David Jérôme*
« Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds ».
Michel Houellebecq
N
’ ici les modalités de la présence de Pascal dans l’œuvre houellebecquienne. Dans quelle mesure Houellebecq est-il un lecteur de Pascal ? Comment le cite-t-il ou le mentionne-til ? Pour répondre à cette dernière question disons, en première approche : de façon éparse mais relativement constante. De façon sérieuse ou
irrévérencieuse, d’Extension du domaine de la lutte à Sérotonine. Commençons par le dernier ouvrage en date. Florent-Claude Labrouste, le narrateur, fait cette observation à propos des imposantes valises de sa compagne, la jeune Yuzu : « Ses bagages je les connaissais bien, à force, c’était
une marque célèbre que j’avais oubliée, Zadig et Voltaire ou bien Pascal
et Blaise 1. » Il poursuit, une page plus loin :
De tels bagages, qu’ils soient siglés Zadig et Voltaire ou bien Pascal et Blaise,
n’avaient de sens que dans une société où existaient encore la fonction de porteur. Ce n’était apparemment plus le cas, mais en fait si, me dis-je en sortant
l’un après l’autre du tapis roulant les deux bagages de Yuzu (une valise, un sac
de voyage d’une lourdeur presque identique, l’ensemble devait peser une quarantaine de kilos) le porteur, c’était moi 2.
Et quelques chapitres plus loin, avec une lourdeur presque identique :
Je me dirigeais vers notre chambre, traînant ma Samsonite ; Yuzu me suivit, la
tête hardiment dressée, ayant laissé ses deux bagages Zadig et Voltaire (ou bien
Pascal et Blaise, j’ai oublié), au milieu du hall de réception 3.
*
1
2
3
Université Jean Moulin Lyon III.
Sérotonine, Flammarion, Paris, 2019, p. 25.
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 41.
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La mention est, on le voit, passablement anecdotique. Nous sommes
encore loin du gouffre et du silence effrayant des espaces infinis. De quoi
l’apologète sévère des Pensées sur la religion est-il le nom ? D’une marque
de bagage de luxe. Et encore, il n’y a pas de certitude, il y a une confusion possible. On ne sait plus si c’est le personnage qui a oublié quel était
le nom exact de la marque ou si c’est l’auteur qui a oublié qu’il a déjà
mentionné que son personnage l’a oublié. Pour ne rien arranger, FlorentClaude confond deux marques dont la réelle est elle-même la juxtaposition du nom d’un personnage et de son auteur : Zadig et Voltaire. Ce
genre de procédé comique signe le style houellebecquien. Nous connaissions le comique de situation, le comique de caractère ; Houellebecq invente le comique de juxtaposition 4. Ce genre de trait d’esprit s’inscrit à
merveille dans le contexte favori du roman houellebecquien, celui d’une
société consumériste où le nom propre se trouve désacralisé. Brisé, cassé
en deux, il perd de sa superbe et se trouve réduit au statut de sigle fantaisiste. C’est le processus de réification du monde contemporain où les singularités sont tout juste bonnes à devenir des choses utiles ou futiles et
cependant si matérielles, si résolument pesantes qu’elles réclament un
porteur. Nous trouvons une perspective similaire dans le roman de Bret
Easton Ellis, American Psycho : c’est le même rapport aux marques et la
même confusion avec le nom de ceux qui les portent. Les personnages
d’American Psycho, de jeunes cadres new-yorkais nantis et superficiels, ne
cessent de porter des vêtements de marque et de passer en revue ceux de
leurs pairs dans des litanies interminables de noms de créateurs : tel chemise en lin est signée Ermenegildo Zegna, telle cravate en soie Bill Blass,
telles chaussures à lacets et bouts ferrés des Brook Brothers, tel pantalon
en laine et soie à pli creux Mario Valentino, tels mocassins en cuir d’autruche Susan Bennis Warren Edwards. Ils ne se trompent jamais. Leur
capacité d’identification semble infaillible et pourtant, ils ne parviennent
que difficilement à se souvenir du prénom de celui qui les porte. L’un des
running gags du roman est « Salut John, t’as l’air en forme ! – Non, moi
c’est Patrick », comme si tous ces noms propres portés par les personnages
4 Dans La Possibilité d’une île, le professeur allemand d’astrophysique, M. Harry, est l’heureux propriétaire d’un chien qu’il a spirituellement baptisé « Truman »…
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
venaient effacer une identité personnelle rendue problématique et obsolète par la prolifération de signes agressifs de distinction. La dimension
dans laquelle se meut le roman houellebecquien est une dimension de
pure juxtaposition. L’existence y est décrite comme purement spatiale,
existence partes extra partes des êtres qui deviennent des choses et s’inscrivent dans une mécanique comique, au sens où l’entendait Bergson. L’autorité du nom de Blaise Pascal s’écroule dans la scission en un fictif duo
comique. Il n’y a même plus besoin de deux sujets pour constituer la petite machine comique (Laurel et Hardy) ; un seul suffit, pourvu qu’il soit
scindé. « Qu’est-ce que le moi ? », demandait l’auteur des Pensées. Houellebecq répond « Blaise et Pascal », enregistrant ainsi l’éclatement dérisoire
du sujet occidental 5.
Dans un autre passage de Sérotonine, Pascal est évoqué avec légèreté.
Mais ce n’est plus le nom du moraliste qui devient la matière d’un détournement mais l’une de ses citations les plus célèbres. Le narrateur se livre à cette réflexion sur le nom d’une petite commune normande dans laquelle il est amené à séjourner :
Il me fallut un peu plus d’une heure de recherches supplémentaires pour trouver l’endroit approprié : c’était entre Flers et Falaise, dans un village répondant
au nom bizarre de Putanges, ce qui conduisait inévitablement à des périphrases
pascaliennes, « la femme n’est ni ange, ni pute », etc. « Qui veut faire l’ange fait
la pute » ceci dit ça ne voulait pas dire grand chose, mais déjà le sens de la version originale m’avait toujours échappé, qu’est-ce que Pascal avait bien pu vouloir dire ? L’absence de sexualité me rapprochait sans doute de l’ange, au moins
c’est ce que me soufflaient mes faibles lueurs en angélologie, mais en quoi est-ce
que ça me conduisait à faire la bête ? Je ne voyais pas 6.
Nous ne sommes toujours pas en présence du gouffre mais plutôt du
nom de pays. Nom de pays, le nom. Nous observons la constante houellebecquienne de l’espace, c’est le nom de lieu qui sert de support à une
méditation sur la fameuse formule : « qui veut faire l’ange fait la bête ».
On se rapproche de la thématique de la religion à travers cette figure de
5 Pour un prochain roman, nous soufflons à l’auteur la marque de la robe d’une future
Yuzu : « Que pouvait signifier le sigle D&G ? Dolce et Gabbana ou bien Deleuze et Guattari ? J’ai
oublié… »
6 Ibid., p. 272.
David Jérome
l’ange qui hante de loin en loin l’écriture houellebecquienne 7. Les lueurs
de Houellebecq en matière d’angélologie ne sont peut-être pas si faibles,
l’un de ses poèmes parlant des Trônes et des Dominations de la Hiérarchie céleste de Denys l’Aréopagite. Et de fait, certains de ses personnages,
par leur absence de désir et de sexualité, évoquent les créatures angéliques. Dans Sérotonine, cette asexualité angélique est l’effet secondaire du
médicament Captorix que prend le narrateur. Dans ses œuvres traversées
par la science-fiction, Houellebecq imagine des néo-humains que le clonage a rendu immortels et dépourvus d’organes génitaux, devenant ainsi
de pures intelligences sans désir. Ces néo-humains sont, dans une certaine mesure, les anges du système houellebecquien. Un système où la
théologie médiévale trouve son prolongement dans une forme radicale de
transhumanisme technologique.
Dans Extension du domaine de la lutte, Pascal est aussi présent sur le
mode de l’anecdote, mais il ne s’agit plus d’un détournement de nom
propre ou de pensée. Dans ce roman, le narrateur est un ingénieur rompu
à la maîtrise des langages informatiques, notamment le Pascal. Les lignes
qui suivent sont les premières du chapitre 5, intitulé « Premier contact » :
Plus tard, je pris rendez-vous au ministère de l’Agriculture avec une fille appelée
Catherine Lechardoy. Le progiciel, lui, s’appelait “Sycomore”. Le véritable sycomore est un arbre apprécié en ébénisterie, fournissant en outre une sève sucrée, qui pousse dans certaines régions de la zone tempérée froide ; il est en particulier répandu au Canada. Le progiciel Sycomore est écrit en Pascal, avec certaines routines en C++. Pascal est un écrivain français du XVIIe siècle, auteur
des célèbres Pensées. C’est également un langage de programmation puissamment structuré, particulièrement adapté aux traitements statistiques, dont j’avais su acquérir la maîtrise par le passé 8.
Cet extrait est représentatif de cette écriture grise qui définit le style
de Houellebecq. Nous lisons une décomposition neutre et descriptive,
sans affect. Les phrases se suivent, comme une routine informatique, avec
la monotonie et la prévisibilité d’un algorithme : le rendez-vous est pris
7 Voir notre article « La figure de l’ange chez Michel Houellebecq », in Symbole et Philosophie, nº 1, octobre-décembre. 2018, p. 65-71.
8 Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p. 25.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
avec une certaine Catherine Lechardoy. Le narrateur passe immédiatement de l’être humain au software, comme si le lien allait de soi : « le progiciel, lui, s’appelait Sycomore », puis de l’objet virtuel à l’objet réel, du
nom propre au nom commun, de « Sycomore » au véritable sycomore et
ainsi de suite. Il n’est pas étonnant que le nom de Pascal soit rencontré
ici à la faveur de la description d’un « langage de programmation puissamment structuré ».La philosophie de Pascal constitue aussi, au-delà
d’une présence anecdotique, un langage puissant pour Houellebecq. Pascal pourrait en effet être considéré comme un langage, c’est-à-dire comme un système de signes (nom propre, citations) dont l’auteur pourrait se
servir pour communiquer et s’exprimer. Il arrive en effet que Houellebecq écrive, pour ainsi dire, « en Pascal ». Il code, il chiffre. Il s’approprie
un nom illustre, des citations classiques et les malmène pour servir le propos de son roman. Le narrateur indique qu’il a su en « acquérir la maîtrise
par le passé » et nous allons voir en effet que le rapport de Houellebecq à
Pascal est plus profond qu’il n’y paraît et, en effet, inscrit dans la temporalité du passé. Il serait superficiel de considérer que la présence de Pascal
se réduit à une dimension anecdotique, il en va bien plutôt d’une configuration en profondeur. Cette présence relève du passé de l’auteur, d’un
événement profondément ancré dans sa mémoire et dont le récit est relaté avec un luxe de détails dans Ennemis publics. Houellebecq rapporte, à
l’occasion d’un échange sur la question de la croyance, les circonstances
dans lesquelles il a découvert, à quinze ans, l’œuvre de Pascal :
Ce n’était pas seulement mon premier séjour linguistique en Allemagne ; c’était
mon premier voyage, en général, à l’étranger. Cet été-là, les conditions climatiques furent exceptionnelles. À une journée ensoleillée, radieuse, succédait une
nouvelle journée tout aussi ensoleillée et radieuse. Après une matinée consacrée
aux leçons d’allemand, nous avions quartier libre. Nous pouvions faire du vélo
dans les rues, peu encombrées, de cette petite ville, ou nous retrouver sous les
arbres du parc, nous allonger sur les pelouses ou nous baigner dans le Chiemsee, tout proche. Et les jeunes filles allemandes étaient, comment dire ? particulièrement peu farouches.
Résultat : ce séjour qui aurait pu être idyllique, j’en ai passé la plus grande partie, seul dans ma chambre, à dévorer les Pensées de Pascal 9.
9
Ennemis Publics, Paris, Flammarion-Grasset, 20p. 144-145.
David Jérome
Contraste entre le paysage d’idylle initiale et la conclusion lapidaire.
Suit alors une réflexion générale sur l’adolescence que Houellebecq associe aux notions de violence et de brutalité. L’expérience de la lecture de
Pascal est décrite comme une expérience quasiment physique de lutte,
une rencontre étourdissante qui ne saurait être décrite autrement que
comme une commotion :
Cela, j’en suis conscient, peut surprendre ; mais l’adolescence, on le sait, est une
période violente, et dangereuse ; certains jeunes passent leurs après-midi, seuls
dans leur chambre, à écouter du heavy metal (et, dans le pire des cas, ils descendent ensuite une vingtaine de leurs camarades de lycée à l’arme automatique).
Et Pascal, si on lui restitue sa violence originelle, peut produire des commotions
nerveuses bien plus violentes que le plus violent des groupes de heavy metal. La
célèbre phrase : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », trop connue,
a perdu sa puissance d’impact, mais il faut se souvenir que je la lisais de mon
côté pour la première fois, sans garde-fou, sans avertissement préalable, que je la
prenais en pleine gueule. La terreur de l’espace infini, et vide, dans lequel on
chute à tout jamais. La terreur pure. Prenons le fragment 199. « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont
les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur
propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les
autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C’est l’image de la
condition des hommes » 10.
Houellebecq mentionne un style musical, le heavy metal, pour décrire
avec emphase l’effet d’une œuvre composée sur les principes de la saturation et du cri. La philosophie pascalienne est une philosophie si saturée
qu’elle ne peut se manifester que dans l’électricité du fragment et trouver
son amplification dans les cris du Mémorial : « Joie, joie, Pleurs de joie ! ».
Si l’image des condamnés à mort est attendue, la reprise du fragment sur
le silence des espaces infinis prend ici une nouvelle teneur. Houellebecq
redonne à la formule sa force initiale. Qu’est-ce que cela fait de lire Pascal ? L’effet est comparable à la violence d’un corps-à-corps que seule peut
restituer la familiarité du langage : la philosophie de Pascal est quelque
chose que l’on se prend « en pleine gueule ». Ce qui intéresse Houellebecq,
répétons-le, c’est la question de l’espace. Tout est espace chez Houelle10
Ibid., p. 45.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
becq, question spatiale ou topologique. Arpenter la France La Roche-surYon à Rocamadour, arpenter l’Europe de l’Irlande à l’Espagne, arpenter
le monde. Dans les titres de ses œuvres nous trouvons des cartes et des
territoires, des îles possibles, des zones délimitées comme des plateformes,
des lieux qui sont animés par des lois internes de mouvement. Les domaines rétrécissent ou s’étendent, les rivages se configurent. Et quand il
ne s’agit pas d’espace, il s’agit de confrontation : ainsi du recueil de poème intitulé Le Sens du combat. Au-delà de l’anecdote et de la dérision,
Houellebecq va rencontrer grâce à Pascal un concept plus profond, celui
de « la terreur pure de l’espace », l’association de l’espace à la terreur, évoquant Heidegger lorsqu’il lie phénoménologiquement le temps à l’angoisse. Les lignes qui suivent sont extraites de l’épilogue des Particules élémentaires. Il s’agit des notes du personnage central, Michel Djerzinski, le
grand biologiste à l’origine des travaux scientifiques qui rendront possible
l’immortalité de la néo-humanité. Quelques lignes auparavant, Houellebecq écrit qu’il s’agit là d’une « nouvelle philosophie de l’espace » :
Les formes de la nature, écrit Djerzinski, sont des formes humaines. C’est dans
notre cerveau qu’apparaissent les triangles, les entrelacements et les branchages.
Nous les reconnaissons, nous les apprécions ; nous vivons au milieu d’eux. Au
milieu de nos créations, créations humaines, communicables à l’homme, nous
nous développons et nous mourons. Au milieu de l’espace, espace humain,
nous effectuons des mesures ; par ces mesures nous créons l’espace, l’espace entre nos instruments.
L’homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l’idée d’espace ; il
l’imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d’une boule, isolée dans l’espace, recroquevillée dans l’espace, écrasée
par l’éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l’idée de l’espace, les
êtres humains se recroquevillent ; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des
cas ils traversent l’espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l’espace. Et
pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s’agit que de leur propre création
mentale.
Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir ; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l’éloignement et la souffrance. À cela, il y a très peu de commentaires :
l’amant entend l’appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; pardelà les montagnes et les océans, la mère entend l’appel de son enfant. L’amour
lie et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une
David Jérome
déliaison. La séparation est l’autre nom du mal ; c’est, également, l’autre nom
du mensonge. Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et
réciproque 11.
La formule pascalienne semble travailler profondément la méditation
houellebecquienne et contribuer à l’élaboration de cette nouvelle philosophie de l’espace. L’espace pur chez Houellebecq est lié à la peur et à la
terreur comme le temps pur est lié à l’angoisse. L’effet de la lecture des
Pensées est donc un effet spatial, il met Houellebecq en contact avec ce
qu’il nomme un « gouffre ». Et c’est finalement ici que nous nous trouvons au cœur du rapport intime entre Pascal et Houellebecq. Ce que Pascal apporte à Houellebecq, au fond, c’est le gouffre. Et le gouffre est l’espace
vide qui n’a plus d’autres propriétés que d’emporter l’existant dans une
chute vertigineuse. La terreur de l’espace provient du vertige du sujet
contemporain confronté à l’hégémonie du vide. Ce vide que tentait de
conjurer poétiquement le grand Ponge en prenant le parti des choses les
plus modestes. S’accrocher à l’orange, au galet, au verre d’eau pour ne pas
sombrer dans le néant. Pas de solution poétique de ce type chez Houellebecq dont les personnages sont cruellement soumis à toutes les déclinaisons du vide : vide du moi, vide des rapports intersubjectifs, vide de la société de consommation, vide de la croyance. Les romans de Houellebecq
constituent autant de variations autour d’un même Traité du vide :
Bien sûr il y avait sans doute en moi une faille secrète pour que je tombe ainsi à
pieds joints, sans offrir un seul mouvement de résistance, dans le gouffre que
Pascal ouvrait sous mes pieds ; mais je ne veux pas faire de psychanalyse, ça
m’emmerde, il me suffit de noter que Pascal fut, pour moi, le premier initiateur, le premier tentateur (parce que je crois que je lisais Baudelaire auparavant
sans réellement comprendre, captivé par la pure splendeur plastique de ces vers
qui restent, à mes yeux, ce que la langue française a produit de plus beau).
Après Pascal, toute la douleur du monde était prête à s’engouffrer en moi. Je
me suis mis à fermer mes volets, le dimanche après-midi, pour écouter FranceCulture (alors qu’auparavant j’étais plutôt hit-parade de RTL). À acheter les
disques du Velvet Underground et des Stooges. À lire Nietzsche, Kafka, Dostoïevski, bientôt Balzac et Proust, tous les autres 12.
11
12
Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 375-376.
Ennemis publics, p. 146.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
Pascal est à l’origine d’un infléchissement violent, d’une déviation
brutale dans la psychée houellebecquienne. Le gouffre est doublement
présent : devant et à l’intérieur du moi. L’espace infini est double, intérieur et extérieur. Pascal, l’apologète de la religion chrétienne, revêt une
figure paradoxale : mystique et occulte (un « initiateur »), ou diabolique
(un « tentateur »). Sou l’effet du serpent Pascal, Houellebecq mange du
fruit défendu de l’arbre de la connaissance. Les noms propres qui comptent pour lui (Nietzsche, Balzac etc.) proviennent de la blessure infligée
par la lecture des Pensées, comme si elle les avait fait s’engouffrer en lui.
Qu’a donc occasionné cette blessure ? Qu’est-ce qui a changé ? Difficile à
dire au fond : Houellebecq décrit la disparition en lui du divertissement
au profit du désir de connaissance. En quelques mots, l’apparition du sérieux. Ce n’est plus la tonalité comique qui est de mise ici. La lecture de
Pascal correspond à une prise de conscience des problématiques de l’existence, un gain en sérieux, ce que Kierkegaard nomme « le sérieux de la
mort ». Pascal est donc pour Houellebecq le penseur de la brutalité mais
aussi celui du sérieux de l’existence : c’est la conclusion à laquelle aboutit
Daniel, le narrateur de La Possibilité d’une île – humoriste de profession,
clown triste et pitre qui a passé toute sa carrière, justement, à conjurer cet
esprit de sérieux – à la faveur d’un développement sur Teilhard de Chardin. Daniel compare ainsi les œuvres des deux auteurs chrétiens, opposant la frivolité « déprimante » de l’un au « sérieux » de l’autre :
J’avais remarqué chez l’Allemand une édition complète, reliée, des œuvres de
Teilhard de Chardin. S’il y a une chose qui m’a toujours plongé dans la tristesse
ou la compassion, enfin dans un état excluant toute forme de méchanceté ou
d’ironie, c’est bien l’existence de Teilhard de Chardin – pas seulement son existence d’ailleurs, mais le fait même qu’il ait pu avoir des lecteurs, fût-ce en nombre limité. En présence d’un lecteur de Teilhard de Chardin je me sens désarmé, désarçonné, prêt à fondre en larmes. À l’âge de quinze ans j’étais tombé
par hasard sur Le Milieu divin, qu’un lecteur probablement écœuré avait laissé
sur une banquette de la gare d’Étréchy-Chamarande. En l’espace de quelques
pages, l’ouvrage m’avait arraché des hurlements de désespoir, j’en avais fracassé
la pompe de mon vélo de course contre les murs de la cave. Teilhard de Chardin était bien entendu ce qu’il est convenu d’appeler un allumé de première ; il
n’en était pas moins parfaitement déprimant. Il ressemblait un peu à ces scientifiques chrétiens allemands, décrits pas Schopenhauer en son temps, qui, « une
David Jérome
fois déposés la cornue ou le scalpel, entreprennent de philosopher sur les
concepts reçus lors de leur première communion ». Il y avait aussi cette illusion
en lui, cette illusion commune à tous les chrétiens de gauche, enfin les chrétiens
centristes, disons aux chrétiens contaminés par la pensée progressiste depuis la
Révolution, consistant à croire que la concupiscence est chose vénielle, de
moindre importance, impropre à détourner l’homme du salut – que le seul péché véritable est le péché d’orgueil. Où était en moi la concupiscence ? Où, l’orgueil ? Et étais-je éloigné du salut ? Les réponses à ces questions, il me semble,
n’étaient pas bien difficiles ; jamais Pascal, par exemple, ne se serait laissé aller à
de telles absurdités : on sentait à le lire que les tentations de la chair ne lui
étaient pas étrangères, que le libertinage était quelque chose qu’il aurait pu ressentir ; et que s’il choisissait le Christ plutôt que la fornication ou l’écarté ce
n’était ni par distraction ni par incompétence, mais parce que le Christ lui paraissait définitivement plus high dope ; en résumé, c’était un auteur sérieux 13.
C’est parce qu’il suscite le gouffre que Pascal est un auteur sérieux. Et
il est là encore associé à une expression anglaise : après le heavy metal, le
high dope. Houellebecq semble suggérer que Pascal se comporte avec la
froide lucidité du drogué, celui qui recherche le Christ comme une substance plus intense. La pharmacopée ne se réduit pas nécessairement chez
Houellebecq aux comprimés de Captorix consommés en quantité par
Florent-Claude Labrouste. La figure de Pascal s’impose donc comme
celle du sérieux du désespoir face à la finitude humaine, de même que
celle du sérieux du traitement pour y remédier.
Quant à Houellebecq, il ne cesse, lui aussi, d’explorer dans son œuvre
de nouveaux traitements. C’est la raison pour laquelle la question de la
croyance et de la foi, de la religion en général, joue un rôle si important
dans son œuvre. La question positiviste ou comtienne, si bien examinée
par Jean-Noël Dumont dans son essai, Houellebecq, la vie absente 14, prend
ici tout son sens : « une société sans religion est-elle possible ? » La réponse
négative déclenche la dynamique du roman comme laboratoire ou comme terrain d’expérimentation. La Religion de l’Humanité ou le Culte positif de Comte n’ayant pas rencontré le succès escompté, il reste deux
possibilités : ou bien l’invention d’une religion compatible avec les avan13
14
La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 81-83.
Houellebecq, la vie absente, Paris, Éditions Manucius, 2017.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
cées de la science (la religion du clonage chez les Élohimites dans la Possibilité d’une île) ; ou bien le recours à une religion déjà existante, dans le
récit du désir profond d’un retour au christianisme, notamment au catholicisme (Soumission) ou la tentation d’une conversion à l’Islam. Dans
Sérotonine, le traitement n’est pas spirituel mais chimique. Il apparaît
comme plus modeste : prendre des comprimés de Captorix pour sécréter
la molécule du bonheur. Ce traitement revient, à travers la négation du
désir, à réaliser un devenir-ange peu enviable. La question qui se pose est
finalement celle du rapport de Houellebecq à la foi. La présence de Pascal
dans son œuvre fait écho à celle de Comte. Ce que le positivisme permet
à Houellebecq de travailler, c’est la question de la religion comme fait social, comme facteur d’unification des vivants et des morts. Qu’apporte la
religion à la société ? Dans quelle mesure la religion doit-elle prendre en
compte les succès de la rationalité positive ? Mais il serait partielle de
considérer que la réflexion sur la religion s’arrête chez lui à une dimension objective, sociale et horizontale. L’œuvre houellebecquienne comporte indéniablement un aspect sociologique mais celui-ci ne saurait
fonctionner sans son pendant mystique. Et c’est Pascal qui apporte cette
dimension subjective, personnelle et verticale du rapport de l’individu à
la transcendance. Dès lors, il s’agit de se demander ce qu’il en est du rapport de Houellebecq non au christianisme, ni à la chrétienté, mais au
Christ lui-même. Les dernières lignes de Sérotonine apporte un élément
de réponse :
Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous
donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans
nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs.
Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement, répété
devant l’endurcissement des coeurs: ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent
pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie
pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ?
Il semblerait que oui 15.
15
Ibid., p. 347.
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Ces mots sont prononcés par un narrateur qui n’a pas montré, au
cours du roman, le moindre signe de foi. Il évoque Dieu et la figure du
Christ de manière abrupte et inattendue, avec autorité, comme s’il s’agissait pour lui de donner un sens à son geste. Il y a dans ces lignes une tonalité mystique et elles semblent prolonger les paroles pascaliennes du
Mystère de Jésus : « dans mon agonie, j’ai versé telle goutte de sang pour
toi. » Le personnage, tout comme son auteur, tout comme le Christ, se sacrifie distributivement. L’agonie est le dernier combat de l’homme qui
n’est pas seulement un être-pour-la-mort comme le dit Heidegger, mais
aussi contre la mort. Florent-Claude ne souhaite pas que sa mort soit
vaine et il donne sa vie, dans un nouveau sacrifice christique, afin d’offrir
un signe supplémentaire de la nature transcendante de l’homme. Les errements du personnage tout au long du roman, ses pérégrinations sentimentales et érotiques, trouvent leur sens dans ce sacrifice final qui suggère que la vérité de l’existence humaine ne se situe pas dans le désir compris au sens du matérialisme et du déterminisme biologique mais dans
l’aspiration à une transcendance. Le signe, écrit Pascal, « porte présence et
absence ». Ici le suicide est le signe contradictoire de l’absence et de la
présence de Dieu. La mort peut devenir don, de même que l’écriture
constitue une entreprise de destruction de soi et une forme de sacrifice.
Pour Pascal comme pour Houellebecq, l’homme est un monstre incompréhensible. Le pari houellebecquien sera-t-il compris par le lecteur ? Du
moins l’auteur aura-t-il essayé : « J’ai nettement vu Dieu / En son inexistence / Dans son néant précieux / Et j’ai tenté ma chance 16. »
***
Parvenu au terme de notre étude, nous pouvons mettre en évidence
trois aspects de la présence pascalienne dans l’œuvre de Houellebecq :
Cette présence est ludique : de toute évidence, Houellebecq joue avec
Pascal. Il se joue de la grande autorité de son nom et de ses pensées en les
adaptant, les détournant. Il est significatif que Houellebecq évoque dans
son premier roman le « Pascal » comme langage informatique. Pascal est
une forme de langage pour Houellebecq, il s’en approprie les éléments
16
La possibilité d’une île, p. 201.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
pour donner à rire ou à penser. Houellebecq code. Il transcrit les réflexions qui travaillent ses personnages dans le langage du moraliste. C’est
comme si Pascal était toujours présent, mais de manière fragmentée et
souvent anecdotique, un peu à la manière d’un personnage secondaire qui
serait en même temps un grand témoin. Comme si Houellebecq se posait
la question, en tel ou tel point du récit : « Et ici, qu’est-ce qu’en penserait
Pascal ? Et là, qu’est-ce qu’il en dirait ? » Pascal aurait-il considéré la fréquentation des clubs libertins comme une affaire de coutume 17 ? Pascal
aurait-il « chanté la même chanson » sur le divertissement s’il avait possédé une Box SFR et son bouquet de chaînes de télévision18 ? Et aurait-il
répondu différemment à sa fameuse question : « Mais celui qui aime
quelqu’un pour sa beauté, l’aime-t-il ? » s’il avait connu le Cointreau19 ?
Elle est aussi biographique : la rencontre avec Pascal constitue pour
Houellebecq un tournant décisif, une forme d’hapax existentiel. Il y a un
avant et après Pascal, comme il y aura, par la suite, un avant et un après
Schopenhauer, un avant et un après Comte. Mais il est important de souligner que Pascal précède ces penseurs. Il n’est pas simplement ce personnage secondaire qui revient de loin en loin dans les romans, à la faveur
d’un jeu de langage sur son nom propre ou ses pensées : il est aussi le
grand initiateur de leur auteur. Pascal est le gouffre de Houellebecq, c’està-dire ce par quoi les lectures et les guides ultérieurs viendront s’engouffrer en lui. L’initiation pascalienne aux mystères de l’existence se place
d’emblée sous le signe de la brutalité et du sérieux. La lecture de Pascal
est une expérience difficile à supporter, une épreuve physique, un corpsà-corps qui ne laissera pas Houellebecq indemne. Il est intéressant de noter à quel point l’adjectif « pascalien » renvoie chez lui à la radicalité et à la
violence ; il est même parfois tout simplement synonyme d’insoutenable 20.
Les Particules élémentaires, p. 304.
Sérotonine, p. 51.
19 La Possibilité d’une île, p. 96.
20 Voir par exemple, dans La Possibilité d’une île, la description par Daniel de l’esthétique de
l’un de ses spectacles : « La production du spectacle m’avait demandé de couper une partie de mon
court métrage – une partie, en effet, pas très drôle ; on l’avait tournée dans un immeuble en voie
de démolition à Franconville, mais c’était censé se dérouler à Jérusalem-Est. Il s’agissait d’un dialogue entre un terroriste du Hamas et un touriste allemand, qui prenait tantôt la forme d’une interrogation pascalienne sur le fondement de l’identité humaine, tantôt celle d’une méditation éco17
18
David Jérome
C’est en tant que lecteur de Pascal que Houellebecq semble quitter le
monde de l’insouciance et du divertissement pour accéder à la dimension
du sérieux de l’existence.
Enfin, elle est philosophique : Pascal est un philosophe qui compte
pour Houellebecq car il lui donne accès à une batterie de concepts essentiels centrés autour de la notion d’espace : le gouffre ; le vide et la terreur.
La terreur est l’affect qu’engendre la représentation de l’espace pur. Le
temps peut susciter l’inquiétude ou l’angoisse, mais au fond ce n’est pas
cela qui constitue la préoccupation de l’auteur de Plateforme. Ce qui importe c’est l’espace, et plus particulièrement l’espace qui terrorise. L’espace de la séparation, de la juxtaposition, celui des atomes ou des particules élémentaires qui évoluent dans le vide et se trouvent aspirés par le
gouffre. Le problème qui traverse l’œuvre de Houellebecq est donc : comment échapper au gouffre ? Comment conjurer le vide ? Pour y parvenir,
il faut, comme le disait Pascal, trouver un point fixe. On pourrait évoquer le rapport de Houellebecq aux philosophes qui nourrissent son œuvre en termes géométriques : plan, ligne et point. Plan comtien, lignes
schopenhauerienne et kantienne, point pascalien (comme pendant du
gouffre).
Le positivisme est la trame, le plan sur lequel l’écrivain-expérimentateur vient poser l’existence de ses personnages comme des mobiles qui
nomique – un peu à la Schumpeter. Le terroriste palestinien commençait par établir que, sur le
plan métaphysique, la valeur de l’otage était nulle – puisqu’il s’agissait d’un infidèle ; elle n’était
cependant pas négative – comme ç’aurait été le cas, par exemple, d’un Juif ; sa destruction n’était
donc pas souhaitable, elle était simplement indifférente. Sur le plan économique, par contre, la
valeur de l’otage était considérable – puisqu’il appartenait à une nation riche, et connue pour se
montrer solidaire à l’égard de ses ressortissants. Ces préambules posés, le terroriste palestinien se
livrait à une série d’expériences. D’abord, il arrachait une des dents de l’otage – à mains nues –
avant de constater que sa valeur négociable en restait inchangée. Il procédait ensuite à la même
opération sur un ongle – en s’aidant, cette fois, de tenailles. Un second terroriste intervenait, une
brève discussion avait lieu entre les deux Palestiniens sur des bases plus ou moins darwiniennes.
En conclusion ils arrachaient les testicules de l’otage, sans omettre de suturer soigneusement la
plaie afin d’éviter un décès prématuré. D’un commun accord ils concluaient que la valeur biologique de l’otage était seule à ressortir modifiée de l’opération ; sa valeur métaphysique restait
nulle, et sa valeur négociable très élevée. Bref, ça devenait de plus en plus pascalien – et, visuellement, de plus en plus insoutenable ; je fus d’ailleurs surpris de constater à quel point les trucages
utilisés dans les films gore étaient peu onéreux. », p. 50-51.
«Le gouffre que Pascal ouvrait sous mes pieds». Michel Houellebecq
n’auront plus qu’à glisser selon des lois prédéfinies. Le roman est un protocole chez Houellebecq ou, si l’on veut, un dispositif. Il n’y est plus
question de rechercher des causes mais d’observer des faits. La fidélité de
Houellebecq à l’esprit positif de Comte consiste dans l’exigence d’implémenter dans le roman les gestes essentiels de la connaissance scientifique :
observer, expérimenter, prévoir. Tels personnages, tels paramètres, dans
telles situations : que va-t-il se produire ? Mais cette fidélité n’est pas servile et ne consiste pas à reproduire aveuglément le schéma de la philosophie de Comte. Le Culte de l’Humanité a failli, il faut trouver autre
chose. Houellebecq est, en un sens plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre du
positivisme, qu’il modèle et transforme à la lumière des recherches scientifiques les plus récentes dans ce que nous nommons son dispositivisme.
Cependant, ses personnages ne glissent pas de n’importe quelle manière. Ils glissent selon des trajectoires, selon des lignes qui sont aussi des
lignes de vie. Ces lignes peuvent se rapprocher ou s’éloigner, se croiser,
comme celles de Bruno et Michel dans Les Particules élémentaires, se superposer comme celle de Daniel1 et Daniel 25. Ces lignes sont nombreuses mais nous pouvons en isoler deux. La première ligne est la ligne
schopenhauerienne du vouloir-vivre et du désespoir, la seconde, la ligne
kantienne de l’amour et de la loi. L’une conduit le personnage-mobile au
gouffre, la seconde vers le point qui peut le sauver, à savoir la constitution d’un espace où règne une loi qui abolit la séparation. L’œuvre de
Houellebecq est traversée par l’idée de la loi, de l’obéissance ou de la soumission à la loi. C’est la loi qui organise l’espace chez Houellebecq et l’on
trouve chez lui tout une typologie des lois qui permettent de créer un espace où l’existence peut se maintenir : loi morale qui régit les rapports entre les hommes, loi amoureuse qui définit l’espace insulaire des amants,
loi esthétique de l’artiste soumis aux impératifs mystérieux de la création,
loi religieuse de l’individu qui accepte sa soumission pleine et entière à
une transcendance. C’est à ce dernier type de loi que renvoie sans doute
la puissance de l’expérience pascalienne chez Houellebecq. Pascal apporte
le gouffre, mais aussi un point fixe – celui de la foi, de l’amour et de l’espérance auxquels invite la parole du Christ.
D’apres Georges de La Tour, L’éducation de la Vierge.