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Le Cœur de pierre (Aimard)/02

La bibliothèque libre.
Roy & Geffroy (p. 194-202).


II

LA FORÊT VIERGE


Don Torribio Quiroga, dont il nous faut maintenant nous occuper, était un jeune homme de vingt-huit ans, à la physionomie fine et spirituelle, à la taille élégante, et possédant au plus haut degré les manières du grand monde.

Il appartenait à l’une des familles les plus riches et les plus considérables de l’État de Chihua-hua ; la mort de ses parents l’avait, dans un pays où l’or est si commun, doté d’une fortune de plus de cinq cent mille piastres de rente, c’est-à-dire environ deux millions et demi.

Un homme dans cette position, et doué des avantages physiques et moraux que possédait don Torribio, a le droit de prétendre à tout ; car, arrivé à une certaine hauteur de fortune, les obstacles n’existent plus, ou du moins, au lieu d’être une entrave, ne sont plus qu’un excitant.

Don Torribio avait réussi dans tout ce qu’il avait essayé, sauf sur un point, sa lutte contre don Fernando, lutte dans laquelle celui-ci était toujours demeuré vainqueur.

Aussi la haine que le riche haciendero portait au chasseur d’abeilles, haine dont les motifs étaient futiles dans le principe, s’était-elle insensiblement accrue par tous les déboires subis successivement par don Torribio, et avait-elle fini par acquérir les proportions immenses d’une véritable haine mexicaine, que la mort seule de celui qui en était l’objet pourrait assouvir.

Après sa rencontre avec don Fernando Carril, rencontre qui avait eu un si fâcheux résultat pour lui, don Torribio Quiroga était en proie à une de ces colères froides et concentrées qui s’amassent lentement dans l’âme, et éclatent enfin avec une force terrible.

Dès qu’il avait eu perdu de vue son heureux adversaire, il s’était lancé à fond de train. Ses éperons ensanglantaient les flancs de son cheval, qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde.

Où allait ainsi don Torribio Quiroga, les traits décomposés et les cheveux au vent ?

Il ne le savait pas lui-même ; peu lui importait, d’ailleurs.

Il ne voyait plus, n’entendait plus ; il roulait dans son cerveau des projets sinistres et franchissait torrents et ravins sans s’inquiéter du galop de son cheval.

Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant ; ses tempes battaient à se rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps.

Cet état de surexcitation dura plusieurs heures ; son cheval avait dévoré l’espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s’arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et tomba sur le sable.

Don Torribio se releva en jetant autour de lui un regard égaré.

Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d’ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité : une heure de plus d’une telle angoisse, il serait devenu fou furieux, ou serait mort d’apoplexie foudroyante.

La nuit était venue. D’épaisses ténèbres régnaient sur la terre : un silence funèbre pesait sur le désert où le hasard l’avait conduit.

— Où suis-je ? murmura-t-il en cherchant à s’orienter.

Mais la lune, cachée par les nuages, ne répandait aucune clarté ; le vent soufflait en foudre ; les branches des arbres s’entre-choquaient, et dans les profondeurs de ce désert les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux hurlements des chats sauvages.

Les yeux de don Torribio cherchaient en vain à percer l’ombre.

Il s’approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement ; ému de pitié pour le fidèle compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les pistolets contenus dans les arçons, et, détachant une gourde, pleine de rhum, suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles, les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, et que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le cheval, un peu rafraîchi, s’était relevé, et, avec l’instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s’était désaltéré.

— Tout n’est pas perdu encore, murmura don Torribio, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d’ici.

Mais un rugissement profond résonna à une courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes : le poil du cheval s’était hérissé, et don Torribio avait senti un frisson de crainte courir dans ses veines.

— Malédiction ! s’écria-t-il, je suis à un abreuvoir de jaguars. Que faire ?

Il venait de reconnaître sur les rives boueuses de la source des empreintes qui rendaient le doute impossible.

En ce moment il aperçut, à dix pas de lui au plus, deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange.

Don Torribio était un homme d’un courage éprouvé, maintes fois il avait accompli aux yeux de ses compagnons des actions d’une témérité incroyable, mais seul dans les ténèbres, entouré de bêtes fauves qui formaient autour de lui un cercle fatal, il se sentit pris malgré lui d’une terreur folle, sa poitrine oppressée ne laissa qu’avec difficulté passer son souffle à travers ses dents serrées. Une sueur froide inonda son corps, et il fut sur le point de se laisser choir.

Mais ce découragement n’eut que la durée d’une seconde : par un effort de volonté suprême, il réagit sur lui-même et, appelant à son aide toute son énergie, il se prépara à une lutte désespérée dans laquelle il était certain de succomber, mais que pourtant, avec cet instinct de conservation et cet espoir qui ne s’éteignent jamais entièrement dans l’homme, il voulait prolonger jusqu’à la dernière heure.

En ce moment le cheval poussa un hennissement de frayeur et, faisant un bond énorme, il se sauva dans les sables.

— Tant mieux, murmura don Torribio, peut-être, grâce à sa vélocité incroyable, la pauvre bête échappera-t-elle !

Un effroyable concert de cris et de hurlements s’éleva de toutes parts à la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Torribio.

— Ah çà ! dit-il avec un sourire amer, est-ce que je me laisserai dévorer ainsi sans chercher à m’échapper, vive Dios ! Ce serait trop stupide. Allons, allons ! je ne suis pas encore mort. En avant !

Un violent tourbillon de vent balaya le ciel, et la lune, pendant quelques minutes, éclaira de sa lueur blafarde et triste les lieux où se trouvait don Torribio.

À quelques pas, le rio del Norte coulait entre deux rives escarpées ; au loin s’étendaient les masses compactes d’une forêt vierge : un chaos inextricable de rochers entassés comme à plaisir les uns sur les autres, et des fissures desquels surgissaient des bouquets d’arbres garnis de lianes enchevêtrées les unes dans les autres, et formant les plus étranges paraboles, étendaient leurs ramifications jusqu’à la rivière ; le sol, composé de sable et plus loin de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, enfonçait à chaque pas.

Don Torribio se reconnut alors : il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plants d’une immense forêt, la seule de toute l’Apacheria que les plus hardis pionniers n’eussent pas encore osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient receler de mystérieuses horreurs.

Comment, dans sa course effrénée, avait-il atteint ce point redouté ? c’est ce que, dans ce moment, don Torribio ne se donna pas la peine de chercher à résoudre ; un péril inouï et qui réclamait toutes les forces de son intelligence planait trop immédiatement sur sa tête pour qu’il s’occupât d’autre chose que de chercher à le conjurer.

À quelques pas de lui, ainsi que nous l’avons dit, sortait d’entre les rochers une source limpide dont les bords, foulés par un nombre considérable de griffes de bêtes fauves, indiquait clairement que ce lieu, comme il l’avait dit, leur servait d’abreuvoir, lorsqu’au soleil couché elles quittaient leurs tanières pour chercher leur nourriture et se rafraîchir.

Et, plus que tout, témoignage vivant de ce fait, deux magnifiques jaguars, mâle et femelle, étaient en ce moment arrêtés sur la rive, surveillant d’un air inquiet les jeux de leurs petits.

— Hum ! murmura don Torribio, voilà de tristes voisins ; et machinalement il porta les regards d’un autre côté.

Une magnifique panthère, allongée sur un rocher dans la position d’un chat aux aguets, fixait sur lui ses yeux brillants comme des escarboucles.

Don Torribio, d’après la coutume suivie en Amérique, ne sortait jamais sans être bien armé ; il avait une carabine de prix et d’une justesse remarquable ; par un hasard providentiel, son cheval ne l’avait pas brisée dans sa chute. Dans le premier moment il l’avait posée auprès de lui, appuyée droite sur un rocher.

Il étendit la main et s’en empara.

— Bon ! dit-il avec un sourire, la lutte sera sérieuse au moins.

Il épaula son fusil, mais au moment où il allait faire feu un miaulement plaintif lui fit lever la tête, une dizaine de pajeros et de chats-tigres de haute taille, perchés sur des branches d’arbres et le regardant en dessous, attirèrent son attention, tandis que plusieurs loups rouges arrivaient en bondissant et tombaient en arrêt à quelques pas de lui.

Arrêtés sur tous les rochers environnants, une foule de vautours, de zopilotes et d’urubus, l’œil à moitié éteint, semblaient attendre le moment de prendre leur part de la curée.

D’un bond don Torribio s’élança sur une pointe de roc, et de là, s’aidant des mains et des genoux, il gagna en deux ou trois minutes, avec des difficultés énormes, une espèce de terrasse située à vingt pieds du sol, sur laquelle il pouvait, pendant quelques instants du moins, se croire relativement en sûreté.

L’horrible concert formé par tous les habitants de la forêt, attirés les uns après les autres par la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus, et avait acquis une intensité telle, qu’il dominait le bruit même du vent qui soufflait avec rage dans les ravins et dans les clairières de la forêt.

La lune disparut derrière les nuages, et don Torribio se retrouva plongé dans sa première obscurité. Mais, s’il ne distinguait plus les bêtes féroces qui l’entouraient, il les devinait, il les sentait presque ; il voyait leurs paupières flamboyer dans l’ombre, et leurs cris, toujours se rapprochant, semblaient lui annoncer que sa dernière lueur d’espoir ne tarderait pas à s’éteindre.

Appuyant fortement ses pieds sur le sol et se penchant légèrement en avant, afin de bien assurer son coup, il prit un revolver et tira contre les chats-tigres six coups de pistolet, suivis presque immédiatement de six cris d’agonie et du bruit produit par la chute de branche en branche des animaux blessés ou tués.

Rien ne peut rendre l’horrible rumeur causée par cette attaque imprévue : les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes, qu’ils commencèrent à déchirer à belles dents, en disputant leur proie aux vautours et aux zopilotes, qui prétendaient en avoir leur part.

Il y eut un bruissement étrange dans les feuilles et dans les branches des arbres ; une masse, impossible à distinguer clairement, traversa l’espace, et vint s’abattre en rugissant sur la plate-forme.

Don Torribio, se servant de son fusil comme d’une massue, lui en asséna un coup terrible sur le crâne, et l’animal roula en hurlant du haut en bas du rocher.

Alors le jeune homme entendit avec terreur, à quelques pieds au-dessous de lui, le bruit du combat effroyable que les jaguars et les chats-tigres livraient à la panthère qu’il venait de renverser. Fasciné par l’horrible danger auquel il était livré, don Torribio, sans réfléchir aux conséquences funestes que son action pourrait avoir pour lui, lâcha deux coups de pistolet dans la foule d’ennemis acharnés qui, au-dessous de lui, se tordaient et se ruaient avec fureur les uns contre les autres.

Il se passa alors une chose étrange : tous ces animaux ennemis les uns des autres semblèrent comprendre qu’au lieu de lutter entre eux ils devaient au contraire s’unir contre l’homme, leur ennemi commun : cessant subitement le combat terrible qu’ils se livraient, et abandonnant, comme d’un commun accord, les cadavres sanglants et à demi déchirés de ceux d’entre eux qui avaient succombé, ils tournèrent leur rage contre le rocher au sommet duquel don Torribio semblait les narguer, et commencèrent à l’attaquer tous à la fois avec une énergie terrible, bondissant sur ses anfractuosités sur lesquelles ils tâchaient de se maintenir, cherchant à l’escalader de tous les côtés à la fois.

La position devenait de plus en plus critique pour le jeune homme ; déjà plusieurs chats-tigres avaient sauté sur la plate-forme. À mesure que don Torribio les renversait, d’autres prenaient leur place. Le nombre de ses ennemis croissait à chaque instant ; il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.

Cette lutte d’un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait quelque chose de grandiose et de poignant à la fois : don Torribio, comme dans un cauchemar horrible, se débattait en vain contre des nuées d’assaillants toujours renaissants ; il sentait près de lui l’haleine chaude et fétide des chats-tigres et des loups rouges ; les rugissements des jaguars et les miaulements railleurs des panthères formaient à ses oreilles une effroyable mélodie qui le rendait sourd et lui donnait le vertige ; il voyait scintiller dans l’ombre les milliers d’yeux de ses invisibles ennemis qui le fascinaient, et parfois les lourdes ailes des vautours et des zopilotes fouettaient son visage trempé d’une sueur froide.

Chez lui, tout sentiment intime du moi s’était évanoui ; il ne pensait plus ; sa vie, si l’on peut se servir de cette expression, était devenue toute physique ; ses mouvements et ses gestes étaient machinaux ; son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d’un balancier.

Déjà plusieurs griffes s’étaient profondément enfoncées dans ses chairs ; des pajeros s’élançant sur lui, l’avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux, corps à corps, pour leur faire lâcher prise ; son sang coulait de vingt blessures, peu dangereuses à la vérité, mais le moment approchait où, l’énergie qui seule soutenait ses forces venant à lui manquer, il tomberait du rocher et serait déchiré par les bêtes fauves, qui de plus en plus s’acharnaient après lui.

À cette seconde solennelle où tout allait lui manquer à la fois, un cri suprême s’élança de sa poitrine, cri d’agonie, d’une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos ; dernière et suprême protestation de l’homme fort qui s’avoue vaincu et qui instinctivement appelle, avant de tomber, son semblable à son secours.

Chose étrange, un cri répondit au sien !

Don Torribio, étonné, n’osant croire à un miracle dans ce désert où nul autre que lui ne devait avoir pénétré, crut avoir mal entendu ; pourtant, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, et sentant au fond de son cœur renaître un espoir éteint, il poussa un second cri, plus éclatant, plus vibrant que le premier.

Lorsque les échos de la forêt eurent répété ce cri à l’infini, un mot, un seul, porté sur l’aile de la brise, arriva faible comme un soupir à ses oreilles attentives :

— Espoir !

Don Torribio se redressa ; électrisé par ce mot, il sembla reprendre des forces et renaître à la vie, et il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis.

Tout à coup le galop de plusieurs chevaux se fit entendre au loin, plusieurs coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruant à l’improviste au plus épais des bêtes fauves, en firent un carnage horrible.

Au même instant, don Torribio, attaqué par deux chats-tigres, roula sur la plate-forme en se débattant avec eux.

En quelques minutes, les bêtes féroces furent mises en fuite par les nouveaux venus, qui se hâtèrent d’allumer plusieurs feux, afin de les tenir à distance le reste de la nuit.

Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes de bois d’ocote, se mirent à la recherche de l’homme dont les cris de détresse les avaient fait accourir à son secours.

Ils ne tardèrent pas à le découvrir, étendu sans connaissance sur la plateforme, entouré de dix ou douze chats-tigres morts, et tenant entre ses doigts raidis le cou d’un pajero étranglé.

— Eh bien ! Carlocho, dit une voix, l’a-t-on trouvé ?

— Oui, répondit celui-ci, mais il paraît mort.

— Caraï ! ce serait dommage, reprit Pablito, car c’est un lier homme : où est-il ?

— Là, sur ce rocher, en face de vous.

— Pouvez-vous le descendre avec l’aide du Verado ?

— Rien n’est aussi facile, il ne remue pas plus qu’une souche.

— Hâtez-vous, au nom du ciel ! dit Pablito, chaque minute de retard pour lui est peut-être une année de vie qui s’envole.

Carlocho et le Verado soulevèrent don Torribio par les pieds et par la tête, et, avec des précautions infinies, le transportèrent de la forteresse improvisée où il avait si opiniâtrement combattu, auprès de l’un des feux, sur un lit de feuilles préparé par el Zapote, car la cuadrilla des vaqueros se trouvait, par un hasard étrange, réunie en cet endroit.

— Canarios ! s’écria Pablito à l’aspect misérable du jeune homme, le pauvre diable ! comme ils l’ont arrangé ! il était grandement temps de le secourir.

— Croyez-vous qu’il en réchappe ? demanda Carlocho avec intérêt.

— Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Pablito, quand les organes de la vie ne sont pas attaqués : voyons-le donc.

Il se pencha sur le corps de don Torribio, dégaina son poignard, lui mit la lame devant les lèvres.

— Pas le moindre souffle ! fit Pablito en hochant la tête.

— Ses blessures sont-elles sérieuses ? demanda le Verado.

— Je ne le crois pas ; il a été accablé de lassitude et d’émotion.

— Mais alors, il en reviendra ? fit Carlocho.

— Peut-être oui, peut-être non ; tout dépend de la force plus ou moins grande du coup qui a frappé son système nerveux.

— Eh ! s’écria joyeusement le Verado, voyez donc, il respire, vive Dios ! il a même essayé d’ouvrir les yeux.

— Alors il est sauvé, reprit Pablito, il ne tardera pas à revenir à lui ; cet homme est doué d’une organisation de fer ; dans un quart d’heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle, mais il faut le panser.

Les vaqueros, de même que tous les coureurs des bois, vivant loin des établissements, sont obligés de se soigner eux-mêmes : ils acquièrent ainsi une certaine connaissance pratique de la médecine pour cueillir et employer les simples en usage parmi les Indiens.

Pablito, aidé de Carlocho et du Verado, lava les plaies de don Torribio avec de l’eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de tabac dans les narines.

Le jeune homme, après quelques minutes de cet étrange traitement, poussa un soupir presque insensible, remua légèrement les lèvres, et enfin ouvrit les yeux, qui regardèrent sans voir.


Les vaqueros accompagnés de don Torribio s’étaient enfoncés dans la forêt.

— Il est sauvé, dit Pablito ; laissons maintenant agir la nature, c’est le meilleur médecin que je connaisse.

Don Torribio se souleva sur un coude, passa la main sur son front comme pour retrouver la mémoire et la pensée.

— Qui êtes-vous ? fit-il d’une voix faible.

— Des amis ; seňor, ne craignez rien.

— Je suis rompu, j’ai les membres brisés.

— Il n’en est rien, seňor, à part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous.

Don Torribio se redressa, et regardant attentivement les hommes qui l’entouraient :

— Mais, je ne me trompe pas, dit-il, j’étais loin de m’attendre à vous trouver ici : par quel miracle êtes-vous arrivés à temps pour me sauver, vous à qui j’avais assigné un rendez-vous si éloigné du point où nous sommes ?

— Le miracle, c’est votre cheval qui l’a fait, seňor, reprit le Verado.

— Comment cela ? demanda don Torribio, dont la voix se raffermissait de plus en plus, et qui déjà était parvenu à se mettre debout.

— C’est on ne peut plus simple : nous longions le couvert de cette forêt pour nous rendre à l’endroit que vous nous aviez assigné, lorsque tout à coup nous vîmes passer devant nous, avec une rapidité vertigineuse, un cheval ayant à ses trousses une bande de loups rouges ; nous l’avons débarrassé de ces ennemis acharnés ; ensuite, comme il ne nous a pas paru probable qu’un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où nul n’ose s’aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du cavalier. Votre cri nous a guidés.

— Merci, répondit don Torribio, je saurai acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.

— Bah ! cela n’en vaut pas la peine, allez ; voici votre cheval, maintenant nous partirons quand vous voudrez.

Le jeune homme étendit la main.

— Demeurez, dit-il, nous ne saurions trouver un endroit plus convenable que celui-ci pour ce que nous avons à nous dire.