Textyles
Revue des lettres belges de langue française
61 | 2021
Penser la bibliothèque
Penser la bibliothèque, entre disciplines
Entretien croisé avec Daniel Ferrer, Valérie Dufour et Ségolène Le Men
Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/textyles/4184
DOI : 10.4000/textyles.4184
ISSN : 2295-2667
Éditeur
ker éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 septembre 2021
Pagination : 15-24
ISBN : 978-2-87586-300-3
ISSN : 0776-0116
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Référence électronique
Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie, « Penser la bibliothèque, entre disciplines »,
Textyles [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 30 juillet 2021, consulté le 01 septembre 2021. URL :
http://journals.openedition.org/textyles/4184 ; DOI : https://doi.org/10.4000/textyles.4184
Tous droits réservés
Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie
Université libre de Bruxelles
Penser la bibliothèque, entre disciplines
Entretien croisé avec Daniel Ferrer,
Valérie Dufour et Ségolène Le Men
La bibliothèque est un objet partagé par nombre de créateurs, que ceux-ci
soient écrivains, artistes-plasticiens ou musiciens : le présent numéro en témoigne. Partant de ce constat et compte tenu de l’intérêt grandissant pour la
bibliothèque parmi les chercheurs en littérature, histoire de l’art et musicologie, il nous a semblé pertinent d’ouvrir ce dossier par un entretien croisé entre
des chercheurs issus de ces trois disciplines, afin d’interroger leurs approches
respectives de la bibliothèque. Notre premier interlocuteur, Daniel Ferrer, est
directeur de recherche émérite de l’Institut des Textes et Manuscrits modernes
(item, cnrs-ens, Paris) et directeur de publication de la revue Genesis, ayant
codirigé en 2001, avec Paolo D’Iorio, Bibliothèques d’écrivains (cnrs éditions).
Notre deuxième interlocutrice, Valérie Dufour, est maître de recherches fnrs
et directrice du Laboratoire de Musicologie de l’Université libre de Bruxelles.
Elle conduit actuellement un projet de recherche autour des bibliothèques de
musiciens. Notre troisième interlocutrice, Ségolène Le Men, est membre de
l’équipe « Histoire des arts et des représentations », membre associée de l’item1
et professeur émérite d’histoire de l’art à l’Université Paris Nanterre. À l’initiative de celle-ci, le projet « Bibliothèques d’artistes » a vu le jour en 2017 au
sein du Laboratoire d’Excellence « Les Passés dans le présent » de cette même
université.
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Après en avoir dirigé à sa création l’équipe « Histoire de l’art, Processus de création et Genèse des formes ».
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Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie
Selon les perspectives de vos disciplines respectives (littérature, musicologie et histoire
de l’art), comment abordez-vous la bibliothèque ? Comment votre discipline vous
a-t-elle amené(e) à appréhender la bibliothèque de l’écrivain / du musicien / de
l’artiste ?
Daniel Ferrer : Quand on postule qu’un ouvrage a servi de source à un
écrivain, il vient naturellement à l’esprit de vérifier si cet ouvrage était en la possession de l’écrivain. S’il figure dans la bibliothèque, c’est une présomption. Si
de plus cet ouvrage est annoté de la main de l’écrivain, il s’agit de la meilleure
des confirmations. Mais pour qui s’intéresse à la genèse des œuvres, le plus important n’est pas de déterminer si des ouvrages ont été lus, il faut comprendre
quel rôle précis ils ont joué dans le processus génétique. Les livres annotés sont
précieux à cet égard. Ils peuvent jeter une lumière directe sur la genèse (il arrive
qu’une œuvre débute littéralement dans les marges d’un volume imprimé) ou
encore nous renseigner, à travers la sélection des passages annotés et par les
réactions et commentaires inscrits en regard, sur l’état d’esprit de l’écrivain,
sur le contexte intellectuel de la genèse. Mais en travaillant sur les carnets
de lecture des écrivains, je me suis aperçu qu’ils recelaient fréquemment une
bibliothèque virtuelle beaucoup plus riche et beaucoup plus parlante que les
bibliothèques matérielles qui ont été préservées. Ils constituent l’articulation
entre les livres et les manuscrits, un espace transactionnel entre le domaine
public de l’imprimé et le domaine privé de la création.
Valérie Dufour : En musicologie, la recherche a naturellement d’abord accordé une grande place à l’usage des écrits de compositeurs comme source documentaire. L’approche scientifique de ces écrits a conduit à de très nombreux
travaux d’édition de ces corpus : dans les années 1990 et 2000, cette tendance
était très marquée et s’est souvent distinguée par un travail critique basé sur
une approche philologique des sources. Après que ce mouvement fut devenu en soi un objet d’étude en musicologie, notamment avec l’ouvrage Écrits
de compositeurs : une autorité en questions (Benoit-Otis, Duchesneau, Dufour,
2013), puis le développement du projet numérique de Dictionnaire des écrits
de compositeurs (Reibel, Dufour, Duchesneau et al., url : https://dicteco.huma-num.fr), une nouvelle perspective de recherche s’est dégagée naturellement
vers une quête des sources diverses de l’érudition des compositeurs. Plusieurs
programmes de recherches consacrés aux bibliothèques de compositeurs se
sont développés en Italie (colloque à Venise en 2016 « Biblioteche di compositori », coord. Paolo Dal Molin) et à l’Université libre de Bruxelles (ulb) dans le
cadre de divers projets interdisciplinaires entre littérature et musicologie. Cette
nouvelle orientation de la recherche, située dans le prolongement de travaux
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relatifs aux bibliothèques d’artistes (Levaillant, Gamboni, Bouiller, 2010),
a nécessité, dans un premier temps, un travail de définition et de réflexion
méthodologique relatives aux éventuelles spécificités des « bibliothèques de
compositeurs », au sens des traces matérielles ou non-matérielles de lecture
qui ont pu être conservées, mais aussi au sens plus large des horizons littéraire,
artistique, culturel, philosophique, politique, etc. à mettre au jour pour approfondir les trajectoires intellectuelles du compositeur. Dans ce cadre, un travail
doctoral a été confié à l’ulb à Mélanie de Montpellier d’Annevoie pour mener
une thèse consacrée aux « bibliothèques littéraires » de compositeurs, et plus
particulièrement aux pratiques de lecture que ces ensembles impliquent et aux
dynamiques intellectuelles qu’ils mettent en œuvre chez leurs propriétaires.
Parallèlement, une réflexion sur la nature spécifique de la « bibliothèque musicale » du musicien ou du compositeur – au sens de l’ensemble des partitions
–, s’est imposée tant elle pose des questions de nature différente, notamment
sur les usages performatifs de ces sources. C’est le travail doctoral que mène
à l’ulb la violoniste et chercheuse Joanna Staruch-Smolec autour du cas de la
bibliothèque musicale d’Eugène Ysaÿe conservée à la Bibliothèque royale de
Belgique.
Ségolène Le Men : Les façons de faire l’histoire de l’art sont diverses, et
modulées par les parcours et les professions, que ce soit à l’université, au musée
ou dans les mondes de l’art ; elles ont souvent une dimension interdisciplinaire : les historiens de l’art ont mené des études sur le texte et l’image à partir
des années 1960 et 1970, en lien avec la problématique du rapport entre art
et littérature. Mon intérêt pour les bibliothèques d’artistes est lié à ma formation bi-disciplinaire et a été éveillé par deux voies, celle, classique en histoire
de l’art, de la monographie, et celle d’une approche réflexive et théorique que
je souhaitais engager sur la confrontation entre musées imaginaires et mises
en expositions : la première d’entre elles a prolongé la rédaction d’une monographie sur un peintre impressionniste, Claude Monet, tellement connu qu’il
semblait difficile de l’aborder sous un angle nouveau ; j’ai tenté de relever le
défi en montrant ses liens, entre autres, avec les écrivains, souvent écrivains
d’art, et avec la littérature de son temps, et en exploitant sa correspondance
de grand épistolier. C’était introduire la question du rapport de Monet à la
littérature et aux cultures de l’écrit, que j’ai pu approfondir en préparant ensuite, avec Félicie Faizand de Maupeou et Claire Maingon, un livre sur la
bibliothèque de Monet (Citadelles & Mazenod, 2013), à partir du fonds de la
Maison Monet à Giverny, alors pratiquement inexploré dans l’historiographie
du peintre, hormis son volet japonisant. La richesse et la variété de cette bibliothèque, dont beaucoup de volumes lui avaient été adressés par ses amis et ses
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connaissances, bousculaient un certain nombre d’idées reçues sur le peintre et
sur l’impressionnisme.
L’autre voie a été celle de la réflexion sur les « musées imaginaires », selon
l’expression bien connue de Malraux, qui revient à s’intéresser à l’histoire du
regard sur l’art, en réfléchissant aux spécificités des espaces de l’imprimé, souvent accompagné de reproductions, face à l’expérience des œuvres en situation,
mises en expositions et en musées. La bibliothèque, nouvelle ressource, s’est
présentée comme l’un des moyens d’accéder à tout un pan des musées imaginaires des artistes, à partir des reproductions (ou caricatures) contenues dans
leurs livres et revues d’art et d’histoire de l’art, des catalogues d’expositions
et catalogues de ventes, des guides de voyage et de musées annotés, cochés
ou marqués, ou bien dénués d’annotations, voire restés non coupés. Depuis
quelque temps, les historiens de l’art (notamment pour les xxe et xxie siècles)
avaient montré l’importance de l’étude des archives d’artistes et de la réflexion
sur les processus de création, que ce soit dans les musées, ‒ Centre Pompidou,
musées d’artistes (Gustave Moreau, Henner, Maurice Denis, Bourdelle, Rodin,
Soulages…) ‒ ou dans les centres de recherche (Getty, inha) et autres fonds,
publics ou privés : c’est l’angle sous lequel Marc Décimo a abordé en 2002
et 2004 la bibliothèque de Marcel Duchamp, et sous lequel avaient été publiés
les actes d’un important colloque, déjà mentionné par Valérie Dufour, sur la
question des bibliothèques d’artistes, dont les enjeux rejoignaient les problématiques de la génétique, désormais appliquées à l’histoire de l’art (Levaillant,
Gamboni, Bouiller, 2010). Depuis, la revue Perspective s’est intéressée en 2016
aux liens entre histoire de l’art et bibliothèques à l’occasion de la réouverture
de la bibliothèque de l’inha. Un certain nombre de travaux universitaires ont
été menés ou sont en voie de l’être, comme les thèses de Lilie Fauriac et de
Maud Haon sur les lectures de Gustave Moreau. Plusieurs expositions (Barcelo
à la bnf, Bacon au Centre Pompidou…) ont souligné la part de la lecture et de
la bibliothèque dans la démarche des artistes contemporains.
Dans quelle mesure la différence de statut des propriétaires de la bibliothèque –
écrivain, musicien, artiste plasticien – doit-elle être prise en compte ? Les outils
théoriques et concepts convoqués sont-ils transposables d’une discipline à l’autre ? Si
oui, quels seraient les bénéfices d’une approche pluridisciplinaire de la bibliothèque ?
Daniel Ferrer : Je ne suis pas sûr qu’il soit judicieux d’enfermer les créateurs dans un statut. Il n’est pas rare qu’un plasticien se veuille aussi écrivain
(Michel-Ange, Delacroix, Picasso…), qu’un musicien soit aussi chroniqueur
(Debussy…), librettiste (Boito, Wagner…) ou au moins qu’il choisisse les
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thèmes de ses opéras, de ses ballets ou de ses poèmes symphoniques. Peintres
et musiciens produisent souvent des manifestes ou des textes théoriques. À
l’inverse, il est des écrivains peintres ou dessinateurs (Hugo, Valéry…), plus
rarement compositeurs (Hoffmann), et d’une manière beaucoup plus large,
des reproductions d’œuvres d’art jouent fréquemment un rôle important
dans l’écriture des textes (Proust…), tandis qu’une partition trouvée dans la
bibliothèque d’un écrivain peut se révéler un document de genèse significatif
(par exemple une partition de Bizet pour Nietzsche). Enfin, les cahiers d’ateliers et les répertoires de motifs des artistes d’autrefois, ou certains documents
constitués par les compositeurs (comme les cahiers de travail de Messiaen)
ne me semblent pas différer fondamentalement des cahiers d’extraits utilisés
couramment par de nombreux écrivains à travers les âges. Mais si des usages
particuliers des bibliothèques étaient découverts chez les artistes et les musiciens, il serait évidemment très intéressant de rechercher ce qu’ils pourraient
suggérer, par analogie ou par contraste, pour les bibliothèques d’écrivains.
Valérie Dufour : Le contenu pluridisciplinaire de la bibliothèque d’un
individu, quel que soit son mode d’expression, s’impose par la nature même
de l’objet. Une bibliothèque se compose d’objets textuels diversifiés dans
leurs genres, leurs formes et leurs contenus, à la différence d’une collection.
Du point de vue scientifique de l’étude de ces bibliothèques, l’approche
pluridisciplinaire est évidente également : la recherche ne pourrait être
menée strictement à l’intérieur de supposées frontières disciplinaires. Le
musicologue partage largement les méthodologies et les outils théoriques
de l’historien, du spécialiste de la littérature ou de l’historien des arts. À
certains égards cependant, des connaissances musicologiques approfondies
sont nécessaires pour des travaux qui portent notamment sur la mise au
jour des processus créateurs sur la base de l’étude des bibliothèques.
Ségolène Le Men : Comme l’a indiqué Daniel Ferrer, il existe de nombreux créateurs qui pratiquent plusieurs expressions : c’est le cas pour l’écrivain-peintre Eugène Fromentin dont Barbara Wright a analysé la bibliothèque, y compris ses livres de classe ornés de caricatures, insérée dans un ensemble familial plurigénérationnel. Plus rarement, il existe des bibliothèques
de couples d’artistes (Hans Hartung et Anna-Eva Bergman, Kandinsky et
Gabriele Münter) ou des bibliothèques personnelles à usage collectif : la bibliothèque de l’Abbaye de Fontfroide, décorée par Odilon Redon, lui-même
insatiable lecteur, à la demande de son mécène Gustave Fayet, appartenait à
cet exploitant viticole également artiste et musicien, et, conservée, compte de
nombreux volets, depuis l’ésotérisme jusqu’aux partitions musicales et aux
littératures européennes et étrangères. Elle a été fréquentée au début du xxe
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par tout un groupe littéraire, artistique et musical qui formait la « colonie de
Fontfroide ».
Il n’en reste pas moins qu’il peut exister des variations, selon les statuts des
détenteurs, dans la composition de leurs bibliothèques, mais aussi dans leurs
usages. On peut s’attendre par exemple à ce qu’une bibliothèque de peintre
comporte un volet sur l’histoire et la théorie de la peinture, ou celle d’un
graphiste des manuels et des traités sur la typographie, et qu’ils les utilisent
comme des livres de référence, alors que les mêmes livres, chez d’autres possesseurs, relèveraient plutôt d’intérêts personnels ou de culture générale. Il peut
aussi y avoir des transpositions entre langages artistiques : Ada Ackerman a
montré combien la caricature du xixe siècle (en particulier celle de Daumier)
a importé dans la genèse des théories cinématographiques d’Eisenstein, et
dans son élaboration du « montage des attractions » d’Octobre.
À cette composante qu’on pourrait dire autopoïétique s’ajoute fréquemment une double spécificité, qui est à la fois de l’ordre de la genèse
(la bibliothèque fait partie de l’instrumentarium de son possesseur, de son
« laboratoire intérieur ») et de la réception, laquelle représente un rayon
des bibliothèques de créateurs, quelle que soit leur expression, en général
destinataires ou dédicataires des livres inspirés par leur œuvre.
Bien sûr, les centres d’intérêt des artistes, quels que soient leurs domaines
d’activité, infléchissent la composition et l’usage de leurs bibliothèques, qui
se constituent pour répondre à leurs questionnements, comme à leurs goûts
et affinités, et qui peuvent varier au fil du temps, notamment s’ils croisent
plusieurs générations. Il convient de prendre en compte ce qui dans la bibliothèque de chacun se rapporte, de manière proche ou distante, à son expression artistique, ce qui permet de faire émerger un socle partagé de références
communes, mais aussi des spécificités, et d’identifier les lacunes, ‒ carences
ou refus ‒, qui s’avèrent significatives : en quoi la bibliothèque d’un peintre
« pompier » peut-elle différer de celle d’un impressionniste ? Mais aussi
qu’ont-elles de commun ? Est-ce que tous ont lu Chevreul, Taine, et Charles
Blanc ? De là, l’intérêt de confronter les bibliothèques d’artistes synchroniquement les unes aux autres, d’appréhender celles de leurs critiques, de leurs
soutiens et des écrivains (par exemple, Monet face à Mirbeau, Clemenceau
ou Mallarmé, lui-même inspirateur de tant d’artistes), en abordant aussi la
circulation des ouvrages, par le biais des envois qui font apparaître les liens interpersonnels et les réseaux d’amitié et de sociabilité, les cercles et les groupes.
De plus, les pratiques de lecture peuvent varier : d’autres sources que les
livres permettent de les appréhender, qu’il s’agisse d’écrits, tels que les correspondances, ou d’œuvres, ‒ et ici l’histoire de l’art intervient ‒, comme les
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portraits de lecteurs et de lectrices, ou les portraits et photographies d’intérieurs
où apparaissent les livres et les rayonnages : intensives ou extensives, absorbées
ou distraites, les façons de lire se différencient, et la « portraituromanie » du
xixe siècle aide à mieux les approcher. Dans le cas de Van Gogh, sa correspondance, à laquelle s’ajoutent les natures mortes aux livres et les portraits
aux livres, nous renseigne sur ses innombrables lectures, étudiées en 2020 par
Mariella Guzzoni, et déjà indiquées sur un site remarquable du musée Van
Gogh d’Amsterdam : http://vangoghletters.org/vg/, qui dévoile aussi le musée
imaginaire du peintre.
La méthodologie développée par la génétique littéraire et la sociologie des
arts, de même que les acquis de l’histoire des cultures écrites, de l’histoire des
pratiques de lecture, apparaissent comme des outils communs, qui s’ajoutent
aux outils spécifiques aux différents langages artistiques, et qui peuvent tour à
tour servir à l’étude des bibliothèques, lesquelles sont des ensembles ouverts,
aux possibilités de réappropriations innombrables, dont l’exploration ne peut
qu’être enrichie par une approche pluri- et transdisciplinaire. L’une des compétences décisives reste bien entendu celle des bibliothécaires.
Si le rapport entre l’homme de lettres et sa bibliothèque semble évident, il l’est
moins dans les cas du musicien et du plasticien : qu’apporte, selon vous, l’étude
de la bibliothèque aux domaines de la musicologie et de l’histoire de l’art ?
Daniel Ferrer : Je vous renvoie, sur ce point, à mes remarques précédentes. Mais c’est évidemment aux historiens de l’art et aux musicologues
de répondre à cette question.
Valérie Dufour : La question suppose qu’un lien évident et direct s’impose entre le mode d’expression privilégié d’un artiste, sa production, et ses
« sources d’inspiration » qui soient de même nature : ainsi, la bibliothèque
pour l’écrivain, les musées pour le peintre, et les concerts pour le compositeur. Or les processus créateurs ne procèdent évidemment pas de ces mondes
clos, mais au contraire d’un bricolage subtil, conscient ou inconscient, d’un
ensemble désordonné de goûts, de lectures, de rencontres, de sociabilités.
Comme objet d’études, la bibliothèque, loin d’apparaître comme un ensemble clair et lisible des attachements d’un compositeur, dévoile au contraire
l’immense complexité des cheminements culturels et intellectuels, et c’est ce
qui en fait tout l’intérêt. On pourrait faire à cette question une autre réponse, ou peut-être une objection : ce n’est sans doute pas seulement aux liens
évidents que la chercheuse ou le chercheur peut s’intéresser, mais aussi aux
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zones de « non-évidence ». En cela, la discothèque de l’homme de lettres tout
comme son musée réel ou imaginaire, sont des territoires féconds à explorer.
Ségolène Le Men : En ce qui concerne l’histoire de l’art, l’étude de la
bibliothèque procède, comme cela a été dit plus haut, d’une réflexion sur la
façon dont les artistes ont été impliqués dans les cultures de l’écrit, dont ils ont
utilisé les livres dans leur processus de création, et dont les livres et les journaux
ont contribué à la diffusion et à la réception de leurs œuvres, ainsi qu’à leur
circulation sur le marché (comme le montrent les catalogues de ventes).
Le rapport des artistes à la bibliothèque a varié à travers le temps, et dépend aussi de la façon dont les arts s’organisent les uns par rapport aux autres.
À l’époque romantique se développe par exemple le genre de la peinture à
sujet littéraire, tandis que le thème de la fraternité des arts est mis en avant.
Delacroix dans son Journal nous apprend qu’il lit les œuvres qu’il aime en relevant des sujets de tableaux ; il propose à Goethe une « traduction » visuelle
de Faust par une suite lithographique. Par la suite, chaque expression tend à
revendiquer son autonomie, de sorte que la notion d’art littéraire est dévalorisée, au moment même où les symbolistes recherchent la fusion des arts
dans laquelle se répondent les couleurs et les sons. Les livres permettent alors
de rapprocher les langages artistiques par des analogies d’ordre esthétique ou
structurel. S’agissant de Monet, tant réputé pour son « œil », l’étude de sa
bibliothèque a permis de situer sa démarche dans le contexte d’une histoire
intellectuelle, d’appréhender ses liens avec la littérature contemporaine et les
divers domaines de la connaissance, autant qu’avec la politique et l’actualité.
C’était aussi une manière de mettre en évidence l’intelligence de son regard.
D’autres pratiques encore recourent à l’imprimé, et à l’écrit, en tant que
matériau. Les revues, les livres, les pages et les reproductions peuvent servir
à fabriquer, par découpage et collage, de nouveaux objets en deux ou trois
dimensions, comme l’a fait au xxe siècle Joseph Cornell, tandis que Bacon
en tapisse son atelier qui devient son antre.
Dans quelle mesure les travaux sur la bibliothèque pourraient-ils contribuer
à une meilleure gestion et conservation du patrimoine des artistes et des écrivains ? Le numérique pourrait-il aider à ce sujet, voire serait-il indispensable à
la conservation des bibliothèques privées au vu du manque actuel d’espace dans
les institutions publiques et scientifiques ?
Daniel Ferrer : Les travaux sur les bibliothèques suggèrent qu’il faudrait idéalement conjuguer les deux formes : conserver les volumes dans
leur matérialité et les numériser. On ne peut jamais être tout à fait sûr que
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les images, même de haute définition, enregistrent tous les traits pertinents
de ces objets autographes (au sens de Goodman) que sont les exemplaires
individuels des ouvrages appartenant à une bibliothèque privée, mais s’il
faut choisir, la numérisation a de nombreux avantages pour la recherche
(accès à distance, possibilité de disposer des pages ou des volumes dans des
trajets génétiques ou de les inclure dans des bases de données multicritères,
possibilité de comparer des exemplaires lointains) et même pour la conservation (préservation d’exemplaires souvent fragiles et de marques de lecture, souvent évanescentes, risquant de disparaître au fil des consultations).
Valérie Dufour : Sans doute, n’a-t-on pas mesuré pendant longtemps
l’enjeu de la bibliothèque du compositeur ou du musicien comme un ensemble documentaire à conserver. La bibliothèque a souvent été considérée
comme un ensemble d’objets-livres à estimer un par un en fonction d’éventuelles annotations manuscrites précieuses ou d’ouvrages à conserver à la
condition qu’ils viennent enrichir le catalogue général. Mais d’un autre côté
conserver systématiquement de pareils ensembles est sans doute illusoire. Ce
qui est en revanche indispensable à établir, ce sont des inventaires précis. Si
elle est bien conçue, une archive photographique d’une bibliothèque dans ses
divers aspects matériels et organisationnels, faite in situ avant le démontage,
est aussi une option scientifique intéressante en matière de conservation.
Ségolène Le Men : C’est à partir d’une réflexion sur les enjeux du numérique pour les sciences humaines et sociales engagée par le labex « Les
Passés dans le présent » de l’Université Paris Nanterre que nous avons pu,
avec Félicie Faizand de Maupeou, mettre en place un site internet dédié aux
bibliothèques d’artistes, dans le cadre d’un programme de recherche de ce
labex partenaire de la bnf (pour Gallica) et de la tgir-humanum. Le site
http://www.lesbibliothequesdartistes.org/ comporte aussi une géolocalisation des fonds identifiés ainsi qu’une bibliographie. Le programme, qui s’est
construit autour de la bibliothèque de Monet, à partir de la liste des livres
conservés à la Maison Monet de Giverny, nous a conduits à solliciter un réseau de partenaires, parmi lesquels la Fondation Hartung-Bergman d’Antibes
où le recours au numérique a été pionnier, et il se poursuit avec Anne-Sophie
Aguilar en associant aux historiens de l’art les chercheurs du pôle Métiers du
livre et les conservateurs des institutions concernées.
Pour en revenir plus généralement à la question posée, les travaux sur les
bibliothèques d’artistes sont relativement récents, et ils ont été accélérés par
la possibilité qu’offrent les humanités numériques de faire connaître les fonds
conservés, et de reconstituer des ensembles plus larges, par exemple en indiquant les ouvrages passés sur le marché, en incluant les lectures attestées par
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les correspondances, ou en signalant les exemplaires singularisés par marques,
annotations, croquis ou envois. On peut également signaler les lectures
faites en bibliothèque, qu’indiquent les registres de prêt ou les souches de
demandes : Fabrice Flahutez et Camille Morineau ont souligné le fait qu’Isidore Isou gardait en référence ses bordereaux verts de la bnf. Il s’agit enfin de
prendre en compte ce que l’on pourrait appeler des bibliothèques imaginaires,
à partir des indications de lectures telles que celles que Michele Hannoosh a
relevées dans le cas de Delacroix, et qui se rapportent plutôt à des textes, qu’à
des éditions ou des exemplaires. De plus, la possession d’un livre ne suffit pas
à déterminer s’il a été lu, apprécié, regardé ou feuilleté, parcouru, relu : cela
reste à documenter par ailleurs, et il n’est pas toujours possible de le savoir.
Il me semble que ces questionnements divers ont renforcé la prise de
conscience des enjeux patrimoniaux de certains fonds existants, que ce
soit dans les maisons-musées, les musées-ateliers, les fondations (comme la
Fondation Hartung-Bergman), les bibliothèques publiques (à commencer
par la bnf) et les musées (y compris les bibliothèques de musées, comme
la Bibliothèque Kandinsky du Musée national d’art moderne au Centre
Pompidou). En retour, le regain d’intérêt de la part des institutions a stimulé
de nouvelles recherches, au fil des requêtes et des interrogations des chercheurs. C’est aussi pourquoi la réflexion pluri-institutionnelle, et interdisciplinaire, est fructueuse dans ce champ où se rejoignent musées, bibliothèques
et recherches autour de questions d’informatique et d’humanités numériques.
Les enjeux patrimoniaux sont à la fois matériels et immatériels : les bibliothèques d’artistes ne se limitent pas aux fonds conservés ni aux ensembles
attestés, que le médium numérique permet d’inventorier, de reconstituer ou
de décrire ; il s’agit aussi d’approcher les pratiques de lecture, et d’aller, comme
l’a écrit Roger Chartier, « du livre au lire ». C’est dans la tension entre la matérialité de l’imprimé et le livre comme « instrument spirituel », selon la formule
de Mallarmé, que la bibliothèque agit sur la pensée et sur la création artistique.