Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Aller au contenu

Thémidore, ou Mon histoire et celle de ma maîtresse

La bibliothèque libre.

1

Ce que je désirais depuis si longtemps, cher marquis, s’est offert de lui-même ; et je n’ai pas fait les avances du hasard. Enfin j’ai possédé la belle Rozette. Voici son portrait : jugez si je sais attraper la ressemblance.

Elle a de l’esprit, du jugement, de l’imagination, et se plait dans l’exercice de ses talents. Faisant tout avec aisance, elle fait faire aux autres tout ce qu’elle veut. Extérieur éveillé, démarche légère, bouche petite, grands yeux, belles dents, grâces sur tout le visage, voilà celle qui a fait mon bonheur : prude par accès, tendre par caractère, dans un moment son caprice vous désespère, dans un autre sa passion vous enivre des idées les plus délicieuses. Rozette entend au mieux le coup d’œil, elle pa rt à votre appel, et vous rend aussitôt votre déclaration. Elle folâtre avec le plaisir, mais elle l’éloigné le plus qu’elle peut de sa véritable destination : gout singulier, d’aimer mieux caresser un beau fruit, que d’en exprimer la liqueur !

Trois jours s’étaient passés depuis votre relation de la prise de Menin, lorsque, plein de vous et inquiet de votre santé, cher marquis, je reçus de vos nouvelles. Je fus au Palais-Royal les communiquer à nos amis, et ensuite me promenai dans une allée un peu écartée. Je vis arriver le président de Mondorville. Il était pimpant à son ordinaire ; la tête élevée, l’air content : il s’applaudissait par distraction, et se trouvait charmant par habitude. Il badinait avec une boite d’or d’un nouveau gout, et y prenait quelques légères couches de tabac, dont, avec certaines minauderies, il se barbouillait le visage. Je suis à vous, me dit-il en passant, je cours au Méridien. Il y fut ; je fis en l’attendant quelques tours seul, et considérai avec un plaisir critique un groupe original de nouvellistes, qui politiquaient profondément sur des choses qui ne doivent jamais arriver. Je m’approchai d’un vieux militaire qui parlait fort haut et fort bien, chose assez rare à son espèce : il fit noblement le panégyrique de notre illustre monarque ; et peut-être, pour la première fois de sa vie, il ne trouva point de contradicteur.

Le président revint du Méridien en grondant de ce que sa montre retardait de quelques minutes : il promit que jamais Julien Le Roy ne travaillerait pour lui, et qu’il ferait venir exprès de Londres une douzaine de répétitions. Tel qui ne veut pas que sa pendule se dérange d’une seconde, est perpétuellement en contradiction avec lui-même.

Mon cher conseiller, me dit-il, une prise d’Espagnol ? C’est ce marchand arménien qui est là-bas sous ces arbres qui me l’a vendu. C’est un nouveau converti : on le dit bon chrétien ; mais ma foi, il est Arabe avec les curieux. Vous voilà beau comme l’amour ; on vous prendrait pour lui, si vous étiez aussi volage ; mais on sait que la jeune baronne vous tient dans ses chaines. Votre père est à la campagne. Divertissons-nous à la ville. Quel désert que Paris ! Il n’y a pas dix femmes : ainsi celles qui veulent se faire examiner ont des yeux à choisir.

Je vous fais diner avec trois jolies filles ; nous serons cinq, le plaisir fera le sixième, il sera de la partie puisque vous en êtes. J’ai renvoyé mon équipage, et Laverdure doit m’amener une remise.

Argentine est du diner, c’est une fille adorable, au libertinage près, elle a les meilleures inclinations du monde.

Ne reconnaissez-vous pas bien là, cher marquis, le président ? Il a du génie, de l’honneur, mais il tient furieusement au plaisir. La nuit au bal, à sept heures du matin au Palais : il n’est ni pédant en parties, ni dissipé à la Chambre. Charmant à une toilette, intègre sur les fleurs de lis, sa main joue avec les roses de Vénus, et tient toujours en équilibre la balance de la justice.

Nous sortîmes insensiblement du jardin. Laverdure n’était pas encore arrivé. Depuis quelque temps, nous entendions les propos de deux jeunes gens qui se confessaient mutuellement leurs bonnes fortunes, mais qui, à leur air, m’avaient bien celui de mentir au tribunal.

Nous apercevions à leurs fenêtres plusieurs vestales, dont la réputation est excellente dans le quartier, et embaume tout le voisinage ; elles étaient parées comme pour des mystères, nous jugeâmes qu’elles ne pouvaient allumer que des feux d’artifice.

Nous considérions d’un côté de la place le café de la Régence, si brillant autrefois ; nous plaignions la maitresse de ce lieu, qui a été forcée de fuir un époux, qui ne sera jamais choisi pour servir le nectar des dieux.

De l’autre côté nous apercevions le café des Beaux-arts, café nouveau, orné très galamment, bien fréquenté, et qui, s’il continue, ne sera pas sitôt le café des Arts défendus.

La maitresse de ce cabinet[1] était sur sa porte en négligé. Souvent il y a plus d’art dans cette simplicité que dans les ornements précieux. Elle est prévenante et gracieuse. Sans être belle, on plait quand on lui ressemble. Elle est bien faite, a la peau fort blanche, parle avec aisance, et l’esprit accompagne ses réparties. A la façon propre de se mettre, on imagine qu’elle doit être sensuelle dans le particulier. Sa jambe est fine et déliée à ce qui parait. Je connais un autre sens que la vue qui aurait plus de satisfaction à en décider.

Cependant arriva Laverdure : il descendit de carrosse : nous y montâmes. Tout est prêt, dit-il, Mlle Laurette et Mme Argentine vous attendent, mais Mlle Rozette est indisposée, et vous fait ses excuses. Cette nouvelle, que Rozette devait être de la partie, et n’en serait pas, me rendit chagrin. J’ignorais la surprise qu’elle nous ménageait. On s’afflige souvent de ce qui nous doit être le plus agréable dans la suite.

Le président ne déparla pas jusqu’au logis de nos demoiselles. Il est permis de ne pas garder le silence quand on s’exprime avec sa variété. Il n’y a pas un petit maitre, ou une petite maitresse qu’il ne connaisse, par nom, surnom, intrigues, qualités, mœurs et aventures : il sait la chronique médisante de tout Paris.

Voici, me disait-il, ce grand Flamand au teint pâle, qui joue si gros jeu. Il est au-dessus et au-dessous de nous de toute sa tête. Voyez-vous le sage Damis au regard ingénieux et spirituel, on croirait qu’il pense, il donne bonne idée de lui lorsqu’il ne dit mot, sa physionomie est une menteuse, et cet homme-là n’est bon qu’à être son portrait.

Vous voyez le petit duc dans son équipage ? il joue le galant et le passionné auprès des dames, mais on sait son gout, et l’on est persuadé qu’il triche toujours en de telles parties.

N’avez-vous pas aperçu la comtesse de Dorigny, elle est toujours dans son vis-à-vis seule, elle court de maison en maison pour annoncer une pièce que l’on donnera ce soir aux Italiens pour la première fois : elle dit à tout le monde qu’elle en est très contente, et ne l’a pas lue ; c’est le secrétaire de son frère qui en est auteur, elle en jugera en faisant des nœuds. Voici le jeune Poliphonte, il court à toute bride dans son phaéton bleu-céleste ; fils d’un riche marchand de vin, il se croit un Adonis, il est bien le favori de Bacchus, mais il ne le sera jamais de l’amour.

Je n’ose, continuait-il, regarder la porte d’Hébert[2], il me vend toujours mille choses malgré moi, il en ruine bien d’autres en bagatelles. Il fait en France ce que les Français font à l’Amérique, il donne des colifichets pour des lingots d’or.

Nous arrivâmes à la porte de nos demoiselles, après avoir attendu assez longtemps ; Laverdure descendit avec elles.

Pensez-vous comme moi, marquis ? Je n’aime pas qu’un domestique soit si fort dans la confidence de mes secrets ou de mes plaisirs. En gardant un bijou, on le regarde, en le regardant de trop près on-en est tenté, et quelquefois le gardien devient larron : d’ailleurs une fille qui se vend à vous par intérêt, peut se donner par gout à votre confident.

Laurette et Argentine montèrent avec nous ; les stores tirés, nous partons. Le président de prendre les mains à nos compagnes ; elles de lui recommander d’être sage ; lui de les embrasser, elles de se défendre ou d’en faire la cérémonie. Bientôt j’eus fait connaissance à l’exemple de mon ami : nous badinons, le temps s’écoule, nous nous trouvâmes à la Glacière.

Le diner était préparé. Donnez vos ordres à un domestique entendu, qu’il soit le maitre de votre bourse, il en fera les honneurs par delà vos vœux ; plus vous serez content, plus il y aura trouvé son avantage. Qui est-ce qui n’est pas industrieux sur le plaisir, lorsque les frais en sont faits par un autre ?

La maison où nous étions est louée par le président ; on y trouve toutes les commodités désirables. L’extérieur n’en est pas brillant, mais l’intérieur vous en dédommage. C’est au dehors la forge de Vulcain, mais le dedans est le palais de Vénus.

Ces petites maisons-là sont d’une idée charmante, le mystère en est l’inventeur, le gout les construit, la commodité les dispose, et l’élégance en meuble les cabinets. On ne rencontre là que le simple nécessaire, mais c’est ce nécessaire cent fois plus délicieux que tous les superflus. On ne trouve jamais là de parents au degré prohibé, ainsi jamais de trouble. La sagesse est consignée à la porte, et le secret qui fait sentinelle ne laisse entrer que le plaisir et l’aimable libertinage.

Le diner servi, nous en profitâmes. Passez-m’en la description. Imaginez ce que peut offrir la volupté, quand la finesse vous sert à petits plats. Je me plaçai auprès de Laurette, et le président choisit Argentine. Laverdure nous fit attendre après la bisque ; cet intervalle fut rempli par une dispute qui s’éleva sur le savant et ennuyeux opéra de Dardanus. Déjà nous étions animés lorsqu’on nous présenta deux entrées, auxquelles Martial[3] eût donné un nom très appétissant. Ce service calma notre ardeur, et nous remit dans notre assiette et sur notre assiette.

Vous ne connaissez pas beaucoup nos deux convives ; en voici une esquisse.

Laurette est encore jeune, mais moins qu’elle ne le dit, et moins aussi qu’elle ne le pense ; la bonne foi des femmes est admirable sur cet article. Elle est une de ces grandes filles bien découplées, dont la taille et la jambe dénotent des dispositions excellentes pour plus d’une danse. Elle est brune, très sémillante, et se pique de faire naitre des désirs.

Argentine est une grosse maman ragoutante qui a le nez un peu retroussé, la bouche jolie, la main potelée, et une gorge en faveur de laquelle la nature n’a pas été ménagère. Le plaisir est sa divinité chérie, aussi lui sacrifie-t-elle le plus souvent qu’il lui est possible. Leur conversation se ressemble assez ; elle est brillante lorsqu’elle roule sur la bagatelle ; ces filles-là possèdent bien leur matière.

Le diner se passa assez tranquillement ; j’en fus surpris, connaissant l’humeur impétueuse du président. J’ai toujours soupçonné que, pendant un moment d’absence avec Argentine, sous prétexte de rendre visite à un cabinet nouvellement meublé de Perse, il s’était précautionné contre les effets du vin de Champagne. Au reste, je le plains, s’il a été si longtemps sage sans préparation. Pour moi, je m’aperçus bien que l’on n’est pas réservé quand on le veut. Est-ce un si grand mal de n’avoir pas un empire absolu sur la nature ? On dit qu’il y a de la gloire à prendre sur elle ; je trouve qu’il y a plus de plaisir à lui laisser prendre sur nous.

Déjà les propos enjoués avaient animé notre repas ; quelques couplets de chansons assez libres avaient fait naitre des désirs agréables, plusieurs baisers avaient, en conséquence, effleuré les charmes de nos convives, qui ne résistaient qu’autant qu’il en fallait pour se donner une réputation de s’être défendues. Nous ne songions à personne lorsque Laverdure nous annonça que l’on pensait très fort à nous, et nous remit une lettre de la part de Rozette.

Le président la décacheta avec empressement, elle était badine, et nous félicitait sur l’aimable désordre où elle supposait que nous devions être, et nous avertissait qu’avant une demi-heure, elle partagerait nos amusements. On but à sa santé ; je le fis d’une façon trop marquée. Le cœur se trahit aisément, on le prend sur le fait à chaque rencontre. Cette façon découvrit à Argentine et à Laurette que je lui donnais la préférence. Toute femme est jalouse ; les filles du genre de ces demoiselles ne le sont pas précisément et en forme, mais elles ne sont point insensibles ; pourquoi ayant des agréments, l’orgueil ne serait-il pas aussi leur apanage ? Sans se dire mot, elles se le donnèrent pour empêcher que Rozette à son arrivée ne profitât de ce qu’elles avaient mérité, comme premières occupantes. Ce système ne portait pas à faux. En punissant l’amour que j’avais pour Rozette, elles avaient deux satisfactions : la première, de se procurer de l’amusement ; la seconde, d’en priver une rivale ; ce dernier motif suffisait : les femmes font quelquefois le mal pour le mal, mais leur malice est bien industrieuse lorsqu’elle doit être récompensée par le plaisir.

On remit le dessert à l’avènement de Rozette. J’ai oublié de vous dire, cher marquis, que c’était elle-même qui avait apporté la lettre ; et que, de concert avec Laverdure, elle s’était cachée dans un appartement voisin, d’où elle était témoin de ce qui se passait dans le nôtre. Que n’en fus-je informé ? j’aurais été mettre le secret de sa retraite à contribution ; bien différents de vous autres militaires, nous n’en levons que dans les pays qui nous sont les plus chers.

Quelques raisons ayant obligé Argentine à sortir, le président lui donna la main ; nous restâmes seuls, Laurette et moi.

Argentine était en robe détroussée de moire citron, avec une coiffure qui demandait à être chiffonnée. Laurette était parée, avait du rouge et un ajustement des plus lestes. La simplicité embellissait Argentine, et Laurette trouvait mille avantages dans sa parure. Rien ne peut enlaidir une jolie femme ; et on peut se flatter d’être passable, quand on n’est point changée par l’affectation de la parure.

Le président tardait un peu dehors. Nous en badinâmes et rîmes entre nous, de ce qui probablement ne les désespérait pas alors. Suivant le caractère des absents, nous jugions que l’emploi de leur temps était leur plus sérieuse affaire ; et que, s’ils avaient quelque compte à rendre, ce ne serait pas d’y avoir laissé un grand vide à remplir.

Ceux qui badinent des autres sont toujours punis. En critiquant son prochain, on agit souvent de même ; la morale est très faible vis-à-vis le plaisir. Otez cette palatine, dis-je à Laurette, elle doit vous gêner ; cette garniture de robe est bien gaie. Il faut avouer que la Duchap[4] a un grand gout pour ces riens-là, si elle a le talent de vous les vendre au poids de l’or. Que vous êtes charmante ! continuai-je, le vin de Chably vous a mis un feu divin dans les yeux. Votre gorge est toute couverte de poudre, que je l’ôte : j’y portai le doigt légèrement ; j’aurais voulu alors être un autre[5] Jonathas. Que je voie votre bague ? Vous avez les doigts bien pris ; je saisis la main, je la baisai ; elle prit la mienne, elle la serra : une main qui serre veut quelque chose, je lui donnai un baiser de tout mon cœur, et redoublai à plusieurs reprises en faveur d’une belle bouche qui s’offrait toujours à mon passage. Mon ardeur augmentait, son feu se communiquait au mien, déjà nos yeux, fixés les uns sur les autres, se demandaient ce qu’ils ne peuvent qu’indiquer ; nous nous approchâmes d’un canapé qui était auprès de nous, et vers lequel le parquet ciré conduisit, peut-être malicieusement, nos sièges. Ce fut alors que, sans rien détailler, je m’occupai essentiellement de mon devoir. Je m’oubliai comme elle, nous nous égarâmes ensemble, ce que je sais, c’est que nous tombâmes dans une espèce de précipice où elle aidait à m’ensevelir, et dans lequel je serais encore, si, au contraire de ce qui arrive ordinairement, il ne fallait pas être extrêmement fort pour y demeurer longtemps. Nous sortîmes de notre léthargie, et, en rougissant de ce que nous sentions, nous désirions d’en sentir encore davantage. C’est bien là le temps d’avoir de la pudeur, vous me la passez, cher marquis, il n’est pas permis à un homme de robe de penser aussi généreusement qu’un colonel de hussards. Nous rimes un instant après d’avoir été si fous ; mais nous en fûmes si peu fâchés, que par un baiser mutuel nous convînmes de recommencer au premier moment à perdre la raison.

Argentine rentra en bon ordre ; elle était en habit de combat et se mit à éclater de rire en regardant la robe de Laurette qui avait l’air d’avoir été de quelque partie. La physionomie n’est pas toujours trompeuse. Elle plaisanta sur ses yeux, sur les miens, et, se tournant vers le canapé et l’examinant avec soin, elle assura que, si je faisais une carte des lieux où j’aurais combattu, celui-ci serait marqué en rouge. Pourquoi, disait-elle d’un ton ironique, n’a-t-on point de faiblesses sans que les autres s’en aperçoivent ? La faute se peint dans les yeux ; voyez les miens, ne sont-ils pas le miroir de l’innocence ? Apparemment que, pour cette fois, Argentine nous avait fait faire un jugement téméraire, ou plutôt qu’elle n’était troublée que lorsqu’elle avait combattu dans les règles. Défaites-vous de ces ajustements superflus, dit-elle à Laurette, restez en corset, comme je m’y suis mise ; puisque nous passons ici la journée, il ne faut point de cérémonies : vos grâces en seront plus aimables en négligé. Montez et arrangez proprement tout sur le lit, mais de grâce ne réveillez pas le président qui repose sur la duchesse. Laurette suivit le conseil ; comme il était bon, elle s’aperçut qu’on ne le lui avait donné que par quelque intérêt. Quelle est la femme qui soit bien aise que sa rivale soit plus brillante, et aide à la rendre telle ? Aussi en nous quittant, retourna-t-elle malicieusement la tète à plusieurs reprises. Les maitres dans un art en savent tous les secrets.

C’est à moi à qui vous avez affaire maintenant, beau conseiller, dit alors Argentine, sans autre préambule ; elle avait déjà fermé la porte, et fait un petit saut de caractère. Je vous aime, le temps est court, le président n’a fait qu’effleurer la matière, il a commencé le combat, il faut que vous vainquiez pour lui. Ce canapé n’a-t-il pas été témoin de votre courage ? Il est poudreux, mais je crains peu la poussière, elle est honorable lorsqu’elle est prise au champ de bataille. Elle dit, elle m’embrasse, je lui rends avec vivacité, elle m’entraine où j’allais assurément très volontiers. Rien n’est tel qu’une femme qui a du tempérament, et qui a été frustrée dans son attente. Ce n’est plus gout, c’est passion ; ce n’est plus transport, c’est fureur ; je ne crois pas qu’il y ait quelque chose dans le monde de plus vif que la possession d’un objet de ce genre. Bref, j’attaquai une place qui s’était offerte à moi ; combattant avec courage, et vainqueur avec gloire, j’étendis mes conquêtes dans un climat dont on m’avait facilité les entrées. Argentine et moi sortîmes de notre état très satisfaits, et, si elle ne fut pas surprise de ma valeur, elle eut lieu de s’en glorifier. Que Rozette vienne présentement, disait-elle, je lui souhaite beaucoup de satisfaction, nous serons amies ensemble, et je vous prie même de lui témoigner combien je l’aime. Jugez, cher marquis, si Argentine m’avait laissé les moyens de lui témoigner quelque chose.

Cependant arriva Laurette. Ce canapé est contagieux, on ne peut en approcher sans s’en ressentir, dit-elle ; voyons aussi vos yeux, Argentine ? Et les vôtres, conseiller ? Cela suffit : il faut avouer que ma bonne amie est bien tranquille ; elle ressemble au grand Condé, qui n’était jamais d’un plus grand sang-froid qu’au milieu d’une bataille. Le président repose, vidons cette bouteille de Frontignan pendant son sommeil. Vous êtes pensif, cher conseiller ? Vous avez un air respectueux ; il ne faut marquer du respect aux dames, que lorsque vous ne pouvez pas leur en manquer.

Cependant la conversation tomba sur la lecture, ressource d’un homme fatigué, et de femmes qui n’ont pas encore songé à médire. On parla beaucoup du roman Acajou[6], je trouvai que l’épitre dédicatoire au public était ce qu’il y avait de plus raisonnable dans le livre. Nos demoiselles firent l’éloge de l’auteur, louèrent sa facilité à parler, et son esprit sur toutes sortes de matières ; Argentine, qui est de ses amies, dans les transports de son affection pour lui, nous assura que, par cascade, elle avait assez de crédit pour le faire recevoir à l’Académie française.

La conversation est bientôt épuisée, lorsqu’elle roule sur le mérite d’un auteur. Nous discourûmes de mode, de dentelles, d’étoffes, et, par gradation, nous commencions à mettre Rozette sur le tapis lorsqu’elle entra elle-même et nous surprit agréablement par sa présence. Je me levais pour aller au-devant d’elle, elle m’arrêta ; et après un salut de joie, elle fit le tour de la table, et nous donna à tous un baiser sur le front avec un certain petit bruit des lèvres qui est ordinairement l’écho du plaisir.

Elle nous découvrit tout le mystère, et nous apprit qu’il y avait longtemps qu’elle était dans la chambre voisine ; elle nous récita nos propos, et nous décrivit nos aventures, elle compta même les minutes que j’avais occupé avec Argentine ; et en connaisseuse, elle m’assura que j’avais été trop longtemps pour peu, et trop peu pour beaucoup : on en fit juge Argentine, un seul mot de sa part fit mon éloge.

Rozette était sans panier avec le plus beau linge du monde ; une chaussure fine, et une jambe dont elle sait tirer mille avantages. Le président dort, s’écrie-t-elle ? Veillons. Le dessert a été réservé pour mon arrivée ; remplissons sa destination ; tâchons qu’il n’en reste rien, et que, pour la première fois, le juge n’ait que les écailles de l’huitre. Nous suivîmes son avis. Une heure se passa à badiner, à chanter, à faire partir les bouchons, et à casser des verres et quelques porcelaines[7]. C’est le gout des dames de condition : depuis le départ des officiers pour l’armée, elles font les petites maitresses, et se plaisent dans des soupers où l’on fait carillon, elles trouvent un esprit infini à briser un miroir ou une table, ou à jeter des chaises par les fenêtres : les filles du monde n’ont-elles pas droit de copier dans ses expéditions les jeunes marquises, puisque celles-ci les copient dans leurs intrigues ? Je tirai de ma poche ma flute ; Laurette s’en saisit ; et comme elle en joue passablement, elle préluda par des roulades, et nous donna des airs assez touchants. Rozette prit cet instrument à partie, et soutint que la façon d’en tirer des sons était indécente, elle blâma les coups de langue, et soutint que jamais le sexe ne devait toucher à une flute en compagnie. Où la morale allait-elle se loger ? Dans le fond, il est vrai de dire qu’il est certaines choses dont une femme ne doit jamais faire savoir qu’elle sait faire usage.

Rozette, après ses réflexions sur ma flute, parla de son état. C’est l’ordinaire qu’après certaines parties, lorsqu’on a pour ainsi parler épuisé le plaisir, on se jette sur les embarras de la vie, ou sur les obligations de la nature, et ses malheurs. Quelle destinée pour la philosophie d’être fille en quelque sorte du libertinage ! Rozette fit une comparaison de ses pareilles avec les abbés qui n’était pas sans ressemblance.

Les uns, disait-elle, débutent dans le monde par un air de modestie et de pudeur ; les autres par une affectation de cagoterie. Nous regardons les hommes à la dérobée, les abbés dévorent les femmes sous leurs grands chapeaux. Les hommes viennent nous chercher ; les femmes se glissent vers nos messieurs. Nous ruinons nos amants, ils font fortune par le moyen de leurs maitresses. Nous sommes dans l’opulence tant que nous sommes jeunes, les autres ne deviennent à leur aise qu’en vieillissant. Nous sommes sages et quelquefois saintes sur la fin de nos jours, les abbés au contraire sont plus libertins sur le déclin des leurs. La nécessité fait notre vocation, l’intérêt fait presque toujours la leur ; on ne donne au monde que ce qu’il y a de mieux ; et l’Église a ordinairement le rebut de la nature. Nous sommes dans l’État deux êtres indéfinissables qui ne tiennent à rien et se trouvent partout, qui ne sont pas nécessaires, et dont on ne peut se passer. Elle nous détailla ensuite quelques aventures qu’elle avait eues avec de très graves ecclésiastiques, et qui nous amusèrent beaucoup. Je les passe sous silence, cher marquis, ayant un frère chanoine, et un autre abbé comandataire, je ne veux pas qu’il soit dit que j’ai révélé le secret de l’Église.

Le président se réveilla, descendit, et vit Rozette avec surprise. Il vola vers elle, l’embrassa, et se mit vis-à-vis pour la contempler à son aise.

Le repos l’avait rafraichi : un verre de liqueur le remit en humeur, la compagnie lui donna de l’audace ; et se sentant fort, il défia ma faiblesse. Je fus humilié, je le confesse, Argentine et Laurette triomphaient intérieurement. Mes yeux se tournèrent du côté de Rozette, et lui demandaient pardon de ce qui m’arrivait, ou plutôt de ce qui ne m’arrivait pas ; elle en parut touchée, un malheur qui arrivait en sa compagnie l’en rendait presque participante.

On me badina, on me tourna en ridicule. Le président jouissait de mon trouble ; et fier d’un instant de valeur, orgueilleux dans la prospérité, il me félicitait ironiquement sur mes exploits du canapé.

Rozette se sentit piquée en ma personne, et vit bien que les deux convives défiaient ses charmes. Elle eût bien voulu faire un coup décisif ; mais, après ce qu’elle avait vu de moi, elle appréhendait pour son honneur ; la plaisante circonstance que celle où on le perd en le gardant ! Elle ne savait pas si, nouvelle Aurore pour les attraits, elle en aurait la puissance en faveur d’un nouveau Titon[8] qu’elle n’avait pas réduit à cet état de faiblesse.

Elle me fit un sourire pour tenter l’entreprise, j’y répondis, elle examina mes yeux, et surprit dans mon regard le présage de sa gloire à venir. Elle but à la déesse de la jeunesse, prononça quelques mots mystérieux, et après trois mouvements magiques elle fit voir son triomphe. On lui donna de grandes louanges et on convint, malgré la jalousie, que la fleur qu’elle avait fait éclore lui appartenait, et qu’elle en devait faire un bouquet pour mettre à son côté.

On se leva de table. Après quelques tours de jardin on fit un médiateur. Le président gagna beaucoup, il jouait d’un bonheur sans égal. Rozette en était outrée : ce n’est pas aux cartes où elle est belle joueuse ; elle nous répéta souvent qu’elle était en péché mortel, parce qu’elle ne voyait pas un as noir. Cependant elle trichait suivant le talent qu’elle en avait reçu. Argentine, que je conseillais, l’imitait au mieux. Le président s’en apercevait et en riait sous cape ; il sait comme vous et moi que toute femme triche, et que, même lorsqu’elles veulent être fidèles, l’habitude supplée à leur intention. Le souper fut délicat. Notre cuisinier se surpassa, et le président en tira vanité. En effet, c’est là ce qu’on appelle un homme essentiel : n’est-il pas plus estimable qu’un bel esprit mathématicien qui pique régulièrement votre table : celui-ci vous mange et l’autre vous fait manger.

Rozette et Argentine firent l’amusement du repas, par une infinité de chansons plus jolies les unes que les autres, qu’elles débitaient à l’envi. Laurette excitait à boire et faisait circuler la joie avec la mousse qu’elle excitait dans les verres.

Il est des bornes à tout, même à la folie. Le président devint rêveur, Laurette le fit sortir pour le distraire et le conduisit au jardin. Semblable guide était propre à l’égarer. Apparemment qu’ils se fourvoyèrent en chemin, et tombèrent dans quelques broussailles, car nous remarquâmes que la rosée avait gâté la robe de celle qui, je crois, n’était point sortie pour examiner les étoiles.

Je ne réussis pas à engager Rozette de venir avec moi, elle savait que je tenais d’elle mon rajeunissement, et elle ne voulait pas que je lui remisse son bienfait. Qu’un cœur né généreux souffre lorsqu’on lui interdit les moyens de témoigner sa reconnaissance !

Le souper fini, nous montâmes en carrosse, le président était revenu de ses vapeurs. Il le prit sur un ton gai, et nous dit de très plaisantes choses. Son libertinage est ordinairement à fleur d’esprit.

À peine étions-nous placés, arrivent dix personnes et un grand bruit avec elles. On appelait le président par son nom, et on lui demandait de loin sa protection. Je mets la tête à la portière : le président regarde aussi. Ah ! Monseigneur, s’écria un vieillard avec une voix cassée, voici ma femme (c’était une grosse laide toute bourgeonnée autant que je pus voir à la lumière de deux lanternes) : nous nous recommandons à votre bonne justice. Notre procès se juge demain, il s’agit... Le vieux plaideur n’allait-il pas nous détailler son affaire, et ses voisins qui l’accompagnaient n’allaient-ils pas aussi tous crier ensemble, lorsque le président leur dit en fureur : Qui diable vous a donné l’idée de venir ici ? Pardon, s’écria la troupe, monseigneur, nous vous avons reconnu pendant que vous étiez dans le jardin, et nous sommes tous montés au grenier pour avoir l’honneur de vous voir. Voici un mémoire dressé à la hâte, monseigneur, continuait le Nestor de ce village, j’espère en votre bonté. Donnez, donnez, reprit le président, bonjour, et fouette cocher. Le Seigneur vous maintienne en santé, s’écria la bande importune, et qu’il vous donne une longue vie ; l’écho du voisinage selon la coutume répéta, à faire rire, pendant un quart d’heure les dernières syllabes du souhait. Que le diable vous emporte, ajoutait le président : voilà-t-il pas une belle heure pour entendre des causes ? La chicane vient nous déterrer dans des endroits où je serais très fâché que la justice me rencontrât jamais.

Argentine se trouva assise sur mes genoux. Rozette m’avait rétabli dans mes anciens droits, et je m’en apercevais bien dans la position présente. Elle était à mon côté et veillait de près à ma conversation. Argentine est méchante, malgré les amitiés qu’elle faisait à Rosette, elle ne fut pas contente qu’elle n’eût ravi, même à perte, à sa rivale ce qui lui appartenait à titre de droit féodal. La nuit me cacha ce qui se passait entre Laurette et mon ami, ainsi je serai aussi discret que son ombre. Descendus chez nos demoiselles qui, ce soir, couchaient dans la même maison, nous les vîmes se mettre au lit, et après quelques jeux de mains très superficiels, nous leur souhaitâmes un bonsoir verbal, et nous nous retirâmes chez nous. En embrassant Rozette, je lui fis promettre qu’elle me recevrait bien le lendemain.

De quatre jours je ne vis le président. Ce qui m’est arrivé pendant cet intervalle n’est pas indifférent ; sans être romanesque, il a le singulier des aventures de ce genre.

Toutes les fois que je songe à Rozette, je ne puis comprendre comment on peut aimer par inclination une fille qui par son état est obligée de se livrer au premier qui en essaye la conquête. Je ne comprends pas, aussi par la même raison, comment une honnête femme peut s’attacher à un jeune homme qui, certainement, ne cherche qu’à voler de conquête en conquête et s’attache rarement même à celle qui a le plus de mérite. Le cœur de l’homme est bien aveugle, il sent qu’il l’est, et qu’il lui faut un conducteur, il va chercher l’amour qui est aussi aveugle que lui, et tous deux se précipitent dans l’abime.

II

J’étais fatigué en rentrant chez moi. Je me couchai et rêvai de Rozette pendant toute la nuit. Ma première occupation à mon réveil fut d’envoyer savoir des nouvelles de sa santé, en quoi je fis mal ; cet ordre que je donnai à un domestique que je ne connaissais pas à fond, couta pour quelque temps la liberté à ma nouvelle amie et pensa me faire à moi-même de très mauvaises affaires. J’en reçus pour réponse qu’elle était en parfaite santé ; et comme elle n’imaginait pas que je fusse assez imprudent pour me servir d’un laquais dont je ne serais pas sûr, elle me fit dire qu’elle m’attendait avec impatience, mais à condition que je serais aussi modéré que si je sortais du carrosse avec Mil !! Argentine. Lafleur me rendit mot pour mot ce qu’il ten ait de Rozette, il profita de ce qu’il avait appris, et dans le temps qu’il faisait mes affaires auprès de la maitresse, il poussa les siennes auprès de sa suivante, et fut cause de beaucoup de malheurs ; vous apprendrez par la suite le tour qu’il me joua, comment, pris en flagrant délit, il fut conduit en une maison de force où je veux qu’il reste encore plus de deux années révolues. Vos domestiques sont toujours vos espions, il faut quelquefois être le leur.

Charmé de la réponse de Rozette, je montai dans mon carrosse et me fis conduire au Luxembourg, je renvoyai mes gens, et un instant après m’enfermai dans une chaise à porteur et arrivai où j’étais attendu. Rozette était à sa fenêtre ; dès qu’elle m’eut aperçu, elle vint au-devant de moi. Quand on est amoureux, une bagatelle est sensible, une prévenance de la part d’une jolie femme est quelque chose de divin pour un jeune homme.

Rozette était coiffée en négligé et avait un désespoir couleur de feu ; un corset de satin blanc par-dessous une robe brodée des Indes pressait un peu la gorge, et la faute d’une épingle en laissait apercevoir tous les charmes. Je me jetai à son col, je l’embrassai avec transport. Nous nous reposâmes un moment, et je ne pouvais me lasser de lui donner des marques de mon amour. Ses mains, sa bouche, sa gorge, tout eut un compliment et mille baisers. Sa satisfaction mit le comble à la mienne.

Dinons-nous, lui dis-je ? Sans doute, reprit-elle, et fit venir sa cuisinière à qui elle recommanda la propreté et la promptitude.

Cependant je pris ma bonne amie sur mes genoux. Mes mains ardentes s’émancipaient-elles ? Elle réprimait soudain leur ardeur. Vous vous fatiguez, mon cher ami, me disait-elle, soyez sage ; voilà mes jeunes gens, leur feu part comme un coup de pistolet et s’évapore en fumée. Soyez plus modéré, mon cher cœur, dans peu vous aurez besoin de ces transports. Sa voix me persuadait ; je restais tranquille, elle me donnait un baiser pour récompenser mon obéissance, et ce baiser m’en faisait manquer à l’heure même. La situation où nous étions était singulière. Vous vous souvenez, Marquis, du temps où nous travaillions en Salle d’Armes chez Dumouchel[9]. Supposez que Rozette est le maitre et moi l’élève.

Toujours les armes en état, je me présentais de bonne grâce : j’avançais, elle badinait contre mes appels ; quelquefois elle se laissait effleurer ou le sein, ou le bras, ou le côté ; tierce, quarte, seconde, elle était à tout, et riait en prévenant toutes les feintes dans mes yeux. Tantôt elle rompait la mesure et allait rapidement à la parade, plus d’une fois, elle courut au désarmement. Jamais je ne pus la toucher à l’endroit où j’avais fixé mon triomphe. Je sortis fort fatigué de cet assaut où j’avais à la fin perdu beaucoup sans qu’elle en profitât. Cela s’appelle un combat en blanc, il n’y a que des enfants ou des poltrons qui puissent s’en amuser.

Nous nous mîmes à table. Je me piquai contre elle et fus vingt fois sur le point de me retirer. J’attribuais à un mépris de sa part, son peu de complaisance. Je la haïssais ; je la détestais ; elle me regardait, et j’en redevenais passionnément amoureux.

Je ne restai pas longtemps à table, j’avais mon dessein ; le voyageur curieux d’arriver ne s’amuse pas à considérer les prairies qui se trouvent sur son passage.

Rozette savait la carte de mon voyage, elle m’avait vu mettre le doigt sur l’endroit où je prétendais arriver, et avait résolu de me donner quelque distraction en chemin. Sans m’avertir, elle avait fait venir une de ses bonnes amies qui, en pareille rencontre, avait coutume de lui servir de second. C’est la première fois qu’une femme ait choisi une autre femme pour lui faire la galanterie d’une bonne fortune qui lui appartenait.

Nous rentrâmes dans le cabinet, Rozette me devançait. Nous en étions aux explications, et une glace qui répétait notre attitude me la rendait plus chère en en doublant la perspective. Un de ses bras était derrière ma tête, la sienne penchée sur mon estomac, son autre main était saisie de ce qu’elle craignait, les miennes errantes s’amusaient à des emplois qui ne se décrivent pas. Ses jambes badinaient auprès d’un ennemi qui n’en était pas un pour elle. Avez-vous vu, marquis, un tableau de Coipel[10], dans lequel une nymphe couchée sur un lit de fleurs auprès de Jupiter se plait à manier son foudre. Nous étions une copie de ce chef-d’œuvre. J’étais dans une position si agréable que je n’osais en sortir, et elle était si voluptueuse qu’elle me faisait sentir qu’il y en avait une autre qui l’était davantage. Je la demandai, on me la refusa, je voulus la ravir, on me disputa la victoire, j’allais triompher lorsque Mlle de Noirville entra. Vous ne pouvez être sage, me dit alors Rozette, en élevant la voix et feignant d’avoir été surprise, savez-vous que je me fâcherai à mon tour ? Je m’étais levé par politesse ; elle s’esquiva alors, et, en fermant là porte à la clef, elle me laissa avec la nouvelle venue dans un déshabillé qui annonçait ce que j’avais voulu faire. Je fus un peu surpris. Mlle de Noirville me pria de n’être point troublé, mais surtout de ne pas lui en vouloir sur son arrivée, qui semblait ne me pas mettre à mon aise. Je n’y étais que trop ; mais c’est qu’on n’y est jamais avec les personnes que l’on ne connait pas. Je me laissai toucher par la douceur de sa voix, je l’envisageai, et mes regards tombèrent sur une des plus jolies brunes de Paris. Le désordre où j’étais présentait de lui-même le sujet de la conversation : elle le saisit et, le tournant en fille d’esprit, à mon avantage, elle me félicita sur ce que sans doute j’avais exécuté avec Rozette. Ses discours sincères et ambigus, gracieux et ironiques, me mirent dans l’embarras de m’expliquer ; mais comme elle continuait de parler, je fus forcé par politesse de lui répondre. On n’est pas hardi quand on a quelque chose sur la conscience. Je n’étais plus dans un état présentable, et mes réponses se sentirent de ma faiblesse. Je m’en aperçus moi-même. Il est des moments critiques où les plus grands guerriers font mauvaise contenance. Insensiblement, notre conversation tomba sur ce qui venait de m’arriver, mes yeux sur les appâts de la nouvelle nymphe, et ses regards sur un endroit qui était alors extrêmement respectueux. De propos en propos, elle m’avoua qu’elle ne reconnaissait point Rozette dans cette conduite, et ne concevait point ses idées de chagriner un galant homme, dont la figure seule était capable de désarmer la plus cruelle, et qui certainement était fait pour remplir le présage de sa bonne mine. Cette fille était bien dressée, elle parlait à l’esprit avec art, et ses charmes se rendaient maitres de mon cœur. Les louanges qu’elle me donnait tombaient sur un article dont tout le monde est charmé de se prévaloir. Détaillant le caractère de sa bonne amie, elle en faisait par forme de conversation une critique approchant de la satire. Elle en vint à me confesser que vis-à-vis de moi en telle situation, si sa faiblesse ne pliait pas, l’espoir certain du plaisir déterminerait son obéissance, la gloire d’être inexorable ne valant pas la joie intérieure que l’on goute à ne la pas être. Elle embellit cette morale en fille qui en espérait du fruit. Cependant elle s’était approchée de moi, et, en regardant mon ajustement, serrez, monsieur, dit-elle, ce que j’entrevois là-dessous, vous m’exposez là une tentation et à une tentation ; et en voulant elle-même écarter cette tentation, elle en fit naitre en moi pour elle une des mieux conditionnées. De degrés en degrés, Mlle de Noirville me mit hors de moi-même. Je prends feu aisément : la moindre étincelle embrase une matière combustible, et l’embrasement consume indifféremment tout ce qui se trouve à son passage. Bref, Mlle de Noirville remplit la place de Rozette, en tint presque lieu chez moi dans des embrassements que serrait la passion, je ne songeai qu’au sacrifice, et peu à la divinité ; ce que j’éprouvai, c’est qu’à quelque dieu de l’univers que l’on adresse ses vœux, il y a une satisfaction sensible à mettre des présents sur un autel.

Rozette rentra alors et Mlle de Noirville que j’ai connue depuis, qui était venue là comme une machine, s’en retourna de même. La plaisante figure que celle que je faisais alors en présence de Rozette ! Elle savait ce qui était arrivé, et elle avait d’avance calculé cette éclipse. Elle était à un coin de la chambre, et moi à l’autre. Nous n’osions nous approcher. Qu’étaient devenus ces moments où nous nous serions si volontiers confondus ensemble ? Elle me fit mille reproches ; mais avec cet air sévère et gracieux et de ce ton insinuant qui vous peint votre faute sans vous la nommer : elle m’offrait à penser, et me prêtait un cadre vide où je pouvais moi-même placer mes solides réflexions. Elle me fit remarquer que les femmes étaient bien folles de compter sur le cœur des hommes dont l’unique but n’est jamais que de satisfaire leurs passions. Qui n’aurait pas gouté cette morale dans sa bouche ? Mais la façon dont elle la débitait excitait en moi pour elle les mêmes passions contre lesquelles elle déclamait avec tant de grâces.

De la morale au plaisir il n’est souvent qu’un pas. Au milieu des avis que me prodiguait si libéralement Rozette, je lui demandai si le soir je pourrais venir souper avec elle, et pour déterminer son consentement, je lui fis la galanterie d’une navette garnie d’or. Elle aime à faire des nœuds, ainsi elle reçut mon présent et me confessa que, malgré mes infidélités, elle m’aimait toujours : un bijou présenté à temps attendrit bien une âme : si les dieux se gagnent par des offrandes, pourquoi de simples mortelles y seraient-elles insensibles ?

Je la quittai avec peine. Retourné à la maison, j’y trouvai mon père auquel je fis un détail de ce que je n’avais pas vu la veille à l’Opéra et le soir aux Tuileries. Il sut en un moment l’histoire circonstanciée de mille aventures qui n’étaient certainement point arrivées. En pareilles circonstances il faut d’autant plus raconter de choses qu’on en a moins vues. Je lui dis que j’étais prié à souper en ville, et que la partie était indispensable. Je lui nommai une maison qu’il ne connaissait point ni moi non plus. Mon père est bon, peu défiant, s’en rapporte à moi, et m’aime extrêmement comme étant le dernier fruit de son amour avec ma mère à qui ma naissance a couté la vie. Je me fis conduire au Marais, renvoyai mon équipage et ordonnai au cocher de se trouver à côté de l’hôtel de Soubise à une heure du matin au plus tard. J’espérais effectivement m’y 'rendre. Ne comptons jamais sur l’avenir. Les domestiques partis, je monte dans un fiacre. Je ne sais pourquoi le coquin, qui était cependant sur la place, ne voulait point marcher : je fus obligé d’en venir à des extrémités. Il me servit enfin. Il était marqué au n° 71, et à la lettre X.

Vous verrez, cher marquis, que ce numéro va jouer un grand rôle, ainsi ne soyez pas étonné que je m’en souvienne si bien.

En passant par devant un café, ce nombre impair fit perdre une grosse somme à des particuliers qui jouaient à pair et non sur le chiffre du premier fiacre qui passerait. Avant que le fiacre fut à portée de laisser voir son numéro, on eut celle de considérer celui qui était dedans. Les perdants et les gagnants se ressouvinrent du chiffre et de la lettre, et n’oublièrent pas celui qui était dans la voiture. Ainsi, cher marquis, les évènements de la vie dépendent d’une circonstance à laquelle on n’a jamais pensé, et qu’il est impossible au plus fin de prévoir.

J’arrivai chez Rozette qui commençait à s’impatienter de mon délai. Elle me reçut avec empressement, soit qu’elle eût pris de l’amitié pour moi, soit que ma libéralité lui eût plu, elle se préparait à une généreuse reconnaissance. Elle m’obligea de mettre la robe de chambre que j’avais fait porter chez elle, et voulut que je me misse à mon aise, étant dans le pays de la liberté. Elle s’était coiffée de nuit, et sa garniture de dentelles en pressant un peu ses joues faisait un office qui lui donnait de belles couleurs. Un mouchoir politique couvrait sa gorge, mais il était placé d’un air qui demandait qu’on ne le laissât pas à sa place. Elle n’avait qu’un corset de taffetas blanc et un jupon de même étoffe et de pareille couleur, sa robe aussi de taffetas bleu flottait au souffle des zéphyrs.

Le souper n’était pas encore prêt. Nous entrâmes dans sa chambre. Les rideaux du lit étaient fermés, et les bougies placées sur la toilette, de sorte que la lumière ne réfléchissait pas sur toute la chambre. Nous passâmes vers le côté obscur. Je me jetai sur un fauteuil, et.la tenant entre mes bras, je lui tenais les discours les plus tendres. Elle y répondait par de petits baisers et par des caresses délicates : ainsi peint-on les colombes de Vénus. Tu veux donc, dit-elle, après quelques instants de recueillement, que je te donne du plaisir ? Petit libertin ! N’allez pas faire venir Mlle de Noirville, lui répliquai-je. Non, non, ajouta-t-elle : ce n’est plus le temps, j’ai eu mes raisons pour le faire ; d’autres circonstances exigent d’autres soins. En discourant ainsi et badinant toujours, nous gagnâmes le lit, je l’y poussai délicatement en la serrant entre mes bras. Approchez ces deux chaises, dit-elle, puisque vous le voulez absolument. J’obéis. Elle mit ses deux jambes dessus, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, et sans sortir de la modestie, sinon par la situation, elle m’agaça par mille figures.

Mes mains ardentes écartaient déjà le voile qui... Tout doucement, beau conseiller, dit-elle, donnez-moi ces mains-là. Je les placerai moi-même ; elle les mit sur deux pommes d’albâtre, avec défense d’en sortir sans permission. Elle voulut bien elle-même arranger le bouquet que je destinais pour son sein. Elle m’encouragea alors avec un signal dont vous vous doutez ; je croyais qu’elle agissait de bonne foi. En conséquence je me donnais une peine très sincère pour parvenir à mes fins, elle faisait semblant de m’aider ; la simplicité était chez moi, et la malice dans toute sa conduite.

Fatigué, je la nommais cruelle, barbare, nouveau Tantale, le fruit et l’onde fuyait à mon approche.

Cruelle ? Barbare ? Reprenait-elle ? Vous serez puni tout à l’heure. Alors elle se saisit du bouquet que je lui destinais ; puisque l’on m’insulte, continuait-elle, en prison tout à l’heure ; effectivement elle l’y conduisit, mais je ne sais si ce fut de chagrin ou par quelque autre motif, le prisonnier à peine entré se mit à pleurer entre les deux guichets.

Nous entendîmes qu’on avait servi et nous nous transportâmes sans dire mot, où la volupté nous attendait avec ses apprêts. Notre conversation fut assez vague et sage. Quand dans un tête-à-tête deux personnes comme nous s’entretiennent de choses indifférentes, c’est une preuve qu’il s’en est passé qui ne l’étaient pas.

Le souper fini je ne jugeai pas à propos de m’en retourner, et sans me soucier de mon équipage qui m’attendait, ni de mon père ni de personne, je demandai à Rozette une retraite pour cette nuit ; elle me l’accorda en me faisant jurer que je serais sage. Ne savait-elle pas bien qu’un jeune homme ne peut contracter vis-à-vis une jolie femme avec qui il doit passer la nuit ?

Cependant Rozette était devenue extrêmement gaie, et faisait mille folies dans la chambre. Tantôt elle montait sur la commode, et voulait que je la portasse sur mes épaules, tantôt elle sautait d’une chaise à l’autre et contrefaisait les tours des danseurs de corde. Tantôt levant son jupon jusqu’aux genoux, elle passait un entrechat et me priait d’examiner sa jambe, qui effectivement est faite à ravir. Elle découvrait de loin sa gorge, puis la recouvrait et, faisant l’éloge de ce qui était caché, elle me promettait que je n’en profiterais jamais. Puis, elle prenait son chat, et lui tenait les discours les plus plaisants et les plus singuliers. Elle allait ensuite chercher des liqueurs, m’en présentait, en buvait, n’en buvait pas, me prenait entre ses bras comme un enfant, et me couvrait de caresses. En un mot elle fit mille folies que les grâces ne désavoueraient point. Le lit se trouva préparé et nous invita à prendre du repos. La lumière retirée, les rideaux fermés, croyez-vous, cher marquis, que je me sois abandonné au sommeil ? Pétrone fait la description d’une nuit qu’il passa délicieusement ; celle-ci est fort au-dessus. Quand ce ne serait que parce qu’un honnête homme n’ose pas se vanter de l’une, et qu’il faut être bien homme pour avoir gouté autant de plaisir que j’en ai eu pendant l’autre. Tout ce que l’art put inventer fut mis en usage ; nous avions la nature à nos ordres. Le moindre obstacle eût nui à nos empressements, on écarta tout, nous donnâmes l’exclusion à une feuille de rose.

Nous entrâmes en conversation. Rozette, malgré ses promesses, n’essayait-elle pas encore d’éluder mes entreprises ? J’allais uniquement à mon but, et elle voulait m’y conduire par des détours.

Hors d’elle-même, comme je m’en apercevais bien, elle n’en perdait cependant pas la tête, et après avoir épuisé dix fois mon ardeur, elle n’en avait éprouvé superficiellement que l’élixir. Sans avoir joui précisément, j’avais eu le plaisir de la possession. Je ne pouvais me glorifier d’avoir obtenu ce que je désirais, je ne pouvais être fâché de ne l’avoir pas obtenu, l’art de Rozette m’avait fait illusion ; c’est une vraie magicienne en amour.

Le jour arriva et Morphée me procura du repos. A mon réveil, je trouvai la table couverte ; je dinai de grand appétit. Les fatigues de la nuit m’avaient épuisé. Souvent on est plus incommodé d’une promenade que d’un long voyage.

L’après-midi se passa encore en badineries. Les amants ne s’ennuient jamais, le temps fuit, et leurs plaisirs renaissent.

Cependant on était fort inquiet chez mon père. Une affaire arrivée à un jeune homme de famille dans une maison de jeu, faisait appréhender quelque chose de semblable à mon égard. Mon absence était d’autant plus singulière, que je n’avais encore donné aucune occasion au reproche que l’on pouvait ici me faire. Un père tendre craint tout pour un fils dont il n’a jamais reçu aucune occasion de craindre. Un ami, nouvelliste de profession, et qui racontait ordinairement toutes les anecdotes de Paris, fut chargé de s’informer si on n’avait pas entendu parler de moi. Il s’acquitta de sa commission. On lui dit dans le café par devant lequel j’avais passé, que dans le n° 71, qui courait à toute bride, on avait aperçu un jeune homme, et qu’au train dont il allait, il y avait quelque partie fine au bout de la course. Quoiqu’on ne put faire le portrait de celui qui était dans le fiacre, cet ami soupçonna à tout hasard que c’était moi, le rapporta à mon père qui en fut persuadé.

Sans perdre de temps, mon père et son ami montent en carrosse, vont de place en place demander le n° 71, et ne le rencontrèrent nulle part ; il était allé à Saint-Cloud, d’où il ne devait revenir que le soir. Un embarras ne va jamais sans un autre, et les inconvénients font une chaine. La ressource de mon père fut d’attendre que le fiacre fut de retour à son logis, on le lui avait enseigné au bureau.

Lafleur, dès le matin, avait été chargé de me déterrer, il se doutait du lieu de ma retraite et s’en inquiétait peu sachant que j’étais chez quelque amie. Il avait reçu un louis pour les frais de la recherche, il l’employa à se divertir au lieu de venir me donner avis ile ce qui se passait et d’épargner par là à mon père et à moi la douleur de ce qui arriva par la suite. Cependant il vint chez Rozette, sa suivante lui avait plu. Je lui demandai comment il avait appris où j’étais et pourquoi il venait, si mon père n’avait point d’inquiétude de mon absence. Il répondit à tout très juste : m’assura qu’il avait fait mes affaires au mieux, qu’il avait dit que j’étais rentré à quatre heures, et que, sur les dix heures du matin, Mme la comtesse de Mornac m’avait envoyé prier de passer à sa toilette et que probablement, à ce que le valet de chambre lui avait dit, j 'y passerais la journée et serais d’un grand souper à Auteuil ; que mon père avait diné chez le premier président et qu’il devait y assister à un Conseil pour une affaire survenue de la part de la Cour. Je fus content de ce qu’il me disait, je le regardai comme un domestique impayable, il reçut un louis pour ses soins, et ordre de m’attendre à cinq heures du matin à la porte du jardin où je lui promis de me trouver. Le scélérat me remercia, me donna même quelques avis, et fut dans le moment trouver mon père. Ce qui est véritable, c’est que Lafleur ne m’avait pas dit un mot de vrai ; que mon père avait été dans une impatience cruelle, et qu’il me cherchait comme vous avez vu.

J’ai trouvé un grand nombre de domestiques coquins, méchants, ornés de toutes les qualités de leur état, mais je ne croyais pas que quelqu’un fût ainsi méchant sans intrigue ni profit. Il était Bas-Normand, et je ne suis point surpris de sa conduite. Arrivé chez mon père, il lui dit qu’il ne savait pas précisément le lieu de ma retraite mais qu’on l’avait assuré que j’étais avec une fille nommée Rozette dont j’étais passionné et qui me ruinait, que je devais l’enlever, pour l’épouser en pays étrangers. Pour confirmer son avis il montra le signalement de Rozette et le remit à mon père. Mon père se transporta aussitôt chez M. le lieutenant de police, à qui il fit part de ce qu’il venait d’apprendre. Il s’emporta contre moi, et lui demanda un ordre pour me faire arrêter partout où je serais, ainsi que la fille qui me dérangeait. Ce père qui m’aime tant, hors de lui-même alors, ne respirait que punition et vengeance.

Son ardeur surprit le magistrat, il avait peine à concevoir qu’un homme d’un âge mûr, et grave par caractère, se laissât ainsi emporter. Il lui représenta que cette affaire ferait de l’éclat et que cet éclat était le plus grand mal. Qu’il s’agissait de taire cette aventure qui, peut-être, peu considérable dans le fonds, serait tournée autrement par la calomnie. Enfin qu’il était d’avis qu’on fît ce qui était nécessaire pour me retrouver, et que l’on aviserait aux moyens d’empêcher que la demoiselle en question ne me vît plus par la suite. Cet avis était très sensé, le magistrat qui le donnait est très éclairé, il ne s’occupe que de son devoir et de rendre service à ses concitoyens dont il est un des meilleurs.

Mon père ne profita point de ses remarques. M. le lieutenant de police lui accorda ce qu’il demandait, c’est-à-dire un ordre pour faire arrêter Rozette et main forte, en cas de résistance de ma part ; un exempt l’accompagna et monta en carrosse avec lui. Mon père eut bien lieu de se repentir de sa démarche ; un homme sage ne peut pas répondre qu’il ne perdra jamais la tête.

Minuit était sonné, que le fiacre n’était point de retour. Jugez de l’embarras dans lequel se trouvait mon père. Cependant mon domestique, sans que j’en fusse informé, vint trouver la femme de chambre de Rozette et lui tint compagnie durant la nuit : le coquin ne prenait-il pas bien son temps ?

Avant le souper, Rozette était devenue un peu triste ; sans en pouvoir rendre raison, elle sentait des sujets de chagrin. On a dans son cœur un pressentiment de son infortune. Je ne suis point superstitieux, cependant je crois qu’il y a quelque chose autour de nous qui nous avertit de l’avenir. Ceux qui ont les yeux perçants, ne découvrent-ils pas le nuage qui précède le tonnerre ? Je fis mon possible pour distraire Rozette et j’y réussis. Insensiblement ses yeux se ranimèrent, la joie rentra dans son imagination et le plaisir dans son cœur. Nous préludâmes par ces amusements folâtres, qui n’effleurent que la superficie de la volupté, qui vous font sentir mille mouvements délicieux, et qui à chacun d’eux vous avertissent que ce n’est pas le lieu de se fixer. Ce monde n’est qu’un pèlerinage, il faut faire durer ses provisions jusqu’au bout de la carrière.

Nous nous étions donné parole de nous conserver pour la nuit, mais, sans y penser, nous empruntâmes sur l’avenir. Ce fut alors qu’elle ne me refusa rien. Elle me conduisit de plaisirs en plaisirs, et sema de fleurs les avenues du palais, où, pour cette fois, je fus reçu avec tous les honneurs.

Ah ! cher marquis, dans quel abime de volupté mon âme ne fut-elle pas plongée ! Je ne sentais rien pour trop sentir ; je mourais, je renaissais pour mourir encore et Rozette, pleine de tendresse, approchait sa belle bouche pour recueillir mes derniers soupirs. Plus j’avais attendu, plus je goutais la récompense de mon attente. L’amour s’applaudissait de notre union et se faisait honneur de ce qu’alors nous n’avions qu’une âme.

Le repas que nous primes remit un peu les forces que nous avions perdues. Nous nous ménageâmes sur le vin de Champagne, et pour ne rien dérober à la sensualité, nous y suppléâmes par de petits verres de liqueur propres à raffermir contre la tentation du repos.

Nous passâmes quelque temps à la fenêtre, et nous y restâmes dans des attitudes de préparation à une nuit amusante.

Rozette feignant un désir ou un besoin de sommeil, s’approcha de sa toilette et de là se retira dans son alcôve. Victime de l’amour, elle était ornée de bandelettes et avait eu soin de se purifier dans une onde parfumée.

Sur un autel simple par sa construction et fait de bois de myrte, s’élevaient plusieurs larges coussins de soie et de coton : un voile de fin lin en couvrait la superficie et un tapis de taffetas couleur de rose piqué en lacs d’amour, et roulé sur une des extrémités, attendait qu’on voulut l’employer à couvrir quelque cérémonie. Une bougie à la main, je m’approchai de ce lieu respectable. Rozette elle-même s’était placée sur l’autel : ses mains étaient jointes sur sa tête mais sans la presser. Ses yeux fermés, sa bouche un peu ouverte comme pour demander quelque offrande. Une rougeur naturelle et fraiche couvrait ses joues, le zéphyr avait caressé tout son extérieur ; une mousseline transparente couvrait la moitié de sa gorge, et l’autre moitié se montrait en négligé aux regards : d’un côté l’examen était permis, et, de l’autre, sous l’air d’être défendu, il devenait plus piquant. Ses bras paraissaient avec tout leur embonpoint et leur blancheur. Ses jambes croisées dérobaient ce que j’aurais voulu envisager, mais fournissaient à l’imagination une belle prairie à s’égarer. Rozette dormait en disposition de se réveiller aisément et en position voluptueuse et de voluptueuse. Je m’arrêtai à contempler mon bonheur. Je m’avançai avec une tendresse respectueuse, et, gardant un silence sacré, je posai mon offrande sur l’autel. Dieux ! Que la victime donnait de courage au sacrificateur !

Le fiacre au n° 71 était enfin arrivé. On ne lui donna pas le temps de conduire ses chevaux à l’écurie, on le saisit, on le met dans une chambre, on l’interroge, on lui fait questions sur questions. Il ne répondit rien, parce qu’il était effrayé, et que, comme il se trouvait dans l’exercice actuel de sa profession, il était raisonnablement ivre. Mon père fit venir du café, lui en fit prendre plusieurs tasses, et enfin, il tira de lui que la veille il avait mené un monsieur habillé de noir au faubourg Saint-Germain. Mon père le fit monter dans son carrosse avec l’exempt et le commissaire du quartier, et ordonna à une compagnie de guet à cheval de le suivre. Les ordres du magistrat de police était qu’on obéît ponctuellement à mon père ; d’ailleurs la place de président qu’il tient lui donnait une certaine autorité. La compagnie arrive près de l’Académie de M. de Vandeuil[11] où le fiacre avait indiqué : mais il ne put jamais reconnaitre la maison ; après avoir cherché et examiné il se fit conduire vers les Petites-Maisons, mais il ne fut pas plus heureux ; ce ne fut qu’après bien des courses pareilles qu’il avoua qu’il ne se souvenait plus de la rue, que cependant il en avait quelque idée et que ce pouvait bien être près de la Comédie. Il fallut bien y aller, et les plaintes et les mauvaises humeurs n’abrégèrent point la route. Il reconnut la porte, c’était celle d’un café connu par le nombre infini des inutiles de Paris qui s’y rencontrent. On frappe, refrappe, enfin descend un laquais, qui, en se frottant les yeux, demande ce qu’on lui veut. On lui répond que, de la part du roi, il faut qu’il dise où est M. Thémidore ; il jure sur ses grands dieux que jamais personne de ce nom n’est entré chez son maitre. On monte, on fait la visite par toute la maison et l’alarme courait d’étage en étage. Point de Thémidore. Le commissaire ayant aperçu près du grenier une petite porte basse et une lumière qui passait au travers des planches mal jointes, y frappa rudement et l’enfonça presque : vint à lui un grand fantôme pâle et sec, en habit de nuit avec un bonnet affreux sur la tête et une petite lampe à la main. On entre, on visite, on ne trouve que quelques cahiers de musique, une épée sans garde, quelques nouvelles à la main et la Vie de M. de Turenne. L’habitant de cet antre aérien fut fort effrayé, et excita la commisération. Mon père lui donna deux écus de six livres en lui disant adieu, et lui demandant excuses de son importunité : c’est la première fois qu’une visite de gens de robe ait apporté de l’argent dans un logis. Le commissaire, dont j’ai appris tout ceci et le reste de l’aventure jusqu’à ma découverte, m’a assuré cette nuit-là avoir été témoin de visions qui n’étaient pas fantastiques et dont on dresserait de plaisants procès-verbaux à Cythère.

III

Enfin on trouva ce jeune homme, qui la surveille était vêtu de noir. C’était un[12] poète, qui, ce jour-là, avait été en cérémonie présenter à un sous-fermier une épitre en vers libre sur la mort de son singe, et qui tremble encore d’avoir vu sur son Parnasse des gens dont la profession est de faire la guerre aux muses. Mon père se fâcha sérieusement contre le fiacre, lui soutint qu’il s’entendait avec moi. L’autre jurait qu’il était innocent ; après bien des interrogations, le cocher leur dit à tous qu’il était bien conducteur du carrosse au n° 71, mais que c’était pour la première fois qu’il en était chargé, que l’on s’était mal expliqué avec lui ; qu’il connaissait celui qui avait men é le 71 depuis six mois, mais qu’il demeurait à la Villette, était malade des coups que lui avait donné un officier, qui eût mieux fait de les aller porter aux Pandours de la reine de Hongrie.

Il enseigna très juste la demeure de son camarade, et on fut obligé de l’aller trouver. En vérité, ne se donnait-on pas bien de la peine pour troubler un galant homme dans son bonheur ? Le cocher du n° 71 fut enfin découvert. On monte chez lui, il était assez mal. Plus d’une contusion à la tête et par tout le corps lui faisaient jeter des cris peu soulageants pour lui et très désagréables à la compagnie.

Cependant il répondit bien et trop bien à ce qu’on lui demandait. Il avait de bonnes raisons pour se souvenir de moi ; il fit mon portrait d’après nature, sans oublier les deux soufflets dont j’avais apostrophé son insolence. Il indiqua le quartier de l’Estrapade et une maison blanche, dans une grande porte jaune. Nouvelle course. On arrive au lieu indiqué. Il n’y avait personne dans les rues. Le commissaire s’adresse à un garde française, qui était en sentinelle, et lui demande s’il ne connait point Mlle Rozette : le drôle était un résolu qui, moitié en riant, moitié en goguenardant, en exigea le portrait, on le lui fit : Elle est vraiment très jolie, dit-il, mais je vois bien que vous en voulez à ses charmes : votre serviteur, messieurs. Je ne connais ni Rose ni Rozette. Ces messieurs ont à juste titre réputation d’être les protecteurs du sexe d’un certain genre et s’intéressent fort à son honneur, s’ils ne contribuent pas à sa réputation.

De porte en porte, on frappa à un hôtel garni, la plupart de ces endroits sont entretenus aux dépens de ce qui se passe dans leur enceinte. Le maitre vint en tremblant ouvrir, et protesta sur son honneur que la seule personne qui demeurait chez lui était une fille sans scandale, et que même elle passait dans le voisinage pour une dévote. Le commissaire monta indépendamment des attestations de sagesse de monsieur l’hôte de la Providence. La porte de la chambre fut enfoncée dans le moment, ceux qui y étaient ayant tardé à l’ouvrir. On ne vit personne. On fut droit au lit : mais comme la fenêtre se trouva ouverte on se douta que quelqu’un avait pu se sauver par là. Cette idée se trouva confirmée par un bruit que l’on entendit dans les feuilles d’une treille, qui était posée contre la muraille. On s’approche, on voit un homme en bonnet de nuit et en chemise qui se débattait pour se débarrasser du milieu d’une infinité de fagots sur lesquels il était tombé. L’exempt, homme alerte, descend au jardin avec une lumière et, ayant aperçu cette figure en un état très immodeste, cria aux archers de venir voir un buisson où il croissait de plaisants fruits sauvages.

Cependant mon père avait considéré cette fille. Au signalement qu’on lui avait donné de Rozette, il ne l’avait pas reconnue. L’une étant une beauté, et celle-ci, un petit monstre, aux yeux chassieux, au teint jaunâtre et d’un blond hasardé.

La visite de la chambre fut bientôt expédiée. A l’ouverture d’une armoire, on trouva une perruque large et mal peignée, une robe de chambre d’homme percée par les coudes. En même temps un" archer tira de dessous le chevet du lit un haut-de-chausses, duquel, en glissant sans y songer ses mains dans le gousset, il tira une longue discipline. Vous voyez bien, cher marquis, que ce lieu était une école de l’amour, que la belle blonde était écolière : son précepteur était un maitre de pension du voisinage nommé M. Damon, celui chez qui nous avons demeuré ensemble, et qui criait perpétuellement contre les femmes, et qui nous étrillait si souvent pour des bagatelles. Le pauvre maitre de pension fut conduit en présence de l’assemblée. Je ne pus m’empêcher de rire lorsque le commissaire me fit la peinture des contorsions que faisait le nouvel Adam pour couvrir son honneur. Celui du plus honnête homme n’est fort considérable en pareille rencontre. Il ne tient pas une grande place dans le monde. Presque dans l’état de pure nature, avec une chemise extrêmement courte, les menottes aux mains, il eût été très satisfait de profiter des feuilles de figuier qui servirent à nos premiers pères.

On n’abusa point de l’état où était ce pédagogue, on lui restitua ses vêtements, et mon père lui fit une mercuriale très sévère suivant l’exigence du cas, et blâma fort l’exempt qui, par forme de correction fraternelle, avait détaché plusieurs coups de discipline sur le postérieur du patient : peut-être lui rendait-il ce qu’il en avait reçu autrefois.

Cette scène finit en s’informant à la dévote, si elle n’avait point entendu parler de Rozette. Qui les dévotes ne connaissent-elles pas ! Elle enseigna ce qu’on lui demandait, et se voyant délivrée, par le plus affreux caractère, elle fit le récit de la conduite de Rozette et la peignit avec les plus noires couleurs. Il n’y a qu’une dévote capable d’une semblable noirceur. Elle fut assez hardie pour s’offrir d’y conduire mon père, ce qu’elle fit. Je la tiens maintenant enfermée, la malheureuse, elle y demeurera longtemps et ma vengeance se fera une satisfaction de ses pleurs. On renvoya le pédant, et on lui dit de venir chercher sa discipline chez M. le lieutenant de police, s’il en était curieux. Elle restera longtemps au greffe. Comme il n’y avait rien là à gagner pour le commissaire, il ne fit point de procès-verbal et dirigea ses pas vers la maison désignée, il y arriva avec son cortège.

L’aurore montée sur son char de pourpre et d’azur ouvrait dans l’Orient les portes du jour, et les oiseaux commençaient leurs concerts amoureux : il était quatre heures du matin. Les songes voltigeaient dans les alcôves, et Rozette entre mes bras goutait le repos dont les fatigues d’une nuit voluptueuse lui avaient mérité l’usage. Ne vous attendez pas, cher marquis, que je vous fasse ici la description de cette nuit. Mille fois j’expirai de plaisir, mille fois je fus rappelé à la vie, et mille fois je mourus afin de revivre encore. Jamais je n’eus une ferveur plus sincère. Mon culte s’adressait à toutes les parties de ma divinité, tout en elle était le sujet d’un éloge et d’une offrande, tout en moi était pour elle un présent agréable et était récompensé par une faveur. Transportés, je crois, dans le royaume des enchantements, nous changions mutuellement de sort ; elle devenait sacrificateur et moi victime ; je goutais presque la satisfaction d’être immolé, et, hors le couteau sacré qui ne me perçait pas le flanc, il ne me manquait rien de ce que doit éprouver une victime. Nos moments ne coulaient plus, ils étaient fixés, et des années entières ainsi consumées ne seraient pas un point dans la vie la plus courte. Combien de fois, dans ces égarements qu’on ne peut que sentir, ai-je oublié que j’existais, ou ai-je désiré d’être anéanti dans ce que je sentais. Pourquoi la nature a-t-elle borné nos forces et étendu si loin nos désirs ? Ou plutôt pourquoi ne se rencontrent-ils pas à raison égale ?

Épuisés de fatigue, Rozette et moi, nous voulions nous avertir de terminer nos transports, mais ses lèvres étaient collées sur les miennes, et les organes de nos voix embarrassés l’un par l’autre étaient occupés si délicieusement qu’ils ne pouvaient former le moindre son pour nos oreilles. C’est dans cette position que nous avions attendu le sommeil et qu’il nous avait couronnés de ses pavots. Enfin, nous dormions, la volupté était entre Rozette et moi, et la vengeance veillait pour nous faire sentir les horreurs d’un affreux réveil. Hélas ! Qu’alors un songe officieux envoyé par l’amour tenait mes sens dans une attente flatteuse ! Quel bruit vint me tirer de cette aimable illusion ?

Mon père, le commissaire, l’exempt et quelques cavaliers étaient entrés dans la maison et s’étaient informés si Mlle Rozette n’y était pas et quelle était sa compagnie. Ils surent tout, et on fut sûr, par le portrait qui fut tracé de ma figure, que j’étais celui qui s’amusait depuis deux jours avec la nymphe de ce palais. On monte, on frappe à la porte ; la femme de chambre vint porter l’alarme dans notre appartement, et, effrayée des menaces qu’elle entendait, elle ouvrit à des personnes qui entrèrent avec un grand nombre de lumières. Rozette fut saisie de peur ; une femme seule en tel cas est hors d’elle-même, mais elle est bien autrement tremblante quand elle se trouve alors entre les bras de son amant. Je me levai, je saisis deux pistolets, dont je suis toujours muni quand je vais en parties ; j’attendais en bonne contenance que quelqu’un se présentât. Pensais-je que mon père dût se trouver ainsi à mon lever ? Une sentinelle est placée dans l’antichambre, une autre à la porte de notre cabinet, et plusieurs gardaient l’escalier.

Le commissaire se présente avec l’exempt : n’avancez pas, messieurs, leur criai-je : ils virent mes armes et furent très dociles. Mon père entra. Que faites-vous ici, monsieur ? me dit-il d’un ton ferme. Il y a deux jours que vous me désespérez. Il s’avance vers moi, m’ôte les deux pistolets et commande aux archers de faire leur devoir. Les rideaux du lit furent tirés, et l’on aperçut la belle Rozette qui était tombée en défaillance. On la fit revenir avec peine. Son premier regard se tourna vers moi, elle implorait un secours que j’étais hors d’état de lui procurer. Elle demanda tristement ce qu’on voulait faire d’elle, mon père lui répondit avec un air dur que sa destination était marquée sur un ordre qu’on lui fit voir. La douleur l’accabla et un torrent de larmes inonda ses beaux yeux ; ses charmes devinrent plus séduisants et touchèrent toute l’assemblée qui n’était pas venue dans cette idée. Elle se jeta aux pieds de mon père pour lui demander grâce. Je l’imitai, mais cet homme inflexible détourna son visage, et m’ordonna sèchement de le suivre.

Le commissaire s’empara de Rozette, elle m’appela d’une voix entrecoupée, je ne lui répondis que par un soupir. Un fils, quelque résolu qu’il soit, est bien faible vis-à-vis de son père qui est dans son droit et en présence d’une amante malheureuse. L’amour reste dans le silence et l’inaction, et la nature nous fait sentir tout son pouvoir.

Déjà nous étions sur l’escalier, lorsqu’un archer s’avisa de regarder dans le lit de la femme de chambre. Il y découvrit une figure humaine qui s’enfonçait dans la ruelle et se couvrait avec les draps. On tire la couverture et on force le quidam à se montrer ; il le fit. On lui demande son nom, sa qualité, qui il est. Nous rentrons. Quelle fut notre surprise lorsque nous reconnûmes le coquin de Lafleur. J’oubliai à sa vue tous mes chagrins et j’allais le tuer dans ma fureur, si on ne m’eût arrêté le bras. Je racontai sincèrement que c’était lui qui était cause de mon malheur ; il fut saisi, lié, garroté, trainé en prison, de là au château de Bicêtre où il expiera amplement ses perfidies.

Rozette fut conduite à Sainte-Pélagie, par l’exempt et le guet, qui eurent lieu d’être satisfaits de la générosité de mon père. Le commissaire monta avec nous dans le carrosse. On le remit chez lui.

Arrivé à la maison, je passai au travers de tous les domestiques qui étaient inquiets de moi et se réjouirent en me voyant. Il n’y en a pas un qui ne me soit attaché, mon principe fut toujours de traiter avec humanité des gens au-dessus desquels nous ne nous trouvons que par hasard. Accablé de chagrin et de lassitude, je me retirai dans ma chambre et, m’étant jeté sur mon lit, je m’endormis dans les bras de l’inquiétude. Je ne rêvai que de Rozette. Une maitresse heureuse enflamme, enchante un amant, une maitresse infortunée lui devient plus chère et plus adorable. Vous saurez, cher marquis, dans la seconde partie de ces Mémoires, ce qui arriva à Rozette ; sa situation fut extrêmement dure, et la description en a couté des soupirs à mon cœur lorsqu’elle me l’a faite.

Après avoir sommeillé, ou plutôt après avoir été assoupi assez longtemps, je sortis de cet état et songeai aux moyens de délivrer ma chère amie.

Deux heures étaient sonnées et le diner servi, on vint m’en avertir ; comme je tardais, l’ami nouvelliste monta à ma chambre et, après un compliment assez fade sur mon retour, il m’apprit avec une joie orgueilleuse qu’il avait été le principal instrument de ma découverte. Apparemment qu’il ignorait tout le chagrin que j’avais alors : mais il y a des gens qui ne peuvent pas s’empêcher de discourir, et qui aiment mieux dire des riens que de ne rien dire, et qui parlent à tout hasard. Ils disent tout ce qu’ils pensent et ne pensent jamais à ce qu’ils disent. Je le regardai avec des yeux de mépris ; il voulut m’engager à descendre, mais il le faisait si pesamment et si mal que, m’ayant échauffé l’imagination, peu s’en fallut que je n’en vinsse à des extrémités avec sa chevalerie. Il se retira promptement et fit bien. Le sort me ménageait une occasion de vengeance qui me devait être plus douce et qui lui aurait été plus sensible s’il en eût été informé. Ce chevalier se nomme Dorville, il est du pays du Maine, gentilhomme d’une ancienne race. Il a servi longtemps, s’est retiré avec les honneurs militaires et jouit d’un bien considérable. C’est un de ces honorables parasites qui sont toujours bien hors de chez eux. Son métier est de débiter des nouvelles et de les dire autant de fois que vous le voulez. C’est une montre à répétition qui sonne aussi souvent que vous la poussez avec le pouce. Il n’a pas l’esprit de faire du bien, ni de malice pour faire du mal ; c’est le Manceau le moins Manceau qui fut jamais. Il est marié depuis plusieurs années, est un peu jaloux : personne ne connait sa femme, parce qu’il ne l’a jamais présentée en compagnie, et qu’aucun de ses amis ne sait où il loge ; son adresse est au Palais-Royal, sous l’arbre de Cracovie ou sur le banc de Mantoue.

On m’avertit plusieurs fois de la part de mon père de venir diner, mais en vain, je fis toujours la sourde oreille sans l’avoir. On me servit dans ma chambre. Quoique triste, je pris quelque nourriture. Le besoin a une voix qui se fait puissamment entendre et qui est aisément écoutée.

Cependant, j’avais écrit une grande lettre à Rozette, dans laquelle je lui marquais en termes passionnés mon amour, et le désespoir où m’avait plongé son infortune. Je l’encourageais à avoir bonne espérance, et l’assurais que je ne négligerais rien pour la tirer de l’injuste captivité où elle était cruellement retenue. Je finissais en la conjurant de m’aimer toujours, de ne point m’imputer ses chagrins, et la priant de recevoir dix louis que je lui envoyais pour subvenir à ses nécessités. Cette lettre était simple, mais touchante ; on a le cœur tendre dans la douleur, et je me souviens que l’amour me dictait des expressions qu’il n’eût pas désavouées lui-même.

La lettre était sur mon secrétaire, je ne découvrais aucun moyen pour la faire tenir à sa destination. Je n’osais me confier à personne depuis la perfidie de Lafleur. D’ailleurs, dans ces premiers moments, la moindre démarche est suspecte et presque toujours hasardée. Je résolus de faire avertir le président. Il est, comme vous savez, cher marquis, homme de plaisir, mais de bon conseil : capable de vous mettre dans des affaires galantes, mais en état de vous tirer des plus embarrassantes. Je lui écrivis de venir me trouver pour une affaire d’importance. Je chargeai un des cochers de la maison de ce message dont il fut content et moi aussi.

M. le président n’était point chez lui, Laverdure, son laquais affidé, instruit que la lettre venait de ma part, soupçonna quelque chose, et, en garçon intelligent, il se transporta chez moi. Je fus ravi de son arrivée. Voilà de ces domestiques sans prix ; heureux qui en rencontre de semblables ! Je ne lui cachai rien, il apprit en un moment tonte mon aventure, et, sans faire le moraliste, il me plaignit, me blâma, et fit briller quelque espérance à mes yeux. Je lui parlai de la lettre que j’écrivais à Rozette, et lui avouai l’embarras où j’étais de la lui faire tenir. D’abord il n’y trouvait aucune difficulté, croyant qu’elle était renfermée dans l’endroit où l’on met d’ordinaire les pénitentes de ce genre, qui ne sont jamais repentantes. Mais, lorsque je lui eus assuré que Rozette était à Sainte-Pélagie, il fut déconcerté. Son découragement m’alarma, je demeurai dans cette situation accablante où l’on ne fait que sentir stupidement son malheur. Laverdure fit plusieurs tours dans la chambre, et, après une méditation profonde, il me dit qu’il tenterait, qu’il ne garantissait rien, mais qu’avant huit heures du soir, il me rendrait une réponse très positive. Je fus transporté d’allégresse. Je voulus lui remettre les dix louis qui étaient les seuls qui me restassent, mais il prit simplement la lettre en me disant que l’argent m’était nécessaire, que je gardasse celui-là ; qu’il avancerait la somme. Il se contenta de recevoir quatre pistoles pour les frais de sa commission. Il partit, je demeurai entre la crainte et l’espérance.

N’êtes-vous pas étonné, cher marquis, de mon attachement pour une maitresse de quelques jours ? Je l’aimais, je l’aime encore, et l’amour est extrême en tout. Quand elle m’eût été moins chère, ma vanité se serait roidie contre ceux qui voulaient me l’enlever. N’était-ce pas un devoir de ma part de ne pas abandonner une fille libertine, à la vérité, mais charmante, et qui n’était dans la tristesse que pour s’être tournée sur tous les sens pour me procurer du plaisir ?

Le bruit de mon aventure s’était répandu, elle servait de conversation aux convives qui se trouvèrent ce jour-là chez mon père. Chacun en dit son mot ; quelques douairières ne m’épargnèrent pas, surtout une certaine dame de Dorigny à qui j’avais autrefois conté mes raisons, et qui, par scrupule, avait refusé de m’entendre. Les femmes sont plaisantes : elles sont choquées de ce que l’on obtient d’une autre femme ce qu’on leur a demandé à elles-mêmes, et qu’elles ont toujours refusé. Je me vengeai de toutes par la fuite et d’une façon très plaisante, comme vous verrez. Au sortir de table, quelques amis vinrent me visiter. Visites qui ne se font jamais que par curiosité ou par méchanceté : on veut- savoir l’histoire d’un homme de sa bouche, ou bien jouir du spectacle de sa misère ; aussi je reçus assez impoliment tous les compliments. Mon père, étant aussi venu avec les autres, sortit fort à propos dans le temps que ma fureur contre lui allait m’emporter au delà des bornes du respect.

On me laissa seul. Dans le transport où j’étais, je résolus de faire quelque coup d’éclat qui désespéra mon père. Je ne m’embarrassais pas de mon honneur, si je pouvais lui faire de la peine. J’étais outré de ce que je n’avais pas le cœur méchant. Le sort m’offrit ce que je désirais, me sauva du hasard d’un coup d’éclat, et fut cause que j’eus un plaisir d’autant plus singulier qu’il se trouva rempli à titre de vengeance. Voici le fait, cher marquis, je serai plus long à le raconter que je n’ai été à l’expédier. C’est un impromptu de cabinet.

Depuis quelque temps, j’étais à ma fenêtre, lorsque je vis un fiacre s’arrêter à notre porte. Pour le coup, marquis, celui-ci ne me porta pas malheur, au contraire il m’apportait une bonne fortune. Depuis que le n° 71 a été cause de ma disgrâce, je n’aperçois point de semblable voiture sans en examiner la lettre et le numéro. Aussi me souviens-je de la marque de celui-ci à merveille. Il était au n° 1 et à la lettre B; si j’eusse pensé à examiner cette espèce d 'emblème, j’aurais trouvé qu’elle me pronostiquait mon aventure. La connaissance des Fiacres serait une chose qui devrait être éclaircie par l’Académie des sciences, et un bon traité sur cette matière serait aussi utile que celui qu’a fait Mathieu Lansberg sur celle des temps. La matière au moins est aussi sujette à conjectures.

Le laquais qui était derrière le carrosse, après s’être informé au suisse si mon père y était, avait donné le bras à une dame vêtue de noir ; à cet habillement, je devinais sans peine que c’était une solliciteuse. La curiosité me prit de savoir qui elle était, ce qu’elle demandait, et surtout si elle était jolie. Mon chagrin n’avait pas entièrement fermé mon cœur à l’amour du plaisir. On l’avait conduite dans la salle de compagnie sur l’air de distinction qu’elle avait. Là elle attendit l’audience de mon père. Je descendis par un escalier dérobé, en robe de taffetas, en bonnet de nuit et en pantoufles, et, m’étant introduit doucement dans le cabinet qui a vue sur la salle, je considérai au travers de la porte vitrée les agréments de la solliciteuse ; elle en avait. C’était une femme de vingt-six à vingt-huit ans, ni grande ni petite, des yeux assez éveillés, de belles dents, un teint un peu brun, une gorge passable, un ensemble de physionomie capable d’animer, sa jambe dans sa façon n’était pas indifférente ; elle était dans le sofa étendue négligemment, et dans ces attitudes que l’on croit indifférentes, qui le sont rarement, et qui n’ont pas été inventées par la modestie. Elle se considérait dans les glaces, et répétait devant elles les grâces avec lesquelles elle devait se présenter devant mon père.

Toute femme aime à plaire ; mais toutes ne sont pas coquettes : celle-ci l’était : jeune ; femme d’un vieil officier ; suivie de près ; que de titres pour l’être ! Une coquette cherche à charmer les autres ; qui aime à charmer, n’est pas loin de se laisser surprendre ; essayez de vous rendre maitre d’une telle nymphe, brusquez l’affaire, je vous réponds de la victoire. Tout cela se suit logique de galanterie, direz-vous ! Je la soutiens meilleure que celle de Nicolle et de Crouzas.

Rien n’excite plus les passions que la vue d’une personne qui, ne se croyant pas examinée, fait devant un miroir l’exercice de la coquetterie. Mon tempérament est impétueux, son feu se trouva encore animé par le désir que j’avais de faire un coup d’éclat. Je fermai les yeux et me livrai à tout évènement. Je sortis brusquement du cabinet, feignant d’être surpris de rencontrer quelqu’un, je demandai excuse à la dame de ce que je paraissais ainsi en déshabillé devant elle. Elle me répondit poliment ; je m’informai qui elle était et pourquoi elle venait : elle m’apprit qu’elle ne sollicitait point pour elle, et que, quoique née à Caen en France, elle n’avait jamais eu de procès, mais qu’elle venait pour une de ses sœurs actuellement fort mal, dont la cause devait être portée dans quelques jours à l’audience : elle ajouta qu’elle n’avait pas l’honneur d’être connue de moi, mais que son époux était tous les jours à la maison, et qu’il se nommait le chevalier Dorville. Je la regardai fixement. Comment, madame, repris-je, cet homme est votre époux ? C’est mon ennemi mortel, il m’a joué un tour sanglant, sans doute que vous en étiez complice ; puisque j’en trouve le moment, il faut que je me venge. Aussitôt je la saisis entre mes bras, je la serre, je la pousse sur le canapé : elle veut crier ; criez, criez, lui dis-je, oui, madame, le plus haut que vous pourrez, faites éclat, c’est ce que je veux. Je lui mis le poignard dans le sein, elle perdit connaissance, sans songer aux fenêtres et aux portes ouvertes, sans me soucier du bruit que faisait le froissement de nos robes de taffetas ; je combattis, j’attaquai, je triomphai ; je ne sais si, pour être plutôt libre, Mme Dorville n’aida pas à la victoire ; je me vengeais de son époux, peut-être voulait-elle aussi s’en venger ? quelle est la femme qui n’ait pas sujet de mécontentement dans son ménage ?

Semblable à un Pandour, j’arrive, j’attaque, je pille, je tire mon coup de pistolet, et je suis déjà décampé. Eh une minute tout fut expédié, et j’étais déjà à ma chambre que la solliciteuse n’avait pas eu le temps de remarquer si j’étais encore auprès d’elle.

Personne ne survint, et Mme Dorville eut tout le temps de se remettre à sa toilette. De plus d’une heure mon père ne sortit de son cabinet. Arrivé dans mon appartement, je me mis à rire comme un fou, et passai près d’une demi-heure à en méditer les circonstances. Je sais actuellement que penser de cette étourderie.

Mon père arriva enfin. Il était depuis longtemps en conférence avec un ecclésiastique nommé M. Le Doux, son confesseur ordinaire et mon directeur honoraire. Il tire beaucoup d’argent de mon père pour les pauvres, entre lesquels je crois qu’il se met au premier rang et pour plus d’une part ; ce consolateur monta chez moi et vint me débiter bénignement une morale assurément très épurée.

Mme Dorville se présenta devant mon père, qui attribua un reste de trouble qui était dans ses yeux à la modestie d’ une dame qui rougit nécessairement de demander quelque grâce à un homme. Toute autre que Mme Dorville eût été aussi embarrassée, car jamais chute n’a été plus précipitamment amenée. Si les dames saisissaient ainsi le moment à propos, elles ne courraient pas risque de leur honneur : ce qui les perd, est-ce ce qu’elles accordent ? Non, c est le temps qu’elles perdent à le faire attendre.

L’épouse du chevalier exposa à mon père le sujet de sa visite. Après une audience assez longue, il se trouva que mon père n’était point juge dans ce procès, mais qu’il était pendant à une des enquêtes dont j’ai l’honneur d’être membre, et que c était moi que l’on devait solliciter.

Mon père me fit appeler. Je ne voulus pas descendre ; ce ne fut qu’après un ordre précis que j’obéis. Je refusais d autant plus qu’on me disait que c’était pour une dame qui avait un grand procès. Je crus d’abord qu’hors d’elle-même, Mme Dorville avait découvert à mon père mon imprudence ; mon feu était tombé et l’esprit de vengeance s’était un peu radouci. Où était donc alors, cher marquis, la parfaite connaissance que j’ai du sexe ? Une femme se vante-t-elle jamais de pareille aventure ; elle s’en applaudit intérieurement, elle sait bien qu’on n’est malhonnête homme qu’avec une jolie personne et elle ne peut vouloir du mal à qui lui a donné du plaisir. Dans le vrai, ne doit-on pas savoir gré à quelqu’un qui vous délivre du cérémonial ? Lucrèce se tua, mais après coup ; et peut-être de désespoir de ce qu’elle craignait ne pouvoir plus recommencer.

Je parus. Je saluai Mme Dorville avec respect comme si je ne l’eusse pas connue, cognoveram. Elle ne se démonta point, et m’expliqua son affaire assez intelligemment : mon père sortit ; Mme Dorville entra en fureur contre moi ; elle se servit des termes les plus forts et les plus énergiques pour me reprocher ma hardiesse ; elle pleura même. Façons, cher marquis, je connaissais trop la marche du cœur du sexe pour être alarme : une femme souvent n’est jamais plus près de sa chute que lorsqu’elle fait plus d efforts pour s’en défendre. Je lui laissai exhaler son courroux. Je pris la parole, m’excusai sur ses charmes, mon excuse posait sur un bon fondement, je lui promis un secret inviolable, et moi qui avais été regardé comme un tyran, je devins insensiblement un consolateur dont on écoutait tranquillement les avis. Quand on est sûr du secret, on craint moins pour sa vertu. Je rétablis la paix dans l’âme de Mme Dorville, je la vis dans ses yeux ; ce fut là où je fus convaincu qu’Annibal se serait rendu maitre de Rome s’il ne se fût pas amusé aux délices de Capoue. Elle se leva, je la reconduisis, et, en sortant, elle me serra la main d’une façon à me faire entendre qu’elle était moins fâchée, et qu’elle me pardonnerait mon audace, aux conditions que je ne serais pas assez imprudent pour m’exposer sur la bonne foi des fenêtres et des portes ouvertes. Je lui fis mille politesses et l’assurai que je goutais infiniment la bonté de sa cause.

Elle remonta en carrosse et moi dans mon appartement. J 'y avais laissé M. Le Doux. En mon absence, il avait fait la visite de ma bibliothèque, et, en furetant, il n’avait pas oublié certains pots de confiture qui étaient sur une tablette écartée. Il m’en parla comme d’une chose indifférente à moi qui était un homme du monde, et qui serait d une grande utilité à un directeur comme lui qui assistait un grand nombre de malades. Il n’eut point ce qu’il demandait ; car sur le chapitre des confitures et des douceurs, j’ai l’âme la plus ecclésiastique qui fût jamais.

Il me gronda amicalement sur plusieurs livres, surtout à l’occasion des romans. Je fis la controversé sur cet article, il ne brilla pas ; il m’avoua que son fort n’était pas la dispute, qu’il était persuadé que les romans étaient mauvais, mais qu’il n’en avait jamais lu, et qu’ainsi il n’en pouvait pas juger. Il me conseilla de bruler mes miniatures et mes estampes ; sur ce que je lui représentai que cet assemblage valait plus de 200 louis, il me dit que la somme n’était pas assez considérable pour se damner pour elle : j’insistai sur la valeur des choses Hé bien, dit-il, vendez toutes ces infamies à quelque conseiller constitutionnaire, ces gens-là n’ont point d’âme à perdre : je lui promis d’y penser, et le janséniste me crut déjà dans la bonne voie.

De matière en matière, nous parlâmes de mon aventure. Il n’est pas étonnant que le saint homme fut curieux. Je lui racontai tout, et l’intéressai si bien que c’est lui qui a le plus contribué à la délivrance de Rozette, comme vous le verrez, et que c’est par son moyen que j’ai tout obtenu de mon père.

N’ayez point mauvaise opinion de lui sur la conduite que vous lui remarquerez. M. Le Doux n’est point un hypocrite, il est droit, bon ecclésiastique, mais simple, aisé à tromper, il a toutes les minuties de son état, mais n’en a pas les intrigues secrètes. S’il a fait quelque faute, j’en suis la cause. On n’est véritablement coupable que lorsqu’on l’est par le cœur.

Il était près de huit heures, M. Le Doux était retourné chez lui, et m’avait laissé le temps de revenir au sujet de mes inquiétudes. Je me promenais dans ma chambre à grands pas, je regardais par la fenêtre, Laverdure ne revenait point. J’excusais son retardement sur la différence des horloges : j’étais dans une cruelle impatience. Entre subitement dans ma chambre une figure empaquetée dans une cape de camelot, qui, sans me parler, jette une lettre sur mon bureau, et se jette dans un canapé. Je lis l’adresse, je reconnus l’écriture de Rozette ; sans différer, je l’ouvre ; je la dévore et je suis enchanté. Je vais vous en donner une copie après vous avoir mis au fait des moyens par lesquels elle était parvenue jusqu’à moi, comment s’y était pris mon commissionnaire, et quelle était la personne qui était entrée chez moi dans cet équipage. Cette intrigue est assez bien conduite, et Laverdure m’a avoué que c’était son chef-d’œuvre.

IV

Laverdure lui-même avait été le commissionnaire de Rozette. Embarrassé comment il pourrait s’introduire à Sainte-Pélagie, il avait imaginé de se travestir en femme. La nature avait fait en sa faveur la moitié des frais de ce déguisement. Il est petit, maigre, sa voix est faible, sa taille menue, et il a très peu de barbe : passable en homme, il avait en femme une physionomie très singulière. Sans doute il hasardait beaucoup en cette rencontre, mais il y a des choses que l’on fait pour d’autres, auxquelles on ne penserait peut-être pas pour soi-même. Dans les occasions critiques, on a meilleure idée de la fortune de son ami que de la sienne propre. Je ne vous ferai pas, cher marquis, la description de l’ajustement de Laverdure : pour se dédommager de la peine qu’il avait eue à le disposer, il me contraignit d’en admirer successivement le comique assemblage. Quoique je ne fusse pas en position de rire, je ne pus m’empêcher de le trouver plaisamment imaginé. La capote dont il était couvert le masquait au mieux : la pluie, qui dura pendant toute la journée, la lui avait fait prendre : le mauvais temps désespéra bien des personnes, mais je puis dire qu’il ne pouvait y en avoir de plus beau et de plus favorable pour notre stratagème.

Laverdure se transporta d’abord au couvent. Après quelques préambules avec une tourière curieuse, selon son état, et qu’il trompa suivant le sien, il fut admis au parloir de la Mère supérieure. Les premiers compliments épuisés, il lui expliqua modestement le sujet de sa visite et lui dit qu’il était la parente très proche d’une jeune fille nommée Rozette, qui, par ordre du roi et pour son bien, avait été conduite dans la maison depuis le matin ; qu’il venait se réjouir de ce que la Providence l’avait adressée dans un port de salut, où les bons exemples ne lui manqueraient pas et pourraient la faire rentrer dans le chemin de la vertu, dont elle ne s’était que trop longtemps écartée ; qu’il était charmé que de bonnes âmes l’eussent obligée à se repentir et l’eussent fait enfermer ; qu’il y avait déjà plusieurs mois qu’il aurait fait cette action de charité, si ses moyens lui en eussent permis l’exécution. Enfin Laverdure joua la parente si pathétiquement que la Supérieure en fut attendrie : il se mit à pleurer ; le don des larmes est un don de comédien, notre drôle l’est au parfait. Les larmes sont un mal qui se gagne ; qu’une femme pleure, une autre pleurera, ainsi que toutes celles qui viendront, et cela à l’infini. La conversation se termina en disant à la Mère Prieure qu’il désirait parler un moment à Rozette ; que, quoique ce fut une fille dérangée, il l’aimait cependant encore assez pour ne la pas entièrement désespérer, et qu’il venait lui apporter quelque soulagement. Alors il tira de sa poche deux louis, et en remit un à la dame en la priant de le distribuer par parties à Rozette à proportion qu’elle s’acquitterait bien de son devoir, et qu’il aurait soin chaque mois de lui remettre pareille somme. Cette générosité eut son effet ; la Supérieure admira le bon cœur de la prétendue parente, et, lui en faisant un compliment assez poli, elle l’assura que, dans peu, Rozette se trouverait à portée de profiter de ses avis et de ses bontés. Laverdure, sans y penser, fit une révérence d’homme assez marquée, ce manque d’attention devait le trahir ; mais tout réussit à qui est en bonheur ; on fut édifié au contraire de ce que la modestie ne lui permettait pas d’imiter ces révérences mondaines qui, dans le fond, sont très indécentes, et qui ne sont entretenues que par un esprit secret de libertinage.

En attendant l’arrivée de Rozette, Laverdure, qui sait que l’oisiveté est la mère de tout vice, s’occupa à examiner les tableaux qui décoraient le parloir. Il fut fort édifié des sujets qui y étaient représentés,, il n’y en avait aucun qui ne fût très régulier, mais il m’a avoué que, quoiqu’il ne soit pas autrement scrupuleux, il avait été scandalisé d’y voir des figures toutes nues de beaux jeunes hommes bien proportionnés et faits à ravir, et qui, sous prétexte d’être des anges, n’en étaient pas moins capables de donner à tout le couvent des tentations très peu archangéliques.

La tourière amena Rozette. Jugez, cher marquis, de son état. Encore fatiguée des plaisirs de la nuit, pleine de chagrins, les yeux baignés de larmes et qu’elle osait à peine lever ; la coiffure chiffonnée, manquant de la moitié de ses ajustements, et, dans un déshabillé qui n’était pas de commande, elle s’avança tristement, et eut beaucoup de peine à reconnaitre Laverdure sous sa physionomie empruntée. Sa surprise fut extrême, et elle la témoigna en reculant en arrière. La tourière la rassura ; elle ignorait, la bonne fille, le sujet de l’étonnement, et lui dit d 'un air assez sec qu’une demoiselle de son état ne devait pas voir avec effroi une parente qui avait la charité de venir la consoler dans son malheur. Un mot suffit à qui a de l’intelligence. Rozette se douta du tour, et pensa que la tourière n’était que l’écho de ce que Laverdure lui avait raconté. Elle se mit à pleurer : l’idée de sa captivité en présence de celui qui l’avait vue si triomphante dans le monde la désespérait : à peine, selon ce qu’elle m’a avoué depuis, put-elle soutenir sa présence. Laverdure, sans se troubler ni perdre son sang-froid, d’un ton grave, lui fit une leçon très vive sur sa conduite passée, la lui peignit avec des traits forts et nerveux, puis, insensiblement, radoucissant sa voix, il conclut, comme finissent tous les parents, par donner de la consolation à l’infortunée : il dit qu’il avait quelque argent à lui remettre, et que la Mère prieure avait bien voulu se charger d une somme pour subvenir à ses nécessités, si cependant elle se comportait avec prudence. Il donna alors à Rozette un louis, et lui glissa en même temps ma lettre, elle la prit avec ardeur, la cacha dans son sein ; ah ! que l’auteur eût bien voulu être à la place de son ouvrage ! Laverdure exigea qu’elle écrivît à sa mère (qu’il feignit être à Paris), qu’elle était contente dans la retraite où la Providence l’avait placée et qu’elle ferait ses efforts pour en devenir meilleure. La tourière fut chercher du papier et de l’ encre ; Laverdure profita de son absence pour remettre à Rozette le reste de la somme et pour l’assurer qu’on ne négligerait rien pour la délivrer au plus tôt ; il lui ordonna de lire promptement la lettre qu’elle avait reçue ; le peu de diligence de la tourière leur donna le temps d’une conversation assez étendue. Rozette, munie enfin des choses nécessaires pour écrire, après avoir simulé quelque répugnance, se mit sur une table qui était à son côté. Elle ne fut pas longue à son expédition ; le commissionnaire s’en chargea et sortit du couvent après avoir fait un petit présent de quelques tablettes de chocolat à la bonne sœur qui avait été si complaisante. Il ne tarda pas à arriver au logis ; j’admirai la présence d’esprit de ce garçon, et, n’ayant rien alors à lui donner pour récompense, je le comblai de mille remerciements : voici la réponse de Rozette.

« J’ai reçu votre lettre, cher ami, je reconnais votre bon « cœur dans votre conduite. Faut-il que je sois malheureuse pour avoir adoré un homme qui mérite si fort « de l’être ? Je ne sais encore comment je suis ici, je n’ai « pas eu le temps de me reconnaitre : donnez-moi de vos « nouvelles, je m’en rapporte à vous pour ma délivrance. « Laverdure est un garçon impayable, il m’a remis « l’argent que vous m’envoyez. Adieu, je vais pleurer « mon malheur, je vous aimerai éternellement.

« ROZETTE. »

Vous ne sauriez croire, cher marquis, à quelles réflexions je me livrai alors. Je ne songeai plus qu’aux moyens les plus prompts pour délivrer Rozette ; je congédiai Laverdure, qui me promit de ne me point abandonner.

On vint m’avertir que le souper était servi : je descendis. La compagnie était assez bien composée. Plusieurs dames s’y trouvèrent qui, dans d autres temps, m’eussent paru charmantes et qui l’étaient en effet. La brillante Mme Ducœurville et son aimable compagne s’y étaient donné rendez-vous, elles n’étaient que deux de leur parti, mais l’amour qui les embellissait faisait en leur faveur un tiers dont elles n’avaient pas lieu de se plaindre. La sage Rosalie y avait suivi son époux ; la vertu qui est dans son cœur est peinte dans ses yeux. On l’adorerait toujours, la vertu, si elle avait le talent de se placer ainsi à son avantage. La coquette Mme de Blasamond avait apporté toutes ses minauderies, mais, ce soir-là, elle leur donna un jeu si nouveau que j’en fus surpris comme d’une nouvelle décoration dont on nous ferait la galanterie à l’Opéra.

Les deux petites sœurs ne contribuaient pas peu à l’ornement du souper ; l’une chanta, à ravir et l’autre enleva tous les cœurs par ses saillies ingénieuses. Nous avions en hommes, le président et le chevalier de Mirval ; ils s’attaquèrent quelque temps à la grande satisfaction de l’assemblée et pour la gloire de leurs esprits épigrammatiques. Le gros géomètre nous fit beaucoup d’extraits de vin de Champagne, et l’abbé Desétoilles nous parodia toutes les dames de la Sousferme. Bref, je me serais fort réjoui sans le chagrin qui s était emparé de mon âme. L homme serait trop heureux s’il pouvait à son gré disposer des situations de son cœur ! Que le mien était mal à son aise ! M. Le Doux s’y trouva aussi, mon père avait gagné sur lui cet extraordinaire, afin de le raccommoder avec la vieille comtesse de Saint-Étienne. Vous avez cent fois entendu parler de cette insupportable dévote.

Jadis assez jolie et coquette affichée, maintenant bigote avec le même éclat, ainsi que beaucoup de ses semblables, elle s’est rangée sous la direction de ce saint homme qui les conduit assez vertement dans le chemin de la vie éternelle. Entre les gens dévots, cher marquis, ainsi que parmi les personnes du monde, il est certains moments d’indifférence ou de ralentissement de ferveur ; quelquefois môme il s’élève de saintes piques, qui, dans la suite, ne servent qu’à donner une nouvelle pointe à la charité ; ce fut du fond d’une bouteille de Champagne que sortit la réconciliation entre des personnes qui se disaient ennemis des sens.

Le président de Mondorville arrivait de campagne, et il ne savait rien de mon aventure. Il n’était pas temps de la lui raconter, et le lieu ne paraissait pas convenable à un pareil récit. L’ignorance où il en était lui fit tenir de très jolis propos à mon sujet, qui étaient d’autant plus plaisants qu’ils étaient plus justes. Toute la compagnie en riait, j’étais intérieurement fâché contre lui, mais sans lui en vouloir ; et je puis dire qu’en cette circonstance, le président avait un esprit infini sans le savoir.

Après le souper, je pris en particulier M. Le Doux et le priai de me faire l’honneur de me rendre une visite le lendemain matin, parce que j’avais une affaire importante à lui communiquer ; il s’imagina qu’il s’agissait de quelque cas de conscience, ou même de ma conversion : ces messieurs ne s’imaginent pas qu’il y ait d’autres choses plus intéressantes dans l’univers. Il m’assura qu’il se rendrait chez moi sur les neuf heures. Je lui promis de l’attendre avec une tasse de chocolat qu’il accepta, après que je lui eus persuadé que le mien était préférable à celui dont il usait ordinairement.

Le président monta à ma chambre peu de temps après : je lui racontai mon aventure ; il me demanda excuse des plaisanteries dont il avait diverti la compagnie et me promit qu’il ferait sortir Rozette dès le lendemain si je le voulais : il y eût réussi, son crédit est sans bornes, pour certaines choses, auprès des ministres. Il était en pointe de joie. Je le priai de n’en parler à personne et d’attendre que nous en eussions conféré ensemble ù tête reposée. Il y consentit, et se retira après m’avoir croqué plusieurs histoires plus amusantes les unes que les autres.

Il me fut impossible de dormir. Rozette revenait sans cesse à mon imagination. Pour me distraire, je me fis donner mes cartons à estampes et j’en commençai une revue générale. A proportion qu’elles étaient libres on plaisantes, je m(, rappelais les situations dans lesquelles je m’étais trouvé avec celle qu’on venait de m’enlever. €e souvenir étourdissait au moins ma douleur.

Enfin la nature se trouva accablée, un sommeil languissant s’empara de moi et me surprit au milieu de mes estampes éparses sans ordre sur toute la surface de mon lit. J’ai quelquefois dormi entre les bras de la réalité ; mais alors l’illusion était entre les miens.

À peine était-il sept heures du matin qu’un domestique vint me réveiller, parce que la gouvernante de M. Le Doux m’apportait une lettre et qu’elle voulait absolument me parler de la part de son maitre. Je donnai ordre qu’on l’introduisît. Elle fit quelque bruit en entrant pour avertir de son arrivée : J’avançai la tête, et, par l’ouverture de mes rideaux, j’entrevis un minois très gracieux. J’ai toujours été heureux au coup d’œil. Je me levai et, remuant ma couverture, je fis tomber plusieurs estampes. La jeune fille les ramassa par propreté, et, ne croyant pas être vue, les examina par sensualité. J’en augurai bien pour la satisfaction d’un de ces désirs qui naissent à l’instant, dont l’effet était alors prodigieux en moi et que, pour tout jeune homme, la beauté fait galamment éclore. Je crus apercevoir que ce qu’elle avait examiné, quoique très rapidement, avait fait sur elle une agréable impression. Un rien trahit la passion dominante, et il n’y a personne qui n’en ait une ; un signe sur le visage développe les replis de l’âme la mieux sur la défensive. Nanette, c’était son nom, me fit une révérence simple et gracieuse, et me présenta sans affectation la lettre qui m’était adressée ; je jetai les yeux dessus et sur celle qui me la remettait, elle méritait bien les regards d’un galant homme.

Imaginez-vous, cher marquis, une grande fille d’une taille ordinaire, mais bien tournée : déliée et ferme sur ses jambes, de grands sourcils noirs, de belles dents, un teint qui était disposé à recevoir des couleurs, et qui, pour lors, ne jouissait que de la blanche. Une gorge qui ne paraissait pas, mais qui, cachée avec affectation, disait aux curieux qu’elle était digne de faire leur admiration et leur plaisir. Sa coiffure et son habillement répondaient à la simplicité de tout son extérieur ; elle me parut une dévote aisée, et qui, âgée de vingt-huit à trente ans, ne prendrait de parti que suivant les circonstances. Je la fis assoir et je lus la missive. M. Le Doux me marquait qu’il était au désespoir de ne pouvoir se trouver chez moi à neuf heures, selon sa promesse, parce qu’il était obligé d’aller visiter les pauvres prisonniers du Petit-Châtelet avec une dame qui, depuis deux jours, avait renoncé solennellement au monde : que sur les deux ou trois heures, aussitôt qu’il aurait pris son café, il ne manquerait pas à se rendre au logis.

Je complimentai Nanette sur ce qu’elle était la gouvernante de M. Le Doux, qui était un très honnête homme et mon ami particulier. Elle me répliqua uniment qu’il était fort bon maitre et que, depuis trois ans qu’elle était à son service, elle n’avait qu’à se louer de son égalité et de sa douceur. Comme elle ne s’étendit pas extrêmement sur son panégyrique, je conclus qu’il n’y avait aucune liaison déterminée entre eux. Pendant que je lui demandais pourquoi elle s’était attachée à M. Le Doux, moi-même, sans m’en apercevoir, je m’attachais très fort à elle. Enfin, de discours en discours, je conduisis la conversation sur ces matières, que les femmes aiment si fort à traiter, et dont elles font semblant de rougir. Les fleurs naissent sous les pas de ceux qui courent dans cette carrière, il y a toujours quelqu’un qui en cueille.

Cependant le feu me montait au visage ; je m’approche de cette belle fille, qui se levait de son siège sans avoir trop envie de sortir, je lui prends la main que je trouve blanche à ravir, je lui répète qu’elle est charmante, qu’elle est adorable, je lui donne un léger baiser qui est suivi par un second auquel elle se dérobait autant qu’il en fallait pour qu’il ne fît pas une impression trop marquée sur ses lèvres. Je ne sais si c’est la dévotion qui apprend ces délicatesses ; si cela est, je veux m’y livrer pour mon plaisir. L’état dans lequel j’étais excusait de ma part un peu de hardiesse ; on n’a jamais exigé qu’un homme en robe de chambre soit aussi retenu et aussi sage que lorsqu’il est empaqueté dans les ornements de la magistrature. Mes mains, devenues entreprenantes par degrés, osèrent lever le voile qui cachait à mes yeux des trésors ; alors, me nommant par mon nom, Nanette me reprocha qu’autrefois je n’avais pas daigné la regarder, lorsqu’elle était fille de boutique chez Mme Fanfreluche, cour Dauphine. Quoi ! c’est vous, ma charmante, m’écriai-je. Que je vous rendais peu de justice alors, que je répare ma faute, et que je vous embrasse de tout mon cœur. Effectivement, marquis, elle était la compagne d’une petite maitresse que j’ai eu dans ma jeunesse, que j’aimais à l’adoration, et que j’ai quittée ainsi que beaucoup d’autres. Deux mots de mes intrigues passées me donnèrent lieu de passer aux siennes, et me mirent en une espèce de droit d’y faire un supplément à mon gout : je commençai.

En vain me représentait-elle qu’elle était presque dévote depuis trois ans, que j’allais la chiffonner : sa dévotion excitait mon ardeur, et les trois années de sagesse qu’elle m’objectait, me rassurant contre la crainte du danger, me donnaient de nouvelles forces : je n’étais pas embarrassé de rétablir son ajustement. Une vertu qui ne se débat plus que sur un arrangement de plis, est bien prête à être dérangée elle-même. Nanette le fut. Je la pressai, elle soupira, et, après les façons usitées en tel cas, j’ôtais à cette belle commissionnaire toute connaissance excepté celle du plaisir. Dans le feu de nos embrassements, elle me fit soupçonner qu’il n’y avait pas extrêmement longtemps qu’elle avait perdu la charmante habitude de les varier à l’infini. Soupçon ridicule, réflexion impertinente ! comme si on avait besoin d’exercice pour pratiquer parfaitement les choses qui ne sont que de nature ? Mes estampes répandues sur le lit jouèrent leur personnage et joignirent leur petit murmure à un certain bruit occasionné par la pratique de ce qu’elles représentaient pour la plupart. Manette, libre enfin de l’embarras où j’avais mis sa dévotion et sa robe, s’étant elle-même raccommodée dans le miroir, me salua malignement et gracieusement : je la reconduisis et lui promis une coiffure de fantaisie et de l’aller voir souvent parce que j’aurais certainement besoin de sa protection. Elle se retira avec le contentement dans les yeux, mais avec le besoin autre part, car je ne suis pas assez orgueilleux pour croire que j’aie pu en un moment combler le vide que trois années d’abstinence avait laissé dans son âme. N’est-il pas vrai, cher marquis, que je suis un garçon d’un violent tempérament ? Si je ne trouvais, de temps à autre, quelque occasion de me réjouir, je périrais de chagrin.

J’aurais cru que cette tille auprès de M. Le Doux était peu sage ; point du tout ; il est des tempéraments qui ressemblent à ces machines qui n’ont de violence que lorsqu’elles sont montées. Elle m’a assuré depuis cent fois, que son maitre était un homme sur qui la nature ne s’était réservé aucuns droits, et dont l’unique occupation était de se mêler des affaires des autres, de diriger des vieilles, de les prêcher ou de les endormir.

Je fus au Palais où je trouvai le président ; l’audience levée, nous fûmes ensemble chez lui, où, ayant quitté nos robes, nous fîmes la partie d’aller rendre une visite de passage à Mlle Laurette. Elle se mit à rire en nous voyant, elle savait le malheur de Rozette, elle m’entreprit sur cet article, me reprocha mon peu de prudence et, avec un ton orgueilleusement plaintif, elle m’assura qu’elle était touchée du sort de sa bonne amie. Elle nous offrit à diner, nous la remerciâmes ; ses charmes et l’air dont elle en faisait parade nous invitaient à leur faire compagnie, mais mon feu avait eu son essor le matin, et le président, sans s’être trouvé dans ma première position, était par habitude dans la seconde.

Nous passâmes chez la belle bijoutière de la rue Saint-Honoré d’où, après avoir examiné, critiqué, contrôlé, marchandé mille choses différentes, nous sortîmes sans en emporter une seule. Je revins diner à la maison et j’y restai jusqu’à l’arrivée de M. Le Doux. Il tint sa promesse et me rendit sa visite un peu avant trois heures. Il salua mon père, leur conférence fut très courte ; il me joignit au jardin, et, après m’avoir lu un article des Nouvelles ecclésiastiques, où on traitait très plaisamment un évêque constitutionnaire, et m’avoir informé de quelques anecdotes sur le chapitre de deux autres, il me demanda quel était le sujet de la confidence que je lui destinais. Je lui répondis que je ne pouvais m’ouvrir que chez le président de Mondorville, que mon carrosse était dans la cour à nous attendre et que nous irions s’il y consentait. Nous partîmes ; comme je serais fâché, cher marquis, qu’on ne me prit pas pour un jeune conseiller, je vais toujours dans Paris à toute bride, mes chevaux y sont accoutumés. M. Le Doux, qui ne monte en équipage qu’avec des dévotes et des vieilles, fut effrayé de mon train et me pria d’ordonner à mes gens de ne se pas tant précipiter. Il m’ajouta qu’il n’était pas séant qu’on vît un ecclésiastique courir comme un jeune homme ; il me cita même un passage latin d’un Concile de Jérusalem qui défend aux cochers d’obéir aux maitres qui leur commandent d’aller plus vite que le pas.

Je vous avoue, marquis, que je fus bien humilié dans ma route ; je rencontrai plusieurs seigneurs qui n’avaient que de très mauvais chevaux et qui se faisaient un honneur infini par leur course rapide. Notre conversation pendant le chemin fut peu intéressante, je ris seulement de ce que M. Le Doux fit un signe de croix en passant par devant l’Opéra. Le président nous reçut d’un air enjoué et, après avoir obligé M. Le Doux à prendre des rafraichissements, nous entrâmes en matière. Quand on est en compagnie, on se sent plus de hardiesse. Je lui exposai que j’aimais Rozette, que j’étais cause de son malheur et que, si mon père la retenait encore longtemps, je me porterais à des extrémités ; que je consentais à ne la plus revoir, mais qu’aussi je voulais être certain qu’elle n’était pas dans l’état le plus déplorable. Le saint homme m’écouta très pacifiquement, et, contre mon attente, il s’étendit fort peu sur la morale et me fit grâce d’un bel et beau sermon qu’il était en droit de débiter. Après un préambule grave sur la sagesse de mon père et la légèreté de ma conduite, il me dit qu’il lui était impossible, selon Dieu et sa conscience, de se mêler de cette affaire. En vain lui fis-je diverses représentations : sourd à mes prières, il me pria très sérieusement à son tour de ne lui jamais parler dans ce genre. J’étais sur le point de me retirer, le désespoir dans le cœur, lorsque le président laissa échapper comme par hasard : « C’est dommage, en vérité, car cette fille-là pense bien sur les affaires du « temps, et même elle a eu des convulsions en conséquence. »

Rozette, cher marquis, n’a jamais rien pensé sur ces matières, parce qu’elle ne les connait pas ; pour des convulsions, elle n’en a jamais éprouvées qu’en amour. Ce mot du président me servit beaucoup, puisque, dans la suite, il fut cause de l’élargissement de Rozette, qui n’eût point réussi sans M. Le Doux.

Notre saint homme avait un faible, et ce faible était un zèle sans bornes lorsqu’il s’agissait de servir quelqu’un qui avait seulement un vernis de jansénisme. Je le tenais par l’endroit critique, et je ne négligeai rien pour venir à bout de mon entreprise. On fait faire aux hommes ce que l’on veut, dès qu’on a trouvé l’art de mettre en mouvement certains ressorts qui conduisent toute leur machine.

M. Le Doux, après avoir réfléchi quelque temps, nous demanda si nous étions certains de ce que nous assurions sur le compte de Rozette. Fûmes-nous assez simples pour ne pas le lui confirmer authentiquement ? Sa charité se trouva assez bien disposée, son cœur s’attendrit, et il nous donna sa parole que, dans peu, il aurait une conférence plus étendue avec nous, dans laquelle il nous communiquerait ses réflexions. Il sortit. Mon équipage le conduisit à" une assemblée de piété et celui du président nous mena droit à l’Opéra ; on y donnait, je crois, l’École des amants. Nous augurâmes bien du succès de notre affaire, puisque M. Le Doux s’en mêlait. Le spectacle n’eut pas grande part à notre attention, nous ne nous y amusâmes qu’à examiner la parure de plusieurs dames dont nous devions cruellement médire le soir.

Dès le lendemain, j’écrivis à Rozette l’idée qui nous était venue de la faire passer pour une fille attachée au parti anticonstitutionnaire. Je lui recommandai d’être prête à jouer ce rôle si on l’exigeait. Que ne doit-on pas exécuter pour se mettre en liberté ? Je lui envoyai même quelques livres à ce sujet, surtout un qui est l’abrégé de l’histoire de tout cet évènement. Le maudit livre couta cher à ma nouvelle néophyte. Il va se rencontrer du comique dans cette aventure. Je lui mandai que j’étais obligé d’aller avec mon père à la campagne pour quelques semaines et qu’elle ne se désespérât pas que Laverdure lui donnerait souvent de mes nouvelles.

Notez, cher marquis, que je n’avais pas voulu confier au président que son domestique se travestissait pour mon service. Cette remarque sera nécessaire par la suite.

Nous partîmes pour la terre de mon père. Rozette, cependant, lisait avec avidité les livres que je lui avais envoyés. Elle se préparait au rôle dont je lui avais indiqué l’idée dans ma dernière lettre. Elle n’eut que trop le temps de s’y exercer et de pleurer sur cette malheureuse invention. Mais n’anticipons point sur les faits.

La terre où j’accompagnai mon père, cher marquis, est en Picardie : l’air y est serein, le pays assez beau, et notre maison très bien disposée. Elle est un peu ancienne, mais elle ressemble à certaines femmes de la Cour qui ont perdu la fleur de leur jeunesse, mais qui sont cultivées parce qu’elles sont profitables en des rencontres. Pendant quelques jours, nous ne vîmes personne. Nous ne nous souciions pas de compagnie puisque mon père n’avait entrepris ce voyage que pour arranger ses affaires dans ce pays. Insensiblement, divers gentilshommes des environs nous honorèrent de tours visites : la politesse ne nous permit pas de demeurer en reste. Nous les avions trop bien traités, ils se piquèrent de nous rendre la pareille. Les Picards, en général, sont de bonnes gens francs pour l’ordinaire, estimables quand ils donnent du bon côté mais malins et fourbes plus que les Normands, quand ils quittent leurs inclinations natales.

Les différents endroits où nous fûmes reçus ne méritent pas que je vous en parle, Là, c’était un vieil officier qui habitait un reste de château, échappé à la fureur du déluge, et qui, ayant à peine le nécessaire, dédaignait avec orgueil le commerce de ses voisins qui eussent pu lui rendre service, et cela parce que, comme lui, ils n’avaient pas eu un de leurs ancêtres tué auprès de Philippe à la bataille de Bouvines. Ici, je rencontrais une maison assez bien ornée, quoique les tapisseries en parussent avoir été travaillées par les mains du temps, lorsqu’il était encore en son enfance. On m’y recevait avec aisance, mais je n’y rencontrais que des bégueules provinciales qui n’avaient lu et admiré que le conte assez gentil de Vert-Vert. Dans un autre côté, je me rencontrais avec des moines qui me faisaient des fêtes superbes ; elles m’eussent plu, si tout ce que font ces gens-là n’avait toujours un gout de froc qui m’est insupportable. Enfin, cher marquis, pendant six semaines, je ne fus occupé qu’à parcourir tantôt tout seul, tantôt en la compagnie de mon père, des gentilhommières où je ne découvrais que bon cœur sans délicatesse ou politesse sans gout, et telle que la pratiquaient nos bons aïeux. Un de nos bons petits soupers d’hiver vaut une éternité de ces plaisirs champêtres. En vain voulus-je chercher quelque aventure amusante, les circonstances ne se présentaient pas, et, quelquefois, lorsque je croyais en avoir trouvé de favorable à mes désirs, justement les plus jolies Picardes n’avaient que la tête chaude.

Comme ceux qui aiment les fleurs en surprennent partout, je me saisis de quelques-unes par occasion, mais je ne m’en fais pas gloire ; d’ailleurs, elles n’étaient pas choisies dans des parterres qui pussent, comme à Paris, donner un certain lustre à celles qui sont les plus communes. Voici la seule rencontre où je me suis un peu amusé. Les Picards sont simples, et, si la foi était perdue dans l’univers, on la rencontrerait chez eux ; ils lui sont dévoués ainsi qu’à la superstition, l’une est bien voisine de l’autre.

V

Un jeune homme, fils d’un riche fermier, était amoureux de la fille d’un gentilhomme de son voisinage. Il l’adorait, et elle voyait avec plaisir son adorateur. Le père n’eût pas souffert que sa fille aimât un roturier ; aussi ne lui en fit-on point confidence. La demoiselle croyait tous les cœurs de condition lorsqu’ils pensaient bien ou qu’ils aimaient ; elle souhaitait fort s’unir avec son jeune ami dont, sans doute, elle était sure. Il n’avait aucun titre de noblesse, il ne possédait que ceux de quelques terres très fertiles, et peut-être un fonds de cinquante mille livres ; mais il était écrit sur la porte de son père : En mariage tu ne convoiteras qu’un gentilhomme seulement. Le tempérament l’avait emportée, et elle avait trouvé le moyen, depuis deux ans, de faire rencontrer à des rende z-vous le tiers-état avec la noblesse. Sans entrer dans le détail de ses aventures, il en vint à la République un sujet : l’affaire était encore nouvellement répandue à notre arrivée. Le père, n’ayant pu cacher les passetemps de sa fille, plutôt que de la marier avec celui qui sans son ordre était entré dans sa famille, aima mieux répandre le bruit qu’un cordon bleu de Versailles, en passant par chez lui, en avait été l’auteur. Ainsi Romulus était fils du dieu Mars ; ainsi beaucoup d’autres qu’on a encore fait de meilleure famille, n’ont-ils eu pour père que des Jérôme Blutot, tel était le nom du jeune homme.

Depuis ses couches, Mlle des Bercailles ne pouvait plus souffrir celui à qui elle avait l’obligation de la maternité : elle l’avait congédié : j’ai su qu’elle avait rempli sa place en fille sage et qui ne changeait que pour trouver mieux.

Le pauvre garçon, qui n’était pas si intelligent, se désespérait ; il en parla à un fermier de ses amis qui lui donna la connaissance d’un berger qui, suivant l’attestation de toute la nation picarde, était sorcier et avait un grimoire comme un curé. C’est une remarque certaine et infaillible : moins les peuples sont sorciers, plus il s’en trouve parmi eux. Blutot fut le trouver. Le drôle, après s’être fait prier, supplier, conjurer et payer, lui donna dans une fiole une liqueur et lui ordonna de la mêler dans la boisson de celle dont il voulait regagner le cœur. Notre fermier se saisit de l’ampoule et attendait avec impatience le moment de s’en servir, il se présenta enfin.

Une fête de paroisse étant arrivée, le curé y invita toute notre maison, et, pour nous faire honneur rassembla quelques gentilshommes, plusieurs curés, et M. Blutot s’y trouva ainsi que son ancienne maitresse.

Le diner fut servi copieusement, et nous nous assîmes environ vingt-cinq personnes à table : le pasteur ne se contenait pas de joie. Comme il n’y avait de femme ou fille que Mlle des Bercailles de jolie, les autres étant toutes passées, je la mis entre le curé et moi, bien résolu d’en tirer parti, sachant que la poulette n’était pas novice.

Son amoureux eût bien voulu être à ma place : mais si l’épée cède le pas à la rob, un villageois ne doit pas seulement avoir contre elle de la jalousie. Blutot, qui avait apporté sa fiole amoureuse, cherchait à en verser dans le pot duquel on devait servir à boire à mon aimable compagne. Il ne put choisir, et, comme l’homme perd souvent la tête à propos de rien, il se précipita si tort qu’il vida tonte sa bouteille dans une grande cruche de six à huit pintes qui devait servir au dessert. Le repas fut assez tumultueux, le clergé mangea beaucoup et but de même, déclama contre les hérétiques et fit t’éloge de la bière ; je pris soin d’en conter à ma compagne, et je n’eus pas de peine à lui faire gouter mes raisons. Elle avait de l’expérience ; une fille, dans ce cas, avec un peu de tempérament, vous devance dans la carrière du plaisir. Nous en étions au point que, dans la compagnie qui commençait à s’émanciper insensiblement, nous nous serions recueillis dans quelque allée du jardin. Ce ne fut que partie différée. Le dessert venu, redoublement de joie. Bien n’est plus divertissant à voir, une seule fois en sa vie, que ces assemblées. Vous y reconnaissez l’âge d’or, ce bel âge où les hommes sans finesse et sans gout s’enivraient de voluptés sans les sentir.

Un servit à toute la compagnie un grand verre de la liqueur renfermée dans cette cruche en question, c’était une espèce de ratafia propre à faire conter la bière. Mon père ni ma voisine ni moi n’en bûmes point, ayant toujours usé de vin de Bourgogne que nos domestiques avaient apporté. Bien nous en prit : M. le prédicateur se repentit d’en avoir trop peu ménagé la dose. Nous sortîmes et fûmes à l’église. Ma bonne amie était à mes côtés, ce n’était pas trop là la situation où je l’aurais voulu, mais celle-là était encore assez pour le lieu.

Le prédicateur commença au mieux, son texte fut heureux et, comme il faisait le panégyrique d’une vierge, son sermon devait être une exhortation à la chasteté, il ne l’acheva pas.

Il est à propos de remarquer que la liqueur qui était dans ce vase mentionné avait eu le temps de fermenter et de s’insinuer dans toutes les parties du prétendu ratafia : c’était une composition d’une force extraordinaire qui avait deux effets, l’un de mettre le sang eh fureur et d’exciter un amour violent, l’autre d’égaler la médecine la plus purgative ; le tout plus promptement ou plus lentement suivant la constitution des corps.

Déjà l’orateur chrétien s’échauffait, se battait les flancs et nous endormait, lorsque le ratafia commença à opérer en lui. Il y résista quelque temps : l’autre effet de la même liqueur fermentait et s’animait par degrés chez la plupart des curés et de ceux qui avaient été au diner ; rien ne m’a tant amusé que de voir de saints ecclésiastiques se tourmenter sur leurs chaises et rouler leurs yeux d’une façon injurieuse à l’aimable vertu de continence dont l’orateur entamait déjà le panégyrique. Les paysans riaient intérieurement de ce qu’ils voyaient et leur malignité naturelle n’avait alors aucun respect pour leurs directeurs : il fut encore bien moindre dans la suite.

Le Chrysostome de village ayant fait un effort violent en poussant un de ces hélas pathétiques qui ébranlent jusques aux voutes des temples, ne fut pas assez heureux pour contenir en lui-même la malignité du ratafia cruel et la laissa échapper avec impétuosité. Ce malheur l’étonna ; il perd la voix, on court, on vole à son secours, une sueur froide coule de tous ses membres, on le croit mort, mais dans l’instant ceux qui aident à le ranimer s’aperçoivent bien qu’il est très vivant, et, soit par esprit de joie, soit par quelque autre principe, ils ordonnent que très précipitamment on offre de l’encens au ciel et que l’on parfume l’église.

Tout le monde rit de l’aventure, et ceux qui en parurent le plus réjouis donnèrent eux-mêmes à rire aux autres à leur tour. Cependant on commença l’office, et mon père qui était présent ne put s’empêcher de me demander si je me souvenais de l’aventure de Constantin Copronyme[13].

A peine était-on au tiers du premier psaume que les deux chantres, pressés par le témoignage intérieur de leur besoin, quittent rapidement leurs chapes et sont déjà dans le cimetière. Leur espèce de fuite étonne, on se regarde : deux curés prennent les places vacantes, ils n’ont pas fait dix tours dans le chœur que les vêtements contagieux, semblables à la robe de Nessus, les embrasent ; ils les quittent, fuient de l’église et sont suivis de dix de leurs confrères qui sont dans les mêmes tourments ; tout le reste de l’assemblée de rire et de s’emporter en éclats. Le seul curé de la paroisse demeura immobile, en vain le ratafia fit-il tout son effet ; en vain était-il inondé des restes précieux de cette liqueur, il demeura ferme en sa place et imita ces anciens sénateurs qui, au milieu du sac de Rome par les Gaulois, restèrent tranquilles dans leurs chaises curules et y reçurent la mort.

Les peuples anciens reconnaissaient les dieux à la bonne odeur qui naissait sous leurs pas : je réponds que pas un de ceux qui avaient diné avec nous n’eût eu des autels chez les païens.

L’effet du ratafia, ou plutôt du philtre, n’avait pas borné son pouvoir à donner de la fluidité aux corps hétérogènes avec lesquels il s’était trouvé ; il avait aussi mis en feu la concupiscence des particuliers dans lesquels il s’était introduit. Nous en vîmes plusieurs qui, dans leurs transports amoureux, embrassaient sans distinction toutes les femmes ou filles qui s’offraient à leurs yeux : sans doute ils désiraient davantage et le faisaient voir, mais il y avait un trop grand concours, la honte les enchainait. La nature est une sotte de se cacher toujours pour faire son plus agréable ouvrage : c’est précisément lorsqu’on a le moins de modestie qu’on en veut le plus avoir. Nous fûmes témoins qu’un vieux chapelain de plus de soixante ans, qui, sans doute, avait doublé la mesure de la liqueur, ou qui était dans une certaine habitude, se mit à poursuivre une bergère assez laide et âgée au travers d’un pré et dans un déshabillé peu honnête : on cria après lui : la nymphe fuyait, le nouvel Apollon était prêt à enlever sa chère Daphné, lorsqu’elle se précipita dans une mare d’eau bourbeuse où tomba à sa suite le dieu ecclésiastique, dont on le tira, lui et la nymphe, bien couverts de boue dans laquelle ils étaient presque métamorphosés. Quel comique spectacle, cher marquis ! Que Calot n’était-il là ? Il en eût fait une de ses plus jolies fantaisies. C’était pourtant l’amour qui causait tout ce désordre. Si, d’un côté, il troublait l’office de l’église, il ne dérangeait pas d’un autre mes petites intrigues particulières. Ainsi jamais personne ne perd qu’un autre ne gagne.

Je m’étais écarté avec dessein de ne me pas perdre. Mlle des Bercailles me vint joindre. C’était dans une allée d’un bosquet extrêmement couvert. Là, pourrais-je vous dire, le lierre amoureux s’unissait à l’ormeau ; là une jeune vigne tapissait des murs de tilleuls et de sycomores : on y entendait le murmure d’une onde argentée et les concerts des oiseaux qui soupiraient leurs tendres soucis : je pourrais charger ce tableau et vous répéter toutes ces descriptions usées que les poètes se donnent de main en main, mais n’ayant pas perdu de temps à mon expédition, dois-je vous en faire perdre en y ajoutant des circonstances ? Nous arrivons, l’herbe était grande, nous nous y jetons, la belle était animée, j’étais plein d’ardeur, Vénus donne le signal, la pudeur s’envole, l’amour nous couvre de ses ailes ; le temps nous pressait ; nous ne le fîmes pas attendre ; le nuage se forme ; le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, il tombe et tout est consommé.

Nous regagnâmes la maison du curé et, en chemin, ma belle nymphe me répéta qu’elle était charmée de ce que j’étais gentilhomme. Ma foi, marquis, sans vanité, avec elle, j’avais valu le paysan le plus vigoureux. On ne s’informa pas d’où nous venions, chacun était occupé à faire son paquet pour partir : je vis la chambre du curé ouverte, j’y entre, Mlle des Bercailles m’y suit : le lit était bien fourni, bien mollet et semblait inviter à quelque chose. Sans doute il avait une vertu particulière, ou peut-être avait-il tâté du ratafia, mais à son aspect je devins comme un des curés : ma voisine s’en aperçut ; les fenêtres se ferment, les rideaux se tirent, la porte est barrée et je commence à pratiquer ce que, dans tel cas, telles précautions engagent de faire. Le lieu, la position y font beaucoup ; je goutai mille plaisirs ; je ne faisais que les demander, on me les variait, je m’en enivrais et, en me plongeant dans cette douce volupté, je la voyais naitre dans les yeux de celle qui en était la mère. Quel surcroit de satisfaction de jouir d’un fruit défendu et dans un lieu où une chose même permise aurait une pointe particulière ; que je donnai de louanges à la jeune demoiselle ! Qu’elle me donna de contentement ! Nous descendîmes après avoir bien ri de l’aventure du clergé et nous être promis que ce ne serait pas la dernière fois que nous parlerions d’affaires intéressantes. L’histoire de cette paroisse fit beaucoup de bruit dans le canton, on s’en divertit comme il convenait, et depuis on demande aux curés qui sont à semblables fêtes, s’ils y boiront du ratafia.

Pendant huit à dix jours que je restai encore dans le pays, je n’en passai aucun sans m’entretenir avec mon père de cette farce et sans rendre visite à M. des Bercailles ; le bon gentilhomme venait exactement chez nous faire sa cour au vin de Bourgogne en y amenant son héritière à qui je faisais quelque chose de plus ; enfin nous partîmes et, après avoir témoigné à plusieurs reprises à ma jeune maitresse le déplaisir que j’avais de la quitter, lui avoir fait quelques présents, je la laissai peut-être avec l’ébauche d’un petit conseiller qui, dans son temps, pourra être regardé par M. le gentilhomme comme la galanterie de quelque prince du sang ou de quelque monarque.

Me voici à Paris. Revenons à Rozette et à son étude des livres que je lui avais envoyés et du rôle qu’elle devait jouer. Aussitôt que je fus arrivé, j’envoyai chercher

Laverdure pour être instruit de ce qu’il avait exécuté en mon absence.

Rozette, qui n’avait eu rien tant à cœur que de sortir du lieu où elle était enfermée, et qui s’était imaginé que l’étude des livres que je lui avais adressés devait y contribuer infiniment, s’y était donnée toute entière. Elle en a profité d’une façon marquée. Un jour qu’elle était absorbée dans cette méditation, entra une religieuse : ces filles-là sont encore plus curieuses mille fois que les femmes du monde ; moins elles devraient savoir de choses, plus elles sont impatientes d’en apprendre. Est-il étonnant qu’il soit difficile aux religieuses de vivre heureuses ! Elle voulut apprendre quel était le livre qui était le sujet des réflexions profondes que Rozette semblait former avec tant de soin. Rozette fit difficulté ; la sœur n’en eut que plus de désirs ; elle le demanda avec empressement, on le lui refusa par plaisanterie ; sa curiosité s’en fâcha et fut poussée au point que dans son transport elle fit ce qu’elle put pour arracher le livre. On le lui refusa alors très nettement, et elle eut le désespoir de se voir même méprisée. Ah ! que la sainte vengeance va bien faire son devoir ! La sœur Sainte Monique, c’était son nom, va mettre l’alarme dans le couvent, raconte à toutes celles qu’elle rencontre, qu’elle a vu quelque chose qui fait trembler (elle n’avait rien vu certainement), que la fille renfermée dans la chambre rouge avait été surprise par elle à lire un livre affreux, abominable, couvert de noir avec des flammes jaunes dessus, que ce livre était un livre de magie, qui contenait la fin du monde, qui faisait venir le diable, que c’était le grand Albert ou peut-être même un rituel ou un grimoire. La supérieure tremble à ce récit, tout le couvent est dans l’effroi, on sonne la cloche, on assemble la communauté, on parle, on discute, on délibère, on opine, on décide, sur quoi, sur rien absolument, parce qu’il n’avait été rien proposé ; on fait avertir un grand vicaire, il vient, on lui dit le cas, il en sourit, et monte chez Rozette, lui demande ses livres, elle les remet et l’on trouve entre ses mains un ouvrage janséniste ! On lui demande si elle est du parti des Appelants, elle répond que oui fermement et qu’elle en sera toujours. Elle croyait la pauvre fille, que celui qui l’interrogeait de la sorte, était du parti, qu’il était temps de jouer son rôle. Le grand vicaire, homme d’esprit, lui dit qu’il était charmé de ses sentiments et que le parti des Appelants était fort bien soutenu par des personnes de réputation comme elle dans le monde et, d’un ton ironique, lui demanda si, parmi ses compagnes elles étaient un grand nombre attachées à la bonne cause. Rozette vit sa méprise et donna une réplique qui ne déplut pas à l’ecclésiastique ; il ordonna qu’on eut soin d’elle et qu’on ne lui donnât que de bons livres : Il se saisit des volumes jansénistes et les emporta.

Cependant les religieuses n’avaient pas encore su ce que c’était que ce grimoire, sujet de leurs alarmes. Elles firent ce qu’elles purent pour l’apprendre de Rozette ; celle-ci, pour les désespérer, refusa absolument de les satisfaire : elles entrèrent dans une fureur extraordinaire, et lui auraient dès ce jour interdit tout soulagement si le grand vicaire en sortant ne leur eût recommandé de ne point inquiéter leur pensionnaire. On ne lui promettait cependant pas de laisser ce mépris sans une vengeance marquée. D’abord on refusa à Laverdure l’entrée du couvent pendant plusieurs jours : ce ne fut qu’après en avoir appris la cause qu’il demanda à parler à la sœur Monique et lui dit que c’était lui qui avait apporté les livres que Rozette lisait et que ces livres étaient les Voyages de Paul Lucas, que c’était un entêtement de sa part de n’avoir pas voulu les montrer : que preuve que ce n’était pas de mauvais ouvrages, c’est que M. le grand Vicaire n’y avait rien trouvé de fort blâmable. La curiosité de la sœur ainsi remplie par l’adresse de Laverdure, on lui permit de parler à Rozette qui commençait à s’impatienter : ce n’était pas encore le temps.

Depuis plusieurs jours Laverdure s’était absenté de chez son maitre qui s’en était aperçu. Le président en avait voulu savoir la raison, et quelle intrigue avait son domestique ; il n’avait pu rien tirer de la vérité. Enfin il s’avisa de le faire suivre, et, après bien des soins, il fut informé qu’il se travestissait en femme et qu’il allait de temps à autre dans la communauté de Sainte-Pélagie. M. de Mondorville affecte un air aisé avec Laverdure et prend la résolution de lui donner une belle peur. Pour cet effet, il lui dit un matin qu’il était le maitre de se promener toute la journée après lui avoir donné quelques commissions, et qu’il n’avait qu’à se trouver le soir, chez la marquise de Saint-Laurent à l’attendre. Le domestique profita de la liberté qui lui était accordée et, vers son heure accoutumée, il se disposa à aller rendre visite à Rozette. Le président, qui avait un espion affidé, fut averti que son drôle, revêtu de son équipage féminin, était en route pour se rendre à Sainte-Pélagie : il écrit aussitôt à la supérieure qu’il y avait un homme déguisé en femme qui s’était introduit dans sa communauté et que le loup pouvait causer un grand ravage dans la maison du Seigneur ; que cet homme commettait un si grand crime depuis plusieurs semaines. La prieure reçoit cet avertissement, et tremble en le lisant, elle fait avertir le commissaire ; celui-ci se transporte au plus tôt au couvent, accompagné d’archers et on se saisit de six personnes qui étaient alors au parloir. Malheureusement il s’en trouva une qui, à son air peu féminin, fut soupçonnée d’avoir voulu déguiser son sexe. On la prend, on la saisit malgré sa résistance et les protestations qu’elle fait qu’elle est femme d’honneur et n’a rien fait qui la puisse mettre entre les mains d’un commissaire. On la traine dans un endroit secret : il fallait entendre les cris que poussait cette nouvelle Lucrèce lorsqu’un sergent se mit en devoir de vérifier l’accusation intentée contre elle. En pareille rencontre, il n’y a pas de personnes qui se défendent mieux que celles à qui il serait impossible de rien prendre. Enfin l’examinateur avec un grand cri assura à toute l’assemblée que Mme Bourut (c’était son nom) n’était point un homme et que sa physionomie en avait imposé. Pour cette fois, le commissaire ne fit pas une plus ample perquisition et se dispensa volontairement d’une descente sur les lieux. On fit la visite de la maison, on ne trouva rien de suspect et toute la justice se retira après avoir averti la supérieure que, dans de pareilles occurrences, il ne fallait pas trop s’alarmer, et que sur un simple avis on ne mettait pas tant d’honnêtes gens en alarmes pour une affaire où l’on ne tirait pas ses frais. La compagnie se retira et M. le président, informé de la rumeur qui était arrivée à Sainte-Pélagie, attendait qu’on vint le demander de la part de Laverdure, lorsqu’il entra avec son air tranquille et délibéré et rendit compte de ce dont il avait été chargé. M. de Mondorville ne lui parla de rien et n’en était pas moins curieux de savoir comment il s’était tiré de ce mauvais pas. Sans doute vous avez la même curiosité, cher marquis, il n’avait eu aucune peine à se délivrer de l’embarras, il ne s’y était point trouvé.

Voici le fait. Un petit malheur d’hasard nous sauve très souvent de grandes infortunes.

Laverdure, déguisé à son ordinaire, était en chemin pour rendre sa visite à Rozette. Il est bon que vous remarquiez, cher marquis, que le drôle en était un peu amoureux, et qu’en faisant exactement mes affaires, il croyait qu’il avançait les siennes ; deux motifs bien puissants le conduisaient, l’intérêt et l’amour, il n’est point étonnant qu’il fût si animé à exécuter mes ordonnances. Dans sa route il fut rencontré par deux jeunes gens qui, la tête encore un peu échauffée du vin de Champagne dont ils avaient abondamment éprouvé les piquantes douceurs, l’arrêtèrent et, après l’avoir considéré quelque temps, s’imaginèrent avoir trouvé en lui une déesse des plus charmantes, et en conséquence voulaient que sa divinité les conduisit dans un temple où ils pussent lui faire des offrandes proportionnées à ses mérites. Vous voyez, marquis, que le bandeau que Bacchus met sur les yeux des mortels est plus épais encore que celui de l’amour : l’un empêche de voir, mais l’autre fait voir trouble ; rien n’est plus pernicieux qu’une fausse lumière.

Laverdure se défendit en vain, il essuya les compliments les plus flatteurs, se vit donner les épithètes les plus tendres : il m’a avoué que, quoique d’un sexe qui n’entend pas ordinairement de fadeurs et qui ne fait qu’en débiter, il avait senti la tentation à laquelle on expose une jolie femme en lui détaillant des fleurettes. Ne pouvant se débarrasser de leurs mains et craignant qu’en affectant trop la femme d’honneur, on ne vînt à examiner de trop près cet honneur-là, qui, comme tout autre, perd souvent à l’examen, il invita ces messieurs à venir se reposer chez lui ; ces jeunes entreprenants lui avaient demandé cette faveur, de façon que ce qu’il avait alors de mieux à faire, était de la leur accorder. Ils montèrent en fiacre et le cocher eut ordre de les conduire dans un endroit qu’il nomma. Ne songeons pas, pour un moment, que Laverdure est un domestique et imaginons que cette affaire arrive à un da nos amis. Elle nous intéressera davantage.

La plaisante figure que faisait alors notre homme. Je m’imagine voir ces jeunes gens le caresser, l’embrasser, lui tenir de galants propos : lui, se défendre d’un baiser de l’un, écarter les mains libertines de l’autre, quoiqu’il eût pu les rendre très sages en leur laissant une minute toute liberté de ne le pas être. Il était très plaisant aux uns de se croire en possession de jolies choses et de vouloir s’en emparer, et à l’autre de défendre très sérieusement ces jolies choses, qu’il n’aurait pas si bien défendues s’il en eût été le possesseur. On fait pour le mensonge ce qu’on n’aurait pas le courage de faire pour la réalité.

Enfin la compagnie arriva au lieu marqué, c’était à l’endroit où Laverdure avait coutume de prendre ses habits de déguisements ; une de ses cousines à la mode de Paris y demeurait, qui reçut fort bien ces nouveaux venus, et qui leur fit perdre en un moment la passion violente qu’ils avaient conçue pour le bel Adonis de rencontre. On proposa des rafraichissements, ces messieurs en avaient besoin et ils en firent suffisamment les frais. Cependant, comme les tentations qui les avaient accompagnés dans l’équipage étaient augmentées, on voulut, à la faveur de la collation, badiner sur ce qui y donnait lieu, et de là en traiter à fond la matière. Laverdure s’était bien promis de pousser l’aventure, mais jusqu’au point que sa parente na serait point forcée à enfreindre les bienséances. Voyant néanmoins qu’elle serait bientôt dans le cas de se défendre à force ouverte, et connaissant qu’une femme n’a jamais l’avantage lorsque l’attaque est de longue durée, il se retira dans la chambre voisine et, ayant alors abandonné son ajustement féminin, il reparut aux yeux de la compagnie en homme et, par sa présence subite, effraya les convives. Armé d’une espèce de couteau de chasse qui n’y avait jamais servi, il s’avance vers ces messieurs et avec des paroles emportées leur commande de sortir promptement sous peine de se voir étendus sur le pavé. Notre homme est brave, cher marquis, et, si je l’en crois, il fit trembler ces deux jeunes gens qui descendirent en diligence d’une maison où on leur préparait une si mauvaise récompense des frais qu’ils avaient faits pour y être bien reçus. Laverdure, qui ment peut-être, et fait le généreux après coup, m’a protesté qu’il les avait poursuivis jusque dans la rue ; peut-être était-ce de parole, alors le fait devient assez vraisemblable. En un mot il se tira d’intrigue de la part de ces jeunes gens, sa prudence et le hasard Lui sauvèrent pour cette journée le malheur que son maitre lui avait machiné.

Le président, piqué de n’avoir point réussi, continua à le faire épier. Dès le lendemain Laverdure fut trouver Rozette à qui il raconta son aventure et lui amplifia sans doute sa hardiesse et son courage. Après la victoire, le soldat le plus lâche a droit de faire son éloge. Il resta ce soir-là moins longtemps qu’à l’ordinaire et, par son bonheur, il esquiva une visite que les gens de la maison firent, sur un second avis anonyme, qui leur était envoyé par le président. Pendant plusieurs jours il ne put être découvert : s’il se fût douté qu’on lui préparait quelque tour, jamais on y aurait réussi. La vengeance veille et la simplicité s’endort sur la foi de son innocence.

Enfin le président, outré de ne pouvoir réussir, suivit lui-même son domestique et, l’ayant vu entrer au couvent, fit avertir le commissaire, la supérieure et une compagnie du guet, et découvrit que c’était à Rozette à qui on en voulait. On ne douta plus de rien. La verdure, ayant voulu sortir, aperçut quelque tumulte et qu’on le considérait de près, il soupçonna que la visite faite dans le couvent quelques jour avant et dont il avait entendu parler, pouvait le regarder : il craignit, mais, sans perdre la tête, il imagina que ce tour venait de la part de son maitre, et, en rapprochant diverses circonstances, il en fut convaincu. Il pensa à se sauver et ensuite à s’en venger. En un instant il eut quitté son ajustement de femme et il se trouva en petite camisole blanche et, ayant par hasard un bonnet brodé dans sa poche, il le mit sur sa tête et passa au milieu de la garde et des religieuses comme quelqu’un qui était entré par curiosité, ou comme un jardinier de la maison : s’étant même abouché avec un sergent, il lui dit en confidence que celui qui s’était introduit était un homme de condition et lui avoua sous le secret qu’il se nommait le président de Mondorville, qui était amoureux d’une religieuse. Le sergent le dit au commissaire qui, sur cet avis, trancha toute difficulté, fit ouvrir les portes, se retira en recommandant aux religieuses le secret sur cette affaire, les gens de robe n’aiment point à avoir de discussion les uns avec les autres. Sans ce stratagème, Laverdure restait dans le couvent et il eût pu être découvert. Ce prétendu secret se divulgua, et on fut d’autant mieux persuadé de la vérité de la chose, que l’on avait vu le carrosse du président arrêté dans une rue voisine, précisément pendant cette expédition. Laverdure dissimula avec son maitre qui n’osa lui parler de cette aventure.

Les religieuses, dont la curiosité avait été si cruellement tourmentée par Rozette, profitèrent de l’occasion, et, ayant un sujet de la punir, la saisirent avidement : on avait trouvé les habits en question dans le parloir et on avait reconnu ce déguisement sous lequel quelqu’un, depuis longtemps, venait faire la cour à Rozette : la pauvre fille fut enfermée dans une chambre obscure, au pain et à l’eau, et y demeura jusqu’à ce qu’enfin, par le moyen de M. Le Doux, elle en sortit, pour n’y rentrer sans doute de ses jours.

Le président ne put se contenir, ayant entendu dans le monde que l’on affirmait qu’il s’était travesti pour enlever une fille de Sainte-Pélagie et que les religieuses le publiaient : il se fâcha d’abord et en rit après. Ce fut alors qu’il voulut savoir tout de son domestique : celui-ci le lui raconta fidèlement ; le drôle trouvait son orgueil flatté à tracer ses avantages contre son maitre : il en reçut son pardon ; mais le président eut beaucoup de difficulté à ne se pas brouiller avec moi, parce que je ne lui avais pas confié mon secret et que je l’avais exposé à des démarches qui avaient tourné à son désavantage. Ah ! cher marquis, qu’il était piqué de n’avoir pu réussir ! Autant qu’il était sérieux lorsqu’on lui parlait de sa prétendue expédition conventuelle, autant je m’en divertissais à ses dépens. Ainsi souvent ceux qui veulent jouer les autres sont-ils joués eux-mêmes. On ne hasarde point à faire du bien à quelqu’un, il y a tout à appréhender à lui préparer des embuches.

L’état affreux où je savais qu’était Rozette me désespérait. J’eus recours à M. Le Doux. Je le pris en particulier et, lui ayant abandonné certains rayons de mes tablettes remplis de pots de confitures, je lui exposai mes chagrins.

Le ton pathétique que j’employai le toucha. Les dévots ont l’âme tendre et, quand on a une fois trouvé le chemin de leur cœur, on est assuré de leur faire exécuter les choses les plus difficiles. Je lui déclarai d’abord que, puisqu’il était ami de mon père et de notre famille, il devait le faire voir à cette occasion en empêchant quelque coup d’éclat que j’étais résolu de hasarder : voyant que mon discours ne faisait pas une impression assez vive sur son esprit, je lui racontai comment Rozette était actuellement dans l’état le plus affreux, je ne lui dissimulai point que c’était à cause de moi, mais, profitant de la circonstance des livres pris chez elle et de la confession qu’elle avait faite de son attachement au parti des Appelants, je lis entendre à M. Le Doux que l’on avait été charmé d’avoir trouvé la rencontre de Laverdure pour la punir de la première aventure, et que cette fille alors souffrait pour la bonne cause. Pour achever de déterminer mon dévot, je le priai de s’informer de la vérité de ce que j’avançais et lui donnai tous les éclaircissements nécessaires ; il m’assura que sa protection serait le fruit de la vérité que je lui aurais exposée. Il promit que sans faute il me rendrait réponse dans trois jours. Je l’embrassai : je lui lis plaisir ; et, en me remerciant, il me dit qu’il serait bien heureux s’il pouvait gagner un si belle âme au Seigneur et qu’il n’en désespérait pas.

Lorsqu’il s’agit du soulagement de leurs frères, tous les gens de parti sont très ardents. M. Le Doux fut, en me quittant, constater la vérité de ce dont je l’avais entretenu ; n’ayant pu être instruit de tout en un jour, il n’abandonna pas sa résolution.

Pendant ces recherches instituées et suivies en faveur de Rozette, je m’amusai auprès d’une dame assez connue dans le monde par sa grande ferveur et qui, quoiqu’à vingt-neuf ans, a déjà, affiché la plus éminente dévotion.

Je passe à une femme de cinquante ans qui a l’orgueil de vouloir se faire remarquer, d’abandonner le rouge et les mouches, de se mettre sous la direction d’un homme célèbre, enfin de faire semblant de vouloir abandonner le, monde. Mais je ne pardonne pas à une veuve qui n’est pas encore dans sa trentième année, qui a de l’esprit, du bien, des grâces, de la beauté, qui peut faire les charmes du public, d’aller se renfermer dans une société de bigotes ou de directeurs. Qu’arrive-t-il ? Telle femme dit au monde qu’elle le quitte, afin que le monde l’engage à rester : hé bien, ce monde-là la prend au mot, et elle se trouve obligée à jouer par pique, ce que, dans le fond du cœur, elle est au désespoir de pratiquer à l’extérieur : aussi, cher marquis, semblable vertu est bien sujette à se démentir : un souffle la dérange, et, accoutumée à ne se soutenir que par la vue de ceux qui l’admirent, si elle se trouve seule avec elle-même, elle chancèle ; je réponds, moi, qu’elle est tombée, si jamais elle se rencontre vis-à-vis le plaisir.


VI

Mme de Dorigny[14] depuis un an était un exemple d’édification : la bonne odeur de sa charité était répandue dans tout le Marais. Je la voyais depuis quelque temps et même elle avait eu la bonté de me mener aux sermons choisis du père Regnault, à ces sermons qui se prêchent aux extrémités de Paris, où on choisit exprès une petite église afin d’y faire foule.

Un soir que j’avais collationné avec elle, elle se mit à médire de plusieurs dames de ma connaissance d’une façon qui me parut indigne. J’oubliai alors les charmes de ses yeux, les agréments de sa personne, et je ne vis qu’avec une espèce d’indignation la plus belle main du monde qu’ elle affectait de me faire remarquer en prenant un soin particulier de me servir à diverses reprises les mets les plus délicats. Je commençai dès lors à jeter les fondements d’une punition qui put lui être d’autant plus sensible, qu’elle la privait pour un temps d’une satisfaction pour la jouissance de laquelle elle avait sacrifié son appareil de vertu et ces beaux dehors dont il n’y a que les sots qui soient dupes. Ne sachant trop où aller après avoir quitté M. Le Doux, je me fis conduire chez elle ; son portier me dit que madame n’était pas visible. J’insistai, on fut lui dire mon nom. J’eus permission d’entrer : elle vint au-devant de moi en robe courte, mais d’une étoffe des plus belles, en garniture simple, mais de points d’Angleterre et avec des manchettes semblables, quoiqu’à un seul rang ; la fraicheur de son visage et la sérénité qui y régnait était l’image de la paix de son cœur : le trouble devait bientôt y exciter une cruelle tempête. Elle tenait en ses mains un gros livre relié en maroquin noir, elle me dit qu’avec ma permission elle allait achever ses petites heures : elles me parurent bien longues. En attendant j’examinai l’ameublement qui était d’un gout exquis. Je parcourus des yeux ce cabinet où il brillait un luxe étudié, et où je voyais partout des meubles, qui n’avaient pas été inventés par la mortification. Il n’y a que les mondains qui ignorent l’art de se procurer les véritables commodités de la vie.

L’office fini, mon aimable dévote vint me rejoindre, et, par un air presque étourdi, elle semblait me dire que, pour être une sainte, elle n’en était pas moins charmante. Notre conversation roula sur la conduite qu’on tenait dans le monde, sur les spectacles, les cercles, les parties, etc. Le tout pour avoir occasion d’en médire, et cependant d’en entendre faire l’histoire. On mit sur le tapis les aventures galantes de Mme de Brepile, de Mme de Selrez et de quelques autres, on parla des miennes et on me dit, d’un air d’amitié, qu’en conscience je ne pouvais pas porter ma figure, parce qu’elle était capable de faire naitre des désirs. J’en avais effectivement déjà excités chez Mme de Dorigny, ses yeux me le disaient, et dès ce jour il m’eût tenu qu’à moi d’en avoir une confirmation ; ses regards me signifièrent qu’elle m’aimait, qu’elle me le déclarait, les miens furent assez barbares pour ne lui pas rendre sa déclaration. Elle me parla d’un livre, qui, à ce qu’elle disait avoir entendu dire, faisait un grand bruit dans le monde ; elle me le demanda, je lui répondis que je l’avais, mais qu’il était écrit trop librement et qu’elle en serait scandalisée : elle parut de mon avis, mais elle revint à son but par un détour, en s’informant si tout le livre était du même style. Je lui répliquai qu’il y avait des endroits que toute personne pouvait lire : ce sont ces endroits-là que je veux examiner, reprit-elle, afin de décider si cet ouvrage est aussi bien dicté que le publie la renommée qui exagère toujours. Je n’exagère point, moi, lorsque je vous affirme, cher marquis, que ma dévote n’était plus maitresse d’elle-même. Je lui promis de le lui envoyer le lendemain ; elle l’exigea pour le soir. Je le lui fis tenir et, par malice, je glissai dedans deux estampes capables de rallumer des feux, qu’une jeune veuve doit ressentir avec plus de violence, parce qu’elle en a encore les dernières étincelles en son âme.

Je retournai le lendemain en sortant du Palais savoir si mon livre avait plu, je le savais à n’en pas douter : on me dit qu’on n’en avait encore parcouru que quatre pages, mais qu’on en était assez contente ; elle ne m’en imposait pas avec son ingénuité, je suis trop convaincu qu’une femme est sans réserve lorsqu’elle entre dans la carrière de l’amusement. Je fus invité à diner. Je ne me fis point prier : je renvoyai mon carrosse. On me vanta beaucoup l’esprit d’un certain ecclésiastique qui devait nous faire compagnie. Il vint, je ne trouvai qu’une espèce de béat ; sans doute qu’il ne brillait que quand il était à table tête à tête, son esprit n’était pas un esprit de trois couverts.

Notre diner fut des plus sensuels ; le café qui le suivit m’embaumait : si j’étais à mon particulier, je voudrais une main dévote pour m’apprêter tous mes besoins. Un tiers nuisait à la conversation que nous devions avoir, Mme de Dorigny et moi ; elle écarta pieusement le saint homme en l’envoyant porter à l’autre extrémité de Paris du soulagement à quelques malades. D’une main, la jeune veuve répandait des bienfaits, de l’autre elle appelait le plaisir et écartait les obstacles. Les passions ont toutes leur politique particulière, mais la plus sure est celle qui est couverte de l’extérieur de la réforme.

J’étais assis auprès de Mme de Dorigny ; soit par négligence, soit par la faute d’une épingle, on apercevait au-dessous de son mouchoir de col l’extrait d’une gorge d’une blancheur éblouissante. Je lui en fis compliment ; elle rougit : sa mule de couleur noire était si petite qu’à peine pouvait-elle lui servir ; un mouvement léger causa sa chute, je la ramassai et ne pus m’empêcher de me récrier sur une jambe dont j’avais aperçu toute la finesse. On me pria de glisser sur ces choses. De la jambe à la gorge, de la gorge à la main, de la main à la taille, toute sa personne était pour moi l’occasion d’un éloge : insensiblement notre conversation s’anima et chaque chose dont je faisais le panégyrique servait à trouver, dans telle ou telle dame de notre connaissance, un défaut opposé à cette perfection : j’en fus choqué, et si je jouai le passionné, ce fut pour punir cette belle médisante. Enfin, de propos en propos, après avoir baisé sa main, j’osai m’approcher de sa gorge et de son visage, elle voulut détourner le coup, mais sa bouche vermeille, qui n’entendait rien à telle défense, reçut les marques de mon ardeur qui ne lui étaient pas destinées. Un baiser en exige un second, le second trouva moins de résistance ; après m’être donné tout le temps d’amener une attaque éclatante, avec la plus mauvaise volonté du monde et la plus grande malignité, je redoublai mes efforts : ne gardant plus de mesure, j’enlève Mme de Dorigny entre mes bras, je la transporte sur un lit de repos dans son cabinet, j’en ferme la porte et je lui demande à genoux le pardon d’une offense dont jamais femme ne s’est offensée. La belle ouvrit mollement les yeux, la faiblesse les lui referma et, poussant un soupir, elle me dit d’une voix tendre : Ah ! cher conseiller, je me damne. Et moi je me sauve, m’écriai-je. Et aussitôt je cours à la porte pour sortir. Ce mot la réveilla : jugez dans quelle fureur elle entra alors : en un moment le feu pétilla dans ses yeux, la colère fermenta dans son cœur ; s’étant relevée avec fureur, elle s’avança vers moi pour m’accabler de reproches. Je n’avais pu ouvrir le cabinet, parce qu’il y avait un ressort secret. Je fis de cette nécessité une ressource ; je me retourne vers elle et lui dis en riant que ce que j 'en avais fait était une plaisanterie ; comme elle n’écoutait pas mes raisons et qu’elle exigeait une réparation, je la regardai tendrement : elle m’envisagea de même, des larmes coulèrent de ses yeux. Quel cœur n’eût pas été attendri ? Je m’approche d’elle, je la reprends entre mes bras, et, dans les effusions de mon repentir, je lui fis gouter que c’était un bonheur pour elle que j’eusse failli et que ma faute était la plus heureuse du monde. Ah ! cher marquis, que j’éprouvai de délices ! Que je bénis mille fois ce fortuné ressort qui m’avait forcé à jouir de mon bonheur. Deux heures se passèrent à gémir sur ma faute et je ne quittai ma belle qu’après en avoir obtenu mon pardon en doublant et triplant mes œuvres satisfactoires.

Je me retirai vers le soir avec promesse de revenir. Je n’y ai pas manqué depuis, le plus souvent que j’en ai trouvé l’occasion ; j’ai conservé du gout pour la pénitence et Mme de Dorigny en garde pour la volupté, la critique et la simagrée. Après tout, j’aurais été un grand sot de n’avoir pas profité de mon aventure : j’aurais puni la médisance, et je n’aurais pas détruit le mal, et je me serais privé d’un plaisir inexprimable : profitons de l’occasion, et pour mortifier les autres ; ne nous interdisons pas le plaisir, sa fleur ne dure qu’un jour, insensé qui la laisse périr sans en avoir éprouvé les douceurs.

M. Le Doux était enfin sûr de l’exactitude de mon rapport, et ne doutait plus que je ne lui eusse accusé juste. Il avait trouvé le moyen de parler à Rozette qui, pour cette fois, ne s’était pas livrée tout d’un coup, et par ses réponses en avait donné assez à entendre à son futur libérateur, qui lui promit de la revenir voir. Ce fut dans cet esprit de contentement que le saint homme vint me trouver et me protester qu’il me rendrait service, en m’assurant que le soir il serait en état de porter de bonnes nouvelles à la prisonnière. M. Le Doux avait obtenu par amis un ordre de M. le lieutenant de police pour parler à Rozette à sa volonté. Cependant il en avait touché quelque chose auprès de mon père qui n’avait point voulu absolument y entendre. Monsieur son directeur, en cette circonstance, n’avait pas eu plus de privilège qu’un simple ami.

La visite devait se faire le soir même ; je fis ce que je pus pour déterminer mon protecteur à me laisser l’accompagner, afin de m’entretenir avec Rozette ; il me refusa, et si j’en vins à mon honneur, ce fut malgré lui, et j’en eus obligation à Laverdure.

J’étais triste et rêveur après le diner. Le président m’envoya son domestique affidé pour me demander si je voulais faire un médiateur chez Mme de l’Ecluse ; vous la connaissez, cher marquis, c’est la femme soi-disant d’un officier, qui donne à jouer pour l’amusement des autres et pour son profit. Il s’y rencontre assez bonne compagnie en hommes et assez libertine en femmes. Il ne se passe rien dans cette maison, mais il est bien commode d’avoir quelques endroits dans Paris où on puisse voir aisément de jolies personnes sans scandale et en choisir à son gré sans avoir la réputation et l’air d’en chercher par besoin. Je fis faire réponse que je m’y rendrais sur les huit heures. J’étais instruit qu’il s’y trouvait depuis peu une jeune provinciale qui venait solliciter un procès à Paris. Tel est mon cœur, il est avide de tout, et ressemble en amour et en volupté à ces enfants qui ont envie de tout ce qu’ils voient.

Cependant je m’étais entretenu avec Laverdure des moyens de voir Rozette. Je lui avais parlé de la visite que lui devait faire ce jour même M. Le Doux. Il ne trouva rien de si simple que de l’y accompagner et m’ouvrit son sentiment. On s’imaginerait que ce garçon avait la tête remplie de stratagèmes, et que, nouveau Mascarille, ses ressources se variaient à l’infini. Point du tout. Il n’a qu’un seul chemin ; il ne connait qu’une seule façon de se tirer d’ intrigue ; quoique ce soit toujours la môme, la même lui réussit toujours ; avec lui on n’a pas la surprise de l’invention, on n’a que celle de la réussite. Je m’abandonnai à lui. Il s’était travesti pour parler à Rozette, il jugea à propos que je me déguisasse aussi pour jouir de la même faveur. Il me conseilla de m’habiller en ecclésiastique et de me mettre dans le même appareil que M. Le Doux, n’étant point embarrassé comment il se conduirait pour le reste. Le parti accepté, j’écrivis aussitôt à un abbé de mes amis, docteur de Sorbonne, de m’envoyer une soutane, un manteau long, un rabat et le reste de l’ajustement : sans soupçonner l’usage que j’en espérais faire et même sans daigner s’en informer, il me fit tenir ce que je lui avais demandé. Le tout porté dans la chambre de Laverdure, je m’équipai en ecclésiastique ; la perruque qui couvrait mes cheveux avait un air modeste, mais était peignée et arrangée comme parles mains de la régularité : la calotte qui en couvrait une partie était très luisante et brillait avec affectation ; enfin mon extérieur était uni et recherché, et j’avais, sauf mes yeux qui sont toujours libertins, la représentation d’un saint directeur, jeune à la vérité, mais qui n’en est que plus chéri des bonnes âmes.

Je ne me trouvai point du tout emprunté sous cette nouvelle forme, j’ai porté le petit collet à Saint-Sulpice plusieurs années, et les médisants ont attribué à cela le fond de galanterie qui fait mon apanage. Je m’enfonçai dans une chaise à porteur et Laverdure me suivit à Sainte-Pélagie. Il s’informa s’il n’y avait point un ecclésiastique de telle et telle façon qui fût entré, on lui dit qu’il y était depuis une demi-heure. Il demanda ensuite si son maitre n’y était pas, on lui répliqua qu’on ne connaissait pas son maitre ; alors, feignant d’être embarrassé, il dit qu’il serait grondé ; que son maitre était M. l’abbé de Calamort, abbé d’une abbaye qu’il institua subitement et qui devait être avec cet ecclésiastique qui était entré, puisqu’il avait une permission de M. le lieutenant de police pour visiter aussi le couvent. Il dit et sortit pour m’avertir d’entrer.

Il me précéda en disant à la tourière : ma sœur, voici mon maitre, conduisez-le au parloir où est M. le digne prêtre qui est déjà entré. La bonne fille ouvrit la porte. J’avançai non sans trembler et sans rire en même temps. Sur mon passage, je fus examiné par plusieurs religieuses ou pensionnaires que je ne regardai pas par crainte ; le couvent en fit honneur à ma modestie. Quelle fut la surprise de M. Le Doux en me voyant ! Que faites-vous, M. le conseiller, s’écria-t-il, vous voulez donc nous perdre ? Heureusement il n’y avait personne qui pût nous entendre. Rozette fut transportée de joie : sans ce que venait de faire le saint homme, elle eût eu peine à me reconnaitre. Paix, dis-je au directeur, la chose est consommée, il s’agit de ne pas faire de bruit ; il voulut me haranguer, mais je lui fis sentir l’inutilité de son sermon et combien il serait mal placé. Je dis à Rozette les choses les plus vives et les plus expressives, je lui glissai une lettre qui était toute prête dans laquelle je l’avertissais que le lendemain je reviendrais si je pouvais réussir. M. Le Doux, qui était sur les épines, termina la conversation et la visite en donnant parole à Rozette que, dans trois jours, elle ne coucherait pas à Sainte-Pélagie et en l’exhortant à rentrer en elle-même et à se conserver dans ses bons sentiments. Il y a toujours de la ressource avec les personnes d’esprit, me disait M. Le Doux, je ne désespère que des sots, cette fille a beaucoup d’intelligence.

Nous sortîmes, et en sortant je fus considéré par quelques religieuses qui apparemment avaient du gout pour les ecclésiastiques de figure revenante. Je renvoyai mes porteurs et montai en fiacre. Ce fut alors qu’il me fallut essuyer les remontrances les plus raisonnables et les plus légitimes. M. Le Doux, quittant le caractère de son nom, me traita durement, me reprocha que je profanais l’habit de l’Église, que je le rendais complice d’un crime affreux, et que, puisque je n’avais pas plus de tête ni de religion, il ne me verrait plus, qu’il avertirait mon père de ma conduite, et qu’il abandonnait Rozette. Ce dernier article me touchait plus que tous les autres.

Je lui demandai excuse, je lui promis d’être plus retenu et je fis tant par mes caresses qu’il s’adoucit, surtout lorsque je lui eus reproché qu’il n’était pas juste qu’une fille, qui souffrait pour la vérité, fût malheureuse plus longtemps par mon imprudence.

Je le descendis chez lui. Je changeai promptement d’habits aussitôt que je fus arrivé chez Laverdure. Ce qui est plaisant, c’est que le cocher que je payais libéralement me dit, en me saluant, d’un air malin, que je n’étais pas si méchant qu’un certain jour où je l’avais bien battu et que le Seigneur m’avait fait une grande grâce de me faire prêtre : et, en montant sur son siège, il ajouta qu’il me souhaitait une bonne cure. C’était ce coquin de fiacre qui m’avait conduit chez Rozette deux mois auparavant et que mon père avait trouvé dangereusement malade à la Villeneuve.

Il était près de neuf heures lorsque je rendis ma visite à Mme de l’Ecluse ; j’y trouvai de jolies femmes, et le président qui était fort occupé auprès d’une. Content et joyeux de la réussite de l’entreprise que je venais d’exécuter, je communiquai ma joie à toute la compagnie. Je fis même des folies, jusqu’à un point qu’une dame, de plus de quarante ans et très grave, devint amoureuse de moi. Elle en fut pour ses avances, car ma foi je n’avais pas la moindre petite tentation d’y répondre ; le temps viendra où pour mon malheur je me trouverai dans le même cas : alors sans espoir pour l’avenir, je m’amuserai du passé, et cette considération pour un vieillard équivaudra aux espérances de la jeunesse ; un retour sur ce qui a précédé ne vaut-il pas un prospectus de ce qui peut arriver quelque jour ?

Je refusai ce soir-là plusieurs soupers fort bien composés et, devant faire le lendemain une folie, je voulus m’y préparer par la sagesse. Je demeurai à la maison, et ils compagnie à mon père assez tard, après quoi je me retirai à mon appartement, où je reposai tranquillement toute la nuit.

Dès le lendemain matin je vis arriver Laverdure qui s’informa de la façon dont tout s’était passé ; je la lui racontai : il m’encouragea à y retourner le soir ; je lui promis de n’y pas manquer. Je lui ordonnai de dire à son maitre que je le retenais pour souper le surlendemain absolument, et qu’il ne s’engageât à rien avec personne.

En même temps je reçus une lettre de Mme de Dorigny qui me priait de passer chez elle. Cette lettre était écrite de façon à pouvoir être lue du plus sévère casuiste, et cependant des plus expressives pour quelqu’un qui, comme moi, avait la clef de ses sentiments et de son cœur. Je fis réponse que je m’y transporterais dans l’instant. Je montai en carrosse, et quoiqu’en robe de Palais, je lui fis ma visite, excusant mon habillement sur la passion que j’avais de lui faire ma cour. Elle me reçut à sa toilette, les dévotes en ont une moins brillante que celles des coquettes du monde, mais plus choisie et mieux composée. Les odeurs qui remplissaient les boites n’étaient pas fortes et en grande quantité, mais elles étaient douces et répandaient un parfum suave qui embaumait légèrement la chambre et vous flattait délicieusement l’odorat ; son linge de nuit, garni d’une dentelle petite, mais fine, était travaillé avec gout ; sa robe de Perse, son jupon de satin piqué, ses bas extrêmement fins, ainsi que sa chaussure, enfin tout son déshabillé accompagnait bien sa taille et sa figure ; ses yeux se fixèrent sur moi tendrement, les miens lui rendirent ce qu’ils inspiraient, et, pendant qu’on nous préparait un chocolat voluptueux, je m’approchai d’elle et cueillis sur sa bouche un nectar tel que celui qui était préparé pour les Dieux.

Je ne fus point tenté alors de me sauver. Je contemplais l’heureuse situation dans laquelle elle était, mais un miroir me faisait apercevoir, qu’en perruque longue et en robe, je ne pouvais me hasarder sans péril. Je l’embrassais néanmoins : ses belles mains me serraient avec transport ; animés tous les deux, elle voulut bien, pour cette fois seulement, après avoir tiré des rideaux de damas qui dérobaient presque la lumière, se prêter à ma commodité, ou plutôt à la nécessité : oui, cher marquis, dans un lieu embelli par le gout, disposé par la délicatesse et le plaisir, je contemplai sans obstacle la divine Mme de Dorigny.

Placé sur un sofa violet, et elle à mes côtés, exerçant en cette attitude la fonction de juge, ayant mis un bandeau sur mes yeux et couvrant les siens de mille baisers, je rendis à ses charmes toute la justice qui leur était due.

Quel bonheur de prononcer un arrêt, quand on le met ainsi soi-même à exécution !

Ne pouvant demeurer plus longtemps parce que l’heure du Palais me pressait, je la quittai avec peine et courus où mon devoir m’appelait, mais où il ne me devait pas causer tant d’amusement. Cher marquis, si vous devenez sensuel, délicat et raffiné en plaisirs, prenez-moi une dévote pour amie, vos vœux seront comblés ; elles seules ont la clef du bonheur, il faut qu’elles vous introduisent elles-mêmes dans son temple.

Mon premier soin, vers les quatre heures du soir, fut de me transporter chez Rozette. A mon habillement et à la visite de la veille, on me laissa entrer. Une mère vint m’entretenir en attendant l’arrivée de celle que j’avais demandée ; je ne m’ennuyai pas, parce qu’elle me laissait voir un visage frais et une gorge qui s’élevait de temps à autre avec une grande envie de se faire remarquer. Le bruit s’était répandu dans la communauté qu’il y avait un ecclésiastique au parloir Saint-Jean, qui était beau comme l’amour ; les filles du couvent outrent tout.

Là-dessus les mères, novices, sœurs, pensionnaires, vinrent successivement me regarder sous prétexte qu’on les demandait à la grille ; j’eus la satisfaction de voir de jolies physionomies. Quel dommage de tenir en cage des oiseaux si charmants et qui ne demanderaient qu’à voltiger ! Rozette arrivée me remercia de ma visite, nous nous dîmes mille tendresses, nous nous embrassâmes autant que nous le pouvions au travers des grillages ; je lui protestais que je la tirerais de sa captivité dans peu, elle me protestait un amour éternel. Pendant que nous étions collés pour ainsi dire contre les barreaux, une religieuse qui nous vit crut que je la confessais, et le dit à ses compagnes.

Depuis près d’une heure que j’étais avec ma chère amie, mon tempérament était devenu extrêmement violent ; il était encore animé par l’obstacle. Celui de Rozette, qui se reposait depuis longtemps, était au moins égal au mien ; n’entendant venir personne, nous nous hasardâmes à une entreprise difficile.

Je montai sur une chaise, elle fit de même de son côté ; malgré l’embarras de mon habit, la crainte qu’il ne vînt quelqu’un, et les barreaux maudits, par son adresse et la mienne je touchai au séjour de l’amusement ; dix fois j’y eusse trouvé mon bonheur en tout autre lieu, mais soit que la visite que j’avais rendue le matin très amplement à Mme de Dorigny me nuisît alors, soit que ce grillage fût funeste par sa fraicheur, je ne profitais pas de ma position ; cependant j’étais justement sur le point de conclure mes projets ; déjà un petit frémissement secret, avant-coureur du succès, m’avertissait de ma félicité ; déjà Rozette y avait contribué deux fois, et pour la troisième s’y livrait encore ; lorsque nous entendîmes du bruit, tout fut perdu, nous nous remîmes en notre place. Le destin des entreprises ne dépend jamais que d’un instant. Une imagination comme la vôtre, cher marquis, se représente aisément combien était plaisante notre attitude.

J’ai beaucoup d’estampes très gaillardes, mais aucune des miennes ne copie une situation dans ce gout. C’est bien là un sujet à burin ; si je voulais plaisanter, je vous dirais que je ne comprends pas comment toute la grille n’a pas fondu, se trouvant ainsi entre deux feux.

C’était une tourière, dont la marche, heureusement pesante, nous avertit de son arrivée. Elle me dit que deux mères et trois sœurs me demandaient au confessionnal. Il est bon de savoir que, lorsque quelque prêtre vient souvent dans une communauté, et qu’il a le bonheur de plaire, il est accablé par les religieuses qui veulent lui ouvrir l’intérieur de leur conscience. Un directeur de vingt-quatre ans ne ferait pas mal le fait d’une douzaine de cloitrées : une douzaine de gentilles cloitrées ne le seraient que trop d’un directeur de cet âge.

Je répondis à la commissionnaire que je ne pouvais pour le présent, que j’en étais fort mortifié, mais que le lendemain, à la même heure, je donnerais à ces dames le temps qu’elles exigeraient, que je me ferais un honneur de me rendre à leurs ordres. On porta ma réponse, on me pria de ne pas manquer à ma parole et l’on me demanda mon adresse, au cas que quelqu’une des mères se trouvât incommodée ; je donnai celle de mon ami, docteur de Sorbonne. Craignant d’être encore importuné, je me retirai : j’ai oublié de dire que depuis deux jours Rozette était un peu mieux, et qu’à cause du bonheur qu’elle avait eu, disait-on, d’aller à confesse à moi, chacune voulut lui rendre visite ce soir-là. Il y eut même quelques religieuses qui désiraient être filles du monde, pour avoir la satisfaction de raconter leurs aventures à un confesseur aussi doux que je semblais l’être. Rozette eut soin de dire à celles qui lui parlaient de moi que ma physionomie était trompeuse (cela était vrai dans un autre sens) et que, sous mon extérieur doux et politique, j’avais un cœur qui était très rigide pour les pécheresses. La malicieuse se jouait de la simplicité de ces béguines.

Au sortir de Sainte-Pélagie, ayant repris mes habits, je fus trouver M. Le Doux qui arrivait très fatigué et qui, depuis le matin, avait couru pour intéresser plusieurs saintes âmes à la délivrance de ma maitresse. Il me confia que le lendemain elle sortirait malgré mon père, s’il ne voulait pas y consentir, que ses amis le lui avaient promis, et que, quand il se mêlait de quelque chose, il réussissait absolument et malgré tous les obstacles. Il me dit que le soir il souperait au logis et qu’il ne fallait pas que je m’y trouvasse ; je le remerciai et, suivant ses ordres, je fus chercher compagnie : pour la première fois de ma vie, je la cherchai raisonnable. On fut étonné en me voyant arriver chez le comte de Montvert, on m’en fit compliment : je m’y entretins de choses très intéressantes, soit de la guerre, soit de la politique particulière. Je mêlai mes éloges à ceux qu’on faisait de notre auguste monarque, duquel, cher marquis, vous me parlez dans toutes vos lettres avec tant de respect, d’admiration et d’amour : je vous dirai que je vous estime d’autant plus, que vous rendez plus de justice à un prince qui égale dès maintenant les Louis XII par son cœur paternel et les Philippe-Auguste par sa valeur.

Le destin est ordinairement favorable à ceux qui se comportent sagement, du moins il le fut pour moi en cette rencontre. Après le souper, on joua pour passer un moment. M. le comte, qui est d’une santé infirme, s’étant retiré, le jeu s’échauffa, on proposa un lansquenet, j’y hasardai quelques louis. La fortune me favorisa, plus d’un particulier se piqua, et insensiblement, sans presque avoir manqué une seule réjouissance, je me trouvai avoir gagné plus de deux cent vingt louis. La séance finit à mon grand contentement. J’employai une partie de la nuit à songer à mon bonheur et à remercier le ciel de m’avoir envoyé cette somme dans un temps où elle m’était extrêmement nécessaire.

Le lendemain matin encore, une lettre de Mme de Dorigny, nouvelle invitation au chocolat. M. Le Doux vint m’apprendre que mon père ne voulait pas absolument que Rozette sortît et que leur dispute à ce sujet avait été extrêmement vive, qu’il était embarrassé ; comme il me décrivait ses inquiétudes, entra mon père, qui voyant chez moi son directeur, se douta du sujet qui l’y avait conduit : sans autre préambule, d’un ton ferme et mâle, il nous dit que Rozette ne sortirait de dix ans de sa prison, et que je me repentirais de mes démarches. M. Le Doux ayant voulu faire quelques représentations, mon père répliqua un peu durement ; M. le directeur lui ayant dit d’un ton bénin et imposant qu’on la ferait bien sortir sans lui, mon père l’en défia et le piqua d’honneur. Il n’en fallut pas davantage, il n’était pas nécessaire d’être fin pour apercevoir qu’un dévot n’est jamais défié en vain. Il sortit, réunit toutes ses batteries et intéressa surtout Mme de Dorigny. Une heure après, je me rendis chez cette même dame : son carrosse était prêt et elle était déjà descendue ; mon apparition la fit remonter : elle me dit qu’elle n’avait qu’un moment à m’entretenir, parce qu’il fallait qu’elle se trouvât avec deux dames de la première condition, pour obtenir du ministre qui était alors à Paris l’élargissement d’une honnête fille enfermée à Sainte-Pélagie, qui lui était recommandée par un saint ecclésiastique. Je ne lui dis point que je savais ce dont il s’agissait, je l’exhortai à cette bonne œuvre, et voulus prendre congé d’elle, pour ne la pas arrêter plus longtemps.

Les bonnes œuvres ne passent jamais qu’après le plaisir. Elle m’engagea à rester un moment ; sous un vain prétexte, elle entra dans son cabinet : je n’étais point comme la veille en robe. Je l’embrassai et, en ménageant sa coiffure et ses habits, je la poussai sur son lit. Là, dans les transports de ma reconnaissance, je lui prodiguai des satisfactions incroyables ; comme elle n’est pas ingrate, dans le même moment elle tâchait de me les rendre pour ne pas demeurer en reste. Elle se releva avec des couleurs charmantes et telles que l’art ne peut les appliquer : rien n’égale celles qui sont broyées par l’amour et que la volupté dispense sans affectation.

Je me transportai chez le président, à qui j’annonçai que, peut-être, dès le soir même, nous souperions avec Rozette. Il se chargea de préparer la fête, nous fûmes au Palais-Royal nous entretenir de ce que nous pouvions faire pour la rendre brillante. Il fut conclu que nous irions à son jardin, que le chevalier de Bourval s’y trouverait, qu’il y conduirait sa maitresse, que lui président y amènerait la petite tante de l’Opéra-Comique, et que j’aurais Rozette pour ma compagnie. La chose étant comme faite, nous nous séparâmes, et Laverdure eut ordre d’aller tout préparer. J’obtins du président que je ferais les frais de la fête, puisqu’elle était faite pour moi. Nous nous séparâmes. Pour lors, je me trouvais dans une grande inquiétude.

Pendant que j’étais à diner avec mon père, il lui vint un exprès avec une lettre : le secrétaire du ministre lui écrivait qu’il le priait de donner son consentement à la sortie d’une nommée Rozette enfermée à Sainte-Pélagie, parce que le ministre ne pouvait refuser son élargissement à des personnes de la première considération. Mon père vit bien ce que cela signifiait : après le diner, il me fit venir dans son cabinet et, pour n’en pas avoir le dessous, il me dit qu’il voulait bien faire ce que je désirais, que je n’ avais qu’à venir avec lui, qu’il m’allait rendre Rozette, qu’il me demandait en grâce, si je l’aimais, de ne plus revoir cette fille et de prendre le parti qu’on me proposait, qui était une héritière de condition, vertueuse, jeune et belle : je l’embrassai et lui promis de lui donner toute satisfaction à l’avenir.

Nous montâmes en carrosse, fûmes chez M. le lieutenant de police, qui remit à mon père l’ordre de délivrance de Rozette. Mon père, pour me donner la satisfaction en entier, me permit de l’aller retirer, et se doutant bien que je souperais avec elle, il me prévint qu’il ne serait pas le soir au logis. Quel père, cher marquis, je ne puis vous exprimer tout ce que je sentais pour lui en cette rencontre.

Je volai à Sainte-Pélagie. Je demandai à parler à la mère supérieure, elle vint assez promptement, mais trop lentement au gré de mon impatience. Je lui montrai l’ordre dont j’étais saisi ; après l’avoir tourné et retourné, elle me demanda qui j’étais, je le lui expliquai, elle s’informa si je n’avais pas un frère ecclésiastique, je lui dis que non, elle était en extase qu’il y eut quelqu’un dans le monde qui pût me ressembler si bien ; elle ne soupçonnait pas que j’eusse été effectivement ce directeur aimable à qui toute la communauté voulait confier ses peines de conscience. On fit venir Rozette, je lui dis que j’avais l’ordre de sa délivrance et qu’elle n’avait qu’à aller faire son paquet.

Cependant arriva, fort embarrassé, mon ami le docteur de Sorbonne dont j’avais donné l’adresse. Il avait reçu dix lettres le matin des religieuses qui le demandaient au confessionnal ; il faut remarquer que cet ami confesse quelquefois, mais rarement, et qu’il est laid à faire peur.

On le produisit à la grille où on l’attendait. Dès qu’il se fut nommé on lui dit qu’il se trompait, que ce n’était pas son nom et que celui qu’on demandait était bien d’une autre figure. Il en fut pour sa course. L’ayant rencontré en sortant, je le mis au fait de l’aventure ; il est homme d’esprit, quoique docteur de Sorbonne : il en rit et monta en carrosse avec moi. Survint aussi M. Le Doux qui, me voyant, me dit d’un air triste que la pauvre Rozette ne sortirait point, qu’il venait la consoler. Comment, lui répliquai-je, qu’est devenu votre pouvoir ? Il soupira. C’est dans le temps où l’on croit que certaines personnes n’ont aucun crédit et qu’elles le pensent elles-mêmes, qu’elles réussissent davantage. Je le remerciai de ses peines et lui appris que Rozette allait venir avec moi. Dieu soit loué ! dit le saint homme. Rozette parut ; quoiqu’en linge sale et assez mal mise, la joie lui avait donné des couleurs charmantes ; elle embrassa la supérieure, la tourière, et ne fit qu’un saut de la porte du couvent dans le carrosse. Quelqu’un qui nous aurait vus aurait bien mal pensé des deux ecclésiastiques qui m’accompagnaient : Rozette fit la sage devant eux et je lui en sus bon gré.

Après avoir remis mes deux messieurs chez eux, je fus chez Rozette, où sa femme de chambre, par mon ordre, avait tout préparé pour la recevoir.

J’envoyai dire au président que ma maitresse était libre. Avec quel transport ne revoit-elle pas son appartement ! elle eût embrassé, si elle eût osé, tous ses meubles. Plusieurs mois de captivité rendent la liberté bien chère, il faut l’avoir perdue pour en gouter tout le prix. Son premier soin fut de prendre un bain promptement et de finir une toilette complète. Ce fut alors qu’après s’être habillée le plus galamment qui lui fut possible, elle vint me sauter au col, et, en m embrassant avec toute l’effusion de son cœur, elle me remerciait de mes soins.

Vous entendez bien, cher marquis, par quelles marques je lui prouvai la joie que je goutai de sa délivrance. Deux mois de loisir n’avaient pas fait perdre à Rozette son art à diversifier le plaisir : il fut mis dans toute sa force, et, en moins d’une heure, nous offrîmes plusieurs sacrifices de reconnaissance à la belle Vénus qui, certainement, avait été notre protectrice : il me sembla qu’elle avait répandu ses faveurs sur moi, car jamais je ne fus si ardent et si prodigue dans mes offrandes religieuses. Ah ! charmante Rozette, que la déesse de Cythère vous a d’obligation, et que vous êtes bien digne de partager les présents qu’on lui consacre !

Après m’être informé des facultés de ma bonne amie, elle me dit qu’elle avait encore sept des louis que je lui avais envoyés ; elle voulut me les rendre en m’ouvrant un coffre qui en contenait plus de deux cents, sans plusieurs contrats bien conditionnés. Je ne voulus pas les recevoir et y en ajoutai vingt autres pour elle et vingt pour payer le souper que nous devions faire ; elle s’en acquitta au mieux et nous régala parfaitement.

Nous arrivâmes bientôt au rendez-vous. On nous y attendait ; Rozette fut embrassée de toute la compagnie avec transport ; la petite tante, son ancienne amie, et la maitresse du chevalier de Fourval, qui la connaissait, avaient pris part à sa détention et en prenaient beaucoup à sa délivrance. Le président ne pouvait se rassasier d’embrasser la nouvelle arrivée. Enfin nous nous mîmes à table ; ce fut une satisfaction très grande pour les convives de voir avec quel appétit Rozette dévorait tout ce qui lui était présenté ; tout était de son gout, et à chaque mets elle faisait un commentaire de comparaison avec la nourriture qu’on lui apportait dans son ermitage. Le dessert venu, elle commença à chanter, et, un verre de Champagne à la main, elle but à la santé de son libérateur, nous fîmes chorus. Elle tint toute la conversation à nous décrire la façon dont elle était traitée en sa retraite.

Elle nous peignit une vieille mère âgée de soixante-dix ans, directrice de toutes les pécheresses, et qui obligeait toutes les nouvelles venues à lui raconter leurs aventures. Elle nous fit connaitre un tartufe de confesseur qui, la trouvant à son gout, s’était efforcé de la convertir. Enfin, depuis la première jusqu’à la dernière, elle les contrefit toutes, déchira la sœur Monique, cette curieuse impertinente, et ne regretta qu’une jeune professe avec laquelle elle nous avoua que, contre sa coutume, et uniquement par besoin, elle avait passé des moments assez gracieux.

L’histoire finie, la petite tante s’évertua ; elle nous apprit pourquoi elle ne voulait pas remonter sur le théâtre de l’Opéra-Comique ; elle fit la satire de la charmante petite Brillant qui vaut mieux qu’elle du côté de la nature et qui lui est inférieure à certains égards. La maitresse du chevalier de Forval commença par des airs libres, elle embrassa son voisin ; sa voisine en fit autant, et ainsi, comme de main en main, le libertinage prit une espèce de circulation. Le vin de Champagne excitait les esprits, chacun dit à l’envi les plus jolis propos du monde et chanta les vaudevilles les plus éveillés : successivement Vénus se mit de la partie ; le président fut faire un tour, le chevalier le suivit ainsi que sa bonne amie, je restai seul avec Rozette : ils sont bien occupés, me dit-elle, et nous, cher conseiller, resterons-nous dans l’oisiveté ? Elle est la mère de tout vice. Elle se leva, se mit sur mes genoux et, en me tenant le visage entre ses deux mains, elle m’embrassait légèrement et dérobait des baisers sur ma bouche, qu’elle enflammait par ce manège. Le feu était partout. Après les réjouissances que nous avions faites chez elle, elle en parut surprise. Sa première idée fut d’en profiter. Encore une fleur, dit-elle, en la touchant avec sensualité, je croyais avoir tout moissonné ? Qu’elle est fraiche, que je la mette à mon côté, elle l’y mit en effet, et cette fleur, comme enchantée de se trouver si bien placée, se préparait à lui prodiguer ses trésors ; déjà la belle lui avait fait part des siens. Alors Rozette, par un esprit d’économie, fit un pas en arrière et me dit qu’elle réservait pour la nuit un cadeau qu’elle me voulait faire ; elle me remit mon bouquet et m’exhorta à le conserver jusqu’à ce temps. On se remit à table et, les liqueurs finies, nous remontâmes Rozette, et moi, dans mon carrosse et fûmes prendre du repos. Nos autres convives ne jugèrent pas à propos d’en faire autant et continuèrent jusqu’au matin à se divertir. Je passai la nuit auprès de Rozette, elle se dédommagea amplement de la diète qu’elle avait été forcée de garder pendant son séjour de retraite et, malgré ce que j’avais exécuté pendant la journée, je fus assez heureux de la satisfaire.

Rozette, au sortir du couvent, était un protée, elle se changeait entre mes bras ; elle était lion pour le feu, serpent pour l’art de s’insinuer, onde et fleuve pour se dérober, et finissait par être une mortelle au-dessus de toutes les déesses.

Enfin, après avoir passé une nuit des plus voluptueuses, je la quittai le lendemain de très grand matin ; elle pleura en me voyant partir. Depuis ce temps, cher marquis, selon que je savais promis à mon père, je ne l’ai point vue d’habitude, excepté les quinze premiers jours. Cette fille est rentrée en elle-même, j’ai même contribué à son arrangement : comme elle avait une douzaine de mille francs, elle s’est établie, a épousé un marchand de la rue Saint-Honoré, riche, sans enfants, qui l’a prise pour compagne. Elle est maintenant attachée à son commerce, est heureuse avec son mari qu’elle aime et qui lui rend la pareille. C’est une union de gens qui ont vu le monde. Je la vais visiter quelquefois et je suis avec elle comme avec une amie ; je l’estime même assez pour ne lui plus parler de galanterie.

M. Le Doux me prophétisait juste lorsqu’il me disait que cette fille rentrerait en elle-même, parce qu’il y avait toujours à espérer des personnes d’esprit. Rozette devrait servir d’exemple aux filles jeunes et jolies qui sont assez malheureuses pour se livrer au libertinage. Elles devraient, dans leurs beaux jours, se ménager une ressource, comme elle, au lieu de dissiper ; mais comment espérer de la prudence de personnes assez folles pour s’abandonner à leurs passions sans réserve ?

Pour moi, cher marquis, j’ai rendu à Laverdure ses dix louis, lui en ai donné dix autres. J’ai tiré mon coquin de domestique de Bicêtre ; je suis les avis de mon père, et je suis actuellement épris d’une aimable demoiselle avec laquelle je serai peut-être assez heureux pour m’unir par les liens sacrés du mariage. Je compte que cet hiver cette affaire sera terminée : comme tu seras à Paris, j’aurai la satisfaction de t’y embrasser, tu viendras joindre les lauriers qui couvrent ton front aux myrtes que la belle Vénus et l’amour préparent à ton ami. Mon bonheur sera parfait, puisque je serai certain que tu y prendras part. Adieu, cher marquis, je t’embrasse, te souhaite à ton arrivée autant de satisfaction que j’en ai gouté pendant ton absence.

  1. Elle se nomme Mme Morin.
  2. Marchand-bijoutier, rue Saint-Honoré, vis-à-vis le Grand-Conseil.
  3. Fameux cuisinier.
  4. Marchande de modes vis-à-vis l’Opéra.
  5. Rois 3.
  6. Tout le monde sait que ce roman est de M. Duclos, de l’Académie des Inscriptions.
  7. Mmes de *** étant à la Rapée au mois de juillet y firent ces extravagances.
  8. On sait la fable de Titon et de l’Aurore, et personne n’ignore la façon galante dont M. de Montcrif l’a traitée dans son Rajeunissement inutile.
  9. Fameux maitre d’armes, rue de la Comédie.
  10. Antoine Coipel, fameux peintre.
  11. Écuyer du roi, près Saint-Sulpice.
  12. D…, auteur de la Tragédie de Pantapouff.
  13. Constantin surnommé Copronyme, parce que lorsqu’on le baptisait, il souilla les eaux dans lesquelles il était plongé suivant l’usage.
  14. J’en ai déjà parlé page 50 de la première partie, c’était une de celles qui avaient insulté à mon malheur.