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Recherches amérindiennes au Québec
Les chansons et musiques populaires innues
Contexte, signification et pouvoir dans les expériences sociales
de jeunes Innus
Popular Innu Songs and Music
Context, Meaning and Power in Young Innu Social Experiences
Véronique Audet
Jeunes autochtones : espaces et expressions d’affirmation
Résumé de l'article
Volume 35, numéro 3, 2005
Cet article propose une compréhension des expressions musicales populaires
innues en tant que voix – et voies – d’affirmation identitaire et de revitalisation
sociale et culturelle. Ces chansons et musiques en langue innue, inspirées des
courants country, rock, folk, pop, etc., ainsi que des traditions innues,
panamérindiennes, chrétiennes et québécoises, se pratiquent, se créent et se
renouvellent depuis la deuxième moitié du XXe siècle, accompagnant les divers
événements, mouvements et transformations souvent radicales qui ont
marqué la vie sociale et culturelle des Innus au cours de ces années. Les jeunes
contemporains, comme ceux des quelques décennies précédentes, sont les
principaux porteurs de ce mouvement d’expression, qu’ils investissent pour
participer à la vie de leurs communautés, affirmer leurs identités, leurs
expériences et leurs préoccupations, contribuant ainsi à la revitalisation du
monde et du « mode d’être » innu. La présentation de quelques chanteurs,
groupes et chansons, représentatifs de l’expression musicale des jeunes Innus
contemporains et ayant un impact significatif au sein de leur société, offre une
compréhension sensible du contexte, de la signification et du pouvoir de ces
expressions.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1081918ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1081918ar
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Éditeur(s)
Recherches amérindiennes au Québec
ISSN
0318-4137 (imprimé)
1923-5151 (numérique)
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Citer cet article
Audet, V. (2005). Les chansons et musiques populaires innues : contexte,
signification et pouvoir dans les expériences sociales de jeunes Innus.
Recherches amérindiennes au Québec, 35(3), 31–38.
https://doi.org/10.7202/1081918ar
Tous droits réservés © Recherches amérindiennes au Québec, 2005
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Les chansons et musiques populaires innues
Contexte, signification et pouvoir dans les expériences
sociales de jeunes Innus1
Véronique
Audet
Vol. XXXV, N˚ 3, 2005
CIÉRA, Université
Laval
Pour les jeunes autochtones, l’art — la
sculpture, la peinture ou l’art sous toute
autre forme – est une façon d’exister.
(Florent Vollant, 2002)
A
U-DELÀ DU SUCCÈS MÉDIATIQUE du groupe
folk-country-rock innu Kashtin,
sujet, on s’en souviendra, d’un grand
engouement à l’été 1989 et au début des
années 1990, on peut s’interroger sur la
place et la signification de la musique
chez les Innus, en particulier chez les
jeunes2. L’écoute, la pratique et la création de chanson et musique populaires3
en langue innue ne sont-elles pas des
phénomènes importants dans la plupart
des communautés du Moyen Nord ?
Inspirés des traditions précolombiennes
(innues) et chrétiennes, ces chants et
musiques empruntent aussi au répertoire
des violoneux, ainsi qu’aux courants
country, folk, rock, etc. Dans les années
1960-1970, au moment où s’organisait
le mouvement de la contre-culture, de
nombreux chanteurs folk autochtones
(tels Buffy Sainte-Marie, Willy Mitchell,
Willy Dunn, Charlie Adams, Tom Jackson,
Morley Loon et Philippe McKenzie) se
saisirent de la musique comme d’une
autre manière d’affirmer leur existence.
Le groupe Kashtin (‘tornade’), originaire
de Mani-Utenam et composé de Florent
Vollant et Claude McKenzie, n’a fait,
en définitive, que confirmer cette tradition, tout en contribuant grandement
à la consolidation, à la vivacité et à la
reconnaissance de l’expression musicale
autochtone, notamment à l’échelle
nord-américaine.
Cet article se propose de dégager
une meilleure compréhension de ces
expressions musicales en tant qu’importantes voix et voies d’affirmation identitaire et de revitalisation sociale et
culturelle. Nous verrons que les jeunes
Innus sont les principaux porteurs de ce
mouvement d’expression. Nous tâcherons
ainsi de contextualiser l’émergence d’un
mouvement artistique porté par la jeunesse innue depuis la deuxième moitié
du XXe siècle, ce qui nous permettra de
dégager leur portée et leur signification.
QUELQUES
DONNÉES SUR LES
MUSIQUES POPULAIRES INNUES
La chanson, le plus souvent accompagnée à la guitare, est le moyen privilégié de l’expression musicale populaire
innue. Les groupes se forment autour
des chansonniers, avec les instruments
de base de la formation rock (quoique
d’autres instruments s’y ajoutent aussi à
l’occasion). Les Innus ne désignent-ils pas
leurs musiques populaires par le terme
général innunikamun, ce qui veut dire
« chant innu »? Quant au terme tauapekaikan, qui peut se traduire par « musique
instrumentale », il renvoie aux musiques
et aux instruments d’origine allochtone
(le terme tauapekaikan est couramment
utilisé pour désigner la guitare). L’usage
du teueikan, le tambour, fait l’objet de
débat : traditionnellement investi de
pouvoirs spirituels, son usage « hors
contexte », « folklorique », constitue
pour plusieurs un manque de respect de
la culture ancestrale. Lorsqu’il est utilisé,
son battement et sa résonance interpellent fortement le sentiment identitaire
innu et incitent à danser le makusham, la
danse traditionnelle.
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Shauit
Shauit Aster est un chanteur de la nouvelle génération, dans la
vingtaine, qui démontre particulièrement bien la capacité des Innus à
s’approprier de nouveaux styles musicaux et d’y faire résonner leur
langue de façon surprenante, comme l’ont fait ses prédécesseurs. Le
cheminement de ce métis innu-québécois est particulièrement intéressant, car c’est en interprétant des chansons innues à la guitare
qu’il a appris la langue de ses proches, dans laquelle il compose
aujourd’hui. Depuis quelques années, mais surtout avec la production de son album Shapatesh Nuna en 2004, Shauit intègre le reggae,
le hip hop et le rap au répertoire de la musique populaire innue. On
entend la langue innue se plier au rythme et à la musicalité de ce
phénomène musical, très en vogue chez les adolescents innus,
comme un peu partout dans le monde. En s’exprimant dans ce style,
Shauit inscrit la jeunesse innue dans cette vague mondiale. Son
originalité et son talent ont été remarqués au-delà des frontières
ethnolinguistiques. Notamment, à l’automne 2004, il a été invité au
spectacle télévisé « Belle et Bum ».
Je prépare mon thé à l’avance / Je vais puiser mon eau et déjeuner
Avant d’aller tuer le caribou / Je cherche à vivre, comme
ces chasseurs
J’aime voir cela / Ne jamais abandonner, à chaque jour je vois
Ces caribous se lever, là dans le bois, là promenons-nous
J’aime aller dans le bois / À chaque fois que j’ai le temps / Je me
prépare
Et j’attends de nouveau pour embarquer dans le train
À chaque fois que j’embarque, j’ai hâte de débarquer
Et là je me vois là-bas, je vais aimer chasser le caribou / Je vais le
faire comme je le pense
C’est comme ça que j’aime / C’est ce que je veux faire aujourd’hui
Je me force à aller dans le bois / Afin d’apprendre à mieux chasser
C’est tellement beau ici dans la forêt / Je m’attends à ce que…
Pourquoi encore, je suis tanné de tout le temps rester assis
chez nous
Pourquoi je chante / Pourquoi je chante
Il n’y aura personne / Il n’y aura personne
Sa chanson Nui kushpen raconte en détail son désir de monter dans
le bois et ses motivations telles que vivre la vie de chasseur et fuir
l’ennui, les problèmes et la consommation dans la communauté. Elle
s’inscrit dans un répertoire de chansons qui renouvellent les thématiques du territoire et de la vie traditionnelle innue. Elles expriment les
expériences contemporaines de ceux qui vont dans le bois selon des
motifs et des moyens nouveaux, tout en poursuivant un mode d’être
au monde proprement innu. Elles racontent alors le train, l’hydravion,
la motoneige et les communications par CB (radios émetteurs à
ondes courtes) plutôt que les rivières, portages, canots et teueikan,
par exemple. La chanson Nui Kushpen parle de l’attrait de la montée
à l’intérieur des terres, en s’adressant à ceux dont la vie est
aujourd’hui basée dans les communautés. Elle valorise cette expérience, l’exalte et incite à agir afin de la mettre en œuvre, plutôt que
de se laisser sombrer dans des problèmes identifiés comme étant
liés au cloisonnement dans les « réserves ». Comme elle l’exprime,
les jeunes, comme les moins jeunes, sont intéressés à monter dans le
bois, que ce soit pour des jours, des semaines ou des mois.
Refrain (bis) :
Déjà là, je trouve quelque chose ici qui me passionne
Je veux faire quelque chose afin d’aller souvent dans le bois
Ça fait longtemps que je cherche cette vie que je nomme / Yo yo*
NUI KUSHPEN – JE
Tu ne te soucies de rien quand tu es là-bas / Tu sais ah ?
Tu ne te fatigues pas pour tes comptes / Tu sais ah ?
Juste à aller chercher ton bois et ton eau / Tu sais ah ?
Juste à aller chercher quelque chose essentiel à la vie / Tu sais ah ?
De temps à autre je suis tanné de la vie
Je m’ennuie, je veux mourir, je me parle
Shauit ! je me dis / Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qui te tracasse ?
/ Tu es juste là assis
Juste là à boire / Pour rien tu te fais mal, pour rien tu te malmènes
Peu de temps tu monterais dans le bois / Ça fait longtemps que
tu ne l’as pas vu
Qu’est-ce que tu attends, au lieu tu pourrais aller voir, avant que
tu déprimes plus
Et tu te reposerais / Et tu prendrais soin de toi, avant que tu sois
plus malheureux
Je te le dis vraiment / Ce n’est pas des mensonges / Ne va pas
croire que tu n’aimerais pas ça
Tu me conteras ça / Tu me conteras ça
VEUX MONTER DANS LE BOIS
Shauit, album Shapatesh Nuna (2004)
Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux
Ah-an-an-an-an-an / Je me réveille avant le soleil
Je m’habille chaudement pour ne pas avoir froid / Je démarre
mon ski-doo pour le réchauffer
Les musiques innues sont omniprésentes dans la vie des
communautés. Les chansons des groupes et chanteurs les plus
appréciés font ainsi l’objet de demandes spéciales sur les ondes
des radios du réseau de la SOCAM (Société de communication
atikamekw-montagnais). Les chanteurs, musiciens et groupes
n’ayant pas encore enregistré un premier album se produisent
en spectacles dans la sphère familiale ou communautaire,
notamment dans les bars locaux. L’ICEM (Institut culturel et
éducatif montagnais) met à leur disposition certains moyens
(limités) de financement afin de faciliter l’acquisition d’instruments de musique et d’encourager la création d’albums.
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*
Yo peut se comprendre comme iu : « il dit ».
D’autres organismes et entreprises apportent aussi leur appui
au développement de ce monde musical, notamment les radios
de la SOCAM, les conseils de bande, les commanditaires
locaux, le studio Makusham de Mani-Utenam et certaines
écoles des communautés en offrant des cours et en mettant des
instruments et des studios à la disposition des jeunes. Plusieurs
jeunes font connaître leurs enregistrements « maison » sur
Internet, notamment par le biais de Kazaa (logiciel de partage
de musique sur Internet), où l’on peut trouver un vaste répertoire innu. Notons également le festival Innu Nikamu (‘l’Innu
chante’) de Mani-Utenam, fondé en 1985 et qui est un creuset
Rod Pilot
Aujourd’hui dans fin de la trentaine, Rod Pilot est chanteur depuis
son jeune âge. Il est d’une famille où la musique est très présente, où
tout le monde chante, compose ou joue de la guitare ou d’autres
instruments. Plus que d’autres chanteurs de sa génération, il s’engage
politiquement et met en valeur la culture traditionnelle et l’appartenance au territoire innu. Lors du festival Innu Nikamu 2004, il a
démontré, comme à son habitude, sa vocation de chanteur engagé
(c’est ainsi que l’a défini l’animatrice). Il portait en cape symbolique
l’ancien drapeau « national » innu, créé par la Naskapi-Montagnais
Innu Association*. C’est sa sensibilité envers les questions identitaires, culturelles, politiques, juridiques et territoriales innues qui
l’amène à composer sur ces thèmes. C’est aussi en écoutant et en
discutant avec des aîné(e)s qu’il acquiert son inspiration, transmettant
leurs messages à travers la chanson.
années 1960. L’album Nitassinan Innu (Notre territoire innu),
distribué gratuitement, a été lancé lors du Festival Innu Nikamu 2000.
EKA
C’est le mégaprojet d’aménagement hydroélectrique de Churchill
Falls, au tournant du millénaire, qui a inspiré cette chanson que Rod
a composée avec la collaboration de son frère Robert Pilot. Avec l’appui
des cinq communautés innues qui se sont alliées pour négocier leurs
droits et intérêts devant le mégaprojet de dérivation de rivières, Rod
Pilot a été à l’origine d’un album politisé présentant la chanson Eka
Ashuapatetau et des textes de sensibilisation en langue innue
d’auteurs comme la poétesse Rita Mestokosho. Sur la pochette, on
peut voir une représentation cartographique du territoire avec une
raquette signifiant : « C’est nous autres qui avons marché là » (Rod
Pilot, entrevue, 2004). Derrière, on peut voir une vieille photographie
de Churchill Falls, avant que la chute retentissante ne soit réduite à
un filet d’eau par les travaux d’aménagement hydroélectrique des
de la musique populaire innue. Il fournit une scène pour les
artistes autochtones de tout horizon et constitue un banc
d’essai pour la relève locale. Il permet le rassemblement des
Innus et des représentants d’autres nations autochtones et favorise ainsi l’expression d’un sentiment commun de fierté.
Les jeunes chanteurs et musiciens d’aujourd’hui ont pour la
plupart grandi dans la musique, dans un milieu où les
membres de la famille et de l’entourage jouent de divers instruments, chantent et improvisent, animant ainsi la vie quotidienne et les réunions festives. Les musiques populaires innues
sont un phénomène familial et communautaire qui, au
– FAUT
PAS ATTENDRE
Déjà aujourd’hui, on est nombreux / Ce sera idéal pour se
mettre ensemble
Déjà il parle (le gouvernement) de toutes nos terres / Faisons
attention à ce qui nous appartient
Notre mère la terre (bis)
Tous les animaux et les poissons / Là où ils étaient, où irons-nous
Par où pourrons-nous suivre les pistes de caribou s’ils sont
détruits / Les chemins de portage qu’ils utilisaient
Nos parents (bis)
Sa chanson Eka ashuapatetau (Faut pas attendre) est une composition qui met de l’avant les thèmes revendicateurs et politisés propres
à Philippe Mckenzie et à cette génération. Eka ashuapatetau vise la
sensibilisation des Innus d’abord, mais aussi des Québécois et allochtones en général, à la responsabilité et aux droits des Innus envers le
territoire. Elle appelle à la protection du territoire et à la solidarité.
C’est faire un éveil au peuple pour qu’il comprenne que c’est
important le territoire, qu’il faut le sauvegarder, le protéger, et
pour qu’on ne se laisse pas prendre nos droits. Je crie au peuple
que ça serait le temps qu’on prenne nos droits, qu’on fasse attention aux animaux, aux arbres, aux rivières, que ça serait le temps
qu’on se rassemble, qu’il ne faut pas attendre, qu’on mette nos
forces ensemble. C’est un peu comme ce que fait Richard
Desjardins. (Rod Pilot, entrevue, 2004)
ASHUAPATETAU
Rod Pilot (paroles de Robert Pilot), album Nitassinan Innu (2000)
Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux
N’attendons pas que tout soit désert / N’attendons pas que les
lacs s’assèchent
N’attendons pas que les rivières s’assèchent / Si on est plus fort
longtemps on va vivre innu
Déjà le gouvernement devrait nous reconnaître
N’allons pas n’importe où / N’attendons pas d’avoir de la misère
C’est là qu’on va voir qu’on est fort / C’est là qu’on va voir
quelle est notre force
Innu (bis)
Il a aussi composé une chanson sur la jeunesse innue, Uassat (Les
jeunes, Les enfants), endisquée sur son album Nukum. Il parle des
enfants qui sont mal dans leur peau, souvent issus de familles
dysfonctionnelles et laissés à eux-mêmes, et qui traîneront leur
malaise et leurs problèmes affectifs et comportementaux jusqu’à
l’âge adulte. Il dit qu’il a pitié d’eux et qu’il faudrait que leur entourage leur parle afin qu’ils soient forts et qu’ils aillent loin.
*
La Naskapi-Montagnais Innu Association, fondée au milieu des années 1970
et récemment renommée Innu Nation, avait originellement comme idéologie politique celle de rassembler tous les Innus en une seule nation
souveraine, reconnue par le Canada et la communauté internationale. Des
démarches furent menées par les politiciens innus du Labrador auprès de
la Commission des droits de l’Homme à Genève dans les années 1980
(Mailhot 1999 : 59-60). La Innu Nation représente aujourd’hui les Innus
du Labrador.
contraire des musiques traditionnelles au teueikan dont la pratique est le privilège de certains aînés, est porté et renouvelé par
les jeunes. On peut faire remonter la première génération de
chanteurs et musiciens populaires innus aux années 1950
(dont Émile Grégoire, surnommé par la suite Elvis dans son
milieu), avec l’appropriation de la musique country et de la
guitare. Le succès d’Elvis Presley et la révolution musicale des
Beatles et des Rolling Stones ne feront que renforcer l’écoute et
la pratique des musiques populaires alors même que les communautés, nouvellement sédentarisées, expérimentent des transformations radicales qui bouleversent la culture et la vie sociale
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Maten
Le groupe Maten, actif depuis la fin des années 1990, est formé de
chanteurs et musiciens de la jeune vingtaine à la jeune trentaine. Il a
réalisé deux albums et de nombreux spectacles. C’est un groupe très
apprécié du jeune public ainsi que de l’ensemble des générations
innues, pour les thématiques abordées et l’innovation musicale. Ils
sont représentatifs de la jeunesse musicale innue : on se réfère souvent à eux quand l’on parle de la musique des jeunes. Ils bénéficient
de l’appui de Florent Vollant et ils ont fait quelques spectacles à l’extérieur du monde innu (comme lors de la commémoration de la
Grande Paix de Montréal). Ils ont en outre participé à quelques émissions télévisées et sont impliqués dans leur milieu, notamment à
travers la radio communautaire CKAU Kushapetshekan et le studio
Makusham à Mani-Utenam. Leurs chansons, comme celles des autres
jeunes, parlent des réalités de la vie actuelle, des problèmes d’amour,
de rivalité, de consommation, de solitude et de la joie d’être entre
ami(e)s. Certains ont souligné dans leurs textes l’importance de la
référence à la prière et à Tshemanitu (Dieu, Créateur), à qui ils
s’adressent pour demander de l’aide et acquérir de la force pour vivre
et accomplir leurs rêves dans un monde qui n’est pas toujours facile.
La chanson Akua tutu (Fais-y attention) est la plus populaire de leur
premier album réalisé en 1999. Elle exprime un phénomène important et préoccupant qui touche tout le monde: elle incite à faire
attention à la drogue et au vendeur de drogue qui détruit les enfants,
les familles et communautés. Elle a été beaucoup entendue à la radio
et Kim Fontaine, bassiste et technicien de son du groupe Maten, soutient que cette chanson a pu changer la vision qu’ont certains Innus
sur la drogue qu’ils consomment ou qu’ils voient consommer autour
d’eux ; elle a diffusé, observe-t-il, un angle d’observation critique sur
cette expérience (Kim Fontaine, entrevue, 2003).
Samuel Pinette, auteur-compositeur-interprète de cette chanson,
chanteur et guitariste dans le groupe Maten, exprime les expériences
et les motivations qui l’ont inspiré :
(« on s’ennuyait au village », affirme Philippe McKenzie, entrevue,
2003). Mais si les pièces country, les rigodons et les musiques
rock de la jeunesse occidentale d’après-guerre ont fait partie
des premiers répertoires innus de chansons et de musiques à la
guitare, les jeunes Innus, au cours des années 1970, ont peu à
peu élaboré leurs propres créations musicales. Ces musiques
sont alors devenues des instruments de construction et d’affirmation identitaires ainsi que de communication interculturelle.
Philippe Mckenzie, de Mani-Utenam, fut le pionnier de ce
mouvement en composant des chansons fortement identitaires
et revendicatrices en langue innue (voir Audet 2005 : 85-93 et
Keillor 1988). S’étant fait connaître grâce à ses enregistrements
(réalisés par le Service québécois du Nord de Radio-Canada au
cours de la seconde moitié des années 1970 et reproduits
par Boot Records en 1982), il a su révéler à un large public,
autochtone et allophone, le potentiel artistique des Innus, leur
voix/voie et leurs aspirations. Il raconte qu’il avait été en cela
inspiré par son ami, le chanteur folk cri Morley Loon, originaire
de Mistissini, au nord de Chibougamau (Philippe Mckenzie,
entrevue, 2003). Présent dans le milieu innu de la région de
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Akua tutu, ça c’est une autre chanson qui a fait réfléchir le monde,
je pense. […] Dans mes chansons, j’essaye beaucoup de parler des
problèmes qu’ont les enfants, les jeunes ici dans les réserves. Parce
que ça consomme beaucoup ici, pis tu vois, juste au centre-ville*, tu
vois le monde, ils sont tous en train de prendre une bière là, de
fumer un joint juste à côté des enfants. […] Pis les jeunes, il ont un
gros problème de consommation, je pourrais dire, ici dans les
réserves. […] Je pense que c’est parce qu’ils ont toujours vécu dans
ça. On voit notre grand-père, il marche, pis il est tout croche.
Comment tu veux dire à ton enfant d’arrêter de consommer quand
tu vois un grand-père, il est déjà ben croche là-bas. Il le voit, tu ne
peux pas cacher ça à tes enfants. […] Avant, ils construisaient des
affaires, des centres d’achat, où les jeunes ne pouvaient rien faire, il
fallait que ça soit économique. […] Ils commencent à comprendre
que les jeunes ici, dans les réserves, ils n’ont pas grand chose à faire.
Ils ont juste ça, consommer, pour être dans un autre monde, pour
rêver, disons. » (Samuel Pinette, entrevue, 2003)
AKUA
TUTU
– FAIS-Y
ATTENTION
Maten (composition originale de Samuel Pinette),
album Akua tutu (1999)
Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux
[1] Fais-y attention / Fais-y attention il est déjà proche / Et il va
faire du mal à vos enfants
Le diable / Je l’appelle « le diable » / Vous, vous la nommez la
drogue**
Fais-y attention / Fais-y attention il est déjà proche / Ne lui
ouvrez pas s’il cogne à votre porte
[2] Je sais de quoi il est capable / Car moi je l’ai déjà vu
De quoi il est capable, je vais vous le dire / Car moi je l’ai
déjà rencontré
[1] + [2]
[3] De quoi il est capable, je vais vous le dire, ai ai / Déjà il
revient encore pour les faire souffrir
Venez les parents pour penser à nous
Sept-Îles au cours des années 1970, Morley Loon eut une
grande influence sur l’expression musicale innue, en particulier
à Mani-Utenam. Il fut l’un des premiers à faire enregistrer
ses compositions par le Service du Nord de Radio-Canada. Ses
musiques, fortement caractérisées par un rythme battant et des
éléments de chant cri, ainsi que ses paroles chantées dans sa
langue et exprimant la fragilisation du mode de vie traditionnel
(Loon 1981), devinrent très populaires dans le monde autochtone.
Les musiques rock et folk semblaient annoncer une véritable révolution culturelle, sociale et politique (SRC 2004). La
jeunesse autochtone des années 1960, 1970 et 1980 n’a pas
échappé à cet emballement et s’est identifiée à la jeunesse mondiale en rupture avec un mode de vie dominant et qui prenait
conscience de la richesse des différences culturelles. Selon
Preston (1985), chez les Cris, c'est avec le rock, à partir des
années 1970, que des changements majeurs sont survenus à la
fois sur les plans musical, social et culturel :
[S]i le fossé entre les générations est plus nettement prononcé dans
ce genre de musique et dans les attitudes qu’elle véhicule, et si la
Maten (suite)
La chanson Tshe shatshieku (Vous l’aimerez), figurant sur l’album Tshi
metuatshen (2003), chantée en duo par Mathieu McKenzie et
Alexandra Cormier-Vollant***, est caractéristique d’un parcours de
guérison. Elle possède un grand pouvoir émotif et elle en fait pleurer
plusieurs. La prestation d’Alexandra, alors âgée de 16 ans, contribue
fortement à l’impact de cette chanson, car les femmes sont rares à
prendre parole publiquement par la chanson; leur chant, surtout celui
d’une jeune fille talentueuse, est vivement apprécié. L’auteurcompositeur de la chanson, Uapush Vollant, y exprime ses problèmes
et son désir de changer pour avoir une vie meilleure ; il souhaite être
aimé et chéri par ses proches malgré ses mauvais comportements. La
chanson incite au pardon, à l’amour, au soutien et à l’acceptation
entre ami(e)s, proches et membres de la communauté, ainsi qu’à la
prise en charge de soi-même afin de gagner le chemin d’une vie
meilleure. De nombreuses chansons innues exprimant les mêmes
thèmes évoquent régulièrement le symbole du chemin de vie
personnel qu’on doit suivre et soulignent l’importance de travailler à
ce qu’il soit beau, plus lumineux. Le mot employé, meshkanu, signifie
le chemin, la voie, le sentier, le parcours emprunté traditionnellement
pour circuler dans le territoire, mais dans le langage actuel, il fait souvent référence au cheminement personnel. Par ses qualités émotives
et suggestives, cette chanson acquiert un rôle thérapeutique pour
plusieurs auditeurs à différents degrés; certains l’ont utilisée pour
représenter et comprendre leurs problèmes en session de guérison.
TSHE
SHATSHIEKU
– VOUS L’AIMEREZ
Maten (composition originale de Uapush Vollant),
album Tshi metuatshen (2003)
Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux
[1] Vous l’aimerez / Vous le chérirez / Malgré tout, comment il
peut être (agir) dans sa vie
Il a eu de la misère lui aussi / Il ne se rend pas compte de son
mauvais caractère
jeunesse crie trouve cette musique appropriée à sa vie, c'est qu'elle
fait partie d'une identité et d'une culture cries transformées de
manière significative, qui s'inspire d'une « culture de médias »
essentielle à son existence transculturelle, plus que de la continuité
avec la culture crie elle-même. (Preston 1985 : 26)
Comme nous l’ont affirmé plusieurs Innus de cette génération, la Beatlesmania a vraiment changé leur perception de
la musique et du monde, en transmettant un goût de l’innovation musicale et de la communication internationale à travers la
musique. Cependant, tout en participant pleinement à ce mouvement mondial, plusieurs jeunes autochtones se sont approprié ces musiques en les « indigénisant » (voir Appadurai 2001),
y trouvant un lieu d’expression de leur spécificité et de leur
contribution originale au monde.
La musique est devenue un moyen de dire au monde : « Nous
autres aussi, on existe. Nous autres aussi, on a une opinion, on a
une culture, on a une langue, on a des rythmes, on a un soul qui
est capable d’aller, pis de rejoindre les gens. Nous autres aussi, on a
une ouverture, parce qu’on est influencés par la musique country,
[2] Tout le monde, on cherchait / À l’aimer, à l’accepter comme
il est
[3] Il est très difficile, pour lui aussi, son chemin / Il ne veut
rien savoir
Qu’est-ce que je devrais faire, pour que j’aille bien / Afin que
moi aussi, je me sente bien
Je suis en train de remarquer comment je suis / Ok, c’est le
temps que je prie
Ok, moi aussi, c’est le temps que je lâche prise / Pour que moi
aussi, je me sente bien dans ma peau
Afin de ne jamais désespérer / Afin que je rencontre dans mon
chemin une belle vie
[4] Mes amis sont autour de moi / Pour savoir comment ça va
[1] [2] [4]
*
Le « centre-ville » de Mani-Utenam, c’est le lieu où se rencontrent et se rassemblent plusieurs personnes de la communauté, en particulier les fêtards,
autour des deux dépanneurs situés côte à côte, en face de l’église et du
poste de radio.
**
L’auteur-compositeur joue poétiquement sur l’affinité étymologique entre
Kamatshishit (le diable) et Kamatshikauat (la drogue), de matshi (mauvais).
*** Alexandra Cormier-Vollant est une jeune chanteuse innue qui, à 19 ans,
est déjà grandement appréciée du public innu, depuis ses premiers enregistrements et spectacles sur scène à l’âge de 16 ans. Elle a d’ailleurs participé aux auditions de Star Académie 2005 pour la région de la
Côte-Nord et du lac Saint-Jean et elle a été repêchée pour faire les auditions de Montréal, en reconnaissance de sa voix remarquable, de sa sensibilité et de l’univers innu qu’elle représente et qu’elle exprime en
chantant dans sa langue innue. On peut retenir de cette expérience signifiante que le monde innu est totalement inscrit dans le monde médiatique
et que Star Académie, quoiqu’on puisse en penser, est devenu un lieu
d’expression et de reconnaissance convoité par les jeunes chanteurs
autochtones. Pour une discussion de la place des femmes, relativement
rares, dans le monde musical innu, se reporter à mon mémoire (Audet
2005 : 124-127).
la musique des Beatles évidemment, des Eagles, toute cette
époque-là, c’est très très fort. » (Florent Vollant, entrevue, 2003).
Comme l’a dit Tom Jackson, ils réagissaient et protestaient en
chantant et en s’accompagnant à la guitare, plutôt qu’en brandissant un fusil (T. Jackson, dans LeBlanc 1994). Cette époque
fut marquée par un ensemble d’événements déterminants pour
les Innus, en particulier sur la Moyenne et la Basse-Côte-Nord,
comme la sédentarisation dans les « réserves », la fin des pensionnats amérindiens religieux, la reconnaissance des peuples
autochtones aux Nations unies, celle-ci favorisant notamment
la création d’institutions sociales et politiques leur conférant un
pouvoir accru au sein de la société dominante.
À partir de 13, 14, 15 ans, quand je suis sorti du pensionnat, j’ai
appris qu’il y avait autre chose que la musique pouvait faire : on
pouvait communiquer, puis on pouvait être identifiés. Là j’écoutais
les Beatles évidemment, j’écoutais Bob Dylan, j’ai écouté toute
cette période-là qui est folk, protest song, tout ce qui amène à une
identité puis à une revendication, à tout ce phénomène-là. […]
C’était très fort. J’ai écouté aussi les folk-singers autochtones, puis
35
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avec Morley Loon, c’était la première fois que j’entendais un folksinger qui chantait en innu, en cri. (Florent Vollant, entrevue, 2003).
Cette constatation est encore plus vraie, s’il se peut, pour la
jeunesse contemporaine. Comme le dit un artiste et homme
politique de la communauté d’Ekuanitshit, les jeunes prennent
la parole en chantant; ils s’affirment peu dans les assemblées, mais
ils disent ce qu’ils ont à dire par la chanson (Vincent Napish,
entrevue, 2005). Dans un monde où ils ont parfois peine à trouver
leur place, la musique semble pour eux un lieu d'expression
personnelle, sociale et culturelle qui les lie à leurs proches, leur
communauté, la nation innue, le monde autochtone en général,
ou toute autre communauté identitaire (par exemple celle du rap).
Par cette pratique créatrice et profondément émotive, ils
donnent un sens et de l'espoir à leur vie et à celle de leurs communautés. Comme le dit Florent Vollant (2002), ils « entretiennent le feu » pour maintenir la culture et la société innues en
vie. Ils font battre le cœur culturel des Innus.
Les jeunes sont aussi de grands auditeurs et spectateurs de
leurs pairs. Ils sont ceux qui connaissent le mieux l’univers
contemporain des musiques populaires innues et qui comprennent le mieux le sens et la portée des chansons, généralement
chantées dans la « jeune » langue innue4.
On remarque que, en milieu innu, l’apprentissage d’un
instrument se fait très jeune, parfois dès la petite enfance. Les
créateurs composent généralement leurs premières chansons
dès l’adolescence, ou bien lors de périodes de réflexion et de
remise en question. Le cheminement de Rod Pilot, auteurcompositeur-interprète de Mani-Utenam, est typique à cet égard :
vers 9 ans, il a commencé à jouer de la guitare ; vers 14 ans, il
a commencé à composer des chansons sur ses premières
amours d’adolescent ; puis, plus tard, il a été inspiré par le
thème de la perte de sa culture, de ses traditions, de sa langue
et de son territoire, et par l’importance des valeurs innues pour
vivre en équilibre et atteindre la guérison. Pour lui, le chant
innu est directement lié à la question de la culture et de l’identité innues (Rod Pilot, entrevue, 2003). De manière plus générale, contentons-nous de souligner que, si les remises en
question de l’adolescence et des premières années de l’âge
adulte nourrissent le besoin de s’exprimer, ce qui offre à la
musique un terreau fertile, les jeunes autochtones sont d’autant
plus marqués par cette crise, cette quête identitaire, que
l’ensemble de leur société est aspiré par ce besoin d’affirmation.
La pratique expressive des jeunes apparaît toutefois plus
subjective et locale que celle de leurs prédécesseurs. Les jeunes
chantent d’abord pour eux-mêmes et pour leur entourage
immédiat ; ils posent peu de questions ouvertement politiques.
Ils expriment surtout leur amour et leurs problèmes d’amour,
de vie sociale, ainsi que leur espoir d’un bel avenir. Cette tendance est liée à la fois à leur âge, à leur vécu et à l’époque
actuelle, époque grandement imprégnée par des processus de
guérison « psychosociale » en milieu autochtone, faisant suite
notamment au Rapport de la Commission royale sur les peuples
autochtones (CRPA-Canada 1996). Cela étant, entonner une
chanson populaire en langue innue n’en demeure pas moins, en
soi, un acte identitaire; c’est un acte de renouvellement culturel.
UNE
PARTICIPATION BÉNÉFIQUE À LA REVITALISATION
DU MONDE INNU
L’expression musicale populaire innue est une forme d’affirmation identitaire. Les études ethnomusicologiques nous
36
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apprennent en effet que la musique est directement liée à un
contexte social, culturel, historique et, partant, à la question de
l'identité. Davantage, on a depuis longtemps remarqué que la
musique joue un rôle important dans les mouvements d’affirmation identitaire et de revalorisation culturelle (Nettl 1992 : 386).
Elle permet non seulement de renforcer la cohésion sociale,
mais elle sert également à susciter la reconnaissance de la communauté par les membres de la société globale (ibid. : 384).
Selon Nettl, la musique et la danse apparaissent comme les
marqueurs les plus signifiants des frontières culturelles des minorités autochtones en Amérique du Nord : « Quand les Indiens
d’Amérique du Nord désirent représenter leur identité ethnique,
à leur profit ou à celui des autres, ils le font typiquement par le
biais des danses et des chants. » (Nettl 1992 : 394) Cependant,
les musiques traditionnelles ou folkloriques sont utilisées dans
des contextes nouveaux et, surtout, à des fins nouvelles.
C’est pourquoi, plutôt que de concevoir l'identité de façon
statique et chercher ainsi à montrer « comment la musique
reflète ou représente les gens qui l'interprètent » (ibid. : 11), nous
préférons envisager la musique comme un moyen dynamique.
La musique est pour nous un instrument de participation et de
transformation du monde (Chernoff 2002 : 397-398). Les
musiques populaires innues contribuent directement et indirectement à « revitaliser » le monde. Davantage, nous dirons
que l’expression musicale innue évoque la notion de guérison
symbolique, utilisée principalement pour comprendre les
rituels thérapeutiques. La notion de guérison symbolique
(symbolic healing, Waldram 1997) renvoie à l’expérience vécue
et à la conception du monde. Par exemple, la suggestion,
entendue à la fois comme mode de stimulation et de canalisation de l’imagination et du comportement, réfère à cette capacité qu'ont les expressions artistiques de proposer de nouvelles
façons de vivre et d'expérimenter son être au monde, de voir le
monde et de s’y situer (Waldram 1997 : 74; Ingold 1996, 2004)5.
Dans les communautés autochtones du Québec et du Canada,
la guérison est considérée comme un processus holistique
qui s’apparente au développement communautaire (Krawll
1994 : 1-2). Faite de façon autonome et responsable, elle vise à
réparer les « blessures » résultant des rapports de colonisation
et de subordination gouvernementale, générateurs de dysfonctionnements au sein des communautés (pauvreté, piètre
alimentation, alcoolisme et toxicomanie, violence, négligence,
décrochage, criminalité; érosion de la culture, de la langue, du
mode de vie, du lien social et du système de valeurs)6. Le processus de revitalisation culturelle y est directement lié, car, dans
leur quête de guérison, les autochtones valorisent ce qui leur
est propre, soit leur héritage culturel (Frisbie 2001 : 492).
C’est ici que nous touchons à la question de la musique
populaire contemporaine en langue innue. Quoique fortement
acculturée en apparence, celle-ci favorise une « appropriation »,
une « indigénisation » (Appadurai 2001), qui s’inscrit dans un
processus d’affirmation du « mode d’être » innu, ce « mode
d’être » étant notamment orienté par l’oralité et un engagement
actif dans le monde par l’expérience et l’expression personnelles
au sein de la collectivité (Ingold 1996, 2004 ; Preston 1975 ;
Krims 2000). Par la musique, les Innus peuvent vivre (et faire
vivre) des expériences s’inscrivant dans un processus de revitalisation sociale et culturelle (Diamond et al. 1994 : 12, 180). La
plupart des chanteurs-musiciens innus (et des Innus en général)
soutiennent que la musique leur « fait du bien » (entrevues
2003-2004). Pour certains, elle est une thérapie et même une
raison de vivre :
Ça, ça me garde en vie. Ça nous donne envie de continuer de vivre.
Faire de la musique, c'est ce qu'on aime le plus. (Mathieu
McKenzie, groupe Maten, dans Meney 2001).
C'est un genre de thérapie, la musique. (Germain Hervieux, groupe
Maten, dans Meney 2001)
Bien des Innus ont l’impression qu’être autochtone, c’est
être victime : c’est être capable de vivre avec la souffrance. Si
certaines chansons alimentent cette identité souffrante, plusieurs
autres veulent participer à la prise en charge de l’être innu et de
son avenir. Par exemple, Valmor Jourdain, guitariste, chanteur
et auteur-compositeur, m’a expliqué qu’il chante pour réveiller
le monde, pour faire prendre conscience de ce que chacun vit,
en disant la vérité : « C’est comme mettre un miroir devant
quelqu’un, en disant : ‘Regarde-toi, tu es comme ça, c’est ça que
tu vis. Est-ce que tu veux vraiment être de même ou tu veux
changer ? » (V. Jourdain, entrevue, 2003) Plusieurs chansonniers sont ainsi considérés comme des messagers et dans la
langue innue, on dit katipatshimut, celui qui parle, qui raconte
des histoires vécues ou des légendes, en livrant des messages.
Les musiques innues sont des moyens de manifester,
d’affirmer une présence au monde. Alors que jadis, elles participaient surtout au monde spirituel, aujourd’hui, elles communiquent avec les mondes humains innus et non innus.
Résonances humaines dans le monde, comme le souligne
Ingold (2004), elles sont un moyen d’expression privilégié de
l’affirmation identitaire de l’être innu et de la revitalisation de
son « mode d’être au monde ». C’est en ce sens que l’on peut
dire que le mouvement de chanson et de musique populaires
innues, porté par les jeunes, est une expression culturelle significative (Friedman 2004) et qu’elle représente un des piliers de
la vie culturelle et sociale innue contemporaine, ainsi que du
sentiment identitaire innu.
Notes
1. Cet article repose sur mon mémoire de maîtrise dirigé par
Sylvie Poirier du département d’anthropologie de l’université
Laval et subventionné par le CRSH. Intitulé « Innu Nikamu
(L’Innu chante). Expression musicale populaire, affirmation
identitaire et guérison sociale en milieu innu contemporain », il
concerne plus particulièrement les Innus des communautés
d’Ekuanitshit et de Uashat mak Mani-Utenam, où j’ai séjourné
et réalisé des recherches ethnographiques à l’été et à l’automne
2003 principalement. J’ai participé activement à la vie quotidienne et musicale du milieu, à la fois avec des musicien(ne)s
et des auditeurs par exemple en écoutant la musique et en prenant part aux événements, notamment lors du festival de
musique autochtone Innu Nikamu qui se tient tous les mois
d’août dans la communauté de Mani-Utenam. Des rencontres
et discussions avec des Innus de Pessamit, Nutashkuan,
Unamen Shipu, Matimekush et Sheshatshit ont également
alimenté ma recherche. Une vingtaine d’Innus de 15 à 77 ans,
principalement des chanteurs et musiciens, m’ont livré leurs
paroles, expériences et réflexions en entrevue. Bien d’autres
personnes que j’ai côtoyées et que je côtoie encore régulièrement ont partagé informellement avec moi leur compréhension
et leur expérience. Je tiens à les remercier toutes, en particulier
celles qui sont nommées dans cet article.
2. J’identifierai les jeunes selon un groupe d’âge très large, de 15 à
35 ans environ, soit, globalement, les générations suivant celle
des pensionnats (voir les articles qui traitent des dimensions
générationnelles dans ce numéro). Tel que je l’entends, les
3.
4.
5.
6.
jeunes ne forment pas un groupe identitaire et générationnel
homogène, quoique leur expression musicale et leur participation au monde musical innu présentent des traits communs. Ils
sont la première, la deuxième, parfois la troisième génération issue
de ceux qui sont nés et qui ont grandi dans les communautés
nouvellement établies dans les années 1950-1960. Ils sont la
première ou la deuxième génération issue de ceux qui sont allés
au pensionnat de Sept-Îles (Maliotenam) entre 1953 et 1970
environ, ou qui sont dans le groupe d’âge des 45-65 ans ; ce sont
généralement les petits-enfants, mais aussi les petits petits-enfants
et parfois les enfants de ceux qui sont reconnus comme des
aînés. En milieu innu, les générations se succèdent très rapidement et s’entrecroisent, notamment avec les familles nombreuses
et l’adoption par des personnes d’une génération antérieure à
celle des parents biologiques. Les jeunes qui ont participé à ma
recherche, dont je livre certains exemples et extraits d’entretien,
sont des Innus parlant couramment leur langue et habitant,
pour la grande majorité, dans des communautés innues.
À l’instar de Pichette (2001), nous utilisons le terme « musique
populaire » pour désigner les musiques « dont l’appréciation
ne requiert de l’auditeur aucune compétence technique ou
théorique » (Beaudry 1988 : 4) et qui s’inspirent des courants
plus commerciaux (pop). Nous les distinguons ainsi des
musiques dites traditionnelles qui dénotent davantage une
valeur spirituelle, comme les chants au teueikan, le tambour traditionnel innu.
Tout comme la langue innue varie selon les communautés, elle
varie selon les générations. Avec le changement d’environnement et de mode de vie, elle se modifie grandement. Les jeunes
générations développent un langage courant adapté à la vie
dans les communautés; elles contractent les mots, leur ajoutent
un sens nouveau, en inventent et en oublient… Les chansons
sont un lieu d’expression du langage des jeunes, ainsi qu’un lieu
d’innovation et de jeu linguistiques. Certains chanteurs se plaisent
aussi à utiliser dans leurs chansons des « vieux mots » peu fréquents dans le langage courant (Kim Fontaine, entrevue, 2003).
D’autres techniques associées au processus de guérison symbolique, comme la catharsis et la restructuration sociale, interviennent de façon importante dans l’acte musical populaire
innu (voir Waldram 1997 : 73-78 ; Audet 2005).
Les analyses de Samson (2004) et Tanner (2004) abordent la
dynamique du rapport entre guérison et identité chez les Innus
du Labrador. Ils suggèrent que le choc de la rencontre interculturelle et de la subordination des Innus dans le système social
historique et actuel a provoqué et alimenté une « insécurité
ontologique » et identitaire dont les conséquences pratiques se
révèlent notamment dans les problèmes sociaux, la maladie, le
suicide (Clammer et al. 2004 : 149).
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