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"Chretiens Sans Eglise" de Kolakowski

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"Chrtiens sans glise" de Kolakoswki

Autor(en):

Mottu, Henry

Objekttyp:

Article

Zeitschrift:

Revue de thologie et de philosophie

Band (Jahr): 23 (1973)


Heft 4

PDF erstellt am:

10.02.2015

Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-381022

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CHRETIENS SANS EGLISE DE KOLAKOWSKI

L'uvre de Leszek Kolakowski vient son heure. Au moment o


marxistes et chrtiens vivent presque tous, sous des auspices certes
diffrents, une sorte d'exil hors des institutions qui les ont forms,
Kolakowski apparat leurs cts comme un penseur utile et sobre,
les aidant penser ce qui leur arrive, revenir au pass et serrer
de plus prs le contenu de leurs esprances et de leurs certitudes, une
fois dconstruits les carcans institutionnels dans lesquels l'histoire et
le hasard les ont enferms. Ce hvre, s'il s'intitule Chrtiens sans
Eglise , porte certainement un titre secret : Marxistes sans parti ;
c'est donc aussi un ouvrage clef, qu'il faut lire entre les lignes, cher
chant les voies d'intelligibilit d'un marxisme htrodoxe et non
institutionnel. Au creux de la souffrance et des questions sans rponse,
de la captivit et de la fuite, de l'exil, nous voil dsormais embarqus
dans le procs intent aux institutions frauduleuses que nous avons
subies et subissons et dans la recherche d'un Beyond, d'un au-del
de l'imposture, peut-tre impossible localiser ici-bas. Tel est le
thme sous-jacent du premier grand ouvrage de Kolakowski traduit
en franais.
En d'autres termes, comment penser les rapports difficiles qu'en
tretiennent la conscience et l'institution, l'individu et la communaut,
la volont de rforme et la volont d'appartenance Et lorsque la
conscience subjective, prenant une coloration utopique , en vient
se hrisser contre l'oppression ou la trahison d'une institution
donne, comment s'y prend-elle pour rsoudre dans les faits la contra
diction qu'elle dnonce Au cas o elle demeure fidle sa protestaChrtiens sans Eglise. La Conscience religieuse et le lien confessionnel au
sicle. Paris, Gallimard, Bibliothque de philosophie, 1969, 824 p.
(traduit du polonais par Anna Posner). Toutes les rfrences de pages, dans
le prsent article, renvoient ce texte. Pour les questions de bibliographie, on
se reportera la liste tablie la fin de cet essai. Lorsque je cite un article cri
tique, je ne mentionne que le nom de l'auteur.
1

XVIIe

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

309

tion originelle, la voil inoprante, marginalise ; au cas inverse o


elle cherche inscrire son projet de rformation dans l'histoire, la
voici aux prises avec l'incurable antinomie interne (p. 60)
laquelle elle succombe, puisque c'est nier sa propre position de dpart
que de donner naissance une nouvelle institution plus alinante
encore que celle contre laqueUe on s'tait dress prcdemment. Se
laisser dtruire ou dgnrer, voil l'alternative tragique. Il y a du
Sartre dans ce livre, notamment le Sartre de la Critique de la raison
dialectique, o l'on nous dmontre qu'il est impossible de s'institutionaliser sans s'exiler . De fait, l'ouvrage de Kolakowski, ptri de
sobre rsignation, dmontre toujours le mme parcours : on part de
l'utopie et on aboutit une impasse. Le constat est ngatif : La
fuite en avant que le christianisme non confessionnel du XVIIe
sicle creuse dans l'institution ou contre elle ne mne nulle part ;
l'utopie, comme Chronos, mange ses propres enfants. La lutte mene
par la religiosit contre la confessionnalit, par la religion contre
l'Eglise, par la conscience militante contre la rification du parti est
une lutte sans issue.
Mais avant d'entrer dans ce livre, il nous faut esquisser brive
ment la situation de Chrtiens sans Eglise au sein de l'uvre globale
mene jusqu'ici par le philosophe et dramaturge polonais, uvre
dont des pans entiers, ne l'oublions pas, nous demeurent encore
inaccessibles en franais.

I. L'itinraire de Kolakowski 2
N en 1927, prs de Varsovie, Kolakowski entre au parti commu
niste polonais ds la fin de la guerre (1946). Toute sa philosophie est
ds lors marque par la qute, au sein mme d'une appartenance
dfinie, de cette intgrit et de cette indpendance intellectuelles sans
lesquelles il n'y a pas de recherche authentique. De fait, il commence
sa carrire comme critique marxiste de TEghse catholique et nous
lui devons ainsi une brillante interprtation qui mriterait d'tre
traduite de la philosophie mdivale ; mais, se retournant sur ses
propres prsupposs de dpart, le philosophe en vient rapidement
critiquer l'epistemologie marxiste orthodoxe d'o il tait parti. On
pourrait mme se risquer dire que, de mme que nous autres chr
tiens ne cessons de nous dbattre avec le christianisme comme
insistent juste titre sur l'im
109, et Schwan, p.
chez
de
thmes
certains
sartriens
Kolakowski.
portance
2 Je
m'inspire principalement, pour ce qui est de cette brve prsentation
de l'uvre, de deux excellents articles de Gmri et de Kline (cf. biblio
1

Von Weiss, p.

graphie)

m,

HENRY MOTTU

310

hritage douteux, de mme le phUosophe polonais n'en finira sans


doute jamais de rgler ses comptes avec sa conscience marxiste
d'autrefois, qu'U est loin, ma connaissance, de renier.

La priode

rvisionniste

Accapars aujourd'hui par la contestation de notre propre Eglise,


nous avons de la peine imaginer ce que put tre le marxisme
engourdi qu'a connu Kolakowski dans sa jeunesse, une sorte de
mixture catchtique informe, assaisonne de principes conomiques
et surtout phosophiques discutables, ayant perdu, en tout tat de
cause, sa force rvolutionnaire. C'est le premier massif de cette
uvre, appel aussi, de faon peu heureuse il est vrai, la priode
rvisionniste ; nous en avons de nombreux tmoignages, notam
ment dans la srie d'articles traduits en anglais et en allemand (mais
non en franais) intituls : Toward a Marxist Humanism : Essays on
the Left Today. Le but de ce premier ensemble d'essais est de mettre
en question le ralisme naf de l'epistemologie lniniste (combine
d'ailleurs avec un pragmatisme primaire) ainsi que la version stali
nienne du matrialisme dialectique et de les tirer hors de leur isole
ment philosophique.
Est-il possible, oui ou non, d'tre marxiste aujourd'hui encore, et
si oui, quelles conditions C'est le temps o Kolakowski, alors l'un
des principaux animateurs de l'hebdomadaire Pro Prostu, partisan
d'un sociahsme ouvert et en marche , aime citer la fameuse
phrase de Marx : Le communisme n'est pas pour nous un tat
instaurer, un idal sur lequel la raht devra se modeler. Nous appe
lons communisme le mouvement rel qui abolit l'tat d'aujourd'hui.
Cette phase rvisionniste se termine par son expulsion hors du
parti communiste en 1966, dix ans aprs l'octobre polonais ; en mars
1968, il est dchu de sa position de professeur de philosophie l'Uni
versit de Varsovie et il quitte son pays ; vit dsormais en exil,
enseignant dans des universits trangres (Montral, Berkeley, et
prsentement Oxford).

La priode

post-rvisionniste

Bien que la premire priode de cette philosophie soit la plus


accessible cause de son aspect mitant, il ne faudrait pas pour
autant omettre le second massif, la priode dite post-rvisionniste
(de 1959 1965 peu prs) au cours de laquelle Kolakowski publie
deux grands Uvres d'histoire de la philosophie, l'un consacr une
critique du positivisme anglo-saxon, l'autre l'ouvrage dont nous
rendons compte une analyse du christianisme non confessionnel

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

3II

XVIIe sicle . Kolakowski se rvle ici l'historien de la philosophie


qu'il a toujours t depuis sa thse, non traduite galement, sur
au

Spinoza.
Mais il ne s'agit pas simplement, dans cette priode, d'histoire de
la philosophie ; le philosophe y dgage, non seulement une mthode
d'approche marxiste du dveloppement de la philosophie moderne,
mais aussi sa propre problmatique. Celle-ci a d'abord une trs claire
motivation thique d'inspiration kantienne : comment reprendre la
question des principes prsidant la conduite morale, si le progrs
de l'histoire ne saurait l'amliorer mcaniquement ou un quelconque
code moral absolu la fonder C'est toute la question de l'autonomie
des dcisions du sujet par rapport la socit aussi qui se
trouve nouveau pose, au sein mme d'une problmatique marxiste.
Kant contre Marx On note ensuite un approfondissement remar
quable de la critique du rationalisme (comme idologie) et du
positivisme au profit d'un rationalisme radical , au sens o Ton
se refuse toute invasion du mythe dans la science, du rehgieux dans
le sculier et o l'on pousse jusqu' ses extrmes limites une mfiance
totale pour tout systme quel qu'il soit : La souffrance, la mort, les
conflits idologiques, les affrontements sociaux, les valeurs antith
tiques de toutes sortes tout cela est oblitr par les positivistes.
Un positivisme ainsi compris est un acte de fuite hors des engage
ments, une chappatoire masque sous la forme d'une dfinition de
la connaissance a. En mme temps, Kolakowski plaide (nous aUons
y revenir) pour l'autonomie relative de Tart et de la religion, tout en
analysant d'ailleurs ces phnomnes avec tout l'arsenal des sciences
humaines d'aujourd'hui. En epistemologie enfin, il cherche une voie
mdiane, tendant une forme de Wissenssoziologie (plus subtile que
celle de Mannheim) qui ne relverait ni de la thorie simpliste du
reflet (Engels et Lnine), ni du recours des modles transcen
dantaux comme chez Husserl.
Bref, on discerne sans peine l'extrme complexit d'une probl
matique mtathorique qui chappe en dfinitive toute classifi
cation ; c'est plus qu'une simple critique du marxisme ou qu'un
rvisionnisme , puisqu'il s'agit d'un humanisme marxiste qui dpasse
Marx ; ce n'est pas du tout un christianisme dguis, puisqu'il s'agit
d'une analyse essentiellement rationaliste du phnomne religieux ;
c'est plutt une forme d'existentialisme athe modeste et discrte ;
c'est srement enfin une philosophie analytique se situant dans la
grande tradition polonaise. Comme le dit trs justement un critique :
Un autre petit livre, datant de 1966, intitul La prsence du mythe, va
peut-tre tre traduit, ce qu'il parat, en franais et en allemand, selon
1

Kline,
2

p. 13.

The Alienation of Reason, p. 210 (cit par

Kline,

p. 21).

312

HENRY MOTTU

Sa phUosophie (de Kolakowski) est pleine de paradoxes : ce fut un


moraliste dveloppant une thique matrialiste sous les auspices de
Jsus-Christ, un penseur lac et rationaliste sans cesse hant par les
dilemmes du mysticisme, un amateur de doctrines mystiques qu'il
dissquait avec le scalpel de la smantique moderne.

Le prtre et le bouffon

Dans ces conditions, il n'est pas tonnant que Kolakowski se soit


fabriqu une personne stratgique faite sa mesure, le bouffon, paral
lle du btard de Sartre. Dans un passage dsormais classique 2,
Kolakowski explique que, contrairement au prtre qui rifi le rel
et demeure l o il se trouve dans une permanence non dialectique,
le bouffon jouit d'importants privilges; n'a-t-il pas ses entres
auprs des grands de ce monde, se chargeant de ridicuhser en quelque
sorte officiellement leurs prtentions et leurs boursouflures Il n'est
donc pas totalement marginalis ; il est le critique l'intrieur du
systme, l'hrtique qu'on ne peut pas brler, l'humoriste officiel.
L'attitude du bouffon est une tentative jamais acheve de rflchir
sur tous les arguments possibles justifiant des ides contradictoires,
une attitude dialectique de par sa nature mme tout simplement de
vaincre ce qui est, parce que cela est. Un bouffon ne critique pas par
simple esprit de contradiction ; il critique, parce qu'il se mfie d'un
systme stabilis. Dans un monde o tout est suppos tre dj
arriv, il est le reprsentant d'une imagination toujours active, qui
profite de la rsistance mme qu'elle doit surmonter. 3 Cette typo
logie rend videmment compte du destin personnel de l'auteur ainsi
que des deux questions qui, comme Ta bien vu Jelenski, sous-tendent
Chrtiens sans Eglise : le marxisme institutionnalis est-il toujours
condamn dgnrer en une Eglise tablie, avec ses prtres et sa
hirarchie, et les rvisionnistes sont-ils destins tre ternelle
ment taxs d'hrtiques
L'itinraire du philosophe polonais, on le voit, n'est pas sans
analogie avec celui de Roger Garaudy, rejet lui aussi par son
parti pour avoir voulu humaniser et largir la perspective
phUosophique du marxisme, intress par le courant htrodoxe du
christianisme des sicles passs, moraliste et critique de la vie quo
tidienne ; mais le parallle s'arrte l, car Kolakowski est certaine
ment moins hglien que Garaudy, plus analytique, kantien et scep
tique, beaucoup moins optimiste quant un avenir historique pos
sible.
Skolimowski, p. 265-266.
Dans Toward a Marxist Humanism : The Priest and the Jester
particulier p. 33-37.
3 Ibidem,
p. 34 (selon la version anglaise).
1

en

IL

CHRETIENS SANS EGLISE

LA MTHODE DANS

DE KOLAKOWSKI

CHRTIENS SANS EGLISE

313

Irrductibilit du phnomne religieux


Chrtiens sans Eglise postule d'abord l'irrductibilit du phno
mne religieux ; il n'y a pas trace, dans ce livre, de rductivisme 2 ;
plus exactement, l'auteur estime que les besoins religieux existent
dans la conscience sociale en tant que domaine autonome de celle-ci
(p. 50) et que si ces besoins ne sont certes qu'une des formes prises
par les conflits sociaux une poque donne, la religion n'est pas
moins relle que les conflits sociaux par lesquels on explique ses
destines (p. 50). Autrement dit, contre un marxisme vulgaire,
l'auteur affirme que la religion n'est pas un monde irrel ou un simple
piphnomne et ne peut donc pas tre explique instrumentalement
seulement ; mais contre la phnomnologie religieuse (Otto, Scheler,

van der Leeuw), il tient que la religion, pour tre interprte, doit tre
explique et qu'elle peut l'tre en tenant compte de l'ensemble plus
riche qu'est la totalit des besoins sociaux de l'poque, dans leurs
interrelations (p. 51) ; il faut ainsi tenir compte, dans l'analyse des
besoins religieux d'une poque, de l'existence simultane, la
mme poque, d'autres besoins dont seule la totalit est une structure
suffisamment autonome pour constituer un systme de rfrence pour
les tudes dtailles des sciences humaines (p. 50). La religion n'est
donc ni un simple instrument, un masque servant d'autres intrts,
ni un mystre impntrable ; elle est comprhensible, gntiquement
et fonctionnellement, en rfrence une structure sociale globale.
Kolakowski veut donc tenir la fois l'irrductibilit des phno
mnes religieux et la possibilit de les expliquer gntiquement ;
c'est la raison pour laquelle il recourt la notion de besoin, dont
l'ambivalence se voit au fait que le besoin tend s'autonomiser pro
gressivement, tout en prenant des expressions diverses dans la cons
cience sociale selon la conjoncture. Voici la phrase clef : L'homme,
en effet, n'est pas une somme de besoins donns une fois pour toutes ;
sa spcificit rside avant tout dans le processus de prolifration et
d'autonomisation progressive de besoins surgis d'abord en tant
qu'instruments ou particularisation d'autres besoins (p. 49). Ainsi,
l'auteur va-t-il moins exphquer tel phnomne rehgieux par les
contradictions du social que l'analyser en tant qu'ensemble de struc
tures idologiques relativement autonomes, de telle sorte qu'on retire
de la lecture de ce livre l'impression que Kolakowski s'intresse
Je donne ici les points les plus intressants qui me paraissent ressortir
l'introduction (p. 9-68).
1

de

Kline insiste l-dessus, p. 24 et p. 27.


conclusion, nuancer ces affirmations.
2

Il

nous faudra cependant, en

HENRY MOTTU

314

moins TexpUcation sociale qu' ces structures elles-mmes, leurs


contradictions internes, leur place et leur fonction dans une tota
lit de forces. Il s'agit donc vraiment d'une hermneutique marxiste de
la religion, non d'une liquidation aveugle et strile.
Le

modle idal

Or, en second lieu, si l'objet de cette recherche n'est autre que


l'inteUigibilit de la structure mme de la religiosit (p. 545), on ne
s'tonnera pas de voir l'auteur plaider, contre une certaine historio
graphie ponctualiste ou vnementielle, pour une mthode structu
relle, essayant de concier l'approche structurale et l'explication
gntique et recourant une srie de modles et mme la slection,
pour chaque cas envisag, d'un modle idal : ainsi Dirk Camphuysen
deviendra-t-il le type idal d'un christianisme non confessionnel
totalement radical et totalement inoprant ; Labadie, celui d'une
conversion mystique conduisant de l'Eglise romaine la foi rfor
me ; Silesius, celui d'une conversion mystique inverse menant du
luthranisme au cathohcisme ; Mohnos, celui d'une mystique rejete
comme hrtique ; Mme de Bourignon, celui d'une mystique se plaant
consciemment en dehors de l'Eglise, etc. Kolakowski y revient sou
vent : il n'y a pas, en histoire, de faits empiriquement constatables ; le dcoupage 2 de situations limites, de modles et de types
idaux dforme moins les faits que la dformation dcoulant d'une
absence de slection (p. 353) et de la faute consistant faire
confiance aux faits ou encore la faute de la fidlit historique (p. 352).
L'histoire, autrement dit, a un caractre non empirique 3.
C'est ainsi que l'auteur recherche le modle idal du mouve
ment des rformateurs du XVIIe sicle (p. 23-31) dans l'opposition,
commune tous ces protagonistes du subjectivisme religieux, la
doctrine de l'ex opere operato. On sait, en effet, que ce principe per
mettait l'Eglise catholique d'affirmer la validit des actes litur
giques indpendamment de la qualit morale du prtre comme de
celle de leurs destinataires ; dans les deux cas, officier et obir suffi
sent. Or, la Rforme, abrogeant ce principe, lui substitua la thorie
de la prdestination et de la grce irrsistible ; malheureusement,
Ces notions de modle idal ou de type idal viennent de Max
Weber ; pourquoi l'auteur, qui semble lui emprunter beaucoup, ne le cite-t-il
Pour
pas ce propos (Max Weber n'est nomm qu'une seule fois, p. 359)
une dfinition du type idal chez Weber, cf. l'article de J.-Claude Piguet :
L'epistemologie des sciences humaines chez Max Weber , dans cette mme
Revue, 1973, I, p. 59-60 (46-65).
2 Sur cette notion
importante, cf. aussi dans Toward a Marxist Humanism,
p. 58-62.
3 L'auteur revient souvent sur cette question de la relation entre les modles
et les faits : p. 12 ; p. 16 ; p. 23-31 ; p. 352-354 en particulier.
1

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

315

cette thorie fonctionna socialement exactement de la mme faon


et conduisit aux mmes rsultats que ceux de l'ex opere operato, de
sorte qu'en dfinitive le principe de la justification par la grce,
examin in actu, se ramne la conviction du fidle qu'il sera sauv
la condition (suffisante) d'tre un membre thologiquement ortho
doxe de la communaut confessionnelle (p. 25). Les tenants de cette
seconde Rforme , catholiques et protestants, partent donc tous
d'un commun rejet de cette doctrine (et le mysticisme n'est consi
dr par l'auteur que comme l'une des composantes de ce modle ,
p. 26) : du ct catholique, on attaquera l'ex opere operato sous sa
forme liturgique (institutionnelle), alors que du ct protestant, on
le contestera sous sa forme d'orthodoxie (doctrinale) ; mais dans les
deux cas, on aboutira pratiquement, au nom d'une religion intrieure
et spirituelle, l'ide d'une religion purement morale o la pratique
morale devient la condition suffisante du salut, tandis que l'ortho
doxie en elle-mme cesse d'tre mme la condition ncessaire (p. 29).
Or, dans la pratique, cette position revient exiger la suppression
des Eglises en tant qu'institutions visibles, si l'on remarque que
l'existence de l'Eglise en tant qu'institution sociale est dfinie par
l'existence de la caste sacerdotale qui, dans les deux cas, est ainsi
prive de sa raison d'tre (p. 29).
Cette recherche du modle idal a deux corollaires qui me
paraissent importants. Le premier, soulign en particulier par SkoUmowski , est que l'auteur, au lieu de prtendre pouvoir puiser tel
phnomne rehgieux dans une reconstitution quelconque dfini
tive, considre toute structure comme laissant toujours une place
ouverte (p. 52) des transformations ultrieures. Aussi Kolakowski
porte-t-il constamment son attention sur le fait qu'une mme affirma
tion (p 2) revt un sens tout diffrent selon qu'elle se situe dans une
structure sociale diffrente (S1 ou S2) : ainsi, par exemple, Labadie et
Silesius sont tous deux des adeptes du mysticisme non confessionnel ;
mais, chez le premier, cette position mne au protestantisme, puis au
sectarisme, tandis que, chez le second, eUe ramne au cathohcisme.
Les mmes arguments signifient autre chose selon leur contexte
respectif ; autrement dit, l'identit de forme de deux expressions ne
garantit pas l'identit de leur signification globale. C'est l, note
Skolimowski, l'aboutissement logique d'une interprtation radicale
ment historique de la connaissance humaine et c'est pourquoi le
modle idal est moins une structure en soi que le point de dpart
d'une activit historique.
Le deuxime coroUaire consiste dans le fait que l'auteur est
presque contraint, pour montrer les ralisations historiques plus ou
1

Skolimowski, p. 276.

3l6

HENRY MOTTU

moins compltes du type idal dgag, non seulement de mettre


plat l'histoire de la pense des marginaux du XVIIe sicle, mais
encore d'en choisir les types d'expression les plus schmatiques et,
pour tout dire, les plus mdiocres. Le gnie brouille toutes les
cartes, parce qu'U rinterprte, transfigure et dtache de son imm
diatet historique ce qu'il trouve, comme donn l'tat pur ;
ainsi, l'auteur contourne-t-il en quelque sorte le massif pascalien et
semble moins l'aise devant Brulle que devant la mystique gocen
trique d'Antoinette Bourignon, dont il nous dit prcisment qu'il
s'agit d' un spcimen de mystique non confessionnelle l'tat pur
(p. 664) et que c'est bien la parfaite mdiocrit de ce personnage qui
le rend intressant (p. 663) Le marginal exalt, le penseur plat, le
fanatique tirent souvent, en effet, les ultimes consquences de ce que
les grands dissimulent dans leurs textes minents ; il y a moins de
dfenses, de demi-teintes et mme d'interdits chez un Bredenburg,
qui postule une double vrit absolue o la raison et la foi constituent
deux royaumes autonomes de la vrit (p. 274), que chez Pascal,
chez qui l'irrationalisation de la religion comme produit du rationa
lisme n'tait pas prsente avec la mme massivit, de mme qu'il
y a moins d'ambigut dans la lacisation complte de la vie religieuse
chez un van Leenhof (p. 332), par le biais de la mathmatisation de
l'apocalyptique, que dans l'athisme de Spinoza. L encore, la signi
fication, conue comme passage la limite, crot en vertu mme de
la mdiocrit de la personnalit intellectuelle (p. 316). Le procd
fait un peu penser au tassement par le bas que l'on observe souvent
chez les structuralistes.
Idologie religieuse et conflits de pouvoir

Le troisime principe mthodologique est encore plus intressant.


Kolakowski comprend au fond la religion, en gnral, comme la forme
intriorise de la prsence de l'homme dans le monde chosal des
comportements collectifs (p. 53). Mais ce monde est videmment
caractris par les conflits de classes et de pouvoir, de sorte que la reli
gion ne saurait y chapper. C'est pourquoi, notre auteur, isolant la
catgorie particulire du christianisme non confessionnel, comprend
celui-ci comme tant l'opposition la subordination de la conscience
religieuse aux structures hirocratiques, l'existence de cette opposi
tion supposant il est clair la prsence de valeurs religieuses
devenues autonomes dans la mystification idologique (p. 54). L'ori
ginalit du propos de l'auteur est donc de s'attacher interprter
gntiquement les types de marginahsme qu'il retient par rfrence
aux institutions, ce qui a pour consquence de ne pas considrer les
phnomnes doctrinaux en soi, mais de les confronter avec la

CHRETIENS SANS EGLISE

DE KOLAKOWSKI

317

ralit extra-doctrinale, savoir avec les faons dont le pouvoir


s'exerce dans les institutions ecclsiastiques (p. 166). En effet, dit
Kolakowski propos de la Contre-Rforme, ce n'est pas la seule
confrontation des doctrines thologiques et leurs conflits dans le ciel
des dogmes qui nous intressent, mais les conflits thologiques rels,
donc historiques, en tant que forme d'expression importante des
conflits de pouvoir (p. 350). Seule, la manire dont sont vcues les
doctrines thologiques dans une praxis donne livre la clef d'intelli
gibilit de ces systmes eux-mmes.
Mais ce n'est pas tout. Si, comme nous venons de le voir, ces
conflits supposent la prsence de certaines valeurs religieuses deve
nues autonomes , c'est dire que celles-ci perdurent aux circonstances
contingentes qui leur ont donn naissance et qu'elles ne peuvent pas
tre expliques seulement par les divisions poUtiques ou de classes,
mais que, pour les comprendre, il faut se rfrer certains conflits
plus gnraux, lis la structure mme de la socit spcifiquement
humaine (p. 54) : est-il possible d'attribuer une valeur absolue
une institution visible Qu'en est-il de l'autorit, de la contrainte,
de l'organisation Du succs ou de l'chec de telle protestation
anti-institutionnelle Du statut de la caste sacerdotale De l'inter
prtation des textes sacrs et du privilge accord ceux qui en
dtiennent les clefs etc. Cette relation entre texte doctrinal et
pouvoir social entrane donc ncessairement, l'arrire-plan de ce
livre, une mditation de type anthropologique, qui n'est pas sans
rappeler les interrogations sartriennes.

Structuralisme

gntique

Pour toutes ces raisons, on s'est finalement demand si Kola


kowski n'tait pas devenu structuraliste la manire de LviStrauss et de Roland Barthes ; certains critiques ont rpondu par
l'affirmative ; Barthes est effectivement cit aux pages 51-52, mais
j'ai beau relire le paragraphe intitul Remarque sur le concept de
structure (p. 51-55), je le trouve peu clair et embarrass. Comme
Kline 2, je pense que Kolakowski est plus prs de Dilthey que de
Lvi-Strauss. En effet, non seulement notre auteur ne cesse d'affirmer
que l'on n'puise jamais un phnomne dans une seule reconstitution
et qu' aucune relation univoque de caractre gnral ne s'impose
(p. 63), mais encore avoue-t-il qu'il n'a pas russi faire la synthse
de diverses approches mthodologiques entre lesquelles il semble
parfois hsiter et qui seraient la gense psychologique (personnalit
d'un auteur), la totalit sociale (structure plus vaste de caractre
1

Baer, p. 476, qui

Kline,

p. 14.

se rfre

la p.

51 de Chrtiens sans

Eglise, et p. 482.

3l8

HENRY MOTTU

socio-historique) et une reconstitution conceptuelle (qui ramnerait


les contradictions de la doctrine au caractre antinomique de ses
concepts de dpart , p. 53) : Je n'ai pas russi, note-t-il modeste
ment, faire ce genre de super-synthse ou de superstructure
(p. 53)... A mon avis, Kolakowski utihse une mthode essentiellement
gntique (gense psycho-sociale) et en ce sens reste un matrialiste
dialectique, mais il s'attache surtout en fait reconstruire chaque
phnomne tudi dans le domaine autonome de la pense (p. 53).
Ce dernier trait le rapprocherait de Piaget et surtout de Lucien
Goldmann ; mais, la diffrence de ce dernier, Kolakowski ne passe
jamais sans autre relais de la classe l'idologie , car pour lui la
structure thologique de tout ensemble doctrinal a certainement plus
de consistance et d'autonomie que pour Goldmann, en tant que
mdiation prcisment2.

III.
Le

dcoupage

de

Les chrtiens sans Eglise

l'objet tudi

Kolakowski commence par cerner son objet : doctrinalement, il se


propose d'analyser, nous l'avons dit, ce qu'on appeUe la seconde
Rforme du XVIIe sicle, c'est--dire les mouvements qui s'em
ploient parfaire l'uvre amorce par la premire Rforme du
XVIe sicle 3 et reprendre nouveaux frais l'entreprise de purifiOn remarquera la critique de l'explication massive par la stratification
en classes, au sens classiquement marxiste du mot classe , la p. 54.
2 C'est, en substance, ce
qu'il reproche assez schement Goldmann
: Pour cette raison, son (de Goldmann) analyse souffre,
du
jansnisme
propos
pourrait-on dire, d'une insuffisance de mdiation : il examine directement le
lien entre la situation spcifique d'une certaine couche sociale, et le monde
religieux spcifiquement jansniste comme fonction de cette situation ; par
voie de consquence, la place que ce mouvement occupait au sein de la collec
tivit ecclsiastique et son rle dans les luttes confessionnelles restent, dans
une large mesure, en dehors du cadre des problmes examins , etc., p. 352 ;
cf. aussi son article critique : Pascal et l'epistemologie historique de Goldmann , in : Studia filozoficzne (Varsovie), n 3, 1957.
3 On pourrait discuter l'infini de ces classifications, toujours alatoires ;
est
certain (cf. les objections de Chaunu, p. 1586-1590) que Kolakowski
il
parle de faon un peu trop simple de ce qu'il appelle, aprs bien d'autres, la
seconde Rforme propos des htrodoxes du XVII0 sicle qui veulent
purifier de ses compromissions la premire Rforme des grands rforma
teurs du XVIe sicle. La seconde Rforme, c'est aussi la Rforme catholique,
appele tort Contre-Rforme ; au surplus, ne faudrait-il pas parler d'une
troisime Rforme prtention d'Eglise : les rformes de la rupture de l'Eglise,
du rejet radical de l'Eglise, contre les rformes... dchirantes de l'Eglise
(p. 1587) ; l'ennui, c'est que cette troisime Rforme est chronologiquement
antrieure aux deux autres : Les fanatiques de l'Apocalypse, les hommes de
la lumire intrieure, de l'attestation du Saint-Esprit confondu ou non avec
l'vidence rationnelle, sont de tous les ges du christianisme , ibidem ; on
1

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

319

cation qu'Us estiment avoir t accomplie demi tant par la Rforme


protestante que par la Contre-Rforme cathohque (p. 9). Go gra
phiquement, l'auteur choisit les Pays-Bas, du fait du climat de tol
rance dont jouissent ses sujets cette poque et qui leur permet de
s'exprimer relativement librement . Enfin, l'intention de Kolakowski
est, nous dit-U, a) de prsenter les idaux de ce christianisme non
confessionnel la fois dans leurs versions les plus radicales et dans
leurs versions de compromis ; b) d'observer certaines formes de leur
pntration dans les Eglises et les tentatives de leur rcupration
institutionnelle ; c) d'exposer leurs conflits avec l'autorit ecclsias
tique et le rle qu'Us jouent dans divers cas de conversion ; d) d'ana
lyser les liens qui unissent tel aspect de cette idologie la situation
sociale des hommes qui en taient les porteurs (p. 10-11). Il en
rsulte que, comme le dit justement Chaunu, le choix des auteurs
analyss est parfois surprenant2.
Dans cette sociologie de la protestation, l'auteur distingue trois
variantes : l'individualisme vanglique radical (sur le modle rasmien), Yirnisme libral (qui accepte l'ide d'Eglise, mais dpourvue
de toute vertu charismatique divine), les sectes des saints, groupus
cules qui ont fui le monde et se rephent sur leur propre perfection
(la communaut de Labadie, par exemple). Le phnomne mystique
se retrouve plus ou moins dans ces trois catgories ; mais, comme on
sait, il est extrmement difficile de le dfinir (l'auteur y consacre tout
un paragraphe : p. 31-37) ; Kolakowski croit pourtant pouvoir diff
rencier une mystique thocentrique (allant jusqu' la ngation du salut
individuel en tant que motif de Tamour de Dieu, comme dans le
quitisme), une mystique gocentrique (A. Bourignon) et, enfin, une
mystique panthiste. A partir de l, l'articulation des chapitres du
pense au montanisme, au valdisme, au joachimisme, aux Franciscains spiri
tuels, etc. Mais de toute faon ces classifications n'ont gure de sens, car structurellement, il n'y a au fond que deux types de rforme : soit la tentative de
rformation de et dans l'Eglise (within : c'est le cas de Luther, de Calvin, de
la Rforme catholique, etc.) ; soit la protestation en dehors et contre l'Eglise
(without ou radical protest : nos htrodoxes du XVIIe sicle par exemple et,
en gnral, la contestation intgrale de l'Eglise tout ce que Chaunu appelle
les ferments issus de l'insinuante nbuleuse du christianisme sans Eglise ,
p. 1590) ; la typologie de Joachim Wach reste la meilleure : Sociology of
religion. The University of Chicago Press, Chicago et Londres, 1964, p. 156 ss.
1
Chaunu regrette cette limitation dans l'espace et aurait voulu que Kola
kowski tendt sa dmonstration au Raskol en Russie orthodoxe, l'Angleterre
et l'Eden amricain, p. 1582-1584.
2
Kolakowski avance en fonction d'une logique interne qui n'est soumise
troitement ni au temps ni l'espace. Kolakowski est un anatomiste de la
conscience religieuse. Jamais il ne se laisse conduire par le hasard d'une docu
mentation, il obit un modle, il cherche l'exemple l o, logiquement, en
fonction des cohrences ncessaires d'une structure a priori, il doit se trouver ,
Chaunu, p. 1581.
<c

HENRY MOTTU

320

commenant par la Hollande, l'auteur part des ori


gines du mouvement collgiant, influenc par Erasme (Dirk Camphuysen, chap. II, et Tirnisme libral et mystique, chap. Ill), puis
montre comment la raction mystique au rationalisme montant
mne soit l'irrationalisation consciente et voulue de la foi avec
Johannes Bredenburg (chap. IV), soit un disme evanescent (Fre
derik van Leenhof, chap. V). Mais la Hollande communique et
Kolakowski tend son analyse aux variations europennes du mysti
cisme : mystique rcupre chez Brulle (chap. VI), dchnante
chez Surin (chap. VII), condamne dans sa version quitiste (le molinisme, Mme Guyon, chap. VIII), transforme en panthisme avec
Angelus Silesius (chap. IX) et sectarise dans l'gocentrisme d'Antoi
nette Bourignon (chap. X). On va donc ici de la totale intgration
Tultra-sectarisme. L'auteur suit pas pas les alas de cette aven
ture d'un christianisme devenu non confessionnel par opposition
aux nouvelles Eglises constitues, condamnes comme menant un
athisme pratique, par affolement devant la monte du rationalisme
et par dgot du monde (thologie, science, commerce, pohtique,
murs) ; il faut bien fuir en avant dans un Eschaton intrioris, si le
temps des nouvelles Jrusalem est pass et celui de l'avnement de
la raison claire encore venir. L'itinraire sinueux du prophte
Labadie (chap. XI) rsume et conclut l'histoire de ce radicalisme
rat (p. 65) .
Nous ne prendrons ici que trois exemples les plus significatifs et
propos desquels l'analyse de Kolakowski nous parat la plus remar
quable, thologiquement parlant.

livre s'claire

La religion contre l'Eglise : Dirk Camphuysen


On connat l'histoire du mouvement remontrant suivant la
mort d'Arminius (en 1609) et prcdant le synode de Dordrecht
(1618-1619) qui condamna la dissidence arminienne et codifia la
double prdestination calvinienne en en faisant un test d'orthodoxie.
Mais, au dpart des noyaux collgiants, le personnage attachant et

tragique de Camphuysen (1586-1627) est moins connu, quoique juste


ment hautement significatif2 ; Kolakowski tient l un cas, la lettre
idal , postulant un antagonisme incurable entre religion et Eghse,
christianisme et organisation, foi et charge ecclsiastique (et poh
tique), morale et confession (p. 86) : Sa thologie est une tentative
pour justifier idologiquement l'opposition morale au principe mme
d'organisation (p. 90) ; il formule donc moins une mystique qu' une

L'authenticit en tant que fuite telle est la formule la plus gn


rale qui rsume ce style idologique , p. 66.
2 Chap.
II Le christianisme vanglique non confessionnel : Dirk Cam
phuysen , p. 69-135.
1

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

321

morale hroque, c'est--dire une morale de la protestation indivi


duelle contre le monde dont on reconnat que la suprmatie est
inluctable tout jamais (p. 90).
La comparaison avec le courant arminien est fort intressante ;
alors qu'Arminius reprsente les aspirations de la grande bourgeoisie
laque et rpubUcaine montante (optimisme moral, raison profane,
religion identifie une attitude effective dans les relations entre les
hommes), Camphuysen, partisan d'une morale non relationnelle,
stocienne et individuelle, tend la dprciation calviniste de la raison,
non seulement au domaine de la connaissance de Dieu (comme c'tait
le cas chez Calvin), mais galement celui de la vie profane ellemme, la raison tant alors condamne en tant qu'instrument d'un
privilge du pouvoir (p. 94) ; si la seule conscience est le vicaire de
Dieu, tous les vicaires professionnels deviennent inutiles. Ainsi,
Camphuysen reprsente la conscience de la petite bourgeoisie rpu
blicaine qui, aprs avoir conquis sa libert en luttant contre l'oppres
sion catholique espagnole, se sent menace par l'apparition dans
l'Etat d'un nouvel appareil de pouvoir autonome, auquel elle ne
participe pas (p. 123). Ce n'est pas du mysticisme, car notre place
est dans le monde (mme si nous savons qu'il est mauvais) ; ce n'est
videmment pas non plus un militantisme ; c'est plutt une forme
radicale d'hrosme religieux, car il s'agit de pratiquer l'amour
envers ce monde que Ton mprise (p. 124), qui nous rejette et que
Ton rejette. Alors que la mystique est plutt le fait d'aristocrates
ruins, de vieilles filles ou d'un lumpenproletariat mis socialement
sur la touche, cette attitude monstrueusement hroque est le fait
de gens qui sont devenus trangers ce monde, qu'ils reconnaissent
pourtant comme le seul monde possible.
Kolakowski rsume brillamment (p. 125-129) les traits de ce per
sonnalisme moral radical (p. 109), qui n'est pas sans annoncer les
postulats du kantisme (et, inversement, les sarcasmes de Hegel contre
le stocisme moral inoprant de la beUe me ) : a) caractre pratique
de la connaissance, morale du comportement (c'est dj le cur
pascalien, facult la fois cognitive et existentielle) ; 6) inconditionnalit de la responsabilit individuelle, en ce sens que la valeur morale
est exclusivement le propre des motifs, non des actes (p. 91) ; c) la
ralit vue sous l'angle de la limite et non de la satisfaction, c'est-dire comme la somme des rsistances auxquelles se heurte l'effort
moral de l'individu , ternel objet de son devoir (et de son ressen
timent
(p. 129). Une telle religion (riche) de l'application intgrale
du Sermon sur la montagne est videmment Kolakowski nous
assure que son hros le savait une expression de la misre relle
(p. 126), puisque la rehgion, volontairement disjointe de tout espace
transformer en nouveaux possibles concrets, opre ici explicitement

HENRY MOTTU

322

comme instrument de consolation et de compensation, issu des


dcouragements sociaux : La pense de Camphuysen est donc la
pense d'Erasme aprs un sicle de dsillusions (p. 128).

La rification

: Pierre de Brulle
Une force d'inertie opre dans toute entreprise contre-rformatrice
de rcupration , par quoi les lments assimils commencent insen
siblement prdominer sur le processus d'assimilation lui-mme ;
c'est l une des constantes de la dmonstration de Kolakowski. Le
cas de Brulle, le clbre fondateur de l'Oratoire (1611), est cet
gard exemplaire2. Kolakowski montre subtilement comment Brulle
sut trouver une forme de mysticisme suffisamment discipUn la
fois sous l'angle dogmatique et l'angle organisationnel pour qu'il
puisse pleinement jouer le rle rcuprateur signal. L'auteur tudie
cinq thmes majeurs : l'inachvement de l'homme ; la mission ; Tincarnation ; la thologie pratique et la dification. Le cur de la
dmonstration se trouve dans l'analyse du thme de la mission
et dans celui de l'incarnation.
Le concept de mission (p. 394 ss), en premier lieu, permet
Brulle de faire le lien entre la communication directe et la commu
nication institutionnelle de la grce ; la mission , traduction de
T manation , c'est l'image du rapport capital entre Dieu et tout
ce qui n'est pas Dieu ; mais en mme temps, c'est la justification
directe partir de laquelle s'difie Tordre ecclsiastique romain
(p. 394). Il y a donc un rapport d'imitation au sein mme du mode
par lequel Dieu se communique sur le plan des personnes divines
(procession), de la cration (mission) et de l'Eglise (succession). La
fonction de ce concept est donc claire : fonder l'ide de succession
apostolique, contre les calvinistes, et celle de dpendance par rapport
l'autorit, contre les excs du mysticisme. Au gr d'un savant qui
libre maintenu dans l'ide de communicabiht de Dieu grce au
concept de mission , la dialectique de Brulle cherche viter
la fois l'ide d'un rapprochement excessif avec Dieu, qui pourrait
mener une mystique sans Eglise, et celle d'un loignement trop
de la mystique

Nous renonons, dans le cadre limit de cet article, donner un rsum


dtaill du chapitre IV : Bredenburg. L'irrationalisation de la religion, pro
duit du rationalisme , p. 250-292 (le fidisme comme une forme de fuite devant
le rationalisme) et du chapitre V : L'chec de l'intgration chrtienne du
rationalisme. L'affaire Frederik van Leenhof , p. 293-348 (absorption pure et
simple du rationalisme dans un disme libertin). Pour tous ceux qui subissent
l'influence du spinozisme, l'alternative est en effet la suivante : ou disjoindre
le christianisme de la raison, ou sparer la raison de Dieu ; il n'y a plus
d'chappatoire possible.
2
Chap. VI : La religiosit mystique dans sa structure rifie. Pierre de
Brulle , p. 349-4351

CHRTIENS SANS GLISE

)>

DE KOLAKOWSKI

323

prononc, qui risquerait d'aboutir au disme (p. 397). D'o la concep


tion de l'eucharistie, qui ne fait qu'institutionaliser le lien personnel
de l'individu avec Dieu, donnant ainsi une forme ecclsialement
reconnue la subjectivit mystique toujours encline aux dpasse
ments ; c'est ce processus que Kolakowski, utilisant avec bonheur,
nous semble-t-il, la conceptuaht marxiste pour interprter le phno
mne religieux, appeUe rification : Brulle cherche ici rifier une
fois encore dans l'institution ecclsiastique le sentiment religieux
mme, qui s'efforait de se librer de la rification et dont, ce faisant,
il accepte du bout des lvres les dsirs (p. 398).
Cette structure d'assimilation se retrouve dans le thme de
l'incarnation, c'est--dire dans le christocentrisme de Brulle. On
sait que la christologie a toujours oscul entre une conception van
glique, historique de Jsus (arianisme) et une conception mys
tique, anhistorique et personnelle (monophysisme). Or, ces deux ples
tendent tous deux au dpassement de l'institution, puisque ni le
Sermon sur la montagne, ni le Cantique des cantiques n'agissent
habituellement dans le sens du dogme ecclsiastique ; ce dernier doit
donc unifier ces deux tendances par neutralisation symtrique (telle
est la fonction mdiatrice et donc, pour les marxistes, mystifica
trice par excellence du dogme). Et c'est ce qui arrive chez Brulle,
en particulier dans sa conception de l'incarnation, o l'humanit de
Jsus est comprise comme l'humanit de Dieu , mystre abstrait
de l'inconcevable conomie divine et non culte de Jsus-person
nage historique (p. 401). Jsus devient le centre immobe de l'uni
vers (p. 402) . Comme dit plaisamment Kolakowski : Du point
de vue de la construction immanente de la thologie de Brulle,
l'Incarnation est la raison de la grandeur de l'homme ; si l'on tient
compte de la fonction idologique de cette thologie, Tordre est
inverse : l'Incarnation est la faon dont l'orthodoxie accepte la gran
deur de l'homme (p. 402). Le gnie de Brulle ne serait donc au
fond rien d'autre que ce que les structuralistes nomment un bri
colage , par assimation et rification russies (cf. p. 412-413 et
p. 418 ss).
Il n'est pas sr que cette dmonstration rencontre l'approbation
de tous *, mais elle montre clairement que ce livre est aussi une
critique implacable des antinomies de la raison thologique ; Chrtiens
sans Eglise est en somme une utilisation marxiste des postulats kan
tiens, appUqus une phnomnologie de la foi protestataire.
On connat l'application brullienne de la thorie
christologie : Car le Ciel n'est plus par-dessus la Terre,
par-dessus tous les Cieux, c'est savoir, la Terre de nostre
Jsus-Christ (cit., p. 402).
2 Sguy s'tonne de ne
pas voir cits les travaux de
1

copernicienne la
mais une Terre est
humanit vivante en
Cognet, etc.

HENRY MOTTU

324

Les antinomies de la mystique : Angelus Silesius

A la fin de son chapitre consacr au quitisme , et aprs l'inter


mde de Surin, Kolakowski s'emploie cerner les antinomies du
mysticisme sous sa forme quitiste, lesquelles prendront leur forme
la plus outre, idale , dans le panthisme de Silesius. Celles-ci se
ramnent trois (p. 517 ss) : a) l'idal du quitisme est d'intensifier
Tamour mystique jusqu'au point o il s'anantit lui-mme (p. 517),
telle enseigne que l'amour est cens se transformer en son contraire,
c'est--dire en amour non ressenti : c'est vraiment la quadrature du
cercle ; b) l'idal du dsir finit par se muer en idal d'un dsir auto
destructeur de Dieu , o Ton dsire Dieu si fortement qu'on aboutit
ne plus du tout le dsirer ; c) enfin l'idal de la volont auto
destructrice d'accomphr la volont de Dieu est antinomique, en ce
sens que le mystique dtruit l'opposition entre sa volont propre et
l'action de la grce au moment mme o il l'affirme. Le quitisme
donc, en dernire analyse, exacerbe tant la nature, intrieurement
contradictoire, de l'Eglise, comprise comme tant l'incarnation ration
nelle des radiations irrationnelles de la Grce (p. 548) que le statut,
contradictoire lui aussi, du monde cr, cens simultanment nier et
manifester le Dieu crateur (p. 520). Le quitisme apparat ainsi,
nouveau, comme la dmonstration ad absurdum de la contradiction
interne qui mine le christianisme comme idal, d'une part, et comme
corps constitu, d'autre part ; en ce sens, la pousse quitiste est
la fois impossible (comme idal ralis) et inluctable (comme dsir
tout court).
L'influence du panthisme, facilement dtectable dans le clbre
Plerin chrubinique (1657) d'Angelus Silesius, luthrien mystique
converti au catholicisme, est cet gard dterminante 3 ; l'auteur
cite le mot de Heine : Le panthisme rehgion secrte de l'Alle
magne (p. 570).
C'est propos de SUesius que Kolakowski nous livre les rflexions
les plus profondes du hvre, consacres L'Etre et le temps dans
cette mystique panthiste (p. 582-599). Tout part ici de la nostalgie
de l'identit primordiale avec Dieu et de la suppression de la suc
cession temporelle ; d'o une ternit prive de dure, d'o aussi un
Dieu pur nant , Eternel Prsent en qui le temps et l'espace,
le prsent et l'ternit sont au fond (im Grunde) la mme chose ,
un Dieu, en un mot, totalement libre de toute dtermination faisant
1

Chap.
Chap.

VIII
VII

La mystique condamne. Le quitisme (p. 492-566).


Jean-Joseph Surin. La mystique orthodoxe dans sa phase

de dclin (p. 436-491).


3 Chap. IX : Angelus Silesius. L'antinomie du panthisme

(p. 567-639).

CHRETIENS SANS EGLISE

DE KOLAKOWSKI

325

qu'on puisse lui donner un nom (p. 585-586). Aussi, sur le plan du
langage, Dieu ne se rvle-t-U que dans sa ngativit : il est ngation
de la ngation dans Tordre de la connaissance comme dans celui de
l'existence.
Moi-mme je suis l'Eternit, quand j'abandonne
le temps et me saisis en Dieu et Dieu en moi (cit. p. 584).

Cette conception d'un Absolu indiffrenci, priv de nom, de


volont et de dsir, engendre ncessairement non seulement une doc
trine de la nature cre comme autocroissance de Dieu, mais aussi
une doctrine de l'homme comme alination-miroir de la divinit. Le
mal, c'est l'individuation, la volont de conserver sa propre parti
cularit ; mais, en mme temps, l'homme, y compris le mal, sont une
manation inluctable du divin, l'Absolu crant pour soi un non-moi
contrastant. C'est pourquoi Silesius conoit le mal comme une phase
inluctable et indispensable par laquelle passe le bien, afin de s'en
richir, de sorte qu'il anticipe sur les phUosophies du devenir, l'absolu
ne pouvant se rahser lui-mme que par la connaissance que les
hommes ont d'eux-mmes : Dieu doit tomber dans les cratures afin
de se relever de la chute en tant que super-Dieu (p. 595).
Mais il ne s'agit pas encore, bien sr, d'une comprhension histo
rique de la dialectique, comme chez Hegel, car Kolakowski montre
que le schma manatiste de Silesius oscille entre deux modles d'individuation diffrents : l'un, postulant l'identit possible entre le tout
et les parties, se fonde sur l'ide d'une extriorisation ncessaire de
l'Absolu (c'est l une interprtation dualiste et statique de la mys
tique) ; l'autre, partant au contraire de l'antagonisme entre parti
cularit et totalit, conoit la ralit extrieure Dieu comme une
excroissance pathologique du divin (interprtation dialectique, dra
matique). Interfrent donc dans la pense de Silesius deux versions
conflictuelles de mysticisme, no-platonicienne (matre Eckhart) et
manichenne (Jacob Boehme).
La dmonstration de Kolakowski est intressante plus d'un
titre ; elle montre, en particulier, qu' la racine du christianisme
non confessionnel se trouve une thologie essentiellement ngative,
qui ne peut concevoir Dieu qu'en termes de ngations successives et
toujours plus pures et la vie chrtienne qu'en termes de spara
tion toujours plus radicale d'avec l'espace et le temps. Dans ces
conditions, il n'y a plus que deux attitudes possibles : ou l'intimisme
pur, dgag de toute contingence, de toute extriorit, de tout
corps , paradoxalement situ dans ce monde mais contre lui (Cam
phuysen) ; ou le panthisme spculatif, comme c'est le cas ici. Par
rapport ces deux extrmes, la Contre-Rforme pietiste n'est

326

HENRY MOTTU

qu'une demi-mesure, une tentative btarde de compromis, puisque


les collegia pietatis de Spener, qui se voulaient l'origine un
simple exutoire, un canal latral, une tentative luthrienne d'assimUation de la critique spiritualiste et mystique, finissent en ralit
par agir comme ferments de sparation, renforant sans le vouloir
la vague qu'on voulait luthraniser (p. 616). C'est ici qu'intervient
une diffrence sociologique fondamentale entre le catholicisme et le
protestantisme : Plus l'organisation est hirarchise et discipline,
plus elle peut se permettre une contre-rforme ; moins l'Eglise est
apte l'entreprendre, plus grand est le risque couru lorsqu'elle aspire
assimiler des phnomnes indsirables, et plus son absence d'or
ganisation l'immobihse (p. 620-621). On ne peut s'empcher de
penser ici la paralysie morbide de notre protestantisme, du moins
sur le plan organisationnel, par contraste d'avec le dynamisme actuel
du catholicisme...

IV. Conclusion :
La conscience utopique comme conscience malheureuse
Malgr ou plutt cause de ses qualits, on referme ce livre avec
un sentiment mlang, ne sachant ce qu'il faut le plus admirer, le

patient travail de laboratoire de Kolakowski ou l'utopisme, confi


nant parfois la schizophrnie, de nos htrodoxes... Il y a quelque
chose de morose, d'acharn dans ce livre ; tout y est pass au crible
d'une critique impitoyable et rien ne parat rester de ce qui fut et
demeure, aprs tout, une grande aventure humaine. L'une aprs
l'autre, les antinomies sont poses et, l'une aprs l'autre, les solu
tions sont froidement excutes ; cela confine parfois au jeu de mas
sacre . Kant cherchait assurer la croyance ; Kolakowski s'efforce
de s'arracher elle. On assiste un curieux rglement de compte,
o l'auteur traque une une les contradictions de la thologie et de
l'ecclsiologie des htrodoxes du XVIIe sicle, pour stigmatiser en
fait les impasses d'une certaine idologie marxiste et du rvisionisme lui-mme. Or, la question que le thologien posera l'auteur
revient se demander si l'analyste connat, au sens biblique du mot,
ce qu'il prtend comprendre. La connaissance n'est-elle pas adhsion,
amour, entre dans ce que Ton connat, visitation du sujet par l'objet
qui se donne connatre
Notamment dans les deux derniers chapitres, o l'aspect folklorique
des personnages envisags fait que Kolakowski a presque la partie trop belle :
chap. X : Antoinette Bourignon. La mystique gocentrique (p. 640-718) et
chap. XI : Le conflit de la grce et de l'Eglise. L'itinraire sinueux du pro
phte Labadie (p. 719-797).
1

CHRETIENS SANS EGLISE

DE KOLAKOWSKI

327

C'est ainsi que ce livre nous parat tre finalement ambigu, car
si Kolakowski ne cesse de rechercher partout, comme il dit, une
structure intelligible, eidtiquement saisissable , dans chaque objet
considr, il n'en reste pas moins qu'il a tendance rduire cette
structure intelligible elle-mme, soit une impasse inteUectueUe (anti
nomie), soit une impossibuit pratique dans Tordre des conflits
rifis des collectivits (p. 634). La rduction eidtique de la
phnomnologie devient en quelque sorte le prtexte d'une rduction
sociologique pure et simple. Il semble donc que, malgr ses affirma
tions sur l'irrductibilit du phnomne religieux, Kolakowski en
critique et en limite considrablement la porte thorique et his
torique. On a ds lors l'impression qu'il utiUse en quelque sorte la
conscience d'chec des htrodoxes pour ramener toute religion,
tout messianisme la catgorie de l'chec. Ainsi, tout est finalement
contradictoire : la mystique gocentrique, parce que, en faisant
de Dieu un moyen pour l'homme, elle finit par anantir Dieu ; la
mystique thocentrique, parce que, en faisant de l'homme un moyen
pour Dieu, elle utilise l'homme tout en l'anantissant (p. 675) ; la
justification par la foi, parce qu'elle hsite, en croire l'auteur, entre
une dpendance absolue par rapport Dieu et une affirmation absolue
du moi (p. 677) ; l'ecclsiologie rforme, parce qu'elle n'est autre
finalement qu'un projet utopique, coinc entre le sacerdoce universel
et les ncessits de l'institution (p. 779) ; l'ide de tolrance vi
demment 2 ; le dogme de la cration, enfin, puisqu'il oscUle entre
l'ide de rvlation de Dieu (l'Eglise tant envisage comme un ins
trument en vue de l'amendement du monde) et celle de ngation de
Dieu (l'Eglise tant alors considre comme la ngation divine du
monde) (p. 780-782) ; etc. Bref, on aboutit une impasse totale,
non seulement quant au radicalisme rat et retardataire par rap
port aux Lumires de nos marginaux fanatiques, mais aussi quant
la religion et, pour finir, l'existence eUe-mme ; l'utopie, malheur
de la conscience en tant qu'elle projette son idal, qu'eUe indique
un dpassement ncessaire et impossible, se boucle sur l'chec. On
Le dualisme exacerb de l'i esprit et de la nature, qui justifie l'opinion
les
Eglises existantes sont intransformables et inamendables (parce que
que
produits d'un effort naturel , humain ), se manifeste dans cette perspec
tive comme la projection cosmique de la conscience de rformateurs qui sentent
que leurs propres projets de rforme sont vous l'chec , p. 694 (c'est par
ticulirement vrai d'A. Bourignon et de Labadie) ; le monde des choses ,
des appareils leur chappe ; d'o une telle projection de la conscience d'chec.
2 A
propos de laquelle l'ironie de Kolakowski se donne libre cours : 1l
n'y a pas de tolrance pour les adversaires de la tolrance illimite ( propos
de Bredenburg) (p. 282 ; cf. tout le passage intitul Le paradoxe de la tol
rance , p. 280 ss) ; diffrencier tolrance authentique et tolrance conjoncturale (p. 170 ss) ; Les infaillibles ne peuvent tre tolrants envers l'erreur
et les saints, envers Satan ! (p. 217).
1

328

HENRY MOTTU

comme si le monde, l'homme et


l'homme-dans-le-monde n'arrivaient raliser qu'un Dieu manqu .
Cependant, malgr les apparences, le dernier mot de Kolakowski
n'est peut-tre pas encore puis l; en effet, s'il ne le dit pas expli
citement, il le suggre tout de mme : cette pulsion utopique, cette
nergie du dsespoir, cette conscience malheureuse rvlent mieux
notre humanit que les supersynthses russies et trompeuses.
Certes, Kolakowski reste froid, du dbut la fin de son hvre, et
son approche n'a rien de comparable avec l'enthousiasme d'un Bloch
ou d'un Garaudy ; Kolakowski le sceptique, l'analyste, ne s'enchante
pas. Et pourtant, un peu comme Roger Bastide et Henri Desroches,
il n'en laisse pas moins supposer que l'chec a plus d'avenir et de
sens que la russite, que l'utopie est plus porteuse d'histoire que le statu
quo et que les Chrtiens sans Eghse sont plus chrtiens que les
fidles encartonns et bureaucratiss des appareils : Les phases et les
ddales de cette circonvolution, crit Desroches, font apparatre peuttre que le fait messianique se trouve gnralement moins devant un
dilemme (russir o chouer) que devant un destin (russir et chouer).
Sa dialectique n'est pas circulaire, comme si son essence lui demandait
de boucler sur lui-mme ; elle serait plutt spiralique, cette essence
impliquant congnitalement l'chec reprsent par le fait qu'elle
pense Sartre

Tout

se passe

s'chappe elle-mme

2.
Une dernire remarque : ce Uvre

montre excellemment, par contre-

preuve, o conduit ecclsiologiquement un christianisme vid de son


ncessaire contenu d'incarnation ; un Dieu conu par principe hors
de toute dtermination, un christianisme envisag uniquement sous
l'angle d'une opposition absolue entre l'esprit et le charnel, l'in
trieur et l'extrieur, les convertis et le monde ne mne qu'
un redoublement des contradictions internes : on ne peut nier idale
ment le principe d'organisation , tout en voulant s'enraciner socia
lement, ou alors il ne reste plus qu' se nier soi-mme (p. 799) et
fuir dans l'hypocrisie ou l'insignifiance. C'est aujourd'hui le drame
de tous les gauchismes. Il faut repartir, au contraire, d'une notion
pleine de la libert comme uvre, de l'authenticit de la vie comme
entre volontaire dans le rgne des dterminations, de l'Eglise comme
promise la formation d'un corps et non d'une institution morbide.
Et U faut parier que c'est possible. La foi, la lettre, donne lieu
un espace, et l'authenticit ne se gagne pas en suspendant les formes
qu'elle doit ncessairement prendre dans le temps et l'espace. Un
personnalisme qui n'oserait pas faire son entre en institution et
1

L'Etre

et le

Nant, p. 717.

Dieux d'Hommes. Dictionnaire des Messianismes et Millnarismes


chrtienne. Paris et La Haye, Mouton, 1969, p. 39 de l'introduction.
2

de

l're

CHRTIENS SANS GLISE

DE KOLAKOWSKI

329

qui ne considrerait la relation longue qu'en termes d'alination est


un personnalisme condamn d'avance ; ne perdons pas la leon de
Hegel contre Kant. Nous terminerons donc ce trop long compte
rendu mais ne fallait-il pas rendre hommage cette lecture marxiste
du christianisme non conventionnel, en un temps o les marxistes
semblent bien plus ouverts et curieux que les thologiens de
mtier sur la clbre phrase de Pascal, le grand absent de cette
uvre : Il faut parier. Cela n'est pas volontaire, vous tes embar
qu.

Henry Mottu.
Aperu bibliographique

Ouvrages et articles principaux de Kolakowski

Nous disposons maintenant d'une bonne Selective bibliography de


George L. Kline, in : TriQuarterly, 22, 1971, p. 239-250, laquelle
on se reportera pour une tude plus approfondie. Nous ne donnons

ici qu'un choix limit.


1.

Cours sur la philosophie mdivale. Varsovie, PWN, 1956. Non


traduit en franais.

Individu

infinit. La libert

antinomies de la
libert dans la phUosophie de Spinoza. Varsovie, PWN, 1958.
Non traduit en franais.
3. Chrtiens sans Eglise. Varsovie, PWN, 1965. Seule traduction
franaise d'un des grands ouvrages de l'auteur, 1969.
4. La philosophie positiviste : de Hume au cercle de Vienne. Varsovie,
PWN, 1966. Non traduit en franais. Traduction anglaise : The
Alienation of Reason : A History of Positivist Thought. New
2. Sa thse

5.

et

et les

York, Doubleday, 1968.


La prsence du mythe. Varsovie, 1966. Va peut-tre tre traduit
en franais et en allemand.

6.

Culture et ftiches : une srie d'essais. Varsovie, PWN, 1967.


Non traduit en franais.

7. Traktat ber die Sterblichkeit der Vernunft : Philosophische Essays.


Munich, Piper, 1967. Contient quelques articles traduits en aUe-

mand.
8.
9.

Jesus Christ, Prophet and Reformer


TriQuarterly, 9, 1967, p. 65-77.

traduction anglaise in

Toward a Marxist Humanism : Essays on the Left Today. New


York, Grove Press, 1968. Le titre de l'dition anglaise de cette
srie d'articles est meilleur : Marxism and Beyond : On Historical

330

henry mottu

Understanding and Individual Responsability. Londres, Pall MaU,


1969. Traduction aUemande : Der Mensch ohne Alternative : Von
der Mglichkeit und Unmglichkeit Marxist zu sein. Munich,
Piper, 3e dit. entirement revue, 1967.
io. A Leszek Kolakowski Reader , TriQuarterly, 22, 1971 : tra
duction anglaise de quelques essais et contes phosophiques
rcents.
11. Althusser's Marx, in: Socialist Register (Londres), 8, 1971.
(Nous n'avons pas pu nous procurer cet article, qu'il vaudrait
la peine de traduire en franais ; verser au dossier Althusser.)

Traductions franaises ( part Chrtiens sans Eghse )


12. Sur la validit de la maxime : la fin justifie les moyens , in :
Les Temps Modernes, 12, 1957, p. 1357-1370 (Michel Pavelec).
13. Responsabilit et histoire , in : Les Temps Modernes, 13, 1958,
p. 2049-2093, et 14, 1958, p. 264-297 (Anna Posner).
14. Pierre Bayle : critique de la mtaphysique spinoziste de la
substance , in : Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam. Paris,
Vrin, 1959, p. 66-80.
15. Eloge de l'inconsquence , in : Arguments 27-28, 1962, p. 1-6
(Anna Posner).
16. La gense et la structure dans l'tude des idologies religieuses ,
in : Entretiens sur les notions de gense et de structure. La Haye,
Mouton, 1965, p. 307-321.
17. La comprhension historique et l'intelligibilit de l'histoire ,
in : Praxis (Zagreb), 1-2, 1966, p. 22-32.

Articles critiques sur Chrtiens sans Eglise


18. Pierre Chaunu : Deuxime ou Troisime Rforme
Le
XVIIe sicle des Htrodoxes , in : Annales, 25, n 6, nov.dc. 1970, p. 1574-1590.
19. Constantin Jelenski : La grce et la loi , in : La Quinzaine
littraire, n 83, 16-30 novembre 1969, p. 19-20.
20. Robert Mandrou : Mysticisme et mthode marxiste et
Michel de Certeau : La mort de l'histoire globale , in :
Politique aujourd'hui, fvrier 1970, p. 51-58.
21. Jean Sguy : Compte rendu de l'ouvrage (n 230), in : Archives
de sociologie des Religions, 29, 1970, p. 218-219.
Articles importants sur l'ensemble de l'uvre
22. Joachim T. Baer : Leszek Kolakowski's Plea for a Nonmystical World View , in : Slavic Review, 28, n 3, 1969, p. 475483 (sur Culture et Ftiches surtout).

CHRETIENS SANS EGLISE

DE KOLAKOWSKI

33I

23. Rubem Cesar Fernandes : Vision du monde et comprhen


sion historique : Sur le Rousseau de Baczko , in : Annales,
26, n 2, mars-avril 1971, p. 387-398.
24. George Gmri : Foreword et George L. Kline : Beyond
revisionism : Leszek Kolakowski's recent phosophical develop
ment , in : TriQuarterly, automne 1971, n 22, p. 4-12 et 13-47

(excellent numro spcial dj mentionn).


25. Martin Greiffenhagen : Das Gute und der geseUschaftliche
Fortschritt im Marxismus Kolakowskis , in : Zeitschri fr
evangelische Ethik, 9, n 5, 1965, p. 284-297.
26. Leopold Labedz : Importante prface Marxism and Beyond :
On Historical Understanding and Individual Responsability
(dition anglaise). Londres, PaU Mall, 1969.
27. Alexander Schwan : Leszek Kolakowskis Philosophie des
permanenten Revisionismus , in : Philosophisches Jahrbuch, 75,
1967-1968.
28.

Henryk Skolimowski
marxisme polonais,
1971, p. 265-279.

29.

in

:
:

Leszek Kolakowski, le phnomne du


Archives de Philosophie, 34, avril-juin

Andreas von Weiss : Leszek Kolakowski und die Entfrem


dung , in : Oesterreichische Osthefte, 2, 1962.

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