Cahiers de Socio Linguist I Que 6
Cahiers de Socio Linguist I Que 6
Cahiers de Socio Linguist I Que 6
de
Thierry Bulot, Ccile Bauvois et Philippe Blanchet
Sociolinguistique Urbaine
Variations linguistiques : images urbaines et sociales
Publi avec le concours du District de Rennes, du Conseil Gnral dIlle-et-Vilaine et du
Conseil Scientifique de lUniversit de Rennes2
Cahiers de Sociolinguistique
n6
Presses Universitaires de Rennes
Ce volume rassemble les textes produits loccasion de la deuxime Journe
Internationale de Sociolinguistique Urbaine qui sest tenue luniversit de
Rennes 2 (CREDILIF) le 23 novembre 2001 et intitule Variations linguistiques :
images urbaines et sociales.
Le comit scientifique de cette deuxime session est compos de (par ordre
alphabtique) : Ccile Bauvois (Universit de Mons/ Belgique), Claudine Bavoux
(Universit de La Runion/ France), Philippe Blanchet (Universit de Rennes 2/
France), Thierry Bulot (Universit de Rouen/ UPRESA CNRS 6065/ France),
Claude Caitucoli (Universit de Rouen/ UPRESA CNRS 6065/ France), Michel
Francard (Universit catholique de Louvain/ Belgique), Gudrun Ledegen
(Universit de La Runion/ France) et Marie-Louise Moreau (Universit de
Mons/ Belgique).
Mis en page sous la responsabilit des Cahiers de Sociolinguistique
Presses Universitaires de Rennes et Cahiers de
Sociolinguistique
ISBN 2-86847-653-8
Dpt lgal : deuxime semestre 2001
Achev dimprimer par le Service de reprographie de
luniversit de Rennes 2
Thierry BULOT
UMR CNRS 6065 / Universit de Rouen (France)
Chercheur associ au CREDILIF EA3207/ Universit de Rennes 2 (France)
LESSENCE SOCIOLINGUISTIQUE DES TERRITOIRES
URBAINS : UN AMNAGEMENT LINGUISTIQUE DE LA
VILLE ?
Le genre introductif permet plus de libert dcriture que celui gnralement
imparti aux articles. Cest pourquoi, cette introduction, sans manquer au devoir de
prsentation dun contenu gnral et des contributions, tente de situer les Journes
Internationales de Sociolinguistique Urbaine (JISU)
1
dans le dbat qui anime en
ce moment la sociolinguistique franaise en gnral. Cette rflexion, initie au
colloque de Tours (2000), questionne effectivement et actuellement les rles et
tches sociaux du sociolinguistique et de sa discipline. Pour la part qui me
concerne -et cela associe les JISU passes, en cours et venir- la sociolinguistique
urbaine relve dune problmatisation amnagiste des ralits socio-
langagires. Cest pour le cas, la thse que je soumets ici discussion autour
dune brve rflexion sur la discursivit des territoires urbains.
POUR UNE SOCIOLINGUISTIQUE REPLACE
La juxtaposition de termes et de concepts aussi diffrents que territoires,
amnagement linguistique et ville ne procde pas dun seul effet dannonce ; elle
signifie fondamentalement que lune des tches actuelles du sociolinguiste et,
partant, de la sociolinguistique (quelle soit dite urbaine ou non) est tout autant
apporter une connaissance des systmes linguistiques, mergents ou en continuit,
issus de la culture urbaine, que produire de lintelligibilit sociale sur un terrain
tendu socialement : la ville. La dimension linguistique (la part socio-langagire)
est tout bonnement absente des discours politiques et urbanistiques relatifs aux
projets - tout terme confondu- sur lamnagement du territoire et les politiques
1
Les Journes Internationales de Sociolinguistique Urbaine inities Mons en 1999 ont pour
premire vocation de permettre la confrontation de points de vue scientifiques et mthodologiques
sur des thmes et des concepts relevant de l'urbanit, de l'urbanisation linguistique et plus
largement de tout fait sociolinguistique induit du modle culturel urbain.
THIERRY BULOT
6
urbaines en relevant
2
. Toutes approches et analyses confondues, les
argumentations discursives placent le territoire (national, rgional et
particulirement urbain) au centre des ncessits dune intervention ;
conceptualis, le terme est pens dans ses discours comme une donne, autrement
dit mis en mots et en contexte comme une valeur socitale acquise, inluctable. Le
territoire ainsi pos est celui du discours dominant, celui des institutions et/ou du
groupe culturellement hgmonique.
Le titre que je donne cette introduction tablit que la dfinition naturelle
3
-
et de fait sociolinguistique- des territoires urbains est lentre par laquelle la
sociolinguistique peut intervenir scientifiquement dans le champ des tudes
urbaines et socialement sur celui de lamnagement raisonn des villes.
Il ne sagit pas seulement de vouloir penser une nouvelle perspective
dtudes et de recherche ; il est davantage question
a) daffirmer la ncessit de continuer questionner les rapports entre les
langues ou entre les diffrentes formes dune mme langue (ce que notre
discipline sait dj faire) mais sous langle des contraintes du terrain
urbain, et
b) denvisager pleinement ce que les discours
4
pilinguistiques rvlent des
tensions (Ostrowestsky, 1996), font tat des usages des espaces socio-
nonciatifs, et mettent en scne, en quelque sorte spectacularisent,
lurbanisation linguistique.
Cest ainsi, quil nest pas (ou plus) suffisant, mon avis, de poser la ville
comme un seul espace social dont la fonction dominante serait lintgration (et
son corollaire lexclusion), fonction manifeste la fois par une htrognit
langagire constitutive de toute communaut sociale
5
et par une mobilit
linguistique que le sociolinguiste aurait pour tche unique de rendre homogne et
reprable pour son domaine de connaissance et sa communaut de recherche. Il
faut au moins la penser comme une matrice discursive fondant des rgularits
plus ou moins consciemment licites, vcues ou perues par ses divers acteurs ;
rgularits sans doute autant macro-structurelles (entre autres lorganisation
sociale de lespace) que plus spcifiquement linguistiques et langagires. Mais
cela ne rend pas davantage compte de la dynamique en cours, celle relevant de
lurbanisation comme phnomne plus global.
2
Il suffit pour cela de lire les textes officiels sur la question quil sagisse de discours
gouvernementaux (Jospin, 2000) ou Communautaires (Athnes, 1998). Plus rcemment, on peut
consulter le numro 3 de la Revue franaise des Affaires Sociales (2001) qui consacre sa livraison
aux territoires de la politique urbaine. Ils y sont nettement prsents comme enjeux et moyens de
lintervention (Chabrol, Leclerc, 2001 :12).
3
Voir Bulot (2001b) pour le recours mthodologique la dfinition naturelle en sociolinguistique
urbaine.
4
Privilgier une approche discursive de la ville est poser dabord, pour la sociolinguistique, une
problmatisation ncessaire du fait urbain (qui est un terrain et pas seulement un lieu denqute) et
interroger ensuite, pour le sociolinguiste, la place qui peut ou qui doit tre la sienne dans la cit
(Mose, 2000 : 45) autrement dit dans la socit civile.
5
Louis Jean Calvet (1994) pose fort justement la ville comme une communaut sociale (que lon
aborde dun point de vue linguistique) et non comme une communaut linguistique, ce qui serait
nier la ralit socio-langagire de lespace citadin.
LESSENCE SOCIOLINGUISTIQUE DES TERRITOIRES URBAINS
7
La sociologie urbaine (Rmy et Leclerc, 1998 / Rmy et Voy, 1992) a
particulirement montr lefficience conceptuelle et descriptive de lurbanisation
comme la valorisation de la mobilit spatiale ; rapporte la sociolinguistique et
aux faits langagiers en gnral, une urbanisation sociolinguistique serait alors la
prise en compte du dynamisme de lespace urbain (investi par les divers discours
sur les appropriations identitaires via la langue et sa variation perue) pour ce
quil dsigne et singularise : une mobilit spatiale mise en mots, value
socialement en discours, et caractrise en langue. Au-del des modles -toujours
interrogeables- tentant dexpliquer lmergence des formes linguistiques et des
dialectes urbains (Trugill, 1986 / Andersen, 1988, par exemple) et qui rsolvent
partiellement la question autour de la densit des rapports sociaux facilitant le
changement linguistique, il semble possible de travailler la co-variance entre
langue et socit sous langle des pratiques langagires (Bautier, 1995) et des
reprsentations sociolinguistiques urbanises, autrement dit de mener des
recherches sur les espaces discursifs
6
qui sont lessence sociolinguistique des
territoires urbains.
Envisager ainsi lapproche des territoires urbains renvoie bien entendu
leur diversit et leur multiplicit dans lespace communautaire ; elle renvoie
surtout la conviction pistmique dune altrit discursive perue comme la
fois rsultante et comme dimension de lespace social urbanis. Les analyses
discursives sur les langues que Claudine Mose (Mose, 2000 : 47) appelle de ses
vux pour renouveler lapproche de la politique linguistique sont celles qui sont
ici nommes. Dans la dynamique propre de lurbanisation sociolinguistique,
lanalyse du discours sur le territoire et partant de son appropriation -la
territorialisation (Bulot et Tsekos, 1999)- est concevoir thoriquement laune
dau moins trois principes directeurs :
a) la perception dautrui car reprsente en discours, le territoire dit
constitue le locuteur en sujet et acteur de son espace nonciatif ; la
perception dautrui tant la perception dun espace diffrenci renvoye
de lautre lun.
b) la polyphonie dans la mesure o elle est inhrente toute activit
discursive. Non seulement chaque mot (catgorie urbaine, dnomination
des formes langagire, dsignation des lieux,) est lourd des sens
donns parce que son emploi renvoie dautres discours, mais encore il
nest demploi qui ne renvoie la matrice discursive que constitue
lespace citadin.
c) linteraction parce que lespace dchange (concrtement considrer
comme le produit peru ou vcu de la mobilit spatiale) territorialis
ainsi produit ne peut ltre quen interaction de deux discours, autrement
dit quil est un niveau de la matrialit urbaine qui -sans nier dautres
niveaux de matrialit- nest que discursive.
6
Daniel Baggioni (1994) avait juste titre propos le concept despace dnonciation pour
comprendre et cerner lespace produit dans des situations dinteractions sociales entre locuteurs
plus ou moins indtermins sinon par leur appartenance atteste un mme espace gographico-
identitaire.
THIERRY BULOT
8
De fait, le pauvre jeu de mots du titre
7
illustre une part non-ngligeable des
spcificits de la sociolinguistique urbaine (voir Bulot, 2001b) : la primaut
donne lapproche de la variation langagire et linguistique pour comprendre et
analyser lorganisation territoriale des espaces urbains. Autrement dit, il
manifeste non seulement lindispensable intrt du sociolinguiste pour les faits
variationnels (sans lequel sa propre identit scientifique perd tout sens), mais
encore quil est primordial de percevoir et de faire percevoir aux diffrents acteurs
de la ville ce que ces mmes faits mis en discours donnent dire des rapports
sociaux. En dautres termes, quil est concevable de faire valeur des discours
pilinguistiques urbaniss pour contribuer amnager les espaces, pour tenter un
amnagement linguistique du territoire urbain
8
.
De fait, une sociolinguistique replace est une sociolinguistique qui se
recentre sur les rponses donner lexclusion des minorits sociales en milieu
urbanis. Replace car pour lheure elle nest pas ou trop peu dans les projets
de politiques urbaines quand pourtant elle a toute lgitimit scientifique (ou tend
lacqurir) pour y intervenir. Lune des vocations des Journes Internationales de
Sociolinguistique Urbaine est prcisment de rassembler les chercheurs et
chercheures sur les thmes impartis lurbanit linguistique pour confronter des
points de vue thoriques et mthodologiques (le discours scientifique ne saurait
chapper aux conditions de production discursives dominantes) et proposer des
expertises aux dtenteurs/ locuteurs lgitimes ou non des discours sur la ville. Sur
le moyen terme, il faut pouvoir tre en mesure dnoncer des propositions
dpassant le simple jeu dchanges intellectuels pour aller vers la socit civile,
arms dune connaissance situe et contraste du terrain.
VARIATIONS LINGUISTIQUES : IMAGES URBAINES ET
SOCIALES
La deuxime Journe Internationale de Sociolinguistique Urbaine de
Rennes reprend pour partie, par les thmes abords, ces proccupations liminaires.
Au travers des onze villes (au sens sociolinguistique despace discursif urbanis)
tudies, des situations socio-langagires trs diverses ont t questionnes :
Ouagadougou (Bernard Zongo) un groupe de jeunes tudiants ivoiro-burkinabs
(perus comme des trangers) marqus par un discours sgrgatif se constitue en
groupe social, construit ses marques langagires et territoriales ; Lille (Tim
Pooley) les immigrations (ancienne et rcente) ont chang (dpicardisation) et
changent l encore les comportements linguistiques mais tout autant les
reprsentations sur la langue et ses variantes. Marseille (Mdric Gasquet-
Cyrus) tudie les effets de territoire sur les attitudes mises au sujet du provenal ;
dans un contexte prgnant didentification autocentre la langue, les
dnominations et reprsentations de cette mme langue au sein dun quartier (La
Plaine) de Marseille illustrent, entre autres, les rapports complexes et les
7
Il y aurait plusieurs sens sociolinguistiques des territoires urbains
8
ce propos et par exemple, les travaux de Vincent Lucci et de son quipe (Lucci, 1998)
Grenoble ou ceux plus rcents de Marie-Jos Dalbera-Stefanaggi (Dalbera-Stefanaggi M.-J, 2001)
sur Ajaccio montrent que les crits urbains ne sont autres que des faits glottopolitiques (voir
Guespin L., Marcellesi J.-B.(1986) pour la rfrence ce dernier concept), que des moments plus
ou moins stabiliss de la gestion socio-langagires des espaces.
LESSENCE SOCIOLINGUISTIQUE DES TERRITOIRES URBAINS
9
dcalages ncessaires entre les pratiques linguistiques et les discours sur les dites
pratiques. Saint-Etienne-Du-Rouvray, dans la banlieue de Rouen, (Fabienne
Melliani) ltude des productions discursives des jeunes issus de limmigration
maghrbine montre comment se joue la disqualification de l'espace tandis qu'en
effet de miroir la relgation rsidentielle structure des processus identitaires
suscits par un sentiment d'exclusion. Le lecte de Beni-Mellal, ville du Maroc et
ville-rfrence de la plaine du Tadla, (Sad Bennis) joue le rle de langue idale
des locuteurs non citadins de la zone en question. Lespace discursif construit est
en quelque sorte le produit dune double dtermination identitaire : spatiale avec
la distance gographique la ville et linguistique avec la distance la norme
urbaine. Rabat, ville capitale du Maroc, (Leila Messaoudi) les mouvements
migratoires anciens (andalous) et rcents (rural) contribuent mettre en place une
nouvelle identit urbaine mais recomposent pareillement le territoire urbain par
les formes qui lui sont attribues. En fait Rabat un nouveau parler urbain semble
en mergence. Les travaux sur lidentification rciproque des locuteurs rennais et
nanciens (Nigel Armstrong) mis en regard avec la situation anglaise montrent
une relle diffrence entre les deux situations nationales : en France (en fait en
zone dol) les villes ne semblent pas tre devoir tre caractrise par un accent
tandis que a contrario, en Grande Bretagne, lidentification dun locuteur anglais
permet de reconnatre nettement son origine citadine. La discussion reste certes
ouverte mais interroge un certain nombre de travaux. Salazie, dans lle de La
Runion, (Gudrun Ledegen) lurbanisation linguistique induit des comportements
langagiers spcifiques des jeunes semi-ruraux . Les parlers jeunes ne sont pas
homognes sur lensemble de lle mais sont rapports une norme pour partie
endogne et pour partie exogne. Les territoires symboliques sont bien entendu ici
lenjeu premier de lappropriation / production ditems jeunes . Sal, ville du
Maroc, (Mohammed El Himer), se joue une identit urbaine diffrenciatrice de la
ville sur et phare voisine : Rabat, la capitale nest spare delle que par
un fleuve. Lexode rural a, comme dans dautres lieux analogues, provoqu un
brassage linguistique et un questionnement de la norme de prestige.. Enfin, au
Cap, capitale dAfrique du Sud (Mozama Mamodaly), le quartier District Six
nexiste plus : il a disparu en 1966. Cependant il demeure intressant par le
vernaculaire qui sy est mis en place pour la fois assurer la communication
interne mais aussi pour marquer une identit culturelle spcifique.
POUR CONCLURE
9
: LA DISCURSIVIT
Les contributions prsentes questionnent effectivement deux faits :
lurbanisation et le territoire, qui ressortissent au linguistique, la langue et ses
usages et plus largement la praxis linguistique. Quil sagisse de reprsentations
sociolinguistiques (les accents, les parlers distincts et distinctifs,) ou de
pratiques linguistiques (mergence de vernaculaires, de formes de prestige,),
dans un lieu urbanis donn, lancrage territorial mis en mots donne sens une
9
Il serait sans doute inconvenant de terminer cette introduction sans remercier tous les membres
des comit dorganisation et scientifique de la deuxime Journe Internationale de
Sociolinguistique Urbaine, ainsi que (sans diminuer la part de chacun) particulirement Ccile
Bauvois (la co-initiatrice avec moi-mme des J.I.S.U.) Gudrun Ledegen, Philippe Blanchet et
collectivement le CREDILIF/Rennes2 qui a accueilli cette deuxime session.
THIERRY BULOT
10
identit urbaine fonde sur un double procs didentification et de diffrenciation
sociolinguistique.
Il est en effet devenu partiellement trivial
10
de poser que tout locuteur (et,
partant, tout locuteur collectif
11
sur un tel thme) met diversement en mots
lespace urbain ; est alors discursivise une paisseur (Castells, 1981) lie
lhistoire, lorganisation sociale acquise et en cours, la spectacularisation des
rapports sociaux anciens et nouveaux, , et que lon doit rapporter aux pratiques
langagires, tant il est certain pour ce mme locuteur
a) que son discours sera imprgn de ses propres usages spatiaux, de sa
propre histoire sociale,
b) et quil mettra subjectivement en mots les structures socio-spatiales
prexistant toute nonciation. Une ville peut certainement tre une
communaut sociale et supporter/ permettre une identification pertinente
mais on sait par ailleurs quil ne serait tre question de la penser comme
une seule entit spatiale.
Non seulement chacun peut percevoir diffremment lespace urbain, mais
plus encore lespace urbain communautaire est travers par des fractures qui le
constituent, par des discours qui le produisent. Dune certaine manire, lespace
produit par le lien (videmment social mais aussi socital) entre au moins deux
lieux (des points perus comme tels sur une surface de dplacement effective ou
reprsente) est la fois le lieu symbolique de lappartenance une mme entit
urbaine et, la fois, ce qui permet aux diffrents groupes sociaux dentrer dans la
dynamique identitaire de la diffrenciation. On peut constater nettement des
espaces multiples, fonctionnellement diversifis et en relation dinclusion/
exclusion partielle ou totale. Les territoires
12
, en tant que processus constants
dappropriation identitaire, sont, ds lors, certes multiples et complexes mais plus
encore (Tizon, 1996) pertinents pour tout acteur, circonscrits (mme si les limites
en sont plus moins nettes) et mis en mots de lhtrognit constitutive de
lespace social.
Les sens des territoires urbains sont ceux qui procdent spcifiquement et
respectivement des relations entre les diffrents groupes sociaux, ils sont les
discours tenus autour de la ncessit concomitante de sidentifier et de se
diffrencier. Rapports au langagier, ils sont le produit de la confrontation entre
les lieux, entre les discours tenus sur ces lieux (leur valeur sociale), et entre les
pratiques langagires et linguistiques attribus chacun de ses lieux.
Lessence sociolinguistique des territoires urbains, quant elle, est
radicalement la discursivit dans ce quelle renvoie la production langagire des
diffrents niveaux dune altrit dialogique. Altrit, o la ville est un espace
forcment subjectif mais ncessairement objectiv dans tous les discours : tout
comme le lieu fait rfrence et repre de lespace topographique, la langue (et plus
exactement ses reprsentations auto et htrocentres) fait rfrence -fantasme ou
non- du lieu et du locuteur identifi(s).
10
En tous cas, la gographie sociale, la sociologie urbaine ont dj largement aborde la question.
11
La linguistique sociale (Marcellesi et Gardin, 1974) a propos initialement un locuteur-
intellectuel collectif porteur dun discours collectif. Il est concevable de parler de locuteur collectif
pour toute forme discursive porteuse des rapports sociaux.
12
Le pluriel soppose ici distinctement au singulier rapport lunit territoriale
LESSENCE SOCIOLINGUISTIQUE DES TERRITOIRES URBAINS
11
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Bernard ZONGO
UMR CNRS 6065
Universit de Rouen (France)
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES
ARGOTIQUES : UN EXEMPLE DE SGRGATION SPATIO-
LINGUISTIQUE OUAGADOUGOU
La sociolinguistique urbaine en tant que domaine de recherche rcent a dj
produit ou ractiv un nombre considrable de notions et de concepts issus de la
sociolinguistique gnrale, de son domaine propre ou emprunt des domaines
extrieurs comme la gographie sociale, la sociologie (amricaine en loccurrence
dont elle tire sa filiation)
1
. On parle ainsi de signalisation sociale , de
territoire , d urbanisation linguistique , de langue urbaine , de
situation . Nous voudrions largir ce champ en questionnant le concept
d individuation linguistique , de Marcellesi/Gardin
2
la suite de Bulot (1998)
qui a montr que mme si ce concept fait partie de ce que Delamotte-Legrand
appelle au sujet de la recherche marcellesienne les concepts rests/mis dans
lombre de la scne thorique (Delamotte-Legrand/Gardin, 1998 : 9), il pouvait
aider comprendre par exemple les noncs collectifs dun groupe en tant que
faits nonciatifs reprables dindividuation linguistique (Bulot, 1998 : 184).
En ce qui nous concerne, il sagira de montrer dans une situation
3
concrte
comment un groupe dtudiants argotisants ivoiro-burkinab, en situation de
transplantation Ouagadougou
4
, a russi se constituer en groupe social
linguistiquement situ et gographiquement spatialis (Local de ltudiant). La
manipulation de ressources lexicales vastes et spcifiques - que lon peut dsigner
par le syntagme parlures argotiques faute de terme satisfaisant - par rapport
aux mots dargot circulant
5
Ouagadougou dans un cadre gographiquement clos,
1
Blumer (1969), Park (1921), cits par Coulon, Alain, Lcole de Chicago, Paris, PUF.
2
Introduction la sociolinguistique - Linguistique sociale, 1974, CLS
3
Au sens que donne Thomas (1923) donne cette notion. cit par Coulon, Alain, Lcole de
Chicago, Paris, PUF.
4
Capitale du Burkina-Faso
5
Le terme argot circulant doit tre entendu comme langue circulante au sens de Goudaillier
(1998).
BERNARD ZONGO
14
confre ce groupe une identit sociale et linguistique propre sur la base de
laquelle slaborent et se structurent les formes de leur individuation linguistique.
Aprs avoir situ notre cadre de rfrence thorique, nous prsenterons les
caractristiques de ce groupe social avant de dcrire les diffrentes formes de
manifestation de ce quon peut appeler une sgrgation spatio-linguistique
CADRE DE RFRENCE
Le concept dindividuation linguistique a t expos pour la premire fois -
en tout cas sous une forme systmatique - en 1974 dans Introduction la
sociolinguistique - la linguistique sociale (Marcellesi/Gardin). Il vise rendre
compte de l'ensemble des processus par lesquels un groupe social acquiert un
certain nombre de particularits de discours qui peuvent permettre de
reconnatre, sauf masquage ou simulation, un membre de ce groupe (p.231). Le
terme groupe social est dfini comme une unit collective relle mais
partielle, fonde sur une activit linguistique commune, et implique dans un
processus historique (p.17). L' activit linguistique commune peut tre
exerce par les membres du groupe de faon volontaire ou involontaire,
consciente ou inconsciente, explicite ou non explicite, reprable ou non
reprable. (p.236).
Quant au syntagme unit collective , elle fait rfrence par exemple aux
classes diverses qui ont un rle historique jouer, notamment les classes
antagonistes : partis, syndicats, congrs, etc., aux groupes religieux , etc..
L'hypothse fondatrice de la thorie est qu'au sein des groupes sociaux ainsi
circonscrits, s'labore un certain nombre de particularits de discours propres
au groupe. Les argots sont cits comme les cas les plus connus d'individuation
linguistique. Les particularits discursives peuvent se limiter au lexique
(Marcellesi, 1969) ou toucher la syntaxe et les produits linguistiques
diffrenciateurs du groupe peuvent rsulter de crations ou de mise en place de
nouveaux emplois de certaines units lexicales.
La mthode propose pour tudier les formes d'individuation linguistique
d'un groupe est la prise en compte des contrastes et des formes de rejet. Elle
consiste dgager, par la confrontation de deux corpus, des units soumises un
certain nombre de critres : Il faut que l'unit soit admise par les membres du
groupe, qu'elle ne soit rejete par aucun d'eux et que son utilisation oppose les
membres du groupe aux membres d'autres groupes, c'est--dire qu'aucun autre
groupe ne l'utilise comme sienne . (Marcellesi/Gardin, 1970 : 68).
LENQUTE
Constitution du corpus localien
6
Nous avons recueilli le stock lexical du groupe par lobservation directe
(notation de mots ou dexpressions lors dentretiens) et lobservation indirecte
(analyse de textes enregistrs puis transcrits : narration d'anecdotes, entretiens
semi-dirigs et test lexical).
6
Cet adjectif localien restitue le terme quutilisent les rsidents du Local pour se caractriser
ou caractriser leur langage.
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES ARGOTIQUES
15
Les corpus pr-existants
Afin dtablir que lutilisation des units lexicales oppose les membres du
groupe celles des membres dautres groupes par lanalyse contrastive, nous
avions besoin dautres corpus de rfrence. Nous avons donc utilis des corpus
reconnus comme reprsentatifs de largot circulant campusien (du campus
universitaire), extraits des travaux suivants :
a) Kolga (1991) : un corpus compos de cent quarante-huit (148) items lexicaux
censs reprsenter l'argot des tudiants en 1991. C'est le rsultat d'une
enqute par auto-relevs. [ mettre dans la bibliographie]
b) Prignitz (1989) : Place de largot dans la variation linguistique en Afrique :
le cas du franais Ouagadougou
c) Caitucoli/Zongo (1989) : lments pour une description de largot des jeunes
au Burkina Faso
LES FORMES DE LINDIVIDUATION
Le groupe social : cadre physique et caractristiques
sociolinguistiques
Si lon considre le cadre physique dans lequel voluent les membres du
groupe, on peut remarquer quils font lobjet dune sgrgation spatiale deux
niveaux dont la seconde se double dune sgrgation ethnolinguistique. En effet,
le Local de l'tudiant est situ au secteur 8 de la province du Kadiogo non loin du
Stade du 4 aot, donc excentr par rapport au centre-ville et luniversit.
Construit aprs la Rvolution de 1983, l'poque de ldification du stade, le local
tait destin hberger les ouvriers chinois du chantier. Le local, libr par ces
derniers et mis la disposition des tudiants en 1987, abrite un ensemble de
btiments parpills dans une grande cour dlimite par une muraille. Une
soixantaine d'tudiants y vivent, isols de la population environnante et des
logements-tudiants. Les filles n'y sont pas admises. C'est ce qui explique
l'absence de sujets fminins dans notre chantillon. La spcificit du btiment qui
nous intresse est quil est occup exclusivement par des tudiants ivoiriens
dorigine burkinab (une quinzaine) revenus au Burkina pour des raisons dtude.
De ce point de vue, on peut affirmer avec Calvet (1994 : 13) que la ville est la
fois un creuset, un lieu dintgration et une centrifigeuse qui acclre la
sparation entre diffrents groupes. La situation qui nous occupe sinscrit dans
une dynamique de la ville comme lieu de laffirmation dun territoire
sociolinguistique (Bulot, 1998 : 184). Lorigine gographique du groupe est la
base de lautre sgrgation. Elle est fonde au moins sur lidentit nationale du
groupe (ivoiro-burkinab), pose par le locuteur collectif tudiant burkinab
comme une identit culturelle. Les tensions, insidieuses, rarement ouvertes, entre
tudiants burkinab et tudiants dorigine ivoirienne sont nes dune forte
migration dIvoiriens vers le Burkina dans les annes quatre-vingts. Ce
mouvement migratoire, dabord accept par les Burkinab, a t de plus en plus
ressenti comme une invasion dangereuse . En effet dans certains tablissements
scolaires, la part des lves ivoiriens reprsentait presque 90 % des effectifs. La
raison de cette mobilit est le prtendu prestige dont bnficie le systme ducatif
burkinab (le baccalaurat en loccurrence) aux yeux des Ivoiriens. Ainsi
BERNARD ZONGO
16
constitu comme entit gographique isole, le groupe mettra profit la diversit
des ressources linguistiques de ses membres pour laborer dune manire
diffrencie son mode de communication.
Ressources verbales et sphres dinfluence
Lenqute sur les ressources linguistiques du groupe offre les rsultats
suivants :
Tableau 1 : Ressources verbales des localiens
Langues ethniques Langues
trangres
Langues
spciales
moor
gurunsi
goin
dagari
bisa
peul
jula
franais
anglais
espagnol
argot
nouchi
La population du Local offre une configuration ethnolinguistique
htrogne. Do une plus grande complexit des sphres dinfluence de largot
localien par rapport celles de largot campusien, comme on peut le constater
dans le tableau suivant. Les conclusions de Caitucoli/Zongo (1993) serviront de
base de rfrence pour tablir les sphres dinfluence de largot campusien.
Tableau 2 : Tableau comparatif entre sphres dinfluence de largot
localien et de largot campusien
Sphres dinfluence Argot localien Argot campusien
1.langues africaines x x
2. nouchi x -
3.langues trangres x -
4. argot commun de
France
- x
5.franais acadmique x x
6. argot burkinab x x
7. argot circulant
ivoirien
x x
Sphre d'influence 1 : les langues africaines
D'aprs nos tmoins, ces emprunts concernent les langues suivantes : le
moor, le krumen, le dioula et d'autres langues ivoiriennes.
- emprunts au moor : le bnga (haricot = repas de
fortune) ;
- emprunts au dioula : guidougou (un htre) , kangagwana
(fille), wo (trou, fille), ne pas tre yr (ne pas tre
intelligent) , kenikla (vil), badou (un badaud), laga
(manger), logopwourou (un dseouvr), y boda (ton
derrire = salut !), dnd (fille facile), go (fille) , etc. -
emprunts au krumen : gbw (faire lamour) ;
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES ARGOTIQUES
17
Sphre d'influence 2 : emprunts au nouchi
Lorigine du nouchi nest pas tablie et fait lobjet dhypothses. On peut
cependant retenir la dfinition quen propose Lafage (1991 : 97) : il dsigne les
bandes de jeunes des quartiers chauds (dAbidjan) et le langage quils
utilisent. De fait, la reconnaissance des mots nouchi n'est gure aise. Certaines
lexies qualifies comme telles appartiennent soit des langues ivoiriennes, et sont
reprables par leur signifiant, alors que d'autres ont subi une altration si
importante qu'il est difficile de leur attribuer une origine africaine. Cest pourquoi
l'on retrouvera dans cette catgorie des lexies dj rpertories dans la catgorie
"emprunts au dioula", sous le contrle de nos tmoins. Il s'agit entre autres des
lexies suivantes : agbalot (faire lamour), bri (brigand), djo (pote), djoukila,
c'est dra (cest la honte), guou (campagnard), moun-mouni (faire un coup bas),
tcher (attraper), gaou (un bandit), y a dra (cest la honte), cacher dra (cacher la
honte), sao (va te faire f.), tchoin (maison close), tra (attraper), c'est du walko
(cest du bluff) , c'est blo (cest le malin), etc..
Sphre d'influence 3 : emprunts aux langues trangres :
- emprunts l'anglais : clean, nice, black ;
- emprunts l'espagnol : luca, lusika, campas, rebandes, pisse, pisso,
senzala, etc..
Sphre d'influence 4 : l'argot commun de France
Cette sphre est quasi nulle. Nous avons essay d'tablir des paralllismes
entre l'argot localien et l'argot commun de France, en prenant comme ouvrage de
rfrence le Dictionnaire de l'argot de Colin (1990) : seulement quatre units
lexicales peuvent en tre rapproches. Il s'agit de : jeton, pointer, sap et parigot.
Seul parigot concide smantiquement dans les deux sources de rfrence, les
trois autres sont employes avec un sens diffrent de celui que propose Colin :
- jeton : sens localien : s'emploie dans l'expression avoir le jeton, c'est--
dire "tre riche" ; sens de Colin : s'emploie au sens 4 dans l'expression
"avoir les jetons" , c'est--dire "avoir peur, faire peur".
- pointer : sens localien : (verbe intransitif) "aller un rendez-vous" ;
sens de Colin : (verbe pronominal) "arriver, se prsenter".
Comme on peut le constater, mme si les deux sens semblent couvrir le
mme champ smantique, il s'agit de smme diffrent ; sans oublier que les deux
lexmes ne partagent pas la mme rgle de transitivit.
- sap : sens localien : "habill lgamment" ; sens de Colin : "habill"
Sphre d'influence 5 : le franais acadmique
Le franais acadmique constitue la source la plus importante des emprunts,
ce qui s'explique aisment car le langage que nous tudions est un argot base
franaise. Si l'argot localien possde des formes linguistiques juges propres au
groupe, c'est au franais acadmique qu'il recourt le plus souvent. Les formes font
alors lobjet dune appropriation par le biais de manipulations du signifiant et/ou
du signifi.
BERNARD ZONGO
18
Discours pilinguistique et fonctions de largot localien
Discours pilinguistique
Les rsultats des entretiens semi-dirigs sur le discours pilinguistique
montrent que les membres du groupe possdent une conscience linguistique de
leur parler comme nous lindiquent ces commentaires : le groupe a affirm
possder un langage propre qualifi de localien ( langage localien ). Les
exemples rcolts au cours d'un tour de table ont t diversement qualifis :
mots du parler nouchi , sorte de langage secret des dsuvrs des banlieues
abidjanaises ; mots d'argot ; vocabulaire tudiant . Ce qui nous semble
essentiel retenir est que le groupe les revendique comme siens, comme une
faon de parler qui lui est propre, dont il est la fois crateur - pour certains
termes - et utilisateur lgitime. Leur parler peut tre dfini comme :
1. une forme de langage relevant d'une langue - l'exemple ici le franais - o
les mots utiliss ne signifient pas ce qu'ils disent rellement dans le langage
soutenu en franais. Ainsi dmarrer qui signifie dans le langage du groupe
"tre beau", "tre bien" ;
2. cest un mlange de franais et de langues locales. Ainsi l'expression j'ai
brimigou la go ("coucher avec la fille") rsulte d'un mlange de franais
(jai la), de jula (brimougou) et d'autre chose (go origine douteuse dans
la littrature) ;
3. cest un langage fait dun vocabulaire bizarre qu'un tranger qui arrive ici
ne pourra pas comprendre ;
4. cest un systme de signes n de la cration de certains mots pour dsigner
quelque chose de spcifique ou un comportement spcifique. Seuls les
membres du groupe peuvent le comprendre.
Cette conscience linguistique est renforce par les fonctions que les
locuteurs lgitimes attribuent leur parler
Usages diglossiques et fonctions du parler localien
Au cours des entretiens semi-dirigs, nous avons demand aux tmoins
dune part de nous indiquer les contextes demploi de leur parler et dautre part les
facteurs (situations de discours et vnements de parole) qui commandent le
recours ce parler. A l'issue de toutes les sances d'entretien, on peut tablir les
situations de discours que le groupe reconnat comme cadres d'investissement de
son rpertoire linguistique selon le tableau suivant :
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES ARGOTIQUES
19
Tableau 3 : Situations de discours et vnements de parole.
SITUATIONS DE DISCOURS EVNEMENTS DE PAROLE
Universit
+ les cours
+ les pauses
[ aparts]
[conversations libres]
Local de ltudiant
+ les rencontres quotidiennes
+ l'arrive d'une fille
[conversations libres]
[dbats]
[conversations libres]
Sorties en ville
+ les soires dansantes
+ les pots dans les kiosques
[conversations libres]
[conversations libres]
On le voit, le groupe semble vivre en vase clos et dune manire grgaire.
Lemploi du parler localien simpose dans toutes les situations o son intgrit
semble en jeu : lextrieur du local (Universit, sorties en ville) et lintrieur
lors de lintrusion dune personne trangre dans le groupe (arrive dune fille).
On peut faire remarquer nanmoins que le recours au parler localien ne remplit
pas toujours une fonction grgaire (au sens de Calvet) mais peut relever aussi
dune fonction vhiculaire (rencontres quotidiennes). Cette analyse est conforte
par les locuteurs eux-mmes qui attribuent leur parler un certain nombre de
fonctions :
- le fait d'argoter ou d'argotiser au local, en l'occurrence, rpond avant tout
la recherche d'un moyen de communication propre au groupe ; par ce biais, le
groupe se sent plus soud dans la mesure o l'emploi du langage argotique, qui
puise plusieurs sources linguistiques, permet de dpasser les diffrences
ethniques. La communaut du Local compte en effet, pour une centaine
d'tudiants, une dizaine d'ethnies, par voie de consquence, le mme nombre de
langues virtuellement utilisables. L'argot est peru dans ce contexte comme un
outil de communication interethnique ;
- l'argot peut assumer aussi dans certaines circonstances une fonction
ludique. On y recourt pour dtendre l'atmosphre dans des situations de
crispation ou de tension. Par exemple, au cours d'un dbat houleux qui risquait de
dgnrer en rixe, l'emploi de l'expression tu es joli pour dire tu as raison a
provoqu une hilarit gnrale permettant ainsi de contenir les passions ;
- l'argot localien joue aussi le rle d'indicateur social permettant au groupe
de se dmarquer des autres tudiants ou d'autres groupes argotisants. Selon les
tmoins, ils sont systmatiquement reconnus et montrs du doigt sur le campus
universitaire ds qu'ils se mettent parler leur argot. Cette mise l'cart est perue
par le groupe comme une belle manire de montrer sa supriorit face aux
autres tudiants. Ce langage constitue pour le groupe la marque d'une identit qu'il
revendique et qu'il protge jalousement : un mot, une expression rcupre par les
autres tudiants est automatiquement remplac par un autre ; c'est le cas par
exemple de rancard rendez-vous auquel on a substitu pointage.
- en prsence d'une personne trangre au groupe, l'argot localien peut servir
voiler le contenu d'un discours. Le contenu voil peut tre une critique, une
moquerie, un loge, ou tout simplement un secret de groupe. Plusieurs situations
ont illustr cette fonction cryptique de l'argot localien. Ainsi, l'expression aller
la chasse a permis un membre du groupe, en prsence d'un professeur, et sans
BERNARD ZONGO
20
crainte de se faire comprendre par ce dernier, d'informer son camarade qu'il allait
faire la cour aux filles. Il leur arrive galement de se moquer de quelqu'un dans la
rue en toute impunit par le recours des expressions du type c'est un tougou
(dioula) c'est--dire un campagnard . Les loges rendus une fille qui arrive au
local s'inscrivent galement dans les potentialits cryptiques de l'argot localien. La
fille est dsigne par les mots yde, wo (fille). Une belle fille est une fille qui
dmarre. On dira d'une fille trop connue pour ses libertinages sexuels que la go l,
a kanga guana (nymphonmane), ce qui se traduit par la fille l, elle a mal au
cou , en d'autres termes elle ne sait qu'acquiescer de la tte aux avances du
premier venu. Comme on le voit, les procds cryptologiques sont nombreux. Ils
remplissent de fait les conditions de toute individuation linguistique fondes sur
les dichotomies +volontaire/-volontaire, +explicit/-explicit.
Les formes linguistiques de lindividuation : lanalyse linguistique
contrastive
L'analyse contrastive constitue une des exigences mthodologiques de la
thorie de l'individuation linguistique. La comparaison peut se faire entre deux ou
plusieurs sries d'noncs spcifiques soit un groupe mais des priodes
diffrentes, soit deux groupes diffrents mais au cours de la mme priode. Elle
permet alors de mettre en vidence les formes linguistiques que peut prendre
l'individuation : diffrence de signifiants, de signifis, formes de rejet, etc..
Pour tudier les formes de l'individuation, nous avons confront deux types
de corpus : 1) l'ensemble des formes linguistiques revendiques par le groupe du
Local, 2) l'ensemble des formes linguistiques recueillies sur la cit universitaire et
supposes tre les mots d'argot des autres tudiants. Les membres du groupe
devaient identifier les items, partir dun corpus de mots regroupant la fois ceux
rputs tre du Campus et ceux recueillis incidemment auprs du groupe, et les
classer selon les critres suivants : +C+E = connu et employ, +C-E = connu mais
non employ,-C = pas connu, MtGrpe = mots du groupe. (Voir extrait de lanalyse
contrastive en Annexe cet article).
Voici les rsultats obtenus :
Les formes particulires au groupe argotisant
La somme des deux corpus reprsente 224 items, dont 124 sont reconnus ou
revendiqus par le groupe, les cent autres ayant fait lobjet dune non
reconnaissance ou dun rejet. Lexamen de lextrait de lanalyse contrastive donne
une indication intressante concernant ce processus didentification-
revendication-rejet. On note en effet que sur 43 items, le groupe en identifie 18,
soit 77,4 %, comme des formes dont il est lusager lgitime ou le crateur.
Les formes de rejet-substitution
Ces formes se prsentent de deux faons : la substitution du signifiant par un
procd synonymique ou du signifi par un procd d'largissement ou de
restriction smique.
Le rejet-substitution de la forme. Sur 39 items rejets par le groupe
argotisant, colonne +C-E (connu mais pas employ), douze formes ont t
remplaces par des formes spcifiques au groupe :
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES ARGOTIQUES
21
Tableau 4. Rejet- substitution de la forme
Nombre de formes
rejetes
Emplois Formes de
substitution
1.badou "nourriture" Laga
2.baraque "maison" pisso, senzala
3.bcane "mobylette" P 10, tnr
4. bilaner "donner des nouvelles" filer le doc
5.bosser "tudier" fermer le circuit
6. caler "manger" Laga
7.pec "bourse" Nafolo
8. doser "parler mal" parler gbw
9. doubler "se resservir" remonter
10.mettre les eaux "avoir des relation sexuelles" bw
11. la galre "la misre" le gbwleya
12. un marchand de
sommeil
propritaire" un bailleur
Le rejet-substitution du sens. Bien qu'ils soient d'un nombre trs rduit, ils
sont significatifs des divers procds mis en uvre par le groupe pour se
dmarquer linguistiquement entre autres du groupe tudiant du campus. Les
formes incrimines sont celles qui sont reprsentes dans les trois colonnes
suivantes : CE , MG et ARGOT CAMPUS .
Tableau 5 . Rejet-substitution du sens
Items Sens localien Sens campusien
un craqueur "railleur" "rigide"
un criquet "une fille maigre" "mobylette CT"
djo "copain" "aller", "attraper"
gars "compagnon" "garon", "fille"
Dans le tableau d'ensemble (Voir la partie annexe), deux autres catgories
de donnes appellent des commentaires.
La colonne +C+E . Ce sont des items qui, bien que communs aux deux
corpus, sont revendiqus par le groupe du Local comme faisant partie de son
patrimoine linguistique. On peut donc poser l'hypothse d'une influence
rciproque entre argot localien et argot campusien . Mais dans quel sens
faut-il envisager l'influence ? Selon les membres du groupe localien, le campus
aurait tendance rcuprer leurs formes linguistiques, le contraire tant d'office
rejet. Pour notre part, nous croyons que l'influence ne soit pas inscrire dans une
perspective d'interaction entre les deux groupes, mais mettre en relation avec la
sphre d'influence nouchi . En effet, les formes dont il est question ont t
analyses par Lafage (1990) comme relevant du vocabulaire nouchi. Or, on sait
par quel biais le nouchi influence les parlers argotiques au Burkina : chansons
(exemple du groupe OUA : Orchestre Universitaire d'Abidjan), voyage d'tudiants
burkinab en Cte d'Ivoire, lves et tudiants ivoiriens sjournant au Burkina.
Nous renvoyons, pour plus de dtails, Lafage (1985-86), Zongo et Caitucoli
(1989), Zongo (1992). La colonne +C-E regroupant des items communs au
Local et au Campus mais non revendiqus par le groupe localien. L'explication de
BERNARD ZONGO
22
cette communaut de mots , pensons-nous, doit tre envisage sous le mme angle
que la premire catgorie d'items analyss plus haut, c'est--dire une influence de
la sphre nouchi sur les deux groupes sociaux : les localiens et les tudiants du
campus.
Au total donc, on peut dire que l'individuation s'actualise par des formes de
rejet portant soit sur le signifiant soit sur le signifi.
CONCLUSION
Dans leur article sur Le sens du territoire , Bauvois/Bulot (1998) posent
que les concepts d identification , d valuation et d individuation
entretiennent un rapport dialectique en ces termes : Relever un cart (ou son
contraire ) ressortit, il est vrai, potentiellement (soulign par nous) tant lun
qu lautre (des deux concepts) (p.63). Nous pouvons dire, lappui de notre
tude, que ce rapport nest pas potentiel mais induit ncessairement. En effet,
la revendication dun item par le groupe localien a prsuppos une identification,
une valuation de cet item. Lindividuation serait alors la rsultante de ce
processus. Nous avons tabli galement quon ne peut, lorsquil sagit dune tude
sur lindividuation, faire abstraction du pendant linguistique et de ce quelle
implique corrlativement comme contrainte mthodologique : lanalyse
contrastive de donnes linguistiques au sein de groupes restreints. On peut esprer
que le concept dindividuation soit ractiv et mis profit dans des situations
diverses auxquelles sintresse la sociolinguistique urbaine.
RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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gographique en sociolinguistique , in Revue Parole 5/6, Universit de Mons Hainaut,
Mons.
BULOT, Thierry, 1998, Sociolinguistique des lieux de villes : les mots de Rouen, in
DELAMOTTE-LEGRAND, R., GARDIN, B. Covariations pour un sociolinguiste -
Hommage Jean-Baptiste MARCELLESI, PUR, N 243, Rouen.
PRIGNITZ, Gisle, 1989, Place de largot dans la variation linguistique en Afrique :
le cas du franais Ouagadougou, Colloque de Besanon.
CAITUCOLI, Claude, ZONGO, Bernard, 1993, lments pour une description de
largot des jeunes au Burkina Faso , in CAITUCOLI, C., (dir), Le franais au Burkina
Faso, Collection Bilans et perspectives, Universit de Rouen, 129-143.
CALVET, Louis-Jean, 1994, Les voix de la ville Introduction la sociolinguistique
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COLIN, J.-P., 1990, Dictionnaire de largot, Larousse, Paris.
GOUDAILLER, Jean-Pierre, 1998, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du
franais contemporain des cits, Maisonneuve et Larose, Paris.
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franais ? , in Parlures argotiques, Langue franaise, 90, 95-106.
THOMAS, W., The Unjusted Girm : With cases and Standpoint for Behavior
Analysis, Boston, Little, Brown & Co.
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sociolinguistique : la linguistique sociale, Larousse, Paris.
ZONGO, Bernard, 1992, Circulation diatopique de l'argot : l'exemple ivoiro-
burkinab , in Documents de travail, XIII-XIV, Centre d'argotologie, Paris V, 213-222.
INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURES ARGOTIQUES
23
ANNEXE
Tableau synoptique des formes linguistiques de l'individuation
linguistique
7
Items +C+E +C-E -C -MtGrpe Totaux
ADIDAS, UN X
AGBALOTE, AGBALO, adj. X
AGBALO, adj. X
AGBUYER LE TAUREAU X
AILES, LE CARTON A POUSSER DES X
ALLAH YI SIDI WOOMA, loc.verb. X
AMPOULE, UNE X
ANANGO, un X
ARAPAOU, un X
BNGA, manger le X
BAAKON (PETIT) X
BAAZA, v.t. X
BADINER (+neg.), v.int. X
BADOU, LE X
BADOU, v.t. X
BAILLEUR, un X
BALLE PERDUE, une X
BANQUER UNE FILLE X
BARAQUE, UNE X
BAS-BEULEU, un X
BAZOOKA, un X
BECANE, une X
BECOT, UN X
BECOTER, v.tr. X
BEOU, v.int. X
BFA, un/une X
BICOQUE, UNE X
BIDON, un X
BILANER, v.int. X
BILLET VERT, LE X
BINOME, UN X
BLACK, BLACKY, un X
BLANCO, un X
BLO, C'EST X
BLUEBANDER [blubnde] X
BOILEAU, FAIRE UN - DENSE X
BOIRE UN COURS X
BOLI, FAIRE UN - X
BOLI, v. ou n.m. X
BOOGUI, PARLER - X
BOSS, UN X
BOSSE, LA X
BOSSER, v.int. X
5 19 1 18 43
7
Critres de classement : +C+E = connu et employ, +C-E = connu mais non employ, -C = pas
connu, MtGrpe = mots du groupe.
Tim POOLEY
London Guildhall Universit (Grande Bretagne)
CONTACT LINGUISTIQUE, CONTACT HUMAIN ET
CHANGEMENTS LINGUISTIQUES DANS LE FRANAIS DE
LA RGION LILLOISE :
LES CONSQUENCES DE LIMMIGRATION
INTRODUCTION
Le modle centre-priphrie-contrepoids labor par Reynaud (1981)
semble sappliquer heureusement la fois lensemble de lespace francophone
et la France en ce qui concerne les varits rgiolectales du franais. Lorsquon
considre la conurbation lilloise, il est difficile de ne pas tre attir par la
plausibilit de son caractre priphrique par rapport au reste de la France et de
pas reconnatre le rle central de la mtropole au niveau rgional. Si lon remonte
dans le pass, la domination de Lille au sein du territoire de lactuelle mtropole
rend lexploitation des trois notions cruciales - centre, priphrie, contrepoids -
encore plus attractive pour valuer la fois la variation spatiale et lvolution
sociolinguistique.
Retraant les grandes lignes de lhistoire de la mtropole actuelle (Section
2), je cherche esquisser les principales consquences sociolinguistiques de deux
priodes o une forte immigration a contribu des changements sociaux
importants. Il sagit premirement de lre de lexpansion industrielle du 19e
sicle o de nombreux Belges, pour la plupart nerlandophones sont venus
travailler dans la rgion (Section 3) et deuximement, de la priode actuelle o la
prsence maghrbine est devenue significative (Section 6).
Dans les deux cas, limmigration a cr une situation de contact
linguistique. Au 19e sicle, les immigrs flamands sont venus sinstaller une
poque o leurs camarades franais pratiquaient soit des varits de picard portant
des marques de francisation, soit des varits de franais qui laissaient entendre
des influences picardes. Les tmoignages des dialectologues, particulirement
ceux de Carton (1972) et de Viez (1910) nous permettent de dcrire la fois la
variabilit des pratiques linguistiques suivant les localits et les consquences du
contact Franais-Flamands (Sections 4 et 5). Alors que lafflux des Flamands
TIM POOLEY
26
contribuait lurbanisation de la rgion, les Maghrbins sont venus sinstaller
dans des secteurs dj urbaniss et industrialiss une poque o lemploi
spontan du picard avait pratiquement disparu. Toutefois, Lille reste une des rares
villes franaises situes dans la zone de langue dol o lon entend encore un
accent rgional reconnaissable mme chez les locuteurs jeunes. Cependant, au
sein de cette varit rgiolectale presque entirement dpicardise, on peut, grce
des enqutes de terrain, dceler des diffrences de comportement, de perception
et mme de mmoire collective (connaissances du picard) entre les Franais de
souche et les Maghrbins (Section 7).
LE MODLE CENTRE-PRIPHRIE
Le modle centre-priphrie sadapte non sans bonheur aux rapports Paris-
Lille et Lille-rgion lilloise au fil des sicles. A partir de la conqute franaise de
1667, Lille sest trouv en position de domin par rapport la capitale nationale
grce au poids dmographique, au contrle administratif et militaire, au niveau de
vie plus lev, la vie culturelle plus riche de Paris. Des facteurs analogues
faisaient de Lille la principale porte dentre de toutes les influences parisiennes
dans la rgion - une prsence militaire importante et une infrastructure o les
liaisons routires, ferroviaires et fluviales (grce aux travaux de canalisation
entrepris partir du 18e sicle) passaient dabord par Lille, avant de se diffuser
dans toute la rgion. Si Lille se trouvait plus souvent dans une relation
asymtrique avec Paris comme les localits du plat pays par rapport la capitale
rgionale, on peut observer des priodes o la prosprit cre par les activits
industrielles donnait un certain quilibre (contrepoids) ces relations (notamment
dans la deuxime moiti du 19e et au dbut du 20e sicle).
Il serait tonnant que cette domination politique, conomique et culturelle
nait pas eu de corollaires linguistiques. En effet, la notion de standard mono-
centr voque par Gadet (1996 : 77) rappelle la domination historique de la
France par rapport aux autres territoires francophones et celle de Paris-Ile-de-
France sur le reste du territoire franais en matire linguistique. Certes, on a pu
noter au cours des annes 1990 les premires indications que certaines varits
dites priphriques commencent se librer de ce que Pascal Singy (1996) a
appel cette sujtion linguistique la France et on pourrait prciser au modle
parisien. En particulier, lmergence dune norme de prestige qubcoise (par ex.
Ttu, 1996) et belge (par ex. Moreau, Brichard et Dupal, 1999) et mme
mridionale (Blanchet, 2000)
1
signalerait une modification de la situation
historique constate par plusieurs tudes qui permettent de localiser le
meilleur franais en France et surtout Paris dans limaginaire des locuteurs
belges (Garsou, 1991 ; Francard, 1993, Lafontaine, 1986, 1991) et suisses (Singy,
1996).
En France, le travail de Gueunier et al. (1978) montre la plus grande
scurit linguistique des locuteurs du Centre (Tours) par rapport ceux qui sont
originaires de rgions priphriques (Lille, Limoges, Saint-Denis de la Runion).
Cette inscurit linguistique des Lillois largement confirme par ltude de
Lefebvre (1991) semble provenir tout au moins en partie du fait quils sont
1
Je remercie Philippe Blanchet davoir attir mon attention sur cette tude.
CONTACTS LINGUISTIQUES, CONTACTS HUMAINS ET CHANGEMENT LINGUISTIQUE
27
conscients de pratiquer un franais qui manifeste des carts par rapport une
norme qui serait respecte dans dautres parties de la France et donc entre autres
davoir un accent (Tableau 1) alors que le fait de parler sans accent et sans
marques rgionales tend tre perue de manire plutt favorable dans lespace
francophone (par ex. Garsou, 1991:20).
Tableau 1 - Avez-vous un accent ?
(Gueunier et al., 1978 ; Bayard et Jolivet, 1984 ; Singy, 1996)
Tours 6,5%
Lille 57%
Limoges 77%
Saint-Denis-de-la-Runion 89%
Canton de Vaud (1984) 100%
Canton de Vaud (1996) 83%
Cette conscience davoir un accent est dautant plus remarquable parce que
des tudes rcentes, notamment celle dArmstrong et Boughton (1998) ont not
que la mtropole du Nord constituait un des rares exemples dune rgion de
langue dol o lon observe encore de ce que Fernand Carton (1981) appelle une
originalit linguistique , cest--dire que mme le parler des locuteurs jeunes
comporterait des caractristiques rgionales qui permettraient un(e) non-
Nordiste de les situer dans lensemble francophone
2
. En effet, Armstrong et
Boughton (1998) postulent que dans les rgions de langue dol, les tmoins
ordinaires
3
ne parviennent pas dceler les origines gographiques dautres
locuteurs au sein de lespace de langue dol, alors quils inscrivent un taux de
russite plus quhonorable lorsquil sagit de situer les mmes locuteurs dans
lespace social. Comparant des chantillons de sujets originaires des deux
extrmits est-ouest des rgions de langue dol - Nancy ( 305 kilomtres de
Paris ) et Rennes ( 355 kilomtres de la capitale), ces deux enquteurs notent en
particulier que des auditeurs-juges rennais ne parvenaient pas du tout
reconnatre les origines gographiques des sujets nanciens.
Dans une tude consacre laccent du Havre, Hauchecorne et Ball (1997)
observent dans une optique comparable que les non-Havrais ne parviennent pas
reconnatre un locuteur de cette ville sur la base dun court enregistrement. Lun
de ces auteurs (Ball, 1997) affirme ailleurs dans un ouvrage dinitiation que les
accents populaires des villes comme Caen, Le Havre, Rennes et Rouen sont
identiques celui de Paris. Si ces tudes reprsentent en quelque sorte la
perspective de loutsider, on pourrait croire que les observations dun insider
donneraient peut-tre des rsultats diffrents. Adoptant le point de vue des
2
Au sens strictement scientifique, il sagit dune hypothse qui na pas t dmontre mais tous
les tmoignages cits (et bien dautres encore) confirment la banalit de lobservation que les
Nordistes ont un accent (rgional), alors que les autres tudes cites pour les rgions de langue
dol ne permettraient de constater quune diffrenciation sociale.
3
En fait, lors dun atelier organis par lAssociation for French Language Studies, le 10 octobre
1998, Boughton a russi la dmonstration auprs dun auditoire de 25 universitaires spcialistes de
la langue franaise (enseignants, linguistes et sociolinguistes). Ayant cout une srie de huit
enregistrements, Fernand Carton tait le seul reconnatre leurs origines communes dans la ville
de Nancy et cela grce des indices non-linguistiques.
TIM POOLEY
28
Rouennais, Thierry Bulot (Bulot, 1998, 1999) constate que dans la perception des
habitants, les varits sociolectales pratiques dans la ville sont localisables dans
lespace : le franais rouennais norm tant situ sur la rive droite et au centre
ville, alors que le franais rouennais caractristique (accent normand) est localis
plutt sur la rive gauche (Bauvois et Bulot, 1998 : 71). Ces rsultats, malgr leur
intrt certain, ne permettent pas forcment dinfirmer lhypothse dArmstrong et
Boughton, car ils semblent confirmer certaines perceptions influences par la
mmoire collective, plus quils nautorisent affirmer la reconnaissabilit dun
accent rouennais (ou normand) qui serait utilis par des locuteurs (relativement?)
jeunes par rapport ceux des autres rgions de langue dol
4
.
Le caractre suppos priphrique de la mtropole lilloise ne pourrait pas
dpendre de son loignement de Paris (215 kilomtres) bien infrieur celui de
Nancy et de Rennes, ni de son incorporation relativement tardive dans ltat
franais (consquence de la conqute de 1667, confirme dfinitivement par le
trait dUtrecht en 1713), ni forcment de sa situation frontalire. Car dans une
perspective rgionale, Lille occupe depuis trs longtemps une place centrale -
capitale des Flandres sous lAncien Rgime et chef-lieu du dpartement du Nord
partir de 1803 et dominante depuis bien plus longtemps par son poids
dmographique, sa puissance industrielle et son rayonnement culturel
5
. Ceci
nimplique pas non plus que dautres villes diffrents moments de lhistoire
naient pas constitu au sein de la conurbation actuelle un contrepoids
dmographique et conomique important la capitale rgionale, notamment
Roubaix et Tourcoing dans la deuxime moiti du dix-neuvime et les premires
dcennies du vingtime sicle.
Il est aussi indniable que la position dominante de Lille au niveau rgional
lui (a) fait subir une influence plus directe de Paris. Dans les trois ans qui ont suivi
la conqute, Lille a t transform en place forte avec une citadelle et une
prsence militaire de quelques milliers de soldats. Toutes les principales voies de
communication construites au 18e sicle - les canaux, les routes royales -
(Lambin, 1980) et le chemin de fer mis en service au cours des annes 1840
(Clout, 1975) y passaient. Linfluence culturelle et artistique (peinture, thtre,
architecture) de Paris se fait sentir nettement plus tt Lille que dans dautres
parties de la future mtropole (Pierrard, 1981).
La concurrence conomique entre Lille et les villes environnantes remonte
au moins au Moyen ge. Les monopoles accords Lille par des chartes royales
(franaises, espagnoles ou bourguignonnes) taient souvent contourns par
lingniosit des fabricants du dit plat pays dans la priode pr-industrielle
(Hilaire, 1984). Lexpansion industrielle du 19e sicle a pourtant avantag
4
Cette observation semble valable pour les personnes (relativement) jeunes. Il est vident que lon
entend dans la bouche de personnes ges des accents qui trahissent leurs origines gographiques
(cf. Carton et al. 1983 o la grande majorit des tmoins est ne dans la premire moiti (et
souvent dans les premires dcennies) du vingtime sicle.
5
En fait, le rle central de Lille est pleinement confirm au cours de la priode de
lindustrialisation (fin du 19e et dbut du 20e sicles). Pour les poques antrieures, il convient de
signaler le rle de Douai (centre universitaire du 16e au 19e sicle, chef-lieu de dpartement
(1791-1803)) de Cambrai et de Tournai (centres cclsiastiques plus importants que Lille jusquau
20e sicle).
CONTACTS LINGUISTIQUES, CONTACTS HUMAINS ET CHANGEMENT LINGUISTIQUE
29
Tourcoing et Roubaix qui ont pu stendre bien plus rapidement que Lille confin
dans ses fortifications jusquen 1858. Le dveloppement parallle mais
relativement indpendant dentreprises et de dynasties industrielles a t, compte
tenu de la proximit de Lille et de Roubaix-Tourcoing (12 kilomtres), assez
remarquable (Pouchain, 1998).
Ce nest quau cours des annes 1960 que des mesures de planification
rgionales proposes par la DATAR
6
tentent de mettre de lordre dans les rsultats
dune croissance industrielle anarchique. Lille-Roubaix-Tourcoing a t dsign
mtropole dquilibre (Scargill, 1983:37), une OREAM
7
a t cre en 1966 et la
Communaut Urbaine de Lille (CUDL) compose de 87 communes a t cre en
1968 (Figure 1). En proposant le dveloppement dune mtropole dquilibre, on
misait sur la tertiarisation de lconomie rgionale pour complter la puissance
industrielle du versant nord-est (Roubaix, Tourcoing). La construction dune ville
nouvelle - Villeneuve dAscq lest de Lille aurait sans doute eu pour rsultat de
confirmer la pr-minence de la capitale rgionale, mme si le dclin du textile
navait pas oblig les villes de tradition mono-industrielle rattraper leur retard, qui
leur avait t de fait impos par ces mesures de planification nationales et rgionales,
dans le secteur des services. Ces faubourgs industriels (terme utilis par Sueur,
1971) malgr des succs en matire de cration demplois ont souffert dun handicap
indniable cause de la vtust dune partie de leur parc immobilier et dune image
de marque forme durant lre industrielle. De plus en plus, les gens qui travaillaient
dans les vieilles villes sinstallaient dans des communes centrales plus agrables (par
ex. Bondues) ou dans des zones rurales qui prenaient dsormais un caractre
rsidentiel (par ex. Sailly-Lez-Lannoy).
Les dveloppements en matire de transport ont galement servi promouvoir
Lille, point pivotal pour tous les moyens de transport en commun - trains, tramway,
mtro et bus et carrefour europen desservi par des TGV qui permettent daccder
toutes les villes importantes de lUnion Europenne et un rseau (auto)routier qui
fait lenvie des pays voisins. Qui plus est, le label Lille est promu aux dpens des
autres villes de la rgion (Bonduelle, 1997) qui sont de plus en plus phagocytes
dans la mtropole lilloise. Si Sueur a pu voquer en 1971 une mtropole en
miettes , un ouvrage publi pour commmorer les trente ans de la CUDL
(Communaut Urbaine de Lille) parle non sans justification dune mtropole
rassemble (Cartouche, 1998). Priphrique jusqu un certain degr par rapport
Paris et au reste de la France, Lille est le centre confirm de la rgion Nord et
dune zone de rayonnement dans lespace francophone qui dpasse la frontire
nationale et constitue la fois la principale ouverture de la rgion et mme temps un
contrepoids non ngligeable aux ventuelles influences externes.
6
Dlgation l'amnagement du Territoire et l'Action Rgionale.
Une organisation de
planification nationale, qui devait entre autres sassurer que des aspects rgionaux soient inclus
dans les plans proposs au niveau ministriel ou dpartemental. La DATAR soutenait
vigoureusement les mtropoles dquilibre qui devaient constituer un contrepoids contre lexpansion
et la domination de la rgion parisienne.
7
OREAM = Organisation d'tudes d'amnagement des aires mtropolitaines. Le rle dune
OREAM est de contrler limpact des projets dinfrastructure sur lamnagement du territoire, par
ex. la construction de routes ou de liaisons ferroviaires, de villes nouvelles ou de centres
commerciaux en dehors des limites municipales existantes.
TIM POOLEY
30
Figure 1 - Communes de la mtropole lilloise
LIMMIGRATION BELGE DU 19e SICLE
tant de loin la ville la plus importante de la rgion depuis le Moyen ge, la
croissance de Lille ne saurait sexpliquer par la seule fcondit de sa population.
L in-migration
8
des ruraux originaires des rgions environnantes constitue depuis
la priode mdivale un lment important de son poids dmographique. A
limportance de sa population sajoute son rle administratif au sein de la rgion qui,
dj non ngligeable sous les rgimes bourguignon, espagnol et autrichien, a t
grandement renforc par la France. Le fait que Louis XIV ait choisi de faire de Lille
une de ses principales places fortes pour garder la frontire nouvellement tablie en y
installant une garnison de soldats en grande partie trangers la rgion et le centre
administratif rgional (sige de lIntendance des Flandres) a indubitablement
favoris les contacts entre les Lillois et dautres Franais. Daprs Lambin (1980 :
253), il y aurait eu, suite la conqute, francisation la fois dans le sens
linguistique et social. Si la noblesse avait dj adopt le franais comme langue de
communication, la politique de francisation visait surtout la bourgeoisie jusque l
en partie picardophone, laissant le picard aux seules couches populaires.
Lapparition dune littrature patoisante employant une langue mixte ds les
premires dcennies du 18e sicle et centre sur Lille (Carton, 1992) en est un
indice sr, mme sil parat de prime abord paradoxal, du recul du picard (Pooley,
2001). Ce recul largement confirm par les historiens du 19e sicle tait plus
avanc Lille cette poque-l quau versant nord-est de la mtropole actuelle. Si
8
Il est peut-tre utile de distinguer dans ce contexte in-migrs picardophones originaires dans
leur immense majorit des campagnes situes autour de Lille (le plat pays) qui sont venus
sinstaller dans la capitale rgionale et immigrs venus de pays trangers et parlant donc
dautres idiomes.
CONTACTS LINGUISTIQUES, CONTACTS HUMAINS ET CHANGEMENT LINGUISTIQUE
31
Pierrard (1972 : 146) pouvait dcrire le parler lillois comme un patois issu du
picard, mais terriblement abtardi, sans orthographe, pntr et dform par
largot et le mauvais franais , il fait lloge du pote lillois Alexandre
Desrousseaux
9
qui eut le mrite de mettre de lordre dans ce magma, et, tout en
maintenant une francisation dailleurs irrversible, de valoriser les mots picards
chapps au dsastre . Par contre, Vandendriessche (1928 : 198) relatant
lhistoire de Tourcoing, dit que le patois tait la seule langue parle jusquau
dbut du 19e sicle et lunique langue parle dans les relations de la vie courante
jusque vers 1850 . voquant luvre du plus grand pote picardisant
tourquennois, Jules Watteeuw
10
, Vandendriessche dclare que la langue dans
laquelle est crite cette immense uvre patoisante nest pas du tout du franais
corrompu ou dform, cest la vieille langue dol ou langue romane : un des
rameaux du dialecte picard, cest lantique langage de nos aeux .
Cest dans cette situation linguistiquement bien diffrencie que sont arrivs
de nombreux immigrs belges majoritairement nerlandophones attirs par la
relative prosprit que reprsentait lpoque un travail douvrier dusine.
Tableau 2 - Croissance de la population lilloise au 19e sicle (Pierrard,
1965)
Population Belges
1861 131,735 21,237 (16%)
1866 150,938 33,193 (22%)
1872 158,117 47,846 (30%)
1881 170,000 52,500 (31%)
Si le Tableau 2 montre une prsence belge importante et croissante Lille
tout au long du 19e sicle, elle tait dpasse Tourcoing o 25% de la
population tait dorigine belge vers 1850 (Lottin (1986 : 153). Mais ctait
Roubaix que lafflux des immigrs tait le plus fort, car au cours de la dcennie
1870, la proportion de Belges dans la population a franchi la barre des 50%
(Hilaire, 1984 : 171). La construction de liaisons ferroviaires entre Roubaix-
Tourcoing et les villes belges limitrophes a permis de nombreux travailleurs de
traverser quotidiennement la frontire. En plus de ces transfrontaliers toujours
enracins dans leur culture dorigine, une partie des migrs semble avoir bien
conserv leur langue, car lon faisait venir des prtres et des associations de
langue flamande sont restes actives jusqu la deuxime guerre mondiale.
Si lassimilation dun si grand nombre dtrangers ne sest pas ralise sans
heurts - mouvements de grve (Hilaire, 1984) accusations de mauvaise conduite
(Ansar et al., 1983), cest Lille que la sgrgation a t la plus marque. Les
Belges sont venus sinstaller surtout dans les nouveaux quartiers incorpors dans
la ville de Lille grce son expansion physique rendue possible par le
dmantlement partiel des remparts en 1858. La concentration de familles
dorigine belge dans ces quartiers - Wazemmes, Moulins-Lille et Fives - a t
9
Alexandre Desrousseaux (1820-1892), pote picardisant lillois, connu comme lauteur du Ptit
Quinquin.
10
Jules Watteeuw (1849-1947) auteur, originaire de Tourcoing, de nombreux ouvrages en picard.
TIM POOLEY
32
suffisante, pour quil y ait vers la fin du 19e sicle, affrontements entre bandes de
jeunes dorigine ethnique et de quartiers diffrents, notamment entre les Flamands
de Wazemmes et les Franais du quartier populaire le plus ancien intra muros -
Saint Sauveur (Vanneufville, 1997) (Figure 2). Tout porte croire que les
Franais dominaient cette culture jeune la fois par leur prouesse la bagarre et
encore plus par le prestige de leur culture.
Figure 2 - Quartiers de Lille vers 1900
LE TMOIGNAGE DE LA DIALECTOLOGIE
Si lon veut se pencher sur la faon dont les parlers vernaculaires taient
prononcs la fin du 19e et au dbut du 20 sicles, on est loin dtre limit aux
tmoignages impressionnistes des historiens et des crits dauteurs dits patoisants
cits dans la section prcdente. Les dialectologues nous ont lgu de prcieux
tmoignages dtaills - sous forme de monographies notamment celle de Viez
(1910) et de Cochet (1933) mais surtout ltude de Carton (1972). Comme Carton
a eu lamabilit de moffrir des copies dune partie de ses enregistrements, jai pu
les r-analyser et donc les r-interprter dans une perspective autre que celle du
dialectologue.
Il faut au dpart reconnatre sans ambages quune telle dmarche nest pas
sans difficults. Les enregistrements en question ont t raliss au cours des
annes 1960 auprs de sujets ns entre 1874 et 1895 dans la conurbation lilloise.
Carton avait demand ces personnes trs ges lpoque de sexprimer en
patois, alors quelles navaient dans leur entourage gure dinterlocuteur capable
de leur rpondre dans le mme idiome. Mais si lon concde que ces personnes
nont pu tout fait sexprimer comme du temps de leur jeunesse, elles ne
semblent pas avoir non plus fauss le jeu en exagrant la picardit de leur parler.
Au contraire, Carton fait remarquer de faon tout fait justifie le caractre
naturel de ces monologues.
CONTACTS LINGUISTIQUES, CONTACTS HUMAINS ET CHANGEMENT LINGUISTIQUE
33
Tableau 3 - Liste des 14 traits picards
Segments phonologiques - voyelles
Trait Exemple
1) diphtongaison de o ferm [k i e b