Hélène Chamboredon
Fabienne Pavis
Muriel Surdez
Laurent Willemez
S'imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles
rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et
l'usage de l'entretien
In: Genèses, 16, 1994. pp. 114-132.
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Chamboredon Hélène, Pavis Fabienne, Surdez Muriel, Willemez Laurent. S'imposer aux imposants. A propos de quelques
obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l'usage de l'entretien. In: Genèses, 16, 1994. pp. 114132.
doi : 10.3406/genes.1994.1251
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1994_num_16_1_1251
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S'imposer
aux imposants
A propos de quelques obstacles
rencontrés par des sociologues
débutants dans la pratique et
l'usage de l'entretien
Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis,
Muriel Surdez, Laurent Willemez
► ►►
1. Les auteurs de cet article ont suivi en 1992-93 un cursus
de DEA de Sciences sociales ENS-EHESS après des
études de science politique pour trois d'entre eux (elles),
du DEA de Politiques sociales de Paris I pour la
quatrième.
Hélène Chamboredon,
L'engagement des chefs d'entreprise dans leurs
organisations professionnelles.
Préalables à une étude du militantisme patronal.
Ce travail se fondait sur une série d'entretiens réalisés
auprès d'agents investis dans les activités syndicales
patronales (auprès d'organisations comme le CNPF, la
CGPME...). L'objet de cette enquête était de préciser
l'identité, les trajets, les activités de ces chefs d'entre
prise(au sens large) qui «sortent» de leurs entreprises
pour s'occuper de la «cause» collective et ainsi de se don
ner quelques éléments pour comprendre ce que l'on
peut qualifier de militantisme patronal.
Genèses 16, juin 1994,
p. 114-132
114
Le partage des expériences d'enquête est
à la base de l'acquisition d'un savoirfaire de chercheur en sciences sociales.
Venant de terminer un DEA1, il nous a paru
nécessaire de revenir sur les travaux que nous
avons entrepris au cours de cette année et de les
prolonger par un questionnement sur les diffi
cultés que nous avons éprouvées à «mener un
entretien». Nos débuts dans l'apprentissage des
pratiques d'enquête nous ont rendus attentifs
aux non-dits qui entourent le travail de terrain
et nous incitent à éclairer les conditions
d'appropriation des méthodes que le socio
logue professionnel met parfois en œuvre de
façon routinière. Pour ce faire, nous nous inscr
ivons dans la perspective des recherches qui
considèrent l'entretien comme une relation
sociale et non pas comme une simple technique.
Débutants comme professionnels, tous ren
contrent
un certain nombre d'obstacles
lorsqu'ils pratiquent l'entretien. Mais l'étudiant
se trouve plus brutalement confronté aux
contraintes de la méthode2 : l'entrée en contact
avec les agents, la préparation des entretiens, la
gestion du décalage entre l'interlocuteur et lui,
enfin l'interprétation et le contrôle des dis
cours.
Ces différents moments paraissent plus
délicats à maîtriser pour des novices qui ont une
Fabienne Pavis,
L'AGEFIPHdans le champ du handicap.
Le mémoire visait à déconstruire une institution chargée
de gérer le «fonds pour l'insertion professionnelle pour
l'insertion des personnes handicapées». Nous avons
tenté d'articuler une approche du travail concret des
agents pertinents dans la mise en œuvre de cet organisme
particulier (issu d'une loi, au fonctionnement paritaire,
de statut privé). C'est sur la base d'entretiens avec des
fonctionnaires de la «Mission handicapés», les directeurs
d'un groupement patronal visant l'insertion des tra
vail eurs
handicapés, des membres du conseil d'administ
ration
et des salariés de l'AGEFIPH, que nous avons
éclairé les conditions de production d'une nouvelle légis
lation «en faveur» des personnes handicapées, la mise en
place effective du fonds mutualisateur et les modes
d'intervention de cet établissement redistributeur.
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vision idéalisée de l'entretien et qui ont ten
dance à ressentir comme des entretiens ratés les
interactions qui ne se conforment pas à cette
représentation. N'étant pas toujours parvenus à
imposer notre fil conducteur et nos questions,
nous avons vécu et interprété cela comme des
échecs liés à notre situation de débutants. Il
reste que ce sont les contraintes objectives de
notre position d'apprentis-sociologues qui ont
donné forme à ces impressions.
Les analyses méthodologiques de l'entre
tien,qui sont avant tout présentes dans les
manuels3, ne nous permettent guère d'appro
fondiret de lier sociologiquement tous ces él
éments.
En effet, elles privilégient souvent
l'étude du contenu de l'entretien et délivrent
des conseils pour l'élaboration de la grille et
l'interprétation des discours recueillis4. Un des
ouvrages proposés comme référence aux étu
diants
en sciences sociales aborde certes d'une
manière précise l'entretien comme une rela
tion, mais avant tout sous l'angle psychologique
et en exploitant les théories de la communicat
ion
: l'auteur préconise de constituer l'entre
tien
comme une situation de communication
pure pour extraire la relation d'enquête des
blocages, des fuites, des replis... qui seraient
caractéristiques des interactions de la vie
Muriel Surdez,
Les maîtres de l'identité. Délimitation d'un espace de
producteurs de catégories nationales à partir de la
situation suisse.
Le travail avait pour objectif de retracer le processus par
lequel des interrogations et des débats à propos de
«l'identité nationale» parviennent à s'imposer comme
des problèmes centraux dans certaines situations
sociales. Le repérage des agents intéressés à proposer
des catégories identitaires (par exemple des définitions
des «Suisses alémaniques» et des «Suisses romands») a
constitué l'essentiel de la recherche. Les interviews avec
des professeurs d'université ou de l'enseignement
secondaire, des journalistes, des membres d'associations
politico-culturelles, qui avaient tous participé à des comm
issions
d'experts officielles en rapport avec «l'identité
nationale», devaient permettre de mieux saisir les carac
téristiques
de ces producteurs.
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dienne5. Certaines approches ethnologiques
ont, quant à elles, insisté sur les différences
sociales qui entrent en jeu dans la relation
d'entretien ; plus, elles sont fondées et centrées
sur ce type de réflexions. C'est plutôt sur les tr
avaux de sociologues que nous nous appuyons
pour questionner nos expériences d'entretien6.
Il semble constructif de reprendre la perspect
ive
que ceux-ci ont surtout développée vis-àvis des catégories situées en bas de la hiérarchie
sociale et de l'adapter aux agents plus valorisés
socialement que nous avons rencontrés. Les
chercheurs qui réfléchissent explicitement aux
relations entre enquêteurs et enquêtes s'inté
ressent en effet plutôt à des agents en situation
de fragilité, due à des décalages de position, de
marginalité ou d'échec, pour comprendre leurs
pratiques et la manière dont se construit leur
appartenance à des groupes. La distance entre
enquêteurs et enquêtes, qui s'actualise dans le
déroulement de l'entretien, favorise les interro
gations sur ce qui se noue pendant l'interaction
et sur la pertinence de la méthode7.
Pour notre part, au cours de nos recherches
sur l'élaboration de «politiques publiques» et les
ressorts du militantisme, nous avons été amenés
à rencontrer des agents dominants et professionnalisés, par exemple des chefs d'entreprise
Laurent Willemez,
Administration, politique et pédagogie à l'école
primaire. L'exemple de la politique élaborée
et mise en œuvre sous le ministère Jospin.
Ce mémoire a pour base un faisceau de questions : com
ment se construit en France une politique scolaire ? Qui
sont les acteurs pertinents, quels sont leurs rapports de
forces ? Comment la politique construite est-elle inter
prétée ?... Pour proposer des hypothèses permettant de
répondre à ces différentes questions, la recherche s'est
focalisée sur la politique de l'école primaire construite
pendant les ministères Jospin, entre 1988 et 1992, et que
les agents impliqués dans le processus (hauts-fonction
naires
du ministère, inspecteurs, syndicalistes, cher
cheurs en sciences de l'éducation) appellent «Nouvelle
politique à l'école».
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2.M.Malgré
Grawitzune
insiste
approche
sur cette
trèsparticularité
générale de l'entretien,
: «cette
découverte d'une interaction et de l'importance du rôle de
l'enquêteur sont très fortement ressenties par les étudiants
dans leurs premières enquêtes, même dans des enquêtes
d'opinion très superficielles et, prévenus pendant le cours,
le choc de la réalité les impressionne tous», Madeleine
Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz
(éd. 1986), p.738.
3. cf. par exemple A. Blanchet et A. Gotman, L'Enquêteur
et ses méthodes : l'entretien, Paris, Nathan
(coll. «128 pages»), 1992 et M. Grawitz, Méthode des
sciences sociales, op. cit., pp. 717-754.
4. Si bien qu'on peut reprendre l'analyse de L. Kandel,
qui remarquait, voici déjà une vingtaine d'années,
que «l'entretien non directif s'est trouvé et se trouve
encore de fait totalement censuré, évacué, exclu du champ
de la réflexion théorique et méthodologique», in Liliane
Kandel, «Réflexions sur l'usage de l'entretien, notamment
non directif, et sur les études d'opinion», Epistemologie
scientifique, n°13, 1972, p. 25.
5. M. Grawitz, Méthode des sciences sociales, op. cit., p. 737 :
«Ces blocages, habituels dans l'existence quotidiennne,
doivent disparaître le plus possible pendant le temps
privilégié de l'entretien.»
6. Les rares historiens qui utilisent l'entretien depuis
les années 1970 se préoccupent plus de la légitimité
de l'histoire orale au sein de la discipline historique
que des implications de l'entretien. De plus, ils se
focalisent sur ce que Laurent Donzon appelle «minorités
et exclus» («Éléments de bibliographie : la recherche
historique et les sources orales», in Cahiers de l'IHTP,
n° 21, 1992, pp. 125-161) ; cette classification, qui regroupe
les femmes, les ouvriers, les minorités ethniques, les Juifs,
les Résistants (sic), si elle est pour le moins discutable,
indique cependant les objets privilégiés de l'investigation.
7. C'est le cas aux États-Unis avec l'école de Chicago ;
en France, on privilégiera les travaux récents de Pierre
Bourdieu, «Comprendre», in La Misère du monde, Paris,
Seuil, 1992, pp.904-925 ; G. Mauger, «Enquêter en milieu
populaire», Genèses, 6, décembre 1991, pp.125-143,
et B. Lacroix, «Objectivisme et construction de l'objet
dans l'instrumentation sociologique par entretiens»,
L'Aquarium, n° 8, Printemps 1991, pp.16-54.
8. Respectivement Hélène Chamboredon, L'Engagement
des chefs d'entreprise dans leurs organisations
professionnelles, Fabienne Pavis, L'AGEPHIP
dans le champ du handicap, Muriel Surdez, Les Maîtres
de l'identité, Laurent Willemez, Administration, politique
et pédagogie à l'école primaire, mémoires réalisés sous
la direction de M. Offerte
9. Du fait même que les archives concernant
par exemple l'élaboration des projets de loi récents
ne sont pas publiques.
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militant dans des organisations professionn
elles,
des agents impliqués dans la constitution
du champ du handicap ou participant à la pro
duction
de l'identité suisse, ou encore des
concepteurs de la politique éducative8.
La mise en commun de ces diverses expé
riences nous a conduits à être attentifs à l'hét
érogénéité
sociale des catégories regroupées
sous le terme de dominantes. La majorité des
enquêtes occupe une position de domination
qui ne peut être objectivée que par rapport à
nos propres attributs et qui n'a pas toujours les
mêmes fondements. En même temps, nous
avons rencontré des grands bourgeois, qui ont
fait sentir plus ou moins ostensiblement à
l'enquêteur la faiblesse de sa position. C'est
ainsi une domination «à géométrie variable»
que nous questionnerons pour analyser ses
effets sur la situation d'entretien. Cette domi
nation est d'autant plus complexe qu'elle com
porte une part de subjectivité. Rencontrer une
personne «imposante», c'est saisir un
ensemble d'attributs et d'attitudes qui fondent
le prestige social. Selon les positions de
l'enquêteur, celui-ci intégrera plus ou moins
cette imposition et, partant, intériorisera plus
ou moins la domination. La fascination que
l'on a pu éprouver face à certains enquêtes
représentant l'incarnation du pouvoir révèle
bien le degré d'intériorisation de cette domi
nation sociale et de sa subjectivité. Cependant,
au-delà de la diversité des formes de dominat
ion,
nous avons tous rencontré nos enquêtes
en tant que professionnels de leur domaine. La
difficulté de l'entreprise réside donc dans le
fait que ces agents sont multipositionnels,
c'est-à-dire que leur professionnalisation n'est
qu'une facette de leur identité. Ils peuvent être
rencontrés à différents titres, ce qui pose le
problème de savoir au nom de quoi on les
interroge et quelles questions on est en droit
de leur poser.
Le recours à l'entretien dans ces cas précis
répondait à plusieurs raisons : il s'agissait de
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lancer l'enquête en prenant les premiers
contacts, d'avoir accès à des informations qu'il
ne nous semblait pas possible de recueillir
autrement9, d'appréhender la vision du monde
des agents impliqués dans les domaines étudiés
et de contribuer à construire l'espace de leurs
positions respectives. De plus, nous avons pro
bablement
intériorisé le caractère incontour
nable
de l'entretien pour qui veut «faire du
terrain» ; plus prosaïquement, le coût de l'entre
tien
paraît au premier abord beaucoup moins
élevé que celui du questionnaire et semble plus
facile à mettre en place, notamment sur le plan
du temps et sur le plan financier.10
Étudiant, sociologue
Un entretien se présente comme une inter
action entre deux individus socialement situés
par rapport au monde et l'un par rapport à
l'autre. C'est pourquoi l'idée d'une «neutrali
sation»informative, à l'instar de celle que prô
nent bon nombre d'utilisateurs de l'entre
tien11, est un travers objectiviste. En tant
qu'étudiants, apprentis-sociologues, possé
dantdes propriétés inhérentes à cette triple
position, nous avons été confrontés à des
agents ayant d'autres propriétés, souvent
contradictoires aux nôtres. Cette différence
sociale n'est pas entièrement due à notre
«identité d'étudiant», celle-ci étant combinée
à des attributs sociaux plus directement liés à
l'origine sociale. L'analyse de la distance
sociale qui en résulte est partie prenante du
travail de l'enquêteur.
Présentation de soi
et position de l'enquêteur
Lors du face-à-face, chacun se construit une
représentation de son interlocuteur12, en fonc
tion des attentes supposées de l'autre et des
attributs qu'il possède.
Avant que l'entretien proprement dit ne
commence, l'enquêteur s'est déjà présenté
plusieurs fois ; il le fait au moment où il
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cie l'entretien, que ce soit par courrier ou au
téléphone ; puis il réédite cette performance
lorsqu'il justifie et explicite sa démarche
auprès des enquêtes. Dans ces moments, il
subit parfois un véritable interrogatoire, qui
permet à la personne interrogée de compléter
l'image qu'elle se fait de lui et de savoir à qui
elle «offre» sa parole. Ainsi la «présentation
de soi» influe-t-elle d'une manière prépondér
ante
sur l'entretien ; il est alors très important,
sinon de la contrôler, du moins d'être
conscient des effets qu'elle induit.
Demande de précision des titres scolaires et
jugement sur l'objet de recherche par un
rapporteur de la commission à l'action
territoriale du CNPF:
- R. : On va commencer par le commencement.
Vous, alors, vous êtes dans le cadre d'un DEA,
vous êtes où ?
- Q. :Je suis le DEA de l'École normale supérieure
en sciences sociales et j'ai pour directeur
M. Offerte.
- R. : Oui, vous n'êtes pas en université ?
- Q. : C'est la formation doctorale de l'École nor
male supérieure.
- R. : C'est l'École normale supérieure, voilà, très
bien ; et alors donc le thème exact de votre...
- Q. : С était très précisément l'engagement patro
nal
dans diverses institutions, voir comment cela se
passe concrètement.
- Q. : C'est cette idée-là qui vous a séduit, c'est pas
du tout parce qu'éventuellement dans votre envi
ronnement,
vous connaissez des chefs d'entreprise
qui investissent ?
- R. : Justement non, je ne connais absolument pas
de chefs d'entreprise.
De nombreux marqueurs sociaux permett
ent
à l'enquêté d'identifier son interlocuteur
comme étudiant et de se référer à l'image qu'il
se fait de cette «qualité». Il construit cette
représentation sur la base de plusieurs indica
teurs, comme l'âge, l'accumulation de titres
scolaires, l'«intellectualité» (pour ne pas dire
l'intellectualisme, souvent associé à l'image
qu'on se fait de l'Université)13... En même
temps, ces catégories permettant le classement
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10. La rédaction d'un tel article se heurte elle-même
à plusieurs problèmes méthodologiques, dont un
des plus cruciaux est l'homogénéisation des quatre
expériences de recherche très différentes. C'est pourquoi
le lecteur aura plutôt affaire à des réflexions générales,
auxquelles s'ajouteront parfois des retours précis sur
des enquêtes particulières. Une fois de plus,
cette articulation du général et du particulier apparaît
comme le grand enjeu et la grande difficulté du travail
sociologique.
11. Notamment en science politique, où l'entretien
avec des «décideurs» est souvent considéré comme
une demande d'information et où le seul travail
d'élucidation consiste à faire dépasser à l'enquêté
la «langue de bois»; ainsi Sami Cohen écrit-il :
«les universitaires français qui ont occupé des postes
de responsabilité sont en général plus silencieux ; ils ont
généralement bien intégré la notion de devoir de réserve,
en l'amplifiant, et j'ai pu constater qu'ils étaient
plus difficiles à interviewer que des hauts fonctionnaires»
(«Modèles conceptuels et méthodes d'enquête», in
Histoire et sciences sociales, Paris, Complexe, 1991, p. 75).
12. On s'appuiera ici largement sur l'analyse des
interactions quotidiennes réalisée par E. Goffman ;
même si l'entretien ne présente pas un caractère
de quotidienneté, les concepts et les outils construits
sont particulièrement adaptés à ce type de situation.
Cf. Erwing Goffman, La Mise en scène de la ie
quotidienne. Tl : La présentation de soi, Paris,
Éd. de Minuit, 1973. Par exemple, la métaphore
de la «façade» se révèle très efficace : «on appellera
désormais 'façade' la partie de la représentation qui a
pour fonction normale d'établir et de fixer la définition
de la situation qui est proposée aux observateurs» (p. 29).
13. Cette intellectualité n'est pas uniquement de l'ordre
du visible, elle découle avant tout de représentations
du monde scolaire et universitaire des enquêtes. Elle est
associée pour eux à la focalisation sur les références
théoriques et à la familiarité avec la culture écrite.
14. Il est clair qu'avoir choisi pour trois d'entre nous
un cursus à Sciences-Po ou à l'ENS indique une position
dominante dans l'espace scolaire et universitaire.
Pourtant, nous nous trouvons déjà en porte-à-faux car,
ayant rejoint l'institution seulement pour le 3e Cycle,
nous ne sommes pas de «vrais» Normaliens.
15. Selon l'expression de B. Lacroix, «Objectivisme
et construction de l'objet...» op. cit.
16. A fortiori, il est encore plus difficile d'expliciter
succintement le lien entre nos parcours et le choix
de l'objet d'étude.
17. Il y aurait beaucoup à dire sur l'image de la science
politique telle qu'elle existe dans le public et telle qu'elle
est propagée par des journalistes. Cf. P. Champagne,
Faire l'opinion, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
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social sont suffisamment floues et peu assurées
pour permettre une certaine adaptation. L'une
d'entre nous pouvait jouer sur son apparte
nanceau corps professoral de l'université de
Lausanne ou bien mettre en avant sa scolarité à
l'École normale supérieure à Paris. De même,
un autre pouvait «déclarer» ses études à
Sciences-Po ou bien son DEA rue d'Ulm14 : la
déclinaison des titres scolaires peut ainsi être
adaptée au public rencontré selon ce qu'on sup
pose de ses représentations et attitudes. De
plus, la position d'étudiant possède d'autres
avantages, comme celui d'amenuiser les
craintes de l'interviewé devant une éventuelle
publication de ses propos. Ces éléments positifs
ne doivent pas faire oublier que l'enquêteur se
trouve, du fait de sa situation d'étudiant, dans
une position de faiblesse face à l'enquêté.
Si l'attribut étudiant a une forte connotation
pour le public rencontré, il ne signifie pas grand
chose par lui-même : la condition étudiante ne
se suffit pas à elle-même ; il faut dépasser
l'image de l'étudiant, construite sous la forme
de l'unicité et de la naturalité. Les dispositions
de l'enquêteur et sa position dépendent au
moins autant de l'accumulation de capital éco
nomique,
social et symbolique de ses parents
que de sa place dans le système universitaire :
tout au cours de l'interaction, les attitudes, le
degré de maîtrise de la situation et la capacité à
faire face diffèrent selon le «passé social»15 de
chacun. La qualité d'étudiant semble alors pas
ser au second plan. Un étudiant fils de hautfonctionnaire aurait été beaucoup moins
impressionné devant l'ancien directeur de cabi
net de Lionel Jospin que ne l'a été un fils
d'enseignants du primaire et de collège. Ainsi
être étudiant n'implique-t-il pas forcément une
position de dominé relatif et n'efface-t-il pas les
autre appartenances. C'est ici que prendrait
sens une socio-analyse de nos propres trajec
toires. Pourtant, il nous semble particulièr
ement
difficile de réaliser cette analyse et d'en
rendre compte16. D'abord, il ne s'agit pas
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d'éclairer notre rapport à la domination mais à
une domination relative et parfois diffuse, ce
qui impliquerait d'introduire et de combiner
des caractéristiques sociales diverses et en
grand nombre : il ne suffit pas, en effet, de men
tionner
l'origine socio-professionnelle des
parents. De plus, il est délicat d'uniformiser nos
parcours respectifs. Néanmoins, certains attr
ibuts paraissent nous rassembler : une ascension
sociale par rapport à notre milieu d'origine, une
proximité au pôle intellectuel, héritée de l'exer
ciceà des niveaux différents de la profession
d'enseignant par nos parents, et une jeunesse
vécue loin de Paris. C'est un cursus universi
taire
et la mise en route d'une thèse qui nous
rapprochent aujourd'hui et tendent à homogén
éiser
nos positions sociales.
De même que le statut social, le sexe de
l'enquêteur ne disparaît pas derrière son attr
ibutd'étudiant ; ce marqueur social ne produit
pourtant pas les mêmes effets dans tous les
milieux. Dans le champ du handicap, qui est un
milieu assez féminisé, le fait d'être une femme
ou un homme n'est pas discriminant. En
revanche, dans les milieux patronaux indust
riels, la «qualité» de femme renforce encore la
domination vécue par l'enquêtrice : les patrons
adoptent en effet une stricte division sexuelle
du travail et évoluent dans des milieux essen
tiellement
masculins.
Quand un chef d'entreprise expose sa vision de
la femme à l'étudiante qui l'interroge :
«Voilà, donc, une vie sûrement très riche, très
pleine, ça doit se faire, c'est à une jeune fille, à une
femme que je dis ça, ça ne peut se faire que sous
deux conditions très importantes; la première, c'est
que votre société puisse vous le permettre, car
sinon, c'est criminel (...) nous avons donc la re
sponsabilité
d'un patrimoine (...). La deuxième
condition, c'est d'avoir une vie de famille équili
bréeet une épouse qui accepte de suivre ça (...) et
des enfants qui acceptent que le père rentre un peu
tard chaque soir. »
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Au-delà de ces attributs qu'on ne peut modif
ierque dans certaines limites, on peut complét
er
son identité d'étudiant en jouant sur son
appartenance disciplinaire : toutes les disci
plines ne sont pas équivalentes dans les repré
sentations
des interviewés ; c'est l'expérience
qui guide l'enquêteur et l'engage à se présenter
soit comme politiste, soit comme sociologue,
soit comme historien, selon ce qu'il imagine de
la réception par l'enquêteur de chacune des trois
disciplines. Ainsi, celui d'entre nous qui s'est
présenté comme étudiant en science politique
aurait peut-être dû insister plutôt sur sa qualité
de sociologue, ce qui aurait évité qu'une spécial
iste
de sciences de l'éducation ne le fixe dans un
rôle strict de «politologue», à même d'expliquer
le fonctionnement des pouvoirs mais peu récept
if
à la pédagogie17. La représentation que les
enquêtes se font de leur interlocuteur ne se
réduit pas au caractère estudiantin, mais pro
longe celui-ci par la question disciplinaire.
Entre enquêteurs et enquêtes :
des formes de domination différenciées
L'étudiant rencontre des enquêtes qui se
font une image de lui et réagissent par rapport à
celle-ci en fonction de leurs propres identités
sociales. La relation qui s'installe dans l'entre
tien
prend des formes différentes selon la divers
ité
des positions des enquêtes.
Les compétences des uns et des autres sont
parfois proches puisque les interviewés que nous
avons rencontrés ont souvent fréquenté l'ense
ignement supérieur ; mais ils ont dépassé le stade
de l'apprentissage (cela fait partie de leurs attri
buts et participe de leur définition). Ces agents
dominants, dotés d'un fort capital culturel, res
sentent
donc face à l'étudiant une supériorité,
qui se manifeste de plusieurs manières. Par
exemple, beaucoup d'enseignants-chercheurs
ont refusé de livrer une parole d'acteurs et ont
préféré donner des conseils ou des directives de
travail. L'une d'entre nous souhaitait rencontrer
un professeur de l'Institut des hautes études
119
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internationales de Genève pour l'interroger en
tant que membre d'une commission fédérale
chargée de redéfinir le statut de la neutralité
suisse. Au début de l'entretien, le professeur
pensait qu'elle cherchait des conseils de travail
auprès du spécialiste de la neutralité suisse, ce
qui n'était évidemment pas le cas. La situation se
trouve alors renversée et l'enquêteur devient
enquêté. De la même manière, on peut citer ce
chercheur en sciences de l'éducation qui joue
pendant tout l'entretien le rôle du directeur de
recherche de l'étudiant, en lui donnant des
conseils sur l'enquête.
Quand l'entretien se transforme en relation
d'étudiant à directeur de recherche
(enquêté : chercheur en sciences de l'éducation)
«Vous orienteriez votre travail sur une sorte
d'application de la théorie des champs dans l'él
aboration,
je crois que vous auriez une piste certa
inement intéressante (...)
Derrière ça, l'autre piste à traiter - moi, si j'étais
vous, jeferais un petit chapitre - с'est le statut de la
recherche-action (...).
La deuxième piste, c'est : comment réellement ça
s'est constitué. Je demanderais à rencontrer F :
vous ne dites pas que vous m'avez vu.»
► ►►
18. Cf. pp. 131-132
19. Le statut de dominant est ici très relatif :
l'anthropologue est dominant par rapport à l'étudiante
parce qu'il est professeur d'université ;
salarié de l'AGEFIPH, sa position s'affaiblit.
120
Ces malentendus signalent l'incertitude de
l'étudiant qui n'a pas nécessairement bien
«négocié» l'entretien18 et ils peuvent rendre son
contenu difficilement utilisable car ils empêc
hent l'enquêteur de maîtriser l'interaction. Le
professeur prend une position qui n'est pas celle
de l'acteur et ses représentations en tant
qu'acteur ne peuvent être qu'induites et suppos
ées.La domination intellectuelle peut parfois
prendre la forme de la connivence et de la proxi
mité: sachant ce que signifie un travail universi
taire
(et surtout montrant qu'ils le savent), cer
tains
peuvent fournir des contacts pour
prolonger l'enquête ou bien adapter leur dis
cours à ce qu'ils se représentent de la recherche.
Au-delà de cette transformation dans la
situation d'entretien, on peut se demander si ce
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n'est pas d'abord l'enquêteur qui soit négocie
mal l'entretien, soit camoufle la relation
d'entretien parce qu'il anticipe les risques d'une
situation ambiguë. Ainsi était-il très délicat à
l'une d'entre nous de s'entretenir avec un
anthropologue (connu dans le domaine du han
dicap)19
à propos de l'AGEFIPH, étant donné
que ce dernier était également salarié du fonds.
Elle a donc choisi de ne pas évoquer l'identité
universitaire de cette personne ; il s'est créé une
sorte d'entente tacite sur le statut de cet entre
tien. On peut interpréter cette anticipation
comme l'incorporation de la domination, au
sens où l'étudiante n'a pas osé s'imposer en tant
qu'enquêteur.
Quand l'entretien se transforme en discussion
( enquêtes : deux salariés de l'AGEFIPH,
anciens chercheurs au Centre d'étude
«de référence» en matière de handicap) :
l'enquêtrice n'hésite pas à s'engager dans
la conversation et à énoncer des jugements
de valeur :
RI :« Je pense que les fondations, les associations
vivent dans la dépendance de leur (...) clientèle, si
j'ose dire, donc leur donner l'autonomie, c'est leur
faire perdre cette autorité.
Q : Ça va contre leur auto-reproduction.
RI : Oui, oui, oui
R2 : Surtout que les très grandes associations, ce
sont les associations de parents (...) des associa
tions
qui tiennent à avoir la tutelle, la maîtrise de
leurs handicapés.
Q : C'est vrai qu 'avant de savoir qui était représenté
au conseil d'administration, j'ai été surprise de voir
l'UNAPEI, je pensais voir des associations revendi
catrices par rapporta l'insertion des handicapés...»
En revanche, la position d'étudiant-socio
logue
peut se révéler difficile à tenir devant des
agents n'ayant aucune communauté d'intérêts
avec le monde intellectuel. Face aux chefs
d'entreprise, qui aiment à s'auto-qualifier de
«seuls productifs» et à dévaloriser l'activité
intellectuelle, l'étudiant se retrouve dans une
situation de dominé, fondée cette fois sur le
mépris et l'illégitimité proclamée de sa position.
I
R
Un chef d'entreprise à une étudiante :
«Vous êtes étudiante et vous travaillerez j'espère
bientôt, et bien, [...] ilfaut savoir que dans unepetite
entreprise comme la nôtre, faut savoir tout faire. »
L'activité intellectuelle est d'autant plus
déconsidérée qu'elle n'est pas rémunératrice,
travers encore aggravé dans le cas d'étudiants.
Lorsque deux principes de classement s'affron
tent
ainsi, c'est celui de l'étudiant qui prend le
caractère de l'illégitimité. Par exemple, un entre
tienavec un chef d'entreprise s'est transformé en
entretien d'embauché, l'enquêté redéfinissant la
situation à son avantage en interrogeant
l'enquêteur sur sa formation et ses expériences
professionnelles : l'entretien change donc de
sens et la situation ainsi redéfinie rend à
l'enquêté sa place dominante dans l'interaction.
Mais cet écart peut se révéler minimisé, du
fait de la position même de l'enquêté. Ainsi,
participer à des commissions d'experts et être
vice-présidente d'un club de réflexion
n'empêche pas une enquêtée de se sentir inte
l ectuellement
dominée dans le milieu qu'elle
fréquente et, par ricochet, d'être mal à l'aise
face à l'étudiante qui l'interroge.
- R. : (...) C'est comme ça que je suis arrivée dans
l'association. Et puis, au début, j'avoue que je suis
quelqu'un qui ne suis pas très théoricienne, donc
c'étaient de très longs discours, de très longs
palabres, des avis toujours fondés, des professeurs
Ruffteux, Bergier. C'étaient d'éminents spécialistes
qui aimaient s 'écouter parler et qui aimaient parler.
Alors j'étais un petit peu, pas étonnée disons, mais
un peu craintive par rapport au rôle que je pourrais
jouer dans ces Rencontres suisses (...)
- Q. ; Est-ce que ça (votre travail en commission)
représente une charge importante pour vous ?
- R. : Non, je peux dire, je ne vais pas non préparée
aux séances, chacun essaie quand même d'apport
er
quelque chose, mais on a en général affaire à
des experts dans les domaines que nous traitons
(...). Donc là, ce sont en général des experts qui
s'expriment, et ça se passe à un haut niveau. Moi,
je participe, mais je ne peux pas donner un avis
d'experte en la matière.»
121
О
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I
R
Incertitude et intimidation
A ces décalages de position s'ajoutent
d'autres éléments, qui semblent plus psycholo
giques, mais qui sont des manifestations
sociales. Nous avons tous les quatre été «intimi
dés»,
nous avons eu l'impression de ne pas «être
à la hauteur». Cette tension au moment de
pénétrer dans le bureau ou dans le domicile de
l'enquêté rendait l'entretien difficile, du moins
à ses débuts.
Ces «symptômes» psychologiques ont aussi
une explication sociale : d'abord, l'étudiant
mesure psychologiquement, et presque physi
quement,
la force des contraintes sociales20. En
même temps, ce stress, qu'on apprend peu à peu
à combattre, au moins par la multiplication des
expériences d'entretien, est socialement signifi
catif.Il montre la force des pré-classements
sociaux : le sociologue débutant ne peut que
reprendre les sentiments communs envers les
personnes «imposantes», celles qu'il convient
de respecter. En ce sens, le succès d'un entre
tienréside en partie dans la capacité de l'enquê
teur
à combattre son stress en objectivant
l'interlocuteur, c'est-à-dire en explicitant les
fondements de sa domination.
► ►►
20. Comme les contraintes sociales s'inscrivent sur
le corps, par l'intermédiaire des rites d'initiation,
dans les sociétés primitives. Cf. Pierre Clastres, La Société
contre l'État, Paris, Minuit, 1974.
21. Nous avons en effet mené par ailleurs des entretiens
avec des lycéens de LEP ou des membres de la Jeunesse
communiste relégués dans des filières scolaires
dévalorisées ou occupant déjà des postes de travail,
ainsi qu'avec les employés d'un hôpital.
22. Pour une réflexion sur la difficulté à obtenir
des dominants un discours privé, voir p.131.
23. Lors d'une rencontre avec un conseiller d'État,
la secrétaire a présenté l'étudiant-sociologue
comme auditeur au Conseil d'État.
122
L'intimidation n'est bien sûr pas exclusive
des relations d'entretien avec des dominants.
La rencontre avec des agents appartenant à des
catégories sociales fragilisées21 crée elle aussi
des difficultés : dans les deux cas, assumer son
statut d'enquêteur provoque un malaise, plus
lié à une intimidation face à des statuts valorisés
socialement dans un cas, à une gêne provoquée
par une intrusion plus directe dans la vie privée
dans l'autre.22
L'exercice de la domination symbolique
Les positions respectives de l'interviewer et
de l'interviewé déterminent le type de relations
qui va s'établir entre eux et le déroulement de
l'interaction proprement dite. Il est indispen
sable
d'examiner les différentes étapes de
l'interaction pour préciser en quoi le sociologue
О
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R
R
n'est pas en position de force lorsqu'il ren que les seconds ne perçoivent pas cette pratique
contre
des dominants professionnalisés.
comme faisant partie de leur fonction. Par
exemple, il a été extrêmement facile de rencont
Les «préludes» et leurs enjeux
rer
l'ancien directeur de cabinet du ministre de
l'Éducation nationale, aujourd'hui conseiller
L'entretien proprement dit n'est que le
d'État, alors qu'obtenir un entretien avec des
centre d'un travail, qui comprend aussi un
agents administratifs (chefs de bureau, sousensemble de préparatifs, ainsi que des efforts
directeurs...) a été totalement impossible mal
postérieurs d'interprétation et de contrôle.
gré de nombreuses tentatives. Cette précision
La prise de contact rend possible les pre
n'annule pas les remarques précédentes et elle
mières
manifestations de la domination exercée
montre une caractéristique des agents domin
par les enquêtes : la plupart du temps, un appel
ants en fonction : leur facilité à élaborer un dis
téléphonique ou une lettre ne suffisent pas et il
cours public.
faut «relancer» plusieurs fois l'interlocuteur ; il
L'entrée en contact avec nos enquêtes s'est
faut passer le «barrage» des secrétaires et le fi
donc révélée une des phases difficiles du travail
ltrage
des appels... Autant de petits éléments
d'entretien. Manquant de relations dans des
pratiques, qui contribuent déjà à en imposer. Le
milieux sociaux diversifiés ou acquis lors
choix entre le courrier et l'appel téléphonique
d'enquêtes antérieures, nous n'avons pas réussi
ne s'effectue d'ailleurs pas par hasard. C'est par
lettre qu'on sollicitait des agents «particulièr à joindre les interlocuteurs par le biais d'intro
ducteurs. Il faut en effet distinguer les interméd
ement»
dominants une audition23, alors que la
iairesinstitutionnels, s'imposant à nous, des
médiation écrite ne semblait pas nécessaire
intermédiaires réellement choisis. Dans les
pour atteindre des personnes moins reconnues.
organisations représentatives (qui sont déjà
La rencontre avec des chercheurs en sciences de
elles-mêmes des médiations), le choix de
l'éducation se négociait par un simple appel,
l'enquêté est souvent effectué par les perman
alors que c'était par lettre qu'on adressait une
ents. Sur un autre plan la prégnance des hié
demande d'interview à un conseiller d'État.
rarchies
au sein des institutions nécessite de
Le plus souvent, il est impossible pour l'étupasser par des intermédiaires, tels les secrét
diant-sociologue d'atteindre directement par
aires, les collaborateurs... Nous avons bien
cette voie l'agent pertinent ; il est contraint de
essayé d'accéder aux enquêtes par ce second
recourir aux instances de représentation et de
moyen, mais ces tentatives n'ont pas abouti :
suivre les voies officielles et hiérarchiques pour
l'une d'entre nous cherchait à atteindre le direc
approcher la personne qu'il cherche à joindre.
teurde l'AGEFTPH par l'intermédiaire d'une
On a donc affaire au personnel qui entoure les
relation qui l'introduisit auprès d'une salariée
occupants de postes «importants», et qui est
du fonds mutualisateur, membre du comité de
d'ailleurs une des marques et une des manifes
direction. Elle fut fraîchement reçue par cette
tationsde cette «importance». Ces collabora
personne, qui refusa par deux fois un entretien ;
teurs
renvoient parfois à des échelons hiérar puis on lui fit savoir que la démarche officieuse,
chiques moins élevés, ce qui accroît la difficulté
parallèle à la demande officielle d'entretien,
de rencontrer des agents dominants.
n'avait pas été appréciée. Deux lettres success
Et pourtant, il peut être plus aisé de rencont
ives,dont l'une accompagnée d'une recom
rer
des agents dominants que des «inférieurs»
mandation
du directeur de recherche, ne per
hiérarchiques : les premiers sont plus dispo mirent
d'atteindre qu'un responsable du
nibles et habitués à donner leur parole et expr service... trop récemment arrivé dans cet orga
imerce qu'ils sont et ce qu'ils représentent, alors
nisme pour répondre aux questions. Ces
123
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échecs, qui, somme toute, n'ont rien d'excep
tionnelet pourraient être rencontrés aussi bien
par des sociologues professionnels, ont ten
dance
à renforcer l'impression de supériorité
des interviewés. Décrocher un entretien est
alors perçu comme une réussite.
Préparer l'entretien ?
► ►►
24. Les agents «reconnus» dans l'espace étudié nous
intéressent autant que les «marginaux», c'est-à-dire
ceux qui sont exclus du champ (volontairement ou non).
25. Cette expression repose bien entendu sur une vision
très restrictive de l'entretien, notamment sur celle
du débutant qui recherche une «productivité» immédiate
du matériau et qui n'envisage pas de ne pas maîtriser
le déroulement de l'interaction. Un entretien jugé raté
pourra être d'autant mieux exploité que le chercheur
sera plus expérimenté dans la méthode.
26. Le Who's Who est justement destiné à
«impressionner», par la mise en avant de la famille,
l'accumulation des titres scolaires puis professionnels,
la proximité à la «décision». N'oublions pas que les notes
sont le fait des intéressés eux-mêmes : sur ce problème,
voir Annie Collovald, «Identités stratégiques», Actes de
la recherche en sciences sociales, n°73, juin 1988, pp.29-40.
27. Le fait que l'enquêteur soit invité à s'asseoir
dans le siège du visiteur, toujours plus petit que celui
de l'enquêté, inscrit matériellement la domination.
124
La préparation de l'entretien apparaît
comme une nécessité. Ce sont en effet les
acteurs pertinents que l'enquêteur veut rencont
rer.
Cela nécessite donc un travail préalable de
repérage, c'est-à-dire de sélection de ceux qui,
de par leur position et leur trajectoire, nous per
mettent
d'éclairer notre objet de recherche24.
Cette préparation revient à prendre connais
sancedes caractéristiques sociales et profes
sionnelles
de ceux avec qui l'on s'entretient. Ce
travail semble d'autant plus indispensable que
pour mener un «bon entretien»25, il nous faut
situer l'enquêté dans ses différents espaces
d'appartenance, afin de poser les questions qui
nous semblent pertinentes, notamment celles
qui font appel à différents éléments biogra
phiques (mandats, participation à des conseils
d'administration, militantisme...), et non pas au
seul titre auquel on les rencontre. Cela évite
aussi de poser des questions «délicates» sur la
position des agents dans l'espace social, au
risque toutefois de manquer leur propre dis
cours sur cette position. Cette tâche se trouve
facilitée pour les agents dominants, dont les
principaux titres et propriétés sont rendus
publics dans des articles de la presse spécialisée,
des annuaires biographiques (surtout le Who's
Who, et le Bérard-Quélin pour les hauts-fonc
tionnaires), qui sont autant d'instruments de
travail permettant le repérage des origines
sociales et des trajectoires socio-professionn
elles
des agents à rencontrer. Le rassemble
ment
de ces renseignements permet surtout
d'anticiper la situation d'entretien et de se pré
parer à la rencontre avec un agent détenteur
«d'impressionnantes» ressources26. Mais ce tra
vail de préparation peut mener à des erreurs,
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des fausses pistes : ce fut le cas par exemple pour
un magistrat administratif, ancienne respon
sablede la mission «Handicapés» au ministère
du Travail : ses propriétés sociales (son nom, sa
trajectoire, celle de son époux...) anticipées
contrastèrent avec la simplicité de son accueil.
Les notices biographiques doivent ainsi être
utilisées avec précaution, et en se rappelant
constamment qu'elles sont situées dans un
espace social et un champ particuliers. Elles
construisent en outre pour le sociologue une
représentation du dominant, souvent conforme
à celle qu'il s'était faite avant même la prépara
tion
de l'entretien.
Ainsi la possibilité de préparer l'entretien à
partir de documents officiels et de l'anticiper
est-elle une des spécificités de l'interaction
sociologique avec des dominants, et une des
manifestations de cette domination symbol
ique, en ce qu'ils parviennent à imposer
d'avance la vision que les interlocuteurs ont
donnent d'eux-mêmes. La domination réside
peut-être d'abord dans cette capacité d'impo
ser
une représentation «imposante» et «impres
sionnante»
d'eux-mêmes.
Mimétisme et auto-contrôle
Avantmême le début de l'entretien se fixe le
rapport de domination entre interviewer et
interviewé. De multiples signes indiquent que
l'enquêté est en situation de force et que l'étudiant-sociologue se doit de faire preuve d'humil
ité
; toutes les manifestations «extérieures» de
la domination fonctionnent comme un code qui
s'adresserait directement à l'interlocuteur, sans
même passer par sa conscience.
Ainsi des espaces où se déroule l'entretien :
la plupart des interactions ont eu lieu dans les
locaux où les enquêtes exercent leur activité
professionnelle ; comme ceux-ci pratiquent le
plus souvent des métiers socialement «presti
gieux», leurs bureaux ou les salles de réunion
où ils recevaient le chercheur étaient souvent
spacieux, confortables, élégants... : un tel luxe
I
R
impressionne l'enquêteur, du moins celui qui
n'a pas l'habitude de fréquenter de tels espaces
«sociaux». Ce fut le cas par exemple quand
l'étudiant entra dans le bureau d'un conseiller
d'État, une pièce immense et vide à l'exception
de quelques superbes tables et fauteuils du
mobilier national, et dont les fenêtres don
naient sur les jardins du Palais-Royal. La salle
de conférence d'une grande entreprise donna
le même type de sentiment, celui d'une gêne ou
d'un malaise, nés de la rencontre fortuite de
deux agents n'évoluant pas dans les mêmes
espaces sociaux (au propre comme au
figuré)27. Le problème est que cet écart entre
les positions sociales est de l'ordre de la per
ception
ou de la sensation ; le chercheur doit
alors réaliser un travail important sur lui-même
pour «objectiver» le lieu et lui donner une
consistance sociologique : cette conversion du
sentiment et de l'impression de grandeur et de
prestige en objet sociologiquement construit
permet au sociologue de reprendre en partie le
contrôle de la situation.
En même temps, et après réflexion, nous
nous sommes rendu compte que ces manières
de vivre et de présenter l'espace n'étaient pas
uniformes parmi les agents rencontrés. La dif
férence
est très importante entre ces femmes,
professeur de lycée, écrivain, responsable
d'association politico-culturelle, qui reçoivent
chez elles ou dans des lieux publics, et ce profes
seurd'histoire à l'École polytechnique de
Zurich ou ce rédacteur en chef du grand quoti
diensuisse alémanique Neue Ziircher Zeitung,
installés dans des pièces plus spacieuses, plus
personnalisées, meublées avec des fauteuils de
cuir ou de bois ancien.
A contrario, on peut se rendre compte de
cette violence symbolique en donnant
l'exemple de ces agents qui ont reçu l'enquê
teur
chez eux, avec décontraction et sans utili
serleur «arsenal symbolique» : l'étudiant ren
contrait
ainsi ses interviewés dans des situations
différentes, où leur position professionnelle
125
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R
n'était plus celle qui était exclusivement mise en
avant. Ainsi pour l'une d'entre nous, reçue chez
un ancien membre du conseil d'administration
de l'AGEFIPH, aujourd'hui à la retraite,
d'autres dimensions de l'interlocuteur se sont
manifestées : celles du mari, du grand-père, du
passionné d'égyptologie. On voit bien, alors,
que cette «intimidation par l'espace» est issue
du prestige de la profession occupée, c'est-àdire de sa légitimité symbolique. L'espace géo
graphique
de l'entretien reprend alors, pour le
rejouer, l'espace social et symbolique des posi
tions des interlocuteurs.
► ►►
28. Ces exemples sont volontairement triviaux du fait
que c'est cette trivialité même qui permet de ne pas entrer
dans le «jeu» de la domination et de prendre
de la distance avec les «outils» symboliques mis en œuvre
par l'interviewé.
29. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, « Pratiques
d'enquête dans l'aristocratie et la grande bourgeoisie»,
Genèses, 3 mars 1991, p. 127.
30. Ou dont on croit qu'elle peut faire illusion.
31. Cf. E. Goffman : «Une seule fausse note peut
provoquer une rupture de ton qui affecte la représentation
tout entière», ha Mise en scène de la ie quotidienne,
op. cit., p. 55.
32. Dans un autre contexte, Gérard Mauger parle
de «l'illusion de faire illusion» , in «Enquêter en milieu
populaire», op. cit., pp. 128-129.
33. Il nous a été très difficile de choisir des extraits
d'entretien montrant clairement la domination exercée
par les interviewés, car c'est à travers l'entretien
dans sa globalité et rarement par des mots ou des phrases
que se manifeste la domination.
34. En cela, la «professionnalité» des agents dominants
rencontrés perd sa spécificité.
126
La domination ne se manifeste pas unique
ment
dans les espaces de l'entretien, mais aussi
dans les vêtements, la tenue corporelle, les
manières de parler ; là aussi, ce sont des signes
de domination que l'interlocuteur reçoit, qu'il
ressent, mais qu'il ne peut guère expliquer.
Encore une fois, la solution pour combler le
plus possible ce fossé entre les positions sociales
consiste à «objectiver» l'agent interviewé, en
détaillant sa tenue vestimentaire (quel est
le tissu de sa cravate, la couleur de son cos
tume ?...) ou son maintien corporel (croiset-il toujours les jambes ? joue-t-il avec ses
mains ?...)28. Surtout, cette observation joue un
grand rôle dans l'analyse qu'on pourra faire
ensuite de l'entretien. L'observation fait donc
partie de l'enquête, autant que l'écoute des
informations apportées par l'enquêté.
Une autre attitude adoptée par le chercheur
consiste à minimiser la distance sociale qu'il res
sent entre lui et son interlocuteur. Il s'agit de
«paraître aussi proche que possible d'un univers
dont on est loin», comme l'écrivent M. Pinçon et
M. Pinçon-Chariot29. S'ajoute alors à la défé
rence le mimétisme : on se construit une
«façade» qui puisse «faire illusion»30. Dans ce
cas, le principal danger que redoute l'étudiant
est la «fausse note» qui empêche l'interlocuteur
de croire à la «façade» construite31 et qui rend
soudain explicite et évidente une distance
sociale que l'on s'efforce d'oublier et de faire
о
I
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oublier. Par exemple, l'enquêteur, qui n'a pas
l'habitude de porter une cravate, ignorait, un
peu naïvement, si elle était indispensable pour
une visite au Conseil économique et social ; de
même, l'enquêtrice a eu droit à quelques obser
vations de la part d'un chef d'entreprise qui
voyait d'un mauvais œil son pull-over à col roulé.
La probabilité de la «gaffe» montre combien
cette tentative de minimisation des distances
sociales est illusoire32.
I
R
Un chercheur dans le champ du handicap
(à la fin de l'entretien, l'enquêté s'érige en juge
du déroulement de l'entretien)
«Quelle est vraiment la nature de ce que vous cher
chez "ill y a des problèmes qui sont des problèmes
internes, à la limite, je ne vois pas l'intérêt... Et puis
il y a des problèmes sur la politique générale, sur
l'impact. Ce sont des problèmes de deux ordres dif
férents.
La cohérence générale ne m 'apparaîtpas...
Ну a des questions pour lesquelles je trouve un peu
délicat de répondre, d'ailleurs on est allé assez loin
dans l'analyse institutionnelle.»
Une interaction inversée
Au cours de l'entretien proprement dit,
c'est-à-dire dans l'échange linguistique entre
les deux interlocuteurs, les manifestations de la
position dominante de l'interviewer sont nomb
reuses
: compte tenu des «agressions» symbol
iquesqu'il a parfois subies, l'enquêteur est déjà
dans un état de faiblesse. Dans ces conditions,
l'enquêté est mieux à même d'imposer sa
propre conception de l'entretien en fonction de
la représentation qu'il s'en fait et de la pratique
qu'il en a : il peut ainsi diriger la discussion en
choisissant l'ordre des sujets ou en contraignant
l'attitude de l'interviewer.
Deux délégués de syndicats patronaux prennent
d'emblée la maîtrise du déroulement de
l'entretien et se donnent ainsi les moyens
d'imposer leurs propres conceptions du monde : й
«II y a deux solutions : ou vous me posez des ques
tions et je vous réponds avec une liste et on peut
oublier des choses, ou alors je vous explique, parce
qu'il y a une méthodologie d'explication, il y a une
logique du mouvement et après vous me posez des
questions, s'il y a des choses que vous n'avez pas
pigées ou s' il y a des trous.»
«On peut peut-être commencer par le commence
ment
(...) Attendez, comment on pourrait bâtir un
peu le plan de notre entretien pour que je vous dise
à peu près ce qui est utile, j'y ai pas eu le temps, bon,
qu'est-ce que je pourrais vous dire sur... Je vais
quand même vous parler, avant d'entrer dans le
problème, je vais un petit peu vous parler de la
structure de notre organisation parce que, par un
autre biais, on va être amené à y revenir.»
Ce type de réactions représente les manif
estations
les plus brutales possibles de la
domination de l'enquêteur ; jamais, aupara
vant,la domination n'était véritablement
exprimée ; ici, elle est plus que symbolique
parce qu'elle ose se dire. En même temps, si
elle s'impose de cette manière, c'est qu'elle est
moins assurée. On peut risquer l'hypothèse
que les «dominants des dominants» n'ont pas
besoin d'exprimer ainsi cette domination, tant
elle se lit dans les à-côtés ; le discours des
agents pourrait alors être défini comme «mond
ain»34,
c'est-à-dire intégrant les règles
de bienséance, de politesse et d'hypocrisie,
qui conduisent à cacher la domination dans le
discours.
Le rédacteur en chef du Neue Ziircher Zeitung
(un grand quotidien national affilié au puissant
parti radical) : quand le statut de dominant se
marque par la mise en avant de ses relations et
de ses compétences
- Q. : Est-ce que vous étiez spécialisé dans le
domaine de la politique étrangère, dans votre activi
té
dejournaliste vous avez aussi traité ces thèmes-là ?
-R. : Oui, j'ai été vingt ans, vingt-cinq ans, j'ai traité
les sujets de la politique étrangère. Je suis membre
depuis plus de vingt ans de la Société suisse pour la
politique étrangère, fondée du reste par mon pré
décesseur,
Bratcher, en 1967-1968. M. Bratcher a
été du reste pendant longtemps membre du Parle
mentet président de la Commission de la politique
étrangère du Conseil national.
- Q. : Et ça réunissait qui, cette Société ?
127
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I
R
- R. : Oh! Aujourd'hui elle est présidée par
l'ancien Secrétaire d'État Probst, elle a quelques
centaines de membres dans toute la Suisse. Là
aussi, je me suis toujours intéressé aux questions
de la politique étrangère. Comme rédacteur, c'était
dans ma nouvelle fonction, j'ai écrit et analysé le
processus de la Conférence de sécurité en Europe,
surtout dans la phase de Madrid. J'ai pratique
ment
connu là tout le personnel de la politique
étrangère du Conseilfédéral.
Par ailleurs, ces agents, habitués à donner à
leur parole un caractère public, ont pour but
de transmettre une certaine image de leur
fonction, de leurs activités et de leurs respons
abilités. Ils produisent ainsi un discours de
représentation d'eux-mêmes qui prend la
forme du didactisme. L'habitude du discours
public, de l'entretien, les conduit à produire
une parole constamment contrôlée, qui ne
dérape pas et qui dit ce qu'ils représentent plu
tôt que ce qu'ils sont. L'inégalité de l'échange
est tel que l'étudiant n'ose pas vraiment inte
rrompre
des propos trop généraux et qu'il
mesure mal la portée de certaines questions.
Le discours oral des interlocuteurs est donc
un des moyens que ceux-ci possèdent pour
imposer à l'enquêteur leur domination. Tout
cet arsenal symbolique utilisé, pas toujours
consciemment par les dominants interrogés,
contraint l'étudiant-sociologue à un lourd tra
vail d'«objectivation» s'il veut dépasser le
stade de la déférence et construire réellement
un entretien sociologique digne de ce nom.
Un discours professionnel ?
► ►►
35. M. Pinçon et M. Pinçon-Chariot, « Pratiques d'enquête
dans l'aristocratie et la grande bourgeoisie», Genèses, 3
mars 1991, p. 127, op. cit., p. 120.
128
C'est moins en tant que dominants en génér
al
qu'en tant que dominants «professionnalisés» que nous avons rencontrés nos interlocu
teurs.
Cette caractéristique, la seule commune
à tous nos entretiens, induit de nombreuses
conséquences sur le déroulement de l'interac
tion.
On en retiendra deux : la difficulté
d'obtenir un discours sur les pratiques profes
sionnelles
d'une part, la question de la distinc-
о
I
R
tion entre domaine public et domaine privé
d'autre part.
Du rôle aux pratiques professionnelles
Les interviewés ont pour la plupart refusé
d'expliquer à l'enquêteur quel était concrète
ment
leur travail quotidien. Ils préfèrent se réfu
gier derrière de grands discours généraux et
usent d'une parole de représentants, se mettent
eux-mêmes en scène en tant que professionnels.
Ils insistent donc sur les aspects formels ou inst
itutionnels
de leur métier. Par exemple, ils ont pu
parler longuement des objectifs de telle loi et de
leur position institutionnelle sans expliquer
comment le texte de la loi a été élaboré sur un
plan pratique. Le travail de l'enquêteur est
d'amener son interlocuteur à expliciter com
ment il fait et quelles techniques il emploie.
Un conseiller d'État explique comment se fait
un projet de loi
I
R
vent. C'est le cas de la responsable de la mis
sion «Handicapés», interrogée à son domicile
sur son action professionnelle passée, notam
mentlorsqu'elle évoque les conditions de
négociation du projet de loi sur l'insertion pro
fessionnelle
des personnes handicapées.
Une ancienne responsable de la mission
«Handicapés»
- On avait des réunions régulières avec le CNPF,
nous avions eu l'impression que ça passait, et
puis c'est au moment du passage au Parlement
que, tout à coup, notamment G. a dit «c'est pas
possible !» Il recevait des coups de téléphone (des
adhérents), Séguin me téléphonait le soir en me
disant : «c'est pas possible ! Il faut changer cette
loi IMoi, G. je l'ai de 7 h. du matin à minuit. C'est
pas possible, Ну a des choses qui ne vontpas dans
votre projet de loi !» Alors on a lâché beaucoup,
ça a été véritablement des négociations de mar
chands de tapis. »
- «Faire un texte n'est pas la chose la plus difficile
quand on a la technique d'un texte législatif (...)
On n'a rien inventé, on s'est contenté de mettre en
forme de hiérarchiser et de discuter. »
Comment expliquer la difficulté d'obtenir
un discours sur ces pratiques ? Comment
expliquer que le travail quotidien soit de
l'ordre de l'indicible ?
Atteindre le niveau des pratiques est consti
tutifdu travail sociologique ; d'une part parce
que l'analyse ne peut se contenter d'une
approche en termes d'organisation et de déci
sion et qu'elle doit s'interroger sur les réalités
«à ras de terre» ; ensuite parce que les ques
tions concernant les savoir-faire quotidiens
permettent de «dépouiller» le dominant de
son prestige social et de démystifier ses fonc
tions : pour ce qui est de notre public, la supér
iorité sociale est en effet largement détermi
née
par son rôle professionnel. Les personnes
acceptent de répondre à ces questions à partir
du moment où elles sont détachées du rôle
pour lequel on les interviewe, soit qu'elles
n'exercent plus la fonction pour laquelle on les
rencontre, soit qu'elles prennent, du fait de
leur capital social, de la distance par rapport à
leur rôle professionnel et qu'elles
D'abord, les agents rencontrés tiraient une
grande partie de leurs ressources sociales de
leur activité professionnelle ; ils n'étaient donc
pas comparables à ces agents décrits par M.
Pinçon et M. Pinçon-Chariot, qui possédaient
«une accumulation exceptionnelle de capi
taux, sous toutes les formes possibles, qui rend
la position sociale irréductible à la position
occupée dans le système productif»35. Ainsi, le
rôle professionnel, et les pratiques qui en
découlaient, faisaient partie et contribuaient
même à la construction de leur position de
dominant. Par conséquent, poser des ques
tions non plus sur leur rôle professionnel mais
sur leurs pratiques professionnelles revenait à
remettre en question leur identité de domin
ant. Celle-ci repose en effet sur une magie
sociale qu'on peut réussir à démystifier, sur
tout par des questions triviales, qui montrent à
l'interlocuteur la possibilité d'exprimer sim129
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plement ce qui apparaît comme «impression
nant».
Ces investigations amorcent un travail
d'objectivation qui tend à fragiliser les fonde
ments de la domination.
Mais la raison principale de ce silence est
probablement à trouver dans le fait que ce
savoir-faire quotidien est incorporé et donc
inexprimable ; pour reprendre une analyse de
Giddens, on pourrait distinguer «conscience
pratique» et «conscience discursive» : la plu
part des règles engagées dans la production et
la reproduction des pratiques sociales sont
connues et utilisées tacitement par les acteurs :
ils savent «comment faire sans nécessairement
savoir comment dire ce qu'ils font»36. En cela,
«nos» dominants ne se distinguent pas des
dominés qu'ils dirigent pourtant.
Domaine public, domaine privé
► ►►
36. Antony Giddens, La Constitution de la Société, Paris,
PUF, 1987, p. 72.
37. Ce problème pose la question de l'identité de ces
agents : se représentent-ils d'abord comme professionnels
ou comme personnes privées, dont le rôle professionnel
est complémentaire ? le rapport au «je» est extrêmement
instructif à ce propos : ce sont les agents les plus
dominants qui emploient la première personne du
singulier, parce qu'ils ont incorporé leurs fonctions
publiques et qu'ils se les sont appropriées. Dans ce cas, la
distinction entre la sphère privée et la sphère publique est
extrêmement lâche et ne pose pas vraiment de problèmes.
38. Nous remercions chaleureusement Claudine Renaud
pour nous avoir communiqué ses entretiens et ses notes de
terrain.
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L'entretien avec des dominants professionnalisés pose un autre problème, bien plus diffi
cile à résoudre : la répugnance des interlocu
teurs
à déborder le cadre professionnel37. Le
sociologue ne peut pas se contenter d'informat
ions,
de données institutionnelles ; il lui faut
reconstruire les positions de l'agent à l'inté
rieur des différents espaces sociaux dans les
quels il se meut. Cette opération nécessite des
questions sur l'âge, l'origine sociale, la trajec
toiresocio-professionnelle... Ce déplacement
de l'intérêt est très difficile à faire comprendre :
les interviewés ne comprennent pas la nécess
ité
d'évoquer des aspects dont ils ont l'impres
sion
qu'ils ne sont pas liés à leur travail ; le plus
souvent, l'interlocuteur se plaint de l'indiscré
tion
de l'interviewer.
La cogérante d'une société française de
perception de droits des artistes interprètes :
- Q. : Je peux vous demander votre date de nais
sance ?
-R: (rires) Ça vous sert à quoi ?
(-Q-)
- Q. : Et du militantisme politique ?
- R. :Je vous trouve extrêmement indiscrète^.
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Un conseiller d'État, ancien directeur de
cabinet du ministre de l'Éducation nationale :
- Q. : J'aurais d'abord voulu savoir comment vous
étiez arrivés au ministère de l'Éducation nationale
(interruption due à un appel téléphonique)
- R. : Vous avez commencé par une question per
sonnelle,
vous êtes indiscret (avec un petit rire).
En fait nos interlocuteurs, se présentant soit
comme représentants d'un groupe, soit comme
représentants de leur identité professionnelle,
vivent ces questions comme illégitimes. Ils ne
comprennent pas ce qu'ils considèrent comme
une intrusion de l'enquêteur dans leur sphère
privée ou, au contraire, ils soupçonnent les
risques d'une telle incursion. De plus, cette
recherche de renseignements personnels va à
rencontre de la vulgate, souvent développée
par les dominants, selon laquelle la trajectoire
sociale est faite de choix et que le hasard et le
libre-arbitre ont plus de pouvoir que les déter
minations
sociales. En les interrogeant sur leur
passé social, on les contraint à «s'objectiver», à
produire un discours sociologique sur euxmêmes, même si c'est un travail qui ne leur est
pas forcément étranger. Les agents qui possè
dent des ressources sociales et intellectuelles
peuvent de ce fait plus aisément d'une part
prendre de la distance par rapport à leur rôle
professionnel, d'autre part élaborer une
réflexion : ils disposent de plus d'outils permett
ant
ce type d'auto-analyse. Cela ne veut pas
dire qu'ils la pratiquent. On peut supposer que
cette démarche est l'objet d'un travail indivi
duelqui refuse d'être partagé, du moins avec
des interlocuteurs étrangers au milieu dans
lequel ils évoluent. D'autant que pour certains,
cette entreprise démystifiante est, comme nous
l'avons montré, inacceptable. Cela est à rappro
cherde la communication aux intéressés des
résultats de l'enquête : l'analyse sociologique
de soi-même semble difficilement acceptable
par tout le monde, y compris par ceux dont le
métier est d'analyser les autres. C'est lorsque le
sentiment de supériorité sociale est fondé sur
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des constructions symboliques, que l'enquêteur
a justement pour rôle de questionner, qu'un
malaise se développe.
La négociation
Cette difficulté tient en partie à la présenta
tion
qui est faite des buts de l'entretien lorsqu'il
s'agit de l'obtenir. La négociation repose en
quelque sorte sur le contrat que l'enquêteur
cherche à rencontrer des agents en tant que
professionnels. A l'inverse, pour leur travail sur
l'aristocratie, M. Pinçon et M. Pinçon-Chariot
avaient expliqué aux enquêtes que leur
recherche portait sur leur biographie et leur vie
privée ; les interlocuteurs savaient donc qu'ils
seraient amenés à évoquer principalement les
éléments identitaires non professionnels. Au
contraire, dans notre cas, les agents acceptent
de répondre à l'enquêteur au nom de leur com
pétence
spécifique et l'entretien est perçu
comme une demande d'informations sur le
milieu professionnel qu'ils représentent.
Doit-on alors modifier «l'exposé des motifs»
en conséquence ? Le problème est que le fait de
s'adresser aux enquêtes en réclamant leur com
pétence
spécifique permet de s'assurer une
réponse positive à la demande d'entretien. Il
s'agit en quelque sorte de «ruser», de passer
«par la bande», même si cette procédure peut
apparaître comme un peu malhonnête. Se
déroule ensuite un travail de renégociation
informelle, tout au long de l'entretien, de la
situation. Cela présente bien entendu de grands
désavantages : ainsi, l'enquêté peut avoir
l'impression que l'enquêteur ne sait pas ce qu'il
veut, qu'il louvoie.
Cette inadéquation des attentes est aussi due
aux spécificités d'une enquête de DEA : maxi
miser les chances d'obtenir une réponse posi
tive à la demande d'entretien est impératif. On
retrouve ici les contraintes objectives qui entou
rent
l'étudiant de DEA. Il a en effet un an pour
réaliser une enquête sur un sujet qui ne lui est
pas familier ; de ce fait, l'enquêteur ne peut se
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permettre d'accumuler les refus d'entretien et il
doit ainsi, lors de la négociation, faire en sorte
que sa demande soit acceptée, même en cachant
la motivation principale de la rencontre.
A travers cet article, nous avons essayé de
restituer notre expérience, acquise par une
année d'enquête et une soixantaine d'entre
tiens
à nous quatre. La réflexion qui en ressort
ne peut aboutir à des recommandations ou à
des conseils formels. Il s'agit plutôt d'ouvrir des
pistes aux débutants qui s'engagent dans la pra
tique de l'entretien, aux professionnels pour les
aider à saisir l'état d'esprit d'apprentis cher
cheurs et prendre en compte la particularité
d'un regard «neuf» sur leurs pratiques.
Nous demeurons convaincus que le vécu de
l'enquête par entretien est intransmissible et
échappe même en partie au directeur de
recherche ; celui-ci oriente, indique les chaussetrappes possibles, puis aide à l'analyse. Entre
les deux moments, il y a l'enquête, dans laquelle
il faut bien se lancer. Sur le terrain, on se
retrouve seul.
Plutôt que de donner des recettes, nous
avons voulu inviter à réfléchir a posteriori sur
les interactions que sont les entretiens, en
même temps que sur les manières de faire du
sociologue : l'expérience n'est rien sans la
réflexion qui l'accompagne, la guide et l'ana
lyse. De plus, l'étude des méthodes est une des
conditions de validation scientifique des résul
tatsde la recherche. Pour toutes ces raisons, le
«discours de la méthode» n'est pas un luxe ou
une facilité, mais au contraire une nécessité, et
pas seulement pour les débutants.
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