Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
L’idéologie propriétaire : son émergence et ses critiques Pierre Crétois, Université Bordeaux-Montaigne Le droit de propriété figure à l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et donc au préambule de la constitution de la cinquième république sous la forme suivante : « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. » Le droit de propriété, conçu comme droit subjectif de la personne humaine, ne s’est pas seulement imposé comme un droit naturel parmi d’autres, mais il est très vite apparu comme le modèle même du rapport de l’individu à ses droits : chaque personne humaine est naturellement propriétaire d’elle-même et des pouvoirs juridiques nécessaires au libre usage de soi. C’est pourquoi Marx critique le caractère individualiste de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen Karl Marx, « La question juive », dans Marx, Philosophie, ed. Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 71 : « La liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d’une clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme comme monade isolée et repliée sur elle-même. ». Il est donc particulièrement intéressant d’examiner comment cette voie du droit naturel subjectif s’est adossée au droit de propriété. Ainsi voit-on John Locke se référer à la liberté et à l’existence comme à des propriétés naturelles de l’individu. Au lieu de parler de droits naturels, il mobilise le lexique propriétaire et parle de propriétés naturelles : la liberté, l’existence, les biens, la santé « Leur vie, […] leur liberté, […] leurs biens, ce que j’appelle du nom générique de propriété », John Locke, Second traité du gouvernement, §123 trad. J.-F Spitz et C. Lazzeri, Paris PUF, 1994, p. 90 ; « étant tous égaux et indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions », ibid., §6, p. 6.. Penser ainsi les droits fondamentaux comme ce qui constitue la propriété naturelle et exclusive de chaque être humain apparaît pour Locke comme une façon de délimiter l’étendue du pouvoir politique et d’éviter tous les excès de pouvoir qui pouvaient caractériser la société d’Ancien Régime. Cette théorie politique rompt avec l’aristotélisme pour qui l’homme, animal politique, naît dans des sociétés toujours déjà hiérarchisées. Au contraire, considérer l’individu comme initialement propriétaire de lui-même permet d’affirmer l’égalité humaine et d’interdire qu’un individu puisse être considéré comme propriété d’autrui ou comme naturellement soumis à l’autorité d’un autre. Dès lors toute subordination entre personnes ne peut être que l’effet d’un contrat privé ou public. En outre, aucun gouvernement ne peut se prétendre souverain absolu, c’est-à-dire autorisé à faire ou à défaire la loi comme il l’entend. Locke critique donc fermement la conception hobbésienne d’une souveraineté absolue. Pour lui, un pouvoir politique est nécessairement limité dans son action législative par les propriétés naturelles des individus dont la préservation délimite les cadres et les fins. C’est précisément cette tradition que C. B. Macpherson a appelé la tradition de « l’individualisme possessif « A cette époque, l’individu n’est conçu ni comme un tout moral, ni comme la partie d’un tout social qui le dépasse, mais comme son propre propriétaire. » C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, trad. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 2004, p. 18. ». Pour le dire autrement, la logique même des droits naturels modernes s’appuierait sur l’idéologie propriétaire naissante : je suis propriétaire de moi-même, comme je suis propriétaire de mes champs, ce qui signifie que je dispose naturellement d’un contrôle absolu sur ma personne et les pouvoirs naturels qui sont les miens et que nul n’a le droit d’y interférer. Cela contribue à façonner la conception moderne de la liberté dite négative ou liberté comme non-interférence La conception négative de la liberté, selon Berlin, peut s’exprimer ainsi : « je suis libre […] dans la mesure où personne ne vient gêner mon action. En ce sens, la liberté politique n’est que l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent. » Isaiah Berlin, Two Concepts of Liberty (1958). Trad. française : « Deux conceptions de la liberté », dans Eloge de la liberté, trad. J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 171. On voit ainsi comment une idéologie, c’est-à-dire un ensemble de croyances orientant les décisions et l’action publique et privée, a pu irriguer l’émergence même d’une nouvelle conception du droit naturel en rupture avec l’ordre objectif du droit voir Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, trad. M. Nathan et E. Dampierre, Flammarion, 1986. . Comme l’a bien souligné M. Villey, Ockham a joué un rôle important dans l’histoire de la justification des droits subjectifs même si les raisons n’en sont pas aussi métaphysiques qu’il l’affirme Michel Villey explique l’apparition du thème du droit subjectif chez Ockham par son nominalisme. Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 220 et suivantes.. En effet, c’est d’abord pour des raisons politiques qu’il écrit son Court traité du pouvoir tyrannique (1339-1340) dans le cadre duquel il s’oppose aux thèses du pape Jean XXII qui affirmait qu’il était seigneur des hommes et des terres de la chrétienté par droit divin. Contre lui, Ockham affirme que Dieu a donné à tous les hommes sans exception un droit sur eux-mêmes et sur ce qu’ils peuvent s’approprier. Aussi, le pape ne peut se prévaloir d’un pouvoir sur les hommes et leur terre qu’indirectement, du fait du consentement de ceux-ci. Même si cela suppose un saut historique de 300 ans, on peut considérer que Locke s’inscrit dans la voie ouverte par Ockham. Il publie ses deux Traités du gouvernement civil en 1690. Le Premier traité s’attache à réfuter la thèse monarchiste de Filmer pour qui le pouvoir des rois leur vient en héritage direct d’Adam non du peuple Robert Filmer, Patriarcha, 1680.. Le Second traité s’attache plus spécifiquement à établir les propositions politiques de Locke. C’est le chapitre 5 du Second Traité de Locke qui nous intéressera davantage au sujet du droit de propriété. Ainsi, Locke y traite de la propriété comme d’un droit naturel essentiel de la personne humaine. Du fait de l’importance accordée par Locke au droit de propriété, d’aucuns ont pu considérer que la théorie de la propriété de Locke est fondatrice du capitalisme ou de la société de marché Notamment à C. B. Macpherson, La théorie…, op. cit.. L’anachronisme est tentant, mais, une lecture plus contextuelle nous apprend que la défense lockéenne de la propriété visait d’abord à protéger les personnes contre les excès du pouvoir politique et à théoriser une alternative à la souveraineté absolue par l’affirmation des droits fondamentaux de la personne humaine et du droit de résistance. Malgré cela, nul ne peut nier que le chapitre 5 du Second traité du gouvernement contient beaucoup des éléments qui façonnent l’idéologie propriétaire. Pour bien saisir, dans toute sa précision, la thèse de Locke et comprendre la façon dont il explicite les bases de l’idéologie propriétaire, il est intéressant de revenir sur sa démonstration. Celle-ci contient plusieurs hypothèses : (a) la propriété est un droit naturel de la personne humaine, (b) on peut l’acquérir sans le consentement d’autrui, (c) la propriété s’acquiert primitivement par le travail individuel, (d) la propriété récompense donc le mérite du travailleur, (e) nul n’a le droit d’interférer sur ce qui appartient en propre à quelqu’un (f) pas même l’Etat dont le rôle fondamental est, au contraire, de garantir et de protéger les propriétés individuelles. Pour défendre cette thèse, Locke suggère de revenir à un état de nature sans propriété dans le but de comprendre ce qui, dans cette situation, rend moralement légitime l’appropriation des ressources par les individus. Ainsi, son approche consiste d’abord non en une théorie de la propriété mais en une légitimation de l’appropriation primitive Cf. Eric Fabri, « De l’appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d’un malentendu devenu classique », Philosophiques, 2016, n° 43, p. 343-369. C’est pourquoi il s’efforce de montrer que la propriété ne provient pas de l’autorité politique ni de la loi de l’Etat mais qu’elle est un fait de nature. Dieu ayant tout donné à tous, la question est alors celle de savoir comment il est possible à l’individu de devenir propriétaire d’une partie des ressources communes John Locke, Second traité…, op. cit., §26, p. 21.. Un tel questionnement sous-entend que Locke considère l’appropriation privative comme a priori légitime, la seule interrogation pour lui est alors de savoir sous quelle forme elle peut l’être Cf. Pierre Crétois, Le renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’Etat social, Paris, Classiques Garnier, 2015.. Pour s’approprier quelque chose qui n’appartient à personne, Locke suggère qu’il suffit d’y mettre quelque chose qui nous appartient naturellement de telle sorte que nul ne puisse plus s’en saisir sans interférer sur ce qui est à soi. Or comme Dieu nous a donné la propriété sur notre propre personne, il nous a aussi donné la propriété de tout ce qui émane de nous, de notre activité, de nos décisions, de nos efforts personnels. Ainsi, cette chose qui est naturellement à soi et que l’on peut mettre dans une res nullius pour se l’approprier, c’est notre travail. Il s’agit du célèbre argument du mélange : quand je mélange quelque chose qui est à moi (mon travail) à quelque chose qui n’est à personne (une parcelle de terre par exemple), cette dernière me revient John Locke, Second traité…, op. cit., § 27-28, p. 22-23.. Alors, si quelqu’un s’avisait d’interférer sur le champ où j’ai mis mon travail ou de se l’accaparer, il porterait à ma propriété naturelle, mon champ travaillé étant indissociable du travail que j’y ai mis. En outre, Locke ajoute que Dieu ayant fait la Création pour que l’homme la mette en valeur par son activité laborieuse, travailler et mettre en valeur celle-ci fait partie de sa vocation. De ce point de vue l’appropriation des ressources travaillées apparaît également comme une manière de récompenser celui qui participe à accomplir le plan divin en transformant une matière brute sans valeur en ressources utiles au genre humain John Locke, Second traité…, op. cit., § 41-42, p. 31-32.. De ce point de vue, la propriété récompense le travail individuel et le mérite du travailleur. Pour acquérir quelque chose je n’ai donc pas besoin de solliciter le consentement d’autrui, je n’ai besoin que d’y mettre mon travail. Pourtant, cette thèse peut être critiquée. En effet, dans les fruits de mon travail, il y a toujours une partie naturelle que l’on n’a pas produite. Le travail que l’on met dans les choses ne semble donc pas suffire à justifier le droit de se les approprier dans leur entièreté. On ne peut que revendiquer ce qui, en elles, est le fruit de son travail, rien d’autre. Aussi s’approprier les choses tout entières, comme l’affirme Locke, n’est-il pas alors une manière de déposséder l’humanité des ressources naturelles qui appartiennent à tous? Il n’est pas ici le lieu de développer davantage les différentes objections que l’on peut faire à l’argument du mélange mobilisé par Locke Pour un examen plus approfondi de la thèse de Locke et des critiques que l’on peut lui adresser voir Pierre Crétois, La part commune. Critique de la propriété privée, Paris, Amsterdam, 2020. . Il me suffit d’insister sur le fait que son argumentaire contient une série de fausses évidences qu’il est intéressant de mettre en question. Cet argument du mélange n’est que le premier volet de la démonstration de Locke. En effet, si l’appropriation des ressources par l’un avait des effets nuisibles sur les autres, ces derniers pourraient légitimement s’en plaindre et il deviendrait difficile de faire du droit de propriété un droit naturel moralement incontestable. Locke introduit donc des clauses limitatives pour parvenir à montrer que l’appropriation n’est susceptible d’induire aucun grief Pour l’examen des limites au droit de propriété qui en assurent la légitimité et l’incontestabilité morale, voir John Locke, Second traité…, op. cit., § 33 à 36, p. 25-28.. Dans un premier temps, les lois de la nature limitent l’accumulation du patrimoine : personne ne peut avoir plus que ce qu’il peut produire ; personne ne peut accumuler plus que ce qu’il peut consommer car les denrées naturelles périssent. Si, au contraire, quelqu’un pouvait accumuler des ressources sans limite qu’il laisserait pourrir, les autres pourraient s’en plaindre. Mais cela n’est pas le cas. L’appropriation est donc, dans un premier temps, parfaitement limitée et non susceptible d’une accumulation préjudiciable au genre humain. Elle n’est donc entachée d’aucun reproche moral. En outre, Locke montre que le fait de l’appropriation en plus d’être limité ne peut en rien être considéré comme l’origine d’une nuisance pour autrui. En effet, en s’appropriant quelque chose personne ne prive autrui de quoi que ce soit. En effet, en s’appropriant quelque chose, chacun laisse à autrui tout un ensemble de ressources dont il peut se saisir pour sa subsistance. Pour illustrer cette idée, Locke utilise l’exemple d’un cours d’eau où l’on viendrait prélever un verre. Cela n’empêche en rien les autres d’en faire de même, nul n’a donc à se plaindre de cette appropriation qui ne lui nuit en rien. Pourtant, cet exemple d’une ressource apparemment infinie ne semble pas fonctionner pour un territoire rural : si quelqu’un prend un lopin, il enlève autant d’espace disponible pour les autres, jusqu’au jour où il n’y a plus de place libre. Nous savons par ailleurs qu’y compris les cours d’eau s’épuisent et qu’il est sans doute schématique de considérer que ce sont des ressources dites non-rivales c’est-à-dire dont le prélèvement d’une unité n’enlève rien aux autres. Par conséquent, les derniers venus n’auraient-ils pas de bonnes raisons de se plaindre de la propriété parce que, tout le monde ayant pris possession d’une portion de terre, il ne reste plus aucun espace libre pour eux ? Locke n’examine pas cette objection qu’il aurait dû pourtant prendre en considération pour rendre sa thèse parfaitement robuste. Locke prend néanmoins en considération le fait que l’introduction de la monnaie bouleverse une situation initialement limitée en matière d’accumulation John Locke, Second traité…, op. cit., § 50, p. 37. En effet, avec la monnaie, on peut accumuler sans limites des biens métalliques non périssables. Cela semble faire alors sauter les verrous mis par la nature à l’accumulation des ressources. On pourrait s’attendre à ce que Locke en tire des conséquences et considère que la propriété financière n’a pas la même légitimité que la propriété du petit paysan. Mais ce n’est pas ce qu’il dit, il considère que cette nouvelle forme de propriété financière ayant été introduite par les hommes pour leur avantage mutuel, elle conserve donc toute la légitimité de la petite propriété Ibid.. On pourrait également reprocher à la théorie lockéenne les contradictions auxquelles elle conduit comme le fait Proudhon. Ainsi, la propriété, censée découler du travail individuel, peut permettre le non travail : « La propriété est le droit d’aubaine, c’est-à-dire le pouvoir de produire sans travailler ; or, produire sans travailler, c’est faire de rien quelque chose, en un mot, c’est créer : c’est ce qui ne doit pas être plus difficile que de moraliser la matière Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement (1840, dit Premier mémoire sur la propriété), Quatrième édition, Paris, Garnier, 1849. Voir également, Pierre Crétois, « Proudhon », dans Dictionnaire des biens communs, M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.), Paris, PUF, 2017, p. 1009-1014. » C’est, par exemple, des propriétaires de terrains fonciers qui s’enrichissent en les mettant en fermage ; des propriétaires immobiliers qui acquièrent une rémunération sans travailler en mettant leur bien en location ; ou encore celui des propriétaires des moyens de moyens de production qui exploitent le travail de leurs salariés. Comment considérer alors que le phénomène de la propriété n’affecte pas négativement la vie de ceux qui ont à en subir certains de ses effets nuisibles ? Ne faudrait-il pas revoir tout l’argumentaire de Locke et en limiter la pertinence à la seule petite propriété individuelle à l’œuvre dans les sociétés agraires et en nier la pertinence dans le cadre des grandes sociétés marchandes et capitalistes comme les nôtres où la propriété permet moins l’émancipation et la protection individuelle que l’oppression de l’homme par l’homme et diverses formes de domination ? Certaines lectures de Locke comme celle de Tully James Tully, Locke, droit naturel et propriété, trad. Chaïm J. Hunter, Paris, PUF, 1992 ou celle de Gauthier et Bosc Voir, par exemple : Yannick Bosc, « Robespierre et le républicanisme anglais », Philosophical Enquiries, juin 2017, n° 8 et Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution 1789-1792-1802, Paris, PUF, 1992 en France insistent sur le fait que Locke subordonne la légitimité du droit de propriété à la destination universelle des biens qui est la subsistance de tout le genre humain. Tully parle de propriété inclusive contre la propriété exclusive et Gauthier et Bosc considèrent que Locke serait un des inspirateurs de l’idée robespierriste du droit à la subsistance et de la subordination du droit de propriété, conçu comme secondaire, à des droits plus essentiels selon une forme de hiérarchie des droits. Ces thèses pointent à juste titre l’importance de la loi naturelle dont les recherches lockéenne depuis les années 1980 ont montré la centralité contre une lecture macphersonienne naïve Voir Ian Harris, The Mind of John Locke, Cambrige, Cambridge up, 1994, p.230; Richard Ashcraft, La politique révolutionnaire et les deux traités de John Locke, trad. J. F. Baillon, Paris, PUF, 1995. Mais, deux arguments au moins font obstacle à ces interprétations : d’abord, il n’est nulle part fait mention d’une hiérarchie des droits naturels chez Locke et du caractère subalterne de celui de propriété, d’autre part. Nous l’avons montré, Locke se débarrasse assez rapidement de l’obstacle moral de la destination universelle des biens en montrant que la propriété ne nuit à personne et permet à tous de protéger les fruits de son travail. Par conséquent, l’appropriation privative apparaît, pour lui, parfaitement compatible avec la destination universelle des biens sans avoir besoin d’être subordonnée à d’autres droits, limitée ou relativisée. Ainsi la clause limitative lockéenne est une façon de légitimer l’appropriation privative non de limiter l’exercice du droit de propriété. En réalité, on ne peut pas trouver chez Locke les fondements de l’idée robespierriste d’un droit de propriété conçu comme la portion des biens garantie par la loi  Voici la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déposée par Maximilien Robespierre » : « Art. 6 — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. Art. 7 — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. Art. 8 — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. Art. 9— Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. » dans Robespierre, Œuvres de Maximilien Robespierre, Tome IX, Paris, 1958, p. 459-469., le droit de propriété étant, pour lui, naturel. On ne trouve pas plus, chez Locke, l’idée d’un droit de propriété relatif à d’autres droits plus essentiels (sûreté, liberté, existence). Cette idée est plutôt tirée de Mably (dont on sait à quel point la lecture de Locke est ambiguë Voir Stéphanie Roza, « L’héritage paradoxal de John Locke dans Des droits et des devoirs du citoyen de Mably », Philosophical Enquiries, décembre 2013, n° 2) et de Rousseau qui ne font pas figurer la propriété des biens matériels dans les droits naturels Voir Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1964, p. 183-184 par opposition à la liberté et à l’existence. Ainsi, critiquant la doctrine physiocratique, Mably considère même que la garantie de la propriété de soi peut être mieux assurée par la communauté des biens que par l’appropriation privative Mably, Doutes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés, La Haye et Paris, chez Nyon et la Veuve Durand, 1768, Lettre I p. 4-6. De ce point de vue, pour bien comprendre comment l’idée d’un droit de propriété conçu comme un droit subjectif naturel a transité de Locke à la révolution française, il convient certainement d’accorder toute son importance à la littérature physiocratique. Sans pour autant citer Locke, la centralité du droit de propriété dans la théorie physiocratique en particulier dans la version qu’en livre Lemercier de la Rivière dans son ouvrage : L’ordre naturel et essentiel de la société politique publié en 1767, est remarquable. La physiocratie est une école économique française, la première à avoir tenté de rapporter l’économie à des lois générales mathématisables Voir en particulier Quesnay dans Le tableau économique de 1756.. Dans son ouvrage, Lemercier montre que la propriété est un droit naturel. Pour lui, chacun est propriétaire de sa personne. Or, pour être propriétaire de sa personne, il estime que chacun doit pouvoir être propriétaire des fruits de son travail. Pour pouvoir être propriétaire des fruits de son travail, il faut également que chacun puisse être propriétaire du champ ou du moyen par lequel il produit. Ainsi, la garantie de la propriété personnelle (ou propriété de soi), de la propriété mobilière et de la propriété foncière forme la base de l’ordre naturel et essentiel des sociétés et de ce que Lemercier appelle le « despotisme des lois » dont le seul objet doit être la garantie rigoureuse des propriétés et, par conséquent, des grands équilibres présidant à la production et aux échanges au sein de la société Voir Lemercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de 1767.. Aussi ne sera-t-on guère surpris d’apprendre que les physiocrates ont beaucoup œuvré contre les obstacles mis au laisser-faire laisser-passer. Leur effort pour pousser l’idée d’un libre commerce a eu des effets législatifs et économiques, en particulier, celui de favoriser la hausse des prix par la spéculation sur les prix du grain C’est ce que montre Pierre Simon Linguet à l’époque de physiocrates dans son ouvrage Réponse aux docteurs modernes ou apologie pour l’auteur de la théorie des lois et lettres sur cette théorie, 1771. Voir aussi Florence Gauthier, « De Mably à Robespierre, de la critique de l’économie à la critique du politique (1775-1793) », dans E. P. Thompson (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle, Paris, Les éditions de la passion, 1988, p.113.. L’idéologie propriétaire a parallèlement joué un rôle déterminant dans la refondation du droit français contemporain. Pothier fut le premier juriste à écrire un traité du domaine de propriété en 1771. Ses formulations inspirèrent les rédacteurs du code civil de 1804, notamment l’article 544. En 1789, l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen donne à la propriété ses lettres de noblesse malgré les critiques que Robespierre adressa à cette rédaction. Sous le Directoire, la devise « liberté, égalité, fraternité » devint « liberté, égalité, propriété ». Tout au long du XIXe siècle, les juristes tressent des couronnes au droit de propriété Sur le droit de propriété au XIXe siècle voir Mikhail Xifaras, La propriété, étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004. Voir également la passionnante étude historique de Arnaud-Dominique Houte, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol XIXe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 2021.. Aujourd’hui encore certaines dispositions de lois sont censurées par le Conseil Constitutionnel au nom du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre Cf à ce sujet l’annulation de certaines dispositions des lois de nationalisation de février 1982  et de la loi Florange de mars 2014. On se référera, à ce sujet l’excellent article de Jean-Pascal Chazal, « Réponse d’un faux ‘politiste’ à un vrai juriste », Recueil Dalloz, juin 2014. Celui-ci montre clairement l’usage politique de la référence au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre par le Conseil Constitutionnel.. Face à la consécration voire à la sacralisation du droit de propriété conçu comme un droit naturel consubstantiel au sujet de droit, se sont développées des critiques diverses. Contre l’idée que le droit de propriété serait un instrument essentiel à la conservation de la liberté individuelle, certains auteurs ont insisté sur le fait que celui-ci est, au contraire, un instrument de domination des propriétaires vis-à-vis de ceux qui n’ont rien. Ainsi, en est-il de Rousseau qui montre, dans Le discours sur l’origine et l’inégalité parmi les hommes que le droit de propriété n’est pas simplement quelque chose qui protège un certain rapport de l’homme à lui-même mais aussi un rapport des hommes entre eux. Il décrit ainsi comment les riches font de leur richesse un moyen d’opprimer les autres Rousseau, Discours sur l’origine…, op. cit., p. 174-176. C’est une thématique ancienne de la pensée républicaine qui a toujours insisté sur le rapport qu’il y a entre l’équilibre des propriétés et l’équilibre des pouvoirs Voir notamment James Harrington au sujet de la propriété foncière dans Oceana (1656) : « Lands, or the parts and parcels of territory, are held by the proprietor or proprietors, lord or lords of it, in from proportion ; and such […] as is the proportion or balance of dominion or property in land, such is the nature of empire.”. Aussi ne s’agit-il pas, pour Rousseau, d’interdire la propriété ou d’imposer un égalitarisme des conditions mais d’assurer que les inégalités de fortune ne soient pas telles que certains puissent acheter ou dominer les autres Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, chapitre 11, dans Rousseau, Œuvres complètes III, op. cit., p. 391. Autrement dit, que les inégalités soient en deçà du niveau qui permet la domination de l’homme par l’homme. Comme la propriété n’est pas seulement un rapport du propriétaire à ce qui lui appartient, mais aussi un rapport social de pouvoir, la solution proposée par Rousseau dans Du contrat social, est de fonder la propriété sur un contrat social qui en assure la légitimité Ibid., livre I, chapitre 9, p. 365 et suivantes.. De ce point de vue, il sera suivi par Robespierre dans la réécriture qu’il propose des articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen portant sur la propriété et qui n’est, pour lui, que la portion des biens garantie par la loi Proposition de déclaration déjà citée.. Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier développe un nombre conséquent de critiques adressées au droit de propriété que nous n’avons malheureusement pas la possibilité de développer ici. Marx critique la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parce que l’idéologie propriétaire la structure en profondeur à travers une forme d’individualisme exclusif dans Critique de la question juive de Bauer (1844). Par la suite, il critique l’exploitation rendue possible par l’appropriation privative des moyens de production dans Le Capital (1867). Enfin, il suggérera d’abolir la propriété privée des moyens de production dans Le manifeste du Parti communiste (1848). Le mouvement ouvrier du XIXe siècle se présente ainsi comme un riche moment de critique de la propriété privée des moyens de production, mais y compris comme un moment de critique de la propriété privée en général comme en témoignent, notamment, les écrits de Proudhon, Fourrier, Cabet ou Saint-Simon Pour un exposé plus détaillé de la critique de la propriété privée par le mouvement ouvrier voir Pierre Crétois, « Propriété », dans Histoire globale des socialismes, Ducange, Keucheyan, Roza (dir.), Paris, PUF, 2021, p. 487 et suivantes.. Un des enjeux essentiels de ces critiques est bien de désabsolutiser le droit de propriété pour empêcher qu’il n’autorise les grands propriétaires à opprimer les autres et pour favoriser l’auto-organisation des travailleurs plutôt que d’organiser leur exploitation. Ces critiques visent également à exiger la subordination du droit de propriété soit à l’intérêt général soit aux besoins humains. C’est ainsi ce qui explique au XVIIIe siècle déjà sous la plume de Robespierre ses propositions de reformulation de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cette thèse d’une subordination du droit de propriété à la satisfaction des besoins humains ne se limite pas au mouvement ouvrier ou au républicanisme, on le trouve également dans certaines positions prises par l’Eglise. Ainsi, un droit de propriété ne peut être considéré comme juste que s’il est compatible avec la destination universelle des biens. C’est une idée que l’on trouve déjà développée par les théologiens médiévaux qui réfléchissent au « vol par nécessité » Voir, par exemple, Thomas d’Aquin, Somme Théologique (1266-1273), Seconda Secundae, quaestio 66, art. 2. Cette intuition a poussé récemment le pape François à considérer la propriété comme un droit fondamental secondaire renforçant ainsi les positions prises avant lui par Jean-Paul II Voir l’encyclique du pape François, « Fratelli Tutti » au paragraphe 120 : « Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société. ». Au-delà de ces critiques bien connues, je m’arrêterai sur des critiques plus spécifiquement juridiques du droit de propriété conçu comme droit naturel. Un des auteurs à avoir contesté, sur le plan juridique, le bienfondé des droits subjectifs est Léon Duguit, célèbre professeur de droit public bordelais. Pour ce dernier, il ne saurait exister de droits subjectifs absolus de la personne sur ses biens. Tout droit est en revanche subordonné à des obligations qui sont relatives à sa « fonction sociale », telle qu’établie par la règle de droit Voir, par exemple, Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, Éditions Félix Alcan, 1920, « sixième conférence, La propriété fonction sociale », p. 157 . Pour le dire autrement, il ne saurait exister de droits naturels de l’individu en matière de propriété puisque la forme et la validité des droits émane directement des mécanismes sociaux et impersonnels de production de la norme : « Quant à la propriété, elle n’est plus dans le droit moderne le droit intangible, absolu que l’homme détenteur de la richesse a sur elle. Elle est et elle doit être; elle est la condition indispensable de la prospérité et de la grandeur des sociétés et les doctrines collectivistes sont un retour à la barbarie. Mais la propriété n’est pas un droit; elle est une fonction sociale. La propriété, c’est-à-dire le détenteur d’une richesse a, du fait qu’il détient cette richesse, une fonction sociale à remplir ; tant qu’il remplit cette mission, ses actes de propriétaire sont protégés. S’il ne la remplit pas ou la remplit mal, si par exemple il ne cultive pas sa terre, laisse sa maison tomber en ruine, l’intervention des gouvernants est légitime pour le contraindre à remplir sa fonction sociale de propriétaire, qui consiste à assurer l’emploi des richesses qu’il détient conformément à leur destination Léon Duguit, op. cit., p. 21. » Cette perspective permet de s’affranchir des limites imposées par l’idéologie propriétaire et d’imposer des obligations à celui qui n’occuperait pas un bien d’habitation dans une zone urbaine dense, par exemple dans la mesure où ce bien ne serait pas utilisé conformément à sa destination, en l’occurrence le logement ou bien de comprendre les logiques de prescriptions trentenaires ou décennales. Cette position, qui peut venir en soutien d’un droit au logement opposable, est suffisamment fructueuse pour avoir été convoquée récemment en Italie, à Naples, pour justifier l’expropriation (contre compensation) de locaux d’habitations laissés vacants ou de logements commerciaux non utilisés Voir Lucarelli A., La democrazia dei beni comuni, Roma, Laterza, 2012 ; Lucarelli A., entretien par J. Morand-Deville, « Biens communs et fonction sociale de la propriété » (Alberto Lucarelli & Jacqueline Morand-Deville, « Biens communs et fonction sociale de la propriété, Le rôle des collectivités locales », Revue du MAUSS permanente, 23 avril 2014 [en ligne].. C’est donc au nom de l’affectation d’une chose que l’absoluité du droit de propriété peut être attaquée, dès lors qu’il n’est pas fait, par son propriétaire, un usage de la chose conforme à la destination à laquelle elle est affectée. Le positivisme juridique fournit également une critique intéressante du droit de propriété conçu comme un pur rapport du propriétaire à son bien. Reprenant une intuition kantienne, mais aussi l’intuition de certains juristes français comme Planiol Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, §7, A. Renaut (trad.), Paris, GF, 1994 ; Planiol, Traité élémentaire de droit civil, Paris, LGDJ, 1946, Hans Kelsen réfute la catégorie de droit réel, c’est-à-dire d’un droit qui relierait une personne à une chose. Pour lui, en effet, toute relation juridique est une relation entre sujets de droits, il n’existe pas de relation juridique entre une personne et une chose : « La distinction entre droit personnel et droit réel est fallacieuse. Le droit sur une chose est aussi un droit envers des personnes […] Le jus in rem est au moins aussi un jus in personam. C’est la relation entre personnes humaines qui y est d’une importance primordiale […]. Cette distinction qui joue un rôle important dans la systématique du droit civil a un caractère très nettement idéologique […]. Le droit en tant qu’ordre social règle la conduite d’êtres humains dans leurs relations […]. La propriété ne peut donc consister qu’en un rapport d’individu à individus Hans Kelsen, Théorie pure du Droit, seconde édition, Paris, Dalloz, 1962, p. 176-177. » Kelsen remet en cause la summa divisio entre droit réel et droit personnel. En réalité tout droit règle les rapports entre personnes, il n’y a aucun droit qui relie une chose inerte à une personne car la première n’est pas en mesure d’avoir d’obligations juridiques et, inversement, la dernière n’a d’obligations juridiques qu’envers ses semblables. Ainsi, le droit de propriété correctement analysé est une relation juridique entre personnes quant aux choses. Il implique, par exemple, l’obligation faite à tous les autres de s’abstenir d’y attenter. Et c’est la nature des obligations juridiques mutuelles portant sur les choses qui doit intéresser le juriste plutôt qu’un mythique droit réel affranchi de toute notion d’obligation. Enfin, le réalisme juridique américain offre également un axe critique intéressant parce qu’il permet une approche moins idéologique des droits de propriété et, en un sens même, il permet de concevoir la propriété comme une modalité du commun en l’analysant comme un faisceau de droits permettant de régler les rapports sociaux qui existent du fait des choses. Pour l’économiste John Commons, il est faux de considérer que le seul intérêt du propriétaire doive être pris en considération pour ce qui concerne l’usage des biens. Il convient que d’autres intérêts que celui du propriétaire entrent en ligne de compte. On peut faire appel à ces intérêt pour revendiquer certains droits sur la chose, que ce soit l’intérêt public ou celui du voisinage. Si l’on pense correctement les choses, on doit donc admettre que le propriétaire ne saurait absolument pas jouir de tous les droits sur ses biens mais seulement de ce que John Commons appelle les droits résiduels, c'est-à-dire les droits qui restent une fois les autres droits des intérêts en présence satisfaits : « Par conséquent, la propriété n’est pas un droit absolu simple, mais un faisceau de droits (bundle of rights). Les différents droits qui le composent peuvent être distribués entre les individus et la société – certains sont publics et d’autres privés, certains sont définis, et il y en a un qui est indéfini. Les termes qui indiqueront le mieux cette distinction sont les droits de propriété partiels et les droits de propriété entiers. Les droits partiels sont définis. Les pleins droits sont un résidu indéfini. Le plein droit de propriété sur un bien peut être représenté par une ligne de longueur indéfinie, dont serait retranchés des segments définis représentant les droits partiels John Commons, The distribution of Wealth, New York, Macmillan, 1893, p. 92 (notre traduction) . » Il s’agit alors non pas tant de limiter l’usage du droit de propriété que de le définir d’emblée comme n’étant pas un droit sur tous les droits portant sur les choses mais seulement comme un droit résiduel qui contient tous les droits sur une chose à l’exclusion de ceux que les autres peuvent également revendiquer. Cette idée d’un droit de propriété pensé comme faisceau de droits a pu être développée par les juristes américains Hohfeld et Honoré Hohfeld, notamment, a proposé une théorie approchante qui montre comment les droits sont des rapports sociaux, les droits réels règlent donc les rapports sociaux quant aux choses (« Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning”, 1913). Honore approfondira cette idée (Honoré, « Ownership », in A. G. Guest (ed.), Oxford Essays in Jurisprudence, Oxford University Press, Oxford, 1961). Honoré a insisté sur le fait que la propriété est un droit composite constitué d’une série de droits partiels qu’il n’est pas nécessaire de posséder tous pour que la jouissance de tel ou tel aspect d’une chose nous soit garanti. Il montre que le droit de propriété ne désigne pas un pouvoir indifférencié et souverain du propriétaire sur sa chose qu’une somme de droits distincts et relatifs qui, dans une certaine mesure, pourraient exister les uns sans les autres. Le phénomène juridique de l’appropriation se réduit alors à la propriété de droits sur les choses plutôt que la propriété des choses elles-mêmes. Cette approche est fructueuse. De façon particulièrement remarquable, c’est en se saisissant de cette théorie de la propriété qu’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2008, a pu développer sa théorie des biens communs pour contester la thèse d’une tragédie des communs développée par Garrett Hardin Ostrom, Schlager, « Property-Rights Regimes and Natural Resources: A Conceptual Analysis”, 1992. On se référera également au travaux de Fabienne Orsi. Par exemple Fabienne Orsi, “Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ?”, Revue internationale de droit économique 2014/3, p. 371-395.. Notre parcours s’est présenté comme un tour d’horizon rapide de la constitution historique de l’idéologie propriétaire et des différentes façons d’en proposer la critique. Ce cheminement ouvre des questions plutôt qu’il ne clôt le débat. J’aimerais donc, pour terminer, revenir sur quelques interrogations conclusives. Nous pouvons d’abord nous demander si les transformations de nos sociétés ne conduisent pas à l’obsolescence de l’idéologie propriétaire. L’acceptation d’une dissociation entre travail et revenu, que sous-tend le principe d’un revenu universel de plus en plus accepté Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, Paris, La découverte, 2019., montre qu’un coin a été enfoncé dans les croyances propriétaristes qui font dépendre l’appropriation du travail. En outre, dans une société de services comme la nôtre, ce n’est plus le bien qui se vend mais sa fonctionnalité Voir Dominique Bourg, Nicolas Buclet, L’économie de fonctionnalité, changer la consommation dans le sens du développement durable, Futuribles, p. 27-37 ; Jeremy Rifkin, L’Age de l’accès, trad. M. Saint-Upéry, Paris, La découverte, 2005 . De la même manière, dans une économie du partage, la valeur d’appropriation privative peut devenir secondaire par rapport aux valeurs de sociabilité (cas des bureaux partagés en open space, des jardins partagés…). Dans une perspective décroissanciste, enfin, on insiste également sur le caractère superflu de l’aspiration à l’appropriation privative et du productivisme qui l’accompagne. De ce point de vue et en écho aux développements d’Amartya Sen sur les capabilités : faut-il privilégier la propriété des ressources ou bien l’accès le plus large possible aux ressources permettant de s’accomplir ? L’accès aux biens d’accomplissement n’est pas mieux garanti quand ils sont des propriétés privées, ils peuvent être des propriétés publiques ou - ce que notre droit peine à admettre - des biens collectifs privés. Le règne de la propriété privée conçue comme un instrument essentiel pour garantir l’accès aux subsistances peut être de plus en plus discutable Voir à ce sujet Pierre Crétois, « La propriété repensée par l’accès », Revue internationale de droit économique 2014/3, p. 319-334.. En outre, la crise écologique nous apprend de plus en plus que nous ne pouvons mettre des clôtures hermétiques entre ce qui est à nous et ce qui est commun : l’usage que nous faisons de ce qui nous appartient déborde sur l’environnement où il s’inscrit. Aussi est-il de plus en plus difficile de négliger la part commune de tout bien privé au nom d’un droit de propriété absolu. Au contraire, il s’agit de plus en plus d’arbitrer entre les différents droits qui prétendent légitimement s’imposer sur les choses sans donner un privilège particulier à celui du propriétaire. En outre, on observe aussi que le consumérisme, en écho au productivisme, participe largement à la destruction des écosystèmes. C’est pourquoi l’idée d’une économie du partage plutôt qu’une économie de l’appropriation privative tend de plus en plus à s’imposer dans certains secteurs. Pourra-t-on encore soutenir une conception étroite et datée du droit de propriété ? Ces deux lignes de questionnements, l’une portant sur les mutations des modes de vie et l’autre portant sur la crise écologique, n’impliquent pas nécessairement l’abolition de la propriété privée mais ils nous demandent certainement de reconsidérer les formes de la protection des biens en s’affranchissant d’un droit fondamental à la propriété. Ce droit est, en réalité, peut-être simplement secondaire et subordonné à d’autres considérations plus fondamentales ou à d’autres droits plus fondamentaux que le droit de s’approprier quelque chose à l’exclusion des autres. On peut penser, par exemple, à différents droits créances comme le droit à vivre dans un environnement non-pollué, le droit d’accès à l’éducation, à la santé, à la retraite, à une nutrition équilibrée, à une information pluraliste, toute une série de droits qui supposent, pour être garantis, la relativisation du droit de propriété plutôt que sa sacralisation.