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Musique et prison/14

La bibliothèque libre.
Heugel (no 34p. 266-268).
MUSIQUE ET PRISON
PRISONS RÉVOLUTIONNAIRES ii
(Suite)

Ce qui rendait ces exécutions non moins illogiques que barbares c’était qu’une partie des victimes, marquées pour la guillotine, se composait de républicains sincères, de citoyens désintéressés, de patriotes honnêtes et convaincus. L’adversité n’avait pas ébranlé leur foi dans l’avenir du pays, ni diminué leur amour pour la France. Et ils ne laissaient échapper aucune occasion d’affirmer l’une et l’autre.

Le jour où tous les instruments de musique furent retirés aux hôtes de la Conciergerie, ceux-ci chantèrent soir et matin, en chœur, des hymnes patriotiques : ils appelaient cet hommage à la nation « la prière ».

Les fêtes et les gloires de la France ne leur étaient pas indifférentes. L’auteur anonyme, dont le manuscrit, dédié à Madame Carvalho, nous raconte le séjour à la Bourbe, nous dit que la fête de l’Être suprême y fut célébrée presque solennellement.

« Il y eut dans le réfectoire un concert de cinq ou six instruments et trois ou quatre voix. Madame Béthizy, une jeune personne qui a une voix charmante et cultivée, chanta un hymne de la composition de Vigée et dont la musique était de M. Leclerc, un de nos violons. »


La reprise de Toulon sur les Anglais fut accueillie et chantée dans les prisons avec un enthousiasme indescriptible.

Le Journal de Paris mentionne l’ « Ode patriotique sur la prise de Toulon par les Français, paroles du citoyen Fontaine, instituteur, musique du citoyen Boulleux, tous deux détenus au Luxembourg. »

La Conciergerie trouva aussi son poète pour célébrer cette victoire nationale : voici l’un des couplets de cette pièce de circonstance.

Air : Où courent ces peuples égarés

Chantons nos immortels succès ;
Prisonniers, connaissez l’allégresse ;
Dans les fers nous sommes Français ;
Il a fuit l’insolent Anglais.
Toulon, cité lâche et traitresse,
Reçois le prix de tes forfaits ;
Pleure ton infamie
Ah ! ah ! quand on est Français, change-t-on de patrie ? (bis).

À Sainte-Pélagie la joie et l’exubérance n’étaient pas moins vives. Le poète Roucher nous en donne un pittoresque tableau dans cette touchante correspondance qu’il entretenait du fond de son cachot avec sa famille et surtout sa bien-aimée fille.

« La nouvelle de la prise de Toulon a mis en mouvement toutes les verves poétiques qui bouillonnent dans Sainte-Pélagie. Cinq ou six chansons, que bonnes, que mauvaises, à l’ouverture des corridors, ont inondé le mien. Toutes les voix chantaient, glapissaient, détonnaient : c’était à qui mieux mieux. Georges, Pitt, Cobourg, Beaulieu, anglais, espagnols, napolitains et piémontais ont été salués à l’envie l’un de l’autre. Le grand poêle était le point de ralliement, d’où partait par éclats de musique et de rire la joie chantante qui saluait la patrie. J’étais au bord de cette île sonnante partageant l’allégresse commune au fond du cœur, mais n’y prenant aucune part active. »


Peut-être Roucher avait-il le pressentiment du sort qui l’attendait. La même tombe devait se refermer sur lui et sur son ami André Chénier, quelques jours seulement avant la chute de Robespierre. Après le 9 thermidor, des fanfares et des chants éclataient encore à la porte des prisons ; mais ce n’étaient ni la Carmagnole, ni des cris de mort. Les détenus sortaient en masse aux acclamations répétées de : « Vive la Convention ! » pendant que les orchestres en plein vent, accompagnant des voix humaines, répétaient à l’envi les hymnes patriotiques, telles que La Marseillaise, le Chant du départ et d’autres compositions de Méhul.

Cependant les prisons n’avaient pas lâché complètement leur proie : quelques-uns de leurs pensionnaires restaient encore sous les verrous, comme nous l’apprend l’auteur des Souvenirs d’un jeune prisonnier, mais celui-ci, « rendu à l’espérance, chantait l’amour » et la romance qu’il avait écrite « en se préparant à la mort » fit ses délices dans cette sorte de résurrection. Il prévient obligeamment le lecteur que Dreux a composé la musique de cette romance « avec accompagnement de harpe et de forte » et que le tout se vend « chez Frère, passage du Saumon. » Nous n’en connaissons que les paroles, la dernière des pauvretés. L’auteur des Souvenirs affirme que la musique en était ravissante ; et nous le croyons volontiers : car il est bien certain que, sauf de rares exceptions, les compositions musicales de l’époque révolutionnaire sont infiniment supérieures aux poèmes dont elles se sont inspirées.

En voici une autre preuve. On sait si la partition des Visitandines est délicate et gracieuse. Eh bien ! Gonzze de Rougeville — le vrai chevalier de Maison-Rouge — eut la cruauté d’en adapter un air à la plus maussade romance qui se puisse imaginer. « Je l’ai fait imprimer à la Conciergerie », écrit-il. (Il y était incarcéré en 1796.) Nous ne citerons qu’un couplet de cette lamentable poésie, antithèse du fameux sonnet du Misanthrope.

Amis, qui souffrez pour l’honneur,
Dont l’infortune est le partage,
Ah ! c’est assez dans le malheur,
Quand on ne perd pas le courage.
Nos oppresseurs et nos tyrans
Ne craignent que notre constance.
S’il faut encore souffrir longtemps,
Ah ! ne perdons pas l’espérance.

Ferrières-Sauvebœuf, ce misérable gentilhomme qui s’avilit jusqu’à devenir le « mouton » du Comité de Salut public, regretta peut-être, dans la suite de sa vie aventureuse, cette prison d’où tant d’autres sortirent si allègrement, n’en déplaise à la prose rimée de Rougeville. D’après les Mémoires de Beugnot, Ferrières-Sauvebœuf occupait à La Force un appartement somptueux qu’il avait fait meubler à l’orientale et où il élevait des rossignols qui chantaient toute la journée.

Mais de toutes ces captivités, la plus courte et la moins triste fut assurément celle du chanteur Garat, le soir où il fut emmené par une patrouille au violon. Il avait laissé chez lui sa carte de sûreté, et la consigne était formelle. Arrivé au corps de garde il eut beau se nommer ; personne ne voulait le croire.

— Prouvez-moi votre identité, dit l’officier qui commandait le poste.

L’auteur du Troubadour en prison comprit à demi-mot, et chanta la Gasconne, « Un soir de cet automne », une autre composition qu’il avait mise à la mode.

— Ce n’est qu’une demi-preuve, objecta l’officier.

Garat comprit tout à fait ; et bientôt le champagne pétillait dans les verres, mais Garat n’en avait pas moins passé sa nuit au corps de garde.

En province, la musique était, comme à Paris, la distraction ordinaire des prisonniers. Le livre de M. Taine, Un Séjour en France de 1792 à 1796 par une Anglaise, nous introduit dans un couvent d’Amiens devenu maison d’arrêt, la Providence, où nous voyons les provinciaux se livrer aux mêmes occupations que les Parisiens. Tous font toilette et se rendent visite ; puis on s’amuse à la versification ou à la musique de chambre. Soudain une grande émotion gagne de proche en proche. Il vient d’arriver au corps de garde un… âne chargé de violons et de sonates.

Les Mémoires du comte Dufort de Cheverny nous donnent le croquis de la prison de Blois en 1794 :

« M. de Rancogne, jouant du violon, fumant, donnant dans les sciences, dans les mathématiques et dans la physique, se détermine à faire venir son microscope solaire. En deux jours notre prison prit l’air d’un atelier de musique et de sciences. Les expériences microscopiques nous prirent deux heures, et nos quatre compagnons y assistèrent régulièrement. Gidouin jouait assez mal du violon ; faute d’autre, il prit le second violon, et lui et M. de Rancogne y employèrent une heure le matin, autant le soir. »


Passons à Troyes.

La Motte, le mari de la fameuse comtesse que nous avons entendue vocaliser à la Bastille, était encore dans la prison de Troyes après la chute de Robespierre. Mais ce séjour ne lui laissa pas des souvenirs trop désagréables, s’il faut ajouter foi aux Mémoires de cet aventurier. Il s’y trouvait avec de riches détenus, entre autres la marquise d’Héreault, et Mmes de la Huproie et de Sainte-Maure qui lui offraient de fort bons dîners. À l’issue de ces repas où les vins délicats et les liqueurs fines n’étaient pas épargnés, commençaient des concerts où chacun payait de sa personne.

« Ma nièce, ainsi qu’une demoiselle Picarde, dit la Motte, faisaient la partie de chant, pendant qu’un nommé Laberge, premier violon de Troyes, prisonnier comme nous, et moi qui avais fait venir une harpe, nous les accompagnions sur nos instruments. Quelquefois, au lieu de musique, nous avions une séance littéraire. C’était un M. de Lagrange qui en faisait les honneurs en lisant les meilleures tragédies et les comédies les plus estimées… »


À Vendôme, le spectacle change ; ce n’est plus de la musique de chambre, calme, douce et pondérée, comme la comprenaient les amateurs du temps.

C’est la muse des faubourgs qui, dans le costume et dans l’allure prêtée par l’iambe farouche d’Auguste Barbier à la Liberté, entonne la Marseillaise des babouvistes, ces socialistes de la première Révolution. Babœuf et ses amis sont enfermés dans les prisons de Vendôme où ils attendent leur mise en jugement. Une femme est avec eux, qui soutient leur courage par ses chants de haine et de révolte contre la société. Déjà, Sophie Lapierre, à la tête d’un groupe de femmes qui s’étaient affiliées au club du Panthéon, était venue chaque jour y entretenir les espérances et l’ardeur des sectaires, en leur prodiguant les notes chaudes et colorées de sa belle voix. Elle continua son apostolat musical à Vendôme. Elle chantait aux prévenus qui les reprenaient en chœur, ces strophes composées pour la République des Égaux, la meilleure peut-être des poésies révolutionnaires que nous ayons cités.

Un code infâme a trop longtemps
Asservi les hommes aux hommes,
Tombe le règne des brigands !
Sachons enfin où nous en sommes


Tu nous créas pour être égaux,
Nature, ô bienfaisante mère !
Pourquoi des biens et des travaux
L’inégalité meurtrière ?

Réveillez-vous à notre voix
Et sortez de la nuit profonde.
Peuples, ressaisissez vos droits :
Le soleil lui pour tout le monde.


(À suivre.)

Paul d’Estrée.