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Le Piège aux maris/Les Forgerons

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot, éditeur (p. 15-44).

Les Forgerons


La rue Lamartine fait partie du très petit nombre des rues de Paris que le grand courant de démolition et de reconstruction caractéristique du second Empire n’a pas complètement bouleversées. Elle n’est pas tout à fait droite, ses maisons ne sont pas tout à fait uniformes : elle a encore une physionomie. Ici, large et claire, plus loin, étroite et sombre, — elle a des maisons superbes et des masures à demi-construites en bois, des corniches sculptées avec art, et des toits de vieilles ardoises brisées ou noircies. Des piétons, appartenant pour la plupart aux classes ouvrières, suivent ses trottoirs ; des omnibus, des voitures de roulage, quelques fiacres à numéros jaunes, font sonner leur ferraille et trembler les vitres de ses croisées.

Il passe beaucoup de monde dans cette rue, qui joint, entre elles, les rues Cadet, Rochechouart, Montholon, – et les rues du Faubourg-Montmartre, des Martyrs, de Notre-Dame-de-Lorette et de Saint-Lazare ; mais on ne s’y arrête pas. Là, en effet, ni riches magasins, ni devantures curieuses ! – De pauvres industries : des coiffeurs, un bazar, quelques hôtels meublés, – une population d’artistes, de filles perdues, de petits bourgeois, de petits marchands…

La maison qui porte le n°… est une des plus mal construites, des plus délabrées et du plus triste accès. Un seul magasin occupe son rez-de-chaussée. C’est une boutique d’épicier, au-dessus de laquelle se lit ce seul mot : « Bouton, » (sans doute le nom du marchand), peint en lettres jaunes sur un fond brun. À gauche de la boutique, est une allée mal pavée, boueuse, dans laquelle, entre l’arrière-boutique de l’épicier et la loge du concierge située sur la cour, s’ouvre un escalier de bois, dont les marches frottées une fois par an, le jour de la saint Sylvestre, sont, dès le 2 janvier, maculées et presque impraticables. Les gens qui montent et descendent cet escalier, ne sont pas nés sur les marches d’un trône ; mais ce sont de bonnes gens qui tous exercent un honnête métier.

Ils habitent depuis longtemps cette maison, et jamais ils n’ont eu à déplacer un meuble pour cause de réparation.

Le propriétaire est un vieux rentier qui ne veut ni dépenser ses revenus, ni les accroître. Il a acheté cette maison telle qu’elle est et, telle qu’elle est, il la laissera à ses héritiers. Mais il ne songe pas plus à tirer parti du terrain qu’elle occupe, qu’à la démolir ou à l’exhausser d’un étage. Il ne vient jamais la visiter et s’en rapporte aveuglément à madame Sainte-Hélène, la femme du concierge, du soin de recevoir les loyers.

C’est madame Sainte-Hélène qui gouverne le n°… de la rue Lamartine : gouvernement absolu, tempéré par la grâce particulière aux reines. Son palais est situé, – on l’a vu, – entre l’escalier et la cour. La grande entrée est par l’allée. Un vasistas vitré donne sur l’escalier, une belle et large fenêtre, sur la cour. L’appartement du premier étage est libre en ce moment, par suite de décès ; – il faut qu’on meure pour s’en aller de cette maison-là ! – Le second est occupé par deux frères : Cadet Loir et Didi Loir. Tous deux sont tailleurs, tailleurs en vieux, tailleurs pour les pauvres. Cadet Loir, grand gaillard taillé en compas et fort comme un taureau, est l’esclave de Didi Loir, petit bossu à jambes de cigales. Garçons tous deux, ils emploient à l’année une femme de ménage, qui coud au besoin et les a vus souvent en déshabillé, – du moins à ce que dit madame Sainte-Hélène, en riant bien entendu.

Au troisième, c’est l’atelier de lingerie de madame Bricard.

Madame Bricard, veuve asthmatique, esprit fort, est indulgente pour les faiblesses de ses ouvrières, et ne les renvoie que lorsqu’elles sont parvenues à un état avancé de grossesse. Elle lit des romans-feuilletons, parle de son bon cœur, récite volontiers la liste des personnes qu’elle a obligées et qui se sont montrées ingrates. Elle adore les digressions dans le discours, et se vante de n’avoir jamais manqué une des deux premières représentations de tous les drames qui se sont joués, depuis dix ans, sur les théâtres de la Porte-Saint-Martin, de l’Ambigu, du Cirque et de la Gaîté. Le quatrième étage est loué à une pauvre femme, riche autrefois, tombée dans la misère, et qui est venue, comme c’est l’usage, de la province où tout se sait, à Paris où tout se cache. Son mari était banquier. Il a fait des spéculations sur les biens, s’est ruiné, déshonoré et finalement tué.

Madame Houlot, travaille ainsi que sa fille Mathilde. Ces dames font elles-mêmes leur ménage et elles sous-louent une chambre garnie dont le revenu paie à peu près leur loyer.

Le cinquième étage se subdivise en quatre logements, composés chacun d’une pièce. Deux ouvriers forgerons et un clerc d’huissier, occupent les trois premiers, les plus vastes et les plus confortables. La dernière pièce qui est toute petite, a pour locataires deux ouvrières de madame Bricard, mesdemoiselles Belotte et Fanchon. Comme Belotte ne rentre presque jamais la nuit, Fanchon peut trouver le lit trop grand ; mais Belotte découche, prétend-elle, parce qu’il est trop étroit. Mystère !

Les Sainte-Hélène ont disposé du sixième étage. Ils ont là une chambre pour leur fils cadet, George-Napoléon. Ce jeune homme, après avoir obtenu plusieurs prix au grand concours, envoie des articles de genre à un petit journal, et se prépare à être ministre dès qu’il aura l’âge requis. C’est, du reste, un charmant garçon, plein d’avenir, qui ne demande qu’à bien faire. Il peut beaucoup, il le sait et est bien décidé à lutter énergiquement contre tous les obstacles. Le ménage de Georges-Napoléon est le mieux tenu de cette maison qui ne rapporte à son propriétaire que quatre mille francs par an. Or, par le temps qui court, il est permis de négliger un peu sa maison, quand on n’en extrait pas un meilleur revenu !

Il est vrai que celle-ci a une succursale sur la cour.

C’est un petit bâtiment élevé d’un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée. En bas, une forge, – au premier, l’appartement du forgeron et de sa famille. – Ici tout respire l’aisance et le bien-être.

À travers les vitres de l’étage supérieur, on aperçoit des rideaux de neige. Quelques pots de fleurs garnissent le rebord des croisées. La cour est pavée et propre. Le long des murs, il y a des plates-bandes où poussent des vignes vierges et des fraisiers. Dans un coin, un grand lilas abrite une pompe, et une nuée de moineaux francs piaille sur les barres de fer empilées. – Qu’un rayon de soleil joue sur tout cela, et tout cela vous paraîtra charmant : la maisonnette blanche aura l’air de rire et de chanter à la face de la grande vilaine maison noire qui se dresse, entre elle et la rue, comme un fantôme.

Mais, en ce moment, le soleil est couché, et c’est par un sombre crépuscule que la forge s’épanouit dans toute sa gloire. Les soufflets vigoureux mugissent en envoyant leur han ! han ! au feu qui mugit à son tour et fait voltiger de brillantes étincelles. L’écho sonore du marteau retentit sur l’enclume, et le fer embrasé sème au hasard ses rubis étincelants.

Deux compagnons sont debout auprès de l’enclume. Le premier, celui qui tient le fer, est un tout jeune homme, mince, vêtu d’un pantalon de toile grise et d’une chemise à mille raies bleues. L’intelligence rayonne sur sa figure ; de légères moustaches noires, crânement relevées, laissent voir une bouche garnie de dents très blanches ; – ses yeux brillent comme deux gouttes de café et ses cheveux courts, relevés sur le front, en font ressortir l’ampleur.

Le second est un colosse, aux cheveux d’un blond fade, aux énormes favoris roux, au teint coloré. Son costume de travail n’est pas d’une simplicité aussi sévère que celui de son camarade. Il porte un pantalon de velours vert-bouteille, un gilet à bandes rouges et bleues, une chemise à pois jaunes et bruns. De solides boucles d’or, en forme d’ancres, pendent à ses oreilles et l’on voit reluire, à sa main droite, une bague chevalière en argent massif qu’un enfant aurait peine à soulever. Et cependant, tel sera toujours le triomphe de la nature sur l’art, il est moins beau que l’autre qui est moins bien mis que lui !

Deux autres ouvriers travaillent devant la cloison vitrée qui donne sur la cour. Dans un coin, une masse noire s’agite en sifflant.

– Pierre ! dit tout à coup le colosse à son camarade, en tenant suspendu en l’air son énorme marteau, nous sommes aujourd’hui samedi.

– Eh bien ! oui, nous sommes aujourd’hui samedi. Après ?

– Après ! C’est demain dimanche.

– Sans doute.

– Et après ?

– Après ! C’est lundi.

– Et qu’est-ce qu’on fait lundi ?

Le jeune homme baissa la tête sans répondre.

– Tiens ferme ! Il faut que je tape ! Ça me fait du bien de taper quand je suis en colère. Et vlan ! vlan ! aie donc ! Ah ! c’est lundi que tu pars ! Diable de fer ! Là ! encore ! bon ! me voilà un peu soulagé ! – Causons maintenant.

Et le forgeron, rouge, en sueur, laissa tomber son marteau :

– Qui est-ce qui dîne avec moi demain ?

– Pas moi.

– Comment ! pas toi. Je voudrais bien voir ça, par exemple ! La veille d’un départ !

– Justement, la veille de mon départ, je dînerai avec mon père et avec mes sœurs. Il est vrai que tu y seras aussi : – tu es invité !

– À la bonne heure ! On rira… c’est à dire non, on… Enfin, on sera tous ensemble… Et qu’est-ce qu’ils disent là-bas ?

– Rien. – Mon père lève toujours le coude de temps en temps. Mes sœurs travaillent : la Bise gagne maintenant trente sous par jour…

– Voyez-vous ça, celle Bise ! Mais c’est très bien… trente sous !… Et… et l’autre ?

– Titi.

– Oui, mam’selle Titi ?

– Oh ! celle-là ! sa journée ne pèse pas lourd. Elle est délicate, elle a besoin de soins. Peut-être aussi aime-t-elle un peu trop à lire ? Enfin, mon pauvre Fanfan, elle aurait dû naître demoiselle, quoi !

– Tu crois ? c’est qu’aussi elle est si gentille ! Quand on vous regarde ses petits doigts blancs ! Est-ce que c’est fait pour coudre, ces doigts-là… C’est fait pour toucher du piano… voilà !

– Dans notre position, Fanfan, il faut que les doigts servent à autre chose. Je suis inquiet de partir, mon vieux. Tout ce monde-là avait encore besoin de moi. – Tu veilleras sur eux, pas vrai ?

– Es-tu bête !

– Tu m’écriras souvent… c’est-à-dire, tu me feras écrire, puisque…

– Je n’en rougis pas ! C’est vrai, je ne sais rien ; mais l’écrivain de la place Cadet est de mes amis, en deux temps je suis chez lui, – et dès qu’il y aura du nouveau, sois tranquille…

– Tu me parleras aussi…

Pierre désigna des yeux le plafond, c’est-à-dire l’étage supérieur.

Fanfan suivit ce regard.

– Compris ! dit-il. Tu l’aimes ! Je connais ça.

– Chut ! dit Pierre. Si l’on t’entendait.

– Eh bien ! où serait le mal ? C’est pas elle qui s’en fâcherait, va ! M’est avis, au contraire, qu’elle en serait contente. Le père aussi serait content. C’est un vrai, le vieux Michel, quoique…

Fanfan s’arrêta court.

– Quoique ? demanda l’autre, achève !

Fanfan saisit son marteau.

– Rien ! dit-il. – Tiens ferme ! il faut que je tape !…

– Fanfan, tu t’expliqueras…

– Non !

– Si ! – Je le veux.

– Au fait, pourquoi pas… ? Or donc, il y a huit jours, nous étions là, tous les deux, le patron et moi, à nous regarder dans le blanc des yeux, comme des chiens de faïence… Voilà que tout à coup : – Fanfan ! qu’il me dit, ce pauvre Pierre va donc nous quitter ? – Moi, voilà que je lui dis comme cela : – Il nous quittera ou il ne nous quittera pas, c’est-à-dire qu’il nous quittera si cela vous fait plaisir, et qu’il ne nous quittera pas si vous ne voulez pas, patron, – que je lui dis ! – Comment ça ? – Dame, si Pierre avait de quoi, il achèterait peut-être un remplaçant ? Je ne sais pas, moi, mais ça me fait cet effet tout de même, que je lui dis. – Tu crois ? qu’il dit, dit-il. Là-dessus, il ne dit plus rien ; c’est-à-dire, si ! Un moment après, il dit :

– J’en parlerai à la bourgeoise…

– Eh bien ?

– Eh bien ! La bourgeoise… C’est pas une vraie, quoi ? Tiens ferme !

Et le colosse fit jaillir des gerbes de feu sous ses coups redoublés.

La porte de l’atelier s’ouvrit pour donner passage à une grande, svelte, et blonde jeune fille vêtue de blanc, qui s’avança délibérément à travers les pièces de ferraille, et vint tendre les mains aux deux compagnons.

– Mademoiselle Antoinette ! s’écria Fanfan d’une voix joyeuse.

– Vous, mademoiselle ! fit Pierre avec un regard reconnaissant.

– Mon père n’est pas ici ? demanda-t-elle.

– Non, mademoiselle ! répondit tristement le jeune homme.

Eh quoi ! – ajoutait aux paroles le ton dont elles étaient dites, – eh quoi ! ce n’est donc pas pour moi que vous êtes venue !

– Alors, je vais l’attendre !

Mon père n’était qu’un prétexte, disait le son de la voix.

Pierre joignit les mains ; il voulut dire quelque chose, mais il ne trouva rien ; elle, non plus, et ils restèrent là tous les deux à se regarder. Puis, après le bonheur de se voir, vint la pensée que dans deux jours ils ne se verraient plus et leurs yeux se remplirent de larmes.

– Tiens ferme ! cria Fanfan qui sanglotait.

Pierre eut un faible sourire ; Antoinette sentit qu’il fallait avoir du courage : elle fit quelques pas :

– Quoniam ! dit-elle ; où est donc Quoniam ?

– Ici, mam’zelle, pour vous servir !

Et la masse noire sortit de son coin. Un observateur, doué de pénétration, pouvait seul deviner dans cette masse un apprenti de treize à quatorze ans ; par exemple, on eût pu mettre l’observateur au défi de faire le portrait de ce gamin, car, outre qu’une forêt de cheveux en désordre couvrait sa figure, Quoniam se peignait avec ses doigts. Or ses malheureux doigts étaient toujours noirs, et il en résultait que ses joues, son front, son menton et son nez confondus, n’étaient plus qu’une plaque de cheminée, sur laquelle deux petits yeux gris brillaient comme des charbons ardents.

– Quoniam ! dit Antoinette, regardez cette belle pièce de dix sous. Elle est à vous pour passer gaîment votre dimanche. Surtout, Quoniam, ne soyez pas trop mauvais sujet.

– N’ayez pas peur, mam’selle ! dit l’enfant.

Il releva les cheveux qui le gênaient, prit la pièce de dix sous, la jeta en l’air, la reçut sur le bout de son nez, la fit retomber dans sa main, la fit passer de sa main à son coude, de son coude la relança dans l’espace, et comme elle avait disparu aux yeux des spectateurs surpris, il la tira de la poche de son gilet et la montra délicatement placée entre l’index et le pouce.

– Bravo ! firent les ouvriers.

– Sapré petit mâtin ! s’écria Fanfan en jouant avec son énorme marteau. Est-il fort, pour son âge ! Est-il fort ! est-il fort… Oh ! le patron !

– Quand le chat n’y est pas, les rats dansent ! dit sentencieusement Michel Baldi, le forgeron, en fermant la porte derrière lui. Toi ici, Antoinette ! qu’est-ce que tu y viens faire ?

– Je viens te voir. J’ai quelque chose à te demander.

– Alors, embrasse-moi et parle. Accordé d’avance.

– Mon bon père !

Le forgeron tint un instant sa fille dans ses bras et la considéra avec amour.

De fait, elle était bien jolie et il y avait de quoi en être fier !

Quant à Michel Baldi, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, de grande taille, très maigre, le dos voûté, le front chauve. Il était vêtu d’une longue lévite qui lui descendait jusqu’aux talons, d’un large gilet brun, et d’un chapeau de paille. Sa figure, couleur tabac d’Espagne, ridée, flétrie par un travail forcé, était néanmoins bienveillante et douce.

– Qu’est-ce que tu veux ? dit-il, à sa fille.

– Je vais te le dire à l’oreille.

Il se pencha vers elle, en souriant aux ouvriers. Au bout d’un instant, il se redressa et regarda sa fille avec inquiétude :

– L’as-tu dit à ta mère ? demanda-t-il.

– Non.

– Il faut le lui dire.

– Mais, si elle refusait… Pense donc !

– C’est juste… comment faire ?

– Écoute !…

Il se pencha de nouveau. De nouveau, elle se mit à lui parler avec vivacité :

– Ainsi, c’est convenu, mon père.

– Il le faut bien ! – Eh ! les enfants ! Assez pour aujourd’hui ! continua le forgeron : vous pouvez partir. Quant à vous, dit-il à Pierre et à Fanfan, je vous garde. Vous dînez avec moi : nous boirons à sa santé, dit-il à Fanfan, en désignant Pierre… puisqu’il part, ajouta-t-il avec un soupir.

– Merci, patron ! dit le colosse. De tout mon cœur !

– Mais… fit Pierre.

– Oh ! pas de mais ! dit le forgeron. C’est ma fille qui le veut !

– Mademoiselle Antoinette !

– Oui, mes amis ; je veux boire à votre santé.

Ils sortent, et voilà que tous les compagnons vont en faire autant. La nuit est tout à fait venue. Les feux de la forge s’éteignent. C’est l’heure où ceux qui, tout le jour, ont porté sur leurs épaules le fardeau du travail, vont manger, boire, fumer, puis s’endormir, demandant à ces simples actes de la vie toute la part du bonheur qui doit leur revenir ici-bas : on n’est pas exigeant quand on est pauvre.

Voyez cependant Quoniam ! – Il est sorti le dernier de l’atelier et le voilà maintenant peigné, lavé, quasi-propre. Il se tient droit et passe fièrement devant la loge du concierge, sa pièce de dix sous appliquée sur l’œil. Il monte l’escalier. Maintenant, où va-t-il ? Ah ! il s’arrête… Dieu me pardonne ! c’est au troisième, à la porte de madame Bricard, la lingère. Il siffle : est-ce un signal ? Non, car personne ne vient. Il attend… il siffle encore ; il frappe du pied. Est-ce que ce petit mauvais sujet en voudrait à mademoiselle Belotte, ou à mademoiselle Fanchon ?

L’appartement au-dessus de la forge se composait de quatre pièces : une cuisine, deux chambres à coucher et un salon qui servait aussi de salle à manger et que meublaient assez convenablement un canapé, deux fauteuils et six chaises en acajou recouvertes en crin noir. Il y avait un piano pour Antoinette, une pendule en bronze doré surmontée d’une statuette qui avait l’ambition de représenter une jeune fille en chapeau de paille, agenouillée devant une croix, – et des flambeaux à quatre branches et à pieds de sphinx. Aux fenêtres, de jolis rideaux blancs et de plus grands en laine grise bordés de vert. Sur le parquet, frotté avec soin, de petits tapis carrés devant chaque chaise. La nappe enlevée, un grand tapis de laine tricoté par madame Baldi, recouvrait la table.

Seule, en ce moment, la femme du forgeron travaillait, à la lueur d’une lampe posée sur une table à ouvrage. Elle n’était pas de ces femmes qui attirent, à première vue, l’attention. Son front assez ample était à demi caché par des cheveux châtain-clair rangés en bandeaux plats et surmontés d’un bonnet de linge. Le nez un peu long s’élargissait vers le bout. Les lèvres étaient minces. La mâchoire, découpée à angles droits, dissimulait la saillie un peu trop prononcée des pommettes. Au bas des joues, il y avait deux trous qui pouvaient passer pour des fossettes aux yeux des amis de madame Baldi. Cette tête insignifiante, ni laide, ni jolie, – plutôt laide, – avait, à la considérer un peu longtemps, une physionomie attachante et singulière. On y voyait se succéder sans cesse l’expression de deux sentiments opposés : l’humilité et l’orgueil. Ces deux expressions alternaient sans nuances. C’était l’une, ou c’était l’autre. Entre elles, rien. Tantôt, le plus souvent même, la femme du forgeron apparaissait, les paupières baissées, avec un sourire tout de miel qui prêtait à ses lèvres la forme d’un croissant et faisait, des fossettes, de véritables cavernes ; sa démarche lente, ses gestes retenus et contraints, la simplicité puritaine de ses vêtements, lui donnaient alors l’air d’une de ces femmes qui fréquentent assidûment les églises. Voilà pour le public. – Mais, lorsqu’elle était seule, une métamorphose complète s’opérait en elle : les fossettes se refermaient, la bouche redevenait droite, le geste sûr ; la voix, tout à l’heure traînante et nasillarde, avait des sons de cuivre. Le front s’éclairait. La paupière relevée et tendue laissait voir une prunelle claire d’où partaient mille feux. Michel Baldi, son mari, seul peut-être au monde, l’avait vue ainsi, mais il n’y entendait pas malice, le bonhomme. Pour Antoinette, c’était une enfant, à laquelle la science des physionomies importait moins qu’une fleur ou qu’un oiseau. Elle eût pu du reste, aller de la surface au fond, du visage au cœur, sans que sa mère cessât jamais d’être pour elle un sujet d’admiration respectueuse qui n’aurait eu d’égale que sa reconnaissance. Ce cœur, en effet, ne battait que pour un être au monde. Chez la forgeronne un sentiment absorbait tous les autres : l’amour de sa fille !

Entendons-nous !

Madame Baldi était la fille d’un pauvre ouvrier de province, brave homme, aussi naïf que brave, ayant épousé une femme paresseuse et coquette, dont il ne payait pas seul les robes et les bonnets. Il avait fini par être humilié des toilettes de sa femme, mais n’ayant pas le courage de rompre avec elle, l’aimant peut-être, il avait demandé au vin des consolations et l’oubli de ses chagrins. D’abord, il avait bu, pour s’étourdir, affirmaient les bonnes âmes ; ensuite et surtout, parce qu’il trouvait le vin bon, prétendait sa femme. Toutes avaient raison.

L’enfant avait grandi, un peu abandonnée à elle-même par suite de ces deux vices. La mère courait le guilledou, comme on dit, et le père ne quittait pas les cabarets. Elle avait fait son éducation toute seule, en observant et en réfléchissant. À douze ans, Rosalie (c’était son nom) avait jugé ses parents et chiffré sa vie. Elle s’était promis de vivre en honnête femme, afin d’être considérée par les voisins, - ce que sa mère n’était pas. Elle s’était juré encore de ne jamais épouser un ivrogne -, ce que son père était. – Ne cherchez, dans ces résolutions, ni principes religieux, ni instincts moraux ; c’était du plus pur égoïsme. L’égoïsme pousse les natures faibles à suivre l’exemple qui leur est donné, même lorsqu’il est mauvais et les natures fortes, à choisir par elles-mêmes et à ne se décider qu’après réflexion. En voyant quelques femmes du voisinage aisées, – parce qu’elles étaient économes et que leurs maris étaient des artisans laborieux, – Rosalie se dit qu’elle serait économe et qu’elle épouserait un bon ouvrier. Après s’être résolue à éviter le mal, elle résolvait de faire le bien. Ces femmes allaient a la messe et le curé les saluait. Rosalie voulut être saluée par le curé ; ce fut sa première ambition. Elle alla, d’elle-même, au catéchisme et à l’école des sœurs. D’elle-même aussi, elle étudia le soir : on la remarqua, elle en fut fière ; mais sentant que tout orgueil serait déplacé dans sa position, elle se fit humble.

Comme elle avait quinze ans, Michel Baldi, qui faisait son tour de France en bon compagnon, fit la connaissance du père de Rosalie. Il vit la jeune fille, fut pris de sympathie pour elle, puis d’amour ; bref, il lui demanda sa main. – J’ai mille écus, lui dit-il, et je puis m’établir dans le pays. Nous ferons nos affaires !

Une nouvelle ambition germa dans le cœur de Rosalie : Son père était ouvrier, son mari serait patron. C’était déjà beaucoup ! Mais à quoi servirait de vivre en honnête femme auprès d’un honnête homme, si cela devait être dans une ville où la présence de ses parents pèserait sur elle comme un affront perpétuel ? Quoi ! le dimanche, quand, au bras de son mari, elle se promènerait en toilette sur le quai, elle pourrait rencontrer un homme ivre qui serait son père et dont les passants diraient : C’est le mari d’une telle, le pauvre homme ! C’était impossible.

– Il faut faire fortune, dit Rosalie à son mari, et il n’y a que Paris pour cela ! – Allons donc à Paris, dit Michel.

Quand, à Paris, il fut entré comme compagnon dans la forge de la rue Lamartine : – Cette forge sera un jour à toi ! dit la femme. Lui se prit à rire, en se tenant les côtes : la forge valait vingt-cinq mille francs et il n’en avait que trois mille. Jamais le pauvre homme, se dit Rosalie, ne gagnera ces vingt-deux mille francs tout seul. – As tu des parents qui puissent t’aider ? demanda-t-elle. – J’ai un frère. – Il faut lui écrire ! – Je veux bien, moi ! Une première, puis une seconde lettre demeurèrent sans réponse. – Ah ! c’est comme cela, tant mieux ! s’écria cette femme de seize ans et demi ; nous ne devrons rien qu’à nous-mêmes. Malade, enceinte, elle apprit l’état de couturière en six mois. Ses premières pratiques la trouvèrent allaitant son enfant. Michel travaillant comme le dernier des misérables, faisait des journées de douze heures.

Cela dura dix ans. Dix ans, pendant lesquels le travail et toutes les vertus qu’il entraîne à sa suite régnèrent dans l’étroit logis. Les repas étaient maigres ; les heures de sommeil comptées : il n’y eut abondance que de privations. Le soleil et le dimanche avaient beau les inviter, jamais les jeunes gens ne dépassaient les barrières ; jamais ils n’allaient au spectacle. Michel supportait tout parce qu’il adorait sa femme ; sa femme, parce qu’elle poursuivait un but qu’elle voulait atteindre.

Au bout de dix ans, la forge était à vendre, – l’argent était prêt. Madame Michel Baldi était patronne ! – Je suis contente ! dit-elle à son mari en l’embrassant. Ce fut la plus grande expansion de sa vie ! – Elle jouissait et souffrait, d’ordinaire, en dedans, à la façon des Anglais et des sauvages. Elle plaça sa fille dans une institution où allaient les filles des bourgeois du quartier, ne liarda pas sur le prix de la pension et fit au contraire de beaux cadeaux aux maîtresses, afin qu’elles donnassent tous leurs soins à la petite Antoinette. Elle voulut pour celle-ci des maîtres d’agrément et toutes les superfluités d’une éducation mondaine. Elle-même ferma son atelier de couture, s’acheta une garde-robe qui jusque-là lui avait fait défaut, et, à la grande stupéfaction de son mari, qui ne l’avait jamais vue ni soupçonnée dévote, elle se mit à fréquenter assidûment l’église de Notre-Dame-de-Lorette. Allait-elle à la messe, chaque matin, poussée par ce seul sentiment qui fait qu’heureux, ou aime à remercier Dieu de son bonheur ? Au sortir de la forge enfumée, de l’appartement mesquin, éprouvait-elle le désir de contempler les merveilles du saint lieu ? Les églises sont les palais des pauvres. – Non, ce n’était pas cela. – Car elle se tenait, dans l’église, les yeux baissés, sans rien voir, et jamais les syllabes de la prière ne tombèrent de ses lèvres serrées : elle pensait ! – Une nouvelle ambition ! – Tout lui avait réussi jusque-là : elle se fondait sur le passé, pour regarder en face l’avenir, en se disant qu’elle le ferait à sa fantaisie.

Fille d’une lorette de barrière et d’un ivrogne, elle était devenue la femme d’un maître de forges qui gagnait, bon an, mal an, huit mille francs. À qui devait-elle cette fortune ? à elle-même, à elle seule. Que ne pourrait-elle pas encore ayant déjà pu cela ? Elle se connaissait, et se rendait justice : elle n’avait jamais été belle et ses longs travaux l’avaient de bonne heure vieillie et enlaidie. Elle n’avait pas d’instruction et devait, par conséquent, vivre à sa place dans une sphère obscure. En admettant qu’elle eût le courage et le temps de refaire son éducation, son mari, ce paysan, cet ouvrier, pourrait-il la suivre dans son ascension mondaine ? – Non ! Il n’y fallait pas songer. – Mais elle avait une fille, une fille belle, bien élevée, instruite, qui pouvait prétendre à tout et tenir partout sa place. Dans dix ans, quand cette fille en aurait vingt, on vendrait la forge. – Le père et la mère de madame Baldi étaient morts ; plus d’obstacles de ce côté. Quoi donc empêcherait Antoinette d’épouser quelque notaire, quelque médecin, d’aller dans ce monde interdit à sa mère ; mais où sa mère la suivrait par la pensée ? Cette fille du peuple, dont toute la vie n’avait été que la mise en action d’un rêve : monter ! revivrait dans sa fille. Sa fille ferait ce qu’elle aurait voulu faire, serait ce qu’elle aurait voulu être. Elle éprouvait pour cette enfant non la passion maternelle, toute de renoncements et de sacrifices, mais une passion plus violente et plus égoïste : c’était elle-même qu’elle aimait en sa fille ; c’était elle-même, belle, jeune, instruite, et assez riche pour faire un beau mariage. Pour atteindre ce but, elle aurait balayé toute la boue de la rue ; elle aurait tordu son mari comme un bâton de cire ; elle aurait commis des crimes !

Transportez dans un autre monde que celui de l’atelier, cette nature de femme avec sa volonté énergique et son égoïsme monstrueux transformés en dévouement, vous aurez une grande artiste ou une reine : Rachel, ou madame de Maintenon ! – On gouverne un peuple ou on l’émeut, avec moins de génie que la femme de Michel Baldi n’en avait dépensé pour acquérir une forge et faire de sa fille une bourgeoise.

Quant au brave Michel, il ne se doutait de rien : il jouissait de sa femme en mari, de sa fille en père et de sa forge en forgeron. Lorsque l’abbé Colas, le directeur de sa femme et de sa fille, lui faisait une fois l’an, le plaisir de s’asseoir à sa table, il était assez peu sensible à cet honneur. Mais, par exemple, quand sa femme lui permettait de donner à dîner à ses deux meilleurs ouvriers, Pierre et Fanfan, il s’épanouissait comme une pivoine au soleil. Ces jours-là, lorsque après le dîner Antoinette, en robe blanche, se mettait au piano, il fallait voir nos compagnons ! Fanfan toussait, crachait, dès avant les premières notes. Michel de la main, recommandait le silence ; puis il clignait de l’œil, comme pour dire : Vous allez entendre !… Après le morceau, il levait la tête, comme pour dire : Vous avez entendu ! Pierre était à peindre, ses yeux ne quittaient pas la musicienne. Il était là, immobile, ne trouvant pas un mot à dire. Qu’elle est belle ! murmurait-il, le soir, en s’en allant, avec Fanfan ! – Oui, mais ta sœur est encore mieux ! répliquait le Mâconnais. – Antoinette mettait franchement sa petite main dans la main brunie des compagnons, et sans craindre de froisser sa robe, elle embrassait son père à chaque instant. Elle tenait de Michel Baldi, la brave enfant, et non de sa mère. Elle se souciait peu des grandeurs et elle se trouvait dans son milieu, lorsqu’elle mettait le pied dans cette forge, parée pour elle de toutes sortes de charmes, – dans cet atelier où on l’admirait et où on l’aimait, où les compagnons l’accueillaient de leurs voix joyeuses, où son père, la montrant, disait : C’est ma fille ! du ton dont il aurait dit : C’est la reine de Saba !

Elle aimait surtout Pierre, si doux, si complaisant, si bien pour un artisan. Madame Baldi avait remarqué cette préférence. Et voilà pourquoi elle laissait partir l’ouvrier. Voilà pourquoi, lorsqu’il parut, donnant le bras à sa fille, et suivi de l’inséparable Fanfan, les lèvres tendues de la forgeronne laissèrent échapper ces mots : – Heureusement qu’il part demain ! La paupière de madame Baldi retomba ensuite sur son œil, sa bouche redevint croissant, ses fossettes redevinrent cavernes, et elle mit la nappe, en souriant.