BOURDIEU Le Mystère Du Ministère
BOURDIEU Le Mystère Du Ministère
BOURDIEU Le Mystère Du Ministère
2001/5 - no 140
pages 7 11
ISSN 0335-5322
La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites des
conditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votre
tablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire que
ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur en
France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.
Cet article est disponible en ligne ladresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_140&ID_ARTICLE=ARSS_140_0007
2001/4 - 140
ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-052932-7 | pages 7 11
Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 179.236.29.41 - 23/11/2013 17h30. Le Seuil
Le mystre du ministre
Des volonts particulires la volont gnrale
Une multitude dhommes devient une seule personne quand ces hommes sont
reprsents par un seul homme ou une seule personne, de sorte que cela se
fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car
cest lunit de celui qui reprsente, non lunit du reprsent, qui rend une la
personne.
HOBBES, Lviathan.
7
PIERRE BOURDIEU
clairante des Leons de sociologie de Durkheim : des individus qui vont les uns derrire les autres
Pour que les suffrages expriment autre chose que les dfiler devant lurne , et en suspendant pour un
individus, pour quils soient anims ds le principe moment , le temps dun choix, tous les liens sociaux,
dun esprit collectif, il faut que le collge lectoral l- entre le mari et la femme, le pre et le fils, le patron et
mentaire ne soit pas form dindividus rapprochs lemploy, le paroissien et le cur, le matre et llve,
seulement pour cette circonstance exceptionnelle, qui et, du mme coup, les dpendances et les promesses
ne se connaissent pas, qui nont pas contribu se (comment vrifier, mme au sein dun groupe dinter-
former mutuellement leurs opinions et qui vont les connaissance ou dun corps, si tel ou tel a tenu ses
uns derrire les autres dfiler devant lurne. Il faut au engagements ?), il rduit les groupes une srie dto-
contraire que ce soit un groupe constitu, cohrent, talise dindividus dont lopinion ne sera plus
permanent, qui ne prend pas corps pour un moment, quune agrgation statistique dopinions individuelles
un jour de vote. Alors chaque opinion individuelle, individuellement exprimes. On pense lutopie de
parce quelle sest forme au sein dune collectivit, a Milton Friedman qui, pour saisir le point de vue des
quelque chose de collectif. Il est clair que la corpora- familles propos de lcole, propose de distribuer des
tion rpond ce desideratum. Parce que les membres bons permettant dacheter des services ducatifs four-
qui la composent y sont sans cesse et troitement en nis par des entreprises concurrentes : Les parents
rapport, leurs sentiments se forment en commun et pourraient exprimer leur point de vue sur les coles
expriment la communaut 2. Durkheim pose quon directement, en retirant leurs enfants dune cole et
ne peut sparer le vote de ses conditions sociales de en les envoyant une autre, beaucoup plus largement
production et, plus prcisment, que la forme et le que ce nest possible aujourdhui 3 . Cest traiter
contenu dune action politique sont insparables du laction politique comme lachat dun bien ou dun
mode dexistence du groupe dans lequel elle est pro- service, prise de position religieuse ou politique,
duite. Et il oppose ainsi dun ct le rassemblement chane de tlvision ou magasin, bref, comme une
occasionnel dindividus qui vont un par un, singuli, forme daction conomique. Et on ne peut pas ne pas
dfiler ltat isol dans lisoloir, sans avoir pralable- voquer aussi le modle que propose Albert Hirsch-
ment coopr pour produire leurs opinions, et de man, en gnralisant une exprience de consomma-
lautre, un groupe permanent et intgr, un corps, teur affront un lemon (mauvais produit), celui du
capable de travailler collectivement produire une choix entre exit, quitter le jeu, changer de boutique,
opinion vritablement collective. et voice, rester en protestant, en faisant valoir des cri-
Quoi que lon pense de la philosophie corporatiste tiques ou des revendications, qui napparat comme
quil oppose la philosophie librale du vote comme une alternative tranche quaussi longtemps que lon
choix libre et individuel, Durkheim a le mrite de reste dans la logique de laction individuelle4.
Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 179.236.29.41 - 23/11/2013 17h30. Le Seuil
montrer que lon peut distinguer le mode de production Dans cette logique, qui est celle du vote mais aussi du
8
LE MYSTRE DU MINISTRE
des tessres ou des jetons, sont additionnes, passive- Il sensuit que la logique du vote, que lon tient com-
ment, sans que rien ne soit fait chacune delles. Le munment pour paradigmatiquement dmocratique,
mode de pense statistique convient parfaitement est doublement dfavorable aux domins : dune part,
bien en ce cas comme toutes les fois quil sagit de les agents ne possdent pas tous au mme degr les
comprendre des actions dont la ncessit simpose instruments, notamment le capital culturel, qui sont
dans et par lanarchie des actions individuelles ncessaires pour produire une opinion dite person-
(comme dit Engels propos du march), des actions nelle, au double sens dautonome et de conforme la
comme celles que Max Weber appelle uniformes, ou particularit des intrts attachs une position parti-
par similitude, et dont la limite est la conduite des culire (ce qui signifie que le vote ne deviendra vrai-
gens qui ouvrent leur parapluie devant une averse5. ment le suffrage universel quil prtend tre que lors-
La logique de lagrgation, qui est au cur de la pen- quon aura universalis les conditions daccs
se statistique, et aussi conomique, suppose des luniversel) ; dautre part, le mode de production ato-
conditions de validit, qui impliquent du mme coup mistique et agrgatif cher la vision librale est favo-
des limites. Elle simpose toutes les fois que les rable aux dominants qui, parce que les structures de
groupes sont rduits ltat dagrgats, ensembles lordre social jouent en leur faveur, peuvent se
dlments juxtaposs, agrgs, agglomrs, qui, contenter de stratgies individuelles (de reproduc-
comme les individus prsents un moment donn tion), alors que les domins nont quelque chance de
dans la salle des pas perdus dune gare, coexistent sarracher lalternative de la dmission ( travers
partes extra partes, tels les grains dun tas de sable, labstention) ou de la soumission qu condition
sans communiquer ni cooprer la faon des dchapper la logique, pour eux profondment ali-
membres dun groupe mobilis en vue dune action, nante, du choix individuel.
politique ou autre. (Lanalyse statistique des opinions Mais les leons de lexprience historique, celle des
individuelles, par lenqute ou par le sondage, appr- tats sovitiques notamment, et les enseignements de
hende les ensembles soumis lanalyse comme des lanalyse ninclinent pas la recherche dun mode de
agrgats et elle contribue les constituer comme tels ; formation des opinions aussi peu ingalitaire que pos-
la technique de lchantillon alatoire, qui repose sur sible cest--dire capable de donner tous des
le mme prsuppos, a pour effet, sauf prcautions chances gales de produire et dimposer des opinions
spciales dans le traitement des donnes ainsi conformes leurs intrts sen remettre incondi-
construites, de faire abstraction du poids fonctionnel tionnellement lautre mode de production et dex-
des units que la slection alatoire traite comme pression des opinions, collectif cette fois, qui est
substituables, anantissant par l les structures, celles fond sur la dlgation des institutions spcialement
des champs par exemple.) La logique statistique ou amnages pour produire et exprimer les revendica-
Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 179.236.29.41 - 23/11/2013 17h30. Le Seuil
agrgative ne vaut parfaitement que lorsquun tions, les aspirations ou les protestations collectives,
9
PIERRE BOURDIEU
contestation la fois unitaire et collective, cohrente thtrale, font passer les malaises et les souffrances
et puissante. Les membres dun groupe jusque-l unis tacites, les aspirations et les attentes inexprimes, de
par un accord tacite fond sur une connivence, comme ltat implicite ltat explicite, lopinion exprime,
dit Weber, une complicit profonde dans la souffrance rendue publique, ffentlichkeit, disposent dun pou-
ou le malaise inexprim, parfois honteux (comme voir absolu de cration, puisquils font, dune certaine
dans le cas des populations symboliquement stigmati- faon, exister le groupe en tant que tel, en lui
ses), accdent lexistence publique et lefficacit donnant un corps, le leur, un nom, le sigle, substitut
politique au travers de paroles ou de conduites sym- quasi magique du groupe, la faon du sigillum
boliques dont lexemple privilgi est la manifestation. authenticum, du sceau qui garantissait la validit des
Les mots, mots dexplicitation qui font voir et font actes solennels du pouvoir royal, des mots qui sont
croire, ou mots dordre, qui font agir et de faon des mots dordre capables de le manifester. Pour pro-
concerte, sont des principes unificateurs de la situa- duire cet effet, ils doivent dtenir un pouvoir sur le
tion et du groupe, des signes mobilisateurs permet- groupe quils tiennent du groupe, pouvoir de mobili-
tant de constituer la situation et de la constituer sation comme pouvoir de manifester le groupe en tant
comme quelque chose de commun au groupe, contri- que groupe visible et efficient, quils doivent au
buant par l constituer le groupe. Ceci du moins groupe mobilis sur lequel il sexerce. Par ce pouvoir,
selon les reprsentations que la tradition progressiste qui reproduit par surcrot le principe de son efficacit,
na cess dopposer au mythe de la main invisible , ils affirment et redoublent la dlgation de pouvoir
et qui sont autant de variantes, pour une part dont ils font lobjet. Cette circulation circulaire
mythiques, elles aussi, de la figure rousseauiste du mconnue de la reconnaissance est au principe du
Lgislateur capable dincarner et dexprimer une capital et du pouvoir symbolique que le mandataire,
volont gnrale irrductible la volont de symbole exerant une action symbolique de renforce-
tous , obtenue par simple sommation des volonts ment du symbole (comme le drapeau et tous les
individuelles. emblmes du groupe), dtient sur le groupe dont il
Par opposition la parole individuelle, cri, protesta- est le substitut incarn, lincarnation. Ce capital sym-
tion, la parole du porte-parole est une parole autori- bolique se trouve ainsi concentr, invitablement, en
se qui doit son autorit au fait que celui qui la parle sa personne qui, dans et par son existence reconnue
sautorise du groupe qui lautorise parler en son (de mandataire, dput, prsident, ministre ou secr-
nom. Quand parle le porte-parole, cest un groupe qui taire gnral), arrache le groupe linexistence du
parle travers lui, mais qui existe en tant que groupe simple agrgat, symbolise par le dfil des votants
travers cette parole et celui qui la porte. Le porte- isols dans la solitude de lisoloir.
parole est une solution au problme typiquement Si lon se situe maintenant au point de vue de celui
Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 179.236.29.41 - 23/11/2013 17h30. Le Seuil
durkheimien de lexistence du groupe par-del les qui na pas dautre recours que de dlguer, on voit
10
LE MYSTRE DU MINISTRE
souvent chapper lune ou lautre forme de limpuis- raient pas si on ne parlait pas pour eux ; qui ne peu-
sance srielle celle de la sortie ou de la protestation vent avoir de stratgies efficaces que collectives, et
individuelle, voire mme celle de la ptition destine fondes sur un travail collectif de construction de
obtenir des dlgus et des porte-parole, qui, pour lopinion et de son expression. On ne peut sortir
comble, sautorisent deux, un changement de dis- vraiment de laddition mcanique de prfrences
cours et de politique quen instituant une nouvelle quopre le vote quen traitant les opinions non
organisation, expose elle-mme, en tant que dten- comme des choses susceptibles dtre mcanique-
trice du monopole de la protestation lgitime, susci- ment et passivement additionnes, mais comme des
ter de nouvelles protestations et de nouvelles dser- signes qui peuvent tre changs par lchange, par la dis-
tions hrtiques. Telle est lantinomie de lglise cussion, par la confrontation, le problme ntant
rforme qui, ne de la protestation collective contre plus celui du choix, comme dans la tradition librale,
lglise, constitue la protestation en principe dune mais celui du choix du mode de construction collec-
nouvelle glise, appelant, en tant que telle, la protes- tif des choix (quand un groupe, quel quil soit, a
tation. Destin qui est aussi celui des sectes du monde produire une opinion, il est important quil sache
politique, groupuscules, tendances, courants ou fac- quil a produire dabord une opinion sur la manire
tions, qui, issues de la scission, sont voues une de produire une opinion). Pour chapper lagrga-
scissiparit indfinie. tion mcanique des opinions atomises sans tomber
Lantinomie est-elle indpassable ? Est-il possible de dans lantinomie de la protestation collective et
dominer les instruments quil a fallu mettre en uvre apporter ainsi une contribution dcisive la
pour sarracher limpuissance rvolte de lexistence construction dune vritable dmocratie , il faut tra-
atomise et dtotalise et mme lanarchie des stra- vailler crer les conditions sociales de linstauration
tgies individuelles ? Comment le groupe peut-il ma- dun mode de fabrication de la volont gnrale
triser (ou contrler) lopinion exprime par le porte- (ou de lopinion collective) rellement collectif, cest-
parole, celui qui parle au nom du groupe, et en sa -dire fond sur les changes rgls dune confronta-
faveur, mais aussi sa place, qui fait exister le groupe tion dialectique supposant la concertation sur les ins-
en le prsentant et en le reprsentant mais qui, en un truments de communication ncessaires pour tablir
sens, tient ou prend la place du groupe ? La question laccord ou le dsaccord et capable de transformer les
fondamentale, quasi mtaphysique, tant de savoir ce contenus communiqus et ceux qui communiquent.
que cest que de parler pour des gens qui ne parle- septembre 2001
Document tlcharg depuis www.cairn.info - - - 179.236.29.41 - 23/11/2013 17h30. Le Seuil
11