FRANCHIR LES SEUILS DES PARTIS. ACCÈS AU TERRAIN ET
DYNAMIQUES D'ENQUÊTE
Myriam Aït-Aoudia et al.
De Boeck Université | Revue internationale de politique comparée
2010/4 - Vol. 17
pages 15 à 30
ISSN 1370-0731
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Aït-Aoudia Myriamet al., « Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d'enquête »,
Revue internationale de politique comparée, 2010/4 Vol. 17, p. 15-30. DOI : 10.3917/ripc.174.0015
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Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 17, n° 4, 2010
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FRANCHIR LES SEUILS DES PARTIS.
ACCÈS AU TERRAIN ET DYNAMIQUES D’ENQUÊTE
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Le retour réflexif sur les pratiques d’enquête de dix chercheuses en terrain
partisan que propose cet article se nourrit de la présence croissante de débats
méthodologiques dans la science politique française. Ces discussions profitent d’un décloisonnement disciplinaire et de l’extension de questionnements
longtemps réservés aux terrains lointains des ethnologues 1. Cet article porte
notamment sur l’intersubjectivité propre à toute démarche qualitative supposant une co-présence entre chercheur et enquêtés 2. Notre objectif est aussi
d’insister sur les spécificités d’enquêtes sur des partis politiques, menées par
des politistes.
Pour appréhender l’accès et le maintien dans un milieu partisan, nous
filons la métaphore de la maison : enquêter dans un parti politique équivaut
à chercher une voie d’accès adéquate pour tenter de pénétrer dans la maison
(par la porte principale, l’entrée de service, la fenêtre ?) puis d’évoluer avec
le maximum de liberté dans chacune de ses pièces (sa « base », son sommet,
ses différentes « ailes », son grenier, ses dépendances), le plus longtemps
possible sans être raccompagnée promptement à la sortie.
L’objet partisan présente plusieurs caractéristiques qui modèlent les
relations d’enquête. En premier lieu, les partis sont des univers relativement
institutionnalisés, pluriels et concurrentiels, structurés par des logiques de
pouvoir et des univers d’interconnaissance, où les différents sous-groupes
communiquent. Les partis les plus institués sont aussi très visibles médiatiquement, et surinvestis par des commentaires et analyses aux statuts divers,
produits par les acteurs partisans eux-mêmes, mais aussi par des journalistes
ou encore des essayistes. Il s’agit donc d’univers où la présence d’observateurs extérieurs peut être familière, et où la spécificité du regard scientifique
1. Cf. l’introduction du dossier.
2. BENSA A., « Remarques sur les politiques de l’intersubjectivité », BENSA A. et FASSIN D., (dir.),
Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La découverte, 2008, p. 307-316.
DOI: 10.3917/ripc.174.0015
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Myriam AÏT-AOUDIA, Lucie BARGEL, Nathalie ETHUIN,
Élise MASSICARD, Anne-Sophie PETITFILS
16 Myriam AÏT-AOUDIA, Lucie BARGEL, Nathalie ETHUIN, Élise MASSICARD, Anne-Sophie PETITFILS
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Nourrir ses analyses d’un retour réflexif sur le travail de terrain constitue
l’un des préceptes fondamentaux de la démarche ethnographique 3 ; si les
recherches présentées ici ne sont pas toutes ethnographiques, toutes les enquêtrices appliquent néanmoins ce souci de réflexivité. Pour comprendre les relations d’enquête, les perceptions des propriétés sociales de l’enquêtrice par les
enquêtés, et vice et versa, sont explorées. En l’occurrence, la relative homogénéité de sexe et d’âge des auteures du dossier permet, de manière quasi-expérimentale, de comparer les effets de ces propriétés sur les relations d’enquête
dans des partis politiques très divers. Les effets des écarts de classe, que
l’enquêteur soit en position dominante ou dominée 4, ont déjà été largement
étudiés, suivis par ce que Pierre Fournier appelle les propriétés « visibles » des
chercheurs, leur sexe, leur âge, leur race 5. Le groupe de travail dont nous restituons ici les réflexions a choisi de penser ensemble les propriétés sociales
personnelles des enquêtrices et leurs propriétés collectives, et en particulier
leur position professionnelle 6. Il s’agit de situer l’analyse dans une perspective
interactionniste en portant attention aux perceptions croisées, réelles ou supposées, entre les enquêtrices et les enquêtés et à leurs effets objectifs et subjectifs sur l’enquête elle-même. Ce faisant, on peut apprendre des choses sur les
univers partisans étudiés, mais aussi peut-être sur les politistes et leurs prati-
3. Stéphane Beaud et Florence Weber distinguent trois caractéristiques d’une enquête ethnographique :
elle doit être de longue durée, menée dans un groupe d’interconnaissance et le chercheur doit faire preuve
de réflexivité sur ses pratiques d’enquête. BEAUD S. et WEBER F., Guide de l’enquête de terrain, Paris,
La Découverte, 2003.
4. MAUGER G., « Enquêter en milieu populaire », Genèses, n°6, 1991, p. 125-143. Ou au contraire :
PINÇON M., PINÇON-CHARLOT M., « Pratiques d’enquête dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie :
distance sociale et conditions spécifiques de l’entretien semi-directif », Genèses, n°3, 1991, p. 120-133 ;
Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997, chap. 2 et 3 ; CHAMBOREDON H.
et al., « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants
dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, n°16, 1994, p. 114-132.
5. Même si la différence de « visibilité » entre classe, sexe, âge, race peut se discuter. FOURNIER P.,
« Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur », ethnographiques.org, n°11, octobre 2006 [en ligne]. (http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier) ; SAYAD A.,
« Une famille déplacée », in BOURDIEU P., (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 33-48. Cf.
également le séminaire animé par M. Blidon et S. Roux à l’EHESS en 2010-11 : « La dimension sexuée du
processus d’enquête : genre, sexualité et réflexivité ».
6. Nous retrouvons ainsi la démarche de DARMON M., « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère.
Analyse d’un refus de terrain », Genèses, n°58, 2005, p. 98-112.
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doit sans cesse être affirmée. Or, les lectures proprement politiques de notre
démarche, de la part des enquêtés, sont d’autant plus courantes que nous
sommes des chercheuses en science politique (donc intéressées par la politique) travaillant sur des partis. Les analyses des politistes peuvent être lues
par les acteurs partisans – à tort ou à raison – comme des validations ou au
contraire des attaques, de manière assez similaire à des propos d’éditorialistes. Le statut de politiste a donc des effets structurants sur les configurations
d’enquête étudiées ici.
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Nous avons fait le choix – qui organise le déroulement du texte – de penser les relations d’enquête de manière dynamique. Non seulement le sexe ou
la profession de l’enquêtrice ne produisent pas des effets univoques selon les
milieux sociaux enquêtés et les interlocuteurs rencontrés au sein d’un même
parti, mais les façons dont ces propriétés sont connues, interprétées, évaluées et gérées par les enquêtés et les enquêtrices varient également au fil du
temps de l’enquête. Les logiques de la « coopération concurrentielle » 8 propres aux partis politiques doivent elles-mêmes être saisies de manière dynamique, en lien avec les évolutions du contexte socio-politique et des
temporalités partisanes. Nous nous arrêterons d’abord sur le moment de la
négociation initiale de l’accès au terrain, en insistant sur le fait que celui-ci
est inséparablement façonné par les anticipations, plus ou moins réalistes,
des enquêtrices et par les premières réactions effectivement rencontrées.
Nous verrons ensuite que tant la position de la chercheuse au sein du parti
que les enjeux politiques qui structurent la vie partisane évoluent en permanence au cours de l’enquête.
Droits et coûts d’entrée sur le terrain : le rôle des propriétés sociales
Qui contacter lors de la première phase d’une enquête sur un parti
politique ? Faut-il frapper à la porte principale ou est-il plus judicieux de
s’introduire par une porte dérobée ? Si le choix dépend bien entendu de
l’objet même de la recherche tel qu’il a été défini avant l’enquête, il est aussi
contraint par les représentations que le chercheur se fait de la légitimité de
sa démarche et de l’accueil qui pourrait lui être réservé. Nous souhaitons ici,
à travers le retour sur plusieurs situations de prise de contact, analyser les
stratégies de présentation de soi et de l’enquête que nous avons adoptées en
fonction d’un ensemble de ressources et de contraintes perçues, mais aussi
leurs effets sur les directions prises par l’enquête et ainsi, sur la délimitation
de nos objets de recherche.
Frapper à la grande porte ?
Ose-t-on se présenter à la grande porte, c’est-à-dire auprès des dirigeants
nationaux ? Cette interrogation, préalable aux premières interactions avec
7. Kathleen Blee considère ainsi que la propension des chercheurs à travailler sur des organisations et
mouvements « progressistes » ne renvoie pas exclusivement à un registre politique ou moral, mais surtout à des considérations pragmatiques puisqu’il protège des potentielles intimidations et permet souvent de mobiliser les réseaux personnels pour accéder au terrain. BLEE K, « Ethnographies of the Far
Right », Journal of Contemporary Ethnography, 2007, 36, p. 121.
8. OFFERLE M., Les partis politiques, Paris, Puf, 2000 [1987], p. 25.
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ques de travail – et notamment sur ce que les faveurs de tel ou tel objet
d’étude doivent aux anticipations des possibilités d’enquête 7.
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les enquêtés, modèle sans doute tout autant que des considérations théoriques le choix de l’échelle d’analyse adoptée. Enquêter sur des partis politiques, qui plus est sur leurs dirigeants, suppose le plus souvent de s’adresser
à des dominants, à des hommes, blancs, d’âge mûr, d’origines sociales élevées. La question de ce que nous nous autorisons ou non au début d’une
enquête s’est donc posée d’autant plus que nous étions conscientes de la distance sociale, genrée et générationnelle qui nous distinguait d’eux. Il est à
cet égard révélateur qu’aucune de nous n’ait commencé son enquête en
s’adressant d’emblée aux dirigeants nationaux du parti étudié, quand bien
même ceux-ci constituaient l’objet d’étude central. Entamant une recherche
sur les dirigeants du Parti socialiste (PS), Carole Bachelot a délibérément
contourné l’entrée de la rue de Solferino 9. Elle a d’abord contacté les membres d’une association satellite, la Fondation Jean Jaurès, qui l’ont progressivement introduite dans les arcanes du parti. Elle a ensuite, grâce aux relations
consolidées avec des proches des principaux dirigeants, pu accéder à l’Atelier
de campagne de Lionel Jospin en 2002 et au siège national du Parti socialiste.
Elle a ainsi cherché à se familiariser avec le monde des responsables parisiens
et à accumuler de l’expérience, et donc de la légitimité, en se situant d’abord
en dehors de la direction, avant d’en rencontrer les principaux porte-parole.
Ces situations de déconnexion entre les niveaux d’accès et l’objet d’étude sont
le fruit de l’évaluation par le chercheur de ses chances de succès, nourrie d’éléments objectifs et de perceptions subjectives.
Il peut sembler plus aisé de s’adresser directement aux membres de la
structure étudiée lorsque l’enquête porte sur le fonctionnement d’un milieu
partisan à l’échelle locale ou fédérale, plutôt que sur la direction nationale
du parti. Par exemple, Hélène Combes contacte d’emblée les dirigeants de la
fédération de Mexico du Parti de la révolution démocratique (PRD), son objet
d’étude pré-défini. Anne-Sophie Petitfils en revanche, travaillant sur la fédération de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) du Nord, ne s’autorise pas à accéder « par le haut » à son terrain. Anticipant les effets de la
distance qui la sépare des principaux dirigeants de la fédération, elle s’adresse
d’abord à des jeunes militants, étudiants pour la plupart. Elle s’est ainsi familiarisée avec l’univers de l’UMP au contact de militants perçus comme plus
accessibles avant de surmonter sa timidité sociale, accentuée par le fait d’être
une jeune femme enquêtant sur un milieu essentiellement masculin.
Décider de ne pas contacter directement ceux sur qui on veut réellement
travailler peut impliquer de passer par des chemins de traverse ou, à
l’inverse, par une voie perçue comme royale. Élise Massicard a pu, pour sa
part, tirer profit à la fois de sa connaissance préalable du parti étudié et de
relations d’enquête antérieures. Étudiant la structuration du Parti républi9.
Adresse du siège national du PS à Paris.
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Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête
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Ces interrogations préalables à l’entrée sur le terrain s’expriment dans le
cas d’enquêtes menées au sein de partis existants, qui se matérialisent dans
des lieux aisément repérables. Dans d’autres cas de figure, les enquêtés se
situent hors de toute organisation partisane, soit parce qu’ils l’ont quittée, soit
parce qu’elle a disparu : la question de l’accès au terrain se pose alors différemment. Ainsi, lorsque Catherine Leclercq entame sa thèse sur les ex-militants du Parti communiste français (PCF), la première difficulté consiste à
trouver un point d’accès à des enquêtés. Travaillant sur un objet sensible et
largement tabou dans l’institution partisane, elle essuie de nombreux refus
de la part de dirigeants fédéraux pour consulter les archives et les registres
d’adhérents. C’est surtout grâce à l’effet « boule de neige » qu’elle parvient
à rencontrer des anciens communistes qui la mettent en contact avec d’autres
ex-militants. Elle accède aussi aux archives de la Fédération de Paris grâce à
un jeune responsable d’autant plus disposé à coopérer qu’il est en conflit avec
la direction fédérale. Ainsi le caractère clivé et conflictuel des partis politiques peut-il devenir un « levier » pour faciliter l’accès de la chercheuse au
terrain. Myriam Aït-Aoudia a été confrontée à des difficultés analogues pour
contacter des ex-militants du Front islamique du salut (FIS), en Algérie, au
début des années 2000 alors que ce parti est dissout depuis presque dix ans,
et que ses anciens dirigeants sont pour la plupart interdits d’activités politiques. Seul l’un d’eux occupe une position officielle, au Sénat. C’est donc
la seule possibilité d’accès au terrain. Dans ces cas d’enquêtes en dehors
d’une organisation partisane, le « choix » de l’enquêtrice est particulièrement
réduit : il dépend totalement de ceux qui sont (encore) visibles dans une arène
publique. Ce n’est qu’à partir de ce point de contact imposé qu’il est possible
de constituer un réseau de relations pour rencontrer progressivement de plus
en plus de personnes. Or, ce mode d’entrée peut se révéler d’autant plus problématique que l’enquête elle-même fait exister (les ex-communistes) ou réexister (le FIS) des objets politiquement sensibles, illégitimes, voire illégaux.
10. CHAMBOREDON H. et al., art. cité., 1994, p. 115.
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cain du peuple (PRP) dans la province d’Adana, en Turquie, et souhaitant
mener des entretiens avec des militants, elle s’adresse d’abord, non pas directement aux membres de la structure provinciale, mais à des députés auxquels
elle avait un accès facilité par ses recherches précédentes. L’enquêtrice suppose qu’un militant local ne peut pas refuser d’accorder un entretien à une
personne recommandée par un député : il s’agit donc de se conformer à la hiérarchie interne – même implicite – du parti. Ces exemples révèlent bien les
processus d’auto-censure de la part de certaines jeunes chercheuses enquêtant
sur des responsables partisans – hommes plus âgés le plus souvent – qui anticipent (à tort ou à raison, peu importe) un refus ou du moins des difficultés
redoublées d’accès au terrain du fait de l’« intériorisation de la domination
sociale et de sa subjectivité » 10.
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On peut suggérer que ces stratégies d’accès au terrain d’enquête reflètent
une double évolution des manières d’étudier les partis politiques, révélatrice
d’un éloignement relatif des politistes par rapport aux leaders. Distance
objective d’abord, la discipline s’étant développée et de ce fait relativement
démocratisée et féminisée – en tous cas davantage que la population des
dirigeants partisans. Distance « politique » ensuite, la perspective critique
adoptée par la sociologie des partis politiques se donnant pour principe de
se défaire des catégories indigènes, peut impliquer une méfiance vis-à-vis
des relations avc des enquêtés prestigieux, en vertu d’une crainte d’être
« baladée » ou enrôlée par ces professionnels de la parole et de la présentation de soi que sont les dirigeants partisans, tout comme une volonté d’aller
voir au-delà, à côté ou ailleurs, des « façades » nationales des partis. On
pourrait par ailleurs se demander si le développement d’études localisées des
partis n’est pas lié aux anticipations des « terrains » possibles par des chercheurs soucieux de mener des enquêtes empiriques. Il semble plus facile, en
tout cas pour des jeunes chercheurs, d’obtenir son ticket d’entrée auprès de
militants locaux ou de responsables intermédiaires que de dirigeants nationaux, plus enclins à défendre un monopole interprétatif sur leurs pratiques et
les règles du jeu politique. Les premiers contacts avec « ses » enquêtés sont
ainsi d’emblée modelés par ces anticipations, plus ou moins fondées, qui
font préférer un point d’accès plutôt qu’un autre.
Faire avec ce que l’on est
Plongées dans un milieu d’interconnaissance dont elles n’ont au départ
qu’une vague idée, les chercheuses souhaitant travailler sur une organisation
partisane prennent toujours le risque de se voir fermer des portes si elles ne
parviennent pas à construire des bonnes raisons de faire accepter l’enquête.
Erving Goffman insiste sur l’importance des « premières impressions » 11 qui
cadrent les interactions. Nous voudrions revenir sur nos stratégies, plus ou
moins conscientes, de présentation de soi 12 en soulignant d’abord combien
elles sont contraintes par des éléments non dissimulables de notre identité
sociale, de notre « façade personnelle » 13, tels le sexe et l’âge. Nous analyserons ensuite comment un même attribut, par exemple être chercheuse en
11. GOFFMAN E., La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Éditions de
Minuit, 1973 [1959], p. 20.
12. Ibidem., p. 204 et s.
13. Selon Goffman, la « façade personnelle désigne les éléments qui, confondus avec la personne de
l’acteur lui-même, le suivent partout où il va. On peut y inclure : les signes distinctifs de la fonction ou
du grade ; le vêtement ; le sexe ; l’âge ou les caractéristiques raciales ; la taille et la physionomie ; la façon
de parler ; les mimiques ; les comportements gestuels et autres éléments semblables. Certains de ses supports de communication, par exemple les caractéristiques raciales sont stables et ne varient pas d’une
situation à une autre, alors que d’autres, comme la mimique, sont relativement mobiles et peuvent se
modifier d’un moment à l’autre au cours d’une même représentation », ibidem., p. 30.
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On a déjà évoqué ce qu’être une jeune femme débutant une recherche sur
un milieu essentiellement masculin et dominant peut engendrer comme sentiment d’illégitimité et comme tentatives de réassurance pour se sentir autorisée à contacter des dirigeants. Si le genre produit des effets indéniables
dans toute relation d’enquête 14, il peut prendre une importance décisive aux
yeux de militants qui en font un principe majeur de division du monde
social. Ainsi, lorsque Myriam Aït-Aoudia envisage de mener des entretiens
avec des hommes politiques algériens, qui plus est islamistes pour certains,
elle ne peut ignorer leur représentation majoritaire du rôle des femmes,
essentiellement domestique et cantonné à la sphère privée. De plus, parler
de leur engagement partisan avec une jeune femme est le plus souvent une
situation inédite pour eux. Face à ces obstacles anticipés, Myriam Aït-Aoudia
a cherché à se « déféminiser » au maximum, en endossant le parfait costume
de l’intellectuelle austère : vêtements stricts, cartable ostentatoire, carte professionnelle en poche ! 15 Elle a fortement insisté sur son statut d’enseignante
et chercheuse à la Sorbonne, pour bénéficier du prestige associé à ce lieu.
L’objectif était aussi de légitimer la démarche scientifique en la distinguant du
journalisme et de l’essayisme, mal perçus par des enquêtés dont les discours
et les actions sont, depuis la guerre civile, particulièrement commentés – le
plus souvent stigmatisés. Ayant conscience de la mauvaise image de ces travaux auprès des gens du FIS, l’enquêtrice insistait alors sur la neutralité de
sa démarche, en mettant en avant ses dimensions historique et sociologique
et son caractère apolitique. Contrairement à d’autres organisations partisanes délégitimées, à l’instar du Front national (FN) qui selon Guy Birenbaum
« n’a pas de souci de donner une image valorisante à l’extérieur » 16, les
anciens du FIS se sont montrés très sensibles à cette offre de parole, qui
constitue, à leur yeux, une occasion inédite de « dire la vérité » et de réhabiliter leur action politique. Dans son enquête sur des partis d’extrême droite,
eux aussi stigmatisés dans le champ politique et journalistique, Stéphanie
Dechezelles met également en œuvre ce type de stratégie vestimentaire, de
14. Cf. sur ce point BLONDET M., « Le genre de l’anthropologie, faire du terrain au féminin », in
BENSA A. et FASSIN D., (dir.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p. 59-80.
15. A posteriori, cette stratégie semble erronée, la facilité étonnante de l’enquête auprès des membres du
FIS montre que l’enquêtrice s’est trompée : le fait d’être une jeune femme inexpérimentée a en fait probablement constitué un atout considérable, dans le sens où cela peut être assimilé par les enquêtés à un
gage de naïveté et d’honnêteté. « Dans nombre de sociétés, être jeune et inexpérimenté peut constituer un
avantage parce que beaucoup de gens considèrent un jeune étranger comme ignorant, sans défense, et
comme ayant besoin de conseils », WAX R.H., « Gender and age in fieldwork and fieldwork education :
no good thing is done by any man alone », Social problems, vol. 26, n°5, 1979, p. 517.
16. BIRENBAUM G., « Élites ‘illégitimes’, élites illégitimées : les responsables du FN », in COHEN S.,
(dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF, 1999, p. 133-162.
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science politique, alimente des perceptions très diverses d’un milieu partisan
à l’autre et comment leur anticipation peut conduire les chercheurs à adopter
des stratégies différentes de présentation de soi.
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On le voit clairement ici, la façon dont on se présente et dont on présente
l’enquête est très fortement conditionnée par nos anticipations et nos perceptions des classements indigènes. De ce point de vue, l’étiquette « science
politique » ne produit pas d’effets univoques et les stratégies des chercheurs
varient. Pour négocier une enquête auprès de militants issus majoritairement des catégories populaires, ayant un faible niveau d’études, surtout
dans des organisations de gauche, les chercheuses ont fait plus souvent
mention d’une recherche en sociologie, tant la science politique peut avoir
des effets d’inhibition, associée qu’elle est à des études sélectives. Inhibant
dans certains contextes, le label « science politique » peut inversement faciliter le contact. Florence Haegel l’a toujours mis en avant pour obtenir des
entretiens auprès des dirigeants de la droite parisienne, tout comme elle
mentionnait Sciences Po, son institution de rattachement. Mais ces précautions étaient loin de constituer toujours un sésame. La résistance de deux
des principaux leaders parisiens de l’époque à lui accorder un entretien n’a
d’ailleurs été levée qu’en mentionnant pour l’un qu’elle était électrice de son
arrondissement et ensuite, pour l’autre, qu’elle avait mené un entretien avec
son rival.
Plus globalement, les chercheurs doivent faire avec les représentations
que les enquêtés se font des sciences sociales en général et de la science
politique en particulier. Comme le souligne Bernard Lahire, « pour qu’un
effet de légitimité “prenne”, il faut que l’enquêté ait un minimum de connaissance de l’univers culturel légitime et qu’il ait un minimum de foi dans
la légitimité et l’importance de cet univers » 19. Or, cette foi en la démarche
scientifique ne va pas de soi, loin s’en faut 20. De fait, les membres des partis
ont souvent une vision politique des travaux académiques et testent les
enquêtrices : il s’agit de savoir si tel politiste ou si telle analyse est « pour »
17. BOLTANSKI L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26, n°1, 1971, p. 205-233.
18. Ce titre est attribué aux détenteurs de la laurea, équivalent du Master 1. En Italie, les titres scolaires
font l’objet d’une très forte ostentation.
19. LAHIRE B., « Variations autour des effets de légitimité dans les enquêtes sociologiques », Critiques
sociales, n°8-9, 1996, p. 94.
20. Muriel Darmon a contribué à « faire une sociologie de la place de la sociologie » en analysant les
réactions suscitées par son enquête sur l’anorexie, DARMON M. « Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère… », art cité.
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la plus décontractée à la Ligue du Nord à la plus « habillée » à Forza Italia,
à la fois pour s’adapter aux critères d’appréciation des enquêtés et pour remplir une sorte de fonction propitiatoire 17. En outre, après avoir essuyé plusieurs refus d’entretiens alors qu’au début de l’enquête elle se présentait
comme une « étudiante » (studentessa), elle a commencé à se présenter en tant
que « docteure » (dottoressa) 18. Gage de sérieux, la possession d’un titre universitaire a immédiatement entraîné une meilleure considération de la part des
individus contactés : les refus ont alors diminué jusqu’à quasiment disparaître.
Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête
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Dans les milieux militants de droite, les sciences sociales sont souvent –
non sans raison – perçues comme un univers de gauche et plutôt hostile. Lors
de son enquête sur les militants de l’UMP dans le Nord, Anne-Sophie Petitfils
a d’autant plus à gérer ce type de représentation que bon nombre d’enquêtés
n’ignorent pas que certains membres de son laboratoire (le Ceraps à Lille 2)
ont des engagements syndicaux ou partisans dans des organisations de gauche. Le cas le plus emblématique est celui de Stéphanie Dechezelles qui doit
gérer son statut de jeune chercheuse française en science politique auprès de
militants des partis d’extrême droite en Italie. La science politique y est peutêtre encore davantage qu’en France considérée comme une discipline peuplée de militants de gauche et d’extrême gauche : les enquêtés en veulent
pour preuve le fait qu’Antonio Negri 21 l’enseigne à l’Université. Stéphanie
Dechezelles est ainsi sans cesse interrogée par ses enquêtés sur son positionnement politique, et plus encore après le 21 avril 2002 au moment où les
manifestations en réaction à la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour
de l’élection présidentielle font l’objet d’une large couverture médiatique en
Italie.
En effet, si les chercheurs sont souvent sommés, plus ou moins explicitement, d’« annoncer la couleur politique », certains événements et contextes
favorisent le fait qu’en l’absence de réponse claire de leur part à ce sujet, on
leur en attribue une d’office. Par exemple, pour Élise Massicard, le fait d’être
française a été un obstacle à lever au début de son enquête en Turquie. En
effet, la pénalisation par la France de la négation du génocide arménien et les
nombreuses prises de position contre l’adhésion de la Turquie à l’Union
européenne ont alimenté une méfiance quant à ses véritables motivations :
elle a même pu être parfois suspectée d’appartenir aux services de renseignement français et a dû redoubler d’efforts pour gagner la confiance des militants du PRP. On saisit bien ici en quoi le statut d’étrangère sur le terrain ne
produit pas davantage que les autres caractéristiques personnelles, d’effets
univoques. S’il peut parfois aider à accéder au terrain car le chercheur n’est
pas perçu comme directement concerné par les enjeux et conflits indigènes,
il peut, dans d’autres cas, contraindre le chercheur à donner davantage de
gages de sa bonne foi. Il est donc nécessaire de spécifier les usages et les
effets possibles d’un même attribut tant ils varient d’un terrain et d’une situation à l’autre. De la même façon, la longévité sur le terrain produit des effets
21. Antonio Negri était dans les années 1960 professeur à l’Institut de sciences politiques de l’université
de Padoue. Il est arrêté et emprisonné en 1979 pour des liens présumés avec les Brigades Rouges. Exilé
en France, il est condamné par contumace. Il retourne en Italie en 1997, purge une partie de sa peine et est
libéré en 2003. Il est l’auteur notamment de Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire, Paris,
La Découverte, 2004.
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ou « contre » eux, de droite ou de gauche, et non pas si elle est empiriquement fondée ou légitime dans l’univers académique.
24 Myriam AÏT-AOUDIA, Lucie BARGEL, Nathalie ETHUIN, Élise MASSICARD, Anne-Sophie PETITFILS
sur les relations d’enquête, modifie le rôle assigné au chercheur et pose de
nouveaux défis.
Se maintenir sur le terrain : la routinisation de l’enquête
et ses contraintes
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La place qu’occupe l’enquêtrice sur le terrain évolue donc au cours de
l’enquête, au gré des alliances nouées et des sous-groupes abordés. Seront ici
développés trois aspects des dynamiques d’enquête spécifiques aux partis
politiques. D’abord, les dynamiques d’enrôlement, l’un des jeux de rôles les
plus courants consistant à devenir « participante » 24 ; ensuite, le fait que ces
enrôlements s’effectuant au sein d’espaces d’interconnaissance caractérisés
par diverses tensions, voire de luttes internes, ont souvent pour résultat ce que
nous appellerons l’« enclicage », c’est-à-dire l’inclusion – souvent involontaire et peu maîtrisée – du chercheur dans un de ses sous-groupes partisans ;
enfin, l’effet sur les relations d’enquête des rythmes partisans, qui diffèrent
sensiblement des temporalités de l’enquête, mais que l’enquêtrice doit également gérer.
Jeux de rôles : devenir participante
La présence longue sur le terrain, la participation à la sociabilité partisane, le
partage d’expériences et de moments de camaraderie permettent non seulement de tisser des liens de confiance avec les enquêtés – faisant ainsi progresser l’enquête par l’ouverture de nouvelles « portes » et l’accès à un
22. Cf. CEFAÏ D., « Postface : l’expérience ethnographique, l’enquête et ses publics », dans CEFAÏ D.,
(dir.), L’engagement ethnographique, Paris, Editions EHESS, 2010.
23. BECKER H.S., « Notes on the Concept of Commitment », The American Journal of Sociology,
vol. 66, n°1, 1960, p. 32-40.
24. Par « enrôlement », il faut entendre la prise de rôle dans l’institution partisane. Cette prise de rôle est,
comme nous le verrons tout à la fois habilitante et contraignante et peut entrer en contradiction avec le rôle
du chercheur. Cf. BERGER P., LUCKMANN T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1986.
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Parce qu’elle nécessite une immersion relativement longue et la construction
de relations durables avec les enquêtés, l’enquête de terrain s’apparente à un
véritable engagement 22. Ce rapprochement n’est pas que métaphorique : tout
d’abord, il permet de souligner combien les relations d’enquête sont durablement, mais en partie seulement, déterminées par nos (micro) décisions,
nos actions antérieures 23, en l’espèce, les conditions même de notre entrée
sur le terrain. Plus encore, il incite à envisager les redéfinitions de ces relations en situation d’enquête, dans les interactions régulières entre l’enquêteur et ses enquêtés, l’enquêteur et l’organisation.
Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête
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La dimension informelle et parfois souterraine des relations d’enquête est
ce qui permet à l’enquêtrice « de faire partie des murs » ou de « se fondre dans
le décor ». En effet, en même temps qu’elle se socialise au terrain, l’enquêtrice
acquiert un rôle au sein de la configuration partisane et la relation d’enquête
se routinise. Mais cette banalisation de la présence de la chercheuse n’est pas
donnée une fois pour toutes. Tout d’abord, certains enquêtés peuvent vouloir
remettre de la distance lorsque l’enquêtrice contrevient à leurs attentes et intérêts et sort involontairement du système de « places » dans lequel elle s’insère
en débutant une enquête 25. En outre, certains rôles adoptés perdent leur crédibilité sur la durée, par exemple lorsque le chercheur doit gérer son insertion
dans différents milieux partisans dans lesquels il enquête simultanément ou
successivement 26. C’est aussi le cas de la posture de la jeune chercheuse profane et volontiers naïve, par définition temporaire. Lucie Bargel éprouve ainsi
la difficulté à assister à toutes les réunions d’un groupe local du MJS pendant
plus d’un an, sans jamais y prendre la parole – difficulté qui aurait sans
doute été plus grande encore pour un enquêteur, les jeunes femmes silencieuses en réunion restant plus nombreuses que les jeunes hommes.
25. Selon Jeanne Favret-Saada, le travail ethnographique consiste à s’insérer délibérément dans un système de places qui nous est inconnu (FAVRET-SAADA J., Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977). Ce travail « comporte des moments de très grande passivité où l’on ne contrôle pas les
situations » et le chercheur peut à tout moment « gaffer », en adoptant des comportements déplacés, et
risquer alors de rompre avec son terrain. FAVRET-SAADA J., « Glissements de terrains. Entretien avec
Jeanne Favret-Saada », Vacarme, n°28, 2004 ( www.vacarme.org/article449.html)
26. Voir plus particulièrement les articles de Nicolas Bué (« Gérer les relations d’enquête en terrains
imbriqués. Risque d’enclicage et distances aux enquêtés dans une recherche sur une coalition partisane
locale ») et Olivier Grojean (« Les aléas d’un terrain comme révélateurs de sa structuration. Gestion et
objectivation d’une relation d’enquête sur une mouvance radicale et transnationale ») dans ce numéro.
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matériau plus riche – mais aussi d’intégrer petit à petit les façons d’être,
d’agir et de sentir du milieu partisan et ainsi de mieux en saisir la culture, les
codes, les règles et les enjeux. Cette socialisation au terrain peut passer par
l’apprentissage des discours partisans légitimes ou des « petites habitudes »
militantes : se serrer les biceps et non la main à Alleanza Nazionale ou se
heurter le front pour se saluer dans le parti du mouvement nationaliste turc.
Pour Carole Bachelot, maintenir une présence longue et répétée sur le terrain permet d’entretenir une relation durable, fluide, sans forcément engranger d’informations nouvelles mais qui aide à affiner son sens pratique de
l’organisation, sa connaissance des codes internes. De même, la présence de
Lucie Bargel sur son terrain au Mouvement des jeunes socialistes (MJS) fonctionne largement comme une initiation, un processus d’apprentissage largement tacite, semblable à la socialisation des militants qu’elle étudie. L’enquête
longue dans un milieu d’interconnaissance peut ainsi être assimilée à une
véritable éducation du regard, à un apprentissage de la gestuelle ou du « tour
de main » militant ; elle donne aussi l’occasion de ressentir des émotions
qui participent à la construction du « nous » partisan.
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L’un des changements de rôle les plus fréquents en milieu partisan consiste à quitter une position initiale de spectateur pour participer aux activités
militantes. On passe alors à l’« observation participante ». Carole Bachelot en
prenant part aux activités de la fondation Jean Jaurès, ou Lucie Bargel en faisant l’expérience d’activités partisanes illicites, espéraient non seulement
affiner leur connaissance du milieu étudié mais aussi libérer la parole des
enquêtés sur ce type d’activités. Cependant, ce type de jeu de rôle n’a pas
toujours les effets escomptés : constatant que Lucie Bargel participait aux
mêmes activités qu’eux, ses enquêtés s’attendaient parfois à ce qu’elle dispose d’une connaissance au moins aussi étendue qu’eux de ces pratiques, ce
qui ne les incitait pas à les expliciter. Par ailleurs, la participation à des activités partisanes ne garantit pas nécessairement la levée de toutes les inhibitions
de la part des enquêtés. C’est ce que révèlent les injonctions à l’adhésion, qui
peuvent alors se faire plus pressantes, et qui sont une manière de marquer le
fait que l’enquêtrice n’est pas (encore) complètement « dedans ». Les enquêtés de Carole Bachelot finissent ainsi par lui demander « quand est-ce que tu
nous rejoins ? ». Ces sollicitations d’engagement peuvent être communes aux
espaces militants 27, mais quand les sollicitations portent sur une participation
à l’action (et se règlent souvent « en situation ») et l’adhésion morale à la
cause, dans les partis politiques, espaces plus institutionnalisés, avoir sa carte
d’adhérent(e) demeure un signe incontestable d’appartenance institutionnelle
continuant d’ouvrir certains droits (notamment la participation aux scrutins
internes du parti).
Passeurs, alliés et « enclicage »
Si à mesure que sa présence se prolonge, le rôle de l’enquêteur au sein de la
« société des militants » se redéfinit au gré de la dynamique d’enquête, il est
rare que l’enquêteur partage une proximité égale avec l’ensemble des membres du parti ; il risque à tout moment d’être assimilé à un sous-groupe partisan et de voir certaines portes se refermer. Les enquêtes de terrain témoignent
souvent de la contribution de certains enquêtés – « alliés », « gate-keepers »,
« intermédiaires » ou « passeurs » – à la dynamique de recherche. Cela est
d’autant plus le cas dans les milieux partisans, caractérisés par une interconnaissance forte, et des relations de concurrence intenses. Et ce n’est qu’au
fur et à mesure que l’enquêtrice découvre les rapports de force internes qui
structurent le fonctionnement partisan. Avançant le plus souvent dans un
premier temps « à tâtons », elle peut donc se retrouver prise – malgré elle et
parfois à son insu – dans les luttes internes auxquelles participent ses alliés.
27. Comme l’indique notamment HAVARD-DUCLOS B., « Les coûts subjectifs de l’enquête
ethnographique », SociologieS, Dilemmes éthiques et enjeux scientifiques dans l’enquête de terrain, mis
en ligne le 21 juin 2007 (http://sociologies.revues.org/document182.html)
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26 Myriam AÏT-AOUDIA, Lucie BARGEL, Nathalie ETHUIN, Élise MASSICARD, Anne-Sophie PETITFILS
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De fait, les relations qui se nouent entre l’enquêtrice et ses passeurs sont
bien souvent déterminées non seulement par la position spécifique du passeur dans le parti – souvent multipositionné entre l’univers partisan et l’univers académique –, par la demande de parole des enquêtés, mais aussi par
les règles propres au parti politique. Au MJS, par exemple, les nouveaux
entrants sont, dès leur premier contact avec l’organisation, dirigés vers un
responsable local qui fait ensuite office de « parrain » : le même processus
a pu être reproduit à l’égard de l’enquêtrice. Dans le cas des partis dont le
fonctionnement et l’organisation sont plus faiblement structurés (absence de
liste d’adhérents, absence de local du parti pouvant servir de vitrine), le
choix des intermédiaires est plus contraint. Pour Stéphanie Dechezelles, ce
sont des responsables régionaux, aisément repérables dans les structures
régionales ou les assemblées d’élus, qui font nécessairement office d’intermédiaires et lui permettent de rencontrer des militants. Dans les tentatives
pour trouver « son » intermédiaire, les succès comme les échecs renseignent
sur la structuration, les représentations et les enjeux du milieu étudié. Mais
ce type de parrainage peut aussi se révéler contraignant : ainsi d’anciens responsables du FIS conduisent Myriam Aït-Aoudia auprès d’autres ex-dirigeants. Cet accompagnement au sens littéral signifie la perte de la maîtrise
de l’enquête : le choix des enquêtés dépend de la volonté de l’intermédiaire,
qui, physiquement présent pendant les entretiens, contraint également la parole
ainsi livrée.
Au-delà des difficultés relatives à la maîtrise de l’information et des
réseaux, l’entretien d’une proximité plus grande avec certains enquêtés
pose la question de l’assimilation du chercheur à un sous-groupe interne au
parti. En effet, les partis sont à la fois des univers pluriels et concurrentiels
structurés par des logiques de pouvoir, et des milieux d’interconnaissance,
où les différents sous-groupes communiquent. Les conditions d’entrée dans
le parti ainsi que la routinisation de l’enquête ont souvent pour corollaire
l’enrôlement, pas toujours maîtrisé, des enquêteurs non seulement dans le
parti mais aussi dans ses luttes internes et dans l’une de ses « cliques ». Ce
phénomène d’« enclicage » a des effets sur le déroulement de l’enquête :
des portes peuvent se fermer ; l’enquêteur peut bénéficier d’un accès inégal aux différentes strates partisanes et être contraint par ses proximités
présumées. De ce fait, l’un des enjeux majeurs d’une enquête en milieu
partisan consiste à gérer le positionnement du chercheur par rapport à différents sous-groupes. Si les conditions de l’entrée dans le parti peuvent,
selon les spécificités du terrain, contraindre durablement le déroulement de
l’enquête 28, elles n’ont cependant pas d’effet irréversible. Ainsi, Carole
Bachelot, en participant aux activités de la fondation Jean Jaurès, est étiquetée « strauss-kahnienne » et sujette à quolibets de la part de membres d’autres
28. Voir l’article de Nicolas Bué dans ce numéro.
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Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête
28 Myriam AÏT-AOUDIA, Lucie BARGEL, Nathalie ETHUIN, Élise MASSICARD, Anne-Sophie PETITFILS
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Les effets des temporalités partisanes
La vie des partis se caractérise par une temporalité propre, qui contraint les
rythmes et le déroulement de l’enquête. Les rythmes partisans et les rythmes de l’enquête diffèrent. Les premiers sont marqués par des échéances
régulières – qu’elles soient de nature électorale ou liées aux scrutins internes des partis – qui ont des incidences importantes sur l’enquête. En effet, il
est fréquent qu’au sein de ces espaces, des phases routinières alternent avec
des moments plus critiques ou, pour le dire autrement, à des phases d’atonie
et de fermeture du parti sur l’entre-soi militant, succèdent des périodes de
mobilisation intense marquées par une ouverture du parti sur l’extérieur ou
par un durcissement des clivages internes. Mais il est des contingences qui
ont une incidence plus directe sur la dynamique des relations enquêteurenquêtés et que l’enquêteur ne peut que difficilement maîtriser. On songe
tout particulièrement aux redéfinitions des rapports de force internes au
cours de l’enquête, à l’occasion d’un Congrès, d’un changement de direction, etc. En effet, la progression de l’enquêteur sur le terrain passe aussi par
la position que ses interlocuteurs occupent dans l’espace partisan. Comment
gérer les mouvements quand les acteurs changent ou quand leur position ou
leur pouvoir symbolique dans le parti se modifie ? Ces expériences viennent
rappeler qu’au sein des partis politiques, les liens affectifs sont toujours
politiques, toujours soumis aux aléas de la « coopération concurrentielle »29
qui caractérise ces univers, et donc toujours susceptibles d’être redéfinis.
Les recompositions des « courants » du PS entraînent ainsi leur lot de rup29. OFFERLÉ M., op. cit., 2000, p. 25.
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courants. Cependant, elle constate également l’existence de réseaux de solidarité voire d’amitié entre membres de courants formellement concurrents,
réseaux fondés sur des logiques générationnelles (jeunes prétendants) et
sociales (diplômés de l’IEP de Paris). Si cet exemple relativise la prégnance
du cloisonnement des réseaux intra-partisans institués, il indique également
qu’un enclicage initial, loin d’être exclusif et déterminant, peut aussi ouvrir
d’autres portes. Aussi, l’association du chercheur à une clique peut, dans certaines conditions, ouvrir des opportunités. Lors d’une réunion houleuse du
PRD devant se tenir à huis clos, l’un des deux leaders qui s’affrontent prie
publiquement Hélène Combes, associée à une journaliste, de quitter la salle.
Or, pour se démarquer, son concurrent l’invite à s’asseoir à ses côtés, lui permettant ainsi de poursuivre ses observations. Les effets de l’enclicage ne
sont donc pas univoques et irréversibles, ne serait-ce que parce que les partis
eux-mêmes sont des univers évolutifs, en perpétuelle recomposition, soumis
à des temporalités qui leur sont spécifiques.
Franchir les seuils des partis. Accès au terrain et dynamiques d’enquête
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De plus, les organisations sont diversement institutionnalisées, et
l’ampleur des renversements de positions s’en voit modifiée. Les luttes
internes aux organisations partisanes aboutissent parfois à une totale reconfiguration des directions, ce qui peut entraîner une rupture dans la dynamique d’enquête. Ainsi, alors que Lucie Bargel avait dans un premier temps
noué des relations d’enquête cordiales avec des responsables nationaux et
parisiens des Jeunes populaires, et négocié la passation d’un questionnaire
aux Universités d’été (UE) de 2005, c’est précisément lors de ces UE que la
présidente en poste est « démissionnée ». Au cours des mois qui suivent, ses
proches parmi les cadres nationaux et départementaux sont également évincés, obligeant l’enquêtrice à repartir quasiment de zéro, qui plus est avec un
stigmate de « proximité » avec l’ancienne équipe. Cet épisode contribue
également à mettre la question de l’institutionnalisation de l’organisation de
jeunesse de l’UMP au cœur de l’analyse. De la même façon, négociant la
passation d’un questionnaire au congrès de l’UMP de novembre 2004 qui
allait consacrer Nicolas Sarkozy comme président du parti, Florence
Haegel s’est rapidement rendu compte que les interlocuteurs « officiels »,
ceux de l’équipe dirigeante emmenée par Alain Juppé, ne prenaient plus
seuls les décisions et qu’il fallait obtenir parallèlement l’autorisation de la
direction « fantôme », celle de Nicolas Sarkozy. Le candidat à la présidence
de l’UMP avait déjà mis en place ses propres rouages et rallié des transfuges
au sein même de l’ancienne équipe de direction. De ce point de vue, obtenir
une autorisation officielle dans une période de renouvellement de l’équipe
dirigeante compliquait évidemment la négociation mais constituait aussi un
bon point d’observation des circuits de décision en période de transition
partisane 30.
Enfin, même sans conflit, les partis sont tous à des degrés divers des
organisations mouvantes en perpétuelle reconfiguration 31 : la question de
l’impact du turn-over sur la continuité de l’enquête se pose donc. Étudie-ton le même parti politique si tous nos enquêtés ont changé ? Ces mouvements de personnel touchent diversement les entreprises partisanes : ils sont
sans doute plus fréquents dans les organisations les moins institutionnalisées et ils concernent peut-être davantage les simples militants que les élus,
dont la fonction leur assure une certaine longévité en politique. Les organisations de jeunesse des partis, par leur limite supérieure d’âge, sont plus spécialement touchées par ce phénomène. En quelques mois, Lucie Bargel devient
30. Cf. également l’article de Mounia Bennani-Chraïbi (« Quand négocier l’ouverture du terrain c’est déjà
enquêter. Obtenir la passation de questionnaires aux congressistes de partis marocains »), dans ce numéro.
31. GAXIE D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science
politique, vol. 27, n°1, 1977, p. 123-154.
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tures d’amitiés parfois anciennes et intenses – bien davantage qu’une relation d’enquête.
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Les conditions de l’accès au terrain, les choix initiaux de la chercheuse,
voulus ou contraints, tout autant que la prise de rôle de l’enquêtrice, l’enclicage ou les temporalités partisanes n’ont pas d’effets univoques et irréversibles. Ils sont co-produits par la chercheuse et les enquêtés, qui entretiennent
eux-mêmes des appréciations différenciées du rôle de chercheur. En somme,
ils sont à la fois fonction des spécificités, plurielles et évolutives, des partis
politiques étudiés et des possibilités pour l’enquêtrice de gérer, voire de jouer
avec ses ressources personnelles au fur et à mesure qu’elle se socialise à
l’univers partisan étudié. L’on peut alors s’interroger, à la suite de Bénédicte
Havard-Duclos 32, sur les coûts, notamment subjectifs, de cette implication et
sur les conditions pratiques d’une sortie de terrain (ou d’un désengagement)
réussie. C’est ainsi que se pose la question des conditions différenciées de la
réception de nos recherches par les enquêtés 33.
32. À propos d’une enquête au sein d’un univers associatif (à « Droit au logement »), HAVARDDUCLOS B., op. cit., 2007.
33. Cf. dans le présent numéro : BACHELOT C., COMBES H., DECHEZELLES S., HAEGEL F.,
LECLERCQ C., « Les partis s’intéressent-ils à nos enquêtes ? Eléments comparatifs sur la réception des
recherches sur les partis ».
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une « ancienne » des deux organisations étudiées, ce qui peut contraindre les
relations d’enquête avec les nouveaux entrants, qui se méprennent sur sa
place dans l’organisation. Les effets d’un changement de personnel politique
sur l’enquête ne sont pas univoques, a fortiori, lorsqu’ils se déroulent sans
conflit. Ainsi, Stéphanie Dechezelles a constaté en revenant sur le terrain
plusieurs mois après, alors que les équipes de jeunes avaient changé (les plus
« vieux » ayant été élus ou ayant abandonné), que le souvenir d’une enquêtrice française était restée vivace au sein de certaines sections. Elle a ainsi pu
recueillir auprès de nouveaux interlocuteurs les fruits d’une enquête qui s’était
bien déroulée : accès à certaines archives militantes (tracts, archives) et même
à des brouillons de tracts.