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Actualité de la théorie critique sous la direction de Benoît Coutu Dé jà p ar u… Ouvrage collectif. La pensée enracinée. Essais sur la sociologie de Michel Freitag. 2008. Ouvrage collectif. La grève étudiante du printemps 2005. 2006. Édi ti ons l ibr es d u Ca rré Ro ug e carrerouge.editionslibres@gmail.com Département de sociologie Université du Québec à Montréal Case postale 8888, succ. Centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8 Les livres sont disponibles : COOP-UQAM Local J-M205, Pavillon Judith Jasmin, Université du Québec à Montréal Bureau de la revue Société : www.revuesociété.org Local A-5265, Département de sociologie, Pavillon Hubert Aquin Université du Québec à Montréal Et dans quelques librairies Maquette : Pascale Bédard ISBN 978-2-9809333-5-6 Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2010 Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Canada, 2010 © Copyright, Les éditions libres du Carré Rouge, Montréal, juin 2010 Ont p art ici pé à ce t o uvr age col lec tif Sa li m Beg hd adi Étudiant, sociologie, UQAM Be no ît Co ut u Étudiant, sociologie, UQAM Que nt i n Del avic to ire Étudiant, sociologie, UQAM Ric ha rd Di on Étudiant, sociologie, UQAM Fra nci s Dup ui s- Déri Professeur, sciences politiques, UQAM Dar io d e F ace nd i s Professeur, collège Édouard-Montpetit Hub ert For cie r Étudiant, sociologie, UQAM Ber tr and Lav oie Étudiant, sociologie, UQAM Jea n- Mic hel Mar co ux Étudiant, sociologie, Université Laval Éri c Mart i n Étudiant, pensée politique, Université d’Ottawa Am él ie Pa q uet Étudiante, sociologie, UQAM Éri c Pi ne ault Professeur, sociologie, UQAM Fra nço is P iza rro- Noë l Post-doctorant, Paris IV Mic hel Ra tté Post-doctorant et chargé de cours, sociologie, UQAM Wil li am Ro ss Étudiant, philosophie, Université de Montréal Moe z Sel mi Diplômé (doctorat), sociologie, UQAM Jea n-Fr a nço is Tre mb lay Étudiant, sociologie, Université Laval Ré mi d e Vi ll ene uve Diplômé (doctorat), sociologie, UQAM Table des matières Préface 9 Testament académique Notre testament n’est suivi d’aucun héritage Dario de Facendis 17 Ne plus jouer le jeu des trahisons. Adorno et sa théorie esthétique Amélie Paquet 37 La réconciliation comme utopie chez Theodor Adorno William Ross 49 De la réification à la reconnaissance. Une critique de la théorie de la réification chez Axel Honneth Éric Martin 77 Herbert Marcuse altermondialiste? Penser l’opposition radicale à la mondialisation néolibérale Francis Dupuis-Déri 87 Critique de la théorie habermassienne : l’oubli du symbolique et du politique Moez Selmi 111 L’épistémologie de Fernand Dumont : l’ombre et la pertinence de la connaissance suivi de Application de la vision épistémologique de Fernand Dumont à la science économique et aux idéologies Hubert Forcier et Bertrand Lavoie 127 v Théorie critique : le retour de l’ontologie Rémi de Villeneuve 153 Pour une relecture de la participation citoyenne et des inégalités sociales Salim Beghdadi et Quentin Delavictoire 163 De la critique d’une critique a-critique. Réflexion sur la possibilité de faire une sociologie critique de l’intervention humanitaire Benoît Coutu 179 La question de la culture et le problème de la violence dans l’œuvre de René Girard Richard Dion 191 De l’anti-réalisme de la sociologie contemporaine François Pizarro-Noël 203 KERÉI Entre conservatisme ontologique et progressisme radicale, une théorie critique du capitalisme est-elle encore possible? Éric Pineault 215 Réflexions cursives pour l’articulation de la Théorie critique et de la phénoménologie Michel Ratté Annexe 225 La contingence de la mobilisation pour CHOI-FM radio X. Étude sociographique de l’auditoire mobilisé et analyse du discours Jean-Michel Marcoux et Jean-François Tremblay vi 249 À la mémoire de Michel Freitag† (1935-2009) Préface L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Walter Benjamin Le colloque, Actualité de la théorie critique, en amont de ce présent ouvrage, s’ouvrit avec cette sentence : Notre testament n’est suivi d’aucun héritage. Dario de Facendis, renversant ici l’aphorisme de René Char - Notre héritage n’est précédé d’aucun testament - voulu souligner la nécessité de « refonder » la pensée critique. En effet, à l’aune d’une condition humaine façonnée par une époque en proie aux crises financière et environnementale, à la réémergence des mouvements de droite et d’extrême-droite en Amérique comme en Europe, à la quête d’un absolu identitaire, aux excès d’une technoscience « posthumaine », au cynisme de nos élites politiques, à l’incurie de nos « reporters » médiatiques, au démantèlement de nos acquis sociaux durement gagnés, au voyeurisme « facebookien » et autres moyens de communication « sans entrave » parce que sans dialogue, au « procès » déconstructiviste ne reconstruisant rien mais servant efficacement la reproduction d’une domination sur des sujets « bien réels », pour tout cela un renouvellement de la théorie critique nous apparaît plus que nécessaire. J’en passe, la liste des symptômes de notre « malaise civilisationnel » pourrait être plus longue sinon, mais avouons que nous sommes loin de l’idéal de libération et d’émancipation soutenu par nos prédécesseurs. Toutefois, au-delà de nos divergences théoriques, parmi les auteurs de ce livre le constat est généralisé. Dario de Facendis le résume pertinemment : « nous sommes face à une situation dans laquelle nous avons besoin de réinventer jusqu’à notre vocabulaire, jusqu’à la façon d’essayer d’exprimer quelque chose qui semble être au-delà de la capacité de l’héritage qui avait été légué par notre culture et sans lequel on ne comprend pas la théorie critique ». La question qui nous vient alors à l’esprit est : par où commencer? Pour l’instant, les chemins semblent nous mener nulle part, mais la piste qu’il suggère - nos sentiments - mérite d'être explorée. La théorie critique commence par la conscience de nos sentiments, dans le réel, en ce sens que la réconciliation entre le sentiment et la raison procure force à la fragilité de la pensée critique ; ce sentiment, cette raison et cette critique que le capitalisme globalisé cherche d'ailleurs tant bien que mal depuis des lustres à éradiquer, après les avoir censurés, contournés, fabriqués, renversés, réifiés, vendus sur le marché et transférés dans des paradis fiscaux. William Ross complète cette intuition : pour Adorno, dit-il, la réconciliation se présente comme une utopie libérant les possibles refoulés de l’histoire universelle. Loin de tomber dans un sentimentalisme mièvre, dans un romantisme d’un autre temps ou dans un catastrophisme fataliste neutralisant la moindre intention critique, cette position émane de l’expérience de l’homme face à la nature de ses aliénations, de son aliénation face à la nature, de sa nature aliénée. « La pensée naît d'événements de l'expérience vécue et elle doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l'orienter » nous dit Hannah Arendt, ce qui est aussi une manière de dire qu’il faut se poser les bonnes questions! (dixit Pierre Bourdieu). La souffrance, la douleur, la peur, le malaise, la honte, l’indignation, mais aussi l’étonnement, l’émerveillement, l’imagination, la spontanéité, la naissance, la rencontre, la solidarité, ne sont-ils pas autant de portes ouvrant à la saisie du monde commun qui nous entoure, ici et maintenant? À cet égard, le sociologue québécois Marcel Rioux, dans une conférence datant de 1966, distinguait la sociologie critique, dont il fit de Marx le premier représentant, de la sociologie de Weber, qu’il qualifie d’« aseptique » puisque « axiologiquement neutralisée ». Pour Rioux, la sociologie critique est orientée par des jugements de valeur portant sur la totalité sociétale, permettant ainsi la prise de conscience par l’individu de sa place dans ce monde et de la dette envers ce qui le précède, lui donne naissance, le nourrit, l’émerveille, l’étonne, mais aussi de son opposition à cette même civilisation qui l’aliène, l’exploite, le désenchante, l’industrialise, le pollue et le tue. L’Institut de recherche en sciences sociales, la Théorie critique et plus encore ce qui fut baptisée l’école de Francfort, naissent du cri silencieux d’une pensée tétanisée, pétrifiée et engourdie devant la fulgurante ascension des régimes fasciste, 10 nazi et stalinien qui se disséminèrent dans le monde durant la première moitié du XXe siècle, cette déferlante que Stefan Sweig a si bien traduit dans Le monde d’hier - « Et soudain la chose survint1 ». Devant l’incompréhension de l’extrême-gauche de l’époque, empêtrée qu’elle était dans ses sempiternelles luttes internes, à laquelle se juxtapose une science sociale muselée par son positivisme (et dorénavant par son pragmatisme) et incapable de théoriser les ruptures de l’époque avec des concepts adéquats, l’urgence d’« inventer » une théorie critique venant remplacer une théorie traditionnelle se fit sentir afin que l’humanité puisse saisir la Ungleichzeitigkeit (Ernst Bloch), la « non-contemporanéité » animant l’esprit de ces temps dont l’obscurité annonçait un orage d’acier et des usines à cadavres. Sans faire une analogie péremptoire et déplacée, nous ne pouvons cependant nier que nous vivons encore une fois à une époque ambivalente, indécise, vacillante. Michel Freitag et ses collègues ont déjà proposé une relecture critique des possibles totalitarismes contemporains à la lumière d’une globalisation capitaliste néolibérale drapée dans une idéologie néo-conservatrice et mûe par une régulation systémique. Mais si Jacques Ellul affirme que nous devons réfléchir en partant de l’idée que « la catastrophe est déjà arrivée », Michel Ratté, en conclusion de ce livre, tout en appelant lui aussi à un renouveau de la pensée critique, nous enjoint cependant de ne pas sombrer dans une heuristique de la peur qui pourrait s’avérer plus stérile qu’annonciatrice d’une prise de conscience et d’un changement réel. La peur, la réconciliation, la réification et l’aliénation, l’épistémologie et l’ontologie, l’émancipation, la violence, la culture et le mythe, le réel, la raison, la pensée, ainsi que la mobilisation et l’action politique sont autant de « thèmes » 1 « Et soudain la chose survint. D’une des rues latérales parut, marchant ou plutôt courant au pas cadencé, un groupe de jeunes gens en bon ordre qui chantaient en mesure, bien exercés, une chanson dont je ne connaissais pas le texte […]. Et déjà, en brandissant leurs cannes, ils s’éloignaient au pas de gymnastique, avant que la masse cent fois supérieure en nombre eût le temps de se jeter sur l’adversaire. Le passage intrépide et vraiment courageux de ce petit groupe organisé s’était fait si rapidement que les autres ne furent conscients de la provocation que lorsqu’ils ne pouvaient plus se saisir de l’adversaire. Ils se rassemblèrent alors, pleins de rage, serrèrent les poings, mais il était trop tard. La petite troupe d’assaut ne pouvait plus être rattrapée. » Stefan Sweig, Le monde d’hier, Paris, Belfond, 1993 (1944), p. 362. 11 abordés dans ce livre, autant d’enjeux soulignant une indispensable refondation de la pensée critique afin de faire face aux défis que nous impose la situation actuelle et devant laquelle une véritable prise de position politique s’avère plus que nécessaire. Renouveler la pensée critique n’est pas le projet d’un seul livre. Depuis un certain temps d’ailleurs, la théorie critique est objet d’un nombre considérable d’ouvrages et d’articles en sciences sociales, comme si celles-ci, dans le contexte actuel, cherchaient à réactualiser le projet initial de l’Institut de recherche en sciences sociales et de sa théorie critique subséquente. L’ouvrage Où en est la théorie critique? sous la direction de Emmanuel Renault et de Yves Sintomer, L’aliénation de Stéphane Haber, la publication des Collected Papers de Herbert Marcuse et les rééditions récentes des œuvres des Horkheimer, Marcuse, Adorno, Benjamin, pour ne nommer que ceux-ci, en sont de nombreux exemples. Nous devons aussi penser aux nouvelles éditions des oeuvres de Hannah Arendt et de Günther Anders, qui, sans être affiliés à l’école de Francfort, et voire même affichant un profond désaccord théorique avec celle-ci sur certains points précis, n’en proposent pas moins une théorie critique pertinente qui peut nous aider à réfléchir sur la société contemporaine. D’autres auteurs tentent ultimement de renouer avec le projet de la première génération de l’école de Francfort. Nous pensons ici à Axel Honneth et à son ouvrage La Réification, lequel nous propose une réinterprétation et une actualisation de la thèse de Lukács sur le même thème. Toutefois, cette emphase sur des auteurs clés n’est que le symptôme de l’absence d’ouvrages portant directement sur notre époque, des ouvrages qui pourraient se comparer aux travaux de Siegfried Kracauer sur la République de Weimar ou encore aux Études sur la personnalité autoritaire de Theodor Adorno et ses collègues. À cet égard, l’article issu d’une recherche sur les dimensions politique et idéologique des auditeurs de la radio X de CHOI-FM, en annexe de ce livre, est une excellente analyse critique d’un mouvement de masse typique de notre époque et qui émerge au sein de « notre » société québécoise. Toutefois, nous ne devons pas en rester aux classiques de la Théorie critique. La tâche exige d’aller à la rencontre de ce qui se fait ailleurs afin de trouver les auteurs qui, sans s’afficher comme héritiers de l’école de Francfort, n’en proposent pas moins des tentatives de renouvellement de la théorie critique. Je pense ici à Pascal Michon dans Les Rythmes du politique, auteur pour lequel l’adoption de politiques de droite par des militants de gauche démontre que « la pensée critique est 12 aujourd’hui dans la plus grande confusion », révélant ainsi « l’épuisement critique dont nous sommes les témoins »2. Quant à lui, Michel Clouscard dans Critique du libéralisme libertaire 3, tente de théoriser, à l’aide d’une approche alliant psychanalyse et phénoménologie, le « nouvel ordre de contradictions » qui caractérise notre modernité libéralebourgeoise et dont nous vivons les soubresauts encore aujourd’hui. Toujours, dans cette perspective, nous pouvons aussi inclure les nombreux ouvrages de Slavoj Zizek qui, s’enchaînant sur des auteurs classiques et contemporains tels que Hegel, Marx, Heidegger et Lacan, et en se référant aux auteurs de l’école de Francfort, renverse les perspectives qui nous ont si longtemps accompagnées, mais aussi mystifiées. D’un autre côté, la dimension critique de la sociologie, mais aussi des autres disciplines des sciences sociales et humaines, est mise à mal. L’évanescence et la dissolution du réalisme sociologique dans un nominalisme douteux s’appuyant sur une sociologie clinique se multipliant en approches sectorielles typiques de la spécialisation et de la fragmentation disciplinaire participe d’une totalité incarnée entièrement arrimée au marché du travail. Alors que Michel Freitag nous demanda un jour si, à l’heure de la postmodernité, nous pouvions encore parler de « société » dans les universités, alors que la prise en compte de sa réalité est pourtant la base de la critique sociologique, François PizarroNoël nous suggère de revisiter la volonté critique d’un fondateur de la sociologie : Émile Durkheim. Il n’empêche!, nous devons dénoncer la dérive de l’ensemble d’un système universitaire « géré » par des conseils d’administration envahis de personnalités « exemplaires » du secteur privé, qui demeurent des fantômes au sein de la communauté universitaire, exception faite de leur goût pour la présence criarde de leur raison social (« Sodexo » ou « Jean Coutu ») ou de leur nom apposé sur des pavillons universitaires (« Bronfman » ou « Desmarais »). Face à cela, nous ne pouvons passer outre qu’un engouement réel et palpable pour la pensée critique se fait sentir dans les départements universitaires, si on en juge la multiplication des « critical studies » dans les domaines politique, 2 Pascal Michon, Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, pp. 9-11. 3 Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de la contrerévolution, Paris, Delga, 2005. 13 économique, juridique, historique et sociologique, ainsi que la pluralité de colloques sur la théorie critique et la critique sociale, sur l’émancipation, sur la souffrance, sur la violence, sur l’impérialisme, sur les idéologies politiques, sur la socialdémocratie, sur la technoscience, sur le capitalisme et l’anticapitalisme, etc. Ce livre se situe dans la continuité d’un cycle de colloques interuniversitaires annuels organisés par les étudiants et les étudiantes des études avancées en sociologie de l’UQAM. Rappelons que le premier ouvrage est une plaquette d’une centaine de pages sur la grève généralisée et illimitée des étudiants et des étudiantes québécois qui s’opposèrent, à l’hiver 2005, dans un élan spontané plein d’une solidarité généreuse, aux coupures drastiques du programme de prêts et bourses ainsi qu’aux nouvelles modalités de « gouvernance » des universités québécoises. Le second ouvrage collectif, La pensée enracinée. Essais sur la sociologie de Michel Freitag, publié en 2008, se conclut, quant à lui, sur un épilogue de François L’Italien qui en appel à une refondation dialectique de la théorie critique, annonçant par le fait même le colloque inspirant le présent ouvrage collectif. Plus précisément, ce livre contient des contributions tirées de deux colloques. Une majorité des textes proviennent du colloque interuniversitaire Actualité de la théorie critique, lequel avait invité étudiant-e-s et professeurs à la même table, à l’UQAM au mois d’avril 2008. Nous lui avons ajouté des réflexions présentées lors d’un colloque sur la critique sociale qui s’est tenu à l’université de Montréal dans le cadre du congrès annuel de l’Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française (ACSALF) au mois d’octobre 2008. Enfin, nous avons pris la liberté d’y joindre des contributions provenant de divers autres auteurs. S'il fallait le préciser à nouveau, l’idée de ce livre émerge de la nécessité d’une réaffirmation de la pensée critique dans les sciences sociales et humaines, ainsi que de la théorie critique dans son ensemble. Comme nous l’exhortions dans le livre sur la grève étudiante de 2005, l’ampleur des apories auxquelles nous faisons face dans la situation actuelle exige non seulement d’oser s’affirmer, mais de s’y opposer fermement. D’où la nécessité de la saisir dans son sens nouveau avec des mots nouveaux, impliquant ainsi de « redéfinir […] les concepts qu’on utilise pour ce faire », c’est-à-dire de faire « un effort d’inversion sémantique […] quant aux notions usitées de la pensée politique » pour reprendre les mots de Alain Deneault 14 dans son essai Offshore 4, ouvrage qui me semble un exemple à suivre pour une pensée critique qui cherche son chemin. En conséquence, les lecteurs retrouveront dans cet ouvrage des prises de position, des essais et des éclaircissements concernant la théorie critique, ainsi que des réflexions sur la possibilité même de faire une critique sociale. La publication de cet ouvrage collectif n’aurait jamais été possible sans la participation des nombreux conférenciers et assistants du colloque, et encore moins sans les auteurs qui nous ont remis leur texte. Je tiens donc, en premier lieu, à les remercier chaleureusement pour leur participation à cette réflexion commune. J’ai une attention toute particulière à l’égard de Michel Ratté qui a non seulement accepté d’écrire un texte, après moult hésitations, mais surtout pour le soutien qu’il m’offrit dans les derniers moments de la réalisation de ce livre. Ensuite, je remercie Jean-François Côté et Louis Jacob, professeurs au département de sociologie, pour leur collaboration au comité de lecture. À ceux-ci se joignent de nombreux autres collaborateurs qui m’ont aidé à un moment ou un autre lors de la révision des textes. Sans vous nommer, à vous tous, merci beaucoup! Pour leur appui financier, mais surtout pour la chance qu’ils offrent aux étudiants, étudiantes et professeurs de prendre la parole et de faire entendre leur parole en nous donnant les moyens pour que leurs paroles ne se perdent pas dans les bruissements des salles de cours ou des couloirs de l’UQAM, je remercie l’Association des étudiants et des étudiantes aux études avancées en sociologie (AEEASUQAM), l’Association facultaire des étudiants et des étudiantes en sciences humaines (AFESH-UQAM), l’Association des étudiants et étudiantes de sociologie de premier cycle (AEESPC-UQAM), la Faculté des sciences humaines, le département et la direction du programme des études avancées en sociologie. Enfin, je tiens à remercier Pascale Bédard, cette discrète collaboratrice sans laquelle je n’aurais pu réaliser ce nouvel ouvrage. Il me reste donc qu’à vous souhaiter, à vous tous, une bonne lecture! Benoît Coutu, mai 2010, Montréal. 4 Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Montréal, Écosociété, 2010. 15 Testament académique Notre testament n’est suivi d’aucun héritage Dario de Facendis Notre héritage n’est précédé d’aucun testament René Char Vous me permettrez de commencer cette conférence par une anecdote tirée de mon expérience d’enseignement, il y a désormais quinze ans de cela. Le cours dans lequel elle eut lieu s’intitulait L’École de Francfort et je le donnais pour la deuxième fois. La classe était pleine. Le bouche-à-oreille avait répandu la rumeur qu’il s’agissait d’un cours exceptionnel, qu’il fallait absolument le suivre, parce que c’était l’époque où je pouvais dire - avec une ironie mi-amère, mi-amusée, croyezmoi - que j’étais « à la mode ». C’était donc le premier cours et j’étais arrivé comme d’habitude cinq minutes en retard. Cela fait partie de la rhétorique de mon enseignement que d’arriver quand la classe est déjà là et qu’elle attend. J’entre en donnant un premier long coup d’œil aux gens assis. Je m’installe par la suite à mon bureau et je prends un peu de temps supplémentaire pour que tout le monde ait bien le temps de m’observer. Et au moment opportun, je regarde la classe avec attention pour constater qui est là, qui n’y est pas, qui est tout à fait ailleurs et pour constater si moi-même j’y suis. Ce jour-là il y avait quarante personnes qui d’emblée étaient dans une totale disponibilité à accueillir je ne sais quelle vérité. C’est alors que j’ai accompli ce que je considère le geste décisif de toute ma carrière d’enseignant. Je leur ai dit, et ce furent les premiers mots du cours : « une chose est sûre, je ne vous donnerai pas ce pourquoi vous êtes ici ». Inutile de dire que j’ai dû ensuite lutter toute la session pour leur faire accepter ce que j’étais prêt à leur offrir. En fait, peut-être que la seule chose que je pouvais leur donner était l’extrême fragilité qui est au cœur même de la théorie critique, fragilité qui pourrait par ailleurs être occultée par la force dont elle fait preuve dans la résistance qu’elle oppose à toux ceux - et ils sont légion - qui, devant la fragilité, sont toujours prêts à utiliser la force. C’est d’ailleurs ce que l’on ne pardonne toujours pas à la théorie critique : la force de sa fragilité. Cette fragilité est toute contenue dans les fondements épistémologiques de la théorie critique. La pensée critique est l’ouverture de la raison à l’objet au-delà de la volonté d’emprise, de la volonté de puissance que la raison exerce depuis toujours sur lui. Penser au-delà du rapport sujet-objet signifie ouvrir la pensée à ce qui a été construit dans l’histoire comme étant son contraire. Le mouvement pratique qui permet la rencontre du sujet et du monde : le sentiment du réel. Car la théorie critique, au-delà des étiquettes, des modes et des spécialisations, est une forme que prend la volonté de théorie quand elle demande à elle-même de ne pas se nourrir seulement de l’infinie réflexion sur la médiation infinie, mais de se dépasser et de se confronter à ce qui constitue son contraire : la nécessaire affectation de la théorie par le sentiment. Le sentiment est cette chose qui se dégage de la rencontre de la pensée et de son objet à la lumière de leur commune appartenance au réel. C’est par ailleurs celle-là, la véritable, la fondamentale critique que la théorie critique soulève contre la pensée institutionnalisée, administrée, méthodologisée, cette machine anti-théorique qui a usurpé l’intelligence et asséché la sensibilité, et qui domine aujourd’hui dans l’université, peu importe les disciplines. La critique essentielle que la théorie critique porte à cette pensée est celle de refuser, de dénier des forclore et à toute fin pratique de détruire cette faculté de la raison à être affectée par cet élément pratique du réel qu’est le sentiment. Cette affectation est le propre de la raison qui ne se trahit pas ellemême et ne se pervertit pas en son contraire. Car une fois que vous avez déraciné de la raison cet élément, élément que la raison ne peut maîtriser et qui lui seul permet de rencontrer l’objet du réel (chose qui soit dit en passant devrait être le seul but de la théorie critique) et bien, quand cela est déraciné, la raison devient cette semence de la barbarie qui est en train de 18 mettre à feu la planète entière. Dans nos institutions, cette barbarie prend la forme hautement civilisée des considérations méthodologiques des demandes de subventions pour étudier tout et n’importe quoi. Des groupes d’étude où les équipes de spécialistes passent leur vie devant des écrans d’ordinateurs dont la fonction première est d’être une métaphore sublime de la spectralisation de la pensée qu’on y opère. Si la vie est mutilée, c’est que ceux qui l’ont mutilée et continuent de la mutiler sont des sujets qui ont mutilé leur esprit de la faculté de reconnaître le semblable dans le dissemblable ; qui ont désappris ou peut-être qu’ils n’ont jamais appris le sens de ce qu'Adorno appelle amour et qui est tout sauf ce que l’on pense habituellement qu’il est. Cette rencontre du penser et de l’objet au sein du réel est par ailleurs la chose la plus difficile. Elle est si difficile qu’elle doit faire appel à ce dont nous n’avons pas l’expérience, car la dynamique de l’universalisation du Capital ne peut trouver sa force que dans l’effacement de la possibilité même de l’expérimenter. Le moment béni au sein duquel par cette rencontre s’ouvre dans le réel un espace de réconciliation du sujet et de l’objet est le tabou absolu sur quoi s’exerce la répression la plus féroce, car le monde intégralement administré n’administre que la scission, la violence et la privation. La pensée critique est la résistance contre la tentation toujours forte d’abandonner cette possibilité d’une expérience impossible. Cette expérience impossible est celle qu’Adorno appelle l’utopie. Elle a laissé des traces en nous dans ce qui fût, pour lui, le seul moment où il nous fût possible d’avoir une rencontre immédiate avec le réel, l’enfance. La trahison de la pensée est aussi pour la théorie critique une trahison de cette lumière. En même temps, la pensée critique ne peut pas faire appel aux seuls sentiments comme fondement de sa propre démarche théorique. La théorie doit toujours ouvrir le sentiment à la médiation. Et la médiation est la confrontation du sentiment avec la négativité. C’est pour cela que la théorie critique est une position intenable dans le sens qu’il faut, d’une part, regarder dans la nuit, sans aucune illusion d’y trouver une quelconque lumière et, en même temps, rester fidèle à une lumière qu’un jour peut-être nous avons aperçue. L’extrême fragilité de la théorie critique réside dans la fidélité à cette chose que j’ai appelée « sentiment ». C’est évidemment un mot qui n’est pas à la hauteur de ce que j’aurais voulu vous dire. Mais c’est le fait qu’il faut garder une 19 fidélité à cela en pure perte. Le sentiment ne nous sert à rien et en même temps sans ce sentiment nous sommes perdus. Le pire danger qui guette ceux qui voudraient se prévaloir de la théorie critique, c’est d’en faire encore une fois un objet de logorrhée intellectuelle, de l’érudition, de la matière à subventions. La théorie critique a été mise de côté, elle a été absolument castrée à l’intérieur de nos institutions. Le sens de ce texte est de rappeler - parce que ici je parle aux étudiants - qu'il ne faut pas que la théorie critique soit un énième terrain de lutte entre carriéristes et opportunistes qui chercheraient à travers elle l’illusion que la pensée a encore une place dans leur adaptation au marché des idées, car, alors, la place qu’ils lui feraient serait proportionnelle à leur capacité de la détruire. C’est pour cela que le titre de ma conférence est Testament académique. Au moment de la résistance au nazi-fascisme, dans la noirceur la plus totale d’une Europe en proie à la pire barbarie qu’on ait jamais connue, René Char avait eu ces mots : notre héritage n’est précédé d’aucun testament. J'ai envie de vous dire : notre testament n’est suivi d’aucun réel héritage. Ce n’est pas une demande d’amour pour la théorie critique. La demande d’amour qui est celle-là même qui se dégage de la pensée critique est peut-être la demande d’amour la plus difficile ; c’est la demande d’amour envers tout ce qui a été abandonné, envers tout ce qui a été souillé, envers tout ce qui a été vidé de sa substance et qui a été ensuite recyclé en disant « voilà ce sont des objets, voilà c’est du vide que nous remplissons par notre maîtrise et par notre pensée conquérante ». Adorno disait (et je crois que c’est un mot qu’on devrait toujours se rappeler) qu’il faut toujours penser de façon à ne pas avoir honte face à la mémoire des victimes. Alors ce n’est pas un amour pour la théorie critique. C'est pourquoi, dans nos institutions, je pense qu'il faudrait réfléchir à une nouvelle forme de grève. On en a vu des grèves assez inutiles et assez insensées dernièrement, essayons d’en faire une sensée, faisons la grève des demandes de subventions. Arrêtons de jouer ce jeu-là qui est un jeu de massacre, arrêtons de donner aux barbares le pouvoir de juger ce qui voudrait s’opposer justement à la barbarie, c'est-à-dire l’intelligence qui se nourrit de cette fragilité. Or, il y a des étudiants qui ont encore cette petite étincelle. Malheureusement, dès qu’il faut faire une demande de subventions, il leur faut cacher ce qu’ils sont, de manière à plaire à cette barbarie, par mimétisme. Cela nous ramène à Hannah Arendt, lorsqu'elle expliquait que le 20 discours du moindre mal se maintient envers et malgré tout dans le mal. La théorie critique n’a pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver un ailleurs où se loger. Notre tête est suffisante et notre conscience encore plus. Quand je dis qu’il n’y a pas d’héritage, c’est que je crois que nous sommes face à une situation dans laquelle nous avons besoin de réinventer jusqu’à notre vocabulaire, jusqu’à la façon d’essayer d’exprimer quelque chose qui semble être au-delà de la capacité du langage qui avait été légué par notre culture mais sans lequel on ne peut pas comprendre la théorie critique. Je vous donne juste un exemple et je vais terminer là-dessus. Dernièrement, je pensais à la transcendance, ce grand mot qu’on ressort partout, tout le temps, et je me suis arrêté dans un moment d’honnêteté et de lucidité face à moi-même. Je me suis dit : « Mais Dario t’as jamais su, toi, de quoi on parle quand on parle de transcendance? Non. Ça te dit quelque chose la transcendance? Non. » Peut-être que je suis dans une époque de post-transcendance. Alors c’est dur parce qu'abandonner certaines idées fondamentales de notre culture, redéfinir le vocabulaire de cette culture, c’est en même temps prendre la mesure de ce qui est arrivé entre-temps à cet héritage. On pourrait dire que c’est une sorte de catastrophe qu’il faut assumer et dont il faut prendre la responsabilité. C’est très dur, mais il y a eu des époques historiques comme cela où la tâche de la pensée n’était plus de faire la théorie dans le sens où on l’a toujours entendue, mais de rétablir le fondement minimal par lequel nous sommes à nouveau capables de parler un langage intelligible par rapport à une époque spécifique. *** Exposé sur La dialectique de la raison∗ La question que je voudrais soulever est l’une de celles que l’on peut juste ouvrir à sa problématicité, mais à laquelle on ne peut espérer apporter une quelconque réponse, même provisoire. Pourtant, c’est justement d’y apporter une réponse ∗ Exposé de Dario de Facendis lors du séminaire du Groupe interuniversitaire d’étude sur la postmodernité (GIEP), UQAM, 18 décembre 1998. Nous remercions M. de Facendis de nous permettre de reproduire ce texte non publié. 21 qui serait la chose la plus urgente. Cela, évidemment, indique que nous sommes en présence d’un véritable problème philosophique, car le propre de la philosophie est de fonder théoriquement les questions les plus urgentes, mais auxquelles, par ailleurs, elle ne peut pas apporter de réponse, sauf celle du déploiement de l’aporie par un savoir toujours défaillant à sa tâche. La question qui nous occupera est celle de la nature de la raison et des modes de son déploiement au cours de l’histoire. Je la poserai à travers une analyse de la dialectique de la raison d’Horkheimer et Adorno. Mon choix est dicté par une conviction profonde : à l’intérieur d’une telle œuvre, nous pouvons trouver des éléments essentiels à une réflexion sur notre situation ici-maintenant et, sur la responsabilité qui l’accompagne, réenclencher le moment critique de la pensée dans toute sa radicalité. La Dialectique de la raison est une œuvre extrêmement difficile, et son approche est loin d’être aisée. Ce qu’il y a de plus difficile, c’est de ne pas succomber au réflexe qui a été le plus commun face à elle : la censure. En effet, il n’y a pas, à ma connaissance, un livre qui ait été autant lu et autant censuré que celui-là - censure des plus subtiles, car elle ne naît pas d’un refus de lire, mais de comprendre, ou plutôt, elle naît du refus de comprendre ce qu’on ne peut pas ne pas comprendre lorsqu’on y apporte la moindre intelligence. Cette censure et ce refus s’expriment le plus communément par un double discours. D’une part, on affirme être d’accord avec la problématique des auteurs, et même en partager nombreuses analyses de détail. D’autre part, on déclare refuser le caractère désespéré, l’aporicité et la radicalité qui constituent la trame de fond de l’œuvre. Une telle opération est d’autant plus paradoxale que l’on constate qu’en réalité, la problématique de la dialectique de la raison est celle-là même du désespoir et de la radicalité. Chez Horkheimer et Adorno, le moment du désespoir est saisi dans toute sa portée théorique, et la radicalité dont ils font preuve est celle de la pensée qui fait du désespoir la matière même du penser. Dans ce cas, on ne peut pas refuser le contenu du désespoir tout en voulant conserver le contenu de pensée, car ils ne font qu’un. Il y en a qui, lucides face à cette unité du moment du penser et du moment du désespoir, ont essayé de l’expliquer en avançant qu’un tel caractère dérive d’une contingence historique. Horkheimer et Adorno ont écrit un tel livre sous le coup de l’expérience du traumatisme du nazi-fascisme et d’Auschwitz. Ils ont donc pensé sous le coup du désespoir, ils ont pensé leur désespoir 22 face à la désespérance de l’histoire vécue. Cela est sans doute vrai, à condition de ne pas être entendu dans le sens d’un simple et plat déterminisme historique, comme si du seul fait d’Auschwitz découlait une expression philosophique désespérée. Car il n’a pas suffi, par exemple, à Heidegger qu’Auschwitz advienne pour qu’il exprime philosophiquement le questionnement qu’un tel événement pose, objectivement, à la philosophie (même si, en fin de compte, cela ne l’a pas empêché de sombrer dans un désespoir d’autant plus profond qu’il forclôt ce questionnement). Ce questionnement philosophique s’exprime chez Horkheimer et Adorno de la façon la plus radicale, c’est-à-dire que chez eux, l’avènement est entendu dans son sens véritable : quelque chose qui vient d’ailleurs et qui ne s’épuise pas dans son advenir. Tout ce qui advient ne peut advenir qu’en deçà et au-delà de ce qui dans l’à venir advient, et se transforme dans sa venue en événement. Un événement historique, quand il assume des proportions telles qu’en lui s’exprime un changement qualitatif du mode d’être au monde de l’être humain - de telle façon qu’il ne produit pas des bouleversements dans l’histoire mais le bouleversement de l’histoire elle-même - un événement historique d’une telle ampleur, donc, produit ce que j’appellerais une redistribution des événements passés selon une nouvelle ligne de fuite signifiante. C’est-à-dire que le sens du passé se lit par rapport à son futur, quand dans le futur advient quelque chose que ce passé ne pouvait pas ne pas contenir, car c’est de lui que le présent nous advient. Si ce qui nous advient de notre passé est tel, de sorte que notre passé n’est plus à nous car il nous a propulsés, en advenant à notre présent, hors de son propre sens, et si c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’« événement » d’Auschwitz, alors on voit en quoi une réflexion philosophique qui en fait sa propre problématique peut acquérir la forme d’une pensée du désespoir. Cette pensée ne consiste pas à accepter de façon passive le désespoir comme une donnée immanente, comme un fait objectif, ou une donnée ontologique inhérente à notre existence. Un tel désespoir est toujours déjà idéologique, et en lui s’exprime de façon pétrifiée l’acceptation de ce qui est du simple fait que cela est. Le désespoir de Horkheimer et Adorno est bien autre chose. Il est la force du désespoir dirigée contre le désespoir lui-même. Cela n’est possible qu’en rendant ce désespoir à la réalité historique d’où il nous advient. Le passé devient chiffrage du présent, le présent déchiffrage du passé. Il ne 23 s’agit donc pas de l’accepter comme une donnée immédiate, mais comme une forme médiatisée et médiatrice derrière laquelle se tient le passé et face à laquelle se tient le futur. Médiatiser le désespoir par l’analyse de ce qui l’a rendu possible et de ce qui en maintient la possibilité ouverte à son futur, voilà la tâche que se donnent Horkheimer et Adorno en écrivant la Dialectique de la raison. Un tel projet, évidemment, donne lieu à une entreprise philosophique qui doit se confronter au problème de l’histoire et de son interprétation. Interpréter l’histoire philosophiquement, comme le font Horkheimer et Adorno, signifie se frayer un chemin au milieu de dangers aussi mythiques et terrifiants que ceux qu’affronte Ulysse pour sortir de la préhistoire. Ces dangers se résument philosophiquement en un seul : philosophie de l’histoire. En effet, quand, comme Horkheimer et Adorno, on pose un rapport dialectique entre passé, présent et futur, et qu’on cherche à en saisir la logique en fournissant une sorte de généalogie de la raison, alors on se trouve inévitablement à frayer avec ces spectres que sont l’histoire universelle et son sujet. On fraie donc avec la philosophie de l’histoire. Il serait d’ailleurs opportun ici de remarquer qu’une telle problématique et son argumentation, chez Horkheimer et Adorno, doivent autant à Hegel qu’à Nietzsche - à Hegel, car le caractère dialectique irréductible de l’histoire, fondement de leur démarche, vient justement de lui ; à Nietzsche, car ce qu’ils cherchent dans l’histoire n’est pas l’œuvre d’un esprit absolu, ni de la raison en tant que sujet universel, mais comme chez Nietzsche d’une pulsion fondatrice et fondamentale qui pousse les hommes à être ce qu’ils sont dans l’histoire qu’ils font. Pour Nietzsche, cette pulsion est celle de la morale. Pour Horkheimer et Adorno, elle est la peur. Pour Nietzsche, la morale a pour véhicule la philosophie socratico-platonicienne et l’Église, le Christ. Pour Horkheimer et Adorno, la peur a pour véhicule la raison. C’est pour cela que la dialectique de la raison est une dialectique de la peur dans l’histoire, de l’épouvante qu’une telle histoire transmet à ceux qui la déchiffrent. On voit donc aisément pourquoi certains interprètes ont accusé Horkheimer et Adorno d’être pris dans les derniers soubresauts de la modernité, et d’avoir produit peut-être le dernier des méta-récits de l’histoire, d’où le caractère obsolète de leur œuvre (vous savez qu’au département de sociologie, dans de nombreux cours, on explique aux étudiants que l’école de Francfort c’est du passé, que ça n’a plus aucun intérêt pour nous, et donc qu’on peut la laisser tomber). Aujourd’hui, c’est l’idée même d’une histoire 24 universelle qui a été frappée d’anathème et ceux qui y cherchent encore un sens de l’humanité sont restés prisonniers du chant des sirènes pré- et postmodernistes. Quoi qu’il en soit, Horkheimer et Adorno n’ont pas attendu notre postmodernité pour se faire dire quel énorme poids constitue, pour la philosophie qui affronte la problématique d’Auschwitz et en fait un prisme où réfracter tout le passé, l’idée d’une histoire universelle. Adorno a écrit à ce propos, dans Dialectique négative, des pages mémorables. Je vous le cite : Discontinuité et histoire universelle sont à penser ensemble. Biffer l’histoire universelle comme étant le résidu d’une superstition métaphysique reviendrait dans le domaine de l’esprit à confirmer que seule la pure facticité doit être étudiée et donc acceptée. L’histoire universelle doit être construite et niée. Affirmer qu’un plan universel, dirigé vers le mieux, se manifeste dans l’histoire et lui donne sa cohérence serait cynique après les catastrophes passées et face à celles qui sont à venir. Mais il ne faut pas pour autant renier l’unité qui soude ensemble les moments et les phases de l’histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique, unité qui, de la domination sur la nature, se métamorphose progressivement en domination sur l’homme pour finir en domination sur la nature intérieure. Aucune histoire universelle ne conduit du sauvage à l’humanité civilisée, mais il y en a très probablement une qui conduit de la fronde à la bombe atomique. Elle se termine par la menace totale que fait peser l’humanité organisée sur les hommes organisés, soit l’essence même de la discontinuité. Hegel est ainsi vérifié jusqu’à l’horreur et placé la tête en bas. S’il transfigurait la totalité de la souffrance historique en la positivité de l’absolu se réalisant, alors ce qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas, avec des pauses, cessé de s’avancer, serait idéologiquement la souffrance absolue.5 Voilà donc une clé de lecture pour la Dialectique de la raison. L’histoire universelle se construit dans et par la discontinuité, mais celle-ci se comprend seulement à la lumière d’un principe commun et transhistorique qui marque la discontinuité du sceau de l’universel. Ce principe est la souffrance, et son agent historique, pour ainsi dire, la domination. La Dialectique de la raison établit ainsi une dialectique de la domination et de la souffrance. Et ce n’est pas pour rien qu’on a trouvé des gens assez fins pour s’en apercevoir, mais aussi assez dégrossis pour prendre cela 5 Theodor Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, pp. 386-388. 25 comme une preuve du caractère masochiste de nos auteurs et de leur entreprise philosophique. Bien sûr, d’un point de vue raisonnable, donc bourgeois, il faut vraiment être masochiste pour explorer ces fondements de douleur et de domination qui cimentent l’histoire dans un universel mauvais, pour aller chercher avec une obstination lancinante les raisons de la catastrophe permanente qui s’abat depuis toujours sur l’humanité. Si en plus on se souvient que cette œuvre est le fruit de l’expérience historique de deux réfugiés du nazisme, juifs par surcroît, alors on peut toujours relier le tout et conclure que l’œuvre de Horkheimer et Adorno est une forme d’autopunition théorique face à la tragédie de ceux qui, contre toute raison, ont sauvé leur peau là où des millions d’autres l’ont laissée. À une telle idée, Horkheimer et Adorno auraient pu répondre, à leur façon typique, que c’est justement cette exploration de la souffrance, cette confrontation à la domination comme universalité de l’histoire qui est la seule position non masochiste, tandis que le refus bourgeois d’en faire autant est, lui, oui, masochiste. En effet, cette exploration de la souffrance, cette lucidité face au principe universel de la domination qui la cause, sont conduites au nom de la pensée critique. Celle-ci n’est critique que dans la mesure où elle échappe à la logique sado-masochiste de l’histoire et pose sur elle un regard qui est celui-là même de la réconciliation. Tandis que le bourgeois, pour qui la réconciliation signifierait la fin de la bourgeoisie comme classe sociale et comme espèce humaine particulière, voit le monde avec les yeux de la logique de la domination et de la souffrance qui lui permet de se maintenir en tant que bourgeois. Et elle lui apparaît donc comme le seul horizon possible, puisque immanent et naturel, de déploiement de sa forme particulière d’humanité qu’il confond avec l’humanité entière. L’acceptation de ce qui est, tel qu’il est, est donc pour le bourgeois la forme même de son autoconservation. L’aveuglement face à la souffrance et à la domination que le bourgeois exprime, entre autres, par l’accusation de masochisme envers ceux qui ouvrent les yeux sur le mal qui façonne l’histoire, est proportionnel à son acceptation intégrale du mal auquel il voudrait ainsi échapper. Aujourd’hui, les masochistes sont ceux qui jouissent de la vie telle qu’elle est organisée dans le monde administré par la domination et la souffrance. C’est d’ailleurs pour cela que Horkheimer et Adorno trouvent paradoxalement dans la pulsion d’autoconservation un des obstacles à la réconciliation les plus redoutables. Pour s’auto-conserver, les hommes se plient à ce principe radicalement hostile à la vie et au monde, 26 principe qui régit l’histoire et qu’il s’agit de déchiffrer dans sa dialectique universelle. Il est clair que la présence d’éléments d’une philosophie de l’histoire ne peut parvenir à fournir chez Horkheimer et Adorno « l’interprétation systématique de l’histoire universelle à la lumière d’un principe grâce auquel les événements et leurs conséquences viennent placés en connexion et rapportés à une signification ultime6 » définition que donne Karl Löwith de la philosophie de l’histoire. Chez Horkheimer et Adorno, la signification ultime est déjà toujours présente comme dialectique entre le moment de la domination et le moment de la liberté qu’une telle domination présuppose. La domination, en effet, ne peut s’exercer que si, et seulement si, elle nie chez les dominés un possible moment autonome et volitif, celui-là même de la praxis humaine par où l’homme se détermine éthiquement, exerçant alors sa liberté et son autonomie. C’est le besoin de domination qui est paradoxalement le chiffrage de l’espoir qui traverse l’histoire. C’est lorsque la domination devient inutile, par son propre déploiement intégral, que le dominé se voit enlever la dernière parcelle de sa propre liberté, qui est sa capacité de subir la domination comme hétéronomie, et donc sa capacité d’en souffrir. Quand la domination n’est plus ressentie comme douleur, c’est qu’elle a ravi au dominé le moment implicite de sa propre liberté, de sa propre autonomie, que la domination elle-même présuppose pour pouvoir être telle. Marcuse est là-dessus très clair : « Le concept d’aliénation devient une problématique quand les individus s’identifient avec l’existence qui leur est imposée et qu’ils y trouvent réalisation et satisfaction.7 » Cette identification n’est pas une illusion, mais une réalité. Pourtant cette réalité n’est elle-même qu’un stade plus avancé de l’aliénation. Elle est devenue tout à fait objective. Le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée. Il n’y a plus qu’une dimension, elle est partout, et sous toutes les formes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Adorno voit dans l’industrie culturelle un phénomène si terrifiant. C’est d’abord là que s’est exprimée cette réalité obscène de l’aliéné heureux, du dominé intégralement soumis à cette domination dont il redemande des doses toujours plus massives (préférablement sous forme humoristique). Dans l’industrie culturelle, 6 Karl Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002. 7 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Édition de Minuit, 1968, p. 36. 27 on achève d’aliéner ceux qui s’en approchent et s’assimilent à elle. On aboutit à la réification totale. On voit donc pourquoi le principe qui régit l’histoire est cette dialectique entre la négativité en mouvement et une positivité en puissance enfermée dans cette dynamique où elle est un possible toujours présent et jamais advenu. Les fins ultimes, toujours nécessaires dans toute philosophie de l’histoire, ne sont en fin de compte que les fins minimales que l’être humain ne parvient pas à réaliser : celles de son autonomie et de sa liberté. Quand Horkheimer affirme que Dans l’histoire, seul le mal est irréversible ; les possibilités avortées, la chance qu’on a laissée passer, les homicides avec ou sans procédure judiciaire, la violence exercée contre les hommes, [le reste] est toujours menacé8, quand il affirme cela, il indique l’impossibilité de toute philosophie de l’histoire et de toute dialectique positive. L’histoire n’est pas la marche triomphale d’un principe positif qui tendrait vers les fins ultimes de la raison, du bonheur et de la liberté, parvenant donc à neutraliser la nécessité, mais la progression du mal, le maintien d’une nécessité d’autant plus cruelle, aveugle et totalitaire qu’elle étend sa domination sur l’humain en vertu du progrès technique qui devrait, au contraire, pouvoir permettre aux hommes de l’éliminer. Cela ne veut évidemment pas dire que Horkheimer et Adorno voient dans l’histoire la progression du mal comme principe métaphysique immanent dont la marche irréversible serait guidée par un sujet absolu absolument méchant. Dans un tel cas, la philosophie de l’histoire serait toujours là, bien que sous sa forme renversée et maudite, et Horkheimer et Adorno auraient alors produit cette philosophie de l’histoire sadique que le marquis de Sade ne put atteindre faute de pensée plus élevée que la hauteur du cul. Pour Horkheimer et Adorno, l’histoire est celle du sujet humain, celui-là même qui témoigne, par sa souffrance, de la négativité de l’histoire universelle, à l’intérieur de laquelle l’œuvre de Sade assume un caractère de chiffrage de la progression du mal. Mais qu’en est-il de ce sujet humain qui serait à la fois le sujet de l’histoire et sa victime, qu’en est-il de l’homme? Cette question, toute la réflexion de Horkheimer et Adorno la sous-entend. C’est pour cela que dans la Dialectique de la raison, à côté des éléments d’une philosophie de l’histoire, on retrouve ceux d’une anthropologie entendue dans le sens fort, d’une théorie des structures élémentaires de l’être au monde de l’homme. Mais 8 28 Max Horkheimer, Théorie critique, Paris, Payot, 1978, p. 336. tout comme pour les éléments d’une philosophie de l’histoire, ces éléments d’une anthropologie ne parviennent pas, chez Horkheimer et Adorno, à se systématiser et à s’unifier dans une théorie anthropologique. Pourquoi? Parce que même s’ils usent, et parfois abusent, abondamment d’une terminologie directement extraite de la vulgate de l’anthropologie des années trente-quarante (mana, tabou, sacrifice, mythe, etc.), leur réflexion contient un élément que l’anthropologie classique a dû évacuer pour proposer une théorie de l’homme, l’élément dialectique de sa nature. Ainsi, même si Horkheimer et Adorno essaient de donner une théorie du mythe en tant que forme préhistorique de l’être au monde de l’homme, ils empêchent une telle théorie de se conclure en elle-même en empêchant le mythe de se renfermer sur lui-même. La raison mythique est pour eux une médiation entre un état précédent, mais qui échappe à toute conceptualisation et reste non thématisé, et l’étape successive de sa propre progression là où le mythe se dissout. Médiatisé par une origine d’où il s’est échappé, et par son futur qui l’abolit, le mythe est toujours déjà soumis à la dynamique de l’histoire. En lui ne se propose aucune structure élémentaire de l’être au monde de l’homme, mais plutôt une dynamique inhérente à l’histoire de l’humanité, donc sa nature ne s’explicitera pleinement que par son avenir au-delà du mythe lui-même. Cette expression de la nature du mythe par l’élément qui en est la destruction est parfaitement accomplie par la société capitaliste, qui unit en elle le mythe préhistorique et la raison post-historique. C’est dans la société capitaliste avancée que « le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la lumière glacée fait lever la semence de la barbarie9 ». En ramenant toujours le mythe à sa forme radicale, exprimée par la raison intégralement bourgeoise, et en ramenant toujours cette raison à sa forme mythique, Horkheimer et Adorno montrent la relation essentielle qu’il y a entre ces deux moments, et c’est pour cela qu’ils nous disent que la raison est la radicalisation de la terreur mythique. Voilà donc pourquoi il n’y a pas d’anthropologie possible pour Horkheimer et Adorno, mais seulement des éléments d’anthropologie qui, mêlés aux éléments d’une philosophie de l’histoire elle aussi manquante, créent l’horizon théorique d’une pensée capable de lire dans ce mélange les ruses d’une dialectique de la raison. 9 Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 48. 29 Cette dialectique par laquelle anthropologie et philosophie de l’histoire sont dissoutes au sein de la théorie critique est l’expression d’une pulsion originelle posée par Horkheimer et Adorno comme l’élément médiateur qui rend possible la dynamique dialectique de l’histoire. Cet élément médiateur est la peur. Lisons la première phrase de la Dialectique de la raison : « De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains.10 » Ici nous voyons tout de suite se dessiner un paradoxe : comment, en effet, l’Aufklärung (que les Français se vantent d’avoir inventé et qu’ils ne savent pas nommer, car il leur manque un nom correspondant... puisqu’en italien nous avons illuminismo, en anglais enlightment, appelons-le « illuminisme » en français) comment l’Illuminisme, qui est un phénomène historiquement daté qui naît avec l’émergence de la classe bourgeoise en tant que classe dominante de la culture et de la société européenne, comment donc l’Illuminisme peut-il avoir été « de tout temps » s’il n’existe en fait que depuis quelques siècles? Pourtant c’est bien ce que Horkheimer et Adorno veulent dire : de tout temps, c’est-à-dire depuis que les hommes pensent. Évidemment, on pourrait contester une telle interprétation, et dire plutôt que Horkheimer et Adorno rétrécissent ce « de tout temps » à des proportions moins universelles, et qu’il faudrait lire la phrase comme suit : de tout temps, c’est-à-dire depuis qu’existe le sujet bourgeois. À preuve, l’analyse de l’Illuminisme commence chez eux par l’analyse de L’Odyssée. Bien sûr, pour qu’un tel commencement ait dans une telle perspective un sens, il faut d’abord prouver que c’est du sujet bourgeois qu’il s’agit chez Homère. Et en effet, c’est justement à une telle démonstration que s’attachent Horkheimer et Adorno dans le chapitre « Mythe et raison ». Dans une telle perspective, nous pouvons aussi comprendre dans quel sens l’Illuminisme est un produit du sujet bourgeois, et dans quel sens il a pour but de nous libérer de la peur. En effet, nous pouvons le comprendre seulement si nous comprenons le caractère à la fois terrorisé et terrorisant du rapport au monde du sujet bourgeois. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si la philosophie bourgeoise de l’histoire telle qu’elle est analysée par Horkheimer a pour ancêtres Hobbes et Machiavel, deux penseurs pour qui la force 10 30 Ibid., p. 21. est le seul critère de vérité. Quand Hobbes dit qu’il n’a eu dans sa vie d’autre passion que la peur, il faut entendre là quelque chose de plus que la singulière confession d’un sujet troublé. La peur du bourgeois lui est congénitale. Et c’est pour cela qu’elle se convertit si facilement en pratique terroriste et terrorisante. Ainsi l’État-Léviathan que Hobbes interprétait comme seule forme de lien entre les hommes, appelés sans cela à se déchiqueter les uns les autres. De la peur de chacun naît la peur de tous. C’est aussi à cause de ce lien étroit qui existe entre la terreur ressentie et celle provoquée que dans la Dialectique de la raison, le chapitre « Ulysse, ou mythe et Raison » est suivi par celui sur le marquis de Sade « Juliette, ou Raison et morale ». La succession de ces deux moments est assez cohérente puisque dans l’analyse de L’Odyssée, nous sommes face au sujet bourgeois naissant qui essaie d’échapper à l’anéantissement que la nature mythique fait peser sur lui, tandis que dans « Juliette » de Sade, nous sommes devant le sujet bourgeois qui, justement, à l’intérieur de l’Illuminisme, ne vit plus la domination de la nature en tant que telle (on est en train de résoudre le problème de la nature), mais retourne sa peur contre le sujet lui-même et veut l’anéantir. Alors vous voyez, d’une part, au début de la bourgeoisie, la conservation du sujet qui veut échapper à son anéantissement, puis dans le moment de la consolidation de la bourgeoisie, qui s’exprime avec Sade, le retournement de ce sujet qui, une fois qu’il a échappé à l’anéantissement provoqué par la nature, se jette dans un projet d’anéantissement du sujet humain lui-même. Qui a peur sème la terreur! Voilà ce qu’il faut comprendre, si on veut comprendre en quoi la raison qui veut libérer les hommes de la peur naît dans la peur et finit par revêtir un masque de pouvoir d’épouvante. C’est pour cette raison que le projet de la raison bourgeoise se transforme en une calamité triomphante : cette calamité est la raison elle-même. Si tout cela est vrai, nous pourrions établir la corrélation raisonbourgeoisie, et donc interpréter de façon limitative le « de tout temps » de la raison telle que critiquée par Horkheimer et Adorno. Mais je crois que nous ferions alors une grave erreur, parce que Horkheimer et Adorno établissent de façon claire que si la raison est la radicalisation de la terreur mythique11, c’est que le mythe lui-même a sa source dans la peur ; et si tel est le cas, alors la correspondance entre raison et bourgeoisie rendue possible par la médiation de la peur n’est plus 11 Ibid., p. 45. 31 exclusive, car une telle correspondance vaut alors aussi pour le mythe et grâce à la même médiation. Si le mythe est déjà la peur raisonnée, comme Horkheimer et Adorno le pensent, alors le projet des Lumières de libérer les hommes de la peur doit être rapporté aux mythes eux-mêmes, car c’est bien cela la fonction du mythe. Ensuite, parce que la raison du mythe et la raison des Lumières ont en commun une structure qu’on pourrait appeler anthropogénétique, la distinction entre sujet et objet, fondement de toute épistémologie car fondement de toute formulation du penser, traverse l’histoire de l’humanité. Dans l’Illuminisme, elle est poussée aux plus extrêmes conséquences, qui sont explicitées dans l’idéalisme de Platon à Hegel, c’est-à-dire tout au long de la tradition philosophique occidentale. Si cela est vrai, alors on voit qu’on aurait raison d’interpréter le « de tout temps » de la raison comme un temps métahistorique et transhistorique, car temps de l’humanité en tant que telle. Pourtant, nous ne pouvons pas nous contenter d’une telle réponse, car elle nous ferait oublier que Horkheimer et Adorno établissent quand même une rupture entre mythe et Illuminisme, même si une telle rupture ne prend place qu’à l’intérieur d’une continuité radicale. Donc on voit ici comment l’histoire universelle se construit par rapport à la discontinuité. La discontinuité entre mythe et raison n’est pas un motif pour croire qu’avec la raison nous serions entrés dans un autre niveau de réalité qui transcenderait complètement le mythe, qui le laisserait derrière de façon absolue ; mythe et raison, malgré la discontinuité qu’il y a entre les deux moments discontinuité maximale parce que la raison va détruire le mythe -, ont quand même un caractère commun qui les réunit, et ce caractère commun, c’est ce qui est à la base de l’un et de l’autre, cette pulsion fondatrice et fondamentale qu’est la peur. Alors, comment doit-on comprendre ce double mouvement de continuité et de rupture qui fait en sorte que la rupture est encore et déjà continuité, et non seulement continuité mais la forme la plus pure de la continuité, celle qui radicalise ce qu’elle-même détruit et rejette dans la préhistoire? La réponse est claire : l’Illuminisme rompt par rapport au mythe, car dans le mythe il dénonce un dépassement inaccompli de la peur, signe que la peur reste présente encore en lui. On pourrait dire que la Dialectique de la raison est marquée par l’absence de ce qu’elle-même sollicite à sa présence, c’est-à-dire une philosophie de l’histoire (on a vu que des 32 éléments en sont présents mais qu’elle ne peut pas se réaliser), une anthropologie (on a vu que les éléments sont présents, mais qu’elle ne peut pas se réaliser elle non plus), et une psychologie, que je vais aborder plus loin, dont on trouve des éléments mais qui elle-même ne peut pas se systématiser. Je vous disais que la raison trouve dans le mythe ce que le mythe voulait lui-même fuir, c’est-à-dire l’élément déclenchant la peur. Quel est cet élément déclenchant la peur? Si on lit non seulement la Dialectique de la raison, mais l’œuvre d’Adorno en général, on se rend compte que cet élément déclenchant la peur est la nature. La nature non pas entendue dans le sens de nature, parce que la nature entendue dans le sens de nature est déjà un produit de la pensée qui essaie de fuir la peur qu’elle suscite, mais la nature comme discontinuité radicale par rapport au sujet humain. Horkheimer et Adorno nous disent que dans le mythe, et dans la forme pratique qui l’accompagne, la magie, ce rapport à la nature est extrêmement étrange. Si je prends un exemple tiré directement de la Dialectique de la raison, dans la magie, le sorcier se masque et se rend semblable aux démons pour pouvoir ou bien les effrayer ou bien les amadouer. Et ce que Horkheimer et Adorno nous disent, c’est que cette forme de la magie, qui est évidemment un mensonge, maintient malgré ce mensonge un rapport avec la nature plus véridique que la raison, parce qu’il y a reconnaissance de la nature comme force subjective (possibilité de la subjectiver sous la forme du démon qu’on incarne avec le masque) ; c’est cette subjectivité de la nature qui lui garde son caractère propre de discontinuité. Bien sûr, dans la magie, ce que l’homme va faire dans son rapport mimétique avec les forces démoniaques, c’est une opération des plus paradoxales, parce qu’évidemment le sorcier qui se masque et qui prend la ressemblance du démon ne se voit pas lui-même. Qui doit voir le masque démoniaque que le sorcier revêt? Ce sont les démons eux-mêmes. Et les démons eux-mêmes se retrouvent subjectivés, se retrouvent amenés à la visibilité juste pour se trouver face à eux-mêmes comme face à la limite de leur propre pouvoir. Alors vous voyez, ce que Horkheimer et Adorno trouvent dans la magie, c’est une ruse du sujet humain qui s’efface pour pouvoir se conserver. Il prend la ressemblance du démon pour que cette ressemblance apparaisse face à ce qui est la discontinuité radicale, face à sa propre subjectivité, comme quelque chose qui lui est extérieur et qui pose une limite à son pouvoir. Mais dans le mythe et dans la magie, il y a encore reconnaissance de la présence de cette 33 nature et de la présence de cette force qui peut à tout moment dissoudre le sujet. Dans la raison, on fait un pas supplémentaire, dans le même but. Pour l’homme, la nature est la nécessité, on ne peut d’aucune façon y échapper, il est impossible d’échapper à la présence de cette chose qui par sa seule présence suscite la peur. Que faire alors? La solution que la raison, et la raison instrumentale en particulier, a trouvée, c’est de rendre cette présence absente, c’est de rendre absente la présence de la nature. Et on l’a fait non pas, évidemment, en rendant absente la nature elle-même, c’est impossible, mais en rendant la nature absente à elle-même. Pour cela, le procédé est simple, il faut éliminer de la nature toute marque de subjectivité et la restituer à une objectivation et une objectivité absolue. Il faut donc que la nature ne soit plus qu’une chose. Une nature rendue à l’état de chose, de pure chose sur laquelle appliquer la raison instrumentale, c’est une nature rendue absente à elle-même. Pourquoi ce mouvement? Je vais maintenant faire entrer le troisième élément présent dans la Dialectique de la raison, mais qui ne peut pas être explicité, systématisé, théorisé véritablement lui non plus, et qui est une psychologie. Il y a tous les éléments d’une psychologie, éléments qui sont, il est important de le noter, la plupart du temps dérivés directement de la théorie psychanalytique. Cette psychologie se base sur un rapport du sujet humain au monde qui est, encore une fois, fondé sur la peur. Ici je voudrais faire une petite parenthèse et répondre à une accusation qu’on a portée contre Horkheimer et Adorno, celle d’être des penseurs monistes, c’est-à-dire de tout expliquer, et l’histoire en particulier, par un seul principe, celui de la peur. Cela serait vrai si chez Horkheimer et Adorno, et Adorno en particulier, la peur était un concept isolé, un concept autosuffisant. Ce n’est pas le cas, et on pourrait même parler de la peur comme un élément faisant partie d’une constellation conceptuelle - thème très important chez Adorno -, dont vous ne pouvez saisir aucun des concepts en lui-même si vous ne saisissez pas la relation signifiante que tous établissent les uns avec les autres. Donc la peur s’inscrit déjà, on l’a vu, dans une dialectique de la domination, dans une dialectique de la liberté, elle n’est jamais isolée en elle-même. Quelle est cette peur? Il est difficile de répondre à cette question, parce qu’on ne trouve pas véritablement chez Horkheimer et Adorno de systématisation de la problématique. Mais cette peur ne peut qu’être reliée à l’évanescence même du principe identitaire du sujet. C’est parce que le sujet ressent sa propre subjectivité 34 comme quelque chose qui est toujours dans la possibilité d’être dissous qu’il réagit par la peur face au dissemblable. Et c’est pour cela que la peur va créer chez Horkheimer et Adorno une dialectique qui fait en sorte que le but de la dynamique historique est celui de « coaguler » le sujet autour de structures fortes. Mais ces structures fortes du sujet ne peuvent se coaguler que par la mise en place d’une dichotomie absolue entre sujet et objet, et donc par la négation de la discontinuité absolue de la nature - et donc par la mise en domination de la nature par une loi qui va devenir la loi universelle de l’identité. Mais dans ce rapport par lequel le sujet s’auto-conserve et se coagule, s’inscrit une violence radicale envers la nature, qui ne peut que revenir sur le sujet lui-même. Et l’on pourrait dire que ce qui se durcit et résiste chez le sujet, c’est la trace de la domination, de la violence et de la douleur. C’est pour cela que chez Horkheimer et Adorno la possibilité du sujet est celle-là même de sa propre souffrance - souffrance non pas d’un sujet souffrant dans un rapport ouvert au monde, mais souffrance parce que pour se maintenir il doit se faire violence à lui-même en faisant violence au monde. Ce qui va se thématiser chez eux, c’est la possibilité d’un rapport entre sujet et monde qui ne serait pas plié à cette violence. C’est cela que renferme leur concept de réconciliation. La réconciliation est d’abord et avant tout la réconciliation du sujet (du sujet historique, parce que le sujet n’est tel que par les formes de l’évolution historique dans lesquelles la subjectivité se coagule et se raffermit). Quelle est cette possibilité d’ouverture? Cela reste impensé. C’est ce qu’on pourrait appeler de façon forte le domaine de l’utopie. Évidemment, il y aurait beaucoup à dire sur tous ces éléments, sur la manière dont le moi devient, dans l’évolution historique, un moment de la négativité et comment la pensée devrait pouvoir dépasser le moment de l’identité pour pouvoir sortir de cette dialectique de la raison dont on a vu quelquesuns des contenus. Évidemment, chez Horkheimer et Adorno, cette question de l’identité n’est pas seulement posée au niveau psychologique, elle est toujours réenclenchée sur la question philosophique. C’est pour cela qu’un des éléments les plus importants dans leur œuvre, c’est une critique de la philosophie de l’identité, donc de l’idéalisme, et que pour Adorno, le but du travail philosophique consiste à faire éclater l’idéalisme de l’intérieur. Et ce n’est pas pour rien qu’ils disaient que leur but était d’utiliser les forces de l’identité pour faire éclater l’identité elle-même. La pensée de l’identité doit être critiquée 35 de façon radicale et pour cela il faut sortir de toute forme de substantialisme, de toute la dichotomie entre être et apparaître qui marque et structure la philosophie occidentale. Dans ce sens-là, le concept le plus important chez eux, et chez Adorno en particulier, est celui de médiation. Ce concept, qui est tiré de Hegel, nous dit ceci : rien, mais absolument rien, n’est tel qu’il est sans un moment où il est confronté et déterminé par ce qui est autre que lui. C’est pour cela que la médiation est toujours l’ouverture de la chose au-delà et en deçà d’ellemême. Non seulement tout est médiatisé, mais le tout qui résulte de la médiatisation universelle est lui aussi une réalité médiatisée. Donc il n’y a rien qui est, dans le sens de la philosophie idéaliste, dans le sens fort ; il n’y a pas d’être. Il y a une forme d’être qui est toujours ouverte à l’autre. C’est la négation de cette réalité qui est la violence fondamentale qui constitue l’histoire et la dialectique de la raison, du mythe jusqu’à aujourd’hui. C’est donc pour cela que pour Adorno et pour Horkheimer, il faudrait que la philosophie soit capable de s’ouvrir à ce qui est le dissemblable radical, une ouverture par laquelle on dépasserait cette relation violente qui structure notre pensée. À ce niveau-là, je pense vraiment que c’est une structure originaire de la pensée humaine, cette division entre sujet et objet, qui finit par donner d’une part un sujet coagulé autour des cicatrices que la souffrance a imprimées à l’humanité au cours de l’histoire, et d’autre part une nature complètement niée, rendue absente à elle-même et sur laquelle l’être humain ne fait rien d’autre qu’appliquer une pensée instrumentale qui a perdu et le monde et le sujet. Cette pensée instrumentale nous laisse aujourd’hui dans un horizon où le déploiement du principe de domination parvient à son moment universel. Elle ne rencontre plus de contradiction, et la domination finit par être absolument intégrée par le sujet. S’épuise alors la seule chose qui puisse s’opposer à cette dialectique de la raison : une instance de liberté dans laquelle le sujet, le sujet en tant qu’individu mais aussi en tant que sujet historique, se détermine par rapport à une éthique, c’est-à-dire une praxis dans laquelle il est responsable de lui-même dans son autonomie. 36 Ne plus jouer le jeu des trahisons Adorno et sa théorie esthétique Amélie Paquet Dès les premières lignes de son Malaise dans l’esthétique [2004], Jacques Rancière décrit les relations conflictuelles entre l’esthétique et la société. Alors que Kant introduit l’esthétique afin de se détacher d’une réalité sociale, elle est, à l’inverse, précisément ce que désire abolir Bourdieu au départ de son travail sociologique. Dans sa sociologie de l’art, Bourdieu élimine donc l’esthétique pour retrouver la réalité sociale avec laquelle Kant s’est détaché pour penser l’art. L’esthétique en tant que « pensée du désordre nouveau12 » est accusée, selon Rancière, de n’avoir pas remplie les espérances en un absolu philosophique qu’elle avait suscité, en plus de jamais n’avoir provoqué les révolutions sociales qu’elle annonçait. Même si l’art est toujours politique, son rapport à la société n’est pas de nature mimétique - par la représentation de l’organisation sociale - ou médiatique - par la transmission de messages ou de sentiments sur le monde. L’art tel que le définit Rancière « reconfigure le partage du sensible » dans un temps et un espace qui lui sont propres. Il est politique dans la manière dont il opère ce découpage. Poursuivant sa description des débats qui ont eu lieu aux cours de l’histoire au sujet de l'esthétique, il reconduit l’affrontement, sans le poser explicitement, entre Jean-Paul Sartre et Theodor W. Adorno sur la question de l’engagement de la littérature : 12 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 23. D’un côté, il y a le projet de la révolution esthétique où l’art devient une forme de la vie, en supprimant sa différence comme art. De l’autre, il y a la figure résistante de l’oeuvre où la promesse politique se trouve préservée négativement : par la séparation entre la forme artistique et les autres formes de vie, mais aussi par la contradiction interne à cette forme.13 Dans sa conférence radiophonique, republiée dans les Notes sur la littérature sous le titre « Engagement » [1962], Adorno dénonce la position de Sartre pour qui la littérature engagée doit enfin abolir toutes différences entre l’art et la vie. Adorno, reproche à Sartre son manque d’« exigences objectives14 ». Selon le philosophe allemand, une littérature qui voudrait se mettre au service de l’homme le trahirait immanquablement. Elle doit s’opposer au monde par la forme, si elle ne veut pas reconduire plus longtemps la vie mutilée. Les seuls engagements que l’art et la littérature connaissent sont objectifs, donc de nature théorique. J’explorerai la relation de l’oeuvre d’art et de la société à partir de la critique de Adorno de l’engagement de la littérature et de l’importance que cette critique prend dans la rédaction de sa Théorie esthétique sur laquelle il travaille jusqu’à sa mort en 1969. La fin de la rédaction de l’ouvrage, toujours inachevé, fut ponctuée par des débats en 1968 et au début de 1969 avec des groupes étudiants contestataires. Les « Notes sur la théorie et la pratique », article publié dans le recueil Modèles critiques, portent la trace de ces confrontations. La théorie critique, déjà rejetée par la droite, est accusée par la gauche activiste d’être impossible à réaliser par la praxis. On reproche donc à la théorie d’être une théorie, impuissante au demeurant, puisqu’elle ne permet pas de tenir tête à l’action. Une inculpation que les derniers écrits de Adorno discriminent d’emblée en désignant nommément la pensée comme un « faire ». La même critique est faite à l’art du XXe siècle, qui bien que se réalisant à travers son opposition au monde, ne paraît plus avoir la force d’engendrer des révolutions sociales. La Théorie esthétique discute de l’art au sens large. Adorno convoque la musique, l’histoire de l’art et la littérature au coeur de sa réflexion. Je discuterai, pour ma part, uniquement de la question de la littérature, notamment à partir d’un 13 14 38 Ibid., pp. 53-54. Theodor W. Adorno, « Engagement », chap. dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1999, p. 290. extrait d’un roman de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, La Plâtrière, publié en 1970, la même année que la Théorie esthétique, chez le même éditeur - mais cela n’est qu’une coïncidence. Même s’ils ne s’inscrivent pas dans la mouvance de la littérature engagée, les romans de Bernhard adoptent souvent un ton politique. Dans sa série de romans autobiographiques, il raconte son expérience d’enfant et de jeune adolescent autrichien pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ses nombreux autres romans, comme son théâtre, s’attaquent constamment, non sans une certaine dureté, aux sphères intellectuelles et artistiques de son époque ainsi qu’aux Autrichiens, toujours désignés comme des imbéciles, des opportunistes et des suicidaires. La Plâtrière constitue une exception autant par son style singulier que par la liquidation de tout propos politique. Le roman raconte l’histoire de Konrad qui s’installe en retrait du monde urbain, dans une petite communauté à la campagne, avec sa femme dans une Plâtrière - une ancienne usine de chaux transformée en résidence - pour écrire enfin sa grande étude sur l’ouïe. Il travaille sur cet essai depuis vingt ans, mais n’est jamais parvenu à écrire la première ligne. La moindre perturbation le dérange. Il va jusqu’à tuer sa femme paralytique pour pouvoir se livrer à son travail intellectuel en paix. La scène rapportée du meurtre de la femme de Konrad, l’événement central du récit, est sujette à des indéterminations qui proviennent de la dissolution de l’autorité narrative. Si le jour exact du crime est accepté par toutes les voix convoquées par le narrateur, le nombre de balles utilisées pour tuer la femme infirme et l’heure du crime divergent selon les sources citées : À son épouse, devenue infirme à la suite d’un traitement contre-indiqué, qu’elle suivait depuis des décennies, et clouée la moitié de sa vie dans un fauteuil de malade, - modèle français, - spécialement fabriqué pour elle, - à son épouse née Zryd - désormais hors d’atteinte de tout mal, comme dit Wieser, - Konrad aurait enseigné le maniement d’une carabine Mannlicher. L’infirme, par ailleurs entièrement sans défense, la cachait derrière son siège d’invalide, toujours à portée de main et chargée. Avec la même carabine, Konrad l’aurait abattue, dans la nuit du 24 au 25 décembre, de deux balles au crâne (selon Fro), de deux à la tempe (selon Wieser), et brusquement (selon Fro), au terme de l’enfer conjugal des Konrad (selon Wieser). […] À Lanner, on dit que Konrad aurait tué sa femme de deux balles, à Stiegler d’une seule, à Gmachl de trois et à Laska de plu39 sieurs balles. Jusqu’ici, sauf les autorités compétentes du tribunal, doit-on supposer, nul ne sait évidemment de combien de balles Konrad a tué son épouse… Mais les derniers débats annoncés pour le quinze apporteront quelque lumière - encore que ce ne soit, selon Wieser, qu’une lumière juridique - sur ce qui s’épaissit si étrangement avec le temps, autour du meurtre de Mme Konrad…15 …en fait, Konrad avait dissimulé, pendant des semaines, une hache dans la chambre de sa femme, une hache à casser du bois très ordinaire ; cependant lui Konrad n’a pas assommé sa femme à coup de hache, dit Höller, mais il l’a tuée d’une balle. […] On présume que le crime fut commis à trois heures du matin. Il est également question d’autres heures. On va répétant, à Lanner, que Konrad aurait tué sa femme à quatre heures ; à une heure, dit-on à Laska ; à cinq heures, dit-on à Stiegler ; à deux heures du matin, dit-on à Gmachl16. Ce déplacement régulier de l’autorité narrative entre plusieurs locuteurs distincts instaure dans le roman une instabilité particulière. Comme dans la majorité des romans de Bernhard, le sujet de l’énonciation est sans cesse réinscrit par le narrateur. La réitération constante de la situation énonciative - « avait dit Konrad à Wieser » ou « avait dit Konrad à Fro » dans l’ensemble du roman - donne à croire que le narrateur cherche à s’accrocher tant bien que mal au livre et à l’écriture qui susciteraient un doute quant à sa faculté de transmettre l’expérience d’un événement qui bouleverse la communauté, doute qu’on retrouve dans l’indétermination des faits liés au crime. Le caractère chosal de l’oeuvre - le livre17 - est décrit par Adorno. C’est par cette question que j’entrerai dans la Théorie esthétique. Je reviendrai à La Plâtrière seulement vers la fin de l’article. L’oeuvre arbore et repousse, à la fois, sa chosalité. Elle doit s’affranchir de l’hétéronomie de ses matériaux, tout en continuant de porter leur loi. L’œuvre d’art est nécessairement sujette à un processus de réification qu’elle ne peut reconnaître. Avec la modernité littéraire, elle ne craint plus d’intégrer en son sein les imageries de la société marchande. Elle ne peut plus être détachée de la sphère de la consomma- 40 15 Thomas Bernhard, La Plâtrière, Paris, Gallimard, 1974, pp. 10-11. 16 Ibid., p. 17. 17 Adorno aborde de façon plus importante cette question dans « Caprices bibliographiques », chap. dans Notes sur la littérature, op. cit., 1999. tion. Adorno montre que « [Brecht] a compris que la couche superficielle de la vie sociale, la sphère de consommation, qui comprend aussi les actes à motivation psychologique, masque l’essence de la société18 ». Elle doit, pour comprendre le monde et aller au-delà de cette couche superficielle, mettre en danger son autonomie et se livrer, à ses risques, à la réalité marchande qui lui dicte de l’extérieur des lois : Baudelaire ne vitupère pas contre la réification, il ne la reproduit pas non plus ; il proteste contre elle dans l’expérience de ses archétypes, et le médium de cette expérience, c’est la forme poétique. [...] La pertinence de son oeuvre réside dans le fait qu’elle syncope l’objectivité prédominante du caractère marchand - lequel absorbe tous les résidus humains - avec l’objectivité de l’oeuvre en soi, antérieure au sujet vivant : l’oeuvre d’art absolue se confond avec la marchandise absolue.19 L’autonomie radicale, toujours impossible, constituerait au demeurant une trahison à la souffrance vécue. Non seulement l’oeuvre d’art absolue et la marchandise absolue s'entremêlent, mais l’art « doit se montrer à la hauteur de la grande industrie20 ». Ne se détournant pas des expériences, même de celle de la réification, l’oeuvre d’art la prend de front. Elle ne décrit pas la société industrielle, elle travaille à partir de ses moyens, tout en d’adhérant jamais à d’autres fins que la sienne. Dans sa critique de l’engagement tel que le défend Sartre dans Qu’est-ce que la littérature? [1948], Adorno explique d’abord la position de son adversaire et établit une distinction entre une littérature qui voudrait éduquer ses contemporains et provoquer de nouvelles lois sur des problèmes sociaux et la littérature engagée. Sartre ne revendique pas une littérature directement au service de causes précises, mais bien l’engagement de la littérature dans l’ordre du monde par la position qu’elle choisirait de prendre : L’art engagé, au sens plein du terme, ne cherche pas à susciter des règlements, des initiatives légales, des mesures pratiques, comme ces pièces à thèse d’autrefois contre la syphilis, le duel, la loi sur l’avortement ou les maisons de correction, mais à amener une prise de position : pour Sartre, c’est le 18 Adorno, « Engagement », op. cit., 1999, p. 292. 19 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 43. Ibid., p. 59. 20 41 choix comme seule possibilité d’existence, par opposition à la neutralité du spectateur.21 Chez Sartre, comme chez Adorno, la littérature n’est pas liée à la société uniquement par l’action d’un sujet écrivain qui s’inscrirait dans le monde réel. Puisque l’écrivain habite le monde, il y est déjà profondément lié. Sa relation est intrinsèque à la condition humaine. Adorno pense donc à l’instar de Sartre que l’art est un « fait social », selon l’expression d’Emile Durkheim. La Théorie esthétique repose d’ailleurs sur ce principe important. L’œuvre d’art se constitue dans la tension et le processus sans fin qu’elle engendre entre ses deux principales caractéristiques : l’autonomie et le fait social. La réflexion de Sartre achoppe à elle-même selon Adorno lorsqu’il prétend que cette relation de l’oeuvre d’art et du social puisse être un programme littéraire. Ce postulat établirait que toute prise de position devant le réel pourrait revendiquer le statut d’oeuvre d’art et puis au final, pour Adorno, tous les choix de ce type s’équivalent. L’oeuvre d’art a une obligation en tout premier lieu devant la chose. Le roman, qui est né à l’âge bourgeois - c’est d’ailleurs la bourgeoisie qui a rendu l’art social, selon Adorno -, ne peut cependant plus au XXe siècle reposer strictement sur l’objectivité. Adorno évoque, dans « La Situation du narrateur dans le roman contemporain », l’écrivain autrichien Adalbert Stifter qui fut très important lors de la période du Biedermeier (1815-1848). Les romans de cette période se caractérisent par la description de la « richesse et de la beauté des choses22 ». La littérature, même si elle doit pour Adorno avoir des exigences objectives, ne peut plus se plonger strictement dans le monde des objets comme le faisait Stifter sans être reléguée au kitsch. La saisie du monde qui est la tâche du narrateur se réalise à travers un partage de l’objectivisme et du subjectivisme. Ce dernier suppose que les objets soient transformés par le sujet. Il existe donc toujours de la médiation dans cette prise en charge du réel. L’oeuvre d’art ne propose pas de mode de vie, elle résiste contre la vie telle que se présente à l’homme. C’est à travers cette opposition qu’elle peut être fidèle à la vie : 21 22 42 Adorno, « Engagement », op. cit., 1999, p. 289. Theodor W, Adorno, « La situation du narrateur dans le roman contemporain », chap. dans Notes sur la littérature, op. cit., 1999, p. 37. L’art ne consiste pas à mettre de l’avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autres, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine. Mais dès que les oeuvres d’art engagées veulent susciter des choix et en font leur critère propre, elles deviennent interchangeables.23 Même cette opposition au monde ne constitue pas un programme désiré et revendiqué explicitement par les oeuvres d’art, la présence de l’art dans la société est en soi une « critique24 ». Si l’art est fait social, ce n’est pas parce qu’il s’engage, mais parce qu’il maintient sa posture de résistant. Le problème mis en lumière par les engagements politiques dans la littérature, en faveur d’un parti par exemple, c’est qu’ils abolissent l’autonomie essentielle de l’oeuvre. Or cette autonomie est déjà mise à mal par la relation de l’art au social. L’oeuvre d’art, si elle ne préserve pas son autonomie, ne peut plus affronter la réalité marchande sans être elle-même complètement réifiée. L’art, après la modernité, a perdu son essence affirmative. Il n’existe que dans la dialectique, la société est présente négativement en creux dans les oeuvres. J’ai mentionné que Adorno insiste beaucoup dans les années 60 sur l’idée que la pensée est elle-même une forme de praxis. L’oeuvre d’art est aussi « une forme de praxis et n’a pas à se faire pardonner le fait qu’elle n’agit pas directement ; même si elle le voulait, elle en serait incapable car l’effet politique, même celui de la praxis qu’on dit engagée, est hautement incertain25 ». En refusant d’avoir un pouvoir direct sur le monde, elle accède à une praxis plus vraie, la praxis objective, puisqu’elle refuse le mensonge que la praxis immédiate ne cesse de reconduire. L’oeuvre d’art n’a pas besoin d’avoir un impact extérieur à elle-même pour se réaliser : « L’immanence de la société dans l’oeuvre est le rapport social essentiel de l’art, non pas l’immanence de l’art dans la société26 ». L’oeuvre d’art n’a d’autre finalité que sa propre réalisation. La marchandise absolue, comme l’oeuvre d’art absolue, n’est pas un « être pour autre chose », mais un « simple pour-soi27 ». L’engagement est un concept qu’on ne peut pas prendre à la Adorno, loc. cit., p. 289 Adorno, Théorie esthétique, op. cit., 1999, p. 312. 25 Ibid., p. 321. 23 24 26 27 Ibid., p. 322. Ibid., p. 327. 43 lettre, sous peine de produire de la barbarie. « Prendre à la lettre », c’est l’expression d’Adorno (« La barbarie, c’est de prendre les choses à la lettre28 »), qui signifie bien sûr prendre le contenu au sens littéral ou prendre la chose pour le mot. La littérature constituée à partir de la langue est sujette à ce que Ferdinand Saussure a nommé « l’arbitraire du signe ». Les mots de la langue sont dits « non motivés ». Le mot ne désigne pas directement la chose. La littérature n’est pas un acte de communication, elle refuse, comme l’affirme Adorno, la communication. Elle ne prend pas les choses à la lettre et joue à profusion avec sa capacité d’y échapper. C’est ainsi que la littérature ne s’engage pas dans son contenu. Si elle s’engage, ça ne peut être que dans sa forme. Reprenons donc l’extrait de Thomas Bernhard. Le texte ne fait référence à aucune dimension politique. Je tenterai de montrer de quelle manière le caractère hétéronome de la société laisse néanmoins sa marque dans ce passage du roman. Il y a bien une mention à la législation, mais même cette instance est mise à distance. Le narrateur désigne les « autorités du tribunal » comme compétentes pour éclaircir les indéterminations qui planent sur le meurtre de l’infirme. Il précise quelques lignes plus loin que l’éclairage apporté ne sera « selon Wieser, qu’une lumière juridique29 ». Le texte ne stipule pas à quelles autres lumières nous devrions nous attendre, mais de toute évidence l’éclairage juridique ne viendra pas résoudre « ce qui s’épaissit si étrangement avec le temps, autour du meurtre de Mme Konrad30 ». Bien qu’il n’y ait aucune référence à un État, il se crée un effet de communauté dans le texte. Les lieux nommés Lanner, Stiegler, Gmachl ou Laska, où l’on parle tant du crime de Konrad semblent tous se situer à proximité. On ne mentionne pas de journaux qui auraient rapporté la nouvelle. La rumeur s’est propagée dans une communauté en retrait de sorte qu’aucune source citée n’a plus de poids qu’une autre, même le narrateur n’intervient pas pour élever sa voix plus fortement que celle des autres. Konrad a donc pu tout autant tuer sa femme d’une, de deux, de trois ou de plusieurs balles, comme l'assassinat a pu se produire à quatre, à une, à cinq ou à deux heures. Le texte littéraire ne perd pas de sa cohérence parce 28 Ibid., p. 95. 29 Bernhard, op. cit., 1974, p. 11. Ibid., p. 11. 30 44 que les faits ne sont pas établis. On peut très bien dire que le meurtre est en vérité survenue à toutes ces heures et avec toutes ces différentes quantités de balles. Dans le roman, le narrateur est responsable de la mise en place du récit, qu’il prenne place ou non dans l’action. Dans La Plâtrière, le narrateur cède son rôle à différents personnages, comme Fro et Wieser qui reviennent le plus fréquemment. L’œuvre d’art cherche autant que possible à se dégager des idéologies, même s’il est toujours impossible d’y parvenir entièrement. Comme l’explique Adorno, avant de véhiculer le moindre contenu, le narrateur est lui-même une idéologie. Le roman est un monde porté par l'individualité du narrateur, marquée par elle. Cette individualité qui détermine le monde constitue déjà une idéologie. Le roman de Bernhard s’en détourne quelque peu en provoquant un éclatement de l’instance narrative. Cette ouverture est contrôlée, il va s’en dire ; le narrateur demeure celui qui organise les intervenants. Walter Benjamin publie en 1933 l’article « Expérience et pauvreté » dont il reprendra les conclusions principales trois ans plus tard dans « Le Conteur. [ou le Narrateur, selon la traduction] Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov ». L’expérience est pour Benjamin une affaire d’héritage, un héritage qui se transmet par les récits des anciens aux plus jeunes. Il est frappé après la Première Guerre mondiale par les combattants qui reviennent muets des champs de bataille. Si l’expérience de cette guerre - qui est « l’une des plus effroyables de l’histoire universelle31 » - n’est plus communicable, c’est l’humanité entière qui en souffre. Benjamin affirmera à cet égard que « le cours de l’expérience a chuté32 ». Le plus terrible est que cette pauvreté n’atteint pas seulement les expériences privées, qui ne sont bien sûr pas toujours racontées. Une expérience éminemment collective, comme celle de la guerre, est également touchée par cette impossibilité à faire le récit des événements vécus. Benjamin, dans « Le conteur », analyse une des causes de cette pauvreté de l’expérience : « L’art de narrer touche à sa fin33 ». Si les expériences vécues ne sont plus racontées oralement entre les générations, c’est notre capacité à narrer qui va vers sa perte. 31 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », chap. dans Œuvres II, Paris, Gallimard, 2002, p. 364. 32 Ibid., p. 365. Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 265. 33 45 La presse écrite prend le relais sur la littérature afin de raconter les événements : Tous les matins nous sommes informés des nouvelles du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires curieuses. La raison en est que nul événement ne nous atteint que tout imprégné déjà d’explications. En d’autres termes : dans les événements presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information. Car c’est [le] fait du narrateur né que de débarrasser une histoire, lorsqu’il la raconte, de toute explication.34 Cette narration dont le but est médiatique - qui cherche donc à transmettre un message - ne reproduit en rien le rôle que jouaient les conteurs d’autrefois. Raconté avec son explication, l’événement ne laisse plus place à l’interprétation, il ne donne plus à penser. Comme l’écrit Adorno dans la première introduction de sa Théorie esthétique, l’expérience de l’œuvre d’art doit produire une distance entre le sujet et l’objet. Elle ne sert pas à le rassurer, ni à lui expliquer les événements, mais à le confronter à ceux-ci dans toutes leurs nuances et leur profondeur. L’événement, même le plus traumatique, donné avec son explication devient un objet de consommation. Un événement, comme le meurtre de Mme Konrad, qui ébranle la communauté, perd de sa consistance s’il est raconté avec son explication. L’événement dans la littérature peut retrouver toute sa complexité comme phénomène. Je reprends ici la définition de Jean-Luc Marion, dans De Surcroît35, l’objet et l’événement sont tous les deux des phénomènes, le premier est dit « déchu » alors que le second est « saturé ». L’événement contrairement à l’objet n’est pas mesurable. La littérature, par le biais de la narration, peut 34 35 46 Ibid., p. 272. Jean-Luc Marion propose une définition phénoménologique de l’événement qui nous intéresse ici pour réfléchir à Benjamin puisqu’elle permet de le distinguer de l’objet : « L’événement se distingue des phénomènes objectifs en ce que, lui, ne résulte pas d’une production, qui le livrerait comme un produit, décidé et prévu, prévisible selon ses causes et par suite reproductible suivant la répétition de telles causes. Au contraire, en advenant, il atteste une origine imprévisible, surgissant de causes souvent inconnues, voire même absentes, du moins non assignables, que l’on ne saurait donc non plus reproduire, parce que sa constitution n’aurait aucun sens ». Jean-Luc Marion, De Surcroît, Paris, PUF, 2001, p. 37. prendre à sa charge la « grandeur extensive » de l’événement. Si la littérature peut s’engager à une quelconque tâche, sans risquer de jouer à nouveau le jeu des trahisons, ce n’est pas par un engagement politique mais en assurant le récit des phénomènes, autant objets qu’événements. 47 La réconciliation comme utopie chez Theodor Adorno William Ross La pensée de Theodor Adorno est indéniablement une pensée de l’Aufklärung, en ce qu’elle est une pensée de la réconciliation, de la pacification de l’existence. Cependant, faire de Adorno un Aufklärer pourrait être trompeur car cette appellation minimiserait certainement la relation critique dans laquelle la pensée adornienne s’est immiscée par rapport aux philosophies phares des Lumières, de la pensée en progrès ou de la pensée progressiste 36. Ce texte vise à présenter en quoi Adorno est un penseur de la réconciliation et comment cette dernière est pensée dans sa philosophie à partir des réflexions critiques sur l’épistémologie et sur la société qui, dans son œuvre, sont imbriquées les unes aux autres. Il sera d’abord question de la réconciliation chez Hegel - en tant qu’il est le couronnement de l’Aufklärung dans l’idéalisme allemand - et de quelle manière cette réconciliation est pensée sous la forme de l’identité. Ensuite, sera présentée la critique que fait Adorno de cette 36 « Progrès dans la pensée » et « pensée qui permet le progrès » sont deux faces d’une même médaille qui porte, pour Adorno, le nom d’Aufklärung. Il est cependant essentiel de noter que l’Aufklärung n’a pas été réalisée historiquement : bien que le penser progresse du moment où il est fait sérieusement, il semble que le moment de sa réalisation ait été ajourné à perpétuité en tant que progrès historique, en tant que sortie de la douleur imposée historiquement et intériorisée idéologiquement. Voir à ce sujet : Theodor Adorno et Max Horkheimer, « Le concept d’“Aufklärung” », chap. dans Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, pp. 21-57 ; Theodor Adorno, « Le progrès », chap. dans Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, pp. 177-198. identité et comment sa philosophie tente d’en sortir grâce à une ouverture sur ce qu’il nomme le non-identique. Parallèlement à ce développement, sera présentée l’importance des réflexions épistémologiques comme moment nécessaire d’une critique de la société ; c’est dans cette articulation que se présente, selon moi, la grandeur de la philosophie adornienne, car le rapport à la connaissance a des conséquences sociales et politiques. Bien plus qu’une simple relation entre des interrogations philosophiques et des questionnements sociaux, la philosophie d’Adorno vise à répondre à un « besoin théorique de la théorie de la société et de l’histoire, en tant qu’il est soumis à une réflexion conceptuelle 37 » et c’est dans cette perspective que sera présentée la critique de la pensée hégélienne tout comme la tentative de la dépasser. Du point de vue du mouvement général de leur pensée, ce qui différencie Hegel d’Adorno est que ce dernier n’est pas dans un système clos ; que, selon lui, le mouvement de la pensée et le mouvement de l’histoire ne connaissent pas de fin - position qui sera reprochée à Hegel. Pour Adorno, il serait plus juste de dire que « la vérité est une constellation en devenir, et non pas un déroulement automatique38 ». La compréhension de cette différence et de ce qui la motive facilite la compréhension de la position critique qu’Adorno adoptera vis-à-vis de Hegel quand il sera question de théorie de la connaissance. Ainsi, avant de passer à l’exposé de la théorie de l’identité chez Hegel et de la tentative adornienne de la dépasser, il sera question du mouvement général des deux positions et ce qui les différencie. Cependant, présenter cette différence dès le départ n’a qu’une valeur didactique et, en aucun cas, il serait injuste de se limiter à cette opposition du mouvement général qui est marqué d’une abstraction, car l’opposition prend réellement forme dans son contenu qui sera présenté par la suite. Réconciliation : téléologie ou utopie? Si, dans une volonté de synthèse, j’affirmais qu’un des points communs entre l’Aufklärung classique et la philosophie d’Adorno est que toutes deux visent et pensent la réconcilia- 50 37 Paul-Laurent Assoun, L’école de Francfort, Paris, PUF, 2004, p. 21. 38 Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p. 162. tion, je devrais du même souffle montrer ce qui distingue Adorno de ces prédécesseurs et en particulier de Hegel : son telos n’est nulle part présupposé, ni dans une logique formelle, ni dans une métaphysique ; le travail du penser dialectique, de l’autocorrection du penser n’ouvre pas sur un positif ; conjurer le mal ne dessine pas le bien, du moins, pas automatiquement39. Si la détermination de l’échec possède une vérité - la sortie de la contradiction comme étant plus « vraie » que la contradiction -, elle n’établit pas pour autant une vérité positive en elle-même. Pour le dire autrement, la négation déterminée élimine l’erreur conceptuelle, mais cela ne détermine pas immédiatement une nouvelle vérité ; encore faut-il réorganiser ce qui dans le concept erroné était néanmoins vrai, repenser sous un autre concept les ruines laissées par l’élimination du concept déterminé comme faux quitte à introduire de nouveaux éléments qui avaient été laissés de côté. Évidemment, il n’est pas possible de séparer arbitrairement ces deux « moments » de la pensée - celui de la négation déterminée et celui de la spéculation ou de la création du concept - il s’agit seulement de comprendre que ce n’est pas un seul et même mouvement qui sort de l’erreur et entre dans la vérité ; penser cela omettrait la possibilité, toujours présente, du risque de retomber dans une nouvelle fausseté ou de penser que l’erreur niée était simplement un impensé. À ce titre, le penser dialectique, tel qu’il se présente chez Adorno, ne possède pas de conclusion comme c’est le cas chez Hegel. Pour ce dernier, la réconciliation est pensée sous le signe de l’identité du sujet et de l’objet, du concept et de la chose, de l’en-soi et du pour-soi ; qui plus est, cette identité est couronnée transcendentalement par une identité du sujet et de l’absolu. Pour le dire autrement : « Chez [Hegel], identité et positivité coïncidaient ; l’inclusion de tout le non-identique et objectif dans la subjectivité étendue et promue esprit absolu, devait réaliser la réconciliation.40 » Identité signifie, dans ce contexte, que la vérité est comprise sous la forme d’une adéquation entre la chose et le concept, cette identité peut postuler à atteindre la même force logique que l’identité mathématique et, en ce cas, le concept épuise toute significa39 Ce glissement de l’aléthique à l’éthique n’est pas un hasard ; il est le cœur même d’une pensée qui vise réellement le progrès. 40 Theodor Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 175. 51 tion de la chose. Selon Adorno, il y aurait donc dans la philosophie hégélienne une confiance telle en le savoir - qui aboutirait inévitablement au savoir absolu - qu’il garantirait par lui-même la sortie de la négativité, de la contradiction, de la contingence. La confiance ontologique qui anime la pensée de Hegel n’est pas présente chez Adorno : l’espoir pour la pensée et l’espoir en la pensée ont été ébranlés historiquement ; Auschwitz et Hiroshima sont les symboles d’une régression de la pensée en son contraire : si raison et réconciliation vont de pair, ce n’est ni de façon a priori, ni de manière automatique. Ce qui est remis en doute est à la fois la validité de l’unité de la raison sous laquelle se présente le penser qui se conclut sous la forme de l’identification de la chose et de son concept ainsi que la capacité d’une telle identité totale de permettre la réconciliation. Ce refus de l’identité absolue est présenté très clairement par Adorno lorsqu’il nous dit « que la philosophie n’a plus le droit d’espérer la totalité41 ». Refus d’espoir dans la totalité en ce que la construction d’un système basé sur ou dirigé vers une totalité a pour conséquence une certaine réification, un certain blocage, qui devient une légitimation idéologique de la réification au sein de la totalité sociale, seule totalité dont nous pouvons affirmer que nous en faisons l’expérience. Pour Adorno, la réconciliation ne peut être réduite à l’identité ; bien au contraire, l’identité - par sa prétention totalisante - empêche la réconciliation. En anticipant sur ce dont il sera question plus loin, pour Adorno la réconciliation doit plutôt être comprise comme « l’état de la différence sans domination dans lequel les différences communiquent42 », c’est-à-dire de penser la vérité de la réconciliation sous le motif de la sortie de l’identification, de l’adéquation, pour la faire agir dans un ensemble cohérent qui n’est pas hermétiquement fermé à ce qui lui est extérieur. Pour le clarifier tout de suite, il faut cependant comprendre que, pour Adorno, la pensée fonctionne toujours par identification. Reprenant une position classique de la philosophie selon laquelle tout ce qui est déterminé et que le langage apophantique est ce à partir de quoi se pose, dans la pensée, la détermination du substrat, de l’hypokeimenon, Adorno 52 41 Ibid., p. 169. 42 Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p. 304. (Je souligne) présente l’acte de lier un sujet à un prédicat par la liaison de la copule comme acte d’indentification : « toute détermination est identification43 ». Cependant, même si l’identification est un moment nécessaire de la pensée, il ne doit pas être compris comme son telos ; Adorno insiste à plusieurs reprises que le penser identifiant n’est pas limité à son propre horizon car il n’est pas constitué à partir de ce qui lui est propre. La pensée est toujours pensée de quelque chose et, en premier lieu, pensée de quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la pensée44. Puisque la pensée, pour être réellement un penser, doit s’ouvrir et se constituer à partir de quelque chose qui lui est hétérogène, Adorno postule que toute prétention à l’autonomisation absolue de la pensée est un aveuglement dangereux. Il devient une fausse abstraction, voire un acte de dilettante. Nous ne sommes pas condamnés à cette pulsion de la raison qui vise l’autonomie et la totalité : grâce à l’autoréflexion de la pensée, nous sommes capable, en amont du penser identifiant, de s’ouvrir de nouveau sur cette hétérogénéité immaîtrisable pour le penser identifiant. Garder ouvert, en aval et amont de la pensée, le « moment » du nonidentique est ce qu’Adorno propose afin d’empêcher cet aveuglement de la raison qui, dans sa prétention à l’autonomie, devient totalitaire45. Si ce que nous pouvons espérer du penser identifiant est qu’il s’ouvre au non-identique - et je reviendrai sur ce qui 43 Adorno, Dialectique…, op. cit., 2003, p. 184. 44 Selon Adorno, ce « ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée » est la chose, l’étant qui est substrat de toute pensée. Il y a, à ce niveau de sa pensée, l’idée d’une teneur chosale [Sachhaltige / Sachhaltigkeit] irréductible. Celui qui oublie cette irréductibilité de la présence d’un non-pensé à l’intérieur de la pensée fait erreur, car ce qui est « pensé renvoie constamment à de l’étant tel qu’il doit néanmoins tout d’abord être posé [en tant qu’objet pour la pensée] ». Cette idée sera clarifiée ultérieurement quand il sera question de la critique de l’identité. Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 168. Il y a aussi une autre explication, plus troublante et plus difficile, de l’irréductibilité de cet impensé dans la pensée qui est présenté dans la Dialectique de la raison et qui est reprise en 1965 dans Modèles critiques. Selon cette explication, le noyau de la rationalité est irrationnel, car l’impulsion à partir de laquelle le sujet s’extrait de l’indifférenciation origine est pulsion de peur. Adorno et Horkheimer, Dialectique… op cit. 1974, p. 32 ; Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p. 303. 45 Adorno et Horkheimer, Dialectique… op. cit., 1974, p. 41. 53 motive Adorno à penser cette espérance - il nous faut comprendre en même temps que ce but, cette finalité n’est en rien déterminée. Le telos de Hegel, l’identité du sujet absolu et de l’idée absolue est un arrêt de la dialectique. Il serait plus juste de dire qu’Adorno remplace la téléologie de l’identité par un utopisme s’ouvrant sur la non-identité. Si, comme l’affirme Adorno, « la non-identité est le telos de l’identification46 », le fait que le penser identifiant s’ouvre sur ce qui n’est pas luimême que tout son processus vise son ouverture en amont sur ce qui l’empêche formellement de se fermer on ne peut plus parler de telos en ce sens que l’ouverture sur le non-identique n’est pas qu’une finalité, mais toujours et encore un nouvel élan. Le motif anti-systémique de la pensée d’Adorno nous empêche de penser en elle l’existence d’une finalité au sens fort. C’est en ce sens que conviendrait mieux le terme d’utopisme qui présente, au lieu de la fermeture dans l’identité, l’ouverture dans l’indéterminé. « L’utopie serait pardelà l’identité et par-delà la contradiction, une conjonction du différent.47 » Comme cela a été mentionné précédemment, la réconciliation aussi était pensée en rapport avec l’idée de différence. À ce titre, là où Hegel pose la réconciliation dans l’identité comprise comme finalité, Adorno pense la réconciliation comme la pensée qui pense contre sa propre limitation et qui, par delà, s’ouvre sur ce qu’elle ne peut déterminer entièrement et qui accepte cette tension, la pensée utopique est celle qui tente d’apaiser la tension et de s’apaiser dans la tension et non pas de la supprimer arbitrairement ou de l’ignorer. Maintenant que nous avons tiré quelques lignes de forces sur ce que vise le projet philosophique d’Adorno et ce qui le distingue de Hegel duquel il est l’héritier, il est temps de rentrer plus en profondeur dans l’articulation des réflexions épistémologiques chez Adorno qui nous mènent vers l’énonciation de la possibilité d’une telle réconciliation. Il s’agit donc dans un premier temps de voir, à partir de la négation déterminée du principe d’identité - et de son sauvetage -, comment se dessine l’articulation du penser chez Adorno et comment ce penser est une Aufhebung qui reprend le penser identifiant tout en s’ouvrant en aval comme en amont à ce qui 54 46 Adorno, Dialectique…, 2003, p. 184. 47 Ibid., p. 185. le rend possible et qui est oublié du moment où l’on s’aveugle sur la toute puissance formelle du principe d’identité qui dessine une totalité close et par delà fausse. « La ratio se renverse en irrationalité dès que dans sa nécessaire progression, elle méconnait que la disparition de son substrat [la teneur chosale « derrière » le concept, le non-identique au concept], aussi amoindri soit-il, est son propre produit, l’ouvrage de son abstraction.48 » Conformément à l’idée hégélienne selon laquelle le penser est dialectique en ce sens qu’il est fondamentalement autocorrectif, Adorno postule que le penser identifiant a la force de penser contre lui-même du moment qu’il accepte de travailler avec l’idée d’un concept qui pèche contre lui-même, un concept du non-conceptuel, une identité du non-identique. Critique de l’identité Comme mentionné ci-dessus, Adorno considère que la pensée qui fonctionne par identification est à la fois nécessaire et insuffisante. Ce qui, dans le penser identifiant, pose problème, pour Adorno, est sa tendance à s’auto-aveugler, à se prendre lui-même pour l’alpha et l’oméga et à postuler une totalité qui n’en est pas une ; ou, pire encore, à participer à l’élaboration d’une totalité réellement tangible qui détermine et limite a priori les possibilités : la totalité sociale du capitalisme. Ces expressions critiques qui ont été semées au vent sur une terre en jachère seront reprises et travaillées ici car leur explication conceptuelle reste à faire. Cependant, pour bien comprendre que la critique du penser identifiant n’est pas que formelle et théorique, mais en même temps sociale, il me faut faire un petit excursus supplémentaire. Comme l’affirme Christophe David, « il n’est pas exagéré d’affirmer que, pour Adorno, les idées mènent le monde49 », en ce sens que le rapport qu’entretient la théorie avec l’histoire n’est pas simplement celui de l’explication dans l’après-coup - comme le laisserait penser la comparaison avec la chouette de Minerve -, mais bien aussi un rapport perfor- 48 Ibid., p. 184. 49 Christophe David, « Minima metaphysica », chap. dans Theodor Adorno, Métaphysique ; Concept et problèmes, Paris, Payot, 2006, p. 8. 55 matif comme a su le montrer la sociologie50. Quel rapport entre la totalité que présuppose le penser identifiant et la totalité sociale qui est réalisée historiquement? C’est probablement en ce lieu que se montre toute la difficulté de la pensée d’Adorno : ils sont en fait inséparable. « La critique de la société est une critique de la connaissance et inversement.51 » Pour comprendre réellement ce dont il s’agit, il faut spécifier que si, pour Adorno, les idées « dirigent » le monde, elles sont également élaborées à partir de l’expérience intramondaine. Cette relation qui a été présentée de façon très claire par Max Weber dans son chapitre sur la sociologie des religions dans le second tome d’Économie et société va comme suit : « Les formes les plus élémentaires du comportement motivé par des facteurs religieux ou magiques sont orientées vers le monde d’ici-bas.52 » De façon plus philosophique, il s’agit de comprendre que, pour Adorno, ce qui se présente comme transcendantal pour l’expérience est à la fois élaboré à partir de et diriger vers l’ici-bas. Maintenant qu’a été (trop) brièvement clarifié le rapport entre la pensée et la réalité, il s’agit de voir d’abord comment s’articule le penser identifiant dans la théorie de la connaissance et, dans un second moment, comment le savoir élaboré grâce à lui trouve son corrélat dans la réalité historique. Il n’est jamais aisé de résumer le mouvement dans lequel s’insère la pensée chez Hegel tant ce mouvement est déterminé par le contenu qui le structure et que ce contenu est différent à chaque étape de la pensée et de son développement dans l’histoire. Devant ce constat - le fait que la philosophie est irrésumable -, un choix s’impose : je suis contraint de tirer quelques gros traits généraux qui serviront à démontrer ce sur quoi s’appuie Adorno pour critiquer et sauvegarder Hegel. Il 50 56 Pour prendre un exemple classique, considérons celui de la propriété privée qui n’est pas une réalité ontologique comme aimerait le penser l’idéologie libérale. Bien au contraire, et les analyses historiques de Marx et de Polanyi, ont bien montré que pour que le droit de propriété se « phénoménalise » il a d’abord fallu mettre à mort les droits de possession qui avait cours au Moyen-Âge, ce qui ne s’est pas seulement accompli par l’expropriation, mais également par une élaboration théorique à partir du « droit naturel » et une défense idéologique de ce concept. 51 Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles… op. cit., 2003, p. 308. 52 Max Weber, Économie et société, Tome 2, Paris, Pocket, 1995, p. 145. ne saurait donc être question ici d’un exposé fidèle de la philosophie hégélienne, mais plutôt l’exposition de certaines conséquences de sa pensée qui se présentent sous la forme d’une géniale lucidité et qui, cependant, interpellent son propre dépassement. L’aveuglement Comme il en a été question plus tôt, le penser identifiant possède une tendance à l’auto-aveuglement. Quel est cet aveuglement et comment apparaît-il? Le penser identifiant s’aveugle en ce qu’il supprime ce sur quoi il se fonde : afin de pouvoir identifier une chose particulière à l’universalité du concept, la pensée doit supprimer les déterminations singulières de la chose qui étaient le fondement de son acte de penser. « Le quelque chose en tant que substrat nécessaire au penser du concept […] est l’abstraction la plus extrême de la teneur chosale non identique au penser, et qui néanmoins ne saurait être éliminée par aucun processus supplémentaire de penser53 ». Ce qui donne l’impulsion à cet aveuglement est la demande qu’exprime la conscience et qui est une demande de concrétude. Pour la conscience, est concret ce qui lui est identique : le concept. La teneur chosale est, pour la pensée, une abstraction qu’elle croit à tort pouvoir se débarrasser ; c’est ce que vise le moment dialectique chez Hegel : « le moment dialectique est la propre auto-suppression [des] déterminations finies, et leur passage dans leur opposées54 ». Devant cette tendance à un tel aveuglement, Adorno insiste sur la teneur chosale à partir de laquelle s’articule la pensée en la liant à l’idée d’intentionnalité phénoménologique : « Il n’est guère d’argument plus fort en faveur du primat de l’objet […] que celui selon lequel la pensée doit épouser un objet même si elle n’en a pas encore, ou si elle croit le produire.55 » Il s’agit de garder à l’esprit que la pensée n’est pas auto-fondée et qu’elle ne peut s’émanciper de cette abstraction à partir de laquelle elle travaille son cheminement vers la concrétude. Cependant, il y a ici un glissement : de teneur chosale, de chose l’on passe à objet. L’objet est la forme que prend la 53 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 167. 54 G.W.F. Hegel. Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La science de la logique, Paris, Vrin, 1970, §81, p. 343. 55 Adorno, « Notes sur la pensée philosophique » chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p, 160. 57 chose pour la pensée ; à ce titre, tout objet « possède » une teneur chosale. Le glissement n’est pas que sémantique : il indique que la conscience n’est pas une abstraction de la logique, elle n’est que par l’intermédiaire d’un sujet historiquement et socialement déterminé. Le sujet connaissant n’est pas un a priori, il n’est pas un eidos, il est un résultat56. Ce sujet est d’abord et avant tout un objet en ce sens que tout être humain est, en naissant, une conscience potentielle qui se subjectivise dans son développement ; ce qui permet cette subjectivation est une objectivité, celle de la société et de son système de croyance, de valeurs et ses connaissances déterminées. La pensée est donc, selon Adorno, doublement fondée : dans le primat de l’objectivité sociale à partir de laquelle le sujet peut se subjectiviser et le primat de l’objet dans le sens où le sujet n’est pas limité à ce contenu reçu, qu’il peut, par la pensée, refaire l’expérience (Erfahrung) de l’objet et de sa détermination chosale. Toute prétention à supprimer ce primat a pour conséquence, selon Adorno, de supprimer la relation que désire entretenir la pensée avec la réalité. Son désir de concrétude se solderait par le prix d’une abstraction encore plus grande. Il y a plus, un tel aveuglement de la pensée sur la teneur chosale de l’objet trouve son corrélat dans la réalité sociale. Un tel aveuglement a été réalisé historiquement dans le fétichisme de la marchandise. Un fétiche est, pour en donner une définition lexicale, un « objet, naturel ou façonné, considéré comme le support ou l'incarnation de puissances supra-humaines et, en tant que tel, doué de pouvoirs magiques dans certaines religions primitives57 ». La marchandise est la forme que prend la chose lorsqu’elle est introduite dans la société par l’échange. La valeur de la marchandise est une valeur abstraite en ce qu’elle est la valeur de la chose libérée de toutes déterminations essentielles et devient déterminée par un seul facteur : son caractère échangeable. C’est le capitalisme qui fait apparaître l’horizon de la marchandise abstraite. La marchandise est constituée de deux façons : en ce qu’elle est un objet produit à partir des rapports de productions, et en ce qu’elle est un objet qui peut être échangé et qui trouve sa détermination à partir du marché où elle est pensée sous la 58 56 Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Ibid., p. 318. 57 « Fétiche », Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL), www.cnrtl.fr/definition/fétiche modalité de la circulation. Au niveau du discours de l’économie politique, la première détermination de la marchandise - sa détermination sociale - est reléguée au cachot de la pensée pour que puisse être exacerbée son caractère fluide d’« échangeabilité ». La valeur de la marchandise est pensée, dans l’idéologie capitaliste, comme étant autoportante. La marchandise, en ce qu’elle est un objet qui oublie le travail humain qui l’a produit, se présente à la conscience du sujet vivant dans la société capitaliste comme possédant un tel pouvoir « supra-humain ». Le fétichisme de la marchandise est un aveuglement du même type que celui qui se produit dans le penser identifiant : l’objet-marchandise se présente comme un donné duquel est évacuée sa teneur chosale, c’est-à-dire le travail social qui y est sédimenté. Au niveau de l’idéologie capitaliste, cet aveuglement répond aussi à une demande de concrétude : au sein de ce système, ce qui est produit est plus concret pour le propriétaire des moyens de production que le travail social qui permet une telle production. Encore une fois, cette demande de concrétude se solde par une abstraction plus grande : le caractère fétiche de la marchandise. Lorsqu’il était question plus tôt du primat de l’objet, il a été établi que le primat de l’objet était double : primat de l’objet comme détermination sociale qui fonde le sujet et primat de l’objet comme acte de garder présent à la conscience le fait qu’elle se fonde dans son hétérogénéité. Il est maintenant possible de présenter que, puisque le fétichisme de la marchandise est la forme idéologique socialement organisée avec laquelle nous entrons en rapport avec les choses, le primat de l’objet à partir duquel le sujet se constitue est celui de la marchandise. Cependant, il est visiblement insuffisant de s’en tenir à ce rapport que l’analyse marxiste a réussi à percer comme un appauvrissement ontologique de notre rapport au monde58. C’est dans cette critique du fétichisme de la marchandise que nous pouvons voir comment s’opère cette deuxième face du primat de l’objet. Il y a dans le concept de marchandise un contenu qui fait abstraction de la teneur chosale de ce qu’est réellement un produit qui se présente comme marchandise ; cette teneur chosale ne cesse pas d’exister pour la raison qu’elle n’est pas pensée dans le concept. La présence du travail social qui gît derrière le concept de marchandise fait pression sur ce même concept et 58 Karl Marx, Le capital, Paris, PUF, 1993, pp. 81-95. 59 détermine la contradiction dans laquelle est pris ce concept de marchandise. Adorno dira à ce sujet que « chez Marx déjà s’exprime la différence entre le primat de l’objet comme quelque chose à produire de façon critique et sa caricature dans ce qui est établi, sa distorsion due au caractère de la marchandise59 » ; confirmant de nouveau que l’objectivité désirée est supprimée car elle est pensée comme créée dans l’abstraction subjective ; en elle est supprimée le moment de ce qui permet l’objectivité et qui lui est néanmoins étranger, non identique : la teneur chosale. L’autonomie Pour la conscience, l’aveuglement dans la pensée se solde par une prétention d’autonomie : la pensée, à travers l’expérience de l’objet, se donne à elle-même ses propres normes pour le juger. Cette autonomie se présente, dans la philosophie hégélienne, dans l’acte de création du concept qui se fait à partir de la conscience qui est « d’un côté conscience de l’objet, et d’un autre côté conscience de soi-même60 ». Comme cela a été dit ci-dessus, l’objet diffère de la chose en ce qu’il est la chose médiatisée par et dans la conscience. Conscience de l’objet et conscience de soi-même sont deux moments de la conscience d’un individu ; il y a donc, dans cette pensée, primat du sujet qui se donne à lui-même son objet. Si, dans la dialectique du sujet et de l’objet, les deux pôles sont présentés comme étant sur le même plan, il n’en reste pas moins que c’est le sujet qui est l’élément actif qui agit sur l’objet. Cette autonomie du sujet qui est présente sous la forme du primat du sujet est pensée à même la structure de la logique chez Hegel qui « anticipe ainsi l’œuvre tout entière qui veut mettre en évidence le primat du sujet dans son sens, c’està-dire de façon idéaliste61 ». Le primat du sujet dans l’acte déterminé de la conscience est légitimé (onto)logiquement par la forme de la subjectivité absolue et abstraite dans la philosophie de Hegel. Ainsi, cette subjectivité qui semble s’autonomiser dans l’expérience de la chose est, pour Adorno, présupposée dès le départ. Une telle autonomie apparaît comme conséquence logique de l’aveuglement qui la précède, 60 59 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 231. 60 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Tome I, Paris, Aubier, 1939, p. 74. 61 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 167. mais ce qui est plus troublant c’est qu’elle trouve une source de légitimation à l’extérieur de ce mouvement : dans l’ontologie. Une telle autonomie, un tel primat de sujet, se trouve réalisée historiquement dans la subjectivité bourgeoise qui se réclame d’un individualisme abstrait et qui était le nouveau sujet social naissant au temps de Hegel. L’autonomie de l’individu bourgeois est une autonomie abstraite car elle vise à penser les conditions de la réalisation de cet individu à l’extérieur du cadre social qui le réalise concrètement et qui limite toujours cette autonomie. C’est à Marcel Mauss que nous devons une des expositions les plus intéressantes sur l’autonomie du sujet moderne comme étant le résultat d’un processus d’abstraction et d’aveuglement62. Marcel Mauss montre que l’individu moderne est pensé à partir de la notion juridique de la persona du droit romain. Dans le cadre du droit romain, le statut de la persona est attribué à l’étranger, au métèque, au sujet qui n’est pas assujetti par le même rapport normatif que le lieu où il se trouve. Le statut de la persona est le statut juridique de celui qui se trouve à l’extérieur de sa communauté d’origine et auquel nous attribuons néanmoins un statut propre à sa situation : le statut de l’étranger légitime. Tout comme l’étymologie de « personne » le donne à penser63, du statut de persona se dégage une certaine autonomie en ce sens que celui qui est reconnu comme persona se montre selon la détermination qui lui convient car il est libre de choisir son cognomen, son surnom, qui est fondement de son identité personnelle. La persona est autonome en ce sens très stricte qu’elle se donne à elle-même son propre nom ce qui n’est pas le cas du citoyen romain qui reçoit son nom, prénom et surnom de la collectivité qui lui attribut. Le statut juridique de la persona dans le droit romain se présente donc sous la forme d’une abstraction qui se sait comme telle. C’est ce qui changera dans le droit moderne où le statut de la personne sera considéré comme une concrétude, la seule qui soit. L’autonomie de l’individu moderne sera présentée à travers les rapports de propriétés : la personne est propriétaire de son corps, la personne se possède elle-même et est sa première possession. Une telle autonomie est abstraite en ce qu’elle 62 Marcel Mauss. « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne celle de “moi” », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1995, pp. 331-361. 63 Persona signifie, dans son origine Étrusque et empruntée du Grec prosopon, le masque de l’acteur, le rôle. 61 considère comme une donnée ontologique la propriété. Or, la propriété n’est pas une essence du sujet, elle est toujours médiatisée, elle est un rapport socialement organisé. Comme c’était le cas avec la marchandise qui s’aveugle sur son contenu chosal à savoir les rapports sociaux de productions, l’autonomie du sujet s’articule à partir du même aveuglement : l’oubli de la communauté qui donne au sujet les conditions de possibilités de pouvoir se subjectiver. Le sujet est constitué à partir de la société, il n’est pas autonome a priori. La corrélation entre le sujet moderne et le primat du sujet dans la philosophie hégélienne est brièvement synthétisée par Adorno lorsqu’il affirme qu’« un tel subjectivisme philosophique accompagne de façon idéologique, comme étant son fondement, l’émancipation du moi bourgeois64 ». La prétention à une telle autonomie dans la pensée comme dans sa réalisation historique dans le sujet bourgeois constitue une hybris car les limites objectives de la pensée et du sujet qui se dessinent dans la relation à la chose sont reléguées à être déterminées subjectivement. Adorno présente très clairement cette démesure dans la pensée lorsqu’il affirme : « L’hybris consiste à vouloir que l’identité soit que la chose en elle-même corresponde à son concept.65 » Le sujet autonome se présente peu soucieux de la déterminité de la chose, il ne désire que se l’approprier - en tant qu’il jouit lui-même du monopole du sens qu’il donne à la chose - afin de la faire sienne. Une telle prétention a pour conséquence la disparition de toute altérité, de toute différence. C’est un malin génie celui qui a présenté que l’identité était identité de l’identique et du différent tout en étant conscient que pour le sujet pensant cette différence a été produite à même la conscience de l’identité. Ce qui est hétérogène n’est jamais présenté pour ce qu’il est, il est toujours conçu pour soi. L’altérité de la chose importe peu dans le processus de pensée qui chemine vers le savoir absolu, car la possession du concept est suffisante. Cette démesure trouve, elle aussi, son corrélat historique dans la négation des droits de possessions médiévaux pour les remplacer par la notion de propriété moderne. Le droit de possession est un droit qui se rapporte à des choses et qui est construit à partir de la communauté pour y retourner en créant des liens d’interdépendance des individus où la chose 62 64 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 231. 65 Ibid., p. 184 agit comme médiation. La propriété privée moderne est la négation de la possession en ce qu’elle est le droit de nier l’accès d’autrui à la chose. La propriété c’est aussi le droit de soustraire la chose aux règles d’usage convenues. Encore une fois, ce qui saute aux yeux c’est que c’est la même chose qui disparaît : le contenu des rapports sociaux. La démesure de la propriété privée se présente explicitement en ce qu’elle est droit d’usus et d’abusus ; sortie de toutes déterminations normatives, la chose qui est propriété exclusive d’un individu peut se prêter à tous les usages, même celui de sa pure et simple destruction. Il aurait été inconcevable pour un homme médiéval de détruire le moulin communal qui était de possession commune entre le seigneur et ses serfs en ce sens que tous avaient des droits et des responsabilités à l’égard de ce moulin. Or, il n’est pas inconcevable que le propriétaire moderne d’un bien à usage collectif puisse décider de retirer à autrui les droits qu’il avait en relation à ce bien. C’est l’exemple classique que Marx souleva de la suppression du droit seigneurial de la récolte du bois mort et qu’il dénonça dans la Gazette rhénane. Qui plus est, il est possible également de simplement détruire la chose ; cette possibilité est permise par le droit. Ce que la propriété privée instaure comme démesure est celle de plier le déploiement complet de rapports normatifs aux caprices d’un individu qui n’a en aucun cas à se soucier d’autrui car autrui n’est pour lui qu’un moyen pour sa propre fin. Dans sa philosophie pratique, Kant, qui avait vu juste à maints égards, pose que la relation que nous devons avoir avec autrui est celle de le considérer comme une fin en soi et non un moyen pour soi. Cette grandeur de la philosophie pratique kantienne qui n’eut jamais la possibilité de s’inscrire dans sa philosophie théorique de la raison pure montre la limite de sa pensée dualiste. Il est tout de même possible de penser comment le penser identifiant et le capitalisme réalisent ce moment non éthique qui consiste à reléguer autrui au rang de moyen : c’est en tant que moyen que la différence peut intégrer l’identité, en tant que fin, autrui se présente toujours comme un non-identique. Comme nous l’indique également Kant, l’absence de bien n’est pas un neutre, il est un mal qui a des conséquences, il n’y a pas de moyens termes neutre66. 66 Emmanuel Kant, « La religion dans les limites de la simple raison », dans Œuvres philosophiques. Tome III. Les derniers écrits, Paris, Gallimard, 1986, pp. 33-34. 63 L’aliénation de l’altérité dans la pensée n’est pas qu’une absence de bien, elle prescrit l’aliénation réelle de toutes différences avec la société bourgeoise. Ce qui suit nécessairement de cette hybris, le fait qu’autrui est toujours pour soi et non considérer comme finalité en soi, est une violence, une domination illégitime du sujet. Que le sujet soit propriétaire de la chose en ce qu’il est propriétaire de sa signification en son concept ou qu’il soit propriétaire de la chose juridiquement parlant, l’effet est le même. En ce sens que, pour le sujet dans son identité à luimême, toute altérité est conçue comme un négatif qui doit éventuellement être réintégré à l’identité. En ne respectant pas la détermination singulière d’autrui, elle le réduit à une identité conceptuelle qui fait de lui le résidu d’une différence : un exemplaire. Une telle violence à l’altérité est un appauvrissement de son individualité irréductible. Le concept ne dit pas ce qu’est une chose, il dit ce sous quoi une chose s’insère dans les catégories du jugement du sujet67. L’identité réalisée n’est pas celle de la chose et de son concept, mais celle du concept et du sujet en tant qu’ils prennent place dans une totalité qui se veut cohérente. Un tel appauvrissement conceptuel, une telle domination se trouve, elle aussi, à avoir été réalisée historiquement dans l’organisation du travail capitaliste pour qui le prolétaire n’est qu’une force de travail. Son individualité est supprimée au profit d’une identification dans la valeur de son travail ; il n’est qu’un exemplaire, qu’une marchandise privée de toute détermination humaine. Ce qui importe pour la production capitaliste n’est pas un individu, c’est un volume d’énergie et une capacité transformatrice. Le corrélat du concept se trouve à être, dans la société capitaliste, la valeur d’échange. La valeur d’échange ne dit pas ce qu’est une chose, elle dit ce sous quoi une chose apparaît : sa circulation marchande et sa fluidité. Tout comme le concept qui est pensé selon l’unique critère de l’identité ; la valeur marchande l’est selon l’échangeabilité. Par la valeur d’échange, toute chose devient identique à une autre, car toute chose à la possibilité d’être échangée une fois effectué le 67 64 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p.184. sacrifice de sa singularité68. « L’identité de toutes les choses entre elles se paie par l’impossibilité de chaque chose d’être identique à elle-même.69 » Tel est le postulat que font Adorno et Horkheimer en 1944 et qui décrit très bien comment l’exacerbation du primat du sujet se solde par une liquidation de l’affirmation d’une réelle subjectivité. Tout comme le concept qui devient un moyen de réification de la subjectivité de la chose, du contenu historique et social sédimenté en elle, afin que le sujet puisse en retour instrumentaliser le monde pour sa propre fin, la valeur d’échange devient une fausse sublimation de la différence en ce qu’elle crée une médiocre égalité où ce qui distingue le grain de riz de l’homme n’est qu’une question de quantité. Alors que l’esclavagisme promulguait qu’un esclave valait tel ou tel montant, il était implicite aussi que l’on ne reconnaissait pas l’esclave comme libre et égal aux autres hommes. À ce titre, aussi morbide que cela puisse paraître, l’esclavagisme était moins hypocrite que le capitalisme qui affirme idéologiquement qu’on ne peut réduire un homme à sa valeur d’usage, mais qui, dans le contractualisme - institution centrale du lien social juridique dans la modernité -, est néanmoins réduit à sa valeur d’échange. L’exemplification absurde d’une telle réalité se trouve exposée dans les régimes d’assurances de santé et de vie qui attribuent une valeur monétaire au corps humain. Toute subjectivité se liquéfie, car tout rapport à l’objectivité à partir duquel une telle subjectivité est possible a été depuis longtemps oublié. Marx résume cette situation dans cette géniale synthèse : « Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un œil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels.70 » La visée de la totalité Ayant sapé ce qui se trouvait sous ses pieds, ses propres conditions de possibilités, cette fausse autonomie qui est étrangère à toutes limitations objectives doit, pour retrouver 68 L’expression de sacrifice ne saurait être ici que métaphorique car pour que sacrifice il y ait, il faut que le sacrifice soit reconnu comme tel. Dans son aveuglement, le sujet bourgeois ne reconnaît à autrui aucun sacrifice. 69 Adorno et Horkheimer, Dialectique… op. cit., 1974, p. 30. 70 Karl Marx, « Manifeste communiste », chap. dans Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 403. 65 une justification objective, s’identifier à la totalité, et par là se totaliser elle-même. C’est là le cœur de son caractère idéologique. Cette totalisation se trouve chez Hegel dans la figure du sujet connaissant qui s’identifie à l’esprit absolu pour devenir le devenir lui-même. « Le sujet se connaissant luimême doit donc, selon la conception idéaliste, être pensé luimême comme identique à l’absolu; il doit être infini.71 » Une telle identification de l’identité et de la totalité est ce que Hegel proposait comme réconciliation. Évidemment, il serait absurde de penser que Hegel, s’il pouvait sortir de son repos éternel, accepterait de nommer réconciliée notre contemporanéité. Nous ne pouvons cependant pas passer à côté de ce qui a été réalisé comme totalité historiquement et qui partage une inquiétante similarité avec ce qui était visé par Hegel. La totalité réalisée dans le capitalisme est celle de la totalisation de l’identité à partir du critère de la valeur d’échange qui devient le lien médiatisant toute chose. Comme il est possible de le voir, cette totalité, qui était pour Hegel la réconciliation, ne peut aspirer à un tel titre ni dans sa propre pensée, ni dans sa réalisation historique. Il s’agit maintenant de voir comment nous ne sommes pas limité à cette situation, comment dans ses propres contradictions se donnent les traces d’une nouvelle Aufhebung. La réconciliation comme utopie Dans ce qui a précédé, j’ai présenté la raison pour laquelle le penser identifiant s’aveugle lui-même et, dans cet aveuglement, de quelle manière il prétend se fonder lui-même. Comment, par la suite, cette prétention à l’auto-fondation justifie dans ce système le primat du sujet, son autonomie et comment, de cette autonomie, il prétend viser la totalité en supprimant l’altérité. Finalement, j’ai traité de quelle manière cette suppression de l’altérité est pensée comme totalité de l’identité et de la différence et comment cette différence est une propriété du sujet et non pas quelque chose qui viendrait limiter objectivement ce sujet. En parallèle de cette présentation, j’ai tenté de montrer comment ce mouvement s’était réalisé historiquement. C’est probablement là, dans sa 71 66 Max Horkheimer, « Hegel et le problème de la métaphysique », chap. dans Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, Paris, Payot, 1980, p. 139. faiblesse, la plus grande force de Hegel, celle d’avoir pu reproduire dans son système ce qui était en train de se réaliser : l’avènement du capitalisme. C’est un des plus étonnants mérites de Hegel que d’avoir tiré du concept ce caractère systématique de la société, bien avant que celui-ci ait pu s’imposer dans la sphère de sa propre expérience à une Allemagne très en retard dans son développement social. Le monde unifié dans la « production » par le travail social suivant la relation d’échange dépend dans tous ces moments des conditions sociales de sa production et, dans cette mesure, réalise effectivement le primat du tout sur les parties ; en cela, l’impuissance désespérée de chaque individu vérifie aujourd’hui la pensée hégélienne du système dans tous ces excès. Le culte même de la production n’est pas seulement une idéologie de l’homme maître de la nature, d’une autonomie sans limites. Il laisse voir que le rapport universel d’échange, dans lequel tout ce qui est n’est qu’un être pour autre chose, se trouve sous la domination de ceux qui disposent de la production sociale ; cette domination est adorée philosophiquement. Et justement, l’être pour autrui, fondement juridique officiel de l’existence de toutes les marchandises, n’est qu’un corollaire de la production. Même le monde dans lequel n’existe rien seulement pour soi est aussi le monde de l’activité productrice effrénée, oublieuse de sa destination humaine. Cette faculté qu’a la production de s’oublier elle-même, le principe d’expansion insatiable et destructeur de la société d’échange, se reflète dans la métaphysique hégélienne. Elle décrit, non dans des aperçus historiques, mais essentiellement, ce qu’est le monde authentiquement, sans pour autant s’en laisser accroire par la question de l’authenticité. La société civile est une totalité d’antagonismes. Elle ne se maintient en vie qu’à travers ses antagonismes ; elle ne saurait les aplanir.72 Par cette longue citation qui peut-être comprise en vertu de ce qui a été exposé plus tôt, il est possible de mieux comprendre la situation dans laquelle nous sommes : Hegel est vrai et faux à la fois. Il est vrai en ce sens que sa théorie du système est adéquate à ce qui a été réalisé historiquement et en ce sens Hegel est un singulier allié théorique pour interpréter la totalité capitaliste. Cependant, Hegel dit faux lorsque qu’il présente cette totalité comme étant une transcendance absolue, comme une positivité accomplie, comme une réconciliation, comme la réalisation de la raison. La totalité 72 Theodor Adorno, Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 2003, p. 35. 67 présentée par Hegel est une totalité fausse en ce qu’elle est idéologique : en elle est perdu son contenu concret et les conditions de possibilités pour qu’il puisse s’exprimer. Ce n’est pas parce que le sujet connaissant visant l’identité de l’identique et du différent trouve son parallèle historique dans le sujet bourgeois que la philosophie s’est réalisée. Dans un monde où ceux qui sont sans possession sont privés de la possibilité d’être identique à eux-mêmes en ce qu’ils sont des exemplaire interchangeable dans l’organisation sociale du travail, seul celui qui n’est pas aliéné par ce travail, car il n’y est pas soumis, peut peut-être postulé au titre de « subjectivité » au sens où l’entendent les philosophies du sujet. Comprendre que la réalisation d’une telle subjectivité est rendue possible par la violence, l’aliénation et la réification empêche de penser cette réalité comme une totalité positive, une réconciliation. L’erreur de Hegel est de confondre la totalité naissante du capitaliste avec la totalité réalisée de la raison. Cette erreur a été soulignée maintes fois par les jeunes hégéliens de gauche qui reprenaient Hegel contre lui-même - comme Adorno le fera - en démontrant l’effectivité de l’irrationnel et la non effectivité du rationnel. Loin de n’être qu’une erreur théorique, le système philosophique de Hegel, se trouve être une erreur sur un autre plan : elle se présente comme idéologie car elle est ultimement une justification de ce qui a lieu. Selon Adorno, la tâche qui incombe maintenant à la philosophie est de faire penser la pensée contre elle-même en ce sens que la pensée ne doit plus se limiter à l’horizon de l’identité en même temps qu’elle doit se limiter en cessant de viser la réalisation d’une totalité. La possibilité d’une réconciliation doit être pensée comme une réalité où la coexistence des différences ne génère pas de tensions qui mettent en danger l’existence de ces différences. À ce titre, une société réconciliée ne peut se prétendre être une objectivité où tous les antagonismes auraient été éliminés, et ce de manière potentiellement arbitraire, mais elle doit au contraire prétendre à sa réalisation subjective73 où les moments de contradictions n’apparaissent pas comme menaçant sa propre existence et que la volonté d’éliminer la contradiction ne se 73 68 Theodor Adorno, « Introduction », chap. dans Theodor Adorno et Karl Popper, De Vienne à Francfort : la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1979, p. 16. confonde plus avec un processus de forclusion, de camouflage profond, de ce qui fait naître cette contradiction. Par contre, de ce qu’il pourrait en être de cette réconciliation ne peut s’exprimer dans des formulations positives que sous la forme d’une espérance générale, et par là insuffisante. Comme l’affirme très justement Adorno : « Ce qui pourrait être différent n’a pas encore commencé. Cela affecte toutes les déterminations singulières.74 » Nous sommes donc condamnés à penser sous la forme négative la sortie de la négativité. C’est par cette nécessité de penser de manière négative la négativité que la philosophie adornienne se consacre surtout à formuler une pensée du diagnostic. Concrètement parlant, la philosophie d’Adorno vise une double tâche théorique : nommer la contradiction et conceptualiser la négativité opérante dans la société afin de pouvoir conjurer le mal et de guérir par le concept la douleur que celui-ci a imposé au monde. La conceptualisation de la négativité se présente comme conceptualisation de ce qui n’est pas identique à cette totalité fausse, l’existence non-identique n’est ni une existence positive ou négative a priori. Le non-identique s’exprime dans la contradiction, il indique que quelque chose ne cadre pas dans ce système qui se présente comme totalité. À chaque fois que cette contradiction est vécue par un sujet sous la forme de la souffrance ce sont à la fois la totalité et la positivité de l’identité qui sont ainsi potentiellement remises en question. « Le moment corporel annonce à la connaissance que la souffrance ne doit pas être, que cela doit changer.75 » Vouloir donner un contenu théorique à ce qui n’est pas pensé, c’est déjà s’ouvrir à une altérité à laquelle le système clos ne donnait pas le droit de cité. C’est en ce sens qu’Adorno dira que « le besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité. Car la souffrance est une objectivité qui pèse sur le sujet ; ce qu’il éprouve comme ce qui lui est le plus subjectif, son expression médiatisée subjectivement. » C’est parce que le sujet est formé à partir d’une totalité sociale elle-même objective et réifiée que son expérience subjective a un contenu objectif. 74 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 179. 75 Ibid., p. 247. (Je souligne) 69 Le fait que la contradiction s’exprime, chez Adorno, non pas de manière logique, mais sous le terme de la souffrance, indique une rupture importante face à la philosophie. La souffrance se joue à un niveau pré-philosophique, à un niveau plus ou moins indistinct entre le somatique et le psychique. « Dans la dimension du plaisir et du déplaisir, quelque chose de corporel les investit. Toute douleur et toute négativité, moteur de la pensée dialectique, sont la figure médiatisée de façon multiple et parfois devenue méconnaissable du physique, de même que tout bonheur vise à l’accomplissement sensible et gagne son objectivité en elle.76 » Ce qui est important, c’est que ce niveau somatique ne laisse pas la pensée tranquille, elle l’interpelle en tous ces moments et c’est là toute l’importance du non-identique chez Adorno. La pensée ne se dirige pas par elle-même vers un objet, c’est quelque chose d’autre qui l’y amène. Ce quelque chose peut lui-même être pensé, mais en aucun cas sa conceptualisation pourra se targuer de s’émanciper de ce quelque chose. C’est ce qu’indique la pensée du primat de l’objet qui est introduite dans sa pensée justement pour éviter une forclusion de ce qui est externe à la subjectivité. Dans le primat de l’objet, Adorno présente l’importance de considérer un moment de passivité dans la pensée ; moment où le sujet prend conscience de la détermination chosale, de la subjectivité de la chose, de la contradiction effective. Ce moment de passivité rompt avec l’aveuglement dont ont été victimes les philosophies moderne du sujet, mais la passivité et l’activité de la pensée ne peuvent pas être séparées en tant que tel. « La passivité se niche au cœur de ce qui est actif77 », mais ce qui est actif est à la fois la pensée et la non-pensée. L’intégration du moment de la passivité est donc central dans l’élaboration d’une pensée qui vise à s’ouvrir à l’altérité sans la réduire à des déterminations logiques préétablies : dans la passivité c’est ce qui est non-identique à la pensée qui indique ce qui est à penser, le moment de passivité introduit un moment de respect où ce qui se donne, se donne pour ce qu’il est et non pas pour ce que le sujet désire qu’il soit. Une conceptualisation philosophique comme celle du primat de l’objet interpelle nécessairement à faire sortir le 70 76 Ibid., p. 246. 77 Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles… op. cit., 2003, p. 159. penser de l’éther idéaliste afin d’établir une position matérialiste. Le passage au matérialisme est ce qui marque, selon Adorno, la tentative de la philosophie à accepter en son cœur même un élément hétérogène qui éliminerait la tentation d’hypostasier un des moments du processus de penser comme il éliminerait la prétention de penser la vérité sous la forme de l’identité, de l’adequatio. « Une pensée qui accepte de voir que fait partie de son propre sens quelque chose qui n’est pas de la pensée, fait sauter la logique de la non-contradiction. Sa prison a des fenêtres.78 » S’il est impossible de mettre de côté la chose, la pensée dialectique matérialiste ne peut également se débarrasser du moment du sujet singulier. Le sujet est un moment fondamental pour la pensée matérialiste car c’est toujours un sujet corporel vivant qui fait l’expérience de la teneur chosale sans laquelle il n’y aurait ni pensée ni concept. Dans cette relation, ni l’objet ni le sujet ne peuvent être hypostasié ni oublié sans faire en même temps tomber l’édifice fragile de la raison. Or, en quoi une pensée dialectique matérialiste, comme celle que propose, Adorno peut-elle espérer réaliser une réconciliation? En quoi corrige-t-elle les erreurs et les excès de l’idéalisme duquel elle est l’héritière. C’est en ce que la position matérialiste se fonde sur le concept « inconceptualisable » de matière, de la hyle, qui se présente depuis les Grecs sous une forme problématique. Le concept de matière, dans la philosophie aristotélicienne se présente dans une tension inéludable : la matière est un pur indéterminé, cette absence de détermination la fait balancer - pour la conscience grecque - dans le non-être. En même temps, la matière est le substrat de tout ce qui est en ce qu’elle est ce qui est informé par les eidos. La matière se présente donc dans la philosophie aristotélicienne comme une possibilité selon la traduction du terme polysémantique de dynamis. En ce qu’elle est indéterminée et changeante, la matière impose à la pensée que soit constamment refaite l’expérience de la chose ; dans la pensée matérialiste, la conscience ne connaît pas de repos. Adorno refuse ici de vouloir concilier Parménide et Héraclite comme le désirait autrefois Hegel. Ce refus est simple en apparence : il refuse l’idée parménidienne d’une stabilité de la vérité en ce qu’il refuse l’idée d’une noosphère 78 Adorno dans Adorno et Popper, De Vienne à Francfort… op. cit., 1979, p. 25. 71 transcendantale qui déterminerait a priori le contenu de vérité de l’ici-bas. « Il n’est plus possible d’affirmer que l’immuable est vérité et que le mû, l’éphémère est apparence, c’est-à-dire l’indifférence réciproque du temporel et des idées éternelles79 », il nous échoit donc de penser tout contenu de vérité en fonction de l’expérience, sans pour autant se limiter à elle. Si la vérité n’était que l’aboutissement d’une activité classificatrice des datas, comme le prétend le positivisme, la vérité serait avilie car elle ne « comptabiliserait » que ce qui est sans se questionner sur ce qui devrait être, ce qui pourrait être. Ainsi, Adorno désire tout de même préserver le moment spéculatif dans la raison : « Les Idées vivent dans les cavernes qui existent entre ce que les choses prétendent à être et ce qu’elles sont.80 » Une telle capacité spéculative vise à se détacher sommairement des datas sensibles afin de voir dans quelle mesure ils peuvent être réaménagés à l’intérieur de constellations différentes, dans des constellations moins douloureuses. La capacité spéculative de la pensée ne se détourne pas de l’objet, elle intègre en elle ses possibilités réprimées par le système qui les délimite. Adorno conçoit que la limitation du possible qui a cour dans la totalité capitaliste a une origine métaphysique qu’il s’agit de critiquer. La métaphysique nous enseigne qu’au-delà de la possibilité réelle, il n’y a qu’une possibilité formelle qui est conçue comme la conformité au principe de non-contradiction ; c’est une possibilité abstraite vide de contenu. Le discours métaphysique enseigne qu’il y a une frontière nette entre le possible réel qui est celui qui est appelé à s’actualiser81 et le possible formel. Or, une telle frontière est une aberration devant l’histoire récente : Auschwitz est un possible qui n’aurait jamais dû s’actualiser ; tout comme bien des possibilités d’émancipation sont rejetées du revers de la main comme étant des impossibles. En sortant de la métaphysique traditionnelle, Adorno pose que la frontière se situe plutôt entre ce qui nous apparaît possible et ce que nous pouvons encore penser comme possibilité, cette frontière devient ainsi poreuse et floue. La spéculation comprise en ce sens n’est pas un égarement subjectif de la conscience, mais bien au contraire une plus grande conscience de la détermination chosale de l’objet. 72 79 Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 437. 80 Ibid., p. 185. 81 Aristote, « De l’interprétation », dans Organon I et II, Paris, Vrin, 2008, [19a 7-22] pp. 112-113. C’est en une telle possibilité spéculative que se dresse la possibilité de l’utopie négative, celle de redéfinir notre rapport au monde dans la possibilité de conjurer constamment le moment du négatif en y réorganisant notre rapport aux choses et par-delà notre rapport au monde. Dans la spéculation apparaissent de nouvelles possibilités qui étaient auparavant des taches aveugles résultant de la totalité réifiée dans laquelle se déroule notre existence. L’impression que nous avons lorsqu’en baissant les bras nous déclarons que tout est joué est une impression issue du même regard que celui qui se réjouie de ce qui est actuel : la vérité est à chercher dans la négation déterminée de cette impotentialité idéologiquement transmise, elle se trouve non pas dans ce qui n’est pas au sens d’un non-être, la réalisation de la raison est bien plus à chercher dans ce qui a été mutilé avec l’histoire. À ce sujet, Adorno fait montre d’une très grande sensibilité lorsqu’il affirme que « ce qui oblige à la philosophie, son bonheur, c’est le fait que même la pensée désespérée porte en elle un peu de la certitude de ce qui fut pensé, trace ultime de la preuve ontologique, et si possible de ce qu’il y a en elle d’ineffaçable82 ». C’est au désespéré, à celui qui ne peut trouver secours dans aucune des possibilités présentées à lui à partir du cadre social, qu’est donnée la possibilité de redéfinir le possible ; c’est en ce sens que l’espoir nous est donné par les désespérés. Comme il a été question un peu plus tôt de la métaphysique, permettez-moi seulement une remarque. Adorno opte pour une position matérialiste. Cela l’amène à élaborer une critique acerbe de la métaphysique. Cependant il ne faut pas penser qu’il rejette l’idée d’une métaphysique. Pour le dire de manière trop laconique, Adorno rejette l’idée d’une primauté d’un en-soi transcendantal qui déterminerait ce qu’est la vérité dans l’ici-bas, mais il ne rejette pas toute transcendance. Dans ses cours sur la métaphysique, Adorno présente la spéculation comme étant ce qu’il conserve de la transcendance, de la métaphysique : « Bien qu’empêtrée, bien qu’enfermée dans la maison de verre de notre constitution et de notre langage, la philosophie a la propriété singulière d’être toujours à nouveau capable de penser au-delà d’elle-même, au-delà de cette limitation, de penser à travers les murs de cette maison de verre. Cette possibilité de penser au-delà 82 Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles… op. cit., 2003, p. 165. 73 d’elle-même, dans l’Ouvert, c’est très précisément la métaphysique.83 » La métaphysique adornienne est peut-être minimaliste comme le propose David84, mais telle est la forme que prend toute la pensée d’Adorno ; elle est déflationniste en ce qu’elle vise d’abord et avant tout à éviter la démesure d’une pensée qui spécule sans s’en remettre à la détermination chosale. Pour revenir à la problématique de l’utopisme, il peut sembler qu’Adorno présente un utopisme où la négation déterminée de la négativité soit ce qui permet d’ouvrir le champ du possible sans toutefois nous indiquer ce qu’on pourrait attendre d’une telle ouverture. Cette impression est exacte et je ne crois pas exagérer si j’affirme qu’Adorno luimême ne savait pas ce qui se dessinait au-delà de cet horizon. S’ouvrir au non-conceptuel, au non-identique, c’est d’une certaine manière s’ouvrir à une éthique du faible qui, au lieu d’affirmer compulsivement, se contente de pointer en une direction - celle de l’espoir. Éthique du faible qui cependant redouble d’ardeur et de force devant l’injustice qui elle est facilement identifiable parce qu’elle est ce qui a lieu. En ce sens, la réalisation de la raison dans l’histoire prend chez Adorno une toute autre forme que chez Hegel. « L’histoire ne serait plus, selon ma conception, le lieu d’où les Idées s’élèvent, se détachent de manière autonome pour disparaître de nouveau, mais les images historiques seraient elles-mêmes pour ainsi dire des Idées, dont la connexion constituerait de manière non intentionnelle la vérité, au lieu que la vérité advienne dans l’histoire comme intention.85 » En refusant la position du système, Adorno, contrairement à Hegel, ne désire pas réaliser une sortie de la contingence pour entrer dans la nécessité. Une telle volonté est une tyrannie de la pensée qui vise à déterminer a priori ce qui est et ce qui doit être. En ayant sabré de sa philosophie tout ce qui n’était pas sublunaire, la position d’Adorno s’ouvre à la nécessité de la contingence de l’existence humaine, pour le formuler de façon paradoxale. 74 83 Adorno, Métaphysique… op. cit., 2006, p. 112. 84 David dans Ibid., pp. 7-28. 85 Theodor Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, Rue d’Ulm, 2008, p. 21. En regard de ce qui a été formulé, je crois qu’il est maintenant possible de mieux comprendre ce qui gît derrière les formulations de la réconciliation comme « jeu des différences », « différences communicantes », « état de la différence sans domination ». La différence entre la chose et le concept qui l’exprime n’étant plus muette, il y a désormais un espace de possibilité qui en est dégagé. Vouloir conceptualiser cette ouverture en tant qu’ouverture, et non pas l’enfermer dans une fixité déterminée, c’est ce dont est capable une pensée qui pense contre elle-même en ce qu’elle pense au-delà de l’impulsion qui l’a fait naître. Je pense qu’est désormais compréhensible en quoi cette réconciliation en est vraiment une, en ce qu’elle ne vise pas à aplanir le particulier sous l’universel, ni de nier l’idée d’un universel, mais qu’elle cherche à dire ce qu’il en est de l’état des choses comme de ce qu’il pourrait en être. Elle ne vise pas non plus à hypostasier un des termes de la relation épistémologique pour en faire un absolu ; la réconciliation n’est pas la volonté de figer toute chose dans une place qui leur serait préétablie. La réconciliation est le travail continu de penser un espace où ce qui n’est pas conforme à la totalité sociale puisse s’insérer dans cette dernière et par là lui faire abandonner son caractère totalisant et réifiant. Cette réconciliation ne peut pas être pensée sous le motif fermé de la téléologie bien qu’elle possède une visée téléologique, mais cette visée n’est jamais remplie car elle s’ouvre toujours sur une indétermination conceptuelle qui réanime la pulsion de la pensée. Cette réconciliation est donc un utopisme en ce que, de son mouvement, sont dégagées des potentialités qui s’expriment négativement sous la forme de constellations remaniables. La réconciliation est dialectique et non une sortie de celle-ci. 75 De la réification à la reconnaissance. Une critique de la théorie de la réification chez Axel Honneth Éric Martin Axel Honneth, héritier de Jürgen Habermas et de l’École de Francfort, a récemment publié un ouvrage sur la question de la réification des rapports sociaux. Dans La réification : Petit traité de Théorie critique 86, Honneth remet « au goût du jour » le concept de réification popularisé par Georg Lukács dans les années 1920, en l’abordant du point de vue de la « théorie de la reconnaissance ». Or, ce petit bouquin, dont on sent qu’il a été ficelé rapidement, réduit la riche conception du fétichisme marchand chez Lukács en la ramenant sur le terrain de l’intersubjectivité affective, la dépouillant de ses ressorts les plus puissants. L’entreprise est, pour le moins, navrante. Le cas Honneth s’avère intéressant dans la mesure où il est symptomatique d’une dérive plus générale de la théorique critique qui, en larguant ses bases dialectiques et ontologiques, c’est-à-dire son héritage hégélien, a dû se replier sur une posture de plus en plus intersubjectiviste et naturaliste. Cette approche ne trouve plus aucun fondement normatif objectif qui transcenderait les individualités et permettrait de juger de l’évolution des sociétés, le seul « fondement » de la socialité se trouvant pour elle dans l’affectivité ou l’amour 86 Axel Honneth, La réification. Petit traité de Théorie critique, Gallimard, Paris, 2007. innés qui sont censés fonder l’intersubjectivité et la reconnaissance mutuelle. Cela, on l’admettra, est loin d’être « révolutionnaire » si l’on considère la tendance du capitalisme avancé à organiser la société sur la base de l’hédonisme et du désir débridé. En identifiant la liberté du sujet à la « poursuite du bonheur », ce qui passerait par l’acceptation résignée ou l’investissement complaisant de ses pulsions, Honneth adopte une conception naturaliste en rupture avec l’idée d’autonomie rationnelle fondatrice de l’idéalisme allemand (Kant-Hegel). Celle-ci supposait qu’un sujet soit capable de se tenir dans une posture réflexive vis-à-vis de lui-même et non pas dans une posture totalement déterminée par ses « besoins » naturalisés ou son « identité » naturelle. On pose ainsi un sujet a priori qui s’engage dans un mouvement pragmatique de re-connaissance de l’autre et de re-totalisation a posteriori, oubliant que l’espace du rapport où s’effectue le travail de la médiation précède la constitution de ces sujets. À trop penser l’impulsion de désir qui anime le sujet individuel, on oublie que l’Amour est toujours déjà quelque chose qui dépend de son enracinement a priori dans le commun et ne s’objective comme incarnation commune de deux ou plusieurs subjectivités qu’en retrouvant le commun dont ces subjectivités semblaient s’être déracinées. L’Amour ne saurait ainsi être réduit à quelque disposition instinctuelle à aller vers l’Autre, tant il n’existe que lorsque la liberté embrasse la contrainte qui se présente initialement comme l’Autre d’elle-même, puis comme communauté, sachant que cette dernière est, au fond, première, c’est-à-dire substrat de toute rencontre. Les formes communes sont essentiellement87 la nécessité objectivée que retrouvent l’Amour et la Liberté dès lors qu’elles trouvent leur contenu : l’Esprit objectif. Or, la théorie critique contemporaine, en réduisant la réification à un « oubli » de l’humanité de l’Autre, participe 87 78 « Essentiellement » ne veut pas dire « réellement » ou « effectivement » : elles sont là à la fois comme être-là imparfait et comme réconciliation in pontentia de la liberté et du monde, ce qui n’exclut aucunement la praxis, mais l’appelle plutôt. Un certain mécanisme marxiste n’a pas mieux fait ici qu’un certain idéalisme naïf. Qu’il soit dit que je ne prêche pas l’attentisme et le stoïcisme non plus! Seulement, il faut dire que nous n’avons pas d’autre monde que celui-ci (dixit Freitag), et que si la liberté est pensable, c’est uniquement à partir de lui. elle-même d’un oubli plus général de ces formes, oubli qu’on pourrait appeler « aliénation originelle du social88 ». La théorie critique en est ici réduite à penser la réification comme mépris entre des sujets qui ne se reconnaîtraient pas l’un l’autre précisément parce qu’elle ne pense plus la chosification comme un résultat de la marchandisation capitaliste, c’est-à-dire comme aliénation de sujets qui font partie d’une totalité (l’ensemble des rapports de production, la société), mais à qui est refusée et occultée la conscience d’être à l’origine de ces mêmes rapports de production. On admettra que cela est assez problématique dans un contexte où, précisément, le capitalisme tend à dépolitiser et à naturaliser l’ordre social, c’est-à-dire à soustraire l’organisation des rapports sociaux de production à toute critique normative en les présentant comme éternels. Ce n’est ainsi pas la forme des relations sociales de production qui poserait problème, mais seulement la capacité ou l’incapacité des sujets à reconnaître l’autre comme alter ego dans chaque relation particulière. La « théorie critique » procède ainsi au recyclage de la réification lukácsienne pour la dépouiller de ses principaux attributs révolutionnaires. Quand la pensée dite « critique » part de prémisses ontologiques et catégorielles identiques au capital, refusant de juger normativement l’évolution des sociétés pour se replier sur les relations interhumaines et communicationnelles, fusse pour y dégager une sorte d’empathie ontologique qu’auraient naturellement les êtres humains entre eux, elle consacre l’aliénation des individus vis-à-vis d’une totalité désormais irréfléchie et abandonnée à l’irrationalité des « puissances aveugles » qui meuvent l’économie et la technique. L’ordre devient un impensé. Le pauvre Lukács se retourne sans doute dans sa bière. Lukács et la réification Pour Lukács, la conséquence principale de la réification est de cacher aux producteurs du monde humain le fait qu’ils sont ultimement les auteurs des formes qu’ils habitent. Initialement, le concept de réification désignait le fait de considérer les rapports aux autres, avec nature et avec le soi comme des rapports avec des « choses ». Cette analyse est 88 L’expression est de Remi de Villeneuve. 79 influencée par le concept du « fétichisme de la marchandise » chez Marx, qui décrit les rapports sociaux de production comme étant médiatisés par une idéologie qui naturalise la forme des rapports marchands et qui l’étend à l’ensemble des secteurs de la société. L’organisation de la société se présente ainsi comme un ordre apolitique et anhistorique, un ensemble de lois objectives régissant l’économie et auxquelles les sujets devraient s’adapter. De même, les marchandises produites par les individus se retournent en quelque sorte « contre eux » : dépossédés du produit de leur travail, ils n’accèdent à la consommation qu’à travers la vente de leur force de travail en contrepartie d’un salaire qui leur permet d’acheter des marchandises qu’ils n’ont pas faites. Toute la structure qui organise les échanges économiques leur est ainsi cachée. Le sujet historique qui fait le monde, dans la lecture très fichtéenne de Lukács (aussi proche du principe verum factum de Vico qui veut que l’on ne puisse connaître l’ordre social que parce que l’homme l’a produit) se voit, à cause de la réification, dans l’incapacité de se représenter comme étant ce sujet producteur du monde, et de sorte, engagé vis-à-vis du monde comme envers une puissance qui lui serait totalement extérieure. Que les théories constructivistes en viennent à reconnaître ensuite - Eurêka! - que le « social est un construit social » (sic!) ne règle pas grand-chose, dans la mesure où cette construction ne se voit reconnaître aucune unité sensée, dans son ordre et son pouvoir, autre que celle d’une configuration arbitraire et permutable à l’infini. Ce qu’il faut dire, c’est que, bien que le monde matériel humain non naturel soit une « production subjective », le sujet qui la fait flotte « au-dessus des subjectivités empiriques89 » ; c’est le rapport social de production lui-même en tant qu’il est mis en forme symboliquement par des médiations objectives, effectives qui renvoient elles-mêmes à une nécessité. Dans ces formes tiennent les conditions d’existence de la volonté libre, et elles ne sont contingentes que dans la mesure où elles pourraient bien ne pas recommencer, c’est-à89 80 Jean-François Kervégan, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’Esprit Objectif, Paris, Vrin, 2007, p. 56. dire qu’elles sont fragiles et pourraient disparaître90. Cette totalité est également contradictoire dans la mesure où elle est traversée par la domination dont l’un des principaux traits est ou bien d’être dogmatique (c’est-à-dire refuser la médiation nécessaire de la conscience, l’ordre étant posé comme pure nécessité objective extérieure), ou bien d’être ontologiquement désenchantée (c’est-à-dire refuser toute limite qui ne correspond pas aux catégories de la puissance, de la création, de l’innovation, de la production au nom d’un désarroi doublé de relativisme)91. Lorsqu’on nie l’existence a priori de la totalité, la société s’avère incapable de trouver son fondement dans quelque contenu normatif. C’est ainsi la société elle-même qui se fond dans le décor jusqu’à se confondre avec un espace vide et désymbolisé où les relations sociales de production pourraient construire des « construits » à volonté. Reste à savoir quelle prétention gagnera le concours perspectiviste. Le politique, quant à lui, n’a d’autre choix que de se réduire de plus en plus à un processus axiologiquement neutre de gestion procédurale check and balance des différentes prétentions valorielles privatisées. La théorie critique contemporaine se situe catégoriellement au même endroit, puisque son affect anti-institutionnel et son anti-fondationnalisme l’amènent à un repli « psychologiste-affectiviste » dans l’ordre du microsocial. Elle doit ensuite reconstruire pragmatiquement l’intersubjectivité à partir de la fiction de ce point de départ en apparence immédiat. En niant ainsi l’antériorité de la totalité, la théorie critique contemporaine se prive de la capacité de comprendre et de dépasser le fétichisme marchand. En effet, le concept de « réification » revu par Axel Honneth ne porte plus de charge critique vis-à-vis de l’ordre capitaliste, mais désigne seulement l’envers de la reconnaissance intersubjective, c’est-à-dire « l’oubli » du respect de l’autre, ou encore le « mépris ». On 90 Voir Rémi de Villeneuve, « L’Archie », Société, no 27, automne 2007, pp. 19-25. 91 Dans les deux cas, on retrouve le fétichisme qui empêche de penser la relation dialectique entre production et reproduction réfléchies du monde, au profit d’une réification de l’ordre ou de la puissance de le faire et de le défaire. Se trouve systématiquement évacué le terme tiers qui rattache en partie cet ordre. 81 réifie quand on ne reconnaît plus l’autre comme un autre humain. Point final. Cette éviction du rapport à la totalité et à la transformation de la société s’avère symptomatique d’un recul de la théorie dite « critique » après que les pensées marxistes et hégéliennes qui étaient à son fondement aient été discréditées à partir des exemples catastrophiques de ce qu’on a appelé le « socialisme réel », c’est-à-dire, le plus souvent, le totalitarisme stalinien. C’est toute l’histoire de la philosophie occidentale qui est mise en lumière : d’un côté, le rejet total d’Hegel/Marx et de l’autre une tentative de s’y raccrocher malgré tout dans une lecture subjectiviste, réductrice et dépouillée de tout rapport à la totalité. Ainsi, paradoxalement, la théorie critique devenue trop modeste chez Honneth, abandonne l’organisation de la société au capital et à la technique, participant à travers ces concessions, voire même ces démissions, à un refoulement ontologique qui le rend dès lors incapable de développer une théorie normative des institutions et de la société. La posture initiale de Georg Lukács supposait, puisqu’on critiquait la forme « fausse » de l’organisation des rapports sociaux, qu’il se trouvait quelque part l’idéal d’une praxis « bonne », qui nous échappait et qu’il fallait travailler à rejoindre à travers le dévoilement du caractère arbitraire des formes sociales, toujours antérieures à la constitution du soi, mais imparfaites dans leur état présent parce que voilées par la chosification, et donc inauthentiques, répressives et non libres. A contrario, la « théorie de la reconnaissance » prend ses fondements de manière sélective chez le jeune Hegel, celui de la première philosophie du droit d’Iéna, de la Realphilosophie, du premier « système de la vie éthique », le tout à partir d’une perspective communicationnelle héritée d’Habermas. On a beau chercher à la dépasser, catégoriellement, la pomme ne tombe pas très loin de l’arbre. C’est une façon de recycler Hegel chez Habermas-Honneth, et non l’inverse. En effet, pour Honneth l’approche de Habermas laissait de côté les conditions nécessaires à ce que les sujets puissent s’engager dans le dialogue ouvert, c’est-à-dire leur nécessaire reconnaissance respective. Honneth essaie donc de penser les modalités à travers lesquelles se constituent le rapport intersubjectif et les bases interhumaines sur lesquelles peut s’appuyer la communication. Il insère donc avant 82 l’intersubjectivité communicationnelle l’exigence d’une reconnaissance respective des personnes qui vont s’engager dans ce rapport, exigence qui prend racine dans une disposition affective innée vis-à-vis de l’autre. Son approche délaisse ainsi le lieu de la totalité et liquide tout le contenu social propre à l’approche de Lukács. Elle reconstruit les catégories juridiques et la société « à partir d’en-bas », escamotant par là l’histoire et niant l’existence d’un sens et d’une nécessité qui transcenderait les individus et les logiques intersubjectives, et qui serait transmis à travers la permanence des institutions, comprises comme aboutissement d’un processus ontogénétique de développement et de différenciation de l’Être dont ces formes reproduisent l’Idée tout en l’enracinant dans la pratique concrète. Elle ne pense pas la société comme totalité synthétique existant a priori. Elle refuse ainsi de se situer dans le lieu même où pourrait être retrouvé un critère à l’aune duquel on pourrait juger de l’évolution des sociétés sur une base normative en se rapportant à la connaissance des formes qui font l’humain et la société, connaissance qui se tient dans la résilience de l’être-advenu tout autant que dans l’espace de liberté critique qui a été et doit encore être ménagé en son sein. C’est donc à la fois toute ontologie, de même que le lieu même de la totalité dans lequel serait transmise cette ontologie sous forme de sens in-formant la société, qui sont ici oblitérés92. Sur cet abandon de toute ontologie, on peut citer Honneth : « Il n’est pas certain que nous puissions encore aujourd’hui nous exprimer comme si les objections contre une certaine forme de vie pouvaient trouver leurs fondements dans une ontologie sociale.93 » Ici, Honneth marque explicitement une rupture avec Hegel, du moins avec le Hegel de la maturité, et affiche ses couleurs. Faudra-t-il être surpris, ensuite, de le voir ensuite se rapprocher de la philosophie pragmatique américaine? 92 Sur cette question, je renvoie au mode de reproduction des sociétés chez Michel Freitag, de même qu’à la critique de la postmodernité comprise comme dissolution de la référence transcendante à la société. Michel Freitag, Dialectique et société. Tome 2. Culture, pouvoir, contrôle : les modes de reproduction formels de la société, Montréal, L’Âge d’homme, 1986 ; Michel Freitag, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec, PUL, 2002. 93 Honneth, La réification, op. cit., 2007, p. 19. 83 En revisitant le concept de « réification », Honneth a l’honneur de ressusciter une idée et un penseur que l’histoire avait balayés sous le tapis avec le reste du marxisme : Georg Lukács et sa théorie de la « chosification des rapports sociaux ». Hélas, Honneth ne reste pas très fidèle à la pensée de celui qui allait inspirer les fondateurs de l’École de Francfort. En effet, l’auteur dépouille le concept de réification de ses ancrages sociaux, historiques et ontologiques. On en vient ainsi à penser « l’aliénation » comme un simple manque de respect des sujets entre eux, ce qui donne des résultats pour le moins cocasses : Honneth donne l’exemple du joueur de tennis obsédé par la victoire qui en vient à ne plus considérer son partenaire que sous la perspective d’un ennemi à abattre (!). Cette conception aboutit tout au plus à une certaine esthétique ou une éthique de la politesse qui n’a aucune prise sur la dynamique de désolidarisation et d’instrumentalisation du soi, des autres et de la nature, propres au capitalisme. Voici la critique incapable de produire des critères à l’aune desquels juger et ultimement empêcher le viol du monde, des autres et du soi parce que située dans une sorte de formalisme doublé de naturalisme où le politique s’avère être un impensé. Si les sujets se reconnaissent de manière intersubjective, devrions-nous penser que le modèle du réseau informationnel ou transactionnel suffit sans qu’il y ait besoin pour la société de s’incarner dans des institutions ou structures de sens objectivées par-dessus les individus? C’est ce que semble suggérer Honneth lorsqu’il dit que même la relation d’échange économique ne peut pas dépouiller les sujets de la reconnaissance minimale exigée par le respect du contrat et du droit, contrairement à ce que pensait primitivement le vieux Lukács, que Honneth présente toujours comme un peu empoté et démuni à cause des méthodes rudimentaires de son époque. Voici donc qu’au final la réification ne concerne même plus la relation marchande. Pire encore, Honneth se voit forcé de reconnaître qu’on peut assurer la « reconnaissance » de quelqu’un même en l’insultant puisqu’il faut déjà le considérer pour lui adresser la parole. On atteint la quintessence lors d’un débat avec des intervenants au Tanner Lectures aux États-Unis lors desquelles Honneth admet ceci : « This form of recognition is clearly not intended to contain 84 any norms of positive concern or respect.94 » La reconnaissance n’a pas de contenu éthique. Il semblerait que Honneth, dans ses écrits plus récents, commence à se rapprocher à nouveau du Hegel de la maturité, ce qui est intéressant. Mais cela n’empêche pas que le point de départ de la démarche risque d’être encore problématique95, tant on envisage la solidarité du point de vue de l’affectivité des sujets plutôt que depuis celui de la totalité éthique96. Bien sûr, la posture de Lukács n’était pas elle-même sans problèmes, notamment à cause de ses sympathies ficthéennes, ou encore son rapport problématique avec la dialectique de la nature. Plutôt que de travailler Lukács à partir d’une critique de ces apories, Honneth opère une liquidation de tout ce qui a trait au rapport d’objectivation et à la médiation institutionnelle pour réintégrer Lukács dans une lecture intersubjectiviste et quasi-contractualiste des rapports interhumains. Ce faisant, la critique s’égare et annule tout son potentiel de transformation sociale en pratiquant la neutralisation révisionniste rétrospective de ses fondements. La théorie critique se perd elle-même. 94 Axel Honneth, Reification : a New Look at an Old Idea, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 151. 95 Hélas, les réserves exprimées ici se sont avérées justes. En effet, depuis la rédaction de ce texte, Honneth a publié un nouvel ouvrage sur la philosophie du droit de Hegel. Axel Honneth, Les pathologies de la liberté : Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Paris, La Découverte, 2008. On y retrouve le même problème d’évacuation de l’objectivité transcendante de la totalité sociétale substantielle, la vie éthique étant réduite à des jeux de langages wittgensteiniens institutionnalisés balisant des rapports inter-affectifs. Le « vieux » Hegel se trouve ainsi à subir un peu le même traitement que Lukacs, c’est-à-dire un avalement réductionniste dans la théorie de la reconnaissance. Peut-être serait-il temps d’envisager un retour à Hegel et à Lukacs, et pourquoi pas Marcuse, sur une base généreuse qui n’aurait pas comme a priori la nécessité de les « actualiser », tant cela a jusqu’ici semblé vouloir dire « neutraliser » leur dialectique. 96 Il faudrait bien sûr être capable de concilier dialectiquement les deux. Je dis ici « plutôt » pour bien marquer la différence de perspectives, sachant bien qu’au fond, le point d’entrée importe peu, du moment que la dialectique, dans son mouvement ascendant ou descendant, arrive à retrouver l’unité de la conscience et de l’extérieur (Allgemenheit). 85 Au final, en lisant La réification de Honneth, on voit assez clairement comment une théorie critique à l’origine héritière de l’hégéliano-marxisme et qui en réutilisait plusieurs « gros morceaux » (Hegel, Lukács, etc.) est en fait en train « d’épouser la vague » de la postmodernité en évinçant la totalité, l’ontologie, en désamorçant la critique anticapitaliste pour la ramener à une sorte de moralisme édenté et d’intersubjectivisme incapable de transformer le monde, et peut-être, de manière plus grave encore… incapable de le préserver. 86 Herbert Marcuse altermondialiste? Penser l’opposition radicale à la mondialisation néolibérale ∗ Francis Dupuis-Déri La frange radicale de l’actuel mouvement d’opposition au néolibéralisme n’a nul besoin de gourous, ni de maîtres à penser. Sa composition est d’ailleurs si diversifiée qu’il serait impensable qu’un seul auteur puisse à lui seul offrir une synthèse de la pensée, du discours, de l’organisation et des actions de ce mouvement. Sans qu’elle s’en inspire directement, une certaine pensée radicale d’aujourd’hui semble pourtant trouver sa correspondance dans les écrits d’Herbert Marcuse des années 1950 et 1960, comme par anticipation. Du coup, la relecture de Marcuse peut s’avérer stimulante pour tous ceux qui cherchent à saisir l’état d’esprit et la vision du monde des radicaux de sensibilité plutôt anarchiste participant au mouvement contre la mondialisation du capitalisme. Il n’y a là rien de surprenant, puisque ce penseur inspira la jeunesse contestatrice de Berkeley à Berlin à la fin des années 1960, les étudiants antiautoritaires d’alors se reconnaissant si bien chez Marcuse qu’ils l’invitèrent à discuter avec eux de questions philosophiques et politiques, lors de conférences aux États-Unis, à Paris et à Berlin. ∗ NdE : Ce texte fut déjà publié dans Variations : Revue internationale de théorie critique, no. 11, 2008 (www.theoriecritique.com). L’équipe éditoriale des éditions libres du Carré Rouge tient à remercier cordialement Variations pour la permission de rééditer ce texte qui fut, en partie, présenté lors du colloque Actualité de la théorie critique, UQÀM, 25 avril 2008. À l’époque, la jeunesse radicale est animée par diverses idéologies, soit le féminisme, le pacifisme ou l’antimilitarisme, l’anti-impérialisme, le marxisme sous ses diverses déclinaisons et l’anarchisme. Marcuse s’identifiait pour sa part à un socialisme libertaire, fortement teinté par sa sympathie pour les mouvements anti-impérialistes de l’époque, livrant bataille à Cuba, au Vietnam et en Algérie. Les principes du socialisme libertaire trouveront à s’incarner au fil des années 1970 et 1980 dans des mouvements sociaux de sensibilité antiautoritaire et antihiérarchique, qui pensent l’organisation militante elle-même comme un espace libre, autonome et autogéré par ses membres, et dans lequel se développe par la délibération un sens du bien commun, de l’égalité et de la liberté. Cette sensibilité continue de s’affirmer dans le mouvement altermondialiste, qui émerge vers la fin des années 1990, à travers ses manifestations de rue spectaculaires, de la Bataille de Seattle en 1999 aux mobilisations contre le G8 en Allemagne pendant l’été 2007, ainsi que dans sa structure globale, ses médias alternatifs, sa production artistique et ses camps radicaux en marge des Forums sociaux. En proposant une relecture de Marcuse, nous espérons faciliter la saisi de l’état d’esprit d’une part des plus dynamiques du mouvement altermondialiste. Les thèses de Marcuse ne collent évidemment pas toutes à la réalité politique d’aujourd’hui, mais les limites de sa pensée nous indiqueront peut-être celles du radicalisme actuel et permettront aussi de souligner l’originalité de celui-ci, en rapport aux mouvements de contestation de la génération précédente. Des propos d’une étonnante actualité Dès 1964, Marcuse parlait du « néo-libéralisme d’aujourd’hui97 » et dépeignait dans ses textes un système mondial injuste que les radicaux d’aujourd’hui identifieraient facilement à celui qu’ils combattent. Le système que dépeint Marcuse est caractérisé par un déficit démocratique, des fusions entre grandes entreprises au détriment des plus petites, un libre marché où règne la loi du plus fort et une diminution des pouvoirs des gouvernements et des parlements face aux 97 88 Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Paris, éditions de Minuit, 1968, p. 125. lois du marché. Quelques citations permettront de bien rendre l’esprit et le ton de Marcuse : Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la civilisation industrielle avancée et témoigne pour le progrès technique. Quoi de plus rationnel que de supprimer l’individualité en mécanisant les travaux socialement nécessaires mais pénibles ; que de concentrer les petites entreprises dans des unités plus efficaces et plus productives ; que de donner des règles à la libre concurrence parmi des sujets inégalement pourvus ; que de restreindre les prérogatives et les souverainetés nationales qui freinent l’organisation internationale des ressources? 98 Cette situation économique et politique que dépeint Marcuse aurait des impacts sur les individus dont l’identité même se voit modifiée, voire modelée, par les forces économiques. « Non à la marchandisation du monde! », scandent aujourd’hui les opposants au néolibéralisme. Trente ans plus tôt, Marcuse discutait déjà d’un « appareil de production [qui] tend à devenir totalitaire dans ce sens qu’il détermine, en même temps que les activités, les attitudes et les aptitudes qu’implique la vie sociale, les aspirations et les besoins individuels99 ». Plus spécifiquement, les « gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute-fidélité100 », et le système économique encourage chez les individus un « besoin de posséder, de consommer, de manipuler, de renouveler constamment tous les gadgets, appareils, engins, machines de toutes sortes qui sont offerts101 ». Et les acteurs politiques? Pour Marcuse, les partis politiques se ressemblent de plus en plus, les syndicats partagent les objectifs généraux du patronat, l’économie mondiale « s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement102 ». La guerre est en marche, aux marges, 98 Ibid., p. 28. 99 Ibid., p. 21. 100 Ibid., p. 34. 101 Herbert Marcuse, Vers la libération : Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, éditions de Minuit, 1969, p. 22. 41 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 45. 89 dans les pays pauvres : au Vietnam à l’époque de Marcuse, aujourd’hui en Afghanistan et en Irak. Même la dynamique entre ce système injuste et ceux et celles qui s’y opposent est décrite par Marcuse, dans des termes qui rappellent l’analyse qu’en font présentement les activistes altermondialistes. Cela dès la première phrase de sa préface à Vers la libération : Au-delà de l’homme unidimensionnel, publié en 1969 : À l’opposition sans cesse croissante qu’elle rencontre, l’hégémonie mondiale du capitalisme des monopoles ne répond que par des signes de renforcement : son emprise économique et militaire sur tous les continents, son empire néocolonial, et surtout le fait qu’elle n’a rien perdu de sa capacité à écraser les opprimés sous le poids de son appareil productif et stratégique.103 Enfin, les mots qu’utilise Marcuse pour parler de l’opposition radicale de son époque pourraient être repris tel quel pour parler des radicaux d’aujourd’hui. L’étiquette « antimondialisation » est trompeuse104 et nombreux sont les activistes qui préfèrent parler de « justice mondiale » (Global Justice) ou de « mondialisation de la solidarité »105. La solidarité est précisément pour Marcuse l’élément clé qui caractérise la « nouvelle sensibilité » des radicaux de son époque, qui se veulent en rupture avec le système dominateur et concurrentiel dans lequel ils vivent. Marcuse explique que « c’est la solidarité qui a été brisée par la productivité intégrante du capitalisme et par la toute-puissance de sa machine de propagande, de publicité et d’administration. Réveiller et organiser la solidarité en tant que besoin biologique de se tenir ensemble contre la brutalité et l’exploitation inhumaines, telle est la tâche106 ». 90 103 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 7. 104 François de Bernard, « Pour en finir avec ‘l’antimondialisation’ : Cette catégorie ignore la complexité des questions en jeu », Le Devoir, Montréal, 9 juillet 2002, p. A7. 105 Éric Pineault propose l’expression « mondialisation de la solidarité », dans « La ZLÉA, une vision pour les Amériques », Argument, vol. 3, no 2, 2001, p. 149. 106 Herbert Marcuse, « Préface de l’édition française » [février 1967], L'Homme unidimensionnel, op. cit., p. 13. Dans Vers la libération, Marcuse revient sur ce thème, écrivant que l’« opposition radicale [...] implique un Les critiques adressées par Marcuse au système économique et politique de son temps sont identiques à celles qu’expriment aujourd’hui les porte-parole du mouvement contre la mondialisation du capitalisme : manque de liberté politique, raison instrumentalisée par les pouvoirs économique et politique, fusion des compagnies toujours à la recherche d'une augmentation de leurs profits, une libre concurrence qui ne profite qu’aux plus forts, des souverainetés nationales aux prérogatives restreintes… La réponse des contestataires de son époque qu’analyse Marcuse est, elle aussi, la même que celle des radicaux aujourd’hui : à la mondialisation des forces oppressives, il faut opposer une mondialisation des solidarités, mais aussi apprendre à penser la liberté et les besoins fondamentaux autrement qu’en termes marchands. Penser la domination dans une société riche Malgré de sensationnels ratés, la mondialisation des marchés ainsi que les nouvelles technologies assurent à la plupart des Occidentaux un niveau de vie enviable, comparativement à celui des habitants des pays en voie de développement industriel. Selon les partisans de la mondialisation de la justice et de la solidarité, l’écart entre les riches et les pauvres ne fait pourtant que se creuser et si la société est globalement plus riche, elle n’est pas nécessairement plus juste. Une génération auparavant, Marcuse critiquait déjà une société « irrationnelle », mais qui « n’en devient pas moins plus riche, plus vaste et plus agréable107 ». Cette société est qualifiée d’« irrationnelle », car elle est truffée de contradictions internes : l’accélération et l’accroissement de la productivité impliquent une accélération et un accroissement de la destruction (de l’environnement et des cultures traditionnelles, entre autres) ; la production est de plus en plus automatisée et informatisée, mais le temps que les individus consacrent au travail reste sensiblement le même, etc. Bref, l’individu est peut-être quantitativement heureux puisqu’il possède de nombreux biens, mais sa vie est qualitativement pauvre et il radicalisme moral » qui mène à un renversement des valeurs acceptées et à renouer avec l’humanisme et la solidarité (pp. 20-21) et que « l’apparition, à l’échelle mondiale, d’une nouvelle solidarité spontanée. Ce combat est un écho lointain de l’idéal de l’humanisme et de l’humanitas » (pp. 72-73). 107 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit.,1968, p. 15. 91 habite un monde qui court à sa perte. L’individu n’est pas libre car la raison qui se voulait libératrice à l’époque des Lumières est devenue dominatrice, disciplinaire et destructrice. Une pensée réellement rationnelle devrait être consciente que dans l’état actuel de la technique et de la production, il « est possible [...] de supprimer la pauvreté et la détresse, il est possible de supprimer le travail aliéné108 ». En 1968, Marcuse précise qu’il est enfin possible d’instaurer la justice et le bonheur du fait des moyens techniques et des capacités de production immenses de l’Occident. Marcuse met toutefois en garde contre une pensée techniciste, selon laquelle de nouveaux outils techniques produisent nécessairement des transformations politiques. Si les télécommunications permettent la démocratie directe, ce ne sont pas elles qui décident son instauration, et ce n’est pas parce qu’Internet rend aujourd’hui possible une certaine forme de démocratie directe que les gouvernements et les parlements vont automatiquement se départir de leur pouvoir exécutif et législatif. De même, la robotisation permet de réduire le temps de travail, mais ne mène pas nécessairement à une diminution réelle du temps de travail. Marcuse précise ainsi que « si le besoin vital de supprimer le travail (aliéné) n’existe pas, [...] alors il faut s’attendre simplement à ce que les nouvelles possibilités techniques deviennent à nouveau des possibilités de répression109 ». Les rapports de domination qui persistent dans le capitalisme avancé ne sont pas en décalage marqué avec d’autres étapes de la civilisation humaine. Chez Marcuse, qui s’inspire ici ouvertement de Sigmund Freud, toute civilisation est répression.110 À l’état de nature, soit dans un monde précivilisé, l’être humain est guidé par le « principe de plaisir ». Il constate rapidement que le plaisir ne peut être constant et qu’il lui est impossible de satisfaire pleinement et sans douleur tous ses désirs. Pire encore, l’être humain en état de nature fait face à des pénuries. La quête des plaisirs est donc soumise à un calcul économique et l’individu découvre le « principe de réalité », qui modifie celui du plaisir qui ne peut plus être 92 108 Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, du Seuil, 1968, p. 10. 109 Ibid., p. 13. 110 Voir André Vachet, Marcuse : La révolution radicale et le nouveau socialisme, Ottawa, Presses de l’Université d'Ottawa, 1986, pp. 26-33. perçu comme instantanément réalisable. L’être humain se fait alors une « raison » et entre en civilisation, où les dominants imposent aux dominés un « principe de rendement » qui permet de mettre en place et de faire fonctionner un système économique non pas orienté vers la satisfaction des besoins de tous, mais vers la satisfaction des besoins toujours plus grands de quelques privilégiés. Dans un tel système, la majorité des individus sont astreints à « un travail pour un appareil qu’ils ne contrôlent pas » mais « auquel les individus doivent se soumettre s’ils veulent vivre. [...] Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions préétablies111 ». Le travail est donc aliéné. Ces principes de réalité et de rendement sont intériorisés par l'individu qui peut même éventuellement se convaincre qu’il est réellement libre. Au fur et à mesure que se développent les moyens de production et la technique, les dominants vont inculquer aux dominés de « faux besoins » qui ne peuvent être satisfaits sans qu’un autre individu soit insatisfait, voire exploité et dominé. Le système est donc injuste, puisque la liberté et le bonheur des uns impliquent la soumission et le malheur des autres. La fausse liberté est un moyen de domination, les individus croyant qu’ils sont libres en autant qu’ils ont le choix entre divers candidats aux élections, entre diverses marques de voitures, entre diverses chaînes de télévision. Marcuse est ici proche d’auteurs d’aujourd'hui très populaires auprès des militants du mouvement altermondialiste, tel que Noam Chomsky en ce qui a trait à la liberté de presse et Naomi Klein en ce qui a trait à la liberté de choisir entre deux logos concurrents. Le mensonge au sujet de la liberté se double d’un mensonge au sujet de l’égalité. Déjà en 1964, Marcuse note que l’employé et son patron regardent la même émission télévisée, possèdent tous deux de belles voitures, peuvent s’habiller également dans des boutiques bon chic-bon genre. La classe moyenne, qui englobe même les salariés des industries lourdes, a été cooptée à travers certaines avancées en termes de droits collectifs associés à l’État providence, et à travers une amélioration relative de ses conditions de vie par le développement de la société de consommation. Cette cooptation a transformé de larges pans de la classe moyenne en forces conservatrices, neutralisant plus 111 Herbet Marcuse, Eros et civilisation : Contribution à Freud, Paris, éditions de Minuit, 1963, p. 52. 93 ou moins le potentiel révolutionnaire initial du prolétariat, dont une part non négligeable est d’ailleurs intégrée à la fonction publique et salariée de l’État. Une égalité et une liberté sans profondeur semblent satisfaisantes pour la majorité des individus en fonction de leur capacité à consommer, mais aussi du fait que leur capacité de pensée critique soit réduite par le discours officiel. La raison est piégée dans l’« univers du discours clos112 » qui enferme l’individu dans une logique « unidimensionnelle » de rendement non substantiel. Les analyses de Marcuse, inspirées de celles de George Orwell, rejoignent celles contemporaines d’un Ignacio Ramonet ou d’un Chomsky, qui rejoignent à leur tour les activistes radicaux s’opposant à la mondialisation néolibérale.113 Dans ce discours unidimensionnel, les mots à connotation positive tels que liberté, égalité, démocratie et paix sont associés aux objets que l’autorité officielle considère avec sympathie : les marchés et les entreprises sont libres ; la démocratie s’incarne dans les élections parlementaires, dans les chefs d’État et les partis politiques ; le monde libre et démocratique mène la guerre pour la paix. Pour leur part, les « mauvais mots »114 ne servent non seulement à qualifier et à condamner l’ennemi, ils le « constituent » même : les qualificatifs négatifs accolés systématiquement à l’ennemi construisent peu à peu l’identité dans laquelle le discours officiel l’enferme. L’ennemi perd toute ambiguïté, toute nuance, toute profondeur, d’où la force d’expression de termes issus depuis quelques années de la Maison Blanche, comme la « Guerre contre la terreur » ou contre les pays de l’« Axe du mal ». Marcuse souligne aussi la valse des sigles plus ou moins 94 112 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op .cit., 1968, p. 109. 113 Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, grand contempteur de la mondialisation du capital et l’un des instigateurs du mouvement ATTAC, a, par exemple, inventé le concept de « pensée unique » par lequel il désigne une idéologie néolibérale devenue hégémonique après l’effondrement des pouvoirs dits communistes en Europe de l’Est. 114 Marcuse, Vers la libération, op. cit., p. 97. L’utilisation de « bons » et de « mauvais » à des fins de propagande est également mentionnée dès 1937 par l’Institute for Propaganda Analysis de New York : « How to Detect Propaganda », Robert Jackall (dir.), Propaganda, New York, New York University Press, 1995, pp. 218-219. abstraits - OTAN, ONU, USA - auxquels il ajouterait aujourd’hui sans doute : OMC, FMI, G8, AMI, ALÉNA, etc., sigles qui « renvoient seulement à ce qui est institutionnalisé » et qui participent d’un « langage fonctionnel », « fondamentalement anti-critique et anti-dialectique115 » qui ne permet pas à l’esprit de saisir l’objet dont il est question, de le penser dans sa réalité et de mettre éventuellement cette réalité en cause. Quant à ceux et celles qui transgressent ces codes du discours, on les accuse de pratiquer la propagande. Sur le front même de la lutte, au cœur des manifestations ponctuées de frappes contre des cibles symboliques McDonald’s, banques, etc. - et d’affrontements avec les policiers, les mots jouent là encore un rôle. L’étiquette antimondialisation, d’abord, gomme dans l’esprit d’une large part du public toute potentialité positive et le mouvement apparaît dès lors comme une force purement négative dans le discours public.116 Quant à la violence des manifestants, très souvent étiquetés comme des « casseurs » et des « vandales », la dynamique du discours actuel semble similaire à celle de 1968.117 Marcuse explique ainsi que : La traditionnelle distinction entre violence légitime et violence illégitime devient problématique. [...] Peut-on raisonnablement traiter de criminelle l’action de manifestants qui interrompent l’activité des universités, des conseils de révision, des supermarchés, ou qui bloquent la circulation automobile, pour protester contre les forces armées de la Loi et de l’Ordre, lesquelles interrompent, de façon bien plus efficace, un nombre immense d’existences humaines? [...] le vocabulaire établi exerce une discrimination a priori au préjudice de l’opposition - il protège l’ordre établi.118 115 Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 119 et p. 121. 116 Sur le travail effectué par le mouvement lui-même pour s’autodésigner par le label « altermondialiste », voir Mireille Elchacar, Le vocabulaire de l’antimondialisation dans les quotidiens québécois : Naissance, évolution et fixation d’un vocabulaire sociopolitique, Sainte-Foy, Mémoire de maîtrise, Département de linguistique, Université Laval, 2005. 117 Sur les pratiques d’étiquetage des activistes comme « déviants », et la répression policière ainsi justifiée, voir Francis Dupuis-Déri, « Broyer du noir : Manifestations et répression policière au Québec », Les ateliers de l’éthique, vol. 1, no. 1, 2006. 118 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 103. 95 Aujourd’hui, les activistes sont accusés de perturber le bon fonctionnement de la société par leurs grandes manifestations, alors que la tenue des grands Sommets officiels perturbe la vie urbaine, pendant des jours et des nuits, des quartiers entiers ou même des villes étant interdits d’accès par décrets, par de longues et hautes clôtures et des bataillons de policiers. Les activistes affirment en outre que le capitalisme en général et la mondialisation économique en particulier sont infiniment plus violents et destructeurs que n'importe quel manifestant. Marcuse précise toutefois qu’il se méfie des définitions trop souples du concept de violence. Au cours d’une discussion avec des étudiants radicaux allemands, il explique qu’il n’y a pas de violence symbolique. Pour qu’il y ait violence, il faut selon lui qu’une force soit exercée - coup de matraque - ou que l’on menace de l’exercer. La manipulation par les mots et la publicité ne peut être définie comme de la violence, puisque personne n’est physiquement forcé de consommer ou d’écouter la télévision ou de lire les journaux. Marcuse concède de plus que l’État libéral est moins terrible que d’autres régimes politiques et il admet que le marxisme orthodoxe et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques n’offrent pas de modèles enviables. Marcuse condamne Karl Marx pour ne pas avoir réellement pensé à libérer l’être humain du travail aliénant. À ce sujet, Marcuse se sent plus près de Charles Fourier, un « socialiste utopique » qui espérait transformer le travail en jeu. Le jeu se distingue du travail en cela qu’il est sa propre finalité, jouer étant le but du jeu. Par contre, le travailleur ne travaille pas parce qu’il trouve une satisfaction dans le travail ; il travaille pour produire (souvent pour d’autres) et récolter un salaire. L’action est donc détachée de son objet et l’acteur se trouve conséquemment en situation d’aliénation.119 Ici, les préoccupations de Marcuse en matière de jeu font écho aux pratiques festives des contestataires d’aujourd’hui qui organisent des street parties (fêtes de rue) et constituent dans leurs manifestations des orchestres de samba et des armées de clowns, renouant ainsi avec l’esprit contestataire des carnavals. Et tout comme Marcuse, les radicaux d’aujourd’hui sont généralement sceptiques à l’égard de l’expérience historique du communisme et de l’Union des 119 96 Pour les références à Fourier, voir : Marcuse, Vers la libération, op .cit., 1969, pp. 34-35 ; Marcuse, La fin de l’utopie, 1968, op. cit., pp. 14-15 ; Marcuse, Eros et civilisation, op. cit., 1963, pp. 198-200. Républiques Socialistes Soviétiques, préférant se tourner vers l’anarchisme, à tout le moins en Amérique du Nord. Réformer le système ou le contester de façon radicale? Tout comme le mouvement de contestation des années 1960, le mouvement d’opposition à la mondialisation du capitalisme d’aujourd’hui compte deux tendances aux contours flous, l’une réformiste et l’autre radicale. Nombreux sont les commentateurs de ce mouvement qui tracent la ligne de démarcation en fonction des choix tactiques : les réformistes manifesteraient dans le calme, les radicaux seraient de simples casseurs saccageant des McDonald’s ou des succursales de banques et affrontant les policiers.120 Plus significatifs sont les choix économiques et politiques qui divisent les deux tendances. En matière économique, les réformistes sont sociauxdémocrates, les radicaux anticapitalistes. D’un point de vue politique, les réformistes considèrent la démocratie libérale légitime, mais déplorent que son fonctionnement connaisse présentement des dysfonctionnements qui empêcheraient que les intérêts de la société civile soient représentés dans leur diversité. Pour les radicaux, au contraire, la démocratie libérale est fondamentalement illégitime et ils lui préfèrent la démocratie directe, voire l’anarchie. Tout particulièrement en Amérique du Nord, les groupes radicaux telles que les diverses Convergences de luttes anticapitalistes (CLAC - Montréal, Washington, D.C., New York, Seattle) constituent en eux-mêmes des lieux où s’incarnent la démocratie directe et l’anarchie. Marcuse se sentait plus proche des radicaux que des réformistes, tout d’abord pour des raisons personnelles. Aux étudiants allemands lui demandant ce qu’il pense du réformisme, Marcuse évoque sa propre expérience avec la socialdémocratie allemande : « depuis que je suis né à la conscience politique, en 1919, j’ai combattu ce parti. J’en avais été membre en 1917-1918 : j’en suis sorti après l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht.121 » Ce double assassinat incarne, aux yeux de Marcuse, toute la duplicité des 120 Typologie très à la mode dans les médias de masse, mais aussi chez certains universitaires. Voir, par exemple, Jérôme Montes, « Mouvements anti-mondialisation : La crise de la démocratie représentative », Études Internationales, vol. 32, no. 4, décembre 2001. 121 Dans Marcuse, La fin de l’utopie, 1968, pp. 67-68. 97 forces sociaux-démocrates envers l’idéal d’une véritable libération, même si la social-démocratie était plus proche d’un idéal révolutionnaire au début du XXe siècle 122 qu’aujourd’hui. Marcuse ne reproche pas tant aux sociauxdémocrates de croire « pouvoir travailler à l’intérieur de l’ordre établi », mais bien de travailler consciemment « en collaboration avec des forces réactionnaires, destructives et répressives123 ». Il partage donc avec les étudiants radicaux d’hier - et par extension avec les activistes anarchisant d’aujourd’hui - « une forte répulsion envers la politique traditionnelle : envers tout le système des partis, comités, groupes de pression de tous niveaux, envers la participation à ce système et à ces méthodes. [...] Rien de ce que peuvent déclarer tous ces politiciens, représentants, candidats, n’a de valeur pour les révoltés ; il leur est impossible de les prendre au sérieux 124 ». Sans compter que l’approche réformiste est beaucoup trop lente et lourde pour la sensibilité exaltée des radicaux. En marge de l’avenue tortueuse du réformisme, Marcuse privilégie le tumulte des manifestations de rue qui s’inscriraient dans la vieille et riche tradition propre à la philosophie politique du droit de résistance. Pour Marcuse, ce droit « constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale ». Il ajoute que « le devoir de résister est le moteur du développement historique de la liberté » et qu’il constitue toujours une « force potentiellement légitime et libératrice »125. Ce droit de résistance joue les valeurs supérieures contre le droit positif, c’est-à-dire la Loi contre la loi. Toute loi est par définition légale mais non pas nécessairement légitime (d’un point de vue moral, religieux ou constitutionnel). Des citoyens pourraient contester légitimement le gouvernement quand ce dernier transgresse des Lois morales, religieuses, voire l’esprit de la Constitution. Il est dès lors possible de distinguer deux types de force : (1) celle des résistants, juste et libératrice mais bien évidemment criminali- 98 122 Serge Denis, Social-démocratie et mouvements ouvriers : la fin de l’histoire?, Montréal, Boréal, 2003. 123 Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., 1968, p. 68. 124 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, pp. 86-87. 125 Marcuse, « Le problème de la violence dans l’opposition », dans Marcuse, La fin de l'utopie, op. cit., 1968, p. 49. sée ; (2) celle de l’État, à la fois injuste et oppressive, mais néanmoins légale par définition. Qu’en est-il de la légitimité de l’État occidental de 1968? Il semble légitime par la négative : il n’y a pas de guerre civile, pas de désordre ni de catastrophe économique, les gens n’y manquent généralement de rien d’essentiel. Pourquoi alors critiquer un tel État? Marcuse propose de repenser le droit de résistance à la lumière des agissements de l’État à l’étranger : même si la politique intérieure d’un État est relativement juste, les citoyens auraient le droit et même le devoir de s’opposer à leur État si celui-ci menait une politique étrangère illégitime. Il s’agit de la part de Marcuse d’un amendement très important apporté à la tradition philosophique du droit et du devoir de résistance, en général pensée uniquement en référence au rapport binaire entre l’État et ses citoyens nationaux. Pour Marcuse, la guerre que les États-Unis mènent contre le Vietnam est une raison suffisante pour contester le pouvoir politique aux États-Unis. Aujourd’hui, l’opposition radicale porte précisément sur une question de relations internationales, quoique de nature plus économique que militaire : les États les plus riches mettraient en place directement ou par l’entremise d’institutions internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale) un système économique inique. À en croire Marcuse et les manifestants contre la mondialisation du capitalisme, cela leur donnerait le droit de contester leurs États respectifs au nom d’une justice transnationale. Les guerres menées en Afghanistan et en Irak viennent par ailleurs miner un peu plus la légitimité de l’État et, du même coup, accroître la légitimité de la contestation à son égard. Limites de Marcuse, limites des radicaux? Si le discours de Marcuse semble à plusieurs moments télescoper celui des radicaux d’aujourd’hui, il y a tout de même d’importantes distinctions à faire entre les deux. Marcuse est ainsi très inquiet de la guerre froide Est-Ouest et de « la menace d'une catastrophe atomique126 ». Si cette menace existe encore aujourd’hui, en raison des milliers de bombes atomiques toujours actives, elle n’occupe plus autant les esprits (il serait possible de dire que cette menace - associée 126 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 15. 99 chez Marcuse à l’irrationalité fondamentale de la rationalité moderne - est actuellement remplacée par la menace écologique, c’est-à-dire les manipulations génétiques et le réchauffement de la planète). Marcuse mène également toute une réflexion sur les drogues et la recherche psychédélique et sur l’art et l’esthétique, deux sujets qui mobilisent peu les énergies des radicaux d'aujourd’hui. Les activistes peuvent bien consommer diverses substances, ils n’en proposent pas une analyse politique approfondie. Quant à l’esthétique, l’art moderne est entré au musée, suivi par l’art abstrait, l’art conceptuel, etc.. Aujourd’hui prime l’esthétique relationnelle et de très nombreux participants aux manifestations contre la mondialisation du capitalisme y exécutent des performances à caractère à la fois festif, artistique et politique. Mais l’art n’est pas un des thèmes centraux du discours principalement économique et politique des radicaux, qui ne se reconnaîtraient sans doute pas dans l’approche kantienne de l’esthétique que préconise Marcuse, obsédé par la notion du beau. Enfin, l’intérêt de Marcuse pour les analyses inspirées de la psychanalyse semble en décalage avec l’esprit radical du tournant du millénaire, pour qui la sexualité évoque non pas la liberté mais la mort, en raison de l’épidémie du sida qui a durement touché les jeunes occidentaux et qui menace des dizaines de millions d’Africains à cause, entre autres, du manque d’initiative des institutions internationales face aux grandes entreprises pharmaceutiques. Il faut dire aussi que les radicaux sont les enfants de la révolution sexuelle des années 1960 et que leurs parents ont si bien bouleversé les anciennes normes qu'ils n’y voient plus là un front de lutte prioritaire. Des féministes radicales considèrent de plus que la révolution sexuelle des années 1960 a été au final une sorte « d’arnaque » pour les femmes, les hommes de droite comme de gauche se contentant d’évoquer la liberté pour obtenir une plus grande accessibilité aux corps des femmes.127 127 100 Les textes de Marcuse des années 1960 dénotent envers le féminisme une sympathie plutôt superficielle et se limitant à quelques déclarations de principes. Il faudra attendre les années 1970, et semble-t-il que des féministes le confrontent directement, pour que Marcuse consacre temps et énergie à penser sérieusement la domination des femmes par les hommes. Même dans ce cas, il préfère (comme Pierre Bourdieu) intégrer la question du patriarcat et de la libération des femmes à ses propres thèses, plutôt que de s’inspirer directement des thèses féministes (Herbert Autre décalage important, Marcuse pense la réalité en bloc et propose une analyse globalisante, homogénéisante et stratégique. Son jugement de la réalité économique et politique est souvent sans nuance et reprend la rhétorique classique à l’égard des liens entre les forces économiques et politiques. Or il est possible que dans certains cas, les institutions internationales et les accords de libre-échange aient permis d’instaurer des normes et des droits en matière de travail ou d’environnement dans des pays ou des secteurs où il n’y en avaient pas, ce qui constitue une amélioration des conditions de vie des populations concernées et une victoire pour des activistes engagés sur ce front. Pour le dire autrement, le néolibéralisme et le capitalisme imposés par des institutions internationales dans certaines régions parviennent parfois à neutraliser des pratiques économiques relevant du féodalisme ou de l’esclavagisme, et constituent donc - malgré tout - une amélioration des conditions de vie et de travail pour plusieurs, même s’il conviendrait selon Marcuse de se limiter à critiquer cette dynamique. Ces nuances, les thèses de Marcuse et toutes celles des radicaux d’aujourd’hui ne les permettent pas, ou peu… L’approche globalisante de Marcuse est aussi en décalage avec celle des radicaux d’aujourd’hui en ce qui concerne la dynamique de la lutte radicale. Ce mouvement, qui part de la Révolution vers la libération doit être compris, selon Marcuse, comme une entreprise globale et stratégique, car il faut pratiquer de larges manœuvres pour renverser l’ensemble du système, à la fois l’État et le Capital. Ici se situe la principale fracture entre le radicalisme de 2009 et celui de 1968 : les radicaux de la génération précédente rêvaient et parlaient beaucoup de révolution. Il n’y a qu’à se replonger dans les textes, discours, pamphlets et manifestes pour s’en convaincre. Les radicaux d’aujourd’hui, malgré une diversité évidente de points de vue, sont généralement habités d’une sorte de réalisme historico-politique. Ils n’ont pas le lyrisme de la génération précédente et ils pensent moins en termes de révolution qu’en termes de confrontation, d’affrontement et de résistance. Ils voient leurs actions comme des messages critiques, non comme le prélude au grand soir. Marcuse, « Marxisme et féminisme » [1974], dans Herbert Marcuse, Actuels, Paris, Galilée, 1976). 101 Marcuse oscillait pour sa part entre le pessimisme et l’optimisme lorsqu’il abordait l’épineuse question de la révolution à venir. Le cadre d’analyse marxiste est déficient, constate Marcuse, pour décoder l’éventuel processus révolutionnaire qui mènerait au renversement du capitalisme avancé. Les travailleurs ne sont plus porteurs d’un rêve révolutionnaire, bien au contraire, car ils ont obtenu un meilleur niveau de vie et des conditions de travail plus clémentes grâce en partie au déplacement des forces productives des lieux traditionnels tels que l’usine ou la mine vers le secteur des services, de l’information et de la technologie. Ce processus a été accompagné par l’implantation de nouvelles formes de gestion qui permettent la participation des travailleurs à l’organisation de l’entreprise, leur donnant un nouveau sentiment de complicité à l’égard de l’employeur.128 Pour ces raisons structurelles, les travailleurs (surtout les cols blancs) ne sont pas révolutionnaires. Au mieux sont-ils syndicalistes, mais alors de tendance réformiste. Il faudrait une très grave crise socio-économique qui fasse chuter le niveau de vie pour que la classe moyenne devienne (éventuellement) révolutionnaire. Même s’ils ne la souhaitent pas, une révolution serait nécessaire pour les travailleurs dans leur ensemble puisque « l’humanité est menacée d’une ruine totale129 ». S’il y a des raisons structurelles qui expliquent que la grande masse des travailleurs ne soit pas révolutionnaire, cela ne veut pas dire pour autant que les jeunes radicaux n’ont pas, eux aussi, raison de contester l’ordre établi, fondamentalement irrationnel puisque destructeur. Cette révolution devra être de sensibilité anarchiste, c’est-à-dire antiautoritaire, pour ne pas que se répète le drame des révolutions connues dont profitèrent en premier lieu de nouvelles élites qui manipulaient les masses pour renverser l’ordre ancien à leur propre compte. 128 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, pp. 18-19. Il est intéressant de noter que Marcuse décrit, quoique sommairement, un mode de gestion qui rappelle le nouvel esprit du capitalisme dépeint par Boltanski et Chiapello, à ceci près que ces deux auteurs affirment que cet esprit s’inspire - ou plutôt récupère - des valeurs libertaires de mai 68. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Ce qu’admet aussi Marcuse : « Évidemment, le marché s’est emparé de cette révolte, et l’a intégrée au monde des affaires » (Vers la libération, op. cit., 1969, p. 83). 129 Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 19. 102 Mais les jeunes radicaux de 1968 constituent-ils une nouvelle force révolutionnaire? Malgré son enthousiasme pour la contestation, Marcuse ne le croit pas. Il dira ainsi que « révolutionnaire par sa théorie, par ses instincts, par les buts derniers qu’il se propose, le mouvement étudiant n’est pas une force révolutionnaire, ni peut-être même une avant-garde aussi longtemps qu’il n’y aura pas de masses capables et désireuses de le suivre130 ». Sans classe révolutionnaire, n’est-il pas puéril de critiquer le système économico-politique actuel de façon véhémente et d’appeler la révolution de ses voeux? Marcuse savait bien qu’il pouvait sembler fou de rêver de révolution en Occident en 1968, mais il disait néanmoins à ceux et celles qui ne voient qu’utopie dans l’espoir d’un monde anarchiste que les utopies ne sont pas irréalisables en soi, mais plutôt en raison des forces économiques et politiques qui se liguent contre leur réalisation. L’utopie d’hier est simplement la société d’aujourd’hui que des victorieux ont imposée suite à la dernière révolution. Aux utopistes, Marcuse proposait de se regrouper et de renverser les forces réactionnaires qui font barrage contre l’avènement d’une nouvelle utopie. Le premier barrage est d’ordre idéologique : c’est le barrage de la pensée et du discours. Changer l’objet de la volonté, voilà un objectif que se sont donnés les radicaux : « nous avons tout ce que nous voulons [...] il s’agit ici de changer la volonté elle-même, afin que ce qui est voulu maintenant ne soit plus voulu131 ». C’est ce que tentent de réaliser les radicaux d’aujourd’hui par le discours qu’ils produisent et diffusent sur des sites Internet et à travers leurs campagnes d’éducation populaire et de conférences publiques. Au-delà des manifestations et des actions directes, les radicaux travaillent donc au quotidien dans les interstices sociaux à diffuser de l’information auprès des médias alternatifs (voir sur Internet Indymedia, Ainfos, Infoshop, etc.) ou en organisant des Salons du livre anarchiste (à Montréal, à Boston, à Paris, etc.), ils sont actifs sur la scène musicale, dans des groupes d’aide au logement et dans des squats, ils distribuent de la nourriture gratuitement (les groupes Food not Bombs), etc. L’existence même des groupes radicaux « est le ferment de l’espoir » car elle « témoigne de la 130 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 83. 131 Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., 1968, pp. 30-31. 103 réalité d’une alternative », pour reprendre les mots de Marcuse132. L’opposition radicale de 1968, tout comme celle d’aujourd’hui, fonctionnait principalement par petits groupes autonomes, souples, sans leaders et ceux et celles qui y participent s’inspirent de l’anarchisme, un élément essentiel selon Marcuse car il s’agit là de la seule idéologie politique qui a pour objectif une libération politique totale (les autres idéologies révolutionnaires ont toujours permis de justifier le pouvoir d’une nouvelle élite). Dès maintenant, les groupes d’inspiration anarchiste deviennent des lieux d’expérimentation de pratiques libertaires puisqu’ils sont structurés selon des principes antiautoritaires. Ce sont des lieux où une autre forme de rapports politiques peut être vécue. S'ils rêvent d’une révolution globale, les radicaux d’aujourd’hui se réjouissent surtout de gains tactiques et d’avoir pu créer des brèches de liberté et d’égalité, des zones libérées temporaires133. Une expérience politique n’a pas besoin d’être éternelle et globale pour être significative à la fois pour ceux et celles qui y prennent part et pour ceux et celles qui veulent l’étudier et en tirer des leçons théoriques et pratiques. En fait, toute expérience politique est nécessairement ponctuelle, éphémère, limitée et traversée de dynamiques hétérogènes. À première vue, les radicaux d’aujourd’hui occupent et libèrent - des espaces plus vastes que les radicaux d’hier, dont plusieurs limitaient leur front de lutte au monde universitaire.134 En 2009, plusieurs des radicaux sont étudiants, mais ils s’organisent à l’extérieur des collèges et des universités, quitte à y revenir ensuite pour en critiquer les principes organisationnels et, surtout, les liens que l’université entretient 132 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 83. 133 Hakim Bey, T.A.Z. Zone autonome temporaire, Paris, L’éclat, 1997. 134 Pas pour tous, ceci dit, comme le note Bernd Rabehl au sujet des radicaux allemands de Berlin à la fin des années1960 : « on peut distinguer deux courants principaux dans le mouvement antiautoritaire. L’un, qui opérait surtout dans le domaine de la politique universitaire [...]. Les autres, les ‘anarchistes’, étaient prêts à s’opposer à toute norme et prétention des institutions sociales et universitaires » (« Du mouvement antiautoritaire à l’opposition socialiste », Bergmann, Dutsche, Lefèvre, Rabehl, La Révolte des étudiants allemands, Paris, Gallimard, 1968, p. 348). 104 avec des investisseurs privés et les affichages publicitaires qu’elle accorde sur les campus. Les radicaux d’aujourd’hui courent néanmoins le risque de tourner en rond et de se complaire dans leurs espaces libérés le temps d’un printemps. Ils se seront libérés de façon éphémère sans libérer personne d’autre. Hier encore, les marxistes les auraient accusés de n’être que des petitsbourgeois. Voudraient-ils rejoindre les masses dont la force leur donnerait un espoir révolutionnaire que leur propre radicalisme les en empêcherait sans doute. Voilà un problème qu’indiquait déjà Marcuse, soulignant que la pratique contestatrice radicale participe d’une dynamique dangereuse, puisque la contestation coupe les radicaux des masses qui les considèrent trop facilement comme des casseurs, tout en permettant à l’État d’intensifier la répression. Marcuse cite à ce propos le journal communiste français L’Humanité au sujet de la révolte de mai 68 et de ses lendemains où les révoltés déchantèrent suite à la réélection facile des gaullistes : « Chaque barricade, chaque voiture incendiée, a fourni au parti gaulliste des dizaines de milliers de voix ». Marcuse admet alors que « [c]et énoncé est parfaitement exact », avant de préciser : Tout autant que la proposition corollaire : sans les barricades, sans les voitures incendiées, le pouvoir n’aurait rien perdu de son assurance ni de sa force [...]. L’opposition radicale se heurte inévitablement à la défaite de son action directe et extra-parlementaire, de sa désobéissance civile ; mais, dans certaines situations, elle doit prendre le risque de cette défaite, si cela doit consolider sa force et démontrer la nature destructrice de l’obéissance civile à un régime réactionnaire.135 Prendre le risque de sa défaite? Assurément un pari dangereux. Conclusion En 1975, soit quelques années après la turbulence de la fin des années 1960, Herbert Marcuse est invité à discuter de l’« échec de la Nouvelle gauche » lors d’une conférence qu’il prononce aux États-Unis. Il note que les forces contrerévolutionnaires ont été les plus puissantes, et répète que la 135 Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 93. 105 classe ouvrière étant intégrée au système, elle est conséquemment devenue plus conservatrice. Elle a donc été offusquée par les débordements et l’effervescence des « jeunes marginaux » du mouvement contre-culturel, mais également rebutée par le discours et le vocabulaire dont les formules « présupposai[en]t la conscience révolutionnaire au lieu de la développer136 ». Il revient toutefois sur l’originalité du mouvement, soit le dynamisme « libertaire et antiautoritaire » duquel a émergé « une définition nouvelle du concept même de révolution », qui serait maintenant un phénomène intérieur, mais de masse, par lequel les individus développeraient - à travers le mouvement contre-culturel - des besoins fondés sur une nouvelle morale.137 L’année précédente, lors d’une autre conférence, Marcuse y allait d’une de ses propositions théoriques iconoclastes, laissant entendre que le secteur des services et surtout de l’information occupait désormais une place si importante dans le « néocapitalisme » qu’il serait possible de renverser le postulat marxiste de la préséance de la structure (économie) sur la superstructure (politique et culture) et d’avancer qu’une révolution dans le monde des idées et des valeurs pourrait maintenant entraîner à une révolution du monde matériel.138 Il serait donc faux, selon lui, de parler d’un échec pur et simple de la nouvelle gauche. Certes, le « passage au socialisme n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour ; ce qui domine, c’est la contre-révolution » et « dans ces conditions, il ne s’agit que de lutter contre les tendances les plus néfastes » du système.139 Mais il se réjouit de l’émergence de cette nouvelle morale de la solidarité, des principes libertaires et antiautoritaires. Il appelle à la 136 Herbert Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », Marcuse, Actuels, op. cit., 1976, p. 29. À noter que déjà en 1937, George Orwell ne disait pas autre chose. Il reprochait alors aux militants socialistes leur accoutrement bizarre et l’utilisation abusive d’un langage fortement codé, affirmant que quand « il entend des expressions comme ‘idéologie bourgeoise’, ‘solidarité prolétarienne’ ou ‘expropriation des expropriateurs’, le simple quidam, au lieu d’être galvanisé, est simplement écoeuré ». Partisan d’un langage simple et concret, il proposait de parler de riches et de pauvres, plutôt que de bourgeois et de prolétaires. George Orwell, Le quai de Wigam, Paris, Ivrea, 1995, p. 251 137 Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », dans Marcuse, Actuels, op. cit., 1976, p. 14. 138 Marcuse, « Théorie et pratique », dans Ibid., p. 76. 139 Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », dans Ibid., p. 29. 106 constitution d’un front commun entre forces de gauche et d’extrême gauche, de la constitution d’unités locales militantes et autogérées qui joueraient le rôle de « centre de gravité », et de la prise en compte du mouvement des femmes qui effectue une montée en puissance et permettra l’instauration d’un « socialisme féminin ». Constatant enfin que des activistes continuent de se mobiliser, il conclut que ce « n’est pas la nouvelle gauche qui a échoué ; ce sont ceux des révolutionnaires qui ont déserté le combat politique140 ». 30 ans plus tard, le programme de Marcuse est en grande partie accompli. Le mouvement altermondialiste représente ce front commun où se côtoient - non sans tensions - la gauche et l’extrême gauche. Des réseaux et des groupes militants de sensibilité anarchistes cherchent à se constituer en centres de gravité, reliés les uns aux autres plus ou moins formellement par Internet et des réseaux plus organiques, comme l’Action mondiale des peuples (AMP). Enfin, le mouvement des femmes s’est internationalisé, en partie grâce à la Marche mondiale des femmes lancée au Québec en 2000, qui compte aujourd’hui des milliers de groupes et au sein de laquelle s’expriment de manière plus ou moins cohérente des principes libertaires et antiautoritaires.141 Pourtant, « rien ne paraît moins probable qu’une insurrection, mais rien n’est plus nécessaire », lance en 2007 le Comité invisible.142 À moins d’un revirement de situation spectaculaire, le rapport de force ne permet toujours pas aux radicaux d’espérer de révolutionner le système économique et politique. Bien sûr, l’action et l’expérience politiques d’un individu ou d’un groupe n’ont pas besoin d’avoir un impact global et d’être éternel pour être significatives, et le mouvement altermondialiste en général, tout comme sa mouvance la plus radicale et le mouvement des femmes, ont remporté quelques victoires et ont su créer, pendant quelques jours ou quelques mois, des espaces de liberté et d’égalité. Mais il y a tout de même une touche tragique à chaque tension révolutionnaire piégée dans un cul-de-sac, ou qui fait face à des forces conservatrices et réactionnaires qui 140 Ibid., p. 34. 141 Diane Lamoureux, « Le féminisme et l’altermondialisme », Recherches féministes, vol. 17, no. 2, 2004, pp. 171-194. 142 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La fabrique, 2007, p. 84. 107 accumulent une puissance incommensurable dans les diverses institutions qu’elles contrôlent, soit les États et les partis politiques, les compagnies privées et les médias capitalistes, et les polices et les armées. Même le féminisme a été détourné, pour justifier par exemple l’invasion de l’Afghanistan, au nom de la libération des femmes afghanes.143 Marcuse pensait que les contestataires de son époque formaient une sorte de cinquième colonne qui avait la chance de profiter de la poussée révolutionnaire sur des fronts extérieurs comme le Vietnam et Cuba (que Marcuse tente de ne pas trop idéaliser) pour renverser le système affaibli par ces luttes lointaines. Des forces des pays du Sud, dont les zapatistes, les paysans sans-terre et des grands syndicats en Asie, participent bien sûr du mouvement altermondialiste. Cependant, c’est l’islamisme radical qui est devenu le nouvel ennemi extérieur et qui a pris en quelque sorte la place des guérillas révolutionnaires des années 1960 et 1970, surtout depuis l’attaque du 11 septembre 2001 contre les États-Unis. Or, les radicaux ne peuvent s’y identifier. Plusieurs d’entre eux ont peut-être souri avec sadisme lorsqu’ils ont vu s’effondrer les tours du World Trade Center (un nom qui dit tout, aurait sans doute pensé Marcuse), mais ils ne peuvent se reconnaître dans les principes politiques des islamistes autoritaires, intolérants et sexistes, contrairement à l’étudiant sur une barricade du Quartier Latin dans le Paris de mai 68 qui pouvait s’identifier au combattant Vietnamien. Pire encore, le capitalisme et l’État libéral instrumentalisent cet Ennemi extérieur pour favoriser une mobilisation des ressources et des esprits. La menace islamiste renforce l’État à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, ce qui réduit d’autant la marge de manœuvre des radicaux que certains n’hésitent pas à identifier comme terroristes dans la foulée des nouvelles mesures de sécurité antiterroristes. Ainsi, le Groupe Terrorisme du Conseil de l’Union européenne considère que certains actes « commis par des groupes extrémistes radicaux » « ont clairement suscité des situations de terreur au sein de la 143 108 Des féministes de partout dans le monde ont dénoncé cette guerre et l’instrumentalisation des femmes afghanes par les puissances occidentales. Voir, entre autres, Susan Hawtrhone, Bronwyn Winter (dir.), After Shock : September 11, 2001 – Global Feminist Perspectives, Vancouver, Raincoast Books, 2003 ; Elaheh Rostami-Povey, Afghan Women : Identity and Invasion, Londres-New York, Zed Books, 2007. société, et entraîné une réaction de l’Union, qui a dressé la liste de ces actes et les a définis comme infractions à l’article premier de la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme »144. Le plus grand succès du mouvement altermondialiste, en termes de mobilisation mondiale, est aussi sont plus grand échec. Des millions de personnes ont marché en 2003 contre le déclenchement de la guerre contre l’Irak, mais la guerre a bien eu lieu, alors même que se poursuivait celle en Afghanistan. Il semble bien que les forces de la nouvelle gauche, transformées dans les années 1990 en mouvement altermondialiste, ne soient toujours pas à même de mener une révolution mondiale. Marcuse l’espérait pourtant, lui qui discutait sans répit des possibilités d’une révolution qu’il entrevoyait mondiale. Preuve d’une différence de sensibilité politique et philosophique, entre les militants et le philosophe, les thèses de Marcuse trop globalisantes - ne peuvent être ici d’un grand secours pour les radicaux qui cherchent la direction de l’espoir. Rappelons toutefois que Marcuse concluait son ouvrage L’homme unidimensionnel par cette phrase de Walter Benjamin : C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné. 144 Document 5712/1/02 ENFOPOL 18, Bruxelles, 13 février 2000 (je souligne). 109 Critique de la théorie habermassienne : l’oubli du symbolique et du politique Moez Selmi Il est difficile de prévoir autre chose que des incertitudes au crépuscule d'un siècle signé par tant de projets et d'illusions déçus. La fin du XXe siècle est celui de la science et celui de la mondialisation de l'économie. Celui de la science, non pas simplement parce que celle-ci y a connu son déploiement sans frontières et la splendeur de ses triomphes, mais surtout parce qu'elle s'y est présentée et imposée comme forme supérieure de rationalité en même temps comme le seul versant offert aux problèmes de l'humanité (surtout dans sa version technologique). Il est aussi le siècle de la mondialisation de l'économie, non pas simplement parce que celle-ci s'y est fait le seul impératif urgent à satisfaire pour notre bien-être, mais surtout parce qu'elle a été imposée comme l'unique construction d'un ordre social humain et rationnel. L'optimisme sans bornes du positivisme scientiste du XIXe siècle trouvera somme toute assez tôt au XXe siècle, chez Weber, Nietzsche, l'École de Francfort, la réponse d'une expérience déjà désenchantée : la rationalité scientifique, loin d'enrichir de sens la vie, l'évacue ou le mystifie en tant que pure instrumentalité. Mais est-ce à dire que ce désenchantement marque alors la fin de la modernité, non pas sa conclusion, mais sa ruine comme projet de civilisation ou d'humanité? Faudrait-il dès lors céder la place à tous les irrationalismes, tout en acceptant comme une fatalité que les structures de la socialité soient de plus en plus le produit aveugle de forces technologiques et économiques? Dans le panorama défini par ces enjeux, l'œuvre de Jürgen Habermas constitue l'une des tentatives de repenser la modernité comme un projet de civilisation et d'humanité qui, loin d'avoir vu sa conclusion, demande maintenant plus que jamais à être repensé afin de pouvoir être réassumé et réalisé en se basant sur une rationalité qui prend racine dans l'interaction humaine. Il va de soi qu'on ne saurait entendre l'acte de communiquer comme l'acte où émetteur et récepteur échangent des informations, mais comme un acte qui institue un émetteur et un récepteur dans un jeu symbolique complexe où communiquer est sous la dépendance d'autres fins, celles d'actualiser un ordre transcendantal fondateur. Et si quelque chose résiste au mythe d'une transparence que réaliserait la bonne communication, ce n'est pas le mystère de la subjectivité, mais plutôt la sphère du symbolique qui, organisant les identités et les relations entre les hommes, est fondamentalement échange de significations et de représentations. L'interrogation sociologique sur la communication ne peut être, en dernière instance, qu'une interrogation sur la nature du politique et son telos. I - Le déplacement épistémologique et philosophique dans la théorie habermassienne Jürgen Habermas aborde la théorie de l'action communicationnelle par l'entremise de la modernité. En fait, ce n'est qu'avec les théories de l’agir communicationnel et de l'espace public qu'il pense le projet de la modernité en tant que quête d'une communauté rationnelle, éthique et démocratique. Il s'agit d'une communauté capable de s’organiser et de se renouveler tout en se débarrassant à tous les moments des possibilités d'une sclérose totalitaire ou irrationnelle. Dans son livre Théorie de l'agir communicationnel, Habermas reformule et précise clairement deux paradigmes de sa construction analytique : le paradigme du « système » et le paradigme du « monde vécu ». La théorie sociale de Habermas se présente ainsi comme une théorie de la rationalisation et de la modernisation des sociétés occidentales, processus qui s’est accéléré, notamment depuis le XIXe siècle, en bonne partie sous l'impulsion du progrès scientifique et technique. Philosophiquement, le projet d'Habermas s'inscrit dans une recherche à associer, d'un côté, à l'héritage hégélien, 112 critique et autocritique (hégélianisme de gauche), qui cherche à maintenir l'unité et le primat de la Raison, mais sans les garantir par une identification à un ordre global du monde, et d'un autre côté, à une atténuation des prétentions de la « Raison absolue » en la fondant sur l'entente, sur la nonviolence et sur le dépassement de la domination. Ceci nécessita l'abandon du projet de la domination rationnelle de la nature et de l'histoire, et le passage principiel et définitif, non pas à l'unité de la raison empruntée à l'ordre objectif du monde, ni à la raison kantienne comme faculté subjective de synthèse idéalisante, mais plutôt à une raison procédurale basée sur la théorie de l'intersubjectivité communicationnelle. Ainsi, pour Habermas, la philosophie du sujet est une base trop étroite pour la raison en quête d'autonomie, qui est parvenue à son terme, lequel permet d'exprimer l'intention véritable de Kant au moyen de concepts plus adéquats et plus actuels. Quoique la philosophie kantienne ne réfléchisse pas, selon Habermas, seulement le recentrement moderne de la raison sur le sujet, mais également le pluralisme complémentaire et les problèmes consécutifs de délimitation et de médiation, elle n'arrive pas à élucider la synthèse qui se fonde sur le lien réciproquement constitutif entre subjectivité et raison. Par contre, la philosophie hégélienne s'est approchée plus que la philosophie kantienne de l'objectif de cette synthèse, par une reconstruction de l'unité de la raison qui ne retombe pas en deçà du niveau de réflexion atteint par le tournant subjectif et procédural kantien, sans pour autant rester en deçà des exigences quant à la constitution d'un ordre objectif du monde. Or, ce système hégélien donna naissance à un développement ultérieur de projets se réclamant, d'un côté, de la raison totalisante et d'une radicalisation de la philosophie du sujet, et d'un autre côté, de tentatives cherchant à en finir avec les illusions transcendantales et à ne plus s'intéresser qu'aux formes contextuelles et différenciées de l'usage de la raison. Dans ce cadre théorique, Habermas prétend s'inscrire dans la lignée de l'héritage de la « Théorie critique » qui a vu son apogée avec l'École de Francfort et qui visait initialement à établir un diagnostic critique de la réalité sociale. Cette dernière n'était en droit de soumettre son objet à la critique que dans la mesure où elle était capable de mettre en évidence une quelque transcendance immanente. Ainsi, pour Horkheimer, la théorie doit être capable de penser à la fois sa genèse dans une expérience préscientifique et son utilisation dans une 113 pratique future. Dès lors, cela nécessitait un compte-rendu de l'état de la conscience, autrement dit de sa disposition à favoriser l'émancipation. Le rapport spécifique que Horkheimer a établi entre théorie et pratique présuppose une définition des forces sociales qui, dans un processus historique, tendent à critiquer et à dépasser les formes établies de domination. Or, l'École de Francfort est restée, dans l'ensemble, prisonnière d'un fonctionnalisme marxiste qui l'a induit à percevoir, dans le cadre de la réalité sociale, un cycle de domination capitaliste et de la manipulation culturelle, à tel point qu'il ne restait plus aucune place pour l'émancipation. Car une telle critique qui cherche à se localiser elle-même dans le cadre de la réalité sociale et qui est vouée à s'auto-dissoudre doit apparaître comme impossible, ne serait-ce que parce que celle-ci ne présente plus de structure permettant d'y découvrir des déviations sociales et des attitudes émancipatoires. Dans cette perspective, et pour éviter le piège de l'auto-délégitimation, la tentative théorique d'Habermas présente une alternative et surtout une opposition à la théorie négative de la société, précisément dans le sens où elle a réouvert l'accès à une sphère émancipatoire de l'action. C'est par l'introduction du concept hégélien d'interaction et son élaboration ultérieure avec les moyens de la pragmatique du langage que Habermas entend ranimer la Théorie critique, et cela en procédant à un changement de paradigme lui permettant de « sortir » de la philosophie du sujet fondée sur le modèle individualiste de la réflexion et sur la philosophie de la conscience. En effet, il s'agit de conserver le modèle de critique proposé par l'hégélianisme de gauche tout en réinventant un accès théorique à la sphère sociale dans laquelle un intérêt émancipatoire est susceptible de posséder un ancrage concret. Dès lors, le projet habermassien se veut une tentative de fonder le principe communicationnel de la raison, érigé en catégorie transcendantale immanente, en partant de la structure fondamentale de l'entente en tant que méta-contexte et en arrivant à une unité qui ne piétinera pas sur la diversité déjà présente dans le processus d'entente le plus élémentaire. Toujours est-il que, dans cette construction, le langage restera fondamentalement compris ou pré-compris à partir du modèle interactionnel. C'est en tant que tel qu'il sera toujours posé ou présupposé comme le milieu assurant la médiation entre l'universel et l'individuel et dans lequel se déploie l'expérience réflexive, formatrice des sujets, selon le « telos interne » de la communication intacte et exempte de toute contrainte. 114 Pour ce faire Habermas procède à une remise en cause des approches subjectivistes et individualistes qui prônent l'atomisme, le développement des théories de l'acteur rationnel, le recours continuel à des explications en termes d'intérêts, de calculs et de stratégies. Dès lors, on ne peut pas poursuivre le projet de la modernité sans réajuster, par la critique, les croyances et les idéaux qui l'articulent et sans une intersubjectivité communicationnelle. Ce que propose Habermas, ce n'est pas un projet de théorie critique qui consisterait à contester l'ordre établi, ou à dénoncer publiquement des situations inacceptables, ou à révéler des rapports ou des processus de domination cachés, ou à s'en prendre au rôle politico-idéologique des sciences sociales, ou à déchirer le voile de la méconnaissance et de l'illusion pour mettre au jour des déterminismes et permettre aux agents sociaux de se déterminer en connaissance de cause. Il s'agit essentiellement d'un projet normatif de redéfinition des conditions formelles de possibilité d'une individualité et d'une socialité authentiques, c'est-à-dire non déformées par des exigences ou des contraintes étrangères à la logique interne de la socialisation et de l'individuation. Ainsi Quéré dit-il que : Le nœud de cette démarche est la mise au point d'un concept de raison différent de celui de la tradition épistémologique, à savoir un concept différencié de raison (la raison communicationnelle vient détrôner la raison instrumentale) et une conception formelle de la rationalité, qui évite de substantialiser la raison. Le déplacement de l'épistémologie prend ainsi chez Habermas la forme du remplacement de la philosophie du sujet par le paradigme de l'intersubjectivité pratique.145 C'est donc un déplacement de taille qu'opère Habermas, où il n'est plus question d'objectivation, mais de pratique par la réflexion ; plus de connaissance objectivante mais des modes d'application des résultats d'une objectivation par la formation des orientations d'action, par la construction de vues du désirable et de l'acceptable, par l'évaluation et l'élucidation des situations d'action, etc. Bref, c'est le subjectif, qui, une fois reconnu, discuté et accepté par les autres, sera érigé en objectif. Et c'est aussi un déplacement du descriptif et de 145 Louis Quéré, « Vers une anthropologie alternative pour les sciences sociales? », chap. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (dir.), Habermas, la raison, la critique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, p. 114. 115 l'explicatif à caractère empirique et désengagé vers un processus d'orientation de l'action qui exige d'être guidé par un savoir normatif - appréhender ce qui est, ce qui doit être, ce qui est désirable et acceptable. Sauf que le normatif habermassien est, contrairement au normatif des théories critiques émanant de la philosophie de l'histoire et de la conscience (progrès, pouvoir émancipateur de la science, critique rationnelle des préjugés et des traditions et maîtrise du devenir de la société par l'action rationnelle), déjà contenu dans ce qui est, donc non arbitraire et susceptible d'une validité universelle. Selon Habermas, les interactions sociales de la communauté de langage mettent en jeu une attente d'intercompréhension authentique, une orientation vers un état d'interaction capable d'assurer une individuation non déformée des partenaires, leur reconnaissance réciproque comme sujets autonomes et responsables, et une intégration sociale dans laquelle le lien social et la stabilité des réseaux d'interaction procèdent d'une adhésion réciproque délibérée des agents, fondée sur la raison critique, dans le cadre de la coordination de leurs paroles et de leurs actions. C'est désormais par l'instauration d'une interaction sociale en tant qu'intersubjectivité langagière non déformée et soustraite à la domination et non pas par le travail social et émancipateur (débarrassée ainsi du travail, qui restait encore déterminant pour Marx et ses concepts de praxis et de production), que sont esquissées les conditions de l'individuation et du progrès social. Du coup, on se demande comment est-il possible, comme l'ont bien vu Axel Honneth et Jacques Mascotto 146, d'être toujours dans la modernité, comme le prétend Habermas, quand la catégorie d'intégration, de reconnaissance et d'estime sociale, à savoir le travail, n'est plus du tout systématiquement dans le cadre catégoriel de la théorie de l'action? Or, ce qui échappe à Habermas, et comme l'a décelé Christian Marazzi147, c'est que la théorie de l'agir communicationnel reste en deçà d'une saisie de la réalité contemporaine du postfordisme, c'est-à-dire l'entrée en production de la 146 Axel Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D'où parle une théorie critique de la société? », chap. dans Bouchindhomme et Rochlitz, op. cit., 1996, pp. 215-238. Jacques Mascotto, « De la force de travail à Dionysos », Conjonctures, no. 25, 1997, pp. 97-117. 147 Christian Marazzi, La place des chaussettes : le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques, Paris, Éditions de l'Écart, 1997. 116 communication ou en communication productive, où la communication et travail ne font plus qu'un. Mais revenant pour le moment à l'analyse de la théorie habermassienne qui veut bien effectuer un dépassement de la neutralité axiologique, la distinction radicale et apriorique entre faits et valeurs, entre sujet et objet et entre cognitif et normatif. Pour Habermas, l'abandon de ces distinctions, loin de conduire à une position subjectiviste, relativiste ou objectiviste, permet de formuler en des termes nouveaux les exigences d'être situé et engagé dans le monde, donc de prise de position vis-à-vis d'une offre d'adhésion et de participation selon un principe d'ouverture et d'universalisation, et non pas de clôture et de limitation : celui d'une relation à autrui, qui est lui-même en contact avec le monde et dispose du même langage. Contrairement à la Théorie critique négative qui préconisait la dissolution du noyau social de la société, Habermas propose une théorie du langage qui est capable de montrer de façon convaincante que le potentiel de l'homme qui est aujourd'hui en danger est sa capacité à s'entendre avec autrui au moyen de la communication. Le but d'Habermas n'est pas d'outrepasser les catégories ontologiques de la philosophie et de la sociologie classiques (individu, société, classes, nations, actions, faits, significations, compréhension, intégration sociale, pouvoir, domination, rationalité, etc.), mais plutôt de considérer l'intersubjectivité langagière en tant que le seul axe fondamental de toute unité synthétique d'une communauté de sujets libres et responsables. Pour cela, Habermas opère une désubstantialisation148 de ces catégories classiques qui deviennent corrélatives à une activité sociale constituante dans un monde ouvert à une communication non contraignante. Certes, ces catégories classiques sont différenciées et engendrent des médiations. Mais ces médiations n'ont plus leur point d'ancrage dans le rapport apriorique sujet-objet et dans le sujet autonome muni d'une capacité 148 C'est en rendant ces entités des corrélatifs événementiels d'opérations et de procédures que se réalise leurs désubstantialisation. Ainsi ce sont des processus qui s'instaurent et qui produisent ces entités tout en les transformant en même temps. De la sorte, ces entités, notamment l'objectivité, la subjectivité, la socialité, l'individu, la société, etc., « ne sont pas tant une origine, une source de déterminations, qu'un aboutissement et que ce qui vient occuper la place de l'origine ce sont à la fois une communauté de pratiques et de langage, avec sa consistance normative particulière, et des opérations régies par des procédures ». Quéré, op. cit., 1996, p. 131. 117 intuitive et réflexive fondée sur la Raison éclairante. Ces médiations se dégagent a posteriori des réseaux de communication dans un milieu d'exigences de validité intersubjective, ce qui n'implique pas uniquement des jugements de faits fondés sur une posture de simple observateur désengagé, mais aussi des jugements évaluatifs et normatifs d'un observateur engagé. Le jugement d'acceptabilité d'autrui et son adhésion motivée sont donc la base du rapport à soi, aux autres et au monde, toujours en train de se construire parce que toujours en communication et en recherche de validité et soumis aux schèmes d'interprétation et de perception. Ainsi, le monde et le sens communs sont institués plutôt que donnés, c'est-à-dire a posteriori et non pas a priori, dans un espace public fondé sur l'intercompréhension des partenaires. Ce n'est pas la liquidation du sujet qu'Habermas cherche, mais le passage d'un sujet réflexif, se connaissant luimême parce qu'il se saisit comme objet, à un sujet résolument communicationnel, où le soi devient intersubjectif en tant que répondant et existant dans un réseau d'interactions médiatisées par le langage. La Raison communicationnelle Ce changement de paradigme s'accompagne aussi d’une redéfinition du concept de raison. Cette dernière a partie liée avec la communication, c'est-à-dire avec l'actualisation, dans l'interlocution, de la structure de validité du discours : « elle se définit formellement, en termes de conditions, d'attitudes, d'opérations et de procédures. Elle est enfin différenciée : à la raison instrumentale, qui se définit en termes de calcul d'un acteur monologique, s'oppose la raison communicative, qui procède du potentiel de rationalité contenu dans la base de validité du discours.149 » Dès lors, la raison communicationnelle permet des interactions et des liaisons entre des personnes et leurs actions réciproques, ce qui engendre une communauté de sujets engagés dans la reconnaissance d'une validité intersubjective et permet l'intégration sociale et la stabilisation de réseaux d'interaction. À vrai dire, le passage de la raison classique à la raison communicationnelle démontre une lecture erronée de la part d'Habermas de la raison telle que définit par Weber. Pour ce 149 118 Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, A. Fayard, 1987, pp. 129-130. dernier, la rationalité consiste, d'un côté, en une recherche méthodique d'un but pratique déterminé par un calcul toujours plus précis des moyens adéquats, et de l'autre côté, en une maîtrise croissante de la réalité à l'aide de concepts abstraits toujours plus précis. Or, Habermas identifie la définition wébérienne de la raison à des modes de comportement justifiables, ce qui réduit inexorablement la définition initiale et cause problème. Car le concept de justification luimême doit être identifié rationnellement, on doit recourir à une précompréhension de la rationalité pour reconnaître une justification : on a alors une tautologie et une impossibilité. Il reste toujours vrai que la signification spécifique et le poids relatif des procédures de justification dépendent d'une précompréhension de la rationalité qui dépend des constellations historico-culturelles et des contextes interprétatifs. Ainsi, les macrostructures significatives que Weber étudie dans sa sociologie de la culture sont ancrées dans des formes spécifiques d'interprétation du monde qu'il appelle les « ordres du monde », un monde considéré comme structure significative transsubjective. Ces derniers qui ont la forme d'un monde et qui donnent forme au monde sont des univers de signification qui canalisent le potentiel totalisant de la culture à travers des contenus significatifs spécifiques et qui les transforment en principes structurels, incluant par conséquent aussi des horizons spécifiques de l'action et de la rationalité. Dès lors, la culture n'est pas uniquement unité d'instauration de sens et de prise de position, mais aussi elle ouvre l'espace dans lequel la diversité des formes d'interprétation peut se développer et s'affirmer. Certes, le rapport entre unité et pluralité ne peut pas être réglé par des constructions complètement aprioriques : le concept de rationalité renferme toujours un aspect d'universalité, mais il s'agit d'un « universel latéral » (Merleau-Ponty), toujours ouvert à soi, aux autres et au monde. Force est de noter que cela ne doit pas nous mener à nous restreindre à une culture spécifique ni à tomber dans un relativisme culturel. La rationalité en tant qu'unité de l'ouverture au monde dans la diversité de ses formes, notamment communicationnelle (mais qui ne se réduit pas à l'intersubjectivité) reste toujours un projet inachevé. D'ores et déjà, ce qui reste au-delà ou en deçà de la raison communicationnelle c'est « l'Autre de la raison » (Arnason), c'est l'Invisible du Visible, c'est-à-dire les différents modes de perception et d'interprétation du monde et du sens et qui sont incommensurables et non homogènes parce qu'ils 119 ne se réduisent pas les unes aux autres (Merleau-Ponty), c'est le « non-conceptuel », le « non-identique », c'est-à-dire le sentiment esthétique qui est irréductible à toute procédure conceptuelle et argumentative, à toute activité communicationnelle. Il semble en effet que le tournant communicationnel habermassien reste partiel. À l'autre de la raison, au nonconceptuel, au non-identique, à l'inconscient, au singulier semble répondre une philosophie de part en part conceptuelle, et qui, à l'incommensurabilité du concept et sa signification, à l'hétérogénéité profonde entre langage significatif et expression, on voit mal comment elle pourra nous dévoiler dans son intégralité toute l'authenticité du symbolique, de l'imaginatif, de l'art, du sentimental, du poétique, etc. Non seulement on ne peut pas définir ces derniers à partir du concept d'activité communicationnelle, mais en outre, même du point de vue de leur soumission à la discussion argumentative, on ne peut pas les traiter sur la base de la rationalité communicationnelle qui se veut totalement dans la réflexion intersubjective langagière, donc en dehors de l'indétermination. II - La sphère symbolique et le politique Cette théorie de l'espace public et de la communication sans contrainte, sans reste, conduit à une impasse, dans la mesure où Habermas est obligé d'occulter la véritable structure du système d'objectivation de la médiation symbolique dans les sociétés modernes. Car le champ d'action communicationnel n'est pas placé sous le signe de la discussion rationnelle ou de la quête d'un consensus libre sur des intérêts universalisables, mais sous celui de la division et du conflit. Et les acteurs qui y interviennent ne sont pas des sujets abstraits, de purs sujets de pensée et de discours, mais des acteurs historiques incarnant d'un côté le pôle du pouvoir et de l'actuel, de l'autre le pôle de la discussion critique et du potentiel. L'intersubjectivité érigée en fondement de la norme implique que la subjectivité, la liberté originaire ne soit pas dissoute dans un espace holistique, quelle qu'en soit la nature, car il s'agit de communication, non de communion. Le lien social et l'identité, c'est-à-dire, la reconnaissance d'une appartenance à une communauté, ne sont pas dissociables d'un système général de représentation, d'une imagination créatrice, d'une reconnaissance mutuelle entre les sujets, d'une activité communicationnelle fondatrice, qui stabilisent le 120 monde en lui donnant un sens. L'identité et l'intégration sociales procèdent d'une distanciation, d'une mise en scène (Quéré) à travers laquelle une société se rend intelligible à ellemême, s'énoncent les raisons et les fins de son organisation, conçoit sa capacité d'action sur soi, se représente sa créativité. Grâce à cette explicitation incessante, elle s'assure d'une dimension totalisante (unité symbolique), se rend reconnaissable comme communauté pour les individus qui la composent et leur garantit qu'ils ont pris sur le cadre de leur existence collective. De la sorte, les individus séparés sont impliqués dans un rapport collectif en fonction de leurs relations communes au tiers symbolisant150 constitué par cette réflexivité. C'est à l'aide de ce tiers symbolisant que les sujets sociaux trouvent accès au réel, construisent leur identité et leur communauté, acquièrent la capacité de penser et d'agir, se constituent comme acteurs historiques. En ce foyer symbolique sont figurées la vérité et la justesse de l'ordre social. Aussi représente-t-il à la fois un « point absolu d'origine », depuis lequel la société s'imagine avoir été créée. La capacité instituante d'un tel foyer de sens placé à distance de l'espace social de telle sorte que celui-ci s'y apparaisse à lui-même, tout en étant maintenu à portée de la prise des individus, tient aux diverses garanties qu'il leur offre quant à leur capacité d'action sur le cadre de leur existence collective (modalité pratique de l'action sociale), quant à la possibilité de rapporter chacun de ses éléments à un principe 150 L'échange social actualise ou met en scène un « même » symbolique à la place de ce qui n'est pas présentable ou de ce qui n'a pas à être exhibé. La compréhension réciproque des sujets sociaux requiert la médiation d'un tiers symbolisant. « Il est fait de l'articulation d'un ensemble d'éléments composites: des structures cognitives et des cadres normatifs, des repères de discrimination et des critères d'évaluation, des modes d'appréhension du temps et des dispositions vis-à-vis du changement, des règles de choix et des propositions définissant des façons de procéder (technologies), des modes de représentation et des schémas d'action ; et à un autre niveau, des jeux de rôles et des catégories de la pratique, des affirmations considérées comme vraies et des normes tenues pour justes, des croyances et des figurations. Parmi ces éléments, les uns sont réellement déterminés, les autres seulement déterminables par une élaboration collective ; les uns sont simplement actualisés dans les discours et les pratiques, les autres sont explicités, formalisés, rationalisés ; les uns sont uniquement intériorisés (modèles culturels), les autres sont extériorisés pour figurer une altérité du social à soi (garants méta-sociaux). » Louis Quéré, Des miroirs équivoques : aux origines de la communication moderne, Paris, Éditions Aubier Montaigne, 1982, p. 84. 121 qui le justifie (objectivité de la connaissance), ou encore quant à celle de se représenter l'ordre social comme juste puisque régi par une Loi qui vaut pour tous (légitimité des normes). Ainsi, la société se finalise en introduisant de l'intérieur d'elle-même une distance entre elle-même et ce qui la fonde, par une différenciation croissante entre les éléments cognitifs et les éléments normatifs de la représentation, par la figuration de positions de pouvoir et de savoir. C'est alors que le procès d'objectivation de la médiation symbolique peut prendre la forme d'une mise en scène qui introduit une distance entre l'activité sociale et son fondement symbolique. Habermas occulte la distinction entre réel et représentation du réel, qui passe par une division entre sujet et objet. Ainsi, la dimension totalisante (l'unité symbolique) qui s'inscrit hors de l'humain, devient totalement immanente, c'est-à-dire la somme, et seulement la somme de tout le processus communicationnel intersubjectif. Dès lors, la représentation se mue en code opérationnel. Celui-ci n'est en effet qu'un ensemble de signes conventionnels, fabriqués de toutes pièces, libres de toute contrainte référentielle et ne fonctionnant que relativement les uns aux autres. Ce qui permet d'engendrer une série illimitée de messages. Cette déconnexion de l'ordre symbolique d'avec tout référentiel social contraignant serait à la source de l'inflation illimitée du discours dans la société contemporaine et de la surenchère sur l’altérité et l’identité. L'action sociale ne peut être pensée et vécue que comme un combat où s'affrontent des acteurs et des adversaires. Cette structuration conflictuelle de l'action sociale est liée à l'opérativité du discours dans l'organisation de l'imaginaire de la société, compte tenu du type de division qu'il instaure entre le réel et la représentation. Le champ politique de cette société fonctionne en effet à l'opinion. On y rationalise la domination politique avec du discours et des êtres de discours. Et c'est ce conflit, cette division qui contribue à l'institution symbolique du lien social, et qui échappe à Habermas. En effet, un conflit n'existe pas sans représentation de lui-même, sans discours sur lui-même. Il n'est jamais pur face-à-face sous peine de se dégrader en séparation empirique des forces qui entrent en relation à travers lui. La définition de l'identité des acteurs et celle des enjeux de leur opposition sont affaires de représentation et de discours, de même que la constitution du champ de conflit et la possibilité de le pratiquer comme affrontement de parties antagonistes. 122 Mais ce conflit est mené sur un fond d'identité, de reconnaissance, ce qui autorise l'émergence d'un pôle institutionnel et un tiers symbolisant, qui se charge d'incarner la dimension de la totalité. Le pôle institutionnel empêche que le conflit ne se transforme en une opposition radicale mettant en jeu l'unité du champ où il advient, c'est-à-dire tout ce qui tient ensemble les acteurs. Quant au pôle symbolique, il rend l'action possible et intelligible en la limitant : il comporte des normes à ne pas transgresser pour rester dans la convenance ; il véhicule un certain type de connaissance du monde et de la société où sont représentées les limites naturelles et sociales de l'action humaine. Or, paradoxalement et bizarrement, Habermas prône une socialité communicationnelle intersubjective débarrassée du politique, d'un côté, sans sa version agonistique, et de l'autre en tant qu’ordonnancement symbolique des relations sociales. Tout d'abord, ce qu'on appelle pluralisme est bien plus que la simple conséquence de l'acceptation des principes de l'entente ou un refoulement de la sphère du pouvoir et des conflits. Il constitue l'expression symbolique, l'expression de la révolution démocratique entendue comme signifiant la fin d'un type de société, organisée hiérarchiquement à partir d'une conception unique et substantielle d'un bien commun, fondé sur la nature ou sur Dieu. La société démocratique moderne est constituée comme une société dans laquelle le pouvoir, la loi et le savoir sont exposés à une indétermination radicale. La société ne peut plus être définie comme une substance dotée d'une identité organique, et la démocratie se caractérise par une sphère agonistique, par la « dissolution des repères de la certitude » (Claude Lefort). Ce n'est pas un accord définitif sur des principes de justice, de l'égalité et de liberté, ni un dénigrement du pouvoir qui permettra d'assurer la défense des institutions de la société. Un consensus rationnel et une éthique communicationnelle sont certes nécessaires, mais ils ne peuvent pas être dissociés d'une confrontation sur l'interprétation de ces principes. C'est précisément la confrontation quant aux différentes significations à attribuer à ces principes, ainsi que sur les institutions et les pratiques où ils seront concrétisés, qui constitue l'axe central d'une politique pluraliste. Selon Paul Ricœur, dans une société de plus en plus complexe, les conflits ne diminuent pas en nombre et en gravité, mais se multiplient et s'approfondissent. Car la discussion politique est sans conclusion, bien qu'elle ne soit pas sans décision. Mais toute décision peut être 123 révoquée selon des procédures acceptées et elles-mêmes tenues pour indiscutables, du moins au niveau délibératif. Aucune collectivité, aucun groupe, aucun parti ne peut être en position d'apparaître comme ayant la maîtrise du fondement de la société et comme représentant de la totalité. Ce qui est visé ici, ce n'est pas une harmonie ou une réconciliation entre les différents acteurs sociaux, ni l'élimination du pouvoir au nom du relativisme, mais plutôt le refus de tout discours qui tend à imposer un modèle univoque et sans tension. C'est uniquement par la multiplication des discours agonistiques que nous pouvons contribuer à consolider le consensus sur les institutions toujours révocables, donc non figées, ce qui requiert une réelle participation aux pratiques sociales qui tissent la trame tant de l'État que de la société civile. À l'évidence, le pluralisme ne peut jamais être total car il présuppose un ordre légal et un pouvoir public. L'État ne peut jamais devenir une simple association parmi d'autres et il doit conserver une primauté. Et l’une des questions cruciales est celle de savoir quelle forme pourrait revêtir un État pluraliste? Il importe de savoir comment des intérêts antagonistes peuvent être contrôlés de telle manière qu'aucune concentration d'intérêts ne parvienne à exercer un monopole et à dominer le processus de prise de décision. Quant à Habermas, il pense qu'un accord sur des règles de procédure, régit par une éthique communicationnelle, devrait être suffisant pour administrer la pluralité des intérêts qui existent dans la société et que nous pourrions ainsi procéder à l'éradication de l'antagonisme. En masquant la nature réelle des frontières inévitables du conflit et de la domination dans l'arène du politique par la référence à la prétendue neutralité de cette arène (au nom de la communication parfaite), on crée un effet d'opacité qui entrave leur développement et a pour fonction de placer les institutions établies hors d'atteinte du débat public. La spécificité du pluralisme politique ne réside pas dans l'absence de pouvoir, de conflits et de dominations, mais dans l'instauration d'institutions permettant de les limiter et de les contes- 124 ter151. Mais ce mécanisme d'autolimitation cesse d'opérer si le politique n'est pas reconnu et reste caché derrière la neutralité. Pour le processus du pluralisme, il importe de comprendre qu'il faut qu'aucun agent social ne puisse prétendre maîtriser les fondements de la société ; le meilleur moyen pour y parvenir est de créer de solides formes d'identification à des institutions démocratiques et pluralistes. L'objectif est d'établir l'hégémonie des valeurs et des pratiques démocratiques (ex: liberté, égalité). Il s'agit d'un projet éthico-politique qui s'étend aux valeurs spécifiques qu'il est possible de réaliser dans l'espace politique par l'action collective. Ce dernier point indique pourquoi nous devons ouvrir un espace pour le pluralisme des cultures, des formes de vie, des régimes, comme pour le pluralisme des sujets, des choix individuels et des conceptions de bien. Mais il ne faut pas sombrer dans un pluralisme total. Bien qu'il soutienne le pluralisme, un régime politique ne peut placer toutes les valeurs au même niveau, car son existence même en tant que forme de société politique exige une hiérarchisation spécifique des valeurs. 151 Selon Michel Freitag, « […] le rapport de domination traverse aussi bien la société que l'État, mais seulement sous l'effet d'une double médiation ; plus précisément, les rapports de domination qui traversent la société y sont représentés dans l'État, ils se trouvent donc médiatisés par cette objectivation réflexive qu'accomplit le moment politique et dans laquelle ces rapports et leur structure deviennent l'enjeu des luttes politiques pour le pouvoir. Mais inversement, les rapports de domination ne peuvent plus s'exercer dans la société que sous les formes institutionnalisées établies par le même pouvoir de l'État. Ainsi l'État compris comme État de droit est le lieu dans lequel les rapports de domination dans la société peuvent être modifiés, précisément parce qu'il est d'abord devenu le lieu où ils sont désormais représentés, établis et sanctionnés, de manière médiate, explicite et formelle, dans le droit ». Michel Freitag, « La métamorphose. Genèse et développement d’une société postmoderne en Amérique », Société, no. 12-13, hiver 1994, p. 100. 125 L’épistémologie de Fernand Dumont : l’ombre et la pertinence de la connaissance suivi de Application de la vision épistémologique de Fernand Dumont à la science économique et aux idéologies Hubert Forcier et Bertrand Lavoie Depuis que les hommes parlent, depuis qu’ils écrivent, ils ont voulu ramener le mutisme de l’univers et leurs sauvages intentions intimes à des horizons repérés et à des angoisses fondées. Fernand Dumont (Le Lieu de l’homme) 1e partie - L’épistémologie de Fernand Dumont : l’Ombre et la Pertinence de la connaissance La pensée de Fernand Dumont nous permet de comprendre et d’observer l’accès à la connaissance sous l’angle privilégié de la culture. Pour lui, le déchirement perpétuel de la culture fait d’elle un projet « sans cesse compromis » et permet le passage migratoire de la familiarité des significations à l’abstraction et la quête de vérité. Ce passage, cette véritable force d’arrachement du savant au sens commun, ne se comprend qu’à la lumière d’une ontologie particulière de la culture et de la théorie de la connaissance qui en découle. Il est en ce sens primordial, pour comprendre l’épistémologie de ce penseur, de faire un détour par sa conception de la culture. Dès lors, deux questions nous interpellent : quelle est la théorie de la connaissance de Fernand Dumont et quelles sont les considérations épistémologiques qui en découlent? Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous pencherons dans un premier temps sur la conception dumontienne de la culture pour montrer la distance et le dédoublement qui la caractérisent et surtout pour comprendre que ce dédoublement est la toile de fond sur laquelle va se construire la théorie de la connaissance de Dumont. Ensuite, nous pourrons tenter de saisir cette théorie, exposée notamment dans son ouvrage L’Anthropologie en l’absence de l’homme (1981). Nous verrons de quelle manière se dessinent les impasses de l’accès à la connaissance soulevées par Dumont et les considérations épistémologiques et politiques qui en émergent. Finalement, avec son importante conception de la pertinence du savoir, nous pourrons nous pencher sur les dépassements qu’offre ce penseur québécois aux impasses qu’il a circonscrites par sa théorie de la connaissance. Au final, nous serons à même de comprendre que, pour Fernand Dumont, le destin de la culture et celui de la connaissance dans la société actuelle sont hautement solidaires et appellent tous deux à des questionnements épistémologiques, voire même politiques. Dédoublement et distance de la culture La pensée de Fernand Dumont, aussi diversifiée soitelle (philosophie, sociologie, histoire, théologie et poésie), n’en est pas moins fondée sur une conception de la culture bien particulière. Nous croyons que l’angle privilégié de la culture est la porte d’entrée nécessaire à la compréhension de la pensée dumontienne. La théorie de la culture qu’il développa dans Le Lieu de l’homme (1968) est sûrement, en quelque sorte, le « cœur » de la pensée dumontienne touchant à la culture. De ce cœur découle une théorie de la connaissance (L’Anthropologie en l’absence de l’homme [1981]), une critique des idéologies (Les Idéologies [1974]), une analyse de la science économique (La dialectique de l’objet économique [1970]), un regard sur la science historique (L’avenir de la mémoire [1995]) et des analyses de la société québécoise (Genèse de la société québécoise [1993] et Raisons communes [1995]). Cependant, nous ne présenterons ici qu’une 128 partie de la thèse dumontienne contenue dans Le lieu de l’homme, soit ce qu’il nomme le dédoublement et la distance de la culture. Dédoublement de la culture La conception de la culture de Fernand Dumont s’appuie directement sur un constat : la culture est en crise. Effectivement, en plus d’être un « projet sans cesse compromis », la culture doit répondre à cette question, troublante et nécessaire : « comment nos sociétés réussissent-elles à sortir de l’impasse où les a laissées la liquidation de l’unanimité des valeurs jadis traduites en un discours culturel cohérent?152 » Cette liquidation de l’unanimité est la condition essentielle de la culture pour Fernand Dumont : mieux, elle est un constat dont nous ne pouvons faire l’économie. Ce qui est significatif dans le regard que pose Dumont sur ce constat de la crise de la culture, c’est qu’il le contraint, en quelque sorte, à en chercher l’éclaircissement par une ontologie de la culture. Pour lui, « cette crise perpétuelle, cette difficulté à construire l’unanimité quant au monde que nous habitons, il faut en rechercher la cause dans une ontologie de la culture, celle de son dédoublement153 ». La culture se caractérise donc par un dédoublement suivant lequel l’homme peut se donner une représentation de lui-même et de la culture particulière dans laquelle il vit. Cette représentation n’est possible que par la distance que crée ce dédoublement de la culture, entre une culture où la familiarité des intentions se mêle aux nécessités quotidiennes et une culture où l’abstraction permet à la fois un éloignement en rapport aux intentions nécessaires et une volonté de connaissance synthétisée. Fernand Dumont parle en premier lieu d’une culture première, qui « est un donné. Les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un réseaux par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde 152 Fernand Dumont, Le Lieu de l’homme, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2005, p. 44. Désormais noté LH. 153 Brigitte Dumas, « D’une phénoménologie de la culture à une épistémologie des sciences humaines », chap. dans Simon Langlois et Yves Martin (dir.), L’horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont, Québec, PUL/IQRC, 1995, p. 110. 129 comme dans sa maison154 ». Cette culture première, en même temps qu’elle permet aux hommes de « se mouvoir dans la familiarité des significations », engage à un nécessaire regard d’ensemble qui permet de comprendre et de saisir ses innombrables produits. Étant totalement immergé dans une culture première qui contraint l’individu à « constater » le donné, ce dernier se voit dans l’obligation d’effectuer, par une activité de synthèse, la construction d’un regard d’ensemble. D’ailleurs, pour Dumont, il « est impossible de dresser l’inventaire et de dégager la synthèse de cette culture première. C’est la culture elle-même qui, sans se livrer dans sa transparence mais en créant des objets seconds privilégiés, me permet à la fois de prendre distance vis-à-vis d’elle et d’avoir conscience de sa signification d’ensemble155 ». Pour illustrer ces objets seconds, Dumont prend l’exemple d’un journal qui, étant un objet inséré entre la personne qui le lit et le monde, génère en quelque sorte un autre monde.156 Il est dès lors question de culture seconde. Celle-ci est un construit et « s’infiltre par les fissures que la première veut masquer, elle suggère que la conscience ne saurait être enfermée ni dans le monde ni en elle-même ; de ce malaise, elle fabrique les fragments d’un autre monde157 ». Ce constat des deux cultures nous rappelle que la culture génère une cassure dans « le sens du monde », notamment par le fait que les objets insérés qui permettent la culture seconde entraînent un déchirement perpétuel. Ainsi, ce qui est significatif pour Dumont, c’est que ce dédoublement de la culture est maintenu et préservé par un rapport et une médiation entre les deux cultures. La distance créée doit donc être préservée par une médiation afin d’éviter que la culture seconde s’enferme dans l’abstraction et ignore les nécessaires influences de la culture première. En définitive, nous pouvons dire brièvement que c’est dans cette distance que se situe le cœur de la conception de la culture de Fernand Dumont. Une distance déterminante Nous le voyons, cette conception de la culture engendre dans la pensée dumontienne cette idée importante de la 154 LH, p. 73. Nous soulignons. 155 LH, p. 75. Nous soulignons. 156 LH, p. 78. Nous soulignons, sauf le mot « objet » qui est souligné par Dumont. 157 LH, p. 87. 130 distance. Une distance entre la culture première et la culture seconde dont le rapport de l’une à l’autre doit être maintenu et entretenu par une médiation. Distance aussi, nous le verrons, qui est reprise dans sa théorie de la connaissance. Ce qu’il faut comprendre (cela explique notre détour par Le lieu de l’homme), c’est que la théorie de la connaissance que Fernand Dumont développe dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme s’appuie directement sur cette conception de la culture. Dans une vision solidaire de la connaissance et de la culture, Dumont va toujours garder en tête ce déchirement et cette distance constitutifs de la culture. Il le dit d’ailleurs explicitement : « L’anthropologie est une réplique de la culture.158 » Il nous reste maintenant à comprendre comment cette conception de la culture est si déterminante pour sa vision de la connaissance. L’ombre de la connaissance Dans son ouvrage L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Fernand Dumont va s’intéresser au destin de « l’anthropologie », qui signifie pour lui « les modes d’accès à la connaissance ». Il nous avertit d’ailleurs en ce sens lorsqu’il mentionne que « l’anthropologie est ici considérée selon une acception fort étendue. Elle englobe les sciences de l’homme, la philosophie […], et même les idéologies159 ». Il tente de voir, par une théorie de la connaissance, quels sont les destins possibles de l’anthropologie au regard des nombreuses impasses qui se dessinent selon lui. Nous tenterons dans cette partie d’énoncer dans un premier temps le propos général qu’il a tenté de circonscrire, avec l’absence constitutive à la connaissance pour déboucher par la suite sur l’important concept d’Ombre. Nous terminerons avec des considérations davantage épistémologiques et politiques qui découlent de cette théorie. L’absence constitutive à la connaissance Pour Fernand Dumont, l’anthropologie se trouve ailleurs « que là où nous croyons nous trouver. Elle s’édifie en notre absence160 ». L’anthropologie constitue avant tout un 158 Fernand Dumont, L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, PUF, 1981, p. 11. Désormais noté AAH. 159 AAH, p. 7. 160 AAH, p. 10. 131 mode d’accès à la connaissance qui génère un discours particulier sur l’homme. Ce qui va fasciner Dumont, ce n’est pas cette anthropologie comme telle, mais bien le travail de l’anthropologue et surtout le statut sur lequel celui-ci va s’appuyer pour effectuer cette anthropologie. Ce questionnement est le commencement d’une réflexion pour une théorie de la connaissance : « Qui prétend parler de l’homme, de cet objet hypothétique et s’interroger sur la manière d’en finir avec lui?161 » Ce que l’on nomme « le chemin de l’objectivité » engendre pour Dumont une coupure importante avec « le sens commun ». En d’autres mots, il ne serait pas exagéré de dire que « pour aller plus loin vers je ne sais quelle objectivité il [l’anthropologue] ne lui faudrait pas seulement abolir sa propre subjectivité mais aussi couper le courant qui permettra à d’autres consciences de s’assimiler sa propre production162 ». Cette « coupure de courant » fait en sorte que l’anthropologue est effectivement arraché à la culture de la familiarité des significations, pour accéder à une autre culture, celle de l’abstraction. Or, ce qui est significatif pour Dumont, c’est que cet arrachement et ce déchirement que vit l’anthropologue va altérer son regard : n’étant désormais plus avec les hommes de la culture première, son regard va se porter sur autre chose que sur l’homme, soit sur l’ombre que ce dernier projette sur la culture seconde. Plus précisément, cette démarche ramène l’anthropologue à « un univers qui n’est pas tout à fait lui [l’anthropologue] ni tout à fait les hommes. La visée de nos disciplines ne résiderait-elle pas dans cette réfraction? Ce que nous appelons l’objet, ne serait-ce point, en définitive, l’ombre de l’anthropologue?163 » L’anthropologue pose un regard sur l’ombre de l’homme et non plus sur l’homme, parce qu’il s’est lui-même exilé, ou pour parler dans le langage dumontien : l’anthropologue a émigré de la culture première à la culture seconde. D’ailleurs, il le mentionne lui-même : cet accès à la vérité objective n’est possible qu’« à la condition d’avoir émigré dans un monde où le savoir ne pourra se justifier que par le savoir. Ayant abandonné la culture de ma naissance et de mes préjugés afin d’accéder à la vérité, aurais-je donc perdu des vérités qui constituent la substance de ma vie?164 » Cette 161 AAH, p. 31. Nous soulignons. 162 AAH, p. 28. 163 AAH, p. 28. Dumont souligne. 164 AAH, p 12 et 13. Nous soulignons. 132 émigration fait en sorte que l’anthropologue commence à constituer son savoir et son discours de plus en plus en marge de la présence des hommes. De plus, cette émigration est une condition essentielle à la constitution d’un « savoir objectif », puisque pour que se constitue un tel savoir, « il fallait croire à la possibilité pour l’anthropologue de se détacher des hommes, de les voir à distance, de constituer une histoire de l’anthropologie à l’écart des hommes165 ». Bref, l’anthropologie se constitue pour Dumont en l’absence de l’homme. Dans ces conditions, les anthropologues se sont ainsi détachés des hommes et cela, pour consacrer leur vie à l’Ombre. L’Ombre La notion d’ombre chez Fernand Dumont peut paraître assez floue et complexe, ce pourquoi nous prendrons la peine ici de tenter de la développer davantage. Selon un commentateur, « l’ombre de l’anthropologue consisterait dans le discours qu’il porterait sur les hommes. Ces propos ne sont possibles que par la distance prise par rapport à la culture première que postule la pratique scientifique166 ». Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une pratique « scientifique » pour Dumont, mais bien d’une pratique plus large de la connaissance. Pour illustrer plus précisément cette notion d’ombre de la connaissance, Dumont prend l’exemple de deux pratiques de la connaissance : l’Écriture et l’Histoire. Dans un premier temps, Dumont croit que le commencement du regard sur l’Ombre débute avec l’Écriture. Pour lui, l’Écriture est en soi un déchirement de la culture par lequel la culture première est évincée et ignorée. Il mentionne que « l’Écriture abolit l’histoire pour que l’histoire apparaisse comme objet de considération ; il faut que j’entrevoie une ombre de l’histoire, en l’occurrence l’Écriture, pour que je puisse rendre significative l’histoire dite « réelle ». L’Écriture prend forme grâce à l’ombre de l’histoire167 ». En ce sens, écrire pour Fernand Dumont, c’est s’opposer au réel et c’est faire taire la culture première. Il le dit explicitement : « Écrire c’est d’abord instaurer le silence168 ». Pour Fernand Dumont, 165 AAH, p. 33. 166 Julien Massicotte, Culture et herméneutique. L’interprétation dans l’œuvre de Fernand Dumont, Québec, Nota bene, 2006, p. 127. 167 AAH, p. 67. 168 AAH, p. 53. 133 écrire c’est se positionner à côté du réel. Ce positionnement est important, car il génère en quelque sorte un statut spécial dans la culture. Nous pensons que ce qui est significatif dans la pensée de Dumont au regard de ce positionnement à côté du réel, c’est le fait rendu évident que cette vision de la connaissance est littéralement assisse sur le dédoublement de la culture exposée dans sa conception de la culture. D’ailleurs, pour lui, « le statut de l’anthropologue est le produit d’un drame de la culture. Il suppose et il représente une extraordinaire dislocation de la culture169 ». Dans un deuxième temps, Dumont mentionne que l’Histoire est également une Ombre. En distinguant histoire et connaissance de l’histoire, il nous fait comprendre que la production de l’histoire est véritablement l’ombre de l’histoire. C’est par la science historique qu’est rendue possible cette ombre de l’histoire, car pour Fernand Dumont, cette science nous permet de nous extraire de la réalité quotidienne dans laquelle nous nous trouvons. Par là, « la science historique, au sens où on l’entend dans les temps modernes, est selon les apparences radicalement différentes du récit mythique de jadis170 ». Elle est différente pour Dumont, car pour que l’ombre émerge, il faut que ce soit l’homme qui la voie. Il faut que ce soit l’homme lui-même qui prenne conscience que son histoire est créée par lui-même et que c’est toujours lui qui peut s’en extraire pour accéder à la connaissance de son histoire. Cette prise de conscience, rationnelle et moderne, fait dire à l’homme que « la vérité est censée se trouver dans l’histoire elle-même. Elle en émerge, elle s’y révèle171 ». De ces deux pratiques de l’Ombre, l’Écriture et l’Histoire, va donc émerger, pour Dumont, le paradoxe de l’anthropologue. Effectivement, l’anthropologue travaille directement sur le dédoublement de la culture et en l’absence de l’homme, mais tout en pouvant travailler dans cette distance, il doit à la fois l’entretenir et la préserver. Entretenir la distance, pour que son discours soit effectivement une pratique de l’Ombre, mais aussi la préserver, pour que la culture seconde ne s’enferme pas dans les détours de l’abstraction. Suivons-le un instant : 169 AAH, p. 67. 170 AAH, p. 57. 171 AAH, p. 42. 134 Aujourd’hui, [l’anthropologie] n’est plus qu’une Ombre et ne se peut concevoir que comme telle. Elle n’est que l’effet de décalage entre le présent privilégié et le passé dont elle permet la lecture, entre la rationalité conquise et le résidu des croyances, entre le présent et l’utopie d’un éventuel triomphe de la rationalité. D’où le paradoxe qui donne à l’anthropologue son statut : ce qui, pour son ambition ultime est un décalage à réduire, un manque à combler, lui permet de s’installer dans l’histoire et d’en écrire. C’est pourquoi l’anthropologie travaille en l’absence des hommes.172 Ce paradoxe n’est pas sans conséquences pour Dumont puisque l’anthropologue doit se situer directement dans la distance créée par le dédoublement de la culture. Deux destins solidaires Nous comprenons ainsi que le « destin de la connaissance » est directement relié à celui de la culture. L’anthropologie en l’absence de l’homme soulève des impasses importantes : comment concilier l’accès à la connaissance et l’ancrage dans la culture première? Comment empêcher que la culture seconde s’enferme et ignore la culture première? Comment doit agir l’anthropologue face à ce déchirement de la culture? Ces impasses ne sont pas sans considérations épistémologiques et politiques. Le danger le plus important que soulèvent ces impasses consiste en ce que la culture seconde en vienne à oublier la culture première. Ce danger a d’ailleurs hanté et suivi Dumont dans la majeure partie de son œuvre. La crainte de Dumont serait que « la communauté humaine [soit] rendue adéquate à cet univers intelligible ; alors [l’anthropologie] se dépouillera de ce qui fait la communauté vivante pour se hausser au statut de sujet universel. La Cité laissera place au Cogito ou à la Raison immanente à l’histoire173 ». Ainsi, il faut donc aménager l’absence, prendre acte de son existence et agir directement sur elle. Aménager l’absence, c’est agir sur la connaissance et agir aussi sur la culture. Dumont le dit explicitement : l’anthropologie est « un témoignage sur ce qu’on peut dire de la culture, sur ce que la culture suggère de dire de l’homme. […] L’absence, il nous faudra l’aménager à partir de ce qu’elle suggère. On ne revient pas en arrière, sauf pour comprendre, aussi bien pour 172 AAH, p. 70. 173 AAH, p. 240. 135 l’épistémologie que pour la culture174 ». Il est donc clair pour Dumont que cette absence et cette distance dans la culture sont irréversibles, et c’est pour cela que l’anthropologue doit agir sur elle. Ainsi, les destins de la culture et de l’anthropologie sont étroitement solidaires l’un de l’autre. Pour agir en tant qu’anthropologue et ne pas sombrer dans l’ignorance de la culture première, il faut donc inévitablement agir sur la culture, ce qui implique pour Dumont d’agir sur la Cité, souvent de manière politique. Et, pour agir sur la Cité en tant qu’anthropologue, il faut être avant tout pertinent pour la culture première. La pertinence de la connaissance Nous venons de voir, par le biais de la théorie dumontienne de la connaissance, les impasses qui s’y dégagent. Nous devons maintenant nous attarder aux dépassements qu’offre Dumont à leur égard. Étant conscient du caractère irréversible du dédoublement de la culture, il tentera d’aménager la distance pour permettre une pratique anthropologique qui soit à la fois solidaire de la culture première et bien ancrée dans la culture seconde. Cette double tâche (conserver la distance et tenter de la réduire) fait de la théorie dumontienne une pensée souvent paradoxale. Tentons ici d’en éclaircir quelque peu les principales argumentations. Dans cette partie, nous tenterons de comprendre cette double tâche en premier lieu par un détour par la conception de la vérité chez Fernand Dumont. Ceci nous permettra par la suite de nous attaquer directement à ce qu’il nomme la pertinence de la pratique de la connaissance. Finalement, nous exposerons brièvement vers où débouchent ces considérations épistémologiques pour Fernand Dumont, soit dans une herméneutique de la culture. Conception de la vérité Pour tenter de déjouer les impasses soulevées par sa théorie de la connaissance, Dumont commence par se questionner sur le concept de vérité. Il constate, à la lumière de sa théorie de la connaissance, que la vérité est à double sens, soit « un sens qui lui vient de son essence, un autre qui sourd du monde plus confus de la culture commune175 ». Ce double sens fait ainsi prendre conscience que la vérité peut se 174 AAH, p. 190. « Absence » est souligné par Dumont. Nous soulignons le reste. 175 AAH, p. 74. 136 « mesurer » à l’aune de deux critères. Dédoublement du sens et des critères de la vérité, nous voyons encore ici que la culture est solidaire de la connaissance. Effectivement, la vérité se comprend à la fois par « des critères internes aux procédures de l’esprit [culture seconde] et d’autres qui renvoient à la culture ambiante [culture première]176 ». Ce que nous constatons en ce sens, c’est que le commencement de l’anthropologie, et plus directement de la science, s’effectue par la disqualification de la vérité qui provient de la culture première. Nous sommes même prêts à admettre que « cette disqualification de la culture commune n’est pas accessoire. Elle est sans doute le premier moment épistémologique, l’acte de naissance des anthropologies177 ». Dans ces conditions se créer une Cité scientifique à l’écart de la Cité des hommes. Dumont se questionne : « La science de l’homme serait-elle donc une Cité dans une autre Cité? Une culture dans une autre culture?178 » Cette Cité scientifique s’est construite sur une conception de la vérité qui s’est opposée à la vérité de la culture première. L’émergence d’une vérité de la culture seconde a fait taire la vérité de la culture première. D’ailleurs, la science « brise les images selon lesquelles les choses se présentent d’abord à nous, pour faire surgir leur virtualité. En procédant ainsi, la science est productrice de vérité et destructrice de pertinence 179 ». C’est exactement ici qu’émerge le questionnement sur la pertinence de la science en tant que production de connaissance qui s’effectue en l’absence de l’homme et de plus en plus en l’absence d’une vérité influencée par la culture première. Dumont nous avertit : « soulignons qu’en réduisant son intention à celle de la vérité objective, l’explication laisse derrière elle, avec le vécu, un bien gros problème : celui de la pertinence de la science qui se trouve ainsi édifiée.180 » Pour comprendre et régler ce problème, Dumont met en face l’une de l’autre la vérité et la pertinence. De ce face-à-face émerge l’idée que la science « est tentée entre l’idéal de la vérité, permis par la brisure quasi complète (mais jamais totale) entre 176 AAH, p. 81. 177 AAH, p. 77. 178 AAH, p. 106. 179 AAH, p. 213. Nous soulignons. 180 AAH, p. 135. Nous soulignons. 137 elle et la culture première, et celui de la pertinence, où la distance entre les deux îlots de la culture est atténuée, où la science renoue avec le paradis perdu qu’est la culture première181 ». Ainsi, pour que la connaissance et la science constituent un véritable projet de culture, il faut que celles-ci restent pertinentes, c’est-à-dire qu’elles « renouent » avec les significations de la culture première, de sorte qu’elles puissent se révéler à elle-même ainsi qu’à la culture première à la fois « vraies » et « pertinentes ». Ce travail n’est cependant pas simple. La pertinence Un constat important surgit de la théorie de la connaissance et de la place de l’Ombre dans celle-ci, soit le fait que la connaissance, en étant à côté de la culture première, est elle-même productrice de culture. Cette production de culture génère de la « vérité » qui tend, comme nous venons de le voir, à faire taire les influences de la culture première. Pour Dumont, c’est avec le couple Vérité/Pertinence qu’il tentera de comprendre à la fois la culture et la connaissance. Car pour Dumont, l’anthropologie doit être à la fois vraie et pertinente. Etre pertinent pour Fernand Dumont, ce n’est « rien d’autre que la volonté de ne pas rompre avec la communauté humaine de l’expérience182 ». Cette double tâche d’être vraie et pertinente soulève une question majeure et essentielle : « l’homme de science doit-il prendre toutes ses distances par rapport à la culture première, prendre le parti d’une froide objectivation, d’une neutralité axiologique, ou se faire solidaire de valeurs qui siègent au plus profond du sens commun?183 » Ainsi, face à son propre discours et à son ombre, l’anthropologue a le choix soit d’accepter l’ombre, de la considérer de manière positiviste comme étant « vraie », soit d’interpréter cette ombre et dès lors s’engager dans un processus critique où l’influence de la culture première n’est pas rejetée. Il est clair que Dumont se situe clairement du côté de l’interprétation. Cependant, pour que cette interprétation soit possible, il faut que la distance entre la culture première et la culture seconde soit maintenue : il faut donc agir sur la culture comme on veut agir sur la connaissance. 181 Massicotte, op. cit., 2006, p. 126. 182 AAH, p. 138. 183 Massicotte, op. cit., 2006, p. 131. 138 C’est en ce sens qu’un anthropologue de la pertinence, afin de préserver les conditions de possibilité de cette dernière (soit le maintien de la distance et de la médiation entre la culture première et la culture seconde), doit inévitablement agir sur la culture. C’est ainsi que Fernand Dumont conçoit le rôle de l’homme de science dans une absence totale de neutralité, parce que pour pouvoir exercer lui-même sa pratique scientifique, il faut qu’il agisse sur la culture pour préserver les conditions d’exercice de sa pertinence. Car « une anthropologie qui fait sienne le souci normatif et éthique qui déjà gît au sein de la culture première, au lieu d’y voir un inutile résidu, est une science de la pertinence184 ». Un anthropologue pertinent est celui qui tente d’interpréter et de comprendre le monde, car pour Dumont, « la compréhension n’est plus uniquement une méthode ; elle est aussi une pratique de la solidarité que les hommes entretiennent entre eux 185 ». Nous pensons que c’est de cette manière que nous pouvons qualifier la théorie dumontienne de « théorie critique », car Dumont refuse que la culture seconde s’enferme et ignore la culture première et, ce qui est plus significatif encore, affirme que le rôle de l’anthropologue est justement de prendre position pour éviter cette ignorance. Cette prise de position ne peut être que politique, car en voulant agir sur l’anthropologie, l’anthropologue doit agir sur la culture. En prenant position dans la Cité, l’homme de science agit pour préserver les conditions de sa pertinence tout en continuant à être influencé par les questions essentielles de la culture première. Son rôle est donc inévitablement politique. Une herméneutique de la culture Il est possible d’éclaircir davantage le rôle de l’anthropologue de la pertinence sous l’angle privilégié de l’herméneutique à laquelle nous croyons pouvoir rattacher la pensée dumontienne. Nous avons vu que l’anthropologue était placé face à deux choix : soit il accepte l’ombre, soit il l’interprète. Dans la théorie de la connaissance de Fernand Dumont, l’importance de l’interprétation est majeure car elle permet de conserver la distance entre la culture première et la culture seconde en agissant directement sur elle. Pour qu’une interprétation (c’est-à-dire une pratique de la connaissance qui se situe dans la culture seconde, mais qui, à partir de cette 184 Massicotte, op.cit., 2006, p. 134. 185 AAH, p. 138. Dumont souligne. 139 culture, plonge dans les significations de la culture première) soit possible, il faut qu’il y ait une médiation entre les deux cultures. Plus précisément, il est nécessaire « qu’entre la « vérité scientifique » et les conditions d’existence des individus et des collectivités intervienne une médiation : un idéal du mieux-être, de l’aménagement du milieu et des besoins, une pertinence pour tout dire186 ». Cette compréhension qui guide notre interprétation doit mettre en lumière ce que nous partageons avec le sens commun. Selon un théoricien de l’herméneutique très influent pour Dumont, nous devons prendre conscience que « c’est bien ce que nous avons en commun avec la tradition à laquelle nous nous rapportons, qui détermine nos anticipations et guide notre compréhension187 ». Dans cette perspective, il est clair pour Dumont qu’une des premières tâches d’une herméneutique de la culture est de prendre acte de l’ontologie de la culture que nous avons vu plus haut. Pour lui, « il n’est qu’une façon d’y parvenir [à la pertinence] : consentir à ce que nous appellerions volontiers la teneur ontologique de ces manifestations du sens, au-delà de la matière qu’ils fournissent à une réflexion réductrice188 ». Et lorsqu’un anthropologue consent à prendre acte de « la teneur ontologique de ces manifestations du sens », il doit agir dès lors sur la culture pour construire une Cité politique à même d’assurer une place pour sa pertinence. Au final, nous entrevoyons le projet politique et scientifique dumontien, celui de réduire la distance entre les deux cultures. Car « le projet épistémologique de Dumont n’est certes pas celui d’une science totalement réunie avec la culture première ; cela est ontologiquement impossible, selon sa théorie. Ce qu’il souhaite plutôt est de réduire la distance, trop grande, entre les deux instances de la culture, qui menacerait l’existence même189 ». Pour réduire cette distance, il faut ainsi inévitablement agir sur la Cité politique, ce qui implique un rôle politique essentiel à l’homme de science, l’éloignant à la fois de la neutralité et des visées positivistes de la pratique scientifique. 186 AAH, p. 222. 187 Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, Louvain et Paris, Publications universitaires de Louvain et Béatrice-Nauwelaerts, 1963, p. 68. 188 AAH, p. 320. 189 Massicotte, op. cit., 2006, pp. 134-135. Nous soulignons. 140 Conclusion : une théorie critique En conclusion, nous aimerions revenir brièvement sur le chemin que nous avons parcouru pour tenter de répondre à nos questions initiales. Nous nous sommes effectivement demandés quelle est la théorie de la connaissance de Fernand Dumont et quelles étaient les considérations épistémologiques qui en découlaient. Nous avons cru bon en début de réflexion de faire un détour nécessaire par la théorie de la culture que Dumont a exposée dans Le lieu de l’homme. Nous avons vu que la culture peut se comprendre à la lumière d’un dédoublement qui crée ainsi une distance entre la culture première et la culture seconde. Ce détour n’a pas été vain, car il nous a permis de mieux comprendre la théorie de la connaissance de Dumont. Nous y avons effectivement vu que la connaissance, qu’il nomme anthropologie, s’est construite en l’absence des hommes, forçant ainsi les anthropologues à entretenir un discours non plus sur l’homme, mais bien sur l’ombre de ce dernier. Ces impasses dégagées par sa théorie se trouvent cependant dépassées par les considérations épistémologiques qu’il a développées en opposant la pertinence à la vérité. Enfin, nous avons compris qu’une herméneutique de la culture cherchait en fait à conjuguer vérité et pertinence dans une pratique scientifique qui permet surtout de réduire la distance. En définitive, nous aimerions ajouter un bref commentaire sur la théorie de la connaissance de Fernand Dumont. En concevant le rôle de l’anthropologue pertinent par sa nécessaire prise de position dans la Cité politique pour préserver les conditions de sa pertinence, Dumont élabore ainsi une théorie essentiellement critique. Effectivement, cette prise de position quant au refus de Dumont de vouloir s’enfermer dans une culture seconde ignorante de la culture première le situe dans un univers en opposition au positiviste. Ce qui est significatif dans la théorie critique de Fernand Dumont, ce n’est pas seulement de placer la théorie de la connaissance de manière solidaire au destin de la culture, c’est aussi de concevoir une pensée qui engage le sociologue à prendre position politiquement sur la culture dans laquelle il vit. Encore plus intéressant, Fernand Dumont ne rejette pas le concept moderne de science, il veut plutôt que celui-ci vive dans la distance et qu’il travaille à la réduire. Nous l’avons vu, pour que cette réduction de la distance soit possible, il faut aussi que le sociologue abandonne l’univers de la neutralité, pour s’engager dans la Cité. Dans une société actuelle où le concept de science est en pleine crise, Dumont ne postule pas 141 le rejet systématique de la science, il propose plutôt un ancrage dans la culture première qui permet de réduire la distance. Car Dumont sait bien que c’est dans cette distance, dans ce va-et-vient incessant entre la familiarité des significations et les joies de l’abstraction, qu’est possible le projet à la fois épistémologique et politique d’une Cité et d’une culture libres. 2e partie : Une théorie de la culture Fernand Dumont a élaboré une conception épistémologique des sciences de l’homme qui lui permet de sauvegarder un idéal scientifique sans toutefois s’élever contre le sens commun. En effet, en concevant la culture à distance d’ellemême, Dumont défend la perpétuation de l’activité scientifique. Pour Dumont, la culture se présente entre une culture première comme sens commun et une culture seconde naissant de la première et se posant comme un horizon. Dans cette perspective, Dumont comprend la connaissance à distance de la culture première, en l’absence de l’homme, ce qui institue un regard portant sur l’ombre de l’homme et non plus sur l’homme. Après avoir étayé sa conception épistémologique de la culture, Dumont s’affaire à une analyse épistémologique des idéologies. Il pose une réflexion globale sur le phénomène des idéologies, en s’attardant d’abord à leur apparition historique en rapport avec l’émergence de la modernité. Pour Dumont, les idéologies sont des visions de la pratique sociale qui permettent aux acteurs de « reconnaître un sens à la situation afin que l’action soit possible190 ». En ce sens, les idéologies autorisent et donnent un sens à la participation à la dynamique sociale qui se profile de manière polémique. S’il s’intéresse aussi à la relation difficile de la science et de l’idéologie, Dumont nous appelle finalement à concevoir une science de l’idéologie comme science du sujet historique. En nous intéressant à cette analyse dumontienne de l’idéologie, nous verrons comment cet intellectuel poursuit sa réflexion par une critique de la technique. Dans cette seconde partie, nous nous intéresserons d’abord à sa vision des idéologies. Ensuite, nous relèverons la critique que Dumont porte sur la technique alors que, disséminées partout dans son œuvre, on peut retracer ses préoccupations à l’égard d’une mutation scientifique inquiétante. Au final, nous soulèverons 190 142 Fernand Dumont, Les idéologies, Paris, PUF, 1974, p. 9. Désormais noté I. brièvement comment Dumont entrevoit le travail épistémologique à venir comme alternative à la faveur technique. Une étude épistémologique des idéologies L’analyse des idéologies de Fernand Dumont est sans doute l’une des plus déterminantes dans son oeuvre. En effet, dans Les idéologies, Dumont veut poser les bases d’une science des idéologies qui lui permettrait de conserver une attention particulière pour le sujet historique. C’est que pour Dumont, en s’érigeant contre l’idéologie, « la science se trouve tout naturellement à écarter les sujets historiques concrets, qu’ils soient individuels ou collectifs191 ». En ce qui concerne les idéologies, nous verrons d’abord comment Dumont les envisage. Ensuite, nous situerons l’apparition historique des idéologies avec la modernité. Nous pourrons alors voir comment Dumont promeut l’idéologie comme forme de participation sociale. Cela nous permettra de nous arrêter au cas de la science, que Dumont considère d’ailleurs comme une idéologie. Finalement, nous pourrons voir quelles sont les exigences d’une science des idéologies, telles que développées par ce sociologue québécois. En somme, nous verrons comment, en voulant dépasser l’affrontement classique de la science et de l’idéologie, Dumont nous permet de conserver un idéal de science qui entre en relation avec le sens commun. Pour Fernand Dumont, « [l]es idéologies sont les formes culturelles les plus explicites ; les partialités s’y justifient et s’y nourrissent de connaissances et de symboles. Elles sont épousées par des groupes, elles donnent naissance à des mouvements sociaux 192 ». L’étude des idéologies nous mène nécessairement de la surface du système au terreau social, puisque bien que facilement identifiable dans la vie sociale, les idéologies prennent forme chez le sujet. Si l’idéologie est souvent discréditée, c’est qu’elle envisage la société de manière polémique. C’est qu’au sein d’une analyse du champ idéologique se dessinent inévitablement les luttes d’une société à définir. Avant d’aller plus loin dans son analyse, Dumont veut voir comment l’idéologie émerge, et ce autant dans le sens commun que dans la pratique scientifique. Le plus grand mérite de l’idéologie, nous dit-il, est de donner un sens à 191 I, p. 8. 192 I, p. 5. 143 l’action, posant ainsi l’idéologie comme « une définition de la situation en vue de l’action193 ». Nous verrons plus loin que dans la société traditionnelle, le mythe venait remplir cette fonction. Pour s’intéresser à la question des idéologies, on doit nécessairement envisager le conflit social, en ce sens que c’est par la confrontation que l’idéologie se réalise. Dumont pose alors une question qui nous permet, d’un côté, de voir l’intérêt pour la science de l’idéologie et, de l’autre, de nous intéresser au sujet historique. Il se demande « comment les sujets concrets peuvent-ils se reconnaître dans leurs actions individuelles ou collectives sans leur conférer un sens par des idéologies?194 » S’intéressant d’abord au sens commun, Dumont montre que l’idéologie est pour celui-ci pure illusion. Le sens commun envisage l’idéologie comme un surplus de signification conféré à des mécanismes qui, sans elle, fonctionneraient tout de même. Dumont remarque alors que les organisations économiques utilisent les idéologies dans leur fonctionnement, par exemple par le biais de la publicité. Cela nous permet de remettre en question cette vision de l’idéologie comme illusion, alors qu’elle se retrouve aussi bien dans l’utilisation qu’en font les organisations que dans les revendications des groupes sociaux.195 En somme, Dumont fait état des deux attitudes envisageables envers l’idéologie. D’un côté, on peut la considérer comme illusoire, et de l’autre on peut l’envisager comme une réalité sur laquelle il faut compter. Ce sociologue en conclut que les idéologies sont indispensables, faute de mieux.196 Si l’idéologie se repère dans le discours commun, elle est aussi présente dans la science. Pour que la science naisse, elle a dû se poser en opposition à l’idéologie. C’est ainsi que la science a pu prendre l’idéologie comme problématique et comme objet. Ainsi, chaque fois que les sciences de l’homme font l’étude des représentations, elles doivent tenir compte de l’idéologie. Si elle a d’abord nié l’idéologie en la présentant comme illusion, la science a ensuite reconnu la densité qui lui est propre pour finalement lui accorder sa pleine significa- 193 I, p. 9. 194 I, p. 12. 195 I, pp. 15-17. 196 I, pp. 20-21. 144 tion.197 En somme, pour Dumont, la science se devait dans son acte de naissance de présenter l’idéologie comme un résidu, ce qui une fois fait lui permettra de reconnaître de manière positive l’idéologie.198 Si l’idéologie est un incontournable autant pour le sens commun que pour la science, elle se positionne aussi dans le temps, en opposition au mythe. En effet, Fernand Dumont oppose le mythe à l’idéologie, comme « deux modes d’affirmation historique du sujet199 ». Bien que tous les deux permettent au sujet de se situer dans l’histoire, le mythe se perpétue comme une révélation alors que l’idéologie se pose d’emblée comme fabrication humaine. Le premier remonte à l’origine de l’action, en racontant l’avènement des comportements. Le mythe amène toujours « une réactualisation du sens originaire, de la révélation primordiale200 ». Le sens est ainsi donné aux acteurs, qui n’ont qu’à situer leurs actions dans le cadre du mythe. Mais le mythe disparaît au moment où la société se présente comme production humaine. Dans la modernité, l’idéologie permet au « sujet [de se refaire], dans des idéologies, une histoire selon ses intentions201 ». Le temps originaire guidant l’action laisse place à un sens fabriqué par le biais des idéologies. Ne faisant plus référence à un avènement, la modernité retrace l’agencement d’événements qui se voient donnés des significations diverses. Si l’histoire des sociétés traditionnelles se posait toujours en référence à une origine renouvelée, les historiens des sociétés modernes doivent faire une sélection des événements significatifs, faisant de l’écriture de l’histoire une tâche provisoire et sujette à la discussion. La modernité permet ainsi l’apparition de l’historicité, soit d’un sens donné par les sujets aux événements, d’un travail d’attribution de sens.202 En somme, « [l]es idéologies sont les discours qui consacrent ces cohérences provisoires et menacées203 ». Contrairement au mythe qui faisait consensus dans les sociétés traditionnelles, l’idéologie se pose toujours de 197 I, pp. 25-26. 198 I, p. 38. 199 I, p. 53. 200 I, p. 55. 201 I, p. 52. 202 I, pp. 58-59. 203 I, p. 65. 145 manière polémique. Elle est continuellement sujette à débats, à se voir confrontée à une idéologie opposée qui vient la remettre en question. Finalement, si le mythe et l’idéologie tentent l’un comme l’autre de « surmonter la dispersion de l’histoire et du sujet », « le sujet [moderne] sait qu’il construit une unité de sa culture plutôt que d’en recevoir cohérence204 ». Dumont termine cette présentation historique en exposant l’idéologie comme une construction, mais non comme une illusion, comme l’a historiquement conçu la science moderne. Cela lui permet de considérer le discours idéologique sans renier le sens commun. Si les idéologies se posent dans une société polémique, elles sont aussi des « pratiques de la convergence culturelle205 », en ce sens qu’elles tentent d’allier les sujets sous un sens collectif donné. Mais comme nous venons de le voir, l’unité de la culture dans les sociétés modernes est une entreprise toujours provisoire, contrairement au mythe qui dans les sociétés traditionnelles révélait un sens donné depuis une origine. Le passage du mythe à l’idéologie, c’est en somme l’accroissement de la distance entre une culture reçue et une culture produite.206 Maintenant que cette dernière fut posée historiquement, nous pouvons nous intéresser à l’idéologie comme pratique sociale. Fernand Dumont présente certains exemples de pratiques idéologiques. Il s’intéresse, entre autres, au rite religieux, à l’école ou encore à la nation. Pour l’exercice, nous nous intéresserons ici seulement à la science, que Dumont entrevoit comme une idéologie. En effet, Dumont se demande d’abord si la science peut être vue comme une pratique idéologique. Il conclut par l’affirmative puisqu’en plus de composer avec l’idéologie, la science se présente elle-même comme une idéologie. Puisque l’objet de la science est construit, « [l]a science se constitue et se reconstitue en délimitant, par des discours idéologiques, son aire d’exercice207 ». C’est que, baignant dans une idéologie qu’elle observe et qui englobe ses tenants, la science apparaît ellemême comme idéologie. Tout son parcours est idéologique, de ses affrontements premiers avec la définition du monde par un ordre divin à sa tendance techno-scientifique contempo204 Ibidem 205 I, p. 111. 206 I, p. 73. 207 I, p. 97. 146 raine.208 On peut, entre autres, noter comment la notion de progrès a suivi le développement de la science et observer comment cette vision continuellement progressiste est nécessairement idéologique. Nous pouvons pousser plus loin la réflexion et nous demander quelles sont les implications d’une vision qui considère la science comme une pratique idéologique. À notre avis, cela permet à Dumont de conserver un idéal de science fondé originairement sur la culture première. La science comme l’idéologie se constituent à distance de la culture première, mais elles y trouvent toutefois leur fondement. Cela permet à Dumont de rejeter à la fois la neutralité axiologique de Max Weber et la rupture épistémologique promue par la science positiviste. En effet, en révélant l’imbrication de la science et de l’idéologie ainsi qu’en considérant la science comme idéologie, Dumont ne peut faire autrement que de s’opposer à la neutralité axiologique. Le sujet de la science, inscrit dans une société qui construit son sens par le biais des idéologies, ne peut faire autrement qu’être imprégné par celles-ci et les reconduire par ses réflexions scientifiques. De plus, la science ne peut être fondée en opposition radicale au sens commun, puisqu’elle y trouve son objet d’étude, alors que les sciences de l’homme étudient une société dont la dynamique est polémique. Voilà que nous avons cerné les contours de l’analyse épistémologique des idéologies de Fernand Dumont. Une fois présentée comme pratique sociale productrice de sens dans les sociétés modernes, nous avons pu voir que même la science se présentait comme une idéologie. En somme, les tâches de l’idéologie sont multiples, alors qu’elle participe au « [d]édoublement de la culture, [à la] réconciliation du fait et de la valeur, [à la] fixation d’un donné et [à la] formulation d’un projet utopique dans un projet209 ». En donnant une telle importance à la pratique idéologique, Dumont veut fonder une science des idéologies, permettant de reconsidérer le sujet historique. L’intérêt pour les idéologies lui permet d’appréhender la conscience historique. Celle-ci permet au sujet de s’insérer dans une collectivité par le biais des idéologies. Si la conscience historique se retrouve au sein de la 208 Jean-François Filion, Sociologie dialectique. Introduction à l’œuvre de Michel Freitag, Québec, Nota Bene, 2006, p. 45. 209 I, p. 118. 147 praxis, elle revêt par l’idéologie une forme achevée.210 En effet, les idéologies permettent au sujet de se situer dans le temps en donnant sens aux actions qu’il pose. La pratique idéologique, en participant à la conscience de soi du sujet, permet à ce dernier de s’ouvrir à la conscience historique. C’est dans cette perspective que Dumont entrevoit la nécessité d’une science de l’idéologie qui permettrait le retour du sujet historique dans l’analyse. En étant en soi multiples et concurrentes, les idéologies peuvent être étudiées par la science. Cette science des idéologies, comme science des conflits, aurait pour tâche d’analyser « la genèse des ensembles sociaux et des sujets historiques211 ». Une telle science permettrait de comprendre comment les significations sont constitutives de la société. Or, cette science, pour Dumont, n’est autre que la sociologie, qui se doit de comprendre et de s’insérer dans ce qu’il appelle le « conflit des pratiques de l’interprétation ». Pour cet intellectuel, l’idéologie est alors l’intention de la sociologie, puisque cette pratique sociale est « le terreau commun des systèmes sociaux et des systèmes scientifiques212 ». En définitive, « la science prolonge l’idéologie qui est son nécessaire recours pour atteindre les totalités sociales ; par ailleurs, elle se veut soucieuse de ses propres fondements et critique des idéologies213 ». Critique de la technique Comme nous l’avons vu, la perspective épistémologique de Fernand Dumont lui permet de noter l’importance des idéologies pour la sociologie. Ce parcours nous a permis de voir que les idéologies représentent une forme de mise à distance de la culture. Au côté de la science, les idéologies conçoivent un discours qui permet au sujet de donner sens à ses actions. Nous avons remarqué que Dumont voit la science comme une idéologie, tout en voulant fonder une science des idéologies. Cela lui permet de ne pas accentuer la distance entre la culture première et la culture seconde, en conservant un idéal de science qui s’appuie sur le sens commun. Avant de conclure, nous aimerions aborder brièvement la question de la technique. Dans le présent article, notre intérêt pour la 210 I, pp. 119-120. 211 I, p. 159. 212 I, p. 171. 213 I, p. 174. 148 critique dumontienne de la technique est double. D’abord, elle nous permet de resituer et de perpétuer l’étude de Dumont sur l’épistémologie des sciences de l’homme. En effet, en critiquant de manière récurrente la technique, Dumont s’inquiète du devenir de la science. Nous pensons qu’une étude de la technique permet autant de rappeler l’analyse critique effectuée par Dumont que de comprendre les transformations actuelles de la science. Ensuite, une telle critique nous permet aussi de voir comment la science est effectivement une idéologie. En étudiant la situation contemporaine, il nous semble clair que les tenants de la technoscience s’inscrivent dans une pratique idéologique définie, tout comme le font ceux et celles qui s’opposent à cette tendance forte. Fernand Dumont s’est inquiété de ce qu’il a nommé le « complexe technique ». Dans son œuvre, nous pouvons remarquer cette préoccupation récurrente pour une transformation de la science qui s’allie à la technique. La tendance actuelle de la science ne peut nous amener qu’à endosser les inquiétudes de Dumont et qu’à observer comment la science contemporaine semble promouvoir une méthode formelle qui n’a pour seul intérêt que l’efficacité de ses méthodes. Ainsi, la science économique et l’ensemble des sciences sociales tendent aujourd’hui à promouvoir le modèle technoscientifique. En effet, on peut observer une tendance forte qui laisse en pan toute compréhension de la totalité sociale et qui veut « mesurer de manière probabiliste l’efficience des procédés utilisés relativement à un but visé, quel qu’il soit214 ». Dumont le note lui-même lorsqu’il rapporte la tendance à laisser « dans l’ombre la signification d’ensemble de l’opération, pour concentrer la saisie du sens sur l’immédiateté de l’efficacité215 ». Un complexe technique peut ainsi se fonder sur une diffusion à l’infini de la technique et sur une objectivation du monde comme entité technique.216 Si la prolifération de la technique inquiétait Dumont de son vivant, force est de constater que sa présence s’est accrue depuis, et que l’on peut maintenant envisager sérieusement le passage de la science à la technoscience. 214 Michel Freitag, L’oubli de la société : Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec, PUL, 2002, p. 374. 215 Fernand Dumont, La dialectique de l’objet économique, Paris, Anthropos, 1970, p. 265. Désormais noté DOE. 216 DOE, p. 265. 149 La critique de la technique de Fernand Dumont prend par contre toute sa force du fait qu’il considère la science comme idéologie. Si le développement de la science, depuis ses fondements modernes, est considéré comme une pratique idéologique, il faut bien voir que la tendance actuelle à un passage de la science à la technoscience l’est tout autant. S’érigeant contre la tradition, la technique a voulu déterminer le social en fondant une nouvelle culture dont elle représenterait le centre.217 Une telle entreprise dans son apparition historique n’est autre qu’idéologique. La possibilité même d’émergence de la technique s’est faite par une opposition idéologique à la tradition. Si elle est advenue avec la modernité, la technique se développera pour plus tard solidifier sa présence dans la science et dans la gestion du social. Dans les sociétés contemporaines, il semble clair que la technique est bien ancrée. S’il considère l’émergence de la technique comme un phénomène idéologique, Dumont en fait tout autant en ce qui concerne son développement dans les sociétés contemporaines. En effet, il nous rappelle que « [l]a prétention actuelle de la technocratie à liquider les idéologies repose, en réalité, sur la volonté d’imposer une seule idéologie218 ». Contre l’édification d’un complexe technique qui expulse la conscience de l’homme concret, Dumont nous appelle à réfléchir à une science qui, tout en se constituant à distance de la culture première, la prend pour objet et y trouve sa source. C’est d’ailleurs ce que permet la science des idéologies. En effet, par une telle science, nous pouvons d’abord envisager la tendance technoscientifique de manière critique. Plutôt que de la voir comme un progrès indiscutable, nous devons retracer les principes idéologiques qui soutiennent une telle tendance. Une fois cela fait, nous pouvons faire l’étude de la technoscience, en voyant comment elle s’est instituée et ce qu’elle implique. Une telle science appelle pour Dumont une pédagogie, un désir de donner à tous et à toutes les moyens d’envisager la pratique idéologique de manière critique. Pour Dumont, cette pédagogie suppose « l’élaboration d’une conception jusqu’ici inédite du développement culturel219 ». 217 DOE, pp. 21-23. 218 I, p. 172. 219 I, p. 181. 150 Conclusion : Un idéal de science fondé sur la culture première Fernand Dumont, en concevant une théorie de la culture comme distance entre une culture donnée et une culture comme horizon220, donne les bases de sa vision épistémologique. Nous avons pu le constater d’abord par l’étude épistémologique de Dumont sur les idéologies. En les concevant comme des pratiques sociales qui donnent un sens à l’action des sujets, Dumont donne une importance certaine aux idéologies dans la modernité. En ce sens, il considère même la science comme une idéologie, en retraçant les luttes qui ont mené à son développement. Il termine en nous appelant à fonder une science des idéologies qui permettrait de relever l’importance du sujet historique dans la pensée scientifique. À partir de cette étude pratique, nous avons voulu faire une extension en présentant la critique de la technique de Dumont. Cette critique nous permettait à la fois de poursuivre la réflexion épistémologique de Dumont sur les sciences de l’homme et d’entrevoir le caractère idéologique du passage à la technoscience. En définitive, les travaux de Dumont nous permettent de recentrer la pensée scientifique sur l’importance de la signification. En liant aussi fortement « le rôle actif aussi bien de la pensée scientifique que de la conscience collective221 », Dumont envisage une science qui, tout en s’autonomisant, se fonde sur une culture première. Ainsi, la thèse de Dumont nous permet de lier dans une même réflexion le savoir abstrait et les valeurs de l’existence humaine.222 Cette conception amène Dumont à concevoir une « phénoménologie de la distance entre l’histoire des sciences et l’histoire tout court223 ». Un tel parcours nous amène à concevoir comment la vision épistémologique et la théorie de la culture de Fernand Dumont permettent de conserver un idéal de science appuyé sur le sens commun. 220 Serge Cantin, Un témoin de l’homme, Montréal, Hexagone, 2000, p. 20. 221 Lucien Goldmann, « Préface », dans Fernand Dumont, La dialectique de l’objet économique, Paris, Anthropos, 1970, p. XII. 222 Gilles Gagné et Jean-Philippe Warren, « Fernand Dumont (1927-1997) » chap. dans Sociologie et valeurs, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2003, p. 208. 223 DOE, p. 31. 151 Théorie critique : le retour de l’ontologie Rémi de Villeneuve En guise de petite introduction critique, il me semble nécessaire de commencer par critiquer l’identification de la théorie critique à la critique par principe, à la critique par et pour la critique. Car la théorie critique relève avant tout de la théorie, c’est-à-dire de la connaissance en tant que telle. Partons donc de la connaissance, en tant qu’elle renvoie d’abord à deux dimensions essentielles, celle de l’objet à connaître et celle du sujet qui connaît, et en tant qu’elle véhicule, du même coup, une certaine unité du sujet dont elle provient et de l’objet sur lequel elle porte. Il n’y a pas de connaissance, en effet, en dehors de cet accès au réel par l’intermédiaire duquel la connaissance se trouve reliée à ce qu’elle prétend connaître. C’est d’abord sous cet angle très général qu’il faut appréhender la théorie critique, en tant qu’elle représente, dans l’ordre de la connaissance, la volonté d’asseoir l’autorité de ce postulat fondamental : bien loin de pouvoir être appliquée à une réalité qu’elle produirait arbitrairement, la connaissance doit d’abord se tourner vers le réel dont elle fait elle-même partie, vers le réel en tant qu’il précède la connaissance. Et c’est en ce sens qu’Hegel peut être considéré comme l’instigateur de la théorie critique. Non pas qu’il soit le premier à avoir développé une telle connaissance, mais parce qu’il est le premier à l’avoir actualisé en réponse au développement hégémonique de la « rupture épistémologique » (si chère au métier de sociologue) qui, au nom du progrès de la « certitude scientifique », attribue à la connaissance la mission de formuler elle-même la réalité qu’elle prétend connaître. « L’objet, nous dit Hegel, est le vrai et l’essence, il est indifférent au fait d’être su ou non, il demeure même s’il n’est pas su, mais le savoir n’est pas si l’objet n’est pas.224 » C’est dans la mesure où l’objet à connaître précède le sujet de la connaissance qui le dévoile, que la connaissance en question est une connaissance vraie, à savoir une connaissance du réel, ce que l’on appelle également une ontologie. La recherche de scientificité, à ce titre, bien loin d’en avoir le monopole, n’est d’abord qu’un certain renforcement de cet effort visant à connaître le réel, l’épistémologie un certain approfondissement de l’ontologie. C’est sous cet angle plus restreint que doit ensuite être considérée la théorie critique : comme la réactualisation de la primauté de la portée ontologique de la théorie à l’égard de sa visée épistémologique : le qualificatif « critique » renvoyant alors au fait que cette primauté de la portée ontologique implique des conséquences réelles sur l’existence de l’être humain, c’est-à-dire sur l’ordre socio-historique de la pratique humaine. Des conséquences qui peuvent être plus précisément qualifiées de « praxiques » en ce sens qu’elles ne sont pas subies, mais voulues : non pas tant le produit d’une adaptation naturelle, que de la liberté humaine d’où provient justement la possibilité même de connaître le monde et notre présence en son sein. La théorie critique, autrement dit, signifie surtout que la théorie, bien loin d’être détachée de la pratique, bien loin d’être autonome vis-à-vis d’elle, lui appartient en même temps qu’elle la détermine. Et c’est sûrement Marx qui, à cet égard, sera le premier à lui attribuer un caractère systématique, en affirmant que « c’est dans la pratique que l’homme a à faire la preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde225 ». La théorie ne vaut que par et pour la pratique, tel nous apparaît donc être l’axiome originel de la théorie critique. La théorie est critique en tant qu’elle reconnaît son unité avec la pratique, unité qui justement s’enracine dans celle, plus fondamentale, du sujet et de l’objet. En effet, et c’est encore à Hegel qu’il faut revenir ici : alors même que la pratique est le sujet pris dans le monde de l’objet, la théorie n’est rien d’autre que l’objet pris dans le monde du sujet. Et 224 Michel Freitag, Dialectique et société. Tome 1. Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal, Saint-Martin, 1986, p. 195. 225 Marx cité par Herbert Marcuse, Raison et révolution, Paris, de Minuit, 1968, p. 50. 154 c’est ainsi parce que le sujet et l’objet participent d’une réalité commune que la théorie et la pratique ne peuvent être envisagées en dehors l’une de l’autre sans s’annuler réciproquement du même coup. C’est en tant qu’ils sont d’abord un que le sujet et l’objet peuvent développer leur mode d’enveloppement réciproque selon une double modalité théorique et pratique. Telle est donc la perspective générale à partir de laquelle nous envisageons le lien qui unit la théorie critique à la problématique de l’unité du sujet et de l’objet, une problématique ontologique en l’occurrence qui, en même temps qu’elle a motivé le titre de notre exposé, suppose que la théorie critique ne peut être sérieusement considérée en dehors de son affiliation vis-à-vis de la pensée hégéliano-marxiste. Ainsi le retour de l’ontologie, à nos yeux, n’est finalement rien d’autre que celui de cette pensée hégéliano-marxiste en tant qu’elle concerne en premier lieu ce rapport sujet-objet, saisi non pas sur la base de l’indépendance a priori de la théorie à l’égard de la pratique, mais sur celle de leur entr’appartenance originelle, c’est-à-dire non pas tant dans la perspective d’une connaissance scientifique qui serait par définition étrangère à l’existence humaine que dans celle d’une connaissance pour laquelle la science ne peut être et ne doit être autre chose qu’humaine. Et si c’est cela que véhicule principalement l’œuvre de Freitag, alors ce retour de l’ontologie consiste d’abord et avant tout à approfondir cette dernière, actuellement saisie comme étant peut-être la plus fidèle au projet de la théorie critique. Ne pouvant, pendant le temps qu’il nous reste, revenir en profondeur sur l’ensemble de ce que nous venons d’évoquer, nous nous concentrerons essentiellement ici sur cette question ontologique fondamentale du rapport sujetobjet et de sa propre historicité, en tant qu’elle permet d’éclairer celle de la connaissance en général du point de vue plus épistémologique de ses propres conditions de possibilité. Pour le dire autrement, nous allons nous pencher sur ce qui devrait être la préoccupation première de l’ontologie dès lors qu’elle ne constitue pas tant l’antithèse de l’épistémologie que son point de départ et sa finalité. Pour ce faire, nous distinguerons quatre grands moments au sein de cette historicité du rapport sujet-objet : celui de leur confusion mythique, celui de leur distinction philosophique, celui de leur mise en opposition scientifique et celui de 155 leur mise en coïncidence technoscientifique. Quatre moments qui, chacun, puisque la théorie ne peut être envisagée en dehors de son lien à la pratique, renvoient respectivement aux quatre grands moments autour desquels s’articulent la typologie freitagienne des modes de régulation et de reproduction de la société depuis le monde archaïque jusqu’au monde post-moderne, en passant par le monde traditionnel et le monde moderne : la confusion mythique caractérisant le lien du monde archaïque au monde traditionnel, la distinction philosophique celui du monde traditionnel au monde moderne, l’opposition scientifique celui du monde moderne au monde post-moderne, et la coïncidence technoscientifique, saisie en tant que tendance idéale-typique, caractérisant finalement l’actualisation de ce monde post-moderne, et donc la fin de toute connaissance dès lors que cette actualisation ne constitue tendanciellement rien d’autre que la disparition du monde et de notre présence en son sein. Le retour de l’ontologie Comme on le sait, chez Freitag, c’est la dynamique propre au langage - c’est-à-dire la dynamique du mode d’objectivation symbolique en tant qu’elle constitue d’abord le prolongement en même temps que le dépassement de la dynamique propre au mode d’objectivation sensori-moteur qui manifeste cette unité du sujet et de l’objet et, plus précisément, le déploiement de cette connaissance faisant partie de ce qu’elle prétend connaître. Et c’est ainsi la première forme de cette connaissance rendue possible par le langage que nous devons d’abord considérer, à savoir la connaissance relative au langage mythique. C’est en effet par l’intermédiaire de la révélation mythique du sens de l’être (du sens subjectif de l’être objectif), par l’intermédiaire de cette « parole du monde » manifestant l’unité des symboles et de ce qu’il symbolisent, et suivant laquelle c’est parce que nous appartenons au monde que nous sommes capables d’en recevoir la parole et de la comprendre, qu’a été pour la première fois actualisée la prétention de pouvoir développer cette connaissance du réel, cette connaissance ontologique dont se réclame justement la théorie critique. Mais cette parole mythique, au travers de laquelle le monde nous dicte un certain ethos, c’est-à-dire la manière dont nous devons agir en son sein, c’est alors plus précisément un « ordre » : un ordre qui, en tant qu’il est issu des puissances sacrées qui ont créé l’univers et tout ce qui l’habite, se trouve être « in156 interrogeable ». Et c’est de ce point de vue que doit être appréhendé le lien qu’entretient la philosophie à l’égard du mythe, puisque celle-ci n’est précisément rien d’autre que l’interrogation de cet « ordre », sa remise en question. L’exigence d’une telle « remise en question » va de pair avec ce qu’il faut ici appeler le « politique ». En effet, c’est au moment même où les êtres humains vont rapporter la manière d’ordonner leur propre existence, non plus à une simple obéissance innée aux ordres des puissances sacrées, mais à l’acquisition d’une certaine responsabilité face à la contingence historique de ce qui vient sans que rien ne l’y oblige, qu’ils vont du même coup devoir prétendre être en mesure de développer par eux-mêmes une connaissance du monde dans ce qu’il est, et de la place qu’ils y occupent. Une connaissance à l’aide de laquelle il deviendrait possible d’affronter la contingence en question, au nom d’une nouvelle expérience de la justice en tant qu’elle ne coïncide plus tant avec la nécessité cosmique qu’avec la liberté politique : cette liberté d’aimer la sagesse à laquelle se rapporte effectivement la philosophie. Au travers de cette double dynamique pratique et théorique, politique et philosophique, cette unité primordiale du sujet et de l’objet - en tant qu’elle est donc tout autant celle du sens et de l’être, du symbole et de ce qu’il symbolise - va se voir interrogée selon deux perspectives opposées : l’une qui accompagne le postulat mythique suivant lequel le symbole provient d’abord de l’objet qu’il symbolise, et qui donnera à ce titre naissance à ce que l’on appellera plus tard le « réalisme », et l’autre qui s’oppose à ce postulat en affirmant au contraire que le symbole est bien plutôt issu du sujet qui l’a défini en tant que symbole, comme le prétendra par la suite le « nominalisme ». Mais c’est en réalité à leur synthèse que restera attachée la philosophie : le symbolique provient bien de ce qui l’a produit en tant que symbole, c’est-à-dire de l’esprit humain, mais dans la mesure seulement où celui-ci a su se mettre à l’écoute de ce à quoi il attribue des symboles, à l’écoute de ce que Merleau-Ponty a très justement appelé la « chaire du monde ». Si au travers du mythe les premiers hommes « écoutaient » leur cœur battre le rythme du monde, avec la philosophie, il s’agit désormais de « jouer » pour un monde devenu celui qui écoute, non plus tant sa propre parole comme récit du rythme de la nature, mais la parole humaine comme discours sur la mélodie de l’histoire. Distinguant ainsi ce que le mythe confondait, la philosophie marque la transition la plus 157 radicale du rythme du temps qui traverse le monde à la mélodie du monde qui traverse le temps… Dans la mesure où elle encouragera la subordination radicale de l’objet qu’il s’agit de connaître au sujet érigé comme la source absolue de toute connaissance, nous assistons avec l’avènement de la « science moderne » à la fragilisation progressive de cette synthèse philosophique dont cette dernière est issue. Au fur et à mesure de sa maturation, en allant même jusqu’à se réclamer avec Descartes de la séparation radicale du sujet et de l’objet de la connaissance, c’est au travers du postulat implicite de la commune origine divine du sujet et de l’objet que cette subordination scientifique de l’objet au sujet pourra maintenir vivante la possibilité d’une connaissance qui puisse être autre chose que celle, purement autoréférentielle, du sujet vis-à-vis de lui-même. C’est dorénavant en Dieu et par Dieu que sera garanti l’accès à la vérité du monde objectif. En d’autres termes, c’est uniquement par l’intermédiaire de son origine « transcendantale » que le sujet, cette fois-ci au nom des prescriptions kantiennes, aura accès aux phénomènes qui manifestent la réalité objective - non plus dans ce qu’elle est ontologiquement en elle-même, mais dans ce qu’elle est épistémologiquement pour le sujet de la connaissance scientifique, c’est-à-dire non plus tant métaphysiquement en fonction de ce qu’est Dieu lui-même en tant qu’il a créé le monde, qu’en fonction de ce que le monde est, physiquement, tel qu’il a été créé par Dieu. C’est dans cette perspective qu’il faut envisager cette obsession de la science moderne à vouloir réduire le monde au silence, en le privant de toute réalité sémantique ou symbolique qu’elle n’aurait pas produite ellemême. De ce point de vue, c’est donc bel et bien le nominalisme qui imposera son hégémonie avec le développement de la science moderne et son idéal de positivité : le sens et la signification ne peuvent plus être autre chose que le produit paradoxalement arbitraire de la nécessité scientifique, en tant qu’elle se réclame du monopole de toute symbolisation en dehors de tout lien préalable avec ce qu’elle symbolise - autre que celui qu’elle entretient vis-à-vis de Dieu, mais qu’il vaut mieux oublier au profit de cette « nouvelle certitude absolue » qui n’aurait pourtant jamais vu le jour sans son aide. En suivant cette dynamique selon laquelle ne peut être véritablement connu que ce qui subsiste a priori en dehors de toute détermination sémantique et normative, comme si la connaissance scientifique, en s’attribuant ainsi la place qui était jusque-là accordée à Dieu, précédait le domaine du sens 158 et des valeurs, une nouvelle conception de la connaissance va progressivement s’imposer. Une connaissance non plus tant scientifique que technoscientifique, post-moderne, pour laquelle le monde ne peut être connu qu’à la condition d’être produit à nouveau. Soulignons au passage qu’il s’agit là d’une radicalisation du principe du verum factum selon lequel l’esprit humain ne peut connaître que ce qu’il créé, une radicalisation poussée jusqu’à son inversion dès lors que ce principe signifiait en fait que c’est naturellement la réalité socio-historique que l’esprit est le plus apte à comprendre, et que la technoscience, au contraire, en postulant que le monde humain et non humain n’est connaissable qu’à la condition d’être produit virtuellement, se voit forcée de soumettre le sens des diverses significations de l’expérience humaine du monde à des variables et des procédures de contrôle expérimental. En réalisant ainsi empiriquement ce que le néo-positivisme et le pragmatisme de la critique des sciences n’avaient fait que penser, à savoir que le monde ne sera véritablement connu dans son ensemble que le jour où nous lui aurons fait subir tout ce qu’il est possible de lui faire subir, c’est donc la technoscience qui, aujourd’hui, doit constituer la première cible de la théorie critique. Pour cela, à partir du moment où la technoscience ne constitue finalement rien d’autre que l’aboutissement extrême du nominalisme, la théorie critique n’a dorénavant plus d’autre choix que de se réclamer du réalisme. Et si ce réalisme ne peut évidemment plus être celui du langage mythique, s’il doit bien au contraire assumer l’historicité de sa propre genèse, c’est alors pour affirmer que ni la distinction philosophique du sujet et de l’objet, ni même leur mise en opposition scientifique, ne doit nous faire oublier leur unité originelle, une unité ainsi non pas fermée sur ellemême, mais fondamentalement ouverte, une unité plus exactement dialectique selon laquelle tout renforcement de l’objectivité passe par un renforcement de la subjectivité. Le réalisme dialectique, tel devrait donc être le point d’ancrage de ce retour de l’ontologie dont la théorie critique est forcée de s’inspirer si elle espère être autre chose qu’un discours visant exclusivement à prouver la subsistance d’une critique tout en masquant son caractère purement formel, tautologique, et légitimant ainsi la déresponsabilisation exponentielle dont se nourrit la disparition actuelle du monde et de notre présence en son sein. Et si ce réalisme dialectique n’est donc effectivement pas en mesure de nous rendre optimiste, cela n’est pas une raison pour le discréditer et le 159 désavouer. Car que peut-on attendre de la destruction du sens lorsque c’est elle qui se voit chargée de le produire à nouveau, lorsque l’espoir d’un monde meilleur, bien loin de commencer par mettre de l’avant la nécessité que le monde perdure, est tout entier rabattu sur les progrès de la technoscience du point de vue de sa capacité à produire à nouveau la vie (y compris sociale) selon le seul critère de l’innovation marchande : une vie nouvelle, totalement « artificielle », dont l’aboutissement serait au bout du compte de pouvoir s’épanouir (mais en détruisant, soit dit en passant, tout sur son passage) sans avoir besoin de s’interroger ni sur son propre sens, ni sur ses conséquences à l’égard de ce qui lui succédera. Dépasser la critique (recyclée…) Développer une compréhension de ce qui est à l’origine même de cette compréhension, c’est-à-dire du réel en tant que nous lui appartenons, tel est donc, répétons-le, le projet initial de la théorie critique. Et cette appartenance de la compréhension au réel étant en tout premier lieu déterminé par sa propre historicité en tant qu’elle est celle-là même du rapport sujet-objet qui, en retour, permet d’éclairer les transformations historiques de cette appartenance, la théorie critique ne peut prétendre rester fidèle à son projet initial, et donc à elle-même, sans commencer par essayer de saisir la nature de ces transformations. C’est ce à quoi nous avons tenté de contribuer très succinctement, pour en arriver au constat suivant : plutôt que d’être obstrué par le progrès et la nécessité scientifique tel que Marx pouvait encore s’en réclamer, le projet capitaliste d’une croissance productive exponentielle dispose dorénavant, à l’heure de la post-modernité, d’un savoir non plus tant scientifique que technoscientifique qui, au contraire, comme nous l’avons vu, encourage ce procès de productivité infini en tant qu’il coïncide avec son propre procès de développement. Nous devons dépasser le stade de la critique scientifique du capitalisme, en direction d’une critique du capitalisme technoscientifique. Et cette nouvelle théorisation critique, s’inspirant encore et toujours de la pensée marxiste, doit donc surtout revenir à Hegel et à la nécessité de recentrer la visée épistémologique de la connaissance au sein de l’ontologie, ne serait-ce que pour se donner les moyens de penser son appartenance historique à la praxis et, par ce biais, de reconnaître sa cible. Et ainsi revenons-nous à notre entrée en 160 matière : la théorie n’est critique que pour autant qu’elle est d’abord compréhension de ce qui motive sa critique. 161 Pour une relecture de la participation citoyenne et des inégalités sociales Salim Beghdadi et Quentin Delavictoire D’emblée posons-nous cette question : en quelles circonstances pouvons-nous parler de démocratie? Spontanément, la réponse pourrait tout bonnement se résumer au fait qu’un système de représentation politique réponde adéquatement à une procédure démocratique, c'est-à-dire à une procédure qui entérine le choix du peuple lui-même. Il est en effet courant, par exemple, que les médias associent directement le caractère démocratique d’un régime avec le bon déroulement des élections qui s’y tiennent… Mais la démocratie peut-elle se contenter ou se réduire à un système de désignation? Il est bien évident que non. Rien de plus simple pour s’en convaincre que de penser au trouble que jettent parfois des élections tenues d’une manière considérée comme irréprochable, mais avec un taux d’abstention très élevé. De même, il ne suffit pas qu’un dirigeant ou qu’un groupe de dirigeants ait une légitimité démocratique pour que la démocratie soit décrétée une fois pour toutes, mais encore faut-il qu’une constitution et qu'une législation soient les produits de l’intérêt général de tous les citoyens d’un pays et que des instances de contrôle garantissent le respect de ces droits par les gouvernants démocratiquement élus. Toutefois, la question est-elle close pour autant une fois une constitution en main, des instances de contrôle, des codes de procédures et des dirigeants pétris de bonne foi? Les conditions de réalisation les plus parfaites ne peuvent à elles seules garantir une démocratie immuable, car on ne voit pas comment un système politique pourrait être assez complet pour prendre en compte de manière définitive tous les aspects de la vie quotidienne des citoyens et ainsi satisfaire tous leurs besoins sans qu’il n’y ait lieu à une quelconque contestation, voire à une confrontation. Une fois cela posé, la question de la démocratie devient du même coup celle de la pratique ou de l’exercice de la démocratie, et donc, par la même occasion, celle de la citoyenneté. Ainsi, la question de savoir à quel moment un ensemble de citoyens doit passer outre un système supposé démocratique pour s’exprimer et défendre sa propre opinion reste totalement ouverte. C’est en nous tournant vers l’école de Francfort, ainsi que vers ceux qui l’ont influencée ou été influencés par elle, que nous tenterons de répondre à ces questions et que nous tenterons de saisir la notion de citoyenneté, notion qui, à force d’être utilisée pour dire tout et n’importe quoi, a fini par perdre de son contenu. Nous reviendrons dans un deuxième temps sur ce qui en a été assimilé à un simple fait d’actualité, mais qui en y regardant de plus près nous paraît être bien davantage. Nous voulons parler de l’action citoyenne des « Enfants de Don Quichotte », un collectif français en faveur des sans-abri. Nous commencerons cet article par un point de vue théorique à propos de la citoyenneté et de l’espace démocratique de parole tel que développé par Hannah Arendt et Jürgen Habermas. Ces auteurs nous permettent de penser le politique, et en particulier la démocratie, au regard d’une essence autant historique qu’idéal-typique, ce qui nous semble faire encore sens dans une certaine mesure. En reprenant certains éléments des théories de Hannah Arendt et de Jürgen Habermas concernant la citoyenneté et l’espace public, nous tenterons de mettre en avant l’idée d’une proximité entre ces deux auteurs qui n’apparaît à première vue pas nécessairement. Hannah Arendt n’est pas directement un auteur affilié à la tradition de l’école de Francfort. Seulement notre intention n’est pas de faire un historique de la « théorie critique », mais plutôt de montrer sur quel versant de la pensée deux auteurs tels que Arendt et Habermas peuvent se rejoindre dans une perspective « critique » de la démocratie. En définitive, notre objectif est de rendre compte de la validité d’une posture aujourd’hui marginalisée, mais pourtant des plus fécondes. 164 La citoyenneté dans l’espace public moderne ou la nécessité d’une théorie critique active Distinguant vie publique (koinon) et vie privée (idion), Hannah Arendt invite les lecteurs à une redécouverte du politique au vu des modalités de la cité athénienne du Ve siècle av J-C., ce qui lui permet de penser l’essence de la démocratie. Ainsi, à la maisonnée (oikos), lieu de travail, de domination et de violence, elle oppose l’espace public (polis) où la concertation est la règle. Les citoyens y sont amenés à prendre la parole en leur nom propre dans l’Agora, lieu spécifiquement dédié au discours politique. Le but d’Arendt est de nous faire comprendre que la démocratie des Anciens, loin d’être un archaïsme, est encore un modèle à perfectionner au regard des problèmes de notre époque. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt expose sa vision de l’Homme dans un espace social et politique marqué par les atrocités des guerres mondiales du XXe siècle et notamment par l’holocauste. De la réalité insupportable de l’holocauste et des multiples tentatives pour comprendre le phénomène totalitaire est née l’approche arendtienne du monde, mais aussi celle de l’École de Francfort proprement dite. Reprenant des idées proches qui sont de celles exposées par Arendt, Cornélius Castoriadis, quant à lui, écrira que la valeur première du citoyen se doit d’être l’autonomie, c'est-à-dire la capacité d’être libre : Un individu autonome, c’est un individu qui n’agit, autant que c’est possible, qu’après réflexion et délibération. S’il n’agit pas comme cela, il ne peut être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique.226 Le politique est un espace d’organisation de la vie commune. De même, le politique est aussi un espace de liberté au sein duquel l’opinion de chacun doit pouvoir trouver place et s’exprimer. La conséquence logique qui découle de l'affirmation selon laquelle le politique est la possibilité ouverte à chacun de s’exprimer et d’être lui-même tout en étant citoyen est le principe d’égalité de condition. En fait, si l’on 226 Propos tirés de l’émission de radio de France Inter, Là-bas si j’y suis de Daniel Mermet du 24 novembre 2006 disponible sur internet ; http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1039&var_recherche= castoriadis et retranscrit en partie dans l’ouvrage de Cornélius Castoriadis et Daniel Mermet, Post-scriptum sur l'insignifiance : entretiens avec Daniel Mermet ; suivi de Dialogue, La Tour-d'Aigues (Vaucluse), Éditions de l'Aube, 2007. 165 retire cette possibilité à certains, les relations inter-citoyennes se verront aussitôt remplacées par un rapport de domination rigide et coercitif. Aussi, ces principes politiques de base sont pour Hannah Arendt le plus bel héritage des Antiques, car ils sont garants de l’humanité contre la barbarie ; ce qu’elle développe par ailleurs à travers son concept de philia. Le dernier élément important sur lequel il faut s’arrêter pour comprendre le politique tel que le décrit Arendt en référence aux Antiques tient dans l’existence, du fait même de la liberté, d’un espace qui nous protège de nos dépendances matérielles et de nos pulsions. Ainsi, la liberté ne serait pas uniquement une construction purement formelle qui laisse le champ libre à… C’est aussi une protection contre soi-même qui s’oppose à ce qui empêche que… De ce point de vue, la liberté se situe déjà bien en deçà de l’agir. Tous ces éléments viennent nous rappeler que le politique est un fragile équilibre sans cesse à reconstruire en structuration et incertitude. Cependant, pour que cet assemblage puisse tenir debout, il lui faut encore l’élément qui va lui donner une existence réelle et l’inscrire dans la durée, à savoir l’agir et le parler politique lui-même qui, de par l’intérêt porté par chaque citoyen à son semblable ainsi constitué, va fonder la polis : « L’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent227 ». La polis correspond à l’inscription dans l’agora de la praxis et de la lexis, mais elle est surtout ce qui les dote d’une dimension historique propre. Cette vita activa des anciens va disparaître pendant toute la période du Moyen Âge et il faudra plusieurs mouvements émancipatoires qui déboucheront sur la renaissance avec la redécouverte de la pensée antique et le retour de cet activisme citoyen constitutif du politique. Cette réaffirmation de la participation citoyenne aux affaires de la cité repose sur la pensée aristotélicienne que ne peut atteindre l’excellence que dans et par la condition de citoyen. L’homme moderne allait s’ouvrir par-là l’accès à une temporalité et s’affirmer dans un temps séculier où ses actions auraient un sens et une 227 166 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 258. Cité par Moreault, Francis, « Citoyenneté et représentation dans la pensée politique de Hannah Arendt », Sociologie et sociétés, vol. XXXI, no 2, automne 1999, p. 2. permanence historique. Toutefois, si ce « moment machiavélien », marqué par une espèce de fécondation citoyenne, est essentiel à la compréhension du politique, il ne doit pas pour autant être considéré comme l’exemple même du politique. François Moreault nous dit qu’Hannah Arendt l’emploie plutôt comme un concept - « une idée plus qu’une réalité politique vivante et tangible […]228 ». Ce concept est particulièrement important pour redessiner le parcours historique de la forme-politique, mais aussi pour se donner l’accès au contenu de certains moments politiquement forts. C’est sur ce concept que s’appuie notamment Miguel Abensour pour rendre compte de l’ampleur politique révolutionnaire. Abensour, faisant référence à Marx, nous dit : C’est à la position contre que l’on doit l’institution singulière de la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice de la liberté que lui avait déjà reconnue Machiavel…229 Le travail d’Abensour est intéressant en ce sens qu’en opérant un détour par Marx il prend l’État comme principal risque de totalisation et donc comme principal danger pour le politique, rompant ici avec toute la tradition de philosophie politique qui fait de l’existence de l’État le garant de la citoyenneté. Pour Abensour, la forme-État est par essence totalitaire, ce qui fait qu’au risque de disparaître sous un système, le peuple doit répondre à cette volonté de totalisation par sa volonté d’intervenir dans la gestion dans les affaires publiques. D’où l’idée maîtresse d’une démocratie contre l’État. Il s’agit pour le peuple d’opérer un passage du pouvoir-sur de l’État au pouvoir-avec de la démocratie. Cette dénonciation du pouvoir outrancier de l’État peut être mise en parallèle avec la critique que fait Jacques Rancière de la confusion qui est faite parfois entre État et démocratie. À force de tendre vers une absorption illimitée de tout ce qu’il rencontre, l’État a fini par se vider de son contenu initial : alors que l’État devait empêcher les abus, il finit par devenir le principal abuseur, et donc, par représenter un risque de dégénérescence démocratique. On comprend mieux pourquoi une situation révolutionnaire est essentielle à la survie du politique chez Abensour : pour lui, révolution sous-entend remise à niveau, renouveau, création de liens, mais aussi, indétermination et donc « liberté ». Cette liberté est essentielle car sans elle, nous dit 228 Moreault, op. cit., automne 1999, p. 6. 229 Miguel Abensour, La démocratie contre l’Etat, Paris, Félin, 2004, p. 150. 167 Abensour, il ne peut y avoir de justice. La démocratie doit ainsi lutter, autant que faire se peut, contre l’État-ancien et contre l’État nouveau en train naître dans le moment de l’action révolutionnaire. Est-il possible d’aller au-delà de ce moment pour interroger la démocratie? Le moment machiavélien d’Abensour trouve-t-il une pertinence en dehors des périodes de grande tension, d’instabilité ou encore de lutte démocratique contre ce qui est figé, contre les grands systèmes de pensée, et à plus forte raison, contre l’État? Le politique n’est-il envisageable que dans cette levée révolutionnaire du tous contre l’État? De plus, la démocratie, ramenée depuis les anciens, depuis Machiavel, depuis la Révolution, depuis la Commune, aux moments concrets d’opposition du peuple au pouvoir étatique, laisse ouverte la question de la réalisation dans le temps de ce démos et la question de l’agir politique reste entière : comment échapper à l’institution de l’État et à sa propre institution quand on veut parallèlement introduire une permanence dans le temps? Avant de répondre à ces questions, nous devons d’abord noter que le moment machiavélien rapporté par Abensour a laissé place à quelque chose. C’est sur ce quelque chose que nous devons revenir selon nous pour répondre à la question de savoir si oui ou non il peut y avoir des « moments machiavéliens » en dehors de ceux déjà décrits par Marx, Arendt, Lefort et Abensour. Ce faisant, nous pourrons alors chercher à savoir où nous en sommes aujourd’hui avec le politique : vivons-nous un moment machiavélien? Cette pensée humaniste nous invite à concevoir la démocratie comme un régime à toujours reconstruire autour de la figure centrale du citoyen et où l’Homme serait toujours placé au centre du processus d’action et de prise de décision. Partant de cette base de réflexion, nous avons voulu tisser un certain nombre de rapprochement entre Arendt et Habermas, car un nous semble qu’un lien soit aisément envisageable entre les idéaux démocratiques de ces deux penseurs. L’analyse socio-historique présente dans L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise est ainsi particulièrement intéressante puisqu’elle nous ramène au processus de création, dans les sociétés modernes, d’un espace de dialogue et de publicisation des débats se rapportant au « bien commun ». Selon le sociologue allemand, cet espace fut ce qui a permis l’apparition d’un nouveau cadre démocratique 168 lors de la Modernité naissante. L’espace public bourgeois s’est développé au XVIIIe siècle au sein de salons et de journaux d’opinion, sortes d’espaces de débat où les échanges se distinguaient les uns des autres par les intérêts défendus et par une plus ou moins grande ouverture à des « idées nouvelles ». L’espace public bourgeois décrit par Habermas donne également la possibilité pour le citoyen de s’exprimer a minima dans un espace où sa voix a une valeur en soi. Toutefois, cette situation n’en reste pas moins limitée historiquement, comme l’ont été les gouvernements de conseils lors de la Commune de Paris. Seulement, la diffusion d’informations dans cet espace public moderne a été progressivement dévoyée par la marchandisation et l’affirmation toujours plus grande du rôle de l’Etat. Dénonçant cette main mise étatique et idéologique sur le débat citoyen, Habermas nous invite à repenser le politique dans son cheminement historique, c'est-à-dire depuis l’Ancien Régime jusqu’à l’après-Deuxième Guerre mondiale. La prééminence de l’État bureaucratique, et de la logique économique qui lui est en partie sous-jacente, a fini marginaliser les débats culturels, artistiques et surtout politiques, ceux-ci n’ayant plus la place centrale qu’une démocratie doit nécessairement leur attribuer. Nous voyons là que Habermas, sans détour aucun, tient au fil de cette thèse une posture critique qui n’hésite pas à souligner le caractère éphémère d’un espace public garant d’une démocratie. Arendt, quant à elle, garde comme acquis l’idée que les principes démocratiques et politiques ne peuvent se définir que par rapport aux normes démocratiques de l’Antiquité et, de ce fait, le système représentatif bourgeois ne peut en aucun cas donner la pleine et entière mesure de la liberté et donc du politique. Avec l’idée que le citoyen serait de moins en moins à même de faire la différence entre un espace public politique (ouvert à la parole, à l’agir et à l’amitié) et un espace privé voué aux aspirations personnelles (travail, richesse, injustices instituées), nous retrouvons une certaine méfiance à l’égard de la démocratie moderne et de l’idéal des droits de l’homme sous l’égide duquel elle a fini par se placer. Proche d’une vision plus marquée par le marxiste, l’opposition aux Droits de l'Homme comme représentation du droit bourgeois, encore présente dans les premiers écrits de Habermas, se retrouve par ailleurs chez les pères fondateurs de la théorie critique. 169 En exposant les principes d’une éthique de la discussion et de l’agir communicationnel, Habermas tentera de poser les bases d’un régime démocratique et réaliste dans ses travaux postérieurs. Ces tentatives sont cependant bien trop souvent décriées comme utopistes ou accusées de freiner la grande marche démocratique moderne. C’est oublier alors la vocation humaniste et idéaliste des héritiers de la théorie critique qui cherchent à briser les mécanismes de domination et à annihiler les effets pervers du marché. En décrivant la puissance de l’Etat moderne et en questionnant la place des élites dirigeantes, Habermas veut mettre en lumière les apories de la démocratie moderne pour redonner une place centrale à la citoyenneté et ainsi offrir un rôle politique non instrumentalisé au peuple. C’est dire alors que l’idée centrale et commune entre Arendt et Habermas est d’orienter la pratique politique en fonction de cet idéal démocratique pétri d’humanisme. L’idée que les moyens de communication peuvent aider à l’émergence d’un espace public est défendue par Habermas. Cependant, il insiste sur le fait que, pervertis par la puissance de l’économie, ces mêmes moyens peuvent occulter la parole citoyenne au profit d’un tout autre discours : un discours antidémocratique. Il en va de même pour un État qui peut, au nom de sa puissance légitime, priver les citoyens de cette nécessité de s’affirmer en tant que tels. La liberté d’expression n’est pas, de ce fait, réductible à la liberté politique, elle en est seulement une condition nécessaire mais non suffisante. Les travaux de Chomsky sur les médias comme ceux de Bourdieu sont à ce titre de bons révélateurs. Marcuse, Habermas, Honneth et Beck, dans une forme de continuité et de dépassement du marxiste, nous prouvent par ailleurs que la théorie critique a toujours une portée réflexive essentielle. Bien loin d’une fin de l’histoire tant annoncée par Fukuyama, le monde de ce début de siècle nous est montré plus que jamais comme partagé en de grands ensembles structurels ; et toute sa force, sa solidité et son homogénéité apparente réside dans sa capacité d'absorption de la critique pour n'offrir au regard qu'un monde social transparent et achevé où l’individu a le plein contrôle de sa destinée. Certains auteurs comme Andrew Feenberg, Jacques Rancière ou Axel Honneth tentent pourtant de se confronter au problème avec des analyses qui bousculent les idées en vogue, tant elles mettent à mal les apories structurelles de notre vivre-ensemble. Lorsque Arendt et Habermas en appelle à l’histoire, ils ne trahissent nullement cette volonté de comprendre le monde au travers de 170 postures théoriques et idéologiques affirmées et visibles. De cette rigueur de l’engagement et de cette honnêteté scientifique, il ressort le manque cruel qui semble frapper de plein fouet les sciences sociales et la philosophie d’aujourd’hui. En cela, l’histoire n’est pas achevée, et le politique reste l'unique voie pour les acteurs de s’approprier leur quotidien. La théorie critique devient de ce fait un moyen supplémentaire de comprendre le monde et donc un moyen possible de libération au service de tous. Ainsi Pierre Bourdieu se permet-il d’affirmer que « la sociologie ne vaudrait pas une seconde de peine si elle n’avait une finalité politique230 ». Pour Abensour, le peuple dans son ensemble, en tant que bloc, est synonyme de démocratie. Or, il nous semble qu’il serait davantage pertinent dans notre cas d’employer la notion de citoyenneté, sachant que l’on veut précisément s’arrêter sur l’une des composantes de l’ensemble sociétal. La différence se trouve essentiellement dans l’idée d’une conscience collective ; en effet, chez Abensour, la démocratie implique forcément une avancée « du tous contre l’État ». Un autre recentrage par rapport à Abensour nous semble pertinent pour parler du politique et de l’actualité de l’École de Francfort : il s’agit de placer le champ politique vis-à-vis de la citoyenneté et non plus l’État dans sa totalité. En conséquence de quoi, nous ne nous focaliserons plus sur le politique en tant que phénomène d’ensemble, conséquence d’une confrontation entre la démocratie et l’État, mais sur la démocratie comme interaction entre le champ politique et les citoyens. Notre conception de démocratie et celle d’Abensour ne sont donc pas tout à fait les mêmes. Ces nuances dénotent ainsi autant une certaine influence que d’un certain nombre de ruptures : remplacer la démocratie contre l’État par la citoyenneté contre la sphère politico-politique souligne une prise de distance de notre part par rapport à la position d’Abensour. Parler de citoyenneté n’implique pas forcément un ensemble populaire démocratique que l’on devrait considérer ainsi une fois pour toute, mais plutôt une implication ou un engagement qui peut tout à fait n’être que ponctuel, possiblement renouvelable par d’autres moments et pour d’autres raisons. Deuxième divergence, ce n’est plus tant l’État que nous plaçons en vis-à-vis de la citoyenneté, mais la sphère politico-politique et en premier lieu ses représentants. Nous voulons par cela nous défaire de l’abstraction étatique et revenir au concret du champ 230 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994. 171 politique ; ce qui autorise cette question : jusqu’où le champ politique est-il à même de prendre en charge, seul, les affaires de la cité? Où se situent le ou les points de ruptures entre les citoyens et le champ politique et quel rôle tenir alors en de telles circonstances? L’idée n’est pas tant celle d’une rupture entre la sphère politique et le reste de la population (ce qui pourrait s’apparenter à une crise de la représentation) que celle d'une limite de celle-ci à prendre en compte un certain nombre d’aspects de la vie quotidienne. Nous conserverons cependant cette idée que le conflit et l’expression de la mésentente sont nécessaires afin de préserver le politique et de tendre vers la démocratie, de même que nous nous appuierons sur l’idée que la démocratie tient pour une grande part dans la dénonciation par le peuple lui-même de sa fallacieuse unité, c'est-à-dire que la démocratie réside entre autres dans l’accès au public de ceux dont la parole n’est habituellement pas prise en compte, sinon déformée voire oubliée ou étouffée. Enfants de Don Quichotte? L’hiver 2006-2007, quelques mois avant les élections présidentielles françaises, un collectif en faveur des sans-abri s’est constitué pour lancer une action de sensibilisation : …l'alignement d'une centaine de tentes de part et d'autre du canal Saint-Martin (Paris Xe), où des personnes « bien logées » viennent dormir avec des sans-abri (lire Libération du 18 décembre), rappelle, un an après le don de tentes par Médecins du monde aux SDF parisiens, l'ampleur du problème. A la veille de la campagne électorale, les Enfants de Don Quichotte comptent sur la ‘‘mobilisation citoyenne’’ pour exiger des pouvoirs publics des réponses de fond à la question de la grande exclusion et imposer un thème jusque-là négligé par la plupart des candidats. Seul François Bayrou a joué un peu le trublion : lors d'un meeting à Nice, le candidat UDF a souligné la présence de SDF ‘‘à tous les coins de rues’’ et la persistance de l'exclusion, qui touche 2 millions de personnes. Une situation qui ‘‘nous place tous au pied du mur’’, a-t-il dit, ajoutant que ‘‘les Français ont le sentiment qu'un mur de verre les sépare de ceux qui les représentent, 172 que leurs problèmes ou leurs difficultés ne sont pas entendus.231 Voilà, logé au cœur même d’un simple fait d’actualité, une première présentation de ce qui nous intéresse. Ce fait d’actualité est intéressant pour saisir deux choses : la première a trait à la politique et à la citoyenneté ; la seconde à la rationalité instrumentale et donc par là même aux inégalités et aux rapports de forces. Au sein de cet ensemble politique qu’est la République, un sous-ensemble s’est constitué et s’est doté d’une identité afin de pouvoir exister au grand jour. Ce sous-ensemble, personne n’en veut, et c’est pour cette raison qu’il s’est constitué en sous-ensemble. Or, si habituellement ce type d’action fondée sur l’identitaire est analysé en tant que risque potentiel pour la société comme globalité dont le projet politique est de plus en plus flou, nous pouvons dire que nous nous trouvons ici en présence du cas inverse : celui d’un sousensemble qui veut, non pas creuser le gouffre qui le sépare de la société, mais précisément le réduire ; le fait est que c’est la société qui refuse jusqu’à la reconnaissance de ce sous-groupe social et qui se retrouve en porte-à-faux avec elle-même du simple fait qu’il devient visible aux yeux de tous. Ce qui est habituellement plus ou moins bien assumé individuellement est ici très difficilement endossable à l’échelle de la société toute entière, et nous voyons comment un mouvement identitaire qui voulait au départ rassembler fini à l’arrivée par diviser davantage encore : ce que l’on rejette de manière tacite ne pouvait être accepté de manière ouverte et c’est un coup dur pour l’être-ensemble tel qu’il nous est proposé aujourd’hui. Du même coup, l’engagement citoyen devient ici non seulement un moyen d’accès au politique, mais aussi un moyen d'instaurer la démocratie. Cette situation nous confronte à l’un des paradoxes les plus marquants : alors que les sans-abris sont désignés comme des exclus, des désaffiliés, des déstructurés, des « sans-part », alors que l’intervention sociale touche elle-même ses limites en termes de réinsertion sociale, allant même jusqu’à s’en remettre totalement à la figure du sans-abri, rien n’est plus déconcertant que de voir que ce sont ces personnes dites déliées qui se retrouvent aujourd’hui porteuses de lien social et d’un projet sociétal de vivre-ensemble. Nos dires se confirment 231 Tonino Serafini, « Le logement, à la rue dans la campagne », Libération, mardi 19 décembre 2006. 173 en jetant un œil à la Charte portée par ce mouvement. Certes il y est question d’un droit opposable en cas d’impossibilité de se loger, mais nous y trouvons aussi une volonté d’humaniser les centres d’hébergement, d’adapter le soin à la situation de l’usager décrit comme citoyen, de même qu’une rupture avec le provisoire et la reconnaissance définitive d’un état de fait et par là d’une population non reconnue ; cette charte commence ainsi : « Nous, citoyens et citoyennes, refusons la situation inhumaine que vivent certains d’entre nous, sans domicile fixe. Nous voulons que soit mis fin à ce scandale, à la honte que cela représente pour un pays comme le nôtre. » Ainsi, ce sont les politiques qui n’ont conservé qu’une et qu’une seule partie de la charte, celle relative au droit, et c’est ainsi qu’ils ont répondu à cette action. Nous pouvons du même coup légitimement proposer une recherche qui tenterait d’élucider la part que tient le champ politique dans la résolution par le droit de nombre de conflit sociaux. S’agit-il d’une exception? N’était-ce pas là un moyen pour le gouvernement de se réapproprier le discours des Don Quichotte, et de ce fait de le repositionner dans le registre du « débat politique » : « Catherine Vautrin a annoncé, mercredi 27 décembre sur France 2, une accélération des mesures en faveur des sans-abri, en réponse aux associations qui réclament des gestes forts à quatre mois de l'élection présidentielle. ‘‘Il y a une volonté très forte du gouvernement de tendre la main aux associations, y compris à l'association Les Enfants de Don Quichotte’’ a-t-elle déclaré.232 » Si en refusant d’entrer au gouvernement, on peut dire que Augustin Legrand a, d’un côté, refusé que son discours ne se transforme en discours purement politicien, chose qui n’a pas été comprise par nombre de « citoyen », au sens courant du terme, nous pouvons faire le constat que, d’un autre côté, le gouvernement n’a pas fait grand cas de la question des sans-abri une fois l’hiver passé. Pour clore cette analyse, on peut se demander si ce type d’action aurait encore une raison d'être si le champ politique avait un plus grand « souci des gens »? La réponse est double, selon nous. Il est certain qu’une plus grande ouverture, transparence et attention du champ politique à ce qui pose problème pour le démos auraient comme conséquence une 232 174 « Le gouvernement annonce des mesures en faveur des SDF », Le monde, 27 Décembre 2006. diminution de ce type d’action ; mais, elles devraient malgré tout continuer d’exister, premièrement car le champ politique est en stagnation, voire en retard sur plusieurs thèmes centraux : l’écologie, le bien-être, le développement à l’échelle internationale ; deuxièmement car il y aurait toujours une volonté d’affirmation des identités particularistes à tendance séparatistes. Le champ politique a ses propres limites, aussi larges fussent-elles, il y a donc des moments où les citoyens ont à faire preuve de citoyenneté s’ils veulent conserver ce statut de citoyen et ne pas être uniquement des individus, des êtres de droits totalement dépourvus de conscience politique… Paradoxalement, c’est à un moment particulièrement propice à la démocratie que l’on voit celle-ci mise à mal, voire même appelée disparaître. Nous pouvons revenir en conclusion sur la thèse de Abensour et faire le constat que l’ennemi de la démocratie d’aujourd’hui n’est plus tant l’État que la déresponsabilisation de chacun face à ce qui arrive à tous, situation dans laquelle l’État est lui-même une victime. L’idéologie de la transparence (du social) Le pouvoir est devenu un donné aux mains de toute la société et non plus celui d’une force ou d’une instance extérieure aux individus, nous dit-on, et, de ce fait, chaque individu aurait maintenant la capacité d’être maître de son destin. Ainsi est-il possible de voir émerger un peu partout des discours sur l’autonomisation de soi, sur la gestion de ses émotions et de son stress, sur le bien-être personnel ; ainsi voyons-nous la sphère privée envahir l’espace public, à travers un certain nombre d’émission de téléréalité ou encore de concours donnant l’opportunité à n’importe qui de devenir quelqu’un - chanteur, acteur ou tout simplement une star - en exprimant ce qui fait de vous ce que vous êtes. Un peu plus grave peut-être, nous voyons aussi un certain nombre d’auteurs recentrer leurs analyses sur l’individu ; on peut prendre Touraine par exemple, dans La recherche de soi, qui délaisse les mouvements sociaux pour se fixer sur le sujet. Cette reconfiguration pratique du politique est corroborées par le travail d’un certain nombre de chercheur en sciences sociales, de Lipovetsky en passant par François Dubet. Ce qu’il y a de notable, et cela a été discuté dans le cadre du colloque, c’est la disparition, dans une bonne partie de la littérature scientifique, du lien très fort entre structures sociales et rapports de domination. La conséquence logique de ce recentrage sur l’individu est le renoncement à tout ce qui peut 175 apparaître comme une contrainte. Dès lors, c’est toute une tradition sociologique qui serait comme tombée en désuétude, voire même devenue tabou. Si on revient maintenant sur l’action des Enfants de Don Quichotte, quel est le constat critique que l’on peut établir? « Catherine Vautrin a annoncé, mercredi 27 décembre sur France 2, une accélération des mesures en faveur des sans-abri, en réponse aux associations qui réclament des gestes forts à quatre mois de l'élection présidentielle. ‘‘Il y a une volonté très forte du gouvernement de tendre la main aux associations, y compris à l'association Les Enfants de Don Quichotte’’ a-t-elle déclaré.233 » Mais que s’est-il finalement passé par la suite? Nous avons ici deux niveaux d’analyse. Il faut distinguer les analyses porteuses ou potentiellement porteuses d’une critique sociale comme celles de Foucault, Chomsky, Bourdieu, ou encore potentiellement porteuses, comme celles de Habermas, de Beck et de Honneth, de toutes celles cantonnées uniquement au constat faussement extérieur de ce qui se passe. L’importance de la théorie critique est ainsi rendue visible par la superposition de ces deux niveaux d’analyse. C'est le concept de méconnaissance (Verkennung) ou de « faux adressage », bref, de reconnaissance comme idéologie. Il n'y a bien sûr pas seulement le phénomène de déni de reconnaissance de certaines convictions, de certains intérêts ou de revendications identitaires mais aussi celui d'une reconnaissance s'opérant de manière déplacée, trompeuse et génératrice de loyauté. On a pour cela le concept de méconnaissance, qui pourrait - du moins en allemand, nous ne savons pas ce qu'il en est en français, en anglais nous dirions misrecognition représenter un substitut au vieux concept d'idéologie.234 Arrêterons-nous un moment sur le travail de Axel Honneth. Celui-ci vient renforcer la réflexion engagée précédemment par Habermas en approfondissant de l’aspect langagier de la théorie et en réactualisant de la notion de 233 « Le gouvernement annonce des mesures en faveur des SDF », Le monde, 27 Décembre 2006. 234Axel Honneth, entretien avec O. Voirol, « La théorie critique de l’Ecole de Frankfort et la théorie de la reconnaissance », La société du mépris, Paris, La découverte, 2008, p. 177. 176 conflit, mais aussi de raison instrumentale qu’Adorno opposait à la mimésis et que Habermas opposait à l’agir communicationnel : Je pense cependant que je devrais et je peux le faire. L'idée serait alors de saisir le tout des relations de reconnaissance en quelque sorte comme l'élément de la rationalité propre au monde vécu dont les rapports humains sont imprégnés. Nous devrions alors comprendre certaines conceptions et visions scientifiques du monde qui s'abstraient de ces rapports propres au monde vécu ou qui les déforment comme des expressions de la raison instrumentale.235 Pour finir sur l’intérêt d’une théorie critique forte aujourd’hui, on peut dire que des analyses qui ne cherchent pas à savoir comment le collectif s’organise et qui n’insistent uniquement que sur les aspects juridiques du politique, faisant alors abstraction des rapports de domination, telles que les analyses de Lipovetsky par exemple, servent de manière performative tout autant à une multiplication identitaire et un esprit bourgeois, qu’à une déresponsabilisation politique. Esprit bourgeois et déresponsabilisation citoyenne Quand il est possible de constater que l’État est luimême un frein à une possible amélioration de la situation et que le discours qu’il tient à tout du construit idéologique, nous nous retrouvons alors confrontés à ce paradoxe où, d’un côté, tout un chacun est invité à s’émanciper et à ne s’occuper que de lui-même et où, de l’autre, ce qui est différent est présenté comme potentiellement dangereux. Cela signifie rien de moins que nous sommes dans une société où les identités pourraient s’exprimer à leur souhait, mais où parallèlement certaines sont favorisées alors que d’autres non, certaines sont définies comme bonnes tandis que d’autres sont définies comme mauvaises. La question posée est alors celle de l’actuelle puissance de d’expression identitaire et de ses limites. Comment des individus peuvent-ils se dire libres de s’émanciper quand on sait que certaines limites restent infranchissables? Si on va plus loin, nous en venons à interroger le rôle que tiennent des auteurs qui s’arrêtent à ce premier niveau d’analyse et éludent tout bonnement le second… 235 Ibid., p. 170. 177 Nous avons pu, partant du « moment machiavélien » comme moment clé de compréhension du politique contemporain, revenir à la pensée des anciens et, à partir de là, établir plusieurs hypothèses de travail, et surtout un cadre de lecture du politique s’appuyant sur cette idée que le champ politique toucherait ses limites et qu’il serait aujourd’hui nécessaire que la conscience citoyenne de chacun soit mise un minimum en alerte. Ce qui nous semble particulièrement inquiétant dans la situation que vivent aujourd’hui nos sociétés occidentales, c’est l’espèce de résignation de chacun face à ce qui arrive à tous, résignation qui prend effet à tous les niveaux de la société et dont font preuve les hommes politiques eux-mêmes. Or, des actions citoyennes ont montré qu’il était possible de changer les choses, ou du moins possible de les rendre acceptables d’un point de vue démocratique. Cependant, comment établir davantage de dialogue entre la population et ceux qui gouvernent quand il y a une crise de la représentation, quand les conditions minimales de transparence politique et de contrôle citoyen ne sont pas tout à fait respectées, et quand pour finir, un nombre croissant de personne fait l’objet d’un déni de reconnaissance. Forcer l’accès de l’espace public devient alors le moyen, voire l’unique moyen, d’accès au politique. Nous rejoignons ici Rancière et nous nous alarmons du fait que tous les enjeux politiques ne soient clarifiés et que le bilan qui pourrait découler d’un tel laisser aller ne soit pas tiré. Ce qui est regrettable, c’est bien le fait qu’une démarche comme celle des Enfants de Don Quichotte ne soit pas davantage valorisée en tant qu’action citoyenne par excellence, car si un droit au logement opposable a été voté, nombre de considérations humaines et citoyennes ont en revanche été ignorées. Afin de redonner de l’ampleur au champ politique et aux actions citoyennes, et donc démocratiques, il faut selon nous démarquer les constructions identitaires purement intéressées ou fallacieuses des constructions identitaires cohésives ou démocratiques, car à notre sens, de tels moments de construction identitaire sont fortement chargés politiquement, en tant qu’engagement citoyen pour la défense d’un tous-citoyens. 178 De la critique d’une critique a-critique Réflexion sur la possibilité de faire une sociologie critique de l’intervention humanitaire ∗ Benoît Coutu Il y a quelques années, lors de la soumission d’un article sur la dépolitisation et l’intervention humanitaire, le comité de rédaction me reprocha de procéder à une critique trop facile : mes auteurs de références étaient à la « mode » et, comme la plupart des tentatives de ce genre, ma critique était sans fondement puisque détachée de la réalité du travail de terrain. En somme, la possibilité de faire la critique de l’humanitaire ne serait pas accessible aux universitaires, elle appartiendrait aux seuls acteurs humanitaires ainsi qu’à un cercle étroit d’initiés. Plus récemment, j’appris qu’un collègue de l’UQAM quittait le comité de rédaction d’une revue de sciences sociales reconnue parce que ledit comité endossait, tout comme la majorité de la population canadienne, le discours de légitimité de l’intervention militaro-humanitaire en Afghanistan, ce qui acheva de convaincre mon collègue que ∗ Nous parlons d’intervention humanitaire en tant que ce type d’intervention est une intervention « militaro-humanitaire » et ce, à la différence de l’aide humanitaire ; « aide » et « intervention » n’étant pas des équivalents conceptuels. La distinction principale entre ces deux pratiques est fondée sur le fait que l’aide est vouée à combler temporairement un problème quelconque alors que l’intervention a pour objectif de transformer une structure sociopolitique. Toutefois, c’est le discours humanitaire, nonobstant l’action qui en est l’attribut, qui est l’objet de ce texte. cette revue avait perdu la dimension critique qui la caractérisait. Ces deux expériences m’apprirent qu’il y avait un prix à payer pour quiconque entreprenait de faire la critique de l’humanitaire, cet acte de bonnes volontés par excellence. Je dois dire que je me suis longtemps interrogé sur la viabilité et la faisabilité d’une critique de l’interventionnisme humanitaire dans l’espoir d’y consacrer une thèse un jour. Pourquoi ne pas aller droit au but comme Michael Ignatieff et simplement soutenir que si une intervention humanitaire est impérialiste c’est parce qu’elle implique une occupation militaire ainsi que le contrôle politique, économique et juridique d’un pays par une puissance étrangère236? Et de renchérir par la suite avec un Slavoj Zizek affirmant que le problème de l’intervention « militaro-humanitaire » n’est pas tant sa dimension militaire et politique que sa justification humanitaire et éthique qui, justement, sert à cacher sa dimension politique. Zizek nous enjoint alors d’arrêter de tout justifier « éthiquement » et d’assumer la dimension « sociomilitaristique » de l’interventionnisme237. Les raisonnements généralement proposés sont nombreux. Allant de l’avant dans mon projet de thèse et dans l’idée de dépasser les positions multiples, je cherchai à ne pas refaire la critique usitée et éculée fondée sur l’écart entre l’énoncé positif du discours humanitaire et les résultats mitigés des interventions ainsi qualifiées. Aisément contournable, cette critique concentre généralement son argumentation sur les droits de l’homme qu’elle dépeint comme une illusion idéologique et a la fâcheuse tendance à englober les théories du complot, lesquelles me sont malaisées d’endosser. Ensuite, je m’aperçus que la majorité des ouvrages de sciences politiques, champ d’étude principal sur l’humanitaire, offre une lecture positiviste, factuelle et pragmatique fondée sur une prétention à l’objectivité qui cache mal une prise de position en faveur d’un interventionnisme présenté comme une nécessité naturelle et inéluctable. Ces analyses ont peut-être le bénéfice de proposer une très bonne lecture de l’évolution de l’interventionnisme humanitaire. Toutefois, elles ont pour 236 Micheal Ignatieff, Empire Lite. Nation-building in Bosnia, Kosovo and Afghanistan, Toronto, Penguin Books, 2003, p. 60. 237 Slavoj Zizek, « The Ideology of Victimisation », dans Slavoj Zizek, Nato as the Left Hand of God?, Zagreb, Bastard International Edition, 1999, pp. 30-31. 180 corrélat négatif d’évacuer d’emblée toute critique fondée sur une analyse des rapports de domination ou des rapports de classe. Omettant majoritairement les sources sociales, économiques ou politiques des situations menant à une intervention - du moins celles qui ne relève pas d’une lecture culturelle, religieuse ou ethnique - elles dirigent plutôt leur critique vers l’amélioration des modalités opérationnelles d’intervention et du cadre normatif les justifiant, enfermant ainsi le débat sur l’humanitaire dans les domaines restreints de l’éthique et de la déontologie. Il me sembla aussi nécessaire de dépasser la critique fondée sur le concept de biopouvoir, dont un bon exemple est la somme théorique véhiculée dans Empire de Hardt et Negri. Si cette théorie « à la mode » n’est pas dénuée de tout fondement, étant elle-même une tentative critique de la critique ayant pour trait positif de rendre compte de la multiplicité des acteurs dans le champ de l’intervention et d’une certaine transformation qualitative du pouvoir, son erreur est de conférer aux organisations de la société civile un pouvoir qu’elles n’ont pas, évacuant trop rapidement l’État comme détenteur de la puissance et centre de décisions, et noyant le sujet dans un réseau invisible de flux communicationnels et de désirs. Aussi faut-il ajouter que les frontières ne sont déterritorialisées que pour une certaine couche de la population, la plus riche en l’occurrence. Bref, à mes yeux, cette thèse influencée par le courant post-structuraliste a la prétention de se présenter comme une nouveauté qui n’a finalement rien de très inédit. Et s’il y a une leçon à retenir de Carl Schmitt, c’est bien que l’intervention humanitaire et le terme même d’humanité sont depuis très longtemps des enjeux de domination, d’idéologie et de stratégie politique, concomitant à une production identitaire de l’altérité. Tel que vous l’avez compris, l’objet de ce texte est de soulever certaines interrogations qui portent sur la possibilité de la critique dans le cas de l’interventionnisme humanitaire. Une question me vient à l’esprit : peut-on faire une critique de l’intervention humanitaire, qui, de plus, serait une critique théorique et politique - c’est-à-dire une critique du principe même de l’intervention humanitaire en ce qu’elle est une intervention et/ou humanitaire? Considérant que le discours humanitaire est avant tout un discours de légitimation de l’ordre de l’éthique, je m’interrogeai sur la façon de faire la critique d’un discours qui se veut déjà critique, puisque dénonciateur de situations misérables, mais qui a pour principale caractéristique de se 181 placer lui-même dans une position politique cherchant à se démarquer du politique tout en se traduisant dans une action a priori définie comme apolitique. À l’instar du sociologue Graig Calhoun, je me demandai si la difficulté de faire une telle critique ne serait pas relative à l’absence du sujet de l’aide dans les discours et les débats sur l’humanitaire238, nous obligeant alors à nous borner à une critique des modalités opérationnelles et normatives ainsi qu’aux enjeux éthiques de l’interventionnisme. Avec un tel discours évacuant toute question de domination et de sujet politique, en plus d’être enfermé dans le cercle étroit des seuls acteurs humanitaires, il devint difficile d’en faire une critique sans se mettre la vertu à dos. Entre le politique et l’éthique, j’en arrivai à un dilemme aporétique : soit critiquer l’interventionnisme humanitaire de plein fouet en remettant en cause les fondements même de son action au risque de me faire ostraciser ; soit ne faire qu’une critique de ses modalités opérationnelles et normatives et ainsi m’enfermer dans les débats sans fin sur l’éthique de l’humanitaire. En somme, la question était de savoir comment pourrai-je faire une critique en me gardant de jeter le bébé humanitaire avec l’eau du bain impérialiste? J’en vins à croire que la difficulté de produire une critique théorique et politique de l’humanitaire ne provient pas de l’obstacle qu’impose l’excellence de la cause en elle-même, mais plutôt du discours humanitaire, du contexte dans lequel il s’inscrit et de son utilisation en tant que modalité d’intervention étatique dans les relations internationales. Considérant qu’à l’origine le discours humanitaire, dans son sens large, était un discours critique, mais ne l’est plus, j’ai cherché à comprendre plus précisément comment il a été dépossédé de cette dimension critique (dans son discours, son contexte et son application) au point qu’il est difficile d’en faire une critique de l’extérieur. En m’inspirant de Carl Schmitt, j’en vins à penser que ce discours a dû passer par le filtre d’un cycle de neutralisation239 qui devait être mis en 238 Graig Calhoun, « The Imperative to Reduce Suffering : Charity, Progress, and Emergencies in the Field of Humanitarian Action », chap. dans Michael Barnett et Thomas G. Weiss (eds.), Humanitarianism in Question. Politics, Power, Ethics, Ithaca and London, Cornell University Press, 2008, pp. 73-97. 239 Carl Schmitt, « Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité », L’Année politique française et étrangère, vol. 11, no. 4, décembre 1936, pp. 274289. 182 parallèle avec l’évolution de l’interventionnisme humanitaire. Ce cycle est constitué d’une première neutralisation de la critique explicite lors du moment de politisation de l’humanitaire ; ensuite d’un moment de dépolitisation des représentations véhiculées au fondement du discours politique ; enfin d’un moment de récupération et d’instrumentalisation du discours de la légitimité humanitaire par l’État néolibéral. Au travers de ce cycle, non seulement le discours humanitaire perd sa légitimité critique, mais c’est surtout la possibilité même de la critique qui se trouve « critiquement » neutralisée. Cela n’empêche pas l’existence de critiques à son égard, mais celles-ci me semblent n’être que des exceptions confirmant la règle. Voilà donc les interrogations et hypothèses qui seront abordées dans le cadre de cette conférence. Pour ce faire, j’introduirai la question du discours humanitaire en me référant à Philippe Juhem, lequel qualifie le discours humanitaire de discours « sans adversaires ». Pour Juhem, la neutralisation de la critique politique qui animait initialement les acteurs humanitaires est la condition même de leur entrée dans le champ politique. Dans un deuxième temps, usant des travaux de Wendy Brown, j’approfondirai le lien entre le discours humanitaire et la politique. Selon la perspective de Brown, l’entrée du discours humanitaire dans le champ politique le transforme en discours de reproduction de la domination étatique. Théoriquement neutralisé et dépolitisé à l’intérieur même du champ politique, il devient un instrument du pouvoir. Ce qui fut initialement un discours critique pour ensuite devenir un discours de légitimation organisationnel est récupéré comme discours de légitimation de la domination étatique servant alors de légitimation à ses aventures interventionnistes tout en neutralisant à la fois la dimension critique fondatrice de l’humanitaire et la critique des critiques de l’humanitaire. Dans ce cheminement, je soutiendrai que c’est en raison de la disparition du moment politique, c’est-à-dire du moment de synthèse réflexive et critique entre le sujet et la société, qu’est tuée dans l’œuf toute possibilité de faire une critique théorique et politique de l’interventionnisme humanitaire. 183 Critique et politique : politisation de l’humanitaire et fin de la critique Dans son article intitulé « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire », Philippe Juhem remarque que le discours humanitaire a cette double particularité « d’être porté par des acteurs institutionnalisés riches et capables d’intéresser les journalistes et […] de ne se heurter à aucune remise en cause240 ». Cherchant à comprendre pourquoi le discours humanitaire ne rencontre que peu de critiques sérieuses, Juhem eu l’idée d’analyser les propriétés argumentatives des discours humanitaires afin de déceler l’articulation entre les énoncés et la position des acteurs et ainsi découvrir en quoi les énoncés répondent aux besoins des organisations241. Le discours humanitaire, dit-il, est un discours de légitimation organisationnelle qui est dirigé dans une double direction. D’un côté, il est adressé aux acteurs humanitaires, et de l’autre, aux populations occidentales, à leurs gouvernements et aux bailleurs de fonds : il ne concerne nullement les sujets de l’aide. Cela n’a rien d’étonnant car, dit Juhem, l’objectif de ce discours est a) de rallier des acteurs aux intérêts opposés afin de mettre en valeur l’organisation tout en consolidant son unité interne ; b) d’intégrer le champ politique en se procurant une reconnaissance institutionnelle, et c) d’obtenir du financement. Puisque la finalité de ce discours est la reproduction organisationnelle et que celle-ci passe par le financement et la reconnaissance institutionnelle, le discours humanitaire va être purgé de toute critique négative pouvant être dirigée contre les gouvernements, les bailleurs de fonds et la population qui soutient le financement. Délaissant la critique politique initiale dont ils étaient porteurs pour s’engager en politique, « les anciens de l’humanitaire ont du passer à un mode dépolitisé […] non polémique242 » - c’est-à-dire non critique, restant muet sur les problèmes politiques, sociaux ou économiques à la base des situations dans lesquelles ils interviennent, ne se limitant qu’à l’explicitation des symptômes. Dès lors devenus « [d]iscours 240 Philippe Juhem, « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire », Mots – Les langages du politique, no. 65, mars 2001, p. 10. 241 Ibidem 242 Ibid., p. 26. 184 sans incidence politique […] les énoncés humanitaires peuvent se déployer dans l’espace public sans rencontrer d’opposition243 ». L’humanitaire ainsi protégé par la légitimité politique, les critiques qui lui sont adressées n’arrivent plus à pénétrer le champ politique ni à rejoindre la population et n’ont que peu d’emprise sur les acteurs humanitaires euxmêmes. La critique s’enferme ainsi d’elle-même à l’intérieur du champ de l’humanitaire, devenant une prérogative de ses seuls acteurs, lesquels ne poseront que des interrogations « éthiques » sur les modalités d’intervention. Et Juhem de conclure que la difficulté de critiquer l’humanitaire provient du fait que celui-ci n’intervient « en politique que sur un mode dépolitisé244 ». Ce discours humanitaire de légitimation organisationnelle a donc la propriété d’être critique seulement à l’interne, non critique envers le politique et inatteignable par une critique externe. Pour cette raison, Juhem le qualifie de discours « sans adversaires ni opposants ». Nous retenons ceci que le discours humanitaire perd sa dimension critique et politique paradoxalement au fur et à mesure du processus de politisation de l’humanitaire, c’est-à-dire du processus d’institutionnalisation de l’humanitaire dans le champ politique. Parallèlement, en raison de l’évacuation des enjeux politiques sous-jacents, c’est le sujet de l’aide lui-même qui se retrouve évacué du discours, relégué au statut d’objet servant à appuyer un discours humanitaire dont la véritable finalité devient celle de sa reconnaissance institutionnelle, de son unité et de sa reproduction organisationnelle. Une fois le sujet posé en victime détachée des causes sociopolitiques, qui oserait critiquer l’aide qui lui est consentie? Ainsi l’humanitaire entrerait en politique en se délestant de son discours critique. De la politique à la dépolitisation S’en suit dans un deuxième temps une neutralisation du cadre référentiel dans lequel s’insère ce discours. La perspective de la dépolitisation du politique de Wendy Brown nous permet de saisir un élément supplémentaire des transformations du discours de légitimation humanitaire. Pour Brown, l’utilisation du langage humanitaire dans le champ 243 Ibidem 244 Ibid., p. 27. 185 politique a pour principale fonction de servir de « supplément moral » à l’élargissement de la domination de l’État néolibéral. Dans sa thèse portant sur le discours éthique de la tolérance comme objet de domination245, elle s’attarde à démonter le processus de dépolitisation que subit un discours a priori critique et politique une fois qu’il est intégré au champ politique. C’est donc à l’explicitation du processus de dépolitisation du contexte politique qu’elle nous convie. Comment « dépolitise-t-on le politique »? En changeant les représentations constitutives inhérentes au cadre référentiel du politique. Résumons très succinctement ce qu’est le politique pour Brown. Selon Brown, le politique se réalise à la conjonction du pouvoir, de l’historicité et du sujet. Articulation entre ces trois dimensions, le politique est une médiation du rapport entre le sujet et la société. Une lecture politique des rapports sociaux doit donc tenir compte de ces trois dimensions. Selon Brown, ce sont ces trois dimensions aux fondements du politique qui vont être neutralisées par l’imposition de l’idéologie néolibérale. La dépolitisation du politique se réalise en trois étapes complémentaires : la culturalisation, la psychologisation et l’individualisation des rapports sociaux. Dans un premier temps s’effectue une naturalisation des rapports sociaux par l’imposition d’une représentation culturelle, religieuse, ethnique ou raciale des identités. Ces types de représentations évacuent les questions de domination et de rapports de classes, toute représentation agonistique des rapports sociaux. Cette « culturalisation » par l’idéologie néolibérale multiculturaliste débouche par la suite sur une « dé-historicisation » des conflits et culmine en une « naturalisation » des rapports sociaux conflictuels qui élimine les rapports de pouvoir de la sphère politique246. 245 Wendy Brown, Regulating Aversion. Tolerance in the Age of Identity and Empire, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2008. 246 À ce sujet, nous référons à l’article de Jan Nederveen Pietersen, « Sociology of Humanitarian Intervention : Bosnia, Rwanda and Somalia Compared », Revue internationale de science politique, vol. 18, no 1, janvier 1997, pp. 71-93. Dans cet article, l’auteur s’anime à déconstruire le préjugé de la nature interethnique de ces trois conflits, et ce, en dégageant leurs fondements politico-économiques. Suite à une énumération des principaux enjeux de l’intervention humanitaire comme pratique internationale, il montre que les descriptions culturelles ou ethniques des 186 Dans un deuxième temps s’opère une « psychologisation » des rapports sociaux, c’est-à-dire une « personnalisation reposant sur une explicitation comportementale de l’agir du sujet ». Selon Brown, la combinaison et l’articulation de la psychologisation à la naturalisation et à la culturalisation des rapports sociaux, aboutit à une « essentialisation identitaire ». Dès lors que le sujet politique devient un sujet comportemental, c’est la justice qui se voit remplacée par des interventions thérapeutiques et le social est traité comme un corps malade. C’est toute référence à un sujet politique qui est ici éliminée. Enfin, dans un troisième temps, s’ajoutent l’individualisation et la privatisation des rapports et des problèmes sociaux. L’individualisation et la privatisation ont ceci de particulier de faire pénétrer la rationalité du marché dans le champ politique et social, achevant ainsi de séparer les rapports sociaux de la sphère politique. Ainsi, en nous inspirant de Brown, nous pouvons dire que la domination néolibérale, qui est le contexte dans lequel s’inscrit le discours humanitaire actuel, va se soutenir d’une conception des rapports sociaux projetés hors de toute médiation politique, cette médiation politique indispensable à la synthèse critique entre le pouvoir, l’histoire et le sujet. La médiation par la rationalité du marché se substituant à la médiation politique, nous dit-elle dans un ouvrage précédent247, les rapports sociaux dépolitisés sont enclavés dans des rapports personnels d’immédiatetés, détachés de toute perspective réflexive et critique. Disparaît alors la référence à un cadre normatif transcendantal. Autrement dit, en termes freitagiens, c’est la société elle-même qui disparaît comme cadre de référence. Et lorsque qu’il y a « oubli de la société », le sujet tend à « s’évanouir dans la nature », pour faire un jeu de mot bien à propos. La naturalisation du sujet est conséquente de la reproduction d’une conception culturaliste, pour ne pas dire ethnocentrique, des rapports sociaux. Pour reprendre les mots de Michel Freitag : conflits, soutenues par les gouvernements et les médias des pays intervenants dans les trois cas cités, ainsi que les actions qui en découlent, sont à la source de la transformation interne de ces conflits économicopolitiques en conflits interethniques par les belligérants eux-mêmes. 247 Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. 187 Ces approches « culturalistes » […] interprètent ces institutions politiques et sociales comme le simple résultat d’une consolidation progressive des accords consensuels réalisés pragmatiquement-empiriquement au cours du développement historique de l’interaction sociale, tout particulièrement dans les domaines de l’activité économique et de la vie culturelle (les valeurs). […] En rejetant toute valeur fondatrice du moment synthétique, critico-réflexif, agonistique, du politique, ainsi qu’à la dimension idéologicophilosophique qu’il comporte dans la modernité, de telles conceptions conduisent à l’affirmation naïve d’une forme extrême d’ethnocentrisme culturel.248 Dans ce schème construit à partir de la théorie de Brown et augmenté de la critique freitagienne des cultural studies, nous comprenons que la critique du discours humanitaire est doublement neutralisée par son intégration dans un cadre lui-même dépolitisé. Récupéré par l’État néolibéral comme discours de légitimation, celui-ci va l’instrumentaliser afin de créer a posteriori l’unité autour de ses projets, et ce, sous un mode dépolitisé. De la dépolitisation à la légitimation C’est précisément ce que démontre David Chandler dans son analyse de l’évolution de l’interventionnisme humanitaire depuis les années 1990249. Pour Chandler, soutenant comme nous la thèse du passage de l’« aide » à l’« intervention » humanitaire, l’État néolibéral en crise de légitimité va transférer cette représentation apolitique sur le plan des relations internationales dans ce qu’il nomme une ethical foreign policy. La récupération du discours de légitimation humanitaire par l’État va lui être utile pour atteindre trois objectifs complémentaires : premièrement, il sert à rétablir l’unité interne de la société derrière l’État néolibéral suite à la crise de légitimité qui le secoue ; deuxièmement, puisqu’il le fait par un « empowerment » individuel, c’est-à-dire par une habilitation et une mobilisation individuelle, il use de ce discours afin d’inciter les gens, individuellement, à participer à 248 Michel Freitag, « La métamorphose. Genèse et développement d’une société postmoderne en Amérique », Société, no. 12-13, hiver 1994, pp. 86-87. 249 David Chandler, From Kosovo to Kabul and Beyond. Human Rights and International Intervention, London, Pluton Press, 2006. 188 une bonne action, et dès lors toute critique envers l’humanitaire est perçue comme une critique envers la participation personnalisée à une « bonne cause » ; troisièmement, il sert à naturaliser la reproduction d’une hiérarchie internationale dans laquelle l’intervention humanitaire est un instrument de domination difficilement critiquable puisque humanitaire. Il aide donc l’État à se positionner sur la scène internationale en fonction de sa capacité d’intervention humanitaire. Ainsi, l’État, après avoir imposé un cadre aux organisations humanitaires, après avoir absorbé le discours humanitaire et neutralisé sa critique politique, va récupérer la capacité de légitimation de ce discours pour justifier ses interventions, et ce, sous le couvert d’une intention et une prétention éthique universaliste et apolitique. Tout comme le discours de légitimation de l’organisation humanitaire en un autre temps, le discours de légitimation humanitaire de l’État ne rencontrera ni adversaire ni opposition, ou si peu. L’État produit l’unité derrière lui, en entraînant, d’une façon personnalisée et en jouant sur les émotions, les individus à participer à ses projets. Par inversion donc, après avoir protégé l’humanitaire de toute critique externe dans un premier temps, c’est l’humanitaire qui vient protéger l’État de toute critique interne. En fait, après la dimension politique, c’est la dimension critique de l’éthique de l’humanitaire qui se retrouve elle-même neutralisée. Conclusion Dans un premier temps, nous avons tenté de démontrer comment la critique humanitaire se neutralise d’ellemême au moment de la reconnaissance institutionnelle de l’acteur humanitaire et de sa pénétration dans le champ politique (étatique). Dans un deuxième temps, nous avons affirmé que l’État récupère ce discours humanitaire dorénavant délesté de sa dimension critique explicite et renforce la neutralisation de la critique en l’insérant dans un cadre de référence vidé de tous les aspects qui pourraient lui conférer un caractère politique (réflexif et/ou agonistique), opérant ainsi une seconde neutralisation de la critique humanitaire en dépolitisant le champ le champ de référence constitutif du politique. Lors du passage de ce que je nomme la politisation de l’humanitaire à une humanitarisation du politique, le discours humanitaire passe d’un discours de légitimation de 189 l’organisation humanitaire à un discours de légitimation des actions et décisions de l’État. Ce faisant, il étend par le fait même sa dimension non critique et dépolitisée à l’ensemble des rapports sociaux, neutralisant ainsi la critique à la grandeur de la population et naturalisant le principe même de l’interventionnisme humanitaire étatique (ladite « guerre humanitaire »). Il n’est donc pas surprenant que la majorité des critiques jugées légitimes soient vouées à des améliorations opérationnelles et normatives qui oblitèrent toute dimension sociopolitique. Tout comme le moment critique de la sociologie ne se révèle qu’à l’instant où la théorie se penche sur l’écart entre les faits sociaux et les représentations universelles de ceux-ci, le moment critique dans le cas de l’humanitaire se joue dans l’écart entre la critique de l’humanitaire en tant que principe même d’intervention, le concept d’intervention en lui-même, et la critique de ses modalités opérationnelles et normatives. C’est donc à la jonction, à la médiation de la dimension politique et de la dimension éthique que doit se placer la critique sociologique de l’humanitaire afin de dépasser l’aporie à laquelle elle fait face et ainsi retrouver son caractère de théorie critique. Ce retour à la critique mène à la nécessaire réintégration d’une analyse des conflits et des guerres, incluant les problématiques de la domination et du sujet. 190 La question de la culture et le problème de la violence dans l’œuvre de René Girard Richard Dion Mais nous ne croyons pas qu’il soit possible de caractériser la mentalité des sociétés inférieures par une sorte de penchant unilatéral et exclusif pour l’indistinction. Émile Durkheim (Les formes élémentaires de la vie religieuse) Depuis le début des années 60, l’œuvre de René Girard a beaucoup influencé l’émergence d’un champ d’étude sur la violence dans les sciences sociales. Sa réflexion, davantage axée sur la violence archaïque ou mythique, traite très peu du monde contemporain. Cependant, depuis les événements du 11 septembre, il est davantage question des Temps modernes et du totalitarisme, une thématique qui semblerait l’aurait animé tout le long de son parcours intellectuel. À l’origine, le projet de Girard était d’écrire une histoire du désir par l’intermédiaire des grandes œuvres littéraires. C’est au début des années 70 qu’il délaisse le champ des études littéraires pour l’anthropologie. Ce passage se produit, selon lui, à partir d’une certaine perspective réaliste qui lui permettrait de connaître la réalité empirique en déconstruisant la construction du monde produite par l’idéalisme allemand. Mais dans un premier temps, c’est l’œuvre de Shakespeare qui l’aurait influencé sur cette voie. Et en quoi cette œuvre a été si déterminante pour Girard? Le thème central de Shakespeare serait celui de la mort fondatrice à l’origine de la culture et de la société. Cette problématique découverte, dans un premier temps, dans le domaine littéraire, sera transposée par la suite dans le champ de l’anthropologie. Le livre, La violence et le sacré, central dans l’œuvre de Girard, devait à l’origine inclure deux parties : une section sur la culture archaïque et une autre sur le christianisme. C’est seulement dans son œuvre postérieure qu’il élabore sa perspective du christianisme avec des ouvrages percutants comme La route antique des hommes pervers, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Je vois Satan tomber comme l’éclair ainsi que Celui par qui le scandale arrive. Il s’agit donc d’une œuvre dont s’entremêlent la littérature, l’anthropologie et le christianisme. Depuis 2002, avec son ouvrage La voix méconnue du réel, il est davantage question d’entretiens, une forme de récapitulation de son œuvre et d’un prolongement de sa réflexion par rapport au monde contemporain et la problématique du totalitarisme. Une thématique qui est, malgré les dires de Girard, quasi absente de son œuvre. En conséquence, nous allons démontrer, malgré l’intérêt anthropologique de la théorique mimétique, l’impertinence au plan socio-historique d’une telle pensée en ce qui concerne la violence dite « totalitaire ». Dans un premier temps, nous allons faire un bref rappel de la théorie de Girard. Par la suite, il sera question de sa critique de la modernité. Et finalement, nous allons analyser les implications de cette critique dans le contexte de l’histoire contemporaine. La théorie mimétique La théorie mimétique, centrale dans l’œuvre de Girard, est inséparable du christianisme. Elle s’inscrit également dans une structure anthropologique dont l’élément organisateur serait le désir. C’est une sorte de processus social « qui commence par le désir mimétique, continue par la rivalité mimétique, s’exaspère en crise mimétique ou sacrificielle et finit par la résolution du bouc émissaire250 ». Une crise mimétique aurait pour cause le mouvement de la foule qui fonctionnerait par un rapport de double et dont les origines du conflit, un tierce symbolisant (ou une chose convoitée), s’effacerait pour ainsi provoquer une crise d’indifférenciation entre les protagonistes. Mais cette particularité mimétique n’est pas que négative, elle serait au fondement de la culture et des institutions sociales. Le mimétisme, processus anthropologique permettant la reproduction de modèle culturel, serait donc au cœur du lien social comme forme de réconciliation collective par rapport à un état ou une situation originel : « Pour résoudre une crise, ce qui importe, c’est le passage du désir 250 192 René Girard, Les origines de la culture, Paris, Hachette, 2004, p. 61. d’objet, qui divise les imitateurs à la haine du rival, qui réconcilie, lorsque toutes les haines, mimétiques, se polarisent sur une seule victime.251 » Les crises sociales, dans les cultures archaïques, se résoudraient par une accumulation de violence dirigée vers une victime unique, le bouc émissaire comme ultime tierce symbolisant réconciliateur. Ce phénomène serait au fondement des institutions sociales : « Ce que j’ai toujours affirmé, c’est que l’origine de la culture repose sur le mécanisme du bouc émissaire et que les premières institutions proprement humaines consistent en sa répétition, délibéré, planifié.252 » Et le choix du bouc émissaire se produit, dans la très grande majorité du temps, par rapport à un élément considéré comme extérieur à la communauté, animal ou humain. La victime émissaire La notion de victime émissaire est également centrale dans l’œuvre de Girard. Il permet de produire une distinction entre un mimétisme négatif et un niveau plus évolué de la culture. Le mimétisme négatif est relié au désir d’appropriation et le mimétisme positif est davantage axé sur l’imitation de modèle. Une théorie, comme nous sommes en train de le remarquer, qui reproduit le schéma entre individualisme et holisme, deux pôles distincts ; le principal défaut de cette manière de penser la culture, c’est son impossibilité de saisir dialectiquement la réalité sociale notamment à travers l’épineuse question de l’altérité. Mais pour Girard, cette distinction nous permettrait de comprendre la différence entre le Nouveau Testament, axé sur l’idée d’un modèle à suivre à travers le personnage du Christ, et l’Ancien Testament, dont le thème central serait celui des interdits à travers des Commandements suite à une faute originelle. Le message principal du Christ pour Girard serait de dénoncer la persécution des 251 Ibid., p. 77. 252 Ibid., p. 79. Cependant, cette perspective sur l’origine de la culture va à l’encontre de la tradition sociologique durkhemienne selon laquelle les premières institutions sociales auraient été les rites mortuaires. « Ainsi, les premiers rites auraient été des rites mortuaires ; les premiers sacrifices auraient été des offrandes alimentaires destinées à satisfaire aux besoins des défunts ; les premiers autels auraient été des tombeaux. » Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1960, pp. 7374. 193 éternelles victimes émissaires de la faute originelle. Par son sacrifice sur la croix, il nous aurait révélé les mécanismes cachés derrière le phénomène du bouc émissaire et ainsi, indiqué la voie à suivre pour que l’humanité soit expurgée définitivement de cette faute originelle dont la culture archaïque puiserait sa substance ontologique. Avant de problématiser la perspective du monde contemporain chez Girard, nous devons aborder un dernier terme important et central dans son œuvre, celui de la violence fondatrice. C’est à partie de cette notion que nous pouvons dire que Girard défend une certaine perspective du pouvoir et en conséquence, d’une violence légitime de l’État contre une violence moderne, proprement politique, comparée à une crise mimétique (une perspective simpliste de la lutte de classes). Il ne s’agit donc pas d’une anthropologie axée sur le politique et les rapports de pouvoir, de contrôle et de domination dans la société, mais une forme de naturalisation de la culture par une conception culturaliste de la violence. Le personnage du Christ devient ainsi un simple modèle culturel nous révélant les vérités cachées de la matrice religieuse et non pas un sujet au sens propre du politique. Pour Slavoj Zizek, le Christ ne peut se réduire à une victime de la foule : La clé du Christ est fournie par la figure de Job, dont la souffrance préfigure celle du Christ. […] Contre cette tentation, contrairement à ce que l’on dit habituellement, Job n’est pas une victime patiente, supportant ses épreuves avec une inébranlable foi en Dieu. Au contraire, il se plaint tout le temps et refuse son destin, tel Œdipe à Colone (qui est lui aussi perçu à tort comme une victime patiemment résignée à son sort).253 La fondation des institutions comme problème central de la culture L’histoire de Caïn et d’Abel dans la Bible représenterait l’événement fondateur de la société. Pour Girard, l’équivalent se retrouve chez les Grecs à travers le mythe de Prométhée d’Eschyle : « En tant que victime sacrificielle il (Prométhée) est « responsable » de l‘invention de la culture, il est représenté comme la matrice d’où émergent le langage, les 253 194 Slavoj Zizek, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion, Paris, Seuil, 2006, pp. 159-160. sciences et la technique.254 » Cependant, une telle perspective réduit Prométhée à un statut de victime de la foule. Dans une autre perspective, pour Walter Benjamin, l’idée d’une violence fondatrice doit toujours être analysée dans le contexte de la fondation du droit. Benjamin interprète plutôt Prométhée comme « un espoir d’apporter un jour aux hommes un droit nouveau255 ». Pour Girard, l’idée d’un meurtre fondateur, comme la théorie de l’évolution, ne peuvent aucunement être considérés comme une simple hypothèse ou une fiction mais s’inscriraient dans une réalité anthropologique et historique objective. Les institutions sociales, dont le langage, la domestication des animaux, la monarchie, le pouvoir etc., auraient pour origine les rituels sacrificiels et le mécanisme victimaire. Ainsi, les institutions sociales sont interprétées comme une réplique à la violence de la foule. L’autorité monarchique et le personnage du roi, par exemple, découleraient d’un statut originel de victime émissaire. L’action de la foule, à partir de la simple hypothèse d’une violence potentielle, rendrait nécessaire l’institutionnalisation du pouvoir pour ainsi éviter le désordre causé par une crise mimétique. Par le fait même, il est donc logique pour les Chrétiens que le Roi se présente à la foule comme un représentant de Dieu de l’ordre du droit divin et du sacré. Mais nous pourrions encore une fois répliquer à Girard à partir de Benjamin : « Si la justice est le principe de toute finalité divine, le pouvoir est le principe de toute fondation mythique.256 » Une grande lacune dans l’analyse de Girard en ce qui concerne les sociétés archaïques, son obsession par rapport à l’institution du sacrifice ne laisse aucune place pour une analyse sur l’institution de la guerre et par le fait même, la question de l’altérité tant au plan identitaire qu’au niveau d’une analyse sur les rapports entre les sociétés. Critique de la modernité Le caractère anti-moderne de Girard repose sur une conception du processus d’hominisation qui s’inspire directement des thèses de Darwin. Par le fait même qu’il veut 254 Girard, Les origines de la culture, op. cit., 2004, p. 85. 255 Walter Benjamin, Critique de la violence, chap. dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 235. 256 Ibid., p. 236. 195 penser la culture dans un cadre évolutionniste, il met au centre de cette évolution l’idée d’une « sélection naturelle ». Pour Girard, il faut comprendre qu’il n’existe pas de début absolu mais un processus évolutif qui mettrait la mort au centre du problème de la culture. Le thème de l’innocente victime est une dénonciation de l’existence du phénomène du bouc émissaire comme la résultante de l’action de la foule qui menacerait l’existence de la société et entraînerait, à l’ère moderne, « la montée aux extrêmes ». Par le fait même, l’analyse de Darwin et la perspective de la guerre chez Clausewitz sont ainsi, pour Girard, de très bonnes descriptions anthropologiques de la violence qui nous permettraient de comprendre les mécanismes de la violence contemporaine. Pour Girard, la Bible a une valeur scientifique par la réalité empirique qu’elle nous révèle et devrait être en conséquence, du point de vue des idées, considérée comme une transcendance immanente. Bref, la compréhension du mimétisme social pour un chrétien naturaliste rendrait inefficace d’un point de vue symbolique la culture archaïque et son institution centrale, le sacrifice. Une non compréhension des mécanismes mimétiques provoquerait cependant des tragédies qui menaceraient l’existence même des sociétés refusant le message du Christ. La pensée moderne, ou l’époque moderne dans son ensemble, par sa critique du catholicisme, serait en conséquence « responsable » de la crise sociétale du monde contemporain. Comme le mentionne Girard : « Le monde moderne peut se définir comme une série de crises mimétiques toujours plus intenses, mais qui ne sont plus susceptibles d’être résolues par le mécanisme du bouc émissaire.257 » Le rejet du catholicisme par la philosophie et la pensée modernes a, pour Girard, préparé la tragédie totalitaire du XXe siècle. Cette perspective catholico-darwinienne implique donc une prise de conscience en faveur d’un mimétisme social positif contre un mimétisme négatif qui, dans le cas du phénomène totalitaire, serait le sujet moderne. Mais pour Girard, la violence moderne n’a pas de sujet, tout comme la religion : « La religion est une structure sans sujet, parce que le sujet est le principe mimétique.258 » En conséquence, il explique la supériorité de Clausewitz sur Hegel ainsi : « On voit tout de suite que l’unité du réel et du concept mène à la paix chez 257 Ibid., p. 102 258 Ibid., p. 181. 196 Hegel, à la montée aux extrêmes chez Clausewitz.259 » Il rajoute plus loin dans son ouvrage : « C’est ainsi que l’indifférencié devient planétaire, que la violence mimétique croit à l’insu de ses acteurs. Cela est beaucoup plus réel que la « ruse de la raison » hégélienne, beaucoup moins abstrait que l’ « arraisonnement du monde de la technique » de Heidegger. Clausewitz nous permet de comprendre.260 » Mais que veut comprendre Girard, l’absence d’un sujet historique ayant comme conséquence une négation d’un sujet politique? L’ère moderne, une réalité apocalyptique Le monde moderne ne serait plus protégé par aucun rituel sacrificiel comme forme de protection de la société contre elle-même. Pour Girard, cette situation constituerait un état proprement apocalyptique. Selon lui, la conscience moderne n’a aucunement créé une coupure avec une forme de mimétisme négatif dont serait porteur le sujet politique moderne. Cette perspective du savoir reliée à la culture mythique et dont les Évangiles nous révéleraient le secret, sont pour Girard la clé pour éviter une telle catastrophe. En conséquence, les Évangiles seraient beaucoup plus importants qu’Homère pour comprendre la crise du monde contemporain. « Les Évangiles tiennent pour fausse la croyance des lyncheurs qui sont assurément coupables, mais pardonnables car leur illusion est involontaire. […] Et c’est aussi ce que dit Pierre dans les Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes moins coupables que vous l’imaginez261 ». Et Girard rajoute par rapport au savoir produit dans les Évangiles : « Ce genre de savoir est si puissant que les logiciens le baptisent « common knowledge » et on ne le tient plus pour scientifique. Il est si bien établi qu’une humanité étrangère à lui est devenue en quelque sorte inimaginable.262 » Il est donc question d’une vérité absolue et immuable qui condamne le conflit politique par une perspective naturaliste et évolutionniste de la culture et de l’histoire. 259 Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007, p. 75. 260 Ibid., p. 311. 261 Girard, Les origines de la culture, op. cit. 2004, p. 277. 262 Ibid., p. 278. 197 Girard croit fermement que nous sommes dans une ère apocalyptique. Mais quelle est la signification que l’auteur donne à un tel terme? Pour Girard, l’idée s’articule ainsi : Le paradoxe est qu’à se rapprocher toujours davantage du point de vue alpha, on s’achemine vers l’oméga. Qu’à comprendre de mieux en mieux l’origine, on réalise chaque jour un peu mieux que c’est cette origine qui vient vers nous : le verrou du meurtre fondateur, levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence planétaire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert.263 Ainsi, le monde contemporain doit être analysé dans la perspective de ce qui se serait produit au commencement. Et l’origine de la violence contemporaine qui nous menacerait remontrerait historiquement au conflit franco-allemand : « Osons donc dire que nous, Allemands et Français, sommes responsables de la dévastation en cours, car nos extrêmes sont devenus le monde entier. C’est nous qui avons mis le feu aux poudres.264 » Et cette vérité apocalyptique nous serait révélée par la théorie mimétique dont la raison moderne (les Lumières) n’a pu en prendre conscience par le fait même de son rejet du christianisme. Pour Girard, il n’y a aucun doute, Clausewitz nous permet de comprendre la crise mimétique du monde contemporain davantage que Hegel. Cependant, il ne cesse de nous surprendre, cette idée de l’apocalypse ne serait pas si catastrophique que nous pouvons l’imaginer, puisqu’il y serait même question d’une « espérance par rapport à l’impensé moderne. Ce que le Christ éprouve dans sa chair, le penseur l’a oublié265 ». Il faut donc faire une distinction entre la fin d’un monde et la destruction du monde. Et cette idée est nécessairement reliée au terrorisme islamique comme un produit direct de la modernité. La violence contemporaine nous offrirait un spectacle que la morale chrétienne serait la seule à comprendre et en conséquence, le seul salut possible pour l’humanité à une époque de lutte contre le terrorisme. Vouloir la guerre, attitude typique du défenseur selon Clausewitz, contre celui qui veut la paix, c’est-à-dire le mensonge et la domination, peut ainsi devenir une attitude spirituelle. Le Christ n’invite-t-il pas lui même à être « plus rusé que le serpent »? Nous sommes donc plus que jamais 263 Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 12. 264 Ibid., p. 13. 265 Ibid., p. 70. 198 en guerre, à l’heure où la guerre elle-même n’existe plus. Nous avons à combattre une violence que plus rien ne contraint ni ne maîtrise.266 Révolution et terrorisme, l’héritage de la pensée des Lumières La montée aux extrêmes décrit par Girard remet directement en cause la tradition révolutionnaire comme héritière de la pensée des Lumières : Et si c’était cela « l’esprit du monde » que Hegel a vu passer sous ses fenêtres à Iéna? Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe267. Cela identifie une indifférenciation par la militarisation de l’Europe suite aux conquêtes napoléoniennes et la montée des nationalismes. Pour Girard, il ne fait aucun doute : Napoléon serait à l’origine de la guerre comme phénomène social total. Dans ce contexte, Clausewitz serait un modèle mimétique de Napoléon, par le fait même qu’il pense contre Napoléon (qui serait un pur produit de la Révolution française)268. Une forme de ressentiment qui serait, pour Girard, la passion moderne par excellence269. Et les figures du Mal se succèdent dans l’histoire. Nous aurons donc à examiner les modalités de cette montée aux extrêmes, de Napoléon à Ben Laden : l’attaque promue au rang de seul moteur de l’histoire270. Girard a donc des affinités avec la perspective du révisionnisme historique, une idéologie pour Domenico Losurdo qui équivaut au néo-libéralisme mais pour le domaine de l’histoire271. Il intègre lui-même son analyse dans la perspective historique développée par Ernst Nolte et François Furet et notamment par l’analyse comparée qu’ils produisent 266 Ibid., p. 22. 267 Ibid., p. 39. 268 Dans le même sens, nous pouvons également considérer Staline comme un bon communiste, ce qui a pour principale conséquence de remettre radicalement en question l’ensemble de l’héritage socialiste. 269 Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 44. 270 Ibid., p. 54. 271 Voir Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes, Paris, Albin Michel, 2006. 199 entre le nazisme et le stalinisme, le premier étant une simple réponse mimétique à la Révolution bolchevique272. La violence au XXe siècle se serait déchaînée sans toutefois que nous puissions recourir à une forme de rituel sacrificiel ou, en d’autres termes, à une institution pour « contenir » la violence. On peut donc dire, en contradiction avec les thèses d’Hannah Arendt, que l’origine du totalitarisme n’est pas pour Girard le développement du capitalisme notamment à travers le procès du travail et le colonialisme : l’explication de la violence à partir du colonialisme ne serait de toute manière que de la « bagatelle » pour lui. La philosophie politique proprement moderne, qui prend ses racines dans la pensée des Lumières et qui aurait une réalité historique tangible à partir de la Révolution française, serait l’explication au totalitarisme du XXe siècle : « La dialectique est un conflit des opposés, dont Clausewitz nous dit qu’il ne peut que monter aux extrêmes.273 » En expliquant la guerre d’une manière mimétique, Clausewitz serait donc dans une forme de pensée religieuse mais, pour le militaire, une perspective qui serait de beaucoup supérieure à la tradition dite idéaliste en philosophie. Le sujet politique au fondement du terrorisme Girard considère sa théorie comme une explication des institutions anthropologiques. Le droit doit être considéré comme l’une de ces institutions qui aurait une fonction analogue à la violence sacrificielle. La violence moderne, hors de ce cadre juridique, ne serait pour lui aucunement fondatrice. C’est à partir du droit et de son monopole de la violence, une violence conservatrice des institutions sociales, que la société maintiendrait un ordre social. En conséquence, la théorie mimétique ne peut jamais être intégrée à la dialectique par le fait même que cette théorie serait supérieure au modèle rationnel hégélien axé sur la reconnaissance et non sur les désirs et les institutions qui en découlent. Pour Girard, la pensée moderne, par sa dimension différée, doit être remise en question par le fait même que sa principale conséquence serait une violence indifférée, par exemple un nationalisme contre 272 Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 59. Voir François Furet et Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Hachette, 1998. 273 Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 291. 200 un autre nationalisme ou une idéologie contre une autre idéologie. Il s’agirait d’une coupure entre la raison et l’histoire et dont les révolutions auraient amplifié le phénomène de la violence par leur prétention à fonder un nouveau monde. Cependant, nous serions dans un nouveau stade de cette violence avec le terrorisme islamique : « Le léninisme comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui lui manquait, c’était le religieux.274 » Il classifie donc la violence terroriste reliée à l’Islam dans la même catégorie que la violence révolutionnaire. Mais en même temps, il reconnaît son ignorance envers l’Islam : « Nous ne n’avons pas, nous n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique avec cette réalité.275 » Il rajoute : « Car il y a dans certains aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant.276 » Tout comme pour le communisme, l’islamisme est pour Girard un « événement interne au développement de la technique277 ». Il va même jusqu’à prétendre que l’Islam est une religion qui ne se compare aucunement aux trois autres grandes religions. Cette conception du terrorisme à travers la question de la technique rejoint l’analyse de la puissance développée par Jean Baudrillard suite aux événements du 11 septembre : La compassion comme passion nationale d’un peuple qui se veut seul avec Dieu et préfère se voir frappé par Dieu que par quelque puissance maléfique. God bless America est devenu : enfin Dieu nous a frappés. Consternation mais, au fond, reconnaissance éternelle pour cette sollicitude divine, qui a fait de nous des victimes. Le raisonnement de la conscience morale est celui-ci : puisque nous sommes le Bien, ce ne peut être que le Mal qui nous a frappés. Mais si, pour ceux qui se veulent l’incarnation du Bien, le Mal est inimaginable, ce ne peut être que Dieu qui les frappe. Et pour les punir de quoi, au fond, sinon d’un excès de Vertu et de Puissance, de cette démesure qui signifie l’indivision du Bien et de la Puissance? Rappel à l’ordre pour être allés trop loin dans le Bien et dans l’incarnation du Bien. Ce qui n’est pas pour leur déplaire, et ne les empêchera pas de 274 Ibid., p. 359. 275 Ibid., p. 361. 276 Ibid., p. 360. 277 Ibid., p. 362. 201 continuer de faire le Bien sans scrupule. Et donc de se retrouver encore plus seuls avec Dieu. Et donc d’ignorer encore plus profondément l’existence du Mal278. Il faudrait se mettre à l’étude du Coran pour démontrer l’absence d’une réflexion de base sur le mimétisme social comme dans le cas de l’impensé moderne selon Girard. Et par le fait même, Girard entreprend un agencement idéologique entre le terrorisme et le totalitarisme. Et ce totalitarisme qui s’inspire du modèle napoléonien serait le même pour Mao, Lénine et Al-Qaïda. Cette violence deviendrait actuellement planétaire. Nous retrouvons donc une perspective manichéenne entre un monde libéral, celui du christianisme, libéré du communisme, contre le monde islamique, nécessairement de nature despotique. En conséquence nous pouvons reprocher à Girard ce qu’il dénonce dans l’ensemble de son œuvre, il fait de l’Islam le bouc émissaire des sociétés libérales. Nous pouvons également observer qu’il omet dans son analyse certains événements historiques marquants de la modernité. Par exemple, dans la pensée de Girard, lui, grand admirateur de l’histoire, jamais il n’est question de la Guerre de Trente ans… Par le fait même, dans son analyse de la violence contemporaine, jamais la culture anglo-saxonne n’est problématisée. 278 202 Jean Baudrillard, Power Inferno. Requiem pour les Twin Towers. Hypothèses sur le terrorisme. La violence du mondial, Paris, Galilée, 2002, pp. 38 et 39. De l’anti-réalisme de la sociologie contemporaine François Pizarro-Noël La sociologie actuelle produit, volontairement ou non, une sociologie sans société ou, autrement dit, un discours qui n’est pas explicitement attaché à une théorie générale de la société et qui, bien qu’il présente le sceau institutionnel sociologique, ne constitue pas un discours critique. En cherchant à comprendre comment les sociologues contemporains ont pu en arriver à produire ces discours tout en se référant rituellement aux sociologues classiques, nous avons entrepris une recherche sur la réception des écrits durkheimiens. L’étude de cette réception nous a mené à la découverte du mouvement de réception puis de négation du réalisme social durkheimien et ce mouvement n'est rien d'autre que celui de la disparition de la possibilité d'une théorie critique. A. Les conditions de possibilité de la critique sociale et la nécessité de la théorie pour la critique : lien entre postulat réaliste et possibilité d’une théorie critique du social La théorie de la société ou la critique sociale, si elle veut être autre chose qu’une action revendicatrice, doit être théorique au sens où, comme Durkheim l’explique dans sa critique du pragmatisme279, elle doit être caractérisée par 279 Émile Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1955. l’arrêt de l’action, par le retrait, le recul, la réflexion280. Ce n’est qu’ensuite qu’elle pourra se prétendre critique théorique. Ajoutons qu'une théorie critique du social se doit à nos yeux de reposer sur le postulat de l'existence réelle de la société doit donc être une théorie critique réaliste du social281. Comme F. Vandenberghe l’explique dans son histoire de la sociologie allemande, dans la mesure où nous souhaitons développer une « théorie néo-objectiviste du social qui soit critique » tant au sens de Kant - c’est-à-dire une théorie qui « cherche à déterminer les conditions métathéoriques de possibilité d’une théorie générale de la société » - qu’au sens de Marx - c’est-à-dire « animée par un intérêt émancipatoire » -, il faut « penser la réification sans hypostasier la structure sociale282 ». Or, il nous semble justement que la théorie durkheimienne, dans son projet de fondation d'une science de la société, correspond à ces critères. Durkheim s’est confronté directement aux questions fondamentales de la sociologie en 280 Pour Hannah Arendt, ce retrait hors de l’action est une condition nécessaire au « penser » selon ce qu'expliquent Dario de Facendis et Benoît Coutu. Lire Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Paris, Quadrige/PUF, 2005. 281 Jimmy Plourde, dans son article intitulé « Du réalisme des recherches logiques » (Philosophiques, vol. 35, no. 2, automne 2008, pp. 581-607), résume habilement et succinctement les trois thèses sous-entendues par la position réaliste (pp. 584-587) : « TR1 : ce qui existe, existe objectivement » ; « TR2 : Ce qui existe est objectivement ce qu'il est » ; « TR3 : Il est en principe possible de connaître la Vérité ». La dernière de ces trois thèses, de nature épistémologique, sous-entend que « la Vérité est non seulement secondaire par rapport à la réalité, mais [qu']elle est rendue possible et existe ipso facto du fait et uniquement du fait de l'existence et de la nature objectives de la réalité » (p. 586). Quant aux deux thèses précédentes, elles sont de nature ontologique. La première implique que la réalité est « tout et uniquement tout ce qui existe indépendamment de quelque représentation de cette chose par quelque subjectivité connaissante que ce soit » (pp. 584-585) et la seconde que « [l]es choses existent, sont ce qu'elles sont, ont les propriétés qu'elles ont et sont dans les relations dans lesquelles elles sont avec d'autres objets de manière objective, c'est-à-dire indépendamment de nos représentations de ce qu'elles sont » (p. 585). 282 Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome 2. Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas : aliénation et réification, Paris, La Découverte/MAUSS, 1998, pp. 298-299. 204 tentant de définir son objet et sa méthode et en abordant les problèmes épistémologiques liés à cette tentative283. Durkheim a en ce sens produit une théorie critique au sens de Kant. Mais la théorie durkheimienne était-elle critique dans le sens marxien du terme? Il me semble tout à fait crédible de penser que Durkheim envisageait le rôle de la sociologie comme une « connaissance émancipatoire » bien que cette conception normative ait pu parfois porter à confusion. Nous pensons notamment à son aveu, dans la première préface à La division du travail social (DTS), du postulat qui sous-tend l’ensemble de sa démarche de connaissance de la réalité sociale : Mais, dit-on, si la science prévoit, elle ne commande pas. Il est vrai ; elle nous dit seulement ce qui est nécessaire à la vie. Mais comment ne pas voir que, à supposer que l'homme veuille vivre, une opération très simple transforme immédiatement les lois qu'elle établit en règles impératives de conduite? […] La science de la morale ne fait pas de nous des spectateurs indifférents ou résignés de la réalité […,] la science de la morale [c’est-à-dire la sociologie] en même temps qu'elle nous enseigne à respecter la réalité morale, […] nous fournit les moyens de l'améliorer.284 La concordance de la théorie durkheimienne avec les prémisses de la possibilité de réalisation d’une critique sociale nous apparaît encore plus clairement si, comme Vandenberghe, l'on considère de plus que l’adoption de cette position critique nécessite de concevoir la société comme […] un ensemble relativement autonome de structures causales émergentes qui limitent de façon significative l’autonomie des acteurs, mais ne détermine pas leurs actions, car le pouvoir causal des structures est toujours médiatisé par les acteurs qui, la plupart du temps sans le savoir, l’actualisent dans des situations données.285 La critique durkheimienne de la société prenait manifestement acte de la réalité dialectique des faits sociaux. Durkheim avait bien compris que les structures sociales ont un 283 Ken Morrison le montre dans le souci durkheimien des catégories. Ken Morrison, Marx, Durkheim, Weber : Formations of Modern Social Thought, London, Thousand Oak (California), New Delhi, SAGE, 2006. 284 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Quadrige, PUF, 1998 (1893), première préface p. XL-XLI. 285 Vandenberghe, op. cit., p. 299. 205 pouvoir causal, même si les seules causes efficientes semblent être les acteurs, en posant ouvertement le problème de la supposée antinomie entre individu et société, « la variante sociologique de l’antinomie philosophique du sujet et de l’objet », le « problème fondamental de la sociologie » comme le dit Vandenberghe286. B. Durkheim comme théoricien critique Considérons pour les besoins de l'exposé que la critique théorique, toujours dans le cadre d'une conception réaliste de la société, est rendue possible par le retrait de l’action et la distanciation vis-à-vis des prénotions et des intérêts particuliers. La méthode sociologique préconisée par les durkheimiens répondait à ces conditions en proposant l’étude objective des faits sociaux (comme retrait de l’action) et la recherche des causes sociales des faits sociaux (comme distanciation des prénotions). La scientificité de la méthode et de ses présupposés était, quant à elle, présentée comme un rempart face à toute instrumentalisation idéologique. Sous cet aspect, la sociologie durkheimienne est certes théorique. Mais voyons maintenant plus en détails pourquoi elle peut être qualifiée de théorique critique. La position de Durkheim est claire : dès la DTS, il affirme estimer que ses « recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif », si les découvertes de la sociologie ne pouvaient mener à l’amélioration des conditions sociales287. Et lorsqu’il s’en prend au pragmatisme, il déplore justement la subordination de la démarche sociologique au problem-solving qui laisse sous-entendre que la théorie est inutile puisque les problèmes sont déjà « donnés », connus de tous (aucun dévoilement n'est nécessaire ; il n'y a qu'à confirmer opérationnellement les présupposés ayant menés à l'identification du « problème ». La raison de cette position est simple : pour Durkheim, dont l'épistémologie reste rationaliste à cet égard, la pensée doit précéder l’action même si - et c'est ce qui fait de la thèse durkheimienne une ontologie réaliste - la pensée est toujours déployée dans une réalité sociale, dans un monde commun symbolique indépendant qui la rend possible et qui la moule. En matière 286 Ibid., p. 299. 287 Durkheim, op.cit., 1998 (1893). 206 d’organisation sociale, la complexité des problèmes et la recherche de leurs causes engagent à une prudence extrême. Ce n’est donc qu’au terme d’une étude approfondie que le dévoilement de la complexité de la réalité sociale se produit et c’est précisément là que se produit le moment critique de la théorie. Partie de la réalité des faits sociaux, la théorie aboutit à la réalité en la présentant sous un angle nouveau, décalé, porteur d’une potentialité critique et normative puisque ce regard s’écarte de la représentation collective de la réalité qui domine généralement l’action. S'il nous semble évident que la sociologie de Durkheim présentait ces caractéristiques réalistes et critiques, rien n'est moins certain de la sociologie actuelle. Pour comprendre ce changement, il est très instructif de consulter l'accueil qui a été réservé à la thèse durkheimienne depuis sa formulation. En examinant la réception de l’œuvre de Durkheim on constate que la théorie sociologique a subi, dans les 40 premières années de son institutionnalisation, une inflexion la détournant d’une des questions théoriques qui avaient suscité sa fondation : celle de la possibilité d’une explication de la pérennité de l’organisation de la société qui ne soit pas uniquement fondée sur la théorie libérale classique de l’individu rationnel. Cette tâche, à laquelle Durkheim s'est dédié corps et âme, n'est plus du tout à l'ordre du jour288. Si cet aspect du projet sociologique a d’abord été directement pris à parti, ce n’est pas par le biais d’une argumentation étoffée et de critiques percutantes qu’il a finalement été neutralisé mais plutôt par son omission puis par sa négation. Pour démontrer ce processus menant à la neutralisation d’un problème fondamental d’une partie de la sociologie classique, nous avons examiné la réception des travaux de celui qui l’a probablement abordé le plus ouvertement, le fondateur français de la sociologie, Émile Durkheim. Les travaux de Durkheim et de son école - au même titre que ceux de Marx - se distinguent comme des idéaltypes de l’effort théorique visant à présenter l’organisation sociale comme une réalité distincte du résultat des aptitudes et actions des individus qui y participent. C'est cette thèse de la réalité de la 288 La théorie libérale pourrait, à cet égard, être réduite à la thèse nominaliste selon laquelle la vérité ou la réalité ne sont pas même des concepts, ne sont que des représentations individuelle, et où la société n'est au mieux que la somme des actions individuelles. 207 société, partagée par Marx et Durkheim, qui constitue le noeud du réalisme social. En ce sens, la réception des thèses durkheimiennes a été un excellent indicateur de la possibilité, voire de la pertinence, d’une telle tentative. En étudiant les textes de réception des écrits durkheimiens produits en France, en Angleterre et aux États-Unis entre 1893 et 1939, nous avons pu retracer d’abord les oppositions directes au « réalisme social » durkheimien puis les omissions de cet aspect de sa pensée qui ont fini par mener à un travestissement de cette dernière, travestissement qui a généralement pris la forme de sa périodisation. Ce qui ressort de cette étude est que l’élément critiqué, qu’il soit ouvertement identifié comme « réalisme » ou désigné sous les épithètes d’« ontologisme », de « matérialisme », de « négation de la psychologie » ou encore qu’il soit relégué au statut de « période » de la pensée durkheimienne, reste le même au-delà des formes changeantes de la critique. Ainsi, nous constatons que pour saborder une théorie, il est nécessaire d'en faire une réception qui permet de l’exorciser de son contenu. Le mouvement de la réception de l’œuvre de Durkheim se résume par le passage de la confrontation à la récupération par le biais de l'omission ou du travestissement et il apparaît que la réception explicite de l’œuvre de Durkheim, présenté comme père fondateur, vise généralement à légitimer une lecture a-sociale de la théorie durkheimienne. Du vivant de Durkheim la confrontation a dominé, tant en France que dans le monde anglo-saxon. Même si l’idée d’un Durkheim nominaliste (ou idéaliste) « malgré lui » commençait à poindre, en France, la critique, formulée dans les termes de l’attribution d’un anti-psychologisme (notamment par Tarde289) restait principalement dirigée contre le réalisme social durkheimien. Aux États-Unis, ce même débat était mené par Tosti et par Gehlke290. Ce dernier mobilisait les 289Gabriel Tarde, « Criminalité et santé sociale », Revue philosophique, vol. XXXIX, 1895, pp. 148-162 ; 1904, « La sociologie et les sciences sociale » (1903), extrait de la Revue internationale de sociologie, 12, dans Durkheim, Texte, Tome 1, p. 162 ; « Contre Durkheim à propos de son Suicide » (1897), dans Massimo Borlandi et Mohamed Cherkaoui, (dir.), Le suicide un siècle après Durkheim, Paris, PUF, 2000, pp. 1-29. 290 208 Gustavo Tosti, « Suicide in the Light of Recent Studies », American Journal of Sociology, vol. 3, no. 4, janvier 1898, pp. 464-478 ; Gustavo Tosti, « The Disillusions of Durkheim’s Sociological Objectivism », American Journal of arguments de Tarde pour défendre la position nominaliste de Giddings tout en présentant Durkheim comme un group mind theorist réifiant la société. En Angleterre, enfin, la critique du réalisme social durkheimien passait davantage par sa réception anthropologique et, par conséquent, elle se présentait sous la forme d’un débat concernant la religion la plus primitive : le postulat durkheimien de l’universalisme du totémisme servant d’ultime rempart contre la position nominaliste de l’animisme291. La seconde réception britannique de Durkheim illustre une première voie de récupération du durkheimisme et son lien avec le processus de déni du réalisme social durkheimien par l’inclusion de la sociologie au sein de l’anthropologie culturelle et sa réduction à une psychologie sociale des groupes. La seconde réception française, quant à elle, montre clairement le processus théorique qui a permis d’isoler les éléments indéniablement réalistes de la thèse de Durkheim et ainsi permettre sa récupération nominaliste292. Enfin, dans la seconde réception américaine, le renversement « positif » de la théorie se produit et on en vient à attribuer à Durkheim une position nominaliste, ce qui favorise la récupération de celui-ci et son usage massif293. Sociology, vol. 4, no. 2, Septembre 1898, pp. 171-177 ; Charles Elmer Gehlke, Emile Durkheim's Contributions to Sociological Theory, New York, Columbia University Press, AMS Press, New York, 1968 (1915). 291 Sidney Hartland, « FEVR Australia : Totemism, (1912) », Man, vol. 13, 1913, pp. 91-96 ; Andrew Lang, « Dr. Durkheim on “Social Origins” », Folklore, vol. 14, no. 4, 1904, pp. 100-102 ; Bornislaw Malinowski, (1912), « Review des FEVR, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie », Folklore, vol. 24, no. 4, décembre 1913, pp. 525-531. 292 Roger Lacombe, « L’interprétation des faits matériels dans la méthode de Durkheim », Revue philosophique, vol. XCIX, 1925, pp. 369-388 ; « La thèse sociologique en psychologique », Revue de métaphysique et de moral, no. 3, 1926, pp. 351-377. 293 Harry Alpert, « France's First University Course in Sociology », The American Sociological Review, vol. 2, no. 3, juin 1937, pp. 311-317 ; « Explaining the Social Socially », Social Forces, vol. 17, no. 3, mars 1939, pp. 361-365 ; Émile Durkheim and His Sociology, New York, Columbia University Press, Russell & Russell, 1966 (1939) ; Robert K. Merton, « Recent French Sociology », Social Forces, vol. 12, no 4, mai 1934, pp. 537-545 ; « Durkheim's Division of Labour in Society », American Journal of Sociology, vol. 40, no. 3, novembre 1934, pp. 319-28 ; « Social 209 À chaque étape de la réception des écrits de Durkheim, son réalisme social a été pointé du doigt. Nier le caractère inné des représentations sociales (tel que présenté par la théorie de l’imitation de Tarde) dans le cadre d’une sociologie historique ne revenait pas seulement pour Durkheim à déclarer la guerre à la plus grande partie des philosophes (idéalistes), cela l’opposait ipso facto à la presque totalité des sociologues (généralement anti-réalistes294). Ainsi, comme c'est encore le cas aujourd'hui chez Schmaus295, Durkheim est toujours décrié en raison de son réalisme social, qui s’oppose au sens commun mais aussi aux fondements rationalistes du libéralisme classique (en raison du nominalisme et de l'antiréalisme qui sont liés à ce dernier). En ce sens, la critique de Tarde que nous avons évoquée a le mérite d’être claire. Il importe cependant de rappeler que Tarde se méprend puisque Durkheim ne nie pas l’individu Structure and Anomie », American Sociological Review, vol. 3, no. 5, octobre 1938, pp. 672-682 ; « Science and Social Order », Philosophy of Science, vol. 5, no. 3, juillet 1938, pp. 321-337 ; « Durkheim's Division of Labor in Society : A Sexagenarian Postscript » Sociological Forum, vol. 9, no. 1, 1994, pp. 27-36 ; Talcott Parsons, « The Place of Ultimate Value in Sociological Theory », The International Journal of Ethics, vol. 45, no. 3, avril 1935, pp. 282-316 ; The Structure of Social Action : A study in Social theory with Reference to a Group of Recent European Writers, The Free Press, New York, 1937 ; « Comment on "Parsons Interpretation of Durkheim" and on "Moral Freedom Through Understanding in Durkheim" » (1937), The American Sociological Review, vol. 40, no 1, février 1975, pp. 106-111 ; « The Role of Ideas in Social Action », The American Sociological Review, vol. 3, no 5, octobre 1938, pp. 652-664 ; « Durkheim's Contribution to the Theory of Integration of Social Systems », dans Kurt H. Wolff (dir.), Émile Durkheim, 1858-1917, Columbus, Ohio State University Press, 1960. 294 Plourde distingue les idéalistes - qui considèrent qu'il « […] est en principe impossible de connaître ou décrire ce qui existe tel qu'il est », qu'il « […] n'y a rien qui existe objectivement » et que rien « […] de ce qui existe n'est objectivement ce qu'il est ») - des anti-réalistes. Ces derniers, s'ils acceptent les deux thèses ontologiques soutenues par les réalistes, « […] nient qu'il soit en principe possible de connaître la réalité objective telle qu'elle est et, ainsi, que quiconque puisse être en possession de quelque chose comme la réalité des réalistes […] car ils n'admettent pas le présupposé réaliste selon lequel la vérité est complètement indépendante de la subjectivité connaissante. » Plourde, op. cit., 2008, pp. 587-588. 295 Warren Schmaus, « Rawls, Durkheim, and Causality : a Critical Discussion », American Journal of Sociology, vol. 104, no. 3, 1998, pp. 872901. 210 en l’historicisant. Que ce soit dans ses débats avec les antidreyfusards ou avec le bergsonisme et le pragmatisme, Durkheim se fait le défenseur du rationalisme cartésien et se présente comme un chantre de l’individu moderne. Mais cet individu moderne est un idéal à incarner autant que le résultat d’un processus historique. Dès sa critique de « l’irréligion de l’avenir » de Guyau, Durkheim défend l’idée selon laquelle les formes sociales se transforment au gré des modifications de la société autant qu’elles les provoquent296. En effet, la religion ne disparaît pas, elle se modifie. Il en va de même de l’individualité qui, selon le Durkheim de la DTS mais aussi de L’Éducation morale, se modifie et se développe297. Mauss écrira plus tard un essai sur « la notion de personne »298 explicitant la thèse qu’il avait développée avec son oncle dans les « Quelques formes primitives de classification »299 où le programme d’étude des déterminants sociologiques des catégories de l’entendement et des représentations sociales et individuelles avait été mis en branle300. Soulignons enfin que la dialectisation de la relation entre individu et société réalisée par Durkheim peut être constatée dans la conception de la relation entre l’État et le citoyen qu’il développe dans ses textes sur l’État et sur « Les intellectuels et l’action »301. Il existe des traces du « désaveux » du social des sociologues dans la réception qu’il réservent aux écrits durkheimiens302. Ces traces sont visibles dans la constitution d’une des 296 Émile Durkheim, « De l’irréligion de l’avenir. » Extrait de la Revue philosophique, 1887, no. 23, pp. 299-311, dans Émile Durkheim, Textes 2. Religion, morale, anomie, Paris, Éditions de Minuit, 1975, pp. 149 à 165. 297 Émile Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1992 (1963). 298 Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne et celle de “moi” », chap. dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1995, pp. 331-361. 299 Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classifications », chap. dans Marcel Mauss Œuvres. Tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1995 (1968). 300 Ken Morrison, « The Disavowal of the Social in the American Reception of Durkheim », Journal of Classical Sociology, vol. 1, no. 1, 2001, pp. 95-125. 301 Émile Durkheim, « L’État », Revue philosophique, no. 148, 1958, pp. 433437 ; « L’individualisme et les intellectuels » (1898), dans Émile Durkheim, La science sociale et l'action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, pp. 255-260. 302 Morrison, op. cit., 2001. 211 deux visions antinomiques de la sociologie qui s’affrontent dans la lutte pour le monopole de la définition de la discipline et surtout des potentialités de légitimation qui y sont liées. Ces traces sont d’ailleurs des sillons qui dictent la direction dans laquelle la « charrue » sociologique américaine ratissera son champ : la direction de son développement. Ce qu’il faut ajouter aux jugements de Morrison sur la première réception américaine de Durkheim c’est précisément à la fois l’illustration de sa pérennité et celle de ses mutations dans le temps. Le réalisme sociologique affiché par Durkheim et ses collaborateurs de l’Année sociologique a été la cible de nombreuses critiques et réinterprétations par des auteurs américains au cours du siècle dernier. D’abord franchement critiquée pour la place qu’elle faisait à la société au détriment des individus dans la théorie sociologique, la sociologie durkheimienne est aujourd’hui présentée comme une théorie nominaliste où la socialité - et par extension la société - est le résultat des interactions individuelles. Ce processus de détournement progressif de la théorie est historiquement lié aux conditions politiques et institutionnelles mais les fondements théoriques qui servent de base aux différentes formes de la critique restent les mêmes : le réalisme de Durkheim est systématiquement visé par le nominalisme sociologique anglo-saxon. Son potentiel critique demeurait toujours visible dans les travaux s’y opposant directement autant que dans ceux le reléguant à une période particulière de la carrière de Durkheim. Mais dans sa forme actuelle - dont le travail de Anne Rawls303 est l’exemple paradigmatique - qui prétend nier et réviser les interprétations antérieures, la critique opère une forme plus subtile de la récupération qui neutralise les aspects théoriques réalistes qui persistaient dans ses formes antérieures. 303 212 Anne Warfield Rawls, « Durkheim and Pragmatism : an Old Twist on a Contemporary Debate », Sociological Theory, vol. 15, no. 1, Mars, 1997, pp. 5-29 ; « Durkheim's Epistemology : the Initial Critique, 1915-1924 », Sociological Quarterly, vol. 38, no. 1, 1997, pp. 111-145 ; « La fallace de l’abstraction mal placée », Revue du MAUSS semestrielle, no. 24, 2e semestre 2004, pp. 70-84. C. Effets de la présentation actuelle des classiques pour la théorie et la pratique sociologique La sociologie correspond aux attentes qui l’entretiennent. Les intérêts qu’elle sert n’ont que faire de la société mais fort à gagner de la légitimation scientifique et sociologique, d’un cautionnement, parfois lié à l’usage de la théorie durkheimienne. Le discours sociologique a su remarquablement « traduire » les paroles du père fondateur pour qu’elles soient conformes aux attentes de ses nouveaux mécènes. Ce processus, commencé du vivant de Durkheim, s’est poursuivi au fil des relectures de son œuvre qui ont constitué autant d’étapes d’une seule et même dissension qui n’a cessé de s’accroître. Dans la mesure où les potentialités critiques de la tradition sociologique sont ainsi sabotées par la négation de son réalisme, la critique théorique contemporaine se voit dans l’obligation d’innover constamment et de tenter de se construire sur ses propres bases, qui restent précaires. Les pratiques actuelles sont enchâssées dans des considérations pragmatiques qui les surdéterminent; comme le système, elles sont a-théoriques (du moins dans l’optique des théories des organisations et de l’adaptation qu'elles desservent). Un pseudo-discours théorique accompagne parfois ces pratiques, même si souvent il n’est pas explicite. Il consiste en une relecture des théories classiques qui permet aux pratiques actuelles de se draper de la légitimité de la tradition. Dans ce contexte, il importe aux chercheurs de développer des modèles applicables plutôt que des regards distincts qui mèneraient à la recherche de solutions. Le moment théorique, le retrait, est formellement nié (et sans ce moment la critique est impossible). La théorie sociale est orpheline. La critique (sociale) fait place à l’indignation (individuelle). La critique de la critique, c’est-àdire la théorie critique, n’a plus de raison d’être, puisque la critique théorique n’est plus. La tradition sociologique est une source d’inspiration qui mérite toujours l’attention de la critique théorique et qui devrait, selon nous, constituer son fondement. Mais ses lectures actuelles ne le laissent pas voir. Le « présentéisme urgentiste » et l’amnésie des sciences sociales sont si généralisés que même ceux qui ont des velléités critiques ont pour la plupart renoncé à tenter de disputer au discours dominant l’usage qu’il fait des classiques de la sociologie. 213 Or, aujourd’hui plus que jamais, pour refonder une critique de la société théoriquement viable, un retour aux théories réalistes classiques, à Durkheim à tout le moins, nous paraît non seulement possible mais surtout nécessaire. Les possibilités de la théorie durkheimienne sont loin d’avoir été explorées : maintenant que les enjeux liés à sa lecture nominaliste (anti-réaliste) sont identifiés et que sa lecture réaliste est remise en scène, la tâche nous incombe de nous y plonger et d’en tirer les conclusions critiques contenues en elle. Les heures de peine seront peut-être ainsi récompensées. 214 KERÉI Entre conservatisme ontologique et progressisme radicale, une théorie critique du capitalisme est elle encore possible? Éric Pineault C’est ainsi que la société capitaliste fut toujours une société de « développement et de transition », et pas seulement une société de « croissance » et de « reproduction élargie ». Michel Freitag Dans son évolution au XXe siècle, la théorie critique a graduellement délaissé l’analyse du capitalisme comme formation sociale et économique, pour se réfugier en amont dans la critique des fondements culturels et civilisationnels de la modernité capitaliste, ou en aval dans l’analyse des effets et des pathologies engendrés par son développement. Dans un cas comme dans l’autre, l’acte expressif de « démonisation » du capitalisme ou de l'un de ses avatars tel que le « néolibéralisme » a suffit et supplanté le véritable développement d’une théorie critique du capitalisme avancé. La perspective critique ouverte par Freitag et ladite « École de Montréal » qui en découle permet-elle de dépasser cette aporie de la théorie critique contemporaine? Telle est la question qui sera examinée en dialogue avec les autres contributions de ce volume. Je questionnerai en particulier deux éléments qui marquent l'originalité de l'apport de l'école de Montréal à une théorie critique du capitalisme avancé : son articulation à une théorie critique plus générale de la postmodernisation de la société et le fondement de la posture critique sur un conservatisme ontologique. Mon objectif ici est de tirer de l'approche de Michel Freitag des éléments qui peuvent contribuer à une théorie et pratique critique de la dynamique du capitalisme contemporain - avancé et financiarisé - dans une tradition qui remonte à Marx. Il ne s'agit ni d'une étude comparée, ni d'une critique systématique, mais d'un court essai. Keréi Le « crible » de l'ancien indo-européen keréi - « ce qui sépare » - à partir duquel se formera en grec ancien krinein « crible » mais aussi « juger » - forme la racine commune des termes de « crise » et de « critique » dans les langues latines. Si la crise renvoie à un état de séparation manifesté, la critique, quant à elle, renvoie à un acte de jugement réflexif qui peut mener ou prendre la forme d'une séparation, d'un classement, d'un tri. Les deux termes se constituent dans l'univers sémantique de la médecine antique (gréco-latine) et puis lors de la période classique (XVIIe siècle) ils se fixent dans leur forme linguistique moderne. « Critique » se développe pour qualifier la nature de celui qui juge, et se déplacera rapidement du champ de la médecine vers celui de l'esthétique, tandis que « crise » se développera en élargissant le champ de ce que le terme peut saisir, passant du corps à l'esprit et de l'individu aux manifestations collectives. Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'il sera possible de penser et de parler d'une crise financière et économique, sens qui deviendra central à l'usage du terme à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. À cette même période, la question de la critique élargie son horizon de la philosophie et de la nature de la connaissance à celle de la structure normative des sociétés. C'est en particulier dans l'oeuvre de Marx que critique et crise s'articulent de nouveau l'un à l'autre, la théorie « critique » de l'économie politique se développant en se plaçant dans une posture de réflexivité par rapport à la découverte de « tendances immanentes » à la crise dans le procès de développement du capitalisme moderne. « Crise » et « critique » chez Marx s'articulent de manière dialectique parce que les deux s'arriment aux contradictions structurelles du capitalisme, contradictions que la théorie et la crise révèle sur des plans ontologiques distincts, mais complémentaires. 216 Pour le Habermas des années 1960, cette tendance immanente aux crises se déplacent dans le capitalisme avancé, suivant le déplacement de ses contradictions, hors du champ économique vers d'autres sphères sociales, pour finalement nourrir ce que Jürgen Habermas comprend comme une crise générale de légitimation de cette formation sociale. La théorie critique d'alors, du moins dans sa variante francfortienne, se devait de s'articuler à cette nouvelle forme non économique de crise, tout en postulant que les contradictions économiques du capitalisme étaient largement régulées par des mécanismes de stabilisation étatiques associés au fordisme et au keynésianisme. Depuis, ce qui caractérise la phase néolibérale du capitalisme avancé est justement l'effritement de ces mécanismes de régulation et la réapparition de crises économiques structurelles et cycliques, c'est-à-dire d'un régime d'accumulation du capital marqué par une instabilité fondamentale. Et, ce qui distingue ces crises récurrentes de celles qui marquèrent le XIXe siècle est leur origine financière plutôt que commerciale, reflet de la financiarisation du régime d'accumulation des économies capitalistes avancés. Est-ce que ce retour à une logique d'accumulation marquée par des crises structurelles autorise une réappropriation de l'articulation crise-critique élaborée par Marx? Théorie critique progressiste et crise émancipatrice On trouve chez Marx plusieurs figures de la crise émancipatrice, du Manifeste du Parti communiste jusqu'à l'avantdernier chapitre du Capital portant sur les « tendances historiques de l'accumulation capitaliste ». Celle-ci joue un rôle-clé dans la structure d'historicité révolutionnaire communiste. La crise a une double assise théorique chez Marx : d'un côté, elle réalise la raison critique en révélant le dénouement des contradictions du capitalisme par un mouvement historique qui parachève la dynamique émancipatrice de la modernité ; de l'autre côté, le concept de crise s'enracine dans l'expérience vécu du mouvement ouvrier en tant que classe, il révèle l'hiatus entre le monde réel de la production et sa régulation anarchique et irrationnelle par le marché, et appelle à une régulation et une limitation de cette anarchie par l'État, voire sa subsomption par un nouveau mode socialisé de régulation de la production. Dans la première variante, crise et critique participent ensemble d'un telos progressiste et moderniste : l'émancipation de l'individu des limites, des régulations, des normes fixées et établies 217 cristallisées - initiée par l'ascension de la bourgeoisie, doit être parachevée par la révolution communiste. La crise signifie l'effondrement de l'ordre bourgeois, de l'État libéral, du droit, de l'ensemble des institutions modernes autant que des résidus des structures sociales traditionnelles, dans un refus de toute médiation instituée de l'ordre social, car associée à une forme d'aliénation. Une telle perspective est essentiellement celle qui oriente le travail critique de Michael Hardt et Antonio Negri, de Empire à Commonwealth304. On la retrouve aussi chez Moishe Postone dans le telos d'une tendance immanente à la plusvalue relative qui articule le développement d'un machinisme, où les valeurs d'usage produisent les valeurs d'usage, à l'autonomisation de la logique d'exploitation du travail vivant, logique qui apparaît progressivement de plus en plus arbitraire. Dans la figure subjective du prolétaire que Hardt et Negri nomment « multitude », l'individu est défini comme une pure force productive mise à nu par cette dynamique d'accumulation par plus-value relative, et qui a donc perdu tout métier, voire tout savoir productif coutumier - fixé et normé. Toute autonomie comme producteur indépendant, dont la capacité productive est d'emblée socialisée, est, par transfiguration, la négation réelle du travail aliéné et donc la base de l'émancipation réelle de l'individu de l'ordre bourgeois autant que des formes de domination traditionnelles. Dans la seconde variante d'articulation entre crise et critique, cette dernière se nourrie des revendications sociales, politiques et économiques de la classe ouvrière en tant qu'elle se définie positivement comme classe de « travailleurs » plutôt que négativement comme prolétaire. La critique est immanente au rapport politique capital/travail, elle se fonde autant sur les intérêts économiques de classe que sur une culture et un sentiment moral de dignité largement documentés par l'histoire sociale marxiste anglo-saxonne. Dans le Capital de Marx, le modèle est, dès lors, non plus celui d'une grande crise transformatrice mais, tel qu'exposé par Marx dans sa discussion de la limitation politique de la longueur de la journée de travail, l'antinomie sociale qui se résout par la régulation étatique du conflit. Dans le cadre de la résistance à l'exploitation par la plus-value relative, ce n'est pas tant l'enjeu du temps que le contenu du procès de travail qui est le 304 218 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2001 ; Commonwealth, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2009. principal lieu d'un conflit social. Celui-ci se manifeste sous la forme d'une résistance statutaire des travailleurs, soit par la défense du métier ou, à partir de la fin du XIXe siècle, par la production de nouveaux statuts qui limitent l'arbitraire capitaliste dans l'organisation du travail et confèrent aux salariés une marge d'autonomie vis-à-vis du marché et du capital par la production de droits sociaux. Cette production de statuts et de limites ainsi que la socialisation partielle de la propriété capitaliste qui l'a accompagnée dans une logique réformiste social-démocrate, plutôt que directement révolutionnaire, furent interprétées comme une continuation du projet émancipateur né des révolutions bourgeoises et libérales. La théorie critique du capitalisme devint ainsi progressiste et participe pleinement, pour Freitag, au développement d'une logique de transition hors de la modernité. Crise aporétique de la postmodernité et critique restauratrice du politique Chez Freitag, la notion de crise ne renvoie pas tant à un moment émancipateur à venir, qu’elle manifeste plutôt une mutation globale de l'ordre social en cours, un procès diffus affectant l'ensemble des dimensions institutionnelles de la société. Comprise comme une expression et un moment de la transition vers une société postmoderne, elle ne révèle pas tant la puissance transformatrice de contradictions fondamentales que le caractère aporétique d'une logique de changement systémique qui dissout la réflexivité politique de la modernité. En fait, la notion même de société postmoderne pose problème, puisque l'idéaltype qu'a construit Freitag renvoie à une forme spéculative d’« anti-société » incapable de saisir son unité réflexivement. En ce sens, il faut plutôt comprendre comme sociétés postmodernes celles qui sont saisies par ce processus de transition aporétique. On peut donc parler de « postmodernisation » comme un procès sans fin qui se diffuse dans l'ensemble des rapports sociaux en leur imprimant une forme commune, celle de processus systémique qui se matérialise en organisations autoréférentielles305. 305 Cette logique est préfigurée par Marx dans son analyse du machinisme comme rapport de production typique de la grande industrie capitaliste. Pour Marx, cette accumulation capitaliste de puissance organisationnelle était une forme transitoire qui avait pour vertu de produire la figure subjective de l'individu « force de travail en générale » qui ne se définit 219 La théorie critique face à cette crise rampante est nécessairement conservatrice, mais un conservatisme entièrement étranger aux mouvements et aux doctrines politiques contemporains qui se sont définis comme néo-conservateurs. On pourrait plutôt rapprocher le conservatisme freitagien des positions défendues actuellement par Jean-Luc Michéa et ici au Canada par l'ancien mouvement « Red Tory » initié entre autres par George Grant dans les années 1960. Cette théorie critique vise la restauration d'une logique de reproduction politico-institutionnelle de la société capable d'imposer des limites normatives et une finalité aux processus organisationnelles et systémiques capables de redonner une unité politique aux société et un sens à leur historicité. Ce conservatisme est ontologique dans le sens où il s'agit d'un appel à résister à la dissolution du mode d'être même de la société et du vivant, c'est-à-dire du monde à la fois comme réalité culturelle et naturelle. Car une des caractéristiques centrales - pour Freitag - du capitalisme avancé est sa tendance « ubristique » à une auto-expansion illimitée fondamentalement incompatible avec la normativité propre au monde vivant. Dans une démarche proche de celle de Günther Anders, de Lewis Mumford et éventuellement de l'écologisme radicale de Murray Bookchin, la théorie critique de Freitag implique la reconnaissance d'une contradiction ontologique entre le mode d'être du capitalisme avancé - le réel systémique qu'il génère - et le mode d'être du vivant, le symbolique et le monde qu'il a produit. Nous venons d'effleurer ici une question importante et en quelque sorte irrésolue dans l'oeuvre de Freitag, celle du rapport entre capitalisme et postmodernité. Si dans ses ouvrages des années 1980-90, en particulier dans Dialectique et Société, le processus de postmodernisation qu'il s'agit de critiquer renvoie autant au développement de l'Étatprovidence et des droits sociaux qu'aux transformations du capitalisme au début du XXe siècle ainsi qu'à un ensemble de transformations culturelles et éventuellement épistémiques. Dans les ouvrages plus tardifs, surtout après Le Monde enchaîné 306, le développement du capitalisme vient occuper une plus partiellement ou particulièrement vis-à-vis du travail par un métier ou une spécialisation, c'est-à-dire par une mediation, mais il se définit immédiatement comme « producteur universel ». 306 220 Michel Freitag et Éric Pineault (dir.), Le monde enchaîné., Éditions Nota Bene, 1999. place centrale comme impulsion et condensation de toute la mécanique systémique de transition à la postmodernité. En effet, il semble que le capitalisme avancé, dans son mouvement de financiarisation et de mondialisation, renferme les processus sociaux qui épousent le plus parfaitement le modèle de la reproduction systémique et organisationnelle des rapports sociaux identifié par Freitag. Ces rapports, accélèrent-ils ce processus multidimensionnel qui connaît plusieurs foyers de diffusion, ou dans sa logique de reproduction élargie s'arrime-t-ils progressivement à ces divers foyers pour les mobiliser et les canaliser de manière à nourrir son mode spécifique d'accumulation? La question reste ouverte, même si à la lecture des entrevues dans L'impasse de la globalisation307 on serait porté à croire qu'il y a une fusion entre la transition vers la postmodernité et la reproduction du capitalisme avancé, au point où cette logique en vient à prendre en charge l'ensemble du procès de postmodernisation. Le conservatisme ontologique de Freitag devient ainsi fondamentalement anti-capitaliste, renoue partiellement avec certaines perspectives centrales au socialisme écologique contemporain, tout en maintenant une posture critique vis-à-vis de son progressisme. Car si la théorie Freitagienne vise le progressisme économique du capitalisme, elle est autant critique du progressisme culturel associé au développement de l'individualisme contemporain et au foisonnement des nouvelles revendications identitaires identifiées dans les années 1980 et 1990 comme des manifestations et des puissances typiques du procès de postmodernisation. Pour Freitag, comme pour Michéa d’ailleurs, ces deux progressismes sont solidaires l'un de l'autre, car ils ont pour mode de développement la mobilisation et puis la destruction des institutions de la modernité par des processus organisationnels et systémiques. On touche ici une des grandes ambiguïtés de la critique freitagienne de la postmodernisation. En effet, la modernité fut à plusieurs moments marquée par une grande inertie culturelle. Plusieurs rapports sociaux traditionnels de domination ont été effectivement contestés et dépassés dans le cadre de ce qui apparaît comme le mouvement de transition vers la postmodernité, c'est-à-dire par des mouvements identifiés comme progressistes sur le plan sociopolitiques, mais 307 Michel Freitag, L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme. Montréal, Écosociété, 2008. 221 porteur d'une visée universaliste plutôt que particulariste. Pensons au mouvement féministe et à la redistribution genrée des rôles actuels entre hommes et femmes. Est-ce que la signification de cette transformation sociale se limite à la dissolution de l'institution de la famille moderne ou est-elle porteur d'une valeur positive? Mais en même temps, ne faut-il pas résister à la réduction de la théorie critique en une théorie qui éclaire et met à jour les besoins et les demandes de reconnaissance des identités particularisés? Théorie critique et ambivalence de la résistance au capitalisme Du point de vue de la théorie critique freitagienne, la non-viabilité du capitalisme actuel ne renvoie pas à sa logique de reproduction interne. La crise ne renvoie pas aux contradictions économiques et sociales internes aux régimes d'accumulation du capitalisme avancé, mais renvoie plutôt à l'articulation plus générale de son mode de développement et d'expansion aux totalités sociales et naturelles dans lesquelles il se développe. Il n'y a pas, non plus, pour Freitag, la production endogène, dans le capitalisme, d'un sujet porteur d'une logique qui lui serait radicalement antithétique. Le capitalisme avancé, bien qu'il a étendu le salariat loin au-delà des frontières de l'ancienne classe ouvrière, n'a pas fait de cette classe un sujet porteur d'une nouvelle logique sociétale. On observe, certes, des pratiques de résistance statutaires des salariés à la logique financière et flexibilisante du capitalisme actuel, mais ses pratiques sont doublement ambivalentes. Elles reposent, premièrement, en partie sur l'activation des mécanismes organisationnels que Freitag avait compris comme étant des vecteurs de postmodernisation : convention collective, droits sociaux particularisés, maintient du plein emploi. Ensuite, elles ont pour envers, pour point aveugle, un ensemble de mécanismes de participation des salariés les plus organisés à la logique financière du capitalisme avancé via leurs pratiques d'épargne et d'endettement ainsi que leur dépendance sur la croissance des grandes corporations capitalistes. Pour Freitag, la résistance politique au capitalisme est donc nécessairement exogène à la sphère économique et ne peut être le fait d'une classe sociale en lutte dans le sens marxien du terme. En fait, le défi politique réside dans la capacité de formuler un discours critique capable d'interpeller ces forces « progressistes » de résistance au néolibéralisme à 222 partir des postulats du conservatisme ontologique, de convertir une résistance organisationnelle, centré sur le maintien de statuts de producteurs et de consommateurs, en résistance politique visant la production d'institutions capable de délimiter une sphère économique sociétalement et écologiquement viable. Ce que Freitag nomme « l'oikonomique », rappelle que la finalité de l'économique fut et pourrait redevenir la reproduction de l'oikos, le monde commun, plutôt que sa destruction. L'opposition significative est dès lors celle qui opposent des communautés politiques aux puissances capitalistes privées et aux organisations globales qu'elles contrôlent, dans la mesure où les communautés politiques États, fédérations et communauté locales -résistent par la production de nouvelles institutions qui renforcent leur souveraineté et impose une directionnalité et des limites à l'économique en fonction non plus du paradigme productiviste, mais du paradigme de la normativité écologique proposée par Freitag. 223 Réflexions cursives pour l’articulation de la Théorie critique et de la phénoménologie Michel Ratté Raison critique, espérance, gnose des occasions perdues On a beaucoup médité sur les ressorts tortueux de la philosophie dialectique de T. W. Adorno. Il y a des raisons sérieuses à cela. Sa conception de la dialectique nous était offerte comme la voie radicale pour la réalisation de l’autocritique de la raison exigée par les affres du capitalisme du 20e siècle. Car pour Adorno, la raison a presqu’entièrement été mobilisée par le capitalisme, ce qui aurait accéléré l’approfondissement et l’élargissement de l’aliénation de l’humanité. La raison emboîtée dans le capitalisme serait la même raison délirante qui s’est mise au service des massacres et des catastrophes morales sans précédent de ce 20e siècle308. Le problème de fond, selon plusieurs, est que la radicalité de l’autocritique de la raison prônée par Adorno semble plutôt être une critique ultime de la raison au moment de son agonie. On n’a pas manqué de faire remarquer combien cela anticipait l’entreprise « déconstructionniste » du concept de sujet qui est central dans la refonte de toute la philosophie dans la modernité. Mais il ne faudrait pas oublier qu’Adorno a certainement été plus indécis quant au sort que l’on doit faire à la raison que ne l’est la déconstruction par rapport à la 308 T. W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, trad., Paris, Gallimard, 1983. subjectivité moderne. Adorno a encore un projet pour la raison. La dialectique négative adornienne309 pose comme une nécessité que la métaphysique de la subjectivité soit maintenue et que cela se fasse à travers une conception étrangement dualiste du rapport du sujet et de l’objet. Cette métaphysique a pour fonction de montrer que sujet et objet peuvent et doivent être rendus réciproquement et symétriquement dépendant et que là est la condition de possibilité d’une dialectique qui serait au plus près du réel. Il s’agit de ne plus assujettir l’objet dans le mouvement d’objectivation, cette initiative du sujet. Si Adorno semble à première vue en train d’orienter la raison vers son autre, il faut y insister, c’est d’abord pour que la raison accueille cet autre comme un objet qui apporte avec lui ce qui est autre que l’objet lui-même. Mais cela revient à proposer une finalité pour la raison qui ne lui est pas intrinsèque et c’est ce paradoxe qui est obstinément pensé par Adorno. Chez Adorno, on constate donc que les fins les plus dignes de la raison, celles qui rendent l’homme libre et responsable - ses espoirs universalisables - sont harnachées par une conceptualisation qui ajourne à l’infini la possibilité que le sujet les assument comme projet. Adorno pose comme une nécessité que ces fins deviennent en même temps les fins d’une objectivité libre dans un contexte où persiste une extraordinaire asymétrie entre le sujet objectivant et l’objet sous l’emprise de la subjectivité. Outre une évidente réponse à l’hégélianisme, on peut voir là aussi une réponse à la philosophie esthétique kantienne. Et cela n’est pas étranger au fait que la dialectique adornienne qui tient lieu de méthode critique susceptible de remplacer toute utopie abstraite - en langage hégélien, toute « totalité » -, doit en même temps dégager un espace de sens éminent pour la sphère de l’art. En cela, Adorno montre que sa filiation à la philosophie allemande remonte au-delà de Hegel jusqu'au premier romantisme allemand se positionnant lui-même à l’égard de Kant. De même que le premier romantisme critiquait Kant au nom d’une intuition de l’art comme expression d’une vérité incommensurable pour la philosophie, mais pourtant 309 226 T. W. Adorno, Dialectique négative, trad., Paris, Payot, 1992. pressentie par elle, de même Adorno conteste la radicalité de la philosophie hégélienne qui prétend dépasser la philosophie de l’art romantique. L’hégélianisme ne serait en dernière instance qu’un sublime tour de force engloutissant dans l’arbitraire toutes les médiations qu’il dégage spéculativement. Et c’est le contenu de la 3e critique de Kant qui se trouve alors à être interpellé à nouveau. Ce texte qui a donné l’impulsion critique à tout l’idéalisme allemand doit être compris à nouveau en ses paradoxes, mais aussi quant à son contenu de vérité qui est le thème central de la dialectique négative : comprendre l’objectivité en sauvant ce qui en elle échappe au simple processus subjectif d’objectivation. Kant ouvrirait la piste essentielle, mais l’abandonnerait aussitôt. Alors qu’une philosophie de l’art aurait pu avoir un impact sur la conception profonde de l’objectivité du monde, la philosophie de l’expérience esthétique kantienne fait tourner la subjectivité sur elle-même. En effet, avec l’usage de ses « facultés de connaître » dans un acte qui tend à l’objectivation, le sujet ne trouve qu’une occasion pour l’éveil de son expérience purement immanente. Pour cette expérience, l’objectivité déterminée n’existe pas puisque, nous dit Kant, elle se constitue comme expérience des facultés de connaître avec elle-même, même si par ailleurs elle peut mener à la formulation d’un jugement esthétique prédiquant ou non la beauté à un objet. Ce jugement est non déterminant de l’objectivité de l’objet cependant puisqu’en fait le jugement traite l’occasion de la rencontre du réel seulement « comme si » elle était la rencontre d’un objet qui aurait comme attribut la beauté. Ce jugement très particulier, Kant le nomme « jugement réfléchissant ». Il est à proprement parler un acte de communication en soi très significatif de la valeur de la rencontre de l’« objet » pour l’expérience elle-même, mais nous induit en erreur si on essaie de le comprendre comme un jugement déterminant de l’objet. Mais on se dit : il doit bien y avoir une forme d’objectivité au moins résiduelle à ce qui prend ici le nom d’objet puisque cette expérience implique un rapport réel à du sensible. En quoi consiste ce rapport? La question se pose à nouveau quand Kant aborde le thème du beau naturel. Ici on apprend que ce qui est l’occasion d’un jugement de beauté implique cette fois une expérience de la puissance de projection de forme de la subjectivité sur ce qui est l’occasion de l’expérience esthétique. Ce que découvre le sujet dans l’activation immanente de ses facultés devant le spectacle de la nature c’est la richesse infinie de traces sensibles 227 de finalités de la nature, finalités qui demeurent cependant mystérieuses en tant qu’elles la réguleraient réellement. La nature dans l’expérience du beau naturel est posée « comme si » elle était l’œuvre d’une subjectivité productrice de finalités analogues à celles que produit le génie artistique qui fait des œuvres d’art intuitivement selon une loi qu’il ne peut expliciter lui-même. Le « comme si », dans le cas du beau naturel consacre l’inaccessibilité de l’objectivité de la cohérence finale immanente de la nature ; il lance aussi le relais vers le sujet invité à assumer un autre motif d’espoir originaire pour l’homme de raison : la production du génie artistique exprime sur le mode de l’apparence - du « comme si » - un mode réconcilié de rapport entre la raison et la nature. Tout cela témoigne, comme je l’ai dit plus tôt, de la puissance de projection de la subjectivité sur et à travers la nature, puissance qui cependant demeure innocente en vertu du « comme si ». Mais justement la conséquence en est que cela ne peut pas être considéré comme le chemin menant la subjectivité à une reconnaissance de dette à l’égard de la nature que le sujet n’est pas. En effet, ce qui permet statutairement un rapport de l’homme avec ses puissances immanentes est un chemin orienté vers l’objectivation qui tout en rencontrant de l’objectivité résiduelle de l’intuition sensible la dépasse en l’incluant dans une apparence d’objectivité, dans une pseudo-objectivité. Du réel, libre de détermination subjective, dans et par l’apparence, est ainsi nié. Si on pose que la subjectivité peut légitimement penser se libérer de son caractère aliéné par l’expérience esthétique qui la renvoie à elle-même, Adorno pense que tout cela exige cette fameuse objectivité libre comme médiation. Voilà il me semble le noyau dur de la théorie esthétique d’Adorno. Cela étant dit, il y a un caractère historique de cette objectivité résiduelle comme de la liberté de la raison dans le rapport immanent de ses facultés subjectives. Ce sens historique leur donne un contexte, un lieu plutôt que d’être une pure utopie. Le caractère historique de l’objectivité résiduelle des œuvres d’art et de la subjectivité qui composent les œuvres est ce qui vient conforter la perspective romantique et schopenhauerienne d’Adorno sur le rapport particulier qu’ont la vérité et l’art. Le contenu de vérité de l’art est un contenu philosophique intuitif inaccessible directement à la philosophie. En revanche, la philosophie peut tracer un sentier vers cette vérité par le moyen de la critique philosophique de l’art. Car ce dernier est devenu l’objet ultime de la quête 228 philosophique : la vérité de l’art est celle de la philosophie que celle-ci ne peut qu’indiquer. Mais puisque le contenu de vérité de l’art ne peut pas se concevoir de manière indépendante de l’histoire - d’autant plus que nous en sommes à plus de 125 ans d’horreurs après les premiers romantiques -, ce contenu de vérité est alourdi d’une impuissance indépassable310. Adorno conçoit donc la critique philosophique de l’art comme une philosophie des avant-dernières choses, pour le dire avec les mots magnifiques de Kracauer311. Adorno n’est pas un simple prophète de malheur. C’est le chantre d’une mélancolie particulière, celle d’un homme qui est sûr que la fin des choses nous emporte déjà et pour qui tout ce qui résiste à l’extinction est déjà une occasion perdue. La sublime musique dont le musicien philosophe témoigne est présentée comme un continuum qui passe de la convulsion à la suspension, qui se décline comme un ordre libre de mouvements figurés à chaque fois comme pénultième. Sublime musique qui n’en finit plus de finir ; qui par chacun de ses moments partiels rend la fin pourtant inéluctable, en réalité, imprévisible. L’imprévisibilité de la fin définitive est en même temps ce qui fait que toutes les éclaircies demeurent sombres, sont des espoirs qui s’éteignent, des occasions perdues. Mais Adorno s’est dépassé lui-même, en réalité, par le fait d’imaginer cette « musique informelle »312, plutôt que de la trouver déjà sous une forme entièrement achevée, appartenant à une histoire sur sa fin. On ne peut pas apposer le sens allégorique d’occasion perdue à une musique dont on avoue que très peu de traces sont dernières nous! J’ai proposé ailleurs de comprendre la musique informelle adornienne à partir d’une phénoménologie de l’expressivité esthétique du sentiment de l’oubli313. Ma prétention reste intacte : je pense 310 T. W. Adorno, Théorie esthétique, trad., Paris, Klincksieck, 1974. 311 Siegfried Kracauer, L’histoire : des avant-dernières choses, trad., Paris, Stock, 2006. 312 T. W. Adorno, Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982. 313 Michel Ratté, L’expressivité de l’oubli. Essai sur le sentiment et la forme dans la musique de la modernité, Bruxelles, Éditions de la Lettre volée, 1999 ; M. Ratté, « Éléments d’analyse phénoménologique fondamentale de la musique à partir de quelques intuitions de Michel Henry », chap. dans Rolf Kühn, et Adnen Jdey (dir.), Michel Henry. Esthétiques phénoménologiques de la Vie, Leyden, Brill Academic Publishers, à paraître à automne 2010. 229 toujours que c’est par cette voie que l’on peut exposer de la manière la plus intéressante les voies de la musique radicale du 20e siècle. Fallait-il nécessairement que le sens positif de cette analyse émerge par le détour du négatif? Bien sûr que non. Mais fallait-il sacrifier une intuition imaginative et analytique en réalité phénoménologique à son corps défendant - parce qu’elle s’est refusée, par principe, d’être positive? Non plus. On aurait vraiment perdu une occasion d’ouvrir un horizon de sens inouï. Bien sûr, après la stratégie qui consistait à dire que le sens souffrait d’un assourdissement après les grandes catastrophes morales du 20e siècle, il y a maintenant une perspective sur le sens qui veut que la prolifération de l’insensé ait mené à l’usurpation du titre de sens précisément par l’insensé L’insulte s’ajoute à l’injure si on ose dire que ce sens est nouveau. C’est un des problèmes fondamentaux de la théorie critique que cette pingrerie du sens, cette idée qu’il n’est pas une « réserve » inépuisable, selon l’expression de Habermas. Cette métaphore de la réserve limitée est radicalement trompeuse. Non pas qu’il existe une réserve sans fond. La tromperie tient au fait que le sens est absolument dépendant de l’horizontalité phénoménologique. La question n’est donc pas de savoir si on peut le puiser et si on risque dès lors de tarir la réserve, mais de savoir si de la révélation du sens à sa virtualisation et de sa virtualité à son apparaître, on a affaire à un pauvre clignotement ou à la prolifération des sens de l’expérience par le fait qu’ils se virtualisent toujours en en indiquant d’autres et ainsi de suite. Pour Adorno était au moins encore possible, après Auschwitz, l’imagination d’une musique dite « informelle », et j’aimerais ajouter qu’en dépit du fait que continue de croître la « Great Pacific Garbage Patch » et le réchauffement de la planète, il est possible de repenser le projet d’une théorie critique générale de la société. Repenser ici ne veut pas dire recommencer à neuf et donc sacrifier tout ce qui a été fait. Cela veut dire, recadrer, reformuler, compléter, ajouter, greffer, retrancher, conserver et continuer. 230 Le radicalisme de la raison critique, l’inclination irrationnelle vers le catastrophisme, l’espérance On imagine mal qu’une réflexion sur la « théorie critique » aujourd’hui puisse trouver pertinent de la détourner de son caractère radical. Bien sûr, c’est la situation contemporaine qui nous porte tous à réclamer une critique de fond de la société. Mais j’aimerais plutôt insister ici sur le fait que la radicalité est aussi et peut-être davantage une obligation immanente de la théorie critique en tant que projet de la raison. Et cela est entendu même chez ceux qui ne seront jamais disposés à s’en remettre qu’à ce seul point de vue. Cette réserve généreuse n’est évidemment pas assimilable à la fin de non-recevoir qui consiste à dire que la théorie critique est d’abord un symptôme, celui de la satisfaction à prédire la fin du monde. Cette objection ferait simplement preuve d’une légèreté inadmissible : l’espérance au beau fixe et l’acte de foi en la ruse instinctive de l’homme quand il s’agit de se maintenir en vie ne fait pas le poids devant la question de savoir ce qu’il est permis à l’homme d’espérer de plus que sa seule survie. Ce dont il est question avec cette fin du monde « élargie », même chez les plus défaitistes représentants de l’école de Francfort par exemple, c’est de la possibilité d’une hétéronomisation irréversible de l’homme qui serait déjà en marche, une hétéronomisation le déresponsabilisant toujours plus et le menant lentement mais sûrement vers une catastrophe environnementale planétaire - qui est aujourd’hui devenue le problème premier. Ce qui inquiète la théorie critique, c’est la possibilité d’une hétéronomie qui empêcherait même de songer à ce que l’homme pourrait être avant d’avoir à simplement survivre. Hans Jonas, même s’il partage l’affect catastrophiste de l’école de Francfort, impute à celle-ci une perspective qui la rend incapable d’orienter l’action en fonction de la gravité des dangers. En dernière instance cela découlerait d’une obsession philosophique à propos de l’unité de la raison qui ne fait que replonger le sujet en lui-même en quête de motif d’espérance en la possibilité de cette unité. Jonas invoque la nécessité d’une éthique qui dépasse son orientation par la vie bonne entre les hommes vers celle des hommes médiatisés par leur responsabilité face à la nature. Pourtant il ne tarde pas à voir en la raison la voie nécessaire pour persuader du devoir de responsabilité à l’égard du monde. Bien sûr, Jonas n’assume la raison que du bout des lèvres puisque notre situation catastrophique contemporaine est selon lui un produit de la raison elle-même avec son projet 231 spirituel empoisonné. C’est Jean-Pierre Dupuy qui prend le relais de Jonas dans la tâche de donner un sens à l’idée qu’une philosophie catastrophiste doit être fondé en raison. J’y reviendrai. Rien n’empêche que l’humanité ne pourra jamais se satisfaire de son devoir de s’investir dans un effort sans précédent à défaire ce qu’elle a fait, à refaire ce qu’elle a défait, juste pour essayer de continuer à être… Cette tâche, aussi cruciale soit-elle, ne peut pas être la finalité ultime de l’homme de raison bien que cette tâche soit absolument nécessaire. En ce sens, je le répète, la théorie critique n’est pas nécessaire seulement parce qu’elle cherche à fonder un agir et une conscience cohérente devant la possibilité d’une ultime catastrophe. La théorie critique a d’abord une nécessité qui provient d’elle-même en tant qu’exigence de la raison. C’est en tant que la raison est elle-même un horizon de sens qu’elle comporte une exigence qui s’exprime sous la forme de la théorie critique. L’homme aspirant à se donner ses fins librement s’engage spontanément dans la tâche de considérer en raison tout ce qui le constitue et l’enracine dans le monde. C’est cela qui fait que la théorie critique ne peut concevoir sa radicalité qu’en la liant à un projet d’exhaustivité théorique. Cela étant dit, on ne peut pas se contenter d’être reconnaissant à l’égard de celui qui prend sur lui d’accomplir un tel labeur et croire qu’il accomplit ainsi une tâche pour tous qui nous décharge. Notre devoir de vigilance propre n’est pas transférable. On ne peut pas tout simplement s’en remettre aux hommes qui ont fait un sacerdoce d’être les confesseurs de tout ce qui nous fait courir à notre perte et espérer notre élévation propre par le fait que leur savoir nous survivra comme un digne témoignage des grandeurs et misères de notre espèce. Si cela est possible, cette stratégie est encore moins bien avisée que de trouver de la sérénité à penser que des milliers de moines, tous les jours, à travers le monde, prient pour le salut de tous les hommes. C’est que la théorie critique postule que ses principes sont d’emblée ceux à qui elle s’adresse, et de ce fait elle attend d’eux qu’ils soient de vigilants critiques. Peut-être est-ce là sa plus profonde sagesse. Voyons donc pourquoi. Le grand critique admettra aisément que, par principe, il entend recevoir avec sérieux l’interpellation de celui qui a compris, au nom de la raison, sa profonde critique du monde contemporain. Mais dans les faits son entreprise 232 théorique engendre des inclinations qui lui font prêter le flanc, ce qui d’ailleurs ne fait que rendre la vigilance de tous encore plus nécessaire. Le plus triste cependant est que ces inclinations sont parfois indétectables et nous font perdre confiance dans l’utilité de notre propre contribution exotérique à la théorie critique. Un mélange de respect et de méfiance à l’égard de la théorie critique émerge alors en nous. La raison en est que l’on ne sait plus ce qui motive le critique pessimiste de la société à tenir ses prédictions pour un savoir certain à propos de ce qui vient, un savoir que souvent le grand critique ne tolère pas de nous voir réduire à une croyance motivée par des raisons, certes étayées, mais qui peuvent être sujet à examen. Le quant-à-soi du grand critique de la société, son entêtement, en vient à nous faire penser qu’il est peut-être dévoré de l’intérieur par un secret honteux : pense-t-il que le plus terrible doit se montrer sous prétexte qu’il ne reste plus que cette voie pour que l’importance de ce savoir devienne l’affaire de tous? La situation intolérable que cela engendre est que l’on ne sait plus si c’est la raison qui exige la leçon qui fait goûter à la catastrophe pour le sursaut des consciences ou si c’est plutôt une pulsion narcissique du prophète qui l’exige. Et convenons que cela devrait inquiéter le prophète lui-même : examinons notre propre petite vanité en tant que petit critique et demandons-nous combien doit être insupportable le poids de quelque incertitude envahissant la structure psychique du penseur critique de la société globale. Est-il lui-même en mesure d’apprécier que c’est bien la raison qui exige une ruse un commencement de catastrophe - plutôt que sa pulsion narcissique? En tout cas, toute sérénité chez le critique est suspecte et sans doute déplacée. Osons imaginer le pire : le prophète de malheur nourrissant le fantasme de survivre à la catastrophe pour pouvoir s’enorgueillir d’avoir été celui qui en avait averti tout le monde. À quoi assisterions-nous? À un contentement narcissique gênant d’impertinence. La banalité du dire post factum des causes structurantes de la catastrophe lui échapperait et son ignorance de ce qu’est la catastrophe ellemême, déconcertante de simplicité quant à ce qui en est la cause déclenchante, achèverait de nous exposer combien il est fou que cet esprit se croit « intact » en dépit des événements. Si ces spéculations ont un sens, comment de ne pas craindre que nous soyons éventuellement la proie de la trahison de la critique générale de la société? En tout cas, il est raisonnable de penser que, dans notre contexte, la tentation est devenue irrépressible pour la 233 théorie critique de se concevoir comme une entreprise théorique organisant un savoir complexe et exhaustif en gnose eschatologique. Pour faire échec à cette tentation autant qu’au monstre psychique que j’ai tout juste construit, une première solution est peut-être de désolidariser la critique de l’hétéronomisation de la raison - et de ses conséquences sur les horizons de sens - de la sagesse alertée et rationnelle à l’égard du problème précis de la possibilité de grandes catastrophes. Cette « division des tâches » permet en outre de penser sans culpabilité la possibilité des utopies en un nouveau sens, et même la foi dans le fait qu’il y aura d’autres fins humaines à venir encore non formulées. Non pas à titre d’inversions ingénieuses de la catastrophe appréhendée - c'està-dire encore d’autres paradis terrestres -, mais comme des horizons dépris de ce qui leur fait écran et au premier chef ce qui s’y verticalise pour indiquer des hauteurs imprenables, sublimes - je pense évidemment à la catastrophe qui sauve autant qu’à celle qui rendra son souvenir à jamais vivant, à la lenteur, lancinante, s’éternisant, de l’expérience de la catastrophe, etc. À vrai dire, les horizons dont je parle ici sont autre chose que des utopies même s’ils apparaissent, pour le dire de manière paradoxale, en lieu et place de celles-ci. En tout cas, l’horizon ne serait pas un idéal sans lieu comme l’utopie, mais une ouverture sur une infinité familière de lieux de sens possibles. Le concept d’horizon a déjà une signification pénétrante chez Kant qui est sous-entendue dans le renouvellement même de l’idée d’espérance du point de vue de la philosophie de la raison - ce que j’ai indiqué plus tôt. Mais c’est avec la phénoménologie, le dernier grand projet d’une philosophie de la raison qui se veut radicale - et de ce fait une tâche infinie assumant principiellement un idéal d’exhaustivité - au nom des exigences immanentes de la raison, que se déploie toute la portée structurante de cette notion. Vouloir, pouvoir, craindre, avoir peur, projeter, être dans l’expectative, attendre, souhaiter, avoir envie, désirer, espérer sont des modes différenciés de rapports à des réalités et irréalités non déterminées déterminables - donc des actions et des dispositions structurellement horizontales - qui peuvent contribuer à élucider le caractère indépassable de l’horizontalité dans tout ce dans quoi nous avons vu le germe du meilleur des utopies autant que leur pente glissante fatale. 234 Examen du catastrophisme rationnel comme volet de la théorie critique Jean-Pierre Dupuy nous invite à penser la possibilité de la catastrophe de causes humaines en faisant le constat terrible de notre incapacité d’unir savoir et croyance à son égard, de manière à nous mobiliser pour éviter la catastrophe. L’impuissance du sens commun devant cette éventualité est patente. Elle a pour racine un paradoxe sans incidence sur le cours du monde ordinaire, mais pour cette raison même extrêmement dangereux. Le sens commun est producteur d’une incroyance en la possibilité de la catastrophe en dépit du savoir ante factum des causes possibles de la catastrophe, causes qui, le cas échéant, sont confirmées post factum. Ante factum - la possibilité est subjectivement évaluée négligeable, improbable, sinon impossible ; post factum - les causes de la catastrophe sont non seulement reconnues comme causes effectives de celle-ci, mais on concède qu’étant donnée la nature des causes, il était non seulement prévisible que la catastrophe advienne, mais de surcroît elle devait se produire! Plutôt que de regretter notre état d’impuissance, on se fait à l’idée, qu’après tout, le destin ne nous est pas complètement inintelligible, et le cours du monde qu’il nous reste va son chemin jusqu’à la prochaine grande surprise. Pour un catastrophisme éclairé, le profond ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, cherche donc à faire en sorte que l’on comprenne l’urgence d’opposer quelque chose à ce sens commun mâtiné d’une quiétude fondée sur une confiance dangereuse dans le cours du monde. Il faut combattre cette quiétude en faisant comprendre ante factum ce paradoxe que « l’impossible est certain » - c’est le sous-titre de l’ouvrage de Dupuy. Le sens commun est évidemment encore plus sûr de lui quand il est celui des gestionnaires de risque qui prétendent être de rigoureux scientifiques. Dupuy procède au débusquement des déficiences de la formalisation probabiliste qui procure aux gestionnaires cette assurance non fondée314. En regard du monde contemporain qui est réellement porteur de la possibilité d’une catastrophe majeure, Dupuy avance trois arguments initiaux afin de montrer que l’imprévisibilité est un spectre partout présent dans le champ où le calcul de probabilité prétend pouvoir nous offrir de prendre des décisions éclairés. Il s’inspire de principes de la théorie 314 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002, pp. 101-116. 235 systémique et de la théorie mathématique des catastrophes pour affirmer que : 1) Certes les écosystèmes bénéficient d’une stabilité et d’une résilience extraordinaires. Cela est dû à leur infinie complexité. Il reste que comme tout système, ils comprennent un seuil critique au-delà duquel, par principe, ils peuvent basculer brusquement en autre chose, de manière analogue aux changements de phase de la matière. Ces seuils qui ne doivent évidemment pas être franchis sont très mal connus voire inconnus en vertu même de la complexité de ces systèmes315 ; 2) Les systèmes qui sont le produit de l’homme, les systèmes techniques par exemple, interagissent avec les écosystèmes. Mais, en plus, ils ont ceci de particulier que de « petites fluctuations au commencement de la vie du système peuvent se trouver amplifiées et lui donner une direction parfaitement contingente et peut-être catastrophique, mais qui, de l’intérieur, s’apparente à un destin316 ». Cela veut dire que l’on reste aveugle à l’idée même qu’il y ait des seuils critiques audelà desquels des catastrophes sont possibles dans ces systèmes de fabrication humaine. L’imprévisibilité est donc également principielle dans les systèmes techniques, mais autrement : le seuil peut être atteint très rapidement. En outre, l’aveuglement à propos de ces seuils montre combien l’irrationalité s’immisce dans la compréhension même qu’ont les concepteurs technoscientifiques de ces systèmes. Dupuy par exemple constatait dans les années 1970 - ce qui a eu un retentissement important à travers l’exposé des résultats de ses recherches par Ivan Illich317 - combien on travaillait juste pour avoir les moyens de gaspiller encore plus de temps pour se rendre au travail avec la croyance d’en gagner. Dupuy a mis en lumière que la gestion du transport automobile devient absurde si elle n’est pas capable de voir que le débit quasi optimal du système « circulatoire » implique que les unités véhiculaires ne se déplace qu’à une vitesse de 7km/h, soit une vitesse « un peu 315 Ibid., pp. 131-132. 316 Ibid., p. 133. 317 Ivan Illich, Énergie et équité, (1975) réédition avec en annexe la recherche de J.-P. Dupuy dont Illich s’inspire, dans Ivan Illich, Œuvres complètes, volume I, Paris, Fayard, 2003, pp. 379-432. 236 plus grande […], que la vélocité d’un homme au pas, mais sensiblement inférieur à celle d’un vélocipédiste »318. 3) Enfin Dupuy assume entièrement le principe énoncé par Hans Jonas selon lequel : « toute prévision d’un état de chose qui dépend d’un savoir futur est impossible pour la simple raison qu’anticiper ce savoir serait le rendre présent et le délogerait de sa place dans l’avenir.319 » Ici est formulé un argument massue contre la foi complaisante en la science. Dupuy nous enjoint de rester aux aguets devant la pseudo réforme de l’esprit gestionnaire du risque : tant que le « principe de précaution » n’est pas pensé à partir de la raison radicale pour laquelle il vaut la peine d’être distingué du calcul de risque préventif - c’est-à-dire à partir de l’imprévisibilité - il ne veut rien dire. Par ailleurs, cette radicalité n’est pas en soi paralysante. Elle ne vise pas essentiellement à instaurer l’abstention de l’innovation technoscientifique au nom d’une exigence de certitude absolue sur ses effets. Car le problème n’a même jamais été celui des fausses prédictions : comme le dit Dupuy, ce qui est grave c’est « la prévision qui est fausse que parce qu’elle est faite » et la méconnaissance de la pertinence de « la prévision faites pour qu’elle ne se réalise pas »320. 318 Dupuy, op. cit., 2002, p. 36. C’est, de ses propres dires, en faisant des calculs « bizarres » mais rigoureux afin d’établir une valeur de « temps généralisé » - ce qu’il serait fastidieux d’exposer ici - que Dupuy prétend établir ce qu’il appelle une « vitesse généralisée » pour le transport véhiculaire (Ibid.). Si l’on considère l’immobilité comme l’état de dysfonctionnalité absolue du système de transport véhiculaire et que l’on établi que la « vitesse généralisée » n’est que de 7km/h (à partir de données françaises des années 1960) – il ne s’agit pas d’une vitesse moyenne mais d’une vitesse quasi optimale pouvant n’être que très légèrement augmentée –, on est à même de constater toute la pertinence de l’idée de Dupuy selon laquelle 1) les seuils critiques des systèmes techniques sont atteints rapidement, 2) que la dysfonctionnalité des systèmes est vécu comme une fatalité 3) et que de ce fait elle reste incomprise rationnellement. La critique récente de la formalisation mathématique proposée par Dupuy (entre autres, Frédéric Héran, « À propos de la vitesse généralisée des transports. Un concept d’Ivan Illich revisité », Revue d’économie régionale et urbaine, no.3, 2009, pp. 449-470) bien qu’intéressante au sujet de la possibilité d’inclure de nouvelles variables ou d’en faire moduler d’autres ne l’invalide pas pour autant, bien au contraire. 319 Dupuy, op. cit., 2002, pp. 133sqq. 320 Ibid., pp. 166-167. 237 Si Dupuy est très sensible au travail de Jonas, il reste cependant réfractaire au geste qui consiste à faire dépendre son éthique de la responsabilité de ce que Jonas appelle l’« heuristique de la peur » - du moins de cette heuristique telle que Jonas la conçoit. Dupuy note avec satisfaction que Jonas dépasse lui-même ce projet en affirmant la « nécessité d’une métaphysique » ayant comme principe la raison : La foi peut […] très bien procurer à l’éthique [convenant au temps des catastrophes] le fondement, dit Jonas, mais elle-même n’est pas disponible sur commande […] En revanche la métaphysique a été depuis toujours une affaire de raison et celle-ci se laisse mobiliser quand il le faut. Sans doute une métaphysique valable ne peut être fournie, comme la religion, par le simple dictat de l’amère nécessité qui la réclame ; en revanche la nécessité peut nous imposer de la chercher et le philosophe séculier qui s’efforce d’établir une éthique doit au préalable admettre la possibilité d’une métaphysique rationnelle. 321 C’est sur ces mots que s’enchaîne l’entreprise de Dupuy. Il sera impossible ici d’évaluer la réussite du catastrophisme éclairé en tant qu’il doit pallier les insuffisances de la philosophie jonasienne - par exemple, voir si la nouvelle métaphysique nous ouvre un accès vers le dépassement des limites de nos capacités de connaître le produit et les augures monstrueux de nos immenses capacités de faire. Disons au moins que Dupuy accouche d’une proposition qui effectivement ne permet pas de dépasser le paradoxe de l’abîme entre savoir et croire, mais selon lui, elle permet au moins de le comprendre de manière métaphysiquement rationnelle hors des présupposés de la métaphysique traditionnelle. Pour ce faire, Dupuy mobilise la théorie de la « possibilisation » de Bergson qu’il oppose radicalement à la métaphysique de Leibniz ainsi que sa propre conception de ce qu’il appelle le « temps du projet ». J’aborderai ailleurs les implications de cette voie de recherche. Cela étant dit, il est possible déjà de formuler une critique de la position préliminaire du problème. C’est ce que j’aimerais montrer ici. Mais d’abord il faut introduire cette position même. Certes Dupuy est convaincant quand il impute la situation de la conscience de la catastrophe aujourd’hui à un « retard » de la pensée sur le faire des hommes et considère 321 238 Hans Jonas, Le principe responsabilité, trad., Paris, Flammarion, 1990, pp. 98-99 ; Dupuy, op. cit., 2002, p. 97. donc que la « poussée de croissance » de la pensée qui vise à montrer ce qu’a d’irrationnelle la rationalité de la gestion de risque est une contribution critique incontournable. Mais la prise de conscience des paradoxes de la rationalité classique devant notre situation n’est pas en soi mobilisatrice contre l’éventualité de la catastrophe. C’est que ces paradoxes ne masquent pas des raisonnements fautifs (du moins pas seulement), mais font état de limites absolues du savoir et que c’est ce fait qui est censé donner un sursaut de conscience éthique aux scientifiques. On peut se demander si ce sursaut est possible quand par ailleurs on reconnaît que la science ellemême n’est pas toujours raisonnable et qu’elle n’hésite pas à le cacher. Sans prétendre donc que sa recherche métaphysique le mènera à la formulation de quelque chose de mobilisateur, il considère au moins qu’il peut dépasser le paradoxe sur le plan rationnel en allant au-delà de la proposition encore aporétique de Jonas. Qu’elle est cette aporie? L’impossibilité logique de « prévoir l’avenir pour le changer »322, ce qui a fait imaginer à Jonas la nécessité d’une heuristique de la peur comme médiation de son éthique de la responsabilité. Dupuy pour sa part remarque qu’un certain sens commun peut toujours penser le contraire, c’est-à-dire que l’utilité de la prévision de l’avenir est qu’il nous donne justement la possibilité de le changer323, mais cette idée est faible s’il s’agit de mobiliser les volontés autour du projet d’empêcher une catastrophe. Ce qu’il nous faut c’est une prophétie de malheur crédible en soi, pas seulement à titre d’heuristique pour la « croissance » de l’éthique de la responsabilité, affirme Dupuy. C’est dans les débats stratégiques sur la dissuasion nucléaire que Dupuy trouve ce en quoi doit consister une prophétie de malheur crédible324. Pendant longtemps les stratèges américains de la dissuasion nucléaire à l’égard de l’URSS étaient occupés par le problème de la nature auto-réfutante de la dissuasion nucléaire étant admis que la force de frappe n’est pas là pour perpétrer un massacre, mais bien pour que les conditions qui permettent de déclencher le massacre n’adviennent pas. Or la stratégie s’invalide puisque la catastrophe n’a plus de crédibilité pour l’adversaire. Les stratèges américains en sont venus à l’idée 322 Dupuy, op. cit., 2002, p. 171. 323 Ibid., p. 172. 324 Ibid., pp. 199-215. 239 que la dissuasion nucléaire n’aurait d’efficace réelle que si justement l’intention dissuasive disparaissait. La menace ne devait pas être présentée comme le produit d’une intention, mais comme une fatalité, un accident. Les belligérants n’en deviendraient que plus prudents. Qu’ont découvert les stratèges? Que c’est l’incertain, l’aléa qui rétablit la crédibilité de la menace - ce que les gestionnaires du risque, pour leur part, ne saisissent toujours pas! Dupuy en tout cas fini par en conclure que pour notre problème - les catastrophes environnementales appréhendées - qu’il faudrait « obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près325 ». Ce qui a des chances de nous sauver est cela même qui nous menace, de conclure Dupuy, en ajoutant qu’il s’agit là de « l’interprétation la plus profonde que l’on peut donner à ce que Jonas appelle l’heuristique de la peur326 ». C’est sans doute cette idée de mettre en œuvre une prophétie de malheur crédible qui a mis Dupuy sur le sentier de Günther Anders. Je ne discuterai pas des dernières idées de Dupuy qui chemine sur cette voie. Comme annoncé, je formule maintenant ma critique sur les termes mêmes de la définition du projet. En fait, l’« heuristique de la peur » de Dupuy comporte, à son insu, le même problème immanent que celle de Jonas - donc un problème indépendant de la fonction de médiation de l’éthique de l’avenir que l’heuristique a pour Jonas et pour laquelle Dupuy montre des réserves. Dupuy nous parle de mettre en œuvre l’image d’un avenir catastrophiste - comme Jonas lui-même sous diverses appellations : « expérience de pensée », « casuistique imaginative », « futurologie comparative », science-fiction327. Et cela n’a rien d’évident. D’autant plus que Dupuy explicite le cœur de la difficulté : il semble qu’il faille composer cette image d’une manière qui la rende crédible. Certes des possibilités peuvent être crédibles, mais l’image, elle, ne sera toujours plutôt que vraisemblable, ce qui est tout autre chose. La visée de vraisemblance peut sembler plus pertinente que les modélisations probabilistes arbitraires exposées par Dupuy puisque qu’elle suppose un horizon de possibilité d’existence principiellement 325 Ibid., pp. 213-214. 326 Ibid., p. 215. 327 Jonas, op. cit., 1990, pp. 63-72. 240 indépendant des chances quantifiables d’existence effective. Mais la question plus importante est celle de savoir comment s’articulent crédibilité et vraisemblance. Qu’est-ce qu’une vraisemblance qui par ailleurs est crédible? Ce qui est crédible est digne de foi en tant que compte-rendu du réel. Ce qui est vraisemblable se présente comme ce qui ressemble (ici à l’avance) à ce qui peut être réel. Ce qui est crédible ou non est un contenu de connaissance dont le mode de référence à la réalité est défini par des critères non immanents au contenu. Ce qui est vraisemblable est le contenu de l’image elle-même l’objet présentifié - dans un horizon de possibilités réelles. Si l’on peut penser une complémentarité de la vraisemblance et de la crédibilité, une chose est sûre, leur objet sera complètement différent et il faudra donc penser le rapport du produit de ces deux formes d’objectivation. En l’occurrence, c’est une possibilité, immanente à la déréalisation du réel dans l’image, de biffer la question de savoir si l’on peut juger que cette « image-ci » a dans sa singularité un référent très particulier dans le réel. Bien sûr, comme je l’ai dit, l’imagination sait produire spontanément des images qui appartiennent à des horizons de possibilités effectives dans le réel ou de possibilités éventuellement effectives dans le réel - mais encore des images de contenu impossibles dans le réel ou encore des images indifférentes quant à l’existence ou l’inexistence de leur contenu dans le réel - mais ce sont des appartenances horizontales de l’objet imaginé en tant qu’imaginé. Cela implique aussi que l’on peut imaginer un objet réel que l’on sait réel ; cela dit, la question de la crédibilité de l’image quant à sa référentialité au réel n’est pas susceptible de plus ou de moins de véracité. Il est admis d’emblée que le visage qui m’est inconnu d’un auteur que je lis régulièrement et que donc j’imagine à l’occasion ne me permet pas d’en tirer un indice à propos de son visage tout à fait unique dans le réel, bien que mon image de cet auteur ait bien la sienne propre comme objet intentionnel au sens de la phénoménologie - une image d’ailleurs que je peux laisser en grande partie indéterminée sans pour autant qu’elle se réduise à un type. Cela revient à dire que l’on peut se donner imaginativement un objet singulier appartenant au réel sans que sa ressemblance intentionnelle soit même « remplie » intuitivement pour parler comme Husserl. Et cela ne soulèvera pas légitimement la question de sa véracité ou de sa crédibilité précisément parce que l’intuition demeure indéterminée. Pour autant, cette conscience d’image en reste une. Car si on se proposait d’imaginer un contenu impossible dans le réel comme s’il était 241 un contenu possible nous ne serions plus en train de présentifier une image, nous serions dans un acte de pensée abstraite qui n’a pas la possibilité d’un remplissement imaginaire. Nous serions conscient de n’en avoir aucune image328. De toute évidence, la question de l’heuristique catastrophiste reste donc en grande partie à penser. Notes complémentaires sur l’articulation de la phénoménologie à la théorie critique Comprendre ce que sont les horizons de sens c’est comprendre comment le sens se révèle structurellement de manières diverses et cela est loin d’être une proposition triviale s’il s’agit de comprendre comment, dans ces structures de révélation, le sens plénier est diversement préparé à se révéler à partir de diverses manières d’être en réserve. Je crois avoir un peu montré que de l’être possible s’intuitionne à partir de la façon dont le possible est en réserve de manière différente : 1) quand il est inhérent à une image vraisemblable d’état de chose à venir dans le réel ; 2) quand il est l’objet d’un jugement établissant sa crédibilité sur une base probabiliste. Je mentionne d’autres manières du possible d’être en réserve : le déjà accompli (le vécu passé en général qui est un souvenir possible), le co-donné sensible en général qui est susceptible d’une éventuelle perception achevée et claire (l’arrière-plan visuel par exemple), en fait toutes les formes d’arrière-plan articulées en fonction de la possibilité d’« une venue à l’avant » d’un contenu sédimenté, mais aussi le possible comme savoir immanent d’un pouvoir, comme finalité d’un vouloir, comme apprêté par l’attente et l’expectative, comme prévu dans l’anticipation. Sans oublier le possible qui, en sa réserve, porte le nom « espoir ». En première approche on peut dire qu’il s’agit d’un possible intuitionnable imaginativement comme possible qui s’accomplit à travers une mouvance pénultième vers son apparaître dans le réel. Mais ce contenu imaginatif 328 242 C’est souvent le cas dans ce qu’on appelle les expériences de pensée (thought experiments) qui se réclament de John Locke, des expériences explorant comparativement, par exemple, une planète « terre jumelle » ou « terre inversée » par rapport à « notre » terre. Par ailleurs, sur la question complexe de la conscience d’image et l’image comme objet intentionnel etc., voir entre autres Edmund Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, trad., Grenoble, Million, 2002. n’est constitutif de l’espoir que si le sujet en tire par un vouloir un motif d’action : sur le mode de l’imagination, le possible devient une fin à réaliser motivée par l’image de son accomplissement final qui ne va pas sans une « intentionnalité vide », une indétermination du chemin de l’action qui mène celle-ci jusqu’à la motion pénultième qui fait apparaître le possible, qui réalise la fin de l’action. Il ne faudrait donc pas aller trop vite en besogne et sacrifier les structures du possible au moment où l’on se propose de s’affranchir d’utopies désenchantées du fait de notre vaine attente ou de l’épreuve désastreuse que le réel leur a fait subir. Cette générosité envers le sens du possible est déjà une contribution substantielle de la phénoménologie au dépassement de la confusion de la « dialectique de la raison » et de la « dialectique négative » entre ce qui ne peut désormais qu’être distingués : le volet de la théorie critique de l’hétéronomisation de la raison et le catastrophisme rationnel. Je viens tout juste de montrer que la phénoménologie peut encore être utile dans le travail de construction même du catastrophisme éclairé… Utile pour la compréhension des modes de donation du possible et de l’espérance ; utile pour la construction d’un catastrophisme éclairé, pourquoi la phénoménologie ne serait-elle pas utile à une nouvelle conception de l’unité même du projet de la théorie critique? Peut-être est-ce en poursuivant le projet d’une phénoménologie transcendantale du monde vécu que l’on saura le mieux comprendre si l’injonction rationaliste de Dupuy qu’il voudrait voir contribuer à l’action collective contre un laisseraller vers la catastrophe est susceptible de moduler les croyances du monde vécu ordinaire. Car le drame se joue à ce niveau : est-ce que la forme de croyance qui est exigée selon Dupuy pour créer un véritable catastrophisme éclairé est commensurable pour le monde vécu? S’il est convenable de s’émanciper du sens commun compris tel qu’il se donne sociohistoriquement pour s’élever rationnellement à une critique de la métaphysique rationaliste qui a, par ailleurs, sa traduction dans le sens commun, il faut pouvoir rendre compte de la manière dont cette critique est en dernière instance elle aussi dépendante d’une condition de possibilité dans le monde vécu originaire, dépendante donc de structures transcendantales qui donnent un sens à ce dépassement métaphysique de la conception de notre monde comme « meilleur des mondes possibles ». 243 Par ailleurs, c’est aussi sous forme d’habitus jamais thématisé que le monde plutôt que d’être « habité » est digéré et excrété. Faudra-t-il aller jusqu’à prétendre que l’habituation, qui est un de nos pouvoirs passifs constitutifs, fait partie du problème? La moindre des choses serait d’examiner phénoménologiquement la structure de ces habitus avant d’élever des prétentions aussi exorbitantes. La théorie systémique et la théorie mathématique des catastrophes chez Dupuy sont des cadres formels rendant compte des propriétés des divers systèmes et de leur seuil critique. Cela dit, le chaos est pourtant une matière à travers laquelle le monde vécu se réorganise sans cesse horizontalement. Il faut donc analyser la forme des enchaînements de sens possible sur des situations contingentes et aléatoires qui sont le produit des systèmes techniques. Il s’agit là de formes absolument méconnues de synthèse passives, pour parler comme Husserl329, qui régulent une production dynamique de notre expérience pour l’acheminer vers des formes de totalisations de sens qui ne sont évidemment pas en soi des synthèses « pathologiques » - et qu’il faut penser tout à fait autrement que comme des prothèses substituées à des habitus « authentiques ». Il faut savoir également faire la différence entre les structures du monde vécu qui ont une inertie propre, structures plus profondes que les habitus comme tels, et qui sont par ailleurs l’opposé des synthèses passives dont la passivité ne renvoie qu’à leur indépendance par rapport au moi objectivant alors qu’elles sont issues d’une capacité dynamique de production in situ d’opportunités de synthèse de sens. Mais surtout, l’inertie des structures fondamentales du monde vécu ne doit pas être confondue avec l’inertie aliénante induite par la puissance de systèmes dont l’envahissement apparaît indépassable, je pense évidemment au capitalisme. Tant que la théorie critique s’autorisera a priori de parler de l’inertie de la vie ordinaire comme d’un stigmate de l’aliénation capitaliste et sera tentée de brandir par ailleurs, comme condition du sens normatif, la lenteur même du sens l’inertie des traditions? -, la phénoménologie pourra exiger des distinctions d’ordre transcendantal contre la valeur de jurisprudence des « faits » anthropologiques , autant d’ailleurs que contre les ruses de la raison qui surinvestissent la mise en 329Edmund Husserl, De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions, trad., Grenoble, Millon, 1998. 244 récit génétique historique de la perte d’autonomie. Le projet de la distinction entre les caractéristiques structurelles du monde vécu et les symptômes de l’aliénation qui s’y apparentent est, d’après moi, central si l’on doit accorder encore un sens à la théorie critique générale de la société. Il ne s’agit pas ici d’établir une préséance de la recherche phénoménologique fondamentale sur la critique générale de la société à partir de points de vue sociohistoriques. Il s’agit plutôt d’approfondir cette critique comme critique. Cela veut dire donner un contenu intuitif à la monstration des modes d’aliénation de la vie, un contenu que l’herméneutique critico-historique de la société ne peut le plus souvent qu’indiquer. En outre, pour ne rien retarder, je crois que le prétendu « platonisme », le « cartésianisme », le « kantisme », l’idéalisme subjectif, l’anhistorisme et j’en passe de la phénoménologie inaugurée par Husserl, ne m’apparaissent plus devoir faire l’objet de répliques330. On a là des procès d’intention qui sont redondants en regard de la pensée de Husserl, aujourd’hui beaucoup mieux connue. En effet, Husserl était lui-même obsédé par les apories de ces voies en tant qu’elles seraient élues comme voie unique. Maintenant la question est de savoir de quoi les obsessions de Husserl lui ont permis d’accoucher comme contenu d’analyse phénoménologique positif et comme éclaircissements des articulations de diverses perspectives analytiques et surtout comme innovations dans les modes d’analyses du sens et de l’expérience. De toute façon, ce dont il faut d’abord hériter est une manière de 330 Les doutes sur son entreprise entretenus par la philosophie critique de la société de tradition hégéliano-marxiste, la tradition hégélienne française inspiré entre autres par Kojève ainsi que, par automatisme, dans les « retours » à Marx ou à Hegel tout à fait contemporain, ne peuvent plus être exprimés à travers des réserves doctrinales sur le mouvement phénoménologique. Par ailleurs, les Sartre, Merleau-Ponty, Henry, etc. qui ont proposé une reprise réputée plus profonde et correctrice de la phénoménologie comme projet de philosophie fondamentale, dans le cadre d’une articulation de la théorie critique et de la phénoménologie, m’apparaissent présenter un intérêt « à la pièce », si je puis dire, c’est-àdire selon les thèmes d’analyses phénoménologiques qui sont pertinents pour le projet qui nous occupe. La réappropriation de ses analyses demande d’autant plus de finesse qu’elles sont souvent entrelacées avec les préoccupations fondationelles de leurs auteurs (cf. à propos de Michel Henry : Michel Ratté, « La signification et l’enjeu du Marx dans l’œuvre de Michel Henry », chap. dans Olivier Clain (dir.) Marx, philosophe, Québec, Nota Bene, 2009, pp. 339-413). 245 travailler qui nous convie à l’intuition vive de ce qu’est le sens. C’est dire que pour aucun phénoménologue le sens n’est enfoui dans les traces du seul esprit de Husserl. 246 ANNEXE La contingence de la mobilisation pour CHOI-FM radio X. Étude sociographique de l’auditoire mobilisé et analyse du discours ∗ Jean-Michel Marcoux et Jean-François Tremblay Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien d'autre que "ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît". L'attitude passive qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de l'apparence […]. À l'acceptation béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose la révolte purement spectaculaire : ceci traduit se simple fait que l'insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que l'abondance économique s'est trouvée capable d'étendre sa production jusqu'au traitement d'une telle matière première. Guy Debord En 1997, le Groupe Genex Communication inc. devient propriétaire de la station de radio de Québec CHOI-FM 98,1. Durant cette même année, Patrice Demers engage JeanFrançois Fillion et effectue un changement d’orientation de la station, celle-ci sera dorénavant tournée vers la Talk radio331. ∗ Cet article est tiré d'un rapport de recherche - « Le néopopulisme de CHOI-FM : de l'expansion de la logique consumériste - profil socioéconomique et sociopolitique des auditeurs mobilisés », effectué pour le Centre d'Études sur les Médias, Université Laval, dépôt octobre 2005. 331 Il s’agit d’un modèle déjà présent dans la grande ville de Québec où André Arthur y exerce le métier depuis fort longtemps. Comme nous le savons, la Talk Radio demeure un style radiophonique plutôt particulier qui laisse beaucoup de marge de manœuvre aux animateurs, initie un dialogue direct avec les auditeurs et traite les nouvelles selon le mode de l’opinion. Les études portant sur ce genre de radio expriment quelques réserves sur ce dialogue ouvert entre les animateurs et les auditeurs : « La majorité des auditeurs restent passifs. Et l’animateur oriente le plus souvent le débat dans le sens de ses intérêts et de ses préjugés. C’est lui qui donne le ton à l’émission.332 » Il est reconnu que ces émissions débouchent quelquefois sur des excès de langage et sur du jaunisme déjà réprimés dans le passé par le Conseil canadien de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC). Quoiqu’il en soit, c’est sur ce style radiophonique que misera le Groupe Genex en 1997. À partir de ce moment, l’émission du matin Le monde parallèle de Jeff, archétype du modèle de la Talk radio sous sa forme la plus controversée (certains parlent également de Trash radio), a accumulé contre elle une multitude de plaintes. De sorte qu’en juillet 2002, un peu avant l’expiration de la licence accordée à CHOI-FM, le Groupe Genex est convoqué par le CRTC à une audience publique pour répondre à pas moins de 47 plaintes entre autres pour des propos et un contenu offensant, des attaques personnelles et le non-respect du contenu musical francophone333. Lors de cette audience, le Groupe Genex assure le CRTC de sa bonne foi en mettant sur pied une série de mesures pour résoudre le problème des « écarts de langage » en ondes. Genex forme alors un Comité aviseur, crée son propre code de déontologie et prend soin de garder des rubans témoins. À la suite de quoi le CRTC renouvelle la licence de la station pour une durée restreinte de deux ans (la durée normale d'une licence est de sept ans) assujettie à diverses conditions, dont le respect du code de déontologie de la station334. Dans les mois qui suivent, le Groupe Genex change sa position, demande à ce que soient révoquées ses conditions de licence imposées par le CRTC et embauche un deuxième 332 Florian Sauvageau, Pierre Trudel et Marie-Hélène Lavoie, Les tribuns de la radio – Échos de la crise d’Oka, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1995, p. 14. 333 Voir la décision 2002-189 du CRTC. 334 Voir la décision 2004-271 du CRTC. 250 animateur controversé, le déjà réputé M. André Arthur. Durant cette même année, le Groupe Genex adhère aussi au Conseil canadien des normes de la radiodiffusion (CCNR) qu’il quittera quelques mois plus tard, soit après que le CCNR ait trouvé la station coupable de la violation du Code de déontologie de l’Association canadienne des radiodiffuseurs. De septembre 2002 à janvier 2004, 45 nouvelles plaintes sont enregistrées auprès du CRTC335. Ces plaintes feront l’objet de l’audience publique de février 2004. Lors de cette audience, de nombreux intervenants sont venus défendre la station en évoquant le droit à la liberté d’expression336, les pertes d’emplois découlant de sa fermeture et l’implication de la station au sein de la communauté. Cette fois, le Groupe Genex et ses avocats entendent nier la validité des plaintes reçues qui se fondent, selon eux, sur des propos cités hors contexte et qui négligent de tenir compte du caractère humoristique des émissions diffusées sur les ondes de CHOI-FM. Ces événements coïncident avec le moment où les animateurs transposent le dossier en enjeu politique sur les ondes du 98,1 FM. Une décision du CRTC annoncera finalement que l’organisme gouvernemental ne renouvellera pas la licence détenue par le Groupe Genex communication inc. Le CRTC explique sa décision par le fait que les infractions commises depuis 2002 contreviennent aux conditions de licence émises lors de la précédente audience. Dans son jugement, le CRTC constate que les infractions commises ne sont aucunement liées à des cas d’exceptions ou à « des incidents isolés »337, mais constituent plutôt une violation systématique des conditions de la licence accordée en 2002 338. 335 Ibidem 336 C'est à cette occasion qu'est énoncé ce qui deviendra le slogan de la campagne : « Liberté, je crie ton nom partout! » - mot d’ordre de la résistance française lancé par Paul Eluard repris ici par le politologue Jacques Zilbelberg. 337 Ibidem 338 « Dans l’exercice de son mandat, le Conseil doit veiller à l’intégrité du régime d’attribution de licences et au droit du public de recevoir une programmation conforme à la Loi et à la réglementation. Il ne peut permettre la diffusion de propos offensants qui vont à l’encontre du Règlement ou d’une programmation qui ne reflète pas la politique de radiodiffusion énoncée à l’article 3 de la Loi. Le Conseil ne peut non plus permettre à quiconque d’utiliser les ondes publiques pour poursuivre ses 251 Toutefois, alors que le Conseil reconnaît une dégradation tendancielle de la qualité du contenu radiophonique diffusé par la station, cette dernière attire une portion croissante d’auditeurs de la grande région de Québec. En effet, l'initiation de la formule Talk radio par le Groupe Genex Communication inc. a littéralement fait exploser ses cotes d’écoute. Des derniers rangs dans les sondages en 1997, elle passe au premier rang en 2004. Cette croissance des cotes d'écoute offre au Groupe Genex, et à la station CHOI-FM plus particulièrement, une capacité de mobilisation inouïe qui se reflétera dans le mouvement de contestation pour la sauvegarde de la station. De fait, un mouvement d’appui à la station prend forme et se précise au fur et à mesure que se développe le litige entourant les décisions du CRTC dans « l’affaire CHOIFM ». Les audiences publiques sur le renouvellement de la licence de CHOI-FM et la décision de non-renouvellement qui en découle soulèveront les passions et animeront un certain nombre de débats dans la grande région de Québec. À l’été 2004, plusieurs événements ont ponctué ce conflit dont deux importantes manifestations : la première dans la ville de Québec comptant entre 20 000 et 35 000 participants et la seconde au Parlement d’Ottawa où s’étaient déplacées, depuis Québec, plus de 3000 personnes. Des dizaines de lettres d'opinions ont été envoyées dans les différents journaux du Québec et d'autres encore ont été adressées aux représentants élus et même à l'Organisation des Nations unies. Ajoutons, au tableau des actions de contestation de la décision du CRTC, l'envoi massif de courriels à ce même Conseil, la signature d’une pétition et la distribution d'autocollants et d'objets promotionnels. Les uns parlent de censure, d’autres encore reconnaissent la nécessité d'une sanction, moins sévère toutefois. Ainsi, le débat était lancé. À ce titre, plusieurs intellectuels s'engagent directement dans la lutte pour la défense de la station : le professeur de philosophie Frederik Têtu parlera de l'éveil d'une génération, le politicologue Jacques Zilbelberg affirmera que se met en place un véritable propres objectifs sans égard aux droits des autres. » (Ibid, page 34) Quant à l’actualité du dossier (automne 2005), le CRTC a accordé un délai à CHOI-FM durant les procédures d’appel du groupe Genex. La Cours d’appel fédérale a à ce jour donné raison au CRTC (jugement rendu le 1er septembre 2005) et Genex demande maintenant l’autorisation de présenter sa cause devant la Cours suprême du Canada. 252 mouvement de défense de la liberté et le professeur de droit Réjean Breton y verra une mobilisation contre la conspiration socialiste-syndicaliste. Le phénomène prendra une telle ampleur que plusieurs élus se sentiront dans l'obligation de se positionner sur le sujet. Suivant l’annonce de la fermeture de la station, le Premier ministre du Québec Jean Charest a indiqué que cette station ne devrait pas fermer ses portes. Au niveau fédéral, le chef du Parti conservateur (Stephan Harper) et celui du Nouveau Parti démocratique (Jack Layton) ont également abondé en ce sens. Cette implication politique prendra sa forme la plus achevée avec l’Action démocratique du Québec (ADQ) : son chef, Mario Dumont, se présentera au Parlement comme le défenseur de la « cause des auditeurs lésés par cette décision du CRTC ». De plus, lors des élections partielles tenues à l’automne 2004 dans la circonscription de Vanier, l’animateur Jean-François Fillion utilisera les ondes pour promouvoir la candidature de l’adéquiste Sylvain Légaré et ce, en incitant « les vrais X à voter ADQ ». M. Légaré sera élu député de Vanier et, bien qu'il soit normal que des élections partielles donnent lieu à de telles surprises (notamment par l’expression d’une insatisfaction chez les électeurs), l'influence de l'affaire CHOI-FM dans ces élections ne peut être négligée339. C’est donc un important mouvement de mobilisation populaire qui prend corps autour de l’affaire CHOI-FM. Mais devant tant de confusion idéologique et partisane dans l'interprétation de cette mobilisation, il devenait nécessaire de considérer ce phénomène social en lui-même, nonobstant ces interprétations d’animateurs et/ou d'idéologues cherchant à lui donner une consistance particulière. L’une des avenues des plus prometteuses en ce sens consistait à chercher directement auprès des personnes mobilisées les raisons de leur activisme. C'est à partir de cette posture empirique que nous avons effectué une recherche qui visait à dégager certains traits marquant leurs conditions socioéconomiques et culturelles ainsi que leur contenu discursif340. Le présent article est un 339 L’un des principaux défenseurs de la station, Frédéric Têtu, a d’ailleurs participé activement à l’organisation de la campagne et à la promotion du candidat adéquiste durant la période électorale. 340 Cette recherche a été nourrie de près de 150 entrevues effectuées auprès d’auditeurs mobilisés durant les mois d'août et septembre 2004, c'est-àdire au point culminant de la mobilisation. Elle s'appuie aussi sur une 253 compte-rendu quasi exhaustif de cette investigation341 dont l’objectif était de dégager les clés de compréhension d’ensemble du phénomène à partir des questions suivantes : Qui se mobilise pour CHOI-FM? Quelles conditions objectives les rendent disponibles pour une telle mobilisation? Quels sont le contenu et les justifications du discours porté par les individus mobilisés? I - Profil socioéconomique et culturel des auditeurs mobilisés A. Profil socioéconomique : des jeunes hommes de la lower middle class Le portrait socioéconomique de la tranche d'auditeurs mobilisés dans le présent dossier montrera que le groupe mobilisateur de la station est principalement composé de jeunes hommes appartenant à ce que « les sociologues américains appellent la lower middle class342 ». Cette strate sociale se caractérise essentiellement par un niveau de revenu quelque peu en bas de la moyenne, des conditions d’emploi précaires, de même qu’une faible possibilité de mobilité sociale ascendante. D’entrée de jeu, nous pouvons dire avec certitude que le groupe mobilisateur de la station CHOI-FM est en très grande partie formé d'hommes. Le caractère fortement sexué de cette mobilisation ressort déjà de manière significative dans analyse des données des sondages BBM, des lettres d’opinions publiées dans les journaux et des propos entendus sur les ondes de la station CHOI-FM radio X. Vous pouvez consulter l'intégralité de cette recherche à la bibliothèque du Centre d'étude sur les médias de l'Université Laval, lequel a commandé ces travaux. 341 Notre recherche prolonge les réflexions déjà entreprises sur ce sujet par le sociologue Simon Langlois. Dans un article paru dans le journal Le Soleil (24 juillet 2004), celui-ci identifiait déjà, à partir des sondages BBM, les conditions objectives sur lesquelles s’est appuyée cette mobilisation. Nous le remercions ici pour son soutien et l'intelligence de ses réflexions. Nous tenons aussi à remercier MM. Gilles Gagné et Jean-Jacques Simard pour leur aide et l'attention qu'ils ont bien voulu porter à cette recherche. Leurs judicieux conseils nous ont été indispensables. 342 Simon Langlois, Le Soleil, 24 juillet 2004. 254 les sondages BBM343 avec, pour l’émission du matin, les deux tiers d’auditeurs masculins. Notre recherche indique, quant à elle, une proportion de trois hommes mobilisés pour une femme344. Pour ce qui est de l’âge, tant les auditrices que les auditeurs se concentrent essentiellement âgés de 18 à 44 ans. Les 18-34 ans représentent la moitié de l’auditoire tandis qu’on constate, entre 1998 et 2003, une croissance marquée de la représentation de la tranche d’âge des 35-44 ans (de 12% en 1998, elle passe à 25% en 2003). Quant à leur appartenance à la lower middle class, nous avons retenu deux variables pour notre démonstration : le champ de formation académique et le secteur d'emploi. En ce qui a trait à leur formation académique, les défenseurs de la station interrogés s’inscrivent dans un éventail de disciplines très restreint et ce, même s’ils présentent des niveaux de scolarité différents (secondaire : 45%, collégial : 35% et universitaire : 20%)345. En effet, malgré la diversité des 343 Les données BBM que nous utilisons portent sur les cotes d’écoute durant l’émission de talk radio de Jean-François Fillion, laquelle est au centre de la campagne engagée par la station. Nous insisterons sur la proximité de nos données avec celles de BBM puisque cela permet d’illustrer des tendances très significatives qui se sont répétées dans deux cadres de recherche différents. 344 Si nous nous rapportons aux femmes spécifiquement, les entrevues effectuées avec des auditrices mobilisées révèlent que 21 femmes sur 35 (60%) écoutent cette station dix heures ou moins par semaine, alors que cela est vrai pour seulement 24% des répondants masculins, ce qui démontre que les hommes tendent à consommer en plus grande quantité la station. On constate également que le taux de participation de la clientèle féminine aux activités de la station (soirées, spectacles, festivals, etc.) demeure nettement en dessous de celui de leurs vis-à-vis masculins. Cette faible participation se manifeste aussi dans la lutte pour la sauvegarde de la station. À titre indicatif, durant les deux mois qui ont suivi le tumulte de la fermeture, une recension exhaustive des trente-neuf lettres ouvertes défendant la station (lettres parues dans Le Soleil du 15 juillet au 15 septembre 2004) a permis de constater que seulement trois des trenteneuf lettres ont été rédigées par une femme. Le caractère masculin de l’auditoire de la station se confirme aussi en regard du fait que la plupart des femmes interrogées ont dit écouter la station d’après l’initiative de leur conjoint. Somme toute, les résultats obtenus auprès des femmes mobilisées permettent de renforcer cette idée que le dossier de la fermeture de CHOI-FM mobilise principalement des hommes. 345 Puisque les étudiants occupent une large part de l'auditoire, il importe d'en dire un mot. Les données BBM révèlent qu’à eux seuls, les étudiants 255 formations et les niveaux scolaires atteints, il est clair que les domaines techniques et les secteurs des métiers, des ventes et des services ressortent comme les principaux champs de formation académique dans lesquels ont étudié ou étudient encore les auditeurs interrogés. Voyons maintenant les données les plus significatives, lesquelles concernent l'emploi occupé par les jeunes hommes porteurs de la mobilisation dans l'affaire CHOI-FM. Évidemment, le niveau d'homogénéité quant aux champs de formation se traduit dans le secteur d’emploi. Les données BBM révèlent que les auditeurs oeuvrent principalement dans les domaines techniques et des ventes et services et montrent un fort taux de pénétration de CHOI-FM dans ces domaines d’activités : 30% chez les ouvriers de la région de Québec et 40 % chez les employés du secteur des ventes et services. Quant aux auditeurs interrogés, si nous divisons le marché du travail en secteur public et privé, il ressort que la quasi-totalité des personnes interrogées occupent un emploi dans le secteur privé. Par ailleurs, les types d’emploi qu’occupent les répondants tendent à se polariser à l’intérieur même du secteur privé. Des emplois ayant un statut précaire, offrant une faible sécurité de travail et peu de possibilités de promotion ressortent de manière significative. Il s’agit là de conditions de travail rattachées à ce que nous pourrions qualifier de « secteur privé inférieur »346. À titre représentent 10% de l’auditoire du matin et, plus important encore, plus de quatre étudiants sur dix de la grande région de Québec syntonisent régulièrement la station CHOI-FM. Les étudiants représentent donc une masse importante d’auditeurs pour la station. Par ailleurs, si les données BBM ne donnent pas beaucoup d’information sur la situation sociale des étudiants, les entrevues effectuées auprès de ces derniers permettent de les inclure pour la plupart dans le giron de la lower middle class. En effet, les données recueillies indiquent que les étudiants se dirigent vers des secteurs d’emploi qui sont en tout point similaires aux répondants déjà salariés. Une autre donnée intéressante à ce sujet concerne l’occupation de leurs parents, lesquels participent largement de cette strate sociale : les parents des étudiants travaillent dans les secteurs de la transformation, des ventes et des services dans une proportion d’environ 75%. En somme, malgré l’importance des étudiants dans l’économie d’ensemble de l’auditoire de CHOI-FM, les données de l'enquête nous révèlent que ce ne sont pas les étudiants en général qui se mobilisent pour la station, mais certains étudiants, lesquels peuvent être rattachés aux jeunes hommes de la lower middle class. 346 256 Voici la division des secteurs d’emplois que nous avons utilisée dans la recherche : A) Secteur public (Services publics, Services d'enseignement, Soins de santé et assistance sociale, Administrations publiques) ; B.1) indicatif, le secteur d’emploi qu’occupent les auditeurs de CHOI-FM cumule un faible taux de syndicalisation - environ 30% des répondants sont syndiqués - par rapport à la moyenne québécoise (41%), ce qui est encore plus vrai lorsqu’on le compare au taux de syndicalisation du secteur public (82%). Notons également que l’appartenance à ce secteur d’emploi privé inférieur, qui se présente comme le secteur type de la lower middle class, n’est pas seulement celui dans lequel tendent à s’inscrire les auditeurs. En effet, les données indiquent clairement que ce phénomène a un caractère transgénérationnel en ce que les auditeurs de CHOIFM restent sensiblement dans le même secteur d’emploi que leurs parents. Cela confirme ce qui se présentait déjà dans les sondages BBM, à savoir que nous sommes en présence de jeunes hommes qui, bien que ne faisant pas partie de la strate la plus pauvre de la société, ne sont pas pour autant les participants actifs de la classe moyenne. Nous pourrions dire qu’ils constituent la partie inférieure de la classe moyenne. Tableau 1 - Répartition des répondants par secteur d’emplois N % Secteur public 13 12 % Secteur privé inférieur 77 71 % Secteur privé supérieur 18 17 % Total* 108 100 % *À la population totale de 144 individus, nous avons retranché les 36 répondants qui n'étaient pas sur le marché de l'emploi. B. Le profil culturel : le consumérisme Les données indiquent que nous avons affaire à des jeunes hommes qui commencent, pour ainsi dire, leur vie Secteur privé inférieur (Agriculture, Fabrication, Commerce de gros, Commerce de détail, Transport et entreposage, Services techniques, Services administratifs, services de soutien, Hébergement et services de restauration) ; B.2) Secteur privé supérieur (Industrie de l'information et industrie culturelle, Finance et assurances, Services immobiliers et services de location et de location à bail, Services professionnels et scientifiques, Gestion de sociétés et d'entreprises, Arts, spectacles et loisirs). (Grille inspirée des compilations du Recensement du Canada 2001). 257 autonome. Seulement 15% des répondants (étudiants pour la plupart) habitent toujours chez leurs parents, les autres vivent en appartement (40%) ou possèdent une maison (40%). Quant à l’état matrimonial, les données BBM-2003 révèlent qu’un peu plus de 65% des auditeurs concernés par l’étude vivent en couple, chose similaire dans notre enquête qui présente des proportions approximatives de 60%. L’âge, le type de résidence et l’état matrimonial pris ensemble permettent de conclure que ces jeunes hommes entrent dans une étape de vie autonome ; ces variables forment à elles seules des conditions susceptibles de donner une place importante à la consommation pour ces jeunes. Mais le consumérisme comme valeur dominante se manifeste au-delà des conditions de nécessité imposées par la formation d’un ménage. Nos données montrent en effet que le consumérisme demeure au centre de leur préoccupation, qui plus est, la consommation de type récréative occupe une place importante chez les auditeurs interrogés. Comme nous verrons, le mode de vie des auditeurs mobilisés est très axé sur le consumérisme. Rappelons, tout d'abord, que si la station CHOI-FM a pris une place croissante dans l’actualité politique, c’est essentiellement en raison du dossier de la fermeture reconduit en lutte pour la liberté d’expression. Cependant, ce caractère politique n’est que secondaire dans l’économie d’ensemble de la station. Il s’agit d’une station commerciale pour laquelle les sports, le show-business, les loisirs, la musique, la publicité, occupent la place centrale. Genex Communication inc. se définit d’abord et avant tout comme une entreprise visant à « développer des produits de qualité dans le domaine du divertissement »347. Notons encore, à titre d’exemple, que le « Liberté Club », créé par la station dans la mouvance de la présente contestation, loin d’être une formation politique de défense de la liberté, est essentiellement un Fans club : « […] Lors des dernières semaines, les auditeurs de CHOI nous ont supportés dans notre cause pour la liberté d'expression. Dans le but de remercier nos auditeurs et de leur faire profiter de certains avantages, nous avons décidé de mettre sur pied le Liberté Club, un club de X qui pourront bénéficier de différents privilèges lors de nos événements [spectacles principalement] ou encore des produits offerts en exclusivité à 347 258 Site Internet de Genex communiction inc. http://www.genexcommunication.com. ces gens.348 » Les principaux thèmes qui y sont développés sont liés à des spectacles, des soirées sportives, des sorties dans les bars, les dernières modes, les derniers gadgets, des jeux vidéo, etc. Lorsqu'on prend acte du haut niveau d'implication des auditeurs mobilisés auprès de leur station349, il est aisé d'induire une forte corrélation entre la culture consumériste de la station et celle des auditeurs mobilisés. D’autres indicateurs peuvent être ajoutés pour appuyer ce constat, notamment l’appréciation que les auditeurs font de la publicité. De manière générale, les auditeurs ne considèrent pas que trop de temps d’antenne est consacré à la publicité et beaucoup d’entre eux soumettent qu’ils apprécient le contenu de celles-ci. Deux propos d’auditeurs expriment bien cet état d'esprit face à la publicité et plus largement face au monde de la consommation : « j’aime beaucoup la publicité à CHOI, surtout quand elle est faite par Jeff lui-même, ça me touche plus, c’est plus humain » et « j’ai vraiment envie d’essayer les produits annoncés. Les animateurs sont honnêtes quand ils les annoncent ; ils disent vraiment ce qu’ils en pensent ». Ajoutons encore que la musique et le cinéma de type populaire américain arrivent au premier rang des préférences chez les auditeurs. Enfin, si les auditeurs interrogés sont de grands consommateurs de CHOI-FM, nous pouvons dire également qu’ils sont de grands consommateurs de média en général. En ce qui a trait à la radio exclusivement, nous trouvons que 50% des auditeurs ont affirmé n’écouter que CHOI-FM, l’autre moitié syntonise principalement les trois stations commerciales de la région de Québec dont la facture se rapproche le plus de 348 Site Internet de CHOI-FM radio X. http://www.liberteclub.com. 349 Nos entrevues ont révélé que les auditeurs mobilisés sont très impliqués auprès de la station, et cela autant pour ce qui est de la mobilisation que pour l'ensemble des activités quotidiennes de la station. Quant à la consommation de CHOI-FM, 70% des auditeurs écoutent fidèlement la station depuis au moins trois ans ; 67% disent écoutés plus de dix heures par semaine ; 30% plus de trente heures et un peu plus de 52% des auditeurs écoutent exclusivement CHOI-FM. Quant aux activités quotidiennes de la station, c'est 40% des auditeurs qui ont dit participer sur une base régulière à ces activités (spectacles, activités sportives, promotions, etc.). Enfin, en ce qui a trait à la présente campagne pour la sauvegarde de la station, c'est la totalité des répondants qui affiche publiquement leur soutien à CHOI-FM. Là-dessus, près de 80% ont dit avoir manifesté par écrit leur appui à la station et 50% disent avoir participé à la grande marche d'août 2004 dans la ville de Québec. 259 celle de CHOI-FM : Radio énergie, CHIC et CKNU (cette dernière station, aussi propriété de Genex, est celle où œuvre maintenant l’animateur André Arthur, un autre controversé tribun de la région de Québec). Quant aux journaux, la proportion d’auditeurs qui consomme ce média est de 63%, le Journal de Québec se classant en tête : il est lu par 86% des 90 répondants ayant affirmer consulter les journaux. Enfin, c’est presque la totalité des auditeurs (82%) qui consomment des médias télévisuels et ce, autant pour les émissions de variété, que pour les films et les bulletins de nouvelles. Là-dessus, notons que le « Mouton noir » (TQS) reste un premier choix presque unanime chez les personnes interrogées. Somme toute, les indications sur la consommation médiatique placent en tête de liste des médias privés de type commercial et populiste : le Journal de Québec, TQS et des stations de radio commerciales demeurent les principales sources d’information des auditeurs mobilisés. C. Conditions d'un ressentiment Maintenant que nous connaissons la « morphologie » du noyau mobilisateur dans l'affaire CHOI-FM, il est nécessaire d'insister sur les éléments irritant qui concourent à leur mobilisation. Comme nous l'avons vu, l’appartenance à la lower middle class est à elle seule une condition a priori susceptible de générer un certain ressentiment, lequel rend ces jeunes hommes disponibles à une forme ou une autre de mobilisation. Ceci se comprend en regard du haut degré de précarité et d’instabilité qui caractérise leur situation socioéconomique : l’absence de sécurité de travail, la non-appartenance à un filet de sécurité sociale tel que l’assurance-médicament (accordé aux plus pauvres) ou encore la non participation à des grands régimes d’assurance (que s’offrent généralement ceux qui appartiennent à la classe moyenne et à la classe moyenne aisée) sont autant de conditions qui placent les individus de la lower middle class dans une situation d’insécurité. Si nous ajoutons à ce facteur leur consommation abondante de loisirs, nous comprenons que ces individus, détenant un pouvoir d’achat faible en regard de leur désir de consommation, se trouvent dans une certaine incapacité que le mythe de Tantale illustre bien. Cependant, s’il est déjà possible de tirer certaines conclusions sur le malaise que vivent ces jeunes hommes et ce, en portant notre attention sur leurs conditions socioéconomiques et culturelles, la situation sociale et économique particulière de la grande région de Québec contribuent certainement à l'amplifier. 260 Tableau 2 - Répartition de la population de la RMR de Québec selon les secteurs d’emplois public/privé. N % Secteur public 139 660 39,76 % Secteur privé 220 665 61,24 % Total 360 325 100 % Source : Statistique Canada, Recensement 2001 (échantillon de 20 %) Tableau 3 - Taux de syndicalisation au Québec en 2002 % Moyenne québécoise 41,07 % Secteur public 82 % Secteur privé 27,5 % Source, Bilan des relations de travail au Québec en 2002, Ministère du Travail du Québec En effet, la région de Québec est le siège administratif de l’ensemble de la province du Québec - soit la province canadienne où le secteur public occupe le plus de place. C’est environ 45% de l’effectif gouvernemental total du Québec pour l’année 2002 qui se trouve dans la région de la Capitale nationale350. Quant à la répartition de la population active selon les secteurs d’emploi public et privé, c’est 40% des travailleurs de cette région qui occupent un emploi dans le secteur public, ce qui constitue une proportion énorme du marché de l’emploi. Nous savons, quant aux conditions de travail, qu’une très grande différence existe entre le secteur public et le secteur privé ; en particulier la branche du secteur privé inférieur (transformation, services, commerce au détail, etc.) à laquelle participent les auditeurs de la station (cf. tableau 1). Si nous nous tournons du côté de la sécurité d’emploi (synonyme de stabilité ne l’oublions pas), un fossé énorme sépare les travailleurs de la Fonction publique des 350 Institut des statistiques du Québec (ISQ), Effectif de la fonction publique du Québec en nombre de personnes, Capitale-Nationale et ensemble du Québec, 19982002, http://www.stat.gouv.qc.ca/regions/profils/profil03. 261 travailleurs du secteur privé inférieur. Nous pouvons recourir encore une fois au taux de syndicalisation comme indicateur de cette différence. Même s’il n’existe pas de données spécifiques pour la grande région de Québec, nous savons que le taux de syndicalisation dans le secteur privé au Québec est d’environ 25%, alors qu’il dépasse les 80% dans le secteur public351. De plus, la syndicalisation, bien qu’encore élevée au Québec (41%), évolue selon une tendance à la baisse, laquelle est plus significative dans le secteur privé352, ce à quoi s’ajoute les clauses orphelins et autres mesures qui placent les jeunes en situation désavantageuse par rapport aux aînés (et à la situation que ces derniers vivaient au moment d’entrer sur le marché du travail). Donc, des conditions socioéconomiques particulières distinguent avec un fort contraste deux groupes de la population de Québec : de jeunes travailleurs de la lower middle class et la Fonction publique. Le portrait que nous avons présenté permet d'identifier clairement le noyau mobilisateur de la station et de répondre aux deux premières questions : « Qui se mobilise pour CHOI-FM? » et « Quelle condition objective les rend disponibles pour une telle mobilisation? ». Nous avons affaire à de jeunes hommes de la grande région de Québec qui participent de la lower middle class. Ceux-ci ont en partage des conditions socioéconomiques et des traits culturels auxquels correspond un ressentiment révélateur d’un certain potentiel de mobilisation. Il s'agit maintenant de comprendre comment, où plus précisément sous quelles modalités, cette potentialité de mobilisation s'est traduite en acte. II - La mobilisation autour de l'affaire CHOI-FM : le discours des auditeurs mobilisés Le deuxième volet du présent article a pour fin d'investiguer la dimension politique de l'affaire CHOI-FM, mais toujours en abordant le phénomène par l'étude de l'auditoire 351 Ministère du travail, Bilan des relations de travail au Québec en 2002, http://www.travail.gouv.qc.ca/publications/. 352 « De 1997 à 2002, partout au Canada et aux États-Unis, les taux de présence syndicale, autant du secteur public que du secteur privé, ont fléchi, sauf pour le secteur public dans le reste du Canada. Toutefois, la diminution des taux a été plus forte dans le secteur privé. » Bilan des relations de travail au Québec en 2002, Ministère du Travail du Québec. 262 mobilisé. Nous arrivons donc à la troisième question posée en introduction : Quels sont le contenu et les justifications du discours porté par les individus mobilisés? Nous répondrons à cette question en délimitant le contenu du discours de ces jeunes hommes de la lower middle class, mais aussi et surtout en identifiant les modalités de sa construction. Cette dernière partie de l'analyse nous permettra d'établir l'assise du lien d'appartenance entre les auditeurs et la station, lequel renferme la clé de compréhension du phénomène de mobilisation. A. Contenu discursif Débutons donc par circonscrire le contenu du discours politique et social des auditeurs mobilisés - dont vous constaterez l’homogénéité et la radicalité - en résumant leurs considérations sur des sujets tels que : le CRTC, la liberté, les syndicats, l'État, les mouvements sociaux et les partis politiques. a) Le cas du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes La totalité des auditeurs interrogés estime le Conseil illégitime sous sa formule actuelle. Là-dessus, 30% des auditeurs ont affirmé que le CRTC a beaucoup trop de pouvoir, alors que l’autre 70% a indiqué tout simplement ne pas reconnaître l’existence du CRTC. En somme, le discours de l’ensemble des auditeurs interrogés, qu’ils soient pour ou contre la présence d’un organisme de régulation des ondes, exige une réforme en profondeur du CRTC. La capacité de sanction du CRTC doit être éliminée ou, du moins, réduite à sa plus simple expression. Cette position s’étendra d’ailleurs à d’autres instances politiques et juridiques. b) « Liberté, je crie ton nom partout! » Les deux tiers des auditeurs ont exprimé une définition de la liberté qui allait dans le sens d’une expressivité sans contrainte : « Pouvoir dire tout ce que tu penses », « Pouvoir de choisir », définition qui renvoie à une conception libertarienne de la liberté. Certains ont évoqué le cas des États-Unis comme le modèle de la liberté individuelle. Ces acceptions de la liberté qui renvoient à une interprétation purement individualiste des rapports sociaux traversent l’ensemble de notre recherche. Comme nous le verrons plus loin, les auditeurs interrogés s’entendent pour dire que la plus grande entrave à la liberté s’incarne dans le pouvoir public. 263 De plus, un désintérêt politique s’est observé lorsque nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient des autres groupes de la société civile qui se mobilisent pour discuter et débattre de la question de la liberté ; nous citions comme exemple, la Marche des femmes, le Sommet des peuples et le Mouvement altermondialiste dans son ensemble. Encore là, près des deux tiers des auditeurs interrogés se sont dit être indifférents ou même opposés à ce genre de mouvement. Quant à la Marche des femmes et aux implications féministes, aucun d’entre eux et, il importe de le souligner, aucune d’entre elles, ne s’est dit intéressé ou interpellé par cette cause. Il ressort de manière manifeste que le groupe mobilisateur de CHOI-FM accorde un très faible intérêt aux différentes activités à caractère public, social et politique. c) Les syndicats Rappelons d'entrée de jeu que les personnes interrogées appartiennent au secteur d’emploi traditionnellement le moins syndiqué. À ce titre, la grande majorité des répondants, non-syndiqués dans une proportion de 70%, perçoit les organisations syndicales plutôt d’un mauvais œil. En effet, plus des deux tiers des auditeurs interrogés se sont prononcés contre la présence, voir même l’existence des syndicats. Les raisons les plus souvent évoquées abondent dans le sens suivant : « les syndicats protègent les lâches », « les syndicats nuisent au développement économique », « ils sont trop gros », « ils font fermer les compagnies avec leur grève ». Par ailleurs, un certain mécontentement lié au statut de l’ancienneté se constate même chez les gens se positionnant en faveur de la présence de syndicat (jeunes hommes eux-mêmes souvent syndiqués). Ils critiquent l’inefficacité de l’appareil syndical en ce qui a trait à la protection des nouveaux membres : « Les Conventions collectives sont faites pour protéger les vieux », ont dit plusieurs, ou encore « malheureusement oui, on est syndiqué à l’endroit où je travaille », disait un jeune technicien travaillant pour la Fonction publique. Somme toute, la plupart des syndiqués à qui nous avons parlé ont « l’impression de payer les cotisations pour rien ». d) L’État Nous avons ensuite interrogé les auditeurs sur l'État afin de savoir si leur critique des institutions ne se limitait qu'au cas du CRTC ou si elle avait une portée plus générale. Ici encore l’économie d’ensemble des réponses forme un large consensus avec les trois quarts des personnes interrogées qui estiment que l’État exerce beaucoup trop de contrôle, ce qui 264 aurait pour effet d’entraver la liberté individuelle et de ralentir le développement économique et social. Là-dessus, plus de deux auditeurs sur trois ont dit être contre toute forme d’interventionnisme étatique, que ce soit pour réguler le développement économique ou plus largement pour établir un système de gestion des institutions publiques. Les réponses obtenues renvoient à cette idée d’un contrôle exacerbé de l’État dans les « affaires sociales », ce qui aurait pour effet de restreindre les choix et l’autonomie des individus. Beaucoup d’auditeurs ont parlé de « l’État infantilisateur » pour marquer cet état de fait et d’autres encore affirmaient qu’au Québec « on marche comme des robots à cause des gouvernements qui sont partout ». Selon eux, tant les secteurs publics que privés ne devraient faire l’objet d’un monopole ou d’une exclusivité étatique quelconque, et en l’occurrence l’État devrait laisser davantage de place au secteur privé. Par ailleurs, neuf auditeurs sur dix ont dit être en faveur d’une intervention de l’État auprès du CRTC. Près de la moitié d’entre eux justifient leur réponse par le fait que l’État, par l’entremise du gouvernement en place, demeure l’unique endroit ayant les capacités de modifier la décision du CRTC. Citant le poids du nombre : « Nous sommes plus de 300 000 personnes », plus d’un auditeur sur trois estime que le gouvernement en place devrait écouter davantage la volonté de la majorité. Les 10% d’auditeurs s’opposant à l’invention du gouvernement dans le dossier ont plutôt souhaité voir le procès suivre son cours en avançant des arguments bien résumés par les propos d’un auditeur : « Non, l’intervention du gouvernement créerait un précédent et ouvrirait la porte à d’autres ingérences. » Notons que cette donnée révèle un certain paradoxe dans le discours des répondants qui sont, sous certains rapports, en faveur d’un État minimal et, sous d’autres, en faveur d’une intervention directe des instances politiques dans la sphère juridique. Notre analyse de la construction et de l’orientation du discours viendra expliquer ce genre d’incongruités souvent consigné dans le discours des auditeurs. e) Les partis politiques Lorsque nous abordons la question de l'appui à un parti politique, plusieurs auditeurs ont insisté pour dire : « Avant d’écouter CHOI, je ne votais pas. » Pour ce qui est du choix des partis, les données indiquent que les auditeurs de la station désireraient être gouvernés par le Parti conservateur au fédéral et par celui de Mario Dumont au provincial. Cet appui 265 que nous pouvons qualifier de massif - plus de la moitié des auditeurs a choisi de supporter le Parti conservateur, ratio qui s’élève à deux sur trois pour le cas de l’ADQ - s’explique par le fait que ces deux partis ont appuyé CHOI-FM dans sa lutte353. Et l’inverse est aussi vrai. En effet, nous savons que les animateurs de CHOI-FM donnent ouvertement leur appui à ces deux formations politiques, ce qui s’est encore confirmé lors des élections partielles dans la circonscription de Vanier. Comme nous le soulignons en introduction, le matin des élections, l’animateur Jean-François Fillion a incité « les vrais X à voter ADQ », ce qui a sans aucun doute aidé à l'élection de l’adéquiste Sylvain Légaré dans Vanier. Nous voyons intervenir ici de manière manifeste un phénomène d’influence du discours de la station dans les opinions et choix politiques des auditeurs. Bref, quant au contenu du discours, nous pouvons affirmer que la part de l'auditoire de CHOI-FM interrogée pour cette enquête perçoit le pouvoir public comme étant quelque chose de fondamentalement contraignant. En effet, les réponses obtenues nous indiquent clairement que ces auditeurs mobilisés de la station ont une perception des institutions publiques et politiques qui renvoie presque exclusivement à une somme d'entraves à la libre expression des individus. Ils ont le sentiment que leur sort s'améliorerait si le pouvoir public s’effaçait devant l’individu et l’expression des intérêts privés. Leur discours est donc empreint d'une idéologie de type néolibérale, voire même libertarienne : le désengagement de l'État, la libéralisation des marchés, l'anti-syndicalisme et le caractère judiciaire de la protection individuelle sont les matrices politiques portées par ce discours354. 353 Quelques auditeurs ont même affirmé appuyer à la fois le Nouveau Parti démocratique et le Parti conservateur canadien, deux partis politiques aux programmes pourtant diamétralement opposés. Ces réponses pour le moins surprenantes sont survenues la semaine durant laquelle Jack Layton (NPD) et Stephen Harper (PCC) ont fait, tous deux, des sorties publiques en appui à la station. Là-dessus, il est important de noter que la plupart des auditeurs interrogés se sont vus incapables d'attribuer quelques propriétés que ce soit - ou bien quelques différences - entre les principaux partis politiques et leur pallier de gouvernement respectif. 354Le sens des propos émis se résume bien dans ceux de l’animateur JeanFrançois Fillion : « Je suis allé aux États-Unis parce qu’il y avait quelque chose de différent là-bas, la liberté des ondes. Ici, on est arriéré. Pourquoi on ne peut pas aller chercher ce qu’il y a de bon un peu partout et en faire son propre mélange. Pour les 266 B. Modalités de construction et d'orientation du contenu discursif Maintenant que nous avons bien saisi le contenu du discours « des X », nous nous tournerons vers sa production (logique discursive). Nous expliquerons que l'absence d'ancrage d'un discours pourtant aussi radical repose en fait sur une forte corrélation entre le discours des auditeurs mobilisés et celui des animateurs. Nous éclairerons par le fait même la rhétorique particulière des animateurs et des auditeurs, laquelle repose sur une migration continue des opinions qui rend pour le moins caduc la recherche d'une cohérence d'ensemble du discours. Nous verrons que cette logique discursive, qui autorise cette confusion de sens, prend racine dans un mode de rationalité essentiellement tributaire d'une culture consumériste. Ces développements contiennent la clé de compréhension du phénomène de mobilisation autour de l'affaire CHOI-FM, lequel apparaîtra enfin dans toute sa contingence. a) Absence d'ancrage du discours Au-delà des considérations sur le contenu néolibéral du discours des auditeurs mobilisés, notre recherche nous a surtout permis de constater que si ce discours apparaît de manière cohérente dans l'énumération de ses éléments, il n'en demeure pas moins difficile d’en établir la cohérence dans sa justification et dans l'expression de sa finalité. Cette incohérence a largement été constatée lors de l'exercice du terrain, car il a été frappant de voir comment les répondants donnaient suite aux questions de manière prompte, rapide et catégorique, mais sans pour autant être en mesure de justifier le choix de leur réponse355. pseudo-intellectuels et les tenants de la pensée unique, tout ce qui vient d’ailleurs, ce n’est pas bon, surtout des États-Unis. Par exemple, faire de l’argent, c’est dont mal ça, faire de l’argent. Maudit pays arriéré et socialiste ici […] Aussi, là-bas, on ne ferme pas des entreprises rentables […] Quand Patrice Demers a pris la station en main, elle faisait un million de pertes et maintenant, elle fait du profit » (Le monde parallèle de Jeff, août 2004). 355 Pour plus de développements sur le manque d’ancrage du discours et sur le phénomène de corrélation, nous renvoyons ici au chapitre 3.2 et à l’annexe 4 de la recherche. Nous y analysons notamment la manière dont s’est articulé dans le temps le discours de la station et des auditeurs autour du cas de l’euthanasie des malades mentaux (ce cas concerne des propos émis par Jean-François Fillion en faveur de l’euthanasie active des 267 Cette observation se confirme d’ailleurs lorsque nous faisant intervenir la portée pratique d’un tel discours. L’enquête révèle en effet que ce dernier - pourtant si radical dans sa forme - n'a, dans les faits, à peu près aucune portée pratique. Les réponses obtenues indiquent clairement qu'en plus de ne pas être interpellé par tout autre mouvement de défense de la liberté ou pour la protection des droits sociaux, la quasi-totalité des répondants dit n’avoir participé à aucune autre activité à caractère politique que celle concernant la sauvegarde de la station356. De plus, on ne peut passer sous silence une réalité plutôt paradoxale que semble vivent les auditeurs mobilisés. Les résultats de la présente recherche illustrent en effet une dissonance marquée entre le contenu du discours et la réalité sur laquelle la production de ce discours prend pourtant appui. Entre la réalité empirique du groupe porteur étudié et le discours porté par ces derniers - entre autres celui portant sur les vertus de l’individualisme, de la consommation et du néolibéralisme -, il y a un monde de différences. Cette incohérence est rendue manifeste lorsque l’on constate que le statut socioéconomique du groupe porteur demeure celui de la classe moyenne inférieure à laquelle ne peuvent se rattacher ces valeurs propres au néolibéralisme et ce, pour la simple et bonne raison qu’il (le groupe porteur de la mobilisation) en serait, à court terme, la toute première victime! Ceci fait apparaître un fort contraste entre des opinions radicalement néolibérales et le profil socioéconomique et culturel de ceux qui le portent. Mais quoiqu’il en soi, l'absence d'implication pratique ainsi que l’absence de justifications cohérentes venant appuyer des propos, pourtant aussi catégoriques, démontrent l’absence d'ancrage d’une telle forme de discours dans la réalité du groupe mobilisateur de la station. Ce phénomène, que nous pourrions qualifier « de dyslexie discursive », sera maintenant placé au cœur de notre discussion. malades mentaux ; il fut l’objet de l’une des plaintes majeures adressées au CRTC). 356 268 Concernant le « phénomène de dépolitisation », l'enquête a révélé qu'il n’existe aucun lieu de discussion politique et/ou d'éducation populaire sur les grands enjeux de la « lutte pour la liberté ». Mis à part la tenue de certains événements plutôt ponctuels (émissions de télé, débats), aucune volonté de discussion sur les grands thèmes mobilisateurs de la lutte n'a été observée. b) Corrélation entre le discours des auditeurs et celui des animateurs Durant les discussions d'ordre social et politique, les répondants n'étaient pas, dans une large majorité, en mesure de donner d'autres réponses, justifications et arguments que ceux émis par les animateurs. En effet, les opinions et leurs formulations étaient presque systématiquement limitées à celles que nous pouvions entendre sur les ondes le matin, le midi ou dans les jours précédents les entrevues. Constatant cet état de fait, nous demandions aux auditeurs : « Mais ce sont là les propos entendus en ondes, ce sont les arguments des animateurs ou des co-animateurs - Fillion, Parent, Gravel, etc., selon les cas -, est-ce que tu as des arguments personnels là-dessus, peut-être quelques exemples à donner ou autre chose à dire sur le sujet? » La plupart d’entre eux ne trouvaient rien de plus à dire. Ce phénomène est révélateur d'une corrélation entre l'opinion des auditeurs et celle des animateurs, corrélation qui s'est déjà manifestée plus haut, notamment dans le passage sur les partis politiques. Puisque cette corrélation est un phénomène central qui s'est d'ailleurs manifesté tout au long de l'exercice du terrain -, nous avons entrepris une analyse conjointe du discours des auditeurs et de la station. En fait, la prise en compte du discours de l'un (l'auditeur) et de l'autre (la station) des deux pôles nous a permis d'interpréter cette corrélation comme relevant d'un lien d’accommodation réciproque et d’influence mutuelle entre les auditeurs et la station, c’est-àdire que les conditions objectives d’un malaise ressenti par les auditeurs font l’objet d’une formulation quotidienne d’un discours des animateurs de la station, et ce nouveau discours a pour effet d’engendrer une nouvelle forme de ressentiment sur lequel tous se prononcent, ce qui deviendra le nouveau lieu de discussion et de contestation, et ainsi de suite. Nous pourrions dire que les uns « ressentent » et les autres « formulent », ces formulations devenant à leur tour la base d’un nouveau ressentiment. c) Le discours de la station Lorsque nous portons notre attention sur la manière dont s’articule le discours que les auditeurs peuvent entendre, nous constatons que, bien que les idées politiques véhiculées par la station soient exclusivement de droite (le discours des auditeurs reflète le discours de la station), il n’en demeure pas moins que structurellement, le processus idéologique qui s’en dégage demeure celui d’un processus de « libération de 269 l’opinion ». En soi, ce processus ne demeure pas soumis à une formulation politique ou doctrinale précise bien que le discours politique des animateurs soit empreint du néolibéralisme ambiant (nous y viendrons plus loin). Derrière cette façade idéologique, nous retrouvons d'abord et avant tout un processus de migration des opinions - que se renvoient sans cesse les animateurs et les auditeurs -, mais sans pour autant que celles-ci soient a priori assujetties à quelques attaches idéologiques formelles357. De sorte que la production d’opinions par le moyen d’opinions dans le but d’exprimer des opinions devient la forme achevée d’une opinion libérée de toute contrainte, y compris, tendanciellement, de sens. Il ressort en effet qu’il n’y a pas à priori de vision d’ensemble, c’est-à-dire de grandes idées ou de grands principes structurant et orientant le discours. Le processus discursif n’est le fait que d’une « circulation circulaire » des opinions au jour le jour, dans une espèce de chassé-croisé qui, à la fois, puise sa source et renvoie de manière continue et systématique aux humeurs collectives et aux conjonctures sociales et politiques du moment. Ainsi, il naît une forme de discours qui, sans ancrage préalable, acquiert la capacité de flotter et de dériver d’une formulation à l’autre sans égard à une cohérence d’ensemble manifeste du discours et ce, notamment parce qu’il est devenu contradictoire dans sa production même358. Libérée de toutes contraintes, de tous 357 Et il semble que c’est là-dessus qu’a misé l’ADQ lors de la dernière campagne électorale dans la circonscription de Vanier en voulant donner une consistance politique à ce phénomène discursif qui semble, a priori, en avoir aucune. 358 Jean-François Fillion est sans doute le champion toute catégorie (au Québec du moins) de ce mode de production du discours. Il a acquis une formidable capacité à discuter - voir même à régler - plusieurs sujets dans une même phrase. Passant d’un sujet à l’autre, disant une chose et son contraire sans même y discerner de contradiction, il parvient à construire du « sens instantané » par l’effet aggloméré d’une multitude d’opinions énoncées et tranchées. Son passage à l’émission télévisée de Paul Arcand démontre de manière éloquente ce système de production du discours. Lors de cette émission, il a en effet démontré qu’il avait développé une extraordinaire capacité à oublier le contexte de chaque propos émis en ondes. Hors du temps et sans contexte, les propos (ou plus précisément les opinions des animateurs) émis en ondes sont en quelque sorte immédiatement sortis de la réalité et tout peut être dit et discuté sans égard à la portée significative de ces propos émis. Les propos n’ont alors de sens que le temps de leur énonciation. Bref, une fois émancipés de tout caractère 270 ancrages et sans point de repère concret, l’opinion puise son sens dans un amalgame d’énoncés et de préjugés en tout genre et provenant de tous les horizons possibles. « Le bateau est sans port », pourrait-on dire, ou pour peu qu’il ait un ancrage, il est en tout point factuel, contingent et pour cela volatil. C’est à partir de ce mode de production aléatoire du discours qu’il devient possible de cerner et de comprendre que le contenu des critiques et des plaintes portées aux animateurs de la station est presque systématiquement entendu par ces derniers et par Genex comme étant des « propos hors contexte ». Nous insistons sur ce point, car il s'agit là d'un système qui, sans point de repère, sans cadre d'analyse concret, sans idéologie particulière, ne peut construire son discours que par un recours systématique au sens commun359. Toutes choses et leur contraire peuvent alors être dites et diffusées sans mesure - et la censure devient pour le moins d’un archaïsme injustifiable pour la simple et bonne raison que les uns (animateurs) et les autres (auditeurs) ont tous en partage le sentiment de Vérité. La forme logique soulevée par ce principe discursif se rapporte à ceci que : la vérité devenant l’état de fait, toute chose devient bonne à dire. Voilà le contenu interprétatif de ce qui est éthique et normatif, la production du discours et le sens des mots qui lui est rattaché demeurent pour ainsi dire une pure « construction ». C’est ce qui permet à ces animateurs de passer systématiquement du coq à l’âne tout en ne ménageant ni le chou, ni la chèvre. 359 Voici un seul exemple qui illustre bien cette absence de cadre primaire d'analyse. Dans son « émission du retour » (septembre 2004), l'animateur Gilles Parent disait ceci : « On n’a pas toujours à toujours se justifier. Je suis tanné de toujours expliquer pourquoi on ne doit pas fermer la station [...]. Ça, c'est comme de la glace, quand tu prends de la glace, oui c’est bon, oui ça fait du bien, pis j'aime ça, point. La station CHOI c'est pareil, c’est bon parce que c’est bon, pis j'aime ça. Mais on n’est pas obligé de toujours expliquer pourquoi c’est bon. On est des milliers à trouver ça bon. On ne doit pas, on ne devrait pas passer notre temps à expliquer pourquoi on aime ça, pourquoi c’est bon. C’est bon et j'aime ça, point. Je suis tanné de toujours expliquer ça à tout le monde. On ne devrait pas s'expliquer là-dessus. » Ceci revient à dire que si une chose existe c'est qu'elle est éminemment bonne en soi. Un cadre analytique minimal aurait pourtant permis à l'animateur concerné de percevoir la forme purement tautologique de l'organisation de sa proposition. « Nous sommes plusieurs, donc nous y avons droit ; et nous y avons droit parce que nous sommes plusieurs », dirait-on. Faire appel à de telles formulations logiques évoque une surpuissance de l'état de fait qui devient en quelque sorte indiscutable, voir même inaliénable. Ce surplomb donné à l'action sur la pensée ou, nous pourrions dire, cette réquisition de la pensée par la réalité laisse libre court à une forme ou une autre de démagogie de type populiste. 271 entendu sur les ondes de CHOI-FM comme étant le « gros bon sens ». Une fois trouvée la clef d’interprétation de la logique discursive comme migration relativement aléatoire des opinions, nous pouvons dire que ce processus discursif pris en soi, c'est-à-dire considéré selon sa seule faculté de créer du consentement, pourrait bien, à la limite, se situer à peu près n'importe où sur l'échiquier social et politique. En ce sens, il pourrait bien être porteur d'un discours plus ou moins haineux, plus ou moins sexiste ou raciste, plus ou moins de gauche ou de droite, etc. Le principe reste le même : il s'agit de conquérir une plus grande cote d'écoute par un processus de « migration de l'opinion », c'est-à-dire par la production instantanée d'opinions de toutes sortes qui ont par ailleurs la qualité d'être immédiatement émancipées de tous cadres d'analyse, de toutes responsabilités ou encore de toute imputabilité quant au sens des propos émis. Tant et si bien que cette forme particulière de radio pourrait bien se situer, si elle se produisait dans un tout autre cadre social et historique, sous de nouvelles modalités politiques et idéologiques. En plus d’expliquer la logique discursive, ceci permet de comprendre pourquoi le contenu du discours entendu sur les ondes de CHOI-FM en vient à se confondre, par accident plutôt que par principe, avec l'idéologie dominante - en l'occurrence ici le néolibéralisme ambiant. Enfin, en ne retenant ici que la logique discursive (le mode de production du discours), nous avons constaté que nous sommes en présence d’un système ouvert dont la fonction est essentiellement de mettre continuellement des opinions en partage - opinions qui ont par ailleurs la faculté de naviguer d’un état d’âme à l’autre et fluctuant au gré des humeurs - à partir desquelles s’ouvrent continuellement de nouveaux sujets, sans égard à une cohérence d’ensemble. C’est un phénomène assez simple qui renvoie à une construction de sens momentanée et immédiate, qui ne peut par ailleurs être rendue possible que par l’action d'une interprétation de la réalité produite de manière tout aussi instantanée et, de surcroît, par les seuls matériaux offerts par cette même réalité (les opinions déjà existantes, les faits d’actualité, la mode, la tête de turc de la semaine, etc.). On note donc une absence de fond propre, voire une absence constitutive de ce mode de production du discours. Ce qui n’est pas sans rappeler l’appareillage sophistique propre à la production de la publicité. Certains se souviendront sans doute du légendaire 272 slogan publicitaire imaginé par les pubards de la saucisse Hygrade : « Plus de gens en mangent parce qu’elles sont plus fraîches, et elles sont plus fraîches parce que plus de gens en mangent. » Il apparaît alors que toute opinion quelconque qui entre dans une boucle de cette nature peut devenir en quelques jours la vérité elle-même. Le constat général que nous pouvons tirer quant au rapport d'influence entretenu entre la station et la tranche de son auditoire étudiée ici demeure celui d'un consensus habilement360 construit sur un principe de fugacité et du court terme. d) L’espace public comme espace de consommation Maintenant, quant à l’efficace de cette logique discursive, elle repose sur le fait que les X ne sont pas, pour ainsi dire, les porteurs a priori d'un discours politique concret. Ceuxci s'inscrivent plutôt en marge du politique et au centre de la société de consommation. Comme nous l'avons vu précédemment, les auditeurs interrogés sont davantage animés par l'attrait du consumérisme que par une motivation sociale et politique quelconque. Nous insistons fortement sur ce point, car il s’agit là d’une clé de compréhension importante pour saisir le sens et la signification de la relation privilégiée qu’entretiennent les auditeurs interrogés (caractérisés, comme nous l’avons vu, par une désarticulation politique) et le discours des animateurs quotidiennement entendu sur les ondes de la station (fortement teinté d’un conservatisme néolibéral). Pour eux, l’espace public est en soi un espace de consommation, cela par opposition à un espace public conçu comme espace politique, culturel et communautaire. L’espace public considéré comme espace politique et l’espace public conçu comme espace de consommation sont, ni plus ni moins, deux mondes parallèles, comme l’évoquait le titre de l’émission du matin de Jean-François Fillion (Le monde parallèle de Jeff) ; deux mondes marqués par un incomunicado. Il ressort de manière manifeste que la logique discursive soutenant le contenu du discours prend racine et s’appuie sur un mode de représentation sociale essentiellement axé sur le consumérisme. 360 Ici, se rapporter à l’étude dirigée par Vincent et Turbide (Fréquences limites) qui explique les méthodes rhétoriques mises à profit par les animateurs de talk radio. Diane Vincent et Olivier Turbide (dir.), Fréquences limites - La radio de confrontation au Québec, Québec, Nota bene, 2004. 273 Évidemment, ces deux espaces publics différents appellent deux modes de rationalité distincts. Dans le cas qui nous occupe (la culture consumériste), les sections précédentes font ressortir que la relation entre le contenu discursif (l’idéologie néolibérale) ainsi que le processus discursif pris en soi (la production du discours par la migration des opinions) révèle une absence de volonté ou une incapacité, tant chez les animateurs que les auditeurs, à circonscrire l’univers de sens avec lequel ou contre lequel l’opinion et\ou l’action prennent forme (dyslexie discursive). Cela pourrait s’interpréter comme une négation de certains principes liés à l’exercice de la Raison. Ces principes renvoient, comme nous le savons, à l’intériorisation de la faculté de jugement par le détour obligé du raisonnement logique. Par conséquent, si l’on consent que la justification de toutes propositions émises est la contrainte exercée par la Raison sur le libre-arbitre, nous pouvons affirmer que l’absence de Raison devient le levier privilégié du processus de libération de l’opinion. Or, contre ces principes de la Raison, la culture de la consommation célèbre la puissance individuelle (pur arbitraire) par le détour obligé d’une exaltation exacerbée des pulsions, des désirs et surtout des envies. La station de radio CHOI-FM ainsi que le groupe GENEX Communication - tels qu’ils se décrivent eux-mêmes - s’inscrivent à part entière dans cet univers de sens essentiellement axé sur la consommation de masse. L’orientation générale de ces entreprises demeure la consommation du divertissement et des loisirs, et rien de plus. Ils ont tout simplement réussi à saisir, dans une forme radiophonique particulière, différents éléments caractéristiques de l’idéologie consumériste - ceux portant entre autres sur le consentement passif aux pulsions et à l’arbitraire361. Nous saisissons mainte361 274 Là-dessus, voici un exemple qui illustre bien cette absence de réflexion quant aux propos émis en ondes. La totalité des auditeurs interrogés ont dit changer de poste lorsqu’ils sont en désaccord avec les propos émis en ondes : « Quand n’on est pas content, on a juste à changer de poste. Moi, c’est ça que je fais […]. Tu changes de poste, tu y reviens un peu plus tard et c’est tout. » Le fait de signaler son désaccord par une nouvelle syntonisation de poste plutôt que par un appel direct à la station est significatif de la nature du rapport d’appartenance des auditeurs envers leur station préférée. Il s’agit d’une forme d’attachement plutôt ponctuelle, c’est-à-dire qui varie selon les humeurs des uns et des autres. Les auditeurs ne se prononcent pas sur le contenu du discours et encore moins sur l’orientation générale de la station : soit ils y consentent, soit ils changent de poste, mais dans un cas nant beaucoup mieux ce que sous-tend le concept de l’émission du matin Le monde parallèle de Jeff et plus généralement l’esprit de Genex Communication : un monde parallèle caractérisé entre autres par l’exacerbation de certains principes définissant la culture de la consommation de masse et, dans son corollaire, le déni systématique du processus rationnel soutenant l’exercice du jugement et de la réflexion. Bref, le phénomène CHOI-FM radio X, tel qu’il se présente, n’est rien de plus qu’une des nombreuses manifestations de la culture de consommation de masse, à cette différence près que cette station en est une des formes organisées. Elle est ni plus ni moins que l’une des nombreuses courroies de transmission du mode de vie véhiculé par la société de consommation, mais, sans aucun doute, l’une des plus radicales qui soient. Quels sont le contenu et les justifications du discours porté par les individus mobilisés? Les matériaux essentiels offrant une réponse satisfaisante à la troisième question qui a ouvert cet article sont maintenant rassemblés. Nous sommes en mesure de dire, sans trop se tromper, que la particularité du cas de CHOI-FM radio X s’explique par le fait que l'expressivité individuelle des uns et des autres ne s'incarne pas dans un moment politique, mais plutôt dans une logique consumériste qui s’applique parfaitement à la campagne « Liberté je crie ton nom partout! ». En effet, notre étude révèle que le moment politique de l’affaire CHOI-FM relève davantage d’un accident de parcours - dans le cas qui nous occupe, le retrait des ondes de leur radio préférée et des activités qui lui sont rattachées - que d’une expression ou d’une prise de conscience politique inscrite chez les auditeurs porteurs de la mobilisation. Le voile politique s’explique par le fait que le discours des auditeurs est en tout point le reflet de celui des animateurs qui, pour leur part, tentent de coller du mieux qu’ils peuvent aux humeurs et aux demandes de leur public « cible ». L’effet de mimétisme et de mode sur lequel repose la logique de la consommation de masse s’est transposé dans le domaine politique au moment où cette station commerciale, cherchant à garantir sa survie, a recouru de manière opportuniste à des leviers politiques. Par conséquent, l'appel à la sauvegarde de la comme dans l’autre l’auditeur adopte une attitude passive par rapport au discours de la station 275 station CHOI-FM par l'entremise de l'appel à la sauvegarde de la liberté d'expression ne saurait « s'enraciner » dans l'esprit des X que pour autant qu'il fait l'objet d'un discours « populaire » quotidien sur les ondes de la station. Ce rapport de réciprocité entre la station et les auditeurs, encore une fois structuré en temps réel, laisse à penser que le phénomène d'appui à la station CHOI-FM est en quelque sorte tout aussi éphémère que le contexte dans lequel prennent forme les opinions des animateurs. La fugacité politique des uns et des autres demeure une réalité incontournable d’autant plus évidente qu’elle se manifeste dans et par le biais de la consommation. Nous avançons en conséquence l'hypothèse que le mouvement de protestation ne fut qu’une forme transitoire de la fabrication d’une clientèle par un produit (et vice-versa). Conclusion : Le néopopulisme de l'affaire CHOI-FM A. Retour sur les résultats de recherche Le présent article avait pour but d’expliquer l’impressionnante mobilisation qui a pris corps suivant l’annonce de la fermeture de la station CHOI-FM par le CRTC. Il devenait urgent d’investiguer ce phénomène, d’autant plus qu’il se présentait sous des aspects politiques et sociaux. En effet, l’affaire CHOI-FM a pris son envol avec comme cause principale la défense de la liberté d’expression sujet qui a une portée universelle ou, autrement dit, qui touche tout le monde, pas besoin d’insister. Or, un premier tour d’horizon impressionniste révélait que le groupe porteur de la mobilisation (ceux qu’on voyait dans la rue, dans les journaux, etc.) était relativement homogène. Dès lors, on sentait que cette affaire ne concernait qu’une partie spécifique de la population, et déjà l’analyse du sociologue Simon Langlois pointait dans cette direction. Il nous a donc semblé aller de soi que le phénomène ne deviendrait compréhensible qu’en vertu de la réponse à cette question toute simple : Qui donc se sent interpellé par cette cause? Évidemment, il fallait également s’interroger sur ce qui les interpelle et pourquoi ils se sentent interpellés. Nous avons alors entrepris d’établir le profil socioéconomique et socioculturel des auditeurs porteurs de la mobilisation tout en traçant les contours du discours de ceuxci. D’une part, nous avons pu confirmer que le groupe mobilisé était fortement homogène. Nous avions affaire à des 276 jeunes hommes participant de la lower middle class, caractérisée entre autres par un emploi précaire dans le secteur privé inférieur, situation qui laisse peu de place à une mobilité sociale ascendante, a fortiori dans une ville comme Québec où prédomine le secteur public. Nous avons également dégagé certains caractères culturels propres à ce groupe d’individus, lesquels participent de ce que nous avons appelé la leisure society. Ce profil socioéconomique et culturel permettait déjà de constater les conditions objectives d’un certain ressentiment partagé par ce groupe de la population. D’autre part, leur mode de vie consumériste tributaire de leur situation de jeune ménage et de leur forte consommation récréative, exempt par ailleurs (du moins jusqu’à l’affaire CHOI-FM) de dimensions et d’implications sociales et politiques, détonna énormément par rapport à leur discours politique. En effet, bien que porteuses d’un discours radicalement néolibéral, les opinions catégoriques sur des questions sociales et politiques ne présentaient aucune forme de justification cohérente et bien ancrée chez les auditeurs mobilisés. La clé de compréhension de cet écart ne pouvait apparaître clairement qu’en détachant notre attention du contenu discursif pour se concentrer sur les modalités selon lesquelles était construit et orienté le discours en question. Nous avons dès lors observé une dynamique discursive circulaire qui prend la forme d’un lien d’accommodation réciproque entre les auditeurs et les animateurs : les uns ressentent et les autres formulent, avons-nous dit plus haut. Ce qui devenait dès lors manifeste, c’est que l’ensemble des sujets traités, eut égard au contenu, échappait à toute capacité ou volonté d’inscrire les opinions dans une grille d’analyse concrète et cohérente. Cette dynamique discursive valait autant pour les sujets d’actualités précis que pour la cause « Liberté je crie ton nom partout! » La conclusion était claire : le moment politique de l’affaire CHOI-FM relève davantage d’un accident de parcours - à savoir le retrait des ondes de la station et des activités qui lui sont rattachées - que d’un intérêt social et politique réellement inscrit chez les auditeurs. Voilà sommairement pour les principes explicatifs de la mobilisation dans l’affaire CHOI-FM. B. Le véritable enjeu de l’affaire CHOI-FM : l’émergence d’un nouveau populisme Si nous arrêtons la réflexion sur la contingence du discours politique de CHOI-FM, nous pourrions être tentés d’amoindrir la portée du phénomène à l’étude. De fait, la mobilisation d’une partie de la population pourrait se résumer 277 en un phénomène de consommation, que nous pourrions appeler également un phénomène de mode, qui vient chercher une certaine partie de la population ayant un life style en commun. Malgré le discours qu’elle implique, la cause « Liberté je crie ton nom partout! » ne serait que le cri d’alarme de consommateurs privés de leur bien de consommation privilégié. Or, nous insisterons pour conclure sur le fait que ce phénomène, bien qu’il soit consumériste à la base, présente un impact social qui déborde la simple sphère de la consommation. En effet, si nous reprenons le raisonnement à rebours, c’est-à-dire en partant de la logique discursive et en remontant vers le discours, nous verrons se dessiner une toute nouvelle problématique sociale et sociologique. Voyons dans les faits où cela nous mène. En posant un regard plus arrêté sur le contenu discursif, nous avons indubitablement constaté que ce contenu se construisait et s’orientait de manière tout à fait ouverte et aléatoire, sans égard à un univers de sens donné et à une grille d’analyse partagée et discutée, ce qui est le cas tant pour les auditeurs que pour les animateurs. Par conséquent, le contenu diffusé en ondes se construit sans égard à une cohérence d’ensemble et est par là soumis aux impératifs de l’air du temps. Il constitue un amalgame d’opinions déjà existantes, de nouveaux faits d’actualités, des goûts du jour, la tête de turc de la semaine, etc. Et pourtant - et c’est là ce qui doit piquer au vif notre attention sociologique -, ce discours exerce une emprise extrêmement forte chez les auditeurs. Même si le contenu discursif est éphémère, le laps de temps pendant lequel les auditeurs y adhèrent, si court soit-il, les captive et les fascine : il les mobilise. Cette adhésion au contenu est déjà manifeste lorsqu’il s’agit de sujets au goût du jour, et pour l’étude de ces modes nous pouvons laisser le terrain à la sociologie de la consommation et au marketing. Cependant, suivant des conjonctures particulières - dans le cas qui nous occupe, la fermeture d’une station de radio - nous avons vu cette logique se transposer dans des débats sociaux et politiques qui vont jusqu’à remettre en question des institutions et des droits sociaux. Ainsi, pour le temps d’une cause, l’éphémère et le contingent se traduisent en action, mais, encore une fois, sans que ne soient établis formellement les paramètres sociaux et politiques qui sont pourtant objets de débat. Nous comprenons enfin pourquoi cette masse d’individus, rendue mobilisable sur la base d’un ressentiment, est devenue l’enjeu de nombreux 278 idéologues qui, partant de pures constructions abstraites, cherchent à injecter du sens a posteriori dans ce phénomène : Frédéric Têtu et l’éveil d’une génération, Jacques Zilbelberg et la liberté d’expression, Réjean Breton et la conspiration « socialiste-syndicaliste », etc. À la lumière de la découverte des principes explicatifs de la mobilisation dans l’affaire CHOI-FM depuis des constats tout à fait empiriques, et à la lumière de la problématique qui émerge suite à la transposition d’une logique consumériste dans l’espace public, nous mesurons maintenant la portée du présent phénomène. Jusqu’à l’affaire CHOI-FM, les mécanismes discursifs opérant dans cette station et dans l’ensemble des Talk radio de même que l’efficace de ce discours demeuraient nébuleux. Or, avec la mobilisation pour la sauvegarde de la station retraduite en cause pour la liberté, la portée de cette logique discursive a pris de l’expansion jusqu’à organiser une réaction autour de thèmes non plus contextuels, mais bien structurels (par exemple les institutions publiques). De là, de nouvelles tâches sociologiques incombent : celle de poursuivre l’analyse de cette logique discursive « consumériste » et surtout d’explorer la capacité d’expansion et de mobilisation de cette logique. Il apparaît nécessaire d'approfondir notre connaissance sur ce phénomène qui semble ouvrir la porte à l’émergence d’une nouvelle forme de populisme. Bibliographie ADORNO, Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974. ARENDT, Hannah, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972. ARENDT, Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989. BBM, sondages sur la radio, 2003. COURRIER DU LECTEUR, Le Soleil, du 15 juillet au 15 septembre 2004. 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