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La Nouvelle Espérance/I/1

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I


Le matin était sec et craquant de froid. L’air glacé et contracté semblait souffrir, comme portant en soi de l’oppression, une fêlure. Le silence occupait les allées, s’y tenait mystérieusement ; il n’était pas l’absence de bruit, il était quelque chose lui-même.

Par instants le vent salubre et triste de la campagne d’hiver balayait ce coin de la Muette et de Passy, cette entrée provinciale du Bois de Boulogne. Dans le beau décharnement du chemin, près d’une haie de buissons nus, deux femmes passaient, allaient et revenaient, parcourant et reprenant la même route, se plaisant là.

L’une d’elles semblait aspirer cet air de neige âprement, et se désaltérer de quelque grande soif profonde ; l’autre portait dans un regard lisse une âme plus étroite et plus plane.

Quoiqu’elles échangeassent des phrases commencées et sitôt comprises, et qu’elles eussent l’une avec l’autre l’aisance du silence et des distractions familières, on voyait qu’elles n’étaient pas du même sang.

La plus grande des deux, qui pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans, et que l’autre appelait Sabine, était mince et longue avec un visage soyeux et pâle, des cheveux doux d’un noir lourd et des yeux obscurs, ardents et glissants, dont la nacre à l’entour des prunelles avait la couleur des lunes bleues. La chaleur des yeux de la jeune femme donnait à tout son corps un aspect tiède.

La jeune fille qui l’accompagnait et qui paraissait avoir vingt ans, était sa belle-sœur, Marie de Fontenay, la sœur de son mari.

Elle était jolie aussi ; elle avait un visage clair, des cheveux vifs, couleur de châtaignes, la bouche et le rire délicats. Son regard timide et simple dévoilait de la confusion.

Un peu lasses toutes deux de leur course rapide, elles s’assirent sur un banc et regardèrent devant elles.

Leur respiration faisait dans leurs voiles une buée légère. Elles regardaient complaisamment cette campagne de la Muette qu’elles aimaient.

Sur les pelouses mornes, les arbres dévastés, en forme de fourche, piquaient le ciel. D’étroites rosaces de plantes vives, semblables à de petites mâches, restaient collées, avec quelques herbes, à la terre nue et gelée. De place en place des statues de pierre montaient comme une tiède haleine blanche. Le silence et la torpeur pendaient en lambeaux autour des villas mortes dans leur carré de jardin. Au loin, un kiosque, qui servait à la musique en été, paraissait démoli par le froid.

Derrière les arbres un tramway passait par moments, et faisait grincer sa raie de bruit.

Mademoiselle de Fontenay, mettant doucement sa main sur le bras de sa belle-sœur et la regardant avec une tendresse soigneuse où veillait un peu de l’anxiété de son cœur sage, lui demanda :

— Que vas-tu faire aujourd’hui, Sabine ?

— Rien, répondit madame de Fontenay, je vais me reposer, lire ; je sortirai peut-être un peu, et puis, à cinq heures, tu viens prendre le thé chez moi. Henri sera là, et Jérôme et Pierre viendront aussi.

Madame de Fontenay avait dit qu’elle ne ferait rien, parce qu’il lui semblait que ce qui s’éprouvait faiblement n’était rien, et que, quoiqu’elle ne se sentit ni malheureuse ni désirante d’autre chose, sa vie monotone et mince lui apparaissait seulement comme un moment lucide du sommeil, comme le versant luisant de la nuit.

La jeune fille répondit qu’elle viendrait en effet prendre le thé chez Sabine, et qu’avant cela elle ferait un peu de peinture. Et puis elle ajouta :

— Au fond, Sabine, est-ce que tu es heureuse ?

— Oui, fit la jeune femme avec netteté, et comme regardant pourtant obscurément en elle ; – oui.

Et il semblait que, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, ayant perdu le souvenir et le désir, il lui apparût qu’elle était vraiment heureuse ainsi.

Les lignes sombres du visage au bord des yeux, et certains mouvements de force vite abattus dans la démarche et dans le geste, témoignaient, chez madame de Fontenay, d’une langueur intruse, irritée, mais pliante.

— Tu sais, Marie, reprit-elle, depuis le mal de la naissance et de la mort de la petite, depuis une fatigue si grande, je ne sais plus très bien où est la joie ; mais je me sens heureuse tout de même, je crois. Le repos, la sécurité, le sentiment d’être gardée et à l’abri, de ne respirer la vie qu’atténuée, qui sont ce dont j’ai désormais et pour toujours besoin, me donnent une satisfaction qui est peut-être le bonheur.

— Cependant, tu es triste quelquefois, Sabine…

— C’est qu’étant maintenant réfléchie et grave, et probablement selon ma vraie nature, j’ai pourtant, par instant, le souvenir d’un être passé, si différent, si fou, si pauvre, mais qui riait et pleurait à en mourir de félicité…

Elle releva sa voilette qui embarrassait son regard.

— Vois-tu, Marie, continua-t-elle, j’ai été sombre et volontaire, et si mélancolique, si acharnée et si têtue que le sort me regardait et ne me touchait pas, parce que je lui faisais peur… Et puis, un jour, j’ai cédé, j’ai molli ; je n’ai plus su ce que je voulais et ce que je ne voulais pas ; alors tout a été mal : les ennuis sont venus, et les maladies et les malchances pour tout…

— Maintenant, tu es mieux, ce n’est plus comme cela ? demanda la jeune fille, dont les yeux se rapprochaient jusqu’au cœur de l’autre.

— Non, dit Sabine, ce n’est plus comme cela ; il y a des heures que je trouve tout à fait bonnes, vers le soir surtout, avec les lampes, quand j’ai le sentiment que rien ne va bouger autour de nous ; seulement, je ne sais pas très bien pourquoi on vit ; toi, tu sais pourquoi ?

Marie mit sa tête, où les cheveux et la toque de fourrure se mêlaient et luisaient ensemble, contre le bras de Sabine, et, sagement, elle dit que oui, qu’elle comprenait ; qu’on vivait pour la culture patiente et fervente de l’esprit et de la conscience ; que, pour elle, ayant asservi à une règle sévère ses désirs de connaître, elle goûtait les parfaites satisfactions de la lecture et de la peinture.

— Je crois, disait-elle, – et ses paupières battaient timidement comme si elles eussent voulu cacher son âme apparue dans ses yeux clairs, – je crois que la douceur et le devoir sont le vrai bonheur. Il me semble que ce que je fais n’est pas seulement ma tâche isolée, mais entre dans le mouvement d’une grande horloge d’ordre et de labeur… J’ai l’impression quand j’étudie, avec ce tablier de toile dont tu ris, que je suis comme le moine dans sa cellule, qu’il y a sans que je les voie d’autres moines dans d’autres cellules, et que nous sommes, comme cela, tout un couvent dans le monde, de travailleurs heureux et qui n’ont pas de vanité.

— Mais l’air, le plaisir, dit Sabine, la tristesse prise au moment où on la veut, la flânerie avec ses beaux projets sourds et sombres, le rire trop long, ou bien le soupir sur tout, si fort…

— Ah ! chère folle, – répondit la jeune fille, en passant son bras derrière les épaules de Sabine et en la tenant comme une chose d’or, avec une main soigneuse, aux doigts doucement repliés, – moi aussi, j’ai de grands plaisirs. Quand j’ai refermé mes livres et mes cahiers, l’air que je respire m’est une récompense. Quelque chose en moi me dit : « Ce que tu avais à faire est fait, va jouer. »

— Oui, reprit Sabine, j’ai senti cela autrefois avant tous les chagrins. Maintenant, je boude…

— Il faut rentrer, s’écria Marie effrayée qui venait de regarder à sa montre. Ma mère doit m’attendre depuis un instant déjà.

Elles se levèrent et se mirent à marcher.

Isolée dans sa voilette, ses fourrures et son manchon, Marie marchait la tête baissée contre le froid, ne parlant plus, comme si l’air dépoli eût fait à son corps un contour de silence et de mort. Et tandis que la jeune fille paraissait ainsi frileuse, protégée et conforme à l’hiver, madame de Fontenay sous un chapeau large, d’ un gris d’argent, couronné de feuillage rouge, laissant pendre autour d’elle son manteau de laine molle, ressemblait à ces statues de Pomone ou de Flore que rien n’habille complètement, ni le lierre, ni le givre ; qui, dans la bise, gardent leur figure d’été ; et son visage, désordonné par l’éclat des yeux, s’échappait des vêtements, irritable et nu.

En suivant le chemin qui menait à leur demeure, elles entendirent la musique d’un orgue de barbarie dont les sons cassés s’égrenaient, comme tombés d’un clavier de fer et de verre.

On ne voyait pas le joueur et l’orgue qui devaient se trouver dans une petite rue voisine ; mais l’impression était si vive que Sabine évoqua tout de suite, avec la précision d’une image découpée et collée sur le ciel de fumée jaune, le mendiant dans l’ombre d’une porte, sa caisse de bois noir avec le morceau de toile rouge cloué au dos, et la petite sébile posée dessus.

Et la musique trébuchait, mendiante et misérable, point voluptueuse, malgré les mélodies retenues des chansons de l’été ; musique faible et toussante qui prenait froid en montant dans l’air d’hiver ; musique enchaînée qui disait qu’il n’est point d’amour pour les hommes quand la terre est glacée, et quand il n’y a pas d’abri, pas de table et de pain, pas de nuit de lune, tiède et claire comme une chambre, pas de loisirs, pas de divans lourds et de parfums…

Madame de Fontenay pensait à cela, que l’amour n’est point pour les pauvres en hiver, mais pour ceux-là seuls qui, pouvant vivre, ont ce goût de mourir de délire et d’ardeur…

Elle regarda, de ses yeux tristes, Marie. La jeune fille ne percevant pas les pensées de son amie, répondit par un regard de pitié simple et soupira : — Où est ce malheureux, et quelle mauvaise habitude de ne jamais avoir d’argent sur soi.

Elles étaient arrivées maintenant devant la maison que mademoiselle de Fontenay habitait avec sa mère, et qui était à une courte distance de celle de Sabine. Elles se quittèrent en riant, après s’être tenues un peu longuement par les mains tendues.

Madame de Fontenay revint d’un pas plus lent chez elle.

Elle regardait avec plaisir le petit hôtel vers lequel elle marchait, les caisses de fleurs suspendues aux grilles devant les fenêtres. Quand elle eut atteint la porte, elle pénétra dans un vestibule de pierre, sonore et frais, un peu campagnard, avec des clous de cuivre au mur où restaient accrochés des chapeaux d’homme et des cannes.

Elle aimait la sensation de la demeure retrouvée, la paix des chambres contre lesquelles tremblaient les bruits faibles et distants de la rue. Elle rejoignit son mari qu’elle trouva occupé à ranger des livres, elle l’embrassa et l’entraînant par la main dans la salle à manger, se mit à table en face de lui.

Il lui parla de mécanique dont il s’occupait par inclination, de télégraphie et des progrès de l’aérostation. Elle ne l’écoutait pas beaucoup, elle ne pensait à rien. Si elle avait eu quelque énergie, elle eût pu avec un apparent intérêt lui répondre, mais vraiment elle était trop lasse et ne pouvait penser à rien.

Le repas terminé, Sabine et M. de Fontenay montèrent à une chambre large et confuse qu’on appelait l’atelier, où la jeune femme s’étendit sur un divan, tandis que son mari, ayant bu son café et fumé sa cigarette, lui exposait les plans de sa journée et prenait tendrement congé d’elle.

À la fois active et dolente, Sabine passait son temps là, s’asseyant, se relevant, ouvrant et fermant les livres, souvent étendue sur le divan de soie, se sentant envahie d’une langueur contente où entraient de l’insensibilité fine et vivante, une volupté de respirer l’heure plane et paisible, et un peu de la peur de mourir.

Son être fatigué des vives passions de l’enfance, des hasards d’un mariage hâtif, des douleurs de la maternité malheureuse, se reposait ainsi au creux des après-midi molles, bercé du plaisir de vivre faiblement à la sensuelle crainte de la mort.

Sabine se représentait le plaisir et la mort d’une manière aiguë et simple, par le goût qu’elle avait de la tiédeur et par la peur du frisson. Ainsi alanguie pendant des heures, elle se rappelait son enfance ardente et volontaire, son cœur de petite fille énergique et brûlant, auquel elle pensait maintenant avec surprise et ignorance, comme une enfant qui se souviendrait d’avoir été une femme passionnée.

Elle était âgée de sept ans quand sa mère mourut, et quoiqu’elle l’eût rarement vue tout près d’elle, elle l’avait regrettée désespérément, de toute son âme précoce et pleine, à qui le deuil donnait déjà le sentiment du terrible, du particulier et de la honte.

Elle n’avait pas pu manger pendant plusieurs jours, et elle avait considéré cela avec cette stupeur muette et sage des enfants, qui ne s’expliquent pas quelle force en eux refuse déjà de vivre.

Sensible jusqu’au trouble de l’esprit et jusqu’au malaise physique, elle grandit près de son père, M. de Rozée, dont l’indulgence indifférente et brusque, le caractère amer, l’intelligence fine et compliquée lui inspiraient une admiration sans tendresse.

Étonnante enfance mystique et amoureuse, désespérée, sage et violente !

Nul couvent n’est plus soumis aux disciplines de l’aspiration et du désir, à la règle du rêve et de l’extrême tension des nerfs, à l’écrasement de l’équilibre physique que ne le fut l’éducation de Sabine vers sa treizième année. Retenue dans une pièce sombre et pesante, elle écrivait, lisait, jouait du piano, rêvait le soir auprès d’une gouvernante allemande nébuleuse et sentimentale, chaste aussi, et qui, entretenant son élève de la plainte éternelle de ses lointaines fiançailles et de toutes les grâces de l’amour, ne pensait point qu’elles eussent quelque communication avec le vertige et la volupté.

Mais Sabine, qui joignait à la clarté, à la précision irritées qu’elle tenait de son père français, la violence italienne du sang maternel, respirait ces souvenirs avec un haletant et vacillant plaisir.

Le soir, dans cette salle d’étude alourdie de tentures d’un rouge noir, attristée de meubles en bois de noyer, les coudes sur la table de son travail, la tête dans ses mains, le regard éclairé par la lampe, chauffé par de sourdes émotions, elle se grisait aux mélancolies de sa gouvernante, aux récits de la rencontre, du serment, des promenades sur les places et aux jardins d’une petite ville du Wurtemberg, et de l’infidélité du jeune homme, qui avait abandonné sa fiancée mourante de chagrin et désormais pleine de mémoire.

Cette demoiselle lui paraissait toute légendaire et rayonnante de cet amour.

L’estime en laquelle sa gouvernante se tenait elle-même, eu égard à son aventure, faisait comprendre à Sabine que les élans et les revers de la passion font l’emploi, l’orgueil et la dignité de la destinée.

Elle vécut en dévote de l’ardeur, n’apercevant en ses études que les places brûlantes de l’histoire, les minutes passionnées des visages. Elle rêvait d’Héloïse, de Jeanne d’Arc dont elle inventait un trouble sentimental à la rencontre du roi Charles ; et sur ses cartes de géographie elle s’attardait à imaginer les contours blancs des villes voluptueuses comme Messine, et la mer d’Azow pleine de courants d’eau douce…

La flamme chez cette enfant montait des profondeurs du sang, gagnait le cerveau, faisait sur la pensée, sur la raison, danser son rouge incendie. Nulle réserve et nul jugement en cet esprit que la première vague emplissait. Aux instants de son instruction religieuse, inventive de petites peines journalières, elle souhaitait toutes les duretés du Carmel, et elle passait ensuite des étroits ajustements de la conscience aux plus vives audaces, à toute la libération de l’être, au sentiment de l’inévitable et de l’antique fatalité.

Vers quinze ans, la rencontre qu’elle fit dans un livre de cette phrase de Spinoza : « La croyance que nous avons en notre liberté n’est que l’ignorance des mobiles qui nous font agir », l’abreuva de clarté, sembla calmer en elle un natif tourment.

Pourtant elle passa encore par des voies tortueuses, douloureuses, où sa sensibilité se reprenait à aller et revenir de la foi à l’indifférence. Et puis la paix se fit, elle ne goûta plus de la religion que ses fêtes dorées, ses odeurs gardées dans la sainte atmosphère et longeant les prodiges de la pierre et du vitrail des églises.

Avec son père instruit, subtil et raisonneur, elle parlait de tout. Elle discutait, affirmait comme on fait un serment ; elle avait toujours l’ air de dire à la suite de ce qu’elle énonçait : « Je vous jure que c’est ainsi » ; elle prononçait : « Cela est vrai… » sur le ton dont elle aurait crié :

« J’ai soif », avec une assurance puisée au lieu même de la certitude physique et du besoin.

Elle eut seize ans ; ce fut une vivace année ; elle dominait autour d’elle M. de Rozée, faible et courtois devant la croissance féminine, et sa gouvernante qui avait un sens si respectueux de l’ordre social, qu’elle considérait maintenant avec déférence cette jeune fille de race noble, qu’elle avait élevée.

Des amis de son père, leurs fils, quelques jeunes filles de son âge venaient à leur maison à Paris, les rejoignaient en été au château que M. de Rozée possédait en Touraine.

Sabine goûtait les plaisirs de l’air, des jeux ; elle éprouvait, avec un cœur affermi, qu’un plus robuste sentiment de la vie diminuait en elle la langueur et la mélancolie qui avaient accablé son enfance, l’avait retenue oppressée devant les violets du crépuscule, l’odeur molle des pétunias, le vent de l’automne dans les cheminées, le brusque cri de l’hirondelle.

Maintenant elle riait, s’amusait, encombrait son temps de puériles intrigues. Elle se plaisait à émouvoir les jeunes gens qui l’entouraient, à leur faire désirer la fleur qu’elle avait cueillie et tenue entre ses mains, les fruits qu’elle avait touchés. Elle se sentait près d’eux forte de sa grâce, de la science naturelle et croissante qu’elle avait des détours du regard et du geste, et de cet orgueil d’être, par sa personne et la situation de son père, au-dessus des espoirs de leur désir.

La pensée que ces jeunes hommes, insignifiants et doux, eussent pu l’obtenir en mariage, était quelque chose qui la cabrait, lui jetait l’âme en arrière. Elle n’imaginait point, de l’amour, les simples gaietés du juvénile accord, le consentement familial, les longues solitudes permises ; elle n’eût pas voulu, dans l’ombre, abandonner ses mains aux mains d’un de ces garçons patients, dévots et gênés ; de plus vives émotions l’avaient surprise un soir. Un homme d’État italien, que M. de Rozée avait connu autrefois à Rome, Fabien Mauri, passant en Touraine, était venu dîner au château.

Sabine ne le connaissait pas et n’avait point fait attention à lui, malgré le beau caractère de son visage. Elle restait et riait entre les quelques jeunes gens de son âge.

Après le dîner, ce soir-là, des chansonniers qui allaient de ville en ville, et colportaient par toute la France la même mélodie, s’étaient arrêtés au château. Dans le salon en boiserie, tendu de toiles de Gênes, sous les lampes suspendues au plafond, ils chantèrent… Ils jouaient du violon et de la guitare et soupiraient des couplets tristes et passionnés, poésie naïve où il y avait du soleil et des amoureuses, vus par des artistes qui n’ont pas d’argent et qui boivent.

Sabine écoutait ; elle aspirait la musique par saccades, avec ces secousses du regard, ce fin battement des narines, qui sont comme les mouvements de la soif et semblent emplir et désaltérer une âme ouverte et chaude. Embuée de vertige, elle se retourna distraitement, et elle rencontra les yeux embusqués et têtus de Fabien, depuis longtemps sans doute posés sur elle.

La musique ayant cessé, l’Italien se leva et s’approcha de la jeune fille ; ils causèrent. Les choses qu’il lui disait n’étaient pas importantes et lui-même paraissait ne pas y tenir ; ses paroles semblaient mises là seulement pour faciliter et autoriser l’attention qu’il appuyait sur mademoiselle de Rozée, et Sabine, intimidée, répondait gauchement.

Avec un trouble qui lui était agréable, elle remarquait chez cet homme l’étonnant regard, rauque, brûlé, et comme épuisé d’ardeur, et le son du rire, doux et cruel. Il partit le lendemain, elle ne le revit pas et n’en fut pas plus longtemps occupée ; mais elle, qui ne subissait qu’avec irritation et une grande humilité physique l’espérance qu’elle voyait à quelques-uns des jeunes gens de l’épouser, elle avait porté avec un pliement délicieux et un merveilleux craquement de l’orgueil le dur désir de cet homme…

Sabine eut encore deux années d’insouciance, de force et de plaisir.

Un jour, son père, au retour d’un voyage, lui annonça faiblement, doucement d’abord, qu’il allait se marier, qu’il épousait une jeune fille autrichienne dont la présence serait pour Sabine une distraction charmante.

Mademoiselle de Rozée ne crut point que c’était possible. L’étonnement faisait en elle un mouvement qui déplaçait toute la vie. Sa première pensée était toujours que ce qui lui causerait trop de peine lui serait malgré tout épargné.

Elle supplia son père avec le plus confiant désespoir.

Elle sentit qu’elle l’aimait jalousement, avec un goût mystique de la sagesse paternelle, et que cette folie qu’il voulait faire le changeait, le tuait à ses yeux.

Mais M. de Rozée finit par la repousser, pris d’un sombre attachement pour la jeune fille qu’il désirait.

Alors Sabine, découragée, eut une crise d’écœurement sentimental ; il lui en coûtait de manger et de dormir dans la maison de son père ; elle s’attardait à la contemplation du portrait de sa mère morte, elle pressait contre elle sa gouvernante et lui disait en larmes : « Je n’ai que vous. » Elle pensa à se marier.

Elle s’y décida, lorsque M. de Rozée lui apprit qu’il allait partir pour Vienne où son mariage se célébrerait, et qu’ensuite il voyagerait. La gouvernante allemande fut appelée auprès de ses nièces qui se trouvaient subitement orphelines et auxquelles elle croyait devoir se consacrer maintenant.

Sabine se fiança avec Henri de Fontenay.

Il l’aimait, il n’était pas mondain. Depuis six mois qu’elle le connaissait, elle l’avait jugé sérieux et droit, il faisait partie d’un petit groupe de jeunes gens qui s’occupaient de science. Sabine comprit bientôt avec regret que cet homme de mine rude et pourtant faible, comme si la vigueur du corps ne se communiquait pas à l’esprit, apportait moins à ses curiosités le culte de la découverte et de l’exact que le goût de l’activité, de l’air et de la course. Ce qu’il aimait le mieux dans ces expéditions en bateau et en ballon à bord desquels se tentaient des expériences émouvantes, c’était l’horizon, le large, l’embrun ; et quelquefois sa rêverie qui ne s’exprimait pas, qui pour lui-même ne s’éclaircissait jamais, s’attachait aux scintillements bleus de l’étoile, s’étonnait de l’infini.

Il n’avait pas l’éducation et la culture de la tristesse, et de telles révélations le précipitaient lourdement au fond ébloui de lui-même. Sabine lui savait gré d’aimer les livres, non pas comme elle les aimait, elle, d’une manière impatiente et destructive, mais de s’intéresser à en acquérir et à en réunir les plus rares.

Enfin, l’accueil que lui fit Marie de Fontenay acheva d’incliner mademoiselle de Rozée à ce mariage, où elle abandonnait une âme lasse et combattue…