font les chantres et les porte
parole de cette protection de la personne. Les politiques néo-hygiénistes, que ces États
développent, traduisent la rétraction d'une volonté néo-libérale au profit d'intérêts utilitaristes et
d'une intelligence technicienne exigeant un pouvoir technocratique à « visage humain » et une

Les odes aux devoirs ne sont pas mortes selon Lipovetsky. En effet, « les odes aux devoirs individuels doivent
être pensées comme une pièce spécifique de l'arraisonnement du monde, un dispositif caractéristique de
l'orientation futuriste et constructiviste des sociétés individualistes modernes » in LIPOVETSKY Gilles (1992) Le
crépuscule du devoir, l'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, nrf essais, Gallimard, Paris, p. 129.
386
LIPOVETSKY Gilles (1992) Le crépuscule du devoir, l'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, nrf
essais, Gallimard, Paris : 100.
245

opérationnalité scientifique. Le néo-hygiénisme est une réponse adaptée à cette nouvelle


ingénierie, car il « a ceci de caractéristique qu'il ne brandit plus aucun idéal supérieur à la
personne elle-même, il ne fait, conformément à la logique de l'après-devoir que sacraliser le
référentiel de la santé» (:106). Comment s'étonner alors que le droit moderne accorde autant
d'importance d'un côté à la santé en réglementant les actes quotidiens (tel l'acte de fumer, de
boire de l'alcool, etc. générant potentiellement, suivant des études scientifiques, des maladies
graves) et que d'un autre côté le droit moderne engage des fonds publics dans des organisations
de soutien aux déviants de l'ordre thérapeutique au nom de la compassion? C'est cette question
que nous allons étudier pour terminer ce chapitre consacré au nouveau mode hygiéniste que
propose par exemple la suicidologie.

6.4. La valeur positive de la maladie dans une société de droits

L'Etat thérapeutique est l'expression du néo-individualisme et «tel qu'il se déploie


socialement, le néo-individualisme signifie plus de droits subjectifs à disposer de soi, mais aussi
plus de légitimité de l'idée de protection de la personne par la loi : cette double exigence
d'essence démocratique est à la racine du désordre homéostatique définissant l'époque délivrée
du devoir pur » résume Lipovetsky387. Mais en quoi consiste ce désordre homéostatique ?

6.4.1. La démocratie sanitaire : une nouvelle société de droits


Étant donné que, nous l'avons vu, l'objet «santé» est un objet indéterminé et que la définition de
la santé est floue, il est devenu difficile d'opérationnaliser la santé en termes juridiques. Aussi,
renonçant à définir la santé, les experts juridiques internationaux l'ont opérationnalisée pas ses
effets constatés : le handicap. Or, le handicap est déjà bien défini juridiquement ; il ne restait
plus qu'à l'étendre au domaine de la santé, et de la santé mentale notamment.

367
LIPOVETSKY Gilles (1992) Le crépuscule du devoir, l'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques,
nrf essais, Gallimard, Paris, p. 102.
246

Le handicap, comme le rapporte Ehrenberg, « se décline en trois modalités : la déficience


désigne l'atteinte à l'organisme, Y incapacité correspond à la réduction de certaines grandes
fonctions du corps, le désavantage qui enregistre le retentissement global des incapacités sur la
vie sociale des individus». Cela a pour conséquence de confondre définitivement le champ de la
nomenclature psychiatrique avec le champ psychofonctionnel de la dysfonctionalité mettant dans
le même sac les classements de la maladie mentale avec ceux des maux dysfonctionnels du
comportement. La nomenclature traditionnelle psychiatrique est d'ailleurs en train d'être
remaniée par les experts des organisations internationales de la santé suivant cette tendance.
L'autre conséquence enfin est d'englober aussi définitivement la maladie mentale dans la
souffrance psychique, et la souffrance en général.
L,'élargissement du concept de «malade mental» à celui d' «individu souffrant» 'démocratise'
ainsi le recours aux allocations de la gestion publique. Cela se traduit par le développement d'un
véritable marché de la subjectivité souffrante (appelé santé mentale) auquel doivent faire face,
non sans préoccupation, les deniers publics. La question des gestionnaires est alors la suivante :
sur quoi l'État de droit peut-il engager les fonds publics? Qu'est-ce qui doit être
réglementairement remboursé, qu'est-ce qui ne doit pas l'être? Jusqu'où le citoyen est-il prêt à
payer pour ses dépenses de santé? À ces questions que posent les gestionnaires répondent les
critères subjectifs de l'individu qui s'estimera en santé ou non et ira se faire soigner ou pas... Le
suicidaire notamment, il faut l'interpréter comme une personne ayant une crise narcissique
(l'adolescent, par exemple, perçu comme n'étant pas reconnu); sa quête narcissique au sein de la
société étant un échec, il veut s'enlever la vie. Dans ces conditions, il faut aussi bien
comprendre, quand on est gestionnaire de la santé, qu'on a dans ce cas des responsabilités
d'intervention. Puisqu'il y a des réponses possibles aux conduites suicidaires et que tout un
appareillage est là pour soutenir la demande du suicidaire (et qu'il est possible de trouver une
solution à son sentiment d'incompris et d'échoué de la société), il faut donc intervenir. Ainsi,
dans l'esprit du gestionnaire, se télescope l'idée d'un calcul des coûts en matière de santé avec
l'idée qu'il est possible d'enrayer le suicide parce qu'on en a les moyens technologiques et
comportementaux de le faire.

' ESPRIT, (2004), Revue internationale no 304 , dossier la santé mentale et ses professions, Ehrenberg Alain, « les
changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale » mai,
212 rue St Martin, Paris : 148.
247

Pour le simple quidam aussi, qui ne fait pas de politique, l'équation du suicide avec la santé
(telle qu'on la comprend aujourd'hui) est pour lui très simple : quelqu'un de souffrant, cela porte
une atteinte aux Droits de l'Homme. Comme la souffrance comporte un potentiel de risque
suicidaire, « la santé », en tant que fonction régulatrice de la société, a pour rôle d'empêcher la
douleur ou la souffrance de s'étendre ou de s'aggraver, et la tâche de prévenir le mal social du
suicide, par exemple. Mais, dans le même temps, il est aussi admis aujourd'hui par les instances
de la santé que l'individu a acquis au 21e siècle assez d'autonomie pour intervenir sur sa santé.
En effet, étant donné qu'en santé mentale, la démarche n'obéit pas au modèle médical d'une
part (puisque les maladies mentales n'ont pas de signes objectifs comme en médecine) ; et étant
donné que, d'autre part, il n'y a aucune cause connue et prouvée aux maladies mentales,
l'individu paraît, dans ce clair obscur, finalement le mieux placé pour se prendre en
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charge. Aussi, l'individu ultramoderne est invité à s'étudier en auscultant soi-même sa

Entre des impératifs de croissance personnelle et des malaises de souffrance psychologique, l'individu
aujourd'hui est pris entre le marteau et l'enclume. En effet, avec l'idée que l'individu n'en finit pas avec sa
croissance, se développe parallèlement l'idée d'un adulte infantile mais aussi toujours responsable. Infantile, il l'est
puisque face aux standards de la société, il se retrouve comme David devant Goliath, jamais le plus grand mais
toujours le plus fort. C'est la nouvelle règle sociétale qui le dit : responsable de ses actes, il l'est naturellement mais
il l'est aussi de sa place dans la société et de sa croissance psychique. D'ailleurs, s'il perd son emploi, l'individu
est forcément sous un échec personnel et non sous celui de l'entreprise (que cette entreprise soit sociale ou
commerciale) qui l'emploie. Sa souffrance est la sienne et est une raison de plus pour aller consulter pour savoir sur
quelle faiblesse personnelle il doit travailler pour ne pas recommencer cet échec. Nous pouvons ainsi soutenir avec
Ehrenberg que quoi qu'il en soit : «... le contexte de valorisation de l'accomplissement personnel qui exige de
l'initiative, de la décision et de l'action trouve une réponse dans l'offre généralisée de soutiens, de remèdes en vue
d améliorer la qualité de vie» (Revue Esprit, 2004 : 145).
Le terme est emprunté à Giddens cité par Françoise Parot. En allant plus loin, nous pourrions dire en effet avec
Françoise Parot que dans nos sociétés « notre nombrilisme exacerbé nous pousse à chercher dans l'autre de
l'identique à nous-mêmes, et tous ceux qui ne sont pas « comme nous » sont un peu fous. » (30) Cette remarque est
significative d'une certaine incertitude quant à la folie prévalant dans nos sociétés et de la sensibilité à fleur de peau
que nous avons à l'égard du risque d'être malade. Si l'apport des technologies médicales (laser, échographie,
imagerie cérébrale par scanner etc..) nous rassure sur le plan de notre santé organique, les techniques d'aide mentale,
elles, inquiètent, par leur floraison, sur le plan mental. Enfin, appareillés que nous sommes par toutes sortes de
technologies d'aide au travail, à l'école, à l'usine, au bureau, en séminaires de management ou dans la famille, pour
savoir qui nous sommes, nous finissons par élaborer avec effort une construction de soi qui tienne tous les
paramètres de notre vie quotidienne. Si l'autre vient à menacer ce soi, « château de cartes » si péniblement élaboré
par moi, il devient certain qu'en tant qu'individu moderne normal, c'est-à-dire identique à moi-même, l'autre soit
considéré par moi comme un peu bizarre. Cela voudrait dire pour reprendre les mots de Françoise Parot que
« l'altérité semble alors une pathologie » (Revue Problèmes politiques et sociaux, « Peut-on parler d'une
psychologisation du quotidien ? », 2004 : 30). Les statistiques ne nous apaisent pas non plus puisqu'elles prévoient
l'individu sur 4 présentant des troubles mentaux de dépression. « Or, les mots anxiété, angoisse ou névrose auraient
pu prétendre au même succès par la généralité des troubles qu'ils désignent. C'est sa réussite sociologique. »
souligne de son côté Ehrenberg ( :41). Il aurait pu ajouter aussi conduites, comportements ou risques suicidaires. Ce
dernier avance que « la dépression nous instruit sur notre expérience actuelle de la personne » d'une part, et sur le
fait que « le succès de la dépression repose sur le déclin de la référence au conflit sur laquelle s'est construite la
notion de sujet que la fin du XIXème siècle nous a léguée» d'autre part. (Revue Problèmes politiques et sociaux,
« le poids de l'individualisme contemporain », 2004 : 43)
248

santé psychique. L'individu ultramoderne ainsi posé, le suicidant a priori rentre dans le champ de
celui qui ne sait pas lire en lui les signes, et qui ne se sait pas malade. L'intervention sur le
risque suicidaire est avant tout une responsabilité individuelle ou bien une démarche
pédagogique à entreprendre ou à imposer selon le degré d'indécision et de maturité de l'individu
évalué par les spécialistes et les proches391. La médecine générale, quant à elle, transforme sa
pratique sous ce nouvel axe de la subjectivité, (subjectivité à ne pas confondre avec individu,
l'individu étant en effet considéré comme un élément de la société et en faisant partie). Comme
le souligne Ehrenberg, ce mouvement vers la santé « affecte l'ensemble de la médecine qui
inclut désormais le bien-être dans son domaine d'action».392Enfin, tout cela dépend aussi de la
société elle-même qui, sous des réformes administratives ou ministérielles concernant le
domaine de la médecine en général, considère de plus en plus celle-ci comme un domaine de
gestion de la subjectivité souffrante.
Dans cette perspective, «la grande transformation des trente dernières années est que « la
subjectivité » de l'individu est devenue une question collective ». Et suivant Ehrenberg « cela
conduit à chercher à l'intérieur du sujet (dans sa psyché, son cerveau ou son « soi ») des
transformations de nature sociale» (:155). Ces transformations du marché dont nous avons vu
plus haut l'enjeu technologique et commercial demandent à redéfinir la survie des groupements
professionnels sur d'autres bases que la concurrence interprofessionnelle pour réussir. Le produit
à mettre en marché est « la consommation du soi ». Ce produit demande à être traité
humainement pour être attractif sur le marché de l'offre et de la demande. Il doit aussi répondre
à un besoin : avoir plus de santé. Les groupements professionnels s'intéressant au marché de la
santé ont donc intérêt à se montrer comme des développeurs et promoteurs de croissance mentale
et à s'entendre sur leurs intérêts pour se distribuer les parts de marché respectifs. Enfin, doivent
rentrer en ligne de compte les mutations du champ de la santé : de même que «la santé mentale

C'est le quatrième niveau de M. Joubert (nous avons précédemment décrit les trois premiers) : la famille et les
pairs. À partir de ce niveau se développe selon lui « l'évaluation de la capacité de chacun à tenir son rôle sur le plan
des affects et de la sociabilité »(2004 :18 ) On peut aboutir ainsi à la thèse de Thoits reprise par Phelan & Link de
l'auto-étiquetage. Car « Thoits affirme qu'il existe des « règles émotionnelles » (...). Elle souligne que les individus
apprennent à appliquer ces règles dans leur vie quotidienne et à surveiller chez eux des signes de qu'elle appelle la
« déviance émotionnelle ». Lorsque ces émotions leur paraissent déviantes (...), ces personnes recueillent l'opinion
de tiers et cherchent à gérer leur comportement par le biais d'un soutien social. » (Revue Problèmes politiques et
sociaux, 2004 : 24-25). Ce serait en somme à la famille ou aux pairs de dépister la déviance chez un de leurs
proches, à moins que de lui-même, celui-ci le fasse spontanément.
Revue Esprit, 2004 :142.
249

est ce qui transforme l'aliéné en être autonome malgré sa déraison » , la santé tout court des
temps modernes est ce qui transforme l'anomique3 4 en un processus d'initiative personnel et
collectif.
Aujourd'hui, si l'initiative est laissée à l'individu à la guise de sa subjectivité, les contraintes
auxquelles l'individu est soumis en tant qu'élément et partie de la société n'ont pas disparu,
celles-ci se sont seulement déplacées par le contrôle social de la souffrance psychique, même si
« la notion est vague » et «relativement mal définie».395Aussi, les perceptions diversifiées face à
la souffrance psychique font qu'un déprimé ou une personne à conduite suicidaire a aussi assez
d'allant et d'initiative : « ainsi, le déprimé idéal sait reconnaître tout seul les premiers signes
d'une récidive, prend rapidement rendez-vous avec son psychiatre habituel, lequel n'a plus qu'à
ajuster éventuellement la posologie de l'antidépresseur... ».3%Quant à l'adolescent à risque, il
doit s'auto-ausculter régulièrement suivant le Haut Commissaire de la Santé Publique, en effet,
« il est important de renforcer (...) les compétences psychosociales des adolescents (...) pour
qu'ils sachent formuler et comprendre que cela va mal. Il faut non seulement aider à identifier
les petits signes, mais aider à les formuler».397

6.4.2. Conclusion : la société, une vaste antichambre à la convalescence

Depuis le temps des Lumières, nous avions érigé en principe qu'une société de droit a la
Raison pour gouvernail. Or, la Raison nous assujettit à une certaine cohérence dans l'élaboration
des lois, des décrets. Dans une société de droit, en effet, tout individu est assujetti à la Raison
que la loi et les règlements sont supposés incarnés. Or le passage du règne de la Raison vers
celui des subjectivités est la marque de la nouvelle modernité. Cette transition, consistant à
penser la subjectivité avant l'individu et avant la Raison, a transformé l'Etat de droit

ESPRIT, (2004), Revue internationale no 304, dossier la santé mentale et ses professions, Ehrenberg Alain « les
changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale » mai,
212 rue St Martin, Paris, p.146.
Durkheim avait déjà analysé en son temps que l'anomie aiguë ou transitoire étant celle de son époque pouvait
s'aggraver en une anomie chronique ou permanente si les forces morales de la société n'y prenaient garde. Mais il
n'avait pas pensé à la nature systémique d'un processus pour résoudre la question...
HCSP, (2000) La souffrance psychique des adolescents et des jeunes adultes, Ed.Ensp, coll. « Avis et rapports»,
février , p.9 cité par Ehrenberg, Revue Esprit 2004 : 143.
3%
ESPRIT, (2004), Revue internationale no 304 , Ehrenberg, ibid. 2004 : 146.
397
HCSP, 2000 : 12 cité par Ehrenberg : 146-147.
250

conventionnel en un État de droits des personnes qui trouve son expression dans La Déclaration
des droits de la personne. Cette Déclaration des Droits de la personne a été reprise comme
texte fondateur de toutes les organisations internationales qui agissent par leur programme et leur
recommandation sur tous les États du monde et particulièrement sur les États démocratiques.
Cette Déclaration des droits de la personne a été affinée par ces O.N.G. favorisant certaines
catégories d'individus : ceux à handicap, dont le suicidaire ou l'aliéné fait partie. Dans un souci
de «désincarcérer» l'aliéné, les O.N.G. suivant la réforme psychiatrique ont donné priorité à la
« catégorie à handicap », en reconnaissant à tous ceux subissant des troubles mentaux des droits.
Après avoir fait précéder les droits de la subjectivité sur ceux de la Raison, c'est à leur tour les
droits de l'aliénié qui précédent les droits de toutes les subjectivités. Par la mise en place des
droits de l'aliéné comme prioritaire, c'est tout l'échafaudage d'un droit fondé sur la Raison qui
s'écroule et qui fait chuter avec lui la rationalité du Droit dans un enchevêtrement d'offres et de
demandes de catégories bénéficiaires où le citoyen bascule en «l'usager» et l'État en un
alloueur de services. Dans l'ouverture des droits de l'aliéné s'engouffrent les droits des faibles
et des souffrants formant la cohorte de ce qu'on appelle les bénéficiaires de la santé mentale. Par
exemple, «selon le plan Kouchner de 2001, la santé mentale a pour principe l'accomplissement
de soi, accomplissement qui implique de combiner projet de soin et projet de vie» note
E,hrenberg.39 Et, complète-t-il, « la déclaration publique du mal est une stratégie pour se faire
reconnaître comme un citoyen égal aux autres : retourner la stigmatisation, qui infériorise, en
différence, qui vous rend semblable, est une manière d'agir des plus attendues... » (:140). En
effet, étant dépassé par les performances, les gestions techniques et les technologies de tous
bords, le monde humain ne se sent plus maître de ses affaires. Et d'ailleurs, il ne l'est plus. Les
performances des machines, leurs capacités à résoudre les problèmes, les technologies du
comportement laissent l'être humain sur le carreau. Pourtant l'être humain est appelé à tenir le
coup, à se montrer à la hauteur et le savoir, issu de la cybernétique, peut lui être dispensé par la
voie de l'utilisation des nouvelles technologies d'aide. Finalement, les progrès technologiques
sont au service de l'homme s'il fait un petit effort d'appareillage, soit d'adaptation. Dans ce
contexte, être fort ou faible ne veut plus rien dire ; il s'agit de s'assumer ou de se faire assumer

Revue Esprit, 2004 :154.


251

par une technologie d'aide . Le marché est ouvert et le faible n'a jamais été autant convoité par
celui-ci puisqu'il représente un capital appelé «potentiel de croissance personnelle ». L'offre est
plurielle, qu'elle soit « observance de prescriptions, aide à la formulation de problèmes ou
entraînement à l'estime de soi : le schéma s'applique partout » (:147). Ensuite, les incertitudes
des professionnels quant à la définition à apporter à la santé mentale favorisent un nouveau lien
social autour de la maladie et génèrent des formes de regroupements associatifs dans la société.
D'après Ehrenberg, « les associations de patients ont tendance à se regrouper par type de
syndrome (association de déprimés, d'anxieux, etc.)» ( : 141). L'autre forme de lien social est la
reconnaissance d'autrui qu'il est possible d'aller chercher chez ses proches ou chez les
travailleurs sociaux ou chez les psychologues. Cette reconnaissance d'autrui sera l'amorce à ce
que je me reconnaisse moi-même ; le lien collectif de ces moi(s) et de ces autres-moi-même sera
un jeu de miroirs sans fin qui constitueront la société. Finalement, disons, à l'issue de ce chapitre
que, pour la majorité d'entre nous engagés dans la nouvelle modernité les idéaux d'égalité (sous
le signe du consommateurisme), de liberté (sous le signe des opérations technologiques), et de
fraternité (sous le signe bienveillant de l'indifférence) sont aujourd'hui totalement concrétisés
dans une démocratie sanitaire qui prévient le mal avant qu'il ne s'implante dans la communauté
et que celle-ci devienne pathogène. Dans cette optique, la perte des repères institutionnels est une

Voici en somme les tenants et les aboutissants de la liberté moderne : alors que la psychanalyse analyse la
tendance narcissique comme une tendance détestable pour celui qui cherche à connaître et surtout se connaître,
(il doit faire un travail pour y échapper), la tendance du marché, elle, favorise et promeut le produit narcissique ou,
dit autrement, « la consommation du soi » ; l'individu n'a pas le choix autre que celui de devenir narcissique en
faisant reposer les règles narcissiques de la société et celles de sa conduite sur ses propres épaules et en les
intériorisant comme les siennes s'il veut travailler et agir fonctionnellement dans cette société. À lui donc l'échec
commercial d'un produit, l'échec d'une négociation ou d'un accompagnement suivant que vous soyez vendeur,
homme d'affaires ou travailleur social. L'échec est celui d'un mauvais développement personnel dont vous avez
pourtant la charge comme individu moderne (vous devriez le savoir !) et qui vous a fait malheureusement défaut par
un manque de croissance personnelle. Le dilemme est donc de taille surtout si vous êtes fervent convaincu en
l'émancipation de l'Individu héritée des Lumières. Cette foi dans les Lumières peut vous faire penser un temps que
vous êtes libre, vivant dans une société émancipée. Un seul détail cependant, à se rendre compte bien vite car il
contient une grossière erreur de jugement : l'émancipation dont parlaient les Lumières était une émancipation par la
Raison alors qu'ici il s'agit d'une émancipation par la reconnaissance d'autres moi comme moi-même dans un
monde fantasmatique de bonheur. L'individu ainsi est façonné par les nouvelles technologies d'aide qui lui sont
proposées. Tout le monde sait ce que 'psy' veut dire, cela désigne toutes les techniques passant par la psychologie
classique, psychologie alternative, psychothérapie, psychiatrie, psychanalyse etc. Et tout le monde sait que cela
concerne la santé de l'individu, malade ou non et que cela est devenu le vecteur d'une nouvelle orientation sociale.
252

chance,400 car elle stimule le marché du soi en pleine expansion et tout un marché de
professionnels de la santé. La production d'incertitudes que procure cette perte de repères est une
nouvelle forme de gouvernement dont on est loin encore d'avoir cerné les avantages. Le projet
totalement moderne de la démocratie sanitaire semble être celui où nous avons enfin les moyens
de démultiplication de nos capacités à décider et à agir. Aussi profitons-en.

Bien que nous n'y adhérons pas, il faut bien comprendre que ce que nous disons ici est l'expression de la
philosophie de Lipovetstky partagée par bon nombre de contemporains ; et, l'analyse critique d'Ehrenberg est
intéressante dans le sens où elle démonte indirectement ce discours philosophique contemporain en montrant
comment celui-ci est, entre autres dans le domaine de la santé, peut être rendu crédible par la mise en place de
plusieurs concepts opératoires (tels par exemple celui du handicap), ceux-ci permettant finalement de penser
comme « un objet réel » la santé mentale, sur le quel peut se greffer un grand nombre d'opérations dites
thérapeutiques. Nos mots ici ne font que souligner ce fait (et les dérives que cela produit) et exprimer l'ironie de la
chose.
253

Un bilan en guise de conclusion de notre deuxième partie

Essayons maintenant de rassembler la matière de cette deuxième partie en énumérant les


points forts de ce complexe intégré qui se nomme la santé dont la suicidologie estune pièce non
négligeable. Commençons donc la litanie du progrès tels que le conçoivent les hygiénistes
devenus les promoteurs de la santé mentale : plus personne n'a à souffrir, car nous avons les
moyens de l'éviter. Tout le monde a le droit de ne plus souffrir. La notion de handicap remplace
celle de maladie. La personne est au centre des politiques de gestion publique. La tendance à
présenter les troubles mentaux sans les hiérarchiser prend en charge d'autres facteurs (la
souffrance psychique, le mal-être...) que celles de la psychiatrie traditionnelle. La subjectivité
centrée sur la sensation corporelle fait de la société un excédent, un surplus qui surcharge
Tindividu. L'idéal égalitaire de la démocratie s'exprime parfaitement et concrètement dans la
santé mentale qui fait de l'individu normal un citoyen aux prises avec sa santé au même titre
qu'un patient de la psychiatrie. Enfin, retourner l'infériorité en différence promette beaux jours
pour le marché de la consommation du soi et du développement du marché de soi qui peut fort
bien s'en inspirer pour retourner de même l'inégalité des richesses et biens en différence
personnelle (donc en opportunité de croissance personnelle ?). L'action de la science opératoire,
et notamment de la suicidologie, aide à subjectiver le domaine de la santé par l'efficacité du
réseau multidisciplinaire et aide à penser la science contextuahsée comme égalitaire et
démocratique. Enfin, à la fin de cette partie, une chose est sûre : personne ne sait où il va, mais
tout le monde y va et cette production d'incertitudes sera certainement féconde dans les temps à
venir : elle amène en tout cas la santé (c'est un point positif) à ne plus se reconnaître dans aucune
définition, mais peut-être est-ce là la vague envolée du concept-voyageur exprimé par Michael
Gibbons ? Quoi qu'il en soit, nous commençons à comprendre à quoi se réfère le changement
quand il s'agit de transformer le suicide en vide conceptuel d'une part et le suicidant en un acteur
d'une pathologie narcissique mal contrôlée au mieux (et au pire en un produit) d'autre part,
celui-ci pouvant se corriger grâce aux nouvelles technologies d'aide : c'est notamment un espoir
de la suicidologie.
PARTIE III

LA SUICIDOLOGIE : UN OUTIL DE GESTION


255

Que dire à ces gens qui,


croyant posséder une clef
n 'ont de cesse qu 'ils aient déposé
votre œuvre en forme de serrure ?
Julien Gracq
Chapitre 7
L'ÉTAT AMÉRICAIN,
UN PROMOTEUR DU PROGRAMME SUICIDOLOGIOUE

INTRODUCTION
Démocratiser l'exercice du choix technique dans un univers d'une rare complexité est une
alternative qui nous est sans cesse proposée par la suicidologie comme si nous avions réellement
ce choix-là. En fait, nous n'avons qu'un programme de choix techniques mis à notre disposition
à la place d'un projet. En effet, la suicidologie parle de projet pour se définir, mais le terme
adéquat est programme. Le projet en effet est impropre, car le projet a une visée, c'est une
conscience vers quelque chose. Or la suicidologie ne comprend pas de réflexion sur son action et
n'est pas tournée vers autre chose que l'efficacité de l'outil qu'elle s'est forgée. Alors que le
programme, mot approprié dans ce cas, est un ensemble d'instructions, de données ou
d'expressions nécessaires à l'exécution d'une suite d'opérations déterminées pour que «cela
marche ». Le projet est à l'homme ce que le programme est à la machine. Pourtant, le
programme est appliqué aux choses humaines (telles que le suicide en l'occurrence) par la
méthode de la résolution de problèmes ; et la prétention de la suicidologie est d'éliminer le
problème en neutralisant « le facteur humain » par qui le suicide arrive. Le programme de la
suicidologie est ainsi vaste, mais il est aussi uniformisé selon la méthode du «problem-solving »
appliquée aux pratiques sociales et à l'agir humain. Cette méthode s'inspire à la fois des
pratiques de gestion administratives mises en place par l'État américain, et qui a connu son plein
essor dès les années soixante, mais puise aussi sa source dans des pratiques de gestion des
problèmes sociaux par une technologie du comportement que Skinner, conseiller de Kennedy,
met au point à la même période. À partir des fruits de ces deux pratiques, on installe aux États-
Lfnis les moyens de « programmer » une société thérapeutique américaine (dont la suicidologie
tire profit) et de promouvoir un modèle culturel de planification des conduites humaines dont des
cultures, autres que celle des Etats-Unis, peuvent se servir pour résoudre leurs propres
difficultés, leurs problèmes sociaux, en l'occurrence ici, le problème du suicide.
256

Dans ce qui suit, on essaiera de comprendre comment l'État américain a pu être hier un
promoteur de la suicidologie grâce à la faveur de la politique sociale fédérale de Kennedy et de
conseillers tels Skinner, fondateur de la technologie du comportement ; et, aujourd'hui nous
verrons comment l'État américain intervient maintenant en faveur de la suicidologie en agissant,
par ses programmes administratifs de gestion, comme un organe de promotion sur l'importance
de l'intervention nationale (et internationale) dans les conduites humaines à risque suicidaire.

7.1. La suicidologie actuelle, une nouvelle forme de technologie du comportement

D'abord, offrir des services pouvant répondre aux attentes de sa nouvelle fonction
thérapeutique est désormais la nouvelle mission d'une structure évoluée comme la société
américaine. En effet, nous dit Castel « formules quasi mathématiques de manipulation de
comportement en milieu fermé, ou gadgets permettant un contrôle de la déviance en milieu
ouvert, ces dispositifs existent désormais et attendent leurs utilisateurs».401 Par exemple, si vous
êtes perçu402 par le thérapeute de service comme «influençable» et que vous disiez «je me
pense suicidaire», il y a des chances que vous passiez du service de counseling de votre
entreprise au service social communautaire de votre quartier, aussi rompu que l'autre service à la
méthode du « problem-solving ». Il confirmera que concernant le suicide, vous n'êtes pas dans
une population à risques mais cet intervenant écoutera votre «je me pense suicidaire» comme
un signe403 de vulnérabilité qui vous mettra non pas dans le processus déjà reconnu de la
population à risque suicidaire, mais dans celui de 1' « encore indifférencié » qui conduit a priori à
dire que vous êtes en tant qu'« il » : vulnérable.404D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que X est
venu consulter dans le service Y. Selon la structure où travaille Y, il aura le choix
d'accompagner X d'une manière plus ou moins globale. Si la structure est développée avec des
règles de fonctionnement et des programmes d'accompagnement très clairs et très précis, X aura

401
CASTEL Robert et Françoise, Anne Lovell (1979) La société psychiatrique avancée : le modèle américain,
Grasset, Paris : 243.
402
Le terme « perçu » convient car la perception est par nature malléable et changeante.
4(13
Signe efficient.
404
En effet la chaîne cognitive de la résolution de problèmes est ainsi faite que le problème suicide, différencié par
« population fragile (ou vulnérable) », peut en amont dans l'indifférencié devenir « être vulnérable » c'est-à-dire
que le problème suicide peut être l'opération « être dans un ordre de choix vulnérable ». Ici, le suicide est alors un
ordre d'opérations instables et non plus un problème et nous sommes alors dans une perspective exponentielle.
Cela laisse une marge pour voyager dans le concept telle que toute personne venant voir un intervenant peut s'y
trouver de toute façon incluse, et donc permettre à l'intervenant de faire son travail en lui collant l'étiquette d' un
risque de suicide avec les consignes d'actions et de rigueur à suivre.
257

le droit à un formatage plus ou moins poussé de cet ordre d'opérations instables que son
autonomie ne contrôle pas. Apprendre à être autonome ou comment être autonome sera la
première des actions vers laquelle s'orienter dans un travail d'animation de groupe, du point de
vue de la structure sociale concernée. Si, à l'issue de ce travail, le processus n'est pas stabilisé,
c'est qu'il y a vraiment un problème d'ordre subjectif que seul un spécialiste en suicidologie
pourra décoder. Comme les spécialistes en suicidologie sont multiples, le patient pourra
naviguer à travers diverses structures, celle venant de se construire avec l'un, celle en train de se
construire avec l'autre, ou celle à venir à laquelle travaille le spécialiste innovateur. C'est alors à
prendre ou à laisser pour le patient : il est normal, mais il est trop subjectif, ça peut le conduire
au suicide. Donc, autant l'accompagner. De toute manière, remarque Castel, «une réponse est
inscrite, c'est-à-dire qu'existe une possibilité de «traiter le problème» - celui que l'individu
éprouve comme son malaise personnel ou celui dont il est affublé en tant qu'il pose «un
problème social »'- ».405Et le problème social peut changer du jour au lendemain : un jour, ce
sera l'adaptabilité, un autre, la synchronicité, un autre la réaction-action, un autre jour la
flexibilité, etc. Quoi qu'il en soit si X arrive avec le spécialiste Z à «ressentir» un malaise
personnel, il est sur la voie de reprogrammer ses ordres de choix et d'être sauvé du suicide : il
est redevenu normalement narcissique. X ne comptera pas dans les statistiques à la baisse du
suicide, mais quelle satisfaction de savoir qu'un «dividu»406 qui aurait pu avoir des risques de
suicide a été épargné ! Notre X est prêt pour de nouvelles aventures expérientielles de travail.
L'idéal serait de coupler pour X des expériences personnelles avec celle du travail. Aussi, face à
de tels parcours du genre de X : « flexible, influençable, vulnérable, rigide, confus, subjectif,
inconfortable et finalement normalement narcissique», les structures sociales anciennement
existantes doivent se modifier pour répondre à ces parcours extrêmement complexes de risques
suicidaires encore indifférenciés ou bien, encore mieux, des nouvelles structures sont à
construire si nécessaire. La fonction sociale de telles structures n'est plus guère sociale, elle est
environnementale grâce au repli de la société dans la couche psychologique, couche
psychologique conduisant à des processus incertains issus de l'environnement. Cette couche n'a
plus rien d'historique ou de social. La constitution de, pratiques environnementales cependant

405
CASTEL, Robert, (1979), La société psychiatrique avancée, le modèle américain, Éditions Grasset et Fasquelle,
Paris : 348.
0
On ne peut plus parler ici d'individu comme étant indivisé mais bien de « dividu » puisqu'on le fractionne à
l'infini au gré des investigations et des observations technoscientifiques.
258

fait que «... la psychologie se constitue en analogon du social (...), est en train de devenir le
social d'un monde sans social, (...) envahit et sature de nouveaux espaces libérés par le reflux du
social, il fait fonction de social en mimant le statut d'une socialité complète... ».407L'idéologie de
la technique comportementale cependant ne suit plus celle de l'industrie,408 qui consistait à
réparer les dysfonctionnements que le développement industriel américain créait. La fonction de
la technologie comportementale aujourd'hui se résume à rentabiliser la normalité, car la
normalité a une valeur marchande. Quoi de plus précieux en effet pour un économiste, un
employeur ou un éducateur ou un individu ou bien un suicidologue qu'une force de travail
totalement normale ? Pour faire court ici, ce qui distingue en effet la suicidologie d'hier et
d'aujourd'hui, c'est le fait qu'un pas est franchi dans la notion d'intervention. Du processus
d'intéressement409d'hier, nous sommes passés aujourd'hui à la notion qui allie en effet un
processus de comportement et un processus technoscientifîque de décision et de structuration.
Comme le souligne Castel,
«le schéma élaboré par Caplan en psychiatrie (...) reçoit une application généralisée: prévenir les
désordres, identifier le plus tôt possible les situations dangereuses, réduire les troubles avant qu'ils ne
deviennent trop sévères. Cette stratégie de lutte contre les « fléaux sociaux » doit se donner les moyens
d'intervenir (...). L'investigation mord ainsi nécessairement, au nom de l'intérêt social bien compris, sur
les frontières de l'existence privée : il faut recueillir les indices d'un danger potentiel même lorsqu'ils
restent cantonnés dans la sphère de la subjectivité ». (Castel, 1979 :243).

Inspirée de Caplan, l'intervention de la suicidologie est complétée par un programme


d'évaluation du comportement généralisé à l'échelle de la population; et cette résolution
comportementale de problèmes, telle que l'entend en particulier la suicidologie, a sa source
historique dans la technologie du comportement telle que l'avait imaginée Skinner410 en son
temps.

407
CASTEL, Robert, (1981), La gestion des risques, de Vanti-psychiatrie à l'après-psychanalyse, Éditions de
Minuit, Paris : 184.
408
Comme c'était le cas par exemple chez Ford aux États Unis avec l'équipe de psycho- sociologues Voir. John R.
Lee, « The so-called profit sharing system in the Ford plant » in Annal of the Academy of Political Sciences, May
1916, vol LXV, p.303 : "Il était clairement prévu que cinq dollars par jour dans les mains de certains hommes aurait
constitué un handicap sérieux dans le chemin de la rectitude et de la vie droite, et aurait fait d'eux une menace pour
la société en général ; aussi fut-il établi dès le début qu'aucun homme qui ne pouvait en user de façon avisée et
prudente ne pourrait recevoir cette augmentation. »
409
Le processus d'intéressement consistait d'abord à attirer des scientifiques dans le nouveau champ opératoire de la
prévention du suicide établi par Shneidman ; aujourd'hui, la prévention du suicide est un ensemble structuré dont les
partenaires sont aussi bien les décisionnaires politiques, les intervenants sociaux, les scientifiques que les membres
de la communauté.
410
SKINNER Burrhus Frédéric (1972) Par-delà la liberté et la dignité, Laffont, Paris.
259

Posons ainsi comme point de départ que l'hypothèse que la suicidologie, en tant que
science behaviorale, cherche à vérifier sur l'homme est celle-ci : « tout est possible» et que ce
« tout est possible » est à terme « forcément efficace ». Or, le « tout est possible » est une
assertion qui n'est pas du domaine de la connaissance, mais de la technologie. En effet, la
technologie est un discours de la technique sur la technique c'est-à-dire d'outils servant à faire
d'autres outils qui font d'autres outils. Or le risque est substantiel à l'art de l'ingénieur, art qui
exige une parfaite maîtrise de la fabrication et de ses processus avant que celle-ci n'entre dans le
monde, et aussi pendant tout le temps où celle-ci durera dans le monde. Le monde technique de
l'ingénieur, à la différence du monde commun est un monde sans limites parce que dégagé de
toute contrainte qu'elle soit d'ordre éthique, sociale, ou politique. La seule contrainte pour
l'ingénieur est celle d'avoir une maîtrise totale sur l'action qu'il a dans le monde processuel des
outils. Le monde technique de l'ingénieur est un monde sans limites, car pour lui il est toujours
possible de tout faire. Et la technologie en enchaînant les actions de faire des outils qui font des
outils rend techniquement réalisable, qu'il est possible de tout faire. Tout en somme revient à
une mesure d'organisation des actions « de faire des outils », entre elles. Cette opération
processuelle est donc le propre de la technologie et non du domaine de la connaissance. Si la
science behaviorale mesure le comportement pour évaluer les risques, comme c'est le cas en
suicidologie, elle pose le risque hors de son berceau initial de l'ingénierie pour le transporter
dans le sens commun de la psychologie. Le risque change de sens, car il est placé hors du
contexte où il agit habituellement, le monde technique, pour s'insinuer dans le contexte de la
psychologie. Le sens rationnel de risque sorti du domaine de l'ingénierie se transforme en sens
irrationnel en pénétrant le monde psychologique avec la science behaviorale. Avec le risque,
c'est aussi l'homme qui change de visage puisque celui-ci devient un « facteur humain » comme
si « le fïabiliste ( en l'occurrence pour nous ici le suicidologue) avait répondu à l'avance à tout
ce qui pouvait être prévu des comportements de l'être humain face au risque, de ses aptitudes et
de ses erreurs, de sa propension à persévérer dans la fausse interprétation, à la faire cheminer
[
vers la catastrophe ». Parler de « facteur humain » en effet, c'est oublier qu'à la différence de

Nous empruntons le terme à DUCLOS, Denis (1991), L'homme face au risque technique, L'Harmattan, Paris :
197. Duclos souligne que l'intense collaboration de l'ingénieur avec l'ergonome ou le fïabiliste lui fait concevoir
l'être humain comme un « facteur humain». D'où la remarque inattendue d'un ingénieur de l'aéronautique lors
d'une expérience qu'il a faite comme passager d'un avion. Celui-ci avait eu des ennuis techniques et l'ingénieur
s'est exclamé comme s'il n'en revenait encore pas : « on nous dit qu 'ily a un «facteur humain dans l'avion ».. moi
je vous réponds, ce n 'estpas un facteur...c'est un commandant de bord ! » ( : 197).
260

la technologie qui n'a en elle-même pas de limite, la psychologie en tant que science humaine a
les limites du monde commun c'est-à-dire des limites ordinaires d'éthique, de politique, de sens
culturel. Or, la science behaviorale est l'histoire d'un lent et irrépressible mouvement
d'émancipation du sens commun et des règles communes qui s'y rattachent.
L'œuvre de Skinner est ici édifiante de ce point de vue. L'œuvre de Skinner est une
tentative pensée et construite de faire de la science du comportement une référence sociétale.
Parti d'une vision du monde livrée à l'entropie, Skinner poursuit son point de vue en espérant
pouvoir corriger la tendance d'un monde livré au chaos en élaborant une technologie du contrôle
comportementale. Seul espoir de l'humanité, le contrôle comportemental répondrait selon lui aux
besoins de notre monde d'aujourd'hui et c'est le gouvernement de Kennedy qu'il s'ingénie à
convaincre. Analysons pour nous en persuader quelques passages de Par-delà la liberté et la
dignité de Skinner.412Nous nous appuierons sur l'excellente trame d'analyse faite de cet ouvrage
par Françoise Parot-Locatelli.413Dans la préhistoire du behaviorisme, la psychologie fait figure
de retardataire par rapport au boom des sciences de la nature et du positivisme social tel que
l'exprime Auguste Comte414. Au XIXe, pour les penseurs comme Auguste Comte, la
psychologie n'existe pas empêtrée qu'elle est dans les courants métaphysiques de la
connaissance « qui attribue aux phénomènes des causes abstraites». Au stade positif, seule est
importante « renonciation des lois, c'est-à-dire des régularités d'apparition des phénomènes, des
invariances, des stabilités définitives»415 (68). C'est ce concept de loi que va reprendre la
psychologie et expliquer son développement comme science. Selon Françoise Parot-Locatelli,
« au début du XXe siècle, on peut parler d'un véritable parti-pris épistémologique des
nouveaux psychologues : ils décident en effet, pour faire progresser leur savoir, de bannir la

412
SKINNER Burrhus Frédéric (1972) Par-delà la liberté et la dignité, Laffont, Paris.
413
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES (1978) PAROT-LOCATELLI, Françoise
« Réflexions critiques sur la thérapie comportementale», janvier, éditions de Minuit, Paris.
414
Auguste Comte nous dit exactement : «Le positivisme tend puissamment, par sa nature, à consolider l'ordre
public par le développement d'une sage résignation... Il ne peut évidemment exister de vraie résignation, c'est-à-
dire de disposition permanente à supporter avec constance, et sans aucun espoir de compensations quelconques, des
maux inévitables, que par la suite d'un profond sentiment des lois invariables qui régissent tous les divers genres de
phénomènes naturels. C'est donc exclusivement à la philosophie positive que se rapporte une telle disposition , à
quelque sujet qu'elle s'applique et, par conséquent, à l'égard des maux politiques » (Comte, 1942, TIV, p. 100) cité
p.68 dans l'article de Françoise Parot- Locatelli.
415
Françoise Parot-Locatelli, 1978 : 68.
416
«II est possible, autant que nécessaire, non point de nier mais d'ignorer la conscience » déclare H. Piéron dans
une leçon d'ouverture au collège de France en 1907. (cité p.68 par Françoise Parot-Locatelli)
261

« conscience » (dont les définitions sont encore multiples) du royaume de la connaissance » .


Et déjà, c'est «l'efficacité d'origine scientifique »418 qui soutient cette démarche.
Philosophiquement, la psychologie behaviorale ne se départira pas des deux principes comtiens :
le principe indispensable de maintenir l'ordre et le principe que la Société est
419
« épistémologiquement assimilée à la Nature» . Skinner420 illustre magistralement cette
philosophie : « le spécialiste du comportement qu'est Skinner apporte au politicien libéral qu'est
Kennedy des conseils utiles pour gouverner sans semer la révolte ».421Skinner propose une
« technologie du comportement »422 c'est-à-dire une analyse scientifique qui « déplace vers
3
Tenvironnement tant la responsabilité que les réalisations du sujet». Pour Skinner, une culture
est un environnement et « est comparable à un espace expérimental employé dans l'étude du
comportement ».424Pour qu'une culture survive, il faut la planifier. Éthiquement neutre dans le
laboratoire, la technologie du comportement devient alors une valeur : la valeur de survie. Et,
pour n'être pas efficace, Skinner rejette le contrôle punitif et lui préfère le contrôle positif ayant
des résultats plus prometteurs et idéalement l'auto-contrôle.
Bien que se considérant neutre, et intéressée seulement aux comportements et aux
interactions avec l'environnement, la psychologie actuelle fait aussi participer le sujet à la
recherche. Ainsi, la suicidologie cerne un groupe très large d'acteurs : scientifiques,
psychologues, travailleurs sociaux, administrateurs publics sans oublier le simple quidam
interrogé lui aussi. Le simple quidam ou « Monsieur et Madame Tout le Monde » est questionné,
car le psychologue (et le travailleur social) « n'a jamais devant lui un interlocuteur complètement
ignorant sur le sujet dont il veut parler» pour la bonne raison que celui-ci est « en contact étroit
avec la réalité dont on lui parle »425. Cela va susciter deux sortes de courants, joints bientôt en
un : les comportementalistes enfermés d'abord dans leur méthodologie et leur langage expert et
les cognitivistes qui vont élaborer les liens entre une théorie et la personne et Monsieur et

417
Françoise Parot-Locatelli, 1978 : 68.
41 Françoise Parot-Locatelli, 1978 : 69-70.
419
Françoise Parot-Locatelli, 1978 : 68.
42
Pour preuve, Françoise Parot-Locatelli cite les affirmations de Skinner devant la commission d'enquête
sénatoriale présidée par Edouard Kennedy le 23/2/73 (cf. Autrement, 1975,4, pp.95-98) et résume : « il y développe
les meilleurs moyens pour le gouvernement américain de contrôler les individus. » (p.74)
421
1978 : 74.
422
SKINNER, B.F (1972) Par delà la liberté et la dignité, Robert Laffont, Paris, p.37.
423
1972 : 38.
424
1972 : 221.
425
ST ARNAUD, Yves (1974), centre interdisciplinaire de Montréal (CIM), La personne humaine, introduction à
l'étude de la personne et des relations interpersonnelles, Les éditions de l'homme, Montréal, : 11, introduction.
262

Madame Tout le Monde amenant le particulier à s'intégrer de lui-même dans le principe général
d'une science de la société. Comme les comportementalistes ne peuvent se replier indéfiniment
dans le laboratoire, et cherchent à s'étendre dans le milieu naturel, ils ont besoin de l'alliance
objective des cognitivistes (bien qu'ils aient été historiquement de farouches adversaires au
départ). Monsieur et Madame Tout le Monde deviennent ainsi scientifiques sans en avoir l'air et
peuvent participer à la recherche. Cela est aussi vrai pour les éducateurs et travailleurs sociaux
qui ont enfin «une matière scientifique sur laquelle travailler», le facteur humain, alors que
l'individu tel quel leur échappe bien souvent (et le suicidaire en est un exemple flagrant). C'est
ainsi que fonctionne naturellement la suicidologie. La critique de l'individu n'est alors plus un
butoir : elle « devient une critique valable des modèles présentés et une façon de faire évoluer la
recherche scientifique » puisque les modèles cognitivistes « se veulent descriptifs de
l'expérience telle que vécue par chaque personne »426. Les bénéfices tirés de l'alliance objective
des cognitivistes et des comportementalistes, et nous en avons une monslration en suicidologie,
sont les suivants : ils étendent leur domaine d'influence et leur action sur les travailleurs sociaux
de tous les niveaux y compris les cellules éducatives (famille et école), et ils attirent à eux toute
la matière sociale qui explore elle-même « son monde subjectif» sous la houlette guidante et
bienveillante de leurs mentors. Leur principe « que la personne n'est plus étudiée comme un
objet extérieur à soi, mais comme une réalité quotidienne qui est soi même» 427 intègre la
matière sociale à l'action scientifique amenant à un remplacement du monde commun par un
monde scientifique sous la bénédiction consensuelle de tous. C'est de ce monde scientifique,
monde naturel commun dont la suicidologie nous entretient puissamment. Et la technologie du
comportement, inaugurée par Skinner comme un modèle culturel pour la société américaine, est
en train d'envahir non seulement le champ de la psychologie mais aussi la société occidentale en
mal de résolutions de problèmes sociaux.

Dans la suicidologie, l'individu devient ainsi un «facteur humain ». En transférant le principe


de neutralité et d'efficacité dans le domaine non plus technique, mais social, celui-ci change la
nature de la défaillance qui n'est plus technique, mais humaine. Initialement, le risque était le
danger à prévoir c'est-à-dire la défaillance technique toujours possible. Mais, la défaillance

ST ARNAUD, 1974: 13.


ST ARNAUD, 1974: 13.
263

humaine n'était alors dans ce contexte que le maillon instrumental qui permet l'accident ou la
pollution écologique. La défaillance humaine n'était pas là, intégrée à l'accident ou incorporée
à la pollution comme un élément indésirable, à chasser pour être source de maladie. Or, avec les
suicidologues, le risque devient « le facteur humain » lui-même, concrètement actif au cœur de
l'accident suicidaire ou de la pollution biologique puisque, comme le pensent les
épidémiologistes, le suicide est considéré au même titre qu'un virus. Le facteur humain a l'air en
effet avec la suicidologie d'être une source de maladie dans un environnement saia La
résolution comportementale du problème tend alors à rendre de nouveau sain l'individu en
chassant l'hôte indésirable (l'événement suicidaire) de sa niche cognitivo-comportementale.
Enfin, la résolution comportementale du problème suicidaire n'est pas seulement un moyen
pour améliorer le contrôle d'une population à risque, elle est aussi une véritable technologie du
comportement dont s'inspire la politique sociale de l'État américain; de plus, en utilisant son
propre modèle économico-administratif de gestion, celui-ci prétend, comme nous allons le voir
maintenant, développer un programme national dans la gestion des risques et dans l'intervention
dans le domaine du suicide.
264

7.2. Le programme de l'État américain : conduire les opérations sur les facteurs de
risque suicidaire
D'abord, l'histoire de la méthode de la résolution de problèmes aux États-Unis comme
gestion administrative est très liée à celle de notion de système économique, la notion de
système elle-même étant relativement récente quand celle-ci comprend le champ sociologique de
l'activité humaine.
Historiquement, comme le met bien en évidence Polanyi , c'est au travers de la crise
économique et politique des années 1930, que, pour la première fois dans l'histoire, on s'est
représenté vraiment concrètement les phénomènes économiques comme s'ils étaient séparés et
constituaient à eux seuls un système, auquel tous les autres rapports sociaux devaient être
soumis, le marché autorégulateur. Ce système de marché traite les marchandises, la terre, le
travail, la monnaie, la société selon le même processus financier qui produit à partir de ces
choses de nature différente des objets de valeur équivalente.429Cette rupture avec le jeu
traditionnel de l'offre et de la demande conduit selon Polanyi à transformer la société et à une
resocialisation de l'économie. Cette resocialisation de l'économie s'impose aujourd'hui au
moyen de la psychologie comportementale430 qui n'en finit pas de suivre les situations que
produit l'autorégulation du marché : par exemple l'usager débordé, le travailleur fatigué, le
«jeune» chômeur, le «vieux» stressé, mais fonctionnel....431 (nous l'avons fait apparaître au
chapitre 6). Mais, cette conception de système autonome a aussi changé le rôle de l'État qui
devient à la fois un intervenant comme un autre et un processus de décision engagé dans une
structuration qui se veut efficace. Cette conception de systèmes autonomes et en interaction les
uns avec les autres, conception généralisée à l'ensemble de la société avait déjà été bien analysée
par Parsons (comme nous l'avons remarqué dans notre chapitre 2). Cette conception

Polanyi fixe ce système de marché comme remontant déjà à 1834, année de l'abolition de l'Act de
Speenhamland). POLANYI (1972) La grande transformation, Gallimard, Paris.
' Par exemple, à partir du moment où par exemple le coût d'un voyage à Cuba est le même que le coût d'une
hospitalisation, les deux choses sont de même nature alors qu'elles sont ontologiquement bien différentes.
4
"À ses débuts, la psychologie comportementale s'est penchée sur ces manques adaptatifs d'une population soumise
à des règles du marché et à des standards de rentabilité draconiens. Il fallait mettre en place le développement
industriel qui s'est imposé par la violence. La psychologie sociale a alors eu dans la société américaine des années
1920 pour rôle d'essayer de réparer les impacts que pouvaient avoir de telles exigences de production sur la morale
et la société. La fonction de la psychologie comportementale reste encore aujourd'hui de maintenir en place le
marché autorégulateur.
31
II s'agit de resocialiser le socialisé, de renforcer la normalité des producteurs au travail, de reprogrammer le
programme de libre choix suivant les exigences du néo-libéralisme économique ou de l'éducation hyperbranchée ; et
la technologie du contrôle du comportement s'y emploie. C'est d'ailleurs un secteur d'avenir car il ne risque pas
d'avoir là-dedans du chômage.
265

fonctionnaliste de l'action généralisée a été complétée par une comparaison des capacités de
l'ordinateur avec le mode de pensée humain dans le but d'accroître l'efficacité mentale: cela
aboutit à la résolution de problèmes.
Le sociologue américain Tregoe et le spécialiste de psychologie sociale Kepner mettent
au point aux États-Unis la méthode de la résolution de problèmes : «Ils énoncèrent le postulat
suivant : un problème constitue une divergence par rapport à une norme; une cause consiste en
un changement non programmé et non attendu »432. En 1958, Kepner et Tregoe avaient travaillé
pour l'US Air Force et avaient réfléchi sur la façon dont on utilisait l'information dans un
système de traitement des données très automatisé. De là, ils passèrent à l'étude de la résolution
de problèmes dans l'industrie et plus généralement dans les processus de prise de décisions. Et,
« ils n'apprirent que plus tard que le Professeur Herbert A. Simon était de son côté parvenu, à
peu près à la même époque, à des concepts similaires à la suite de recherches menées avec l'aide
de l'informatique sur la théorie de la solution des problèmes».433 Peu à peu, ces experts de cette
nouvelle forme de gestion en viennent à étudier « le processus de structuration »434 que celui-ci
soit indifféremment politique, économique ou social; et ils cherchent à vérifier que toute action
(processus de décision, etc.) ou toute pratique (politico-institutionnelle, culturelle, etc.) peut
prétendre à l'efficacité. Le domaine de l'Etat bascule ainsi du champ de l'institution politique
(avec les pratiques normatives s'y rattachant) au domaine de la puissance gestionnaire ayant des
processus de décision qui vont amener un processus de structuration (Sclove) c'est-à-dire une
nouvelle forme de gestion publique capable de gérer n'importe quel problème. Cette nouvelle
forme publique de gestion s'est implantée en Amérique du Nord. Il est alors devenu courant que
le domaine de l'État devienne non plus un producteur de normes, mais plutôt un producteur de
techniques d'entraînement mental à la résolution de problèmes et un producteur d'agences
spécialisées en solutions diverses vis-à-vis de n'importe quel problème économique ou social. Et

KEPNER C. & TREGOE B. (1978) Le manager rationnel, méthodes d'analyse des problèmes et de prise de
décision, Les Éditions d'organisation, Paris. Avant-Propos de Perrin Stryker : 4.
433
1978 : 4.
4(4
Le terme est emprunté à SCLOVE Richard (2003), Choix technologiques, choix de société, Editions Charles
Léopold Mayer, Descartes & Cie, Paris. Ceci est la version française de Democracy and Technology (1995) The
Guilford Press, qui a valu à Sclove le prix Don K. Price de l'Association américaine de science politique en tant que
meilleur livre de l'année en « science, technologie et politique ». Selon la version française, « la structure
fondamentale d'une société ne découle pas de l'organisation gouvernementale et ne se réduit pas à elle. Elle relève
également d'autres systèmes de structures sociales, de la vie quotidienne et des convictions des membres. Les
individus sont les produits évolutifs de structures qu'ils contribuent en permanence à reconstituer. C'est en ce sens
que l'on peut parler as processus de structuration » (2003 :145).
266

cela amène par exemple l'État américain à se transformer en État à tendance thérapeutique
comme l'appelle Castel lorsqu'il s'agit de traiter un problème social tel que le suicide. Cette
nouvelle exigence d'efficacité dont fait preuve l'État est légitimée par la nouvelle conscience du
risque et des transformations successives que prend celui-ci dans un avenir incertain, avenir dans
lequel nous serions tous engagés.

Quoi qu'il en soit de ces études, il ressort ici que, pour qu'un programme de résolution
de problèmes soit opérationnel, il faut d'abord d'après Chosson, et ce quelle que soit
l'organisation, déterminer le niveau de décision; puis, la décision politique étant prise «il
convient d'étudier les modalités pratiques pour la mettre en œuvre et de recenser les moyens
disponibles» (1975 : 141). Selon l'ampleur des problèmes et le degré de certitude attaché à la
solution, Chosson par exemple distingue quatre types de problèmes : 1- déterminer les buts, les
critères de choix; 2- améliorer les moyens en fonction des décisions politiques, conduire une
action novatrice; 3. le but étant posé, déterminer comment l'atteindre? ; 4 définir la situation
opérationnelle. Avec cette trame de résolutions de problèmes proposée par Chosson, (voir
tableau en annexe 2), on peut aisément analyser le processus de décision et de structuration
effectué par l'État américain à propos de la prévention du suicide. Nous avons vu en effet à
propos de la prévention du suicide à la fin du chapitre 5 comment l'État américain intervenait
dans ce domaine. Voici le schéma d'intervention proposé en 2001 (http://www.samhsa.gov/):

Voir annexe 2 le tableau de Chosson de la résolution de problèmes par nature, celui-ci étant un suiveur de
Kepner et Tregoe.
267

FIGURE 2:
THE PUBLIC HEALTH APPROACH TO PREVENTION
NATIONAL STRATEGY FOR SUICIDE PRÉVENTION
INTRODUCTION GOALS AND OBJECTIVES FOR ACTION(p.29)
2001
U.S. DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES
Public Health Service

Evaluate
^eflfectivenisss

Implement
interventions

Develop
and test
interventions

Identify Causes: '


Risk & protecfcive
faetor T&m&jxh,:

Define the
pjxiMem;
Surveillance

PROBLEM BJESPONSE
on se rend compte ici que l'approche publique de prévention met en place un processus de
structuration où l'ampleur du problème (la prévention du suicide évaluée à un niveau fort
important) et le degré d'incertitude élevée de la solution entrent en compte. Le rapport
gouvernemental est donc un document qui cherche à déterminer les critères de choix et les buts
de l'action gouvernementale concernant la prévention du suicide. Son but est de réduire le flou et
la grande incertitude au niveau de l'information pour aboutir à un processus de décision
gouvernemental. La décision étant prise, le gouvernement américain étudie les modalités
pratiques pour mettre en œuvre les moyens disponibles. Il conduit donc une action novatrice,
268

celle de mettre sur pied un réseau d'action Internet de prévention du suicide (the Suicide Action
Prévention Network, SPANUSA). Le but étant posé, comment l'atteindre? Il s'agit alors pour le
gouvernement américain de définir le problème de ce réseau de prévention du suicide : la
surveillance de l'information c'est-à-dire réduire la marge d'incertitude concernant les causes de
la prévention à savoir les facteurs de risques et les facteurs de protection. Du niveau politique et
de la situation à l'avenir incertain, on passe alors là suivant le tableau de Chosson à un niveau
stratégique. Le gouvernement accroît sa marge de certitude en prévention du suicide en faisant
appel aux recherches technoscientifiques sur les risques. Il s'agit maintenant pour le
gouvernement fédéral de développer et de tester les interventions c'est-à-dire de sélectionner
État par État les organisations et les centres qui livrent une bonne prévention suivant les critères
technoscientifiques de la recherche et de les communiquer par son site SPANUSA. Selon le
même tableau, le gouvernement fédéral américain a atteint à ce moment-là un niveau tactique
avec des informations fermes et assurées et une quasi-certitude quant à la forme à donner à son
réseau d'action en prévention du suicide, c'est- à-dire : être un réseau d'informations fiable en
prévention du suicide. La situation de la solution et du problème étant maintenant bien posés, le
gouvernement américain peut s'engager alors dans un programme de santé préventive
concernant le suicide, programme consistant à dire ce qui est efficace, à évaluer l'implantation et
à faire tester la qualité des structures formelles et informelles de prévention du suicide. Il peut
passer dès lors à la situation opérationnelle de mise en place d'un réseau virtuel d'information
sur la prévention du suicide en faisant appel à des commanditaires. En rapprochant la figure 2 de
l'approche de santé du gouvernement américain et la perspective des résolutions de problèmes
par nature de Chosson, on se rend compte ainsi que l'État américain a à la fois son mode de
résolution de problèmes propre à sa sphère économico-administrative et qu'il promeut le mode
de résolution de problèmes propre à la sphère des technoscientifiques du comportement
suicidaire qui consiste à résoudre le problème du suicide en modifiant le comportement à risque
du suicide par la solution c'est-à-dire l'image positive du bien-être par la prévention et la
sécurité.
269

CONCLUSION

En conclusion, le programme suicidologique visant la résolution du problème suicidaire


n'est pas seulement un moyen pour améliorer le contrôle d'une population à risque, elle est aussi
une véritable technologie du comportement. Et, de même que la politique sociale de l'État
américain avait facilité hier l'éclosion de la suicidologie (et l'implantation de ses structures), le
programme social de l'État américain aujourd'hui promeut les bases d'une gestion technologique
et technocratique concernant la prévention d'un comportement à risque suicidaire en en faisant
un objectif national. L'État américain intervient maintenant en faveur de la suicidologie en
agissant, par ses programmes socio-administratifs de gestion, comme un organe de diffusion et
de persuasion quant à l'importance de l'intervention nationale (et internationale) dans les
comportements à risque suicidaire. Cet objectif culturel de planification visant le «bien-être » ,
en ce qui concerne les conduites humaines et ses aléas, que soutient la politique sociale de l'État
américain, est effectivement en train de se réaliser aujourd'hui non seulement aux États-Unis,
mais aussi dans tout pays où de telles pratiques thérapeutiques de gestion du comportement sont
importées et s'implantent. Et, la suicidologie, supportée par les moyens des réseaux sociaux,
technologiques et technocratiques, accroît, comme nous allons le voir dans notre dernier
chapitre, sa recherche-action ainsi que son processus de structuration et de changement qui sont
caractéristiques d'un système.
270

« «Tout le pouvoir (toute la latitude d'agir, toutes les ressources collectives)


aux techniciens », puisqu 'ils « produisent les innovations », en même temps
qu 'ils sont les seuls à pouvoir en maîtriser les conséquences, en tant qu '
"experts" de tous les problèmes » M. Freitag.

Chapitre 8

LE LAISSER « FAIRE-POSTMODERNE » EST DANS LA NATURE


DES CHOSES SUICIDOLOGIOUES

INTRODUCTION

L'actuelle révolution du changement, nous l'avons déjà vu dès notre troisième chapitre, se
résume en trois points : faire de la connaissance un produit du cerveau ; « projeter »435 le monde
suivant le modèle de la machine neuronale ; organiser le monde suivant le mode de la recherche-
action437 c'est-à-dire favoriser les connexions et les regroupements du plus grand nombre de
participants (ceux-ci venant le plus possible d'horizons différents).En tant que pratique cognitive
s'inscrivant dans cette mutation, la suicidologie suit la thèse contemporaine selon laquelle le
changement est la variable explicative d'un bon nombre de bouleversements cognitif,
économique, technique, administratif et social ; et qu'un retour en arrière n'est ni souhaitable, ni
possible. Dans ce domaine, l'argument de départ reste toujours le même: pour ce qui a trait au
suicide (parmi tant d'autres choses), les temps ont changé et les méthodes aussi. Nous finirons
cette troisième et dernière partie en nous interrogeant sur la nature de ce changement qui
transforme les choses particulières jusqu'à ce que le processus finisse par les engloutir toutes
ensemble ; et sur ce qu'il faut entendre par « comprendre le suicide » en suicidologie alors que
cette dernière se présente largement comme un système technicien. L'objectif de ce dernier
chapitre est de montrer, au travers de la suicidologie, que la nouvelle révolution cognitive n'est
que l'expression (au nom de l'efficacité) de la nécessité d'adaptation au technique; et cette
révolution, dont les effets produisent des innovations propres à s'agencer en systèmes
techniciens, transforme en profondeur notre humanité.

Ainsi, dans notre premier volet intitulé «la suicidologie, une chose qui répond à son
concept », nous appréhenderons avec M. Freitag comment le changement pour le changement est
la raison d'être de la recherche-action dont l'objectif est de laisser faire toutes les interventions

436
Au sens du neurobiologiste JP Changeux (voir notre ch.3)
43
' Nous continuerons par entendre ici dans ce chapitre la recherche-action au sens proposé par Michael Gibbons.
271

possibles. Ensuite, dans le volet «le processus remplace l'Être», nous saisirons comment les
sciences sociales sont impliquées dans la recherche-action. Enfin, dans notre volet final appelé
« comprendre le suicide : un changement de nature systémique », nous étudierons avec J. Ellul en
quoi certains caractères propres au système technicien qu'il décrit se retrouvent dans la
suicidologie ; et, nous verrons en terminant comment ceux-ci peuvent éclairer la nature de cette
chose-là qui se nomme suicidologie.

8.1. La suicidologie, une chose qui répond à son concept


La suicidologie répond à un changement suivant la chose qu'elle a elle-même mise en
place : la recherche-action (nous avions déjà pu le remarquer dès notre quatrième chapitre). Cette
recherche-action en est, à l'heure actuelle dans le monde de la suicidologie, à la phase de la
reconnaissance explicite d'elle-même alors qu'elle emprunte pour la première fois, non plus
seulement la voie de l'action pragmatique et des opérations sur le terrain, mais aussi celle d'un
discours officiel mobilisateur et rassembleur (particulièrement français). Ses porte-parole
diffusent un ambitieux programme d'intervention sur la prévention du suicide et pointent leurs
propres actions d'intervention comme autant de modèles porteurs, susceptibles de reproductions.
En effet, suivant l'ouvrage intitulé Acteurs et Chercheurs en suicidologie (2006), s'est développé
au Québec :
« un ambitieux programme de recherche-action afin de consolider la capacité des milieux d'interventions
concernés par les populations à risque élevé de suicide d'utiliser les données issues de la recherche dans la
planification et la mise en œuvre de leurs interventions. Ce projet intitulé Concertation entre décideurs et
chercheurs sur le transfert des connaissances sur le suicide vise essentiellement à améliorer les
interventions en prévention du suicide, par la réalisation d'un programme d'activités de transfert des
connaissances de pointe, conçu spécifiquement selon les besoins de décideurs d'organismes qui ont un rôle
central en prévention du suicide au Québec » . (2006 :137)438

L'orientation de cette recherche-action consiste à étudier la réalité sociale alors qu'elle se modifie
sous l'action même de cette même recherche-action. Quant au développement communautaire, il
est engagé dans ce changement en en devenant l'instrument. Les effets des changements
occasionnés dans le communautaire deviennent alors l'objet d'évaluations de la part de la
recherche-action comme si la participation de ce dernier dans le processus en tant que sujet et
objet du changement était écartée comme insignifiante dans l'évaluation. Plus exactement, le sens
de la participation au changement est déplacé de son centre réel d'action (c'est-à-dire les experts

43i
' FACY & DEBOUT (2006) sous la direction de, Acteurs et chercheurs en suicidologie, ouvrage collectif, EDK
éditions médicales et scientifiques, Paris. C'est moi qui souligne.
272

de la pratique effective de la recherche) ; ce sens-là est en effet neutralisé en étant renvoyé vers
les interventions des acteurs sociaux (interventions dont on estime les conséquences dans la
communauté en en étudiant soigneusement les effets). Et il est alors demandé aux acteurs sociaux
de l'intervention de décider par eux-mêmes des propositions à soutenir au vu des effets de leurs
interventions sur la communauté. Sous le prétexte que ces décisions prises par les acteurs
sociaux de l'intervention au quotidien, dans le terreau de la communauté, seront plus propices au
changement social, la recherche-action laisse faire des interventions et stimule les processus
« autonomes » de promotion des interventions dans la communauté. Et pour finir, la recherche-
action ne ferait que récolter les propositions du terrain (c'est-à-dire celles de l'intervention
politique et sociale) et concourrait seulement à rénover les processus et les modalités
organisationnelles de leurs décisions. Là se limite semble-t-il son rôle. La recherche-action de
cette manière se présente comme un accompagnement de ce qui se fait déjà et comme un facteur
d'accélération pour optimiser les résultats des décisions publiques, qui seraient entreprises par les
organismes publics d'une manière autonome sous le signe du changement.
Le fait de mettre l'action de la recherche en aval de la production des décisions (qui concerne ici
les interventions en prévention du suicide) est une caractéristique du discours de la
recherche-action. Dans son discours en effet, la recherche-action ne donnerait qu 'a posteriori
un soutien logistique et technique aux décisions prises par les instances publiques. Dans le jargon
méthodologique de la recherche-action, ce soutien-là se nomme de la concertation ou de la
collaboration. Alors qu'elle est dans la pratique un processus de changement tous azimuts qui
entraîne dans son sillage un réseau organisationnel et technique à sa mesure ; dans son discours,
au contraire, la recherche-action est une action participative, démocratique et librement réfléchie.
La recherche-action ne ferait ainsi que suivre les décisions des pratiques politiques et sociales
dans une séquence temporelle précise, en ignorant que les moyens ont déjà été implantés et
installés par ses soins dans d'autres séquences temporelles bien en avant. Le bassin
communautaire devient aujourd'hui un acteur objectif de la concertation et un partenaire actif
dans le processus de la prévention. En prenant le discours participatif comme point de départ
visible de son action, la recherche-action peut alors proposer un parcours participé.440En

On retrouve ici les caractéristiques du discours de la recherche-action de GIBBONS, Michael (1994) The New
production of Knowledge, Thousand Oaks, Sage publications, London.
440
THE AMERICAN SOCIOLOGIST (1992) Stoecher R. et Bonacich E. "Why Participatory Research ? Guest
editors introduction", vo23, no4, pp.5-15
273

impliquant les sujets directement concernés par la prévention, les processus de décisions et les
éléments d'incertitude, la recherche-action a pour objectif de rassembler tous ces objets-là dans
une suite rationnelle et scientifiquement coordonnée à la demande des « décideurs publics qui ont
un rôle central en prévention du suicide au Québec ». Cette assistance technique de la recherche-
action s'exprime sous la méthode d'une programmation sociale aux objectifs spécifiques :
Ses objectifs spécifiques sont les suivants : mettre à jour les connaissances scientifiques des milieux qui ont
un rôle central dans la prévention du suicide ; faciliter la prise de décision pour identifier les actions à
mettre en place pour prévenir le suicide au Québec ; bonifier les pratiques des milieux d'intervention » (:
137/138)

Ce faisant, cette tractation entre acteurs intéressés révélerait un autre rôle caractéristique de la
recherche-action : celle de répondre à un « besoin de négociation ». Dans une stratégie d'actions
orchestrées par des facteurs d'incertitudes, cela demande une action articulée de gestion et de
réajustement constants des buts, des méthodes et des ressources pour assurer le changement ; et
tout cela, c'est la recherche-action qui les fournit. Les politiques sociales et les outils de la
recherche se rejoignent ici pour négocier le changement suivant leurs intérêts communs.44'Les
politiques sociales et la pratique de recherche, en se soutenant les unes et les autres, ne font que
raffermir la proposition que «tout ce qui est possible, il faut le faire » d'une part, et elles ne font
que se donner les moyens décisionnels opérationnels défaire, d'autre part, de cette proposition un
agent déterminant du changement. Mais ladite action porteuse du changement n'en est pas une
de réel changement, car l'action du parcours participé évacue toute approche politico-
institutionnelle qui s'ancrerait dans une réelle pratique culturelle. Et, en même temps, elle dissout
tout aussi bien toute approche scientifique dans une activité de gestion. Car la recherche-action,
et c'est sa troisième caractéristique, n'est pas un ensemble de connaissances scientifiques, mais
une activité de gestion où « «la science» n'est plus qu'une étiquette mise sur une pratique sociale
particulière dont la consistance effective est désormais organisationnelle, et à laquelle la
référence à la « vérité » ne sert plus que d'argument « idéologique » ». Car la recherche-action
a pour spécificité de gommer toute la partie épistémologique de l'activité scientifique et de la
remplacer par des opérations de gestion, par ce qu'on appelle le transfert des connaissances. En
effet, dans le parcours participé québécois par exemple, trois stratégies ont été retenues :
« D'abord le renforcement des relations entre les chercheurs et les décideurs responsables des programmes
d'interventions en établissant des contacts directs. Ensuite, l'identification des questions prioritaires en
matière de connaissances scientifiques pour ces milieux de pratique ainsi que des modalités privilégiées de

441
Nous verrons plus loin en quoi consistent ces intérêts communs.
44'î
" SOCIETE (1989), Raison et technique-1, no4, hiver, Groupe autonome d'édition, Montréal : 56-57.
274

transfert des connaissances adaptées à leurs besoins. Enfin, la réalisation d'activités de transfert des
connaissances spécifiques » (2006 : 138)
Le transfert des connaissances se veut ici le résultat d'une politique de démocratisation et d'une
participation publique marchant à double sens : celui d'une vulgarisation de l'action du domaine
scientifique (c'est-à-dire la pratique de recherche effective) vers le domaine public d'une part, et
celui d'une exigence de rigueur déterminée par le domaine public en charge du changement
social d'autre part. Pour assumer sa volonté de transformation sociale conformément aux attentes
supposées des citoyens, le domaine public a en effet besoin de s'affranchir des logiques du sens
commun pour mener à terme toutes les transformations et modifications qui lui sont demandées ;
et la recherche-action est là pour lui apporter les instruments de gestion appropriés, et réaliser
aussi ce qu'on attend présupposèment d'elle. En effet, par exemple, lors de l'enquête effectuée
par la recherche-action québécoise auprès des décideurs publics de septembre 2002 à mars 2003,
65 % d'entre eux « ont exprimé le désir de mieux comprendre le rôle des psychopathologies et
leur lien avec le suicide... » afin de mieux intervenir ; 57 % « estiment prioritaire de développer
une meilleure compréhension des facteurs de risque du suicide...»; 4 8 % «veulent mieux
comprendre le phénomène du suicide chez les hommes et 42 % «souhaitent développer des
connaissances pour améliorer l'évaluation du risque suicidaire et la gestion de crise».443 À ces
attentes, on répond notamment par une proposition de «développement du matériel
informationnel » c'est-à-dire l'exploitation et l'utilisation maximale du réseau et des technologies
de l'information. Mais cette proposition technologique (à la fois de la réalisation totale des
coordinations des structures en réseau et la réalisation informatique de la gestion des
connaissances) ne vise pas à accélérer le changement de la société. Car la deuxième proposition
du parcours participé : « il faut s'adapter au changement technologique» ne fait que répondre à
la première proposition qu'avance en amont la recherche-action : « tout ce qui est possible, il faut
le faire », et cela, de manière processuelle et circulaire. Alors que l'on pouvait d'abord supposer
que la première proposition de la recherche-action était un argument « idéologique » propre à
légitimer le changement social, on réalise tout à coup en mettant en face la deuxième proposition,
que c'est à une dynamique virtuelle de changement que la recherche-action invite, une
dynamique qui ne vise que son propre développement systémique autoprogrammé, autorégulé
dans un environnement global intégré appelé société. Ce n'est donc pas sur les intérêts communs

FACY & DEBOUT (2006) sous la direction de, Acteurs et chercheurs en suicidologie, ouvrage collectif, EDK
éditions médicales et scientifiques, Paris :
275

d'un réel changement social que les instances publiques et la recherche-action se rejoignent, mais
bien sur des intérêts communs de gestion et d'intégration systémique de la «vie» en société.
Ainsi, la boucle est bouclée, et les experts de la recherche-action pourront intégrer leur action à la
communauté (concept flou s'élargissant sans cesse au gré de la capacité de résilience du réseau) ;
et «ce sera l'implantation (puisqu'il ne convient plus de dire «l'institution») d'un système
technologique global, qui intègre (tendanciellement) la totalité des pratiques humaines,
cognitives, productives, politiques et esthétiques, dans son mode d'autogestion ou
d'autorégulation cybernétisé».444

8.2. Le processus remplace l'Être


Devant cette construction systématique du gestionnaire, y a-t-il ensuite une place pour le
sociologique ? Oui, bien sûr, mais pour une sociologie technique et communicationnelle, à
laquelle on désigne ici une voie royale. Cela demande en effet des sondages d'opinion, des
enquêtes, des entretiens, la politique du changement. Et les sociologues sont encore bien les plus
crédibles en tant que techniciens de terrain et experts de la parole dans le marketing des
communications. La tâche communicationnelle en effet est énorme puisqu'une bonne gestion
systémique demande d'une part que la réalité sociale (que la recherche-action étudie en la
modifiant) soit sondée pour que la recherche-action ait un miroir (et à cet égard, il faut veiller à
ce: qu'il ne soit pas trop déformant) de sa propre réalité. Car si la déformation
communicationnelle entre ce que vise la recherche-action (le changement pour le changement
dans un espace technologique intégré) et la réalité sociale est trop grande, il faudra procéder à des
ajustements par des techniques de communication appropriées.
Il faut donc d'abord par exemple sonder « les perceptions interindividuelles » sur le suicide pour
savoir si la population a bien intégré les informations qu'on lui a transmises par divers médias sur
les mots-clés à retenir concernant ledit suicide et les réactions à entretenir à ce propos (mots-clés
tels : « prévenir une crise » ; « rupture homéostasique du suicidaire », « contrôle des signes
avant-coureurs de crise », ou bien « la communauté préventive par nature », « personne à
risque», «gestion de crise» etc.) ; puis, si l'information après enquête s'avère lacunaire (le
résultat attendu - c'est-à-dire l'information que possède la recherche-action et qu'elle cherche à

SOCIETE (1989), Raison et technique-1, no4, hiver, Groupe autonome d'édition, Montréal : 46
276

diffuser - n'est pas là et \efeed-back se fait mal ou pas), il faut faire alors une offre technique de
service et de collaboration. Enfin, quand la synchronisation entre la réalité sociale et la recherche-
action commence à s'opérer, des évaluations régulières sont nécessaires pour autoréguler l'action
sociale des interventions. Sonder, élaborer des procédures, faire des feed-back, se former aux
autorégulations sont autant de tâches qu'est à même de bien faire le sociologue. Si ces méthodes
font partie aujourd'hui de l'outillage du sociologue, faut-il alors, à partir de l'observation et des
outils communicationnels utilisés sur le terrain, admettre qu'il y a bien eu lieu/e changement de
la société annoncé ? Autrement dit, sous les informations produites par les divers moyens
technologiques de la communication (sondages publicitaires, informations audiovisuelles et
interactives sur l'intervention préventive, campagnes d'opinions, jour de prévention du suicide,
mouvements réguliers des organismes de prévention, etc.), faut-il se rendre à l'évidence que la
société n'est plus rien qu'un vaste espace technologique intégré ?
Suivre cette pente, consisterait à dire que la société n'est plus qu'une Mégamachine avec un
ensemble de mécanismes dont il faut périodiquement corriger les effets non désirés. Ceci va à
l'encontre de la réalité c'est-à-dire du fait que tout n'est pas technicisé ; qu'il y a, dans l'espace
dit technologique de la société, des pleins d'intérêts humains et des intérêts sociaux vides de
techniques ; et c'est bien pour cela que la recherche-action peut agir car pour que le changement
(poursuivi comme une fin en soi par la recherche-action) fonctionne, il faut des zones grises de
non-intérêt au changement. Les experts de la recherche-action sont en effet des intervenants
intégrés et rompus au système de l'action autorégulee, mais qui ne peut entièrement compter sur
le système qu'ils ont laissé faire, car justement la société n'est pas susceptible d'être autorégulee
par des feed-back comme une machine.
Le feed-back en recherche-action ne consiste pas (comme avec une machine) à modifier un ou
plusieurs éléments dans l'ensemble pour que la machine continue à bien s'autoréguler dans le
sens désiré de l'action pour laquelle elle est faite. Le feed-back en recherche-action, en tant qu'il
est une relation, suppose d'être médiatisé par un élément non technique. Pour la recherche-action,
« il ne suffit pas de parer un inconvénient, de résoudre dans l'actuel une difficulté, de trouver la
riposte à un danger» comme le souligne Jacques Ellul445 ; en recherche-action, « l'un des traits
essentiels du système est le feed-back ou encore les « structures de renvoi », sans en faire le

ELLUL , Jacques (2004) Le système technicien, Le Cherche Midi, Paris.


277

système en lui-même » (Ellul, 2004 : 88). Cette caractéristique du système en sciences sociales
s'accompagne d'un autre trait propre à la recherche-action : pour cette dernière, un système ne
peut être que forcément ouvert. Cela conduit Ellul à dire que « ce système existant en tant que
globalité peut entrer en relation avec d'autres systèmes, avec d'autres globalités» (: 88). Le
feed-back de la recherche-action assure une médiation entre le technique et le non technique aux
fins d'accroître la puissance du système. Et la recherche-action en tant qu'elle participe à la
gestion de plus en plus vaste d'acteurs aux multiples tâches et opérations se spécialise de plus en
plus en même temps qu'elle s'ouvre sur d'autres sous-systèmes et se greffe sur le social. Elle y a
donc un couple de mouvements contraires : une face fermée de spécialisation propre à la
technique et une face d'ouverture propre aux nécessités du monde social. Car la technique
s'implante à partir de la recherche-action qui la fait exister avant que ladite technique ait élaboré,
mis en place, agrandi et fait fonctionner son système. Ce faisant, nous pouvons dire avec Ellul
que la technique se développe «en fonction des possibilités déjà existantes de croissance»,
qu'elle s'épanouit en recourant aux moyens communicationnels de gestion de l'information
sociale. Pour que cette gestion communicationnelle de la recherche-action ait un impact
minimum dans le public, il faut que cette communication véhicule un air de Bien public: celle
par exemple du « bonheur pour tous » ou bien « du bien-être possible pour tous » (y compris les
suicidaires), slogans éminemment vagues auxquels un programme politique technocratique peut
cependant adhérer pour en faire un objectif de société.
La recherche-action a ainsi une double face : en tant que recherche-action, elle s'ouvre sur le
pôle politique propre au monde humain, et il est nécessaire qu'elle prône une vertu ou un Bien ;
mais en tant qu'elle se spécialise, elle obéit aussi à une théorie technique qui prend sa place
dans une totalité technique qui ne cherche pas à réaliser des valeurs. En effet, un des
caractères du phénomène technique est de répondre à Vautonomie et l'autonomie de la technique
selon Ellul est « un phénomène qui se situe dans un univers potentiellement illimité parce
qu'elle-même est potentiellement illimitée: elle présuppose un univers à sa propre dimension, et
par conséquent ne peut accepter aucune limite préalable »446 ; c'est ainsi que la technique « ne
tolère pas d'être arrêtée pour une raison morale». Mais, poursuit Ellul, comme «la technique
ne se développe pas en milieu « pur » : elle est par sa nature même au contact avec le concret,
elle est faite pour s'appliquer à.... Par conséquent, on ne peut évaluer le progrès réel que par

Ellul, 2004: 160.


278

rapport à son milieu d'application. Il faut donc replacer cette potentialité intrinsèque de
croissance indéfinie et accélérée dans le concret » et c'est ce à quoi s'emploie la recherche-
action. Par la médiation de la recherche-action, le système technique fermé devient ouvert sur le
monde social et c'est ce qui lui donne son caractère dynamique correspondant à la deuxième
caractéristique du système en sciences sociales à savoir qu'«un système qui peut être saisi à un
moment de sa composition est cependant dynamique».
Si, par exemple, la suicidologie est entrée, par le processus de la recherche-action, dans la réalité
sociale c'est notamment grâce à son mode d'organisation et d'information en réseau. Cette
pénétration du processus intertechnique dans le monde social se fait d'une manière quasi
automatique sans y réfléchir, cela va dans le sens du processus qui demande des adaptations au
milieu technicien et non pas qu'une délibération soit faite à propos du processus lui-même et de
ses effets sur les choix et la liberté d'être humain. L'homme moderne, nous dit Ellul, est rompu à
cette pratique automatique d'adaptation du facteur humain au processus au point que ce que
celui-ci prend pour de la neutralité technique ce qui est, en fait, le renvoi à sa propre neutralité
politique et à sa démission morale par rapport à la technicisation du milieu. Pour l'homme
moderne, poursuit Ellul, la morale ou la politique traditionnelle ne veulent rien dire et de plus, ces
domaines freinent la croissance technicienne, elle qui détruit effectivement ce qui est pour mieux
reconstruire à partir de nouvelles techniques. L'homme moderne a donc «entrepris de tout faire»
résume Ellul, 449 mais pour l'homme moderne affirmer, en se positionnant comme un facteur
technique au potentiel illimité, «que la morale n'a pas de jugement à porter sur l'invention ou
l'opération technique conduit en réalité à dire, sans le vouloir, que toute action effective de
l'homme échappe maintenant à l'éthique : l'autonomie produit ainsi l'amoralisation450». De fait,
par cet automatisme moral de l'homme moderne, la technique, comme le souligne Ellul, peut
développer deux caractères distinctifs : d'une part que « la technique est nécessairement
progressive », d'autre part, que la technique, «c'est donc la mutation psychique et idéologique, le
i

facteur humain, l'homme ayant renoncé (...) à son enracinement dans le passé, pour jouer sa vie
447
Ellul, 2004 : 300.
448
Ellul, 2004 : 88.
44
En résumé, ce que constate Ellul, c'est que l'homme moderne a entrepris de tout faire parce qu'il est possible de
le faire ; et que grâce à l'idéologie de la puissance technique et la mesure de son efficacité, la technique rafle aussi le
pouvoir d'accorder ( par elle, avec elle et en elle) une reconnaissance éthique à l'homme moderne (sans que celui-
ci n'y voit aucun mal mais bien au contraire un progrès).
450
L'édition de 2004 : 153 note « la moralisation » mais il s'agit bien là d'une faute de frappe car, en revenant à
l'édition originale, il est bien écrit : « l'amoralisation». Et nous nous appuyons donc, dans cette citation, sur l'édition
originale.
279

dans l'avenir, mettre ses espoirs dans le progrès technique et chercher par là une solution à tous
ses problèmes». 51La progression technique, en l'occurrence, ne relève pas d'une universalité
dans le sens d'une diffusion d'informations toujours exponentielle sur la nécessité technique de
faire plus, mais se rattache à une universalisation452 c'est-à-dire à une expansion géographique
dans l'espace du phénomène technique.
Nous avons déjà, par exemple, pu constater le caractère expansionniste de la suicidologie
américaine dès sa fondation, l'impact de ses techniques dans la prévention du suicide à l'extérieur
des États-Unis ainsi que la vocation internationale qui est la sienne de la prévention du suicide
giâce aux O.N.G. et à l'ONU. La suicidologie se veut en effet un ensemble de techniques à
propos de la prévention du suicide qui trouve une amplitude suffisante pour s'appliquer partout.
Mais, la prévention du suicide n'est pas le seul foyer où la progression technique
agit efficacement, il en est d'autres tels que l'enseignement. En effet, le nouvel enseignement
introduit aussi le facteur humain453 dans ses formations. Et « parce que la société se technicise
l'enseignement doit lui aussi s'adapter. L'Université doit être plus technicienne pour fournir des
hommes mieux aptes à user des techniques dans la société (...). Mais réciproquement les
hommes ainsi formés vont évidemment accélérer l'application des techniques et renforcer l'usage
des multiples moyens de cet ordre».454À cet égard, se donner pour mission de participer à la
prévention du suicide est une chance technique pour le sociologue, car la sociologie est toujours
mal aimée et mal comprise par le public et lui-même doute souvent de son engagement social.
Aussi, comme le souligne l'ouvrage Acteurs et Chercheurs en suicidologie (2006) :
« mettre les chercheurs en lien avec de nombreuses composantes de la vie sociale donne un rôle d'utilité aux
« sciences humaines et sociales », souvent critiquées pour leur éloignement des conditions pratiques des
activités humaines, sans pour autant méconnaître les limites des discordances et décalages notamment dans
le temps, par rapport aux interventions... » (: 288)

Le sociologue peut enfin garder la tête haute, et même s'il n'intervient pas directement, il peut au
moins être un technicien opérationnel en se penchant sur les processus de la recherche-action. Et
se poser les questions d'évaluations critiques de son action telles que : « l'absence de

451
ELLUL, 2004 : 201.
452
Quand Ellul parle d'universalité, il faut entendre en effet universalité technique c'est-à-dire universalisation au
sens strict.
45'!
Nous rappelons ici le facteur humain (cf.ch.7). Pour le nouvel enseignement, voir à ce sujet SOCIETE (1987)Z,e.v
sciences humaines entre la recherche et l'enseignement no 1 , Automne, Groupe autonome d'édition, Montréal.
Egalement voir, LE GOFF, Jean-Pierre (2003) La barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de
l'école , La Découverte, Paris.
454
ELLUL: 167.
280

démonstration scientifique de l'efficacité de certaines actions doit-elle les faire stopper, par
exemple ? La transposition de certains modèles peut-elle s'envisager sans évaluation
spécifique ? » (288). Mais cette sorte de critique évaluative revient à ignorer que celle-ci est
produite par le processus technique lui-même et qu'elle va forcément dans le sens technicien.

8.3. « Comprendre » le suicide : un changement de nature systémique


Dans la société technicienne, qui est selon Ellul une société dans laquelle un ou plusieurs
systèmes techniciens se sont implantés, la notion de changement n'est que le révélateur de
l'émergence d'un système de plus dans le monde sociétal. Celui-ci se coordonne avec les autres
par des procédés d'informations et des techniques que tous les systèmes ont en commun. En
particulier, pour le monde technique, toute activité ou sujet d'activité est objet de techniques (y
compris l'individu, objet intégré dans le système technicien) car seul le procédé est essentiel : il
constitue une charnière des diverses tâches techniques (qui sont propres entre elles à faire
fonctionner un nouveau système) avec les autres activités techniques des systèmes voisins.
Dans la suicidologie par exemple, nous avons remarqué dans notre chapitre 5 que celle-ci était
constituée d'une accumulation de divers secteurs techniques spécialisés qui s'étaient autonomisés
de leurs disciplines respectives de départ afin de mieux coordonner leurs opérations. Grâce à
l'informatisation, ces spécialités ont réussi à créer un langage commun de traitement de
l'information du suicide et entrepris de générer des mots-clés qui sont partagés par tous les
domaines d'activités engagés dans la suicidologie. La mise en réseau de l'information et le
maillage des interventions systémiques ont créé un système virtuel Internet auto-organisé par
lequel les diverses activités techniques spécialisées dans le suicide peuvent se reconnaître dans un
environnement global qui leur est propre. Par là même il y a là « un système technique aux
modalités d'intervention diversifiées et rattachant à lui chaque fragment de la réalité humaine ou
sociale dissocié par l'opération même du reste du tissu dans lequel il était inclus»(2004 :94).
L'opération technique en effet fragmente le tissu social, car la technique va d'abord dans son
propre sens c'est-à-dire dans le sens de son autonomie et tend vers son propre poids c'est-à-dire
que la technique a une stabilité acquise : une fois la technique en place, on ne peut plus
«détechniciser », il faut faire avec. « Faire avec » quand il s'agit du traitement de l'information
du suicide et des interventions subséquentes y afférant suppose forcément que l'on croit à la
justice de l'action efficace du milieu technicien concernant le suicide notamment. Or, ce n'est pas
281

le suicide en tant qu'objet qui peut induire une telle conviction : là en tant que chose, il est un
acte toujours moralement contestable quel que soit le moment historique donné où il est envisagé
(nous l'avons souligné dans notre premier chapitre), et en tant qu'objet d'étude, le suicide est
toujours soumis aux considérations ontologiques et épistémologiques du phénomène. Par contre,
si l'on intègre l'individu dans un système technicien qui le transforme en objet, son acte
suicidaire peut devenir un objet technique parmi d'autres, celui-ci ayant les mêmes
caractéristiques que les autres objets techniques, ceux-ci pouvant être décortiqués en autant
d'opérations possibles qui trouveront une application possible dans l'autorégulation du contrôle
du suicide. C'est ce que nous remarquons à travers les pratiques novatrices de la suicidologie
(ch.5).
Et si l'« on passe d'une société déterminée par les facteurs naturels à une société déterminée par
les facteurs techniques », la société devenue alors globalement technicienne sera aussi régie
forcément par le principe d'efficacité et d'adaptation propre à tout système technicien. Cela
génère une sorte d'éthique technicienne juste parce que nécessaire. Mais nécessaire à qui et à
quoi ? Spontanément, la réponse serait dans notre illustration : à l'individu suicidaire malheureux
et à la société compassionnelle. Mais, en y regardant mieux, si ces valeurs-là sont surajoutées
par-dessus le travail technicien de la suicidologie, elles n'en constituent pas une justification, car
le système technicien s'autojustifie d'abord par lui-même. En effet, la suicidologie, par exemple
en tant que système technicien, est nécessaire pour elle-même et par elle-même parce qu'elle
s'applique déjà concrètement. Cette progression causale sans finalité (pour reprendre les termes
d'Ellul) de l'action technicienne, juste parce qu'elle est déjà concrètement appliquée, met à jour
une sorte d'éthique technicienne du comportement et de l'action du système. Le système en tant
qu'action dynamique des moyens mis en œuvre manifeste la puissance de la technique: celle-ci
n'a en effet pas d'autre borne que celle du faire, et ce faire là est potentiellement illimité puisque
les seuls barrages qui empêchent défaire sont les moyens actuels de la technique que les moyens
futurs seront à même de franchir, car c'est dans la nature technicienne de progresser. Par
exemple, si l'on ne croit pas au progrès du système technicien concernant le suicide, ce n'est pas
seulement d'une façon bénigne à l'efficacité de la lutte contre le suicide auquel on ne croira pas,
mais beaucoup plus sûrement et fondamentalement à l'efficacité du système technicien en lui-
même. Et attaquer l'efficacité d'un système technicien dans une société technicienne structurée
par la technique, c'est moralement inconcevable.
282

C'est pourquoi le système technicien n'a pas besoin d'autre justification que lui-même pour
exister et qu'il peut s'autojustifier en même temps qu'il acquiert une position
autotranscendantale455 par rapport à tout autre domaine d'activité y compris celui traditionnel de
la morale. Attaquer un système technicien, par exemple celui de la suicidologie, est aussi
inenvisageable pour une autre raison : ce n'est en effet pas seulement telle ou telle opération
technique qui serait mise en cause (et qui serait alors susceptible d'être corrigée par le système)
mais, en tant que technologie de la société c'est-à-dire en tant que système forcément ouvert,
c'est le processus même de la démarche suicidologique qui serait remis en question. Or cela est
techniquement impossible, car les techniques sont déjà opérationnelles et concrètement installées
dans le milieu social. On assiste donc à un certain conformisme technique qui va bien au-delà du
conformisme social de la morale. Ce conformisme technique en effet est lié auprocédé technique
par lequel toute activité humaine est transformée en technique de comportement vécue qu'on
assimile à un comportement moral, souhaitable vécu comme bon par la société. En d'autres
termes, le bon comportement est le comportement technicien quel que soit l'activité ou l'acte que
l'on s'apprête à faire (y compris pour ce qui concerne l'acte suicidaire, ou l'action de prévention
suicidaire). Alors, comment faut-il comprendre le comportement technicien ? Le comportement
technicien est un comportement libre de faire et dans ledit comportement seuls les critères et
moyens techniques sont acceptables pour juger d'un bon comportement. Comme le technicien est
libre de tout faire, seul le système technicien lui dira comment faire. Et c'est le sens
des évaluations sur le comment faire, en cours dans le système technicien de la suicidologie.
Dans le jargon de la suicidologie, cela s'appelle : « comprendre le suicide » depuis la formation
des intervenants de premier niveau ou de celle des sentinelles à celle des techniciens de second
niveau ( les praticiens de la recherche). Ces techniciens de la recherche, qui seront alors en même
temps des technocrates d'un État technicien, soumettront des recommandations (tels les instituts
publics et scientifiques de prévention du suicide) pour avoir le bon comportement face à la
conduite suicidaire et pour répondre adéquatement aux conduites à risques. Quant aux personnes
vulnérables, elles auront tous les moyens techniques à leur disposition pour contrôler leur propre
comportement destructeur.

455
Voir à ce sujet : DUPUY, Jean Pierre (1999) Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, Paris. Pour
Dupuy, le système technicien pose le système technicien comme condition a priori de sa propre existence. Et c'est en
ce sens qu'il parle d'autotranscendance. Dupuy raisonne ici suivant un esprit de géométrie ; et il ne s'étend pas sur
le fait que penser « le système technicien comme condition a priori de sa propre existence » est une idéologie, est
une justification.
283

Comprendre le suicide, et nous finirons par là cette dernière section, pour un système technicien,
ne consiste donc pas à engager un dialogue avec autrui et cette compréhension-là ne réfère pas au
domaine moral traditionnel pas plus qu'au domaine politique, mais touche plutôt à la nouvelle
éthique technicienne où « il faut entrer dans le système technicien en reconnaissant que tout ce
qui se fait dans ce domaine est légitime par soi-même. Il n'y a pas à se poser ni question de vérité
(car maintenant la vérité est incluse dans la science, et la vérité de la Praxis, c'est la Technique
purement et simplement) ni question de bien, ni question de finalité: tout cela ne peut
simplement être discuté».456

CONCLUSION
En conclusion, l'universalité du système technicien, si l'on suit Ellul, en réalité «provoque la
rupture du monde humain pour longtemps, et non son unification ». L'universalité fait partie du
caractère fondamental du système qui relie deux composantes : l'automatisme du facteur humain
et l'automatisme de la progression technique. L'universalité du système explique
Vautoaccroissement du caractère technique et permet de comprendre le jeu des systèmes entre
eux dont les éléments présentent une aptitude préférentielle à se combiner entre eux. Par son
caractère technique, un système est fermé, mais il est aussi ouvert parce qu'il s'implante
forcément dans la pratique sociale. Dans cette perspective, la suicidologie est un système qui est à
la fois stable et dynamique, stable parce qu'«il est un ensemble d'éléments en relation les uns
avec les autres de telle façon que toute évolution de l'un provoque une évolution de l'ensemble et
que toute modification de l'ensemble se répercute sur chaque élément » (:88); mais la
suicidologie est aussi dynamique, car elle est vouée à se conformer (y compris au niveau moral)
à l'autonomie de la technique, autonomie purement virtuelle destinée à remodeler un
environnement potentiellement illimité. Et, c'est dans ce processus (comme le montre notre
tableau synthétique en annexe 1) qu'est engagée la suicidologie.

ELLUL, 2004: 155.


284

CONCLUSION DE NOTRE RECHERCHE

1 -Le chemin parcouru


Notre présent ouvrage a permis de mettre en relief que la suicidologie ne s'intéresse pas à
l'étude du suicide, elle s'intéresse aux problèmes que le suicide pose à la société (coûts de
gestion et déficit en matériel humain) ; elle ne vise pas à comprendre le suicide, elle met en place
un programme d'écoute et de prévention destinée à faire baisser le niveau de souffrance de
T individu-cible, et à contrôler le degré de vulnérabilité (le potentiel de risque suicidaire) de la
personne. Suivant une échelle d'urgence évaluée selon la catégorie (moyenne, élevée, faible) de
1 à 10, les centres de prévention interviennent ou informent et orientent ladite personne vers les
services concernés par sa problématique (dépression, victime de violences, trouble mental, jeune
en difficulté, crise passagère, situation particulière : alcoolisme, chômage, perte de logement,
etc.). Le succès de l'intervention suicidologique dépend donc de la capacité de la personne à
accepter d'être dépendante d'un suivi effectué par un centre ou un service social, pédagogique,
administratif ou psycho-thérapeutique, et est concomitant aussi à sa volonté de collaborer à sa
réadaptation sociale. Le suicidaire est ainsi vu par la suicidologie comme un système inadapté, et
non plus comme un être à part entière qui s'appartient. Considéré comme un acte criminel au
Canada jusqu'en 1972, l'acte suicidaire aujourd'hui est vu en majorité par la suicidologie non
plus comme la suite d'une aliénation mentale (qui ne représente selon elle, qu'une partie mineure
des suicides) mais comme le résultat de quelque chose de « dénarcissisé ». Ce concept de
narcissisme socialement constructif (que prône la suicidologie) trouve son histoire sociale dans
l'émergence du mouvement d'hygiène mentale américain qui s'est mué en ce qu'on appelle
maintenant la santé mentale. Et la santé mentale, dont la suicidologie est un maillon, est
considérée aujourd'hui comme une science en même temps qu'un mouvement collectif, une
science d'allure particulière puisqu'elle est synonyme du terme de recherche-action en contexte
intégré (ou environnementale). Cela conduit à parler pour la suicidologie non pas de science qui
aurait un objet d'étude, mais bien de système pragmatico opérationnel qui a pour objectif
Pintervention préventive réglée par des recherches expérimentales équipées d'unités opératoires
et évaluatives. Car la suicidologie nous met en face de deux traits essentiels qui distinguent son
intervention : son souci en tant que tel d'être efficace pour s'adapter, et celui de faire en sorte
285

que la personne cible concernée s'adapte pour être efficace en société c'est-à-dire soit
fonctionnelle. Notre recherche souligne le caractère pragmatico opérationnel de la suicidologie.

Quant à l'histoire de la suicidologie, elle a partie liée à la fois avec les nouvelles
technologies de l'information et avec une politique sociale bureaucratique. Les deux associés ont
introduit un nouveau mode décisionnel : un réseau à caractère technico-scientifique de santé
court-circuitant les structures politico- institutionnelles de l'État, celui-ci se contentant de
financer le système suicidologique, d'entériner les décisions prises par les experts et de gérer
leur avis en transformant ces décisions en normes de sécurité et de réglementations de vie au
quotidien, cela hors du champ démocratique des débats institutionnels sur les grandes questions
sociétales. Le culte du pragmatisme nord-américain a en effet poussé les pionniers de la
suicidologie à mobiliser des moyens et à installer des techniciens de l'aide au suicidaire avant de
conduire une réflexion sur la nature de la pratique sociale du suicide et sur la signification de
l'acte suicidaire. Mû par l'urgence à résoudre les conflits sociaux et politico-institutionnels (liés
d'une part aux contradictions d'une société capitaliste américaine qui accroît le fossé des
inégalités et d'autre part à un parti démocrate dont l'action consistait à tenter de gérer les
inégalités), le gouvernement Kennedy a en effet dans les années soixante, permis la fondation de
centres de prévention et des instituts de santé mentale en visant notamment les zones urbaines
défavorisées. Ce faisant, des zones de population sur le territoire américain ont été quadrillées
suivant de nouveaux besoins et des centres de prévention ont été mis en place grâce aux moyens
financiers substantiels de la bureaucratie fédérale américaine. Et c'est dans cet ancrage
historique qu'est née l'intention du fondateur de la suicidologie, Edwin Shneidman, de rendre
opérationnel un premier centre pilote de prévention du suicide à Los Angeles en 1958. Celui-ci a
fait école non seulement aux États-Unis, mais au Canada (Leenaars) et puis dans le monde
(l'Europe, mais aussi l'Australie) par l'entremise des agences spécialisées internationales. Au fur
et à mesure qu'un processus d'intéressement se mettait en place opérant un consensus chez des
experts de tous horizons sur l'intérêt de rendre la prévention des risques suicidaires
opérationnelle, la suicidologie a produit une réalité qui sert de base à ses vérifications
technoscientifiques. La science de la prévention des risques suicidaires que nous appelons
aujourd'hui la suicidologie n'est ainsi que l'effet d'un dispositif opérationnel mis en place il y a
une cinquantaine d'années, dispositif qui prétend légitimer une nouvelle science alors que celle-
286

ci ne fait que mesurer à l'heure actuelle le processus de l'intervention préventive aussi bien que
la puissance technologique de son réseau. Mais le succès de la suicidologie profite aussi de
l'effet porteur et de l'essor du marché de la santé qui a explosé avec la part grandissante
accordée au développement personnel et au bonheur dans une économie de la santé mentale
vouée au capital-soi. Pour comprendre ce que recouvre le capital-soi que la suicidologie met en
avant, il a fallu remonter la source historique du phénomène américain de la santé et comprendre
aussi comment l'exploitation de la publicité à travers les médias et le réseau suicidologique
permet d'amplifier et de vanter les caractéristiques d'un tel phénomène. La publicité (qui se sert
des moyens de conditionnement cognitivo comportementalistes pour vendre une information) de
la suicidologie (avec ses sondages sociologiques d'opinion, affichages, médias, jours de
campagnes publicitaires de prévention, etc.) suit les valeurs d'une classe dominante néo-libérale
hygiéniste et libérée de ses devoirs envers la société, tout en restant responsable de la gestion de
l'environnement. La suicidologie utilise cette forme d'information publicitaire pour faire valoir
les valeurs de performance et de compassion envers la population «suicidaire» dont elle
s'occupe. Car, sans elle, prétend-elle, il y aurait encore plus de suicidés qu'il y en a actuellement
et les suicidés en moins prouvent déjà le bien-fondé d'une telle entreprise. Quant au suicide, il
n'est plus pour la suicidologie ni moralement légitime ni illégitime, mais il faut quand même
chercher à l'empêcher dans la pratique. Sous un vernis d'émancipation morale sur le plan des
valeurs en ce qui concerne le suicide, une autre contrainte (que morale) apparaît : la régulation
technologique des comportements dans le quotidien de la vie sociale (et le type d'aide apportée
par la suicidologie au. potentiel suicidaire est un exemple frappant). Et ce mode de régulation
comportemental fait reculer la culture sociétale (et tout projet collectif et individuel s'y
inscrivant) dans le vide d'une certaine culture psychologique interindividuelle, immédiate,
incertaine. Comme l'histoire de la suicidologie le montre, leur recherche se synchronise avec la
tendance d'un marché capitaliste néo-libéral ouvert sur l'économie d'un capital-soi, créant en
cela chez le citoyen, livré à lui-même, mais bien informé et conscient de ses droits personnels,
un circuit alternatif de désir et d'anxiété bien dosée pour entretenir le marché de la santé, la
production de services par des professionnels du mieux-être et des experts-fonctionnaires de la
santé ainsi que le maintien et le développement d'une forme de démocratie à gestion technico-
scientifique, démocratie qui ne serait qu'un agglomérat de subjectivités pensantes ou de
perceptions individuelles.
287

Nous montrons enfin que, si la suicidologie ne s'intéresse pas au suicide, c'est parce
qu'elle est engagée dans un processus de nature systémique, celui-ci rendant égales des choses
de nature différente. Ce processus crée des automatismes circulaires d'informations, des
mécanismes systémiques (amplifiés par les nouvelles techniques d'information) d'efficacité et
d'auto-accroissement technologique du système technicien de la suicidologie. Le processus, en
effet, en tant que matrice technique commune des individus, objets, théorie et pratique se révèle
être un attracteur dans le réseau et change la nature de celui-ci en système. Et si la suicidologie
prête une intentionnalité aux acteurs ou aux individus cibles qu'elle se propose d'atteindre, c'est
à cause de processus mentaux et non à cause d'une référence transcendantale extérieure. Aussi,
pour les suicidologues, un « état mental » est une re-présentation d'un comportement qui
s'inscrit dans l'environnement; et cette capacité re-présentative des états mentaux est dite
« intentionnelle » par ces experts. Au comportement primaire qui s'adapte à l'environnement se
superpose donc la capacité re-présentative des états mentaux, ce type de comportement
secondaire étant fait de processus linguistiques dont le contenu sémantique dépend de tout
l'environnement physique du sujet. Si toute activité est ramenée au comportement, la
planification des hommes est alors possible, pour reprendre les termes du comportementaliste
Skinner, et devient même un objectif culturel. Et si l'objectivité de la connaissance porte
exclusivement sur les relations physiques des choses et des êtres, il y a alors pour la suicidologie
la possibilité de jeter les bases d'une communication fonctionnelle et de faire une évaluation
efficiente des structurations dynamiques (réseau, outils de communication, etc.) qui la supporte.
Cette pénétration du processus dans le réseau de la santé mentale le systémise et lui donne une
allure expansionniste. Aidée par le technologisme et le technocratisme, la suicidologie devient en
effet un système, une matrice technique autotranscendante des comportements objectifs et
subjectifs qui la composent. Ce faisant, elle est une chose autoréférentielle qui répond à son
concept en produisant des programmes et des bouclages de vérification a posteriori de
l'efficience de ses opérations. Et la suicidologie est un exemple d'outil de gestion dont la forme
changeante est de nature systémique. Elle en est même le type pur dans la mesure où nous avons
affaire ici à un système technicien qui n'a d'emblée aucune autre réalité positive hors de lui que
l'occurrence problématique d'un certain nombre de « non-suicide ».
288

2, Synthèse

Au fil de notre enquête sur la suicidologie, nous avons donc pu progressivement nous rendre
compte que l'être suicidaire avait été refoulé à la périphérie du système communicationnel et
organisationnel de la technologie du savoir-faire préventif contre le suicide; et nous avons pu
montrer que l'intervention rendait inutile toute étude du suicide lui-même, l'objet d'étude du
suicide disparaissant en effet sous la science opérationnelle de la gestion du comportement
cognitif (collectif et individuel). Cette science opérationnelle qu'on appelle la suicidologie, alors
qu'elle redouble d'efforts en s'étendant toujours plus largement, se perd dans son propre mythe
fondateur : celui de la nécessité d'agir efficacement sur le suicide. L'éventail des prétextes qui
pousse à mettre en avant cette dite nécessité passe par des phénomènes aussi divers que ceux des
thèmes à la mode, par exemple du style de vie associée à la thérapie, l'écologie, la prévention
des risques, la santé ou le mieux-être ; il passe également par les phénomènes économiques
associés au coût de prise en charge du potentiel suicidaire de la société occidentale et à
l'improductivité du dépressif suicidaire. Il passe de même par des phénomènes médiatiques et
d'opinion sociologique qui mobilisent la perception des individus grâce auxquels ceux-ci
peuvent dire ce qu 'est le suicide : en l'occurrence selon les cas, ce sera perçu comme un acte
immoral par le public au Canada ou bien comme un acte archaïque par les experts (au sens d'un
acte, reliquat d'une survivance mentale comme dirait Galbraith) parce que celui-ci n'a pas
encore été atteint par le progrès (du savoir être à tout faire pour reprendre l'expression de Le
Goff) de la science. Il passe enfin par une technoscience en marche qui, parce qu'elle a les
moyens de le faire, est prête à mettre en place dans la pratique sociale les prototypes cybemético
expérimentaux de communication d'un nouvel humanisme compassionnel de la gestion. En
l'occurrence, la science opérationnelle du suicide, autrement dit la suicidologie, a résolu le
problème du suicide en l'évinçant et en lui fournissant à la place des images d'actualité : celle de
la santé mentale, et celle d'une image politique de la mobilisation compassionnelle par
Y empowerment.
289

3. Apprentissages et contribution

L'œuvre critique du sociologue Michel Freitag a constitué pour nous une source d'inspiration
qui nous a constamment aidée pour comprendre la nature de la suicidologie dans le champ de la
connaissance ; et elle a aussi servi de trame de réflexion pour s'interroger sur la nature de la
sociologie dans les sciences humaines et sur le sens de la postmodernité. Les conditions
sociohistoriques d'émergence de la sociologie en ont fait une science positive. Cependant, une
partie de la sociologie, et notamment la sociologie de la connaissance, s'est aussi questionnée sur
la question classique du doute en Occident. En effet, le doute s'est incrusté et agit au cœur des
sociétés modernes en détruisant tranquillement toute forme de tradition formée sur la Raison.
Cela nous a conduit à nous interroger sur le relativisme sur lequel se développent et
s'épanouissent nos constructions les plus radicales. Alors que pour la Raison, les choses se
manifestent telles qu'elles sont, seul l'écart entre cette manifestation et l'être des choses étant le
produit de la pensée. Pour le relativisme, les choses ne sont que ce qu'elles paraissent être. Cette
position, du point de vue de la connaissance, ne tient pas, car il y a toujours une médiation entre
d'une part, la chose et l'être qui peut être connu, entre l'Etre et la connaissance d'autre part. De
plus, la connaissance passe par la médiation supérieure de l'Etre sans lequel il n'y a pas de
connaissance. Mais ce réalisme ontologique est oublié par le fait que le positivisme scientifique
avance une autre forme de connaissance : celle « cognitive » de l'information traitée par la
technique. Cette chose informée par la technique s'autonomise d'avec le monde, le domine et le
supplante parce qu'il y a dans la technique une nécessité de fonctionnement et un processus de
contrôle qui est son propre monde. Alors puisque cela marche là, pourquoi ne pas administrer au
domaine des hommes ce processus de contrôle et l'appliquer comme une projection d'une loi
universelle qui deviendrait vraie, mais dans un nouveau sens, en s'étendant à tout ? Cette
projection de la technique dans le domaine social est efficace parce que cela opère un
nivellement, mais cela vide tout contenu culturel et désamorce toute ontologie d'une réalité
connaissante. Parce que l'on s'imagine l'Univers comme un processus de contrôle intégrant tous
les processus possibles, il s'agit pour la technoscience de se glisser dans tous les processus, selon
ce que la technique permet de faire, et de les rendre exploitables. Cet Univers comme on
l'imagine s'intériorise dans une doctrine sociale à la mode «qui veut rendre tout le monde
intelligent ». Alors que les meilleurs philosophes des siècles derniers reconnaissaient avoir peut-
être eu une idée dans leur vie, qu'ils ont passé tout leur temps d'homme à développer, nous
290

innovons presque chaque semaine. Pour en être arrivé là, il faut effectivement que la
connaissance ait bien changé. Sous les progrès du positivisme social s'est creusée une
dichotomie hommes-techniques. La technique n'a plus besoin de nos membres ni de nos sens
pour « connaître » un sens. Selon le point de vue actuel de la technique, notre connaissance est
« irréelle » et seule la technique est une réalité connaissante. Non seulement, la puissance
opérationnelle de la technique est illimitée, mais elle peut servir de prothèse uniformisée pouvant
s'ajuster à n'importe quelle tête et à n'importe quelle chose. La doctrine sociale à la mode veut
que cette puissance technique soit la manifestation de l'esprit évolué ayant atteint le degré ultime
de la puissance. Cette croyance fait office de nouvelle raison objective. Alors que nous
manipulons un bricolage, nous pensons avoir atteint le stade ultime de la connaissance ; ce
bricolage de la (post)modernité oublie de dire que toute connaissance est d'abord concrète,
sensible, qu'elle ne peut développer ses formes qu'au travers du genre humain qui en saisit le
sens, la quête et la conquête. Ensuite, toute information traitée par la technique est d'abord et
avant tout celle de l'homme, même si la technique l'opérationnalise à un niveau de puissance
dont l'homme ne peut prétendre contrôler la portée et les effets. C'est pourquoi nous nous
sommes interrogés sur la technique ; la spécificité de notre objet d'étude, la suicidologie, nous a
permis de faire un certain nombre de distinction : une distinction entre cognition et connaissance,
entre projet et programme, entre savoir et information, une distinction entre réseau et processus.
Cela nous a amenés à bien différencier la philosophie cognitive (du terme anglais cognitive field)
en face de laquelle nous sommes avec la suicidologie d'avec le champ de la connaissance qui
concerne les médiations entre l'immanence de la connaissance en soi et l'objet transcendantal de
la réalité, en l'occurrence la réalité sociale.
291

4. Avenue de la recherche

Pour finir, ayons maintenant la curiosité de nous demander - et cela constituera le point final de
notre ouvrage - : vers où la suicidologie s'en va-t-elle? À l'avenir, est-elle tout simplement
programmée pour s'étendre inexorablement en suivant les rails qu'elle a mis elle-même en
place?
D'abord, au premier niveau, la suicidologie par ses centres de prévention est devenue
une pratique de l'intervention sociale ; elle continuera à propager un discours sur la
légitimité de contrôler « l'effort d'empêcher que tu te fasses du mal » tout en se
prétendant être neutre sur le problème du suicide. Les centres de prévention contribueront
à terme à faire de l'intervention une habitude et par suite à installer une forme de morale
conforme à leur action. Le nombre grandissant de ceux se sentant subjectivement proches
de l'idée suicidaire et qui auront recours à ces services en acceptant qu'un suivi de leur
cas s'opère, ce nombre-là constituera la raison d'être d'une pratique sociale de
l'intervention et en légitimera le bien-fondé.

Ensuite, au second niveau par ses forums, la suicidologie est maintenant une pratique de
réseau (c'est-à-dire une pratique virtuelle de la diffusion de l'information suicidologique
par Internet, une pratique effective de rassemblements en congrès et une pratique
ponctuelle de manifestations publiques suivant une planification routinière et calendaire).
Elle poursuivra son processus d'innovation et de communication, communication dont
les fondements s'inscrivent dans des méthodes techniques de conditionnement et de
gestion du comportement ; et ces méthodes s'appuieront sur toutes les formes directes ou
indirectes de publicité populaire ou scientifique pour diffuser le message de la nécessité
de la prévention (et conséquemment d'un réseau) ; car, selon les dires de l'information
suicidologique, ladite prévention empêche d'avoir encore plus de suicidés d'une part et
d'autre part la prévention sensibilise la collectivité sur la détection et la conduite à tenir
en cas de doute sur l'équilibre psychologique des proches, des voisins ou des simples
quidams de sa communauté.
292

Enfin, à l'échelle mondialisatrice, la suicidologie est bien intégrée dans une pratique non
gouvernementale technico-institutionnalisée de gestion de l'information et de
réglementation qui concerne la protection des « personnes vulnérables à potentiel
suicidaire ». Cette pratique a l'avantage d'avoir les moyens d'intervenir sur les États pour
qu'ils agissent eux-mêmes dans le sens de la prévention du suicide en suivant les
recommandations et l'orientation des organisations transgouvernementales. L'importance
du résultat de la prévention, établie sur la base du nombre des interventions au niveau
national et international effectivement réalisées, continuera à prouver la nécessité et la
raison d'être de ces grandes organisations internationales spécialisées dans le suicide et la
santé.

La base de ce processus de structuration est solide parce qu'il a à la fois les caractères de
mobilité d'un réseau et la stabilité de l'ancrage territorial: celui des centres de prévention et
celui des États. Pour ce qui concerne ce premier aspect de la mobilité suicidologique (propre au
réseau), il serait intéressant, dans des recherches ultérieures, d'étudier ses nouvelles formes
d'expression. Quant au second aspect de la stabilité d'ancrage (propre aux territoires nationaux
et aux centres locaux de prévention), nous pouvons d'ores et déjà nous rendre compte, par la
consultation des quelques tableaux et cartes ci-après quant au nombre et au financement des
centres de prévention aux États-Unis, au Canada et au Québec (actuels et à venir), que la
suicidologie est bien implantée sur le territoire nord-américain et qu'elle est vouée à s'exporter à
l'étranger (et par ce fait, elle sera confirmée dans son action et amenée à renforcer en retour la
prévention dans le berceau nord-américain qui l'a vu naître).
Nombre et financements des centres de ressources et de prévention du suicide
aux Etats-Unis en 2006 (par Etat)
ETATS FINANCEMENTS (USD)* NB DE C. Res. Prev SUICIDE
Washington 300,000 / an (YSPP) fZoo,ooo 4
Oregon 100,000 + 400,000 6
California Pas disponible 5
Montana Pas disponible 5
Idaho 11,000 3
Nevada 400,000 (SAMHSA) 4
Arizona 400,000 (SAMHSA) 4
Wyoming 150,000 2
Utah UBMCH-IICRCUU aids 8
Colorado 272,892 25
New Mexico 400,000(SAMHSA)° 7
North Dakota 75,000 + 4000, 4
South Dakota MCHBG - SDDH aids 6
Nebraska Pas disponible 4
Kansas Pas disponible 8
Oklahoma Pas disponible 4
Texas 400,000 (SAMHSA) 7
Hawaï Pas disponible 5
Alaska SenateBill 198 10
Minnesota 1.1 million SPP fr 01 until Dec. 05 9
Iowa Pas disponible 7
Missouri 400,000 (SAMHSA) 6
Arkansas Pas disponible 3
Louisiana MCHBG- FPP- LDE aids 7
Wisconsin Pas disponible 7
Illinois 250,000 8
Mississippi Pas disponible 4
Michigan Pas disponible 5
Indiana 65.000 MCHB 12
Ohio Pas disponible 5
Kentucky KSPG aids 4
Tennesse 400.000 (SAMSHA) 5
Alabama Pas disponible 7
Florida 100.000 5
Georgia Pas disponible 8
South Carolina MHA - DHEC aids 2
North Carolina 82.000 governor's crime Com. 9
Virginia 400.000 +900,000+75,000 7
West Virginia DHHR and OBHS aids 5
Pennsylvania 75.000 (SAMHSA)0 9
New York 400.000 (SAMHSA) 9
Maine 400.000 (SAMHSA) 3
Vermont Pas disponible 5
New Hampshire 400.000 (SAMHSA) 4
Massachussetts 400.000 SAMHSA+250,000 6
Rhode Island CIP-CDCPaids 6
Connecticut Pas disponible 5
New Jersey MCHB aids 6
Delaware Pas disponible 3
Maryland MHMHAaids 7
District of Columbia Pas disponible 5
| @ M.France Aujard - source au 28.01.06 site web : www.srpc.orp/ Total 314
Nombre etfinancementsdes centres de ressources et de prévention da suicide
Aux Etats-Unis en 2006 (suite)

Légendes des sigles

YSPP = Youth Suicide Prévention Programme


SAMHSA = Substance Abuse and Mental Health Service Administration
UBMCH = Utah Bureau of Maternai and Child Health
IICRUU = Injury Control Research Center
MCHBG = Maternai and Child Health Block Grant
FPP =Family Planning Program
LDE = Louisiana Department of Education
KSPG = Kentucky Suicide Prévention
MHA = Mental Health Association
DHEC = Department of Health and Environmental Control
DHHR = Department Health and Human Ressources
OBHS = Office of Behavioral Health Services
CIP = Capacity Injury Prévention Grant
CDCP = Center for Disease Control and Prévention
MCHB = Maternai Child Health Block Grant
MHMHA = Maryland Health and Mental Hygiène Administration
**■ La liste des sources des financements n'est pas exhaustive : seuls ceux qui ont fourni des
données chiffrées sont répertoriés.
COMPARAISON DU NOMBRE DE CENTRES DE PREVENTION
AUX ETATS-UNIS ET AU CANADA EN 2006

213
Crisis Centres in Canada

centres de prévention et de ressources pour le suicide


Map of the United States
514

3 SAMHSA Award Reapis .-a


GENESE DES « CRISIS CENTERS » AU CANADA
DE 1965 A 2006

ANNEE / avec mention CENTRES LIEU


spéciale
1er centre : Ontario
1965 Lifeline in Sudbury

1967 Suicide Prévention and Distress Ontario


Centre in Toronto

1978 92 centres établis Dans tout le Canada

Mentions spéciales 1984 Suicide Action Montréal Québec


1990 Baffin Inuktitut (Artic région)

1994 210 centres établis Dans tout le Canada

2006 213 centres établis Dans tout le Canada

@ M.F. Aujard - Source : A. Leenaars 2000 " Suicide Prévention in Canada : a History of a Community
Approach" 19,2. Canada Journal of Communitv Mental Health

REPARTITION PAR PROVINCE/TERRITOIRE


DES « CRISIS CENTERS » AU CANADA EN 2006

PROVINCES / TERRITOIRES NOMBRE


Newfoundland 3
Prince Edward Island 4
Nova Scotia 4
New Brunswick 2
Québec 29
Ontario 45
Manitoba 9
Saskatchewan 6
Alberta 761
British Columbia 28
Yukon 2
NWT/Nunavut 5
@ M. France Aujard - Source au 28.01.06 : www.suicideinfo.ca/csp/ Total : 213

1
N.B. Il n'est pas spécifié dans les données si le nombre correspond à de simples lignes téléphoniques ouvertes
aux personnes ou s'il correspond à des centres de crise en tant que tels.
ENQUETE DE L'ASSOCIATION QUEBECOISE
DE SUICIDOLOGIE EN 1989
Source definancementdes organismes avant répondu à l'enquête (15/19)
pour l'année 1989
ORGANISME/REGION FINANCEMENT CAD MONTANT GLOBAL
Région Ol
CPS Rimousk; 13,370 13,370
CRIS Grand Portage 13, 000 MSSS 22,000
9,000 Centraide
Région 03
Accueil-Amitié 34,000 34,000
CPS Québec 360,631 MSSS 404,050
14,876 Dons privés
28,543 Autres
20,000RechgvQuébec

Région 04
Au bout du fil 38,105 MSSS 42,105
4,000 Centraide
Centre Action-Suicide 40,000 MSSS 75,000
35,000 C de services
Service de Prévention- Suicide de Trois 38,000 MSSS 67.900
Rivières 14,500 centraide
10,000 Dons privés
Région 05
Carrefour Intervention 40,900 MSSS 100,615
Suicide 6,313 Dons privés
9,000autofinancement
44,402 Autres
Fondation JEVI 5,666 gv Québec 179,229
14,188 Dons privés
98,714 Autofinanc.
60,661 donsorgan.
5,000 rech.CRSSS
Région 06
CPS Haute- Yamaska 108,803 MSSS 164,994
3,500 Centraide
1,192 dons privés
10,700 Autofinanc.
40,799 Autres
Suicide-Action Montréal 277,658 MSSS 384303
52,500 Centraide
22,364 Dons privés
17,882 Autofinanc.
14,099 Autres
Région 08
CPS La Sarre 14,240 MSSS 14.240
CPS Lebel-sur-Quévillon 5,300 MSSS 7300
2, 000 recherche
CPS Rouyn-Noranda 32,308 MSSS 53327
1,750 Centraide
476 Dons privés
1,625 Autofinanc.
17,377 CHetCLSCe
CPS Téminscamingue 24,130 MSSS 26,0*0
1,000 centraide
3,000 Recherche
870 Autres
TABLEAU 4.8. p.64-65 du mémoire « la préventi on du suicide au Québec : vers un modèle intégré des
Services » nov.1990 de l'AQS présenté au Ministr e de la Santé et des Services so«àaux
Légende des régions
Région 01 = Bas St Laurent, Gaspé, îles de la Madeleine
Région 02 = Saguenay, Lac St-Jean
Région 03 = Québec
Région 04 = Trois -Rivières, Mauricie, Normandie
Région 05 = Estrie
Région 06 A = Montréal métropolitain
Région 06 C = Montérégie
Région 08 = Abitibi Témiscamigue

GENESE DES CENTRES DE PREVENTION DU SUICIDE


AU QUEBEC DE 1979 A 2006

DATE NOMBRE DE CENTRES DE PREVENTION

1979 1er centre de prévention du suicide à Québec (JL. Campagna)


1989 19 centres de prévention du suicide
2006 29 centres de prévention du suicide
@ M.France Aujard au 28.01.06
ANNEXES
300
LISTE DES ANNEXES

ANNEXE 1. MISE EN PERSPECTIVE DU CARACTÈRE DU SYSTÈME TECHNICIEN AVEC LE PROCESSSUS DE


LA SUICIDOLOGIE (p. 301)

ANNEXE 2. LA RÉSOLUTION DE PROBLÈMES PAR NATURE SELON CHOSSON. (p.302)

ANNEXE 3. FIGURE 2 ; THE PUBLIC HEALTH APPROACH TO PREVENTION. US DEPARTEMENT OF HEALTH


AND HUMAN SERVICES, (p.303)

ANNEXE 4. ORGANIGRAME. DEPARTMENT OF HEALTH & HUMAN SERVICES (USA) (p. 304)

ANNEXE S. BUDGET DU DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES (USA) CHIFFRÉE PAR
AGENCE SUSCEPTIBLE DE FOURNIR UN FINANCEMENT À LA PRÉVENTION DU SUICIDE, (p.305)

ANNEXE 6. CARACTÉRISTIQUES PROPRES AUX DIFFÉRENTS NIVEAUX D'URGENCE POUR


L'INTERVENTION, DU GROUPE DE TRAVAIL D'ACTUALISATION DE LA STRATÉGIE QUÉBÉCOISE
D'ACTION FACE AU SUICIDE, SECTEUR DOMAINE-DU-ROY, PROVENANT DU PROGRAMME PROVINCIAL
DE FORMATION INTER VENIR EN SITUA TIONDE CRISE SUICIDAIRE (JUILLET 2001). (p. 306)

ANNEXE 6 (SUITE 1) POUR LES INTERVENANTS, QUOI FAIRE ? (GROUPE DE TRAVAIL D'ACTUALISATION
DE LA STRATÉGIE QUÉBÉCOISE D'ACTION FACE AU SUICIDE, SECTEUR DOMAINE-DU-ROY.) (p. 307)

ANNEXE 6 (SUITE 2) GRILLE D'ÉVALUATION DE L'URGENCE SUICIDAIRE (GROUPE DE TRAVAIL


D'ACTUALISATION DE LA STRATÉGIE QUÉBÉCOISE D'ACTION FACE AU SUICIDE, SECTEUR DOMAINE-
DU-ROY.) (p. 308)

ANNEXE 6 (SUITE 3) FICHE DE RÉFÉRENCE ET D'AUTORISATION DE COMMUNIQUER DES


RENSEIGNEMENTS POUR CRISE SUICIDAIRE OU POUR TENTATIVE DE SUICIDE OU POUR LE SUICIDE
COMPLÉTÉ (GROUPE DE TRAVAIL D'ACTUALISATION DE LA STRATÉGIE QUÉBÉCOISE D'ACTION FACE
AU SUICIDE, SECTEUR DOMAINE-DU-ROY.) (p.309-310)

ANNEXE 6 (FIN) AUTORISATION DE COMMUNIQUER DES RENSEIGNEMENTS POUR FINS DE RELANCE


TÉLÉPHONIQUE ET DE SUIVI AU BESOIN, (p.311)

ANNEXE 7. CENTRES DE PRÉVENTION DU SUICIDE AU QUÉBEC AU 28.01.06. (p.312-315)

ANNEXE 8. ORGANIGRAMME DU MODÈLE QUÉBÉCOIS INTÉGRÉ EN PRÉVENTION DU SUICIDE PROPOSÉ


EN 1990 PAR L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DE SUICIDOLOGIE (MÉMOIRE PRÉSENTÉ AU MINISTRE DE LA
SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, P.75, « LA PRÉVENTION DU SUICIDE AU QUÉBEC : VERS UN MODÈLE
INTÉGRÉ DES SERVICES ») (p.316)

ANNEXE 9. PROGRAMME NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE 2003-2012 (SANTÉ ET SERVICES SOCIAUX DE


QUÉBEC) ; SECTION 1- UNE VUE D'ENSEMBLE DU PROGRAMME, (p.317)

ANNEXE 9 (SUITE 1) PROGRAMME NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE 2003-2012 (SANTÉ ET SERVICES


SOCIAUX DE QUÉBEC) ; SECTION 6- L'ÉVALUATION DU PROGRAMME POUR GUIDER L'ACTION, (p.318)

ANNEXE 9 (SUITE 2-3-4-FIN) PROGRAMME NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE 2003-2012 (SANTÉ ET


SERVICES SOCIAUX DE QUÉBEC) ; ANNEXE II- LES RESPONSABILITÉS ASSOCIÉES AU PROGRAMME
NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE, (p.319-322)

ANNEXE 10 ÉVÉNEMENTS MARQUANTS DE LA PRÉVENTION DU SUICIDE ANGLOPHONE DE 1965 À 2000


(p.323)
ANNEXE 11 ÉVÉNEMENTS MARQUANTS DE LA COLLABORATION FRANCOPHONE INTERNATIONALE
POUR LA PRÉVENTION DU SUICIDE DE 1965 À 2006. (p.324)
MISE EN PERSPECTIVE DU CARACTERE DU SYSTEME TECHNICIEN AVEC LE PROCESSUS DE LA SU1CIDOLOGIE A N N E X E 1. 301

Processus de la suicidologie Aptitude préférentielle interne-^ Structure dynamique->Autonomie-> Interactions de l'ensemble et des éléments Globalité et système-^Totalisation
Unité ■> Automatisme Accélération - souplesse et économie des sous systèmes->universalité-> Progression causale et absence di
de temps autoaccroissement finalité
Caractère du système technicien
Caractéristiques du système Les éléments composant le Un système, qui peut être saisi à un Le système est un ensemble d'éléments en Le système existant en tant que
système présentent une sorte moment de sa composition, est relation les uns avec les autres de telle façon globalité peut entrer en relation ave
d'aptitude préférentielle à se cependant dynamique que toute évolution de l'un provoque une d'autres systèmes, avec d'autres
combiner entre eux plutôt qu'à évolution de l'ensemble et que toute globalités.
entrer en combinaison avec modification de l'ensemble se répercute sur
d'autres facteurs externes chaque élément.

Les caractères du phénomène L'unicité intrinsèque de la L'autonomie est un phénomène qui se L'universalité technique est fondée d'une La totalisation est l'autre face de li
technique technique assure la cohésion entre situe dans un univers potentiellement part sur le fait que la technique ne peut pas spécialisation. La théorie techniqui
les moyens et les actions des illimité : elle présuppose un univers à sa s'arrêter d'avancer et d'autre part sur le est fermeture et totalisation parce
hommes. propre dimension, et par conséquent ne facteur humain. Car ce n'est pas seulement qu'elle ne reste pas une théorie qui
peut accepter aucune limite préalable ; l'environnement total, ce sont aussi toutes les borne à utiliser toutes les données d
c'est ainsi que la technique ne tolère pas activités de l'homme qui tendent à être l'objet sciences humaines et à les relier poi
d'être arrêtée pour une raison morale. de techniques. Chaque activité a été soumise à une explication profonde, elle est ui
une réflexion d'orientation technicienne. théorie qui prend sa place dans uni
Chaque activité a été dotée d'instruments ou totalité technique se substituant à 1
de « façon de faire » issus de la technique. Il totalité naturelle et abandonnant
n'y a pratiquement aucun domaine qui soit l'homme à sa nécessité de
hors technique. Des plus humbles tâches aux développement. Latotalité reconstiti
plus élevées, tout est recouvert par le est vide de signification.
processus technicien. Ainsi le procédé devient
l'essentiel.

Les caractères du progrès L'automatisme ne recouvre pas la La technique ne se développe pas en Les effets de la technique sont cumulatifs et La technique ne se développe pas c
technique globalité des phénomènes, il porte milieu « pur » : elle est par sa nature les orientations impératives. Il y a fonction de fins à poursuivre mais <
sur la direction technique le choix même au contact avec le concret, elle est autoaccroissèment parce que la technique fonction des possibilités déjà
entre les techniques, Vadaptation faite pour s'appliquer à.. .Par induit exactement chacun à agir dans son sens, existantes de croissance. La techniq
du milieu à la technique et conséquent, on ne peut évaluer le et le résultat provient d'une addition que ne cherche donc pas à réaliser des
l'élimination des activités non- progrès réel que par rapport à son milieu personne n'a consciemment, clairement valeurs, ne prône pas une vertu ou i
techniques pour les autres» d'application. 11 faut donc replacer cette voulue. L'homme entre les deux paraît Bien.
potentialité intrinsèque de croissance comme le facteur nécessaire mais étroitement
indéfinie et accélérée dans le concret. nécessité.

Les caractéristiques du système, les caractères du phénomène technique et les caractères du progrès technique ci-dessus mentionnées sont extraits de l'ouvrage de Jacques EUul intitulé Le système
technicien (2004).
ANNEXE 2

LA RESOLUTION DE PROBLEMES PAR NATURE SELON CHOSSON

Niveaux Situation Sanctions Niveau d'information Type de problème

Politique Avenir incertain Forte sanction Flou, Grande anxiété Déterminer les buts Les critères de choix

Avenir probabilisable (théorie des Assez forte Fonction de la marge d'incertitude Améliorer les moyens en fonction des décisions politiques, Conduire une action
trategique jeux) sanction décelable novatrice

Tactique Quasi-certitude Sanction limitée Niveau d'information ferme et assuré Le but étant posé, comment l'atteindre ?

istrumental Sûre, Sécurité forte Sanction faible Très sûr, Sécurité forte Situation opérationnelle

Selon leur ampleur et le degré de certitude attaché à la solution, J.-F. CHOSSON, dans L entraînement mental, (Ed. du Seuil, 1970 : ), distingue 4 types de problèmes (voir tableau ci-dessus).

1 UJ
o
i KJ
ANNEXE 3.
FIGURE 2:
THE PUBLIC HEALTH APPROACH TO PREVENTION
NATIONAL STRATEGY FOR SUICIDE PREVENTION
INTRODUCTION GOALS AND OBJECTIVES FOR ACTION (p.29)
2001
U.S. DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES
Public Health Service

lement

Ilif
Develop
and test
interventions

Identify Causes:
Riak & protective
factor research

Defïne the
problem:
Surveillance

PEOBLEM RESPONSE
source : http ://www.samsha.org/
304
ANNEXE 4.
Department of Health & Humaa Services Organizational Chart
Organigramme

The
Secretary
Deputy Secretary

Chief of Staff

Diractor, Intergovemmental
Affaira, & Secretary,s Executive Sacratary
Régional Représentatives

Assistant Sacratary Administra tor,


Assistant Secretary Administration Agency for Toxic General
for Health for ChiWren Substances and Counsel
and Familias Disaaso Registry
(ACF) (ATSDR)
Assistant Sacratary Chlef Administrative Law
Juooe. Offlca ot Medtcar*
for Administration Assistant Sacratary Commissioner, Heanng» and Appeals
4 Management Administration Food and Drug
on Aging Administration
Dlrector, Program (AoA) (FDA) Diractor,
Support C e n t » (PSC)
Office for
Civil Rights
Administra tor, Administra tor,
Centars for Health Resources
Assistant Sacratary Madicarc & Madicaid and Services Diractor, Center far
Services Administration Faim-Eased and
for Budget. Tachnology, Communlty Initiatives
& Finança (CMS) (HRSA)

Diractor, Diractor,
Assistant Sacratary Agencyfor Indian Health Inspoctor
for Planning Healthcar» Research General
8, Evaluation Service
and Quality (IHS)
(AHRQ)
A s s i s t a n t S e c r e t a r y for
Chair,
* Diractor, Dapartmontal
P u b l i c Health Diractor. Appoals Board
Emergancy Preparedness W- • Cantars for . National Instituts»
Disoase Control of Health
and Prévention (NIH)
Assistant Sacratary (CDC) Diractor, Office of
for Global Health Affaira
Législation v■"- Administrator, «
Substance Abuse and
Mental Health Svcs.
Administration j
Assistant Sacratary f»(SAMHSA) j' National Coordlnator.
for Office of aie National
Coordinalor for Heaith
Public Affaira Information Technotoqy

Site http://vvww.dhhs.gov/about/ au 28.01.06


305 ANNEXE S.

UNITED STATES DEPARTMENT


OF HEALTH AND HUMAN SERVICES (HRS) :
CHIFFRES PAR AGENCE EN 2005
(11 AGENCES AU TOTAL)

SIGLES AGENCES-* BUDGET 2005 EN EFFECTIFS


MILLIARD USD EMPLOYES

NTH NATIONAL INSTITUTES OF 28,6 17,543


HEALTH

FDA FOOD AND DRUG 1,8 10,446


ADMINISTRATION

CDC CENTERS FOR DISEASE


CONTROL AND PREVENTION
ATSDR AND AGENCY FOR TOXIC 8,0 8,837
SUBSTANCES AND DISEASE
REGISTRY

fflS INDIAN HEALTH SERVICE 3,8 16,251

HRSA HEALTH RESOURCES AND


SERVICES ADMINISTRATION 7,4 2,034

SAMHSA SUBSTANCE ABUSE AND


MENTAL HEALTH SERVICES 3,4 558
ADMINISTRATION

AHRQ AGENCY FOR HEALTHCARE 31,9 296


RESEARCH AND QUALITY

CMS CENTERS FOR MEDICARE 489 4,943


AND MEDICAID SERVICES
ACF ADMINISTRATION FOR 47 1,382
CHILDREN AND FAMILIES

AoA ADMINISTRATION ON AGING 1,4 126

Total 2005 6223 milliards 62,416

Prévision Total 2007 698 milliards 67,444

@Marie-Fr ance Aujard - source : http://www.hh s.gov/about/whatwedo. html/

* AGENCES GOUVERNEMENTALES SUSCEPTIBLES DE FOURNIR UN


FINANCEMENT À LA PRÉVENTION DU SUICIDE AUX ÉTATS-UNIS.
306 ANNEXE 6.

GROUPE DE TRAVAIL D'ACTUALISATION


DE LA STRATÉGIE QUÉBÉCOISE D'ACTION
FACE AU SUICIDE. SECTEUR DOMAINE-DU-ROY

CARACTÉRISTIQUES PROPRES AUX DIFFÉRENTS NIVEAUX D'URGENCE

URGENCE FAIBLE URGENCE MOYENNE URGENCE ÉLEVÉE


1-2-3 4-5 6-7-8
Urgence 1 Urgence 4 à 5 Urgence 6
Étal de vulnérabilité De la rumination à la cristallisation Planification dans moins de 48
heures
« Vit de l'anxiété, mais demeure • Le COQ est prévu dans
relativement calme Urgence 4 moins de 48 heures
• N'a pas dldées suicidaires ♦ Le COQ (comment, où, quand) » A complété la planification
prend de ♦ en f forme. du suicide : la méthode est
♦ Pense au suicide à tous les Jours. choisie, les préparatifs sont
Peut même être obsédé par ce faits et te moyen est
projet disponible
♦ Perçoit de moins en moins ► Peut souvent expliquer
d'alternatives au suicide rationnellement son
♦ N'a pas encore déterminé tous intention de se suicider
les éléments du plan suicidaire ► Vit de l'agitation ou une
♦ Peut commencer è penser i coupure face i ses
comment et i quand, mais rien émotions
n'est décidé de façon définitive » Peut ne pas vouloir d'aide
♦ Vit de l'anxiété, mais les
émotions demeurent contrôlées
Urgence 2 ♦ Ressent une grande ambivalence Urgence 7
Flash face à son plan suicidaire, son Passage à l'acte Imminent
♦ Ne semble pa» en crise désir de vivre est perceptible Le COQ est dans
♦ Vit du trouble, mais sans perte ♦ Garde espoir de s'en sortir l'immédiat
de contrôle Menace de passer è l'acte
♦ A des Idôations suicidaires Urgence 5 durant l'entretien ou
diffuses ou plus précises, mais ♦ Le COQ est prévu dans plus de immédiatement après la fin
très brèves et non ruminées 48 heures de l'entretien
« Retient te suicide comme option Vit de l'agitation ou une
principale pour arrêter la coupure face è ses
souffrance émotions
♦ A une vision en tunnel, c'est-à- Peut ne pas vouloir d'aide
dire un champ de conscience
Urgonce 3 très «mité Urgence 8
» La pensée devient
Idéabon suicidaire Tentative en cours
dichotomique : vivre ou mourir
♦ A des Idées suicidaires qui ♦ Équlïbra émotif très fragile Mise en œuvre du plan
reviennent régulièrement ♦ Moyen peut être accessible suicidaire
(qqfois/sem ou par mois) ♦ Vit une moins grande Intervention médicale
♦ Accepte l'aide ambivalence face au suicide : le nécessaire
♦ Peut avoir encore dee projets désir de mourir prend de plu» en Communication avec une
♦ Reprend espoir (attention aux plus d'importance ressource appropriée
rémissions spontanées) L'intervenant n'a pas é
♦ Semble vouloir attendre avant évaluer ou à juger lui-môme
de passer à l'acte la létaKté du moyen utilisé

Programme provincial de formation tntetvvvr en tÂualion de crise tuiddairw


Tous droit» réservés. Association québécoise de tuiddologie, Juillet 2001
ANNEXE 6 f SUITE 1}
POUR LES INTERVENANTS
QUOI FAIRE?

« EN BREF »
ICI ON PEUT UTILISER LES GRILLES AUX PAGES 9-10.
URGENCE FAIBLE OU URGENCE ÉLEVÉE EN TENTATIVE DE
MOYENNE • La planification du suicide est SUICIDE
• Flash suicidaire. claire. • La tentative est en
• Rumination sans menace de • Proximité de passage à l'acte cours
passage à l'acte dans les prochains dans les 48 prochaines heures. Voir p. 14-
jours 15-16-17 ou
• menace de
Quoi faire voir p. 11-12-13 passage à l'acte sur-le-
champ.

Quoi faire voir p. 19

• Continuez votre • Offrez une aide • Contactez dans les plus brefs
intervention - immédiate à la personne. délais l'un ou l'autre des services suivants:
• Accompagnez-la vers
Ou une ressource appropriée.
• Référez à l'une des
res-sources suivantes:

AEO SOCIAL 679-5270 AEO SOCIAL 679-5270 Le 911


275-0634 275-0634 Sûreté du Québec 310-4141
INFO SANTÉ 679-5270 INFO-SANTÉ 679-5270 Sécurité pub Mashteuiatsh 275-3333
INFO SOCIAL 275-0634 INFO SOCIAL 275-0634 Centre Anti-poison 1-800-463-5060
URGENCE CH 275-0110 URGENCE CH 275-0110 Ambulance 275-3334
Serv. Soc Mashteuiatsh 275-2473 CPS 02 1-866-277-3553 679-3333
CPS 02 1-866-277-3553
Autres ressources p. 24

ADULTE MOINS DE 18 ANS

Contactez immédiatement l'une ou l'autre des res­ Avisez d'abord LES PARENTS (si impossibilité des
sources suivantes: parents à collaborer)

AEO SOCIAL 679-5270 275-0634


PERSONNE EN CRISE
SUICIDAIRE
ÉVALUER LE DEGRÉ
D'URGENCE
LA PERSONNE REFUSE
DE COLLABORER Le 911 Signalez la situation au CENTRE JEUNESSE
URGENCE 275-0110 1-800-463-9188
SÛRETÉ DU QUÉBEC 310-4141
SÉCURITÉ PUBLIQUE MASHTEUIATSH 275-3333
La famille immédiate ou proche significatif
308
ANNEXE 6 (SUITE 2 )

le d'évaluation de l'urgence suicidaire

ANNEXE j . (SUITE)
309

ANNEXE 6 (SUITE 3)
FICHE DE RÉFÉRENCE

Et d'autorisation de communiquer

des renseignements

POUR CRISE SUICIDAIRE

OU POUR TENTATIVE DE SUICIDE

OU POUR SUICIDE COMPLÉTÉ


DATE DE LA CONSULTATION HEURE

Nom de la personne : Tél.


Adresse :
Age : - Sexe : Date de naissance : __
CRISE SUICIDAIRE II
TENTATIVE DE SUICIDE 1
EN DEUIL À LA SUITE
D'UN SUICIDE I
ÉLÉMENTS DÉCLENCHEURS OU PRINCIPALE SOURCE DE SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE:

Deuil I Rupture 1 Alcool et drogues 1

Perte d'emploi I Maladie 1 Autres

TENTATIVE ANTÉRIEURE oui 1 non I

URGENCE SUICIDAIRE (probabilité d'une tentative dans les 48 heures):


Faible I Moyenne 1 Élevée 1

Nom du médecin à l'urgence


Nom du médecin traitant
Nom de l'intervenant social

ORIENTATION
310

PERSONNES SIGNIFICA TIVES À REJOINDRE A U BESOIN


Nom Tél.:
Lien de parenté
Nom Tél.:
Lien de parenté

AUTORISATION DE COMMUNIQUER LES RENSEIGNEMENTS

Je soussigné , autorise à faire parvenir


au

les présents renseignements me concernant.


Nom de l'intervenant qui réfère :
No de téléphone : No de télécopieur :
Signature delà personne :
Signature du tuteur selon le cas : _
Signature de l'intervenant qui réfère

RÉTROACTION DE L'INTERVENANT QUI FAIT LA RELANCE


D Accepte une rencontre avec possibilité de suivi
D Relance téléphonique suffisante
D Référence à un autre organisme
D Refuse les services offerts

NUMÉROS DE TÉLÉCOPIEUR
Urgence Hôtel-Dieu de Roberval, triage : 275-6903
CLSC des Prés-Bleus : 679-3510 (Saint-Félicien)

275-0423 (Roberval)

Clinique externe en santé mentale : 275-4829 (moins de 18 ans)

Centre de prévention du suicide 02 : 418-693-1505


311
ANNEXE 6 TFTNJ
A UTORISA TION DE COMMUNIQUER DES RENSEIGNEMENTS POUR FINS DE RELANCE TÉLÉPHONIQUE ET DE SUIVI
AU BESOIN

Nom de la personne
Date de la consultation Heure

Date de naissance Âge Sexe

Tentative de suicide: oui 0 non 0

Moyens utilisés: Médicaments 0 Arme à feu 0 Pendaison 0


Lacération 0 Autres (précisez) 0
Tentative (létalité): Mineure 0 Majeure 0

Eléments déclencheurs et/ou principale source de souffrance psychologique:

Tentative antérieure: oui 0 non 0


Urgence suicidaire: probabilité d'une tentative de suicide dans les prochaines 48 heures: Faible 0 Moyenne 0 Élevée 0

Nom du médecin traitant (à l'urgence);

Nom du médecin de famille de la personne:

Orientation:

Retourné à la maison 0 Date et heure

Hospitalisation 0 Lieu, date et heure

Autres 0 Précisez:

Tierces personnes à rejoindre au besoin:

Nom Tél.:

Lien de parenté

Je soussigné , autorise à faire parvenir au les présents


renseignements me concernant:
Tél.: Autre no:
Signature du tuteur selon le cas:

Signature de l'intervenant:
No de télécopieur : Date:
Rétroaction de l'Intervenant :

CONFIDENTIALITE
CLSC des Prés-Bleus Fax : 679-3510 (Saint-Félicien) 275-0423 (Roberval) Clinique externe en santé mentale Fax : 275-4829
(418) 693-1505
Centre de prévention du suicide 02 Fax:
312

Centres de Prévention au Québec au 28.01.06


1 C.L.S.C. Jean Olivier Che
29 Oka Road, St. Eustache, QC
(crisis) 450-491-1233

2 C.L.S.C. les Aboiteaux


St. Pascal
Québec
Canada
(crisis) 418 492-1223

3 Centre de Prévention du suicide du Haut-Richelieu


St. Jean-Sur-Richelieu
Québec
Canada
(crisis) 514 348-6300

Ar Centre d e Prévention du Suicide


Québec City
Québec
G2K 1VV1
Canada
(crisis) 418 683-4588 or 1-866-277-3553

S Jevi Centre de p r é v e n t i o n du Suicide - Estrie


120, l i e Avenue Nord, Sherbrooke, QC J1E 2T8
819-564-1354; 1-866-564-1366 (toll free)

£> Centre de prévention du suicide de la Prévention Suicide Côte-Nord

Case postale 2591


Baie-Comeau
Québec
G5C 2T3
Canada
(b) 418 295-2102
(f) 418 295-2323
(crisis) 418 589-2433 or 1 877-589-2433 / 1 8 6 6 - 2 " - 3 5 5 3

? C.P.S. du Bas St L a u r e n t
Rimouski
Québec
G5L 2E5
Canada
(b) 418 7 2 4 - 4 3 3 "
( crisis) 418 72-1-2463 or 1 800 463-00C9

S Le Centre Ressources I n t e r v e n t i o n s Suicide du KRTB


26 Rue Joly C.P.353
Riviere-du-Loup
Québec
G5R 3Y9
Canada
(b) 418 862-9658
(crisis) 418 867-2642
Web Site h t t p : / / i c r d l . n e t / ~ j p o t v i n / c n s . h t m l

3 Accueil-Amitie
St Georges de Beauce
Québec
G5Y2E1
Canada
(b) 418 228-3106
(crisis) 418 228-0001

lOReseau de p r é v e n t i o n Suicide des Bois-Francs I n c .


C. P. 492
Plessisville
Québec
G6L 3M2
Canada
(crisis) 819 362-6301 or 819 751-2205

\\ Centre De P r é v e n t i o n du Suicide 02
C.P. 993
Chicoutimi
Québec
G7H 5G4
Canada
(b) 418 545-9110
(crisis) 418 545-1919 or 1 800 463-9868

l2service prévention suicide Trois-Rivieres


C.P. 1411
Trois-Rivieres
Québec
G9A 5L2
Canada
(b) 819 379-9893
(crisis) 819 3~9-9238

' 3 Centre Action Suicide


Centre de la M a u r i c e / N o r m a n d i e
. C.P. 3092
Shawinigan
Québec
G9N 7Y5
Canada
(b) 819 536-4-110
(crisis) 819 536-2995

14 Service p r é v e n t i o n suicide
C.P. 4 1
La Tuque
Québec
G9X 3P1
Canada
(crisis) 819 523-2220

15 Suicide-Action M o n t r é a l , I n c .
C.P. 310, Suc: Saint Michel
Montréal
Québec
H2A 3M1
Canada
(crisis) 514 723-4000

16 Commission des services c o m m u n a u t a i r e s de P o i n t e - B l e u e


Pointe-Bleue
Québec
JOH 2H0
Canada
(crisis) 418 275-5375

J r C o m i t é P r é v e n t i o n suicide de Lebel-sur-Quévillon
c.p. 1145
Lebel-sur-Quévillon PQ JOY 1X0
Canada
Crisis (Toll Free): 1-866-277-3553

)o Comité p r é v e n t i o n suicide Malartic


C.P. 1440
Malartic
Québec
JOY 1Z0
Canada
(crisis) 1 800 567-6407

> J Comité p r é v e n t i o n suicide S e n n e t e r r e


C.P. 6
Senneterre
Québec
JOY 2M0
Canada
(b) 819 737-2785
(crisis) 819 737-4350 or 1 800 567-6407

Comité p r é v e n t i o n suicide T e m i s c a m i n q u e
C.P. 1585
Ville Marie
Québec
J0Z 3W0
Canada
(crisis) 1 800 557-6407

■^'Au bout du fil de D r u m m o n d

Drummondville
Québec
J2B 1B1
Canada
(b) 819 478-5806
(crisis) 819 477-8855

2 2 c e n t r e p r é v e n t i o n suicide H a u t e - Y a m a s k a
Granby
Québec
J2G 3T5
Canada
(b) 514 375-6949
(crisis) 514 375-4252

Centre d ' i n t e r v e n t i o n le faubourg


C.P. 1
St.-Jérôme
Québec
J72 5T7
Canada
(crisis) J50 559-0101 or 1 800 661-0101

2A Tel-Aide
C.P. 2121
Hull
Québec
J8X 3 Z *
Canada
(b) 819 776-2549
(crisis) 513 7^1-6433 or 1 800 567-9699

2STel-Aide - Montréal
5ucc " H " , Moncreal, QC H3G 2K7
'crisis) 5 1 4 - 9 3 5 - 1 1 0 1

2(o Comité p r é v e n t i o n suicide


C. P. 178
Val d"Or
Québec
J9P 4P3
Canada
(b) 819 32S-"159
(crisis) 1 80C 557-6407

Comité p r é v e n t i o n suicide A m o s
Z.?. 53
Amos
Québec
J9T 3A5
Canada
(crisis) 1 800 567-6407

•2 o Comité p r é v e n t i o n suicide R o u y n - N o r a n d a
C.P. 1023
Rouyn-.Noranca
Québec
J9X 5CS
Canada
'crisis) S19 " i - i - 5 0 9 9

■2.J Comité p r é v e n t i o n suicide La Sarre


Z.?. 545
La Sarre
Québec
J9Z 3J3
Canada
'crisis' '. 800 5 ô 7 - 6 4 0 ~

Source : Centre for Suicide Prévention (SIEC + SPTP + SPRP)


http://www.suicideinfo.ca/csp/
316 . ANNEXE 8.

ORGANIGRAMME
DU MODELE QUÉBÉCOIS INTEGRE EN PRÉVENTION DU SUICIDE
PROPOSE EN 1990 PAR L'ASSOCIATION QUEBECOISE DE SUICIDOLOGIE

75

GOUVERNEMENT DU QUEBEC

AUTRES LE MINISTRE
MINISTERES SANTE ET SERVICES SOCIAUX

LE SOUS-MINISTRE
DIRECTION DE LA SANTE MENTALE

COMITE AVISEUR SUICIDOLOGUE


PROVINCIAL PROVINCIAL

COORDONNATEURS REGIONAUX
C.R.S.S.S.

AUTRES COMITES | COMITES REGIONAUX


EN SANTE MENTALE

ORGANISMES ORGANISMES ORGANISMES PROFESSIONNELS AIDANTS


PUBLICS PARA-PUBLICS COMMUNAUTAIRES PRIVE NATURELS

4 . 2 Articulation du modèle québécois intégré en prévention du suicide


p.75 du mémoire présenté au Ministre de la Santé et des Services Sociaux « La
prévention du suicide au Québec : vers un modèle intégré des services », l'Association,
Montréal, 1990.
?
317

ANNEXE 9.

SCHÉMA 2 LA STRUCTURE OU PIDGRAMME NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE

S ECT l0N

PROGRAMME NATIONAL
DE SANTÉ PUBLIQUE
2 0 0 3 - 2 0 1 2
Santé
et Services sociaux

Québec
TABLEAU 2 LES COMPOSANTES DE L'ÉVALUATION DU PROGRAMME NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE

CONTENU MODALITÉS

COMPOSANTE
DU PROGRAMME Type d'évaluation Objets cfe l'évaluation Responsabilités Sources d * données Périodicité
Fonctions dé santé Mesure de ta performance * Efficacité dans l'exercice Niveau national Instruments et 2003-2005.
publique en ce qui concerne Us des fonctions méthodes inspires évaluation de base
fonctions de santé publique ♦ Infrastructure, ressources de l'Organisation pour l'ensemble des
et compétences pana mencaine de fonctions
* Liens et soutien entre les la santé et adaptés a
2006-2000 et 2009-
differeits niveaux (national, la realite québécoise 2012 . évaluation
régional et local) des aspects propres
a certaines fonctions

Actvîtés ; « c e n t mis Suivi de l'implantation Accent mis de façon séquentielle Liiecfioii natunate pou * Infoimat>ons Bilan national et
sur les activités à des activités : sur certains aspects des activités Cuniforniisation des pi «sentes dans les bilans régionaux sur
déployer entre 200Î ♦ mesure du degré Activités existantes a rnanteiiï méthodes et outils de systèmes de gestion les activités en 2COt>,
et 2Q05 ainsi que sur dimplantatun des • personnes qui ont bénéficie collecte de données déjà existants en 2GW et en 2Û12
leurs effets sur la activités d*s activités et l'intégration de ces • Production de
santé et te bien-être ♦ descrjotion des écarts données en vue de nouveaux outts
* utilisation et accessibibtè
(a reconduire pour entre ce qui a été planifié des ser/ices produire le bilan dévaluation
Les autres cycles du et ce qui a été fait national d'évaluation communs a toutes
programme, soit 2006- * mesure du degré de Activités existantes a consolider : bs régions
Partenanat régional
200S«t 2CC0-2O12) satisfaction des * composantes établies oe l'activité et local (collecte et
personnes qui ont Activités à mettre a i place : . analyse des données)
bénéficie des activités * ressources allouées
* ressources disponibles

Suivi des indicateurs Objectifs du programme Collecte et analyse de • fichiers déjà existants Rapport national et
socwsanitaires afin de données au*, niveaux (ex Med-Écho, rapports régionaux
mesurer le degré d'atteinte national et régional fichier des deces, sur l'état de santé
des objectifs fichier des tumeurs)
* Enquêtes
X'Ciosanitaires

Etudes evalaatwes Effets du programme au regard Partenanat régional et Instruments et devis Ad hoc
parti:IJlieres, au besoin, de certairws activités bcal (collecté et adaptes a la situation
afin d'expliquer les analyse des données)
déments propres a Collaboration du niveau
certaines activités natunat (e* INSPCt
Duection générale de la
saute publique - D6SP)
SYNTHÈSE DES PRMOPALES RESPONSABIUTES1
Objet de responsabilité Niveau national INSPQ Niveau régional Niveau local Partenaires
L« programma en général * ELaboration et mise * Contribution à l'élabo­ * Elaboration, mise en ♦ Collaboration à l ' é l a b o ­ ♦ Contribution des orga­
À j o u r d u programme. ration et a la mise à œuvre, évaluation et r a t i o n , à l a m i s e en nismes communautaires
coordination nationale put du programme mise a jour du plan oeuvre, a l'évaluation a l'élaboration ctes plans
et i n t e r r é g i o n a l e d'actiwi régional e t a la mise a j o u r du d'action Locaux
* Concertation dans Le * Consultation du Forum plan d'action régional
réseau pour l'organi­ de la population avant * Élaboration, mise en
sation des a c t i v i t é s de mettie en œuvre le œuvre, évaluation e t
* Concertation avec l a plan d'action régional mise à jour du plan
CSST • Depot du plan d'action d'action local

♦ Evaluation e t r e d d i t i o n régional au MSSS • Dépôt du plan d'action


de comptes * Evaluation et reddition a la RRSSS
de comptes * Evaluation et r e d d i t i o n
de comptes

La surveillance continu* ♦ Élaboration du p l a n de * Réalisation des mandats • Elabora bon des plans de * Contribution a ♦ Examen des mandats
de l'état de santé de U surveillance national. de surveillance confiés surveillance fegnnaux, l'exécution des plans de surveillance confies
population présentation au Comité par U ministre présentation au Comité de surveillance e n À un tiers par la CAI
d'éthique, mise en œuvre * Soutien du ministre d'éthique, mise en œuvre fournissant les données * Transmission d'avis par
et r e é v a l u a t i o n et des DSP dans la et réévaluation nécessaires la CAI sur la communi­
• D é f i n i t i o n des paramètres préparation du rapport ♦ Préparation et diffusion cation de renseignements
du r a p p o r t n a t i o n a l e t national et des rapports du rapport régional sur personnels prévue dans
des r a p p o r t s régionaux régionaux sur l'état de l'état de saute de la tes plans de surveillance
sur l'état de saité de U santé de la population population • Conduite des enquêtes
population * Pi a i i fi cation et tenue nationales par liSû
♦ Préparation et diffusion d'enquêtes sociosani- * Transmission d *
du rapport national sur taires régionales renseignemeits
t'etat de santé de la nécessaires a l'exécution
population des plans de surveillance
* P l a n i n c a t ù n des enquêtes par les médecins, tes
soc « s a n i t a i r e s e t présen­ laboratoires medicau*
t a t i o n des rapports au prives et publics, les
Comité c f é t h i q u e établissements de santé
♦ Établissement et maintien
et de services sociaux,
de systèmes de collecte
tes autres ministères ou
de renseignements socio-
oi gammes
santtates (naissances,
moitinaissances, deces,
problèmes de santé)
Objet de responsabilité Niveau national INSPQ Niveau régional Ntveau local Partenaires
La promotion de la santé ♦ Mise en place des ♦ Soutien par la recherche * Mise en place d*s • Offre a la population de
et du bien-être mécanismes de mécanisâtes d« services a«és sur ta
concertatvtn nationale concertation régional* promotion de la saite
* Préparation de propo­ • Mise en place des
sitions ou d'avis au» mécanismes de
autres ministères pour concertation Locale
fadoption de politiques • Création de milieux de vie
qui favorisent ta santé qui favorisent la santé

La prévention des ♦ Coordination nationale ♦ Soutien par la recherche * Coordination régionale • Offre 3 la population * Participation ctes
ma U die s, des problèmes et soutien aux DSP pour et soutien aux CL5C et de services axes sur U M tontes concernées
psychosociaux et des l'implantation et La mise aux autres acteurs pouf prévention par la recherche d'une
traumatismes en œuvre de programmes l'implantation et la mise solution en cas de risque
préventifs en œuvre de programmes pour la saite
♦ Demande dé- participation préventifs
a la recherche d'une * Demande de participabon
solution, faite au* à La recherche d'une solu­
partenaires nationaux tion, faite aux partenaires
en cas de risque pouf régionaux en cas de
la santé risque pour la santé
♦ Mise a i place et gestion * Conception d'outils pour
de registres la mise e i œuvre de
programmes préventifs

La protection de ta santé * Établissement, par te * Soutien par U recherche * Tenue des enquêtes * Contribution aux * Déclaration et signale­
ministre, de la liste epidemiologiques enquêtes epidemio- ment par les médecins,
des maladies, infectons * Garantie de ta confi­ loçjiq ues les infirmiers, les dirv
ou intoxications à dentialité des données • Contribution au pbfi géants d'un laboratoire
déclaration obligatote de mobiisation des de biologie medi:ate -
* Mise en place des
mesures appropriées ressources prive ou public - , tes
* C ont il but ton a la tenue ministères. Les organismes
* Déclenchement du plan gouvernementaux, tes
de mobilisation cte-s de registies
muniripatites locales, les
ressources ♦ Déclaration et établissements de santé
signalement et de services SOdïiK, les
directeurs d établissements
qui sont des miteux de
travail ou des milieu*
de vie. Les prof es s initie*, s
de U tante, etc
SYNTHÈSE DES PR»OPALES RESPONSABOITES (SUTTÎ)»

^ m 30 Objet de respects* MU té
l a protection de La santé
Niveau national INSPQ Niveau régional Ntveau local Partenaires
• Contribution de diffeents
(suite) paitenates à la tenue
de registres

>S -
♦ Traisrnission d'avis au
ministre par La CAI sur
les projets de règlement
instituant des registres
22 ÏQ o>
La réglementation, la * Recours optimal aux ♦ Contribution a l'analyse * Recours optimal aux * Recours optimal aux
législation «t les politiques règlements, aux lois des effets des politiques règlements, aux lois r*gtenants, aux bis
publiques ayant des effets ou aux politiques pour publiques ou aux pobtiques pour ou aux' politiques pour
sur la santé favoriser la sait* et favoriser la santé et favoriser La santé et
' =! > te bïen-ètre de La le bien-être de la
population
te bien-être de la
population
population
♦ Reconnaissance des * Reconnaissance des * Reconnaissance des
problèmes qui méritent problèmes qui mentent problèmes qui mentent

* ç>
une solution régternen- un* soLutijn réglemen­ une solution réglemen­
c rn taie, législative ou
politique
taire, législative ou
politique
taire, législative ou
politique
* Soutien a l'analyse des
effets des politiques
publiques

La r*ch»rdi* et innovation • Détermination des * Développement, mise ♦ Conduite de recherches ♦ Contnbutwn a des * Collaboration ctes
priorités de recherche â pur et diffusion des d'intérêt régional recherches entrepnses universités et des
connaissances ♦ Contributim à des par ITNSPQ et par les instituts uiiVersitaïes
* Développement et faeUv recherches d'intérêt DSP
tation de U recherche national
as? ♦ Contribution a la mise a
* S: jour des programmes dé
3*- formation continue dans

pi le domaine de la tante
publique
• Etablissement de liens
rt)*S *»-*c les organisations
canadiennes et inter­
crS- nationales pour la
rD g cooptation et l'échange
n de connaissances

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Annexe II LES RESPONSABILITES ASSOCIEES AU PROGRAMME NATIONAL DE SANTE PUBLIQUE

PROGRAMME NATIONAL
DE SANTÉ PUBLIQUE Santé
et Services sociaux

2 0 0 3 - 2 0 1 2 Québec
EVENEMENTS MARQUANTS DE LA PREVENTION DU SUICIDE ANNEXE 10.
ANGLOPHONE DE 1965 à 2000
323

DATE ET LIEU EVENEMENTS


1966 Étude de l'OMS sur la prévention du suicide (sous la direction de Farberow et al.)
1966 LOS ANGELES Création du centre de recherche de prévention du suicide (Shneidman)
1967 LOS ANGELES Congrès de l'IASP
1968 USA American Association of Suicidology fondée par Shneidman
1969 LONDRES Congrès de l'IASP (Stengel )
1970's CANADA Le gouvernement canadien identifie le suicide comme problème de santé majeur
(Lalonde)
1971
1972 Décriminalisation du suicide au Canada (Lang)
Canada Council of Crisis Centres fondé
1973
1974 ALBERTA Provincial Task force on suicide supporté par le gouvernement Albertain
1975 à 1978 1978- Fondation de la suicidologie australienne
1979 OTTAWA Congrès de l'IASP
1979 lm Association Canadienne de Prévention du Suicide
1979 HWCJ crée un Groupe d'Etude national sur le suicide au Canada
1980 CANADA \" meeting de The National Task Force avec le soutien de HWC
1980 USA Department of Health and Human Services fondé (HHS)
1981 Suicide Information and Education Centre (SIEC) fondé
1982 Suicide Prévention Training Program (SPTP) créé
1983 Prémisses du Suicide Prévention Research Program (SPRP)
1984 MONTREAL Suicide-Action Montréal fondée
1985 Constitution effective de l'Association Canadienne pour le suicide (ACPS) en
personne morale - De 1986 à 1987 elle cesse d'exister
1986 OTTAWA \at Conférence internationale pour la promotion de la Santé organisée par l'OMS
Charte d'Ottawa pour la promotion de la santé constituée
Committee Suicide prévention of Toronto créé.
1987 San FRANSCICO Congrès international de l'IASP
1987 USA American Foundation for Suicide Prévention fondée
1987 MONTREAL Constitution de l'Association québécoise de suicidologie
1987 TORONTO Downtown Suicide Prévention Network
1988 Election du 1er président de la CASP : Antoon Leenaars
1989
1990 Conférence annuelle dans les villes canadiennes effectuées par la CASP
1991
1992 Research canadian commitee
1993 CALGARY Congrès organisé par l'ONU sur la stratégie et l'implantation de la prévention
1993 MONTREAL Rencontre conjointe de l'IASP, de la CASP, de I'AQS et de Suicide-Action
Montréal
1993 MONTREAL Congrès de l'IASP organisé par B. Mishara
1994
1995 SIEC page Web and World Wide Web library
1996 SIEC data base on CD-ROM
1997 Congrès IASP et charte d'Adélaïde de Prévention du Suicide
Création du CRISE à l'université de Montréal
Site web de I'AQS en fonction
1998 Début du Réseau hybride montréalais
_ @ Marie-France Aujard _
Sources: Suicide in Canada d'Antoon Leenaars ( 1998)," revue Canadian Journal of Community Mental
Health (2000) ; revues Crisis de 1980 à 2000 ; l'OMS et Santé Canada ; sites Internet des organismes cités
au 28.01.06.

" Health Welfare Canada


EVENEMENTS MARQUANTS DE LA COLLABORATION FRANCOPHONE ANNEXE 11.
INTERNATIONALE POUR LA PREVENTION DU SUICIDE
DE 1965 à 2006 324

1965 Congrès de l'IASP à Bâle en Suisse avec la 1ère participation francophone des Prs Soubrier
et Pichot (France)
1967 Création d'IFOTES (International Fédération of Téléphonie Emergency Services)
1967 Visite au centre de prévention du suicide L.A. de J.P Soubrier
1968 Réunion italo-franco-suisse de médecine légale avec rapport sur les suicides et les centres
anti-poisons
1969 Fondation du Groupement d'Etudes de Prévention du Suicide (GEPS) par JP Soubrier -
initie la création d'un département de Suicidologie à l'hôpital Fernand Widal et réunit à
Paris les équipes parisiennes (Gaulthier, Pichot, Soubrier), lyonnaise (Colin, Roche,
Vedrinne) et toulousaine (Lareng, Moron) -
1969 La section parisienne se réunit à Paris sur le thème « existe-t-il ou non un syndrome pré­
suicidaire permettant de prévenir le suicide ? »
1969 Réunion Nationale de Toxicologie Clinique à Strasbourg et du GEPS
1970 Participation du GEPS au Colloque international de Psychologie Médicale à Lyon
1970 Création du Groupement Belge d'études de Prévention du Suicide (GBEPS)
1971 A partir de 1971, réunion du GEPS tous les ans
1971 Le GEPS collabore avec le Ministre de la Santé à l'étude de Choix et Rationalisation
budgétaire (RCB)
1972 Collaboration du GEPS et de FINSERM France
1973 JP Soubrier =expert auprès de WHO Europe de 1973-1976-
1974 à 1978 ras
1979 Contribution de 1' I ASP à la session de who régional comittee for Europe
1979 Délégation importante du GEPS au congrès de l'IASP à Ottawa
1979 Création d'un laboratoire en recherche d'écologie humaine à l'Université de Montréal
(LAREH)
1980 -
1981 Congrès à Paris de l'IASP organisé par le GEPS
1982 à 1986- ras
1987 Création de l'Association québécoise de suicidologie (AQS)
1988 -
1989 Congrès de H ASP à Bruxelles en Belgique
1990 à 1992 ras
1993 Rencontre conjointe de l'IASP, de la CAPS, de l'AQS, et Suicide-Action Montréal
1993 Congrès de l'IASP à Montréal organisé par Brian Mishara
1994 Projet-cadre de collaboration France-Québec
1995 Congrès de l'IASP à Venise - élection à la présidence de JP Soubrier - Vice présidents
Leenaars et Brian Mishara
1996 Unité de recherche à l'université de Gent (Belgique) en prévention du suicide
1996 Discussion avec WHO et EU pour établir un 'European Network for Suicidology' (ENS) en
coopération avec 'World Fédération for Mental Health/ERG ' et l'Union Européenne (EU)
ou la Commission Européenne.
1996 Rencontre au Symposium Européen sur le Suicide et les Comportements Suicidaires pour
débattre de l'établissement d'un réseau européen de suicidologie (ENS)
1997 Congrès de l'IASP à Adélaïde (Australie) - nouvelle rencontre pour évaluer la viabilité
d'un réseau européen de suicidologie (ENS)
1997 Création du CRISE à Montréal
1998 European Network for Suicidology (ENS) membre affilié au Conseil régional Européen
(ERC) de la fédération mondiale de Santé mentale (WFMH) fondé, du Symposium
européen sur le Suicide et les comportements suicidaires à Gent (Belgique/- •"" t~MA/*
1999 - '
2000 1er congrès international francophone sur la prévention du suicide à Québec organisé par
l'AQS et le CRISE
2002 2e"" congrès francophone en Belgique à Liège sur la prévention du suicide (GBEPS)
2002 Conférence Mondiale sur la Prévention des Blessures «blessures, suicide et violence» à
Montréal organisé par le Réseau International francophone de prévention des traumatismes
et des accidents (REFIPS)-
2004 3™° congrès francophone à Montréal organisé par le CRISE
2006 4™"° congrès francophone à Montréal organisé par l'AQS
@Marie-France Aujard - sources : revue CRISIS de 1980 à 2006 ; sites Internet des organisations citées et S
Santé Canada
BIBLIOGRAPHIE
326

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américain, Paris, Grasset.
CASTEL, Robert (1981), La gestion des risques, de Vanti-psychiatrie à Vaprès-psychanalyse,
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FACY & DEBOUT (2006) sous la direction de, Acteurs et chercheurs en suicidologie, ouvrage
collectif, Paris,EDK éditions médicales et scientifiques,
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Colloque de VACFAS
DAGENAIS, Daniel, communication intitulée «La suicidologie une théorie de la pratique sur
l'intervention auprès des personnes suicidaires», date et lieu non précisés.

Ouvrage collectif
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Press, Toronto, Buffalo, London.

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Revues & mémoires

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REVUE JURISCOM (2001), revue de droit des- technologies de l'information,
hi:tp://www.Juriscom.net/uni/doc/2001108.htm
REVUE LE PARTENAIRE (2005), Economie sociale et entreprises sociales en santé mentale,
Expériences d'ici et d'ailleurs : 1 partie, hiver, vol. 12, n 2, Québec, aqpr.
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psychiatrie?Argument : Les enjeux de la psychiatrie actuelle et son avenir, par Willy Apollon,
Danielle Bergeron et Lucie Cantin, dossier sur les enjeux de la psychiatrie actuelle et son avenir,
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DEUXIEME PARTIE :

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FREITAG, Michel (2002) L'oubli de la société : pour une théorie critique de la postmodernité
avec la collaboration d'Yves Bonny, Presses de l'université Laval, Québec, Presses
universitaires de Rennes, France

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