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Musique et prison/11

La bibliothèque libre.
Heugel (p. 228-230).
MUSIQUE ET PRISON
(Suite)

PRISONS RÉVOLUTIONNAIRES
i
Contraste de la musique en prison avec la musique en plein air pendant la Révolution. — Marie-Antoinette joue l’Hymne des Marseillais au Temple ; était-ce un clavecin ou un piano-forte ? — L’éducation musicale donnée par Simon au Dauphin. — Le talent de Mme Cléry et la prudence de Lepitre. — Les concerts du Temple en 1795 ; toujours Mme Cléry et toujours Lepitre ; romances politiques ; la Jeune Prisonnière de Brévannes ; délivrance.

Des plumes, plus autorisées que la nôtre, ont défini ici même, avec une rare précision, le caractère bien tranché de la musique révolutionnaire : de la force, de l’énergie, de la couleur, accentuées par la vigoureuse exécution des masses chorales, que venait renforcer encore la voix vibrante des instruments de cuivre largement multipliés.

Cette innovation harmonique, s’épanouissant au plein air, dut une bonne partie de son succès à la mise en scène, qui préparait l’âme enthousiaste d’un peuple libre à subir l’entraînement musical.

Il n’en allait pas de même, comme bien on pense, de ces infortunés pour qui la prison était l’antichambre de la mort. Et cependant, eux aussi avaient fini par se montrer insoucieux du lendemain, à l’exemple des soldats que les strophes ailées de nos hymnes guerriers lançaient sur l’ennemi. Les hôtes des prisons révolutionnaires n’avaient adopté de la musique que les rythmes légers et sautillants, soupirs amoureux et refrains grivois. Ils se donnaient entre eux des concerts dont le programme s’inspiraient surtout des traditions du passé ; si quelquefois ils y introduisaient une actualité, c’était à titre de parodie, plutôt encore que par curiosité.

On ne saurait trouver néanmoins d’autre motif que celui-ci à la fantaisie étrange qu’eut un jour Marie-Antoinette, pendant sa détention au Temple, de jouer la Marseillaise sur son clavecin. Le récit de Lepitre, qui représente la Reine exécutant « l’hymne des Marseillais » devant un des commissaires de service, a trouvé longtemps des incrédules, mais il n’est plus possible de douter devant la publication d’une pièce officielle découverte par M. le baron de la Morinerie.

Nous lisons, en effet, dans le Mémoire des Dépanse faitte par moi Monthey, pour Luis Capet et sa famille, Dapres sa demande, accordé par le Conseil du Temple :

Du 8 novembre. Les pièce De Concerto et Sancto de Playelle et d’hadne et l’andante d’hadne en 15 party 
 183 l. »
L’himne des Marseillait 
 1 l. 10 s.

Ne vous semble-t-il pas que ce Mémoire, sous son aspect fruste et grossier, — car nous avons tenu à respecter l’orthographe du document pour lui laisser toute sa saveur, — évoque, par le jeu naturel des contrastes, l’image d’un autre clavecin, celui de Trianon ? Et quels souvenirs de jeunesse, de grâce et de fraîcheur n’éveille pas dans le plus adorable des cadres ce meuble historique ! Car il existe toujours, svelte, élégant, aristocratique, avec sa voix fluette et ses délicates peintures. — Mais le clavecin du Temple, qu’est-il devenu ? Et pourquoi une main pieuse n’a-t-elle pas sauvé de l’oubli le témoin, peut-être le confident, d’une des plus grandes infortunes humaines !

D’abord, était-ce bien un clavecin ? Ne serait-ce pas plutôt un piano-forte ? Une anecdote du conventionnel Harmand (de la Meuse) qui fut envoyé en mission au Temple le 9 thermidor an ii, serait favorable à cette dernière hypothèse. Le député ne savait quelles preuves donner à la fille de Louis xvi de sa respectueuse sollicitude : il convient d’ajouter qu’Harmand publiait ce récit au lendemain de la Restauration :

« Dans l’angle de cette seconde pièce, du même côté que le lit de Madame, était un fort beau piano à queue. Embarassé, et cherchant une occasion nouvelle de faire parler Son Altese et de lui prouver que ma maladresse était moins l’effet de l’ineptie que celui de ma position, je touchai le clavier du piano, et quoique je n’y connusse rien, je dis à Madame que je croyais que son piano n’était pas d’accord, et je lui demandai si elle désirait que je lui envoyasse quelqu’un pour l’accorder. — Non monsieur ; ce piano n’est pas à moi, c’est celui de la Reine : je n’y ai pas touché et je n’y toucherai pas. »


Mais, de tous les membres de la famille royale, le plus digne d’intérêt est de pitié était assurément ce pauvre être inoffensif, qu’une politique, cruelle à force d’être ombrageuse, arracha des bras de sa mère. L’histoire ne pardonnera jamais au corps constitué représentant cette politique, à la Commune de Paris, d’avoir confié le Dauphin au cordonnier Simon, une brute inepte, qui trouve aujourd’hui encore des apologistes. On ne sait que trop l’éducation donnée par ce gouverneur à son pupille. Son esthétique musicale se ressentait de ce sans-culottisme intellectuel.

Un jour il apporte une guimbarde à l’enfant.

— Tiens, dit-il, petit jean f… ! Tes….. de mère et de tante jouent du clavecin : il faut que tu les accompagnes avec la guimbarde, cela fera un beau tintamarre.

Ce témoignage de Prudhomme, que, par respect pour le lecteur, nous n’avons pas voulu citer textuellement, pourrait paraître suspect, étant donné le peu d’autorité de ce journaliste ondoyant et divers. Mais combien de documents officiels sont venus le corroborer, en établissant que Simon, le digne précurseur d’Hébert, le Père Duchesne, fut le corrupteur du petit Dauphin ! Un seul nous suffira.

Le 11 décembre 1793, on était venu se plaindre au conseil général de la Commune que l’enfant chantait souvent et très fort. La crainte que cette jeune voix ne réveillât « le fanatisme contre-révolutionnaire » fit décider que les abats-jour, précédemment établis pour empêcher toute communication du Dauphin avec la famille royale et supprimés depuis l’exécution de Marie-Antoinette, seraient immédiatement relevés.

Ces chansons était donc royalistes ?

Un arrêté de la Commune (registre 20) va nous édifier à cet égard. Il ne s’agit pas de la Carmagnole et « mille autres horreurs », que le Dauphin chantait avec Simon, comme le signale le Journal de la Duchesse d’Angoulème, mais du répertoire obscène qui avait scandalisé jusqu’à un membre de la Commune, dont l’indignation avait paru suspecte.

« Le Bœuf, présent à la séance, prend la parole pour se disculper : il dit que, par état, il n’aimait pas à entendre chanter des chansons indécentes et qu’il avait témoigné son déplaisir au citoyen Simon, qui s’était souvent permis d’en répéter de semblables devant le petit Capet, auquel il aurait désiré qu’on donnât une éducation plus conforme aux bonnes mœurs. »


Quel contraste avec cette autre scène racontée en 1817 par Lepître, dans ses Quelques souvenirs ou notes fidèles sur mon service au Temple !

« Je n’ai point parlé de la romance composée pour le jeune roi, après la mort de son auguste père.

Mme Cléry (la femme du valet de chambre de Louis xvi), habile virtuose sur le clavecin et la harpe, en avait fait la musique. Je la portai au Temple et l’offris à la Reine. Huit jours après, lorsque je revins, Sa Majesté me fit entrer dans la chambre de Mme Élisabeth. Le jeune prince chanta la romance, et Mme Première l’accompagna.

Nos larmes coulèrent, et nous gardâmes longtemps un morne silence.

Voici ces couplets :

La Piété filiale.

Eh quoi ! tu pleures, ô ma mère !
Dans tes regards fixés sur moi
Se peignent l’amour et l’effroi :
J’y vois ton âme tout entière.
Des maux que ton fils a soufferts
Pourquoi te retracer l’image ?
Lorsque ma mère les partage,
Puis-je me plaindre de mes fers ?

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Un jour peut-être… (l’espérance
Doit être permise au malheur),
Un jour, en faisant son bonheur,
Je me vengerai de la France.
Un Dieu favorable à ton fils
Bientôt calera la tempête ;
L’orage qui courbe leur tête
Ne détruira jamais les lis.

 »


Quoique beaucoup de documents du même genre et de la même époque aient été fabriqués après coup, nous croyons à l’authenticité de celui-ci, parce que plusieurs témoignages sont venus nous confirmer la véracité de l’auteur. Lepître, officier municipal que son service appelait au Temple, était un royaliste, mais un royaliste… prudent. Cette circonspection lui permit d’approcher plus souvent des princes qu’il vénérait en silence, et de les laisser jouir d’une liberté relative. La langue des dieux, pour laquelle il avait une passion malheureuse, lui servit même de truchement à une époque où la licence poétique pouvait seule autoriser les allusions les plus transparentes. La fille de Louis xvi avait survécu à toute sa famille. Elle attendait patiemment dans son cachot sa prochaine délivrance, sachant que de puissants amis et des politiciens prévoyants s’entendaient pour en avancer l’heure. Déjà, dans les derniers mois de 1795, des fidèles avaient signalé leur présence par une manifestation qui avait profondément touché la jeune prisonnière. Le jour de sa fête, dit le Bulletin du Temple dans l’Almanach des honnêtes gens, « on lui a donné un concert dans lequel on a associé les airs les plus touchants et les plus analogues à la situation : la musique était placée dans un grenier des bâtiments du Temple. Marie-Thérèse a paru dans le jardin, où elle s’est promenée longtemps. Elle a montré qu’elle était sensible à la marque d’intérêt qu’on lui donnait à une époque qui lui fut chère autrefois, mais qui avait dû lui devenir bien triste depuis qu’elle était devenue l’anniversaire de sa captivité ».

La police ferma les yeux, et les royalistes, enhardis par le succès, recommencèrent à bref délai leurs séances matinales. Un ancien officier de la chambre du roi, nommé Hue, en a laissé la description, conforme presque de tous points avec la version de Lepître.

Hue et Mme Cléry avaient loué, à la Rotonde du Temple, un appartement dont les fenêtres donnaient sur la prison et qui n’en était séparé que par la largeur de la rue. Dans une des chambres, nommée par ces pieux serviteurs la salle de concert, Mme Cléry, que nous savons déjà une virtuose, accompagnait sur la harpe cette romance de Lepître chantée par Hue, romance dont elle avait écrit la musique :

Las ! avec moi gémissez, cœurs sensibles ;
Ils sont passés, les jours de mon bonheur.
Plus ne verrai moments doux et paisibles,
Et désormais vivrai pour la douleur.
Lugubres chants, répétés sur ma lyre,
Par vous seront mes regrets exprimés.
Autre refrain que ces mots ne puis dire :
Ils ne sont plus, ceux que j’ai tant aimés.

Mais bientôt le chanteur entonnait cet hymne d’espérance, dû à l’infatigable collaboration de Lepître et de Mme Cléry :

Calme-toi, jeune infortunée,
Bientôt ces portes vont s’ouvrir,
Bientôt, de tes fers délivrése,
D’un ciel pur tu pourras jouir.
Mais en quittant ce lieu funeste,
Où régna le deuil et l’effroi,
Souviens-toi, du moins, qu’il y reste
Des cœurs toujours dignes de toi.

Hue cédait alors sa place à Mlle de Brévannes, qui chantait ses propres compositions, entre autres la Jeune Prisonnière, dont nous donnons ici, comme nous l’avons déjà fait pour les romances précédentes, le premier couplet :

Du fond de cette tour obscure,
Où m’a confinée[1] le malheur,
Vainement toute la nature
Me paraît sourde à mes douleurs.
Ah ! cependant des cœurs sensibles
Que je sais s’occuper de moi,
Rendent mes chaînes moins ménbles
En me prouvant encor leur foi.

« Madame, écrit gravement Lepître, écoutait sur un pot à fleurs renversé. »

Les jours de concert, la foule se rassemblait — cette vieille habitude parisienne n’étonnera personne — pour prendre sa part d’une manifestation à laquelle ses goûts d’opposition systématique trouvaient une certaine saveur contre-révolutionnaire. Il arriva même qu’à l’anniversaire de la Saint-Louis, la muse jusqu’alors timorée de Lepître se permit de telles hardiesses que le gouvernement en prit ombrage et interdit les concerts.

C’était pure comédie : car, quelques jours après, Madame partait pour la frontière, où les commissaires de la Convention devaient échanger la jeune princesse contre des officiers et des députés français, prisonniers de l’Autriche.

Lepître, chez qui le sentiment de la fidélité n’exclut pas celui de l’inté^ret personnel, a soin d’accompagner sa relation, que s’arrachaient les âmes bien pensantes de la Restauration, de ce nota piqué au dessous de ses poésies :

« Ces romances et deux autres, composées dans le même temps et que j’ai placées à la fin de cet ouvrage, se vendent avec la musique et les accompagnements chez Siéber, rue des FIlles-Saint-Thomas, no 21. »


(À suivre.)

Paul d’Estrée.

  1. « Me confina » demandait la prosodie.