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Les chansons et musiques populaires innues

2005, Recherches amérindiennes au Québec

Document généré le 6 avr. 2022 08:35 Recherches amérindiennes au Québec Les chansons et musiques populaires innues Contexte, signification et pouvoir dans les expériences sociales de jeunes Innus Popular Innu Songs and Music Context, Meaning and Power in Young Innu Social Experiences Véronique Audet Jeunes autochtones : espaces et expressions d’affirmation Résumé de l'article Volume 35, numéro 3, 2005 Cet article propose une compréhension des expressions musicales populaires innues en tant que voix – et voies – d’affirmation identitaire et de revitalisation sociale et culturelle. Ces chansons et musiques en langue innue, inspirées des courants country, rock, folk, pop, etc., ainsi que des traditions innues, panamérindiennes, chrétiennes et québécoises, se pratiquent, se créent et se renouvellent depuis la deuxième moitié du XXe siècle, accompagnant les divers événements, mouvements et transformations souvent radicales qui ont marqué la vie sociale et culturelle des Innus au cours de ces années. Les jeunes contemporains, comme ceux des quelques décennies précédentes, sont les principaux porteurs de ce mouvement d’expression, qu’ils investissent pour participer à la vie de leurs communautés, affirmer leurs identités, leurs expériences et leurs préoccupations, contribuant ainsi à la revitalisation du monde et du « mode d’être » innu. La présentation de quelques chanteurs, groupes et chansons, représentatifs de l’expression musicale des jeunes Innus contemporains et ayant un impact significatif au sein de leur société, offre une compréhension sensible du contexte, de la signification et du pouvoir de ces expressions. URI : https://id.erudit.org/iderudit/1081918ar DOI : https://doi.org/10.7202/1081918ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Recherches amérindiennes au Québec ISSN 0318-4137 (imprimé) 1923-5151 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Audet, V. (2005). Les chansons et musiques populaires innues : contexte, signification et pouvoir dans les expériences sociales de jeunes Innus. Recherches amérindiennes au Québec, 35(3), 31–38. https://doi.org/10.7202/1081918ar Tous droits réservés © Recherches amérindiennes au Québec, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Les chansons et musiques populaires innues Contexte, signification et pouvoir dans les expériences sociales de jeunes Innus1 Véronique Audet Vol. XXXV, N˚ 3, 2005 CIÉRA, Université Laval Pour les jeunes autochtones, l’art — la sculpture, la peinture ou l’art sous toute autre forme – est une façon d’exister. (Florent Vollant, 2002) A U-DELÀ DU SUCCÈS MÉDIATIQUE du groupe folk-country-rock innu Kashtin, sujet, on s’en souviendra, d’un grand engouement à l’été 1989 et au début des années 1990, on peut s’interroger sur la place et la signification de la musique chez les Innus, en particulier chez les jeunes2. L’écoute, la pratique et la création de chanson et musique populaires3 en langue innue ne sont-elles pas des phénomènes importants dans la plupart des communautés du Moyen Nord ? Inspirés des traditions précolombiennes (innues) et chrétiennes, ces chants et musiques empruntent aussi au répertoire des violoneux, ainsi qu’aux courants country, folk, rock, etc. Dans les années 1960-1970, au moment où s’organisait le mouvement de la contre-culture, de nombreux chanteurs folk autochtones (tels Buffy Sainte-Marie, Willy Mitchell, Willy Dunn, Charlie Adams, Tom Jackson, Morley Loon et Philippe McKenzie) se saisirent de la musique comme d’une autre manière d’affirmer leur existence. Le groupe Kashtin (‘tornade’), originaire de Mani-Utenam et composé de Florent Vollant et Claude McKenzie, n’a fait, en définitive, que confirmer cette tradition, tout en contribuant grandement à la consolidation, à la vivacité et à la reconnaissance de l’expression musicale autochtone, notamment à l’échelle nord-américaine. Cet article se propose de dégager une meilleure compréhension de ces expressions musicales en tant qu’importantes voix et voies d’affirmation identitaire et de revitalisation sociale et culturelle. Nous verrons que les jeunes Innus sont les principaux porteurs de ce mouvement d’expression. Nous tâcherons ainsi de contextualiser l’émergence d’un mouvement artistique porté par la jeunesse innue depuis la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui nous permettra de dégager leur portée et leur signification. QUELQUES DONNÉES SUR LES MUSIQUES POPULAIRES INNUES La chanson, le plus souvent accompagnée à la guitare, est le moyen privilégié de l’expression musicale populaire innue. Les groupes se forment autour des chansonniers, avec les instruments de base de la formation rock (quoique d’autres instruments s’y ajoutent aussi à l’occasion). Les Innus ne désignent-ils pas leurs musiques populaires par le terme général innunikamun, ce qui veut dire « chant innu »? Quant au terme tauapekaikan, qui peut se traduire par « musique instrumentale », il renvoie aux musiques et aux instruments d’origine allochtone (le terme tauapekaikan est couramment utilisé pour désigner la guitare). L’usage du teueikan, le tambour, fait l’objet de débat : traditionnellement investi de pouvoirs spirituels, son usage « hors contexte », « folklorique », constitue pour plusieurs un manque de respect de la culture ancestrale. Lorsqu’il est utilisé, son battement et sa résonance interpellent fortement le sentiment identitaire innu et incitent à danser le makusham, la danse traditionnelle. 31 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 Shauit Shauit Aster est un chanteur de la nouvelle génération, dans la vingtaine, qui démontre particulièrement bien la capacité des Innus à s’approprier de nouveaux styles musicaux et d’y faire résonner leur langue de façon surprenante, comme l’ont fait ses prédécesseurs. Le cheminement de ce métis innu-québécois est particulièrement intéressant, car c’est en interprétant des chansons innues à la guitare qu’il a appris la langue de ses proches, dans laquelle il compose aujourd’hui. Depuis quelques années, mais surtout avec la production de son album Shapatesh Nuna en 2004, Shauit intègre le reggae, le hip hop et le rap au répertoire de la musique populaire innue. On entend la langue innue se plier au rythme et à la musicalité de ce phénomène musical, très en vogue chez les adolescents innus, comme un peu partout dans le monde. En s’exprimant dans ce style, Shauit inscrit la jeunesse innue dans cette vague mondiale. Son originalité et son talent ont été remarqués au-delà des frontières ethnolinguistiques. Notamment, à l’automne 2004, il a été invité au spectacle télévisé « Belle et Bum ». Je prépare mon thé à l’avance / Je vais puiser mon eau et déjeuner Avant d’aller tuer le caribou / Je cherche à vivre, comme ces chasseurs J’aime voir cela / Ne jamais abandonner, à chaque jour je vois Ces caribous se lever, là dans le bois, là promenons-nous J’aime aller dans le bois / À chaque fois que j’ai le temps / Je me prépare Et j’attends de nouveau pour embarquer dans le train À chaque fois que j’embarque, j’ai hâte de débarquer Et là je me vois là-bas, je vais aimer chasser le caribou / Je vais le faire comme je le pense C’est comme ça que j’aime / C’est ce que je veux faire aujourd’hui Je me force à aller dans le bois / Afin d’apprendre à mieux chasser C’est tellement beau ici dans la forêt / Je m’attends à ce que… Pourquoi encore, je suis tanné de tout le temps rester assis chez nous Pourquoi je chante / Pourquoi je chante Il n’y aura personne / Il n’y aura personne Sa chanson Nui kushpen raconte en détail son désir de monter dans le bois et ses motivations telles que vivre la vie de chasseur et fuir l’ennui, les problèmes et la consommation dans la communauté. Elle s’inscrit dans un répertoire de chansons qui renouvellent les thématiques du territoire et de la vie traditionnelle innue. Elles expriment les expériences contemporaines de ceux qui vont dans le bois selon des motifs et des moyens nouveaux, tout en poursuivant un mode d’être au monde proprement innu. Elles racontent alors le train, l’hydravion, la motoneige et les communications par CB (radios émetteurs à ondes courtes) plutôt que les rivières, portages, canots et teueikan, par exemple. La chanson Nui Kushpen parle de l’attrait de la montée à l’intérieur des terres, en s’adressant à ceux dont la vie est aujourd’hui basée dans les communautés. Elle valorise cette expérience, l’exalte et incite à agir afin de la mettre en œuvre, plutôt que de se laisser sombrer dans des problèmes identifiés comme étant liés au cloisonnement dans les « réserves ». Comme elle l’exprime, les jeunes, comme les moins jeunes, sont intéressés à monter dans le bois, que ce soit pour des jours, des semaines ou des mois. Refrain (bis) : Déjà là, je trouve quelque chose ici qui me passionne Je veux faire quelque chose afin d’aller souvent dans le bois Ça fait longtemps que je cherche cette vie que je nomme / Yo yo* NUI KUSHPEN – JE Tu ne te soucies de rien quand tu es là-bas / Tu sais ah ? Tu ne te fatigues pas pour tes comptes / Tu sais ah ? Juste à aller chercher ton bois et ton eau / Tu sais ah ? Juste à aller chercher quelque chose essentiel à la vie / Tu sais ah ? De temps à autre je suis tanné de la vie Je m’ennuie, je veux mourir, je me parle Shauit ! je me dis / Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qui te tracasse ? / Tu es juste là assis Juste là à boire / Pour rien tu te fais mal, pour rien tu te malmènes Peu de temps tu monterais dans le bois / Ça fait longtemps que tu ne l’as pas vu Qu’est-ce que tu attends, au lieu tu pourrais aller voir, avant que tu déprimes plus Et tu te reposerais / Et tu prendrais soin de toi, avant que tu sois plus malheureux Je te le dis vraiment / Ce n’est pas des mensonges / Ne va pas croire que tu n’aimerais pas ça Tu me conteras ça / Tu me conteras ça VEUX MONTER DANS LE BOIS Shauit, album Shapatesh Nuna (2004) Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux Ah-an-an-an-an-an / Je me réveille avant le soleil Je m’habille chaudement pour ne pas avoir froid / Je démarre mon ski-doo pour le réchauffer Les musiques innues sont omniprésentes dans la vie des communautés. Les chansons des groupes et chanteurs les plus appréciés font ainsi l’objet de demandes spéciales sur les ondes des radios du réseau de la SOCAM (Société de communication atikamekw-montagnais). Les chanteurs, musiciens et groupes n’ayant pas encore enregistré un premier album se produisent en spectacles dans la sphère familiale ou communautaire, notamment dans les bars locaux. L’ICEM (Institut culturel et éducatif montagnais) met à leur disposition certains moyens (limités) de financement afin de faciliter l’acquisition d’instruments de musique et d’encourager la création d’albums. 32 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 * Yo peut se comprendre comme iu : « il dit ». D’autres organismes et entreprises apportent aussi leur appui au développement de ce monde musical, notamment les radios de la SOCAM, les conseils de bande, les commanditaires locaux, le studio Makusham de Mani-Utenam et certaines écoles des communautés en offrant des cours et en mettant des instruments et des studios à la disposition des jeunes. Plusieurs jeunes font connaître leurs enregistrements « maison » sur Internet, notamment par le biais de Kazaa (logiciel de partage de musique sur Internet), où l’on peut trouver un vaste répertoire innu. Notons également le festival Innu Nikamu (‘l’Innu chante’) de Mani-Utenam, fondé en 1985 et qui est un creuset Rod Pilot Aujourd’hui dans fin de la trentaine, Rod Pilot est chanteur depuis son jeune âge. Il est d’une famille où la musique est très présente, où tout le monde chante, compose ou joue de la guitare ou d’autres instruments. Plus que d’autres chanteurs de sa génération, il s’engage politiquement et met en valeur la culture traditionnelle et l’appartenance au territoire innu. Lors du festival Innu Nikamu 2004, il a démontré, comme à son habitude, sa vocation de chanteur engagé (c’est ainsi que l’a défini l’animatrice). Il portait en cape symbolique l’ancien drapeau « national » innu, créé par la Naskapi-Montagnais Innu Association*. C’est sa sensibilité envers les questions identitaires, culturelles, politiques, juridiques et territoriales innues qui l’amène à composer sur ces thèmes. C’est aussi en écoutant et en discutant avec des aîné(e)s qu’il acquiert son inspiration, transmettant leurs messages à travers la chanson. années 1960. L’album Nitassinan Innu (Notre territoire innu), distribué gratuitement, a été lancé lors du Festival Innu Nikamu 2000. EKA C’est le mégaprojet d’aménagement hydroélectrique de Churchill Falls, au tournant du millénaire, qui a inspiré cette chanson que Rod a composée avec la collaboration de son frère Robert Pilot. Avec l’appui des cinq communautés innues qui se sont alliées pour négocier leurs droits et intérêts devant le mégaprojet de dérivation de rivières, Rod Pilot a été à l’origine d’un album politisé présentant la chanson Eka Ashuapatetau et des textes de sensibilisation en langue innue d’auteurs comme la poétesse Rita Mestokosho. Sur la pochette, on peut voir une représentation cartographique du territoire avec une raquette signifiant : « C’est nous autres qui avons marché là » (Rod Pilot, entrevue, 2004). Derrière, on peut voir une vieille photographie de Churchill Falls, avant que la chute retentissante ne soit réduite à un filet d’eau par les travaux d’aménagement hydroélectrique des de la musique populaire innue. Il fournit une scène pour les artistes autochtones de tout horizon et constitue un banc d’essai pour la relève locale. Il permet le rassemblement des Innus et des représentants d’autres nations autochtones et favorise ainsi l’expression d’un sentiment commun de fierté. Les jeunes chanteurs et musiciens d’aujourd’hui ont pour la plupart grandi dans la musique, dans un milieu où les membres de la famille et de l’entourage jouent de divers instruments, chantent et improvisent, animant ainsi la vie quotidienne et les réunions festives. Les musiques populaires innues sont un phénomène familial et communautaire qui, au – FAUT PAS ATTENDRE Déjà aujourd’hui, on est nombreux / Ce sera idéal pour se mettre ensemble Déjà il parle (le gouvernement) de toutes nos terres / Faisons attention à ce qui nous appartient Notre mère la terre (bis) Tous les animaux et les poissons / Là où ils étaient, où irons-nous Par où pourrons-nous suivre les pistes de caribou s’ils sont détruits / Les chemins de portage qu’ils utilisaient Nos parents (bis) Sa chanson Eka ashuapatetau (Faut pas attendre) est une composition qui met de l’avant les thèmes revendicateurs et politisés propres à Philippe Mckenzie et à cette génération. Eka ashuapatetau vise la sensibilisation des Innus d’abord, mais aussi des Québécois et allochtones en général, à la responsabilité et aux droits des Innus envers le territoire. Elle appelle à la protection du territoire et à la solidarité. C’est faire un éveil au peuple pour qu’il comprenne que c’est important le territoire, qu’il faut le sauvegarder, le protéger, et pour qu’on ne se laisse pas prendre nos droits. Je crie au peuple que ça serait le temps qu’on prenne nos droits, qu’on fasse attention aux animaux, aux arbres, aux rivières, que ça serait le temps qu’on se rassemble, qu’il ne faut pas attendre, qu’on mette nos forces ensemble. C’est un peu comme ce que fait Richard Desjardins. (Rod Pilot, entrevue, 2004) ASHUAPATETAU Rod Pilot (paroles de Robert Pilot), album Nitassinan Innu (2000) Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux N’attendons pas que tout soit désert / N’attendons pas que les lacs s’assèchent N’attendons pas que les rivières s’assèchent / Si on est plus fort longtemps on va vivre innu Déjà le gouvernement devrait nous reconnaître N’allons pas n’importe où / N’attendons pas d’avoir de la misère C’est là qu’on va voir qu’on est fort / C’est là qu’on va voir quelle est notre force Innu (bis) Il a aussi composé une chanson sur la jeunesse innue, Uassat (Les jeunes, Les enfants), endisquée sur son album Nukum. Il parle des enfants qui sont mal dans leur peau, souvent issus de familles dysfonctionnelles et laissés à eux-mêmes, et qui traîneront leur malaise et leurs problèmes affectifs et comportementaux jusqu’à l’âge adulte. Il dit qu’il a pitié d’eux et qu’il faudrait que leur entourage leur parle afin qu’ils soient forts et qu’ils aillent loin. * La Naskapi-Montagnais Innu Association, fondée au milieu des années 1970 et récemment renommée Innu Nation, avait originellement comme idéologie politique celle de rassembler tous les Innus en une seule nation souveraine, reconnue par le Canada et la communauté internationale. Des démarches furent menées par les politiciens innus du Labrador auprès de la Commission des droits de l’Homme à Genève dans les années 1980 (Mailhot 1999 : 59-60). La Innu Nation représente aujourd’hui les Innus du Labrador. contraire des musiques traditionnelles au teueikan dont la pratique est le privilège de certains aînés, est porté et renouvelé par les jeunes. On peut faire remonter la première génération de chanteurs et musiciens populaires innus aux années 1950 (dont Émile Grégoire, surnommé par la suite Elvis dans son milieu), avec l’appropriation de la musique country et de la guitare. Le succès d’Elvis Presley et la révolution musicale des Beatles et des Rolling Stones ne feront que renforcer l’écoute et la pratique des musiques populaires alors même que les communautés, nouvellement sédentarisées, expérimentent des transformations radicales qui bouleversent la culture et la vie sociale 33 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 Maten Le groupe Maten, actif depuis la fin des années 1990, est formé de chanteurs et musiciens de la jeune vingtaine à la jeune trentaine. Il a réalisé deux albums et de nombreux spectacles. C’est un groupe très apprécié du jeune public ainsi que de l’ensemble des générations innues, pour les thématiques abordées et l’innovation musicale. Ils sont représentatifs de la jeunesse musicale innue : on se réfère souvent à eux quand l’on parle de la musique des jeunes. Ils bénéficient de l’appui de Florent Vollant et ils ont fait quelques spectacles à l’extérieur du monde innu (comme lors de la commémoration de la Grande Paix de Montréal). Ils ont en outre participé à quelques émissions télévisées et sont impliqués dans leur milieu, notamment à travers la radio communautaire CKAU Kushapetshekan et le studio Makusham à Mani-Utenam. Leurs chansons, comme celles des autres jeunes, parlent des réalités de la vie actuelle, des problèmes d’amour, de rivalité, de consommation, de solitude et de la joie d’être entre ami(e)s. Certains ont souligné dans leurs textes l’importance de la référence à la prière et à Tshemanitu (Dieu, Créateur), à qui ils s’adressent pour demander de l’aide et acquérir de la force pour vivre et accomplir leurs rêves dans un monde qui n’est pas toujours facile. La chanson Akua tutu (Fais-y attention) est la plus populaire de leur premier album réalisé en 1999. Elle exprime un phénomène important et préoccupant qui touche tout le monde: elle incite à faire attention à la drogue et au vendeur de drogue qui détruit les enfants, les familles et communautés. Elle a été beaucoup entendue à la radio et Kim Fontaine, bassiste et technicien de son du groupe Maten, soutient que cette chanson a pu changer la vision qu’ont certains Innus sur la drogue qu’ils consomment ou qu’ils voient consommer autour d’eux ; elle a diffusé, observe-t-il, un angle d’observation critique sur cette expérience (Kim Fontaine, entrevue, 2003). Samuel Pinette, auteur-compositeur-interprète de cette chanson, chanteur et guitariste dans le groupe Maten, exprime les expériences et les motivations qui l’ont inspiré : (« on s’ennuyait au village », affirme Philippe McKenzie, entrevue, 2003). Mais si les pièces country, les rigodons et les musiques rock de la jeunesse occidentale d’après-guerre ont fait partie des premiers répertoires innus de chansons et de musiques à la guitare, les jeunes Innus, au cours des années 1970, ont peu à peu élaboré leurs propres créations musicales. Ces musiques sont alors devenues des instruments de construction et d’affirmation identitaires ainsi que de communication interculturelle. Philippe Mckenzie, de Mani-Utenam, fut le pionnier de ce mouvement en composant des chansons fortement identitaires et revendicatrices en langue innue (voir Audet 2005 : 85-93 et Keillor 1988). S’étant fait connaître grâce à ses enregistrements (réalisés par le Service québécois du Nord de Radio-Canada au cours de la seconde moitié des années 1970 et reproduits par Boot Records en 1982), il a su révéler à un large public, autochtone et allophone, le potentiel artistique des Innus, leur voix/voie et leurs aspirations. Il raconte qu’il avait été en cela inspiré par son ami, le chanteur folk cri Morley Loon, originaire de Mistissini, au nord de Chibougamau (Philippe Mckenzie, entrevue, 2003). Présent dans le milieu innu de la région de 34 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 Akua tutu, ça c’est une autre chanson qui a fait réfléchir le monde, je pense. […] Dans mes chansons, j’essaye beaucoup de parler des problèmes qu’ont les enfants, les jeunes ici dans les réserves. Parce que ça consomme beaucoup ici, pis tu vois, juste au centre-ville*, tu vois le monde, ils sont tous en train de prendre une bière là, de fumer un joint juste à côté des enfants. […] Pis les jeunes, il ont un gros problème de consommation, je pourrais dire, ici dans les réserves. […] Je pense que c’est parce qu’ils ont toujours vécu dans ça. On voit notre grand-père, il marche, pis il est tout croche. Comment tu veux dire à ton enfant d’arrêter de consommer quand tu vois un grand-père, il est déjà ben croche là-bas. Il le voit, tu ne peux pas cacher ça à tes enfants. […] Avant, ils construisaient des affaires, des centres d’achat, où les jeunes ne pouvaient rien faire, il fallait que ça soit économique. […] Ils commencent à comprendre que les jeunes ici, dans les réserves, ils n’ont pas grand chose à faire. Ils ont juste ça, consommer, pour être dans un autre monde, pour rêver, disons. » (Samuel Pinette, entrevue, 2003) AKUA TUTU – FAIS-Y ATTENTION Maten (composition originale de Samuel Pinette), album Akua tutu (1999) Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux [1] Fais-y attention / Fais-y attention il est déjà proche / Et il va faire du mal à vos enfants Le diable / Je l’appelle « le diable » / Vous, vous la nommez la drogue** Fais-y attention / Fais-y attention il est déjà proche / Ne lui ouvrez pas s’il cogne à votre porte [2] Je sais de quoi il est capable / Car moi je l’ai déjà vu De quoi il est capable, je vais vous le dire / Car moi je l’ai déjà rencontré [1] + [2] [3] De quoi il est capable, je vais vous le dire, ai ai / Déjà il revient encore pour les faire souffrir Venez les parents pour penser à nous Sept-Îles au cours des années 1970, Morley Loon eut une grande influence sur l’expression musicale innue, en particulier à Mani-Utenam. Il fut l’un des premiers à faire enregistrer ses compositions par le Service du Nord de Radio-Canada. Ses musiques, fortement caractérisées par un rythme battant et des éléments de chant cri, ainsi que ses paroles chantées dans sa langue et exprimant la fragilisation du mode de vie traditionnel (Loon 1981), devinrent très populaires dans le monde autochtone. Les musiques rock et folk semblaient annoncer une véritable révolution culturelle, sociale et politique (SRC 2004). La jeunesse autochtone des années 1960, 1970 et 1980 n’a pas échappé à cet emballement et s’est identifiée à la jeunesse mondiale en rupture avec un mode de vie dominant et qui prenait conscience de la richesse des différences culturelles. Selon Preston (1985), chez les Cris, c'est avec le rock, à partir des années 1970, que des changements majeurs sont survenus à la fois sur les plans musical, social et culturel : [S]i le fossé entre les générations est plus nettement prononcé dans ce genre de musique et dans les attitudes qu’elle véhicule, et si la Maten (suite) La chanson Tshe shatshieku (Vous l’aimerez), figurant sur l’album Tshi metuatshen (2003), chantée en duo par Mathieu McKenzie et Alexandra Cormier-Vollant***, est caractéristique d’un parcours de guérison. Elle possède un grand pouvoir émotif et elle en fait pleurer plusieurs. La prestation d’Alexandra, alors âgée de 16 ans, contribue fortement à l’impact de cette chanson, car les femmes sont rares à prendre parole publiquement par la chanson; leur chant, surtout celui d’une jeune fille talentueuse, est vivement apprécié. L’auteurcompositeur de la chanson, Uapush Vollant, y exprime ses problèmes et son désir de changer pour avoir une vie meilleure ; il souhaite être aimé et chéri par ses proches malgré ses mauvais comportements. La chanson incite au pardon, à l’amour, au soutien et à l’acceptation entre ami(e)s, proches et membres de la communauté, ainsi qu’à la prise en charge de soi-même afin de gagner le chemin d’une vie meilleure. De nombreuses chansons innues exprimant les mêmes thèmes évoquent régulièrement le symbole du chemin de vie personnel qu’on doit suivre et soulignent l’importance de travailler à ce qu’il soit beau, plus lumineux. Le mot employé, meshkanu, signifie le chemin, la voie, le sentier, le parcours emprunté traditionnellement pour circuler dans le territoire, mais dans le langage actuel, il fait souvent référence au cheminement personnel. Par ses qualités émotives et suggestives, cette chanson acquiert un rôle thérapeutique pour plusieurs auditeurs à différents degrés; certains l’ont utilisée pour représenter et comprendre leurs problèmes en session de guérison. TSHE SHATSHIEKU – VOUS L’AIMEREZ Maten (composition originale de Uapush Vollant), album Tshi metuatshen (2003) Traduction des paroles innues par Sonny Hervieux [1] Vous l’aimerez / Vous le chérirez / Malgré tout, comment il peut être (agir) dans sa vie Il a eu de la misère lui aussi / Il ne se rend pas compte de son mauvais caractère jeunesse crie trouve cette musique appropriée à sa vie, c'est qu'elle fait partie d'une identité et d'une culture cries transformées de manière significative, qui s'inspire d'une « culture de médias » essentielle à son existence transculturelle, plus que de la continuité avec la culture crie elle-même. (Preston 1985 : 26) Comme nous l’ont affirmé plusieurs Innus de cette génération, la Beatlesmania a vraiment changé leur perception de la musique et du monde, en transmettant un goût de l’innovation musicale et de la communication internationale à travers la musique. Cependant, tout en participant pleinement à ce mouvement mondial, plusieurs jeunes autochtones se sont approprié ces musiques en les « indigénisant » (voir Appadurai 2001), y trouvant un lieu d’expression de leur spécificité et de leur contribution originale au monde. La musique est devenue un moyen de dire au monde : « Nous autres aussi, on existe. Nous autres aussi, on a une opinion, on a une culture, on a une langue, on a des rythmes, on a un soul qui est capable d’aller, pis de rejoindre les gens. Nous autres aussi, on a une ouverture, parce qu’on est influencés par la musique country, [2] Tout le monde, on cherchait / À l’aimer, à l’accepter comme il est [3] Il est très difficile, pour lui aussi, son chemin / Il ne veut rien savoir Qu’est-ce que je devrais faire, pour que j’aille bien / Afin que moi aussi, je me sente bien Je suis en train de remarquer comment je suis / Ok, c’est le temps que je prie Ok, moi aussi, c’est le temps que je lâche prise / Pour que moi aussi, je me sente bien dans ma peau Afin de ne jamais désespérer / Afin que je rencontre dans mon chemin une belle vie [4] Mes amis sont autour de moi / Pour savoir comment ça va [1] [2] [4] * Le « centre-ville » de Mani-Utenam, c’est le lieu où se rencontrent et se rassemblent plusieurs personnes de la communauté, en particulier les fêtards, autour des deux dépanneurs situés côte à côte, en face de l’église et du poste de radio. ** L’auteur-compositeur joue poétiquement sur l’affinité étymologique entre Kamatshishit (le diable) et Kamatshikauat (la drogue), de matshi (mauvais). *** Alexandra Cormier-Vollant est une jeune chanteuse innue qui, à 19 ans, est déjà grandement appréciée du public innu, depuis ses premiers enregistrements et spectacles sur scène à l’âge de 16 ans. Elle a d’ailleurs participé aux auditions de Star Académie 2005 pour la région de la Côte-Nord et du lac Saint-Jean et elle a été repêchée pour faire les auditions de Montréal, en reconnaissance de sa voix remarquable, de sa sensibilité et de l’univers innu qu’elle représente et qu’elle exprime en chantant dans sa langue innue. On peut retenir de cette expérience signifiante que le monde innu est totalement inscrit dans le monde médiatique et que Star Académie, quoiqu’on puisse en penser, est devenu un lieu d’expression et de reconnaissance convoité par les jeunes chanteurs autochtones. Pour une discussion de la place des femmes, relativement rares, dans le monde musical innu, se reporter à mon mémoire (Audet 2005 : 124-127). la musique des Beatles évidemment, des Eagles, toute cette époque-là, c’est très très fort. » (Florent Vollant, entrevue, 2003). Comme l’a dit Tom Jackson, ils réagissaient et protestaient en chantant et en s’accompagnant à la guitare, plutôt qu’en brandissant un fusil (T. Jackson, dans LeBlanc 1994). Cette époque fut marquée par un ensemble d’événements déterminants pour les Innus, en particulier sur la Moyenne et la Basse-Côte-Nord, comme la sédentarisation dans les « réserves », la fin des pensionnats amérindiens religieux, la reconnaissance des peuples autochtones aux Nations unies, celle-ci favorisant notamment la création d’institutions sociales et politiques leur conférant un pouvoir accru au sein de la société dominante. À partir de 13, 14, 15 ans, quand je suis sorti du pensionnat, j’ai appris qu’il y avait autre chose que la musique pouvait faire : on pouvait communiquer, puis on pouvait être identifiés. Là j’écoutais les Beatles évidemment, j’écoutais Bob Dylan, j’ai écouté toute cette période-là qui est folk, protest song, tout ce qui amène à une identité puis à une revendication, à tout ce phénomène-là. […] C’était très fort. J’ai écouté aussi les folk-singers autochtones, puis 35 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 avec Morley Loon, c’était la première fois que j’entendais un folksinger qui chantait en innu, en cri. (Florent Vollant, entrevue, 2003). Cette constatation est encore plus vraie, s’il se peut, pour la jeunesse contemporaine. Comme le dit un artiste et homme politique de la communauté d’Ekuanitshit, les jeunes prennent la parole en chantant; ils s’affirment peu dans les assemblées, mais ils disent ce qu’ils ont à dire par la chanson (Vincent Napish, entrevue, 2005). Dans un monde où ils ont parfois peine à trouver leur place, la musique semble pour eux un lieu d'expression personnelle, sociale et culturelle qui les lie à leurs proches, leur communauté, la nation innue, le monde autochtone en général, ou toute autre communauté identitaire (par exemple celle du rap). Par cette pratique créatrice et profondément émotive, ils donnent un sens et de l'espoir à leur vie et à celle de leurs communautés. Comme le dit Florent Vollant (2002), ils « entretiennent le feu » pour maintenir la culture et la société innues en vie. Ils font battre le cœur culturel des Innus. Les jeunes sont aussi de grands auditeurs et spectateurs de leurs pairs. Ils sont ceux qui connaissent le mieux l’univers contemporain des musiques populaires innues et qui comprennent le mieux le sens et la portée des chansons, généralement chantées dans la « jeune » langue innue4. On remarque que, en milieu innu, l’apprentissage d’un instrument se fait très jeune, parfois dès la petite enfance. Les créateurs composent généralement leurs premières chansons dès l’adolescence, ou bien lors de périodes de réflexion et de remise en question. Le cheminement de Rod Pilot, auteurcompositeur-interprète de Mani-Utenam, est typique à cet égard : vers 9 ans, il a commencé à jouer de la guitare ; vers 14 ans, il a commencé à composer des chansons sur ses premières amours d’adolescent ; puis, plus tard, il a été inspiré par le thème de la perte de sa culture, de ses traditions, de sa langue et de son territoire, et par l’importance des valeurs innues pour vivre en équilibre et atteindre la guérison. Pour lui, le chant innu est directement lié à la question de la culture et de l’identité innues (Rod Pilot, entrevue, 2003). De manière plus générale, contentons-nous de souligner que, si les remises en question de l’adolescence et des premières années de l’âge adulte nourrissent le besoin de s’exprimer, ce qui offre à la musique un terreau fertile, les jeunes autochtones sont d’autant plus marqués par cette crise, cette quête identitaire, que l’ensemble de leur société est aspiré par ce besoin d’affirmation. La pratique expressive des jeunes apparaît toutefois plus subjective et locale que celle de leurs prédécesseurs. Les jeunes chantent d’abord pour eux-mêmes et pour leur entourage immédiat ; ils posent peu de questions ouvertement politiques. Ils expriment surtout leur amour et leurs problèmes d’amour, de vie sociale, ainsi que leur espoir d’un bel avenir. Cette tendance est liée à la fois à leur âge, à leur vécu et à l’époque actuelle, époque grandement imprégnée par des processus de guérison « psychosociale » en milieu autochtone, faisant suite notamment au Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA-Canada 1996). Cela étant, entonner une chanson populaire en langue innue n’en demeure pas moins, en soi, un acte identitaire; c’est un acte de renouvellement culturel. UNE PARTICIPATION BÉNÉFIQUE À LA REVITALISATION DU MONDE INNU L’expression musicale populaire innue est une forme d’affirmation identitaire. Les études ethnomusicologiques nous 36 R E C H E R C H E S A M É R I N D I E N N E S A U Q U É B E C , V O L . X X X V, N O 3 , 2 0 0 5 apprennent en effet que la musique est directement liée à un contexte social, culturel, historique et, partant, à la question de l'identité. Davantage, on a depuis longtemps remarqué que la musique joue un rôle important dans les mouvements d’affirmation identitaire et de revalorisation culturelle (Nettl 1992 : 386). Elle permet non seulement de renforcer la cohésion sociale, mais elle sert également à susciter la reconnaissance de la communauté par les membres de la société globale (ibid. : 384). Selon Nettl, la musique et la danse apparaissent comme les marqueurs les plus signifiants des frontières culturelles des minorités autochtones en Amérique du Nord : « Quand les Indiens d’Amérique du Nord désirent représenter leur identité ethnique, à leur profit ou à celui des autres, ils le font typiquement par le biais des danses et des chants. » (Nettl 1992 : 394) Cependant, les musiques traditionnelles ou folkloriques sont utilisées dans des contextes nouveaux et, surtout, à des fins nouvelles. C’est pourquoi, plutôt que de concevoir l'identité de façon statique et chercher ainsi à montrer « comment la musique reflète ou représente les gens qui l'interprètent » (ibid. : 11), nous préférons envisager la musique comme un moyen dynamique. La musique est pour nous un instrument de participation et de transformation du monde (Chernoff 2002 : 397-398). Les musiques populaires innues contribuent directement et indirectement à « revitaliser » le monde. Davantage, nous dirons que l’expression musicale innue évoque la notion de guérison symbolique, utilisée principalement pour comprendre les rituels thérapeutiques. La notion de guérison symbolique (symbolic healing, Waldram 1997) renvoie à l’expérience vécue et à la conception du monde. Par exemple, la suggestion, entendue à la fois comme mode de stimulation et de canalisation de l’imagination et du comportement, réfère à cette capacité qu'ont les expressions artistiques de proposer de nouvelles façons de vivre et d'expérimenter son être au monde, de voir le monde et de s’y situer (Waldram 1997 : 74; Ingold 1996, 2004)5. Dans les communautés autochtones du Québec et du Canada, la guérison est considérée comme un processus holistique qui s’apparente au développement communautaire (Krawll 1994 : 1-2). Faite de façon autonome et responsable, elle vise à réparer les « blessures » résultant des rapports de colonisation et de subordination gouvernementale, générateurs de dysfonctionnements au sein des communautés (pauvreté, piètre alimentation, alcoolisme et toxicomanie, violence, négligence, décrochage, criminalité; érosion de la culture, de la langue, du mode de vie, du lien social et du système de valeurs)6. Le processus de revitalisation culturelle y est directement lié, car, dans leur quête de guérison, les autochtones valorisent ce qui leur est propre, soit leur héritage culturel (Frisbie 2001 : 492). C’est ici que nous touchons à la question de la musique populaire contemporaine en langue innue. Quoique fortement acculturée en apparence, celle-ci favorise une « appropriation », une « indigénisation » (Appadurai 2001), qui s’inscrit dans un processus d’affirmation du « mode d’être » innu, ce « mode d’être » étant notamment orienté par l’oralité et un engagement actif dans le monde par l’expérience et l’expression personnelles au sein de la collectivité (Ingold 1996, 2004 ; Preston 1975 ; Krims 2000). Par la musique, les Innus peuvent vivre (et faire vivre) des expériences s’inscrivant dans un processus de revitalisation sociale et culturelle (Diamond et al. 1994 : 12, 180). La plupart des chanteurs-musiciens innus (et des Innus en général) soutiennent que la musique leur « fait du bien » (entrevues 2003-2004). Pour certains, elle est une thérapie et même une raison de vivre : Ça, ça me garde en vie. Ça nous donne envie de continuer de vivre. Faire de la musique, c'est ce qu'on aime le plus. (Mathieu McKenzie, groupe Maten, dans Meney 2001). C'est un genre de thérapie, la musique. (Germain Hervieux, groupe Maten, dans Meney 2001) Bien des Innus ont l’impression qu’être autochtone, c’est être victime : c’est être capable de vivre avec la souffrance. Si certaines chansons alimentent cette identité souffrante, plusieurs autres veulent participer à la prise en charge de l’être innu et de son avenir. Par exemple, Valmor Jourdain, guitariste, chanteur et auteur-compositeur, m’a expliqué qu’il chante pour réveiller le monde, pour faire prendre conscience de ce que chacun vit, en disant la vérité : « C’est comme mettre un miroir devant quelqu’un, en disant : ‘Regarde-toi, tu es comme ça, c’est ça que tu vis. Est-ce que tu veux vraiment être de même ou tu veux changer ? » (V. Jourdain, entrevue, 2003) Plusieurs chansonniers sont ainsi considérés comme des messagers et dans la langue innue, on dit katipatshimut, celui qui parle, qui raconte des histoires vécues ou des légendes, en livrant des messages. Les musiques innues sont des moyens de manifester, d’affirmer une présence au monde. Alors que jadis, elles participaient surtout au monde spirituel, aujourd’hui, elles communiquent avec les mondes humains innus et non innus. Résonances humaines dans le monde, comme le souligne Ingold (2004), elles sont un moyen d’expression privilégié de l’affirmation identitaire de l’être innu et de la revitalisation de son « mode d’être au monde ». C’est en ce sens que l’on peut dire que le mouvement de chanson et de musique populaires innues, porté par les jeunes, est une expression culturelle significative (Friedman 2004) et qu’elle représente un des piliers de la vie culturelle et sociale innue contemporaine, ainsi que du sentiment identitaire innu. Notes 1. Cet article repose sur mon mémoire de maîtrise dirigé par Sylvie Poirier du département d’anthropologie de l’université Laval et subventionné par le CRSH. Intitulé « Innu Nikamu (L’Innu chante). Expression musicale populaire, affirmation identitaire et guérison sociale en milieu innu contemporain », il concerne plus particulièrement les Innus des communautés d’Ekuanitshit et de Uashat mak Mani-Utenam, où j’ai séjourné et réalisé des recherches ethnographiques à l’été et à l’automne 2003 principalement. J’ai participé activement à la vie quotidienne et musicale du milieu, à la fois avec des musicien(ne)s et des auditeurs par exemple en écoutant la musique et en prenant part aux événements, notamment lors du festival de musique autochtone Innu Nikamu qui se tient tous les mois d’août dans la communauté de Mani-Utenam. Des rencontres et discussions avec des Innus de Pessamit, Nutashkuan, Unamen Shipu, Matimekush et Sheshatshit ont également alimenté ma recherche. Une vingtaine d’Innus de 15 à 77 ans, principalement des chanteurs et musiciens, m’ont livré leurs paroles, expériences et réflexions en entrevue. Bien d’autres personnes que j’ai côtoyées et que je côtoie encore régulièrement ont partagé informellement avec moi leur compréhension et leur expérience. Je tiens à les remercier toutes, en particulier celles qui sont nommées dans cet article. 2. J’identifierai les jeunes selon un groupe d’âge très large, de 15 à 35 ans environ, soit, globalement, les générations suivant celle des pensionnats (voir les articles qui traitent des dimensions générationnelles dans ce numéro). Tel que je l’entends, les 3. 4. 5. 6. jeunes ne forment pas un groupe identitaire et générationnel homogène, quoique leur expression musicale et leur participation au monde musical innu présentent des traits communs. Ils sont la première, la deuxième, parfois la troisième génération issue de ceux qui sont nés et qui ont grandi dans les communautés nouvellement établies dans les années 1950-1960. Ils sont la première ou la deuxième génération issue de ceux qui sont allés au pensionnat de Sept-Îles (Maliotenam) entre 1953 et 1970 environ, ou qui sont dans le groupe d’âge des 45-65 ans ; ce sont généralement les petits-enfants, mais aussi les petits petits-enfants et parfois les enfants de ceux qui sont reconnus comme des aînés. En milieu innu, les générations se succèdent très rapidement et s’entrecroisent, notamment avec les familles nombreuses et l’adoption par des personnes d’une génération antérieure à celle des parents biologiques. Les jeunes qui ont participé à ma recherche, dont je livre certains exemples et extraits d’entretien, sont des Innus parlant couramment leur langue et habitant, pour la grande majorité, dans des communautés innues. À l’instar de Pichette (2001), nous utilisons le terme « musique populaire » pour désigner les musiques « dont l’appréciation ne requiert de l’auditeur aucune compétence technique ou théorique » (Beaudry 1988 : 4) et qui s’inspirent des courants plus commerciaux (pop). Nous les distinguons ainsi des musiques dites traditionnelles qui dénotent davantage une valeur spirituelle, comme les chants au teueikan, le tambour traditionnel innu. Tout comme la langue innue varie selon les communautés, elle varie selon les générations. Avec le changement d’environnement et de mode de vie, elle se modifie grandement. Les jeunes générations développent un langage courant adapté à la vie dans les communautés; elles contractent les mots, leur ajoutent un sens nouveau, en inventent et en oublient… Les chansons sont un lieu d’expression du langage des jeunes, ainsi qu’un lieu d’innovation et de jeu linguistiques. Certains chanteurs se plaisent aussi à utiliser dans leurs chansons des « vieux mots » peu fréquents dans le langage courant (Kim Fontaine, entrevue, 2003). D’autres techniques associées au processus de guérison symbolique, comme la catharsis et la restructuration sociale, interviennent de façon importante dans l’acte musical populaire innu (voir Waldram 1997 : 73-78 ; Audet 2005). Les analyses de Samson (2004) et Tanner (2004) abordent la dynamique du rapport entre guérison et identité chez les Innus du Labrador. Ils suggèrent que le choc de la rencontre interculturelle et de la subordination des Innus dans le système social historique et actuel a provoqué et alimenté une « insécurité ontologique » et identitaire dont les conséquences pratiques se révèlent notamment dans les problèmes sociaux, la maladie, le suicide (Clammer et al. 2004 : 149). Ouvrages cités APPADURAI, Arjun, 2001 : Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Payot. 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