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Lien social et Politiques
Lien social et Politiques
L’antiféminisme d’État
Francis Dupuis-Déri
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
Numéro 69, printemps 2013
URI : id.erudit.org/iderudit/1016490ar
DOI : 10.7202/1016490ar
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Résumé de l'article
Le « féminisme d’État » est un concept qui désigne
l’intégration de féministes et d’enjeux féministes dans
l’appareil étatique. Or si le mouvement féministe fait
régulièrement face à un contre-mouvement antiféministe, il
est possible de se demander s’il n’y a pas un « antiféminisme
d’État ». C’est l’objectif premier de l’article, qui se divise en
quatre sections : 1) les gouvernements ou les partis
antiféministes ; 2) les fonctionnaires antiféministes ; 3) les
institutions féministes sous l’influence antiféministe ; 4)
l’influence auprès de l’État des mouvements antiféministes. La
réflexion porte principalement sur les États occidentaux, et
s’inspire de plus d’une vingtaine d’entrevues réalisées auprès
de féministes en Belgique et au Québec.
Lien social et Politiques
ISSN 1204-3206 (imprimé)
1703-9665 (numérique)
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Citer cet article
Francis Dupuis-Déri "L’antiféminisme d’État." Lien social et
Politiques 69 (2013): 163–180. DOI : 10.7202/1016490ar
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L’ant i fé m i n i sm e d ’ Ét at
F R A N C I S D U P U I S - D É R I1
Pro fe s s e u r, D é p a r te m e nt d e s c i e n ce
p o l i t i q u e, U QAM
R e s p o n s a b l e d u G ro u p e i nte rd i s c i p l i n a i re d e re c h e rc h e s u r l ’a nt i fé m i n i s m e (G I R A F ) d e l ’ I n s t i t u t d e
re c h e rc h e s e t d ’é t u d e s fé m i n i s te s
( I R E F ) d e l ’ U n i ve r s i té d u Q u é b e c à
M o nt ré a l ( U QAM )
As s o c i é a u R é s e a u q u é b é co i s
d ’é t u d e s fé m i n i s te s ( R é Q E F ) .
Le contenu de cet article a été modiié le 14 novembre 2017. La présente version
difère de l’originale et de la version papier.
Les féministes ont proposé diverses conceptualisations de l’État dans ses
rapports avec les femmes et les féministes. Certaines féministes voient l’État
comme une institution patriarcale ou une institution qui structure l’action
féministe et même le « nous » femmes, d’autres un espace à investir ou un
outil eicace de promotion des droits des femmes et de redistribution des
ressources en faveur des femmes (surtout les plus démunies) (Kantola, 2006 ;
Masson, 1999 ; Rhode, 1994). L’expression « féminisme d’État », qui aurait été
proposée une première fois en 1987 par Helga Hernes (Mazur et McBride,
2008), désigne l’intégration de féministes ou d’enjeux féministes dans les institutions étatiques, y compris les politiques publiques et sociales. Or comme le
« contre-mouvement » antiféministe s’oppose au mouvement social féministe
(Blais, 2012 ; Goulet, 2010), il semble légitime et pertinent de se demander si un
« antiféminisme d’État » s’est développé pour s’opposer au féminisme d’État, ou
au féminisme hors de l’État.
1.
L’auteur tient à remercier Mélissa Blais et les évaluatrices anonymes pour leur lecture de ce
texte et leurs commentaires ; Mélissa Blais et Stéphanie Mayer pour leur aide à la préparation du questionnaire et à la réalisation des entrevues ; les assistantes de recherche Émilie
Beauchesne et Marie-Ève Campbell-Finet pour leur travail de retranscription des entrevues ; le
Service aux collectivités de l’UQAM pour son aide inancière à la recherche et la collaboration
de son agente de développement, Lyne Kurtzman ; Valérie Lootvoet, coordinatrice-directrice
de l’Université des femmes à Bruxelles, et Pierrette Pape, chargée de politique et coordinatrice
de projets au Lobby européen des femmes, pour leur aide à la réalisation de la recherche en
Belgique.
© Lien social et Politiques, n o 69, printemps 2013.
L ES POLITIQUES DE GENRE : QUEL GENRE DE POLITIQUES ?, p. 163 à 180.
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LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, NO 69
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
L’objectif de la discussion proposée ici est de répondre à cette question, en
s’inspirant d’entrevues auprès de 16 féministes au Québec en 2010, réalisées dans
le cadre d’un projet de recherche lancé par L’R des centres de femmes du Québec,
en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQAM, et de 9 féministes en
Belgique francophone en 2011, en s’inspirant du même protocole de recherche.
Cette enquête cherchait à documenter les actions antiféministes et leurs efets
sur les organisations féministes2. Ces entrevues ne comportaient aucune question
sur l’« antiféminisme d’État », mais plusieurs répondantes ont indiqué que l’antiféminisme est aussi actif dans l’État, ainsi qu’à la Commission européenne et au
parlement européen.
DÉFINITION
Selon Mazur et McBride (2008 : 255), la notion de « féminisme d’État » désigne
« les actions par les agences politiques pour les femmes d’intégrer dans l’État les
demandes et les actrices du mouvement des femmes pour produire des efets
féministes soit en termes de processus politique ou d’impact social, ou les deux ».
Cette déinition évoque une question de degré, et un État serait d’autant plus
féministe qu’il y aurait plus de femmes dans l’État, plus d’institutions dédiées
aux femmes et plus de services étatiques oferts aux femmes (Mazur et McBride,
2008). S’il s’agit d’une question de degré, c’est qu’il peut y avoir une évolution
ou une régression. Dans son étude au sujet de la « chute de la fémocrate » en
Australie, Marian Sawer (2007) détermine plusieurs causes à la régression du
féminisme d’État dans les années 1990, dont le néolibéralisme et le « nouveau
management », mais aussi l’émergence du mouvement des droits des hommes
– en particulier les groupes de pères séparés ou divorcés – qui contestait les
avancées des femmes.
La notion d’antiféminisme d’État ne peut être un simple calque de la déinition du féminisme d’État, essentiellement parce qu’il n’y a pas dans l’État libéral
occidental d’aujourd’hui d’agences politiques dont le mandat est d’être contre
les femmes et les féministes (même si des décisions et des politiques spéciiques
peuvent avoir des efets négatifs pour les femmes, en matière de contraception
et d’avortement, par exemple). En conséquence, et comme il apparaîtra évident
au il de la discussion, il serait sans doute plus précis de parler d’antiféminisme
dans l’État que d’antiféminisme d’État.
S’il est possible de déinir l’antiféminisme en général comme tout geste
(action ou discours) individuel ou collectif qui a pour efet de ralentir, d’arrêter ou
de faire reculer le féminisme, qui est un mouvement vers l’égalité et la liberté des
2.
Les résultats de la recherche pour le Québec sont présentés et discutés dans Dupuis-Déri, 2013,
et Blais, 2012.
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
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femmes face aux hommes, l’antiféminisme d’État désignera alors les actions par
les agents et les agences de l’État pour ralentir, arrêter ou faire reculer les mobilisations du mouvement féministe (dans l’État ou hors de l’État). Si l’antiféminisme
peut être porté par des hommes ainsi que par des femmes (Dworkin, 2012), ce
mouvement vise à protéger le patriarcat, c’est-à-dire le pouvoir et les privilèges
des hommes face aux femmes. Mais comment distinguer l’antiféminisme d’un
politicien ou d’un fonctionnaire de la simple résistance patriarcale et sexiste aux
transformations des rapports sociaux de sexe ? Anne-Marie Devreux et Diane
Lamoureux (2012 : 5) rappellent d’ailleurs que « l’antiféminisme constitué se
distingue parfois diicilement de la misogynie » (voir aussi Descarries, 2005).
Cette diiculté se double, dans le cas de l’État, d’un autre facteur de confusion :
des politiciens ou des fonctionnaires peuvent apparaître antiféministes aux
yeux des féministes, alors que leur motivation n’a rien à voir, ou si peu, avec les
rapports sociaux de sexe. Ainsi, des réductions de inancement à des organismes
de femmes peuvent être décidées en raison non pas de la misogynie ou de l’antiféminisme, mais d’une adhésion à des normes de gestion qui prônent l’austérité budgétaire. D’ailleurs, si les mouvements féministes en Occident ont réussi,
à partir des années 1970, à obtenir d’importantes subventions qui permettent de
inancer des salaires et d’assurer des ressources et des services aux femmes qui
en ont besoin, cela a créé une certaine dépendance à l’égard de l’État, comme
l’ont constaté pour le déplorer des féministes scandinaves, afro-américaines et
des anarcho-féministes (Marques-Pereira, 1990 ; Nadasen, 2002 : 272 ; LaurinFrenette, 1981). Il est diicile, cela dit, d’identiier ce phénomène de dépendance
à de l’antiféminisme d’État. Il s’agit plutôt d’un phénomène de cooptation dont
les féministes ne sortent pas totalement perdantes, sinon que leur féminisme est
plus modéré, et que plusieurs se trouvent à ofrir des services aux femmes, plutôt
qu’à militer et à contester.
Face à la complexité et à l’ambiguïté des rapports dynamiques entre l’État
et le féminisme, il reste possible de préciser l’analyse de l’antiféminisme d’État
en l’étudiant en lien avec l’antiféminisme en général, tel qu’il s’observe dans
la société et la culture, pour déterminer plus clairement quelles actions (ou
inactions) d’acteurs dans l’État font écho à l’idéologie et aux mobilisations
antiféministes. Mélissa Blais (2012 : 133) rappelle qu’il est possible de distinguer plus ou moins clairement plusieurs courants ou « formes » d’antiféminisme
(voir aussi Bard, 1999), dont l’antiféminisme conservateur, religieux (avant tout
chrétien), nationaliste, mais aussi le « postféminisme », l’antiféminisme libéral
et le masculinisme. Moins connu que les autres, l’antiféminisme libéral propose
une conception individualiste et prétend que l’égalité entre les sexes est atteinte,
et que les femmes comme les hommes jouissent de la même liberté face aux
mêmes opportunités. Pour sa part, le masculinisme prétend que le féminisme
est « allé trop loin » et que les hommes – et surtout les pères séparés ou divorcés
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LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, NO 69
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
– soufrent aujourd’hui en raison de la domination des femmes en général et des
féministes en particulier (Blais et Dupuis-Déri, 2012 ; Blais et Dupuis-Déri, 2008 ;
Palma, 2008).
Plusieurs de ces courants antiféministes s’expriment uniquement sous
forme de discours qui peuvent être repris par des forces politiques, comme des
partis. D’autres courants, dont l’antiféminisme religieux (surtout « anti-choix »)
et le masculinisme, sont constitués en véritables mouvements sociaux, ou
plus spéciiquement en « contre-mouvements » (plusieurs études de l’antiféminisme reprennent d’ailleurs cette notion de « contre-mouvement » : Blais, 2012 ;
Goulet, 2010 ; Staggenborg et Mayer, 1996). L’antiféminisme relève en efet
d’un phénomène de backlash (Mansbridge et Shames, 2012), soit d’une contreattaque en réaction à la menace réelle ou imaginée que représenteraient des
« féministes » et des femmes émancipées pour la légitimité et la stabilité du
patriarcat. En tant que mouvement social, ce « contre-mouvement » (Mathieu,
2004 : 166-170 ; Sommier, 2009) compte des militants (et des militantes),
des idéologues et des organisations qui portent un discours identiiant un
ennemi (les féministes, les femmes émancipées) et une cause à défendre (la
nation, la famille, la « vie » et les fœtus, les hommes). Ce contre-mouvement se
mobilise sous forme de déclarations publiques, de lobbying, d’attaques juridiques, de vigiles, de manifestations, de perturbation d’événements féministes,
etc. (Dupuis-Déri, 2013 ; Blais et Dupuis-Déri, 2008 : 14-15 ; St-Pierre, 2008).
L’antiféminisme en tant que contre-mouvement est donc une résistance explicite (quoique l’antiféministe puisse prétendre à des ins rhétoriques qu’il n’est
pas antiféministe, et même qu’il est féministe) et organisée au féminisme, dans
le but de s’opposer aux revendications, aux actions et aux acquis, voire à
l’existence du mouvement féministe.
Si des répondantes ont discuté des courants idéologiques comme le
conservatisme et le libéralisme, elles ont surtout évoqué le masculinisme
comme la forme la plus problématique d’antiféminisme. En Belgique (Pape,
2010) et au Québec (Dupuis-Déri, 2013 ; Goulet, 2010 ; Surprenant, 2008),
plusieurs féministes ou organisations féministes se préoccupent d’ailleurs de
l’antiféminisme et du masculinisme. Au Québec, le Collectif pro-féministe a
même dénoncé le « masculinisme d’État », mais sans déinir cette notion. Karine
Foucault (2008b : 14) le déinit quant à elle comme « l’appui par les diverses
instances de l’État aux revendications des hommes, ain de promouvoir la condition masculine. Sous un “masculinisme d’État”, l’État mettrait donc en place des
mécanismes, mais aussi des organisations visant à répondre aux besoins des
hommes, “discriminés en tant qu’hommes” ». Or le masculinisme ne se limite
pas à revendiquer des ressources pour les hommes ; il critique aussi les femmes
en général et les féministes en particulier, et parfois s’en prend directement
à des féministes (menaces de mort, insultes), à des organisations de femmes
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L’antiféminisme d’État
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(entrées forcées, plaintes et harcèlement administratif, dégradation des locaux)
ou à des évènements féministes (menaces, perturbation) (Dupuis-Déri, 2013 ;
Blais, 2012 ; St-Pierre, 2008). Les groupes de pères séparés et divorcés constituent le fer de lance du mouvement masculiniste en Australie, en Amérique
du Nord et dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, en particulier en GrandeBretagne (Palma, 2008). C’est donc en gardant à l’esprit l’importance de ce
contre-mouvement masculiniste que seront interprétées ici les rélexions des
féministes belges et québécoises au sujet de l’antiféminisme d’État.
L’A N T I F É M I N I S M E D ’ É T A T C O M M E P H É N O M È N E P O L I T I Q U E
En m’inspirant des propos des répondantes, je vais surtout me préoccuper de la
place qu’occupent des antiféministes dans l’État, pour distinguer diférents lieux
où les antiféministes peuvent être actifs (approche que propose aussi Banaszak
[2010], dans le cadre de ses recherches sur les féministes d’État) : 1) à la tête de
l’État dans le gouvernement ou le parti au pouvoir (Tremblay, 2005), 2) dans sa
bureaucratie parmi les fonctionnaires, et enin 3) dans les instances parapubliques et les espaces de représentation auprès de l’État.
Le s g o u ve r n e m e n t s o u l e s p a r t i s a n t i fé m i n i s te s
Évidemment, les gouvernements de droite conservateurs et néolibéraux nuisent
tout particulièrement aux intérêts des femmes et bataillent pour réduire l’inluence
des féministes (voir Bashevkin, 1996). Dans le cas du Canada contemporain, MarieAndrée Chouinard rappelait dans un éditorial du journal Le Devoir (28 avril 2011)
les divers reculs que le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait subir
aux femmes : « L’annulation de la stratégie sur les services de garde. L’abolition
du Programme de contestation judiciaire, qui donnait une voix aux groupes
défavorisés, dont les femmes. La fermeture de 12 des 16 bureaux de Condition
féminine Canada. La diminution et l’élimination du inancement de nombre de
groupes destinés à la défense des intérêts des femmes. La remise en question du
droit à l’équité salariale », sans oublier les manœuvres de députés conservateurs
d’arrière-ban pour criminaliser de nouveau l’avortement, et l’abolition du registre
des armes à feu mis sur pied après l’attentat antiféministe contre les femmes de
l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Ce gouvernement peut
être déini comme antiféministe, tout comme celui du président George W. Bush,
aux États-Unis, dont des féministes disaient qu’il a mené une « guerre contre les
femmes » (Finlay, 2006). L’antiféminisme des gouvernements de droite pourrait
aussi être analysé à la lumière de leurs choix en politique étrangère, y compris
leurs actions militaires et humanitaires, et leurs manœuvres lors des conférences
mondiales sur les femmes organisées par l’ONU (Druelle, 2000 ; Guénette, 2000).
L’antiféminisme d’un gouvernement peut aussi s’exprimer par la peur
qu’il inspire aux mouvements progressistes, surtout si ceux-ci bénéicient d’un
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Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
inancement public. Une répondante du Québec (Q19)3 explique ainsi que « [l]e
gouvernement Harper est tellement antiféministe. Il crée des conditions pour
qu’on ait peur de dénoncer. […] Notamment par le biais du inancement. Donc
on voit qu’il peut y avoir un prix à payer pour les dénoncer. » Elle précise : « Quelle
meilleure façon de tuer une capacité de mouvement de s’organiser que d’enlever
toutes les personnes payées pour faire ce travail. […] Il n’y a plus de mouvement
féministe au Canada organisé et puissant. C’est ini. » Une répondante belge (B5)
propose ici certaines nuances :
[C]onservateur, c’est antiféministe. Ça, c’est clair. […] Je dirais qu’il y a quand
même d’autres pays qui sont moins conservateurs et où le gouvernement
est moins conservateur, mais où il y a des mouvements antiféministes qui
n’ont pas ces habits de conservatisme. Si on regarde tous ces mouvements des
pères, ils ont justement des habits extrêmement modernes, non ? Ils veulent la
parenté partagée ; ça fait très moderne.
Cette remarque rappelle que l’antiféminisme peut être de droite et de gauche
(Dworkin, 2012 ; Bard, 1999 ; Capitan et Guillaumin, 1997). Cela dit, des études
réalisées dans divers pays auprès de politiciennes et politiciens ont permis de
constater une certaine réticence, voire une hostilité, à l’égard du féminisme
et des féministes, et cela, aussi bien chez les hommes que chez les femmes et
indépendamment des orientations politiques (pour l’Australie : Simms, 1993 ;
l’Autriche : Nowotny, 1981 ; la France : Sineau, 1988 ; la Suède : Hedlund, 1988).
Des enquêtes journalistiques ont détaillé la misogynie ambiante dans le milieu
politique (Koskas et Schwartz, 2006). En réponse à un questionnaire administré
à une cinquantaine de députées et députés à Ottawa et à Québec dans les années
1990, un député explique : « Le féminisme est quelque chose qui est insécurisant pour l’homme que je suis […] parce que cela nous remet en question dans
ce que nous sommes, comme hommes » (Tremblay et Pelletier, 1995 : 175). Un
député précise qu’en présence de représentantes du mouvement féministe, il s’est
demandé « si elles n’étaient pas pour me castrer », alors qu’un autre déclare que le
féminisme, « [c]’est abject ! » (Tremblay et Pelletier, 1995 : 177). Il n’est donc pas
étonnant que nos répondantes aient identiié les politiciens comme des acteurs
potentiellement antiféministes.
L’antiféminisme d’État peut donc s’exprimer au plus haut niveau de l’État, soit
dans les gouvernements et les instances législatives. La situation se complique
encore lorsqu’il s’agit d’interagir avec des agents des administrations publiques,
3.
Les répondantes sont présentées ici de manière anonyme avec des codes alphanumériques, le
Q identiiant des féministes du Québec (par ex. : Q1, Q2, Q3, etc.) et le B, des féministes belges
(par ex : B1, B2, etc.). Une entrevue comptait deux répondantes (Q6a et Q6b) et une autre en
comptait trois (B6a, B6b, B6c). Les citations ont parfois été modiiées légèrement pour en
faciliter la lecture.
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
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qui doivent en principe être neutres et se contenter d’exécuter les lois, les
politiques et les programmes et de répondre aux demandes du public.
Le s fo n c t i o n n a i re s a n t i fé m i n i s te s
La présence d’antiféministes dans les diverses branches de l’État n’est pas un
phénomène nouveau (par exemple une étude permet de constater dans le secteur
de l’éducation publique en France, au début du XXe siècle, « la présence d’opinions antiféministes au sommet de l’administration » [Verneuil, 2012 : 18]).
Lorsque la branche administrative est composée en majorité d’hommes, une
ambiance machiste et antiféministe peut y dominer. Une répondante belge (B6c)
qui travaille dans une « administration communale » témoigne avoir « un tas de
collègues » qui reprennent à leur compte « ce discours sur les nouveaux pères […]
et qui disent vouloir adhérer à ces mouvements parce qu’ils défendent la position
de ces pères ». Des études ont révélé par ailleurs qu’il peut être nuisible pour une
femme qui veut faire carrière dans l’administration publique d’être identiiée
comme féministe. Le personnel de ces instances est le plus souvent réfractaire à
la fois au militantisme extraparlementaire en général et au féminisme en particulier, ce qui a aussi été constaté dans des institutions internationales comme la
Banque mondiale (O’Brien, Goetz, Scholte, Williams, 2000 : 24-66).
De plus, des répondantes témoignent avoir été confrontées dans diférents
ministères avec des fonctionnaires antiféministes, surtout masculinistes. Ainsi,
une répondante du Québec (Q19) témoigne : « De plus en plus, les antiféministes
occupent des espaces d’où ils peuvent inluencer les politiques », plus particulièrement « dans les services de santé », ce que conirment plusieurs répondantes (Q2 ; Q6a ; Q12) qui mentionnent aussi le ministère de la Santé et des
Services sociaux. Cette impression qu’il y aurait de plus en plus de fonctionnaires antiféministes peut être interprétée de diférentes façons : soit qu’il y a
plus de fonctionnaires antiféministes, ou soit que des fonctionnaires en place
depuis un certain temps osent de plus en plus adopter des attitudes de déiance
face aux féministes. L’antiféminisme peut aussi être l’expression du sexisme
et de la misogynie, selon une répondante (Q3) qui témoigne qu’« au ministère
de la Santé, il y aurait des misogynes patentés qui pensent, d’ailleurs, que les
femmes n’ont pas d’autre chose à faire que d’aller dans les salles d’attente ».
Selon une autre répondante (Q19), les complaintes masculinistes sont portées
par des fonctionnaires au ministère « de l’Éducation, sur le décrochage scolaire
des garçons, par exemple ». Le même problème se pose dans d’autres ministères,
selon cette répondante (Q12) qui rapporte s’être fait expliquer que la « planiication stratégique » au ministère de la Famille « ne va pas laisser tomber les
autres groupes, mais “On va davantage favoriser les groupes de pères” ». On peut
présumer qu’il y a aussi des antiféministes dans des ministères avec lesquels les
féministes entretiennent moins de rapports.
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Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
Cette tension entre féministes et antiféministes au sein de l’État peut avoir
pour conséquence l’expression de discours contradictoires. Une répondante (Q2)
rapporte ainsi :
[qu’] au niveau de la recherche, il y a des courants de pensée et des personnes
qui sont féministes et d’autres qui sont antiféministes. Il y en a dans tous les
secteurs d’activité autant que de la recherche. Donc, au Québec, l’Institut de la
statistique du Québec, l’ISQ, a un chercheur qui utilise beaucoup les données
de Statistique Canada pour dire qu’il y a une symétrie au niveau de la violence
conjugale, de la violence verbale et psychologique. Donc, c’est un organisme
crédible et les groupes antiféministes utilisent constamment les données de
ce chercheur de l’ISQ […]. [N]ous, on est plus à l’aise avec nos données de la
Sécurité publique […] Ce sont des données réelles.
Le statisticien dont il est question est sans doute celui qui a participé à titre
de conférencier au congrès Paroles d’hommes à Montréal en 2005, contre lequel
s’est mobilisée la Coalition antimasculiniste4. Une répondante belge (B2) parle
pour sa part d’un fonctionnaire de la télévision d’État qui s’est mobilisé pour
critiquer une étude qu’elle avait réalisée : « il m’a attaquée plusieurs fois dans des
colloques, dans des émissions de radio, par articles de presse interposés. Mais
jamais nominativement. […] Il a obtenu une grande visibilité parce qu’il travaille
à la télévision publique. »
Des féministes qui discutent avec des fonctionnaires peuvent aussi être
discréditées publiquement, sous le couvert d’un proféminisme d’initié. Une
répondante (B6b) relate ainsi une situation au cours de laquelle elle présentait la
position de son organisation devant plusieurs personnes. Soudainement, elle est
prise à partie par un fonctionnaire ailié au Parti socialiste belge :
Il dit : « Mais toutes les féministes ne pensent pas comme vous, vous savez ? »
Alors j’ai dit : « Je suis désolée, mais moi je pense en tant que féministe de
gauche. » Donc, « […] en tant que féministe de gauche, moi je suis attentive
aussi aux réalités de vie des femmes, et pas simplement au grand principe
d’égalité […] » Donc, il a essayé de jouer en fait sur mon terrain […] il ne
m’attaquait même plus sur les arguments, il m’attaquait sur notre identité…
C’était de la surenchère.
Le s i n s t i t u t i o n s
Comme nous l’avons mentionné précédemment, les États libéraux contemporains ne comptent pas d’institutions (ministères, agences, conseils) qui ont un
mandat explicitement antiféministe. Cela dit, des responsables de la condition
4.
Des mobilisations féministes avaient aussi eu lieu lors de la première édition de ce colloque qui
s’est déroulée à Genève le 8 mars 2003, et encore lors de la troisième édition à Bruxelles en
2008 (Pape, 2010).
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
171
masculine sont nommés dans diférentes administrations, depuis quelques
années.
Plus troublant encore, des répondantes ont remarqué des problèmes au sujet
des institutions d’État qui ont pour mandat de défendre les intérêts des femmes
et de promouvoir l’égalité entre les sexes. Il y a à ce sujet d’importantes diférences
selon les contextes politiques et l’approche privilégiée. L’État au Québec compte
un ministère de la Condition féminine et un Conseil du statut de la femme (CSF)
qui a un rôle consultatif. Rien de tel en Belgique, qui a plutôt adopté l’« approche
de l’égalité » promue par l’ONU et qui a mis sur pied un Institut de l’égalité entre
les hommes et les femmes. De même, l’Europe s’est dotée en 2007 d’un Institut
européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes, basé à Vilnius, en
Lituanie. Même si les deux approches semblent viser le même objectif, l’approche
québécoise insiste sur les intérêts des femmes, alors que l’approche de l’égalité se
préoccupe des deux sexes. Ainsi, la « mission » du CSF est de « promouvoir et […]
défendre les droits et les intérêts des Québécoises. Dans un objectif d’atteinte
de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Conseil du statut de la femme :
conseille la ministre et le gouvernement du Québec sur tout sujet lié à l’égalité et
au respect des droits et du statut de la femme ; fournit de l’information pertinente
aux femmes et au public5 ». Les « tâches » de l’Institut de l’égalité européen ne
pointent pas de manière aussi précise en direction des femmes, puisqu’il s’agit,
entre autres choses, de « recueillir et analyser des données comparables sur
l’égalité hommes/femmes ; développer des outils méthodologiques, en particulier dans le but de favoriser l’intégration de l’égalité hommes/femmes dans tous
les domaines politiques6 ». De même en Belgique, « [l]’Institut pour l’égalité des
femmes et des hommes est […] chargé, depuis 2002, de garantir et de promouvoir l’égalité des femmes et des hommes, et de combattre toute forme de discrimination et d’inégalité basée sur le sexe7. »
Plusieurs des répondantes belges indiquent que l’approche de l’égalité
représente un problème, puisqu’il s’agit d’une « porte ouverte » pour que des
groupes d’hommes viennent se présenter comme partenaires dans la recherche
de l’égalité et, conséquemment, comme admissibles à l’octroi de ressources
jusqu’alors dédiées aux femmes. Selon une répondante (B4), « [s]i on est dans
l’égalité des hommes et des femmes […] ça va dans les deux sens. Quand il n’y a
pas d’hommes, il faut mettre des hommes. Là où il n’y a pas de femmes, il faut
5.
6.
7.
Tel que présenté sur le site oiciel du CSF, http://www.csf.gouv.qc.ca/modules/AMS/article.
php?storyid=12 (consulté le 4 août 2012).
Tel que igurant sur le site de présentation des agences de l’Union européenne, http://europa.
eu/agencies/regulatory_agencies_bodies/policy_agencies/eige/index_fr.htm (consulté le 4
août 2012).
Tel qu’il est indiqué sur le site oiciel, http://igvm-iefh.belgium.be/fr/institut/ (consulté le 4 août
2012).
172
LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, NO 69
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
mettre des femmes. Et du coup, on a vidé la question de la domination et on a
fait de l’égalité homme/femme. Non, ça ne remet pas en question le patriarcat.
Il se modiie, c’est une manière de le gérer. De l’alléger. De ne pas en parler. De
ne pas aborder la question fondamentale de la domination ».
Au Québec, le CSF a proposé en 2005 de changer son mandat pour adopter
l’approche de l’égalité. Au cours de la commission parlementaire formée à ce
sujet, plusieurs groupes d’hommes et de pères séparés ou divorcés ont présenté
des mémoires pour réclamer que le CSF soit transformé en Conseil de l’égalité, alors que plusieurs féministes ont déposé des mémoires demandant que
le mandat du Conseil du statut de la femme soit maintenu tel quel8. L’avis du
CSF lui-même suggérait de consacrer des ressources pour les groupes d’hommes
qui réléchissent à l’identité masculine et aux rôles masculins, aux pères et à la
paternité. Les mémoires des masculinistes articulaient quant à eux leurs discours
autour de quelques axes principaux, soit la négation de la discrimination à
l’endroit des femmes, le « procès du féminisme », la victimisation des hommes
et une présentation comme étant identiques et symétriques de la « condition
masculine » et de la « condition féminine » (Foucault, 2008b : 114). De plus, ces
groupes exprimaient dans leurs mémoires des revendications comme l’« abolition des politiques en faveur des femmes » et la fondation d’un Conseil du statut
de l’homme et d’un Secrétariat de la condition masculine (et paternelle) qui
auraient pour mandat d’évaluer les politiques et programmes en faveur des
femmes et des mères (pour les critiquer), de produire des études sur la condition
masculine et d’obtenir du inancement pour aider les hommes (Foucault, 2008b :
19 et 57). Au inal, le mandat du Conseil a été maintenu dans sa forme initiale
et l’approche de l’égalité, rejetée (Foucault, 2008a).
Cela dit, des féministes québécoises constatent que les institutions étatiques
qui doivent défendre leurs intérêts en priorité peuvent intégrer l’idée qu’il faut
inviter les hommes à œuvrer pour l’égalité. Cette situation ouvre la porte à des
revendications par et pour les hommes, et à l’octroi de ressources qui devraient
– en principe – être consacrées aux femmes. Selon une répondante québécoise
(Q3), « on le voit dans le discours public : “il faut associer les hommes”, “les
hommes aussi ont des problèmes”. Quand on entend ça de la part du ministère
de la Condition féminine […], c’est une intégration du discours masculiniste et
de l’antiféminisme ». Selon la même répondante, lorsque des féministes adoptent
ce discours, c’est « une résultante d’un antiféminisme et de la volonté de se
racheter auprès d’une certaine clientèle d’hommes », tout en se démarquant et
en se désolidarisant des « “[m]audites féministes radicales” ». Une répondante
8.
Voir, dans le Journal des débats, les documents relatifs à la « Consultation générale sur le
document intitulé Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les
hommes », de la Commission permanente des afaires sociales, en 2005-2006.
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
173
belge (B3) avoue être elle aussi troublée par cette insistance chez des féministes
à se préoccuper du sort des hommes et à vouloir les inclure dans le féminisme,
alors qu’il y a tant de problèmes qui touchent spéciiquement les femmes et
qui devraient retenir en priorité l’attention du mouvement féministe et de tout
État réellement engagé envers l’idéal de l’égalité entre les sexes : « Je ne sais
pas s’il faut se poser autant de questions sur les hommes. […] Est-ce que ce
n’est pas là le secret de l’antiféminisme ? En se posant tellement de questions
sur les hommes, on se freine nous-mêmes. » À noter que, malgré cette préoccupation des femmes quant aux hommes et ce désir de les intégrer, les hommes
sont très peu nombreux à s’engager en faveur des femmes et du féminisme
lors des nombreuses occasions que leur ofrent les féministes (Bard, 2012 : 213 ;
Jacquemart, 2011), sans compter que plusieurs études ont discuté des problèmes
que pose l’engagement d’hommes pro-féministes (Blais, 2008 ; Dupuis-Déri,
2008 ; Taylor, 2007).
En plus du temps perdu à se questionner sur les hommes et le rôle qu’ils
peuvent jouer ou non en faveur des féministes et des femmes, des répondantes
craignent que des ressources qui devraient être destinées aux femmes soient
inalement consacrées aux hommes. En Belgique, des féministes constatent
qu’une approche de l’égalité ouvre la porte à une demande de partage des
ressources inancières, entre les femmes et les hommes. Une répondante (B6a)
explique qu’« on sent qu’il y a quand même un gros lobbying pour le moment,
pour dire : “Il ne faut pas que ça ne soit attribué qu’aux femmes.” » Une autre
répondante (B6a) complète ce commentaire, précisant que les masculinistes
« ont leurs relais déjà […], par exemple, pour les violences ça devient systématique. […] [M]ême l’Institut pour l’égalité hommes et femmes, c’est toujours
“violences entre partenaires” et pas violences contre les femmes. C’est toujours
cette symétrie soi-disant du discours et même des moyens. »
Une autre répondante belge (B3) en vient à penser que l’approche de l’égalité est réellement un piège :
[Avec] de bonnes intentions d’égalité, on met en place des politiques […] qui
sont teintées discrètement d’antiféminisme, qui ne sont pas en fait des politiques d’égalité, mais des politiques de paix sociale pour maintenir l’ordre […] et
on dit aux femmes : « Regardez, on fait quand même un petit truc pour vous. »
Et puisqu’on fait un petit truc, elles ne vont pas pouvoir trop rouspéter. En
même temps, on leur dit : « Et les hommes ? Allez, faites un petit efort, vous
allez devoir lâcher un peu de lest, mais vous gardez le reste, quoi. »
À noter, cela dit, que les répondantes ne discutent pas ici des programmes
déjà en place et qui concernent au premier titre les hommes, et pour lesquels
d’importantes ressources publiques sont mobilisées, comme les campagnes de
prévention du suicide des ministères de la Santé, ou les programmes de lutte
contre le décrochage scolaire des ministères de l’Éducation (sans compter les
budgets de certains ministères, programmes ou institutions subventionnées
174
LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, NO 69
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
qui ne rejoignent que des hommes, ou presque, comme ceux des armées). Elles
s’inquiètent plutôt du sort de programmes qui sont en principe dédiés aux
femmes pour lutter contre les inégalités entre les sexes, et dont les hommes
viennent revendiquer une part. Cela soulève la question du rapport entre l’État
et les mouvements sociaux, en particulier en termes de inancement et de déinition des priorités publiques.
L’i n f l u e n ce a n t i fé m i n i s te a u p rè s d e l ’ É t a t
Tout comme les féministes, les antiféministes tentent d’inluencer l’État en
exerçant du lobbying de manière plus ou moins ouverte, et plus ou moins
concertée. Parfois, des représentants des groupes de pères séparés ou divorcés
parviennent même à obtenir une rencontre avec un premier ministre (Sawer,
1999). Des antiféministes vont aussi écrire aux politiciens ou rendre visite à leur
député. Les répondantes ont exprimé des inquiétudes plus spéciiquement au
sujet des manœuvres des masculinistes auprès des instances publiques qui déterminent ou gèrent l’allocation de ressources inancières. Comme nous l’avons
mentionné précédemment, les coupes dans un inancement public accordé à
des féministes peuvent être motivées par de l’antiféminisme, même s’il n’est
pas toujours aisé de connaître le fondement de ces choix inanciers. Pour une
répondante belge (B5), cela importe peu, puisqu’en coupant le inancement des
associations de la société civile l’État réduit l’importance des « contre-pouvoirs
féministes, antiracistes, etc. », et mine du même coup des fondements d’une
société démocratique.
Un autre phénomène lié aux subventions et à la dépendance de féministes
face au inancement public est identiié par des répondantes belges (B3 et B5), qui
rapportent que des associations évitent de se nommer « féministes » pour ne pas
risquer de se voir refuser une subvention. Ce risque est ampliié par l’approche
de l’égalité. Au Québec, un groupe de défense des intérêts des pères séparés ou
divorcés tente de démontrer que les organismes pour les femmes, en particulier celles victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, obtiendraient
trop de inancement public, déclarant que « 90 % des ressources inancières
versées au communautaire sont accordées à des organismes féminins », que « [l]
e recours aux maisons d’hébergement comme fondement de la politique d’aide
aux victimes de violence conjugale est fortement problématique » et qu’« [i]l
semble que l’aide oferte porte en grande partie sur l’endoctrinement aux thèses
féministes sur la violence conjugale » (Boucher et Gagnon, 2010 : 94, 96-97). Une
répondante (Q2) précise, sans mentionner de groupes d’hommes en particulier,
qu’« on conteste le inancement qui est octroyé. Par exemple, en régions, on a dû
prendre des précautions parce qu’ils venaient injurier les responsables du dossier
“violence” dans les agences ».
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
175
Une autre répondante du Québec (Q4 ; aussi Q12) explique :
[L]es attaques dans les tables de concertation du communautaire en santé et
services sociaux par rapport à l’argent des maisons d’hébergement, ça a été
efrayant. « Y’ont trop d’argent. » […] D’autres fois, il y a des attaques : « Vous
autres, vous avez de l’argent et les groupes d’hommes ont rien. » Alors qu’il n’y
a même pas un groupe communautaire d’hommes dans leur quartier.
Une répondante belge (B5) explique pour sa part :
Beaucoup de mouvements antiféministes adoptent un proil un peu neutre,
soft, ce qui leur permet d’avoir une série de subventions sur l’égalité, par
exemple. Donc, ça, c’est un impact direct […] parce que ça coupe un peu
les fonds en deux ou en tout cas ça les diminue. Moi, j’ai toujours dit à des
mouvements féministes hommes : « Très bien ! Continuez votre discours très
important et fondez des mouvements hommes proféministes, mais surtout
trouvez vos fonds, créez vos fonds, et ne prenez pas sur les fonds qui sont déjà
tellement insuisants, les fonds pour les femmes. »
CONCLUSION
Ce court essai n’avait d’autres ambitions que de souligner l’intérêt d’entamer
une rélexion au sujet de l’antiféminisme d’État, pour mieux comprendre les
dynamiques qui inluencent à la fois le développement de lois et de politiques
publiques concernant les rapports sociaux de sexe, et les mobilisations du
mouvement féministe lui-même. Un premier constat s’impose : d’un point de
vue analytique et conceptuel, l’antiféminisme d’État n’est pas un calque ni un
miroir du féminisme d’État. Parler de féminisme d’État (Mazur et McBride, 2008),
c’est distinguer plusieurs phénomènes : 1) la place qu’occupent des féministes
dans l’État ; 2) les lois, les politiques et les services oferts par l’État qui favorisent
l’émancipation des femmes ; 3) les institutions étatiques ouvertement féministes.
Or il n’y a pas, dans les États libéraux contemporains, d’institutions dont le
mandat est explicitement antiféministe (même si des branches de l’État sont très
peu favorables aux femmes, comme l’armée). Il n’y a pas non plus de politiques
ni de lois qui semblent destinées spéciiquement à attaquer le féminisme et les
féministes. Par contre, il y a bel et bien des antiféministes dans l’État. Il semble
donc plus précis de parler d’antiféminisme dans l’État que d’antiféminisme d’État,
même si en d’autres lieux ou en d’autres époques il pourrait bien y avoir un antiféminisme d’État, ou des États explicitement et volontairement antiféministes.
Il serait alors important de développer une analyse comparative (dans le
temps et l’espace) plus ine. Il serait par exemple possible de proposer des études
comparatives comme l’ont fait McBride Stenson et Mazur (1995) pour quatorze
pays au sujet du féminisme d’État, et de distinguer l’antiféminisme dans des
États hors de l’Occident. Ainsi, dans le cas de l’Occident, les masculinistes
semblent très présents, que ce soit dans l’État et même dans les associations
176
LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, NO 69
Les politiques de genre : quel genre de politiques ?
féministes, comme le constate une répondante belge (B6a). Même si le discours
de la « crise de la masculinité » s’est répandu hors de l’Occident (Dupuis-Déri,
2012), il est possible de penser que l’antiféminisme d’État n’a pas nécessairement
la même forme hors de l’Occident, en raison des distinctions entre l’antiféminisme selon les contextes politiques régionaux (Trat, Lamoureux, Pfeferkorn,
2006), et qu’il peut même y avoir là un antiféminisme d’État qui s’oppose au
féminisme occidental, perçu comme impérialiste. Dans le même esprit, il convient
de rappeler que des États ouvertement misogynes ont envoyé des délégations
antiféministes les représenter aux Conférences de la femme organisées par
l’ONU (Druelle, 2000 ; Guénette, 2000). Il y aurait donc un aspect international
à l’antiféminisme d’État, tout comme le féminisme d’État s’exprime aussi sur la
scène internationale et dans les institutions internationales.
Enin, cette discussion était fondée sur une enquête qui reprenait l’approche
proposée par Mélissa Blais, et qui consiste à saisir le phénomène de l’antiféminisme et de ses efets en explorant, par des entrevues, les perceptions qu’en ont
des féministes (Blais, 2012 : 128). Cette approche est innovante, dans la mesure
où la littérature sur l’antiféminisme s’intéresse le plus souvent aux discours
des antiféministes, et peu aux efets de leurs discours et de leurs actions, sur le
mouvement des femmes, et sur les féministes et leurs organisations. Or, comme
toutes approches d’enquête, celle-ci a aussi des limites. Dans le cas présent, cette
étude ne permet pas de conirmer les propos de plusieurs répondantes pour qui
l’antiféminisme aurait pour efet de réduire l’aide inancière qu’elles reçoivent
de l’État, au proit de la « condition masculine » et des hommes. Une analyse du
discours des masculinistes eux-mêmes permet de conirmer que les deux forces
en présence considèrent l’enjeu du inancement public comme extrêmement
important, mais des études portant spéciiquement sur le processus d’attribution du inancement public seraient nécessaires pour évaluer le bien-fondé des
craintes des féministes.
RÉSUMÉ | ABSTRACT
Le « féminisme d’État » est un concept qui désigne l’intégration de féministes et
d’enjeux féministes dans l’appareil étatique. Or si le mouvement féministe fait régulièrement face à un contre-mouvement antiféministe, il est possible de se demander s’il
n’y a pas un « antiféminisme d’État ». C’est l’objectif premier de l’article, qui se divise
en quatre sections : 1) les gouvernements ou les partis antiféministes ; 2) les fonctionnaires antiféministes ; 3) les institutions féministes sous l’inluence antiféministe ; 4)
l’inluence auprès de l’État des mouvements antiféministes. La rélexion porte principalement sur les États occidentaux, et s’inspire de plus d’une vingtaine d’entrevues
réalisées auprès de féministes en Belgique et au Québec.
FRANCIS DUPUIS-DÉRI
L’antiféminisme d’État
“State feminism” is a concept that refers to the integration of feminists and feminist
issues into the State apparatus. Yet, while the feminist movement must regularly
contend with an antifeminist counter-movement, it is worth considering whether
there isn’t also a “State antifeminism.” That is the primary objective of this paper,
which is divided into four sections : (1) antifeminist governments or parties ;
(2) antifeminist civil servants ; (3) feminist institutions under antifeminist inluence ;
and (4) the inluence on the State of antifeminist movements. The study focuses
chiely on Western countries and is based on more than 20 interviews with feminists
in Belgium and Quebec.
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