Je prenais du café chez M. Gervais dans la ville de Romorantin, voisine de mon couvent : je trouvai sur son comptoir un paquet de brochures intitulé Moukden, par Kien-long[2]. « Quoi ! lui dis-je, vous vendez aussi des livres ?
— Oui, mon révérend père ; mais je n’ai pu me défaire de celui-ci ; on l’a rebuté comme si c’était une comédie nouvelle.
— Est-il possible, monsieur Gervais, qu’on soit si barbare dans une capitale où il y a un libraire et trente cabaretiers ? Savez-vous bien ce que c’est que ce Kien-long qu’on néglige tant chez vous ? Apprenez que c’est l’empereur de la Chine et de la Tartarie, le souverain d’un pays six fois plus grand que la France, six fois plus peuplé, et six fois plus riche. Si ce grand empereur sait le peu de cas qu’on fait de ses vers dans votre ville ( comme il le saura sans doute, car tout se sait), ne doutez pas que, dans sa juste colère, il ne nous détache quelque armée de cinq cent mille hommes dans vos faubourgs. L’impératrice de Russie Anne était moins offensée quand elle envoya contre vous une armée en 1736[3] : son amour-propre n’était point si cruellement outragé ; on n’avait point négligé ses vers : vous savez ce que c’est que genus irritabile vatum[4].
— Hélas ! me dit M. Gervais, il y a quatre ans que j’avais cette brochure dans ma boutique, sans me douter qu’elle fût l’ouvrage d’un si grand homme. »
Alors il ouvrit le paquet, il vit qu’en effet c’était un poème du présent empereur de la Chine traduit par le R. P. Amiot, de la compagnie de Jésus : il ne douta plus de la vengeance ; il se ressouvenait combien cette compagnie de Jésus avait été réputée dangereuse, et il la craignait encore, toute morte qu’elle était. Nous lûmes ensemble le commencement de ce poème. M. Gervais a du sens et du goût ; et s’il avait été élevé dans une autre ville, je crois qu’il aurait été un excellent homme de lettres : nous fûmes frappés d’un égal étonnement. J’avoue que j’étais charmé de cette morale tendre, de cette vertu bienfaisante, qui respire dans tout l’ouvrage de l’empereur. « Comment, disais-je, un homme chargé du fardeau d’un si vaste royaume a-t-il pu trouver du temps pour composer un tel poëme ? Comment a-t-il eu un cœur assez bon pour donner de telles leçons à cent cinquante millions d’hommes, et assez de justesse d’esprit pour faire tant de vers sans faire danser les montagnes[5], sans faire enfuir la mer, sans faire fondre le soleil et la lune ? Mais comment une nation aussi vive et aussi sensible que la nôtre a-t-elle pu voir ce prodige avec tant d’indifférence ? Auguste, il est vrai, aussi grand seigneur que Kien-long, était homme de lettres aussi : il composa quelques vers ; mais c’étaient des épigrammes bien libertines : il ne savait s’il coucherait avec Fulvie[6], femme d’Antoine, ou avec Manius.
Quid, si me Manius oret
Pœdicem, faciam ? Non puto, si sapiam.
« Voici un empereur plus puissant qu’Auguste, plus révéré, plus occupé, qui n’écrit que pour l’instruction et pour le bonheur du genre humain. Sa conduite répond à ses vers : il a chassé les jésuites[7], et il n’a gardé de cette compagnie que deux ou trois mathématiciens ; cependant, quelque cher qu’il doive nous être, personne n’a parlé sérieusement de son poëme ; personne ne le lit, et c’est en vain que M. de Guignes s’est donné la peine de le joindre à l’histoire intéressante de Gog et de Magog, ou des Huns. Je vois que, dans notre petit coin de l’Occident, nous n’aimons que l’opéra-comique et les brochures.
— Mais, répondit M. Gervais, si on ne lit pas le beau poëme de Moukden composé par l’empereur Kien-long, n’est-ce pas qu’il est ennuyeux ? Quand un empereur fait un poëme, il faut qu’il nous amuse ; je dirais volontiers aux monarques qui font des livres : « Sire, écrivez comme Jules César, ou comme un autre héros de ce temps-ci, si vous voulez avoir des lecteurs. »
Je répondis à M. Gervais que l’empereur de la Chine ne pouvait avoir le bonheur d’être né Français, et d’avoir été baptisé à Romorantin ; que la terre, toute petite planète quelle est, par rapport à Jupiter et à Saturne, est pourtant fort grande en comparaison de la généralité d’Orléans, dans laquelle notre ville est enclavée : « Songez, lui dis-je, que la Tartarie orientale et occidentale sont des régions immenses, d’où sont sortis les conquérants de presque tout notre hémisphère. Kien-long, le Tartaro-Chinois, est le premier bel esprit qui ait fait des vers en langue tartare. Le savant et sage P. Parennin[8], qui demeura trente ans à la Chine, nous apprend qu’avant cet empereur Kien-long, les Tartares ne pouvaient faire des vers dans leur langue, et que lorsqu’ils voulaient traduire des vers chinois, ils étaient obligés de les traduire en prose[9], comme nous faisions du temps des Dacier.
« Kien-long a tenté cette grande entreprise ; il y a réussi, et cependant il en parle avec autant de modestie que nos petits poëtes étalent d’orgueil et d’impertinence. « L’application et les efforts suppléeront-ils, dit-il, aux talents qui me manquent[10] ? » Cette humilité n’est-elle pas touchante dans un poëte qui peut ordonner qu’on l’admire sous peine de la vie ?
« Sa Majesté impériale s’exprime sur lui-même avec autant de modestie que sur ses vers, et c’est ce que je n’ai point encore vu chez nous. Voyez comme, au lieu de dire : nous avons fait ces vers de notre certaine science[11], pleine puissance, et autorité impériale, il est dit, page 34 du prologue ou de la préface de l’empereur : « L’empire ayant été transmis à ma petite personne, je ne dois rien oublier pour tâcher de faire revivre la vertu de mes ancêtres ; mais je crains avec raison de ne pouvoir jamais les égaler. »
M. Gervais m’interrompit à ces mots, que je prononçais avec une tendresse respectueuse. Il grommelait entre ses dents : « La modestie de ce sage empereur ne l’empêche pourtant pas d’avouer ingénument que sa petite personne descend en ligne directe d’une vierge céleste[12], sœur cadette de Dieu, laquelle fut grosse d’enfant pour avoir mangé d’un fruit rouge. Cette généalogie, ajoute M. Gervais, peut inspirer quelque dégoût.
— Cela peut révolter, lui répondis-je, mais non pas dégoûter ; de pareils contes ont toujours réjoui les peuples ; la mère de Gengis était une vierge qui fut grosse d’un rayon du soleil. Romulus, longtemps auparavant, naquit d’une religieuse sans qu’un homme s’en mêlât. Que deviendrions-nous, nous autres compilateurs, et où en serait notre art diplomatique, si nous n’avions pas des traits d’histoire de cette force à débrouiller ? Réduisez l’histoire à la vérité, vous la perdez : c’est Alcine dépouillée de ses prestiges, réduite à elle-même. Songez d’ailleurs que le poëme de Moukden n’a pas été fait pour nous, mais pour les Chinois.
— Eh bien donc ! me répondit M. Gervais, qu’on le lise à la Chine. »
Je rendis hier compte de cette conversation au savant dom Ruinart[13], mon confrère, qui me parla ainsi : « Vous avez eu tort de nier les couches de la vierge céleste et de son fruit rouge ; vous pourrez bientôt aller à la Chine remplacer les révérends pères jésuites ; vous courez de grands risques si on sait que vous avez douté de la généalogie de l’empereur Kien-long. L’aventure de sa grand’mère est d’une vérité incontestable dans son pays ; elle doit donc être vraie partout ailleurs. Car enfin, qui peut être mieux informé de l’histoire de cette dame que son petit-fils ? L’empereur ne peut être ni trompé ni trompeur. Son poème est entièrement dépourvu d’imagination ; il est clair qu’il n’a rien inventé ; tout ce qu’il dit sur la ville de Moukden est purement véridique : donc ce qu’il raconte de sa famille est véridique aussi. J’ai avancé dans mes livres des choses non moins extraordinaires ; l’histoire de mes sept pucelles d’Ancyre, dont la plus jeune avait soixante et dix ans, condamnées toutes à être violées, approche assez de votre pucelle au fruit rouge[14].
« J’ai rapporté des prodiges encore plus merveilleux, mais je les ai démontrés : car j’ai affirmé les avoir copiés sur des manuscrits qui étaient cachés dans plus d’un de nos couvents au XVIe siècle ; or quelques pages de ces manuscrits étaient conformes les unes aux autres : donc rien n’était plus authentique, car cela n’était pas fait de concert[15]. Il y a eu des gens de col roide que je n’ai pu persuader : ils ont eu l’assurance de dire que ce n’est pas assez, pour constater un fait arrivé il y a vingt ou trente siècles, de le trouver écrit sur un vieux papier du temps de Rabelais, dans une ou deux de nos abbayes ; qu’il faut encore que ce fait ne soit pas entièrement absurde. Un tel raisonnement pourrait introduire trop de pyrrhonisme dans la Manière d’étudier l’histoire[16] de l’abbé Lenglet. On finirait par douter de la gargouille de Rouen, et du royaume d’Yvetot : il y a des opinions auxquelles il ne faut jamais toucher, et, pour vous expliquer en deux mots tout le mystère, il est absolument égal, pour la conduite de la vie, qu’une chose soit vraie, ou qu’elle passe pour vraie. »
Ce discours de dom Ruinart me parut profond et d’une grande utilité : cependant je sentais qu’il y a dans le cœur humain un sentiment encore plus profond qui nous inspire l’aversion d’être trompés. Qu’un voyageur me raconte des choses merveilleuses et intéressantes, il me fait grand plaisir pour un moment : vient-on me faire voir que tout ce qu’il m’a dit est faux, je suis indigné contre le hâbleur. Il y a des gens à qui je ne pardonnerai de ma vie de m’avoir trompé dans ma jeunesse.
Je sais fort bien qu’il est nécessaire que je sois trompé à tous les moments par tous mes sens ; il faut qu’un bâton me paraisse courbe dans l’eau, quoiqu’il soit très-droit ; que le feu me semble chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; que le soleil, un million de fois plus gros que notre planète, soit à nos yeux large de deux pieds ; qu’il semble plus grand à notre horizon qu’au zénith, selon les règles données par l’astronome Hook. La nature nous fait une illusion continuelle ; mais c’est qu’elle nous montre les choses, non comme elles sont, mais comme nous devons les sentir. Si Pâris avait vu la peau d’Hélène telle qu’elle était, il aurait aperçu un réseau gris-jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre, dont chacune renfermait un poil semblable à celui d’un lièvre ; jamais il n’aurait été amoureux d’Hélène. La nature est un grand opéra dont les décorations font un effet d’optique. Il n’en est pas de même dans le faire et dans le raisonner ; nous voulons qu’on ne nous trompe ni dans les marchés qu’on fait avec nous, ni en histoire, ni en philosophie, ni en chimie, etc.
Quand j’y pense, je me défie un peu de dom Ruinart mon confrère, tout savant bénédictin qu’il est. J’ai même quelque scrupule (s’il m’est permis de le dire) sur le Pédagogue chrétien[17] du W. P. d’Outreman, jésuite ; sur l Légende dorée[18] du révérendissime père en Dieu Voragine, et même sur les épouvantables prodiges de feu M. l’abbé Pâris[19], et sur les vampires de dom Calmet[20]. J’ai une violente passion de m’instruire dans ma jeunesse ; on dit que cela sert beaucoup quand on est vieux. Si je pouvais voyager, je ferais le tour du monde. Je voudrais m’aller faire mandarin à la Chine, comme les jésuites ; mais les bénédictins disent qu’ils sont trop bien chez eux pour en sortir. Ne pouvant donc prendre cet essor, je lis tous les voyages qui me tombent sous la main, et la lecture fait sur moi cet effet si commun de me jeter dans de continuelles incertitudes.
Je sais bien que le démon Asmodée est enchaîné dans la haute Égypte ; mais je doute que Paul Lucas lui ait parlé, l’ait vu mettre dans un sac, coupé en vingt tronçons, et l’en ait vu sortir avec une peau sans coutures. Il a vu aussi et mesuré la tour de Babel. Plusieurs curieux en avaient fait autant avant lui, et entre autres le fameux juif Benjamin Jonas, natif de Tudèle dans la Navarre au xiiesiècle. Non-seulement Benjamin avait reconnu les premiers étages de cette tour, mais il contempla longtemps la statue de sel en laquelle Edith, femme de Loth, fut changée ; et il remarqua, en naturaliste attentif, que toutes les fois que les bestiaux venaient la lécher, et diminuer par là l’épaisseur de sa taille, elle reprenait sur-le-champ sa grosseur ordinaire[21].
Que dirai-je du frère mineur Plancarpin[22], et du frère prêcheur Asselin, envoyés avec d’autres frères, par le pape Innocent IV, devers les princes de Gog et de Magog, qui sont les kans des Tartares ?
Ce qu’on peut le plus observer dans le récit que fait le frère mineur de l’inauguration de ces princes, c’est que les mirzas, appelés par Plancarpin les barons, font asseoir Leurs Majestés par terre sur un grand feutre, et leur disent : « Si tu n’écoutes pas conseil, si tu gouvernes mal, il ne te restera pas même ce feutre sur lequel tu t’assieds[23] » C’est ainsi, dit-il, que les petits-fils de Gengis furent couronnés. Il y a dans cette cérémonie je ne sais quoi d’une philosophie anglaise qui ne déplaît pas. Mais lorsque ensuite le moine ambassadeur nous apprend que les montagnes caspiennes, où se trouve de l’aimant, attiraient à elles toutes les flèches de Gog et de Magog ; qu’une nuée se mettait au devant des troupes, et les empêchait d’avancer ; qu’une armée d’ennemis marcha plusieurs milles sous terre pour attaquer l’empereur de Gog dans son camp ; que le prêtre Jean, empereur de l’Inde, combattit Gengis avec des cavaliers de bronze, montés sur de grands chevaux, et remplis de soufre enflammé ; qu’un peuple à tête de chien se joignit à cette armée de bronze, etc., etc., alors on est forcé de convenir que frère Plancarpin n’était pas philosophe.
Frère Rubruquis, envoyé chez le grand kan par saint Louis même, n’était guère mieux informé[24]. Ce fut le sort du plus pieux et du plus brave des rois d’être trompé et d’être battu.
Il ne faut pas croire non plus que le fameux Marc Paul ait écrit comme Xénophon, comme Polybe, ou de Thou. C’est beaucoup que dans notre xiiie siècle, dans le temps de notre plus crasse ignorance et de notre plus ridicule barbarie, il se soit trouvé une famille de Vénitiens assez hardis pour aller à l’extrémité de la mer Noire, au delà du pays de Médée, et du terme où s’arrêtèrent les Argonautes : ce voyage ne fut que le prélude de la course immense de cette famille errante. Marc Paul surtout pénétra plus loin que Zoroastre, Pythagore, et Apollonius de Tyane ; il alla jusqu’au Japon, dont l’existence alors était aussi ignorée de nous que celle de l’Amérique. Quel divin génie mit dans l’âme de trois Vénitiens cette ardeur d’agrandir pour nous le globe ? Rien autre chose que l’envie de gagner de l’argent. Son père, son oncle, et lui, étaient de bons marchands comme Tavernier et Chardin. Il ne paraît pas que Marc Paul eût fait fortune : son livre n’en fit point, et on se moqua de lui. Il est difficile en effet de croire que sitôt que le grand kan Coublaï, fils de Gengis, fut informé de l’arrivée de messer Marco Polo, qui venait vendre de la thériaque à sa cour, il envoya au-devant de lui une escorte de quarante mille hommes ; et qu’ensuite il dépêcha ce Vénitien comme ambassadeur auprès du pape, pour supplier Sa Sainteté de lui accorder des missionnaires qui viendraient le baptiser, lui et les siens, toute la famille de Gengis ayant une extrême passion pour le baptême.
Faisons ici une observation qui me paraît très-curieuse : on trouve, dans les notes du poëme de l’empereur tartaro-chinois, actuellement régnant[25], que le premier des ancêtres de ce monarque étant né, comme on a vu[26], d’une vierge céleste, s’alla promener vers le pays de Moukden, sur un beau lac, dans un bateau qu’il avait construit lui-même : toute une nation était assemblée sur le bord du lac pour choisir un roi. Le fils de la vierge harangua le peuple avec tant d’éloquence qu’il fut élu unanimement. Qui croirait que Marc Paul rapporte à peu près la même aventure plus de cinq cents ans auparavant ? Elle était donc dès lors en vogue ; c’était donc un ancien dogme du pays ; l’empereur Kien-long n’a donc fait que se conformer depuis à la créance commune, comme Jules César faisait graver l’étoile de Vénus sur ses médailles. César se plaisait à descendre de la déesse de l’amour ; Kien-long veut bien se croire issu de sa vierge céleste ; et les d’Hoziers de la Chine n’en disconviennent pas.
Gonzalez de Mendoza, de l’ordre de saint Augustin, l’un des premiers qui nous ait donné des nouvelles sûres de la Chine, nous apprend qu’avant l’aventure de la vierge céleste, une princesse nommée Hauzibon[27] devint grosse d’un éclair : c’est à peu près l’histoire de Sémélé, avec qui Jupiter coucha au milieu des éclairs et des tonnerres. Les Grecs sont, de tous les peuples, ceux qui ont le plus multiplié ces imaginations orientales ; chaque pays a ses fables, on ne ment point quand on les rapporte : la partie la plus philosophique de l’histoire est de faire connaître les sottises des hommes. Il n’en est pas ainsi de ces exagérations dont tant de voyageurs ont voulu nous éblouir.
On soupçonne Marc Paul d’un peu d’enflure quand il nous dit[28] : « Moi, Marc, j’ai été dans la ville de Kinsay, je l’ai examinée diligemment ; elle a cent milles de circuit, et douze mille ponts de pierre dont les arches sont si hautes que les plus grands vaisseaux passent dessous sans baisser leurs mâts : la ville est bâtie comme Venise… On y voit trois mille bains… C’est la capitale de la province de Mangi, province partagée en neuf royaumes. Kinsay est la métropole de cent quarante villes, et la province de Mangi en contient douze cents, etc., etc. »
On avoue que depuis la Jérusalem céleste, qui avait cinq cents lieues de long et de large, dont les murs étaient de rubis et d’émeraude, et les maisons d’or, il ne fut jamais de plus grande et de plus belle ville que Kinsay : c’est dommage qu’elle n’existe pas plus aujourd’hui que la Jérusalem.
Cette étonnante province de Mangi est dans nos jours celle de Ichenguiam, dont parle l’empereur dans son poëme. Il n’y a plus, dit-on, que onze villes du premier ordre, et soixante et dix-sept du second. Les villages et les ponts sont encore en grand nombre dans le pays ; mais on y cherche en vain l’admirable ville de Kinsay. Marc Paul peut l’avoir flattée, et les guerres l’avoir détruite.
Tous ceux qui nous ont donné des relations de la Chine conjecturent que de cette ancienne Babylone aux douze mille ponts, il en reste une petite ville nommée Cho-hing-fou, qui n’a qu’un million d’habitants. On nous persuade qu’elle est percée des plus beaux canaux, plantée de promenades délicieuses, ornée de grands monuments de marbre, couverte de plus de ponts de pierre que Venise, Amsterdam, Batavia, et Surinam, n’en ont de bois : cela doit au moins nous consoler, et mérite que nous fassions le voyage.
Le physique et le moral de ce pays-là, le vrai et le faux, m’inspirent tant de curiosité, tant d’intérêt, que je vais écrire sur-le-champ à M. Paw : j’espère qu’il lèvera tous mes doutes.
J’ai lu vos livres ; je ne doute pas que vous n’ayez été longtemps à la Chine, en Égypte, et au Mexique ; de plus, vous avez beaucoup d’esprit : avec cet avantage on voit et on dit tout ce qu’on veut. Je vous fais le compliment que les lettrés chinois se font les uns aux autres : « Ayez la bonté de me communiquer un peu de votre doctrine. »
Je vous fais d’abord un aveu plus sincère que les Actes de dom Ruinart[30] : c’est que le poëme de Sa Majesté l’empereur de la Chine et la théologie de Confucius m’ennuient au fond de l’âme autant qu’ils ennuient M. Gervais, et que cependant je les admire. Ma raison pour m’être ennuyé avec le plus grand monarque du monde, et même de son vivant, c’est qu’un poëme traduit en prose produit d’ordinaire cet effet, comme M. Gervais l’a bien senti. Pour Confucius, c’est un bon prédicateur ; il est si verbeux qu’on n’y peut tenir. Ce qui fait que je les admire tous deux, c’est que l’un, étant roi, ne s’occupe que du bonheur de ses sujets, et que l’autre, étant théologien, n’a dit d’injures à personne. Quand je songe que tout cela s’est fait à six mille lieues de ma ville de Romorantin, et à deux mille trois cents ans du temps où je chante vêpres, je suis en extase.
Les révérends pères dominicains, les révérends pères capucins, les révérends pères jésuites, ont eu de violentes disputes à Rome sur la théologie de la Chine. Les capucins et les dominicains ont démontré, comme on sait, que la religion de Confucius, de l’empereur, et de tous les mandarins, est l’athéisme ; les jésuites, qui étaient tous mandarins ou qui aspiraient à l’être, ont démontré qu’à la Chine tout le monde croit en Dieu, et qu’on n’y est pas loin du royaume des cieux. Ce procès, en cour de Rome, a fait presque autant de bruit que celui de la Cadière. On y est bien embarrassé.
Vous souviendrez-vous, monsieur, de celui qui écrivait : « Les uns croient que le cardinal Mazarin est mort, les autres qu’il est vivant ; et moi, je ne crois ni l’un ni l’autre[31] » ? Je pourrais vous dire : Je ne crois, ni que les Chinois admettent un Dieu, ni qu’ils soient athées. Je trouve seulement qu’ils ont comme vous beaucoup d’esprit, et que leur métaphysique est tout aussi embrouillée que la nôtre.
Je lis ces mots dans la préface de l’empereur, car les Chinois font des préfaces comme nous : « J’ai toujours ouï dire que si l’on conforme son cœur aux cœurs de ses père et mère, les frères vivront toujours ensemble de bonne intelligence ; si on conforme son cœur aux cœurs de ses ancêtres, l’union régnera dans toutes les familles ; et si on conforme son cœur aux cœurs du ciel et de la terre, l’univers jouira d’une paix profonde. »
Ce seul passage me paraît digne de Marc-Aurèle sur le trône du monde. Qu’on se conforme aux justes désirs du père de famille, et la famille est unie ; qu’on suive la loi naturelle, et tous les hommes sont frères : cela est divin. Mais par malheur cela est athée dans nos langues d’Europe : car parmi nous que veut dire se conformer au ciel et à la terre ? La terre et le ciel ne sont point Dieu, ils sont ses ouvrages bruts.
L’empereur poursuit, il en appelle à Confucius ; voici la décision de Confucius, qu’il cite : « Celui qui s’acquitte convenablement des cérémonies ordonnées pour honorer le ciel et la terre à l’équinoxe et au solstice, et qui a l’intelligence de ces rites, peut gouverner un royaume aussi facilement qu’on regarde dans sa main. »
On trouvera encore ici que ces lignes de Confucius sentent l’athée de six mille lieues loin. Vous avez lu qu’elles ébranlèrent le cerveau chrétien[32] de l’abbé Boileau, frère de Nicolas Boileau le bon poëte. Confucius et l’empereur Kien-long auraient mal passé leur temps à l’Inquisition de Goa ; mais comme il ne faut jamais condamner légèrement son prochain, et encore moins un bon roi, considérons ce que dit ensuite notre grand monarque : « De tels hommes devaient attirer sur eux des regards favorables du souverain maître qui règne dans le plus haut des cieux. »
Certes le P. Bourdaloue et Massillon n’ont jamais rien dit de plus orthodoxe dans leurs sermons. Le P. Amiot jure qu’il a traduit ce passage à la lettre. Les ennemis des jésuites diront que ce serment même de frère Amiot est très-suspect, et qu’on ne s’avisa jamais d’affirmer par serment la fidélité de la traduction d’un endroit si simple ; nimia præcautio dolus, trop de précaution est fourberie. Frère Amiot, logé dans le palais et sachant très-bien que Sa Majesté est athée, aura voulu aller au-devant de cette accusation.
Si l’empereur croyait en Dieu, il dirait un mot de l’immortalité de l’âme ; il n’en parle pas plus que Confucius[33] : donc l’empereur n’est qu’un athée vertueux et respectable. Voilà ce que diront les jansénistes, s’il en reste encore.
À cela les jésuites répondront : On peut très-bien croire en Dieu sans être instruit des dogmes de l’immortalité de l’âme, de l’enfer et du paradis ; la loi mosaïque n’annonça point ces grands dogmes : elle les réserva pour des temps plus divins. Les saducéens, rigides théologiens, n’en ont rien cru : la croyance d’un Dieu fut de tout temps une vérité inspirée par la nature à tous les hommes vivant en société ; le reste a été enseigné par la révélation : de là on conclut, avec assez de vraisemblance, que l’empereur Kien-long peut manquer de foi, mais qu’il ne manque pas de raison.
Pour moi, monsieur, je ne me sens ni assez hardi, ni assez compétent pour juger un aussi grand roi ; je présume seulement que le mot Tien ou Changti ne comporte pas précisément la même idée que le mot Al donnait en arabe, Jehova en phénicien, Knef en égyptien, Zeus en grec, Deus en latin, Gott en ancien allemand. Chaque mot entraîne avec lui différents accessoires en chaque langue ; peut-être même, si tous les docteurs de la même ville voulaient se rendre compte des paroles qu’ils prononcent, on ne trouverait pas deux licenciés qui attachassent la même idée à la même expression. Peut-être enfin n’est-il pas possible qu’il y ait deux hommes sur la terre qui pensent absolument de même.
Tous m’objecterez que si la chose était ainsi, les hommes ne s’entendraient jamais. Aussi en vérité ne s’entendent-ils guère : du moins je n’ai jamais vu de dispute dans laquelle les argumentants sussent bien positivement de quoi il s’agissait. Personne ne posa jamais l’état de la question, si ce n’est cet Hibernois qui disait : Verum est, contra sic argumentor ; la chose est vraie, voici comme j’argumente contre. »
Permettez-moi, monsieur, de vous faire d’autres questions dans ma première lettre. Je ne me ferai pas entendre de vous avec autant de plaisir que je vous ai entendu quand j’ai lu vos ouvrages.
Je vous supplie, monsieur, de m’éclairer sur une difficulté qui intéresse l’empire de la Chine, tous les États de la chrétienté, et même un peu les juifs nos pères. Vous savez ce que fit à la Chine le R. P. Ricci[34] ; ce nom est respectable, mais n’est pas heureux[35] : il avait trouvé le moyen de s’introduire à la Chine avec un jésuite portugais, nommé Sémédo, et notre R. P. Trigaut, autre nom célèbre, qu’on a cru significatif. Ces trois missionnaires faisaient bâtir, en 1625[36], une maison et une église auprès de la ville de Sigan-fou ; ils ne manquèrent pas de trouver sous terre une tablette de marbre, longue de dix palmes, couverte de caractères chinois très-fins, et d’autres lettres inconnues, le tout surmonté d’une croix de Malte toute semblable à celle que d’autres missionnaires avaient découverte auparavant dans le tombeau de l’apôtre saint Thomas, sur la côte de Malabar[37]. Les caractères inconnus furent reconnus bientôt pour être de l’ancien hébreu ressemblant au syriaque : cette tablette disait que la foi chrétienne avait été prêchée à Sigan-fou, et dans toute la province de Kensi[38], dès l’an de notre salut 636 ; la date de ce monument n’est que de l’année 782 de notre ère ; de sorte que ceux qui érigèrent autrefois ce marbre attendirent cent quarante-six ans que la chose fût bien constatée pour la certifier à la postérité.
L’authenticité de cette pièce était confirmée par plusieurs témoins qui gravèrent leurs noms sur la pierre : on sent bien que ces noms ne sont aisés à prononcer ni en italien ni en français. Pour plus grande sûreté, outre les noms gravés des premiers témoins oculaires de l’an de grâce 782, on a signé sur une grande feuille de papier soixante et dix autres noms de témoins de bonne volonté, comme Aaron, Pierre, Job, Lucas, Matthieu, Jean, etc., qui tous sont réputés avoir vu tirer le marbre de terre à Sigan-fou, en présence du frère Ricci, l’an 1625, « et qui ne peuvent avoir été ni trompeurs ni trompés ».
Maintenant il faut voir ce qu’attestent les anciens témoins gravés de notre année 782, et les nouveaux témoins en papier de notre année 1625 ; ils déposent « qu’un saint homme nommé Olopuen[39] arriva de Judée à la Chine, guidé par des nuées bleues, par des vents, et par des cartes hydrographiques, sous le règne de Taï-cum-veu-huamti », qui n’est connu de personne ; c’était, dit le texte syriaque, dans l’année mil quatre-vingt-douze d’Alexandre aux deux cornes[40] : c’est l’ère des Séleucides, et elle revient à la nôtre 636. Les jésuites, et surtout le P. Kircher, commentateurs de cette pièce curieuse, disent que par la Judée il faut entendre la Mésopotamie, et qu’ainsi le juif Olopuen était un très-bon chrétien qui venait planter la foi dans le royaume de Cathai, ce qui est prouvé par la croix de Malte. Mais ces commentateurs ne songent pas que les chrétiens de la Mésopotamie étaient des nestoriens qui ne croyaient pas la sainte Vierge mère de Dieu. Par conséquent, en prenant Olopuen pour un Chaldéen dépéché par les nuées bleues pour convertir la Chine, on suppose que Dieu envoya exprès un hérétique pour pervertir ce beau royaume.
Voilà pourtant ce qu’on nous a conté sérieusement ; voilà ce qui a si longtemps occupé les savants de Rome et de Paris, voilà ce que le P. Kircher, l’un de nos plus intrépides antiquaires, nous raconte dans sa Sina illustrata. Il n’avait point vu la pierre, mais on lui en avait donné la copie d’une copie, Kircher était à Rome, et n’avait jamais été à la Chine, qu’il illustrait ; et ce qu’il y a de bon et d’assez curieux à mon gré, c’est que le P. Sémédo, qui avait vu ce beau monument à Sigan-fou, le rapporte d’une façon, et le P. Kircher d’une autre.
Voici l’inscription de Sémédo, telle qu’il l’imprima en espagnol dans son histoire de la Chine, à Madrid, chez Jean Sanchez, en 1642.
« Ô que l’Éternel est vrai et profond, incompréhensible et spirituel ! En parlant du temps passé, il est sans principe ; en parlant du temps à venir, il est sans fin. Il prit le rien, et avec lui il fit tout. Son principe est trois en un : sans vrai principe il arrangea les quatre parties du monde en forme de croix. Il remua le chaos, et les deux principes en furent tirés. L’abîme éprouva le changement, le ciel et la terre parurent. »
Après avoir ainsi fait parler l’auteur de l’inscription chinoise dans le style des personnages de Cervantes et de Quevedo ; après avoir passé du péché d’Adam au déluge, et du déluge au Messie, il vient enfin au fait. Il déclare que du temps du roi Taïcum-veu-huamti, qui gouvernait avec prudence et sainteté, il vint de Judée un homme de vertu supérieure, nommé Olopuen, qui, guidé par les nuées, apporta la véritable doctrine. Vinò desde Judea un hombre de superior virtud, de nombre Olopuen, que guiado de las nubes traxo la verdadera doctrina.
Ensuite cette inscription, qui n’est pas dans le style lapidaire, nous instruit que l’Évangile n’était bien connu que dans le royaume de Tacin, qui est la Judée ; que Tacin confine à la mer Rouge par le midi, avec la montagne des Perles par le nord, etc. ; que, dans ce pays d’évangile, les dignités ne se donnent qu’à la vertu ; que les maisons sont grandes et belles ; que le royaume est orné de bonnes mœurs.
Le prince Caocum, fils de l’empereur Taïcum, ordonna bientôt qu’on bâtit des églises dans toute la Chine, à la façon de Tacin. Il honora Olopuen, et lui donna le titre d’évêque de la grande loi : Honrò a Olopuen dandole titulo de obispo de la gran ley.
Ce n’est pas la peine de traduire le reste de cette sage et éloquente pièce ; Kircher a voulu en corriger le fond et le style.
« Le principe, dit-il, a toujours été le même, vrai, tranquille, premier des premiers, sans origine, nécessairement le même, intelligent, et spirituel ; le dernier des derniers, être excellentissime. Il établit les pôles des cieux, et il opéra excellemment avec le rien… Enfin une femme vierge engendra le saint dans Tacin en Judée ; et la constellation claire annonça la félicité… Or, du temps de Taïcum-veu, très-illustre et très-sage empereur de la Chine, arriva du royaume de Tacin, en Judée, un homme ayant une vertu suprême, nommé Olopuen, conduit par des nuées bleues, apportant les écritures de la vraie doctrine, contemplant la règle des vents pour résister aux dangers auxquels ses travaux l’exposaient. Il arriva à la cour. L’empereur commanda à un colao, son sujet, d’aller au-devant du nouveau venu avec les bâtons rouges (qui sont la marque d’honneur) ; et quand on eut introduit Olopuen dans le palais par l’occident, l’empereur fit apporter les livres de la doctrine de la loi. Il s’informa soigneusement de cette loi profonde dans son cabinet, et de cette droite vérité… ; il ordonna qu’on la promulguât, et qu’on l’étendît partout. »
C’était, ajoute Kircher, l’an de Christ 639 ; en quoi il ne s’accorde pas avec Sémédo. Après quoi il poursuit ainsi dans sa traduction : « L’empereur ordonna qu’on bâtît une église à la manière de Tacin, en Judée, et qu’on y établît vingt et un prêtres, etc. »
Tout le reste est dans ce goût : conciliera qui voudra le jésuite portugais Sémédo avec le jésuite allemand Kircher.
Les hérétiques disent que le voyage d’Olopuen à la Chine, conduit par les nuées bleues, n’approche pas encore du voyage de Notre-Dame de Lorette, qui vint depuis par les airs dans sa maison de Jérusalem en Dalmatie, et de Dalmatie à la Marche d’Ancône. Le jésuite Berthier a combattu vigoureusement, dans le Journal de Trévoux, en faveur d’Olopuen et de son aventure. Il se trouvera encore quelque Nonotte[41] qui prouvera la vérité de cette histoire, comme il s’en est trouvé d’autres qui ont démontré la translation de la maison de notre sainte Vierge.
Je dirais volontiers à ces messieurs, qui nous ont démontré tant de choses, ce que dit à peu près Théone à Phaéton dans l’opéra du phénix de la poésie chantante, que j’aime toujours, malgré ma robe :
Ah ! du moins, bonzes que vous êtes[42],
Puisque vous me voulez tromper,
Trompez-moi mieux que vous ne faites.
Ayez la bonté de me dire, monsieur, ce que vous aimez le mieux, ou ces belles imaginations, ou les nouveaux systèmes de physique. Les pères du concile de Trente ayant entendu discourir Dominico Soto et Achille Gaillard sur la grcàce, dirent que cela était admirable, mais qu’ils donnaient la préférence à leurs cuisiniers. Je crois que Dominico Soto et Achille Gaillard étaient dans la bonne foi, et même que leurs disputes ne brisèrent point les liens de la charité. Je ne dois ni ne puis penser autrement ; mais quand je viens à considérer tous les autres charlatanismes de ce monde, depuis les dogmes qui ont régné en Éthiopie jusqu’à l’immortalité du dalaï-lama au grand Thibet, et à la sainteté de sa chaise percée ; depuis le Xaca du Japon jusqu’aux anciens druides des Gaules et de l’Angleterre, je suis épouvanté. Je conçois bien que tant de joueurs de gobelets ont voulu se faire payer en argent et en honneurs. On ne tromperait pas, dit-on, s’il n’y avait rien à gagner ; mais concevez-vous ceux qui payent ? Comment se peut-il que parmi tant de millions d’hommes il n’y en eût pas deux qui se fussent laissé tromper sur la valeur d’un écu, et que tous courussent au-devant des erreurs les plus grossières et les plus affreuses, dont il leur importait tant d’être désabusés ?
Ne voyez-vous pas comme moi, avec consolation, qu’il y a au bout de l’Asie une société immense de lettrés auxquels on n’a jamais reproché de superstition ridicule ou sanguinaire ? Et s’il se forme jamais ailleurs une compagnie pareille, ne la bénirez-vous pas ?
Je m’aperçois que je ne vous ai pas écrit tout à fait en enfant de saint Idulphe[43] ; vous me le pardonnerez, s’il vous plaît.
J’ai peine à me défendre d’un vif enthousiasme, quand je contemple cent cinquante millions d’hommes[44] gouvernés par treize mille six cents magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l’inspection d’une cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des neuf chœurs des anges de saint Thomas d’Âquin.
Ce qui me plaît de toutes ces cours chinoises, c’est qu’aucune ne peut faire exécuter à mort le plus vil citoyen, à l’extrémité de l’empire, sans que le procès ait été examiné trois fois par le grand conseil, auquel préside l’empereur lui-même. Quand je ne connaîtrais de la Chine que cette seule loi, je dirais : Voilà le peuple le plus juste et le plus humain de l’univers.
Si je creuse dans le fondement de leurs lois, tous les voyageurs, tous les missionnaires, amis et ennemis, Espagnols, Italiens, Portugais, Allemands, Français, se réunissent pour me dire que ces lois sont établies sur le pouvoir paternel, c’est-à-dire sur la loi la plus sacrée de la nature.
Ce gouvernement subsiste depuis quatre mille ans, de l’aveu de tous les savants, et nous sommes d’hier ; je suis forcé de croire et d’admirer. Si la Chine a été deux fois subjuguée par des Tartares, et si les vainqueurs se sont conformés aux lois des vaincus, j’admire encore davantage.
Je laisse là cette muraille de cinq cents lieues de long, bâtie deux cent vingt ans avant notre ère : c’est un ouvrage aussi vain qu’immense, et aussi malheureux qu’il parut d’abord utile, puisqu’il n’a pu défendre l’empire. Je ne parle pas du grand canal de six cent mille pas géométriques, qui joint le fleuve Jaune à tant d’autres rivières. Notre canal du Languedoc nous en donne quelque faible idée. Je passe sous silence des ponts de marbre de cent arches[45] construits sur des bras de mer, parce qu’après tout nous avons bâti le pont Saint-Esprit sur le Rhône dans le temps que nous étions encore à demi barbares, et parce que les Égyptiens élevèrent leurs pyramides lorsqu’ils ne savaient pas encore penser.
Je ne ferai nulle mention de la prodigieuse magnificence des cours chinoises, car l’installation de quelques-uns de nos papes eut aussi quelque splendeur, et la promulgation de la bulle d’or[46] à Nuremberg ne fut pas sans faste.
J’ai plus de plaisir à lire les maximes de Confucius, prédécesseur de saint Martin de plus de mille ans, qu’à contempler l’estampe d’un mandarin faisant son entrée dans une ville à la tête d’une procession ; permettez-moi de rapporter ici quelques-unes de ces sentences.
« La raison est un miroir qu’on a reçu du ciel ; il se ternit, il faut l’essuyer. Il faut commencer par se corriger pour corriger les hommes.
« Je ne voudrais pas qu’on sût ma pensée ; ne la disons donc pas. Je ne voudrais pas qu’on sût ce que je suis tenté de faire ; ne le faisons donc pas.
« Le sage craint quand le ciel est serein : dans la tempête il marcherait sur les flots et sur les vents.
« Voulez-vous minuter un grand projet, écrivez-le sur la poussière, afin qu’au moindre scrupule il n’en reste rien.
« Un riche montrait ses bijoux à un sage. « Je vous remercie des bijoux que vous me donnez, dit le sage. — Vraiment je ne vous les donne pas, repartit le riche. — Je vous demande pardon, répliqua le sage ; vous me les donnez, car vous les voyez, et je les vois ; j’en jouis comme vous, etc. »
Il y a plus de mille sentences pareilles de Confucius, de ses disciples et de leurs imitateurs. Ces maximes valent bien les secs et fastidieux Essais de Nicole[47].
On n’est pas surpris qu’une nation si morale ait été subjuguée par des peuples féroces ; mais on s’étonne quelle ait été souvent bouleversée comme nous par des guerres intestines : c’est un beau climat qui a essuyé de violents orages.
Ce qui étonne plus, c’est qu’ayant si longtemps cultivé toutes les sciences, ils soient demeurés au terme où nous étions en Europe aux xe XIe et xiie siècles. Ils ont de la musique, et ils ne savent pas noter un air, encore moins chanter en parties. Ils ont fait des ouvrages d’une mécanique prodigieuse, et ils ignoraient les mathématiques. Ils observaient, ils calculaient les éclipses ; mais les éléments de l’astronomie leur étaient inconnus.
Leurs grands progrès anciens et leur ignorance présente sont un contraste dont il est difficile de rendre raison. J’ai toujours pensé que leur respect pour leurs ancêtres, qui est chez eux une espèce de religion, était une paralysie qui les empêchait de marcher dans la carrière des sciences. Ils regardaient leurs aïeux comme nous avons longtemps regardé Aristote. Notre soumission pour Aristote (qui n’était pourtant pas l’un de nos ancêtres) a été si superstitieuse que, même dans l’avant-dernier siècle, le parlement de Paris défendit, sous peine de mort, qu’on fût, en physique, d’un avis différent de ce Grec de Stagire[48], On ne menaçait pas à la Chine de faire pendre les jeunes lettrés qui inventeraient des nouveautés en mathématiques ; mais un candidat n’aurait jamais été mandarin s’il avait montré trop de génie, comme parmi nous un bachelier suspect d’hérésie courrait risque de n’être pas évêque. L’habitude et l’indolence se joignaient ensemble pour maintenir l’ignorance en possession. Aujourd’hui les Chinois commencent à oser faire usage de leur esprit, grâce à nos mathématiciens d’Europe.
Peut-être, monsieur, avez-vous trop méprisé cette antique nation ; peut-être l’ai-je trop exaltée : ne pourrions-nous pas nous rapprocher ?
La guerre de Troie, monsieur, n’est pas plus connue que les succès des révérends pères jésuites à la Chine, et leurs tribulations. Je vous demande d’abord si parmi toutes les nations du monde, excepté la juive[49], il y en a jamais eu une seule qui eût pu persécuter des gens honnêtes, prêchant avec humilité un Dieu et la vertu, secourant les pauvres sans offenser les riches, bénissant les peuples et les rois ? Je soutiens que, chez les anthropophages, de tels missionnaires seraient accueillis le plus gracieusement du monde.
Si à la modestie, au désintéressement, à cette vertu de la charité que Cicéron appelle charitas humani generis[50], ils joignent une connaissance profonde des beaux-arts et des arts utiles ; s’ils vous apprennent à peser l’air, à marquer ses degrés de froid et de chaud, à mesurer la terre et les cieux, à prédire juste toutes les éclipses pour des milliers de siècles, enfin à rétablir votre santé avec une écorce qu’ils ont apportée du nouveau monde aux extrémités de l’ancien ; alors ne se jette-t-on pas à genoux devant eux ? Ne les prend-on pas pour des divinités bienfaisantes ?
Si, après s’être montrés quelque temps sous cette forme heureuse, ils sont chassés des quatre parties du monde, n’est-ce pas une grande probabilité que leur orgueil[51] a partout révolté l’orgueil des autres, que leur ambition a réveillé l’ambition de leurs rivaux, que leur fanatisme a enseigné au fanatisme à les perdre ?
Il est évident que si les clercs de la brillante Église de Nicomédie n’avaient pas pris querelle avec les valets de pied du césar Galérius, et si un enthousiaste insolent n’avait pas déchiré l’édit de Dioclétien, protecteur des chrétiens, jamais cet empereur, jusque-là si bon, et mari d’une chrétienne, n’aurait permis la persécution qui éclata les deux dernières années de son règne : persécution que nos ridicules copistes de légendes ont tant exagérée[52]. Soyez tranquille, et on vous laissera tranquille.
Duhalde rapporte, dans sa collection des Mémoires de la Chine, un billet du bon empereur Kang-hi aux jésuites de Pékin, lequel peut donner beaucoup à penser ; le voici[53] :
« L’empereur est surpris de vous voir si entêtés de vos idées. Pourquoi vous occuper si fort d’un monde où vous n’êtes pas encore ? Jouissez du temps présent. Votre Dieu se met bien en peine de vos soins ! N’est-il pas assez puissant pour se faire justice sans que vous vous en mêliez ? »
Il paraît par ce billet que les jésuites se mêlaient un peu de tout à Pékin comme ailleurs.
Plusieurs d’entre eux étaient parvenus à être mandarins ; et les mandarins chinois étaient jaloux. Les frères prêcheurs et les frères mineurs étaient plus jaloux encore. N’était-ce pas une chose plaisante de voir nos moines disputer humblement les premières dignités de ce vaste empire ? Ne fut-il pas encore plus singulier que le pape envoyât des évêques dans ce pays ; qu’il partageât déjà la Chine en diocèses sans que l’empereur en sût rien, et qu’il y dépêchât des légats pour juger qui savait le mieux le chinois, des jésuites, ou des capucins, ou de l’empereur ?
Le comble de l’extravagance était sans doute (et on l’a déjà dit assez[54]) que les missionnaires, qui venaient tous enseigner la vérité, fussent tous divisés entre eux, et s’accusassent réciproquement des plus puants mensonges. Il y avait bien un autre danger : ces missionnaires avaient été dans le Japon la malheureuse cause d’une guerre civile dans laquelle on avait égorgé plus de trente mille hommes en l’an de grâce 1638. Bientôt les tribunaux chinois rappelèrent cette horrible aventure à l’empereur Young-tching, fils de Kang-hi et père de Kien-long, l’auteur du poème de Moukden. Tous les prédicateurs d’Europe furent chassés avec bonté par le sage Young-tching, en 1724[55]. La cour ne garda que deux ou trois mathématiciens, parce que d’ordinaire ce ne sont pas ces gens-là qui bouleversent le monde par des arguments théologiques.
Mais, monsieur, si les Chinois aiment tant les bons mathématiciens, pourquoi ne le sont-ils pas devenus eux-mêmes ? Pourquoi, ayant vu nos éphémérides, ne se sont-ils pas avisés d’en faire ? Pourquoi sont-ils toujours obligés de s’en rapporter à nous ? Le gouvernement met toujours sa gloire à faire recevoir ses almanachs par ses voisins, et il ne sait pas encore en faire. Ce ridicule honteux n’est-il pas l’effet de leur éducation ? Les Chinois apprennent longtemps à lire et à écrire, et à répéter des leçons de morale ; aucun d’eux n’apprend de bonne heure les mathématiques. On peut parvenir à se bien conduire soi-même, à bien gouverner les autres, à maintenir une excellente police, à faire fleurir tous les arts, sans connaître la table des sinus et les logarithmes. Il n’y a peut-être pas un secrétaire d’État en Europe qui sût prédire une éclipse. Les lettrés de la Chine n’en savent pas plus que nos ministres et que nos rois.
Vous croyez que ce défaut vient des têtes chinoises encore plus que de leur éducation. Vous semblez penser que ce peuple n’est fait pour réussir que dans les choses faciles ; mais qui sait si le temps ne viendra pas où les Chinois auront des Cassini et des Newton ? Il ne faut qu’un homme, ou plutôt qu’une femme. Voyez ce qu’ont fait de nos jours Pierre Ier et Catherine II.
Je voudrais, monsieur, dompter ma curiosité, n’ayant pu la satisfaire. J’ai vu chez mon père, qui est négociant, plusieurs marchands, facteurs, patrons de navire, et aumôniers de vaisseaux, qui revenaient de la Chine, et qui ne m’en ont pas plus appris que s’ils débarquaient du coche d’Auxerre. Un commissionnaire, qui avait séjourné vingt ans à Kanton, m’a seulement confirmé que les marchands y sont très-méprisés, quoique dans la ville la plus commerçante de l’empire. Il avait été témoin qu’un officier tartare, très-curieux des nouvelles de l’Europe, n’avait jamais osé donner à dîner dans Kanton à un officier de notre compagnie des Indes, parce qu’il servait des marchands. Le capitaine tartare avait peur de se compromettre : il ne se familiarisa jusqu’à dîner avec ce capitaine français qu’à sa maison de campagne. Je soupçonne, par parenthèse, que ce mépris pour une profession si utile est la source de la friponnerie dont on accuse les marchands chinois, et principalement les détailleurs : ils se font payer leur humiliation. De plus, ce dédain mandarinal pour le commerce nuit beaucoup au progrès des sciences.
N’ayant pu rien savoir par nos marchands, j’ai été encore moins éclairé par nos aumôniers, qui ont pu argumenter depuis Goa jusqu’à Bornéo. Le capucin Norbert[56] ne m’a appris autre chose, dans huit gros volumes, sinon qu’il avait été persécuté dans l’inde par les jésuites, poursuivis eux-mêmes partout.
Je me suis adressé à des savants de Paris qui n’étaient jamais sortis de chez eux ; ceux-là n’ont lait aucune difficulté de m’expliquer le secret de l’origine des Chinois, des Indiens, et de tous les autres peuples. Ils le savaient par les mémoires de Sem, Cham, et Japhet, L’évêque d’Avranches Huet, l’un de nos plus laborieux écrivains, fut le premier qui imagina que les Égyptiens avaient peuplé l’Inde et la Chine ; mais comme il avait imaginé aussi que Moïse était Bacchus, Adonis, et Priape, son système ne persuada personne.
Mairan, secrétaire de l’Académie des sciences, crut entrevoir, avec les lunettes d’Huet, une grande conformité entre les sciences, les usages, les mœurs, et même les visages des Égyptiens et des Chinois. Il se figura que Sésostris avait pu fonder des colonies à Pékin et à Delhi. Le P. Parennin lui écrivit de la Chine une grande lettre aussi ingénieuse que savante, qui dut le désabuser[57].
D’autres savants ont travaillé ensuite à transplanter l’Égypte à la Chine, Ils ont commencé par établir qu’on pouvait trouver quelque ressemblance entre d’anciens caractères de la langue phénicienne ou syriaque et ceux de l’ancienne Égypte, en y faisant les changements requis ; il ne leur a pas été difficile de travestir ensuite ces caractères égyptiens en chinois. Cela fait, ils ont composé des anagrammes avec les noms des premiers rois de la Chine, Par ces anagrammes ils ont reconnu que le roi chinois Yu est évidemment le roi d’Égypte Menés, en changeant seulement y en me, et u en nès. Ki est devenu Athoès ; Kang a été transformé en Diabiès, et encore Diabiès est-il un mot grec. On sait assez que les Athéniens donnèrent des terminaisons grecques aux mots égyptiens. Il n’y a pas eu plus de Diabiès en Égypte que de Memphis et d’Héliopolis : Memphis s’appelait Moph, Héliopolis s’appelait Hon. C’est ainsi que, dans la suite des siècles, ces Grecs s’avisèrent de donner le nom de Crocodilopolis à la ville d’Arsinoé. Tout cela ferait renoncer à la généalogie des noms et des hommes. Enfin il ne paraît pas que les Chinois soient venus d’Égypte plutôt que de Romorantin.
Je ne pense pas pourtant qu’il fût honteux à la Chine d’avoir l’Égypte pour aïeule. La Chine est à la vérité dix-huit fois[58] aussi grande que sa prétendue grand’mère, et même on peut dire que l’Égypte n’est pas d’une race fort ancienne : car pour qu’elle figurât un peu dans le monde, il fallut des temps infinis ; elle n’aurait jamais eu de blé, si elle n’avait eu l’adresse de creuser les canaux qui reçurent les eaux du Nil. Elle s’est rendue fameuse par ses pyramides, quoiqu’elles n’eussent guère, selon Platon dans sa République[59], plus de dix mille ans d’antiquité. Enfin on ne juge pas toujours des peuples par leur grandeur et leur puissance. Athènes a été presque égale à l’empire romain, aux yeux des philosophes ; mais, malgré toute la splendeur dont l’Égypte a brillé, surtout sous la plume de l’évêque Bossuet, qu’il me soit permis de préférer un peuple adorateur pendant quatre mille ans du Dieu du ciel et de la terre, à un peuple qui se prosternait devant des bœufs, des chats et des crocodiles, et qui finit par aller dire la bonne aventure à Rome, et par voler des poules au nom d’Isis.
Vous avez vaillamment combattu ceux qui ont voulu faire passer ces Égyptiens pour les pères des Chinois ; laudo vos. Mais si vous regardez encore les Chinois avec mépris, in hoc non laudo.
Je gourmande toujours inutilement cette curiosité insatiable et inutile. Si on m’apprend quelques vérités sur un coin des quatre parties du monde, je me dis : « À quoi ces vérités me serviront-elles ? » Si on m’accable de mensonges, comme cela m’arrive tous les jours, je gémis, et je suis prêt de me mettre en colère.
Bénis soient les Chinois, monsieur, qui ne s’informent jamais de ce qui se passe hors de chez eux ! M. Gervais a bien raison de remarquer que l’empereur n’a point fait son poëme pour nous, mais seulement pour ses chers Tartares et pour ses chers Chinois[60]. Un littérateur de notre pays a écrit à Sa Majesté chinoise sur le danger qu’elle courait à Paris d’essuyer un réquisitoire[61] et un monitoire au sujet de son poëme. L’empereur ne lui a pas répondu ; et il a bien fait.
Que chacun fasse chez lui comme il l’entend. C’est ce qu’apprit à ses dépens mon père le marchand Jean Duchemin, qui n’était pas riche. Il lui en coûta deux mille écus pour avoir été curieux lorsqu’il commerçait à Quanton, Canton, on Kanton.
Vous avez entendu parler du R. P. Gozzani[62], auquel le R. P. Joseph Suarez recommanda, en 1707, d’aller visiter leurs frères les Juifs des dix tribus transplantées dans le pays de Gog et de Magog par Salmanazar, l’an 717 avnit notre ère latine, juste du temps de Romulus.
Le R. P. Gozzani, qui était fort zélé, et qui n’avait pas un écu, alla trouver mon père Jean Duchemin, qui n’était pas riche : « Venez avec moi, lui dit-il, et défrayez-moi, pour l’amour de Dieu, dans le voyage que le P. Suarez m’ordonne, de la part du pape, de faire à Caï-foum-fou dans le province de Honang, qui n’est pas loin d’ici. Vous aurez l’avantage de voir les dix tribus d’Israël chassées par Salmanazar, il y a deux mille quatre cent vingt-quatre ans, de l’admirable pays de Judée. Elles règnent dans la province de Honang, elles reviendront à la fin du monde dans la terre promise, avec les deux autres tribus Judas et Benjamin, pour combattre l’antechrist et pour juger le genre humain : elles nous recevront à bras ouverts, et vous ferez une fortune immense avant que vous soyez jugé. »
Mon père crut ce Gozzani ; il acheta des chevaux, une voiture, des habits magnifiques pour paraître décemment devant les princes des tribus de Gad, Nephthali, Zabulon, Issachar, Aser, et autres, qui régnaient dans Caï-foum-fou, capitale de Honang. Il défraya splendidement son jésuite. Quand ils furent arrivés dans le royaume des dix tribus, ils furent en effet introduits dans la synagogue où le sanhédrin s’assemblait. C’était une douzaine de gueux qui vendaient des haillons. Le voyage avait coûté à mon père deux mille écus de cinq livres, qu’on appelle taels à la Chine ; et les Gad, Nephthali, Zabulon, Issachar, et Aser, lui volèrent le reste de son argent.
Frère Gozzani, pour le consoler, lui prouva que les gens des tribus chassées depuis deux mille quatre cent vingt-quatre ans par Salmanazar, de leur royaume d’Israël, qui avait bien quinze lieues de long sur huit de large, furent d’abord enchaînés deux à deux comme des galériens par l’ordre de Salmanazar, roi de Chaldée ; qu’ils furent conduits à coups de fourche de Samarie à Sichem, de Sichem à Damas, de Damas à Alep, d’Alep à Erzerum ; que dans la suite des temps cette grande partie du peuple chéri s’avança vers Érivan ; que bientôt après elle marcha au sud de la mer d’Hircanie, vulgairement la mer Caspienne ; qu’elle planta ses pavillons dans le Guilan, dans le Tabeistan ; qu’elle vécut longtemps de cailles dans le grand désert salé, selon son ancienne coutume ; et qu’enfin, de déserts en déserts et de bénédictions en bénédictions, les dix tribus fondèrent le royaume de Caï-foum-fou, dont ils ne reviendront que pour conduire les nations dans la voie droite[63]. Cette doctrine consola fort mon père, mais ne le dédommagea pas.
J’avais dans ce temps-là même un cousin germain bachelier de Sorbonne. Il se chargea de faire le panégyrique des six corps des marchands : la sacrée faculté y trouva des propositions malsonnantes, hérétiques, sentant l’hérésie : ce qui lui fit une affaire très-sérieuse.
Ces aventures, et d’autres pareilles, firent connaître à la famille qu’elle ne devait jamais se mêler des affaires d’autrui, qu’il fallait renoncer à la prose soutenue comme aux vers alexandrins, et qu’enfin rien n’était plus dangereux que de vouloir briller dans le monde.
En effet, quand le père Castel[64] fit une brochure pour rassurer l’univers, et une autre brochure pour instruire l’univers, les honnêtes gens en rirent, et l’univers n’en sut rien. C’est bien pis que si l’univers avait ri. Tout cela était un avertissement de me taire.
Vous pourrez me dire, monsieur, que l’empereur Kien-long a pourtant voulu instruire une grand partie du globe en vers tartares, et que tous les lettrés de la Chine ont été à ses pieds. Vous ajouterez encore qu’il a fait imprimer une chanson sur le thé[65], et qu’il n’y a point de dame depuis Pékin jusqu’à Kanton qui n’ait chanté la chanson de son maître en déjeunant. Mais s’il est permis à un empereur d’être bon poëte, un particulier risque trop. Il ne faut point se publier. Cachons-nous en vers et en prose. Il vous appartient, monsieur, de paraître au grand jour ; mais ne montrez pas mes lettres.
Ne parlons plus, monsieur, du poëme de l’empereur de la Chine, quelque beau qu’il puisse être. J’ai à vous entretenir d’un ouvrage cent fois plus poétique, et beaucoup plus ancien, fait autrefois dans l’Inde, et qui ne commence que de nos jours à être connu en Europe : c’est le Shastabad[66], le plus ancien livre de l’Indostan et du monde entier, écrit dans la langue sacrée du Hanscrit il y a près de cinq mille ans. C’est bien autre chose que les y king ou les y quim chinois, qui ne sont que des lignes droites où personne n’a jamais rien compris. Deux gentilshommes anglais qui ont tous deux, pendant plus de vingt ans, étudié la langue sacrée dans le Bengale, langue connue seulement de quelques savants brames, se sont donné la peine de lire et de traduire les morceaux les plus précieux de ce Shastabad. L’un est M. Holwell[67], longtemps vice-gouverneur du principal établissement anglais sur le Gange ; l’autre, M. Dow[68], colonel dans l’armée de la compagnie. J’avoue, monsieur, que notre compagnie française ne s’est pas donné de pareils soins, et qu’elle n’a été ni si savante ni si heureuse.
L’antiquité du Shastabad fait voir évidemment que les brachmanes précédèrent de plusieurs siècles les Chinois, qui précèdent le reste des hommes. Ce qui surprend, ce n’est pas que ce livre soit si ancien, c’est qu’il soit écrit dans le style dont Platon écrivait en Grèce, plus de deux mille ans après l’auteur indien.
Vous connaissez ce Shastabad sans doute ; mais permettez-moi de vous en représenter ici les principaux traits. Vous verrez qu’ils n’ont été connus d’aucun de nos missionnaires. Chacun d’eux nous a conté ce qu’il entendait dire, et encore très-difficilement, dans la province où il séjourna peu de temps. Toutes ces provinces ont des idiomes et des catéchismes différents. Supposé que des Indiens fussent assez désœuvrés, assez inquiets, assez déterminés, pour venir en Europe s’informer de nos dogmes et nous instruire des leurs, ils verraient à Pétersbourg l’Église grecque, qui diffère de la romaine ; en Suède, en Danemark, l’Église évangélique ou luthérienne, qui ne ressemble ni à la romaine ni à la grecque ; en Prusse, une autre religion. Il serait bien difficile à ces Indiens de se faire une idée nette de l’origine du christianisme. MM. Hohwell et Dow ont puisé à la source du brachmanisme, et on verra que cette source est celle des croyances qui ont régné le plus anciennement sur notre hémisphère, et même à la Chine, où la métempsycose indienne est encore reçue chez le peuple, quoique méprisée chez les lettrés et dans tous les tribunaux.
Voici le commencement du plus singulier de tous les livres[69].
« Dieu est un, créateur de tout, sphère universelle, sans commencement, sans fin. Dieu gouverne toute la création par une providence générale, résultante de ses éternels desseins… Ne recherche point l’essence et la nature de l’Éternel, qui est un ; ta recherche serait vaine et coupable. C’est assez que, jour par jour et nuit par nuit, tu adores son pouvoir, sa sagesse, et sa bonté, dans ses ouvrages. »
J’avais dit tout à l’heure que le Shastabad était digne de Platon. Je me rétracte, Platon n’est pas digne du Shastabad. Continuons.
« L’Éternel voulut, dans la plénitude du temps, communiquer de son essence et de sa splendeur à des êtres capables de la sentir. Ils n’étaient pas encore[70] ; l’Éternel voulut, et ils furent. Il créa Birma, Vitsnou, et Sib. »
On voit ensuite comment Dieu forma d’autres substances nombreuses, subordonnées à ces trois premières participantes de sa propre nature, et dominatrices avec lui. Ces puissances subordonnées, et d’un ordre inférieur, avaient à leur tête un génie céleste que l’on nomme Moisazor. Tous ces noms expriment dans la langue du Hanscrit des perfections différentes : ces perfections diverses, et cette subordination, produisirent dans les globes dont Dieu a rempli l’espace une harmonie et une félicité constante pendant plusieurs siècles.
Il est clair que ces idées, toutes sublimes qu’elles peuvent être, ne sont cependant qu’une image d’un bon gouvernement parmi les hommes : c’est le terrestre épuré et transporté au ciel. C’est encore ce que Platon a tant imité.
Enfin l’envie et l’ambition se saisissent du cœur de Moisazor et de ses compagnons : ils joignent les imperfections aux perfections ; ils pervertissent l’ouvrage de l’Éternel ; ils se révoltent contre les trois êtres supérieurs tirés de sa substance divine ; la discorde succède à l’harmonie ; le ciel se divise ; les génies fidèles qui ont conservé la perfection se déclarent contre les génies infidèles qui ont choisi l’imperfection. L’Éternel précipite Moisazor et les autres substances imparfaites et révoltées dans le globe des ténèbres, nommé l’Ondéra.
Voilà probablement l’origine de la guerre des Titans contre les dieux en Égypte ; de la destruction de Typhon, de la punition de Typhéeet d’Encelade enchaînés par les Grecs, en Sicile[71], sous le mont Etna. Un autre aurait dit : Voilà infailliblement, au lieu de voilà probablement. Car on sait que dès qu’un beau conte est inventé par une nation, il est vite copié par une autre : l’aventure d’Amphitryon et de Sosie est originairement de l’Inde ; on l’a déjà remarqué ailleurs[72].
Si on osait, on observerait encore que cette histoire, ou cette théogonie, ou cette allégorie, parvint jusqu’aux Juifs vers les temps d’Archélaüs et d’Agrippa : car c’est alors qu’il parut un livre juif sous le nom d’Ènoch, dans lequel il était fait mention de la révolte et de la chute des anges. On nous a conservé quelques passages de ce livre attribué à Enoch[73], septième homme après Adam. On y trouve que deux cents anges principaux, ayant l’archange Semexias à leur tête, se liguèrent ensemble sur le mont Hermon pour aller voler les hommes et pour violer les filles. Le Seigneur ordonna à Michaël de lier le capitaine Semexias, et à Gabriel de lier Azazel le lieutenant : ils furent jetés avec leurs soldats dans le lieu d’obscurité, comme y avaient été jetés les génies désobéissants du Shastabad. C’est même à cette chute des anges, rapportée dans le livre d’Enoch, que l’apôtre saint Jude fait allusion quand il dit, dans son épître, chapitre ie, « qu’Enoch, septième homme après Adam, prophétisa sur ces étoiles errantes, auxquelles une tempête noire est réservée pour l’éternité[74] ». Il dit dans ce même chapitre que « ces anges sont liés de chaînes à tout jamais[75], quoique l’archange Michaël n’osât maudire le diable en lui disputant le corps de Moïse ».
C’est au P. Calmet, de notre congrégation, d’expliquer ces mystères ; c’est à lui seul de montrer comment la chute des anges n’avait été annoncée chez nous que dans un livre apocryphe. Je dois me borner à vous dire que cette chute était articulée depuis des siècles dans le Shastabad des anciens brachmanes.
Vous savez, monsieur, qu’il y a dans ce temps-ci des doctes qui raisonnent, ce qui n’était pas autrefois si commun ; vous savez que, parmi nos doctes raisonneurs modernes, il s’en trouve quelques-uns d’assez téméraires pour oser croire que le berceau du christianisme fut dans l’Inde, il y a cinq mille ans à peu près ; et voici comme ils tâchent d’argumenter. « L’origine de tout, disent-ils, selon nous et selon les Indiens, c’est le diable. Car nous disons que le diable, s’étant révolté dans le ciel avant qu’il y eût des hommes sur la terre, et ayant été mis en enfer, il en sortit pour venir tenter nos premiers parents dès qu’il sut qu’ils existaient. Il fut la cause du péché originel, et ce péché originel fut la cause de tout ce qui est arrivé depuis : donc le diable est la cause de tout. » Mais puisqu’il n’est question, dans aucun endroit de la Genèse, ni du diable, ni de son enfer, ni de son voyage sur la terre, il est évident que toute cette théologie est tirée de la théologie des anciens brachmanes, qui seuls avaient écrit l’histoire du diable sous le nom de Moisazor. Ce Moisazor avait commencé par être favori de Dieu, puis avait été damné, puis était venu sur la terre.
Nos commentateurs tirent de ce diable chassé du ciel un serpent ; ensuite ils en firent Satan, Belphégor, Belzébuth, etc. ; ils ont fini par l’appeler Lucifer, d’un mot latin qui veut dire l’étoile de Vénus.
Et pourquoi ont-ils appelé le diable étoile de Vénus ? C’est que, dans un ancien écrit juif[76] on a déterré un passage traduit en latin. Ce passage regarde la mort d’un roi de Babylone, de qui les Juifs avaient été esclaves. Les Juifs se réjouissaient d’avoir perdu ce monarque, comme fait le peuple partout à la mort de son maître. L’auteur exhorte le peuple à se moquer de ce roi babylonien qu’on vient d’enterrer.
« Allons, dit-il, chantez une parabole contre le roi de Babylone. Dites : Que sont devenus ses employés des gabelles ? que sont devenus les bureaux de ces gabelles ? Le Seigneur a brisé le sceptre des impies et les verges des dominateurs ; la terre est maintenant tranquille et en silence : elle est dans la joie. Les cèdres et les sapins, ô roi ! se réjouissent de ta mort. Ils ont dit : Depuis que tu es enterré, personne n’est plus venu nous couper et nous abattre. Tout le souterrain s’est ému à ton arrivée ; les géants, les princes, se sont levés de leur trône ; ils disent : Te voilà donc percé comme nous ; te voilà semblable à nous ; ton orgueil est tombé dans les souterrains avec ton cadavre. Comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin, étoile de Vénus, Lucifer (en syriaque Hellel) ? comment es-tu tombée en terre, toi qui frappais les nations ? etc.[77] »
Cette parabole est fort longue. Il a plu aux commentateurs d’entendre littéralement cette allégorie, comme il leur a plu d’expliquer allégoriquement le sens littéral de cent autres passages : c’est ainsi que notre saint François de Paule ayant fondé les minimes, on prêcha en Italie que son ordre était prédit dans la Genèse[78] : Frater minimus cum patre nostro. C’est ainsi que toute l’histoire de saint François d’Assise se trouve mot à mot dans la Bible. De tout cela, monsieur, nos commentateurs concluent que le serpent qui trompa notre Eve était le diable, et les Indiens concluent que le diable était leur Moisazor, qui fut ci-devant le premier des anges. Si on en croyait les anciens Perses, leur Satan serait d’une plus vieille date que notre serpent, et approcherait presque de l’antiquité de Moisazor. Chaque nation veut avoir son diable, comme chaque paroisse a son saint.
Je n’entre point dans ces profondeurs ; je remarquerai seulement que le gouverneur Holwell, après nous avoir donné une idée de ce livre si antique, et en avoir admiré le style, le compare au Paradis perdu de Milton, « à cela près, dit-il, que Milton a été entraîné par son génie inventif et ingouvernable à semer dans son poëme des scènes trop grossières, trop bouffonnes, trop opposées aux sentiments qu’on doit avoir de l’Être suprême[79] ».
Poursuivons l’histoire de l’ancienne loi indienne. Dieu pardonne, après plusieurs milliers de siècles, aux génies délinquants ; il crée la terre comme un séjour d’épreuve pour leur donner lieu d’expier leurs crimes ; il les lait passer par plusieurs métamorphoses. D’abord ils sont vaches, afin que lorsqu’ils seront hommes ils apprennent à ne point tuer leurs nourrices, et à ne pas manger leurs pères nourriciers : c’est ce qui établit cette doctrine de la métempsycose, et cette abstinence rigoureuse de tout être à qui Dieu a donné la vie, doctrine que Pythagore embrassa dans l’Inde, et qu’il ne put faire recevoir à Crotone.
Quand ces génies célestes et punis ont subi plusieurs métamorphoses sans commettre des crimes, ils retournent enfin avec leurs femmes dans le ciel, leur première patrie ; et c’est pour accompagner leurs époux dans le ciel que tant de femmes se brûlèrent et se brûlent encore[80] sur le corps de leurs maris : piété ancienne autant qu’affreuse, qui nous montre à quel excès de faiblesse la superstition peut réduire l’esprit humain, et à quelle grandeur elle peut élever le courage. Cicéron dit, dans ses Tusculanes, que cette coutume subsistait de son temps dans toute sa force. Il s’en effraye, et il l’admire.
M. Hohwell a vu dans son gouvernement, en 1743, la plus belle femme de l’Inde, âgée de dix-huit ans[81], résister aux prières et aux larmes de milady Russell, femme de l’amiral anglais, qui la conjurait d’avoir pitié d’elle-même et de deux enfants charmants qu’elle allait laisser orphelins ; elle répondit à Mme Russell : « Dieu les a fait naître, Dieu en prendra soin. » Elle s’étendit sur le bûcher, et y mit le feu elle-même avec autant de sérénité que des dévotes prennent le voile parmi nous.
Il ajoute qu’un Anglais nommé Charnoc[82], étant témoin du même épouvantable sacrifice d’une jeune Indienne très-belle, descendit, malgré les prêtres, dans la fosse du bûcher, arracha du milieu des flammes cette victime, qui criait au ravisseur et à l’impie ; qu’il eut une peine extrême à l’apaiser, qu’enfin il l’épousa, mais qu’il fut regardé par tout le peuple comme un monstre.
Les brachmanes eurent un autre dogme qui a fait plus de fortune dans tout notre Occident : c’est celui de nos quatre âgesLe second fut de1,600,00
Le troisième, de800,000
Le quatrième, où nous sommes, est de400,000
Ainsi tout va toujours en diminuant et en empirant dans ce monde ; mais nous sommes plus discrets que les brachmanes. Nos âges ne sont pas si longs. Les Indiens appellent ces âges iogues. C’est dans le présent iogue qu’un roi des bords du Gange, nommé Brama, écrivit dans la langue sacrée le sacré Shastabad, il n’y a guère que cinq mille années ; mais il ne s’écoula pas quinze siècles qu’un autre brachmane, qui pourtant n’était pas roi, donna une loi nouvelle du Veidam. Je lui en demande bien pardon : ce Veidam est le plus ennuyeux fatras que j’aie jamais lu. Figurez-vous la Légende dorée, les Conformités de saint François d’Assise, les Exercices spirituels de saint Ignace, et les Sermons de Menot, joints ensemble, vous n’aurez encore qu’une idée très-imparfaite des impertinences du Veidam.
L’Ézour-Veidam est tout autre chose. C’est l’ouvrage d’un vrai sage qui s’élève avec force contre toutes les sottises des brachmanes de son temps. Cet Ézour-Veidam fut écrit quelque temps avant l’invasion d’Alexandre. C’est une dispute de la philosophie contre la théologie indienne ; mais je parie que l’Ézour-Veidam[83]n’a aucun crédit dans son pays, et que le Veidam y passe pour un livre céleste.
Ce n’est pas assez, monsieur, que deux Anglais, dans les trésors qu’ils ont rapportés de l’Inde, aient compté principalement rapportés de l’inde, aient compté principalement cet ancien livre de la religion des brachmanes ; ils ont encore découvert le paradis terrestre. Vous savez que de grands théologiens l’avaient placé, les uns dans la Taprobane, les autres en Suède, quelques-uns même dans la lune. Mais il est réellement sur un des bras du Gange : M. Holwell, et quelques-uns de ses amis, y ont voyagé d’un bout à l’autre[84]. Ce pays peut prendre son nom de sa capitale Bishnapor ou Vishnapor, où l’on adore Vitsnou, fils de Dieu, de temps immémorial. Il est à quelques journées de Calcutta, chef-lieu de la domination anglaise, et on le trouve marqué sur toutes les bonnes cartes des possessions de la compagnie des Indes. Il n’est guère qu’à neuf ou dix journées des frontières du petit royaume de Patna. La contrée vers la ville anglaise de Calcutta, et vers celle de Vishnapor, est arrosée des canaux du Gange, qui fertilisent la terre. Tous les fruits, tous les arbres, toutes les fleurs, y sont entretenus par une fraîcheur éternelle qui tempère les chaleurs du tropique, dont ce climat n’est pas éloigné. Le peuple y est encore plus favorisé de la nature.
« Ce peuple fortuné, dit la relation, a conservé la beauté du corps si vantée dans les anciens brachmanes, et toute la beauté de l’âme, pureté, piété, équité, régularité, amour de tous les devoirs. C’est là que la liberté et la propriété sont inviolables. Là on n’entend jamais parler de vol, soit privé, soit public ; dès qu’un voyageur, quel qu’il soit, a touché les limites du pays, il est sous la garde immédiate du gouvernement. On lui envoie des guides qui répondent de son bagage et de sa personne, sans aucun salaire. Ces guides le conduisent à la première station. Le premier officier du lieu le loge et le défraye, puis le remet à d’autres guides, qui en prennent le même soin. Il n’a d’autre peine que de délivrer de ville en ville à ses conducteurs un certificat qu’ils ont rempli leur charge. Il est entretenu de tout dans chaque gîte, pendant trois jours, aux dépens de l’État ; et s’il tombe malade, on le garde, et on lui administre tous les secours jusqu’à ce qu’il soit guéri, sans qu’on reçoive de lui la moindre récompense. »
Si ce n’est pas là le paradis terrestre, je ne sais où il peut être.
Un philosophe sera moins surpris qu’un autre homme quand il saura que les habitants de Vishnapor descendent des anciens brachmanes. C’est probablement ainsi que Pythagore fut reçu chez eux. Ils ont conservé depuis des siècles innombrables la simplicité et la générosité de leurs mœurs. Ajoutez à cela que cette province, presque aussi grande que la France ou l’Allemagne, a toujours été préservée du fléau de la guerre, tandis que ce fléau dévorait tout depuis Delhi, et depuis les rives du Gange jusqu’aux sables de Pondichéry.
On demandera comment des peuples si doux et si vertueux n’ont pas été conquis par quelqu’un de ces voleurs de grands chemins, soit Marattes, soit Européans, soit Thamas-Kouli-kan, soit Abdalla ? C’est qu’on ne peut pas entrer chez eux aussi facilement que le diable entra, selon Milton, dans le paradis terrestre, en sautant les murs.
Le prince descendant des premiers rois brachmanes, qui règne dans Vishnapor, peut, en moins d’un jour, inonder tout le pays ; une armée serait noyée en arrivant. Vishnapor est aussi bien défendu qu’Amsterdam et Venise ; ces peuples, qui n’ont jamais attaqué personne, résisteraient à l’univers entier.
Probablement quelques Français, soit à Romorantin, soit à Paris, prendront ce récit pour des contes d’Hérodote ou pour d’autres contes ; tout est cependant de la plus exacte vérité : les témoins oculaires sont à Londres.
Pourquoi n’en sait-on rien chez nous ? Pourquoi de soixante journaux qui paraissent tous les mois aucun n’a-t-il discuté des merveilles si étranges ? On dit que le livre de M. Holwell a été traduit[85] ; mais ces faits, jetés en passant dans des mémoires sur les intérêts de sa compagnie des Indes, n’ont été remarqués en France par personne. Un seul homme en a parlé[86], et on n’y a pas pris garde. On n’était occupé chez nous que de l’histoire parisienne du jour. Si on a jeté les yeux un moment sur l’Inde, ce n’a été que pour accuser de nos désastres ceux qui avaient prodigué leur sang pour les finir. Aucun même des négociants, des commis, des employés de notre malheureuse compagnie, n’a jamais entendu parler de Vishnapor ou Bishnapor. Ils ont été chassés d’un climat que pendant cinquante ans ils n’avaient pu connaître. Le jésuite Lavaur, qui revint de Pondichéry avec onze cent mille francs dans sa cassette, ne savait pas si M. Holwell et M. Dow étaient au monde.
J’avoue que si la route de Vishnapor était aussi fréquentée que celle d’Orléans et de Lyon, l’hospitalité y serait moins en honneur : c’est une vertu qui coûte peu de chose à ces peuples ; mais on m’avouera qu’ils exercent cette vertu quand l’occasion s’en présente : une bonne action aisée à faire est toujours une bonne action. Ce serait le bonheur du genre humain que la vertu fût partout d’une pratique facile. La Dévotion aisée du Père Lemoine n’était point un si ridicule titre de livre ; faudrait-il donc que la saine morale fût rebutante ?
Si les brachmancs furent les premiers théologiens de ce monde, ils furent aussi les premiers astronomes. Les nuits de leur pays, qui sont plus belles que nos beaux jours, durent nécessairement les engager à observer les astres. Il n’est pas à croire que cette science ait été cultivée d’abord par des bergers, comme on le dit. Nous ne voyons pas que nos pâtres s’occupent beaucoup des planètes et des étoiles fixes. Probablement ceux qui gardaient les moutons en Tartarie, aux Indes, en Chaldée, n’étaient pas plus curieux que les paysans de nos contrées, et je ne vois pas qu’il y ait jamais eu de Newton et de Halley parmi nos bergers d’Allemagne, de France, et d’Espagne, Il faut savoir un peu de géométrie pour être même un astronome ignorant. Les hrachmanes étaient géomètres. Il est donc de la plus grande vraisemblance que la science du ciel eut son origine chez eux.
Il paraît qu’ils furent les premiers qui connurent l’obliquité de l’écliptique. Leur première époque astronomique commençait à une conjonction de toutes les planètes, et cette conjonction était arrivée vingt-trois mille cinq cent et un ans avant notre ère. Je n’examine pas s’ils se sont trompés sur cette époque ; mais je dis qu’il faut une prodigieuse science et bien des siècles pour être en état de se tromper dans un tel calcul[87].
Après avoir voyagé sous vos ordres, monsieur, en Égypte, à la Chine, et aux Indes, je veux faire un petit tour dans un coin de la Tartarie pour vous parler du grand lama. Je veux bien croire qu’il y a des Tartares assez bons pour pendre à leur cou quelques reliques de son derrière en forme de grains de chapelet : en vérité il y a dans les environs de Romorantin, et dans d’autres villes, des gens du peuple qui se parent de reliques aussi singulières. Je ne vois pas que ce qui sort du derrière d’un homme qu’on respecte et qu’on aime, quand cela est bien sec, bien musqué, bien préparé, bien enchâssé dans de l’or ou de l’ivoire, soit plus dégoûtant que tel vieux haillon qui n’a jamais appartenu à un homme de mérite, ou tel vieux os pourri, ou tel nombril, ou tel prépuce, qu’on expose encore dans plus d’un de nos villages à l’adoration des bonnes femmes.
Mais que dans tout le Thibet on pense qu’il existe un homme immortel, cela peut faire quelque peine à un philosophe. Peut-être ce dogme est-il la suite de cette recherche sérieuse que des rois de la Chine firent autrefois du breuvage d’immortalité. Vous remarquez très-bien dans votre livre que plus d’un roi mourut subitement de ce breuvage qui faisait vivre éternellement.
Il y a, ce me semble, dans Oléarius[88], un très-bon conte sur Alexandre, qui chercha le breuvage d’immortalité en passant par le Thibet, lorsqu’il allait conquérir l’Inde. C’est dommage que ce conte n’ait pas eu place dans les Mille et une Nuits ; mais il était trop philosophique pour ma sœur Scheherazade[89]. Voici donc ce qu’Oléarius lut en Perse, dans une histoire d’Alexandre qui n’est pas écrite par Quinte-Curce[90].
Alexandre, après la mort de Darah ou Darius, ayant vaincu les Tartares Usbecks, et se trouvant de loisir, voulut boire de l’eau d’immortalité. Il fut conduit par deux frères qui en avaient bu largement, et qui vivent encore comme Enoch et Élie. Cette fontaine est dans une montagne du Caucase, au fond d’une grotte ténébreuse. Les deux frères firent monter Alexandre sur une jument dont ils attachèrent le poulain à l’entrée de la caverne, afin que la mère, qui portait le roi au milieu de ces profondes ténèbres, pût revenir d’elle-même à son petit après qu’on aurait bu.
Quand on fut arrivé à tâtons au milieu de la grotte, on vit tout d’un coup une grande clarté ; une porte d’acier brillant s’ouvre ; un ange en sort en sonnant de la trompette. « Qui es-tu ? lui dit le héros. — Je suis Raphaël. Et toi ? — Moi, je suis Alexandre. — Que cherches-tu ? — L’immortalité. — Tiens, lui dit l’ange ; prends ce caillou, et quand tu en auras trouvé un autre précisément du même poids, reviens à moi, et je te ferai boire. » Alors l’ange disparut, et les ténèbres furent plus épaisses qu’auparavant.
Alexandre sortit de la grotte à l’aide de sa jument, qui courut après son poulain. Tous les officiers, tous les valets d’Alexandre se mirent à chercher des cailloux. On n’en trouva point qui fût exactement d’une pesanteur égale à celui de Raphaël ; et cela servit à prouver cette ancienne vérité, sur laquelle Leibnitz a tant insisté depuis, qu’il est impossible que la nature produise deux êtres absolument semblables.
Enfin Alexandre prit le parti de faire ajouter une pincée de terre à son caillou pour égaler le poids, et revint tout joyeux à sa grotte sur sa jument. La porte d’acier s’ouvre, l’ange reparaît ; Alexandre lui montre les deux cailloux. L’ange, les ayant considérés, lui dit : « Mon ami, tu y as ajouté de la terre ; tu m’as prouvé que tu en es formé, et que tu retourneras à ton origine. »
Il faut que depuis on ait cru dans le Thibet qu’enfin le grand lama avait trouvé les deux cailloux et la véritable recette. C’est ainsi que nos ancêtres crurent qu’Ogier le Danois avait bu de la fontaine de Jouvence ; c’est ainsi qu’en Grèce on avait imaginé que l’Aurore avait fait présent à Tithon d’une éternelle vieillesse.
Mais ce qui me paraît plus vraisemblable, c’est que la croyance de la métempsycose, qui passa depuis si longtemps de l’Inde en Tartarie, est l’origine de cette opinion populaire que la personne du grand lama est immortelle.
Je vous prie de vouloir bien d’abord observer qu’il n’est point du tout absurde de croire à la métempsycose. C’est un dogme très-faux, je l’avoue ; il n’est point approuvé parmi nous, il peut être un jour déclaré hérétique, mais il n’a jamais été expressément condamné. On pouvait, ce me semble, supposer en sûreté de conscience que Dieu, le créateur de toutes les âmes, les faisait successivement passer dans des corps différents : car que faire des âmes de tant de fœtus qui meurent en naissant, ou qui ne parviennent pas à maturité ? Voilà des âmes toutes neuves qui n’ont point servi : ne seront-elles plus bonnes à rien ? Ne paraît-il pas très-raisonnable de leur donner d’autres corps à gouverner, ou, si vous l’aimez mieux, de les faire gouverner par d’autres corps ?
Pour les âmes qui ont habité des corps disgraciés, et qui ont souffert avec eux dans leur demeure, n’est-il pas encore très-raisonnable qu’après être délogées de leurs vilains étuis elles aillent en habiter de mieux faits ?
Je dirais plus ; il n’y a personne qui, si on lui proposait de renaître après sa mort, n’acceptât ce marché de tout son cœur : quam vellent æthere in alto[91] ! Il paraît donc assez évident que ce système ne répugne ni au cœur humain ni à la raison humaine.
Il est encore évident que cette doctrine ne choque point les bonnes mœurs : car une âme qui se trouvera logée dans le corps d’un homme pour soixante ou quatre-vingts ans tout au plus devra prendre le parti d’être une âme honnête, de peur d’aller habiter après son décès le corps de quelque animal immonde et dégoûtant.
Pourquoi ce système ne fut-il reçu ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni même en Égypte, ni en Chaldée ? Est-ce parce qu’il n’était pas prouvé ? Non, car tous ces peuples étaient infatués de dogmes bien plus improbables. Il est à croire plutôt que la doctrine de la transmigration des âmes fut rejetée parce qu’elle ne fut annoncée que par des philosophes. Dans tout pays on disputa toujours contre le philosophe, et on recourut au sorcier. Pythagore eut beau dire en Italie :
genus attonitum gelidae formidine mortisi
Quid Styga, quid tenebras, quid numina varia timetis,
Materiem vatum falsique piacula mundi ?
Corpora, sive rogus flamma, seu tabe vetustas
Abstulerit, mala posse pati, non ulla putetis.
Morte carent animæ ; se perque, priore relicta
Sede, novis habitant domibus vivuntque receptae.
Ipse ego (nam memini), Trojani tempore belli,
Panthoïdes Euphorbus eram.
Ce que du Bartas[92] a traduit ainsi dans son style naïf :
Pauvres humains effrayés du trépas,
Ne craignez point le Styx et l’autre monde :
Tous vains propos dont notre fable abonde.
Le corps périt, l’âme ne s’éteint pas ;
Elle ne fait que changer de demeure,
Anime un corps, puis un autre sans fin.
Gardons-nous bien de penser qu’elle meure :
Elle voyage, et tel fut mon destin,
J’étais Euphorbe à la guerre de Troie.
On laissa dire Pythagore, on se moqua d’Euphorbe, on se jeta à corps perdu, à la tête de Cerbère, dans le Styx et dans l’Achéron, et l’on paya chèrement des prêtres de Diane et d’Apollon qui vous en retiraient pour de l’argent comptant.
Les brachmanes et les lamas du Thibet furent presque les seuls qui s’en tinrent à la métempsycose. Il arriva qu’après la mort d’un grand lama, celui qui briguait la succession prétendit que l’âme du défunt était passée dans son corps ; il fut élu, et il introduisit la coutume de léguer son âme à son successeur. Ainsi tout grand lama élève auprès de lui un jeune homme, soit son fils, soit son parent, soit un étranger adopté, qui prend la place du grand-prêtre dès que le siège est vacant. C’est ainsi que nous disons en France que le roi ne meurt point. C’est là, si je ne me trompe, tout le mystère. Le mort saisit le vif ; et le bon peuple, qui ne voit ni les derniers moments du défunt, ni l’installation du successeur, croit toujours que son grand lama est immortel, infaillible, et impeccable.
Le Père Gerberon, qui accompagna si souvent l’empereur Kang-hi dans ses parties de chasse en Tartarie, nous a pleinement instruits des précautions que ces pontifes prenaient pour ne point mourir. Voici ce qu’il raconte dans une de ses lettres écrites en 1697[93] :
Le dalaï-lama, attaqué d’une maladie mortelle dans son palais de roseaux et de joncs, au Thibet, ne pouvait laisser son sceptre et sa mitre à un petit bâtard d’un an, le seul enfant qui lui restait : cette place demandait un enfant de seize ans ; c’était l’âge de la majorité. Il recommanda, sous peine de damnation, à ses prêtres de cacher son décès pendant quinze années, et il écrivit une lettre à l’empereur Kang-hi, par laquelle il le mettait dans la confidence, et le suppliait de protéger son fils. Son clergé devait rendre la lettre, au bout de ce temps, par une ambassade solennelle, et cependant il était tenu de dire à tous ceux qui viendraient demander audience à Sa Sainteté qu’elle ne voyait personne, et qu’elle était en retraite. On ne parlait en Tartarie et à la Chine que de cette longue retraite du dalaï-lama ; l’empereur y fut trompé lui-même.
Enfin ce monarque s’étant avancé jusqu’à la ville de Nianga, auprès de la grand muraille, lorsque les quinze ans étaient écoulés, l’ambassade sacerdotale parut, et la lettre fut rendue ; mais les valets des ambassadeurs avaient divulgué le mystère, et cent mille soldats, qui suivaient l’empereur dans ses chasses, raillaient déjà de l’immortalité d’un homme enterré depuis quinze ans. Kang-hi dit à l’ambassade : « Mandez à votre maître que je lui ferai réponse dès que je serai mort, » Cependant il eut la bonté de protéger le nouvel immortel, qui avait ses seize ans accomplis ; et la canaille du Thibet crut plus que jamais à l’éternité de son pontife[94].
Toute cette affaire, qui se passait moitié dans ce monde-ci, moitié dans l’autre, n’était donc au fond qu’une intrigue de cour. Kang-hi faisait reconnaître un immortel, et s’en moquait. Le défunt lama avait joué la comédie, même en mourant, et avait fait la fortune de son bâtard. Il ne faut pas croire que des hommes d’État soient des imbéciles, parce qu’ils sont nés en Tartarie ; mais le peuple pourrait bien l’être.
Je suis persuadé que si nous avions vécu du temps des adorateurs d’Isis, d’Apis, et d’Anubis, nous aurions trouvé dans la cour de Memphis autant de bon sens et de sagacité que dans les nôtres, malgré la foule des docteurs du pays, payés pour pervertir ce bon sens.
Il est contradictoire, dira-t-on, que les premiers d’une nation soient sages, habiles, polis, lorsque toute la jeunesse est élevée dans la démence et dans la barbarie. Oui, cela semble incompatible ; mais on a déjà remarqué[95] que le monde ne subsiste que de contradictions.
Informez un Chinois homme d’esprit, ou un Tartare de Moukden, ou un Tartare du Thibet, de certaines opinions qui ont cours dans certaine partie de l’Europe, ils nous prendront tous pour ces bossus qui n’ont qu’un œil et qu’une jambe, pour des singes manqués, tels qu’ils figuraient autrefois, aux quatre coins des cartes géographiques chinoises, tous les peuples qui n’avaient pas l’honneur d’être de leur pays. Qu’ils viennent à Londres, à Rome, ou à Paris, ils nous respecteront, ils nous étudieront, ils verront que, dans toutes les sociétés d’hommes, il vient un temps où l’esprit, les arts, et les mœurs, se perfectionnent. La raison arrive tard, elle trouve la place prise par la sottise ; elle ne chasse pas l’ancienne maîtresse de la maison, mais elle vit avec elle en la supportant, et peu à peu s’attire toute la considération et tout le crédit. C’est ainsi qu’on en use à Rome même ; les hommes d’État savent s’y plier à tout, et laissent la canaille ergotante dans tous ses droits. C’est ainsi que les dogmes les plus absurdes peuvent subsister chez les peuples les plus instruits.
Voyez ces Tartares mantchoux qui conquirent la Chine le siècle passé. Don Jean de Palafox, évêque et vice-roi du Mexique, ce violent ennemi des jésuites, qui pourtant n’a pas encore été canonisé, fut un des premiers qui écrivit une relation de cette conquête. Il regarde les Tartares mantchoux comme des loups qui ont ravagé une partie des bergeries de ce monde. On ne voit d’abord chez eux qu’ignorance de tout bien, jointe à la rage de faire tout le mal possible, insolence, perfidie, cruauté, débauche portée à l’excès. Qu’est-il arrivé ? Trois empereurs et le temps ont suffi pour les rendre dignes de commenter le poëme de Moukden, et de l’imprimer en trente-deux nouveaux caractères différents.
L’empereur Kang-hi, grand-père de l’empereur poète, avait déjà civilisé ses Tartares, non pas jusqu’à être éditeurs de poèmes, mais jusqu’à égaler les Chinois en science, en politesse, en douceur de mœurs. On ne distingue presque plus aujourd’hui les deux nations.
Permettez-moi encore de vous dire que le père de l’empereur Kang-hi, tout jeune qu’il était, montrait une grande prudence en faisant couper les cheveux aux Chinois, afin que les vaincus ressemblassent plus aux vainqueurs. Palafox, il est vrai, nous dit que plusieurs Chinois aimèrent mieux perdre leur tête que leur chevelure, ainsi que plusieurs Russes, sous Pierre le Grand, aimèrent mieux perdre leur argent que leur barbe ; mais enfin tout ce qui tend à l’uniformité est toujours très-utile. Les derniers empereurs tartares n’ont fait qu’un seul peuple de deux grands peuples, et ils se sont soumis, les armes à la main, aux anciennes lois chinoises. Une telle politique, soutenue depuis cent ans par un gouvernement équitable, vaut peut-être bien le travail assidu de calculer des éphémérides. Les brames d’aujourd’hui les calculent encore avec une facilité et une vitesse surprenantes ; mais ils vivent sous le plus funeste des gouvernements, ou plutôt des anarchies ; et les Tartaro-Chinois jouissent de toute la portion de bonheur qu’on peut goûter sur la terre.
Je conclus que politique et morale valent encore mieux que mathématique, etc., etc.
J’entretenais mon ami Gervais de toutes ces choses curieuses, et je lui faisais lire les lettres que j’avais écrites à M. Pauw, à condition que M. Pauw me donnerait ensuite la permission de montrer les siennes à M. Gervais, lorsqu’il arriva deux savants d’Italie, à pied, qui venaient par la route de Nevers. L’un était M. Vincenzo Martinelli[96], maître de langue, qui avait dédié une édition du Dante à milord Oxford ; l’autre était un hon violon.
« Per tutti i santi ! dit le signor Martinelli, on est bien barhare dans la ville de Nevers par où j’ai passé : on n’y fait que des colifichets de verre, et personne n’a voulu imprimer mon Dante et mes préfaces, qui sont autant de diamants.
— Vous voilà bien à plaindre ! lui dit M. Gervais ; il y a quatre ans que je n’ai pu débiter, dans Romorantin, un exemplaire des vers d’un empereur chinois ; et vous, qui n’êtes qu’un pauvre Italien, vous osez trouver mauvais qu’on n’imprime pas votre Dante et vos préfaces à Nevers ! Qu’est-ce donc que ce Dante ?
— C’est, dit Martinelli, le divin Dante, qui manquait de chausses au xiiie siècle, comme moi au xvIIIe. J’ai prouvé que Bayle, qui était un ignorant sans esprit, n’avait dit que des sottises sur le Dante dans les dernières éditions de son grand dictionnaire, notizie spurie, deformi. J’ai relancé vigoureusement un autre cioso[97], homme de lettres, qui s’est avisé de donner à ses compatriotes français une idée des poètes italiens et anglais, en traduisant quelques morceaux librement et sottement en vers d’un style de Polichinelle[98], comme je le dis expressément. En un mot, je viens apprendre aux Français à vivre, à lire, et à écrire. »
Le stupide orgueil d’un mercenaire, qui se croyait un homme considérable pour avoir imprimé le Dante, me causa d’abord une vive indignation. Mais j’eus bientôt quelque pitié du signor Martinelli ; je me mêlai de la conversation, et je lui dis : « Monsieur le maître de langues, vous ne me paraissez maître de goût ni de politesse. J’ai lu autrefois votre divin Dante : c’est un poëme très-curieux en Italie pour son antiquité. Il est le premier qui ait eu des beautés et du succès dans une langue moderne. Il y a même dans cet énorme ouvrage une trentaine de vers qui ne dépareraient pas l’Arioste ; mais M. Gervais sera fort étonné quand il saura que ce poëme est un voyage en enfer, en purgatoire, et en paradis. »
M. Gervais recula de deux pas, et trouva le chemin un peu long. « Sachez, dis-je à mon ami Gervais, que le Dante ayant perdu par la mort sa maîtresse Béatrice Portinari, rencontre un jour à la porte de l’enfer Virgile et cette Béatrice auprès d’une lionne et d’une louve. Il demande à Virgile qui il est ; Virgile lui répond que son père et sa mère sont de Lombardie, et qu’il le mènera dans l’enfer, dans le purgatoire, et au paradis, si le Dante veut le suivre. « Je te suivrai, lui dit le Dante ; mène-moi où tu dis, et que je voie la porte de saint Pierre, »
Che tu mi meni là dov’or dicesti,
Si ch’i’vegga la porta di san Pietro.
« Béatrice est du voyage. Le Dante, qui avait été chassé de Florence par ses ennemis, ne manque pas de les voir en enfer, et de se moquer de leur damnation. C’est ce qui a rendu son ouvrage intéressant pour la Toscane. L’éloignement du temps a nui à la clarté, et on est même obligé d’expliquer aujourd’hui son Enfer comme un livre classique. Les personnages ne sont pas si attachants pour le reste de l’Europe, Je ne sais comment il est arrivé qu’Agamemnon fils d’Atrée, Achille aux pieds légers, le pieux Hector, le beau Paris, ont toujours plus de réputation que le comte de Montefeltro, Guido da Polenta, et Paolo Lancilotto.
« Pour embellir son enfer, l’auteur joint les anciens païens aux chrétiens de son temps. Cet assemblage et cette comparaison de nos damnés avec ceux de l’antiquité pourrait avoir quelque chose de piquant si cette bigarrure était amenée avec art, s’il était possible de mettre de la vraisemblance dans ce mélange bizarre de christianisme et de paganisme, et surtout si l’auteur avait su ourdir la trame d’une fable, et y introduire des héros intéressants, comme ont fait depuis l’Arioste et le Tasse. Mais Virgile doit être si étonné de se trouver entre Cerbère et Belzébuth[99], et de voir passer en revue une foule de gens inconnus, qu’il peut en être fatigué, et le lecteur encore davantage. »
M. Gervais sentit la vérité de ce que je lui disais, et renvoya M. Martinelli avec ses commentaires. Nous nous avouâmes l’un à l’autre que ce qui peut convenir à une nation est souvent fort insipide pour le reste des hommes. Il faut même être très-réservé à reproduire les anciens ouvrages de son pays. On croit rendre service aux lettres en commentant Coquillart[100] et le roman de la Rose. C’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes.
« Je me suis avisé d’être libraire, me disait M. Gervais : je quitterai bientôt le métier : il y a trop de livres, et trop peu de lecteurs. Je m’en tiendrai à tenir café. Tous ceux qui viennent en prendre chez moi disent continuellement : J’ai bien affaire du roman de Mlle Lucie, des mémoires de M. le marquis de trois étoiles, de la nouvelle histoire de César et d’Auguste, dans laquelle il n’y a rien de nouveau ; et d’un dictionnaire des grands hommes, dans lequel ils sont tous si petits ; et de tant de pièces de théâtre qu’on ne voit jamais au théâtre ; et de cette foule de vers où l’on fait tant d’efforts pour être naturel, et où l’on est de si mauvaise compagnie en cherchant le ton de la bonne compagnie ! Tout cela rebute les honnêtes gens : ils aiment mieux lire la gazette.
— Ils ont raison, lui dis-je ; il y a longtemps qu’on se plaint de la multitude des livres. Voyez l’ecclésiaste, il vous dit tout net qu’on ne cesse d’écrire, scribendi nullus est finis[101]. Tant de méditation n’est qu’une affliction de la chair, frequens meditatio afflictio est carnis[102]. Ce n’est pas que je croie que du temps du roi Salomon ou Soleïman il y eût autant de livres qu’il y en eut dans Alexandrie, dont la bibliothèque royale possédait sept cent mille volumes dont César brûla la moitié.
« Beaucoup de savants ont prétendu, et peut-être avec témérité, que cet Ecclésiaste ne pouvait être du troisième roi de la Judée, et qu’il fut composé sous les Ptolémées par un Juif d’Alexandrie, homme d’esprit et philosophe. Mais le fait est que la multitude de livres inlisibles dégoûte. Il n’y a plus moyen de rien apprendre, parce qu’il y a trop de choses à apprendre. Je suis occupé d’un problème de géométrie ; vient un roman de Clarisse, en six volumes[103], que des anglomanes me vantent comme le seul roman digne d’être lu d’un homme sage. Je suis assez fou pour le lire : je perds mon temps, et le fil de mes études. Puis, lorsqu’il m’a fallu lire dix gros volumes du président de Thou, et dix autres de Daniel, et quinze de Rapin-Thoiras, et autant de Mariana, arrive encore un Martinelli, qui veut que je le suive en enfer, en purgatoire, et en paradis, et qui me dit des injures parce que je ne veux pas y aller ! Cela désespère. La vue d’une bibliothèque me fait tomber en syncope.
— Mais, me dit M. Gervais, pensez-vous qu’on se mette plus en peine dans ce pays-ci de vos Chinois et de vos Indiens que vous ne vous souciez des préfaces du signor Martinelli ?
— Eh bien ! monsieur. Gervais, n’imprimez pas mes Chinois et mes Indiens. »
M. Gervais les imprima.
- ↑ Cet ouvrage est de 1776. Voltaire en parle dans sa lettre à d’Argental, du 6 mars. Les Mémoires secrets en parlent dès le 12 avril. La première édition, qui a iv et 292 pages in-8o, est intitulée Lettres chinoises, indiennes, et tartares, à
M. Paw, par un bénédictin : avec plusieurs autres pièces intéressantes. Les Lettres chinoises, etc., ne remplissent que 144 pages. Les autres pièces contenues dans le volume sont :
Dialogue de Maxime de Madaure (Sophronime et Adélos), qui n’est probablement que de 1776, quoique Beuchot, d’après une note manuscrite de Decroix, l’ait placé en 1766. (Voyez tome XXV, pages 459-468.)
Lettres de M. le chevalier de Boufflers à madame sa mère.
Lettre de Voltaire à d’Olivet, du 5 janvier 1767.
Fragment d’une autre lettre au même, qu’on trouvera en note au bas de la lettre du 20 auguste 1761.
Le Mois d’auguste, épître (en vers) à M. de Voltaire, par François de Neufchâteau.
Sentiment d’un académicien de Lyon (qui est ci-dessus, page 317).
Fragment d’un poème du chevalier de Cubières.
Vers sur un bref attribué au pape Clément XIV, par Borde.
Les Finances, satire en vers (Voyez tome X).
Fragment d’une lettre sur les dictionnaires satiriques, et Réponse de M. de Morza (Voyez ci-dessus, pages 1 et 4).
L’édition originale des Lettres chinoises, etc., a en marge des sommaires qui ont été supprimés, comme au moins inutiles.
— Cornélius de Paw, chanoine de Xanten, qui vivait à la cour de Prusse, avait
publié, en 1772, des Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois, et dans ces recherches les Chinois n’étaient pas ménagés. Voltaire, qui avait toujours glorifié cette nation afin de faire honte à la nôtre, s’avisa, un jour qu’il relevait de maladie, de répliquer à de Paw et de donner sur l’Inde, à cette occasion, certains aperçus qu’il avait dû négliger dans son travail en faveur de Lally. Il écrività Frédéric pour qu’il avertît le chanoine, puis il s’adressa à celui-ci sous le masque d’un bénédictin, comme pour rendre hommage à sa science. Ces lettres ne sont donc pas un pamphlet ; de Paw en tira même vanité. (G. A.)
- ↑ Éloge de la ville de Moukden, poème chinois composé par l’empereur Kien-long, traduit en français (par le P. Amiot), 1770, in-8o. Le jésuite Amiot, né à Toulon en 1718, est mort à Pékin en 1794.
- ↑ Ce ne fut qu’en 1747 ; voyez tome XV, page 307.
- ↑ Horace, livre II, épitre ii, vers 102.
- ↑ C’est ce qu’on voit dans le psaume cxiii, 4, 6 ; 3, 5.
- ↑ Voyez tome XVII, page 484.
- ↑ Ce n’est point Kien-long qui a chassé les jésuites de la Chine, mais son prédécesseur Young-tching, ainsi que Voltaire le dit lui-même ; voyez tome XV, page 83 ; XXVII, 3.
- ↑ Dominique Parennin, né en Franche-Comté en 1665, mort à Pékin en 1741.
- ↑ Voyez le tome IV de la Collection du P. Duhalde, page 83, édition de Hollande. (Note de Voltaire.)
- ↑ Poëme de Moukden ou Mougden, page 11. (Id.)
- ↑ C’était la formule des ordonnances du roi, en France, avant 1789.
- ↑ Poème de Moukden, page 13. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez son article, tome XIV, page 125.
- ↑ Voyez l’histoire des sept vieilles pucelles d’Ancyre, du cabaretier Théodote, du curé Fronton, et du cavalier céleste, dans les Actes sincères de dom Ruinart, tome I, pages 531 et suiv. Voyez aussi le jésuite Bollandus ; et voyez comme tout est de cette force dans ces auteurs sincères. (Note de Voltaire.)
- ↑ C’est le mot de Pascal ; voyez tome XX, page 618 ; et XXII, 39.
- ↑ L’ouvrage de Lenglet est intitulé Méthode pour étudier l’histoire.
- ↑ Voyez la note, tome XVIII, page 548.
- ↑ Voyez la note, tome XIII, page 175.
- ↑ Voyez tome XVI, page 78.
- ↑ Voyez la note, tome XIV, page 538.
- ↑ Voyages de Paul Lucas. (Note de Voltaire.)
- ↑ Jean du Plan Carpin ou Carpini, et Nicolas Arselin ou Arcelin, tous deux Italiens et de l’ordre des frères prêcheurs, furent, en 1246 ou 1247, envoyés vers le kan Batu, qui régnait dans le Kaptchac. (B.)
- ↑ Ambassade de Plancarpin, page 16, in-4o, édition de Van der Aa. (Note de Voltaire.)
- ↑ L’abbé Prévost, dans sa Rédaction des Voyages, l’appelle capucin ; les révérends pères capucins ne sont pourtant établis que de l’année 1528, par le pape Clément VII. (Id.) — Rubruquis était cordelier.
- ↑ Pages 221 et suiv. (Note de Voltaire.)
- ↑ Page 457.
- ↑ Dans son ouvrage imprimé à Rome en 1586, dédié à Sixte-Quint. (Note de Voltaire.)
- ↑ Pages 16 et suivantes, édition de Van der Aa. (Id.)
- ↑ Voyez la note, tome XVIII, page 155.
- ↑ Les savants connaissent les Actes sincères de dom Ruinart, aussi sincères que la Légende dorée et Robert le Diable. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voltaire a déjà rappelé ce trait tome XIX, page 581.
- ↑ Voyez tome XV, page 79.
- ↑ Page 103 du Poëme de Moukden. (Note de Voltaire.)
- ↑ Quatre dictionnaires, intitulés Dictionnaires des grands hommes, le font mourir à l’âge de cinquante-huit ans. L’abbé Prévost, dans sa compilation de voyages, le fait vivre jusqu’à quatre-vingt-huit. On ment beaucoup sur les grands hommes. (Note de Voltaire.) — C’est l’abbé Prévost qui se trompe. Matthieu Ricci, né à Macerata en 1552, est mort le 11 mai 1610. (B.)
- ↑ Allusion aux malheurs de Laurent Ricci, général des jésuites, mort en prison le 22 novembre 1775 ; voyez ci-dessus, page 286.
- ↑ Il y a ici faute. Elle existe dans l’édition originale. On a vu, par une des notes de cette page, que Ricci était mort en 1610.
- ↑ L’apôtre saint Thomas était charpentier : il alla à pied au Malabar, portant un soliveau sur l’épaule. (Note de Voltaire.)
- ↑ Sigan-fou est la capitale de Kensi. (Id.)
- ↑ Voyez tome XI, page 180.
- ↑ Alexandre aux deux cornes signifie Alexandre vainqueur de l’Orient et de l’Occident. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ce Nonotte, dans un beau livre intitulé Erreurs de M. de Voltaire, a démontré l’authenticité de l’apparition du labarum à Constantin, la douce modération de ce bon prince, celle de Théodose, la chasteté de tous les rois de France de la première race, les sacrifices de sang humain offerts par Julien le Philosophe, le martyre de la légion thébaine, etc. C’était un régent de sixième fort savant, et un jésuite très-tolérant, grand prédicateur, et d’un esprit fin, quoique profond. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dans le Phaéton de Quinault, Théone dit à Phaéton, acte I, scène iii :
Ah ! du moins, ingrat que vous êtes, etc.
- ↑ Saint Idulphe ou Hidulphe ou Hildulphe, évêque et moine au viie siècle, fondateur du monastère de Moyen-Moutier, qui était devenu une abbaye célèbre de l’ordre de saint Benoit.
- ↑ Plus ou moins ; mais, par les mémoires envoyés de la Chine au P. Duhalde, il paraît que sous l’empereur Kang-hi on comptait environ soixante millions d’hommes entre l’âge de vingt et cinquante ans, capables de porter les armes, sans parler des femmes, des filles, des jeunes gens, des vieillards, des lettrés, des familles nombreuses qui n’habitent que dans des bateaux ; le compte doit aller à plus de deux cents millions, surtout depuis les immenses conquêtes faites dans la Tartarie occidentale. (Note de Voltaire.)
- ↑ Je suis fâché de ne pouvoir ni bien prononcer ni bien écrire Fou-tchou-fou, ville capitale de la grande province de Fokien ; c’est auprès de Fou-tchou-fou qu’est ce beau pont ; et, ce qu’il y a de mieux, c’est que les environs sont couverts d’orangers, de citronniers, de cédrats et de cannes de sucre. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez tome XI, page 539 ; XIII, 410.
- ↑ Les éditions de 1741 ou de 1755 des Essais de morale n’ont pas moins de vingt-cinq volumes in-12, mais comprennent d’autres ouvrages du même auteur. Les éditions séparées des Essais n’ont que treize volumes. (B.)
- ↑ L’arrêt est de 1624. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XVI, page 21. Au lieu de l’avant-dernier siècle, Voltaire aurait dû dire le dernier siècle.
- ↑ Le Deutéronome des Juifs, chap. xiii, dit : « Si un prophète vous fait des prédictions, et si ces prédictions s’accomplissent, et s’il vous dit : Servons le dieu d’un autre peuple… et si votre frère ou votre fils ou votre chère femme vous en dit autant… tuez-les aussitôt. » Le Clerc soutient que dieux d’un autre peuple, dieux étrangers, dii alieni, ne signifie que dieu d’un autre nom ; que le Dieu créateur du ciel et de la terre était partout le même, et qu’on doit entendre par dii alieni, dieux secondaires, dieux locaux, demi-dieux, anges, puissances aériennes, etc. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cicéron n’a pas employé cette expression ; voyez la note, tome XVIII, page 133.
- ↑ Voltaire avait intitulé Jésuites ou Orgueil l’un des articles de ses Questions sur l’Encyclopédie : voyez tome XIX, page 500.
- ↑ Voyez tome XVIII, page 387.
- ↑ Tome III de la Collection de Duhalde, page 129. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez tome XXV, page 35 ; XXVII, 28.
- ↑ Rien n’est plus connu aujourd’hui que le discours admirable de cet empereur aux jésuites en les chassant : « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leurs dogmes ? Les mauvais dogmes sont ceux qui, sous prétexte d’enseigner la vertu, soufflent la discorde et la révolte : vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens, je le sais bien ; alors que deviendrons-nous ? les sujets de vos rois, comme l’île de Manille. Mon père a perdu beaucoup de sa réputation chez les lettrés en se fiant trop à vous. Vous avez trompé mon père, n’espérez pas me tromper de même. » Après ce discours sévère et paternel, l’empereur renvoya tous les convertisseurs en leur fournissant de l’argent, des vivres, et des escortes qui les défendirent des fureurs de tout un peuple déchaîné contre eux : il n’y eut point de dragonnade. Voyez le dix-septième volume des Lettres curieuses et édifiantes. (Note de Voltaire.)
- ↑ Pierre Parisot, connu sous le nom de P. Norbert (et qu’il ne faut pas confondre avec Nordberg, adversaire de Voltaire, dont il est parlé dans l’Histoire de Charles XII), né à Bar-le-Duc en 1697, prit l’habit de capucin en 1716, fut envoyé, en 1736, dans les Indes avec le titre de procureur général des missions étrangères, revint en Europe en 1740, quitta l’habit de capucin, le reprit, le quitta de nouveau, et mourut près de Commercy le 7 juillet 1769. Ses Mémoires historiques sur les affaires des jésuites avec le Saint-Siège, Lisbonne 1766, n’ont que sept volumes in-4o. (B.)
- ↑ Imprimée à la tête du vingt-sixième tome des Lettres curieuses et édifiantes. (Note de Voltaire.)
- ↑ Je compte l’Égypte trois fois moins étendue que la France, et la France six fois moins étendue que la Chine. Ces mesures ne contredisent point celles de M. Danville, qui n’a considéré que le terrain cultivable de l’Egypte : voyez son Égypte ancienne et moderne. (Id.)
- ↑ Voyez Platon, au livre II de sa République. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ce n’est pas M. Gervais qui fait cette remarque, mais son interlocuteur, voyez ci-dessus, page 455.
- ↑ Voyez, tome X, l’Épître au roi de la Chine, qui est de 1771.
- ↑ Voyez la lettre du frère Gozzani, au septième recueil des Lettres intitulées édifiantes et curieuses. (Note de Voltaire.)
- ↑ On peut consulter sur une partie de ces belles choses un professeur émérite du collège du Plessis à Paris, lequel a fait parler fort savamment messieurs les Juifs Jonathan, Mathataï, et Winker. On peut voir aussi la réponse à ces messieurs, article Juifs, tome V des Questions sur l’Encyclopédie, nouvelle édition.
— L’article Juifs est dans la présente édition, tome XIX, page 526. Antoine Guénée, auteur des Lettres de quelques Juifs, 1769, in-8o, souvent réimprimées, né à Étampes en 1717, mort le 27 novembre 1803, avait été professeur de rhétorique au collège du Plessis ; voyez, plus loin, l’écrit intitulé Un chrétien contre six Juifs.
- ↑ Le P. Castel (que Voltaire a loué et vivement critiqué) a publié des Lettres philosophiques pour rassurer l’univers, 1736, in-12.
- ↑ Cette chanson à boire est traduite par le P. Amiot, et imprimée à la suite du poème de Moukden. C’est une chanson fort différente des nôtres : elle ne respire que la sobriété et la morale. Les chansonniers du bas étage, les seuls qui nous restent, n’en seraient pas contents. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez tome XVII, page 246 ; et ci-dessus, page 167.
- ↑ Voyez ci-dessus, page 166.
- ↑ Voyez ibid.
- ↑ Nous en avons déjà quelques extraits en français dans un abrégé de l’Histoire de l’inde, imprimé avec le procès mémorable du général Lally. (Note de Voltaire.) — Voyez les articles xxii et suivants des Fragments historiques sur l’Inde et sur le général Lally, ci-dessus, pages 167 et suiv.
- ↑ N’est-ce pas là le vrai sublime ? (Note de Voltaire.) — Voyez la note 3 de la page 172.
- ↑ Voyez l’abrégé de l’Histoire de l’Inde, à la suite de la catastrophe du général Lally. (Note de Voltaire.) — Voyez page 173.
- ↑ Voyez page 186.
- ↑ Voyez tome XVII, page 301.
- ↑ Verset 13. (Note de Voltaire.)
- ↑ Verset 6. (Id.)
- ↑ Isaïe. (Id.)
- ↑ Isaïe, XIV, 12.
- ↑ Chap. XLii, vers. 13.
- ↑ Page 64, deuxième édition. (Note de Voltaire."")
- ↑ Voyez la note 2, tome XXIV, page 148.
- ↑ Voyez tome XVIII, page 37.
- ↑ Voltaire l’appelle Shernoc, tome XVIII, page 37.
- ↑ L’Ézour-Veidam est en effet un livre qui combat toutes les superstitions, et qui détruit les fables dont on déshonore la Divinité ; c’est probablement le livre que le P. Pons, missionnaire sur la côte de Malabar en 1740, appelle l’Ajour-Veidam. Il avait un peu appris la langue des brames modernes, mais non pas l’ancien Hanscrit, qui est pour eux ce qu’est l’Iliade d’Homère pour les Grecs d’aujourd’hui. Voyez sa lettre au P. Duhalde, dans le vingt-cinquième tome des Lettres curieuses et édifiantes. (Note de Voltaire.) — Voyez, sur l’imposture de l’Ézour-Veidam, la note de M. Reinaud, tome XXVI, page 392.
- ↑ Voyez Interesting Events relative to Bengal, pages 197 et suivantes. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez la note 1 de la page 125.
- ↑ Voltaire lui-même ; voyez ci-dessus, pages 125 et 166.
- ↑ Voyez tome XI, pages 28 et 165.
- ↑ Ce conte d’Oléarius est rappelé par Voltaire dans sa pièce À M. du M***, sur plusieurs anecdotes.
- ↑ C’est ainsi qu’écrit M. {{sc[Caussin de Perceval, continuateur de la traduction des Mille et une Nuits, par Galland, Voltaire a écrit Shezarade. (B.)
- ↑ Voyages d’Oléarius en Moscovie, en Perse, pages 109 et 170. (Note de Voltaire.)
- ↑ Virgile, En., VI, 436.
- ↑ Ce n’est point du Bartas, c’est Voltaire qui est le traducteur du passage d’Ovide. (B.)
- ↑ Voyez le tome IV de la Collection de Duhalde, page 466, édition de Hollande. (Note de Voltaire.)
- ↑ Les ministres Claude et Jurieu ont osé comparer notre saint père le pape au grand lama : ils ont dit qu’il n’est pas moins ridicule d’être infaillible que d’être immortel. Je pense que la comparaison n’est pas juste, car il peut être arrivé qu’un pape, à la tête d’un concile, ait décidé que les cinq propositions sont dans Jansénius, et ne se soit pas trompé ; mais il ne peut être arrivé que le même pape ne soit pas mort, lui et tout son concile. (Note de Voltaire.)
- ↑ Tome XVIII, page 251 ; XXI, 501 ; XXIV, 561 ; XXV, 445 ; ci-dessus, page 108.
- ↑ Deux lettres de V. Martinelli au comte d’Oxford sont imprimées à la suite d’une Vie du Dante, par l’abbé Marini, dans l’édition du Dante qui fait partie de la Collection des meilleurs auteurs de la langue italienne, imprimée chez Marcel Prault, 1768 et années suivantes. Voltaire n’est pas ménagé dans ces deux lettres. (B.)
- ↑ Quelques gens de lettres italiens, qui ne savent pas vivre, appellent un Français un cioso. (Note de Voltaire.)
- ↑ Préface du Dante, par le signor Martinelli. (Id.) — C’est de M. de Voltaire qu’il parle. (K.)
— Il y a dans les Œuvres de Voltaire deux passages du Dante traduits en vers ;
voyez tome XXIV, page 31 (morceau répété par Voltaire, tome XII, page 58) ; et XViii, 314. - ↑ Voyez la fin de la lettre au P. Bettinelli, du mois de mars 1761.
- ↑ Guillaume Coquillart, official de l’église de Reims, mort en 1590, est auteur de poésies dont la dernière édition est de 1723, deux volumes in-12. (B.) — Beuchot parle de l’édition de Coustelier. Il y a eu récemment une édition des Œuvres de Coquillart, revue et annotée par M. Charles d’Héricault, dans la Bibliothèque elzévirienne de P. Jannet ; 2 vol. in-16, 1857.
- ↑ Il y a dans l’Ecclésiaste, xii, 12 : Faciendi plures libros nullus est finis.
- ↑ Ecclésiaste, xii, 12.
- ↑ La traduction abrégée, par l’abbé Prévost, a sept volumes in-12.