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(The French Review 1987-May Vol. 60 Iss. 6) Geneviève James and Michel Serres - Entretien Avec Michel Serres (1987) (10.2307 - 393765) - Libgen - Li

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Entretien avec Michel Serres

Author(s): Geneviève James and Michel Serres


Source: The French Review, Vol. 60, No. 6 (May, 1987), pp. 788-796
Published by: American Association of Teachers of French
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/393765 .
Accessed: 30/12/2014 02:19

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THEFRENCH Vol. 60, No. 6, May 1987
REVIEW, Printed in U.S.A.

Entretienavec Michel Serres

par GenevieveJames

Q. Vous avez regu le Prix Medicis de l'Essai en octobre 1985 pour votre
dernier livre: Les Cinq Sens'. Vous etes celebre en France et a l'etranger. Vos
livres sont traduits en anglais, en allemand, en italien, en danois, en japonais.
Vous enseignez aux Etats-Unis et vous etes un conferencier tres demande dans
d'autres universites A travers le monde. Ce livre constitue-t-il l'aboutissement
d'une evolution entre vos premiers ecrits et les derniers?
R. Oui, d'abord il y a une evolution exterieure qu'on pourrait qualifier de
plus apparente. J'ai voulu payer mon tribut au travail universitaire de type strict,
historique, technique, avec des footnotes, dans un cadre tres determine et
canonique. Au fur et a mesure que j'ai avance, j'ai voulu-ou cela s'est fait tout
seul-m'evader de ce cadre. Je travaille maintenant avec moins de references
et plus de footnotes du tout. Pour un scholar ordinaire, mon travail n'est plus
reperable. Les historiens de l'Antiquite se disent: ce n'est pas la peine que je
lise le Rome puisque ce n'est pas un travail d'historien. Le livre n'est plus
reperable universitairement. C'est un gros danger bien entendu, mais c'est
quelque chose que j'ai souhaite profondement parce que le cadre typique
universitaire vous impose une pens&e determinee. Si vous voulez apprendre a
penser autrement, il faut changer de cadre. La deuxieme evolution moins
apparente est a peu pres la meme. Nous avons l'habitude, dans ce cadre
universitaire, de penser presque toujours historiquement. On pourrait presque
dire qu'un professeur parle plutot du chapeau de Madame Bovary que du
chapeau en general. Moi, je prefere parler maintenant du chapeau en general,
et meme de mon chapeau.
Q. Mais vous restez historien quand meme?
R. Je reste historien dans la mesure oi~ je ne renie en aucune maniere la
tradition qui est derriere moi, que je represente, c'est-a-dire: le latin, le grec, les
humanites assimilees et les sciences ... cette espece de melange. Mais, je voudrais
que les textes que j'ecris soient un peu en dehors de la reference constante.
Troisieme evolution: a mesure que j'ai vieilli, je me suis oriente plus vers la
beaute que vers la demonstration. Je pense qu'un texte doit etre beau, que la
beaute est une partie inherente du travail d'ecriture. Je me considere plus
comme un artisan. La quatrieme: je me suis rapproche de plus en plus de la
tradition des philosophes frangais, type Montaigne, Diderot, pour qui la pensee
est inseparable de l'exemple concret, du caractere present des choses traitees,
de la lisibilite. La cinquieme: je l'ai mise en dernier, parce que c'est la plus
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'
importante. Je voudrais avant de finir-parce que quand meme un certain
age on voit le port approcher-je voudrais faire la somme, faire la totalite, faire
le syste'me, fermer la marche.
Q. Faire un systieme tout de meme? I1me semblait que l'etablissement d'un
systeme etait proscrit de votre oeuvre.
R. Non, il n'est pas proscrit, je veux dire par la-peut-etre pour ma propre
gouverne-essayer de savoir ce que j'ai voulu faire. Pouvoir diecouvrir cette
intuition centrale de laquelle je suis parti, et qui m'a fait bifurquer dans tous les
sens et faire des livres triespluralistes. Je voudrais tres passionnement avant la
fin, tenir au creux de la main la chose.
Q. La chose? Le co6t pluraliste de vos livres est quand meme, je pense, ce
qui attire la plupart de vos lecteurs.
R. Oui, c'est juste. Je reste tres profondement dans la difference, dans les
notions que j'ai amenees comme le melange. Mais, il n'empeche que je voudrais
trouver le point de vue sous lequel les choses auraient au moins un ordre.
Q. I1me semble que le mot ordreconvient mieux, peut-etre, pour caracte'riser
votre entreprise.
R. Oui, le mot systeme est certainement tres mauvais. Vous avez raison, au
moins une ordonnance,pas un ordre strict, au moins un point de vue sous lequel
les choses auraient une coherence plus forte. C'est ma recherche actuelle,
d'ailleurs sous votre influence en grande partie. C'est cela qui va m'occuper
jusqu'a la fin.
Q. Je voudrais revenir sur la beaute. Quand je discute de vos ceuvres avec
ceux qui vous lisent, leur premiere reaction, c'est de dire que vous etes poete.
Est-ce que cette etiquette vous ennuie, si oui, pourquoi?
R. Oui, cela m'ennuie beaucoup qu'on dise cela.
Q. Je pense que vous l'etes d'une certaine fafon, pour qui ne connait pas
bien tout votre oeuvre, surtout lorsqu'on lit vos livres les plus riecents,j'entends:
ceux qui sont les plus littieraires.
R. On ne dit plus litteraires, il faut bien le preciser. Je publie, comme vous
le savez, en ce moment le Corpusdes oeuvresde philosophieen languefrancaise2.
J'aiete frappe du fait que les vrais philosophes franpais du dix-neuvieme siecle,
a mesure que l'histoire avance, sont plutot des &ecrivainscomme Alfred de
Vigny, Balzac, que nous considerons comme des litteraires. Et en remontant, on
conside*reDiderot, Pascal, comme des litteraires. Le mot philosophe serait plut6t
reserve a ce qui est devenu la specialite, disons germanique au dix-neuvieme
siecle, sous la plume de Kant, ou de la ligne qui va de Kant A Heidegger par
exemple.
Q. Ce qu'on nous enseignait en classe de philo; alors que Montaigne et
Montesquieu ne figuraient que sous la categorie littieraire.
R. Mais, je vous signale que Balzac a publie des contes, des romans, des
nouvelles philosophiques; qu'Alfred de Vigny a publie des poemes philoso-
phiques, que le mot philosophie est une sorte de fil qui suit les auteurs. Quand
on dit de moi que je redeviens litteraire, cela veut dire que j'essaie, que je

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deviens philosophe a la mode frangaise. La technicite philosophique telle que


nous l'avons vue apparaitre independante me parait diesormais etre un artefact
universitaire. Pour etre dans le droit fil de ma langue, je ne peux pas faire
autrement que d'ecrire comme j'ecris. Sur le poete, il y a un point tres precis,
qui est que le terme poete vient d'un mot grec poiein qui veut dire faire. Je dirais
volontiers que des le moment ou l'on ecrit dans une langue qu'on aime, qu'on
veut respecter son lecteur, il n'est pas tant question de faire de la poesie une
specialite, mais de fabriquersa pensiee avec la langue. Or, des qu'on entre assez
profondiement dans la langue pour fabriquer sa pensee avec elle, on fait de la
poesie au sens oti poesie veut dire fabrication. Quand on dit: il est poete, je me
de'fends violemment en disant: non, non, je suis philosophe, je le reste, et
essayer d'ecrire dans le droit fil de sa langue, c'est etre poete au sens du faire.
Q. Vous vous dites etre dans le droit fil de votre langue, que vous aimez.
Vous etes celui sous l'initiative duquel on publie le Corpus. Pourtant a plusieurs
reprises vous avez utilise des mots anglais en vous exprimant. Etes-vous de
ceux qui ne craignent pas que la langue frangaise devienne contamin ee de mots
anglais?
R. Nous avons a certains egards la meme langue: Frangais, Anglais. A un
certain moment nous avons parle la meme langue pendant un certain temps.
Et les mots que j'utilise, comme noise3 par exemple, sont des mots qui nous ont
ete communs pendant tries longtemps, noise et noise sont des mots a la fois
anglais et frangais, et j'en ai utilise d'autres.
Q. Au debut de cet entretien vous avez, sans vous en apercevoir, employe
des mots anglais tels: footnotes et scholar, et c'est dans ce sens que je vous posais
cette question.
R. Je crois que le probleme qui nous preoccupe la n'est pas un probleme de
contamination, c'est le probleme de l'identitie culturelle. Les deux dominantes
scientifique et meidiative de la langue anglaise, dans le monde entier, mettent
en perte d'equilibre des langues comme l'allemand, I'italien et le frangais. Cela
serait dommage de les perdre dans la mesure oii elles ont eteAproductrices
d'oeuvres majeures. Perdre une langue, c'est perdre non seulement les oeuvres
en question, mais la possibilite d'en construire d'autres, et cela c'est tres
important.
Q. Parlons encore de la beaute. Donnerez-vous une suite au genre d'oeuvres
telles que: Esthetiques sur Carpaccio,livre original pour qui s'interesse a l'art, a
la peinture? En ce moment vous travaillez sur un livre qui traitera de la sculpture.
L'art est-il pour vous un domaine de predilection? Ecrirez-vous sur la musique
peut-etre aussi?
R. La reponse est assez simple. Je crois que la philosophie consiste ai passer
partout. On n'est pas philosophe tant qu'on a pas &ecrit une sorte d'encyclopeAdie.
Je ne dis pas que la philosophie c'est l'encyclopeAdie,je dis que l'encyclopedie
est la condition ou la base de la philosophie. Si j'ai ecrit sur la peinture-pas
seulement sur Carpaccio, mais sur Vermeer, Poussin, Hubert Robert-et que je
parle de la sculpture maintenant, c'est que je crois que dans une oeuvre
philosophique il faut qu'il y ait une esthetique, comme il faut qu'il y ait une

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ENTRETIEN AVEC MICHEL SERRES 791

logique, une epistemologie, une cosmologie, une theologie, une histoire des
religions. La philosophie est un monde, un paysage dans lequel il y a une -
montagne, une vallee, des pres, des routes, c'est une totalite. La reponse la
question posee est claire: non, je ne reviendrai pas sur la peinture, je crois.
J'Aecrissur la sculpture presque comme un defi. Il y a triespeu de textes sur ce
sujet. J'ai beaucoup ecrit sur la musique, epars dans mes livres. Une fois que
j'aurai termine mon livre sur la sculpture, je ne reviendrai plus jamais sur le
probleme de la sculpture. J'aurai installe dans l'univers que je construis le
departement: "esthetique". Mais j'ai envie de revenir sur la beaute. J'ai de plus
en plus pris conscience qu'une philosophie qui parle de la beaute doit elle-
meme ecrire beau. On ne comprend la beautie qu'activement, pas seulement en
parlant de quelque chose de beau-on peut parler laid de quelque chose de
beau-on ne parle vraiment de la beaute que lorsqu'on la fabrique. Je me
rappelle un jour parlant et reflechissant sur la musique. Dans un dialogue
quelqu'un me disait: j'ai remarquieque depuis longtemps vous n'ecoutiez plus
de musique. J'ai repondu assez naivement, cela parait tres orgueilleux: mais
non, je suis trop preoccupe d'ecouter ma propre musique, c'est-a-dire, la musique
de ce qu'on ecrit. Je crois qu' un certain moment, au lieu de faire de l'esthetique
objective, on en fabrique. I1 y a deux esthetiques: le discours et la fabrication.
Le discours sur quelque chose qui est l'art, et la fabrication de quelque chose
qui serait une oeuvre d'art.
Q. Mais, vous voulez faire les deux.
R. Ii faut faire les deux. Je pense que l'un est la garantie de l'autre. Je ne
crois en aucune maniere l'historien de l'art ou l'estheticien qui me parle d'un
objet d'art, et qui m'en parle dans une langue affreuse. Celui-la ne connait pas
la beaute, puisqu'il est incapable de la fabriquer. I1 a beau en parler, il n'en
parle pas. C'est ce que je reproche A la critique litteraire. Elle est souvent tres
mal ecrite et elle parle du langage. Comment parler du langage, lorsqu'on ne
sait pas s'en servir? On en parle mal. Comment peut-on parler de la langue
franpaise avec trois cents mots techniques?
Q. Est-ce que vous faites ce meme lien necessaire entre l'ethique et l'estheA-
tique? Ou bien est-ce que ce sont deux domaines diff erents?
R. Non, ils ne sont pas tries differents, en effet. D'abord pour parler de
l'ethique, je crois que je finirai ma vie dans la peau d'un moraliste. Je me suis
bien promis d'ecrire une morale. I1 n'y a pas de philosophie sans morale bien
entendu. Mais la question est bonne. I1 est vrai qu'il n'y a pas de philosophie
sans esthetique. Nous ne savons pas tres bien ce qu'est une action bonne. Nous
savons peut-etre un peu mieux ce qu'est une action mauvaise. Nous savons
admirablement ce qu'est une action-basse, et aussi admirablement ce qu'est une
action laide. Si nous enseignions, non pas de faire plutot le bien que le mal, ce
qui reste difficile a deAcider,mais de faire des choses hautes et belles, c'est plus
facile a comprendre. Combien de gens qui font le bien ne font que le laid. Au
fond c'est un critere relativement ethique que celui de faire du beau. Done il y
a une intersection, il y a un rapport.
Q. Mais, peut-il y avoir quelque chose de bon, de bas et de laid?

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R. Non, je ne le crois pas. Le bien, le mal, le beau sont des categories un


peu fortes, tout a fait relatives a la culture, a la classe sociale, au langage. Mais
enfin, il reste qu'il y a des invariants de ce genre.
Q. Vous mentionnez des invariants et cela me fait penser a une question
qui a trait aux termes-cles que l'on retrouve dans toutes vos oeuvres: le
melange-vous venez d'en parler-la contingence, le nuage, l'objet fractal.
Quelle est l'importance de cette sierierecurrente de termes-themes?
R. Bergson disait quelque part qu'il n'y a pas de philosophie sans une
intuition centrale. Je voudrais commencer en prenant un exemple exterieur a
moi. On cite de fafon distraite Montaigne qui disait: "ce moi ondoyant et divers".
On le cite comme une phrase poetique sans vraiment reflechir a ce que
Montaigne disait. En disant: ondoyant, ce qui veut dire: fluctuant comme l'onde,
de l'ordre du liquide et non pas du solide; ce qui signifie: de l'ordre du changeant
et non pas du stable. Quand il disait: divers, il disait quelque chose qui voulait
dire: mele, strie, nu&e,comme je le dis dans Les CinqSens. Il y a chez un pluraliste,
comme l'est Montaigne, quoique rationaliste, une sorte d'orientation vers une
intuition qui considere comme important ce qui est intermiediaire. Non pas
quelque chose qui serait entier et homogene d'un c6te; non pas quelque chose
qui serait homogiene et entier de l'autre, mais l'espace intermediaire qui serait
un bariolage des deux. Il est vrai que le melange ou le metissage a toujours iete
la chose qui m'a le plus passionne. Cette espece d'espace entre. Que signifie
cette population etrange qui grouille dans le segment 0-1? Comme si sur le
segment 0-1 on disait: ouvert/ferme, vrai/faux, bien/mal, raison/irrationnel,
science/non-science. Entre ces deux poles il y a tout un espace intermCediaire
qui est reellement peuple, que la philosophie ne considere que rarement. Lorsque
Montaigne nous dit: "ondoyant et divers", il voit cet espace-la. Ce monde
intermiediaire, c'est mon monde. Je vais vous donner un exemple de ce que j'ai
fait ce matin, absolument ce matin4. J'essayais de comprendre dans le processus
de representation tragique ce qu'etait la catharsis d'Aristote, ce phenomene que
le spectateur est purge de ses emotions, de ses craintes quand il voit la tragedie.
Travaillant sur cette notion de catharsis, au detour d'une phrase, le terme purge
est venu naturellement sous ma plume, parce que purge veut dire purification.
Les theologiens autrefois avaient trouve le mot purgatoire comme espace inter-
mediaire entre l'enfer et le paradis. L'espace de la catharsis, l'espace de la purge,
ne pouvaient qu'etre un espace intermediaire. Toutes les philosophies que je
connais parlent de l'enfer et du paradis, de la raison pure ou de l'irrationnalite
comme chez Bachelard par exemple, ou de la science paradisiaque, ou de cette
poesie qui vient de l'inconscient. Eh bien, moi, mon domaine, c'est le purgatoire.
Q. Le purgatoire est un melange?
R. Oui, ce volume c'est le purgatoire. C'est le lieu de la purge, oui
le travail mele•,
est de se purifier, mais oui le melange est toujours l~.
indeffiniment
C'est l'espace mietis entre le paradis et l'enfer. Et je m'en suis apergu ce matin
seulement. Quel est votre monde? Je reponds: mon monde, c'est le purgatoire.
Q. C'est un tres beau mot, une tres belle metaphore.

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ENTRETIEN AVEC MICHEL SERRES 793

R. Je ne l'avais pas trouvee encore, je vous la donne, puisque c'est ce matin


seulement que j'ai retrouvlecette idee theologique simple d'espace intermediaire.
D'ailleur, le dieu que toute ma vie j'ai honore, puisque j'ai publie cinq livres
sous le vocable Hermes, c'est le mediateur. La philosophie de la communication
c'est cet espace intermediaire. J'ai toujours ete la, je crois. I1 est relativement
facile de trouver l'unite que je cherchais au depart de l'entretien. Dans le
Banquetde Xenophon, qui est l'autre Banquet par rapport a celui de Platon, on
demande a Socrate ce qu'est la philosophie. Cela a etonne tout le monde, car
'
Socrate dit: la philosophie c'est une entremetteuse. J'ai mis longtemps com-
prendre que c'etait vrai, que la philosophie c'est Hermes, mediateur entre deux,
comme exactement le fils est le mediateur entre le pere et la mere, le metis du
pere et de la mere.
Q. Le mot "multiple" que vous employez dans Genese reflete bien [...] ce
purgatoire, votre domaine, n'est-ce pas?
R. Cette multiplicite, c'est de nouveau cette espece de melange. Genese est
dans l'ordre du quantitatif ce qu'est Les Cinq Sens dans l'ordre du qualitatif. Les
Cinq Sens parle de cette espece de bariolage de couleurs ou d'odeurs; tandis que
Genese avait installe la meme problematique dans l'ordre du numeral, l'ordre
fractionnaire du multiple.
Q. J'avais prepare une question sur l'importance des valeurs litteraires par
rapport aux valeurs philosophiques, mais vous en avez deja parle.
R. Oui, mais je crois qu'on peut insister la-dessus. Il y a eu un artefact
universitaire, une espece de partage etrange entre celui qui aurait la technique
de la pensee et celui qui aurait la maitrise de l'ecriture. C'est comme si on faisait
la difference chez un ecrivain entre sa syntaxe et son style. Ils sont inseparables
l'un de l'autre: la logique est inseparable du style.
Q. Le support de la litterature est donc indispensable a la philosophie. Faut-
il necessairement passer par une formation litteraire?
R. La formule que je cite et que j'aimerais bien que vous souligniez, c'est de
dire: seule la philosophienous apprendque la litt&rature
est plus profondeque la
philosophie. C'est une formule a double entree pour faire voir qu'elles sont
inseparables. Cultiver la philosophie donne la vraie profondeur. J'ai lu tres
attentivement toute l'oeuvre de Maupassant dernmirement pour m'apercevoir
qu'enormement d'idees que la philosophie a mis un siecle de plus a faire
emerger de l'inconnu, comme les theses de Heidegger par exemple, sont dej*
chez Maupassant avec cette espece d'intuition et de forme litteraire que cela
peut avoir. Je ne crois pas que l'une soit prioritaire sur l'autre, je crois reellement
que nous devons apprendre les deux en meme temps comme formation. Mais
je voudrais ajouter que l'une et l'autre sont en peril si elles ne font pas attention
a l'actualite du recentrage culturel. La culture a desormais pour centre la science.
C'est un c6te de mon travail que j'ai toujours conserve: une tres grande attention
a l'evolution contemporaire, a ce qui fait notre histoire actuelle, a la recherche
scientifique.
Q. Oui, les sciences occupent une place importante dans votre reflexion.

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794 FRENCH REVIEW

Vous cherchez ce "passage" entre les sciences exactes et les sciences humaines.
Vous l'avez enonce dans votre livre Le Passage du Nord-Ouest. Pourriez-vous
e'laborersur ce point?
R. Theoriquement c'est toujours le meme probleme. C'est la aussi un espace
intermediaire, un purgatoire. D'autre part ce livre peut servir d'aide, dans ce
qui fait l'actualitie de l'evolution de la pensee. Je peux dire avoir vecu le
de'placement de ce centre de gravite qui se trouvait, un peu avant la guerre,
quoi qu'on fasse, dans les etudes litteraires. Le centre de la culture c'etait
quelque chose qui devait se trouver dans le triangle: latin, grec, langues vivantes;
ou philosophie, philologie, histoire, en gros ce que nous appelons maintenant
les sciences humaines. Apres la guerre, et de fafon tres accentu&e maintenant,
la centre de gravite se trouve du co6t des sciences: biologie, sciences un peu
plus dures comme la physique. II faut prendre acte, quand on est philosophe,
de cette recentration de la culture. Un philosophe qui serait ignorant de
l'evolution actuelle des sciences ne parlerait pas du present. C'est ce qui est
'
arrive Sartre. Sartre disait qu'il ietait engage et il n'a jamais fait de sciences.
Comment peut-on s'engager dans le monde contemporain si on ne sait pas un
mot de ce qui s'y passe? L'engagement n'est pas seulement politique. Je crois
que d'une certaine maniere la science a pris le leadership de la culture. II faut
accepter cela comme un acquis. C'est cette recentration qui m'intieresse.
Q. Est-ce cette recentration que vous avez voulu exprimer dans Les Cinq
Sens? Et pour revenir a la question que je vous posais au de'but de cet entretien:
ce livre constitue-t-il une sorte d'aboutissement de vos livres precedents?
R. Oui, c'est curieux, cela a iete plusieurs choses a la fois, Les Cinq Sens.
D'abord, puisque cet article va paraitre aux Etats-Unis, il faut que je le dise
parce que cela vous concerne. La philosophie dominante aux Etats-Unis, qui est
la philosophie analytique, comporte a certains egards ce que j'appellerais une
sorte d'idealisme linguistique qui consiste a dire que nous ne percevons rien
que sous les espices du langage. Et pas seulement aux Etats-Unis, mais a peu
pres partout le langage a pris une importance considerable en philosophie
depuis environ cinquante ans. Sartre parle des mots; Foucault, des mots et des
choses. Partout la philosophie du discours ou de l'Ycrituredomine. Que ce soit
en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, depuis disons, un demi-siecle, on ne
parle plus que du langage et c'est une de mes tristesses. Il n'y avait plus dans
les livres de philosophie, ni arbre, ni terre, ni herbe, ni nuage, ni cosmologie, ni
rien du tout. Cet idealisme linguistique amenait a dire qu'on ne pouvait plus
percevoir du bleu que par le mot bleu. A un certain moment une sorte de revolte
m'a pris contre cet univers austere d'equations et de formules. J'ai voulu dire:
si on repartait a zero et si on revenait comme les philosophes de la tradition au
sensoriel comme tel. Il y a une formule que j'ai oublie de dire dans Les Cinq
Sens, je profite de l'entretien pour vous le dire: s'il est vrai qu'on ne peut
percevoir que par des mots, eh bien, nous n'avons aucun mot pour les odeurs
puisqu'on dit: odeur de poire, odeur de prune. C'est-a-dire qu'on designe la
poire et la prune et non pas une odeur. Voila ce que j'ai voulu faire, et du coup

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ENTRETIEN AVEC MICHEL SERRES 795

c'est devenu un livre sur la drogue, sur l'education, sur un certain type de
morale du corps, sur presque tout ce que Platon n'aimait pas.
Q. C'est un livre qui a ete tres diffuse, avant meme que le Prix Medicis de
l'Essai vous soit attribue. II est reste sur la liste des best sellers pendant plusieurs
semaines au printemps 86 en France. Cela prouve que ce livre a du toucher un
point important.
R. Oui, c'est un livre qui a eu un certain impact. Il est en traduction un peu
partout, cela doit correspondre a un besoin tout a fait contemporain.
Q. Parlons de sa composition, il semble que vous ayez eu le dessein de
travailler en profondeur, en partant d'un sens, puis en y incorporant les suivants
pour montrer que les sens agissent ensemble. Cela se ressent dans le texte aussi,
les mots que vous employez comme: voile, toile, bofte, ont des ramifications,
peut-on dire, symboliques?
R. Oui, J'ai essaye d'utiliser 1) la composition, 2) le style les plus proches
de l'objet et de la theorie, pour obtenir un effet de vitrail, ou de juxtaposition
comme les facettes de l'oeil de la mouche, pour avoir un effet de multiplicite. Si
c'est cela etre poete, alors je le suis. Mais ce n'est pas que cela, c'est aussi
fabriquer un livre qui soit le plus fidele possible de ce qu'on decrit. Et cela, ga
s'appelle quand meme de la philosophie.
Q. Ce livre traduit bien la sorte d'evolution qui s'est deja produite dans le
gouit du public; et parmi les etudiants qui suivent votre pensee, ceux avec
lesquels je suis en contact par exemple, ce livre les a touches d'une fafon plus
directe.
R. J'avais aussi la preoccupation, dans l'evolution en question et dans ce
que j'ai appele tout a l'heure la ligne franpaise, de faire lisible. Vous parliez du
Carpaccio, je n'ecrirai plus jamais comme cela. Ce livre est beaucoup trop
difficile a lire, meme pour moi. Ecrire comme cela trop dense, trop technique,
trop serre, ne me parait pas maintenant un ideal. Je vais recrire sur Carpaccio,
parce que dans le cycle de Saint Etienne5 que vous connaissez, il y a reellement
une lapidation a la fin. Au milieu du cycle, Etienne est represente sur un socle
comme une statue. Pourquoi ce peintre a-t-il ete attire par le co6t statique de
l'histoire d'Etienne qui, quand on lit le texte des Actes des Apotres, ne s'impose
pas forcement? Dans ce texte, il n'y a pas de statue et Carpaccio en met une.
Q. Et, apres le livre sur la sculpture?
R. Je ferai un livre sur le temps. I1 est presque termine, je n'ai plus qu'a le
recrire.

CANISCIUS COLLEGE

Notes

1Voir la bibliographie des oeuvres de Michel Serres citee.


2 Le Corpus des oeuvres de philosophie en langue franpaise est publie par les Editions Fayard sous
la direction de Michel Serres. Cette entreprise se propose de republier tous les textes philosophiques
franmaisdu seizieme au vingtieme siecle.

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796 FRENCH REVIEW

3
Michel Serres, dans son livre Genese (Paris: Grasset, 1982), utilise ce mot et l'explique en ces
termes: "I1signifiait en vieux franpais, bruit, tapage et dispute, I'anglais nous emprunte le bruit,
nous ne gardons que la fureur' (31).
4 Cet entretien a 6te enregistre a Paris en juin 1986.
' Michel Serres fait allusion aux quatre toiles peintes par Carpaccio qui racontent la vie de Saint
Etienne. Dans son livre Esthitiques sur Carpaccio(Paris: Hermann, 1975), il commente celle intitulee
Pridication de Saint Etienne aIJrusalem (75-99).

Bibliographie
CEuvresde Michel Serres:
Aux editions Grasset:
Feux et signaux de brume. Zola, 1975; Le Parasite, 1980; Genese, 1982; Rome: le livre des fondations,
1983; Les Cinq Sens, 1985.
Aux 6ditions de Minuit:
Hermes I. La Communication, 1969; Hermes II. L'Interfirence,1972; Hermes III. La Traduction, 1974;
Hermes IV. La Distribution, 1977; Hermes V. Le Passage du Nord-Ouest, 1980; Jouvences; sur Jules
Verne, 1974; La Naissance de la physique dans le texte de Lucrece:fleuves et turbulences, 1977.
Aux 6ditions Hermann:
Esthetiques sur Carpaccio, 1975; Auguste Comte:legons de philosophie positive, 1975
Aux 6ditions Flammarion:
Detachement, 1983.
Aux 6ditions Presses Universitaires de France:
Le Systeme de Leibnizet ses modHlesmathematiques, 1968.

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