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Vies des grands capitaines/Epaminondas

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Hachette et Cie (p. 254-282).
ÉPAMINONDAS

I. Épaminondas, fils de Polymnus[1], était Thébain. Avant de parler de lui, nous croyons devoir avertir nos lecteurs de ne pas mesurer les moeurs étrangères sur les leurs, et de ne pas croire que les choses qui sont frivoles à leurs yeux le soient également chez les autres peuples. Nous savons que, dans nos usages, la musique ne convient point au caractère d’un homme du premier rang, et que la danse est placée parmi les goûts vicieux. Toutes ces choses-là sont cependant réputées chez les Grecs, agréables et dignes d’éloges. Or, comme nous voulons tracer le tableau de la conduite et de la vie d’Épaminondas, nous pensons ne devoir omettre aucun trait qui soit propre à l’éclairer. Nous parlerons donc d’abord de sa naissance ; ensuite de ses études, et des maîtres qui le formèrent ; puis de ses moeurs, de ses talents, et de ses autres qualités dignes de mémoire ; enfin, de ses actions, que la plupart des historiens placent au-dessus de celles de tous les autres grands hommes de la Grèce.

II. Nous avons nommé le père d’Épaminondas ; sa famille était honorable, mais tombée dans la pauvreté depuis plusieurs générations. Son éducation fut cependant supérieure à celle des autres Thébains. Il fut instruit à toucher de la cithare et à chanter au son des cordes par Denys, qui n’était pas moins célèbre parmi les musiciens que Damon ou Lamprus, dont les noms sont très célèbres ; à jouer de la flûte, par Olympiodore ; à danser, par Calliphron. Il eut pour maître de philosophie Lysis de Tarente, pythagoricien, auquel il fut si dévoué, que, jeune comme il était, il préféra le commerce de ce vieillard triste et sévère à celui de tous ceux de son âge, et qu’il ne se sépara de lui qu’après avoir tellement devancé ses condisciples dans les sciences, qu’on pouvait aisément juger qu’il surpasserait également tous ses émules dans les autres exercices. Relativement à nos usages, tous ces talents sont peu importants, ou même méprisables ; mais certainement, dans la Grèce, ils donnaient une grande gloire. Lorsque Épaminondas fut éphèbe et qu’il commença à s’adonner à la palestre, il ne s’attacha pas tant à requérir la force que l’agilité du corps, car il pensait que celle-là convenait aux athlètes et que celle-ci était utile aux gens de guerre. Il s’exerçait donc surtout à courir et à lutter, continuant la lutte tant qu’il pouvait, en restant debout, embrasser et combattre son adversaire. Il s’appliquait aussi beaucoup à manier les armes.

III. A cette vigueur du corps se joignaient encore en lui plusieurs belles qualités de l’âme. Il était en effet modeste, prudent, grave ; profitant sagement des circonstances, habile dans la tactique, brave de sa personne et de la plus grande intrépidité ; tellement ami de la vérité, qu’il ne mentait point, même par jeu ; tempérant, doux, admirablement patient ; supportant non seulement les injustices du peuple, mais encore celles de ses amis ; taisant surtout ce qu’on lui confiait, silence quelquefois non moins utile que le talent de la parole. Il aimait à raconter, persuadé que c’est un moyen très facile de s’instruire. Quand il était venu dans un cercle où l’on discourait sur la politique ou sur la philosophie, il ne se retirait jamais que la conversation ne fût finie. Épaminondas supporta si facilement la pauvreté, que de ses services publics il ne recueillit que de la gloire. Pour se soutenir lui-même il ne recourait point à la bourse de ses amis ; mais, pour soulager les autres, il employa souvent son crédit, de telle manière qu’on peut juger que tout était commun entre ses amis et lui. Lorsqu’un de ses concitoyens avait été fait prisonnier par les ennemis, ou que la fille nubile d’un ami ne pouvait s’établir à cause de sa pauvreté, il assemblait tous ses autres amis, et imposait à chacun ce qu’il devait donner, suivant ses moyens ; la somme une fois réunie, il amenait celui qui demandait à ceux qui contribuaient, et lui faisait compter l’argent à lui-même, afin qu’il sût ce dont il était redevable à chacun.

IV. Diomédon de Cyzique[2] mit à l’épreuve l’intégrité d’Épaminondas. À la prière d’Artaxerxès[3], il avait entrepris de le corrompre par l’argent. II vint à Thèbes avec une grosse somme d’or, et, par un don de cinq talents, il fit entrer dans ses vues le jeune Micythus, qu’Épaminondas aimait alors beaucoup. Micythus va trouver Épaminondas et lui expose le sujet de la venue de Diomédon. « Il n’est pas besoin d’argent, dit Épaminondas en présence de ce dernier : car, si le roi de Perse désire des choses qui soient utiles aux Thébains, je suis prêt à les faire gratuitement ; mais si ces choses leur sont contraires, il n’a pas assez d’or et d’argent pour me séduire ; je ne voudrais point échanger contre tous les trésors de l’univers mon amour pour ma patrie. Toi, Diomédon, qui m’as tenté sans me connaître et qui m’as cru pareil à toi, je ne suis point étonné de ta démarche, et je te pardonne ; mais sors promptement de Thèbes, de peur que, n’ayant pu me corrompre, tu n’en corrompes d’autres. Toi, Micythus, rends-lui son argent ; si tu ne le fais aussitôt, je te livrerai aux magistrats. » Diomédon le priant de faire en sorte qu’il pût se retirer en sûreté et qu’il lui fût permis de remporter les sommes qu’il avait apportées : « Je le ferai, lui dit Épaminondas, non pas pour toi, mais pour moi ; de crainte que, si l’on te vole ton argent, on ne m’accuse de m’en être saisi par un larcin, après l’avoir refusé à titre de présent. » Épaminondas lui demanda où il voulait être conduit, et Diomédon ayant désigné Athènes, il lui donna une escorte, afin qu’il s’y rendit en sûreté. Il ne se contenta pas de cela. Il fit en sorte, par le moyen de l’Athénien Chabrias, dont nous avons fait mention ci-dessus, qu’il pût s’embarquer sans être maltraité. Cette preuve du désintéressement d’Épaminondas nous suffira. Nous pourrions sans doute en rapporter un grand nombre d’autres, mais il faut nous borner, parce que nous nous sommes proposé de renfermer dans ce seul livre les vies de beaucoup de grands hommes, que d’autres écrivains avant nous ont développées séparément, et en plusieurs milliers de lignes.

V. Sans rival parmi les Thébains pour l’éloquence, Épaminondas n’était pas moins juste et concis dans ses réparties qu’orné dans ses discours suivis. Il eut pour détracteur un certain Ménéclide, né aussi à Thèbes, son adversaire dans l’administration de la république, assez exercé dans la parole, au moins pour un Thébain : car les hommes de cette nation ont plus de force de corps que d’esprit. Ce Ménéclide, voyant qu’Épaminondas excellait dans l’art militaire, avait coutume d’exhorter les Thébains à préférer la paix à la guerre, pour qu’on n’eût pas besoin des services de ce capitaine. « Tu trompes tes concitoyens par l’abus des termes, lui dit Épaminondas, en les détournant de la guerre. Sous le nom de repos, tu leur procures la servitude ; car la paix naît de la guerre. Ceux donc qui veulent en jouir longtemps doivent être exercés aux combats. Ainsi, Thébains, si vous voulez être le premier peuple de la Grèce, il vous faut vivre dans les camps, non dans les gymnases. » Comme le même Ménéclide lui reprochait de n’avoir point d’enfants et de ne s’être point marié, et surtout d’avoir l’insolence de croire qu’il avait atteint à la gloire militaire d’Agamemnon : « Cesse, Ménéclide, reprit-il, de me reprocher de n’avoir point de femme : il n’est personne que je désire moins consulter sur cet article. » Il faut dire que Ménéclide était soupçonné d’adultère. « Tu te trompes encore en pensant que je veuille rivaliser avec Agamemnon. Ce prince, avec les forces de toute la Grèce, prit à peine en dix ans une seule ville : moi, au contraire, avec les seules forces de Thèbes, et en un seul jour, j’ai mis en déroute les Lacédémoniens et délivré la Grèce entière[4]. »

VI, Épaminondas s’étant rendu à l’assemblée générale des Arcadiens, et leur demandant de se liguer avec les Thébains et les Argiens, Callistrate, député des Athéniens, qui, dans ce temps-là, surpassait tous les autres en éloquence, les conjurait au contraire de s’attacher aux peuples de l’Attique. Dans sa harangue, il déclama beaucoup contre les habitants de Thèbes et d’Argos, et, parmi ses invectives : « Arcadiens, dit-il, considérez quels hommes ont enfantés l’une et l’autre ville, et par ceux-là jugez des autres. Oreste et Alcméon, deux parricides, étaient d’Argos ; Oedipe, qui, après avoir tué son père, eut des enfants de sa propre mère, était né à Thèbes[5]. » Épaminondas, répondant à ce discours, après avoir fini de parler sur les autres allégations de Callistrate, en vint à ces deux derniers reproches. Il s’étonna de la sottise du rhéteur athénien, qui n’avait pas réfléchi que ces hommes étaient nés innocents, et qu’ayant été chassés de leur patrie après y avoir commis leurs forfaits, ils avaient été reçus par les Athéniens. Mais son éloquence brilla principalement à Sparte. Les députés de tous les alliés s’y étaient réunis[6] ; il censura si fortement, devant cette nombreuse assemblée d’envoyés, la tyrannie des Lacédémoniens, qu’il n’ébranla pas moins leur puissance par ce discours que par la bataille de Leuctres. Il décida dès lors, comme on le vit après, la défection des alliés de Sparte.

VII. Qu’Épaminondas ait été patient, et qu’il ait supporté les injures de ses concitoyens, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût permis d’avoir du ressentiment contre sa patrie, c’est ce que prouveront les exemples qui suivent. Les Thébains, n’ayant pas voulu, par un motif d’envie, le mettre à la tête de leur armée, choisirent pour général un homme qui ne connaissait pas la guerre, et qui, par sa faute, engagea de nombreuses troupes dans une telle position, que tout le monde craignait pour leur salut, parce qu’enfermées dans des passages étroits, elles étaient investies par les ennemis. On eut alors besoin de l’habileté d’Épaminondas, qui se trouvait en effet dans l’armée sans grade et en qualité de simple soldat. Lorsqu’on réclama son secours, il ne se souvint pas de l’affront qu’il avait reçu, et, après avoir dégagé l’armée, il la ramena saine et sauve à Thèbes. C’est ce qu’il fit, non pas une seule fois, mais souvent. Son trait le plus éclatant dans ce genre est celui-ci : lorsqu’il mena une armée dans le Péloponnèse contre les Lacédémoniens, il avait deux collègues, dont l’un était Pélopidas, homme vaillant et habile. Les trois généraux étant tombés dans la disgrâce du peuple, à cause des accusations de leurs ennemis, et ayant été, pour cette raison, destitués du commandement et remplacés par d’autres chefs, Épaminondas n’obéit point au décret, persuada ses collègues d’agir de même, et continua la guerre qu’il avait entreprise. Il prévoyait en effet que, s’il se soumettait à l’ordre du peuple, toute l’armée périrait par l’inexpérience et l’ignorance des nouveaux chefs. Il y avait à Thèbes une loi qui punissait de mort un général, s’il retenait le commandement au delà du terme prescrit. Épaminondas, considérant qu’elle avait été portée pour le salut de la république, ne voulut pas la faire servir à sa perte, et il exerça le commandement quatre mois de plus que le peuple ne l’avait décrété.

VIII. Quand l’armée fut revenue à Thèbes, ses collègues furent mis ou accusation. Épaminondas leur permit de rejeter toute la faute sur lui, et de soutenir que c’était à cause de lui qu’ils n’avaient pas obéi à la loi. Ce système de défense les ayant mis hors de danger, personne ne pensait qu’Épaminondas répondît à l’assignation, parce qu’il n’avait rien à dire. Mais il comparut en jugement, ne nia aucun des faits dont ses ennemis lui faisaient des crimes, et avoua tout ce que ses collègues avaient dit. Il consentit à subir la peine infligée par la loi ; mais il demanda pour toute grâce à ses juges que, sur sa sentence de condamnation, ils écrivent ces paroles : « Épaminondas a été puni de mort par les Thébains, parce qu’il les a forcés de vaincre à Leuctres les Lacédémoniens, qu’aucun des Béotiens, avant qu’il fût leur général, n’avait osé regarder sur le champ de bataille ; parce que, par un seul combat, il a non seulement sauvé Thèbes de sa ruine, mais encore rendu la liberté à toute la Grèce ; parce qu’il a mis les affaires des deux peuples dans un tel état, que les Thébains ont assiégé Sparte, et que les Lacédémoniens se sont contentés de pouvoir sauver leurs vies ; et parce qu’il n’a pas cessé de faire la guerre qu’il n’ait bloqué la ville en rétablissant Messène[7]. » Quand il eut prononcé ces paroles, une vive hilarité éclata dans toute l’assemblée, et aucun juge n’osa opiner. II sortit ainsi d’une affaire capitale avec la plus grande gloire.

IX. Sur la fin de sa vie, Épaminondas commandait les Thébains à Mantinée[8]. Comme il pressait trop audacieusement les ennemis dans une bataille rangée, il fut reconnu des Lacédémoniens, qui, faisant uniquement consister leur salut dans sa mort, fondirent tous sur lui seul, et ne se retirèrent, après un grand carnage de part et d’autre, que lorsqu’ils virent Épaminondas même frappé d’un spare lancé de loin pendant qu’il combattait très vaillamment, et tombé mort. Les Béotiens furent un peu ralentis par sa chute ; cependant ils ne quittèrent point le champ de bataille qu’ils n’eussent entièrement défait les troupes qui leur résistaient. Comme Épaminondas sentit qu’il avait reçu une blessure mortelle, et qu’il perdrait la vie dès qu’il aurait extrait la pointe du dard qui lui était restée dans le corps, il l’y garda jusqu’au moment où l’on lui annonça que les Béotiens avaient vaincu. Après qu’il eut appris cette nouvelle : « J’ai assez vécu, dit-il, car je meurs sans avoir été vaincu. » Ayant alors arraché le fer, il expira sur-le-champ.

X. Épaminondas ne se maria jamais. Comme Pélopidas, qui avait un fils infâme, le lui reprochait et lui disait qu’il pourvoyait mal aux intérêts de la patrie en ne lui laissant point d’enfants : « Prends garde, lui répondit-il, de lui rendre un plus mauvais service en lui laissant un fils tel que le tien. Mais je ne peux manquer de lignée ; car je laisse la bataille de Leuctres, fille née de moi, qui non seulement doit me survivre, mais encore être immortelle. » Dans le temps que les bannis, conduits par Pélopidas[9], occupèrent Thèbes et chassèrent de la citadelle la garnison des Lacédémoniens, Épaminondas se tint dans sa maison, tant qu’il se fit un carnage de citoyens, ne voulant ni secourir ni combattre les méchants, pour ne pas rougir ses mains du sang des siens ; car il regardait comme funeste une victoire remportée sur des citoyens. Mais quand on commença d’attaquer les Lacédémoniens à la Cadmée[10], il parut aux premiers rangs. J’aurai assez parlé de ses exploits et de sa vie, si j’ajoute une seule chose que personne ne niera, savoir qu’avant la naissance et après la mort d’Épaminondas, Thèbes fut toujours soumise à une domination étrangère, et qu’au contraire, tant qu’il gouverna la république, elle fut la souveraine de toute la Grèce. D’où l’on peut juger qu’un seul homme valait plus qu’une ville entière.

  1. Polymnus (ou Polymnis) descendait des anciens rois de Béotie.
  2. Ville de Bithynie.
  3. Artaxerxès Mnémon.
  4. Allusion à la célèbre victoire remportée près de Leuctres, ville de Béotie, par Épaminondas, sur le roi de Sparte Cléombrote, 371 ans avant notre ère.
  5. Oreste, tua sa mère Clytemnestre qui avait assassiné Agamemnon; Agamemnon était le père d'Oreste et l'époux de Clytemnestre. Alcméon était le fils d'Amphiaraos et d'Ériphyle. Cette dernière, séduite par un collier que lui avait offert Adraste (ou Polynice), persuada son mari d'aller combattre contre Thèbes; en tant que devin, Amphiaraos savait qu'il y périrait. Avant son départ, il fit promettre à son fils Alcméon de venger sa mort: de fait, Alcméon tua sa mère. Oedipe tua Laïos, sans savoir qu'il était son père, et épousa Jocaste (ou Épicaste chez Homère) sans savoir qu'elle était sa mère. Quand il s'aperçut de ses crimes, il se creva les yeux et quitta Thèbes comme un vagabond.
  6. Cette assemblée se composait de dix mille députés; elle se tenait à Mégalopolis.
  7. Messène était la capitale de la Messénie, dans le Péloponnèse. Détruite par les Lacédémoniens, elle resta longtemps inhabitée. Épaminondas la releva.
  8. Ville d'Arcadie.
  9. Pélopidas était le fils d'Hippoclos, illustre et riche citoyen de Thèbes.
  10. La Cadmée est la citadelle de Thèbes, du nom de son fondateur, Cadmos.