Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Aller au contenu

Au Roi en son Conseil (1774)/Édition Garnier

La bibliothèque libre.
AU ROI EN SON CONSEIL (1773 - 1776)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 305-308).


AU ROI
EN SON CONSEIL[1]
(1774)




Sire,

Les nouveaux sujets du roi, soussignés, établis à Versoi et à Ferney, en 1770, par la bonté et par les ordres du feu roi Louis XV, aïeul de Votre Majesté, représentent très-humblement :

Que, par les ordres du feu roi, donnés en mars 1770, dont ils remettent un exemplaire entre les mains de monsieur le contrôleur général, il est dit :

« Qu’ils vivront suivant leurs usages et leurs mœurs, et exempts de toutes impositions, en attendant et jusqu’à ce que Sa Majesté puisse s’occuper plus particulièrement des arrangements durables quelle est déterminée à faire en leur faveur. »

Les soussignés, pour la plupart Genevois, Suisses, Allemands, Savoyards, et autres étrangers, ont établi en conséquence à Versoi et à Ferney des fabriques d’horlogerie.

Les seigneur et dame de Ferney[2] leur ont fait bâtir des maisons commodes, où ils exercent leurs arts et leur commerce sous la protection de Sa Majesté.

Ce commerce se fait principalement en pays étranger, en Espagne, dans tout le Levant, dans le Nord, et jusqu’en Amérique. Il s’est tellement accru que le hameau de Ferney, qui n’était composé que de quarante-neuf habitants, est devenu un lieu considérable, possédant environ huit cents artistes qui font journellement entrer des espèces dans le royaume.

Leur bonne conduite sera attestée par le subdélégué de l’intendance de Gex, par les seigneurs et le curé du lieu. L’utilité de leurs travaux sera constatée par monsieur l’intendant de la province.

Nous n’avons point l’indiscrétion d’implorer de Votre Majesté des secours d’argent ; nous osons seulement réclamer les lettres patentes du roi Henri IV, données à Poitiers le 27 mai 1602, desquelles l’original est dans le dépôt des affaires étrangères.

Le second article de ces lettres patentes porte expressément que « tous les susdits de Genève demeurent exempts du demi pour cent de l’or et de l’argent et autres choses sujettes audit impôt, passant sur les terres de Sa Majesté ».

Nous sommes pour la plupart natifs de Genève ; nous avons quitté notre patrie pour être vos sujets : nous demandons, pour faire entrer des espèces dans votre royaume, la même grâce que Genève a obtenue pour en faire sortir.

Nous ne pouvons employer l’or qu’à dix-huit carats sur cette frontière, attendu que la ville de Genève n’en a jamais employé d’autre, et que l’or de l’Allemagne et de tout le Nord est encore à un plus bas titre.

Nous observons qu’en France plus l’or des montres et des bijoux serait à un titre pareil, plus il resterait de matière d’argent et d’or dans le royaume, ce qui serait une très-grande économie.

L’Espagne fut d’abord la seule puissance qui établit les fabriques d’or à vingt carats, parce que l’or est considéré en Espagne comme une production du pays, le roi d’Espagne étant possesseur des mines ; mais les autres États de l’Europe, n’attirant l’or et l’argent que par le commerce, sont intéressés à conserver chez eux le plus de métaux qu’il soit possible. Nous n’employons dans nos ouvrages que de l’or venant directement du Pérou par Cadix ; par conséquent nous sommes utiles en faisant entrer des matières d’or et d’argent, en les conservant et en les travaillant à bas prix.

Nous demandons donc très-humblement la liberté à nous promise par le ministère, en 1770, de travailler l’or à dix-huit carats comme à Genève, l’argent à dix deniers, avec la sûreté de n’être point inquiétés par la ferme du marc d’or.

Ce commerce est d’une telle importance qu’il a procuré seul des richesses immenses à la république de Genève. Cette république fabriquait pour plus de dix millions de montres par an ; et c’est avec ce produit bien économisé qu’elle a acquis pour six millions de revenus sur les finances de Votre Majesté, tant en rentes foncières qu’en rentes viagères sur plusieurs têtes, lesquelles rentes viagères durent presque toujours pendant près de cent années.

Ces gains prodigieux de Genève ont éveillé enfin l’industrie des pays de Gex et de Bresse. Celui de Gex ne peut se tirer de son extrême misère que par les fabriques établies à Ferney et à Versoi. Messieurs les syndics du pays de Gex savent assez et attesteront combien est stérile le sol de cette petite province, qui n’est qu’une langue de terre d’environ cinq lieues de long et de deux de large, sur le bord du lac de Genève, environnée d’ailleurs de montagnes inaccessibles, dont les unes sont couvertes de neiges sept mois de l’année, et les autres de neiges et de glaces éternelles.

La terre, labourée avec six bœufs, n’y produit d’ordinaire que trois pour un, ce qui ne paye pas les frais de la culture. Aussi, avant l’année 1770, époque de l’établissement des suppliants, il est prouvé que le nombre des habitants du pays de Gex était réduit à moins de neuf mille, ayant été de dix-huit mille vers l’an 1680.

Le pays ne commence à se repeupler et à se vivifier que par les attentions du gouvernement, qui a protégé des manufactures et un commerce absolument nécessaires.

Le conseil de Sa Majesté peut interroger sur tous ces faits le sieur L’Épine, horloger du roi, natif du pays de Gex, qui vient d’établir une nouvelle fabrique à Ferney, par les soins du seigneur du lieu.

Nous nous jetons, sire, aux pieds de Votre Majesté ; nous la supplions de nous faire jouir des privilèges accordés par Henri IV, dont vous égalez la bienfaisance. Nous sommes vos sujets, et Genève n’était que la protégée de Henri IV.

Nous vous conjurons d’ordonner :

Qu’il nous soit permis de travailler l’or à dix-huit carats, et l’argent à dix deniers de fin ;

Que nos ouvrages aient un cours libre dans le royaume, et un passage libre aux pays étrangers ;

Que nous ayons à Ferney et à Versoi un poinçon affecté à nos fabriques ; que ce poinçon soit fabriqué par deux de nos fabricants assermentés et par un tiers, nommés tous trois par monsieur l’intendant de la province ou par son subdélégué, pour empêcher toute fraude ;

Que la ferme du marc d’or lève dix sous par chaque montre fabriquée au pays de Gex ;

Que Votre Majesté daigne nous continuer l’exemption des impôts et du logement des soldats, dont nous avons joui sous le règne du roi votre prédécesseur.

L’original entre les mains de monsieur le contrôleur général, signé de cent principaux artistes, du 20 juillet 1774.

François de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, possesseur du petit hameau de Ferney devenu une communauté d’artistes très-utiles, présente très-humblement cette requête à M. Boutin, intendant des finances, et le supplie d’en conférer avec monsieur le contrôleur général[3], lorsque les affaires plus importantes lui en laisseront le loisir.


FIN DE LA REQUÊTE AU ROI.


  1. Voici le premier écrit de Voltaire pour le pays de Gex. On en trouvera ci-après quelques autres composés dans le même intérêt :

    Lettre écrite à M. Turgot par Messieurs les syndics généraux de Gex ;

    Notes concernant le pays de Gex ;

    Mémoire sur le pays de Gex ;

    Mémoire des états du pays de Gex ;

    Mémoire du pays de Gex ;

    À monsieur Turgot, ministre d’État, 1775 ;

    Mémoire à M. Turgot ;

    Prières et Questions adressées à M. Turgot ;

    Délibération des états de Gex ;

    Remontrances du pays de Gex ;

    Au roi en son conseil.

    La Correspondance contient des lettres relatives à quelques-uns de ces écrits.

  2. La dame de Ferney était Mme Denis.
  3. C’était encore l’abbé Terray, qui ne donna sa démission que le 24 auguste suivant.