Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/17
n face Landévennec, si l’on entre dans la rivière du Faou, c’est le
bourg du Faou, au bord de l’eau, son église sur la grève, son
port de belle activité d’où les fruits et les légumes partent pour Brest.
La vie maraîchère s’y étale, pendant qu’à 2 kilomètres, au pied
des montagnes d’Arrée, à Rumengol, la légende reparaît. L’église
de 1536 est placée sous l’invocation de Notre-Dame de Tout Remède.
Cette Notre-Dame est en argent massif, et c’est elle qui attire les
pèlerins, c’est pour elle que brûlent les cierges par centaines et
milliers. Avec elle, une fontaine où les malades et les infirmes viennent
boire et se laver. La petite rue du hameau est bordée, d’un
côté, par le cimetière, et de l’autre, par quelques maisons où l’on
vend des objets de piété, médailles, chapelets, scapulaires, images.
Hors de l’église, un autel pour la messe des pardons, qui ont lieu
les jours de l’Annonciation, de la Trinité, de l’Assomption et de la
Nativité de la Vierge. C’est le pardon des Chanteurs, décrit par
Anatole Le Braz, et désigné ainsi en souvenir du vœu formulé au
roi Grallon par la Vierge qui, pour consoler son âme des crimes
commis par sa fille Ahès, promit de faire naître une race de chanteurs
qui répandraient l’allégresse où la tueuse d’hommes avait semé
le deuil et l’épouvante. C’est ainsi que les derniers bardes bretons
sont venus chanter, sur la colline de Rumengol, la complainte de
Plac’hik Eûssa, en présence de la foule venue par terre et par mer.
C’est au pardon de la Trinité que les fidèles sont le plus nombreux. On y voit tous les costumes du Finistère, les coiffes de caractère religieux, les loques des mendiants qui exhibent là leurs moignons, leurs membres déformés, leurs faces misérables, leurs plaies répugnantes. On a souvent décrit, depuis Émile Souvestre, les porteurs de bannières, de croix, de reliques, vêtus d’aubes blanches et coiffés de bonnets de coton, les gardes en même costume, frappant du bâton dit pen-bas ceux qui oublient de s’incliner. Les mendiants s’offrent pour accomplir les vœux, interpellent les passants, concluent un marché et s’en vont faire le tour de l’église, pieds nus ou à genoux. Pour faire faire par un mendiant le tour de l’église, pieds nus, on paie un sou, pour le faire faire à genoux, c’est cinq sous. Le pardon officiel, c’est la messe, les vêpres et la procession, avec le défilé des bannières. C’est à qui portera la plus lourde de ces bannières, souvent chargées de plomb, comme nous l’avons vu déjà au pardon de Saint-Jean-du-Doigt. Des hommes s’acharnent à soulever ces fardeaux, s’éreintent, les bras tendus, les veines du front gonflées, la face rouge. Certains sont vaincus, tombent en route, gardent parfois une infirmité de l’accomplissement d’un pareil tour de force. C’est ainsi que les pratiques enfantines et barbares ont leur place dans ces fêtes. Ce qui a sa place aussi, c’est l’alcool. La fête finie, on mange des saucisses et des gâteaux, on boit du cidre, on boit aussi de l’eau-de-vie, les mendiants se couchent autour de feux d’ajoncs, cuvent leur ivresse, s’endorment.
Quittons cette Cour des Miracles, malgré son pittoresque de Moyen Âge et de romantisme. La misère humaine s’y étale, inconsciente, sordide, aucun effort de volonté ne se révèle chez ces larves humaines qui se traînent en geignant, douloureuses, hypocrites, machinales. Cherchons l’air de la mer et le goût de la brise salée. Moitié en barque, moitié en voiture, je vais gagner Plougastel, dont le territoire forme une presqu’île allongée dans la rade de Brest. Ce territoire est divisé en hameaux, parmi lesquels ceux de Passage, Illier-an-Guen, Kerziou, Keralgui, Lestraouen, Lanvrizan, formant ensemble une population de près de huit mille habitants qui partagent leur activité entre le métier de marin, la culture des primeurs, des fruits, des fraises principalement, qui y sont très délicates, et l’élevage des moutons. Les curiosités et les œuvres d’art ne manquent pas : la chapelle de Saint-Langin, aux statuettes du xvie siècle, le manoir du Cosquer, près duquel est un puits dont l’eau suit un mouvement opposé à celui de la marée, monte quand la mer s’abaisse, descend quand la mer monte. Mais tout s’efface devant le Calvaire de Plougastel, dressé au milieu de l’ancien cimetière où il donne, aussitôt qu’on l’aperçoit, la singulière impression d’une foule de pierre vivante. C’est le plus important des calvaires bretons, et l’un des plus beaux. Il a été élevé, au début du xviie siècle, et il consacre la misère et la désolation, le souvenir de l’épidémie qui sévit dans toute la région, en 1598, vers la fin de la grande peste qui dura près de vingt ans, de 1580 à 1599. La date de 1602 est indiquée par une inscription comme celle de l’achèvement du calvaire. L’architecture en est massive et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie percée d’arcades, avec une voûte principale dans un cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et de sculptures en niches, plus de deux cents personnages grouillent au pied des trois croix, mettent en scène, comme sur un théâtre, le drame de la Passion. La croix principale s’élève au-dessus d’une colonne de granit coupée de deux traverses : sur la première, le Christ est enseveli par les femmes ; à chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête levée, attendent le dernier soupir du crucifié. Les deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se contorsionnent dans les affres de l’agonie. Pour la foule rassemblée autour des suppliciés, il n’y faut pas chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittoresque, naïvement exprimée, avec effort et gaucherie. Ce sont comme des groupes de figurants qui se présentent aux spectateurs, et l’on a là, une fois de plus, par la sculpture, l’équivalent des mystères joués aux porches des églises, leur représentation fixée par la pierre. Tous les épisodes de la Passion se présentent à la fois avec les prêtres, les soldats, les apôtres, la foule, tout ce monde vêtu des costumes du temps, les paysans joueurs de biniou accompagnant le Christ au jour où il entre à Jérusalem.
Les costumes n’ont guère changé à Plougastel depuis 1602. J’ai vu là, tout contre le Calvaire, une sortie de baptême, tout un cortège de femmes en jupes noires, à tabliers bleus, à corsages à basques, à coiffes en forme de casque ; de petites filles semblables, en jupes longues, de toutes les couleurs, la tête coiffée d’un béguin ; d’hommes aux larges ceintures, la veste et le gilet brodés, le chapeau noir garni de rubans de velours. Le parrain et la marraine étaient surtout magnifiques lorsqu’ils apparurent au porche sombre de l’église, la commère en robe Louis XIII, ouverte sur plusieurs jupes couvertes de broderies, le compère aux longs cheveux, au large chapeau, avec l’habit bleu carré à larges basques, la culotte courte et bouffante, le bragoubras, les souliers à bouffettes, plusieurs gilets les uns sur les autres, et, à la main, une canne toute fleurie de rubans. On aurait cru un seigneur de Versailles allant faire le tour de la pièce d’eau des Suisses, plutôt qu’un cultivateur de fraises dans ses habits de cérémonie. Ceux qui vont porter les fraises, en barque, à Brest et dans tous les ports des environs, sont coiffés d’un bonnet rouge de forme catalane, dont la pointe retombe sur le côté. Rien de plus beau que ce pays, de plus particulier et de plus pittoresque que l’existence de ses habitants. Plougastel est caché en une sorte d’oasis, défendue du côté de la rade par un promontoire hérissé de blocs de rochers. Après avoir franchi les pierres et les bruyères, les étendues grises où l’on ne rencontre que des petits moutons noirs, où l’on ne voit planer que les oiseaux de proie, c’est une surprise de trouver le pays riant, exposé au sud, tout fleuri d’arbres fruitiers au printemps, et bientôt tout rouge de fraises, puis couvert de melons en été.
La grande fête, le 24 juin, est autour de la chapelle Saint-Jean de Plougastel, au-dessus de la rivière de Landerneau. C’est le Pardon aux oiseaux. Les enfants du pays vendent, en des cages d’osier, tous les plumages et tous les ramages qu’ils ont dénichés dans les arbres et dans les haies. Les promeneurs de Brest descendent à la station de Passage. Ils viennent voir les costumes. Mais cette assemblée ne vaut pas la vision que j’ai eue de cette sortie de baptême où j’étais le seul spectateur. C’était, ce jour-là, une scène de vie surprise, la coutume tranquillement observée, et non la mascarade infailliblement produite par la mêlée de quelques costumes anciens avec la foule brestoise endimanchée. Mieux vaut encore Plougastel solitaire, un jour de beau temps éclairé de soleil, la grande rue et les petites rues à peu près désertes, les champs animés par le travail.
C’est un soir que je suis parti de Châteaulin pour Brasparts, et je n’ai jamais vu de plus beau soir. Insensiblement la dernière clarté du crépuscule fit place à la clarté lunaire, et ce fut un enchantement. Du chemin montant qui avait quitté la route du bord de la rivière, et qui s’en allait rejoindre la grande route au-dessus de Pleyben, je vis s’éclairer toute la campagne d’une divine clarté d’argent, comme si Diane elle-même traversait l’espace. Il avait plu dans la journée, mais un souffle chassait les nuages qui s’enfuyaient de toutes parts, le bleu pur du ciel apparaissait, envahissait tout, et bientôt, la lune, toute seule, suspendue dans l’espace, éclaira toutes choses de sa lumière pâle et froide, si émouvante. Tout se distinguait nettement, dans cette campagne mystérieusement belle. La voiture allait au pas du cheval. J’avais le temps de distinguer tous les détails de la vallée, la rivière qui brillait à travers les feuilles, le dessin des arbres, les étagements des collines, la délimitation des champs. Chaque chose s’apercevait bien exactement, mais pourtant il n’y avait aucune dure précision, aucune sécheresse de trait dans ce spectacle splendide de la nature endormie sous la lune. Tout semblait lointain, extra-terrestre, baigné d’une atmosphère inconnue, laiteuse et bleuâtre. On savait bien les couleurs, que cette terre était brune, ces feuillages verts, ces rochers grisâtres, mais toutes ces couleurs se transposaient comme sous une fine mousseline, s’apaisaient par le prestige d’une atmosphère glauque, à la fois verdâtre et bleuâtre, qui tombait du ciel bleu et de la lune d’or pâle. Cette clarté de la lune s’accompagne toujours de silence. Le silence, ce soir-là, était prodigieux. On n’entendait que le pas du cheval sur la route, et il semblait que ce pas, le seul bruit de la nuit, dût être entendu de tout le paysage. Puis, à un moment, comme la voiture longeait un parc ténébreux, tout tressaillant de lueurs, un rossignol fit entendre son chant passionné, douloureux et éperdu comme un lied de Schumann. Plus loin, au traversé d’une clairière parsemée de quelques hauts arbres, un bruit bizarre, tenant du croassement du corbeau et du coassement de la grenouille, se fit entendre. C’est le casé-coat, me dit le voiturier que j’interrogeais. À la description qu’il me fit de l’oiseau, je reconnus le pivert. Ce furent les seuls bruits entendus et les seules paroles échangées. Il y a des harmonies profondes et complètes qu’il ne faut pas troubler par un vain bavardage. On devinait l’espace plein de vie, mais de vie muette. Le pays entier était sous l’influence d’un magique enchantement. Le paysage se peuplait d’ombres. Si les fées et les génies de l’air chevauchaient les rayons de la lune, ils savaient se faire muets et invisibles. Les farfadets et les follets trahissaient à peine leur présence par un frisson qui courait, par un rayon qui passait sur les gazons et les eaux immobiles. C’était dans l’or et dans l’argent de l’atmosphère que s’agitaient les sylphes, et leur mouvement faisait un rythme que l’on croyait voir, une musique que l’on croyait entendre. Les maisons perdues au loin, sur la pente des coteaux, au fond des vallées, étaient d’une blancheur livide, éclairées d’une lumière sépulcrale. Les maisons du bord de la route, elles aussi, semblaient mortes, visages fermés, la porte et les contrevents clos, sans une fissure lumineuse, sans la clarté fumeuse d’une lampe ou d’une chandelle. Une seule porte d’un logis, au tournant de la route creusée en ravin, était ouverte sur le noir, et il vint sur le seuil, au passage de la voiture, une figure qui avait facilement l’air d’un spectre.
Le cheval galopait de son pas de travail ; le voiturier, oscillant sur son siège, semblait endormi ou pensif. Il est peut-être de ceux qui croient aux feux-follets et aux morts tourmenteurs, mais sa conscience est pure, aussi ne craint-il rien des méchants et va-t-il son train. Le voyage dura longtemps, plusieurs heures, dans la même féerie lunaire. Il pouvait être dix heures ou onze heures, je ne sais plus, au moment où l’on atteignit Brasparts, où les hauteurs commencèrent à se dresser, où les premières maisons, fermées, silencieuses, mortes, comme les maisons de la route, annoncèrent le village et la rue. L’auberge ? il n’y en a qu’une, fondée et tenue par trois demoiselles, ce qui leur avait valu cette enseigne et ce calembour : Aux trois sans hommes. Les trois, aujourd’hui, ne sont plus qu’une, et cette dernière est souffrante, souvent alitée, mais les bonnes traditions de la maison sont conservées, on m’a dit que le voyageur était bien reçu et bien servi. Je songe à cela pendant que le voiturier frappe la porte du manche de son fouet, et que le cheval hennit. Une fenêtre s’ouvre, un visage se penche, une voix parle. Et bientôt, des pas, un bruit de clefs derrière la porte. L’homme qui ouvre, une lanterne à la main, ressemble à un Espagnol, le visage rasé et bleu, les yeux noirs, grand, bien découplé. C’est le neveu de mademoiselle. Qui n’a pas éprouvé, dans sa vie, la sensation inquiète de ces entrées à l’auberge, la nuit, quand tout dort, que l’on entend des gros souliers descendre un escalier de bois, que la porte s’ouvre ? La maison, les cours, les escaliers, les chambres, vous apparaissent peu sûres au premier abord. Où est-on ? chez qui ? On pense malgré soi au Petit Poucet et à l’Ogre, à toutes les histoires qui faisaient dresser vos cheveux d’enfant sur votre tête, et vous ne vous endormez que d’un œil et d’une oreille.
Ici, l’intérieur est bien tenu, les meubles cirés, le sol net, la cuisine où je pénètre est sérieuse comme un musée, avec ses ustensiles bien rangés, bien accrochés à leur place. Une bonne âgée, douce et monacale, se montre, me mène à une chambre qui sent le bon linge frais. Il y a de grosses armoires de chêne, une belle sainte Anne en faïence sur la commode. La servante me demande si j’ai besoin de quelque chose, du bouillon, du lait. Merci. Bonne nuit. Je rêve que je voyage dans la lune.
Au lendemain matin, s’il m’était resté des préventions de cette arrivée nocturne, en ce pays de montagnes, elles auraient été vite dissipées. Le jour rassurant me fait rire de mes imaginations de la veille. La chambre est une bonne et ancienne chambre qui fleure le lin. Je revois la sainte Anne, des images au mur, sur la cheminée une vieille pendule ornée d’une bergère du premier Empire, et deux vases en verre opale avec des fleurs en papier écloses là et fleurissant toujours depuis le mariage d’une grand’mère. Le lit est enfoui dans des rideaux de serge enfeuillagée. Les grandes armoires ne cachent personne, sont remplies de linge sentant l’eau claire et l’air pur, la clef est sur le battant, on peut voir et respirer. Dans un coin, une petite table de toilette avec une petite cuvette, un petit pot à eau, une petite glace ovale encadrée d’acajou, pour un ménage de Guignol.
L’escalier est clair, des servantes vont et viennent. La cour est bruyante, les poules y sont comme chez elles. L’écurie exhale son odeur de foin. La servante qui m’a reçu entre par une porte, sort par une autre, sans bruit. La cuisine sent le « café au lait ». Je dois partir de bonne heure. Tout est prêt, sans que j’aie eu rien à dire, mes vêtements brossés, mes souliers cirés, un déjeuner de viandes froides, très appétissantes, sur la table, du bon pain tendre, du bon vin blanc, du bon café. La servante excuse mademoiselle, qui ne peut se lever. Mais si la maîtresse est invisible, on sent qu’elle est restée la volonté directrice de sa maison, et qu’elle sait, de son lit de malade, tout prévoir et tout ordonner. Je resterais bien là longtemps, courant les environs, rentrant le soir à ce logis sérieux, mais il faut voir encore, voir toujours, avec la conviction qu’on ne pourra jamais tout voir. Je dis donc adieu à l’hospitalière maison, où je ne reviendrai sans doute jamais, et je remonte en voiture avec une certaine mélancolie. Je vois alors que Brasparts est bâti sur un monticule d’où l’on commence à pressentir le mouvement des monts d’Arrée, et je me remémore le proverbe : « Aplanir Brasparts, épierrer Berrien, désherber Plouyé, trois choses impossibles à Dieu. »
Bientôt, c’est le paysage de montagnes, le cirque des monts d’Arrée. La hauteur n’est pas extrême, puisque le point le plus élevé, où je vais arriver tout à l’heure, le mamelon de Saint-Michel, n’a pas 400 mètres, mais la courbe abrupte des pentes et l’aigu des sommets, percés par la roche schisteuse, ont un caractère de grandeur et de sauvagerie indéniables. L’horizon est immense de plus en plus, à mesure que l’on se hausse vers ce point. La souple ondulation des montagnes Noires est au sud, pendant que le nord est barré de la dure crête d’Arrée, où se dresse la dent pointue, et cruelle du Roc-Trévézel. Cette étendue, bien circonscrite, rigidement délimitée, est difficile à évaluer. Il y aurait là la place d’une ville immense, si une ville pouvait s’établir dans un tel bas-fond marécageux, entouré de hauteurs désolées d’où tombe, en hiver, un froid mortel. Des gens qui ont habité, autrefois, les villages bâtis sur les versants de ces dures crêtes, m’ont dit avoir vu, aux temps de neige prolongés, des loups s’aventurer jusqu’aux premiers jardins. Il n’y a plus de loups, mais on y chasse encore. Les « messieurs » de Quimper, de Châteaulin, de Morlaix, de Landerneau, de Brest, y viennent tirer les canards, les oies, les cygnes sauvages, aux époques des migrations. C’est avec la plus grande prudence qu’il faut, dit-on, s’aventurer dans ces fonds. Le sol spongieux et tremblant cède sous les pas, et l’homme peut disparaître et se noyer dans la boue, comme il s’enlizerait dans les sables mouvants d’une grève. Du moins, on le dit, et sans doute un accident de ce genre est-il arrivé. Cela suffit pour la mauvaise renommée du lieu, et cela suffit aussi pour donner aux passants l’appréhension nécessaire et les empêcher de s’aventurer dans les bas-fonds inquiétants. Les chasseurs, seuls, gens intrépides, et qui savent étudier un terrain, peuvent se risquer parmi ces fondrières et en rapporter profit et honneur.
Je me trompe. Il y a d’autres industries que celle de la chasse qui peuvent s’exercer dans les marécages de Saint-Michel. D’abord, j’aperçois çà et là des carrés de différentes nuances de vert qui annoncent quelques tentatives et réussites de culture, quelques fèves de marais, peut-être, ou bien rien du tout. À cette distance, je ne sais, et mon voiturier ne connaît que ce qui pousse au bord des routes. Ensuite, et cela devient alors tout à fait certain, ce sont les amas et les découpages réguliers des tourbières.
Je monte à la chapelle Saint-Michel, qui est une petite bâtisse tout à fait ordinaire. Mais ce qui n’est pas ordinaire, c’est le paysage qui l’entoure, et le paysage que l’on aperçoit. Sur le monticule, exactement haut de 391 mètres, pas un arbrisseau, rien que des bruyères sèches, égrenant leurs dernières feuilles rouillées parmi les pierres. C’est désolé, c’est affreux, et c’est un des plus beaux et des plus grands spectacles de nature qui se puisse contempler, car voici, sous les regards, toute l’étendue, en un seul tableau d’une unité grandiose, tout le panorama des montagnes Noires et des montagnes d’Arrée. Quand le temps est clair, on aperçoit les clochers de Saint-Pol-de-Léon au nord, le clocher de Carhaix à l’est, et même, dit-on, à l’ouest, la rade de Brest et la pointe Saint-Mathieu. Cette aubaine ne m’échoit pas aujourd’hui, mais je vois les sommets, les forêts d’où je viens, du côté de Laz et de Gourin, et les pointes vers lesquelles je me dirige, dans la direction de Carhaix. J’ai vu, certes, des montagnes plus hautes, dans les Alpes, dans les Pyrénées, et des spectacles d’une magnificence qui tenait aux proportions, aux étendues, les derniers pâturages qui précèdent les rochers et la neige, les casques de glace étincelante, les sommets qui émergent du noir de la nuit avec la tache rose de l’aurore commençante, les lacs d’émeraude et de saphir suspendus comme des coupes précieuses aux flancs des rocs, j’ai vu tout cela, et pourtant j’aime et j’admire ce paysage désolé des monts d’Arrée, ces ondulations basses qui courent en si belles et si tristes lignes sous le ciel de Bretagne, ces pointes méchantes des rochers, ce marais sinistre qui parle de l’éternité et de la fatalité des choses, du lent travail de pourrissement et de recommencement de l’humble végétal, et puis, au delà de cette mélancolie presque inexprimable du cirque d’Arrée, désolant et âpre refuge pour l’esprit blessé par la vie, au delà, ces verdures, ces villages devinés aux clochers, ces champs cultivés, tout ce qui annonce l’effort de l’homme et promet un peu de sécurité et de douceur.
La route reprise, c’est l’arrivée à Botmeur, qui est l’oasis des monts d’Arrée. Humble oasis, accrochée à la pente aride, avec ses rues qui grimpent, qui dévalent, ses maisons plantées de guingois, ses quelques jardins, ses quelques champs, ses arbres, ses chemins couverts. En somme, tel qu’il est, ce Botmeur est l’endroit délicieux des monts d’Arrée, c’est la ville d’eaux et la station d’hiver, et ceux qui y vivent doivent s’y trouver parfaitement à l’abri et heureux quand leur œil s’aventure vers les fonds où noircissent les tourbières, vers les sommets dénudés où la neige s’amoncelle, et d’où les loups descendaient jadis. À voir cette verdure inattendue, après tant de kilomètres de bruyères et de pierres, j’ai la sensation singulière d’un village méridional, et je m’attends, à chaque instant, à voir les enguirlandements de la vigne et les feuilles luisantes du figuier contre quelque muraille exposée au soleil de midi.
La voiture cahote, va comme elle peut, à travers les ruelles pierreuses et les chemins défoncés. Mais elle a une bonne escorte, en avant, en arrière, sur les côtés. Sitôt que le pas du cheval s’est fait entendre, que l’équipage a été signalé, des nuées d’enfants sont sortis de je ne sais où, ont animé ce village qui paraissait désert. Quelque visage d’homme ou de femme pouvait bien s’apercevoir dans maint logis, au seuil ou derrière la vitre. Mais l’enfant jaillit au dehors, court et jacasse et rit autour de cet événement qui doit être rare : une voiture avec un cheval, un voiturier et un voyageur ! Jamais explorateur arrivant dans une bourgade de l’Afrique centrale n’a été plus entouré, et jamais population de noirs n’a manifesté plus bruyamment son étonnement et sa joie. Ce sont des gambades, des poussées, des cris, à n’en plus finir. Ce Botmeur est décidément un endroit privilégié. Il y a des têtes charmantes de petits garçons, de petites filles, parmi ces gentils sauvages qui n’ont pas l’air de souffrir de l’air des marais ni de la pénurie des aliments, si j’en crois leurs visages hâlés, leurs bouches fraîches et rieuses, leurs yeux vifs. Ils sont à la fois turbulents et timides, cherchent à se sauver et à se cacher si je les regarde et essaie d’entamer une conversation, puis reviennent de plus belle. Quand la voiture est sur la descente, toute cette marmaille se rue en une course folle, tant qu’elle peut aller. Les plus intrépides retirent leurs sabots, se précipitent pieds nus à ma suite jusqu’à ce que l’essoufflement leur vienne et que le cœur leur manque. C’est la solitude revenue, sauf la rencontre de quelque gardeuse de vaches, car il y a des vaches qui paissent l’herbe au bord de la route, ou même se prélassent en de vraies prairies. Allons ! il ne faut pas être trop inquiet des gens de Botmeur. De quoi vivent-ils, pourtant ? De pommes de terre, me répond le voiturier. Tous ont un petit champ, quelques animaux, et plupart exercent la profession de pillaouer ou chiffonnier. Je me demande ce que ces pillaouers peuvent chiffonner aux pentes des monts d’Arrée ou dans la vase des marais de Saint-Michel. Mais il paraît qu’ils se tirent d’affaire, qu’ils courent les villages, les marchés, qu’ils achètent, qu’ils revendent. Après leur journée faite, leur gain assuré, ils se reposent dans leur oasis.
Moi, mon repos, je compte le prendre à la Feuillée, où je suis déjà venu, il y a quelques années. Je me souviens d’une jolie route ombragée au long de laquelle un curé lisait son bréviaire, et d’une petite auberge à je ne sais plus quelle enseigne, du Cheval-Blanc ou du Soleil-Levant, où je fus accueilli par deux excellentes bonnes femmes comme l’enfant de la maison qui reviendrait d’un long et fatigant voyage. Le bon souper de canard froid et de chevreau, et la bonne chambre, encombrée de je ne sais combien de lits, de ces lits de plume dont l’édredon rouge touche au plafond. On grimpe et on tombe là-dedans, après une journée de fatigue, comme on tomberait dans l’éternité, une éternité duveteuse et chaude qui vous donne des sensations d’oiseau blotti, caché au plus profond d’une forêt, à l’abri de tout. Le lendemain matin, je me souviens qu’au départ les bonnes hôtesses me choyèrent encore, me forcèrent à boire d’un vin blanc qu’elles me dirent excellent pour m’aider à continuer ma route. J’entends encore leur voix, leur accent : « Buvez, buvez, pour vous régâler. » Je me « régâlai » donc, emportant le souvenir de ces belles vieilles faces pures et fines, où les yeux bleus, perdus dans les rides, ont gardé la candeur et la malice de l’enfance. Le reste du visage sait la vie, dit la fatigue, l’usure, la bouche a parfois le sourire triste de ceux qui ont eu leur part grande de chagrins et de deuils, mais il n’y a ni méchanceté, ni amertume, sur ces visages parfaits où se lisent la sérénité de la vie et de la mort. Il y a beaucoup de ces visages de vieilles femmes en Bretagne.
Me voici revenu, et je cherche mon Cheval-Blanc ou mon Soleil-Levant, mes hôtesses, leur petite salle d’auberge où je m’attarderais volontiers, où j’attendrais peut-être le soir, pour habiter encore la petite chambre, et partir avec un verre de vin blanc, au fin matin. Mais hélas ! je ne retrouve rien. On m’a changé ma Feuillée, à me faire croire que j’ai rêvé. Les vieilles sont peut-être au cimetière, mais leur vieille maison, où est-elle ? Je vois, dans l’angle de la place, un hôtel neuf où je n’ai pas envie d’entrer. Je retrouve pourtant mon allée d’arbres. Ah ! feuillée de la Feuillée, que tu palpitais doucement dans l’air, autrefois ! Tout cela est morne, aujourd’hui, comme abandonné, et le voyageur dit au voiturier de s’en aller bien vite.
Je m’en vais, en effet, par la grande route, avec je ne sais quel regret bizarre de quitter cette région dévastée et chaotique des monts d’Arrée pour rentrer dans la vie dite civilisée. Cette grande route, pourtant, qui conduit à Huelgoat, est bien belle, avec la vallée en contre-bas, les verdures sombres, les blocs de pierre grise qui paraissent dégringoler la pente. Huelgoat, aussi, est un point magnifique de la Bretagne, dont la réputation est faite, bien faite, et trop faite, car dès l’arrivée ce ne sont qu’hôtels agencés à la mode des villégiatures. Je suis venu ici au temps où le chemin de fer de Morlaix à Carhaix et Concarneau n’existait pas encore, et je crois bien qu’il n’y avait dans ce temps-là qu’un seul hôtel, à la façon des auberges d’autrefois, très simple et paisible. Le pays n’avait encore été découvert que par quelques peintres. Les temps sont changés. De chaque hôtel sortent en ce moment des hommes à longs cheveux, à vastes chapeaux, qui tiennent sous leurs bras, chevalets, toiles, boîtes à couleurs. Il va falloir que tous les arbres et toutes les pierres de la contrée y passent, bon gré mal gré.
J’arrive tard, tout le monde a fini de déjeuner, est parti au « motif ». Les mouches, seuls hôtes de la salle à manger, bourdonnent et ronflent, dansent leurs danses, valsent leurs valses, après avoir mangé goulûment le sucre des quelques biscuits restés sur la table. Je déjeune de ce que l’on m’apporte, le restant du déjeuner de ce matin ou le commencement du dîner de ce soir. Pendant mon rapide repas, la patronne de l’hôtel vient me donner tous les renseignements qui sont sur mon guide. Je ne puis ni ne dois partir sans aller voir les merveilles du pays, l’Étang…, le Moulin…, le Ménage de la Vierge…, la Pierre qui bouge…, le Gouffre…, la Mare aux sangliers…, l’Église et la Cascade de Saint-Herbot… « Huelgoat, Monsieur, c’est le Fontainebleau breton, avec l’eau en plus ! » Certainement, j’irai revoir tout cela, surtout Saint-Herbot. Au moment où je vais sortir, un gamin suivi d’un autre, puis d’un autre, puis de plusieurs autres encore, s’offre pour m’accompagner. Je marche escorté de l’armée de la « Pierre qui bouge ». Voici l’étang, voici le moulin enveloppé de lierre, qui est aujourd’hui une usine électrique. Nous traversons un petit bois, nous nous trouvons à l’entrée d’une immense clairière remplie de blocs de rochers. Il y en a de hauts, de ronds, de pointus, de plats, de creux, de voûtés. Chaque antre a son nom, sa particularité. Au chaos du Ménage de la Vierge, l’eau coule à travers une grotte. Arrivé à l’extrémité, il faut se courber pour passer dans un étroit couloir, et de là on voit, quand on veut bien les voir, le Chaudron, le Fauteuil, le Lit, le Soufflet, l’Écuelle, la Cuiller, la Fourchette. Pour franchir les pierres, on pourrait facilement poser un pied devant l’autre, mais les guides de la « Pierre qui bouge » ne le permettent pas. Ils sont munis d’échelles, de planches, de bâtons, de petits tabourets, qu’il faut absolument utiliser, car ils vous y obligent. « Tenez, monsieur, passez là-dessus… Tenez, monsieur, appuyez-vous là-dessus… Montez donc sur mon échelle, monsieur… » Enfin, tout ce qu’il faut pour se casser les jambes et payer ce plaisir-là son prix. Ce n’est pas fini. Deux gamins m’attendent devant une énorme pierre posée sur l’une de ses arêtes. C’est la Pierre qui bouge, la Roche Tremblante, la plus belle de la Bretagne. Elle a près de 7 mètres de longueur, plus de 5 mètres de largeur, presque autant d’épaisseur, on croit qu’elle pèse plus de 100 000 kilogrammes. Cette masse est suspendue sur le sol rocheux en un tel parfait équilibre qu’elle va bouger au commandement. Le droit de la mettre en mouvement appartient aux deux gamins qui ont su laisser les autres occupés au Ménage de la Vierge et qui sont arrivés ici les premiers. « Regardez, monsieur ! » L’un des petits s’est glissé sous la pierre, il la porte maintenant sur son dos et, en effet, la lourde masse oscille bientôt, va et vient, il est impossible de le nier. C’est fini. Il faut partir. Ils étaient bien vingt gamins, et un tel travail vaut plus de deux sous. Je leur donne en pièces blanches une dizaine de francs. Les enfants d’Huelgoat se sont assurés là une bonne sinécure pour les jours de printemps, d’été et d’automne.
Je vais tout seul voir le Gouffre qui est un des décors les plus impressionnants du genre. L’eau, vraiment, arrive d’une extraordinaire violence, semble tomber au profond de la terre. Mais je suis bien vite rejoint par le plus obstiné de mes guides, qui veut à toute force me conduire au Camp d’Arthur. Je séjourne encore en forêt, j’écoute le bruit de l’eau, je m’arrête, je repars, je suis les sentiers à peine indiqués au milieu des herbes, de la mousse, des bruyères, des fougères, je regarde les chênes, les hêtres, les pins, les roches, je vois combien la Nature inlassable envahit et recouvre l’Histoire. Je reviens à l’étang traversé par la rivière d’argent, qui file ensuite à travers la verdure, descend en cascades jusqu’à la vallée qui la guide vers l’Aulne où elle disparaît. J’entre au bourg. Je gagne la place où je pense que se tient toujours le marché que j’ai vu si pittoresque autrefois, avec ses grands Bretons maigres, aux grands chapeaux, aux petites vestes, aux culottes de toile bouffantes. Le décor est toujours le même, de maisons anciennes dominées par le clocher de l’église du xvie siècle. Mais j’ai hâte de retourner à Saint-Herbot. C’est là que je conduirais volontiers ceux qui voudraient avoir subitement, en une fois, la vision émotionnante de la Bretagne des terres. Il n’est pas d’endroit plus caché, plus mystérieux, plus tressaillant. C’est l’abandon et la mort des choses, dans un pays sauvage et noir. Il faut s’être trouvé là, seul, avoir vu l’averse continue tomber sur les vieilles pierres, pleurer sur les ruines, pour prendre l’impression profonde d’un tel lieu. C’est vraiment le cœur obscur de la Bretagne ancienne, grave et cachée, qui n’attend pas les touristes, et qu’il faut aborder avec le respect du silence. De Huelgoat à Saint-Herbot, il y a 7 kilomètres et déjà l’aspect sérieux, hautain, du paysage, vous prédispose au spectacle qui vous attend. Je ne sais pas comment la plupart des visiteurs envisagent les choses qui sont là, mais ces choses qui achèvent de mourir ne peuvent avoir qu’une physionomie infiniment douloureuse.
La pente, un peu raide pendant 1 kilomètre, traverse une lande où bruissent des sources. On aperçoit, assez loin sur la gauche, le clocher de Plouyé, à droite, le mont Saint-Michel, puis bientôt la tour carrée de Saint-Herbot. L’église est enfermée sur deux côtés par des lignes de maisons basses, à faire croire que l’on pénètre dans une cour de ferme. Tout est ancien et triste, mais tout a l’aspect harmonieux de la nature environnante. Les fûts des arbres plantés près l’église ont la même couleur de granit que les pierres du porche de la tour. C’est ici où l’on voit que cet art gothique, souvent gauche d’apparence et comme mal dégrossi, sort vraiment de la nature, en garde la force première et comme le hasard de mouvements et d’expressions. Ces arbres sont-ils des colonnes séparées du bâtiment et restées debout sans toit et sans façade ? Ces pierres taillées, ces ornementations, ces statues sont-elles des morceaux de rochers que l’usure du temps, l’acharnement des saisons ont modelés en architectures, en feuillages et en personnages ? Tout ce qui est ici semble issu du sol, y avoir pris naissance et croissance, tout semble devoir mourir sur place, retourner morceau par morceau, poussière par poussière, à cette terre couverte de pierres semblables et de mousses comme celles qui se gîtent déjà à tous les creux humides de l’édifice. Le porche est orné de délicates arabesques, comme celles des plantes grimpantes qui s’enchevêtrent aux haies, et les statues d’Apôtres qu’il abrite ont figures de rochers et de troncs d’arbres. La lumière rayonne au vitrail, éclaire un délicieux jubé en bois, le tombeau de saint Herbot, l’anachorète protecteur des bêtes à cornes. Il les protège de son mieux en Bretagne. On sait les qualités de la race bovine, les bœufs aux membres fins, à la poitrine ample, à la peau fine recouverte d’un beau poil luisant ; les petites vaches abondantes en lait. Aussi les étables reconnaissantes venaient-elles ici en pèlerinage. Au mois de juin de chaque année se tenait autour de l’église une réunion qui ressemblait à une véritable foire, et les bestiaux, comme les pèlerins, faisaient le tour de la chapelle. Aujourd’hui, il suffit de déposer dans une auge de pierre, au pied d’un pilier, une touffe de crins de la queue d’un animal pour qu’il soit préservé des maladies. Le fait est que, le pardon ayant eu lieu il y a quelques jours, l’auge est pleine de poils roux, noirs et blancs. C’est une véritable dîme que paie la Bretagne à Saint-Herbot puisqu’il est dit que les années d’épidémie, la vente de ce crin produit jusqu’à 3 600 francs.
Je retrouve ce que je venais chercher : la cascade qui tombe de 70 mètres de haut sur la pente d’une montagne couverte d’arbres. Une petite fille saute de pierre en pierre, gentille et souriante, les yeux bleus, le visage timide, innocent esprit du paysage. Dans une cahute, un homme qui garde une vache lit un vieux livre. Et tout en haut, c’est le moulin du Rusquec, et c’est enfin le Rusquec, ou ce qui reste du château du Rusquec, c’est-à-dire presque rien, quelques pans de mur épais, un bâtiment d’habitation changé en ferme. On fait le tour de ce qui a été, on devine l’emplacement des douves, des portes, des cours intérieures, et cet emplacement est d’une mélancolie inexprimable, car l’on devine, au seul fragment intact qui a subsisté, la grâce et la beauté de l’ensemble disparu. C’est une grande vasque montée sur pied, belle coupe de granit armoriée, couverte de lichens, remplie de feuilles sèches et de brindilles de bois mort, et qui ne reçoit plus que l’eau du ciel. Elle est belle et simple, et elle aussi, comme les murailles de l’église, semble sortir du sol, épanouir naturellement sa large corolle de pierre. Mais combien sa beauté s’augmente de tout ce qui l’entoure, de la pelouse couleur d’ombre, des hauts arbres qui frissonnent sous le ciel gris, de la grande allée de hêtres qui dévale doucement une pente. Quelles existences, quels secrets sont enfouis ici, à l’ombre de ces murailles écroulées, au creux de cette vasque, au long de cette allée ? Quels échos de voix se sont tus ? Le sens tragique et éternel de la vie se prend auprès de ces choses, au doux matin de printemps comme aux funèbres crépuscules d’automne.
(À suivre.) | Gustave Geffroy. |
- ↑ Suite. Voyez pages 469, 481, 493, 505 et 517. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.