Actualité
de la
théorie critique
sous la direction de
Benoît Coutu
Dé jà p ar u…
Ouvrage collectif. La pensée enracinée. Essais sur la sociologie de Michel Freitag. 2008.
Ouvrage collectif. La grève étudiante du printemps 2005. 2006.
Édi ti ons l ibr es d u Ca rré Ro ug e
carrerouge.editionslibres@gmail.com
Département de sociologie
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ISBN 978-2-9809333-5-6
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2010
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Canada, 2010
© Copyright, Les éditions libres du Carré Rouge, Montréal, juin 2010
Ont p art ici pé à ce t o uvr age col lec tif
Sa li m Beg hd adi
Étudiant, sociologie, UQAM
Be no ît Co ut u
Étudiant, sociologie, UQAM
Que nt i n Del avic to ire
Étudiant, sociologie, UQAM
Ric ha rd Di on
Étudiant, sociologie, UQAM
Fra nci s Dup ui s- Déri
Professeur, sciences politiques, UQAM
Dar io d e F ace nd i s
Professeur, collège Édouard-Montpetit
Hub ert For cie r
Étudiant, sociologie, UQAM
Ber tr and Lav oie
Étudiant, sociologie, UQAM
Jea n- Mic hel Mar co ux
Étudiant, sociologie, Université Laval
Éri c Mart i n
Étudiant, pensée politique, Université d’Ottawa
Am él ie Pa q uet
Étudiante, sociologie, UQAM
Éri c Pi ne ault
Professeur, sociologie, UQAM
Fra nço is P iza rro- Noë l
Post-doctorant, Paris IV
Mic hel Ra tté
Post-doctorant et chargé de cours, sociologie, UQAM
Wil li am Ro ss
Étudiant, philosophie, Université de Montréal
Moe z Sel mi
Diplômé (doctorat), sociologie, UQAM
Jea n-Fr a nço is Tre mb lay
Étudiant, sociologie, Université Laval
Ré mi d e Vi ll ene uve
Diplômé (doctorat), sociologie, UQAM
Table des matières
Préface
9
Testament académique
Notre testament n’est suivi d’aucun héritage
Dario de Facendis
17
Ne plus jouer le jeu des trahisons.
Adorno et sa théorie esthétique
Amélie Paquet
37
La réconciliation comme utopie chez Theodor Adorno
William Ross
49
De la réification à la reconnaissance. Une critique
de la théorie de la réification chez Axel Honneth
Éric Martin
77
Herbert Marcuse altermondialiste?
Penser l’opposition radicale à la mondialisation
néolibérale
Francis Dupuis-Déri
87
Critique de la théorie habermassienne :
l’oubli du symbolique et du politique
Moez Selmi
111
L’épistémologie de Fernand Dumont :
l’ombre et la pertinence de la connaissance
suivi de
Application de la vision épistémologique de Fernand
Dumont à la science économique et aux idéologies
Hubert Forcier et Bertrand Lavoie
127
v
Théorie critique : le retour de l’ontologie
Rémi de Villeneuve
153
Pour une relecture de la participation citoyenne
et des inégalités sociales
Salim Beghdadi et Quentin Delavictoire
163
De la critique d’une critique a-critique.
Réflexion sur la possibilité de faire
une sociologie critique de l’intervention humanitaire
Benoît Coutu
179
La question de la culture et le problème de la violence
dans l’œuvre de René Girard
Richard Dion
191
De l’anti-réalisme de la sociologie contemporaine
François Pizarro-Noël
203
KERÉI Entre conservatisme ontologique et
progressisme radicale, une théorie critique du
capitalisme est-elle encore possible?
Éric Pineault
215
Réflexions cursives pour l’articulation
de la Théorie critique et de la phénoménologie
Michel Ratté
Annexe
225
La contingence de la mobilisation pour CHOI-FM
radio X. Étude sociographique de l’auditoire mobilisé
et analyse du discours
Jean-Michel Marcoux et Jean-François Tremblay
vi
249
À la mémoire de Michel Freitag† (1935-2009)
Préface
L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre
destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.
Walter Benjamin
Le colloque, Actualité de la théorie critique, en amont de ce
présent ouvrage, s’ouvrit avec cette sentence : Notre testament
n’est suivi d’aucun héritage. Dario de Facendis, renversant ici
l’aphorisme de René Char - Notre héritage n’est précédé d’aucun
testament - voulu souligner la nécessité de « refonder » la pensée
critique. En effet, à l’aune d’une condition humaine façonnée
par une époque en proie aux crises financière et environnementale, à la réémergence des mouvements de droite et
d’extrême-droite en Amérique comme en Europe, à la quête
d’un absolu identitaire, aux excès d’une technoscience « posthumaine », au cynisme de nos élites politiques, à l’incurie de
nos « reporters » médiatiques, au démantèlement de nos
acquis sociaux durement gagnés, au voyeurisme
« facebookien » et autres moyens de communication « sans
entrave » parce que sans dialogue, au « procès » déconstructiviste ne reconstruisant rien mais servant efficacement la
reproduction d’une domination sur des sujets « bien réels »,
pour tout cela un renouvellement de la théorie critique nous
apparaît plus que nécessaire. J’en passe, la liste des symptômes
de notre « malaise civilisationnel » pourrait être plus longue
sinon, mais avouons que nous sommes loin de l’idéal de
libération et d’émancipation soutenu par nos prédécesseurs.
Toutefois, au-delà de nos divergences théoriques, parmi les
auteurs de ce livre le constat est généralisé. Dario de Facendis
le résume pertinemment : « nous sommes face à une situation dans
laquelle nous avons besoin de réinventer jusqu’à notre vocabulaire, jusqu’à
la façon d’essayer d’exprimer quelque chose qui semble être au-delà de la
capacité de l’héritage qui avait été légué par notre culture et sans lequel on
ne comprend pas la théorie critique ». La question qui nous vient
alors à l’esprit est : par où commencer? Pour l’instant, les
chemins semblent nous mener nulle part, mais la piste qu’il
suggère - nos sentiments - mérite d'être explorée. La théorie
critique commence par la conscience de nos sentiments, dans
le réel, en ce sens que la réconciliation entre le sentiment et la
raison procure force à la fragilité de la pensée critique ; ce
sentiment, cette raison et cette critique que le capitalisme
globalisé cherche d'ailleurs tant bien que mal depuis des lustres
à éradiquer, après les avoir censurés, contournés, fabriqués,
renversés, réifiés, vendus sur le marché et transférés dans des
paradis fiscaux. William Ross complète cette intuition : pour
Adorno, dit-il, la réconciliation se présente comme une utopie
libérant les possibles refoulés de l’histoire universelle. Loin de
tomber dans un sentimentalisme mièvre, dans un romantisme
d’un autre temps ou dans un catastrophisme fataliste
neutralisant la moindre intention critique, cette position
émane de l’expérience de l’homme face à la nature de ses
aliénations, de son aliénation face à la nature, de sa nature
aliénée. « La pensée naît d'événements de l'expérience vécue et elle doit
leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l'orienter » nous dit
Hannah Arendt, ce qui est aussi une manière de dire qu’il faut
se poser les bonnes questions! (dixit Pierre Bourdieu). La souffrance,
la douleur, la peur, le malaise, la honte, l’indignation, mais
aussi l’étonnement, l’émerveillement, l’imagination, la
spontanéité, la naissance, la rencontre, la solidarité, ne sont-ils
pas autant de portes ouvrant à la saisie du monde commun qui
nous entoure, ici et maintenant? À cet égard, le sociologue
québécois Marcel Rioux, dans une conférence datant de 1966,
distinguait la sociologie critique, dont il fit de Marx le premier
représentant, de la sociologie de Weber, qu’il qualifie
d’« aseptique » puisque « axiologiquement neutralisée ». Pour
Rioux, la sociologie critique est orientée par des jugements de
valeur portant sur la totalité sociétale, permettant ainsi la prise
de conscience par l’individu de sa place dans ce monde et de la
dette envers ce qui le précède, lui donne naissance, le nourrit,
l’émerveille, l’étonne, mais aussi de son opposition à cette
même civilisation qui l’aliène, l’exploite, le désenchante,
l’industrialise, le pollue et le tue.
L’Institut de recherche en sciences sociales, la Théorie
critique et plus encore ce qui fut baptisée l’école de Francfort,
naissent du cri silencieux d’une pensée tétanisée, pétrifiée et
engourdie devant la fulgurante ascension des régimes fasciste,
10
nazi et stalinien qui se disséminèrent dans le monde durant la
première moitié du XXe siècle, cette déferlante que Stefan
Sweig a si bien traduit dans Le monde d’hier - « Et soudain la chose
survint1 ». Devant l’incompréhension de l’extrême-gauche de
l’époque, empêtrée qu’elle était dans ses sempiternelles luttes
internes, à laquelle se juxtapose une science sociale muselée
par son positivisme (et dorénavant par son pragmatisme) et
incapable de théoriser les ruptures de l’époque avec des
concepts adéquats, l’urgence d’« inventer » une théorie
critique venant remplacer une théorie traditionnelle se fit
sentir afin que l’humanité puisse saisir la Ungleichzeitigkeit (Ernst
Bloch), la « non-contemporanéité » animant l’esprit de ces
temps dont l’obscurité annonçait un orage d’acier et des usines
à cadavres. Sans faire une analogie péremptoire et déplacée,
nous ne pouvons cependant nier que nous vivons encore une
fois à une époque ambivalente, indécise, vacillante. Michel
Freitag et ses collègues ont déjà proposé une relecture critique
des possibles totalitarismes contemporains à la lumière d’une
globalisation capitaliste néolibérale drapée dans une idéologie
néo-conservatrice et mûe par une régulation systémique. Mais
si Jacques Ellul affirme que nous devons réfléchir en partant
de l’idée que « la catastrophe est déjà arrivée », Michel Ratté,
en conclusion de ce livre, tout en appelant lui aussi à un
renouveau de la pensée critique, nous enjoint cependant de ne
pas sombrer dans une heuristique de la peur qui pourrait
s’avérer plus stérile qu’annonciatrice d’une prise de conscience
et d’un changement réel.
La peur, la réconciliation, la réification et l’aliénation,
l’épistémologie et l’ontologie, l’émancipation, la violence, la
culture et le mythe, le réel, la raison, la pensée, ainsi que la
mobilisation et l’action politique sont autant de « thèmes »
1
« Et soudain la chose survint. D’une des rues latérales parut, marchant ou
plutôt courant au pas cadencé, un groupe de jeunes gens en bon ordre
qui chantaient en mesure, bien exercés, une chanson dont je ne connaissais pas le texte […]. Et déjà, en brandissant leurs cannes, ils s’éloignaient
au pas de gymnastique, avant que la masse cent fois supérieure en
nombre eût le temps de se jeter sur l’adversaire. Le passage intrépide et
vraiment courageux de ce petit groupe organisé s’était fait si rapidement
que les autres ne furent conscients de la provocation que lorsqu’ils ne
pouvaient plus se saisir de l’adversaire. Ils se rassemblèrent alors, pleins
de rage, serrèrent les poings, mais il était trop tard. La petite troupe
d’assaut ne pouvait plus être rattrapée. » Stefan Sweig, Le monde d’hier,
Paris, Belfond, 1993 (1944), p. 362.
11
abordés dans ce livre, autant d’enjeux soulignant une
indispensable refondation de la pensée critique afin de faire
face aux défis que nous impose la situation actuelle et devant
laquelle une véritable prise de position politique s’avère plus
que nécessaire. Renouveler la pensée critique n’est pas le
projet d’un seul livre. Depuis un certain temps d’ailleurs, la
théorie critique est objet d’un nombre considérable d’ouvrages
et d’articles en sciences sociales, comme si celles-ci, dans le
contexte actuel, cherchaient à réactualiser le projet initial de
l’Institut de recherche en sciences sociales et de sa théorie
critique subséquente. L’ouvrage Où en est la théorie critique? sous
la direction de Emmanuel Renault et de Yves Sintomer,
L’aliénation de Stéphane Haber, la publication des Collected
Papers de Herbert Marcuse et les rééditions récentes des
œuvres des Horkheimer, Marcuse, Adorno, Benjamin, pour
ne nommer que ceux-ci, en sont de nombreux exemples. Nous
devons aussi penser aux nouvelles éditions des oeuvres de
Hannah Arendt et de Günther Anders, qui, sans être affiliés à
l’école de Francfort, et voire même affichant un profond
désaccord théorique avec celle-ci sur certains points précis,
n’en proposent pas moins une théorie critique pertinente qui
peut nous aider à réfléchir sur la société contemporaine.
D’autres auteurs tentent ultimement de renouer avec le projet
de la première génération de l’école de Francfort. Nous
pensons ici à Axel Honneth et à son ouvrage La Réification,
lequel nous propose une réinterprétation et une actualisation
de la thèse de Lukács sur le même thème. Toutefois, cette
emphase sur des auteurs clés n’est que le symptôme de
l’absence d’ouvrages portant directement sur notre époque,
des ouvrages qui pourraient se comparer aux travaux de
Siegfried Kracauer sur la République de Weimar ou encore
aux Études sur la personnalité autoritaire de Theodor Adorno et ses
collègues. À cet égard, l’article issu d’une recherche sur les
dimensions politique et idéologique des auditeurs de la radio X
de CHOI-FM, en annexe de ce livre, est une excellente
analyse critique d’un mouvement de masse typique de notre
époque et qui émerge au sein de « notre » société québécoise.
Toutefois, nous ne devons pas en rester aux classiques de la
Théorie critique. La tâche exige d’aller à la rencontre de ce
qui se fait ailleurs afin de trouver les auteurs qui, sans s’afficher
comme héritiers de l’école de Francfort, n’en proposent pas
moins des tentatives de renouvellement de la théorie critique.
Je pense ici à Pascal Michon dans Les Rythmes du politique,
auteur pour lequel l’adoption de politiques de droite par des
militants de gauche démontre que « la pensée critique est
12
aujourd’hui dans la plus grande confusion », révélant ainsi
« l’épuisement critique dont nous sommes les témoins »2.
Quant à lui, Michel Clouscard dans Critique du libéralisme
libertaire 3, tente de théoriser, à l’aide d’une approche alliant
psychanalyse et phénoménologie, le « nouvel ordre de
contradictions » qui caractérise notre modernité libéralebourgeoise et dont nous vivons les soubresauts encore
aujourd’hui. Toujours, dans cette perspective, nous pouvons
aussi inclure les nombreux ouvrages de Slavoj Zizek qui,
s’enchaînant sur des auteurs classiques et contemporains tels
que Hegel, Marx, Heidegger et Lacan, et en se référant aux
auteurs de l’école de Francfort, renverse les perspectives qui
nous ont si longtemps accompagnées, mais aussi mystifiées.
D’un autre côté, la dimension critique de la sociologie,
mais aussi des autres disciplines des sciences sociales et
humaines, est mise à mal. L’évanescence et la dissolution du
réalisme sociologique dans un nominalisme douteux
s’appuyant sur une sociologie clinique se multipliant en
approches sectorielles typiques de la spécialisation et de la
fragmentation disciplinaire participe d’une totalité incarnée
entièrement arrimée au marché du travail. Alors que Michel
Freitag nous demanda un jour si, à l’heure de la postmodernité, nous pouvions encore parler de « société » dans les
universités, alors que la prise en compte de sa réalité est
pourtant la base de la critique sociologique, François PizarroNoël nous suggère de revisiter la volonté critique d’un
fondateur de la sociologie : Émile Durkheim. Il n’empêche!,
nous devons dénoncer la dérive de l’ensemble d’un système
universitaire « géré » par des conseils d’administration envahis
de personnalités « exemplaires » du secteur privé, qui
demeurent des fantômes au sein de la communauté universitaire, exception faite de leur goût pour la présence criarde de
leur raison social (« Sodexo » ou « Jean Coutu ») ou de leur
nom apposé sur des pavillons universitaires (« Bronfman » ou
« Desmarais »). Face à cela, nous ne pouvons passer outre
qu’un engouement réel et palpable pour la pensée critique se
fait sentir dans les départements universitaires, si on en juge la
multiplication des « critical studies » dans les domaines politique,
2
Pascal Michon, Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, pp. 9-11.
3
Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de la contrerévolution, Paris, Delga, 2005.
13
économique, juridique, historique et sociologique, ainsi que la
pluralité de colloques sur la théorie critique et la critique
sociale, sur l’émancipation, sur la souffrance, sur la violence,
sur l’impérialisme, sur les idéologies politiques, sur la socialdémocratie, sur la technoscience, sur le capitalisme et l’anticapitalisme, etc.
Ce livre se situe dans la continuité d’un cycle de colloques interuniversitaires annuels organisés par les étudiants et
les étudiantes des études avancées en sociologie de l’UQAM.
Rappelons que le premier ouvrage est une plaquette d’une
centaine de pages sur la grève généralisée et illimitée des
étudiants et des étudiantes québécois qui s’opposèrent, à
l’hiver 2005, dans un élan spontané plein d’une solidarité
généreuse, aux coupures drastiques du programme de prêts et
bourses ainsi qu’aux nouvelles modalités de « gouvernance »
des universités québécoises. Le second ouvrage collectif, La
pensée enracinée. Essais sur la sociologie de Michel Freitag, publié en
2008, se conclut, quant à lui, sur un épilogue de François
L’Italien qui en appel à une refondation dialectique de la
théorie critique, annonçant par le fait même le colloque
inspirant le présent ouvrage collectif.
Plus précisément, ce livre contient des contributions tirées de deux colloques. Une majorité des textes proviennent
du colloque interuniversitaire Actualité de la théorie critique, lequel
avait invité étudiant-e-s et professeurs à la même table, à
l’UQAM au mois d’avril 2008. Nous lui avons ajouté des
réflexions présentées lors d’un colloque sur la critique sociale
qui s’est tenu à l’université de Montréal dans le cadre du
congrès annuel de l’Association canadienne des sociologues et
des anthropologues de langue française (ACSALF) au mois
d’octobre 2008. Enfin, nous avons pris la liberté d’y joindre
des contributions provenant de divers autres auteurs. S'il fallait
le préciser à nouveau, l’idée de ce livre émerge de la nécessité
d’une réaffirmation de la pensée critique dans les sciences
sociales et humaines, ainsi que de la théorie critique dans son
ensemble. Comme nous l’exhortions dans le livre sur la grève
étudiante de 2005, l’ampleur des apories auxquelles nous
faisons face dans la situation actuelle exige non seulement
d’oser s’affirmer, mais de s’y opposer fermement. D’où la
nécessité de la saisir dans son sens nouveau avec des mots
nouveaux, impliquant ainsi de « redéfinir […] les concepts
qu’on utilise pour ce faire », c’est-à-dire de faire « un effort
d’inversion sémantique […] quant aux notions usitées de la
pensée politique » pour reprendre les mots de Alain Deneault
14
dans son essai Offshore 4, ouvrage qui me semble un exemple à
suivre pour une pensée critique qui cherche son chemin.
En conséquence, les lecteurs retrouveront dans cet ouvrage des prises de position, des essais et des éclaircissements
concernant la théorie critique, ainsi que des réflexions sur la
possibilité même de faire une critique sociale.
La publication de cet ouvrage collectif n’aurait jamais
été possible sans la participation des nombreux conférenciers
et assistants du colloque, et encore moins sans les auteurs qui
nous ont remis leur texte. Je tiens donc, en premier lieu, à les
remercier chaleureusement pour leur participation à cette
réflexion commune. J’ai une attention toute particulière à
l’égard de Michel Ratté qui a non seulement accepté d’écrire
un texte, après moult hésitations, mais surtout pour le soutien
qu’il m’offrit dans les derniers moments de la réalisation de ce
livre. Ensuite, je remercie Jean-François Côté et Louis Jacob,
professeurs au département de sociologie, pour leur collaboration au comité de lecture. À ceux-ci se joignent de nombreux
autres collaborateurs qui m’ont aidé à un moment ou un autre
lors de la révision des textes. Sans vous nommer, à vous tous,
merci beaucoup! Pour leur appui financier, mais surtout pour
la chance qu’ils offrent aux étudiants, étudiantes et professeurs
de prendre la parole et de faire entendre leur parole en nous
donnant les moyens pour que leurs paroles ne se perdent pas
dans les bruissements des salles de cours ou des couloirs de
l’UQAM, je remercie l’Association des étudiants et des
étudiantes aux études avancées en sociologie (AEEASUQAM), l’Association facultaire des étudiants et des étudiantes en sciences humaines (AFESH-UQAM), l’Association des
étudiants et étudiantes de sociologie de premier cycle
(AEESPC-UQAM), la Faculté des sciences humaines, le
département et la direction du programme des études
avancées en sociologie. Enfin, je tiens à remercier Pascale
Bédard, cette discrète collaboratrice sans laquelle je n’aurais
pu réaliser ce nouvel ouvrage.
Il me reste donc qu’à vous souhaiter, à vous tous, une
bonne lecture!
Benoît Coutu, mai 2010, Montréal.
4
Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Montréal,
Écosociété, 2010.
15
Testament académique
Notre testament
n’est suivi d’aucun héritage
Dario de Facendis
Notre héritage n’est précédé d’aucun testament
René Char
Vous me permettrez de commencer cette conférence
par une anecdote tirée de mon expérience d’enseignement, il y
a désormais quinze ans de cela. Le cours dans lequel elle eut
lieu s’intitulait L’École de Francfort et je le donnais pour la
deuxième fois. La classe était pleine. Le bouche-à-oreille avait
répandu la rumeur qu’il s’agissait d’un cours exceptionnel,
qu’il fallait absolument le suivre, parce que c’était l’époque où
je pouvais dire - avec une ironie mi-amère, mi-amusée, croyezmoi - que j’étais « à la mode ». C’était donc le premier cours et
j’étais arrivé comme d’habitude cinq minutes en retard. Cela
fait partie de la rhétorique de mon enseignement que d’arriver
quand la classe est déjà là et qu’elle attend. J’entre en donnant
un premier long coup d’œil aux gens assis. Je m’installe par la
suite à mon bureau et je prends un peu de temps supplémentaire pour que tout le monde ait bien le temps de m’observer.
Et au moment opportun, je regarde la classe avec attention
pour constater qui est là, qui n’y est pas, qui est tout à fait
ailleurs et pour constater si moi-même j’y suis.
Ce jour-là il y avait quarante personnes qui d’emblée
étaient dans une totale disponibilité à accueillir je ne sais
quelle vérité. C’est alors que j’ai accompli ce que je considère
le geste décisif de toute ma carrière d’enseignant. Je leur ai dit,
et ce furent les premiers mots du cours : « une chose est sûre,
je ne vous donnerai pas ce pourquoi vous êtes ici ». Inutile de
dire que j’ai dû ensuite lutter toute la session pour leur faire
accepter ce que j’étais prêt à leur offrir. En fait, peut-être que
la seule chose que je pouvais leur donner était l’extrême
fragilité qui est au cœur même de la théorie critique, fragilité
qui pourrait par ailleurs être occultée par la force dont elle fait
preuve dans la résistance qu’elle oppose à toux ceux - et ils
sont légion - qui, devant la fragilité, sont toujours prêts à
utiliser la force. C’est d’ailleurs ce que l’on ne pardonne
toujours pas à la théorie critique : la force de sa fragilité. Cette
fragilité est toute contenue dans les fondements épistémologiques de la théorie critique. La pensée critique est l’ouverture
de la raison à l’objet au-delà de la volonté d’emprise, de la
volonté de puissance que la raison exerce depuis toujours sur
lui. Penser au-delà du rapport sujet-objet signifie ouvrir la
pensée à ce qui a été construit dans l’histoire comme étant son
contraire. Le mouvement pratique qui permet la rencontre du
sujet et du monde : le sentiment du réel. Car la théorie
critique, au-delà des étiquettes, des modes et des spécialisations, est une forme que prend la volonté de théorie quand elle
demande à elle-même de ne pas se nourrir seulement de
l’infinie réflexion sur la médiation infinie, mais de se dépasser
et de se confronter à ce qui constitue son contraire : la
nécessaire affectation de la théorie par le sentiment.
Le sentiment est cette chose qui se dégage de la rencontre de la pensée et de son objet à la lumière de leur
commune appartenance au réel. C’est par ailleurs celle-là, la
véritable, la fondamentale critique que la théorie critique
soulève contre la pensée institutionnalisée, administrée,
méthodologisée, cette machine anti-théorique qui a usurpé
l’intelligence et asséché la sensibilité, et qui domine aujourd’hui dans l’université, peu importe les disciplines. La
critique essentielle que la théorie critique porte à cette pensée
est celle de refuser, de dénier des forclore et à toute fin
pratique de détruire cette faculté de la raison à être affectée
par cet élément pratique du réel qu’est le sentiment. Cette
affectation est le propre de la raison qui ne se trahit pas ellemême et ne se pervertit pas en son contraire. Car une fois que
vous avez déraciné de la raison cet élément, élément que la
raison ne peut maîtriser et qui lui seul permet de rencontrer
l’objet du réel (chose qui soit dit en passant devrait être le seul
but de la théorie critique) et bien, quand cela est déraciné, la
raison devient cette semence de la barbarie qui est en train de
18
mettre à feu la planète entière. Dans nos institutions, cette
barbarie prend la forme hautement civilisée des considérations
méthodologiques des demandes de subventions pour étudier
tout et n’importe quoi. Des groupes d’étude où les équipes de
spécialistes passent leur vie devant des écrans d’ordinateurs
dont la fonction première est d’être une métaphore sublime de
la spectralisation de la pensée qu’on y opère. Si la vie est
mutilée, c’est que ceux qui l’ont mutilée et continuent de la
mutiler sont des sujets qui ont mutilé leur esprit de la faculté
de reconnaître le semblable dans le dissemblable ; qui ont
désappris ou peut-être qu’ils n’ont jamais appris le sens de ce
qu'Adorno appelle amour et qui est tout sauf ce que l’on pense
habituellement qu’il est.
Cette rencontre du penser et de l’objet au sein du réel
est par ailleurs la chose la plus difficile. Elle est si difficile
qu’elle doit faire appel à ce dont nous n’avons pas
l’expérience, car la dynamique de l’universalisation du Capital
ne peut trouver sa force que dans l’effacement de la possibilité
même de l’expérimenter. Le moment béni au sein duquel par
cette rencontre s’ouvre dans le réel un espace de réconciliation
du sujet et de l’objet est le tabou absolu sur quoi s’exerce la
répression la plus féroce, car le monde intégralement
administré n’administre que la scission, la violence et la
privation. La pensée critique est la résistance contre la
tentation toujours forte d’abandonner cette possibilité d’une
expérience impossible. Cette expérience impossible est celle
qu’Adorno appelle l’utopie. Elle a laissé des traces en nous dans
ce qui fût, pour lui, le seul moment où il nous fût possible
d’avoir une rencontre immédiate avec le réel, l’enfance. La
trahison de la pensée est aussi pour la théorie critique une
trahison de cette lumière. En même temps, la pensée critique
ne peut pas faire appel aux seuls sentiments comme fondement
de sa propre démarche théorique. La théorie doit toujours
ouvrir le sentiment à la médiation. Et la médiation est la
confrontation du sentiment avec la négativité. C’est pour cela
que la théorie critique est une position intenable dans le sens
qu’il faut, d’une part, regarder dans la nuit, sans aucune
illusion d’y trouver une quelconque lumière et, en même
temps, rester fidèle à une lumière qu’un jour peut-être nous
avons aperçue.
L’extrême fragilité de la théorie critique réside dans la
fidélité à cette chose que j’ai appelée « sentiment ». C’est
évidemment un mot qui n’est pas à la hauteur de ce que
j’aurais voulu vous dire. Mais c’est le fait qu’il faut garder une
19
fidélité à cela en pure perte. Le sentiment ne nous sert à rien et
en même temps sans ce sentiment nous sommes perdus. Le
pire danger qui guette ceux qui voudraient se prévaloir de la
théorie critique, c’est d’en faire encore une fois un objet de
logorrhée intellectuelle, de l’érudition, de la matière à
subventions. La théorie critique a été mise de côté, elle a été
absolument castrée à l’intérieur de nos institutions.
Le sens de ce texte est de rappeler - parce que ici je
parle aux étudiants - qu'il ne faut pas que la théorie critique
soit un énième terrain de lutte entre carriéristes et opportunistes qui chercheraient à travers elle l’illusion que la pensée a
encore une place dans leur adaptation au marché des idées,
car, alors, la place qu’ils lui feraient serait proportionnelle à
leur capacité de la détruire. C’est pour cela que le titre de ma
conférence est Testament académique. Au moment de la
résistance au nazi-fascisme, dans la noirceur la plus totale
d’une Europe en proie à la pire barbarie qu’on ait jamais
connue, René Char avait eu ces mots : notre héritage n’est précédé
d’aucun testament. J'ai envie de vous dire : notre testament n’est suivi
d’aucun réel héritage.
Ce n’est pas une demande d’amour pour la théorie
critique. La demande d’amour qui est celle-là même qui se
dégage de la pensée critique est peut-être la demande d’amour
la plus difficile ; c’est la demande d’amour envers tout ce qui a
été abandonné, envers tout ce qui a été souillé, envers tout ce
qui a été vidé de sa substance et qui a été ensuite recyclé en
disant « voilà ce sont des objets, voilà c’est du vide que nous
remplissons par notre maîtrise et par notre pensée conquérante ». Adorno disait (et je crois que c’est un mot qu’on
devrait toujours se rappeler) qu’il faut toujours penser de façon
à ne pas avoir honte face à la mémoire des victimes. Alors ce
n’est pas un amour pour la théorie critique. C'est pourquoi,
dans nos institutions, je pense qu'il faudrait réfléchir à une
nouvelle forme de grève. On en a vu des grèves assez inutiles
et assez insensées dernièrement, essayons d’en faire une sensée,
faisons la grève des demandes de subventions. Arrêtons de
jouer ce jeu-là qui est un jeu de massacre, arrêtons de donner
aux barbares le pouvoir de juger ce qui voudrait s’opposer
justement à la barbarie, c'est-à-dire l’intelligence qui se nourrit
de cette fragilité. Or, il y a des étudiants qui ont encore cette
petite étincelle. Malheureusement, dès qu’il faut faire une
demande de subventions, il leur faut cacher ce qu’ils sont, de
manière à plaire à cette barbarie, par mimétisme. Cela nous
ramène à Hannah Arendt, lorsqu'elle expliquait que le
20
discours du moindre mal se maintient envers et malgré tout
dans le mal.
La théorie critique n’a pas besoin d’aller chercher bien
loin pour trouver un ailleurs où se loger. Notre tête est
suffisante et notre conscience encore plus. Quand je dis qu’il
n’y a pas d’héritage, c’est que je crois que nous sommes face à
une situation dans laquelle nous avons besoin de réinventer
jusqu’à notre vocabulaire, jusqu’à la façon d’essayer
d’exprimer quelque chose qui semble être au-delà de la
capacité du langage qui avait été légué par notre culture mais
sans lequel on ne peut pas comprendre la théorie critique. Je
vous donne juste un exemple et je vais terminer là-dessus.
Dernièrement, je pensais à la transcendance, ce grand mot
qu’on ressort partout, tout le temps, et je me suis arrêté dans
un moment d’honnêteté et de lucidité face à moi-même. Je me
suis dit : « Mais Dario t’as jamais su, toi, de quoi on parle
quand on parle de transcendance? Non. Ça te dit quelque
chose la transcendance? Non. » Peut-être que je suis dans une
époque de post-transcendance. Alors c’est dur parce qu'abandonner certaines idées fondamentales de notre culture,
redéfinir le vocabulaire de cette culture, c’est en même temps
prendre la mesure de ce qui est arrivé entre-temps à cet
héritage. On pourrait dire que c’est une sorte de catastrophe
qu’il faut assumer et dont il faut prendre la responsabilité.
C’est très dur, mais il y a eu des époques historiques comme
cela où la tâche de la pensée n’était plus de faire la théorie
dans le sens où on l’a toujours entendue, mais de rétablir le
fondement minimal par lequel nous sommes à nouveau
capables de parler un langage intelligible par rapport à une
époque spécifique.
***
Exposé sur La dialectique de la raison∗
La question que je voudrais soulever est l’une de celles
que l’on peut juste ouvrir à sa problématicité, mais à laquelle
on ne peut espérer apporter une quelconque réponse, même
provisoire. Pourtant, c’est justement d’y apporter une réponse
∗
Exposé de Dario de Facendis lors du séminaire du Groupe interuniversitaire d’étude sur la postmodernité (GIEP), UQAM, 18 décembre 1998.
Nous remercions M. de Facendis de nous permettre de reproduire ce
texte non publié.
21
qui serait la chose la plus urgente. Cela, évidemment, indique
que nous sommes en présence d’un véritable problème
philosophique, car le propre de la philosophie est de fonder
théoriquement les questions les plus urgentes, mais auxquelles,
par ailleurs, elle ne peut pas apporter de réponse, sauf celle du
déploiement de l’aporie par un savoir toujours défaillant à sa
tâche. La question qui nous occupera est celle de la nature de
la raison et des modes de son déploiement au cours de
l’histoire. Je la poserai à travers une analyse de la dialectique
de la raison d’Horkheimer et Adorno. Mon choix est dicté par
une conviction profonde : à l’intérieur d’une telle œuvre, nous
pouvons trouver des éléments essentiels à une réflexion sur
notre situation ici-maintenant et, sur la responsabilité qui
l’accompagne, réenclencher le moment critique de la pensée
dans toute sa radicalité.
La Dialectique de la raison est une œuvre extrêmement
difficile, et son approche est loin d’être aisée. Ce qu’il y a de
plus difficile, c’est de ne pas succomber au réflexe qui a été le
plus commun face à elle : la censure. En effet, il n’y a pas, à
ma connaissance, un livre qui ait été autant lu et autant
censuré que celui-là - censure des plus subtiles, car elle ne naît
pas d’un refus de lire, mais de comprendre, ou plutôt, elle naît
du refus de comprendre ce qu’on ne peut pas ne pas comprendre lorsqu’on y apporte la moindre intelligence. Cette
censure et ce refus s’expriment le plus communément par un
double discours. D’une part, on affirme être d’accord avec la
problématique des auteurs, et même en partager nombreuses
analyses de détail. D’autre part, on déclare refuser le caractère
désespéré, l’aporicité et la radicalité qui constituent la trame
de fond de l’œuvre. Une telle opération est d’autant plus
paradoxale que l’on constate qu’en réalité, la problématique
de la dialectique de la raison est celle-là même du désespoir et
de la radicalité. Chez Horkheimer et Adorno, le moment du
désespoir est saisi dans toute sa portée théorique, et la
radicalité dont ils font preuve est celle de la pensée qui fait du
désespoir la matière même du penser. Dans ce cas, on ne peut
pas refuser le contenu du désespoir tout en voulant conserver
le contenu de pensée, car ils ne font qu’un. Il y en a qui,
lucides face à cette unité du moment du penser et du moment
du désespoir, ont essayé de l’expliquer en avançant qu’un tel
caractère dérive d’une contingence historique. Horkheimer et
Adorno ont écrit un tel livre sous le coup de l’expérience du
traumatisme du nazi-fascisme et d’Auschwitz. Ils ont donc
pensé sous le coup du désespoir, ils ont pensé leur désespoir
22
face à la désespérance de l’histoire vécue. Cela est sans doute
vrai, à condition de ne pas être entendu dans le sens d’un
simple et plat déterminisme historique, comme si du seul fait
d’Auschwitz découlait une expression philosophique désespérée. Car il n’a pas suffi, par exemple, à Heidegger
qu’Auschwitz advienne pour qu’il exprime philosophiquement
le questionnement qu’un tel événement pose, objectivement, à
la philosophie (même si, en fin de compte, cela ne l’a pas
empêché de sombrer dans un désespoir d’autant plus profond
qu’il forclôt ce questionnement). Ce questionnement philosophique s’exprime chez Horkheimer et Adorno de la façon la
plus radicale, c’est-à-dire que chez eux, l’avènement est
entendu dans son sens véritable : quelque chose qui vient
d’ailleurs et qui ne s’épuise pas dans son advenir. Tout ce qui
advient ne peut advenir qu’en deçà et au-delà de ce qui dans
l’à venir advient, et se transforme dans sa venue en événement.
Un événement historique, quand il assume des proportions
telles qu’en lui s’exprime un changement qualitatif du mode
d’être au monde de l’être humain - de telle façon qu’il ne
produit pas des bouleversements dans l’histoire mais le
bouleversement de l’histoire elle-même - un événement
historique d’une telle ampleur, donc, produit ce que
j’appellerais une redistribution des événements passés selon
une nouvelle ligne de fuite signifiante. C’est-à-dire que le sens
du passé se lit par rapport à son futur, quand dans le futur
advient quelque chose que ce passé ne pouvait pas ne pas
contenir, car c’est de lui que le présent nous advient. Si ce qui
nous advient de notre passé est tel, de sorte que notre passé
n’est plus à nous car il nous a propulsés, en advenant à notre
présent, hors de son propre sens, et si c’est bien de cela qu’il
s’agit dans l’« événement » d’Auschwitz, alors on voit en quoi
une réflexion philosophique qui en fait sa propre problématique peut acquérir la forme d’une pensée du désespoir. Cette
pensée ne consiste pas à accepter de façon passive le désespoir
comme une donnée immanente, comme un fait objectif, ou
une donnée ontologique inhérente à notre existence. Un tel
désespoir est toujours déjà idéologique, et en lui s’exprime de
façon pétrifiée l’acceptation de ce qui est du simple fait que
cela est.
Le désespoir de Horkheimer et Adorno est bien autre
chose. Il est la force du désespoir dirigée contre le désespoir
lui-même. Cela n’est possible qu’en rendant ce désespoir à la
réalité historique d’où il nous advient. Le passé devient
chiffrage du présent, le présent déchiffrage du passé. Il ne
23
s’agit donc pas de l’accepter comme une donnée immédiate,
mais comme une forme médiatisée et médiatrice derrière
laquelle se tient le passé et face à laquelle se tient le futur.
Médiatiser le désespoir par l’analyse de ce qui l’a rendu
possible et de ce qui en maintient la possibilité ouverte à son
futur, voilà la tâche que se donnent Horkheimer et Adorno en
écrivant la Dialectique de la raison. Un tel projet, évidemment,
donne lieu à une entreprise philosophique qui doit se
confronter au problème de l’histoire et de son interprétation.
Interpréter l’histoire philosophiquement, comme le font
Horkheimer et Adorno, signifie se frayer un chemin au milieu
de dangers aussi mythiques et terrifiants que ceux qu’affronte
Ulysse pour sortir de la préhistoire. Ces dangers se résument
philosophiquement en un seul : philosophie de l’histoire. En
effet, quand, comme Horkheimer et Adorno, on pose un
rapport dialectique entre passé, présent et futur, et qu’on
cherche à en saisir la logique en fournissant une sorte de
généalogie de la raison, alors on se trouve inévitablement à
frayer avec ces spectres que sont l’histoire universelle et son
sujet. On fraie donc avec la philosophie de l’histoire. Il serait
d’ailleurs opportun ici de remarquer qu’une telle problématique et son argumentation, chez Horkheimer et Adorno,
doivent autant à Hegel qu’à Nietzsche - à Hegel, car le
caractère dialectique irréductible de l’histoire, fondement de
leur démarche, vient justement de lui ; à Nietzsche, car ce
qu’ils cherchent dans l’histoire n’est pas l’œuvre d’un esprit
absolu, ni de la raison en tant que sujet universel, mais comme
chez Nietzsche d’une pulsion fondatrice et fondamentale qui
pousse les hommes à être ce qu’ils sont dans l’histoire qu’ils
font. Pour Nietzsche, cette pulsion est celle de la morale. Pour
Horkheimer et Adorno, elle est la peur. Pour Nietzsche, la
morale a pour véhicule la philosophie socratico-platonicienne
et l’Église, le Christ. Pour Horkheimer et Adorno, la peur a
pour véhicule la raison. C’est pour cela que la dialectique de la
raison est une dialectique de la peur dans l’histoire, de
l’épouvante qu’une telle histoire transmet à ceux qui la
déchiffrent. On voit donc aisément pourquoi certains
interprètes ont accusé Horkheimer et Adorno d’être pris dans
les derniers soubresauts de la modernité, et d’avoir produit
peut-être le dernier des méta-récits de l’histoire, d’où le
caractère obsolète de leur œuvre (vous savez qu’au département de sociologie, dans de nombreux cours, on explique aux
étudiants que l’école de Francfort c’est du passé, que ça n’a
plus aucun intérêt pour nous, et donc qu’on peut la laisser
tomber). Aujourd’hui, c’est l’idée même d’une histoire
24
universelle qui a été frappée d’anathème et ceux qui y
cherchent encore un sens de l’humanité sont restés prisonniers
du chant des sirènes pré- et postmodernistes. Quoi qu’il en
soit, Horkheimer et Adorno n’ont pas attendu notre postmodernité pour se faire dire quel énorme poids constitue, pour la
philosophie qui affronte la problématique d’Auschwitz et en
fait un prisme où réfracter tout le passé, l’idée d’une histoire
universelle. Adorno a écrit à ce propos, dans Dialectique négative,
des pages mémorables. Je vous le cite :
Discontinuité et histoire universelle sont à penser ensemble.
Biffer l’histoire universelle comme étant le résidu d’une superstition métaphysique reviendrait dans le domaine de
l’esprit à confirmer que seule la pure facticité doit être étudiée et donc acceptée. L’histoire universelle doit être construite et niée. Affirmer qu’un plan universel, dirigé vers le
mieux, se manifeste dans l’histoire et lui donne sa cohérence
serait cynique après les catastrophes passées et face à celles
qui sont à venir. Mais il ne faut pas pour autant renier
l’unité qui soude ensemble les moments et les phases de
l’histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique, unité qui, de la domination sur la nature, se métamorphose progressivement en domination sur l’homme
pour finir en domination sur la nature intérieure. Aucune
histoire universelle ne conduit du sauvage à l’humanité civilisée, mais il y en a très probablement une qui conduit de la
fronde à la bombe atomique. Elle se termine par la menace
totale que fait peser l’humanité organisée sur les hommes
organisés, soit l’essence même de la discontinuité. Hegel est
ainsi vérifié jusqu’à l’horreur et placé la tête en bas. S’il
transfigurait la totalité de la souffrance historique en la positivité de l’absolu se réalisant, alors ce qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas, avec des pauses, cessé de s’avancer, serait
idéologiquement la souffrance absolue.5
Voilà donc une clé de lecture pour la Dialectique de la
raison. L’histoire universelle se construit dans et par la
discontinuité, mais celle-ci se comprend seulement à la lumière
d’un principe commun et transhistorique qui marque la
discontinuité du sceau de l’universel. Ce principe est la
souffrance, et son agent historique, pour ainsi dire, la
domination. La Dialectique de la raison établit ainsi une
dialectique de la domination et de la souffrance. Et ce n’est pas
pour rien qu’on a trouvé des gens assez fins pour s’en
apercevoir, mais aussi assez dégrossis pour prendre cela
5
Theodor Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, pp. 386-388.
25
comme une preuve du caractère masochiste de nos auteurs et
de leur entreprise philosophique. Bien sûr, d’un point de vue
raisonnable, donc bourgeois, il faut vraiment être masochiste
pour explorer ces fondements de douleur et de domination qui
cimentent l’histoire dans un universel mauvais, pour aller
chercher avec une obstination lancinante les raisons de la
catastrophe permanente qui s’abat depuis toujours sur
l’humanité. Si en plus on se souvient que cette œuvre est le
fruit de l’expérience historique de deux réfugiés du nazisme,
juifs par surcroît, alors on peut toujours relier le tout et
conclure que l’œuvre de Horkheimer et Adorno est une forme
d’autopunition théorique face à la tragédie de ceux qui, contre
toute raison, ont sauvé leur peau là où des millions d’autres
l’ont laissée. À une telle idée, Horkheimer et Adorno auraient
pu répondre, à leur façon typique, que c’est justement cette
exploration de la souffrance, cette confrontation à la domination comme universalité de l’histoire qui est la seule position
non masochiste, tandis que le refus bourgeois d’en faire autant
est, lui, oui, masochiste. En effet, cette exploration de la
souffrance, cette lucidité face au principe universel de la
domination qui la cause, sont conduites au nom de la pensée
critique. Celle-ci n’est critique que dans la mesure où elle
échappe à la logique sado-masochiste de l’histoire et pose sur
elle un regard qui est celui-là même de la réconciliation.
Tandis que le bourgeois, pour qui la réconciliation signifierait
la fin de la bourgeoisie comme classe sociale et comme espèce
humaine particulière, voit le monde avec les yeux de la logique
de la domination et de la souffrance qui lui permet de se
maintenir en tant que bourgeois. Et elle lui apparaît donc
comme le seul horizon possible, puisque immanent et naturel,
de déploiement de sa forme particulière d’humanité qu’il
confond avec l’humanité entière. L’acceptation de ce qui est,
tel qu’il est, est donc pour le bourgeois la forme même de son
autoconservation. L’aveuglement face à la souffrance et à la
domination que le bourgeois exprime, entre autres, par
l’accusation de masochisme envers ceux qui ouvrent les yeux
sur le mal qui façonne l’histoire, est proportionnel à son
acceptation intégrale du mal auquel il voudrait ainsi échapper.
Aujourd’hui, les masochistes sont ceux qui jouissent de la vie
telle qu’elle est organisée dans le monde administré par la
domination et la souffrance. C’est d’ailleurs pour cela que
Horkheimer et Adorno trouvent paradoxalement dans la
pulsion d’autoconservation un des obstacles à la réconciliation
les plus redoutables. Pour s’auto-conserver, les hommes se
plient à ce principe radicalement hostile à la vie et au monde,
26
principe qui régit l’histoire et qu’il s’agit de déchiffrer dans sa
dialectique universelle. Il est clair que la présence d’éléments
d’une philosophie de l’histoire ne peut parvenir à fournir chez
Horkheimer et Adorno « l’interprétation systématique de
l’histoire universelle à la lumière d’un principe grâce auquel les
événements et leurs conséquences viennent placés en
connexion et rapportés à une signification ultime6 » définition que donne Karl Löwith de la philosophie de
l’histoire. Chez Horkheimer et Adorno, la signification ultime
est déjà toujours présente comme dialectique entre le moment
de la domination et le moment de la liberté qu’une telle
domination présuppose. La domination, en effet, ne peut
s’exercer que si, et seulement si, elle nie chez les dominés un
possible moment autonome et volitif, celui-là même de la
praxis humaine par où l’homme se détermine éthiquement,
exerçant alors sa liberté et son autonomie. C’est le besoin de
domination qui est paradoxalement le chiffrage de l’espoir qui
traverse l’histoire. C’est lorsque la domination devient inutile,
par son propre déploiement intégral, que le dominé se voit
enlever la dernière parcelle de sa propre liberté, qui est sa
capacité de subir la domination comme hétéronomie, et donc
sa capacité d’en souffrir. Quand la domination n’est plus
ressentie comme douleur, c’est qu’elle a ravi au dominé le
moment implicite de sa propre liberté, de sa propre autonomie, que la domination elle-même présuppose pour pouvoir
être telle. Marcuse est là-dessus très clair : « Le concept
d’aliénation devient une problématique quand les individus s’identifient
avec l’existence qui leur est imposée et qu’ils y trouvent réalisation et
satisfaction.7 » Cette identification n’est pas une illusion, mais
une réalité. Pourtant cette réalité n’est elle-même qu’un stade
plus avancé de l’aliénation. Elle est devenue tout à fait
objective. Le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée.
Il n’y a plus qu’une dimension, elle est partout, et sous toutes
les formes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Adorno voit
dans l’industrie culturelle un phénomène si terrifiant. C’est
d’abord là que s’est exprimée cette réalité obscène de l’aliéné
heureux, du dominé intégralement soumis à cette domination
dont il redemande des doses toujours plus massives (préférablement sous forme humoristique). Dans l’industrie culturelle,
6
Karl Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de
l’histoire, Paris, Gallimard, 2002.
7
Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Édition de Minuit, 1968,
p. 36.
27
on achève d’aliéner ceux qui s’en approchent et s’assimilent à
elle. On aboutit à la réification totale.
On voit donc pourquoi le principe qui régit l’histoire
est cette dialectique entre la négativité en mouvement et une
positivité en puissance enfermée dans cette dynamique où elle
est un possible toujours présent et jamais advenu. Les fins
ultimes, toujours nécessaires dans toute philosophie de
l’histoire, ne sont en fin de compte que les fins minimales que
l’être humain ne parvient pas à réaliser : celles de son
autonomie et de sa liberté. Quand Horkheimer affirme que
Dans l’histoire, seul le mal est irréversible ; les possibilités avortées, la
chance qu’on a laissée passer, les homicides avec ou sans procédure
judiciaire, la violence exercée contre les hommes, [le reste] est toujours
menacé8, quand il affirme cela, il indique l’impossibilité de toute
philosophie de l’histoire et de toute dialectique positive.
L’histoire n’est pas la marche triomphale d’un principe positif
qui tendrait vers les fins ultimes de la raison, du bonheur et de
la liberté, parvenant donc à neutraliser la nécessité, mais la
progression du mal, le maintien d’une nécessité d’autant plus
cruelle, aveugle et totalitaire qu’elle étend sa domination sur
l’humain en vertu du progrès technique qui devrait, au
contraire, pouvoir permettre aux hommes de l’éliminer. Cela
ne veut évidemment pas dire que Horkheimer et Adorno
voient dans l’histoire la progression du mal comme principe
métaphysique immanent dont la marche irréversible serait
guidée par un sujet absolu absolument méchant. Dans un tel
cas, la philosophie de l’histoire serait toujours là, bien que sous
sa forme renversée et maudite, et Horkheimer et Adorno
auraient alors produit cette philosophie de l’histoire sadique
que le marquis de Sade ne put atteindre faute de pensée plus
élevée que la hauteur du cul. Pour Horkheimer et Adorno,
l’histoire est celle du sujet humain, celui-là même qui
témoigne, par sa souffrance, de la négativité de l’histoire
universelle, à l’intérieur de laquelle l’œuvre de Sade assume un
caractère de chiffrage de la progression du mal. Mais qu’en
est-il de ce sujet humain qui serait à la fois le sujet de l’histoire
et sa victime, qu’en est-il de l’homme? Cette question, toute la
réflexion de Horkheimer et Adorno la sous-entend. C’est pour
cela que dans la Dialectique de la raison, à côté des éléments
d’une philosophie de l’histoire, on retrouve ceux d’une
anthropologie entendue dans le sens fort, d’une théorie des
structures élémentaires de l’être au monde de l’homme. Mais
8
28
Max Horkheimer, Théorie critique, Paris, Payot, 1978, p. 336.
tout comme pour les éléments d’une philosophie de l’histoire,
ces éléments d’une anthropologie ne parviennent pas, chez
Horkheimer et Adorno, à se systématiser et à s’unifier dans
une théorie anthropologique. Pourquoi? Parce que même s’ils
usent, et parfois abusent, abondamment d’une terminologie
directement extraite de la vulgate de l’anthropologie des
années trente-quarante (mana, tabou, sacrifice, mythe, etc.),
leur réflexion contient un élément que l’anthropologie
classique a dû évacuer pour proposer une théorie de l’homme,
l’élément dialectique de sa nature. Ainsi, même si Horkheimer
et Adorno essaient de donner une théorie du mythe en tant
que forme préhistorique de l’être au monde de l’homme, ils
empêchent une telle théorie de se conclure en elle-même en
empêchant le mythe de se renfermer sur lui-même. La raison
mythique est pour eux une médiation entre un état précédent,
mais qui échappe à toute conceptualisation et reste non
thématisé, et l’étape successive de sa propre progression là où
le mythe se dissout. Médiatisé par une origine d’où il s’est
échappé, et par son futur qui l’abolit, le mythe est toujours
déjà soumis à la dynamique de l’histoire. En lui ne se propose
aucune structure élémentaire de l’être au monde de l’homme,
mais plutôt une dynamique inhérente à l’histoire de
l’humanité, donc sa nature ne s’explicitera pleinement que par
son avenir au-delà du mythe lui-même. Cette expression de la
nature du mythe par l’élément qui en est la destruction est
parfaitement accomplie par la société capitaliste, qui unit en
elle le mythe préhistorique et la raison post-historique. C’est
dans la société capitaliste avancée que « le sombre horizon du
mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la
lumière glacée fait lever la semence de la barbarie9 ». En
ramenant toujours le mythe à sa forme radicale, exprimée par
la raison intégralement bourgeoise, et en ramenant toujours
cette raison à sa forme mythique, Horkheimer et Adorno
montrent la relation essentielle qu’il y a entre ces deux
moments, et c’est pour cela qu’ils nous disent que la raison est
la radicalisation de la terreur mythique. Voilà donc pourquoi il
n’y a pas d’anthropologie possible pour Horkheimer et
Adorno, mais seulement des éléments d’anthropologie qui,
mêlés aux éléments d’une philosophie de l’histoire elle aussi
manquante, créent l’horizon théorique d’une pensée capable
de lire dans ce mélange les ruses d’une dialectique de la raison.
9
Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la Raison, Paris,
Gallimard, 1974, p. 48.
29
Cette dialectique par laquelle anthropologie et philosophie de l’histoire sont dissoutes au sein de la théorie critique
est l’expression d’une pulsion originelle posée par Horkheimer
et Adorno comme l’élément médiateur qui rend possible la
dynamique dialectique de l’histoire. Cet élément médiateur est
la peur. Lisons la première phrase de la Dialectique de la raison :
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée
en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et
de les rendre souverains.10 » Ici nous voyons tout de suite se
dessiner un paradoxe : comment, en effet, l’Aufklärung (que les
Français se vantent d’avoir inventé et qu’ils ne savent pas
nommer, car il leur manque un nom correspondant...
puisqu’en italien nous avons illuminismo, en anglais enlightment,
appelons-le « illuminisme » en français) comment l’Illuminisme,
qui est un phénomène historiquement daté qui naît avec
l’émergence de la classe bourgeoise en tant que classe
dominante de la culture et de la société européenne, comment
donc l’Illuminisme peut-il avoir été « de tout temps » s’il
n’existe en fait que depuis quelques siècles? Pourtant c’est bien
ce que Horkheimer et Adorno veulent dire : de tout temps,
c’est-à-dire depuis que les hommes pensent. Évidemment, on
pourrait contester une telle interprétation, et dire plutôt que
Horkheimer et Adorno rétrécissent ce « de tout temps » à des
proportions moins universelles, et qu’il faudrait lire la phrase
comme suit : de tout temps, c’est-à-dire depuis qu’existe le
sujet bourgeois. À preuve, l’analyse de l’Illuminisme commence chez eux par l’analyse de L’Odyssée. Bien sûr, pour
qu’un tel commencement ait dans une telle perspective un
sens, il faut d’abord prouver que c’est du sujet bourgeois qu’il
s’agit chez Homère.
Et en effet, c’est justement à une telle démonstration
que s’attachent Horkheimer et Adorno dans le chapitre
« Mythe et raison ». Dans une telle perspective, nous pouvons
aussi comprendre dans quel sens l’Illuminisme est un produit
du sujet bourgeois, et dans quel sens il a pour but de nous
libérer de la peur. En effet, nous pouvons le comprendre
seulement si nous comprenons le caractère à la fois terrorisé et
terrorisant du rapport au monde du sujet bourgeois. Ce n’est
pas un hasard, d’ailleurs, si la philosophie bourgeoise de
l’histoire telle qu’elle est analysée par Horkheimer a pour
ancêtres Hobbes et Machiavel, deux penseurs pour qui la force
10
30
Ibid., p. 21.
est le seul critère de vérité. Quand Hobbes dit qu’il n’a eu dans
sa vie d’autre passion que la peur, il faut entendre là quelque
chose de plus que la singulière confession d’un sujet troublé.
La peur du bourgeois lui est congénitale. Et c’est pour cela
qu’elle se convertit si facilement en pratique terroriste et
terrorisante. Ainsi l’État-Léviathan que Hobbes interprétait
comme seule forme de lien entre les hommes, appelés sans cela
à se déchiqueter les uns les autres. De la peur de chacun naît la
peur de tous. C’est aussi à cause de ce lien étroit qui existe
entre la terreur ressentie et celle provoquée que dans la
Dialectique de la raison, le chapitre « Ulysse, ou mythe et
Raison » est suivi par celui sur le marquis de Sade « Juliette,
ou Raison et morale ». La succession de ces deux moments est
assez cohérente puisque dans l’analyse de L’Odyssée, nous
sommes face au sujet bourgeois naissant qui essaie d’échapper
à l’anéantissement que la nature mythique fait peser sur lui,
tandis que dans « Juliette » de Sade, nous sommes devant le
sujet bourgeois qui, justement, à l’intérieur de l’Illuminisme,
ne vit plus la domination de la nature en tant que telle (on est
en train de résoudre le problème de la nature), mais retourne
sa peur contre le sujet lui-même et veut l’anéantir. Alors vous
voyez, d’une part, au début de la bourgeoisie, la conservation
du sujet qui veut échapper à son anéantissement, puis dans le
moment de la consolidation de la bourgeoisie, qui s’exprime
avec Sade, le retournement de ce sujet qui, une fois qu’il a
échappé à l’anéantissement provoqué par la nature, se jette
dans un projet d’anéantissement du sujet humain lui-même.
Qui a peur sème la terreur! Voilà ce qu’il faut comprendre, si
on veut comprendre en quoi la raison qui veut libérer les
hommes de la peur naît dans la peur et finit par revêtir un
masque de pouvoir d’épouvante. C’est pour cette raison que le
projet de la raison bourgeoise se transforme en une calamité
triomphante : cette calamité est la raison elle-même. Si tout
cela est vrai, nous pourrions établir la corrélation raisonbourgeoisie, et donc interpréter de façon limitative le « de tout
temps » de la raison telle que critiquée par Horkheimer et
Adorno. Mais je crois que nous ferions alors une grave erreur,
parce que Horkheimer et Adorno établissent de façon claire
que si la raison est la radicalisation de la terreur mythique11,
c’est que le mythe lui-même a sa source dans la peur ; et si tel
est le cas, alors la correspondance entre raison et bourgeoisie
rendue possible par la médiation de la peur n’est plus
11
Ibid., p. 45.
31
exclusive, car une telle correspondance vaut alors aussi pour le
mythe et grâce à la même médiation.
Si le mythe est déjà la peur raisonnée, comme Horkheimer et Adorno le pensent, alors le projet des Lumières de
libérer les hommes de la peur doit être rapporté aux mythes
eux-mêmes, car c’est bien cela la fonction du mythe. Ensuite,
parce que la raison du mythe et la raison des Lumières ont en
commun une structure qu’on pourrait appeler anthropogénétique, la distinction entre sujet et objet, fondement de
toute épistémologie car fondement de toute formulation du
penser, traverse l’histoire de l’humanité. Dans l’Illuminisme,
elle est poussée aux plus extrêmes conséquences, qui sont
explicitées dans l’idéalisme de Platon à Hegel, c’est-à-dire tout
au long de la tradition philosophique occidentale. Si cela est
vrai, alors on voit qu’on aurait raison d’interpréter le « de tout
temps » de la raison comme un temps métahistorique et
transhistorique, car temps de l’humanité en tant que telle.
Pourtant, nous ne pouvons pas nous contenter d’une telle
réponse, car elle nous ferait oublier que Horkheimer et
Adorno établissent quand même une rupture entre mythe et
Illuminisme, même si une telle rupture ne prend place qu’à
l’intérieur d’une continuité radicale. Donc on voit ici comment
l’histoire universelle se construit par rapport à la discontinuité.
La discontinuité entre mythe et raison n’est pas un motif pour
croire qu’avec la raison nous serions entrés dans un autre
niveau de réalité qui transcenderait complètement le mythe,
qui le laisserait derrière de façon absolue ; mythe et raison,
malgré la discontinuité qu’il y a entre les deux moments discontinuité maximale parce que la raison va détruire le
mythe -, ont quand même un caractère commun qui les
réunit, et ce caractère commun, c’est ce qui est à la base de
l’un et de l’autre, cette pulsion fondatrice et fondamentale
qu’est la peur. Alors, comment doit-on comprendre ce double
mouvement de continuité et de rupture qui fait en sorte que la
rupture est encore et déjà continuité, et non seulement
continuité mais la forme la plus pure de la continuité, celle qui
radicalise ce qu’elle-même détruit et rejette dans la préhistoire? La réponse est claire : l’Illuminisme rompt par rapport
au mythe, car dans le mythe il dénonce un dépassement
inaccompli de la peur, signe que la peur reste présente encore
en lui.
On pourrait dire que la Dialectique de la raison est marquée par l’absence de ce qu’elle-même sollicite à sa présence,
c’est-à-dire une philosophie de l’histoire (on a vu que des
32
éléments en sont présents mais qu’elle ne peut pas se réaliser),
une anthropologie (on a vu que les éléments sont présents,
mais qu’elle ne peut pas se réaliser elle non plus), et une
psychologie, que je vais aborder plus loin, dont on trouve des
éléments mais qui elle-même ne peut pas se systématiser.
Je vous disais que la raison trouve dans le mythe ce
que le mythe voulait lui-même fuir, c’est-à-dire l’élément
déclenchant la peur. Quel est cet élément déclenchant la peur?
Si on lit non seulement la Dialectique de la raison, mais l’œuvre
d’Adorno en général, on se rend compte que cet élément
déclenchant la peur est la nature. La nature non pas entendue
dans le sens de nature, parce que la nature entendue dans le
sens de nature est déjà un produit de la pensée qui essaie de
fuir la peur qu’elle suscite, mais la nature comme discontinuité
radicale par rapport au sujet humain. Horkheimer et Adorno
nous disent que dans le mythe, et dans la forme pratique qui
l’accompagne, la magie, ce rapport à la nature est extrêmement étrange. Si je prends un exemple tiré directement de la
Dialectique de la raison, dans la magie, le sorcier se masque et se
rend semblable aux démons pour pouvoir ou bien les effrayer
ou bien les amadouer. Et ce que Horkheimer et Adorno nous
disent, c’est que cette forme de la magie, qui est évidemment
un mensonge, maintient malgré ce mensonge un rapport avec
la nature plus véridique que la raison, parce qu’il y a reconnaissance de la nature comme force subjective (possibilité de la
subjectiver sous la forme du démon qu’on incarne avec le
masque) ; c’est cette subjectivité de la nature qui lui garde son
caractère propre de discontinuité. Bien sûr, dans la magie, ce
que l’homme va faire dans son rapport mimétique avec les
forces démoniaques, c’est une opération des plus paradoxales,
parce qu’évidemment le sorcier qui se masque et qui prend la
ressemblance du démon ne se voit pas lui-même. Qui doit voir
le masque démoniaque que le sorcier revêt? Ce sont les
démons eux-mêmes. Et les démons eux-mêmes se retrouvent
subjectivés, se retrouvent amenés à la visibilité juste pour se
trouver face à eux-mêmes comme face à la limite de leur
propre pouvoir. Alors vous voyez, ce que Horkheimer et
Adorno trouvent dans la magie, c’est une ruse du sujet humain
qui s’efface pour pouvoir se conserver. Il prend la ressemblance du démon pour que cette ressemblance apparaisse face
à ce qui est la discontinuité radicale, face à sa propre
subjectivité, comme quelque chose qui lui est extérieur et qui
pose une limite à son pouvoir. Mais dans le mythe et dans la
magie, il y a encore reconnaissance de la présence de cette
33
nature et de la présence de cette force qui peut à tout moment
dissoudre le sujet. Dans la raison, on fait un pas supplémentaire, dans le même but. Pour l’homme, la nature est la
nécessité, on ne peut d’aucune façon y échapper, il est
impossible d’échapper à la présence de cette chose qui par sa
seule présence suscite la peur. Que faire alors? La solution que
la raison, et la raison instrumentale en particulier, a trouvée,
c’est de rendre cette présence absente, c’est de rendre absente
la présence de la nature. Et on l’a fait non pas, évidemment,
en rendant absente la nature elle-même, c’est impossible, mais
en rendant la nature absente à elle-même. Pour cela, le
procédé est simple, il faut éliminer de la nature toute marque
de subjectivité et la restituer à une objectivation et une
objectivité absolue. Il faut donc que la nature ne soit plus
qu’une chose. Une nature rendue à l’état de chose, de pure
chose sur laquelle appliquer la raison instrumentale, c’est une
nature rendue absente à elle-même. Pourquoi ce mouvement?
Je vais maintenant faire entrer le troisième élément
présent dans la Dialectique de la raison, mais qui ne peut pas être
explicité, systématisé, théorisé véritablement lui non plus, et
qui est une psychologie. Il y a tous les éléments d’une
psychologie, éléments qui sont, il est important de le noter, la
plupart du temps dérivés directement de la théorie psychanalytique. Cette psychologie se base sur un rapport du sujet
humain au monde qui est, encore une fois, fondé sur la peur.
Ici je voudrais faire une petite parenthèse et répondre à une
accusation qu’on a portée contre Horkheimer et Adorno, celle
d’être des penseurs monistes, c’est-à-dire de tout expliquer, et
l’histoire en particulier, par un seul principe, celui de la peur.
Cela serait vrai si chez Horkheimer et Adorno, et Adorno en
particulier, la peur était un concept isolé, un concept
autosuffisant. Ce n’est pas le cas, et on pourrait même parler
de la peur comme un élément faisant partie d’une constellation conceptuelle - thème très important chez Adorno -, dont
vous ne pouvez saisir aucun des concepts en lui-même si vous
ne saisissez pas la relation signifiante que tous établissent les
uns avec les autres. Donc la peur s’inscrit déjà, on l’a vu, dans
une dialectique de la domination, dans une dialectique de la
liberté, elle n’est jamais isolée en elle-même. Quelle est cette
peur? Il est difficile de répondre à cette question, parce qu’on
ne trouve pas véritablement chez Horkheimer et Adorno de
systématisation de la problématique. Mais cette peur ne peut
qu’être reliée à l’évanescence même du principe identitaire du
sujet. C’est parce que le sujet ressent sa propre subjectivité
34
comme quelque chose qui est toujours dans la possibilité d’être
dissous qu’il réagit par la peur face au dissemblable. Et c’est
pour cela que la peur va créer chez Horkheimer et Adorno
une dialectique qui fait en sorte que le but de la dynamique
historique est celui de « coaguler » le sujet autour de structures
fortes. Mais ces structures fortes du sujet ne peuvent se
coaguler que par la mise en place d’une dichotomie absolue
entre sujet et objet, et donc par la négation de la discontinuité
absolue de la nature - et donc par la mise en domination de la
nature par une loi qui va devenir la loi universelle de l’identité.
Mais dans ce rapport par lequel le sujet s’auto-conserve et se
coagule, s’inscrit une violence radicale envers la nature, qui ne
peut que revenir sur le sujet lui-même. Et l’on pourrait dire
que ce qui se durcit et résiste chez le sujet, c’est la trace de la
domination, de la violence et de la douleur. C’est pour cela
que chez Horkheimer et Adorno la possibilité du sujet est
celle-là même de sa propre souffrance - souffrance non pas
d’un sujet souffrant dans un rapport ouvert au monde, mais
souffrance parce que pour se maintenir il doit se faire violence
à lui-même en faisant violence au monde. Ce qui va se
thématiser chez eux, c’est la possibilité d’un rapport entre sujet
et monde qui ne serait pas plié à cette violence. C’est cela que
renferme leur concept de réconciliation. La réconciliation est
d’abord et avant tout la réconciliation du sujet (du sujet
historique, parce que le sujet n’est tel que par les formes de
l’évolution historique dans lesquelles la subjectivité se coagule
et se raffermit). Quelle est cette possibilité d’ouverture? Cela
reste impensé. C’est ce qu’on pourrait appeler de façon forte le
domaine de l’utopie.
Évidemment, il y aurait beaucoup à dire sur tous ces
éléments, sur la manière dont le moi devient, dans l’évolution
historique, un moment de la négativité et comment la pensée
devrait pouvoir dépasser le moment de l’identité pour pouvoir
sortir de cette dialectique de la raison dont on a vu quelquesuns des contenus. Évidemment, chez Horkheimer et Adorno,
cette question de l’identité n’est pas seulement posée au niveau
psychologique, elle est toujours réenclenchée sur la question
philosophique. C’est pour cela qu’un des éléments les plus
importants dans leur œuvre, c’est une critique de la philosophie de l’identité, donc de l’idéalisme, et que pour Adorno, le
but du travail philosophique consiste à faire éclater l’idéalisme
de l’intérieur. Et ce n’est pas pour rien qu’ils disaient que leur
but était d’utiliser les forces de l’identité pour faire éclater
l’identité elle-même. La pensée de l’identité doit être critiquée
35
de façon radicale et pour cela il faut sortir de toute forme de
substantialisme, de toute la dichotomie entre être et apparaître
qui marque et structure la philosophie occidentale. Dans ce
sens-là, le concept le plus important chez eux, et chez Adorno
en particulier, est celui de médiation. Ce concept, qui est tiré
de Hegel, nous dit ceci : rien, mais absolument rien, n’est tel
qu’il est sans un moment où il est confronté et déterminé par
ce qui est autre que lui. C’est pour cela que la médiation est
toujours l’ouverture de la chose au-delà et en deçà d’ellemême. Non seulement tout est médiatisé, mais le tout qui
résulte de la médiatisation universelle est lui aussi une réalité
médiatisée. Donc il n’y a rien qui est, dans le sens de la
philosophie idéaliste, dans le sens fort ; il n’y a pas d’être. Il y a
une forme d’être qui est toujours ouverte à l’autre. C’est la
négation de cette réalité qui est la violence fondamentale qui
constitue l’histoire et la dialectique de la raison, du mythe
jusqu’à aujourd’hui. C’est donc pour cela que pour Adorno et
pour Horkheimer, il faudrait que la philosophie soit capable
de s’ouvrir à ce qui est le dissemblable radical, une ouverture
par laquelle on dépasserait cette relation violente qui structure
notre pensée. À ce niveau-là, je pense vraiment que c’est une
structure originaire de la pensée humaine, cette division entre
sujet et objet, qui finit par donner d’une part un sujet coagulé
autour des cicatrices que la souffrance a imprimées à
l’humanité au cours de l’histoire, et d’autre part une nature
complètement niée, rendue absente à elle-même et sur laquelle
l’être humain ne fait rien d’autre qu’appliquer une pensée
instrumentale qui a perdu et le monde et le sujet. Cette pensée
instrumentale nous laisse aujourd’hui dans un horizon où le
déploiement du principe de domination parvient à son
moment universel. Elle ne rencontre plus de contradiction, et
la domination finit par être absolument intégrée par le sujet.
S’épuise alors la seule chose qui puisse s’opposer à cette
dialectique de la raison : une instance de liberté dans laquelle
le sujet, le sujet en tant qu’individu mais aussi en tant que sujet
historique, se détermine par rapport à une éthique, c’est-à-dire
une praxis dans laquelle il est responsable de lui-même dans
son autonomie.
36
Ne plus jouer le jeu des trahisons
Adorno et sa théorie esthétique
Amélie Paquet
Dès les premières lignes de son Malaise dans l’esthétique [2004],
Jacques Rancière décrit les relations conflictuelles entre
l’esthétique et la société. Alors que Kant introduit l’esthétique
afin de se détacher d’une réalité sociale, elle est, à l’inverse,
précisément ce que désire abolir Bourdieu au départ de son
travail sociologique. Dans sa sociologie de l’art, Bourdieu
élimine donc l’esthétique pour retrouver la réalité sociale avec
laquelle Kant s’est détaché pour penser l’art. L’esthétique en
tant que « pensée du désordre nouveau12 » est accusée, selon
Rancière, de n’avoir pas remplie les espérances en un absolu
philosophique qu’elle avait suscité, en plus de jamais n’avoir
provoqué les révolutions sociales qu’elle annonçait. Même si
l’art est toujours politique, son rapport à la société n’est pas de
nature mimétique - par la représentation de l’organisation
sociale - ou médiatique - par la transmission de messages ou de
sentiments sur le monde. L’art tel que le définit Rancière
« reconfigure le partage du sensible » dans un temps et un
espace qui lui sont propres. Il est politique dans la manière
dont il opère ce découpage. Poursuivant sa description des
débats qui ont eu lieu aux cours de l’histoire au sujet de
l'esthétique, il reconduit l’affrontement, sans le poser explicitement, entre Jean-Paul Sartre et Theodor W. Adorno sur la
question de l’engagement de la littérature :
12
Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 23.
D’un côté, il y a le projet de la révolution esthétique où l’art
devient une forme de la vie, en supprimant sa différence
comme art. De l’autre, il y a la figure résistante de l’oeuvre
où la promesse politique se trouve préservée négativement :
par la séparation entre la forme artistique et les autres formes de vie, mais aussi par la contradiction interne à cette
forme.13
Dans sa conférence radiophonique, republiée dans les
Notes sur la littérature sous le titre « Engagement » [1962],
Adorno dénonce la position de Sartre pour qui la littérature
engagée doit enfin abolir toutes différences entre l’art et la vie.
Adorno, reproche à Sartre son manque d’« exigences
objectives14 ». Selon le philosophe allemand, une littérature
qui voudrait se mettre au service de l’homme le trahirait
immanquablement. Elle doit s’opposer au monde par la
forme, si elle ne veut pas reconduire plus longtemps la vie
mutilée. Les seuls engagements que l’art et la littérature
connaissent sont objectifs, donc de nature théorique.
J’explorerai la relation de l’oeuvre d’art et de la société
à partir de la critique de Adorno de l’engagement de la
littérature et de l’importance que cette critique prend dans la
rédaction de sa Théorie esthétique sur laquelle il travaille jusqu’à
sa mort en 1969. La fin de la rédaction de l’ouvrage, toujours
inachevé, fut ponctuée par des débats en 1968 et au début de
1969 avec des groupes étudiants contestataires. Les « Notes sur
la théorie et la pratique », article publié dans le recueil Modèles
critiques, portent la trace de ces confrontations. La théorie
critique, déjà rejetée par la droite, est accusée par la gauche
activiste d’être impossible à réaliser par la praxis. On reproche
donc à la théorie d’être une théorie, impuissante au demeurant, puisqu’elle ne permet pas de tenir tête à l’action. Une
inculpation que les derniers écrits de Adorno discriminent
d’emblée en désignant nommément la pensée comme un
« faire ». La même critique est faite à l’art du XXe siècle, qui
bien que se réalisant à travers son opposition au monde, ne
paraît plus avoir la force d’engendrer des révolutions sociales.
La Théorie esthétique discute de l’art au sens large. Adorno
convoque la musique, l’histoire de l’art et la littérature au
coeur de sa réflexion. Je discuterai, pour ma part, uniquement
de la question de la littérature, notamment à partir d’un
13
14
38
Ibid., pp. 53-54.
Theodor W. Adorno, « Engagement », chap. dans Notes sur la littérature,
Paris, Flammarion, 1999, p. 290.
extrait d’un roman de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard,
La Plâtrière, publié en 1970, la même année que la Théorie
esthétique, chez le même éditeur - mais cela n’est qu’une
coïncidence.
Même s’ils ne s’inscrivent pas dans la mouvance de la
littérature engagée, les romans de Bernhard adoptent souvent
un ton politique. Dans sa série de romans autobiographiques,
il raconte son expérience d’enfant et de jeune adolescent
autrichien pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ses
nombreux autres romans, comme son théâtre, s’attaquent
constamment, non sans une certaine dureté, aux sphères
intellectuelles et artistiques de son époque ainsi qu’aux
Autrichiens, toujours désignés comme des imbéciles, des
opportunistes et des suicidaires. La Plâtrière constitue une
exception autant par son style singulier que par la liquidation
de tout propos politique. Le roman raconte l’histoire de
Konrad qui s’installe en retrait du monde urbain, dans une
petite communauté à la campagne, avec sa femme dans une
Plâtrière - une ancienne usine de chaux transformée en
résidence - pour écrire enfin sa grande étude sur l’ouïe. Il
travaille sur cet essai depuis vingt ans, mais n’est jamais
parvenu à écrire la première ligne. La moindre perturbation le
dérange. Il va jusqu’à tuer sa femme paralytique pour pouvoir
se livrer à son travail intellectuel en paix. La scène rapportée
du meurtre de la femme de Konrad, l’événement central du
récit, est sujette à des indéterminations qui proviennent de la
dissolution de l’autorité narrative. Si le jour exact du crime est
accepté par toutes les voix convoquées par le narrateur, le
nombre de balles utilisées pour tuer la femme infirme et
l’heure du crime divergent selon les sources citées :
À son épouse, devenue infirme à la suite d’un traitement
contre-indiqué, qu’elle suivait depuis des décennies, et
clouée la moitié de sa vie dans un fauteuil de malade, - modèle français, - spécialement fabriqué pour elle, - à son
épouse née Zryd - désormais hors d’atteinte de tout mal,
comme dit Wieser, - Konrad aurait enseigné le maniement
d’une carabine Mannlicher. L’infirme, par ailleurs entièrement sans défense, la cachait derrière son siège d’invalide,
toujours à portée de main et chargée. Avec la même carabine, Konrad l’aurait abattue, dans la nuit du 24 au 25 décembre, de deux balles au crâne (selon Fro), de deux à la
tempe (selon Wieser), et brusquement (selon Fro), au terme
de l’enfer conjugal des Konrad (selon Wieser). […] À Lanner, on dit que Konrad aurait tué sa femme de deux balles,
à Stiegler d’une seule, à Gmachl de trois et à Laska de plu39
sieurs balles. Jusqu’ici, sauf les autorités compétentes du tribunal, doit-on supposer, nul ne sait évidemment de combien de balles Konrad a tué son épouse… Mais les derniers
débats annoncés pour le quinze apporteront quelque lumière - encore que ce ne soit, selon Wieser, qu’une lumière
juridique - sur ce qui s’épaissit si étrangement avec le temps,
autour du meurtre de Mme Konrad…15
…en fait, Konrad avait dissimulé, pendant des semaines,
une hache dans la chambre de sa femme, une hache à casser du bois très ordinaire ; cependant lui Konrad n’a pas assommé sa femme à coup de hache, dit Höller, mais il l’a
tuée d’une balle. […] On présume que le crime fut commis
à trois heures du matin. Il est également question d’autres
heures. On va répétant, à Lanner, que Konrad aurait tué sa
femme à quatre heures ; à une heure, dit-on à Laska ; à cinq
heures, dit-on à Stiegler ; à deux heures du matin, dit-on à
Gmachl16.
Ce déplacement régulier de l’autorité narrative entre
plusieurs locuteurs distincts instaure dans le roman une
instabilité particulière. Comme dans la majorité des romans de
Bernhard, le sujet de l’énonciation est sans cesse réinscrit par
le narrateur. La réitération constante de la situation énonciative - « avait dit Konrad à Wieser » ou « avait dit Konrad à
Fro » dans l’ensemble du roman - donne à croire que le
narrateur cherche à s’accrocher tant bien que mal au livre et à
l’écriture qui susciteraient un doute quant à sa faculté de
transmettre l’expérience d’un événement qui bouleverse la
communauté, doute qu’on retrouve dans l’indétermination des
faits liés au crime.
Le caractère chosal de l’oeuvre - le livre17 - est décrit
par Adorno. C’est par cette question que j’entrerai dans la
Théorie esthétique. Je reviendrai à La Plâtrière seulement vers la fin
de l’article. L’oeuvre arbore et repousse, à la fois, sa chosalité.
Elle doit s’affranchir de l’hétéronomie de ses matériaux, tout
en continuant de porter leur loi. L’œuvre d’art est nécessairement sujette à un processus de réification qu’elle ne peut
reconnaître. Avec la modernité littéraire, elle ne craint plus
d’intégrer en son sein les imageries de la société marchande.
Elle ne peut plus être détachée de la sphère de la consomma-
40
15
Thomas Bernhard, La Plâtrière, Paris, Gallimard, 1974, pp. 10-11.
16
Ibid., p. 17.
17
Adorno aborde de façon plus importante cette question dans « Caprices
bibliographiques », chap. dans Notes sur la littérature, op. cit., 1999.
tion. Adorno montre que « [Brecht] a compris que la couche
superficielle de la vie sociale, la sphère de consommation, qui
comprend aussi les actes à motivation psychologique, masque
l’essence de la société18 ». Elle doit, pour comprendre le
monde et aller au-delà de cette couche superficielle, mettre en
danger son autonomie et se livrer, à ses risques, à la réalité
marchande qui lui dicte de l’extérieur des lois :
Baudelaire ne vitupère pas contre la réification, il ne la reproduit pas non plus ; il proteste contre elle dans
l’expérience de ses archétypes, et le médium de cette expérience, c’est la forme poétique. [...] La pertinence de son
oeuvre réside dans le fait qu’elle syncope l’objectivité prédominante du caractère marchand - lequel absorbe tous les
résidus humains - avec l’objectivité de l’oeuvre en soi, antérieure au sujet vivant : l’oeuvre d’art absolue se confond
avec la marchandise absolue.19
L’autonomie radicale, toujours impossible, constituerait au demeurant une trahison à la souffrance vécue. Non
seulement l’oeuvre d’art absolue et la marchandise absolue
s'entremêlent, mais l’art « doit se montrer à la hauteur de la
grande industrie20 ». Ne se détournant pas des expériences,
même de celle de la réification, l’oeuvre d’art la prend de
front. Elle ne décrit pas la société industrielle, elle travaille à
partir de ses moyens, tout en d’adhérant jamais à d’autres fins
que la sienne.
Dans sa critique de l’engagement tel que le défend
Sartre dans Qu’est-ce que la littérature? [1948], Adorno explique
d’abord la position de son adversaire et établit une distinction
entre une littérature qui voudrait éduquer ses contemporains
et provoquer de nouvelles lois sur des problèmes sociaux et la
littérature engagée. Sartre ne revendique pas une littérature
directement au service de causes précises, mais bien
l’engagement de la littérature dans l’ordre du monde par la
position qu’elle choisirait de prendre :
L’art engagé, au sens plein du terme, ne cherche pas à susciter des règlements, des initiatives légales, des mesures pratiques, comme ces pièces à thèse d’autrefois contre la syphilis,
le duel, la loi sur l’avortement ou les maisons de correction,
mais à amener une prise de position : pour Sartre, c’est le
18
Adorno, « Engagement », op. cit., 1999, p. 292.
19
Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 43.
Ibid., p. 59.
20
41
choix comme seule possibilité d’existence, par opposition à
la neutralité du spectateur.21
Chez Sartre, comme chez Adorno, la littérature n’est
pas liée à la société uniquement par l’action d’un sujet écrivain
qui s’inscrirait dans le monde réel. Puisque l’écrivain habite le
monde, il y est déjà profondément lié. Sa relation est intrinsèque à la condition humaine. Adorno pense donc à l’instar de
Sartre que l’art est un « fait social », selon l’expression d’Emile
Durkheim. La Théorie esthétique repose d’ailleurs sur ce principe
important. L’œuvre d’art se constitue dans la tension et le
processus sans fin qu’elle engendre entre ses deux principales
caractéristiques : l’autonomie et le fait social.
La réflexion de Sartre achoppe à elle-même selon
Adorno lorsqu’il prétend que cette relation de l’oeuvre d’art et
du social puisse être un programme littéraire. Ce postulat
établirait que toute prise de position devant le réel pourrait
revendiquer le statut d’oeuvre d’art et puis au final, pour
Adorno, tous les choix de ce type s’équivalent. L’oeuvre d’art a
une obligation en tout premier lieu devant la chose. Le roman,
qui est né à l’âge bourgeois - c’est d’ailleurs la bourgeoisie qui
a rendu l’art social, selon Adorno -, ne peut cependant plus au
XXe siècle reposer strictement sur l’objectivité. Adorno
évoque, dans « La Situation du narrateur dans le roman
contemporain », l’écrivain autrichien Adalbert Stifter qui fut
très important lors de la période du Biedermeier (1815-1848).
Les romans de cette période se caractérisent par la description
de la « richesse et de la beauté des choses22 ». La littérature,
même si elle doit pour Adorno avoir des exigences objectives,
ne peut plus se plonger strictement dans le monde des objets
comme le faisait Stifter sans être reléguée au kitsch. La saisie du
monde qui est la tâche du narrateur se réalise à travers un
partage de l’objectivisme et du subjectivisme. Ce dernier
suppose que les objets soient transformés par le sujet. Il existe
donc toujours de la médiation dans cette prise en charge du
réel.
L’oeuvre d’art ne propose pas de mode de vie, elle résiste contre la vie telle que se présente à l’homme. C’est à
travers cette opposition qu’elle peut être fidèle à la vie :
21
22
42
Adorno, « Engagement », op. cit., 1999, p. 289.
Theodor W, Adorno, « La situation du narrateur dans le roman
contemporain », chap. dans Notes sur la littérature, op. cit., 1999, p. 37.
L’art ne consiste pas à mettre de l’avant des alternatives,
mais à résister, par la forme et rien d’autres, contre le cours
du monde qui continue de menacer les hommes comme un
pistolet appuyé contre leur poitrine. Mais dès que les oeuvres d’art engagées veulent susciter des choix et en font leur
critère propre, elles deviennent interchangeables.23
Même cette opposition au monde ne constitue pas un
programme désiré et revendiqué explicitement par les oeuvres
d’art, la présence de l’art dans la société est en soi une
« critique24 ». Si l’art est fait social, ce n’est pas parce qu’il
s’engage, mais parce qu’il maintient sa posture de résistant. Le
problème mis en lumière par les engagements politiques dans
la littérature, en faveur d’un parti par exemple, c’est qu’ils
abolissent l’autonomie essentielle de l’oeuvre. Or cette
autonomie est déjà mise à mal par la relation de l’art au social.
L’oeuvre d’art, si elle ne préserve pas son autonomie, ne peut
plus affronter la réalité marchande sans être elle-même
complètement réifiée. L’art, après la modernité, a perdu son
essence affirmative. Il n’existe que dans la dialectique, la
société est présente négativement en creux dans les oeuvres.
J’ai mentionné que Adorno insiste beaucoup dans les années
60 sur l’idée que la pensée est elle-même une forme de praxis.
L’oeuvre d’art est aussi « une forme de praxis et n’a pas à se
faire pardonner le fait qu’elle n’agit pas directement ; même si
elle le voulait, elle en serait incapable car l’effet politique,
même celui de la praxis qu’on dit engagée, est hautement
incertain25 ». En refusant d’avoir un pouvoir direct sur le
monde, elle accède à une praxis plus vraie, la praxis objective,
puisqu’elle refuse le mensonge que la praxis immédiate ne
cesse de reconduire. L’oeuvre d’art n’a pas besoin d’avoir un
impact extérieur à elle-même pour se réaliser : « L’immanence
de la société dans l’oeuvre est le rapport social essentiel de
l’art, non pas l’immanence de l’art dans la société26 ». L’oeuvre
d’art n’a d’autre finalité que sa propre réalisation. La
marchandise absolue, comme l’oeuvre d’art absolue, n’est pas
un « être pour autre chose », mais un « simple pour-soi27 ».
L’engagement est un concept qu’on ne peut pas prendre à la
Adorno, loc. cit., p. 289
Adorno, Théorie esthétique, op. cit., 1999, p. 312.
25 Ibid., p. 321.
23
24
26
27
Ibid., p. 322.
Ibid., p. 327.
43
lettre, sous peine de produire de la barbarie. « Prendre à la
lettre », c’est l’expression d’Adorno (« La barbarie, c’est de
prendre les choses à la lettre28 »), qui signifie bien sûr prendre
le contenu au sens littéral ou prendre la chose pour le mot. La
littérature constituée à partir de la langue est sujette à ce que
Ferdinand Saussure a nommé « l’arbitraire du signe ». Les
mots de la langue sont dits « non motivés ». Le mot ne désigne
pas directement la chose. La littérature n’est pas un acte de
communication, elle refuse, comme l’affirme Adorno, la
communication. Elle ne prend pas les choses à la lettre et joue
à profusion avec sa capacité d’y échapper. C’est ainsi que la
littérature ne s’engage pas dans son contenu. Si elle s’engage,
ça ne peut être que dans sa forme.
Reprenons donc l’extrait de Thomas Bernhard. Le
texte ne fait référence à aucune dimension politique. Je
tenterai de montrer de quelle manière le caractère hétéronome
de la société laisse néanmoins sa marque dans ce passage du
roman. Il y a bien une mention à la législation, mais même
cette instance est mise à distance. Le narrateur désigne les
« autorités du tribunal » comme compétentes pour éclaircir les
indéterminations qui planent sur le meurtre de l’infirme. Il
précise quelques lignes plus loin que l’éclairage apporté ne sera
« selon Wieser, qu’une lumière juridique29 ». Le texte ne
stipule pas à quelles autres lumières nous devrions nous
attendre, mais de toute évidence l’éclairage juridique ne
viendra pas résoudre « ce qui s’épaissit si étrangement avec le
temps, autour du meurtre de Mme Konrad30 ». Bien qu’il n’y
ait aucune référence à un État, il se crée un effet de communauté dans le texte. Les lieux nommés Lanner, Stiegler,
Gmachl ou Laska, où l’on parle tant du crime de Konrad
semblent tous se situer à proximité. On ne mentionne pas de
journaux qui auraient rapporté la nouvelle. La rumeur s’est
propagée dans une communauté en retrait de sorte qu’aucune
source citée n’a plus de poids qu’une autre, même le narrateur
n’intervient pas pour élever sa voix plus fortement que celle
des autres. Konrad a donc pu tout autant tuer sa femme
d’une, de deux, de trois ou de plusieurs balles, comme
l'assassinat a pu se produire à quatre, à une, à cinq ou à deux
heures. Le texte littéraire ne perd pas de sa cohérence parce
28
Ibid., p. 95.
29
Bernhard, op. cit., 1974, p. 11.
Ibid., p. 11.
30
44
que les faits ne sont pas établis. On peut très bien dire que le
meurtre est en vérité survenue à toutes ces heures et avec
toutes ces différentes quantités de balles.
Dans le roman, le narrateur est responsable de la mise
en place du récit, qu’il prenne place ou non dans l’action.
Dans La Plâtrière, le narrateur cède son rôle à différents
personnages, comme Fro et Wieser qui reviennent le plus
fréquemment. L’œuvre d’art cherche autant que possible à se
dégager des idéologies, même s’il est toujours impossible d’y
parvenir entièrement. Comme l’explique Adorno, avant de
véhiculer le moindre contenu, le narrateur est lui-même une
idéologie. Le roman est un monde porté par l'individualité du
narrateur, marquée par elle. Cette individualité qui détermine
le monde constitue déjà une idéologie. Le roman de Bernhard
s’en détourne quelque peu en provoquant un éclatement de
l’instance narrative. Cette ouverture est contrôlée, il va s’en
dire ; le narrateur demeure celui qui organise les intervenants.
Walter Benjamin publie en 1933 l’article « Expérience
et pauvreté » dont il reprendra les conclusions principales trois
ans plus tard dans « Le Conteur. [ou le Narrateur, selon la
traduction] Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov ».
L’expérience est pour Benjamin une affaire d’héritage, un
héritage qui se transmet par les récits des anciens aux plus
jeunes. Il est frappé après la Première Guerre mondiale par les
combattants qui reviennent muets des champs de bataille. Si
l’expérience de cette guerre - qui est « l’une des plus effroyables de l’histoire universelle31 » - n’est plus communicable,
c’est l’humanité entière qui en souffre. Benjamin affirmera à
cet égard que « le cours de l’expérience a chuté32 ». Le plus
terrible est que cette pauvreté n’atteint pas seulement les
expériences privées, qui ne sont bien sûr pas toujours
racontées. Une expérience éminemment collective, comme
celle de la guerre, est également touchée par cette impossibilité
à faire le récit des événements vécus. Benjamin, dans « Le
conteur », analyse une des causes de cette pauvreté de
l’expérience : « L’art de narrer touche à sa fin33 ». Si les
expériences vécues ne sont plus racontées oralement entre les
générations, c’est notre capacité à narrer qui va vers sa perte.
31
Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », chap. dans Œuvres II, Paris,
Gallimard, 2002, p. 364.
32
Ibid., p. 365.
Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 265.
33
45
La presse écrite prend le relais sur la littérature afin de
raconter les événements :
Tous les matins nous sommes informés des nouvelles du
globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires
curieuses. La raison en est que nul événement ne nous atteint que tout imprégné déjà d’explications. En d’autres
termes : dans les événements presque rien ne profite à la
narration, presque tout profite à l’information. Car c’est [le]
fait du narrateur né que de débarrasser une histoire, lorsqu’il la raconte, de toute explication.34
Cette narration dont le but est médiatique - qui cherche donc à transmettre un message - ne reproduit en rien le
rôle que jouaient les conteurs d’autrefois. Raconté avec son
explication, l’événement ne laisse plus place à l’interprétation,
il ne donne plus à penser. Comme l’écrit Adorno dans la
première introduction de sa Théorie esthétique, l’expérience de
l’œuvre d’art doit produire une distance entre le sujet et
l’objet. Elle ne sert pas à le rassurer, ni à lui expliquer les
événements, mais à le confronter à ceux-ci dans toutes leurs
nuances et leur profondeur. L’événement, même le plus
traumatique, donné avec son explication devient un objet de
consommation.
Un événement, comme le meurtre de Mme Konrad,
qui ébranle la communauté, perd de sa consistance s’il est
raconté avec son explication. L’événement dans la littérature
peut retrouver toute sa complexité comme phénomène. Je
reprends ici la définition de Jean-Luc Marion, dans De
Surcroît35, l’objet et l’événement sont tous les deux des
phénomènes, le premier est dit « déchu » alors que le second
est « saturé ». L’événement contrairement à l’objet n’est pas
mesurable. La littérature, par le biais de la narration, peut
34
35
46
Ibid., p. 272.
Jean-Luc Marion propose une définition phénoménologique de
l’événement qui nous intéresse ici pour réfléchir à Benjamin puisqu’elle
permet de le distinguer de l’objet : « L’événement se distingue des
phénomènes objectifs en ce que, lui, ne résulte pas d’une production, qui
le livrerait comme un produit, décidé et prévu, prévisible selon ses causes
et par suite reproductible suivant la répétition de telles causes. Au
contraire, en advenant, il atteste une origine imprévisible, surgissant de
causes souvent inconnues, voire même absentes, du moins non assignables, que l’on ne saurait donc non plus reproduire, parce que sa constitution n’aurait aucun sens ». Jean-Luc Marion, De Surcroît, Paris, PUF,
2001, p. 37.
prendre à sa charge la « grandeur extensive » de l’événement.
Si la littérature peut s’engager à une quelconque tâche, sans
risquer de jouer à nouveau le jeu des trahisons, ce n’est pas par
un engagement politique mais en assurant le récit des
phénomènes, autant objets qu’événements.
47
La réconciliation comme utopie chez
Theodor Adorno
William Ross
La pensée de Theodor Adorno est indéniablement
une pensée de l’Aufklärung, en ce qu’elle est une pensée de la
réconciliation, de la pacification de l’existence. Cependant,
faire de Adorno un Aufklärer pourrait être trompeur car cette
appellation minimiserait certainement la relation critique dans
laquelle la pensée adornienne s’est immiscée par rapport aux
philosophies phares des Lumières, de la pensée en progrès ou de la
pensée progressiste 36. Ce texte vise à présenter en quoi Adorno est
un penseur de la réconciliation et comment cette dernière est
pensée dans sa philosophie à partir des réflexions critiques sur
l’épistémologie et sur la société qui, dans son œuvre, sont
imbriquées les unes aux autres. Il sera d’abord question de la
réconciliation chez Hegel - en tant qu’il est le couronnement
de l’Aufklärung dans l’idéalisme allemand - et de quelle manière
cette réconciliation est pensée sous la forme de l’identité.
Ensuite, sera présentée la critique que fait Adorno de cette
36
« Progrès dans la pensée » et « pensée qui permet le progrès » sont deux
faces d’une même médaille qui porte, pour Adorno, le nom d’Aufklärung.
Il est cependant essentiel de noter que l’Aufklärung n’a pas été réalisée
historiquement : bien que le penser progresse du moment où il est fait
sérieusement, il semble que le moment de sa réalisation ait été ajourné à
perpétuité en tant que progrès historique, en tant que sortie de la douleur
imposée historiquement et intériorisée idéologiquement. Voir à ce sujet :
Theodor Adorno et Max Horkheimer, « Le concept d’“Aufklärung” »,
chap. dans Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, pp. 21-57 ;
Theodor Adorno, « Le progrès », chap. dans Modèles critiques, Paris,
Payot, 2003, pp. 177-198.
identité et comment sa philosophie tente d’en sortir grâce à
une ouverture sur ce qu’il nomme le non-identique. Parallèlement à ce développement, sera présentée l’importance des
réflexions épistémologiques comme moment nécessaire d’une
critique de la société ; c’est dans cette articulation que se
présente, selon moi, la grandeur de la philosophie adornienne,
car le rapport à la connaissance a des conséquences sociales et
politiques. Bien plus qu’une simple relation entre des
interrogations philosophiques et des questionnements sociaux,
la philosophie d’Adorno vise à répondre à un « besoin théorique
de la théorie de la société et de l’histoire, en tant qu’il est
soumis à une réflexion conceptuelle 37 » et c’est dans cette perspective que sera présentée la critique de la pensée hégélienne tout
comme la tentative de la dépasser.
Du point de vue du mouvement général de leur pensée, ce qui différencie Hegel d’Adorno est que ce dernier n’est
pas dans un système clos ; que, selon lui, le mouvement de la
pensée et le mouvement de l’histoire ne connaissent pas de fin
- position qui sera reprochée à Hegel. Pour Adorno, il serait
plus juste de dire que « la vérité est une constellation en
devenir, et non pas un déroulement automatique38 ». La
compréhension de cette différence et de ce qui la motive
facilite la compréhension de la position critique qu’Adorno
adoptera vis-à-vis de Hegel quand il sera question de théorie
de la connaissance. Ainsi, avant de passer à l’exposé de la
théorie de l’identité chez Hegel et de la tentative adornienne
de la dépasser, il sera question du mouvement général des
deux positions et ce qui les différencie. Cependant, présenter
cette différence dès le départ n’a qu’une valeur didactique et,
en aucun cas, il serait injuste de se limiter à cette opposition du
mouvement général qui est marqué d’une abstraction, car
l’opposition prend réellement forme dans son contenu qui sera
présenté par la suite.
Réconciliation : téléologie ou utopie?
Si, dans une volonté de synthèse, j’affirmais qu’un des
points communs entre l’Aufklärung classique et la philosophie
d’Adorno est que toutes deux visent et pensent la réconcilia-
50
37
Paul-Laurent Assoun, L’école de Francfort, Paris, PUF, 2004, p. 21.
38
Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles…, op.
cit., 2003, p. 162.
tion, je devrais du même souffle montrer ce qui distingue
Adorno de ces prédécesseurs et en particulier de Hegel : son
telos n’est nulle part présupposé, ni dans une logique formelle,
ni dans une métaphysique ; le travail du penser dialectique, de
l’autocorrection du penser n’ouvre pas sur un positif ; conjurer
le mal ne dessine pas le bien, du moins, pas automatiquement39. Si la détermination de l’échec possède une vérité - la
sortie de la contradiction comme étant plus « vraie » que la
contradiction -, elle n’établit pas pour autant une vérité
positive en elle-même. Pour le dire autrement, la négation
déterminée élimine l’erreur conceptuelle, mais cela ne
détermine pas immédiatement une nouvelle vérité ; encore
faut-il réorganiser ce qui dans le concept erroné était
néanmoins vrai, repenser sous un autre concept les ruines
laissées par l’élimination du concept déterminé comme faux
quitte à introduire de nouveaux éléments qui avaient été
laissés de côté. Évidemment, il n’est pas possible de séparer
arbitrairement ces deux « moments » de la pensée - celui de la
négation déterminée et celui de la spéculation ou de la
création du concept - il s’agit seulement de comprendre que ce
n’est pas un seul et même mouvement qui sort de l’erreur et
entre dans la vérité ; penser cela omettrait la possibilité,
toujours présente, du risque de retomber dans une nouvelle
fausseté ou de penser que l’erreur niée était simplement un
impensé.
À ce titre, le penser dialectique, tel qu’il se présente
chez Adorno, ne possède pas de conclusion comme c’est le cas
chez Hegel. Pour ce dernier, la réconciliation est pensée sous
le signe de l’identité du sujet et de l’objet, du concept et de la
chose, de l’en-soi et du pour-soi ; qui plus est, cette identité est
couronnée transcendentalement par une identité du sujet et de
l’absolu. Pour le dire autrement : « Chez [Hegel], identité et
positivité coïncidaient ; l’inclusion de tout le non-identique et
objectif dans la subjectivité étendue et promue esprit absolu,
devait réaliser la réconciliation.40 » Identité signifie, dans ce
contexte, que la vérité est comprise sous la forme d’une
adéquation entre la chose et le concept, cette identité peut
postuler à atteindre la même force logique que l’identité
mathématique et, en ce cas, le concept épuise toute significa39
Ce glissement de l’aléthique à l’éthique n’est pas un hasard ; il est le cœur
même d’une pensée qui vise réellement le progrès.
40
Theodor Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 175.
51
tion de la chose. Selon Adorno, il y aurait donc dans la
philosophie hégélienne une confiance telle en le savoir - qui
aboutirait inévitablement au savoir absolu - qu’il garantirait
par lui-même la sortie de la négativité, de la contradiction, de
la contingence.
La confiance ontologique qui anime la pensée de Hegel n’est pas présente chez Adorno : l’espoir pour la pensée et
l’espoir en la pensée ont été ébranlés historiquement ;
Auschwitz et Hiroshima sont les symboles d’une régression de
la pensée en son contraire : si raison et réconciliation vont de
pair, ce n’est ni de façon a priori, ni de manière automatique.
Ce qui est remis en doute est à la fois la validité de l’unité de la
raison sous laquelle se présente le penser qui se conclut sous la
forme de l’identification de la chose et de son concept ainsi
que la capacité d’une telle identité totale de permettre la
réconciliation. Ce refus de l’identité absolue est présenté très
clairement par Adorno lorsqu’il nous dit « que la philosophie
n’a plus le droit d’espérer la totalité41 ». Refus d’espoir dans la
totalité en ce que la construction d’un système basé sur ou
dirigé vers une totalité a pour conséquence une certaine
réification, un certain blocage, qui devient une légitimation
idéologique de la réification au sein de la totalité sociale, seule
totalité dont nous pouvons affirmer que nous en faisons
l’expérience. Pour Adorno, la réconciliation ne peut être
réduite à l’identité ; bien au contraire, l’identité - par sa
prétention totalisante - empêche la réconciliation. En
anticipant sur ce dont il sera question plus loin, pour Adorno
la réconciliation doit plutôt être comprise comme « l’état de la
différence sans domination dans lequel les différences communiquent42 », c’est-à-dire de penser la vérité de la réconciliation
sous le motif de la sortie de l’identification, de l’adéquation,
pour la faire agir dans un ensemble cohérent qui n’est pas
hermétiquement fermé à ce qui lui est extérieur.
Pour le clarifier tout de suite, il faut cependant comprendre que, pour Adorno, la pensée fonctionne toujours par
identification. Reprenant une position classique de la
philosophie selon laquelle tout ce qui est déterminé et que le
langage apophantique est ce à partir de quoi se pose, dans la
pensée, la détermination du substrat, de l’hypokeimenon, Adorno
52
41
Ibid., p. 169.
42
Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p. 304. (Je
souligne)
présente l’acte de lier un sujet à un prédicat par la liaison de la
copule comme acte d’indentification : « toute détermination
est identification43 ». Cependant, même si l’identification est
un moment nécessaire de la pensée, il ne doit pas être compris
comme son telos ; Adorno insiste à plusieurs reprises que le
penser identifiant n’est pas limité à son propre horizon car il
n’est pas constitué à partir de ce qui lui est propre. La pensée
est toujours pensée de quelque chose et, en premier lieu,
pensée de quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la pensée44.
Puisque la pensée, pour être réellement un penser, doit
s’ouvrir et se constituer à partir de quelque chose qui lui est
hétérogène, Adorno postule que toute prétention à
l’autonomisation absolue de la pensée est un aveuglement
dangereux. Il devient une fausse abstraction, voire un acte de
dilettante. Nous ne sommes pas condamnés à cette pulsion de
la raison qui vise l’autonomie et la totalité : grâce à
l’autoréflexion de la pensée, nous sommes capable, en amont
du penser identifiant, de s’ouvrir de nouveau sur cette
hétérogénéité immaîtrisable pour le penser identifiant. Garder
ouvert, en aval et amont de la pensée, le « moment » du nonidentique est ce qu’Adorno propose afin d’empêcher cet
aveuglement de la raison qui, dans sa prétention à
l’autonomie, devient totalitaire45.
Si ce que nous pouvons espérer du penser identifiant
est qu’il s’ouvre au non-identique - et je reviendrai sur ce qui
43
Adorno, Dialectique…, op. cit., 2003, p. 184.
44
Selon Adorno, ce « ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée » est la chose,
l’étant qui est substrat de toute pensée. Il y a, à ce niveau de sa pensée,
l’idée d’une teneur chosale [Sachhaltige / Sachhaltigkeit] irréductible. Celui
qui oublie cette irréductibilité de la présence d’un non-pensé à l’intérieur
de la pensée fait erreur, car ce qui est « pensé renvoie constamment à de
l’étant tel qu’il doit néanmoins tout d’abord être posé [en tant qu’objet
pour la pensée] ». Cette idée sera clarifiée ultérieurement quand il sera
question de la critique de l’identité. Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p.
168.
Il y a aussi une autre explication, plus troublante et plus difficile, de
l’irréductibilité de cet impensé dans la pensée qui est présenté dans la
Dialectique de la raison et qui est reprise en 1965 dans Modèles critiques. Selon
cette explication, le noyau de la rationalité est irrationnel, car l’impulsion
à partir de laquelle le sujet s’extrait de l’indifférenciation origine est
pulsion de peur. Adorno et Horkheimer, Dialectique… op cit. 1974, p. 32 ;
Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles…, op. cit., 2003, p. 303.
45
Adorno et Horkheimer, Dialectique… op. cit., 1974, p. 41.
53
motive Adorno à penser cette espérance - il nous faut
comprendre en même temps que ce but, cette finalité n’est en
rien déterminée. Le telos de Hegel, l’identité du sujet absolu et
de l’idée absolue est un arrêt de la dialectique. Il serait plus juste
de dire qu’Adorno remplace la téléologie de l’identité par un
utopisme s’ouvrant sur la non-identité. Si, comme l’affirme
Adorno, « la non-identité est le telos de l’identification46 », le
fait que le penser identifiant s’ouvre sur ce qui n’est pas luimême que tout son processus vise son ouverture en amont sur
ce qui l’empêche formellement de se fermer on ne peut plus
parler de telos en ce sens que l’ouverture sur le non-identique
n’est pas qu’une finalité, mais toujours et encore un nouvel
élan. Le motif anti-systémique de la pensée d’Adorno nous
empêche de penser en elle l’existence d’une finalité au sens
fort. C’est en ce sens que conviendrait mieux le terme
d’utopisme qui présente, au lieu de la fermeture dans
l’identité, l’ouverture dans l’indéterminé. « L’utopie serait pardelà l’identité et par-delà la contradiction, une conjonction du
différent.47 »
Comme cela a été mentionné précédemment, la réconciliation aussi était pensée en rapport avec l’idée de
différence. À ce titre, là où Hegel pose la réconciliation dans
l’identité comprise comme finalité, Adorno pense la réconciliation comme la pensée qui pense contre sa propre limitation et
qui, par delà, s’ouvre sur ce qu’elle ne peut déterminer
entièrement et qui accepte cette tension, la pensée utopique est
celle qui tente d’apaiser la tension et de s’apaiser dans la
tension et non pas de la supprimer arbitrairement ou de
l’ignorer.
Maintenant que nous avons tiré quelques lignes de
forces sur ce que vise le projet philosophique d’Adorno et ce
qui le distingue de Hegel duquel il est l’héritier, il est temps de
rentrer plus en profondeur dans l’articulation des réflexions
épistémologiques chez Adorno qui nous mènent vers
l’énonciation de la possibilité d’une telle réconciliation. Il s’agit
donc dans un premier temps de voir, à partir de la négation
déterminée du principe d’identité - et de son sauvetage -,
comment se dessine l’articulation du penser chez Adorno et
comment ce penser est une Aufhebung qui reprend le penser
identifiant tout en s’ouvrant en aval comme en amont à ce qui
54
46
Adorno, Dialectique…, 2003, p. 184.
47
Ibid., p. 185.
le rend possible et qui est oublié du moment où l’on s’aveugle
sur la toute puissance formelle du principe d’identité qui
dessine une totalité close et par delà fausse. « La ratio se
renverse en irrationalité dès que dans sa nécessaire progression, elle méconnait que la disparition de son substrat [la
teneur chosale « derrière » le concept, le non-identique au
concept], aussi amoindri soit-il, est son propre produit,
l’ouvrage de son abstraction.48 » Conformément à l’idée
hégélienne selon laquelle le penser est dialectique en ce sens
qu’il est fondamentalement autocorrectif, Adorno postule que
le penser identifiant a la force de penser contre lui-même du
moment qu’il accepte de travailler avec l’idée d’un concept qui
pèche contre lui-même, un concept du non-conceptuel, une
identité du non-identique.
Critique de l’identité
Comme mentionné ci-dessus, Adorno considère que la
pensée qui fonctionne par identification est à la fois nécessaire
et insuffisante. Ce qui, dans le penser identifiant, pose
problème, pour Adorno, est sa tendance à s’auto-aveugler, à se
prendre lui-même pour l’alpha et l’oméga et à postuler une
totalité qui n’en est pas une ; ou, pire encore, à participer à
l’élaboration d’une totalité réellement tangible qui détermine
et limite a priori les possibilités : la totalité sociale du capitalisme. Ces expressions critiques qui ont été semées au vent sur
une terre en jachère seront reprises et travaillées ici car leur
explication conceptuelle reste à faire. Cependant, pour bien
comprendre que la critique du penser identifiant n’est pas que
formelle et théorique, mais en même temps sociale, il me faut
faire un petit excursus supplémentaire.
Comme l’affirme Christophe David, « il n’est pas exagéré d’affirmer que, pour Adorno, les idées mènent le
monde49 », en ce sens que le rapport qu’entretient la théorie
avec l’histoire n’est pas simplement celui de l’explication dans
l’après-coup - comme le laisserait penser la comparaison avec
la chouette de Minerve -, mais bien aussi un rapport perfor-
48
Ibid., p. 184.
49
Christophe David, « Minima metaphysica », chap. dans Theodor Adorno,
Métaphysique ; Concept et problèmes, Paris, Payot, 2006, p. 8.
55
matif comme a su le montrer la sociologie50. Quel rapport
entre la totalité que présuppose le penser identifiant et la
totalité sociale qui est réalisée historiquement? C’est probablement en ce lieu que se montre toute la difficulté de la
pensée d’Adorno : ils sont en fait inséparable. « La critique de
la société est une critique de la connaissance et inversement.51 » Pour comprendre réellement ce dont il s’agit, il faut
spécifier que si, pour Adorno, les idées « dirigent » le monde,
elles sont également élaborées à partir de l’expérience
intramondaine. Cette relation qui a été présentée de façon très
claire par Max Weber dans son chapitre sur la sociologie des
religions dans le second tome d’Économie et société va comme suit :
« Les formes les plus élémentaires du comportement motivé
par des facteurs religieux ou magiques sont orientées vers le
monde d’ici-bas.52 » De façon plus philosophique, il s’agit de
comprendre que, pour Adorno, ce qui se présente comme
transcendantal pour l’expérience est à la fois élaboré à partir
de et diriger vers l’ici-bas.
Maintenant qu’a été (trop) brièvement clarifié le rapport entre la pensée et la réalité, il s’agit de voir d’abord
comment s’articule le penser identifiant dans la théorie de la
connaissance et, dans un second moment, comment le savoir
élaboré grâce à lui trouve son corrélat dans la réalité historique.
Il n’est jamais aisé de résumer le mouvement dans lequel s’insère la pensée chez Hegel tant ce mouvement est
déterminé par le contenu qui le structure et que ce contenu est
différent à chaque étape de la pensée et de son développement
dans l’histoire. Devant ce constat - le fait que la philosophie est
irrésumable -, un choix s’impose : je suis contraint de tirer
quelques gros traits généraux qui serviront à démontrer ce sur
quoi s’appuie Adorno pour critiquer et sauvegarder Hegel. Il
50
56
Pour prendre un exemple classique, considérons celui de la propriété
privée qui n’est pas une réalité ontologique comme aimerait le penser
l’idéologie libérale. Bien au contraire, et les analyses historiques de Marx
et de Polanyi, ont bien montré que pour que le droit de propriété se
« phénoménalise » il a d’abord fallu mettre à mort les droits de possession
qui avait cours au Moyen-Âge, ce qui ne s’est pas seulement accompli par
l’expropriation, mais également par une élaboration théorique à partir du
« droit naturel » et une défense idéologique de ce concept.
51
Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Modèles… op. cit., 2003, p. 308.
52
Max Weber, Économie et société, Tome 2, Paris, Pocket, 1995, p. 145.
ne saurait donc être question ici d’un exposé fidèle de la
philosophie hégélienne, mais plutôt l’exposition de certaines
conséquences de sa pensée qui se présentent sous la forme
d’une géniale lucidité et qui, cependant, interpellent son
propre dépassement.
L’aveuglement
Comme il en a été question plus tôt, le penser identifiant possède une tendance à l’auto-aveuglement. Quel est cet
aveuglement et comment apparaît-il? Le penser identifiant
s’aveugle en ce qu’il supprime ce sur quoi il se fonde : afin de
pouvoir identifier une chose particulière à l’universalité du
concept, la pensée doit supprimer les déterminations singulières de la chose qui étaient le fondement de son acte de penser.
« Le quelque chose en tant que substrat nécessaire au penser
du concept […] est l’abstraction la plus extrême de la teneur
chosale non identique au penser, et qui néanmoins ne saurait
être éliminée par aucun processus supplémentaire de
penser53 ». Ce qui donne l’impulsion à cet aveuglement est la
demande qu’exprime la conscience et qui est une demande de
concrétude. Pour la conscience, est concret ce qui lui est
identique : le concept. La teneur chosale est, pour la pensée,
une abstraction qu’elle croit à tort pouvoir se débarrasser ;
c’est ce que vise le moment dialectique chez Hegel : « le
moment dialectique est la propre auto-suppression [des]
déterminations finies, et leur passage dans leur opposées54 ».
Devant cette tendance à un tel aveuglement, Adorno insiste
sur la teneur chosale à partir de laquelle s’articule la pensée en
la liant à l’idée d’intentionnalité phénoménologique : « Il n’est
guère d’argument plus fort en faveur du primat de l’objet […]
que celui selon lequel la pensée doit épouser un objet même si
elle n’en a pas encore, ou si elle croit le produire.55 » Il s’agit
de garder à l’esprit que la pensée n’est pas auto-fondée et
qu’elle ne peut s’émanciper de cette abstraction à partir de
laquelle elle travaille son cheminement vers la concrétude.
Cependant, il y a ici un glissement : de teneur chosale,
de chose l’on passe à objet. L’objet est la forme que prend la
53
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 167.
54
G.W.F. Hegel. Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La science de la logique,
Paris, Vrin, 1970, §81, p. 343.
55
Adorno, « Notes sur la pensée philosophique » chap. dans Modèles…, op.
cit., 2003, p, 160.
57
chose pour la pensée ; à ce titre, tout objet « possède » une
teneur chosale. Le glissement n’est pas que sémantique : il
indique que la conscience n’est pas une abstraction de la
logique, elle n’est que par l’intermédiaire d’un sujet historiquement et socialement déterminé. Le sujet connaissant n’est
pas un a priori, il n’est pas un eidos, il est un résultat56. Ce sujet
est d’abord et avant tout un objet en ce sens que tout être
humain est, en naissant, une conscience potentielle qui se
subjectivise dans son développement ; ce qui permet cette
subjectivation est une objectivité, celle de la société et de son
système de croyance, de valeurs et ses connaissances déterminées. La pensée est donc, selon Adorno, doublement fondée :
dans le primat de l’objectivité sociale à partir de laquelle le
sujet peut se subjectiviser et le primat de l’objet dans le sens où
le sujet n’est pas limité à ce contenu reçu, qu’il peut, par la
pensée, refaire l’expérience (Erfahrung) de l’objet et de sa
détermination chosale. Toute prétention à supprimer ce
primat a pour conséquence, selon Adorno, de supprimer la
relation que désire entretenir la pensée avec la réalité. Son
désir de concrétude se solderait par le prix d’une abstraction
encore plus grande.
Il y a plus, un tel aveuglement de la pensée sur la teneur chosale de l’objet trouve son corrélat dans la réalité
sociale. Un tel aveuglement a été réalisé historiquement dans
le fétichisme de la marchandise. Un fétiche est, pour en
donner une définition lexicale, un « objet, naturel ou façonné,
considéré comme le support ou l'incarnation de puissances
supra-humaines et, en tant que tel, doué de pouvoirs magiques
dans certaines religions primitives57 ». La marchandise est la
forme que prend la chose lorsqu’elle est introduite dans la
société par l’échange. La valeur de la marchandise est une
valeur abstraite en ce qu’elle est la valeur de la chose libérée de
toutes déterminations essentielles et devient déterminée par un
seul facteur : son caractère échangeable. C’est le capitalisme
qui fait apparaître l’horizon de la marchandise abstraite. La
marchandise est constituée de deux façons : en ce qu’elle est
un objet produit à partir des rapports de productions, et en ce
qu’elle est un objet qui peut être échangé et qui trouve sa
détermination à partir du marché où elle est pensée sous la
58
56
Adorno, « Sujet et objet », chap. dans Ibid., p. 318.
57
« Fétiche », Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL),
www.cnrtl.fr/definition/fétiche
modalité de la circulation. Au niveau du discours de
l’économie politique, la première détermination de la
marchandise - sa détermination sociale - est reléguée au cachot
de la pensée pour que puisse être exacerbée son caractère
fluide d’« échangeabilité ». La valeur de la marchandise est
pensée, dans l’idéologie capitaliste, comme étant autoportante.
La marchandise, en ce qu’elle est un objet qui oublie le travail
humain qui l’a produit, se présente à la conscience du sujet
vivant dans la société capitaliste comme possédant un tel
pouvoir « supra-humain ». Le fétichisme de la marchandise est
un aveuglement du même type que celui qui se produit dans le
penser identifiant : l’objet-marchandise se présente comme un
donné duquel est évacuée sa teneur chosale, c’est-à-dire le
travail social qui y est sédimenté. Au niveau de l’idéologie
capitaliste, cet aveuglement répond aussi à une demande de
concrétude : au sein de ce système, ce qui est produit est plus
concret pour le propriétaire des moyens de production que le
travail social qui permet une telle production. Encore une fois,
cette demande de concrétude se solde par une abstraction plus
grande : le caractère fétiche de la marchandise.
Lorsqu’il était question plus tôt du primat de l’objet, il
a été établi que le primat de l’objet était double : primat de
l’objet comme détermination sociale qui fonde le sujet et
primat de l’objet comme acte de garder présent à la conscience le fait qu’elle se fonde dans son hétérogénéité. Il est
maintenant possible de présenter que, puisque le fétichisme de
la marchandise est la forme idéologique socialement organisée
avec laquelle nous entrons en rapport avec les choses, le
primat de l’objet à partir duquel le sujet se constitue est celui
de la marchandise. Cependant, il est visiblement insuffisant de
s’en tenir à ce rapport que l’analyse marxiste a réussi à percer
comme un appauvrissement ontologique de notre rapport au
monde58. C’est dans cette critique du fétichisme de la
marchandise que nous pouvons voir comment s’opère cette
deuxième face du primat de l’objet. Il y a dans le concept de
marchandise un contenu qui fait abstraction de la teneur
chosale de ce qu’est réellement un produit qui se présente
comme marchandise ; cette teneur chosale ne cesse pas
d’exister pour la raison qu’elle n’est pas pensée dans le
concept. La présence du travail social qui gît derrière le
concept de marchandise fait pression sur ce même concept et
58
Karl Marx, Le capital, Paris, PUF, 1993, pp. 81-95.
59
détermine la contradiction dans laquelle est pris ce concept de
marchandise. Adorno dira à ce sujet que « chez Marx déjà
s’exprime la différence entre le primat de l’objet comme
quelque chose à produire de façon critique et sa caricature
dans ce qui est établi, sa distorsion due au caractère de la
marchandise59 » ; confirmant de nouveau que l’objectivité
désirée est supprimée car elle est pensée comme créée dans
l’abstraction subjective ; en elle est supprimée le moment de ce
qui permet l’objectivité et qui lui est néanmoins étranger, non
identique : la teneur chosale.
L’autonomie
Pour la conscience, l’aveuglement dans la pensée se
solde par une prétention d’autonomie : la pensée, à travers
l’expérience de l’objet, se donne à elle-même ses propres
normes pour le juger. Cette autonomie se présente, dans la
philosophie hégélienne, dans l’acte de création du concept qui
se fait à partir de la conscience qui est « d’un côté conscience
de l’objet, et d’un autre côté conscience de soi-même60 ».
Comme cela a été dit ci-dessus, l’objet diffère de la chose en ce
qu’il est la chose médiatisée par et dans la conscience.
Conscience de l’objet et conscience de soi-même sont deux
moments de la conscience d’un individu ; il y a donc, dans
cette pensée, primat du sujet qui se donne à lui-même son
objet. Si, dans la dialectique du sujet et de l’objet, les deux
pôles sont présentés comme étant sur le même plan, il n’en
reste pas moins que c’est le sujet qui est l’élément actif qui agit
sur l’objet. Cette autonomie du sujet qui est présente sous la
forme du primat du sujet est pensée à même la structure de la
logique chez Hegel qui « anticipe ainsi l’œuvre tout entière qui
veut mettre en évidence le primat du sujet dans son sens, c’està-dire de façon idéaliste61 ». Le primat du sujet dans l’acte
déterminé de la conscience est légitimé (onto)logiquement par
la forme de la subjectivité absolue et abstraite dans la
philosophie de Hegel. Ainsi, cette subjectivité qui semble
s’autonomiser dans l’expérience de la chose est, pour Adorno,
présupposée dès le départ. Une telle autonomie apparaît
comme conséquence logique de l’aveuglement qui la précède,
60
59
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 231.
60
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Tome I, Paris, Aubier, 1939, p. 74.
61
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 167.
mais ce qui est plus troublant c’est qu’elle trouve une source de
légitimation à l’extérieur de ce mouvement : dans l’ontologie.
Une telle autonomie, un tel primat de sujet, se trouve
réalisée historiquement dans la subjectivité bourgeoise qui se
réclame d’un individualisme abstrait et qui était le nouveau
sujet social naissant au temps de Hegel. L’autonomie de
l’individu bourgeois est une autonomie abstraite car elle vise à
penser les conditions de la réalisation de cet individu à
l’extérieur du cadre social qui le réalise concrètement et qui
limite toujours cette autonomie. C’est à Marcel Mauss que
nous devons une des expositions les plus intéressantes sur
l’autonomie du sujet moderne comme étant le résultat d’un
processus d’abstraction et d’aveuglement62. Marcel Mauss
montre que l’individu moderne est pensé à partir de la notion
juridique de la persona du droit romain. Dans le cadre du droit
romain, le statut de la persona est attribué à l’étranger, au
métèque, au sujet qui n’est pas assujetti par le même rapport
normatif que le lieu où il se trouve. Le statut de la persona est le
statut juridique de celui qui se trouve à l’extérieur de sa
communauté d’origine et auquel nous attribuons néanmoins
un statut propre à sa situation : le statut de l’étranger légitime.
Tout comme l’étymologie de « personne » le donne à penser63,
du statut de persona se dégage une certaine autonomie en ce
sens que celui qui est reconnu comme persona se montre selon
la détermination qui lui convient car il est libre de choisir son
cognomen, son surnom, qui est fondement de son identité
personnelle. La persona est autonome en ce sens très stricte
qu’elle se donne à elle-même son propre nom ce qui n’est pas
le cas du citoyen romain qui reçoit son nom, prénom et
surnom de la collectivité qui lui attribut. Le statut juridique de
la persona dans le droit romain se présente donc sous la forme
d’une abstraction qui se sait comme telle. C’est ce qui
changera dans le droit moderne où le statut de la personne
sera considéré comme une concrétude, la seule qui soit.
L’autonomie de l’individu moderne sera présentée à travers les
rapports de propriétés : la personne est propriétaire de son
corps, la personne se possède elle-même et est sa première
possession. Une telle autonomie est abstraite en ce qu’elle
62
Marcel Mauss. « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne
celle de “moi” », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1995, pp. 331-361.
63
Persona signifie, dans son origine Étrusque et empruntée du Grec prosopon,
le masque de l’acteur, le rôle.
61
considère comme une donnée ontologique la propriété. Or, la
propriété n’est pas une essence du sujet, elle est toujours
médiatisée, elle est un rapport socialement organisé. Comme
c’était le cas avec la marchandise qui s’aveugle sur son contenu
chosal à savoir les rapports sociaux de productions,
l’autonomie du sujet s’articule à partir du même aveuglement :
l’oubli de la communauté qui donne au sujet les conditions de
possibilités de pouvoir se subjectiver. Le sujet est constitué à
partir de la société, il n’est pas autonome a priori. La corrélation entre le sujet moderne et le primat du sujet dans la
philosophie hégélienne est brièvement synthétisée par Adorno
lorsqu’il affirme qu’« un tel subjectivisme philosophique
accompagne de façon idéologique, comme étant son fondement, l’émancipation du moi bourgeois64 ».
La prétention à une telle autonomie dans la pensée
comme dans sa réalisation historique dans le sujet bourgeois
constitue une hybris car les limites objectives de la pensée et du
sujet qui se dessinent dans la relation à la chose sont reléguées
à être déterminées subjectivement. Adorno présente très
clairement cette démesure dans la pensée lorsqu’il affirme :
« L’hybris consiste à vouloir que l’identité soit que la chose en
elle-même corresponde à son concept.65 » Le sujet autonome
se présente peu soucieux de la déterminité de la chose, il ne
désire que se l’approprier - en tant qu’il jouit lui-même du
monopole du sens qu’il donne à la chose - afin de la faire
sienne. Une telle prétention a pour conséquence la disparition
de toute altérité, de toute différence. C’est un malin génie celui
qui a présenté que l’identité était identité de l’identique et du
différent tout en étant conscient que pour le sujet pensant cette
différence a été produite à même la conscience de l’identité.
Ce qui est hétérogène n’est jamais présenté pour ce qu’il est, il
est toujours conçu pour soi. L’altérité de la chose importe peu
dans le processus de pensée qui chemine vers le savoir absolu,
car la possession du concept est suffisante.
Cette démesure trouve, elle aussi, son corrélat historique dans la négation des droits de possessions médiévaux pour
les remplacer par la notion de propriété moderne. Le droit de
possession est un droit qui se rapporte à des choses et qui est
construit à partir de la communauté pour y retourner en
créant des liens d’interdépendance des individus où la chose
62
64
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 231.
65
Ibid., p. 184
agit comme médiation. La propriété privée moderne est la
négation de la possession en ce qu’elle est le droit de nier
l’accès d’autrui à la chose. La propriété c’est aussi le droit de
soustraire la chose aux règles d’usage convenues. Encore une
fois, ce qui saute aux yeux c’est que c’est la même chose qui
disparaît : le contenu des rapports sociaux. La démesure de la
propriété privée se présente explicitement en ce qu’elle est
droit d’usus et d’abusus ; sortie de toutes déterminations
normatives, la chose qui est propriété exclusive d’un individu
peut se prêter à tous les usages, même celui de sa pure et
simple destruction. Il aurait été inconcevable pour un homme
médiéval de détruire le moulin communal qui était de
possession commune entre le seigneur et ses serfs en ce sens
que tous avaient des droits et des responsabilités à l’égard de
ce moulin. Or, il n’est pas inconcevable que le propriétaire
moderne d’un bien à usage collectif puisse décider de retirer à
autrui les droits qu’il avait en relation à ce bien. C’est
l’exemple classique que Marx souleva de la suppression du
droit seigneurial de la récolte du bois mort et qu’il dénonça
dans la Gazette rhénane. Qui plus est, il est possible également de
simplement détruire la chose ; cette possibilité est permise par
le droit. Ce que la propriété privée instaure comme démesure
est celle de plier le déploiement complet de rapports normatifs
aux caprices d’un individu qui n’a en aucun cas à se soucier
d’autrui car autrui n’est pour lui qu’un moyen pour sa propre
fin.
Dans sa philosophie pratique, Kant, qui avait vu juste
à maints égards, pose que la relation que nous devons avoir
avec autrui est celle de le considérer comme une fin en soi et
non un moyen pour soi. Cette grandeur de la philosophie
pratique kantienne qui n’eut jamais la possibilité de s’inscrire
dans sa philosophie théorique de la raison pure montre la
limite de sa pensée dualiste. Il est tout de même possible de
penser comment le penser identifiant et le capitalisme réalisent
ce moment non éthique qui consiste à reléguer autrui au rang
de moyen : c’est en tant que moyen que la différence peut
intégrer l’identité, en tant que fin, autrui se présente toujours
comme un non-identique. Comme nous l’indique également
Kant, l’absence de bien n’est pas un neutre, il est un mal qui a
des conséquences, il n’y a pas de moyens termes neutre66.
66
Emmanuel Kant, « La religion dans les limites de la simple raison », dans
Œuvres philosophiques. Tome III. Les derniers écrits, Paris, Gallimard, 1986, pp.
33-34.
63
L’aliénation de l’altérité dans la pensée n’est pas qu’une
absence de bien, elle prescrit l’aliénation réelle de toutes
différences avec la société bourgeoise.
Ce qui suit nécessairement de cette hybris, le fait
qu’autrui est toujours pour soi et non considérer comme
finalité en soi, est une violence, une domination illégitime du
sujet. Que le sujet soit propriétaire de la chose en ce qu’il est
propriétaire de sa signification en son concept ou qu’il soit
propriétaire de la chose juridiquement parlant, l’effet est le
même. En ce sens que, pour le sujet dans son identité à luimême, toute altérité est conçue comme un négatif qui doit
éventuellement être réintégré à l’identité. En ne respectant pas
la détermination singulière d’autrui, elle le réduit à une
identité conceptuelle qui fait de lui le résidu d’une différence :
un exemplaire. Une telle violence à l’altérité est un appauvrissement de son individualité irréductible. Le concept ne dit pas
ce qu’est une chose, il dit ce sous quoi une chose s’insère dans
les catégories du jugement du sujet67. L’identité réalisée n’est
pas celle de la chose et de son concept, mais celle du concept
et du sujet en tant qu’ils prennent place dans une totalité qui se
veut cohérente.
Un tel appauvrissement conceptuel, une telle domination se trouve, elle aussi, à avoir été réalisée historiquement
dans l’organisation du travail capitaliste pour qui le prolétaire
n’est qu’une force de travail. Son individualité est supprimée
au profit d’une identification dans la valeur de son travail ; il
n’est qu’un exemplaire, qu’une marchandise privée de toute
détermination humaine. Ce qui importe pour la production
capitaliste n’est pas un individu, c’est un volume d’énergie et
une capacité transformatrice.
Le corrélat du concept se trouve à être, dans la société
capitaliste, la valeur d’échange. La valeur d’échange ne dit pas
ce qu’est une chose, elle dit ce sous quoi une chose apparaît :
sa circulation marchande et sa fluidité. Tout comme le
concept qui est pensé selon l’unique critère de l’identité ; la
valeur marchande l’est selon l’échangeabilité. Par la valeur
d’échange, toute chose devient identique à une autre, car toute
chose à la possibilité d’être échangée une fois effectué le
67
64
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p.184.
sacrifice de sa singularité68. « L’identité de toutes les choses
entre elles se paie par l’impossibilité de chaque chose d’être
identique à elle-même.69 » Tel est le postulat que font Adorno
et Horkheimer en 1944 et qui décrit très bien comment
l’exacerbation du primat du sujet se solde par une liquidation
de l’affirmation d’une réelle subjectivité.
Tout comme le concept qui devient un moyen de réification de la subjectivité de la chose, du contenu historique et
social sédimenté en elle, afin que le sujet puisse en retour
instrumentaliser le monde pour sa propre fin, la valeur
d’échange devient une fausse sublimation de la différence en
ce qu’elle crée une médiocre égalité où ce qui distingue le
grain de riz de l’homme n’est qu’une question de quantité.
Alors que l’esclavagisme promulguait qu’un esclave valait tel
ou tel montant, il était implicite aussi que l’on ne reconnaissait
pas l’esclave comme libre et égal aux autres hommes. À ce
titre, aussi morbide que cela puisse paraître, l’esclavagisme
était moins hypocrite que le capitalisme qui affirme idéologiquement qu’on ne peut réduire un homme à sa valeur d’usage,
mais qui, dans le contractualisme - institution centrale du lien
social juridique dans la modernité -, est néanmoins réduit à sa
valeur d’échange. L’exemplification absurde d’une telle réalité
se trouve exposée dans les régimes d’assurances de santé et de
vie qui attribuent une valeur monétaire au corps humain.
Toute subjectivité se liquéfie, car tout rapport à l’objectivité à
partir duquel une telle subjectivité est possible a été depuis
longtemps oublié. Marx résume cette situation dans cette
géniale synthèse : « Tout ce qui était solide, bien établi, se
volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les
hommes sont forcés de considérer d’un œil détrompé la place
qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels.70 »
La visée de la totalité
Ayant sapé ce qui se trouvait sous ses pieds, ses propres conditions de possibilités, cette fausse autonomie qui est
étrangère à toutes limitations objectives doit, pour retrouver
68
L’expression de sacrifice ne saurait être ici que métaphorique car pour
que sacrifice il y ait, il faut que le sacrifice soit reconnu comme tel. Dans
son aveuglement, le sujet bourgeois ne reconnaît à autrui aucun sacrifice.
69
Adorno et Horkheimer, Dialectique… op. cit., 1974, p. 30.
70
Karl Marx, « Manifeste communiste », chap. dans Philosophie, Paris,
Gallimard, 1982, p. 403.
65
une justification objective, s’identifier à la totalité, et par là se
totaliser elle-même. C’est là le cœur de son caractère
idéologique. Cette totalisation se trouve chez Hegel dans la
figure du sujet connaissant qui s’identifie à l’esprit absolu pour
devenir le devenir lui-même. « Le sujet se connaissant luimême doit donc, selon la conception idéaliste, être pensé luimême comme identique à l’absolu; il doit être infini.71 » Une
telle identification de l’identité et de la totalité est ce que Hegel
proposait comme réconciliation. Évidemment, il serait absurde
de penser que Hegel, s’il pouvait sortir de son repos éternel,
accepterait de nommer réconciliée notre contemporanéité.
Nous ne pouvons cependant pas passer à côté de ce
qui a été réalisé comme totalité historiquement et qui partage
une inquiétante similarité avec ce qui était visé par Hegel. La
totalité réalisée dans le capitalisme est celle de la totalisation de
l’identité à partir du critère de la valeur d’échange qui devient
le lien médiatisant toute chose.
Comme il est possible de le voir, cette totalité, qui était
pour Hegel la réconciliation, ne peut aspirer à un tel titre ni
dans sa propre pensée, ni dans sa réalisation historique. Il
s’agit maintenant de voir comment nous ne sommes pas limité
à cette situation, comment dans ses propres contradictions se
donnent les traces d’une nouvelle Aufhebung.
La réconciliation comme utopie
Dans ce qui a précédé, j’ai présenté la raison pour laquelle le penser identifiant s’aveugle lui-même et, dans cet
aveuglement, de quelle manière il prétend se fonder lui-même.
Comment, par la suite, cette prétention à l’auto-fondation
justifie dans ce système le primat du sujet, son autonomie et
comment, de cette autonomie, il prétend viser la totalité en
supprimant l’altérité. Finalement, j’ai traité de quelle manière
cette suppression de l’altérité est pensée comme totalité de
l’identité et de la différence et comment cette différence est
une propriété du sujet et non pas quelque chose qui viendrait
limiter objectivement ce sujet. En parallèle de cette présentation, j’ai tenté de montrer comment ce mouvement s’était
réalisé historiquement. C’est probablement là, dans sa
71
66
Max Horkheimer, « Hegel et le problème de la métaphysique », chap.
dans Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, Paris, Payot, 1980, p.
139.
faiblesse, la plus grande force de Hegel, celle d’avoir pu
reproduire dans son système ce qui était en train de se
réaliser : l’avènement du capitalisme.
C’est un des plus étonnants mérites de Hegel que d’avoir tiré du concept ce caractère systématique de la société, bien
avant que celui-ci ait pu s’imposer dans la sphère de sa propre expérience à une Allemagne très en retard dans son développement social. Le monde unifié dans la « production »
par le travail social suivant la relation d’échange dépend
dans tous ces moments des conditions sociales de sa production et, dans cette mesure, réalise effectivement le primat du
tout sur les parties ; en cela, l’impuissance désespérée de
chaque individu vérifie aujourd’hui la pensée hégélienne du
système dans tous ces excès. Le culte même de la production n’est pas seulement une idéologie de l’homme maître
de la nature, d’une autonomie sans limites. Il laisse voir que
le rapport universel d’échange, dans lequel tout ce qui est
n’est qu’un être pour autre chose, se trouve sous la domination de ceux qui disposent de la production sociale ; cette
domination est adorée philosophiquement. Et justement,
l’être pour autrui, fondement juridique officiel de l’existence
de toutes les marchandises, n’est qu’un corollaire de la production. Même le monde dans lequel n’existe rien seulement pour soi est aussi le monde de l’activité productrice
effrénée, oublieuse de sa destination humaine. Cette faculté
qu’a la production de s’oublier elle-même, le principe
d’expansion insatiable et destructeur de la société
d’échange, se reflète dans la métaphysique hégélienne. Elle
décrit, non dans des aperçus historiques, mais essentiellement, ce qu’est le monde authentiquement, sans pour autant s’en laisser accroire par la question de l’authenticité. La
société civile est une totalité d’antagonismes. Elle ne se
maintient en vie qu’à travers ses antagonismes ; elle ne saurait les aplanir.72
Par cette longue citation qui peut-être comprise en
vertu de ce qui a été exposé plus tôt, il est possible de mieux
comprendre la situation dans laquelle nous sommes : Hegel est
vrai et faux à la fois. Il est vrai en ce sens que sa théorie du
système est adéquate à ce qui a été réalisé historiquement et en
ce sens Hegel est un singulier allié théorique pour interpréter
la totalité capitaliste. Cependant, Hegel dit faux lorsque qu’il
présente cette totalité comme étant une transcendance
absolue, comme une positivité accomplie, comme une
réconciliation, comme la réalisation de la raison. La totalité
72
Theodor Adorno, Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 2003, p. 35.
67
présentée par Hegel est une totalité fausse en ce qu’elle est
idéologique : en elle est perdu son contenu concret et les
conditions de possibilités pour qu’il puisse s’exprimer.
Ce n’est pas parce que le sujet connaissant visant
l’identité de l’identique et du différent trouve son parallèle
historique dans le sujet bourgeois que la philosophie s’est
réalisée. Dans un monde où ceux qui sont sans possession sont
privés de la possibilité d’être identique à eux-mêmes en ce
qu’ils sont des exemplaire interchangeable dans l’organisation
sociale du travail, seul celui qui n’est pas aliéné par ce travail,
car il n’y est pas soumis, peut peut-être postulé au titre de
« subjectivité » au sens où l’entendent les philosophies du sujet.
Comprendre que la réalisation d’une telle subjectivité est
rendue possible par la violence, l’aliénation et la réification
empêche de penser cette réalité comme une totalité positive,
une réconciliation.
L’erreur de Hegel est de confondre la totalité naissante
du capitaliste avec la totalité réalisée de la raison. Cette erreur
a été soulignée maintes fois par les jeunes hégéliens de gauche
qui reprenaient Hegel contre lui-même - comme Adorno le
fera - en démontrant l’effectivité de l’irrationnel et la non
effectivité du rationnel. Loin de n’être qu’une erreur théorique, le système philosophique de Hegel, se trouve être une
erreur sur un autre plan : elle se présente comme idéologie car
elle est ultimement une justification de ce qui a lieu.
Selon Adorno, la tâche qui incombe maintenant à la
philosophie est de faire penser la pensée contre elle-même en
ce sens que la pensée ne doit plus se limiter à l’horizon de
l’identité en même temps qu’elle doit se limiter en cessant de
viser la réalisation d’une totalité. La possibilité d’une réconciliation doit être pensée comme une réalité où la coexistence
des différences ne génère pas de tensions qui mettent en
danger l’existence de ces différences. À ce titre, une société
réconciliée ne peut se prétendre être une objectivité où tous les
antagonismes auraient été éliminés, et ce de manière
potentiellement arbitraire, mais elle doit au contraire
prétendre à sa réalisation subjective73 où les moments de
contradictions n’apparaissent pas comme menaçant sa propre
existence et que la volonté d’éliminer la contradiction ne se
73
68
Theodor Adorno, « Introduction », chap. dans Theodor Adorno et Karl
Popper, De Vienne à Francfort : la querelle allemande des sciences sociales,
Bruxelles, Complexe, 1979, p. 16.
confonde plus avec un processus de forclusion, de camouflage
profond, de ce qui fait naître cette contradiction. Par contre,
de ce qu’il pourrait en être de cette réconciliation ne peut
s’exprimer dans des formulations positives que sous la forme
d’une espérance générale, et par là insuffisante. Comme
l’affirme très justement Adorno : « Ce qui pourrait être
différent n’a pas encore commencé. Cela affecte toutes les
déterminations singulières.74 » Nous sommes donc condamnés
à penser sous la forme négative la sortie de la négativité.
C’est par cette nécessité de penser de manière négative la négativité que la philosophie adornienne se consacre
surtout à formuler une pensée du diagnostic. Concrètement
parlant, la philosophie d’Adorno vise une double tâche
théorique : nommer la contradiction et conceptualiser la
négativité opérante dans la société afin de pouvoir conjurer le
mal et de guérir par le concept la douleur que celui-ci a
imposé au monde.
La conceptualisation de la négativité se présente
comme conceptualisation de ce qui n’est pas identique à cette
totalité fausse, l’existence non-identique n’est ni une existence
positive ou négative a priori. Le non-identique s’exprime dans
la contradiction, il indique que quelque chose ne cadre pas
dans ce système qui se présente comme totalité. À chaque fois
que cette contradiction est vécue par un sujet sous la forme de
la souffrance ce sont à la fois la totalité et la positivité de
l’identité qui sont ainsi potentiellement remises en question.
« Le moment corporel annonce à la connaissance que la
souffrance ne doit pas être, que cela doit changer.75 » Vouloir donner
un contenu théorique à ce qui n’est pas pensé, c’est déjà
s’ouvrir à une altérité à laquelle le système clos ne donnait pas
le droit de cité. C’est en ce sens qu’Adorno dira que « le besoin
de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité.
Car la souffrance est une objectivité qui pèse sur le sujet ; ce
qu’il éprouve comme ce qui lui est le plus subjectif, son
expression médiatisée subjectivement. » C’est parce que le
sujet est formé à partir d’une totalité sociale elle-même
objective et réifiée que son expérience subjective a un contenu
objectif.
74
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 179.
75
Ibid., p. 247. (Je souligne)
69
Le fait que la contradiction s’exprime, chez Adorno,
non pas de manière logique, mais sous le terme de la
souffrance, indique une rupture importante face à la philosophie. La souffrance se joue à un niveau pré-philosophique, à
un niveau plus ou moins indistinct entre le somatique et le
psychique. « Dans la dimension du plaisir et du déplaisir,
quelque chose de corporel les investit. Toute douleur et toute
négativité, moteur de la pensée dialectique, sont la figure
médiatisée de façon multiple et parfois devenue méconnaissable du physique, de même que tout bonheur vise à
l’accomplissement sensible et gagne son objectivité en elle.76 »
Ce qui est important, c’est que ce niveau somatique ne laisse
pas la pensée tranquille, elle l’interpelle en tous ces moments et
c’est là toute l’importance du non-identique chez Adorno. La
pensée ne se dirige pas par elle-même vers un objet, c’est
quelque chose d’autre qui l’y amène. Ce quelque chose peut
lui-même être pensé, mais en aucun cas sa conceptualisation
pourra se targuer de s’émanciper de ce quelque chose.
C’est ce qu’indique la pensée du primat de l’objet qui
est introduite dans sa pensée justement pour éviter une
forclusion de ce qui est externe à la subjectivité. Dans le
primat de l’objet, Adorno présente l’importance de considérer
un moment de passivité dans la pensée ; moment où le sujet
prend conscience de la détermination chosale, de la subjectivité de la chose, de la contradiction effective. Ce moment de
passivité rompt avec l’aveuglement dont ont été victimes les
philosophies moderne du sujet, mais la passivité et l’activité de
la pensée ne peuvent pas être séparées en tant que tel. « La
passivité se niche au cœur de ce qui est actif77 », mais ce qui est
actif est à la fois la pensée et la non-pensée. L’intégration du
moment de la passivité est donc central dans l’élaboration
d’une pensée qui vise à s’ouvrir à l’altérité sans la réduire à des
déterminations logiques préétablies : dans la passivité c’est ce
qui est non-identique à la pensée qui indique ce qui est à
penser, le moment de passivité introduit un moment de respect
où ce qui se donne, se donne pour ce qu’il est et non pas pour
ce que le sujet désire qu’il soit.
Une conceptualisation philosophique comme celle du
primat de l’objet interpelle nécessairement à faire sortir le
70
76
Ibid., p. 246.
77
Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles… op.
cit., 2003, p. 159.
penser de l’éther idéaliste afin d’établir une position matérialiste. Le passage au matérialisme est ce qui marque, selon
Adorno, la tentative de la philosophie à accepter en son cœur
même un élément hétérogène qui éliminerait la tentation
d’hypostasier un des moments du processus de penser comme
il éliminerait la prétention de penser la vérité sous la forme de
l’identité, de l’adequatio. « Une pensée qui accepte de voir que
fait partie de son propre sens quelque chose qui n’est pas de la
pensée, fait sauter la logique de la non-contradiction. Sa prison
a des fenêtres.78 »
S’il est impossible de mettre de côté la chose, la pensée
dialectique matérialiste ne peut également se débarrasser du
moment du sujet singulier. Le sujet est un moment fondamental pour la pensée matérialiste car c’est toujours un sujet
corporel vivant qui fait l’expérience de la teneur chosale sans
laquelle il n’y aurait ni pensée ni concept. Dans cette relation,
ni l’objet ni le sujet ne peuvent être hypostasié ni oublié sans
faire en même temps tomber l’édifice fragile de la raison.
Or, en quoi une pensée dialectique matérialiste,
comme celle que propose, Adorno peut-elle espérer réaliser
une réconciliation? En quoi corrige-t-elle les erreurs et les
excès de l’idéalisme duquel elle est l’héritière. C’est en ce que
la position matérialiste se fonde sur le concept « inconceptualisable » de matière, de la hyle, qui se présente depuis
les Grecs sous une forme problématique. Le concept de
matière, dans la philosophie aristotélicienne se présente dans
une tension inéludable : la matière est un pur indéterminé,
cette absence de détermination la fait balancer - pour la
conscience grecque - dans le non-être. En même temps, la
matière est le substrat de tout ce qui est en ce qu’elle est ce qui
est informé par les eidos. La matière se présente donc dans la
philosophie aristotélicienne comme une possibilité selon la
traduction du terme polysémantique de dynamis. En ce qu’elle
est indéterminée et changeante, la matière impose à la pensée
que soit constamment refaite l’expérience de la chose ; dans la
pensée matérialiste, la conscience ne connaît pas de repos.
Adorno refuse ici de vouloir concilier Parménide et
Héraclite comme le désirait autrefois Hegel. Ce refus est
simple en apparence : il refuse l’idée parménidienne d’une
stabilité de la vérité en ce qu’il refuse l’idée d’une noosphère
78
Adorno dans Adorno et Popper, De Vienne à Francfort… op. cit., 1979, p. 25.
71
transcendantale qui déterminerait a priori le contenu de vérité
de l’ici-bas. « Il n’est plus possible d’affirmer que l’immuable
est vérité et que le mû, l’éphémère est apparence, c’est-à-dire
l’indifférence réciproque du temporel et des idées éternelles79 », il nous échoit donc de penser tout contenu de vérité en
fonction de l’expérience, sans pour autant se limiter à elle. Si la
vérité n’était que l’aboutissement d’une activité classificatrice
des datas, comme le prétend le positivisme, la vérité serait
avilie car elle ne « comptabiliserait » que ce qui est sans se
questionner sur ce qui devrait être, ce qui pourrait être. Ainsi,
Adorno désire tout de même préserver le moment spéculatif
dans la raison : « Les Idées vivent dans les cavernes qui
existent entre ce que les choses prétendent à être et ce qu’elles
sont.80 » Une telle capacité spéculative vise à se détacher
sommairement des datas sensibles afin de voir dans quelle
mesure ils peuvent être réaménagés à l’intérieur de constellations différentes, dans des constellations moins douloureuses.
La capacité spéculative de la pensée ne se détourne pas de
l’objet, elle intègre en elle ses possibilités réprimées par le
système qui les délimite. Adorno conçoit que la limitation du
possible qui a cour dans la totalité capitaliste a une origine
métaphysique qu’il s’agit de critiquer. La métaphysique nous
enseigne qu’au-delà de la possibilité réelle, il n’y a qu’une
possibilité formelle qui est conçue comme la conformité au
principe de non-contradiction ; c’est une possibilité abstraite
vide de contenu. Le discours métaphysique enseigne qu’il y a
une frontière nette entre le possible réel qui est celui qui est
appelé à s’actualiser81 et le possible formel. Or, une telle
frontière est une aberration devant l’histoire récente :
Auschwitz est un possible qui n’aurait jamais dû s’actualiser ;
tout comme bien des possibilités d’émancipation sont rejetées
du revers de la main comme étant des impossibles. En sortant
de la métaphysique traditionnelle, Adorno pose que la
frontière se situe plutôt entre ce qui nous apparaît possible et
ce que nous pouvons encore penser comme possibilité, cette
frontière devient ainsi poreuse et floue. La spéculation
comprise en ce sens n’est pas un égarement subjectif de la
conscience, mais bien au contraire une plus grande conscience
de la détermination chosale de l’objet.
72
79
Adorno, Dialectique… op. cit., 2003, p. 437.
80
Ibid., p. 185.
81
Aristote, « De l’interprétation », dans Organon I et II, Paris, Vrin, 2008,
[19a 7-22] pp. 112-113.
C’est en une telle possibilité spéculative que se dresse
la possibilité de l’utopie négative, celle de redéfinir notre
rapport au monde dans la possibilité de conjurer constamment
le moment du négatif en y réorganisant notre rapport aux
choses et par-delà notre rapport au monde. Dans la spéculation apparaissent de nouvelles possibilités qui étaient auparavant des taches aveugles résultant de la totalité réifiée dans
laquelle se déroule notre existence. L’impression que nous
avons lorsqu’en baissant les bras nous déclarons que tout est
joué est une impression issue du même regard que celui qui se
réjouie de ce qui est actuel : la vérité est à chercher dans la
négation déterminée de cette impotentialité idéologiquement
transmise, elle se trouve non pas dans ce qui n’est pas au sens
d’un non-être, la réalisation de la raison est bien plus à
chercher dans ce qui a été mutilé avec l’histoire. À ce sujet,
Adorno fait montre d’une très grande sensibilité lorsqu’il
affirme que « ce qui oblige à la philosophie, son bonheur, c’est
le fait que même la pensée désespérée porte en elle un peu de
la certitude de ce qui fut pensé, trace ultime de la preuve
ontologique, et si possible de ce qu’il y a en elle
d’ineffaçable82 ». C’est au désespéré, à celui qui ne peut
trouver secours dans aucune des possibilités présentées à lui à
partir du cadre social, qu’est donnée la possibilité de redéfinir
le possible ; c’est en ce sens que l’espoir nous est donné par les
désespérés.
Comme il a été question un peu plus tôt de la métaphysique, permettez-moi seulement une remarque. Adorno
opte pour une position matérialiste. Cela l’amène à élaborer
une critique acerbe de la métaphysique. Cependant il ne faut
pas penser qu’il rejette l’idée d’une métaphysique. Pour le dire
de manière trop laconique, Adorno rejette l’idée d’une
primauté d’un en-soi transcendantal qui déterminerait ce
qu’est la vérité dans l’ici-bas, mais il ne rejette pas toute
transcendance. Dans ses cours sur la métaphysique, Adorno
présente la spéculation comme étant ce qu’il conserve de la
transcendance, de la métaphysique : « Bien qu’empêtrée, bien
qu’enfermée dans la maison de verre de notre constitution et
de notre langage, la philosophie a la propriété singulière d’être
toujours à nouveau capable de penser au-delà d’elle-même,
au-delà de cette limitation, de penser à travers les murs de
cette maison de verre. Cette possibilité de penser au-delà
82
Adorno, « Notes sur la pensée philosophique », chap. dans Modèles… op.
cit., 2003, p. 165.
73
d’elle-même, dans l’Ouvert, c’est très précisément la métaphysique.83 » La métaphysique adornienne est peut-être minimaliste comme le propose David84, mais telle est la forme que
prend toute la pensée d’Adorno ; elle est déflationniste en ce
qu’elle vise d’abord et avant tout à éviter la démesure d’une
pensée qui spécule sans s’en remettre à la détermination
chosale.
Pour revenir à la problématique de l’utopisme, il peut
sembler qu’Adorno présente un utopisme où la négation
déterminée de la négativité soit ce qui permet d’ouvrir le
champ du possible sans toutefois nous indiquer ce qu’on
pourrait attendre d’une telle ouverture. Cette impression est
exacte et je ne crois pas exagérer si j’affirme qu’Adorno luimême ne savait pas ce qui se dessinait au-delà de cet horizon.
S’ouvrir au non-conceptuel, au non-identique, c’est d’une
certaine manière s’ouvrir à une éthique du faible qui, au lieu
d’affirmer compulsivement, se contente de pointer en une
direction - celle de l’espoir. Éthique du faible qui cependant
redouble d’ardeur et de force devant l’injustice qui elle est
facilement identifiable parce qu’elle est ce qui a lieu.
En ce sens, la réalisation de la raison dans l’histoire
prend chez Adorno une toute autre forme que chez Hegel.
« L’histoire ne serait plus, selon ma conception, le lieu d’où les
Idées s’élèvent, se détachent de manière autonome pour
disparaître de nouveau, mais les images historiques seraient
elles-mêmes pour ainsi dire des Idées, dont la connexion
constituerait de manière non intentionnelle la vérité, au lieu
que la vérité advienne dans l’histoire comme intention.85 » En
refusant la position du système, Adorno, contrairement à
Hegel, ne désire pas réaliser une sortie de la contingence pour
entrer dans la nécessité. Une telle volonté est une tyrannie de
la pensée qui vise à déterminer a priori ce qui est et ce qui doit
être. En ayant sabré de sa philosophie tout ce qui n’était pas
sublunaire, la position d’Adorno s’ouvre à la nécessité de la
contingence de l’existence humaine, pour le formuler de façon
paradoxale.
74
83
Adorno, Métaphysique… op. cit., 2006, p. 112.
84
David dans Ibid., pp. 7-28.
85
Theodor Adorno, L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, Rue d’Ulm,
2008, p. 21.
En regard de ce qui a été formulé, je crois qu’il est
maintenant possible de mieux comprendre ce qui gît derrière
les formulations de la réconciliation comme « jeu des
différences », « différences communicantes », « état de la
différence sans domination ». La différence entre la chose et le
concept qui l’exprime n’étant plus muette, il y a désormais un
espace de possibilité qui en est dégagé. Vouloir conceptualiser
cette ouverture en tant qu’ouverture, et non pas l’enfermer
dans une fixité déterminée, c’est ce dont est capable une
pensée qui pense contre elle-même en ce qu’elle pense au-delà
de l’impulsion qui l’a fait naître. Je pense qu’est désormais
compréhensible en quoi cette réconciliation en est vraiment
une, en ce qu’elle ne vise pas à aplanir le particulier sous
l’universel, ni de nier l’idée d’un universel, mais qu’elle
cherche à dire ce qu’il en est de l’état des choses comme de ce
qu’il pourrait en être. Elle ne vise pas non plus à hypostasier
un des termes de la relation épistémologique pour en faire un
absolu ; la réconciliation n’est pas la volonté de figer toute
chose dans une place qui leur serait préétablie. La réconciliation est le travail continu de penser un espace où ce qui n’est
pas conforme à la totalité sociale puisse s’insérer dans cette
dernière et par là lui faire abandonner son caractère totalisant
et réifiant. Cette réconciliation ne peut pas être pensée sous le
motif fermé de la téléologie bien qu’elle possède une visée
téléologique, mais cette visée n’est jamais remplie car elle
s’ouvre toujours sur une indétermination conceptuelle qui
réanime la pulsion de la pensée. Cette réconciliation est donc
un utopisme en ce que, de son mouvement, sont dégagées des
potentialités qui s’expriment négativement sous la forme de
constellations remaniables. La réconciliation est dialectique et
non une sortie de celle-ci.
75
De la réification à la reconnaissance.
Une critique de la théorie de la réification
chez Axel Honneth
Éric Martin
Axel Honneth, héritier de Jürgen Habermas et de
l’École de Francfort, a récemment publié un ouvrage sur la
question de la réification des rapports sociaux. Dans La
réification : Petit traité de Théorie critique 86, Honneth remet « au
goût du jour » le concept de réification popularisé par Georg
Lukács dans les années 1920, en l’abordant du point de vue de
la « théorie de la reconnaissance ». Or, ce petit bouquin, dont
on sent qu’il a été ficelé rapidement, réduit la riche conception
du fétichisme marchand chez Lukács en la ramenant sur le
terrain de l’intersubjectivité affective, la dépouillant de ses
ressorts les plus puissants. L’entreprise est, pour le moins,
navrante.
Le cas Honneth s’avère intéressant dans la mesure où
il est symptomatique d’une dérive plus générale de la
théorique critique qui, en larguant ses bases dialectiques et
ontologiques, c’est-à-dire son héritage hégélien, a dû se replier
sur une posture de plus en plus intersubjectiviste et naturaliste.
Cette approche ne trouve plus aucun fondement normatif
objectif qui transcenderait les individualités et permettrait de
juger de l’évolution des sociétés, le seul « fondement » de la
socialité se trouvant pour elle dans l’affectivité ou l’amour
86
Axel Honneth, La réification. Petit traité de Théorie critique, Gallimard, Paris,
2007.
innés qui sont censés fonder l’intersubjectivité et la reconnaissance mutuelle.
Cela, on l’admettra, est loin d’être « révolutionnaire »
si l’on considère la tendance du capitalisme avancé à organiser
la société sur la base de l’hédonisme et du désir débridé. En
identifiant la liberté du sujet à la « poursuite du bonheur », ce
qui passerait par l’acceptation résignée ou l’investissement
complaisant de ses pulsions, Honneth adopte une conception
naturaliste en rupture avec l’idée d’autonomie rationnelle
fondatrice de l’idéalisme allemand (Kant-Hegel). Celle-ci
supposait qu’un sujet soit capable de se tenir dans une posture
réflexive vis-à-vis de lui-même et non pas dans une posture
totalement déterminée par ses « besoins » naturalisés ou son
« identité » naturelle. On pose ainsi un sujet a priori qui
s’engage dans un mouvement pragmatique de re-connaissance
de l’autre et de re-totalisation a posteriori, oubliant que l’espace
du rapport où s’effectue le travail de la médiation précède la
constitution de ces sujets. À trop penser l’impulsion de désir
qui anime le sujet individuel, on oublie que l’Amour est toujours
déjà quelque chose qui dépend de son enracinement a priori
dans le commun et ne s’objective comme incarnation
commune de deux ou plusieurs subjectivités qu’en retrouvant
le commun dont ces subjectivités semblaient s’être déracinées.
L’Amour ne saurait ainsi être réduit à quelque disposition instinctuelle à aller vers l’Autre, tant il n’existe que lorsque
la liberté embrasse la contrainte qui se présente initialement
comme l’Autre d’elle-même, puis comme communauté,
sachant que cette dernière est, au fond, première, c’est-à-dire
substrat de toute rencontre. Les formes communes sont
essentiellement87 la nécessité objectivée que retrouvent
l’Amour et la Liberté dès lors qu’elles trouvent leur contenu :
l’Esprit objectif.
Or, la théorie critique contemporaine, en réduisant la
réification à un « oubli » de l’humanité de l’Autre, participe
87
78
« Essentiellement » ne veut pas dire « réellement » ou « effectivement » :
elles sont là à la fois comme être-là imparfait et comme réconciliation in
pontentia de la liberté et du monde, ce qui n’exclut aucunement la praxis,
mais l’appelle plutôt. Un certain mécanisme marxiste n’a pas mieux fait
ici qu’un certain idéalisme naïf. Qu’il soit dit que je ne prêche pas
l’attentisme et le stoïcisme non plus! Seulement, il faut dire que nous
n’avons pas d’autre monde que celui-ci (dixit Freitag), et que si la liberté
est pensable, c’est uniquement à partir de lui.
elle-même d’un oubli plus général de ces formes, oubli qu’on
pourrait appeler « aliénation originelle du social88 ». La théorie
critique en est ici réduite à penser la réification comme mépris
entre des sujets qui ne se reconnaîtraient pas l’un l’autre
précisément parce qu’elle ne pense plus la chosification comme
un résultat de la marchandisation capitaliste, c’est-à-dire
comme aliénation de sujets qui font partie d’une totalité
(l’ensemble des rapports de production, la société), mais à qui
est refusée et occultée la conscience d’être à l’origine de ces
mêmes rapports de production.
On admettra que cela est assez problématique dans un
contexte où, précisément, le capitalisme tend à dépolitiser et à
naturaliser l’ordre social, c’est-à-dire à soustraire l’organisation
des rapports sociaux de production à toute critique normative
en les présentant comme éternels. Ce n’est ainsi pas la forme
des relations sociales de production qui poserait problème,
mais seulement la capacité ou l’incapacité des sujets à
reconnaître l’autre comme alter ego dans chaque relation
particulière. La « théorie critique » procède ainsi au recyclage
de la réification lukácsienne pour la dépouiller de ses
principaux attributs révolutionnaires.
Quand la pensée dite « critique » part de prémisses
ontologiques et catégorielles identiques au capital, refusant de
juger normativement l’évolution des sociétés pour se replier
sur les relations interhumaines et communicationnelles, fusse
pour y dégager une sorte d’empathie ontologique qu’auraient
naturellement les êtres humains entre eux, elle consacre
l’aliénation des individus vis-à-vis d’une totalité désormais
irréfléchie et abandonnée à l’irrationalité des « puissances
aveugles » qui meuvent l’économie et la technique. L’ordre
devient un impensé. Le pauvre Lukács se retourne sans doute
dans sa bière.
Lukács et la réification
Pour Lukács, la conséquence principale de la réification est de cacher aux producteurs du monde humain le fait
qu’ils sont ultimement les auteurs des formes qu’ils habitent.
Initialement, le concept de réification désignait le fait de
considérer les rapports aux autres, avec nature et avec le soi
comme des rapports avec des « choses ». Cette analyse est
88
L’expression est de Remi de Villeneuve.
79
influencée par le concept du « fétichisme de la marchandise »
chez Marx, qui décrit les rapports sociaux de production
comme étant médiatisés par une idéologie qui naturalise la
forme des rapports marchands et qui l’étend à l’ensemble des
secteurs de la société.
L’organisation de la société se présente ainsi comme
un ordre apolitique et anhistorique, un ensemble de lois
objectives régissant l’économie et auxquelles les sujets
devraient s’adapter. De même, les marchandises produites par
les individus se retournent en quelque sorte « contre eux » :
dépossédés du produit de leur travail, ils n’accèdent à la
consommation qu’à travers la vente de leur force de travail en
contrepartie d’un salaire qui leur permet d’acheter des
marchandises qu’ils n’ont pas faites. Toute la structure qui
organise les échanges économiques leur est ainsi cachée.
Le sujet historique qui fait le monde, dans la lecture
très fichtéenne de Lukács (aussi proche du principe verum factum
de Vico qui veut que l’on ne puisse connaître l’ordre social que
parce que l’homme l’a produit) se voit, à cause de la réification, dans l’incapacité de se représenter comme étant ce sujet
producteur du monde, et de sorte, engagé vis-à-vis du monde
comme envers une puissance qui lui serait totalement
extérieure.
Que les théories constructivistes en viennent à reconnaître ensuite - Eurêka! - que le « social est un construit
social » (sic!) ne règle pas grand-chose, dans la mesure où cette
construction ne se voit reconnaître aucune unité sensée, dans
son ordre et son pouvoir, autre que celle d’une configuration
arbitraire et permutable à l’infini. Ce qu’il faut dire, c’est que,
bien que le monde matériel humain non naturel soit une
« production subjective », le sujet qui la fait flotte « au-dessus
des subjectivités empiriques89 » ; c’est le rapport social de
production lui-même en tant qu’il est mis en forme symboliquement par des médiations objectives, effectives qui renvoient
elles-mêmes à une nécessité.
Dans ces formes tiennent les conditions d’existence de
la volonté libre, et elles ne sont contingentes que dans la
mesure où elles pourraient bien ne pas recommencer, c’est-à89
80
Jean-François Kervégan, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’Esprit Objectif, Paris,
Vrin, 2007, p. 56.
dire qu’elles sont fragiles et pourraient disparaître90. Cette
totalité est également contradictoire dans la mesure où elle est
traversée par la domination dont l’un des principaux traits est
ou bien d’être dogmatique (c’est-à-dire refuser la médiation
nécessaire de la conscience, l’ordre étant posé comme pure
nécessité objective extérieure), ou bien d’être ontologiquement
désenchantée (c’est-à-dire refuser toute limite qui ne correspond pas aux catégories de la puissance, de la création, de
l’innovation, de la production au nom d’un désarroi doublé de
relativisme)91.
Lorsqu’on nie l’existence a priori de la totalité, la société s’avère incapable de trouver son fondement dans quelque
contenu normatif. C’est ainsi la société elle-même qui se fond
dans le décor jusqu’à se confondre avec un espace vide et
désymbolisé où les relations sociales de production pourraient
construire des « construits » à volonté. Reste à savoir quelle
prétention gagnera le concours perspectiviste. Le politique,
quant à lui, n’a d’autre choix que de se réduire de plus en plus
à un processus axiologiquement neutre de gestion procédurale
check and balance des différentes prétentions valorielles privatisées.
La théorie critique contemporaine se situe catégoriellement au même endroit, puisque son affect anti-institutionnel
et son anti-fondationnalisme l’amènent à un repli
« psychologiste-affectiviste » dans l’ordre du microsocial. Elle
doit ensuite reconstruire pragmatiquement l’intersubjectivité à
partir de la fiction de ce point de départ en apparence immédiat.
En niant ainsi l’antériorité de la totalité, la théorie critique contemporaine se prive de la capacité de comprendre et
de dépasser le fétichisme marchand. En effet, le concept de
« réification » revu par Axel Honneth ne porte plus de charge
critique vis-à-vis de l’ordre capitaliste, mais désigne seulement
l’envers de la reconnaissance intersubjective, c’est-à-dire
« l’oubli » du respect de l’autre, ou encore le « mépris ». On
90
Voir Rémi de Villeneuve, « L’Archie », Société, no 27, automne 2007, pp.
19-25.
91
Dans les deux cas, on retrouve le fétichisme qui empêche de penser la
relation dialectique entre production et reproduction réfléchies du
monde, au profit d’une réification de l’ordre ou de la puissance de le faire
et de le défaire. Se trouve systématiquement évacué le terme tiers qui
rattache en partie cet ordre.
81
réifie quand on ne reconnaît plus l’autre comme un autre
humain. Point final.
Cette éviction du rapport à la totalité et à la transformation de la société s’avère symptomatique d’un recul de la
théorie dite « critique » après que les pensées marxistes et
hégéliennes qui étaient à son fondement aient été discréditées
à partir des exemples catastrophiques de ce qu’on a appelé le
« socialisme réel », c’est-à-dire, le plus souvent, le totalitarisme
stalinien. C’est toute l’histoire de la philosophie occidentale
qui est mise en lumière : d’un côté, le rejet total d’Hegel/Marx
et de l’autre une tentative de s’y raccrocher malgré tout dans
une lecture subjectiviste, réductrice et dépouillée de tout
rapport à la totalité.
Ainsi, paradoxalement, la théorie critique devenue
trop modeste chez Honneth, abandonne l’organisation de la
société au capital et à la technique, participant à travers ces
concessions, voire même ces démissions, à un refoulement
ontologique qui le rend dès lors incapable de développer une
théorie normative des institutions et de la société.
La posture initiale de Georg Lukács supposait, puisqu’on critiquait la forme « fausse » de l’organisation des
rapports sociaux, qu’il se trouvait quelque part l’idéal d’une
praxis « bonne », qui nous échappait et qu’il fallait travailler à
rejoindre à travers le dévoilement du caractère arbitraire des
formes sociales, toujours antérieures à la constitution du soi,
mais imparfaites dans leur état présent parce que voilées par la
chosification, et donc inauthentiques, répressives et non libres.
A contrario, la « théorie de la reconnaissance » prend
ses fondements de manière sélective chez le jeune Hegel, celui
de la première philosophie du droit d’Iéna, de la Realphilosophie,
du premier « système de la vie éthique », le tout à partir d’une
perspective communicationnelle héritée d’Habermas. On a
beau chercher à la dépasser, catégoriellement, la pomme ne
tombe pas très loin de l’arbre. C’est une façon de recycler
Hegel chez Habermas-Honneth, et non l’inverse.
En effet, pour Honneth l’approche de Habermas laissait de côté les conditions nécessaires à ce que les sujets
puissent s’engager dans le dialogue ouvert, c’est-à-dire leur
nécessaire reconnaissance respective. Honneth essaie donc de
penser les modalités à travers lesquelles se constituent le
rapport intersubjectif et les bases interhumaines sur lesquelles
peut s’appuyer la communication. Il insère donc avant
82
l’intersubjectivité communicationnelle l’exigence d’une
reconnaissance respective des personnes qui vont s’engager
dans ce rapport, exigence qui prend racine dans une disposition affective innée vis-à-vis de l’autre.
Son approche délaisse ainsi le lieu de la totalité et liquide tout le contenu social propre à l’approche de Lukács.
Elle reconstruit les catégories juridiques et la société « à partir
d’en-bas », escamotant par là l’histoire et niant l’existence d’un
sens et d’une nécessité qui transcenderait les individus et les
logiques intersubjectives, et qui serait transmis à travers la
permanence des institutions, comprises comme aboutissement
d’un processus ontogénétique de développement et de
différenciation de l’Être dont ces formes reproduisent l’Idée
tout en l’enracinant dans la pratique concrète.
Elle ne pense pas la société comme totalité synthétique
existant a priori. Elle refuse ainsi de se situer dans le lieu même
où pourrait être retrouvé un critère à l’aune duquel on
pourrait juger de l’évolution des sociétés sur une base
normative en se rapportant à la connaissance des formes qui
font l’humain et la société, connaissance qui se tient dans la
résilience de l’être-advenu tout autant que dans l’espace de
liberté critique qui a été et doit encore être ménagé en son
sein. C’est donc à la fois toute ontologie, de même que le lieu
même de la totalité dans lequel serait transmise cette ontologie
sous forme de sens in-formant la société, qui sont ici oblitérés92.
Sur cet abandon de toute ontologie, on peut citer
Honneth : « Il n’est pas certain que nous puissions encore
aujourd’hui nous exprimer comme si les objections contre une
certaine forme de vie pouvaient trouver leurs fondements dans
une ontologie sociale.93 » Ici, Honneth marque explicitement
une rupture avec Hegel, du moins avec le Hegel de la
maturité, et affiche ses couleurs. Faudra-t-il être surpris,
ensuite, de le voir ensuite se rapprocher de la philosophie
pragmatique américaine?
92
Sur cette question, je renvoie au mode de reproduction des sociétés chez
Michel Freitag, de même qu’à la critique de la postmodernité comprise
comme dissolution de la référence transcendante à la société. Michel
Freitag, Dialectique et société. Tome 2. Culture, pouvoir, contrôle : les modes de
reproduction formels de la société, Montréal, L’Âge d’homme, 1986 ; Michel
Freitag, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec,
PUL, 2002.
93
Honneth, La réification, op. cit., 2007, p. 19.
83
En revisitant le concept de « réification », Honneth a
l’honneur de ressusciter une idée et un penseur que l’histoire
avait balayés sous le tapis avec le reste du marxisme : Georg
Lukács et sa théorie de la « chosification des rapports
sociaux ». Hélas, Honneth ne reste pas très fidèle à la pensée
de celui qui allait inspirer les fondateurs de l’École de
Francfort. En effet, l’auteur dépouille le concept de réification
de ses ancrages sociaux, historiques et ontologiques.
On en vient ainsi à penser « l’aliénation » comme un
simple manque de respect des sujets entre eux, ce qui donne
des résultats pour le moins cocasses : Honneth donne
l’exemple du joueur de tennis obsédé par la victoire qui en
vient à ne plus considérer son partenaire que sous la perspective d’un ennemi à abattre (!). Cette conception aboutit tout au
plus à une certaine esthétique ou une éthique de la politesse
qui n’a aucune prise sur la dynamique de désolidarisation et
d’instrumentalisation du soi, des autres et de la nature, propres
au capitalisme.
Voici la critique incapable de produire des critères à
l’aune desquels juger et ultimement empêcher le viol du
monde, des autres et du soi parce que située dans une sorte de
formalisme doublé de naturalisme où le politique s’avère être
un impensé. Si les sujets se reconnaissent de manière
intersubjective, devrions-nous penser que le modèle du réseau
informationnel ou transactionnel suffit sans qu’il y ait besoin
pour la société de s’incarner dans des institutions ou structures
de sens objectivées par-dessus les individus?
C’est ce que semble suggérer Honneth lorsqu’il dit
que même la relation d’échange économique ne peut pas
dépouiller les sujets de la reconnaissance minimale exigée par
le respect du contrat et du droit, contrairement à ce que
pensait primitivement le vieux Lukács, que Honneth présente
toujours comme un peu empoté et démuni à cause des
méthodes rudimentaires de son époque.
Voici donc qu’au final la réification ne concerne
même plus la relation marchande. Pire encore, Honneth se
voit forcé de reconnaître qu’on peut assurer la
« reconnaissance » de quelqu’un même en l’insultant puisqu’il
faut déjà le considérer pour lui adresser la parole. On atteint la
quintessence lors d’un débat avec des intervenants au Tanner
Lectures aux États-Unis lors desquelles Honneth admet ceci :
« This form of recognition is clearly not intended to contain
84
any norms of positive concern or respect.94 » La reconnaissance n’a pas de contenu éthique.
Il semblerait que Honneth, dans ses écrits plus récents,
commence à se rapprocher à nouveau du Hegel de la
maturité, ce qui est intéressant. Mais cela n’empêche pas que
le point de départ de la démarche risque d’être encore
problématique95, tant on envisage la solidarité du point de vue
de l’affectivité des sujets plutôt que depuis celui de la totalité
éthique96.
Bien sûr, la posture de Lukács n’était pas elle-même
sans problèmes, notamment à cause de ses sympathies
ficthéennes, ou encore son rapport problématique avec la
dialectique de la nature. Plutôt que de travailler Lukács à
partir d’une critique de ces apories, Honneth opère une
liquidation de tout ce qui a trait au rapport d’objectivation et à
la médiation institutionnelle pour réintégrer Lukács dans une
lecture intersubjectiviste et quasi-contractualiste des rapports
interhumains. Ce faisant, la critique s’égare et annule tout son
potentiel de transformation sociale en pratiquant la neutralisation révisionniste rétrospective de ses fondements. La théorie
critique se perd elle-même.
94
Axel Honneth, Reification : a New Look at an Old Idea, Oxford, Oxford
University Press, 2008, p. 151.
95
Hélas, les réserves exprimées ici se sont avérées justes. En effet, depuis la
rédaction de ce texte, Honneth a publié un nouvel ouvrage sur la
philosophie du droit de Hegel. Axel Honneth, Les pathologies de la liberté :
Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Paris, La Découverte,
2008. On y retrouve le même problème d’évacuation de l’objectivité
transcendante de la totalité sociétale substantielle, la vie éthique étant
réduite à des jeux de langages wittgensteiniens institutionnalisés balisant
des rapports inter-affectifs. Le « vieux » Hegel se trouve ainsi à subir un
peu le même traitement que Lukacs, c’est-à-dire un avalement réductionniste dans la théorie de la reconnaissance. Peut-être serait-il temps
d’envisager un retour à Hegel et à Lukacs, et pourquoi pas Marcuse, sur
une base généreuse qui n’aurait pas comme a priori la nécessité de les
« actualiser », tant cela a jusqu’ici semblé vouloir dire « neutraliser » leur
dialectique.
96
Il faudrait bien sûr être capable de concilier dialectiquement les deux. Je
dis ici « plutôt » pour bien marquer la différence de perspectives, sachant
bien qu’au fond, le point d’entrée importe peu, du moment que la
dialectique, dans son mouvement ascendant ou descendant, arrive à
retrouver l’unité de la conscience et de l’extérieur (Allgemenheit).
85
Au final, en lisant La réification de Honneth, on voit assez clairement comment une théorie critique à l’origine
héritière de l’hégéliano-marxisme et qui en réutilisait plusieurs
« gros morceaux » (Hegel, Lukács, etc.) est en fait en train
« d’épouser la vague » de la postmodernité en évinçant la
totalité, l’ontologie, en désamorçant la critique anticapitaliste
pour la ramener à une sorte de moralisme édenté et
d’intersubjectivisme incapable de transformer le monde, et
peut-être, de manière plus grave encore… incapable de le
préserver.
86
Herbert Marcuse altermondialiste?
Penser l’opposition radicale à la
mondialisation néolibérale
∗
Francis Dupuis-Déri
La frange radicale de l’actuel mouvement d’opposition
au néolibéralisme n’a nul besoin de gourous, ni de maîtres à
penser. Sa composition est d’ailleurs si diversifiée qu’il serait
impensable qu’un seul auteur puisse à lui seul offrir une
synthèse de la pensée, du discours, de l’organisation et des
actions de ce mouvement. Sans qu’elle s’en inspire directement, une certaine pensée radicale d’aujourd’hui semble
pourtant trouver sa correspondance dans les écrits d’Herbert
Marcuse des années 1950 et 1960, comme par anticipation.
Du coup, la relecture de Marcuse peut s’avérer stimulante
pour tous ceux qui cherchent à saisir l’état d’esprit et la vision
du monde des radicaux de sensibilité plutôt anarchiste
participant au mouvement contre la mondialisation du
capitalisme. Il n’y a là rien de surprenant, puisque ce penseur
inspira la jeunesse contestatrice de Berkeley à Berlin à la fin
des années 1960, les étudiants antiautoritaires d’alors se
reconnaissant si bien chez Marcuse qu’ils l’invitèrent à discuter
avec eux de questions philosophiques et politiques, lors de
conférences aux États-Unis, à Paris et à Berlin.
∗
NdE : Ce texte fut déjà publié dans Variations : Revue internationale de théorie
critique, no. 11, 2008 (www.theoriecritique.com). L’équipe éditoriale des
éditions libres du Carré Rouge tient à remercier cordialement Variations
pour la permission de rééditer ce texte qui fut, en partie, présenté lors du
colloque Actualité de la théorie critique, UQÀM, 25 avril 2008.
À l’époque, la jeunesse radicale est animée par diverses idéologies, soit le féminisme, le pacifisme ou
l’antimilitarisme, l’anti-impérialisme, le marxisme sous ses
diverses déclinaisons et l’anarchisme. Marcuse s’identifiait
pour sa part à un socialisme libertaire, fortement teinté par sa
sympathie pour les mouvements anti-impérialistes de l’époque,
livrant bataille à Cuba, au Vietnam et en Algérie. Les
principes du socialisme libertaire trouveront à s’incarner au fil
des années 1970 et 1980 dans des mouvements sociaux de
sensibilité antiautoritaire et antihiérarchique, qui pensent
l’organisation militante elle-même comme un espace libre,
autonome et autogéré par ses membres, et dans lequel se
développe par la délibération un sens du bien commun, de
l’égalité et de la liberté.
Cette sensibilité continue de s’affirmer dans le mouvement altermondialiste, qui émerge vers la fin des années
1990, à travers ses manifestations de rue spectaculaires, de la
Bataille de Seattle en 1999 aux mobilisations contre le G8 en
Allemagne pendant l’été 2007, ainsi que dans sa structure
globale, ses médias alternatifs, sa production artistique et ses
camps radicaux en marge des Forums sociaux.
En proposant une relecture de Marcuse, nous espérons faciliter la saisi de l’état d’esprit d’une part des plus
dynamiques du mouvement altermondialiste. Les thèses de
Marcuse ne collent évidemment pas toutes à la réalité
politique d’aujourd’hui, mais les limites de sa pensée nous
indiqueront peut-être celles du radicalisme actuel et permettront aussi de souligner l’originalité de celui-ci, en rapport aux
mouvements de contestation de la génération précédente.
Des propos d’une étonnante actualité
Dès 1964, Marcuse parlait du « néo-libéralisme
d’aujourd’hui97 » et dépeignait dans ses textes un système
mondial injuste que les radicaux d’aujourd’hui identifieraient
facilement à celui qu’ils combattent. Le système que dépeint
Marcuse est caractérisé par un déficit démocratique, des
fusions entre grandes entreprises au détriment des plus petites,
un libre marché où règne la loi du plus fort et une diminution
des pouvoirs des gouvernements et des parlements face aux
97
88
Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Paris, éditions de Minuit, 1968,
p. 125.
lois du marché. Quelques citations permettront de bien rendre
l’esprit et le ton de Marcuse :
Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans
un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la civilisation industrielle avancée et témoigne pour le progrès technique. Quoi de plus rationnel que de supprimer
l’individualité en mécanisant les travaux socialement nécessaires mais pénibles ; que de concentrer les petites entreprises dans des unités plus efficaces et plus productives ; que de
donner des règles à la libre concurrence parmi des sujets
inégalement pourvus ; que de restreindre les prérogatives et
les souverainetés nationales qui freinent l’organisation internationale des ressources? 98
Cette situation économique et politique que dépeint
Marcuse aurait des impacts sur les individus dont l’identité
même se voit modifiée, voire modelée, par les forces économiques. « Non à la marchandisation du monde! », scandent
aujourd’hui les opposants au néolibéralisme. Trente ans plus
tôt, Marcuse discutait déjà d’un « appareil de production [qui]
tend à devenir totalitaire dans ce sens qu’il détermine, en
même temps que les activités, les attitudes et les aptitudes
qu’implique la vie sociale, les aspirations et les besoins
individuels99 ». Plus spécifiquement, les « gens se reconnaissent
dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur
automobile, leur chaîne de haute-fidélité100 », et le système
économique encourage chez les individus un « besoin de
posséder, de consommer, de manipuler, de renouveler
constamment tous les gadgets, appareils, engins, machines de
toutes sortes qui sont offerts101 ».
Et les acteurs politiques? Pour Marcuse, les partis politiques se ressemblent de plus en plus, les syndicats partagent
les objectifs généraux du patronat, l’économie mondiale
« s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires,
d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de
développement102 ». La guerre est en marche, aux marges,
98
Ibid., p. 28.
99
Ibid., p. 21.
100
Ibid., p. 34.
101
Herbert Marcuse, Vers la libération : Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris,
éditions de Minuit, 1969, p. 22.
41
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 45.
89
dans les pays pauvres : au Vietnam à l’époque de Marcuse,
aujourd’hui en Afghanistan et en Irak.
Même la dynamique entre ce système injuste et ceux
et celles qui s’y opposent est décrite par Marcuse, dans des
termes qui rappellent l’analyse qu’en font présentement les
activistes altermondialistes. Cela dès la première phrase de sa
préface à Vers la libération : Au-delà de l’homme unidimensionnel,
publié en 1969 :
À l’opposition sans cesse croissante qu’elle rencontre,
l’hégémonie mondiale du capitalisme des monopoles ne répond que par des signes de renforcement : son emprise économique et militaire sur tous les continents, son empire néocolonial, et surtout le fait qu’elle n’a rien perdu de sa capacité à écraser les opprimés sous le poids de son appareil
productif et stratégique.103
Enfin, les mots qu’utilise Marcuse pour parler de
l’opposition radicale de son époque pourraient être repris tel
quel pour parler des radicaux d’aujourd’hui. L’étiquette
« antimondialisation » est trompeuse104 et nombreux sont les
activistes qui préfèrent parler de « justice mondiale » (Global
Justice) ou de « mondialisation de la solidarité »105. La solidarité
est précisément pour Marcuse l’élément clé qui caractérise la
« nouvelle sensibilité » des radicaux de son époque, qui se
veulent en rupture avec le système dominateur et concurrentiel dans lequel ils vivent. Marcuse explique que « c’est la
solidarité qui a été brisée par la productivité intégrante du
capitalisme et par la toute-puissance de sa machine de
propagande, de publicité et d’administration. Réveiller et
organiser la solidarité en tant que besoin biologique de se tenir
ensemble contre la brutalité et l’exploitation inhumaines, telle
est la tâche106 ».
90
103
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 7.
104
François de Bernard, « Pour en finir avec ‘l’antimondialisation’ : Cette
catégorie ignore la complexité des questions en jeu », Le Devoir, Montréal,
9 juillet 2002, p. A7.
105
Éric Pineault propose l’expression « mondialisation de la solidarité »,
dans « La ZLÉA, une vision pour les Amériques », Argument, vol. 3, no 2,
2001, p. 149.
106
Herbert Marcuse, « Préface de l’édition française » [février 1967],
L'Homme unidimensionnel, op. cit., p. 13. Dans Vers la libération, Marcuse
revient sur ce thème, écrivant que l’« opposition radicale [...] implique un
Les critiques adressées par Marcuse au système économique et politique de son temps sont identiques à celles
qu’expriment aujourd’hui les porte-parole du mouvement
contre la mondialisation du capitalisme : manque de liberté
politique, raison instrumentalisée par les pouvoirs économique
et politique, fusion des compagnies toujours à la recherche
d'une augmentation de leurs profits, une libre concurrence qui
ne profite qu’aux plus forts, des souverainetés nationales aux
prérogatives restreintes… La réponse des contestataires de son
époque qu’analyse Marcuse est, elle aussi, la même que celle
des radicaux aujourd’hui : à la mondialisation des forces
oppressives, il faut opposer une mondialisation des solidarités,
mais aussi apprendre à penser la liberté et les besoins
fondamentaux autrement qu’en termes marchands.
Penser la domination dans une société riche
Malgré de sensationnels ratés, la mondialisation des
marchés ainsi que les nouvelles technologies assurent à la
plupart des Occidentaux un niveau de vie enviable, comparativement à celui des habitants des pays en voie de développement industriel. Selon les partisans de la mondialisation de la
justice et de la solidarité, l’écart entre les riches et les pauvres
ne fait pourtant que se creuser et si la société est globalement
plus riche, elle n’est pas nécessairement plus juste. Une
génération auparavant, Marcuse critiquait déjà une société
« irrationnelle », mais qui « n’en devient pas moins plus riche,
plus vaste et plus agréable107 ». Cette société est qualifiée
d’« irrationnelle », car elle est truffée de contradictions
internes : l’accélération et l’accroissement de la productivité
impliquent une accélération et un accroissement de la
destruction (de l’environnement et des cultures traditionnelles,
entre autres) ; la production est de plus en plus automatisée et
informatisée, mais le temps que les individus consacrent au
travail reste sensiblement le même, etc. Bref, l’individu est
peut-être quantitativement heureux puisqu’il possède de
nombreux biens, mais sa vie est qualitativement pauvre et il
radicalisme moral » qui mène à un renversement des valeurs acceptées et
à renouer avec l’humanisme et la solidarité (pp. 20-21) et que
« l’apparition, à l’échelle mondiale, d’une nouvelle solidarité spontanée.
Ce combat est un écho lointain de l’idéal de l’humanisme et de
l’humanitas » (pp. 72-73).
107
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit.,1968, p. 15.
91
habite un monde qui court à sa perte. L’individu n’est pas
libre car la raison qui se voulait libératrice à l’époque des
Lumières est devenue dominatrice, disciplinaire et destructrice. Une pensée réellement rationnelle devrait être consciente que dans l’état actuel de la technique et de la
production, il « est possible [...] de supprimer la pauvreté et la
détresse, il est possible de supprimer le travail aliéné108 ». En
1968, Marcuse précise qu’il est enfin possible d’instaurer la
justice et le bonheur du fait des moyens techniques et des
capacités de production immenses de l’Occident.
Marcuse met toutefois en garde contre une pensée
techniciste, selon laquelle de nouveaux outils techniques
produisent nécessairement des transformations politiques. Si
les télécommunications permettent la démocratie directe, ce ne
sont pas elles qui décident son instauration, et ce n’est pas parce
qu’Internet rend aujourd’hui possible une certaine forme de
démocratie directe que les gouvernements et les parlements
vont automatiquement se départir de leur pouvoir exécutif et
législatif. De même, la robotisation permet de réduire le temps
de travail, mais ne mène pas nécessairement à une diminution
réelle du temps de travail. Marcuse précise ainsi que « si le
besoin vital de supprimer le travail (aliéné) n’existe pas, [...]
alors il faut s’attendre simplement à ce que les nouvelles
possibilités techniques deviennent à nouveau des possibilités de
répression109 ».
Les rapports de domination qui persistent dans le capitalisme avancé ne sont pas en décalage marqué avec d’autres
étapes de la civilisation humaine. Chez Marcuse, qui s’inspire
ici ouvertement de Sigmund Freud, toute civilisation est
répression.110 À l’état de nature, soit dans un monde précivilisé, l’être humain est guidé par le « principe de plaisir ». Il
constate rapidement que le plaisir ne peut être constant et qu’il
lui est impossible de satisfaire pleinement et sans douleur tous
ses désirs. Pire encore, l’être humain en état de nature fait face
à des pénuries. La quête des plaisirs est donc soumise à un
calcul économique et l’individu découvre le « principe de
réalité », qui modifie celui du plaisir qui ne peut plus être
92
108
Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, du Seuil, 1968, p. 10.
109
Ibid., p. 13.
110
Voir André Vachet, Marcuse : La révolution radicale et le nouveau socialisme,
Ottawa, Presses de l’Université d'Ottawa, 1986, pp. 26-33.
perçu comme instantanément réalisable. L’être humain se fait
alors une « raison » et entre en civilisation, où les dominants
imposent aux dominés un « principe de rendement » qui
permet de mettre en place et de faire fonctionner un système
économique non pas orienté vers la satisfaction des besoins de
tous, mais vers la satisfaction des besoins toujours plus grands
de quelques privilégiés. Dans un tel système, la majorité des
individus sont astreints à « un travail pour un appareil qu’ils ne
contrôlent pas » mais « auquel les individus doivent se
soumettre s’ils veulent vivre. [...] Les hommes ne vivent pas
leur propre vie, mais remplissent des fonctions préétablies111 ». Le travail est donc aliéné. Ces principes de réalité
et de rendement sont intériorisés par l'individu qui peut même
éventuellement se convaincre qu’il est réellement libre.
Au fur et à mesure que se développent les moyens de
production et la technique, les dominants vont inculquer aux
dominés de « faux besoins » qui ne peuvent être satisfaits sans
qu’un autre individu soit insatisfait, voire exploité et dominé.
Le système est donc injuste, puisque la liberté et le bonheur
des uns impliquent la soumission et le malheur des autres. La
fausse liberté est un moyen de domination, les individus
croyant qu’ils sont libres en autant qu’ils ont le choix entre
divers candidats aux élections, entre diverses marques de
voitures, entre diverses chaînes de télévision.
Marcuse est ici proche d’auteurs d’aujourd'hui très
populaires auprès des militants du mouvement altermondialiste, tel que Noam Chomsky en ce qui a trait à la liberté de
presse et Naomi Klein en ce qui a trait à la liberté de choisir
entre deux logos concurrents. Le mensonge au sujet de la
liberté se double d’un mensonge au sujet de l’égalité. Déjà en
1964, Marcuse note que l’employé et son patron regardent la
même émission télévisée, possèdent tous deux de belles
voitures, peuvent s’habiller également dans des boutiques bon
chic-bon genre. La classe moyenne, qui englobe même les salariés
des industries lourdes, a été cooptée à travers certaines
avancées en termes de droits collectifs associés à l’État
providence, et à travers une amélioration relative de ses
conditions de vie par le développement de la société de
consommation. Cette cooptation a transformé de larges pans
de la classe moyenne en forces conservatrices, neutralisant plus
111
Herbet Marcuse, Eros et civilisation : Contribution à Freud, Paris, éditions de
Minuit, 1963, p. 52.
93
ou moins le potentiel révolutionnaire initial du prolétariat,
dont une part non négligeable est d’ailleurs intégrée à la
fonction publique et salariée de l’État.
Une égalité et une liberté sans profondeur semblent
satisfaisantes pour la majorité des individus en fonction de leur
capacité à consommer, mais aussi du fait que leur capacité de
pensée critique soit réduite par le discours officiel. La raison
est piégée dans l’« univers du discours clos112 » qui enferme
l’individu dans une logique « unidimensionnelle » de
rendement non substantiel. Les analyses de Marcuse, inspirées
de celles de George Orwell, rejoignent celles contemporaines
d’un Ignacio Ramonet ou d’un Chomsky, qui rejoignent à leur
tour les activistes radicaux s’opposant à la mondialisation
néolibérale.113
Dans ce discours unidimensionnel, les mots à connotation positive tels que liberté, égalité, démocratie et paix sont
associés aux objets que l’autorité officielle considère avec
sympathie : les marchés et les entreprises sont libres ; la
démocratie s’incarne dans les élections parlementaires, dans
les chefs d’État et les partis politiques ; le monde libre et
démocratique mène la guerre pour la paix. Pour leur part, les
« mauvais mots »114 ne servent non seulement à qualifier et à
condamner l’ennemi, ils le « constituent » même : les
qualificatifs négatifs accolés systématiquement à l’ennemi
construisent peu à peu l’identité dans laquelle le discours
officiel l’enferme. L’ennemi perd toute ambiguïté, toute
nuance, toute profondeur, d’où la force d’expression de termes
issus depuis quelques années de la Maison Blanche, comme la
« Guerre contre la terreur » ou contre les pays de l’« Axe du
mal ». Marcuse souligne aussi la valse des sigles plus ou moins
94
112
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op .cit., 1968, p. 109.
113
Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, grand
contempteur de la mondialisation du capital et l’un des instigateurs du
mouvement ATTAC, a, par exemple, inventé le concept de « pensée
unique » par lequel il désigne une idéologie néolibérale devenue hégémonique après l’effondrement des pouvoirs dits communistes en Europe
de l’Est.
114
Marcuse, Vers la libération, op. cit., p. 97. L’utilisation de « bons » et de
« mauvais » à des fins de propagande est également mentionnée dès 1937
par l’Institute for Propaganda Analysis de New York : « How to Detect
Propaganda », Robert Jackall (dir.), Propaganda, New York, New York
University Press, 1995, pp. 218-219.
abstraits - OTAN, ONU, USA - auxquels il ajouterait
aujourd’hui sans doute : OMC, FMI, G8, AMI, ALÉNA, etc.,
sigles qui « renvoient seulement à ce qui est institutionnalisé »
et
qui
participent
d’un
« langage
fonctionnel »,
« fondamentalement anti-critique et anti-dialectique115 » qui
ne permet pas à l’esprit de saisir l’objet dont il est question, de
le penser dans sa réalité et de mettre éventuellement cette
réalité en cause. Quant à ceux et celles qui transgressent ces
codes du discours, on les accuse de pratiquer la propagande.
Sur le front même de la lutte, au cœur des manifestations ponctuées de frappes contre des cibles symboliques McDonald’s, banques, etc. - et d’affrontements avec les
policiers, les mots jouent là encore un rôle. L’étiquette
antimondialisation, d’abord, gomme dans l’esprit d’une large
part du public toute potentialité positive et le mouvement
apparaît dès lors comme une force purement négative dans le
discours public.116 Quant à la violence des manifestants, très
souvent étiquetés comme des « casseurs » et des « vandales »,
la dynamique du discours actuel semble similaire à celle de
1968.117 Marcuse explique ainsi que :
La traditionnelle distinction entre violence légitime et violence illégitime devient problématique. [...] Peut-on raisonnablement traiter de criminelle l’action de manifestants qui
interrompent l’activité des universités, des conseils de révision, des supermarchés, ou qui bloquent la circulation automobile, pour protester contre les forces armées de la Loi
et de l’Ordre, lesquelles interrompent, de façon bien plus efficace, un nombre immense d’existences humaines? [...] le
vocabulaire établi exerce une discrimination a priori au préjudice de l’opposition - il protège l’ordre établi.118
115
Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 119 et p. 121.
116
Sur le travail effectué par le mouvement lui-même pour s’autodésigner
par le label « altermondialiste », voir Mireille Elchacar, Le vocabulaire de
l’antimondialisation dans les quotidiens québécois : Naissance, évolution et fixation
d’un vocabulaire sociopolitique, Sainte-Foy, Mémoire de maîtrise, Département de linguistique, Université Laval, 2005.
117
Sur les pratiques d’étiquetage des activistes comme « déviants », et la
répression policière ainsi justifiée, voir Francis Dupuis-Déri, « Broyer du
noir : Manifestations et répression policière au Québec », Les ateliers de
l’éthique, vol. 1, no. 1, 2006.
118
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 103.
95
Aujourd’hui, les activistes sont accusés de perturber le
bon fonctionnement de la société par leurs grandes manifestations, alors que la tenue des grands Sommets officiels perturbe
la vie urbaine, pendant des jours et des nuits, des quartiers
entiers ou même des villes étant interdits d’accès par décrets,
par de longues et hautes clôtures et des bataillons de policiers.
Les activistes affirment en outre que le capitalisme en général
et la mondialisation économique en particulier sont infiniment
plus violents et destructeurs que n'importe quel manifestant.
Marcuse précise toutefois qu’il se méfie des définitions
trop souples du concept de violence. Au cours d’une discussion
avec des étudiants radicaux allemands, il explique qu’il n’y a
pas de violence symbolique. Pour qu’il y ait violence, il faut
selon lui qu’une force soit exercée - coup de matraque - ou que
l’on menace de l’exercer. La manipulation par les mots et la
publicité ne peut être définie comme de la violence, puisque
personne n’est physiquement forcé de consommer ou
d’écouter la télévision ou de lire les journaux. Marcuse
concède de plus que l’État libéral est moins terrible que
d’autres régimes politiques et il admet que le marxisme
orthodoxe et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques
n’offrent pas de modèles enviables. Marcuse condamne Karl
Marx pour ne pas avoir réellement pensé à libérer l’être
humain du travail aliénant. À ce sujet, Marcuse se sent plus
près de Charles Fourier, un « socialiste utopique » qui espérait
transformer le travail en jeu. Le jeu se distingue du travail en
cela qu’il est sa propre finalité, jouer étant le but du jeu. Par
contre, le travailleur ne travaille pas parce qu’il trouve une
satisfaction dans le travail ; il travaille pour produire (souvent
pour d’autres) et récolter un salaire. L’action est donc détachée
de son objet et l’acteur se trouve conséquemment en situation
d’aliénation.119 Ici, les préoccupations de Marcuse en matière
de jeu font écho aux pratiques festives des contestataires
d’aujourd’hui qui organisent des street parties (fêtes de rue) et
constituent dans leurs manifestations des orchestres de samba
et des armées de clowns, renouant ainsi avec l’esprit contestataire des carnavals. Et tout comme Marcuse, les radicaux
d’aujourd’hui sont généralement sceptiques à l’égard de
l’expérience historique du communisme et de l’Union des
119
96
Pour les références à Fourier, voir : Marcuse, Vers la libération, op .cit.,
1969, pp. 34-35 ; Marcuse, La fin de l’utopie, 1968, op. cit., pp. 14-15 ;
Marcuse, Eros et civilisation, op. cit., 1963, pp. 198-200.
Républiques Socialistes Soviétiques, préférant se tourner vers
l’anarchisme, à tout le moins en Amérique du Nord.
Réformer le système ou le contester de façon radicale?
Tout comme le mouvement de contestation des années 1960, le mouvement d’opposition à la mondialisation du
capitalisme d’aujourd’hui compte deux tendances aux
contours flous, l’une réformiste et l’autre radicale. Nombreux
sont les commentateurs de ce mouvement qui tracent la ligne
de démarcation en fonction des choix tactiques : les réformistes manifesteraient dans le calme, les radicaux seraient de
simples casseurs saccageant des McDonald’s ou des succursales
de banques et affrontant les policiers.120 Plus significatifs sont
les choix économiques et politiques qui divisent les deux tendances.
En matière économique, les réformistes sont sociauxdémocrates, les radicaux anticapitalistes. D’un point de vue
politique, les réformistes considèrent la démocratie libérale
légitime, mais déplorent que son fonctionnement connaisse
présentement des dysfonctionnements qui empêcheraient que
les intérêts de la société civile soient représentés dans leur
diversité. Pour les radicaux, au contraire, la démocratie
libérale est fondamentalement illégitime et ils lui préfèrent la
démocratie directe, voire l’anarchie. Tout particulièrement en
Amérique du Nord, les groupes radicaux telles que les diverses
Convergences de luttes anticapitalistes (CLAC - Montréal, Washington, D.C., New York, Seattle) constituent en eux-mêmes des
lieux où s’incarnent la démocratie directe et l’anarchie.
Marcuse se sentait plus proche des radicaux que des
réformistes, tout d’abord pour des raisons personnelles. Aux
étudiants allemands lui demandant ce qu’il pense du réformisme, Marcuse évoque sa propre expérience avec la socialdémocratie allemande : « depuis que je suis né à la conscience
politique, en 1919, j’ai combattu ce parti. J’en avais été
membre en 1917-1918 : j’en suis sorti après l’assassinat de
Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht.121 » Ce double
assassinat incarne, aux yeux de Marcuse, toute la duplicité des
120
Typologie très à la mode dans les médias de masse, mais aussi chez
certains universitaires. Voir, par exemple, Jérôme Montes,
« Mouvements anti-mondialisation : La crise de la démocratie représentative », Études Internationales, vol. 32, no. 4, décembre 2001.
121
Dans Marcuse, La fin de l’utopie, 1968, pp. 67-68.
97
forces sociaux-démocrates envers l’idéal d’une véritable
libération, même si la social-démocratie était plus proche d’un
idéal
révolutionnaire
au
début
du
XXe
siècle
122
qu’aujourd’hui. Marcuse ne reproche pas tant aux sociauxdémocrates de croire « pouvoir travailler à l’intérieur de
l’ordre établi », mais bien de travailler consciemment « en
collaboration avec des forces réactionnaires, destructives et
répressives123 ». Il partage donc avec les étudiants radicaux
d’hier - et par extension avec les activistes anarchisant
d’aujourd’hui - « une forte répulsion envers la politique
traditionnelle : envers tout le système des partis, comités,
groupes de pression de tous niveaux, envers la participation à
ce système et à ces méthodes. [...] Rien de ce que peuvent
déclarer tous ces politiciens, représentants, candidats, n’a de
valeur pour les révoltés ; il leur est impossible de les prendre au
sérieux 124 ». Sans compter que l’approche réformiste est
beaucoup trop lente et lourde pour la sensibilité exaltée des
radicaux.
En marge de l’avenue tortueuse du réformisme, Marcuse privilégie le tumulte des manifestations de rue qui
s’inscriraient dans la vieille et riche tradition propre à la
philosophie politique du droit de résistance. Pour Marcuse, ce
droit « constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de
la civilisation occidentale ». Il ajoute que « le devoir de résister
est le moteur du développement historique de la liberté » et
qu’il constitue toujours une « force potentiellement légitime et
libératrice »125. Ce droit de résistance joue les valeurs
supérieures contre le droit positif, c’est-à-dire la Loi contre la
loi. Toute loi est par définition légale mais non pas nécessairement légitime (d’un point de vue moral, religieux ou constitutionnel). Des citoyens pourraient contester légitimement le
gouvernement quand ce dernier transgresse des Lois morales,
religieuses, voire l’esprit de la Constitution. Il est dès lors
possible de distinguer deux types de force : (1) celle des
résistants, juste et libératrice mais bien évidemment criminali-
98
122
Serge Denis, Social-démocratie et mouvements ouvriers : la fin de l’histoire?,
Montréal, Boréal, 2003.
123
Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., 1968, p. 68.
124
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, pp. 86-87.
125
Marcuse, « Le problème de la violence dans l’opposition », dans
Marcuse, La fin de l'utopie, op. cit., 1968, p. 49.
sée ; (2) celle de l’État, à la fois injuste et oppressive, mais
néanmoins légale par définition.
Qu’en est-il de la légitimité de l’État occidental de
1968? Il semble légitime par la négative : il n’y a pas de guerre
civile, pas de désordre ni de catastrophe économique, les gens
n’y manquent généralement de rien d’essentiel. Pourquoi alors
critiquer un tel État? Marcuse propose de repenser le droit de
résistance à la lumière des agissements de l’État à l’étranger :
même si la politique intérieure d’un État est relativement juste,
les citoyens auraient le droit et même le devoir de s’opposer à
leur État si celui-ci menait une politique étrangère illégitime. Il
s’agit de la part de Marcuse d’un amendement très important
apporté à la tradition philosophique du droit et du devoir de
résistance, en général pensée uniquement en référence au
rapport binaire entre l’État et ses citoyens nationaux. Pour
Marcuse, la guerre que les États-Unis mènent contre le
Vietnam est une raison suffisante pour contester le pouvoir
politique aux États-Unis. Aujourd’hui, l’opposition radicale
porte précisément sur une question de relations internationales, quoique de nature plus économique que militaire : les
États les plus riches mettraient en place directement ou par
l’entremise d’institutions internationales (Fonds Monétaire
International, Banque Mondiale) un système économique
inique. À en croire Marcuse et les manifestants contre la
mondialisation du capitalisme, cela leur donnerait le droit de
contester leurs États respectifs au nom d’une justice transnationale. Les guerres menées en Afghanistan et en Irak viennent
par ailleurs miner un peu plus la légitimité de l’État et, du
même coup, accroître la légitimité de la contestation à son
égard.
Limites de Marcuse, limites des radicaux?
Si le discours de Marcuse semble à plusieurs moments
télescoper celui des radicaux d’aujourd’hui, il y a tout de
même d’importantes distinctions à faire entre les deux.
Marcuse est ainsi très inquiet de la guerre froide Est-Ouest et
de « la menace d'une catastrophe atomique126 ». Si cette
menace existe encore aujourd’hui, en raison des milliers de
bombes atomiques toujours actives, elle n’occupe plus autant
les esprits (il serait possible de dire que cette menace - associée
126
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 15.
99
chez Marcuse à l’irrationalité fondamentale de la rationalité
moderne - est actuellement remplacée par la menace
écologique, c’est-à-dire les manipulations génétiques et le
réchauffement de la planète).
Marcuse mène également toute une réflexion sur les
drogues et la recherche psychédélique et sur l’art et
l’esthétique, deux sujets qui mobilisent peu les énergies des
radicaux d'aujourd’hui. Les activistes peuvent bien consommer diverses substances, ils n’en proposent pas une analyse
politique approfondie. Quant à l’esthétique, l’art moderne est
entré au musée, suivi par l’art abstrait, l’art conceptuel, etc..
Aujourd’hui prime l’esthétique relationnelle et de très
nombreux participants aux manifestations contre la mondialisation du capitalisme y exécutent des performances à caractère
à la fois festif, artistique et politique. Mais l’art n’est pas un des
thèmes centraux du discours principalement économique et
politique des radicaux, qui ne se reconnaîtraient sans doute
pas dans l’approche kantienne de l’esthétique que préconise
Marcuse, obsédé par la notion du beau. Enfin, l’intérêt de
Marcuse pour les analyses inspirées de la psychanalyse semble
en décalage avec l’esprit radical du tournant du millénaire,
pour qui la sexualité évoque non pas la liberté mais la mort, en
raison de l’épidémie du sida qui a durement touché les jeunes
occidentaux et qui menace des dizaines de millions d’Africains
à cause, entre autres, du manque d’initiative des institutions
internationales face aux grandes entreprises pharmaceutiques.
Il faut dire aussi que les radicaux sont les enfants de la
révolution sexuelle des années 1960 et que leurs parents ont si
bien bouleversé les anciennes normes qu'ils n’y voient plus là
un front de lutte prioritaire. Des féministes radicales considèrent de plus que la révolution sexuelle des années 1960 a été
au final une sorte « d’arnaque » pour les femmes, les hommes
de droite comme de gauche se contentant d’évoquer la liberté
pour obtenir une plus grande accessibilité aux corps des
femmes.127
127
100
Les textes de Marcuse des années 1960 dénotent envers le féminisme une
sympathie plutôt superficielle et se limitant à quelques déclarations de
principes. Il faudra attendre les années 1970, et semble-t-il que des
féministes le confrontent directement, pour que Marcuse consacre temps
et énergie à penser sérieusement la domination des femmes par les
hommes. Même dans ce cas, il préfère (comme Pierre Bourdieu) intégrer
la question du patriarcat et de la libération des femmes à ses propres
thèses, plutôt que de s’inspirer directement des thèses féministes (Herbert
Autre décalage important, Marcuse pense la réalité en
bloc et propose une analyse globalisante, homogénéisante et
stratégique. Son jugement de la réalité économique et
politique est souvent sans nuance et reprend la rhétorique
classique à l’égard des liens entre les forces économiques et
politiques. Or il est possible que dans certains cas, les
institutions internationales et les accords de libre-échange aient
permis d’instaurer des normes et des droits en matière de
travail ou d’environnement dans des pays ou des secteurs où il
n’y en avaient pas, ce qui constitue une amélioration des
conditions de vie des populations concernées et une victoire
pour des activistes engagés sur ce front. Pour le dire autrement, le néolibéralisme et le capitalisme imposés par des
institutions internationales dans certaines régions parviennent
parfois à neutraliser des pratiques économiques relevant du
féodalisme ou de l’esclavagisme, et constituent donc - malgré
tout - une amélioration des conditions de vie et de travail pour
plusieurs, même s’il conviendrait selon Marcuse de se limiter à
critiquer cette dynamique. Ces nuances, les thèses de Marcuse
et toutes celles des radicaux d’aujourd’hui ne les permettent
pas, ou peu…
L’approche globalisante de Marcuse est aussi en décalage avec celle des radicaux d’aujourd’hui en ce qui concerne
la dynamique de la lutte radicale. Ce mouvement, qui part de
la Révolution vers la libération doit être compris, selon
Marcuse, comme une entreprise globale et stratégique, car il
faut pratiquer de larges manœuvres pour renverser l’ensemble
du système, à la fois l’État et le Capital. Ici se situe la
principale fracture entre le radicalisme de 2009 et celui de
1968 : les radicaux de la génération précédente rêvaient et
parlaient beaucoup de révolution. Il n’y a qu’à se replonger
dans les textes, discours, pamphlets et manifestes pour s’en
convaincre. Les radicaux d’aujourd’hui, malgré une diversité
évidente de points de vue, sont généralement habités d’une
sorte de réalisme historico-politique. Ils n’ont pas le lyrisme de
la génération précédente et ils pensent moins en termes de
révolution qu’en termes de confrontation, d’affrontement et de
résistance. Ils voient leurs actions comme des messages
critiques, non comme le prélude au grand soir.
Marcuse, « Marxisme et féminisme » [1974], dans Herbert Marcuse,
Actuels, Paris, Galilée, 1976).
101
Marcuse oscillait pour sa part entre le pessimisme et
l’optimisme lorsqu’il abordait l’épineuse question de la
révolution à venir. Le cadre d’analyse marxiste est déficient,
constate Marcuse, pour décoder l’éventuel processus révolutionnaire qui mènerait au renversement du capitalisme
avancé. Les travailleurs ne sont plus porteurs d’un rêve
révolutionnaire, bien au contraire, car ils ont obtenu un
meilleur niveau de vie et des conditions de travail plus
clémentes grâce en partie au déplacement des forces productives des lieux traditionnels tels que l’usine ou la mine vers le
secteur des services, de l’information et de la technologie. Ce
processus a été accompagné par l’implantation de nouvelles
formes de gestion qui permettent la participation des
travailleurs à l’organisation de l’entreprise, leur donnant un
nouveau sentiment de complicité à l’égard de l’employeur.128
Pour ces raisons structurelles, les travailleurs (surtout les cols
blancs) ne sont pas révolutionnaires. Au mieux sont-ils
syndicalistes, mais alors de tendance réformiste. Il faudrait une
très grave crise socio-économique qui fasse chuter le niveau de
vie pour que la classe moyenne devienne (éventuellement)
révolutionnaire.
Même s’ils ne la souhaitent pas, une révolution serait
nécessaire pour les travailleurs dans leur ensemble puisque
« l’humanité est menacée d’une ruine totale129 ». S’il y a des
raisons structurelles qui expliquent que la grande masse des
travailleurs ne soit pas révolutionnaire, cela ne veut pas dire
pour autant que les jeunes radicaux n’ont pas, eux aussi,
raison de contester l’ordre établi, fondamentalement irrationnel puisque destructeur. Cette révolution devra être de
sensibilité anarchiste, c’est-à-dire antiautoritaire, pour ne pas
que se répète le drame des révolutions connues dont profitèrent en premier lieu de nouvelles élites qui manipulaient les
masses pour renverser l’ordre ancien à leur propre compte.
128
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, pp. 18-19. Il est
intéressant de noter que Marcuse décrit, quoique sommairement, un
mode de gestion qui rappelle le nouvel esprit du capitalisme dépeint par
Boltanski et Chiapello, à ceci près que ces deux auteurs affirment que cet
esprit s’inspire - ou plutôt récupère - des valeurs libertaires de mai 68.
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999. Ce qu’admet aussi Marcuse : « Évidemment, le marché
s’est emparé de cette révolte, et l’a intégrée au monde des affaires » (Vers
la libération, op. cit., 1969, p. 83).
129
Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit., 1968, p. 19.
102
Mais les jeunes radicaux de 1968 constituent-ils une nouvelle
force révolutionnaire? Malgré son enthousiasme pour la
contestation, Marcuse ne le croit pas. Il dira ainsi que
« révolutionnaire par sa théorie, par ses instincts, par les buts
derniers qu’il se propose, le mouvement étudiant n’est pas une
force révolutionnaire, ni peut-être même une avant-garde
aussi longtemps qu’il n’y aura pas de masses capables et
désireuses de le suivre130 ». Sans classe révolutionnaire, n’est-il
pas puéril de critiquer le système économico-politique actuel
de façon véhémente et d’appeler la révolution de ses voeux?
Marcuse savait bien qu’il pouvait sembler fou de rêver
de révolution en Occident en 1968, mais il disait néanmoins à
ceux et celles qui ne voient qu’utopie dans l’espoir d’un monde
anarchiste que les utopies ne sont pas irréalisables en soi, mais
plutôt en raison des forces économiques et politiques qui se
liguent contre leur réalisation. L’utopie d’hier est simplement
la société d’aujourd’hui que des victorieux ont imposée suite à
la dernière révolution. Aux utopistes, Marcuse proposait de se
regrouper et de renverser les forces réactionnaires qui font
barrage contre l’avènement d’une nouvelle utopie. Le premier
barrage est d’ordre idéologique : c’est le barrage de la pensée
et du discours. Changer l’objet de la volonté, voilà un objectif
que se sont donnés les radicaux : « nous avons tout ce que
nous voulons [...] il s’agit ici de changer la volonté elle-même,
afin que ce qui est voulu maintenant ne soit plus voulu131 ».
C’est ce que tentent de réaliser les radicaux d’aujourd’hui par
le discours qu’ils produisent et diffusent sur des sites Internet et
à travers leurs campagnes d’éducation populaire et de
conférences publiques. Au-delà des manifestations et des
actions directes, les radicaux travaillent donc au quotidien
dans les interstices sociaux à diffuser de l’information auprès
des médias alternatifs (voir sur Internet Indymedia, Ainfos,
Infoshop, etc.) ou en organisant des Salons du livre anarchiste (à
Montréal, à Boston, à Paris, etc.), ils sont actifs sur la scène
musicale, dans des groupes d’aide au logement et dans des
squats, ils distribuent de la nourriture gratuitement (les
groupes Food not Bombs), etc. L’existence même des groupes
radicaux « est le ferment de l’espoir » car elle « témoigne de la
130
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 83.
131
Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., 1968, pp. 30-31.
103
réalité d’une alternative », pour reprendre les mots de
Marcuse132.
L’opposition radicale de 1968, tout comme celle
d’aujourd’hui, fonctionnait principalement par petits groupes
autonomes, souples, sans leaders et ceux et celles qui y
participent s’inspirent de l’anarchisme, un élément essentiel
selon Marcuse car il s’agit là de la seule idéologie politique qui
a pour objectif une libération politique totale (les autres
idéologies révolutionnaires ont toujours permis de justifier le
pouvoir d’une nouvelle élite). Dès maintenant, les groupes
d’inspiration
anarchiste
deviennent
des
lieux
d’expérimentation de pratiques libertaires puisqu’ils sont
structurés selon des principes antiautoritaires. Ce sont des
lieux où une autre forme de rapports politiques peut être
vécue.
S'ils rêvent d’une révolution globale, les radicaux
d’aujourd’hui se réjouissent surtout de gains tactiques et
d’avoir pu créer des brèches de liberté et d’égalité, des zones
libérées temporaires133. Une expérience politique n’a pas
besoin d’être éternelle et globale pour être significative à la fois
pour ceux et celles qui y prennent part et pour ceux et celles
qui veulent l’étudier et en tirer des leçons théoriques et
pratiques. En fait, toute expérience politique est nécessairement ponctuelle, éphémère, limitée et traversée de dynamiques hétérogènes.
À première vue, les radicaux d’aujourd’hui occupent et libèrent - des espaces plus vastes que les radicaux d’hier,
dont plusieurs limitaient leur front de lutte au monde
universitaire.134 En 2009, plusieurs des radicaux sont étudiants,
mais ils s’organisent à l’extérieur des collèges et des universités,
quitte à y revenir ensuite pour en critiquer les principes
organisationnels et, surtout, les liens que l’université entretient
132
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 83.
133
Hakim Bey, T.A.Z. Zone autonome temporaire, Paris, L’éclat, 1997.
134
Pas pour tous, ceci dit, comme le note Bernd Rabehl au sujet des
radicaux allemands de Berlin à la fin des années1960 : « on peut distinguer deux courants principaux dans le mouvement antiautoritaire. L’un,
qui opérait surtout dans le domaine de la politique universitaire [...]. Les
autres, les ‘anarchistes’, étaient prêts à s’opposer à toute norme et
prétention des institutions sociales et universitaires » (« Du mouvement
antiautoritaire à l’opposition socialiste », Bergmann, Dutsche, Lefèvre,
Rabehl, La Révolte des étudiants allemands, Paris, Gallimard, 1968, p. 348).
104
avec des investisseurs privés et les affichages publicitaires
qu’elle accorde sur les campus.
Les radicaux d’aujourd’hui courent néanmoins le risque de tourner en rond et de se complaire dans leurs espaces
libérés le temps d’un printemps. Ils se seront libérés de façon
éphémère sans libérer personne d’autre. Hier encore, les
marxistes les auraient accusés de n’être que des petitsbourgeois. Voudraient-ils rejoindre les masses dont la force
leur donnerait un espoir révolutionnaire que leur propre
radicalisme les en empêcherait sans doute. Voilà un problème
qu’indiquait déjà Marcuse, soulignant que la pratique
contestatrice radicale participe d’une dynamique dangereuse,
puisque la contestation coupe les radicaux des masses qui les
considèrent trop facilement comme des casseurs, tout en
permettant à l’État d’intensifier la répression. Marcuse cite à
ce propos le journal communiste français L’Humanité au sujet
de la révolte de mai 68 et de ses lendemains où les révoltés
déchantèrent suite à la réélection facile des gaullistes :
« Chaque barricade, chaque voiture incendiée, a fourni au
parti gaulliste des dizaines de milliers de voix ». Marcuse
admet alors que « [c]et énoncé est parfaitement exact », avant
de préciser :
Tout autant que la proposition corollaire : sans les barricades, sans les voitures incendiées, le pouvoir n’aurait rien
perdu de son assurance ni de sa force [...]. L’opposition radicale se heurte inévitablement à la défaite de son action directe et extra-parlementaire, de sa désobéissance civile ;
mais, dans certaines situations, elle doit prendre le risque de
cette défaite, si cela doit consolider sa force et démontrer la
nature destructrice de l’obéissance civile à un régime réactionnaire.135
Prendre le risque de sa défaite? Assurément un pari dangereux.
Conclusion
En 1975, soit quelques années après la turbulence de
la fin des années 1960, Herbert Marcuse est invité à discuter
de l’« échec de la Nouvelle gauche » lors d’une conférence
qu’il prononce aux États-Unis. Il note que les forces contrerévolutionnaires ont été les plus puissantes, et répète que la
135
Marcuse, Vers la libération, op. cit., 1969, p. 93.
105
classe ouvrière étant intégrée au système, elle est conséquemment devenue plus conservatrice. Elle a donc été offusquée par
les débordements et l’effervescence des « jeunes marginaux »
du mouvement contre-culturel, mais également rebutée par le
discours et le vocabulaire dont les formules « présupposai[en]t
la conscience révolutionnaire au lieu de la développer136 ». Il
revient toutefois sur l’originalité du mouvement, soit le
dynamisme « libertaire et antiautoritaire » duquel a émergé
« une définition nouvelle du concept même de révolution »,
qui serait maintenant un phénomène intérieur, mais de masse,
par lequel les individus développeraient - à travers le mouvement contre-culturel - des besoins fondés sur une nouvelle
morale.137 L’année précédente, lors d’une autre conférence,
Marcuse y allait d’une de ses propositions théoriques
iconoclastes, laissant entendre que le secteur des services et
surtout de l’information occupait désormais une place si
importante dans le « néocapitalisme » qu’il serait possible de
renverser le postulat marxiste de la préséance de la structure
(économie) sur la superstructure (politique et culture) et
d’avancer qu’une révolution dans le monde des idées et des
valeurs pourrait maintenant entraîner à une révolution du
monde matériel.138 Il serait donc faux, selon lui, de parler d’un
échec pur et simple de la nouvelle gauche.
Certes, le « passage au socialisme n’est pas aujourd’hui
à l’ordre du jour ; ce qui domine, c’est la contre-révolution » et
« dans ces conditions, il ne s’agit que de lutter contre les
tendances les plus néfastes » du système.139 Mais il se réjouit de
l’émergence de cette nouvelle morale de la solidarité, des
principes libertaires et antiautoritaires. Il appelle à la
136
Herbert Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », Marcuse, Actuels, op.
cit., 1976, p. 29. À noter que déjà en 1937, George Orwell ne disait pas
autre chose. Il reprochait alors aux militants socialistes leur accoutrement
bizarre et l’utilisation abusive d’un langage fortement codé, affirmant que
quand « il entend des expressions comme ‘idéologie bourgeoise’, ‘solidarité prolétarienne’ ou ‘expropriation des expropriateurs’, le simple quidam,
au lieu d’être galvanisé, est simplement écoeuré ». Partisan d’un langage
simple et concret, il proposait de parler de riches et de pauvres, plutôt
que de bourgeois et de prolétaires. George Orwell, Le quai de Wigam,
Paris, Ivrea, 1995, p. 251
137
Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », dans Marcuse, Actuels, op. cit.,
1976, p. 14.
138
Marcuse, « Théorie et pratique », dans Ibid., p. 76.
139
Marcuse, « Échec de la Nouvelle gauche », dans Ibid., p. 29.
106
constitution d’un front commun entre forces de gauche et
d’extrême gauche, de la constitution d’unités locales militantes
et autogérées qui joueraient le rôle de « centre de gravité », et
de la prise en compte du mouvement des femmes qui effectue
une montée en puissance et permettra l’instauration d’un
« socialisme féminin ». Constatant enfin que des activistes
continuent de se mobiliser, il conclut que ce « n’est pas la
nouvelle gauche qui a échoué ; ce sont ceux des révolutionnaires qui ont déserté le combat politique140 ».
30 ans plus tard, le programme de Marcuse est en
grande partie accompli. Le mouvement altermondialiste
représente ce front commun où se côtoient - non sans tensions
- la gauche et l’extrême gauche. Des réseaux et des groupes
militants de sensibilité anarchistes cherchent à se constituer en
centres de gravité, reliés les uns aux autres plus ou moins
formellement par Internet et des réseaux plus organiques,
comme l’Action mondiale des peuples (AMP). Enfin, le mouvement
des femmes s’est internationalisé, en partie grâce à la Marche
mondiale des femmes lancée au Québec en 2000, qui compte
aujourd’hui des milliers de groupes et au sein de laquelle
s’expriment de manière plus ou moins cohérente des principes
libertaires et antiautoritaires.141
Pourtant, « rien ne paraît moins probable qu’une insurrection, mais rien n’est plus nécessaire », lance en 2007 le
Comité invisible.142 À moins d’un revirement de situation
spectaculaire, le rapport de force ne permet toujours pas aux
radicaux d’espérer de révolutionner le système économique et
politique. Bien sûr, l’action et l’expérience politiques d’un
individu ou d’un groupe n’ont pas besoin d’avoir un impact
global et d’être éternel pour être significatives, et le mouvement altermondialiste en général, tout comme sa mouvance la
plus radicale et le mouvement des femmes, ont remporté
quelques victoires et ont su créer, pendant quelques jours ou
quelques mois, des espaces de liberté et d’égalité.
Mais il y a tout de même une touche tragique à chaque tension révolutionnaire piégée dans un cul-de-sac, ou qui
fait face à des forces conservatrices et réactionnaires qui
140
Ibid., p. 34.
141
Diane Lamoureux, « Le féminisme et l’altermondialisme », Recherches
féministes, vol. 17, no. 2, 2004, pp. 171-194.
142
Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La fabrique, 2007, p. 84.
107
accumulent une puissance incommensurable dans les diverses
institutions qu’elles contrôlent, soit les États et les partis
politiques, les compagnies privées et les médias capitalistes, et
les polices et les armées. Même le féminisme a été détourné,
pour justifier par exemple l’invasion de l’Afghanistan, au nom
de la libération des femmes afghanes.143
Marcuse pensait que les contestataires de son époque
formaient une sorte de cinquième colonne qui avait la chance
de profiter de la poussée révolutionnaire sur des fronts
extérieurs comme le Vietnam et Cuba (que Marcuse tente de
ne pas trop idéaliser) pour renverser le système affaibli par ces
luttes lointaines. Des forces des pays du Sud, dont les
zapatistes, les paysans sans-terre et des grands syndicats en
Asie, participent bien sûr du mouvement altermondialiste.
Cependant, c’est l’islamisme radical qui est devenu le nouvel
ennemi extérieur et qui a pris en quelque sorte la place des
guérillas révolutionnaires des années 1960 et 1970, surtout
depuis l’attaque du 11 septembre 2001 contre les États-Unis.
Or, les radicaux ne peuvent s’y identifier. Plusieurs d’entre eux
ont peut-être souri avec sadisme lorsqu’ils ont vu s’effondrer
les tours du World Trade Center (un nom qui dit tout, aurait
sans doute pensé Marcuse), mais ils ne peuvent se reconnaître
dans les principes politiques des islamistes autoritaires,
intolérants et sexistes, contrairement à l’étudiant sur une
barricade du Quartier Latin dans le Paris de mai 68 qui
pouvait s’identifier au combattant Vietnamien.
Pire encore, le capitalisme et l’État libéral instrumentalisent cet Ennemi extérieur pour favoriser une mobilisation
des ressources et des esprits. La menace islamiste renforce
l’État à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, ce qui réduit
d’autant la marge de manœuvre des radicaux que certains
n’hésitent pas à identifier comme terroristes dans la foulée des
nouvelles mesures de sécurité antiterroristes. Ainsi, le Groupe
Terrorisme du Conseil de l’Union européenne considère que
certains actes « commis par des groupes extrémistes radicaux »
« ont clairement suscité des situations de terreur au sein de la
143
108
Des féministes de partout dans le monde ont dénoncé cette guerre et
l’instrumentalisation des femmes afghanes par les puissances occidentales.
Voir, entre autres, Susan Hawtrhone, Bronwyn Winter (dir.), After Shock :
September 11, 2001 – Global Feminist Perspectives, Vancouver, Raincoast
Books, 2003 ; Elaheh Rostami-Povey, Afghan Women : Identity and Invasion,
Londres-New York, Zed Books, 2007.
société, et entraîné une réaction de l’Union, qui a dressé la
liste de ces actes et les a définis comme infractions à l’article
premier de la décision-cadre relative à la lutte contre le
terrorisme »144.
Le plus grand succès du mouvement altermondialiste,
en termes de mobilisation mondiale, est aussi sont plus grand
échec. Des millions de personnes ont marché en 2003 contre le
déclenchement de la guerre contre l’Irak, mais la guerre a bien
eu lieu, alors même que se poursuivait celle en Afghanistan. Il
semble bien que les forces de la nouvelle gauche, transformées
dans les années 1990 en mouvement altermondialiste, ne
soient toujours pas à même de mener une révolution mondiale. Marcuse l’espérait pourtant, lui qui discutait sans répit
des possibilités d’une révolution qu’il entrevoyait mondiale.
Preuve d’une différence de sensibilité politique et philosophique, entre les militants et le philosophe, les thèses de Marcuse trop globalisantes - ne peuvent être ici d’un grand secours
pour les radicaux qui cherchent la direction de l’espoir.
Rappelons toutefois que Marcuse concluait son ouvrage
L’homme unidimensionnel par cette phrase de Walter Benjamin :
C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est
donné.
144
Document 5712/1/02 ENFOPOL 18, Bruxelles, 13 février 2000 (je
souligne).
109
Critique de la théorie habermassienne :
l’oubli du symbolique et du politique
Moez Selmi
Il est difficile de prévoir autre chose que des incertitudes au crépuscule d'un siècle signé par tant de projets et
d'illusions déçus. La fin du XXe siècle est celui de la science et
celui de la mondialisation de l'économie. Celui de la science,
non pas simplement parce que celle-ci y a connu son
déploiement sans frontières et la splendeur de ses triomphes,
mais surtout parce qu'elle s'y est présentée et imposée comme
forme supérieure de rationalité en même temps comme le seul
versant offert aux problèmes de l'humanité (surtout dans sa
version technologique). Il est aussi le siècle de la mondialisation de l'économie, non pas simplement parce que celle-ci s'y
est fait le seul impératif urgent à satisfaire pour notre bien-être,
mais surtout parce qu'elle a été imposée comme l'unique
construction d'un ordre social humain et rationnel.
L'optimisme sans bornes du positivisme scientiste du
XIXe siècle trouvera somme toute assez tôt au XXe siècle,
chez Weber, Nietzsche, l'École de Francfort, la réponse d'une
expérience déjà désenchantée : la rationalité scientifique, loin
d'enrichir de sens la vie, l'évacue ou le mystifie en tant que
pure instrumentalité. Mais est-ce à dire que ce désenchantement marque alors la fin de la modernité, non pas sa
conclusion, mais sa ruine comme projet de civilisation ou
d'humanité? Faudrait-il dès lors céder la place à tous les
irrationalismes, tout en acceptant comme une fatalité que les
structures de la socialité soient de plus en plus le produit
aveugle de forces technologiques et économiques?
Dans le panorama défini par ces enjeux, l'œuvre de
Jürgen Habermas constitue l'une des tentatives de repenser la
modernité comme un projet de civilisation et d'humanité qui,
loin d'avoir vu sa conclusion, demande maintenant plus que
jamais à être repensé afin de pouvoir être réassumé et réalisé
en se basant sur une rationalité qui prend racine dans
l'interaction humaine.
Il va de soi qu'on ne saurait entendre l'acte de communiquer comme l'acte où émetteur et récepteur échangent
des informations, mais comme un acte qui institue un
émetteur et un récepteur dans un jeu symbolique complexe où
communiquer est sous la dépendance d'autres fins, celles
d'actualiser un ordre transcendantal fondateur. Et si quelque
chose résiste au mythe d'une transparence que réaliserait la
bonne communication, ce n'est pas le mystère de la subjectivité, mais plutôt la sphère du symbolique qui, organisant les
identités et les relations entre les hommes, est fondamentalement échange de significations et de représentations. L'interrogation sociologique sur la communication ne peut être, en
dernière instance, qu'une interrogation sur la nature du
politique et son telos.
I - Le déplacement épistémologique et philosophique
dans la théorie habermassienne
Jürgen Habermas aborde la théorie de l'action communicationnelle par l'entremise de la modernité. En fait, ce
n'est qu'avec les théories de l’agir communicationnel et de
l'espace public qu'il pense le projet de la modernité en tant que
quête d'une communauté rationnelle, éthique et démocratique. Il s'agit d'une communauté capable de s’organiser et de se
renouveler tout en se débarrassant à tous les moments des
possibilités d'une sclérose totalitaire ou irrationnelle.
Dans son livre Théorie de l'agir communicationnel, Habermas reformule et précise clairement deux paradigmes de sa
construction analytique : le paradigme du « système » et le
paradigme du « monde vécu ». La théorie sociale de Habermas se présente ainsi comme une théorie de la rationalisation
et de la modernisation des sociétés occidentales, processus qui
s’est accéléré, notamment depuis le XIXe siècle, en bonne
partie sous l'impulsion du progrès scientifique et technique.
Philosophiquement, le projet d'Habermas s'inscrit
dans une recherche à associer, d'un côté, à l'héritage hégélien,
112
critique et autocritique (hégélianisme de gauche), qui cherche
à maintenir l'unité et le primat de la Raison, mais sans les
garantir par une identification à un ordre global du monde, et
d'un autre côté, à une atténuation des prétentions de la
« Raison absolue » en la fondant sur l'entente, sur la nonviolence et sur le dépassement de la domination. Ceci nécessita
l'abandon du projet de la domination rationnelle de la nature
et de l'histoire, et le passage principiel et définitif, non pas à
l'unité de la raison empruntée à l'ordre objectif du monde, ni à
la raison kantienne comme faculté subjective de synthèse
idéalisante, mais plutôt à une raison procédurale basée sur la
théorie de l'intersubjectivité communicationnelle. Ainsi, pour
Habermas, la philosophie du sujet est une base trop étroite
pour la raison en quête d'autonomie, qui est parvenue à son
terme, lequel permet d'exprimer l'intention véritable de Kant
au moyen de concepts plus adéquats et plus actuels.
Quoique la philosophie kantienne ne réfléchisse pas,
selon Habermas, seulement le recentrement moderne de la
raison sur le sujet, mais également le pluralisme complémentaire et les problèmes consécutifs de délimitation et de
médiation, elle n'arrive pas à élucider la synthèse qui se fonde
sur le lien réciproquement constitutif entre subjectivité et
raison. Par contre, la philosophie hégélienne s'est approchée
plus que la philosophie kantienne de l'objectif de cette
synthèse, par une reconstruction de l'unité de la raison qui ne
retombe pas en deçà du niveau de réflexion atteint par le
tournant subjectif et procédural kantien, sans pour autant
rester en deçà des exigences quant à la constitution d'un ordre
objectif du monde. Or, ce système hégélien donna naissance à
un développement ultérieur de projets se réclamant, d'un côté,
de la raison totalisante et d'une radicalisation de la philosophie
du sujet, et d'un autre côté, de tentatives cherchant à en finir
avec les illusions transcendantales et à ne plus s'intéresser
qu'aux formes contextuelles et différenciées de l'usage de la
raison.
Dans ce cadre théorique, Habermas prétend s'inscrire
dans la lignée de l'héritage de la « Théorie critique » qui a vu
son apogée avec l'École de Francfort et qui visait initialement à
établir un diagnostic critique de la réalité sociale. Cette
dernière n'était en droit de soumettre son objet à la critique
que dans la mesure où elle était capable de mettre en évidence
une quelque transcendance immanente. Ainsi, pour Horkheimer, la théorie doit être capable de penser à la fois sa genèse
dans une expérience préscientifique et son utilisation dans une
113
pratique future. Dès lors, cela nécessitait un compte-rendu de
l'état de la conscience, autrement dit de sa disposition à
favoriser l'émancipation. Le rapport spécifique que Horkheimer a établi entre théorie et pratique présuppose une
définition des forces sociales qui, dans un processus historique,
tendent à critiquer et à dépasser les formes établies de
domination. Or, l'École de Francfort est restée, dans l'ensemble, prisonnière d'un fonctionnalisme marxiste qui l'a induit à
percevoir, dans le cadre de la réalité sociale, un cycle de
domination capitaliste et de la manipulation culturelle, à tel
point qu'il ne restait plus aucune place pour l'émancipation.
Car une telle critique qui cherche à se localiser elle-même dans
le cadre de la réalité sociale et qui est vouée à s'auto-dissoudre
doit apparaître comme impossible, ne serait-ce que parce que
celle-ci ne présente plus de structure permettant d'y découvrir
des déviations sociales et des attitudes émancipatoires.
Dans cette perspective, et pour éviter le piège de l'auto-délégitimation, la tentative théorique d'Habermas présente
une alternative et surtout une opposition à la théorie négative
de la société, précisément dans le sens où elle a réouvert l'accès
à une sphère émancipatoire de l'action. C'est par l'introduction
du concept hégélien d'interaction et son élaboration ultérieure
avec les moyens de la pragmatique du langage que Habermas
entend ranimer la Théorie critique, et cela en procédant à un
changement de paradigme lui permettant de « sortir » de la
philosophie du sujet fondée sur le modèle individualiste de la
réflexion et sur la philosophie de la conscience. En effet, il
s'agit de conserver le modèle de critique proposé par l'hégélianisme de gauche tout en réinventant un accès théorique à la
sphère sociale dans laquelle un intérêt émancipatoire est
susceptible de posséder un ancrage concret.
Dès lors, le projet habermassien se veut une tentative
de fonder le principe communicationnel de la raison, érigé en
catégorie transcendantale immanente, en partant de la
structure fondamentale de l'entente en tant que méta-contexte
et en arrivant à une unité qui ne piétinera pas sur la diversité
déjà présente dans le processus d'entente le plus élémentaire.
Toujours est-il que, dans cette construction, le langage restera
fondamentalement compris ou pré-compris à partir du modèle
interactionnel. C'est en tant que tel qu'il sera toujours posé ou
présupposé comme le milieu assurant la médiation entre
l'universel et l'individuel et dans lequel se déploie l'expérience
réflexive, formatrice des sujets, selon le « telos interne » de la
communication intacte et exempte de toute contrainte.
114
Pour ce faire Habermas procède à une remise en
cause des approches subjectivistes et individualistes qui
prônent l'atomisme, le développement des théories de l'acteur
rationnel, le recours continuel à des explications en termes
d'intérêts, de calculs et de stratégies. Dès lors, on ne peut pas
poursuivre le projet de la modernité sans réajuster, par la
critique, les croyances et les idéaux qui l'articulent et sans une
intersubjectivité communicationnelle.
Ce que propose Habermas, ce n'est pas un projet de
théorie critique qui consisterait à contester l'ordre établi, ou à
dénoncer publiquement des situations inacceptables, ou à
révéler des rapports ou des processus de domination cachés,
ou à s'en prendre au rôle politico-idéologique des sciences
sociales, ou à déchirer le voile de la méconnaissance et de
l'illusion pour mettre au jour des déterminismes et permettre
aux agents sociaux de se déterminer en connaissance de cause.
Il s'agit essentiellement d'un projet normatif de redéfinition des
conditions formelles de possibilité d'une individualité et d'une
socialité authentiques, c'est-à-dire non déformées par des
exigences ou des contraintes étrangères à la logique interne de
la socialisation et de l'individuation. Ainsi Quéré dit-il que :
Le nœud de cette démarche est la mise au point d'un
concept de raison différent de celui de la tradition épistémologique, à savoir un concept différencié de raison (la raison
communicationnelle vient détrôner la raison instrumentale)
et une conception formelle de la rationalité, qui évite de
substantialiser la raison. Le déplacement de l'épistémologie
prend ainsi chez Habermas la forme du remplacement de la
philosophie du sujet par le paradigme de l'intersubjectivité
pratique.145
C'est donc un déplacement de taille qu'opère Habermas, où il n'est plus question d'objectivation, mais de pratique
par la réflexion ; plus de connaissance objectivante mais des
modes d'application des résultats d'une objectivation par la
formation des orientations d'action, par la construction de vues
du désirable et de l'acceptable, par l'évaluation et l'élucidation
des situations d'action, etc. Bref, c'est le subjectif, qui, une fois
reconnu, discuté et accepté par les autres, sera érigé en
objectif. Et c'est aussi un déplacement du descriptif et de
145
Louis Quéré, « Vers une anthropologie alternative pour les sciences
sociales? », chap. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (dir.),
Habermas, la raison, la critique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, p. 114.
115
l'explicatif à caractère empirique et désengagé vers un
processus d'orientation de l'action qui exige d'être guidé par un
savoir normatif - appréhender ce qui est, ce qui doit être, ce
qui est désirable et acceptable.
Sauf que le normatif habermassien est, contrairement
au normatif des théories critiques émanant de la philosophie
de l'histoire et de la conscience (progrès, pouvoir émancipateur
de la science, critique rationnelle des préjugés et des traditions
et maîtrise du devenir de la société par l'action rationnelle),
déjà contenu dans ce qui est, donc non arbitraire et susceptible
d'une validité universelle. Selon Habermas, les interactions
sociales de la communauté de langage mettent en jeu une
attente d'intercompréhension authentique, une orientation
vers un état d'interaction capable d'assurer une individuation
non déformée des partenaires, leur reconnaissance réciproque
comme sujets autonomes et responsables, et une intégration
sociale dans laquelle le lien social et la stabilité des réseaux
d'interaction procèdent d'une adhésion réciproque délibérée
des agents, fondée sur la raison critique, dans le cadre de la
coordination de leurs paroles et de leurs actions. C'est
désormais par l'instauration d'une interaction sociale en tant
qu'intersubjectivité langagière non déformée et soustraite à la
domination et non pas par le travail social et émancipateur
(débarrassée ainsi du travail, qui restait encore déterminant
pour Marx et ses concepts de praxis et de production), que
sont esquissées les conditions de l'individuation et du progrès
social. Du coup, on se demande comment est-il possible,
comme l'ont bien vu Axel Honneth et Jacques Mascotto 146,
d'être toujours dans la modernité, comme le prétend Habermas, quand la catégorie d'intégration, de reconnaissance et
d'estime sociale, à savoir le travail, n'est plus du tout systématiquement dans le cadre catégoriel de la théorie de l'action? Or,
ce qui échappe à Habermas, et comme l'a décelé Christian
Marazzi147, c'est que la théorie de l'agir communicationnel
reste en deçà d'une saisie de la réalité contemporaine du
postfordisme, c'est-à-dire l'entrée en production de la
146
Axel Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D'où parle une théorie
critique de la société? », chap. dans Bouchindhomme et Rochlitz, op. cit.,
1996, pp. 215-238. Jacques Mascotto, « De la force de travail à Dionysos »,
Conjonctures, no. 25, 1997, pp. 97-117.
147
Christian Marazzi, La place des chaussettes : le tournant linguistique de l'économie et ses
conséquences politiques, Paris, Éditions de l'Écart, 1997.
116
communication ou en communication productive, où la
communication et travail ne font plus qu'un.
Mais revenant pour le moment à l'analyse de la théorie habermassienne qui veut bien effectuer un dépassement de
la neutralité axiologique, la distinction radicale et apriorique
entre faits et valeurs, entre sujet et objet et entre cognitif et
normatif. Pour Habermas, l'abandon de ces distinctions, loin
de conduire à une position subjectiviste, relativiste ou
objectiviste, permet de formuler en des termes nouveaux les
exigences d'être situé et engagé dans le monde, donc de prise
de position vis-à-vis d'une offre d'adhésion et de participation
selon un principe d'ouverture et d'universalisation, et non pas
de clôture et de limitation : celui d'une relation à autrui, qui est
lui-même en contact avec le monde et dispose du même
langage. Contrairement à la Théorie critique négative qui
préconisait la dissolution du noyau social de la société,
Habermas propose une théorie du langage qui est capable de
montrer de façon convaincante que le potentiel de l'homme
qui est aujourd'hui en danger est sa capacité à s'entendre avec
autrui au moyen de la communication.
Le but d'Habermas n'est pas d'outrepasser les catégories ontologiques de la philosophie et de la sociologie classiques
(individu, société, classes, nations, actions, faits, significations,
compréhension, intégration sociale, pouvoir, domination,
rationalité, etc.), mais plutôt de considérer l'intersubjectivité
langagière en tant que le seul axe fondamental de toute unité
synthétique d'une communauté de sujets libres et responsables.
Pour cela, Habermas opère une désubstantialisation148 de ces
catégories classiques qui deviennent corrélatives à une activité
sociale constituante dans un monde ouvert à une communication non contraignante. Certes, ces catégories classiques sont
différenciées et engendrent des médiations. Mais ces médiations n'ont plus leur point d'ancrage dans le rapport apriorique
sujet-objet et dans le sujet autonome muni d'une capacité
148
C'est en rendant ces entités des corrélatifs événementiels d'opérations et de
procédures que se réalise leurs désubstantialisation. Ainsi ce sont des
processus qui s'instaurent et qui produisent ces entités tout en les transformant en même temps. De la sorte, ces entités, notamment l'objectivité, la
subjectivité, la socialité, l'individu, la société, etc., « ne sont pas tant une
origine, une source de déterminations, qu'un aboutissement et que ce qui
vient occuper la place de l'origine ce sont à la fois une communauté de
pratiques et de langage, avec sa consistance normative particulière, et des
opérations régies par des procédures ». Quéré, op. cit., 1996, p. 131.
117
intuitive et réflexive fondée sur la Raison éclairante. Ces
médiations se dégagent a posteriori des réseaux de communication dans un milieu d'exigences de validité intersubjective, ce
qui n'implique pas uniquement des jugements de faits fondés
sur une posture de simple observateur désengagé, mais aussi
des jugements évaluatifs et normatifs d'un observateur engagé.
Le jugement d'acceptabilité d'autrui et son adhésion motivée
sont donc la base du rapport à soi, aux autres et au monde,
toujours en train de se construire parce que toujours en
communication et en recherche de validité et soumis aux
schèmes d'interprétation et de perception. Ainsi, le monde et le
sens communs sont institués plutôt que donnés, c'est-à-dire a
posteriori et non pas a priori, dans un espace public fondé sur
l'intercompréhension des partenaires.
Ce n'est pas la liquidation du sujet qu'Habermas cherche, mais le passage d'un sujet réflexif, se connaissant luimême parce qu'il se saisit comme objet, à un sujet résolument
communicationnel, où le soi devient intersubjectif en tant que
répondant et existant dans un réseau d'interactions médiatisées
par le langage.
La Raison communicationnelle
Ce changement de paradigme s'accompagne aussi
d’une redéfinition du concept de raison. Cette dernière a
partie liée avec la communication, c'est-à-dire avec l'actualisation, dans l'interlocution, de la structure de validité du
discours : « elle se définit formellement, en termes de
conditions, d'attitudes, d'opérations et de procédures. Elle est
enfin différenciée : à la raison instrumentale, qui se définit en
termes de calcul d'un acteur monologique, s'oppose la raison
communicative, qui procède du potentiel de rationalité
contenu dans la base de validité du discours.149 » Dès lors, la
raison communicationnelle permet des interactions et des
liaisons entre des personnes et leurs actions réciproques, ce qui
engendre une communauté de sujets engagés dans la
reconnaissance d'une validité intersubjective et permet
l'intégration sociale et la stabilisation de réseaux d'interaction.
À vrai dire, le passage de la raison classique à la raison
communicationnelle démontre une lecture erronée de la part
d'Habermas de la raison telle que définit par Weber. Pour ce
149
118
Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, A. Fayard, 1987,
pp. 129-130.
dernier, la rationalité consiste, d'un côté, en une recherche
méthodique d'un but pratique déterminé par un calcul
toujours plus précis des moyens adéquats, et de l'autre côté, en
une maîtrise croissante de la réalité à l'aide de concepts
abstraits toujours plus précis. Or, Habermas identifie la
définition wébérienne de la raison à des modes de comportement justifiables, ce qui réduit inexorablement la définition
initiale et cause problème. Car le concept de justification luimême doit être identifié rationnellement, on doit recourir à
une précompréhension de la rationalité pour reconnaître une
justification : on a alors une tautologie et une impossibilité. Il
reste toujours vrai que la signification spécifique et le poids
relatif des procédures de justification dépendent d'une
précompréhension de la rationalité qui dépend des constellations historico-culturelles et des contextes interprétatifs.
Ainsi, les macrostructures significatives que Weber
étudie dans sa sociologie de la culture sont ancrées dans des
formes spécifiques d'interprétation du monde qu'il appelle les
« ordres du monde », un monde considéré comme structure
significative transsubjective. Ces derniers qui ont la forme d'un
monde et qui donnent forme au monde sont des univers de
signification qui canalisent le potentiel totalisant de la culture à
travers des contenus significatifs spécifiques et qui les
transforment en principes structurels, incluant par conséquent
aussi des horizons spécifiques de l'action et de la rationalité.
Dès lors, la culture n'est pas uniquement unité d'instauration
de sens et de prise de position, mais aussi elle ouvre l'espace
dans lequel la diversité des formes d'interprétation peut se
développer et s'affirmer. Certes, le rapport entre unité et
pluralité ne peut pas être réglé par des constructions complètement aprioriques : le concept de rationalité renferme
toujours un aspect d'universalité, mais il s'agit d'un « universel
latéral » (Merleau-Ponty), toujours ouvert à soi, aux autres et
au monde. Force est de noter que cela ne doit pas nous mener
à nous restreindre à une culture spécifique ni à tomber dans
un relativisme culturel. La rationalité en tant qu'unité de
l'ouverture au monde dans la diversité de ses formes,
notamment communicationnelle (mais qui ne se réduit pas à
l'intersubjectivité) reste toujours un projet inachevé.
D'ores et déjà, ce qui reste au-delà ou en deçà de la
raison communicationnelle c'est « l'Autre de la raison »
(Arnason), c'est l'Invisible du Visible, c'est-à-dire les différents
modes de perception et d'interprétation du monde et du sens
et qui sont incommensurables et non homogènes parce qu'ils
119
ne se réduisent pas les unes aux autres (Merleau-Ponty), c'est le
« non-conceptuel », le « non-identique », c'est-à-dire le
sentiment esthétique qui est irréductible à toute procédure
conceptuelle et argumentative, à toute activité communicationnelle. Il semble en effet que le tournant communicationnel
habermassien reste partiel. À l'autre de la raison, au nonconceptuel, au non-identique, à l'inconscient, au singulier
semble répondre une philosophie de part en part conceptuelle,
et qui, à l'incommensurabilité du concept et sa signification, à
l'hétérogénéité profonde entre langage significatif et expression, on voit mal comment elle pourra nous dévoiler dans son
intégralité toute l'authenticité du symbolique, de l'imaginatif,
de l'art, du sentimental, du poétique, etc. Non seulement on ne
peut pas définir ces derniers à partir du concept d'activité
communicationnelle, mais en outre, même du point de vue de
leur soumission à la discussion argumentative, on ne peut pas
les traiter sur la base de la rationalité communicationnelle qui
se veut totalement dans la réflexion intersubjective langagière,
donc en dehors de l'indétermination.
II - La sphère symbolique et le politique
Cette théorie de l'espace public et de la communication sans contrainte, sans reste, conduit à une impasse, dans la
mesure où Habermas est obligé d'occulter la véritable
structure du système d'objectivation de la médiation symbolique dans les sociétés modernes. Car le champ d'action
communicationnel n'est pas placé sous le signe de la discussion
rationnelle ou de la quête d'un consensus libre sur des intérêts
universalisables, mais sous celui de la division et du conflit. Et
les acteurs qui y interviennent ne sont pas des sujets abstraits,
de purs sujets de pensée et de discours, mais des acteurs
historiques incarnant d'un côté le pôle du pouvoir et de
l'actuel, de l'autre le pôle de la discussion critique et du
potentiel.
L'intersubjectivité érigée en fondement de la norme
implique que la subjectivité, la liberté originaire ne soit pas
dissoute dans un espace holistique, quelle qu'en soit la nature,
car il s'agit de communication, non de communion. Le lien
social et l'identité, c'est-à-dire, la reconnaissance d'une
appartenance à une communauté, ne sont pas dissociables
d'un système général de représentation, d'une imagination
créatrice, d'une reconnaissance mutuelle entre les sujets, d'une
activité communicationnelle fondatrice, qui stabilisent le
120
monde en lui donnant un sens. L'identité et l'intégration
sociales procèdent d'une distanciation, d'une mise en scène
(Quéré) à travers laquelle une société se rend intelligible à ellemême, s'énoncent les raisons et les fins de son organisation,
conçoit sa capacité d'action sur soi, se représente sa créativité.
Grâce à cette explicitation incessante, elle s'assure d'une
dimension totalisante (unité symbolique), se rend reconnaissable comme communauté pour les individus qui la composent
et leur garantit qu'ils ont pris sur le cadre de leur existence
collective. De la sorte, les individus séparés sont impliqués
dans un rapport collectif en fonction de leurs relations
communes au tiers symbolisant150 constitué par cette réflexivité. C'est à l'aide de ce tiers symbolisant que les sujets sociaux
trouvent accès au réel, construisent leur identité et leur
communauté, acquièrent la capacité de penser et d'agir, se
constituent comme acteurs historiques.
En ce foyer symbolique sont figurées la vérité et la justesse de l'ordre social. Aussi représente-t-il à la fois un « point
absolu d'origine », depuis lequel la société s'imagine avoir été
créée. La capacité instituante d'un tel foyer de sens placé à
distance de l'espace social de telle sorte que celui-ci s'y
apparaisse à lui-même, tout en étant maintenu à portée de la
prise des individus, tient aux diverses garanties qu'il leur offre
quant à leur capacité d'action sur le cadre de leur existence
collective (modalité pratique de l'action sociale), quant à la
possibilité de rapporter chacun de ses éléments à un principe
150
L'échange social actualise ou met en scène un « même » symbolique à la
place de ce qui n'est pas présentable ou de ce qui n'a pas à être exhibé. La
compréhension réciproque des sujets sociaux requiert la médiation d'un tiers
symbolisant. « Il est fait de l'articulation d'un ensemble d'éléments composites: des structures cognitives et des cadres normatifs, des repères de discrimination et des critères d'évaluation, des modes d'appréhension du temps et
des dispositions vis-à-vis du changement, des règles de choix et des propositions définissant des façons de procéder (technologies), des modes de
représentation et des schémas d'action ; et à un autre niveau, des jeux de
rôles et des catégories de la pratique, des affirmations considérées comme
vraies et des normes tenues pour justes, des croyances et des figurations.
Parmi ces éléments, les uns sont réellement déterminés, les autres seulement
déterminables par une élaboration collective ; les uns sont simplement
actualisés dans les discours et les pratiques, les autres sont explicités,
formalisés, rationalisés ; les uns sont uniquement intériorisés (modèles
culturels), les autres sont extériorisés pour figurer une altérité du social à soi
(garants méta-sociaux). » Louis Quéré, Des miroirs équivoques : aux origines de la
communication moderne, Paris, Éditions Aubier Montaigne, 1982, p. 84.
121
qui le justifie (objectivité de la connaissance), ou encore quant
à celle de se représenter l'ordre social comme juste puisque
régi par une Loi qui vaut pour tous (légitimité des normes).
Ainsi, la société se finalise en introduisant de l'intérieur
d'elle-même une distance entre elle-même et ce qui la fonde,
par une différenciation croissante entre les éléments cognitifs
et les éléments normatifs de la représentation, par la figuration
de positions de pouvoir et de savoir. C'est alors que le procès
d'objectivation de la médiation symbolique peut prendre la
forme d'une mise en scène qui introduit une distance entre
l'activité sociale et son fondement symbolique.
Habermas occulte la distinction entre réel et représentation du réel, qui passe par une division entre sujet et objet.
Ainsi, la dimension totalisante (l'unité symbolique) qui s'inscrit
hors de l'humain, devient totalement immanente, c'est-à-dire
la somme, et seulement la somme de tout le processus
communicationnel intersubjectif. Dès lors, la représentation se
mue en code opérationnel. Celui-ci n'est en effet qu'un
ensemble de signes conventionnels, fabriqués de toutes pièces,
libres de toute contrainte référentielle et ne fonctionnant que
relativement les uns aux autres. Ce qui permet d'engendrer
une série illimitée de messages. Cette déconnexion de l'ordre
symbolique d'avec tout référentiel social contraignant serait à
la source de l'inflation illimitée du discours dans la société
contemporaine et de la surenchère sur l’altérité et l’identité.
L'action sociale ne peut être pensée et vécue que
comme un combat où s'affrontent des acteurs et des adversaires. Cette structuration conflictuelle de l'action sociale est liée à
l'opérativité du discours dans l'organisation de l'imaginaire de
la société, compte tenu du type de division qu'il instaure entre
le réel et la représentation. Le champ politique de cette société
fonctionne en effet à l'opinion. On y rationalise la domination
politique avec du discours et des êtres de discours. Et c'est ce
conflit, cette division qui contribue à l'institution symbolique
du lien social, et qui échappe à Habermas. En effet, un conflit
n'existe pas sans représentation de lui-même, sans discours sur
lui-même. Il n'est jamais pur face-à-face sous peine de se
dégrader en séparation empirique des forces qui entrent en
relation à travers lui. La définition de l'identité des acteurs et
celle des enjeux de leur opposition sont affaires de représentation et de discours, de même que la constitution du champ de
conflit et la possibilité de le pratiquer comme affrontement de
parties antagonistes.
122
Mais ce conflit est mené sur un fond d'identité, de reconnaissance, ce qui autorise l'émergence d'un pôle institutionnel et un tiers symbolisant, qui se charge d'incarner la
dimension de la totalité. Le pôle institutionnel empêche que le
conflit ne se transforme en une opposition radicale mettant en
jeu l'unité du champ où il advient, c'est-à-dire tout ce qui tient
ensemble les acteurs. Quant au pôle symbolique, il rend
l'action possible et intelligible en la limitant : il comporte des
normes à ne pas transgresser pour rester dans la convenance ;
il véhicule un certain type de connaissance du monde et de la
société où sont représentées les limites naturelles et sociales de
l'action humaine.
Or, paradoxalement et bizarrement, Habermas prône
une socialité communicationnelle intersubjective débarrassée
du politique, d'un côté, sans sa version agonistique, et de
l'autre en tant qu’ordonnancement symbolique des relations
sociales. Tout d'abord, ce qu'on appelle pluralisme est bien
plus que la simple conséquence de l'acceptation des principes
de l'entente ou un refoulement de la sphère du pouvoir et des
conflits. Il constitue l'expression symbolique, l'expression de la
révolution démocratique entendue comme signifiant la fin
d'un type de société, organisée hiérarchiquement à partir
d'une conception unique et substantielle d'un bien commun,
fondé sur la nature ou sur Dieu. La société démocratique
moderne est constituée comme une société dans laquelle le
pouvoir, la loi et le savoir sont exposés à une indétermination
radicale. La société ne peut plus être définie comme une
substance dotée d'une identité organique, et la démocratie se
caractérise par une sphère agonistique, par la « dissolution des
repères de la certitude » (Claude Lefort).
Ce n'est pas un accord définitif sur des principes de
justice, de l'égalité et de liberté, ni un dénigrement du pouvoir
qui permettra d'assurer la défense des institutions de la société.
Un consensus rationnel et une éthique communicationnelle
sont certes nécessaires, mais ils ne peuvent pas être dissociés
d'une confrontation sur l'interprétation de ces principes. C'est
précisément la confrontation quant aux différentes significations à attribuer à ces principes, ainsi que sur les institutions et
les pratiques où ils seront concrétisés, qui constitue l'axe
central d'une politique pluraliste. Selon Paul Ricœur, dans une
société de plus en plus complexe, les conflits ne diminuent pas
en nombre et en gravité, mais se multiplient et s'approfondissent. Car la discussion politique est sans conclusion, bien
qu'elle ne soit pas sans décision. Mais toute décision peut être
123
révoquée selon des procédures acceptées et elles-mêmes tenues
pour indiscutables, du moins au niveau délibératif.
Aucune collectivité, aucun groupe, aucun parti ne
peut être en position d'apparaître comme ayant la maîtrise du
fondement de la société et comme représentant de la totalité.
Ce qui est visé ici, ce n'est pas une harmonie ou une réconciliation entre les différents acteurs sociaux, ni l'élimination du
pouvoir au nom du relativisme, mais plutôt le refus de tout
discours qui tend à imposer un modèle univoque et sans
tension. C'est uniquement par la multiplication des discours
agonistiques que nous pouvons contribuer à consolider le
consensus sur les institutions toujours révocables, donc non
figées, ce qui requiert une réelle participation aux pratiques
sociales qui tissent la trame tant de l'État que de la société
civile.
À l'évidence, le pluralisme ne peut jamais être total car
il présuppose un ordre légal et un pouvoir public. L'État ne
peut jamais devenir une simple association parmi d'autres et il
doit conserver une primauté. Et l’une des questions cruciales
est celle de savoir quelle forme pourrait revêtir un État
pluraliste? Il importe de savoir comment des intérêts antagonistes peuvent être contrôlés de telle manière qu'aucune
concentration d'intérêts ne parvienne à exercer un monopole
et à dominer le processus de prise de décision. Quant à
Habermas, il pense qu'un accord sur des règles de procédure,
régit par une éthique communicationnelle, devrait être
suffisant pour administrer la pluralité des intérêts qui existent
dans la société et que nous pourrions ainsi procéder à
l'éradication de l'antagonisme.
En masquant la nature réelle des frontières inévitables
du conflit et de la domination dans l'arène du politique par la
référence à la prétendue neutralité de cette arène (au nom de
la communication parfaite), on crée un effet d'opacité qui
entrave leur développement et a pour fonction de placer les
institutions établies hors d'atteinte du débat public. La
spécificité du pluralisme politique ne réside pas dans l'absence
de pouvoir, de conflits et de dominations, mais dans l'instauration d'institutions permettant de les limiter et de les contes-
124
ter151. Mais ce mécanisme d'autolimitation cesse d'opérer si le
politique n'est pas reconnu et reste caché derrière la neutralité.
Pour le processus du pluralisme, il importe de comprendre qu'il faut qu'aucun agent social ne puisse prétendre
maîtriser les fondements de la société ; le meilleur moyen pour
y parvenir est de créer de solides formes d'identification à des
institutions démocratiques et pluralistes. L'objectif est d'établir
l'hégémonie des valeurs et des pratiques démocratiques (ex:
liberté, égalité). Il s'agit d'un projet éthico-politique qui s'étend
aux valeurs spécifiques qu'il est possible de réaliser dans
l'espace politique par l'action collective. Ce dernier point
indique pourquoi nous devons ouvrir un espace pour le
pluralisme des cultures, des formes de vie, des régimes, comme
pour le pluralisme des sujets, des choix individuels et des
conceptions de bien. Mais il ne faut pas sombrer dans un
pluralisme total. Bien qu'il soutienne le pluralisme, un régime
politique ne peut placer toutes les valeurs au même niveau, car
son existence même en tant que forme de société politique
exige une hiérarchisation spécifique des valeurs.
151
Selon Michel Freitag, « […] le rapport de domination traverse aussi bien
la société que l'État, mais seulement sous l'effet d'une double médiation ;
plus précisément, les rapports de domination qui traversent la société y
sont représentés dans l'État, ils se trouvent donc médiatisés par cette
objectivation réflexive qu'accomplit le moment politique et dans laquelle
ces rapports et leur structure deviennent l'enjeu des luttes politiques pour
le pouvoir. Mais inversement, les rapports de domination ne peuvent plus
s'exercer dans la société que sous les formes institutionnalisées établies par
le même pouvoir de l'État. Ainsi l'État compris comme État de droit est le
lieu dans lequel les rapports de domination dans la société peuvent être
modifiés, précisément parce qu'il est d'abord devenu le lieu où ils sont
désormais représentés, établis et sanctionnés, de manière médiate,
explicite et formelle, dans le droit ». Michel Freitag, « La métamorphose.
Genèse et développement d’une société postmoderne en Amérique »,
Société, no. 12-13, hiver 1994, p. 100.
125
L’épistémologie de Fernand Dumont :
l’ombre et la pertinence de la connaissance
suivi de
Application de la vision épistémologique
de Fernand Dumont à la science
économique et aux idéologies
Hubert Forcier et Bertrand Lavoie
Depuis que les hommes parlent, depuis qu’ils écrivent,
ils ont voulu ramener le mutisme de l’univers
et leurs sauvages intentions intimes
à des horizons repérés et à des angoisses fondées.
Fernand Dumont (Le Lieu de l’homme)
1e partie - L’épistémologie de Fernand Dumont :
l’Ombre et la Pertinence de la connaissance
La pensée de Fernand Dumont nous permet de comprendre et d’observer l’accès à la connaissance sous l’angle
privilégié de la culture. Pour lui, le déchirement perpétuel de
la culture fait d’elle un projet « sans cesse compromis » et
permet le passage migratoire de la familiarité des significations
à l’abstraction et la quête de vérité. Ce passage, cette véritable
force d’arrachement du savant au sens commun, ne se
comprend qu’à la lumière d’une ontologie particulière de la
culture et de la théorie de la connaissance qui en découle. Il est
en ce sens primordial, pour comprendre l’épistémologie de ce
penseur, de faire un détour par sa conception de la culture.
Dès lors, deux questions nous interpellent : quelle est la théorie
de la connaissance de Fernand Dumont et quelles sont les
considérations épistémologiques qui en découlent?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous
pencherons dans un premier temps sur la conception
dumontienne de la culture pour montrer la distance et le
dédoublement qui la caractérisent et surtout pour comprendre
que ce dédoublement est la toile de fond sur laquelle va se
construire la théorie de la connaissance de Dumont. Ensuite,
nous pourrons tenter de saisir cette théorie, exposée notamment dans son ouvrage L’Anthropologie en l’absence de l’homme
(1981). Nous verrons de quelle manière se dessinent les
impasses de l’accès à la connaissance soulevées par Dumont et
les considérations épistémologiques et politiques qui en
émergent. Finalement, avec son importante conception de la
pertinence du savoir, nous pourrons nous pencher sur les
dépassements qu’offre ce penseur québécois aux impasses qu’il
a circonscrites par sa théorie de la connaissance. Au final, nous
serons à même de comprendre que, pour Fernand Dumont, le
destin de la culture et celui de la connaissance dans la société
actuelle sont hautement solidaires et appellent tous deux à des
questionnements épistémologiques, voire même politiques.
Dédoublement et distance de la culture
La pensée de Fernand Dumont, aussi diversifiée soitelle (philosophie, sociologie, histoire, théologie et poésie), n’en
est pas moins fondée sur une conception de la culture bien
particulière. Nous croyons que l’angle privilégié de la culture
est la porte d’entrée nécessaire à la compréhension de la
pensée dumontienne. La théorie de la culture qu’il développa
dans Le Lieu de l’homme (1968) est sûrement, en quelque sorte, le
« cœur » de la pensée dumontienne touchant à la culture. De
ce cœur découle une théorie de la connaissance (L’Anthropologie
en l’absence de l’homme [1981]), une critique des idéologies (Les
Idéologies [1974]), une analyse de la science économique (La
dialectique de l’objet économique [1970]), un regard sur la science
historique (L’avenir de la mémoire [1995]) et des analyses de la
société québécoise (Genèse de la société québécoise [1993] et Raisons
communes [1995]). Cependant, nous ne présenterons ici qu’une
128
partie de la thèse dumontienne contenue dans Le lieu de
l’homme, soit ce qu’il nomme le dédoublement et la distance de la
culture.
Dédoublement de la culture
La conception de la culture de Fernand Dumont
s’appuie directement sur un constat : la culture est en crise.
Effectivement, en plus d’être un « projet sans cesse compromis », la culture doit répondre à cette question, troublante et
nécessaire : « comment nos sociétés réussissent-elles à sortir de
l’impasse où les a laissées la liquidation de l’unanimité des
valeurs jadis traduites en un discours culturel cohérent?152 »
Cette liquidation de l’unanimité est la condition essentielle de
la culture pour Fernand Dumont : mieux, elle est un constat
dont nous ne pouvons faire l’économie. Ce qui est significatif
dans le regard que pose Dumont sur ce constat de la crise de la
culture, c’est qu’il le contraint, en quelque sorte, à en chercher
l’éclaircissement par une ontologie de la culture. Pour lui, « cette
crise perpétuelle, cette difficulté à construire l’unanimité quant
au monde que nous habitons, il faut en rechercher la cause
dans une ontologie de la culture, celle de son dédoublement153 ». La culture se caractérise donc par un dédoublement
suivant lequel l’homme peut se donner une représentation de
lui-même et de la culture particulière dans laquelle il vit. Cette
représentation n’est possible que par la distance que crée ce
dédoublement de la culture, entre une culture où la familiarité
des intentions se mêle aux nécessités quotidiennes et une
culture où l’abstraction permet à la fois un éloignement en
rapport aux intentions nécessaires et une volonté de connaissance synthétisée.
Fernand Dumont parle en premier lieu d’une culture
première, qui « est un donné. Les hommes s’y meuvent dans la
familiarité des significations, des modèles et des idéaux
convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un
réseaux par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde
152
Fernand Dumont, Le Lieu de l’homme, Montréal, Bibliothèque québécoise,
2005, p. 44. Désormais noté LH.
153
Brigitte Dumas, « D’une phénoménologie de la culture à une
épistémologie des sciences humaines », chap. dans Simon Langlois et
Yves Martin (dir.), L’horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont,
Québec, PUL/IQRC, 1995, p. 110.
129
comme dans sa maison154 ». Cette culture première, en même
temps qu’elle permet aux hommes de « se mouvoir dans la
familiarité des significations », engage à un nécessaire regard
d’ensemble qui permet de comprendre et de saisir ses
innombrables produits. Étant totalement immergé dans une
culture première qui contraint l’individu à « constater » le
donné, ce dernier se voit dans l’obligation d’effectuer, par une
activité de synthèse, la construction d’un regard d’ensemble.
D’ailleurs, pour Dumont, il « est impossible de dresser
l’inventaire et de dégager la synthèse de cette culture première.
C’est la culture elle-même qui, sans se livrer dans sa transparence mais en créant des objets seconds privilégiés, me permet à la
fois de prendre distance vis-à-vis d’elle et d’avoir conscience de
sa signification d’ensemble155 ». Pour illustrer ces objets
seconds, Dumont prend l’exemple d’un journal qui, étant un
objet inséré entre la personne qui le lit et le monde, génère en
quelque sorte un autre monde.156 Il est dès lors question de culture
seconde. Celle-ci est un construit et « s’infiltre par les fissures que
la première veut masquer, elle suggère que la conscience ne
saurait être enfermée ni dans le monde ni en elle-même ; de ce
malaise, elle fabrique les fragments d’un autre monde157 ».
Ce constat des deux cultures nous rappelle que la
culture génère une cassure dans « le sens du monde »,
notamment par le fait que les objets insérés qui permettent la
culture seconde entraînent un déchirement perpétuel. Ainsi, ce
qui est significatif pour Dumont, c’est que ce dédoublement de
la culture est maintenu et préservé par un rapport et une
médiation entre les deux cultures. La distance créée doit donc
être préservée par une médiation afin d’éviter que la culture
seconde s’enferme dans l’abstraction et ignore les nécessaires
influences de la culture première. En définitive, nous pouvons
dire brièvement que c’est dans cette distance que se situe le
cœur de la conception de la culture de Fernand Dumont.
Une distance déterminante
Nous le voyons, cette conception de la culture engendre dans la pensée dumontienne cette idée importante de la
154
LH, p. 73. Nous soulignons.
155
LH, p. 75. Nous soulignons.
156
LH, p. 78. Nous soulignons, sauf le mot « objet » qui est souligné par
Dumont.
157
LH, p. 87.
130
distance. Une distance entre la culture première et la culture
seconde dont le rapport de l’une à l’autre doit être maintenu et
entretenu par une médiation. Distance aussi, nous le verrons,
qui est reprise dans sa théorie de la connaissance. Ce qu’il faut
comprendre (cela explique notre détour par Le lieu de l’homme),
c’est que la théorie de la connaissance que Fernand Dumont
développe dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme s’appuie
directement sur cette conception de la culture. Dans une vision
solidaire de la connaissance et de la culture, Dumont va
toujours garder en tête ce déchirement et cette distance
constitutifs de la culture. Il le dit d’ailleurs explicitement :
« L’anthropologie est une réplique de la culture.158 » Il nous
reste maintenant à comprendre comment cette conception de
la culture est si déterminante pour sa vision de la connaissance.
L’ombre de la connaissance
Dans son ouvrage L’Anthropologie en l’absence de l’homme,
Fernand
Dumont va s’intéresser
au
destin de
« l’anthropologie », qui signifie pour lui « les modes d’accès à
la connaissance ». Il nous avertit d’ailleurs en ce sens lorsqu’il
mentionne que « l’anthropologie est ici considérée selon une
acception fort étendue. Elle englobe les sciences de l’homme,
la philosophie […], et même les idéologies159 ». Il tente de voir,
par une théorie de la connaissance, quels sont les destins
possibles de l’anthropologie au regard des nombreuses
impasses qui se dessinent selon lui. Nous tenterons dans cette
partie d’énoncer dans un premier temps le propos général
qu’il a tenté de circonscrire, avec l’absence constitutive à la
connaissance pour déboucher par la suite sur l’important
concept d’Ombre. Nous terminerons avec des considérations
davantage épistémologiques et politiques qui découlent de
cette théorie.
L’absence constitutive à la connaissance
Pour Fernand Dumont, l’anthropologie se trouve ailleurs « que là où nous croyons nous trouver. Elle s’édifie en
notre absence160 ». L’anthropologie constitue avant tout un
158
Fernand Dumont, L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, PUF, 1981,
p. 11. Désormais noté AAH.
159
AAH, p. 7.
160
AAH, p. 10.
131
mode d’accès à la connaissance qui génère un discours
particulier sur l’homme. Ce qui va fasciner Dumont, ce n’est
pas cette anthropologie comme telle, mais bien le travail de
l’anthropologue et surtout le statut sur lequel celui-ci va
s’appuyer pour effectuer cette anthropologie. Ce questionnement est le commencement d’une réflexion pour une théorie
de la connaissance : « Qui prétend parler de l’homme, de cet
objet hypothétique et s’interroger sur la manière d’en finir
avec lui?161 » Ce que l’on nomme « le chemin de l’objectivité »
engendre pour Dumont une coupure importante avec « le sens
commun ». En d’autres mots, il ne serait pas exagéré de dire
que « pour aller plus loin vers je ne sais quelle objectivité il
[l’anthropologue] ne lui faudrait pas seulement abolir sa
propre subjectivité mais aussi couper le courant qui permettra
à d’autres consciences de s’assimiler sa propre production162 ».
Cette « coupure de courant » fait en sorte que l’anthropologue
est effectivement arraché à la culture de la familiarité des
significations, pour accéder à une autre culture, celle de
l’abstraction. Or, ce qui est significatif pour Dumont, c’est que
cet arrachement et ce déchirement que vit l’anthropologue va
altérer son regard : n’étant désormais plus avec les hommes de
la culture première, son regard va se porter sur autre chose
que sur l’homme, soit sur l’ombre que ce dernier projette sur la
culture seconde. Plus précisément, cette démarche ramène
l’anthropologue à « un univers qui n’est pas tout à fait lui
[l’anthropologue] ni tout à fait les hommes. La visée de nos
disciplines ne résiderait-elle pas dans cette réfraction? Ce que
nous appelons l’objet, ne serait-ce point, en définitive, l’ombre
de l’anthropologue?163 » L’anthropologue pose un regard sur
l’ombre de l’homme et non plus sur l’homme, parce qu’il s’est
lui-même exilé, ou pour parler dans le langage dumontien :
l’anthropologue a émigré de la culture première à la culture
seconde. D’ailleurs, il le mentionne lui-même : cet accès à la
vérité objective n’est possible qu’« à la condition d’avoir émigré
dans un monde où le savoir ne pourra se justifier que par le
savoir. Ayant abandonné la culture de ma naissance et de mes
préjugés afin d’accéder à la vérité, aurais-je donc perdu des
vérités qui constituent la substance de ma vie?164 » Cette
161
AAH, p. 31. Nous soulignons.
162
AAH, p. 28.
163
AAH, p. 28. Dumont souligne.
164
AAH, p 12 et 13. Nous soulignons.
132
émigration fait en sorte que l’anthropologue commence à
constituer son savoir et son discours de plus en plus en marge
de la présence des hommes. De plus, cette émigration est une
condition essentielle à la constitution d’un « savoir objectif »,
puisque pour que se constitue un tel savoir, « il fallait croire à
la possibilité pour l’anthropologue de se détacher des hommes,
de les voir à distance, de constituer une histoire de
l’anthropologie à l’écart des hommes165 ». Bref, l’anthropologie
se constitue pour Dumont en l’absence de l’homme. Dans ces
conditions, les anthropologues se sont ainsi détachés des
hommes et cela, pour consacrer leur vie à l’Ombre.
L’Ombre
La notion d’ombre chez Fernand Dumont peut paraître
assez floue et complexe, ce pourquoi nous prendrons la peine
ici de tenter de la développer davantage. Selon un commentateur, « l’ombre de l’anthropologue consisterait dans le discours
qu’il porterait sur les hommes. Ces propos ne sont possibles
que par la distance prise par rapport à la culture première que
postule la pratique scientifique166 ». Cependant, il ne s’agit pas
seulement d’une pratique « scientifique » pour Dumont, mais
bien d’une pratique plus large de la connaissance. Pour
illustrer plus précisément cette notion d’ombre de la connaissance, Dumont prend l’exemple de deux pratiques de la
connaissance : l’Écriture et l’Histoire.
Dans un premier temps, Dumont croit que le commencement du regard sur l’Ombre débute avec l’Écriture.
Pour lui, l’Écriture est en soi un déchirement de la culture par
lequel la culture première est évincée et ignorée. Il mentionne
que « l’Écriture abolit l’histoire pour que l’histoire apparaisse
comme objet de considération ; il faut que j’entrevoie une
ombre de l’histoire, en l’occurrence l’Écriture, pour que je
puisse rendre significative l’histoire dite « réelle ». L’Écriture
prend forme grâce à l’ombre de l’histoire167 ». En ce sens,
écrire pour Fernand Dumont, c’est s’opposer au réel et c’est
faire taire la culture première. Il le dit explicitement : « Écrire
c’est d’abord instaurer le silence168 ». Pour Fernand Dumont,
165
AAH, p. 33.
166
Julien Massicotte, Culture et herméneutique. L’interprétation dans l’œuvre de
Fernand Dumont, Québec, Nota bene, 2006, p. 127.
167
AAH, p. 67.
168
AAH, p. 53.
133
écrire c’est se positionner à côté du réel. Ce positionnement est
important, car il génère en quelque sorte un statut spécial dans
la culture. Nous pensons que ce qui est significatif dans la
pensée de Dumont au regard de ce positionnement à côté du
réel, c’est le fait rendu évident que cette vision de la connaissance est littéralement assisse sur le dédoublement de la culture
exposée dans sa conception de la culture. D’ailleurs, pour lui,
« le statut de l’anthropologue est le produit d’un drame de la
culture. Il suppose et il représente une extraordinaire
dislocation de la culture169 ».
Dans un deuxième temps, Dumont mentionne que
l’Histoire est également une Ombre. En distinguant histoire et
connaissance de l’histoire, il nous fait comprendre que la
production de l’histoire est véritablement l’ombre de l’histoire.
C’est par la science historique qu’est rendue possible cette ombre
de l’histoire, car pour Fernand Dumont, cette science nous
permet de nous extraire de la réalité quotidienne dans laquelle
nous nous trouvons. Par là, « la science historique, au sens où
on l’entend dans les temps modernes, est selon les apparences
radicalement différentes du récit mythique de jadis170 ». Elle
est différente pour Dumont, car pour que l’ombre émerge, il
faut que ce soit l’homme qui la voie. Il faut que ce soit
l’homme lui-même qui prenne conscience que son histoire est
créée par lui-même et que c’est toujours lui qui peut s’en
extraire pour accéder à la connaissance de son histoire. Cette
prise de conscience, rationnelle et moderne, fait dire à
l’homme que « la vérité est censée se trouver dans l’histoire
elle-même. Elle en émerge, elle s’y révèle171 ».
De ces deux pratiques de l’Ombre, l’Écriture et
l’Histoire, va donc émerger, pour Dumont, le paradoxe de
l’anthropologue. Effectivement, l’anthropologue travaille
directement sur le dédoublement de la culture et en l’absence
de l’homme, mais tout en pouvant travailler dans cette
distance, il doit à la fois l’entretenir et la préserver. Entretenir la
distance, pour que son discours soit effectivement une pratique
de l’Ombre, mais aussi la préserver, pour que la culture
seconde ne s’enferme pas dans les détours de l’abstraction.
Suivons-le un instant :
169
AAH, p. 67.
170
AAH, p. 57.
171
AAH, p. 42.
134
Aujourd’hui, [l’anthropologie] n’est plus qu’une Ombre et
ne se peut concevoir que comme telle. Elle n’est que l’effet
de décalage entre le présent privilégié et le passé dont elle
permet la lecture, entre la rationalité conquise et le résidu
des croyances, entre le présent et l’utopie d’un éventuel
triomphe de la rationalité. D’où le paradoxe qui donne à
l’anthropologue son statut : ce qui, pour son ambition ultime est un décalage à réduire, un manque à combler, lui
permet de s’installer dans l’histoire et d’en écrire. C’est
pourquoi l’anthropologie travaille en l’absence des hommes.172
Ce paradoxe n’est pas sans conséquences pour Dumont
puisque l’anthropologue doit se situer directement dans la
distance créée par le dédoublement de la culture.
Deux destins solidaires
Nous comprenons ainsi que le « destin de la connaissance » est directement relié à celui de la culture.
L’anthropologie en l’absence de l’homme soulève des impasses
importantes : comment concilier l’accès à la connaissance et
l’ancrage dans la culture première? Comment empêcher que
la culture seconde s’enferme et ignore la culture première?
Comment doit agir l’anthropologue face à ce déchirement de
la culture? Ces impasses ne sont pas sans considérations
épistémologiques et politiques. Le danger le plus important
que soulèvent ces impasses consiste en ce que la culture
seconde en vienne à oublier la culture première. Ce danger a
d’ailleurs hanté et suivi Dumont dans la majeure partie de son
œuvre. La crainte de Dumont serait que « la communauté
humaine [soit] rendue adéquate à cet univers intelligible ; alors
[l’anthropologie] se dépouillera de ce qui fait la communauté
vivante pour se hausser au statut de sujet universel. La Cité
laissera place au Cogito ou à la Raison immanente à
l’histoire173 ». Ainsi, il faut donc aménager l’absence, prendre
acte de son existence et agir directement sur elle. Aménager
l’absence, c’est agir sur la connaissance et agir aussi sur la
culture. Dumont le dit explicitement : l’anthropologie est « un
témoignage sur ce qu’on peut dire de la culture, sur ce que la
culture suggère de dire de l’homme. […] L’absence, il nous
faudra l’aménager à partir de ce qu’elle suggère. On ne revient
pas en arrière, sauf pour comprendre, aussi bien pour
172
AAH, p. 70.
173
AAH, p. 240.
135
l’épistémologie que pour la culture174 ». Il est donc clair pour
Dumont que cette absence et cette distance dans la culture
sont irréversibles, et c’est pour cela que l’anthropologue doit
agir sur elle. Ainsi, les destins de la culture et de
l’anthropologie sont étroitement solidaires l’un de l’autre. Pour
agir en tant qu’anthropologue et ne pas sombrer dans
l’ignorance de la culture première, il faut donc inévitablement
agir sur la culture, ce qui implique pour Dumont d’agir sur la
Cité, souvent de manière politique. Et, pour agir sur la Cité en
tant qu’anthropologue, il faut être avant tout pertinent pour la
culture première.
La pertinence de la connaissance
Nous venons de voir, par le biais de la théorie dumontienne de la connaissance, les impasses qui s’y dégagent. Nous
devons maintenant nous attarder aux dépassements qu’offre
Dumont à leur égard. Étant conscient du caractère irréversible
du dédoublement de la culture, il tentera d’aménager la
distance pour permettre une pratique anthropologique qui soit
à la fois solidaire de la culture première et bien ancrée dans la
culture seconde. Cette double tâche (conserver la distance et
tenter de la réduire) fait de la théorie dumontienne une pensée
souvent paradoxale. Tentons ici d’en éclaircir quelque peu les
principales argumentations. Dans cette partie, nous tenterons
de comprendre cette double tâche en premier lieu par un
détour par la conception de la vérité chez Fernand Dumont.
Ceci nous permettra par la suite de nous attaquer directement
à ce qu’il nomme la pertinence de la pratique de la connaissance.
Finalement, nous exposerons brièvement vers où débouchent
ces considérations épistémologiques pour Fernand Dumont,
soit dans une herméneutique de la culture.
Conception de la vérité
Pour tenter de déjouer les impasses soulevées par sa
théorie de la connaissance, Dumont commence par se
questionner sur le concept de vérité. Il constate, à la lumière
de sa théorie de la connaissance, que la vérité est à double
sens, soit « un sens qui lui vient de son essence, un autre qui
sourd du monde plus confus de la culture commune175 ». Ce
double sens fait ainsi prendre conscience que la vérité peut se
174
AAH, p. 190. « Absence » est souligné par Dumont. Nous soulignons le
reste.
175
AAH, p. 74.
136
« mesurer » à l’aune de deux critères. Dédoublement du sens
et des critères de la vérité, nous voyons encore ici que la
culture est solidaire de la connaissance. Effectivement, la vérité
se comprend à la fois par « des critères internes aux procédures de l’esprit [culture seconde] et d’autres qui renvoient à la
culture ambiante [culture première]176 ». Ce que nous
constatons en ce sens, c’est que le commencement de
l’anthropologie, et plus directement de la science, s’effectue
par la disqualification de la vérité qui provient de la culture
première. Nous sommes même prêts à admettre que « cette
disqualification de la culture commune n’est pas accessoire.
Elle est sans doute le premier moment épistémologique, l’acte
de naissance des anthropologies177 ». Dans ces conditions se
créer une Cité scientifique à l’écart de la Cité des hommes.
Dumont se questionne : « La science de l’homme serait-elle
donc une Cité dans une autre Cité? Une culture dans une
autre culture?178 » Cette Cité scientifique s’est construite sur
une conception de la vérité qui s’est opposée à la vérité de la
culture première. L’émergence d’une vérité de la culture
seconde a fait taire la vérité de la culture première. D’ailleurs,
la science « brise les images selon lesquelles les choses se
présentent d’abord à nous, pour faire surgir leur virtualité. En
procédant ainsi, la science est productrice de vérité et destructrice de
pertinence 179 ».
C’est exactement ici qu’émerge le questionnement sur
la pertinence de la science en tant que production de
connaissance qui s’effectue en l’absence de l’homme et de plus
en plus en l’absence d’une vérité influencée par la culture
première. Dumont nous avertit : « soulignons qu’en réduisant
son intention à celle de la vérité objective, l’explication laisse
derrière elle, avec le vécu, un bien gros problème : celui de la
pertinence de la science qui se trouve ainsi édifiée.180 » Pour
comprendre et régler ce problème, Dumont met en face l’une
de l’autre la vérité et la pertinence. De ce face-à-face émerge
l’idée que la science « est tentée entre l’idéal de la vérité,
permis par la brisure quasi complète (mais jamais totale) entre
176
AAH, p. 81.
177
AAH, p. 77.
178
AAH, p. 106.
179
AAH, p. 213. Nous soulignons.
180
AAH, p. 135. Nous soulignons.
137
elle et la culture première, et celui de la pertinence, où la
distance entre les deux îlots de la culture est atténuée, où la
science renoue avec le paradis perdu qu’est la culture
première181 ». Ainsi, pour que la connaissance et la science
constituent un véritable projet de culture, il faut que celles-ci
restent pertinentes, c’est-à-dire qu’elles « renouent » avec les
significations de la culture première, de sorte qu’elles puissent
se révéler à elle-même ainsi qu’à la culture première à la fois
« vraies » et « pertinentes ». Ce travail n’est cependant pas
simple.
La pertinence
Un constat important surgit de la théorie de la
connaissance et de la place de l’Ombre dans celle-ci, soit le fait
que la connaissance, en étant à côté de la culture première, est
elle-même productrice de culture. Cette production de culture
génère de la « vérité » qui tend, comme nous venons de le voir,
à faire taire les influences de la culture première. Pour
Dumont, c’est avec le couple Vérité/Pertinence qu’il tentera
de comprendre à la fois la culture et la connaissance. Car pour
Dumont, l’anthropologie doit être à la fois vraie et pertinente.
Etre pertinent pour Fernand Dumont, ce n’est « rien d’autre
que la volonté de ne pas rompre avec la communauté
humaine de l’expérience182 ». Cette double tâche d’être vraie
et pertinente soulève une question majeure et essentielle :
« l’homme de science doit-il prendre toutes ses distances par
rapport à la culture première, prendre le parti d’une froide
objectivation, d’une neutralité axiologique, ou se faire solidaire
de valeurs qui siègent au plus profond du sens commun?183 »
Ainsi, face à son propre discours et à son ombre,
l’anthropologue a le choix soit d’accepter l’ombre, de la
considérer de manière positiviste comme étant « vraie », soit
d’interpréter cette ombre et dès lors s’engager dans un processus
critique où l’influence de la culture première n’est pas rejetée.
Il est clair que Dumont se situe clairement du côté de
l’interprétation. Cependant, pour que cette interprétation soit
possible, il faut que la distance entre la culture première et la
culture seconde soit maintenue : il faut donc agir sur la culture
comme on veut agir sur la connaissance.
181
Massicotte, op. cit., 2006, p. 126.
182
AAH, p. 138.
183
Massicotte, op. cit., 2006, p. 131.
138
C’est en ce sens qu’un anthropologue de la pertinence,
afin de préserver les conditions de possibilité de cette dernière
(soit le maintien de la distance et de la médiation entre la
culture première et la culture seconde), doit inévitablement
agir sur la culture. C’est ainsi que Fernand Dumont conçoit le
rôle de l’homme de science dans une absence totale de neutralité,
parce que pour pouvoir exercer lui-même sa pratique
scientifique, il faut qu’il agisse sur la culture pour préserver les
conditions d’exercice de sa pertinence. Car « une anthropologie qui fait sienne le souci normatif et éthique qui déjà gît au
sein de la culture première, au lieu d’y voir un inutile résidu,
est une science de la pertinence184 ». Un anthropologue
pertinent est celui qui tente d’interpréter et de comprendre le
monde, car pour Dumont, « la compréhension n’est plus
uniquement une méthode ; elle est aussi une pratique de la solidarité
que les hommes entretiennent entre eux 185 ». Nous pensons
que c’est de cette manière que nous pouvons qualifier la
théorie dumontienne de « théorie critique », car Dumont
refuse que la culture seconde s’enferme et ignore la culture
première et, ce qui est plus significatif encore, affirme que le
rôle de l’anthropologue est justement de prendre position pour
éviter cette ignorance. Cette prise de position ne peut être que
politique, car en voulant agir sur l’anthropologie,
l’anthropologue doit agir sur la culture. En prenant position
dans la Cité, l’homme de science agit pour préserver les
conditions de sa pertinence tout en continuant à être influencé
par les questions essentielles de la culture première. Son rôle
est donc inévitablement politique.
Une herméneutique de la culture
Il est possible d’éclaircir davantage le rôle de
l’anthropologue de la pertinence sous l’angle privilégié de
l’herméneutique à laquelle nous croyons pouvoir rattacher la
pensée dumontienne. Nous avons vu que l’anthropologue était
placé face à deux choix : soit il accepte l’ombre, soit il
l’interprète. Dans la théorie de la connaissance de Fernand
Dumont, l’importance de l’interprétation est majeure car elle
permet de conserver la distance entre la culture première et la
culture seconde en agissant directement sur elle. Pour qu’une
interprétation (c’est-à-dire une pratique de la connaissance qui
se situe dans la culture seconde, mais qui, à partir de cette
184
Massicotte, op.cit., 2006, p. 134.
185
AAH, p. 138. Dumont souligne.
139
culture, plonge dans les significations de la culture première)
soit possible, il faut qu’il y ait une médiation entre les deux
cultures. Plus précisément, il est nécessaire « qu’entre la
« vérité scientifique » et les conditions d’existence des individus
et des collectivités intervienne une médiation : un idéal du
mieux-être, de l’aménagement du milieu et des besoins, une
pertinence pour tout dire186 ». Cette compréhension qui guide
notre interprétation doit mettre en lumière ce que nous
partageons avec le sens commun. Selon un théoricien de
l’herméneutique très influent pour Dumont, nous devons
prendre conscience que « c’est bien ce que nous avons en
commun avec la tradition à laquelle nous nous rapportons, qui
détermine nos anticipations et guide notre compréhension187 ».
Dans cette perspective, il est clair pour Dumont qu’une des
premières tâches d’une herméneutique de la culture est de
prendre acte de l’ontologie de la culture que nous avons vu plus
haut. Pour lui, « il n’est qu’une façon d’y parvenir [à la
pertinence] : consentir à ce que nous appellerions volontiers la
teneur ontologique de ces manifestations du sens, au-delà de la matière
qu’ils fournissent à une réflexion réductrice188 ». Et lorsqu’un
anthropologue consent à prendre acte de « la teneur ontologique de ces manifestations du sens », il doit agir dès lors sur la
culture pour construire une Cité politique à même d’assurer une
place pour sa pertinence. Au final, nous entrevoyons le projet
politique et scientifique dumontien, celui de réduire la distance
entre les deux cultures. Car « le projet épistémologique de
Dumont n’est certes pas celui d’une science totalement réunie
avec la culture première ; cela est ontologiquement impossible,
selon sa théorie. Ce qu’il souhaite plutôt est de réduire la distance,
trop grande, entre les deux instances de la culture, qui
menacerait l’existence même189 ». Pour réduire cette distance,
il faut ainsi inévitablement agir sur la Cité politique, ce qui
implique un rôle politique essentiel à l’homme de science,
l’éloignant à la fois de la neutralité et des visées positivistes de
la pratique scientifique.
186
AAH, p. 222.
187
Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, Louvain et
Paris, Publications universitaires de Louvain et Béatrice-Nauwelaerts,
1963, p. 68.
188
AAH, p. 320.
189
Massicotte, op. cit., 2006, pp. 134-135. Nous soulignons.
140
Conclusion : une théorie critique
En conclusion, nous aimerions revenir brièvement sur
le chemin que nous avons parcouru pour tenter de répondre à
nos questions initiales. Nous nous sommes effectivement
demandés quelle est la théorie de la connaissance de Fernand
Dumont et quelles étaient les considérations épistémologiques
qui en découlaient. Nous avons cru bon en début de réflexion
de faire un détour nécessaire par la théorie de la culture que
Dumont a exposée dans Le lieu de l’homme. Nous avons vu que
la culture peut se comprendre à la lumière d’un dédoublement
qui crée ainsi une distance entre la culture première et la
culture seconde. Ce détour n’a pas été vain, car il nous a
permis de mieux comprendre la théorie de la connaissance de
Dumont. Nous y avons effectivement vu que la connaissance,
qu’il nomme anthropologie, s’est construite en l’absence des
hommes, forçant ainsi les anthropologues à entretenir un
discours non plus sur l’homme, mais bien sur l’ombre de ce
dernier. Ces impasses dégagées par sa théorie se trouvent
cependant dépassées par les considérations épistémologiques
qu’il a développées en opposant la pertinence à la vérité.
Enfin, nous avons compris qu’une herméneutique de la culture
cherchait en fait à conjuguer vérité et pertinence dans une
pratique scientifique qui permet surtout de réduire la distance.
En définitive, nous aimerions ajouter un bref commentaire sur la théorie de la connaissance de Fernand
Dumont. En concevant le rôle de l’anthropologue pertinent
par sa nécessaire prise de position dans la Cité politique pour
préserver les conditions de sa pertinence, Dumont élabore
ainsi une théorie essentiellement critique. Effectivement, cette
prise de position quant au refus de Dumont de vouloir
s’enfermer dans une culture seconde ignorante de la culture
première le situe dans un univers en opposition au positiviste.
Ce qui est significatif dans la théorie critique de Fernand
Dumont, ce n’est pas seulement de placer la théorie de la
connaissance de manière solidaire au destin de la culture, c’est
aussi de concevoir une pensée qui engage le sociologue à
prendre position politiquement sur la culture dans laquelle il
vit. Encore plus intéressant, Fernand Dumont ne rejette pas le
concept moderne de science, il veut plutôt que celui-ci vive
dans la distance et qu’il travaille à la réduire. Nous l’avons vu,
pour que cette réduction de la distance soit possible, il faut
aussi que le sociologue abandonne l’univers de la neutralité,
pour s’engager dans la Cité. Dans une société actuelle où le
concept de science est en pleine crise, Dumont ne postule pas
141
le rejet systématique de la science, il propose plutôt un ancrage
dans la culture première qui permet de réduire la distance.
Car Dumont sait bien que c’est dans cette distance, dans ce
va-et-vient incessant entre la familiarité des significations et les
joies de l’abstraction, qu’est possible le projet à la fois
épistémologique et politique d’une Cité et d’une culture libres.
2e partie : Une théorie de la culture
Fernand Dumont a élaboré une conception épistémologique des sciences de l’homme qui lui permet de sauvegarder
un idéal scientifique sans toutefois s’élever contre le sens
commun. En effet, en concevant la culture à distance d’ellemême, Dumont défend la perpétuation de l’activité scientifique. Pour Dumont, la culture se présente entre une culture
première comme sens commun et une culture seconde
naissant de la première et se posant comme un horizon. Dans
cette perspective, Dumont comprend la connaissance à
distance de la culture première, en l’absence de l’homme, ce
qui institue un regard portant sur l’ombre de l’homme et non
plus sur l’homme. Après avoir étayé sa conception épistémologique de la culture, Dumont s’affaire à une analyse épistémologique des idéologies. Il pose une réflexion globale sur le
phénomène des idéologies, en s’attardant d’abord à leur
apparition historique en rapport avec l’émergence de la
modernité. Pour Dumont, les idéologies sont des visions de la
pratique sociale qui permettent aux acteurs de « reconnaître
un sens à la situation afin que l’action soit possible190 ». En ce
sens, les idéologies autorisent et donnent un sens à la participation à la dynamique sociale qui se profile de manière
polémique. S’il s’intéresse aussi à la relation difficile de la
science et de l’idéologie, Dumont nous appelle finalement à
concevoir une science de l’idéologie comme science du sujet
historique. En nous intéressant à cette analyse dumontienne de
l’idéologie, nous verrons comment cet intellectuel poursuit sa
réflexion par une critique de la technique. Dans cette seconde
partie, nous nous intéresserons d’abord à sa vision des
idéologies. Ensuite, nous relèverons la critique que Dumont
porte sur la technique alors que, disséminées partout dans son
œuvre, on peut retracer ses préoccupations à l’égard d’une
mutation scientifique inquiétante. Au final, nous soulèverons
190
142
Fernand Dumont, Les idéologies, Paris, PUF, 1974, p. 9. Désormais noté I.
brièvement comment Dumont entrevoit le travail épistémologique à venir comme alternative à la faveur technique.
Une étude épistémologique des idéologies
L’analyse des idéologies de Fernand Dumont est sans
doute l’une des plus déterminantes dans son oeuvre. En effet,
dans Les idéologies, Dumont veut poser les bases d’une science
des idéologies qui lui permettrait de conserver une attention
particulière pour le sujet historique. C’est que pour Dumont,
en s’érigeant contre l’idéologie, « la science se trouve tout
naturellement à écarter les sujets historiques concrets, qu’ils
soient individuels ou collectifs191 ». En ce qui concerne les
idéologies, nous verrons d’abord comment Dumont les
envisage. Ensuite, nous situerons l’apparition historique des
idéologies avec la modernité. Nous pourrons alors voir
comment Dumont promeut l’idéologie comme forme de
participation sociale. Cela nous permettra de nous arrêter au
cas de la science, que Dumont considère d’ailleurs comme une
idéologie. Finalement, nous pourrons voir quelles sont les
exigences d’une science des idéologies, telles que développées
par ce sociologue québécois. En somme, nous verrons
comment, en voulant dépasser l’affrontement classique de la
science et de l’idéologie, Dumont nous permet de conserver un
idéal de science qui entre en relation avec le sens commun.
Pour Fernand Dumont, « [l]es idéologies sont les formes culturelles les plus explicites ; les partialités s’y justifient et
s’y nourrissent de connaissances et de symboles. Elles sont
épousées par des groupes, elles donnent naissance à des
mouvements sociaux 192 ». L’étude des idéologies nous mène
nécessairement de la surface du système au terreau social,
puisque bien que facilement identifiable dans la vie sociale, les
idéologies prennent forme chez le sujet. Si l’idéologie est
souvent discréditée, c’est qu’elle envisage la société de manière
polémique. C’est qu’au sein d’une analyse du champ
idéologique se dessinent inévitablement les luttes d’une société
à définir.
Avant d’aller plus loin dans son analyse, Dumont veut
voir comment l’idéologie émerge, et ce autant dans le sens
commun que dans la pratique scientifique. Le plus grand
mérite de l’idéologie, nous dit-il, est de donner un sens à
191
I, p. 8.
192
I, p. 5.
143
l’action, posant ainsi l’idéologie comme « une définition de la
situation en vue de l’action193 ». Nous verrons plus loin que
dans la société traditionnelle, le mythe venait remplir cette
fonction. Pour s’intéresser à la question des idéologies, on doit
nécessairement envisager le conflit social, en ce sens que c’est
par la confrontation que l’idéologie se réalise. Dumont pose
alors une question qui nous permet, d’un côté, de voir l’intérêt
pour la science de l’idéologie et, de l’autre, de nous intéresser
au sujet historique. Il se demande « comment les sujets
concrets peuvent-ils se reconnaître dans leurs actions
individuelles ou collectives sans leur conférer un sens par des
idéologies?194 » S’intéressant d’abord au sens commun,
Dumont montre que l’idéologie est pour celui-ci pure illusion.
Le sens commun envisage l’idéologie comme un surplus de
signification conféré à des mécanismes qui, sans elle, fonctionneraient tout de même. Dumont remarque alors que les
organisations économiques utilisent les idéologies dans leur
fonctionnement, par exemple par le biais de la publicité. Cela
nous permet de remettre en question cette vision de l’idéologie
comme illusion, alors qu’elle se retrouve aussi bien dans
l’utilisation qu’en font les organisations que dans les revendications des groupes sociaux.195 En somme, Dumont fait état des
deux attitudes envisageables envers l’idéologie. D’un côté, on
peut la considérer comme illusoire, et de l’autre on peut
l’envisager comme une réalité sur laquelle il faut compter. Ce
sociologue en conclut que les idéologies sont indispensables,
faute de mieux.196
Si l’idéologie se repère dans le discours commun, elle
est aussi présente dans la science. Pour que la science naisse,
elle a dû se poser en opposition à l’idéologie. C’est ainsi que la
science a pu prendre l’idéologie comme problématique et
comme objet. Ainsi, chaque fois que les sciences de l’homme
font l’étude des représentations, elles doivent tenir compte de
l’idéologie. Si elle a d’abord nié l’idéologie en la présentant
comme illusion, la science a ensuite reconnu la densité qui lui
est propre pour finalement lui accorder sa pleine significa-
193
I, p. 9.
194
I, p. 12.
195
I, pp. 15-17.
196
I, pp. 20-21.
144
tion.197 En somme, pour Dumont, la science se devait dans son
acte de naissance de présenter l’idéologie comme un résidu, ce
qui une fois fait lui permettra de reconnaître de manière
positive l’idéologie.198
Si l’idéologie est un incontournable autant pour le sens
commun que pour la science, elle se positionne aussi dans le
temps, en opposition au mythe. En effet, Fernand Dumont
oppose le mythe à l’idéologie, comme « deux modes
d’affirmation historique du sujet199 ». Bien que tous les deux
permettent au sujet de se situer dans l’histoire, le mythe se
perpétue comme une révélation alors que l’idéologie se pose
d’emblée comme fabrication humaine. Le premier remonte à
l’origine de l’action, en racontant l’avènement des comportements. Le mythe amène toujours « une réactualisation du sens
originaire, de la révélation primordiale200 ». Le sens est ainsi
donné aux acteurs, qui n’ont qu’à situer leurs actions dans le
cadre du mythe. Mais le mythe disparaît au moment où la
société se présente comme production humaine. Dans la
modernité, l’idéologie permet au « sujet [de se refaire], dans
des idéologies, une histoire selon ses intentions201 ». Le temps
originaire guidant l’action laisse place à un sens fabriqué par le
biais des idéologies. Ne faisant plus référence à un avènement,
la modernité retrace l’agencement d’événements qui se voient
donnés des significations diverses. Si l’histoire des sociétés
traditionnelles se posait toujours en référence à une origine
renouvelée, les historiens des sociétés modernes doivent faire
une sélection des événements significatifs, faisant de l’écriture
de l’histoire une tâche provisoire et sujette à la discussion. La
modernité permet ainsi l’apparition de l’historicité, soit d’un
sens donné par les sujets aux événements, d’un travail
d’attribution de sens.202 En somme, « [l]es idéologies sont les
discours qui consacrent ces cohérences provisoires et
menacées203 ». Contrairement au mythe qui faisait consensus
dans les sociétés traditionnelles, l’idéologie se pose toujours de
197
I, pp. 25-26.
198
I, p. 38.
199
I, p. 53.
200
I, p. 55.
201
I, p. 52.
202
I, pp. 58-59.
203
I, p. 65.
145
manière polémique. Elle est continuellement sujette à débats, à
se voir confrontée à une idéologie opposée qui vient la
remettre en question. Finalement, si le mythe et l’idéologie
tentent l’un comme l’autre de « surmonter la dispersion de
l’histoire et du sujet », « le sujet [moderne] sait qu’il construit
une unité de sa culture plutôt que d’en recevoir cohérence204 ».
Dumont termine cette présentation historique en exposant
l’idéologie comme une construction, mais non comme une
illusion, comme l’a historiquement conçu la science moderne.
Cela lui permet de considérer le discours idéologique sans
renier le sens commun.
Si les idéologies se posent dans une société polémique,
elles sont aussi des « pratiques de la convergence culturelle205 », en ce sens qu’elles tentent d’allier les sujets sous un
sens collectif donné. Mais comme nous venons de le voir,
l’unité de la culture dans les sociétés modernes est une
entreprise toujours provisoire, contrairement au mythe qui
dans les sociétés traditionnelles révélait un sens donné depuis
une origine. Le passage du mythe à l’idéologie, c’est en somme
l’accroissement de la distance entre une culture reçue et une
culture produite.206 Maintenant que cette dernière fut posée
historiquement, nous pouvons nous intéresser à l’idéologie
comme pratique sociale. Fernand Dumont présente certains
exemples de pratiques idéologiques. Il s’intéresse, entre autres,
au rite religieux, à l’école ou encore à la nation. Pour
l’exercice, nous nous intéresserons ici seulement à la science,
que Dumont entrevoit comme une idéologie. En effet,
Dumont se demande d’abord si la science peut être vue
comme une pratique idéologique. Il conclut par l’affirmative
puisqu’en plus de composer avec l’idéologie, la science se
présente elle-même comme une idéologie. Puisque l’objet de la
science est construit, « [l]a science se constitue et se reconstitue
en délimitant, par des discours idéologiques, son aire
d’exercice207 ». C’est que, baignant dans une idéologie qu’elle
observe et qui englobe ses tenants, la science apparaît ellemême comme idéologie. Tout son parcours est idéologique, de
ses affrontements premiers avec la définition du monde par un
ordre divin à sa tendance techno-scientifique contempo204
Ibidem
205
I, p. 111.
206
I, p. 73.
207
I, p. 97.
146
raine.208 On peut, entre autres, noter comment la notion de
progrès a suivi le développement de la science et observer
comment cette vision continuellement progressiste est
nécessairement idéologique. Nous pouvons pousser plus loin la
réflexion et nous demander quelles sont les implications d’une
vision qui considère la science comme une pratique idéologique. À notre avis, cela permet à Dumont de conserver un idéal
de science fondé originairement sur la culture première. La
science comme l’idéologie se constituent à distance de la
culture première, mais elles y trouvent toutefois leur fondement. Cela permet à Dumont de rejeter à la fois la neutralité
axiologique de Max Weber et la rupture épistémologique
promue par la science positiviste. En effet, en révélant
l’imbrication de la science et de l’idéologie ainsi qu’en
considérant la science comme idéologie, Dumont ne peut faire
autrement que de s’opposer à la neutralité axiologique. Le
sujet de la science, inscrit dans une société qui construit son
sens par le biais des idéologies, ne peut faire autrement qu’être
imprégné par celles-ci et les reconduire par ses réflexions
scientifiques. De plus, la science ne peut être fondée en
opposition radicale au sens commun, puisqu’elle y trouve son
objet d’étude, alors que les sciences de l’homme étudient une
société dont la dynamique est polémique.
Voilà que nous avons cerné les contours de l’analyse
épistémologique des idéologies de Fernand Dumont. Une fois
présentée comme pratique sociale productrice de sens dans les
sociétés modernes, nous avons pu voir que même la science se
présentait comme une idéologie. En somme, les tâches de
l’idéologie sont multiples, alors qu’elle participe au
« [d]édoublement de la culture, [à la] réconciliation du fait et
de la valeur, [à la] fixation d’un donné et [à la] formulation
d’un projet utopique dans un projet209 ». En donnant une telle
importance à la pratique idéologique, Dumont veut fonder
une science des idéologies, permettant de reconsidérer le sujet
historique. L’intérêt pour les idéologies lui permet
d’appréhender la conscience historique. Celle-ci permet au
sujet de s’insérer dans une collectivité par le biais des
idéologies. Si la conscience historique se retrouve au sein de la
208
Jean-François Filion, Sociologie dialectique. Introduction à l’œuvre de Michel
Freitag, Québec, Nota Bene, 2006, p. 45.
209
I, p. 118.
147
praxis, elle revêt par l’idéologie une forme achevée.210 En effet,
les idéologies permettent au sujet de se situer dans le temps en
donnant sens aux actions qu’il pose. La pratique idéologique,
en participant à la conscience de soi du sujet, permet à ce
dernier de s’ouvrir à la conscience historique. C’est dans cette
perspective que Dumont entrevoit la nécessité d’une science de
l’idéologie qui permettrait le retour du sujet historique dans
l’analyse. En étant en soi multiples et concurrentes, les
idéologies peuvent être étudiées par la science. Cette science
des idéologies, comme science des conflits, aurait pour tâche
d’analyser « la genèse des ensembles sociaux et des sujets
historiques211 ». Une telle science permettrait de comprendre
comment les significations sont constitutives de la société. Or,
cette science, pour Dumont, n’est autre que la sociologie, qui
se doit de comprendre et de s’insérer dans ce qu’il appelle le
« conflit des pratiques de l’interprétation ». Pour cet intellectuel, l’idéologie est alors l’intention de la sociologie, puisque
cette pratique sociale est « le terreau commun des systèmes
sociaux et des systèmes scientifiques212 ». En définitive, « la
science prolonge l’idéologie qui est son nécessaire recours pour
atteindre les totalités sociales ; par ailleurs, elle se veut
soucieuse de ses propres fondements et critique des idéologies213 ».
Critique de la technique
Comme nous l’avons vu, la perspective épistémologique de Fernand Dumont lui permet de noter l’importance des
idéologies pour la sociologie. Ce parcours nous a permis de
voir que les idéologies représentent une forme de mise à
distance de la culture. Au côté de la science, les idéologies
conçoivent un discours qui permet au sujet de donner sens à
ses actions. Nous avons remarqué que Dumont voit la science
comme une idéologie, tout en voulant fonder une science des
idéologies. Cela lui permet de ne pas accentuer la distance
entre la culture première et la culture seconde, en conservant
un idéal de science qui s’appuie sur le sens commun. Avant de
conclure, nous aimerions aborder brièvement la question de la
technique. Dans le présent article, notre intérêt pour la
210
I, pp. 119-120.
211
I, p. 159.
212
I, p. 171.
213
I, p. 174.
148
critique dumontienne de la technique est double. D’abord, elle
nous permet de resituer et de perpétuer l’étude de Dumont sur
l’épistémologie des sciences de l’homme. En effet, en critiquant
de manière récurrente la technique, Dumont s’inquiète du
devenir de la science. Nous pensons qu’une étude de la
technique permet autant de rappeler l’analyse critique
effectuée par Dumont que de comprendre les transformations
actuelles de la science. Ensuite, une telle critique nous permet
aussi de voir comment la science est effectivement une
idéologie. En étudiant la situation contemporaine, il nous
semble clair que les tenants de la technoscience s’inscrivent
dans une pratique idéologique définie, tout comme le font
ceux et celles qui s’opposent à cette tendance forte.
Fernand Dumont s’est inquiété de ce qu’il a nommé le
« complexe technique ». Dans son œuvre, nous pouvons
remarquer cette préoccupation récurrente pour une transformation de la science qui s’allie à la technique. La tendance
actuelle de la science ne peut nous amener qu’à endosser les
inquiétudes de Dumont et qu’à observer comment la science
contemporaine semble promouvoir une méthode formelle qui
n’a pour seul intérêt que l’efficacité de ses méthodes. Ainsi, la
science économique et l’ensemble des sciences sociales tendent
aujourd’hui à promouvoir le modèle technoscientifique. En
effet, on peut observer une tendance forte qui laisse en pan
toute compréhension de la totalité sociale et qui veut
« mesurer de manière probabiliste l’efficience des procédés
utilisés relativement à un but visé, quel qu’il soit214 ». Dumont
le note lui-même lorsqu’il rapporte la tendance à laisser « dans
l’ombre la signification d’ensemble de l’opération, pour
concentrer la saisie du sens sur l’immédiateté de
l’efficacité215 ». Un complexe technique peut ainsi se fonder sur
une diffusion à l’infini de la technique et sur une objectivation
du monde comme entité technique.216 Si la prolifération de la
technique inquiétait Dumont de son vivant, force est de
constater que sa présence s’est accrue depuis, et que l’on peut
maintenant envisager sérieusement le passage de la science à la
technoscience.
214
Michel Freitag, L’oubli de la société : Pour une théorie critique de la postmodernité,
Québec, PUL, 2002, p. 374.
215
Fernand Dumont, La dialectique de l’objet économique, Paris, Anthropos,
1970, p. 265. Désormais noté DOE.
216
DOE, p. 265.
149
La critique de la technique de Fernand Dumont prend
par contre toute sa force du fait qu’il considère la science
comme idéologie. Si le développement de la science, depuis ses
fondements modernes, est considéré comme une pratique
idéologique, il faut bien voir que la tendance actuelle à un
passage de la science à la technoscience l’est tout autant.
S’érigeant contre la tradition, la technique a voulu déterminer
le social en fondant une nouvelle culture dont elle représenterait le centre.217 Une telle entreprise dans son apparition
historique n’est autre qu’idéologique. La possibilité même
d’émergence de la technique s’est faite par une opposition
idéologique à la tradition. Si elle est advenue avec la modernité, la technique se développera pour plus tard solidifier sa
présence dans la science et dans la gestion du social. Dans les
sociétés contemporaines, il semble clair que la technique est
bien ancrée. S’il considère l’émergence de la technique comme
un phénomène idéologique, Dumont en fait tout autant en ce
qui concerne son développement dans les sociétés contemporaines. En effet, il nous rappelle que « [l]a prétention actuelle
de la technocratie à liquider les idéologies repose, en réalité,
sur la volonté d’imposer une seule idéologie218 ». Contre
l’édification d’un complexe technique qui expulse la conscience de l’homme concret, Dumont nous appelle à réfléchir à
une science qui, tout en se constituant à distance de la culture
première, la prend pour objet et y trouve sa source. C’est
d’ailleurs ce que permet la science des idéologies. En effet, par
une telle science, nous pouvons d’abord envisager la tendance
technoscientifique de manière critique. Plutôt que de la voir
comme un progrès indiscutable, nous devons retracer les
principes idéologiques qui soutiennent une telle tendance. Une
fois cela fait, nous pouvons faire l’étude de la technoscience, en
voyant comment elle s’est instituée et ce qu’elle implique. Une
telle science appelle pour Dumont une pédagogie, un désir de
donner à tous et à toutes les moyens d’envisager la pratique
idéologique de manière critique. Pour Dumont, cette
pédagogie suppose « l’élaboration d’une conception jusqu’ici
inédite du développement culturel219 ».
217
DOE, pp. 21-23.
218
I, p. 172.
219
I, p. 181.
150
Conclusion : Un idéal de science fondé sur la culture première
Fernand Dumont, en concevant une théorie de la
culture comme distance entre une culture donnée et une
culture comme horizon220, donne les bases de sa vision
épistémologique. Nous avons pu le constater d’abord par
l’étude épistémologique de Dumont sur les idéologies. En les
concevant comme des pratiques sociales qui donnent un sens à
l’action des sujets, Dumont donne une importance certaine
aux idéologies dans la modernité. En ce sens, il considère
même la science comme une idéologie, en retraçant les luttes
qui ont mené à son développement. Il termine en nous
appelant à fonder une science des idéologies qui permettrait de
relever l’importance du sujet historique dans la pensée
scientifique. À partir de cette étude pratique, nous avons voulu
faire une extension en présentant la critique de la technique de
Dumont. Cette critique nous permettait à la fois de poursuivre
la réflexion épistémologique de Dumont sur les sciences de
l’homme et d’entrevoir le caractère idéologique du passage à
la technoscience. En définitive, les travaux de Dumont nous
permettent de recentrer la pensée scientifique sur l’importance
de la signification. En liant aussi fortement « le rôle actif aussi
bien de la pensée scientifique que de la conscience collective221 », Dumont envisage une science qui, tout en
s’autonomisant, se fonde sur une culture première. Ainsi, la
thèse de Dumont nous permet de lier dans une même
réflexion le savoir abstrait et les valeurs de l’existence
humaine.222 Cette conception amène Dumont à concevoir une
« phénoménologie de la distance entre l’histoire des sciences et
l’histoire tout court223 ». Un tel parcours nous amène à
concevoir comment la vision épistémologique et la théorie de
la culture de Fernand Dumont permettent de conserver un
idéal de science appuyé sur le sens commun.
220
Serge Cantin, Un témoin de l’homme, Montréal, Hexagone, 2000, p. 20.
221
Lucien Goldmann, « Préface », dans Fernand Dumont, La dialectique de
l’objet économique, Paris, Anthropos, 1970, p. XII.
222
Gilles Gagné et Jean-Philippe Warren, « Fernand Dumont (1927-1997) »
chap. dans Sociologie et valeurs, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, 2003, p. 208.
223
DOE, p. 31.
151
Théorie critique :
le retour de l’ontologie
Rémi de Villeneuve
En guise de petite introduction critique, il me semble
nécessaire de commencer par critiquer l’identification de la
théorie critique à la critique par principe, à la critique par et
pour la critique. Car la théorie critique relève avant tout de la
théorie, c’est-à-dire de la connaissance en tant que telle.
Partons donc de la connaissance, en tant qu’elle renvoie d’abord à deux dimensions essentielles, celle de l’objet à
connaître et celle du sujet qui connaît, et en tant qu’elle
véhicule, du même coup, une certaine unité du sujet dont elle
provient et de l’objet sur lequel elle porte. Il n’y a pas de
connaissance, en effet, en dehors de cet accès au réel par
l’intermédiaire duquel la connaissance se trouve reliée à ce
qu’elle prétend connaître.
C’est d’abord sous cet angle très général qu’il faut appréhender la théorie critique, en tant qu’elle représente, dans
l’ordre de la connaissance, la volonté d’asseoir l’autorité de ce
postulat fondamental : bien loin de pouvoir être appliquée à
une réalité qu’elle produirait arbitrairement, la connaissance
doit d’abord se tourner vers le réel dont elle fait elle-même
partie, vers le réel en tant qu’il précède la connaissance. Et
c’est en ce sens qu’Hegel peut être considéré comme
l’instigateur de la théorie critique. Non pas qu’il soit le premier
à avoir développé une telle connaissance, mais parce qu’il est
le premier à l’avoir actualisé en réponse au développement
hégémonique de la « rupture épistémologique » (si chère au
métier de sociologue) qui, au nom du progrès de la « certitude
scientifique », attribue à la connaissance la mission de
formuler elle-même la réalité qu’elle prétend connaître.
« L’objet, nous dit Hegel, est le vrai et l’essence, il est
indifférent au fait d’être su ou non, il demeure même s’il n’est
pas su, mais le savoir n’est pas si l’objet n’est pas.224 » C’est
dans la mesure où l’objet à connaître précède le sujet de la
connaissance qui le dévoile, que la connaissance en question
est une connaissance vraie, à savoir une connaissance du réel,
ce que l’on appelle également une ontologie. La recherche de
scientificité, à ce titre, bien loin d’en avoir le monopole, n’est
d’abord qu’un certain renforcement de cet effort visant à
connaître le réel, l’épistémologie un certain approfondissement
de l’ontologie.
C’est sous cet angle plus restreint que doit ensuite être
considérée la théorie critique : comme la réactualisation de la
primauté de la portée ontologique de la théorie à l’égard de sa
visée épistémologique : le qualificatif « critique » renvoyant
alors au fait que cette primauté de la portée ontologique
implique des conséquences réelles sur l’existence de l’être
humain, c’est-à-dire sur l’ordre socio-historique de la pratique
humaine. Des conséquences qui peuvent être plus précisément
qualifiées de « praxiques » en ce sens qu’elles ne sont pas
subies, mais voulues : non pas tant le produit d’une adaptation
naturelle, que de la liberté humaine d’où provient justement la
possibilité même de connaître le monde et notre présence en
son sein. La théorie critique, autrement dit, signifie surtout que
la théorie, bien loin d’être détachée de la pratique, bien loin
d’être autonome vis-à-vis d’elle, lui appartient en même temps
qu’elle la détermine. Et c’est sûrement Marx qui, à cet égard,
sera le premier à lui attribuer un caractère systématique, en
affirmant que « c’est dans la pratique que l’homme a à faire la
preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de la puissance
de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde225 ». La théorie
ne vaut que par et pour la pratique, tel nous apparaît donc
être l’axiome originel de la théorie critique.
La théorie est critique en tant qu’elle reconnaît son
unité avec la pratique, unité qui justement s’enracine dans
celle, plus fondamentale, du sujet et de l’objet. En effet, et c’est
encore à Hegel qu’il faut revenir ici : alors même que la
pratique est le sujet pris dans le monde de l’objet, la théorie
n’est rien d’autre que l’objet pris dans le monde du sujet. Et
224
Michel Freitag, Dialectique et société. Tome 1. Introduction à une théorie générale
du symbolique, Montréal, Saint-Martin, 1986, p. 195.
225
Marx cité par Herbert Marcuse, Raison et révolution, Paris, de Minuit,
1968, p. 50.
154
c’est ainsi parce que le sujet et l’objet participent d’une réalité
commune que la théorie et la pratique ne peuvent être
envisagées en dehors l’une de l’autre sans s’annuler réciproquement du même coup. C’est en tant qu’ils sont d’abord un
que le sujet et l’objet peuvent développer leur mode
d’enveloppement réciproque selon une double modalité
théorique et pratique.
Telle est donc la perspective générale à partir de laquelle nous envisageons le lien qui unit la théorie critique à la
problématique de l’unité du sujet et de l’objet, une problématique ontologique en l’occurrence qui, en même temps qu’elle
a motivé le titre de notre exposé, suppose que la théorie
critique ne peut être sérieusement considérée en dehors de son
affiliation vis-à-vis de la pensée hégéliano-marxiste.
Ainsi le retour de l’ontologie, à nos yeux, n’est finalement rien d’autre que celui de cette pensée hégéliano-marxiste
en tant qu’elle concerne en premier lieu ce rapport sujet-objet,
saisi non pas sur la base de l’indépendance a priori de la théorie
à l’égard de la pratique, mais sur celle de leur
entr’appartenance originelle, c’est-à-dire non pas tant dans la
perspective d’une connaissance scientifique qui serait par
définition étrangère à l’existence humaine que dans celle d’une
connaissance pour laquelle la science ne peut être et ne doit
être autre chose qu’humaine. Et si c’est cela que véhicule
principalement l’œuvre de Freitag, alors ce retour de
l’ontologie consiste d’abord et avant tout à approfondir cette
dernière, actuellement saisie comme étant peut-être la plus
fidèle au projet de la théorie critique.
Ne pouvant, pendant le temps qu’il nous reste, revenir
en profondeur sur l’ensemble de ce que nous venons
d’évoquer, nous nous concentrerons essentiellement ici sur
cette question ontologique fondamentale du rapport sujetobjet et de sa propre historicité, en tant qu’elle permet
d’éclairer celle de la connaissance en général du point de vue
plus épistémologique de ses propres conditions de possibilité.
Pour le dire autrement, nous allons nous pencher sur ce qui
devrait être la préoccupation première de l’ontologie dès lors
qu’elle ne constitue pas tant l’antithèse de l’épistémologie que
son point de départ et sa finalité.
Pour ce faire, nous distinguerons quatre grands moments au sein de cette historicité du rapport sujet-objet : celui
de leur confusion mythique, celui de leur distinction philosophique, celui de leur mise en opposition scientifique et celui de
155
leur mise en coïncidence technoscientifique. Quatre moments
qui, chacun, puisque la théorie ne peut être envisagée en
dehors de son lien à la pratique, renvoient respectivement aux
quatre grands moments autour desquels s’articulent la
typologie freitagienne des modes de régulation et de reproduction de la société depuis le monde archaïque jusqu’au monde
post-moderne, en passant par le monde traditionnel et le
monde moderne : la confusion mythique caractérisant le lien
du monde archaïque au monde traditionnel, la distinction
philosophique celui du monde traditionnel au monde
moderne, l’opposition scientifique celui du monde moderne au
monde post-moderne, et la coïncidence technoscientifique,
saisie en tant que tendance idéale-typique, caractérisant
finalement l’actualisation de ce monde post-moderne, et donc
la fin de toute connaissance dès lors que cette actualisation ne
constitue tendanciellement rien d’autre que la disparition du
monde et de notre présence en son sein.
Le retour de l’ontologie
Comme on le sait, chez Freitag, c’est la dynamique
propre au langage - c’est-à-dire la dynamique du mode
d’objectivation symbolique en tant qu’elle constitue d’abord le
prolongement en même temps que le dépassement de la
dynamique propre au mode d’objectivation sensori-moteur qui manifeste cette unité du sujet et de l’objet et, plus
précisément, le déploiement de cette connaissance faisant
partie de ce qu’elle prétend connaître. Et c’est ainsi la
première forme de cette connaissance rendue possible par le
langage que nous devons d’abord considérer, à savoir la
connaissance relative au langage mythique. C’est en effet par
l’intermédiaire de la révélation mythique du sens de l’être (du
sens subjectif de l’être objectif), par l’intermédiaire de cette
« parole du monde » manifestant l’unité des symboles et de ce
qu’il symbolisent, et suivant laquelle c’est parce que nous
appartenons au monde que nous sommes capables d’en
recevoir la parole et de la comprendre, qu’a été pour la
première fois actualisée la prétention de pouvoir développer
cette connaissance du réel, cette connaissance ontologique
dont se réclame justement la théorie critique. Mais cette parole
mythique, au travers de laquelle le monde nous dicte un
certain ethos, c’est-à-dire la manière dont nous devons agir en
son sein, c’est alors plus précisément un « ordre » : un ordre
qui, en tant qu’il est issu des puissances sacrées qui ont créé
l’univers et tout ce qui l’habite, se trouve être « in156
interrogeable ». Et c’est de ce point de vue que doit être
appréhendé le lien qu’entretient la philosophie à l’égard du
mythe, puisque celle-ci n’est précisément rien d’autre que
l’interrogation de cet « ordre », sa remise en question.
L’exigence d’une telle « remise en question » va de
pair avec ce qu’il faut ici appeler le « politique ». En effet, c’est
au moment même où les êtres humains vont rapporter la
manière d’ordonner leur propre existence, non plus à une
simple obéissance innée aux ordres des puissances sacrées,
mais à l’acquisition d’une certaine responsabilité face à la
contingence historique de ce qui vient sans que rien ne l’y
oblige, qu’ils vont du même coup devoir prétendre être en
mesure de développer par eux-mêmes une connaissance du
monde dans ce qu’il est, et de la place qu’ils y occupent. Une
connaissance à l’aide de laquelle il deviendrait possible
d’affronter la contingence en question, au nom d’une nouvelle
expérience de la justice en tant qu’elle ne coïncide plus tant
avec la nécessité cosmique qu’avec la liberté politique : cette liberté
d’aimer la sagesse à laquelle se rapporte effectivement la
philosophie. Au travers de cette double dynamique pratique et
théorique, politique et philosophique, cette unité primordiale du
sujet et de l’objet - en tant qu’elle est donc tout autant celle du sens
et de l’être, du symbole et de ce qu’il symbolise - va se voir
interrogée selon deux perspectives opposées : l’une qui
accompagne le postulat mythique suivant lequel le symbole
provient d’abord de l’objet qu’il symbolise, et qui donnera à ce
titre naissance à ce que l’on appellera plus tard le « réalisme »,
et l’autre qui s’oppose à ce postulat en affirmant au contraire
que le symbole est bien plutôt issu du sujet qui l’a défini en
tant que symbole, comme le prétendra par la suite le
« nominalisme ». Mais c’est en réalité à leur synthèse que
restera attachée la philosophie : le symbolique provient bien de
ce qui l’a produit en tant que symbole, c’est-à-dire de l’esprit
humain, mais dans la mesure seulement où celui-ci a su se
mettre à l’écoute de ce à quoi il attribue des symboles, à
l’écoute de ce que Merleau-Ponty a très justement appelé la
« chaire du monde ». Si au travers du mythe les premiers
hommes « écoutaient » leur cœur battre le rythme du monde,
avec la philosophie, il s’agit désormais de « jouer » pour un
monde devenu celui qui écoute, non plus tant sa propre parole
comme récit du rythme de la nature, mais la parole humaine comme
discours sur la mélodie de l’histoire. Distinguant ainsi ce que le
mythe confondait, la philosophie marque la transition la plus
157
radicale du rythme du temps qui traverse le monde à la
mélodie du monde qui traverse le temps…
Dans la mesure où elle encouragera la subordination
radicale de l’objet qu’il s’agit de connaître au sujet érigé comme
la source absolue de toute connaissance, nous assistons avec
l’avènement de la « science moderne » à la fragilisation
progressive de cette synthèse philosophique dont cette dernière
est issue. Au fur et à mesure de sa maturation, en allant même
jusqu’à se réclamer avec Descartes de la séparation radicale du
sujet et de l’objet de la connaissance, c’est au travers du
postulat implicite de la commune origine divine du sujet et de
l’objet que cette subordination scientifique de l’objet au sujet
pourra maintenir vivante la possibilité d’une connaissance qui
puisse être autre chose que celle, purement autoréférentielle,
du sujet vis-à-vis de lui-même. C’est dorénavant en Dieu et par
Dieu que sera garanti l’accès à la vérité du monde objectif. En
d’autres termes, c’est uniquement par l’intermédiaire de son
origine « transcendantale » que le sujet, cette fois-ci au nom
des prescriptions kantiennes, aura accès aux phénomènes qui
manifestent la réalité objective - non plus dans ce qu’elle est
ontologiquement en elle-même, mais dans ce qu’elle est
épistémologiquement pour le sujet de la connaissance
scientifique, c’est-à-dire non plus tant métaphysiquement en
fonction de ce qu’est Dieu lui-même en tant qu’il a créé le
monde, qu’en fonction de ce que le monde est, physiquement,
tel qu’il a été créé par Dieu. C’est dans cette perspective qu’il
faut envisager cette obsession de la science moderne à vouloir
réduire le monde au silence, en le privant de toute réalité
sémantique ou symbolique qu’elle n’aurait pas produite ellemême. De ce point de vue, c’est donc bel et bien le nominalisme qui imposera son hégémonie avec le développement de
la science moderne et son idéal de positivité : le sens et la
signification ne peuvent plus être autre chose que le produit
paradoxalement arbitraire de la nécessité scientifique, en tant
qu’elle se réclame du monopole de toute symbolisation en
dehors de tout lien préalable avec ce qu’elle symbolise - autre
que celui qu’elle entretient vis-à-vis de Dieu, mais qu’il vaut
mieux oublier au profit de cette « nouvelle certitude absolue »
qui n’aurait pourtant jamais vu le jour sans son aide.
En suivant cette dynamique selon laquelle ne peut être
véritablement connu que ce qui subsiste a priori en dehors de
toute détermination sémantique et normative, comme si la
connaissance scientifique, en s’attribuant ainsi la place qui
était jusque-là accordée à Dieu, précédait le domaine du sens
158
et des valeurs, une nouvelle conception de la connaissance va
progressivement s’imposer. Une connaissance non plus tant
scientifique que technoscientifique, post-moderne, pour
laquelle le monde ne peut être connu qu’à la condition d’être
produit à nouveau. Soulignons au passage qu’il s’agit là d’une
radicalisation du principe du verum factum selon lequel l’esprit
humain ne peut connaître que ce qu’il créé, une radicalisation
poussée jusqu’à son inversion dès lors que ce principe signifiait
en fait que c’est naturellement la réalité socio-historique que
l’esprit est le plus apte à comprendre, et que la technoscience,
au contraire, en postulant que le monde humain et non
humain n’est connaissable qu’à la condition d’être produit
virtuellement, se voit forcée de soumettre le sens des diverses
significations de l’expérience humaine du monde à des
variables et des procédures de contrôle expérimental. En
réalisant ainsi empiriquement ce que le néo-positivisme et le
pragmatisme de la critique des sciences n’avaient fait que
penser, à savoir que le monde ne sera véritablement connu
dans son ensemble que le jour où nous lui aurons fait subir
tout ce qu’il est possible de lui faire subir, c’est donc la
technoscience qui, aujourd’hui, doit constituer la première
cible de la théorie critique. Pour cela, à partir du moment où
la technoscience ne constitue finalement rien d’autre que
l’aboutissement extrême du nominalisme, la théorie critique
n’a dorénavant plus d’autre choix que de se réclamer du
réalisme. Et si ce réalisme ne peut évidemment plus être celui
du langage mythique, s’il doit bien au contraire assumer
l’historicité de sa propre genèse, c’est alors pour affirmer que
ni la distinction philosophique du sujet et de l’objet, ni même
leur mise en opposition scientifique, ne doit nous faire oublier
leur unité originelle, une unité ainsi non pas fermée sur ellemême, mais fondamentalement ouverte, une unité plus
exactement dialectique selon laquelle tout renforcement de
l’objectivité passe par un renforcement de la subjectivité.
Le réalisme dialectique, tel devrait donc être le point
d’ancrage de ce retour de l’ontologie dont la théorie critique
est forcée de s’inspirer si elle espère être autre chose qu’un
discours visant exclusivement à prouver la subsistance d’une
critique tout en masquant son caractère purement formel,
tautologique, et légitimant ainsi la déresponsabilisation
exponentielle dont se nourrit la disparition actuelle du monde
et de notre présence en son sein. Et si ce réalisme dialectique
n’est donc effectivement pas en mesure de nous rendre
optimiste, cela n’est pas une raison pour le discréditer et le
159
désavouer. Car que peut-on attendre de la destruction du sens
lorsque c’est elle qui se voit chargée de le produire à nouveau,
lorsque l’espoir d’un monde meilleur, bien loin de commencer
par mettre de l’avant la nécessité que le monde perdure, est
tout entier rabattu sur les progrès de la technoscience du point
de vue de sa capacité à produire à nouveau la vie (y compris
sociale) selon le seul critère de l’innovation marchande : une
vie nouvelle, totalement « artificielle », dont l’aboutissement
serait au bout du compte de pouvoir s’épanouir (mais en
détruisant, soit dit en passant, tout sur son passage) sans avoir
besoin de s’interroger ni sur son propre sens, ni sur ses
conséquences à l’égard de ce qui lui succédera.
Dépasser la critique (recyclée…)
Développer une compréhension de ce qui est à
l’origine même de cette compréhension, c’est-à-dire du réel en
tant que nous lui appartenons, tel est donc, répétons-le, le
projet initial de la théorie critique. Et cette appartenance de la
compréhension au réel étant en tout premier lieu déterminé
par sa propre historicité en tant qu’elle est celle-là même du
rapport sujet-objet qui, en retour, permet d’éclairer les
transformations historiques de cette appartenance, la théorie
critique ne peut prétendre rester fidèle à son projet initial, et
donc à elle-même, sans commencer par essayer de saisir la
nature de ces transformations. C’est ce à quoi nous avons tenté
de contribuer très succinctement, pour en arriver au constat
suivant : plutôt que d’être obstrué par le progrès et la nécessité
scientifique tel que Marx pouvait encore s’en réclamer, le
projet capitaliste d’une croissance productive exponentielle
dispose dorénavant, à l’heure de la post-modernité, d’un savoir
non plus tant scientifique que technoscientifique qui, au
contraire, comme nous l’avons vu, encourage ce procès de
productivité infini en tant qu’il coïncide avec son propre
procès de développement.
Nous devons dépasser le stade de la critique scientifique du capitalisme, en direction d’une critique du capitalisme
technoscientifique. Et cette nouvelle théorisation critique,
s’inspirant encore et toujours de la pensée marxiste, doit donc
surtout revenir à Hegel et à la nécessité de recentrer la visée
épistémologique de la connaissance au sein de l’ontologie, ne
serait-ce que pour se donner les moyens de penser son
appartenance historique à la praxis et, par ce biais, de
reconnaître sa cible. Et ainsi revenons-nous à notre entrée en
160
matière : la théorie n’est critique que pour autant qu’elle est
d’abord compréhension de ce qui motive sa critique.
161
Pour une relecture de la participation
citoyenne et des inégalités sociales
Salim Beghdadi et Quentin Delavictoire
D’emblée posons-nous cette question : en quelles circonstances pouvons-nous parler de démocratie? Spontanément, la réponse pourrait tout bonnement se résumer au fait
qu’un système de représentation politique réponde adéquatement à une procédure démocratique, c'est-à-dire à une
procédure qui entérine le choix du peuple lui-même. Il est en
effet courant, par exemple, que les médias associent directement le caractère démocratique d’un régime avec le bon
déroulement des élections qui s’y tiennent… Mais la démocratie peut-elle se contenter ou se réduire à un système de
désignation? Il est bien évident que non. Rien de plus simple
pour s’en convaincre que de penser au trouble que jettent
parfois des élections tenues d’une manière considérée comme
irréprochable, mais avec un taux d’abstention très élevé. De
même, il ne suffit pas qu’un dirigeant ou qu’un groupe de
dirigeants ait une légitimité démocratique pour que la
démocratie soit décrétée une fois pour toutes, mais encore
faut-il qu’une constitution et qu'une législation soient les
produits de l’intérêt général de tous les citoyens d’un pays et
que des instances de contrôle garantissent le respect de ces
droits par les gouvernants démocratiquement élus. Toutefois,
la question est-elle close pour autant une fois une constitution
en main, des instances de contrôle, des codes de procédures et
des dirigeants pétris de bonne foi?
Les conditions de réalisation les plus parfaites ne peuvent à elles seules garantir une démocratie immuable, car on
ne voit pas comment un système politique pourrait être assez
complet pour prendre en compte de manière définitive tous les
aspects de la vie quotidienne des citoyens et ainsi satisfaire tous
leurs besoins sans qu’il n’y ait lieu à une quelconque contestation, voire à une confrontation. Une fois cela posé, la question
de la démocratie devient du même coup celle de la pratique ou
de l’exercice de la démocratie, et donc, par la même occasion,
celle de la citoyenneté. Ainsi, la question de savoir à quel
moment un ensemble de citoyens doit passer outre un système
supposé démocratique pour s’exprimer et défendre sa propre
opinion reste totalement ouverte.
C’est en nous tournant vers l’école de Francfort, ainsi
que vers ceux qui l’ont influencée ou été influencés par elle,
que nous tenterons de répondre à ces questions et que nous
tenterons de saisir la notion de citoyenneté, notion qui, à force
d’être utilisée pour dire tout et n’importe quoi, a fini par
perdre de son contenu. Nous reviendrons dans un deuxième
temps sur ce qui en a été assimilé à un simple fait d’actualité,
mais qui en y regardant de plus près nous paraît être bien
davantage. Nous voulons parler de l’action citoyenne des
« Enfants de Don Quichotte », un collectif français en faveur
des sans-abri.
Nous commencerons cet article par un point de vue
théorique à propos de la citoyenneté et de l’espace démocratique de parole tel que développé par Hannah Arendt et Jürgen
Habermas. Ces auteurs nous permettent de penser le
politique, et en particulier la démocratie, au regard d’une
essence autant historique qu’idéal-typique, ce qui nous semble
faire encore sens dans une certaine mesure. En reprenant
certains éléments des théories de Hannah Arendt et de Jürgen
Habermas concernant la citoyenneté et l’espace public, nous
tenterons de mettre en avant l’idée d’une proximité entre ces
deux auteurs qui n’apparaît à première vue pas nécessairement. Hannah Arendt n’est pas directement un auteur affilié à
la tradition de l’école de Francfort. Seulement notre intention
n’est pas de faire un historique de la « théorie critique », mais
plutôt de montrer sur quel versant de la pensée deux auteurs
tels que Arendt et Habermas peuvent se rejoindre dans une
perspective « critique » de la démocratie. En définitive, notre
objectif est de rendre compte de la validité d’une posture
aujourd’hui marginalisée, mais pourtant des plus fécondes.
164
La citoyenneté dans l’espace public moderne ou la
nécessité d’une théorie critique active
Distinguant vie publique (koinon) et vie privée (idion),
Hannah Arendt invite les lecteurs à une redécouverte du
politique au vu des modalités de la cité athénienne du Ve siècle
av J-C., ce qui lui permet de penser l’essence de la démocratie.
Ainsi, à la maisonnée (oikos), lieu de travail, de domination et
de violence, elle oppose l’espace public (polis) où la concertation est la règle. Les citoyens y sont amenés à prendre la parole
en leur nom propre dans l’Agora, lieu spécifiquement dédié au
discours politique. Le but d’Arendt est de nous faire comprendre que la démocratie des Anciens, loin d’être un archaïsme,
est encore un modèle à perfectionner au regard des problèmes
de notre époque. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah
Arendt expose sa vision de l’Homme dans un espace social et
politique marqué par les atrocités des guerres mondiales du
XXe siècle et notamment par l’holocauste. De la réalité
insupportable de l’holocauste et des multiples tentatives pour
comprendre le phénomène totalitaire est née l’approche
arendtienne du monde, mais aussi celle de l’École de Francfort
proprement dite. Reprenant des idées proches qui sont de
celles exposées par Arendt, Cornélius Castoriadis, quant à lui,
écrira que la valeur première du citoyen se doit d’être
l’autonomie, c'est-à-dire la capacité d’être libre :
Un individu autonome, c’est un individu qui n’agit, autant
que c’est possible, qu’après réflexion et délibération. S’il
n’agit pas comme cela, il ne peut être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique.226
Le politique est un espace d’organisation de la vie
commune. De même, le politique est aussi un espace de liberté
au sein duquel l’opinion de chacun doit pouvoir trouver place
et s’exprimer. La conséquence logique qui découle de
l'affirmation selon laquelle le politique est la possibilité ouverte
à chacun de s’exprimer et d’être lui-même tout en étant
citoyen est le principe d’égalité de condition. En fait, si l’on
226
Propos tirés de l’émission de radio de France Inter, Là-bas si j’y suis de
Daniel Mermet du 24 novembre 2006 disponible sur internet ;
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1039&var_recherche=
castoriadis et retranscrit en partie dans l’ouvrage de Cornélius Castoriadis et Daniel Mermet, Post-scriptum sur l'insignifiance : entretiens avec Daniel
Mermet ; suivi de Dialogue, La Tour-d'Aigues (Vaucluse), Éditions de l'Aube,
2007.
165
retire cette possibilité à certains, les relations inter-citoyennes
se verront aussitôt remplacées par un rapport de domination
rigide et coercitif. Aussi, ces principes politiques de base sont
pour Hannah Arendt le plus bel héritage des Antiques, car ils
sont garants de l’humanité contre la barbarie ; ce qu’elle
développe par ailleurs à travers son concept de philia. Le
dernier élément important sur lequel il faut s’arrêter pour
comprendre le politique tel que le décrit Arendt en référence
aux Antiques tient dans l’existence, du fait même de la liberté,
d’un espace qui nous protège de nos dépendances matérielles
et de nos pulsions. Ainsi, la liberté ne serait pas uniquement
une construction purement formelle qui laisse le champ libre
à… C’est aussi une protection contre soi-même qui s’oppose à
ce qui empêche que… De ce point de vue, la liberté se situe
déjà bien en deçà de l’agir. Tous ces éléments viennent nous
rappeler que le politique est un fragile équilibre sans cesse à
reconstruire en structuration et incertitude. Cependant, pour
que cet assemblage puisse tenir debout, il lui faut encore
l’élément qui va lui donner une existence réelle et l’inscrire
dans la durée, à savoir l’agir et le parler politique lui-même
qui, de par l’intérêt porté par chaque citoyen à son semblable
ainsi constitué, va fonder la polis : « L’organisation du peuple qui
vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable
s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en
quelque lieu qu’ils se trouvent227 ».
La polis correspond à l’inscription dans l’agora de la
praxis et de la lexis, mais elle est surtout ce qui les dote d’une
dimension historique propre.
Cette vita activa des anciens va disparaître pendant
toute la période du Moyen Âge et il faudra plusieurs mouvements émancipatoires qui déboucheront sur la renaissance
avec la redécouverte de la pensée antique et le retour de cet
activisme citoyen constitutif du politique. Cette réaffirmation
de la participation citoyenne aux affaires de la cité repose sur
la pensée aristotélicienne que ne peut atteindre l’excellence
que dans et par la condition de citoyen. L’homme moderne
allait s’ouvrir par-là l’accès à une temporalité et s’affirmer dans
un temps séculier où ses actions auraient un sens et une
227
166
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983,
p. 258. Cité par Moreault, Francis, « Citoyenneté et représentation dans
la pensée politique de Hannah Arendt », Sociologie et sociétés, vol. XXXI,
no 2, automne 1999, p. 2.
permanence historique. Toutefois, si ce « moment machiavélien », marqué par une espèce de fécondation citoyenne, est
essentiel à la compréhension du politique, il ne doit pas pour
autant être considéré comme l’exemple même du politique.
François Moreault nous dit qu’Hannah Arendt l’emploie
plutôt comme un concept - « une idée plus qu’une réalité
politique vivante et tangible […]228 ». Ce concept est
particulièrement important pour redessiner le parcours
historique de la forme-politique, mais aussi pour se donner
l’accès au contenu de certains moments politiquement forts.
C’est sur ce concept que s’appuie notamment Miguel
Abensour pour rendre compte de l’ampleur politique
révolutionnaire. Abensour, faisant référence à Marx, nous dit :
C’est à la position contre que l’on doit l’institution singulière
de la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice de
la liberté que lui avait déjà reconnue Machiavel…229
Le travail d’Abensour est intéressant en ce sens qu’en
opérant un détour par Marx il prend l’État comme principal
risque de totalisation et donc comme principal danger pour le
politique, rompant ici avec toute la tradition de philosophie
politique qui fait de l’existence de l’État le garant de la
citoyenneté. Pour Abensour, la forme-État est par essence
totalitaire, ce qui fait qu’au risque de disparaître sous un
système, le peuple doit répondre à cette volonté de totalisation
par sa volonté d’intervenir dans la gestion dans les affaires
publiques. D’où l’idée maîtresse d’une démocratie contre
l’État. Il s’agit pour le peuple d’opérer un passage du pouvoir-sur
de l’État au pouvoir-avec de la démocratie. Cette dénonciation
du pouvoir outrancier de l’État peut être mise en parallèle
avec la critique que fait Jacques Rancière de la confusion qui
est faite parfois entre État et démocratie. À force de tendre
vers une absorption illimitée de tout ce qu’il rencontre, l’État a
fini par se vider de son contenu initial : alors que l’État devait
empêcher les abus, il finit par devenir le principal abuseur, et
donc, par représenter un risque de dégénérescence démocratique. On comprend mieux pourquoi une situation révolutionnaire est essentielle à la survie du politique chez Abensour :
pour lui, révolution sous-entend remise à niveau, renouveau,
création de liens, mais aussi, indétermination et donc
« liberté ». Cette liberté est essentielle car sans elle, nous dit
228
Moreault, op. cit., automne 1999, p. 6.
229
Miguel Abensour, La démocratie contre l’Etat, Paris, Félin, 2004, p. 150.
167
Abensour, il ne peut y avoir de justice. La démocratie doit
ainsi lutter, autant que faire se peut, contre l’État-ancien et
contre l’État nouveau en train naître dans le moment de
l’action révolutionnaire.
Est-il possible d’aller au-delà de ce moment pour interroger la démocratie? Le moment machiavélien d’Abensour
trouve-t-il une pertinence en dehors des périodes de grande
tension, d’instabilité ou encore de lutte démocratique contre ce
qui est figé, contre les grands systèmes de pensée, et à plus
forte raison, contre l’État? Le politique n’est-il envisageable
que dans cette levée révolutionnaire du tous contre l’État? De
plus, la démocratie, ramenée depuis les anciens, depuis
Machiavel, depuis la Révolution, depuis la Commune, aux
moments concrets d’opposition du peuple au pouvoir étatique,
laisse ouverte la question de la réalisation dans le temps de ce
démos et la question de l’agir politique reste entière : comment
échapper à l’institution de l’État et à sa propre institution
quand on veut parallèlement introduire une permanence dans
le temps?
Avant de répondre à ces questions, nous devons
d’abord noter que le moment machiavélien rapporté par
Abensour a laissé place à quelque chose. C’est sur ce quelque
chose que nous devons revenir selon nous pour répondre à la
question de savoir si oui ou non il peut y avoir des « moments
machiavéliens » en dehors de ceux déjà décrits par Marx,
Arendt, Lefort et Abensour. Ce faisant, nous pourrons alors
chercher à savoir où nous en sommes aujourd’hui avec le
politique : vivons-nous un moment machiavélien?
Cette pensée humaniste nous invite à concevoir la
démocratie comme un régime à toujours reconstruire autour
de la figure centrale du citoyen et où l’Homme serait toujours
placé au centre du processus d’action et de prise de décision.
Partant de cette base de réflexion, nous avons voulu tisser un
certain nombre de rapprochement entre Arendt et Habermas,
car un nous semble qu’un lien soit aisément envisageable entre
les idéaux démocratiques de ces deux penseurs. L’analyse
socio-historique présente dans L’espace public. Archéologie de la
publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise est ainsi
particulièrement intéressante puisqu’elle nous ramène au
processus de création, dans les sociétés modernes, d’un espace
de dialogue et de publicisation des débats se rapportant au
« bien commun ». Selon le sociologue allemand, cet espace fut
ce qui a permis l’apparition d’un nouveau cadre démocratique
168
lors de la Modernité naissante. L’espace public bourgeois s’est
développé au XVIIIe siècle au sein de salons et de journaux
d’opinion, sortes d’espaces de débat où les échanges se
distinguaient les uns des autres par les intérêts défendus et par
une plus ou moins grande ouverture à des « idées nouvelles ».
L’espace public bourgeois décrit par Habermas donne
également la possibilité pour le citoyen de s’exprimer a minima
dans un espace où sa voix a une valeur en soi. Toutefois, cette
situation n’en reste pas moins limitée historiquement, comme
l’ont été les gouvernements de conseils lors de la Commune de
Paris.
Seulement, la diffusion d’informations dans cet espace
public moderne a été progressivement dévoyée par la
marchandisation et l’affirmation toujours plus grande du rôle
de l’Etat. Dénonçant cette main mise étatique et idéologique
sur le débat citoyen, Habermas nous invite à repenser le
politique dans son cheminement historique, c'est-à-dire depuis
l’Ancien Régime jusqu’à l’après-Deuxième Guerre mondiale.
La prééminence de l’État bureaucratique, et de la logique
économique qui lui est en partie sous-jacente, a fini marginaliser les débats culturels, artistiques et surtout politiques, ceux-ci
n’ayant plus la place centrale qu’une démocratie doit
nécessairement leur attribuer. Nous voyons là que Habermas,
sans détour aucun, tient au fil de cette thèse une posture
critique qui n’hésite pas à souligner le caractère éphémère
d’un espace public garant d’une démocratie.
Arendt, quant à elle, garde comme acquis l’idée que
les principes démocratiques et politiques ne peuvent se définir
que par rapport aux normes démocratiques de l’Antiquité et,
de ce fait, le système représentatif bourgeois ne peut en aucun
cas donner la pleine et entière mesure de la liberté et donc du
politique. Avec l’idée que le citoyen serait de moins en moins à
même de faire la différence entre un espace public politique
(ouvert à la parole, à l’agir et à l’amitié) et un espace privé
voué aux aspirations personnelles (travail, richesse, injustices
instituées), nous retrouvons une certaine méfiance à l’égard de
la démocratie moderne et de l’idéal des droits de l’homme sous
l’égide duquel elle a fini par se placer. Proche d’une vision plus
marquée par le marxiste, l’opposition aux Droits de l'Homme
comme représentation du droit bourgeois, encore présente
dans les premiers écrits de Habermas, se retrouve par ailleurs
chez les pères fondateurs de la théorie critique.
169
En exposant les principes d’une éthique de la discussion et de l’agir communicationnel, Habermas tentera de
poser les bases d’un régime démocratique et réaliste dans ses
travaux postérieurs. Ces tentatives sont cependant bien trop
souvent décriées comme utopistes ou accusées de freiner la
grande marche démocratique moderne. C’est oublier alors la
vocation humaniste et idéaliste des héritiers de la théorie
critique qui cherchent à briser les mécanismes de domination
et à annihiler les effets pervers du marché. En décrivant la
puissance de l’Etat moderne et en questionnant la place des
élites dirigeantes, Habermas veut mettre en lumière les apories
de la démocratie moderne pour redonner une place centrale à
la citoyenneté et ainsi offrir un rôle politique non instrumentalisé au peuple. C’est dire alors que l’idée centrale et commune
entre Arendt et Habermas est d’orienter la pratique politique
en fonction de cet idéal démocratique pétri d’humanisme.
L’idée que les moyens de communication peuvent aider à l’émergence d’un espace public est défendue par
Habermas. Cependant, il insiste sur le fait que, pervertis par la
puissance de l’économie, ces mêmes moyens peuvent occulter
la parole citoyenne au profit d’un tout autre discours : un
discours antidémocratique. Il en va de même pour un État qui
peut, au nom de sa puissance légitime, priver les citoyens de
cette nécessité de s’affirmer en tant que tels. La liberté
d’expression n’est pas, de ce fait, réductible à la liberté
politique, elle en est seulement une condition nécessaire mais
non suffisante. Les travaux de Chomsky sur les médias comme
ceux de Bourdieu sont à ce titre de bons révélateurs. Marcuse,
Habermas, Honneth et Beck, dans une forme de continuité et
de dépassement du marxiste, nous prouvent par ailleurs que la
théorie critique a toujours une portée réflexive essentielle.
Bien loin d’une fin de l’histoire tant annoncée par Fukuyama, le monde de ce début de siècle nous est montré plus
que jamais comme partagé en de grands ensembles structurels
; et toute sa force, sa solidité et son homogénéité apparente
réside dans sa capacité d'absorption de la critique pour n'offrir
au regard qu'un monde social transparent et achevé où
l’individu a le plein contrôle de sa destinée. Certains auteurs
comme Andrew Feenberg, Jacques Rancière ou Axel Honneth
tentent pourtant de se confronter au problème avec des
analyses qui bousculent les idées en vogue, tant elles mettent à
mal les apories structurelles de notre vivre-ensemble. Lorsque
Arendt et Habermas en appelle à l’histoire, ils ne trahissent
nullement cette volonté de comprendre le monde au travers de
170
postures théoriques et idéologiques affirmées et visibles. De
cette rigueur de l’engagement et de cette honnêteté scientifique, il ressort le manque cruel qui semble frapper de plein
fouet les sciences sociales et la philosophie d’aujourd’hui. En
cela, l’histoire n’est pas achevée, et le politique reste l'unique
voie pour les acteurs de s’approprier leur quotidien. La théorie
critique devient de ce fait un moyen supplémentaire de
comprendre le monde et donc un moyen possible de libération
au service de tous. Ainsi Pierre Bourdieu se permet-il
d’affirmer que « la sociologie ne vaudrait pas une seconde de
peine si elle n’avait une finalité politique230 ».
Pour Abensour, le peuple dans son ensemble, en tant
que bloc, est synonyme de démocratie. Or, il nous semble qu’il
serait davantage pertinent dans notre cas d’employer la notion
de citoyenneté, sachant que l’on veut précisément s’arrêter sur
l’une des composantes de l’ensemble sociétal. La différence se
trouve essentiellement dans l’idée d’une conscience collective ;
en effet, chez Abensour, la démocratie implique forcément une
avancée « du tous contre l’État ». Un autre recentrage par
rapport à Abensour nous semble pertinent pour parler du
politique et de l’actualité de l’École de Francfort : il s’agit de
placer le champ politique vis-à-vis de la citoyenneté et non
plus l’État dans sa totalité. En conséquence de quoi, nous ne
nous focaliserons plus sur le politique en tant que phénomène
d’ensemble, conséquence d’une confrontation entre la
démocratie et l’État, mais sur la démocratie comme interaction entre le champ politique et les citoyens. Notre conception
de démocratie et celle d’Abensour ne sont donc pas tout à fait
les mêmes. Ces nuances dénotent ainsi autant une certaine
influence que d’un certain nombre de ruptures : remplacer la
démocratie contre l’État par la citoyenneté contre la sphère
politico-politique souligne une prise de distance de notre part
par rapport à la position d’Abensour. Parler de citoyenneté
n’implique pas forcément un ensemble populaire démocratique que l’on devrait considérer ainsi une fois pour toute, mais
plutôt une implication ou un engagement qui peut tout à fait
n’être que ponctuel, possiblement renouvelable par d’autres
moments et pour d’autres raisons. Deuxième divergence, ce
n’est plus tant l’État que nous plaçons en vis-à-vis de la
citoyenneté, mais la sphère politico-politique et en premier lieu
ses représentants. Nous voulons par cela nous défaire de
l’abstraction étatique et revenir au concret du champ
230
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.
171
politique ; ce qui autorise cette question : jusqu’où le champ
politique est-il à même de prendre en charge, seul, les affaires
de la cité? Où se situent le ou les points de ruptures entre les
citoyens et le champ politique et quel rôle tenir alors en de
telles circonstances? L’idée n’est pas tant celle d’une rupture
entre la sphère politique et le reste de la population (ce qui
pourrait s’apparenter à une crise de la représentation) que
celle d'une limite de celle-ci à prendre en compte un certain
nombre d’aspects de la vie quotidienne. Nous conserverons
cependant cette idée que le conflit et l’expression de la
mésentente sont nécessaires afin de préserver le politique et de
tendre vers la démocratie, de même que nous nous appuierons
sur l’idée que la démocratie tient pour une grande part dans la
dénonciation par le peuple lui-même de sa fallacieuse unité,
c'est-à-dire que la démocratie réside entre autres dans l’accès
au public de ceux dont la parole n’est habituellement pas prise
en compte, sinon déformée voire oubliée ou étouffée.
Enfants de Don Quichotte?
L’hiver 2006-2007, quelques mois avant les élections
présidentielles françaises, un collectif en faveur des sans-abri
s’est constitué pour lancer une action de sensibilisation :
…l'alignement d'une centaine de tentes de part et d'autre
du canal Saint-Martin (Paris Xe), où des personnes « bien
logées » viennent dormir avec des sans-abri (lire Libération du 18 décembre), rappelle, un an après le don de tentes
par Médecins du monde aux SDF parisiens, l'ampleur du
problème.
A la veille de la campagne électorale, les Enfants de Don
Quichotte comptent sur la ‘‘mobilisation citoyenne’’ pour
exiger des pouvoirs publics des réponses de fond à la question de la grande exclusion et imposer un thème jusque-là
négligé par la plupart des candidats. Seul François Bayrou a
joué un peu le trublion : lors d'un meeting à Nice, le candidat UDF a souligné la présence de SDF ‘‘à tous les coins de
rues’’ et la persistance de l'exclusion, qui touche 2 millions
de personnes. Une situation qui ‘‘nous place tous au pied du
mur’’, a-t-il dit, ajoutant que ‘‘les Français ont le sentiment
qu'un mur de verre les sépare de ceux qui les représentent,
172
que leurs problèmes ou leurs difficultés ne sont pas entendus.231
Voilà, logé au cœur même d’un simple fait d’actualité,
une première présentation de ce qui nous intéresse. Ce fait
d’actualité est intéressant pour saisir deux choses : la première
a trait à la politique et à la citoyenneté ; la seconde à la
rationalité instrumentale et donc par là même aux inégalités et
aux rapports de forces. Au sein de cet ensemble politique
qu’est la République, un sous-ensemble s’est constitué et s’est
doté d’une identité afin de pouvoir exister au grand jour. Ce
sous-ensemble, personne n’en veut, et c’est pour cette raison
qu’il s’est constitué en sous-ensemble. Or, si habituellement ce
type d’action fondée sur l’identitaire est analysé en tant que
risque potentiel pour la société comme globalité dont le projet
politique est de plus en plus flou, nous pouvons dire que nous
nous trouvons ici en présence du cas inverse : celui d’un sousensemble qui veut, non pas creuser le gouffre qui le sépare de
la société, mais précisément le réduire ; le fait est que c’est la
société qui refuse jusqu’à la reconnaissance de ce sous-groupe
social et qui se retrouve en porte-à-faux avec elle-même du
simple fait qu’il devient visible aux yeux de tous. Ce qui est
habituellement plus ou moins bien assumé individuellement
est ici très difficilement endossable à l’échelle de la société
toute entière, et nous voyons comment un mouvement
identitaire qui voulait au départ rassembler fini à l’arrivée par
diviser davantage encore : ce que l’on rejette de manière tacite
ne pouvait être accepté de manière ouverte et c’est un coup
dur pour l’être-ensemble tel qu’il nous est proposé aujourd’hui. Du même coup, l’engagement citoyen devient ici
non seulement un moyen d’accès au politique, mais aussi un
moyen d'instaurer la démocratie.
Cette situation nous confronte à l’un des paradoxes les
plus marquants : alors que les sans-abris sont désignés comme
des exclus, des désaffiliés, des déstructurés, des « sans-part »,
alors que l’intervention sociale touche elle-même ses limites en
termes de réinsertion sociale, allant même jusqu’à s’en
remettre totalement à la figure du sans-abri, rien n’est plus
déconcertant que de voir que ce sont ces personnes dites
déliées qui se retrouvent aujourd’hui porteuses de lien social et
d’un projet sociétal de vivre-ensemble. Nos dires se confirment
231
Tonino Serafini, « Le logement, à la rue dans la campagne », Libération,
mardi 19 décembre 2006.
173
en jetant un œil à la Charte portée par ce mouvement. Certes
il y est question d’un droit opposable en cas d’impossibilité de
se loger, mais nous y trouvons aussi une volonté d’humaniser
les centres d’hébergement, d’adapter le soin à la situation de
l’usager décrit comme citoyen, de même qu’une rupture avec
le provisoire et la reconnaissance définitive d’un état de fait et
par là d’une population non reconnue ; cette charte commence ainsi : « Nous, citoyens et citoyennes, refusons la
situation inhumaine que vivent certains d’entre nous, sans
domicile fixe. Nous voulons que soit mis fin à ce scandale, à la
honte que cela représente pour un pays comme le nôtre. »
Ainsi, ce sont les politiques qui n’ont conservé qu’une
et qu’une seule partie de la charte, celle relative au droit, et
c’est ainsi qu’ils ont répondu à cette action. Nous pouvons du
même coup légitimement proposer une recherche qui tenterait
d’élucider la part que tient le champ politique dans la
résolution par le droit de nombre de conflit sociaux. S’agit-il
d’une exception? N’était-ce pas là un moyen pour le gouvernement de se réapproprier le discours des Don Quichotte, et
de ce fait de le repositionner dans le registre du « débat
politique » : « Catherine Vautrin a annoncé, mercredi 27
décembre sur France 2, une accélération des mesures en
faveur des sans-abri, en réponse aux associations qui réclament
des gestes forts à quatre mois de l'élection présidentielle. ‘‘Il y a
une volonté très forte du gouvernement de tendre la main aux
associations, y compris à l'association Les Enfants de Don
Quichotte’’ a-t-elle déclaré.232 » Si en refusant d’entrer au
gouvernement, on peut dire que Augustin Legrand a, d’un
côté, refusé que son discours ne se transforme en discours
purement politicien, chose qui n’a pas été comprise par
nombre de « citoyen », au sens courant du terme, nous
pouvons faire le constat que, d’un autre côté, le gouvernement
n’a pas fait grand cas de la question des sans-abri une fois
l’hiver passé.
Pour clore cette analyse, on peut se demander si ce
type d’action aurait encore une raison d'être si le champ
politique avait un plus grand « souci des gens »? La réponse est
double, selon nous. Il est certain qu’une plus grande ouverture,
transparence et attention du champ politique à ce qui pose
problème pour le démos auraient comme conséquence une
232
174
« Le gouvernement annonce des mesures en faveur des SDF », Le monde,
27 Décembre 2006.
diminution de ce type d’action ; mais, elles devraient malgré
tout continuer d’exister, premièrement car le champ politique
est en stagnation, voire en retard sur plusieurs thèmes
centraux : l’écologie, le bien-être, le développement à l’échelle
internationale ; deuxièmement car il y aurait toujours une
volonté d’affirmation des identités particularistes à tendance
séparatistes. Le champ politique a ses propres limites, aussi
larges fussent-elles, il y a donc des moments où les citoyens ont
à faire preuve de citoyenneté s’ils veulent conserver ce statut
de citoyen et ne pas être uniquement des individus, des êtres
de droits totalement dépourvus de conscience politique…
Paradoxalement, c’est à un moment particulièrement propice
à la démocratie que l’on voit celle-ci mise à mal, voire même
appelée disparaître. Nous pouvons revenir en conclusion sur la
thèse de Abensour et faire le constat que l’ennemi de la
démocratie d’aujourd’hui n’est plus tant l’État que la
déresponsabilisation de chacun face à ce qui arrive à tous,
situation dans laquelle l’État est lui-même une victime.
L’idéologie de la transparence (du social)
Le pouvoir est devenu un donné aux mains de toute la
société et non plus celui d’une force ou d’une instance
extérieure aux individus, nous dit-on, et, de ce fait, chaque
individu aurait maintenant la capacité d’être maître de son
destin. Ainsi est-il possible de voir émerger un peu partout des
discours sur l’autonomisation de soi, sur la gestion de ses
émotions et de son stress, sur le bien-être personnel ; ainsi
voyons-nous la sphère privée envahir l’espace public, à travers
un certain nombre d’émission de téléréalité ou encore de
concours donnant l’opportunité à n’importe qui de devenir
quelqu’un - chanteur, acteur ou tout simplement une star - en
exprimant ce qui fait de vous ce que vous êtes. Un peu plus
grave peut-être, nous voyons aussi un certain nombre
d’auteurs recentrer leurs analyses sur l’individu ; on peut
prendre Touraine par exemple, dans La recherche de soi, qui
délaisse les mouvements sociaux pour se fixer sur le sujet.
Cette reconfiguration pratique du politique est corroborées
par le travail d’un certain nombre de chercheur en sciences
sociales, de Lipovetsky en passant par François Dubet. Ce qu’il
y a de notable, et cela a été discuté dans le cadre du colloque,
c’est la disparition, dans une bonne partie de la littérature
scientifique, du lien très fort entre structures sociales et
rapports de domination. La conséquence logique de ce
recentrage sur l’individu est le renoncement à tout ce qui peut
175
apparaître comme une contrainte. Dès lors, c’est toute une
tradition sociologique qui serait comme tombée en désuétude,
voire même devenue tabou.
Si on revient maintenant sur l’action des Enfants de
Don Quichotte, quel est le constat critique que l’on peut
établir? « Catherine Vautrin a annoncé, mercredi 27
décembre sur France 2, une accélération des mesures en
faveur des sans-abri, en réponse aux associations qui réclament
des gestes forts à quatre mois de l'élection présidentielle. ‘‘Il y a
une volonté très forte du gouvernement de tendre la main aux
associations, y compris à l'association Les Enfants de Don
Quichotte’’ a-t-elle déclaré.233 » Mais que s’est-il finalement
passé par la suite?
Nous avons ici deux niveaux d’analyse. Il faut distinguer les analyses porteuses ou potentiellement porteuses d’une
critique sociale comme celles de Foucault, Chomsky,
Bourdieu, ou encore potentiellement porteuses, comme celles
de Habermas, de Beck et de Honneth, de toutes celles
cantonnées uniquement au constat faussement extérieur de ce
qui se passe. L’importance de la théorie critique est ainsi
rendue visible par la superposition de ces deux niveaux
d’analyse.
C'est le concept de méconnaissance (Verkennung) ou de
« faux adressage », bref, de reconnaissance comme idéologie.
Il n'y a bien sûr pas seulement le phénomène de déni de
reconnaissance de certaines convictions, de certains intérêts ou
de revendications identitaires mais aussi celui d'une reconnaissance s'opérant de manière déplacée, trompeuse et génératrice
de loyauté. On a pour cela le concept de méconnaissance, qui
pourrait - du moins en allemand, nous ne savons pas ce qu'il
en est en français, en anglais nous dirions misrecognition représenter un substitut au vieux concept d'idéologie.234
Arrêterons-nous un moment sur le travail de Axel
Honneth. Celui-ci vient renforcer la réflexion engagée
précédemment par Habermas en approfondissant de l’aspect
langagier de la théorie et en réactualisant de la notion de
233
« Le gouvernement annonce des mesures en faveur des SDF », Le monde,
27 Décembre 2006.
234Axel
Honneth, entretien avec O. Voirol, « La théorie critique de l’Ecole
de Frankfort et la théorie de la reconnaissance », La société du mépris, Paris,
La découverte, 2008, p. 177.
176
conflit, mais aussi de raison instrumentale qu’Adorno opposait
à la mimésis et que Habermas opposait à l’agir communicationnel :
Je pense cependant que je devrais et je peux le faire. L'idée
serait alors de saisir le tout des relations de reconnaissance
en quelque sorte comme l'élément de la rationalité propre
au monde vécu dont les rapports humains sont imprégnés.
Nous devrions alors comprendre certaines conceptions et
visions scientifiques du monde qui s'abstraient de ces rapports propres au monde vécu ou qui les déforment comme
des expressions de la raison instrumentale.235
Pour finir sur l’intérêt d’une théorie critique forte aujourd’hui, on peut dire que des analyses qui ne cherchent pas à
savoir comment le collectif s’organise et qui n’insistent
uniquement que sur les aspects juridiques du politique, faisant
alors abstraction des rapports de domination, telles que les
analyses de Lipovetsky par exemple, servent de manière
performative tout autant à une multiplication identitaire et un
esprit bourgeois, qu’à une déresponsabilisation politique.
Esprit bourgeois et déresponsabilisation citoyenne
Quand il est possible de constater que l’État est luimême un frein à une possible amélioration de la situation et
que le discours qu’il tient à tout du construit idéologique, nous
nous retrouvons alors confrontés à ce paradoxe où, d’un côté,
tout un chacun est invité à s’émanciper et à ne s’occuper que
de lui-même et où, de l’autre, ce qui est différent est présenté
comme potentiellement dangereux. Cela signifie rien de moins
que nous sommes dans une société où les identités pourraient
s’exprimer à leur souhait, mais où parallèlement certaines sont
favorisées alors que d’autres non, certaines sont définies
comme bonnes tandis que d’autres sont définies comme
mauvaises. La question posée est alors celle de l’actuelle
puissance de d’expression identitaire et de ses limites.
Comment des individus peuvent-ils se dire libres de
s’émanciper quand on sait que certaines limites restent
infranchissables? Si on va plus loin, nous en venons à
interroger le rôle que tiennent des auteurs qui s’arrêtent à ce
premier niveau d’analyse et éludent tout bonnement le
second…
235
Ibid., p. 170.
177
Nous avons pu, partant du « moment machiavélien »
comme moment clé de compréhension du politique contemporain, revenir à la pensée des anciens et, à partir de là, établir
plusieurs hypothèses de travail, et surtout un cadre de lecture
du politique s’appuyant sur cette idée que le champ politique
toucherait ses limites et qu’il serait aujourd’hui nécessaire que
la conscience citoyenne de chacun soit mise un minimum en
alerte. Ce qui nous semble particulièrement inquiétant dans la
situation que vivent aujourd’hui nos sociétés occidentales, c’est
l’espèce de résignation de chacun face à ce qui arrive à tous,
résignation qui prend effet à tous les niveaux de la société et
dont font preuve les hommes politiques eux-mêmes. Or, des
actions citoyennes ont montré qu’il était possible de changer
les choses, ou du moins possible de les rendre acceptables d’un
point de vue démocratique. Cependant, comment établir
davantage de dialogue entre la population et ceux qui
gouvernent quand il y a une crise de la représentation, quand
les conditions minimales de transparence politique et de
contrôle citoyen ne sont pas tout à fait respectées, et quand
pour finir, un nombre croissant de personne fait l’objet d’un
déni de reconnaissance. Forcer l’accès de l’espace public
devient alors le moyen, voire l’unique moyen, d’accès au
politique. Nous rejoignons ici Rancière et nous nous alarmons
du fait que tous les enjeux politiques ne soient clarifiés et que
le bilan qui pourrait découler d’un tel laisser aller ne soit pas
tiré.
Ce qui est regrettable, c’est bien le fait qu’une démarche comme celle des Enfants de Don Quichotte ne soit pas
davantage valorisée en tant qu’action citoyenne par excellence, car si un droit au logement opposable a été voté,
nombre de considérations humaines et citoyennes ont en
revanche été ignorées. Afin de redonner de l’ampleur au
champ politique et aux actions citoyennes, et donc démocratiques, il faut selon nous démarquer les constructions identitaires purement intéressées ou fallacieuses des constructions
identitaires cohésives ou démocratiques, car à notre sens, de
tels moments de construction identitaire sont fortement
chargés politiquement, en tant qu’engagement citoyen pour la
défense d’un tous-citoyens.
178
De la critique d’une critique a-critique
Réflexion sur la possibilité de faire une
sociologie critique de l’intervention
humanitaire
∗
Benoît Coutu
Il y a quelques années, lors de la soumission d’un article sur la dépolitisation et l’intervention humanitaire, le comité
de rédaction me reprocha de procéder à une critique trop
facile : mes auteurs de références étaient à la « mode » et,
comme la plupart des tentatives de ce genre, ma critique était
sans fondement puisque détachée de la réalité du travail de
terrain. En somme, la possibilité de faire la critique de
l’humanitaire ne serait pas accessible aux universitaires, elle
appartiendrait aux seuls acteurs humanitaires ainsi qu’à un
cercle étroit d’initiés. Plus récemment, j’appris qu’un collègue
de l’UQAM quittait le comité de rédaction d’une revue de
sciences sociales reconnue parce que ledit comité endossait,
tout comme la majorité de la population canadienne, le
discours de légitimité de l’intervention militaro-humanitaire en
Afghanistan, ce qui acheva de convaincre mon collègue que
∗
Nous parlons d’intervention humanitaire en tant que ce type d’intervention
est une intervention « militaro-humanitaire » et ce, à la différence de
l’aide humanitaire ; « aide » et « intervention » n’étant pas des équivalents conceptuels. La distinction principale entre ces deux pratiques est
fondée sur le fait que l’aide est vouée à combler temporairement un
problème quelconque alors que l’intervention a pour objectif de transformer une structure sociopolitique. Toutefois, c’est le discours humanitaire, nonobstant l’action qui en est l’attribut, qui est l’objet de ce texte.
cette revue avait perdu la dimension critique qui la caractérisait. Ces deux expériences m’apprirent qu’il y avait un prix à
payer pour quiconque entreprenait de faire la critique de
l’humanitaire, cet acte de bonnes volontés par excellence.
Je dois dire que je me suis longtemps interrogé sur la
viabilité et la faisabilité d’une critique de l’interventionnisme
humanitaire dans l’espoir d’y consacrer une thèse un jour.
Pourquoi ne pas aller droit au but comme Michael Ignatieff et
simplement soutenir que si une intervention humanitaire est
impérialiste c’est parce qu’elle implique une occupation
militaire ainsi que le contrôle politique, économique et
juridique d’un pays par une puissance étrangère236? Et de
renchérir par la suite avec un Slavoj Zizek affirmant que le
problème de l’intervention « militaro-humanitaire » n’est pas
tant sa dimension militaire et politique que sa justification
humanitaire et éthique qui, justement, sert à cacher sa
dimension politique. Zizek nous enjoint alors d’arrêter de tout
justifier « éthiquement » et d’assumer la dimension « sociomilitaristique » de l’interventionnisme237.
Les raisonnements généralement proposés sont nombreux. Allant de l’avant dans mon projet de thèse et dans l’idée
de dépasser les positions multiples, je cherchai à ne pas refaire
la critique usitée et éculée fondée sur l’écart entre l’énoncé
positif du discours humanitaire et les résultats mitigés des
interventions ainsi qualifiées. Aisément contournable, cette
critique concentre généralement son argumentation sur les
droits de l’homme qu’elle dépeint comme une illusion
idéologique et a la fâcheuse tendance à englober les théories
du complot, lesquelles me sont malaisées d’endosser. Ensuite,
je m’aperçus que la majorité des ouvrages de sciences
politiques, champ d’étude principal sur l’humanitaire, offre
une lecture positiviste, factuelle et pragmatique fondée sur une
prétention à l’objectivité qui cache mal une prise de position
en faveur d’un interventionnisme présenté comme une
nécessité naturelle et inéluctable. Ces analyses ont peut-être le
bénéfice de proposer une très bonne lecture de l’évolution de
l’interventionnisme humanitaire. Toutefois, elles ont pour
236
Micheal Ignatieff, Empire Lite. Nation-building in Bosnia, Kosovo and
Afghanistan, Toronto, Penguin Books, 2003, p. 60.
237
Slavoj Zizek, « The Ideology of Victimisation », dans Slavoj Zizek, Nato
as the Left Hand of God?, Zagreb, Bastard International Edition, 1999, pp.
30-31.
180
corrélat négatif d’évacuer d’emblée toute critique fondée sur
une analyse des rapports de domination ou des rapports de
classe. Omettant majoritairement les sources sociales,
économiques ou politiques des situations menant à une
intervention - du moins celles qui ne relève pas d’une lecture
culturelle, religieuse ou ethnique - elles dirigent plutôt leur
critique vers l’amélioration des modalités opérationnelles
d’intervention et du cadre normatif les justifiant, enfermant
ainsi le débat sur l’humanitaire dans les domaines restreints de
l’éthique et de la déontologie.
Il me sembla aussi nécessaire de dépasser la critique
fondée sur le concept de biopouvoir, dont un bon exemple est
la somme théorique véhiculée dans Empire de Hardt et Negri.
Si cette théorie « à la mode » n’est pas dénuée de tout
fondement, étant elle-même une tentative critique de la
critique ayant pour trait positif de rendre compte de la
multiplicité des acteurs dans le champ de l’intervention et
d’une certaine transformation qualitative du pouvoir, son
erreur est de conférer aux organisations de la société civile un
pouvoir qu’elles n’ont pas, évacuant trop rapidement l’État
comme détenteur de la puissance et centre de décisions, et
noyant le sujet dans un réseau invisible de flux communicationnels et de désirs. Aussi faut-il ajouter que les frontières ne
sont déterritorialisées que pour une certaine couche de la
population, la plus riche en l’occurrence. Bref, à mes yeux,
cette thèse influencée par le courant post-structuraliste a la
prétention de se présenter comme une nouveauté qui n’a
finalement rien de très inédit. Et s’il y a une leçon à retenir de
Carl Schmitt, c’est bien que l’intervention humanitaire et le
terme même d’humanité sont depuis très longtemps des enjeux
de domination, d’idéologie et de stratégie politique, concomitant à une production identitaire de l’altérité.
Tel que vous l’avez compris, l’objet de ce texte est de
soulever certaines interrogations qui portent sur la possibilité
de la critique dans le cas de l’interventionnisme humanitaire.
Une question me vient à l’esprit : peut-on faire une critique de
l’intervention humanitaire, qui, de plus, serait une critique
théorique et politique - c’est-à-dire une critique du principe même
de l’intervention humanitaire en ce qu’elle est une intervention
et/ou humanitaire? Considérant que le discours humanitaire est
avant tout un discours de légitimation de l’ordre de l’éthique,
je m’interrogeai sur la façon de faire la critique d’un discours
qui se veut déjà critique, puisque dénonciateur de situations
misérables, mais qui a pour principale caractéristique de se
181
placer lui-même dans une position politique cherchant à se
démarquer du politique tout en se traduisant dans une action a
priori définie comme apolitique. À l’instar du sociologue Graig
Calhoun, je me demandai si la difficulté de faire une telle
critique ne serait pas relative à l’absence du sujet de l’aide dans
les discours et les débats sur l’humanitaire238, nous obligeant
alors à nous borner à une critique des modalités opérationnelles et normatives ainsi qu’aux enjeux éthiques de
l’interventionnisme. Avec un tel discours évacuant toute
question de domination et de sujet politique, en plus d’être
enfermé dans le cercle étroit des seuls acteurs humanitaires, il
devint difficile d’en faire une critique sans se mettre la vertu à
dos. Entre le politique et l’éthique, j’en arrivai à un dilemme
aporétique : soit critiquer l’interventionnisme humanitaire de
plein fouet en remettant en cause les fondements même de son
action au risque de me faire ostraciser ; soit ne faire qu’une
critique de ses modalités opérationnelles et normatives et ainsi
m’enfermer dans les débats sans fin sur l’éthique de
l’humanitaire. En somme, la question était de savoir comment
pourrai-je faire une critique en me gardant de jeter le bébé
humanitaire avec l’eau du bain impérialiste? J’en vins à croire
que la difficulté de produire une critique théorique et politique
de l’humanitaire ne provient pas de l’obstacle qu’impose
l’excellence de la cause en elle-même, mais plutôt du discours
humanitaire, du contexte dans lequel il s’inscrit et de son
utilisation en tant que modalité d’intervention étatique dans les
relations internationales.
Considérant qu’à l’origine le discours humanitaire,
dans son sens large, était un discours critique, mais ne l’est
plus, j’ai cherché à comprendre plus précisément comment il a
été dépossédé de cette dimension critique (dans son discours,
son contexte et son application) au point qu’il est difficile d’en
faire une critique de l’extérieur. En m’inspirant de Carl
Schmitt, j’en vins à penser que ce discours a dû passer par le
filtre d’un cycle de neutralisation239 qui devait être mis en
238
Graig Calhoun, « The Imperative to Reduce Suffering : Charity,
Progress, and Emergencies in the Field of Humanitarian Action », chap.
dans Michael Barnett et Thomas G. Weiss (eds.), Humanitarianism in
Question. Politics, Power, Ethics, Ithaca and London, Cornell University
Press, 2008, pp. 73-97.
239
Carl Schmitt, « Aux confins de la politique ou l’âge de la neutralité »,
L’Année politique française et étrangère, vol. 11, no. 4, décembre 1936, pp. 274289.
182
parallèle avec l’évolution de l’interventionnisme humanitaire.
Ce cycle est constitué d’une première neutralisation de la
critique explicite lors du moment de politisation de
l’humanitaire ; ensuite d’un moment de dépolitisation des
représentations véhiculées au fondement du discours
politique ; enfin d’un moment de récupération et
d’instrumentalisation du discours de la légitimité humanitaire
par l’État néolibéral. Au travers de ce cycle, non seulement le
discours humanitaire perd sa légitimité critique, mais c’est
surtout la possibilité même de la critique qui se trouve
« critiquement » neutralisée. Cela n’empêche pas l’existence
de critiques à son égard, mais celles-ci me semblent n’être que
des exceptions confirmant la règle.
Voilà donc les interrogations et hypothèses qui seront
abordées dans le cadre de cette conférence. Pour ce faire,
j’introduirai la question du discours humanitaire en me
référant à Philippe Juhem, lequel qualifie le discours humanitaire de discours « sans adversaires ». Pour Juhem, la
neutralisation de la critique politique qui animait initialement
les acteurs humanitaires est la condition même de leur entrée
dans le champ politique. Dans un deuxième temps, usant des
travaux de Wendy Brown, j’approfondirai le lien entre le
discours humanitaire et la politique. Selon la perspective de
Brown, l’entrée du discours humanitaire dans le champ
politique le transforme en discours de reproduction de la
domination étatique. Théoriquement neutralisé et dépolitisé à
l’intérieur même du champ politique, il devient un instrument
du pouvoir. Ce qui fut initialement un discours critique pour
ensuite devenir un discours de légitimation organisationnel est
récupéré comme discours de légitimation de la domination
étatique servant alors de légitimation à ses aventures interventionnistes tout en neutralisant à la fois la dimension critique
fondatrice de l’humanitaire et la critique des critiques de
l’humanitaire. Dans ce cheminement, je soutiendrai que c’est
en raison de la disparition du moment politique, c’est-à-dire
du moment de synthèse réflexive et critique entre le sujet et la
société, qu’est tuée dans l’œuf toute possibilité de faire une
critique théorique et politique de l’interventionnisme
humanitaire.
183
Critique et politique : politisation de l’humanitaire et fin
de la critique
Dans son article intitulé « La légitimation de la cause
humanitaire : un discours sans adversaire », Philippe Juhem
remarque que le discours humanitaire a cette double
particularité « d’être porté par des acteurs institutionnalisés
riches et capables d’intéresser les journalistes et […] de ne se
heurter à aucune remise en cause240 ». Cherchant à comprendre pourquoi le discours humanitaire ne rencontre que peu de
critiques sérieuses, Juhem eu l’idée d’analyser les propriétés
argumentatives des discours humanitaires afin de déceler
l’articulation entre les énoncés et la position des acteurs et ainsi
découvrir en quoi les énoncés répondent aux besoins des
organisations241.
Le discours humanitaire, dit-il, est un discours de légitimation organisationnelle qui est dirigé dans une double
direction. D’un côté, il est adressé aux acteurs humanitaires, et
de l’autre, aux populations occidentales, à leurs gouvernements et aux bailleurs de fonds : il ne concerne nullement les
sujets de l’aide. Cela n’a rien d’étonnant car, dit Juhem,
l’objectif de ce discours est a) de rallier des acteurs aux intérêts
opposés afin de mettre en valeur l’organisation tout en
consolidant son unité interne ; b) d’intégrer le champ politique
en se procurant une reconnaissance institutionnelle, et c)
d’obtenir du financement. Puisque la finalité de ce discours est
la reproduction organisationnelle et que celle-ci passe par le
financement et la reconnaissance institutionnelle, le discours
humanitaire va être purgé de toute critique négative pouvant
être dirigée contre les gouvernements, les bailleurs de fonds et
la population qui soutient le financement.
Délaissant la critique politique initiale dont ils étaient
porteurs pour s’engager en politique, « les anciens de
l’humanitaire ont du passer à un mode dépolitisé […] non
polémique242 » - c’est-à-dire non critique, restant muet sur les
problèmes politiques, sociaux ou économiques à la base des
situations dans lesquelles ils interviennent, ne se limitant qu’à
l’explicitation des symptômes. Dès lors devenus « [d]iscours
240
Philippe Juhem, « La légitimation de la cause humanitaire : un discours
sans adversaire », Mots – Les langages du politique, no. 65, mars 2001, p. 10.
241
Ibidem
242
Ibid., p. 26.
184
sans incidence politique […] les énoncés humanitaires peuvent
se déployer dans l’espace public sans rencontrer
d’opposition243 ». L’humanitaire ainsi protégé par la légitimité
politique, les critiques qui lui sont adressées n’arrivent plus à
pénétrer le champ politique ni à rejoindre la population et
n’ont que peu d’emprise sur les acteurs humanitaires euxmêmes. La critique s’enferme ainsi d’elle-même à l’intérieur
du champ de l’humanitaire, devenant une prérogative de ses
seuls acteurs, lesquels ne poseront que des interrogations
« éthiques » sur les modalités d’intervention. Et Juhem de
conclure que la difficulté de critiquer l’humanitaire provient
du fait que celui-ci n’intervient « en politique que sur un mode
dépolitisé244 ».
Ce discours humanitaire de légitimation organisationnelle a donc la propriété d’être critique seulement à l’interne,
non critique envers le politique et inatteignable par une
critique externe. Pour cette raison, Juhem le qualifie de
discours « sans adversaires ni opposants ». Nous retenons ceci
que le discours humanitaire perd sa dimension critique et
politique paradoxalement au fur et à mesure du processus de
politisation de l’humanitaire, c’est-à-dire du processus
d’institutionnalisation de l’humanitaire dans le champ
politique. Parallèlement, en raison de l’évacuation des enjeux
politiques sous-jacents, c’est le sujet de l’aide lui-même qui se
retrouve évacué du discours, relégué au statut d’objet servant à
appuyer un discours humanitaire dont la véritable finalité
devient celle de sa reconnaissance institutionnelle, de son unité
et de sa reproduction organisationnelle. Une fois le sujet posé
en victime détachée des causes sociopolitiques, qui oserait
critiquer l’aide qui lui est consentie? Ainsi l’humanitaire
entrerait en politique en se délestant de son discours critique.
De la politique à la dépolitisation
S’en suit dans un deuxième temps une neutralisation
du cadre référentiel dans lequel s’insère ce discours. La
perspective de la dépolitisation du politique de Wendy Brown
nous permet de saisir un élément supplémentaire des
transformations du discours de légitimation humanitaire. Pour
Brown, l’utilisation du langage humanitaire dans le champ
243
Ibidem
244
Ibid., p. 27.
185
politique a pour principale fonction de servir de « supplément
moral » à l’élargissement de la domination de l’État néolibéral.
Dans sa thèse portant sur le discours éthique de la tolérance
comme objet de domination245, elle s’attarde à démonter le
processus de dépolitisation que subit un discours a priori
critique et politique une fois qu’il est intégré au champ
politique. C’est donc à l’explicitation du processus de
dépolitisation du contexte politique qu’elle nous convie.
Comment « dépolitise-t-on le politique »? En changeant les représentations constitutives inhérentes au cadre
référentiel du politique. Résumons très succinctement ce qu’est
le politique pour Brown. Selon Brown, le politique se réalise à
la conjonction du pouvoir, de l’historicité et du sujet.
Articulation entre ces trois dimensions, le politique est une
médiation du rapport entre le sujet et la société. Une lecture
politique des rapports sociaux doit donc tenir compte de ces
trois dimensions. Selon Brown, ce sont ces trois dimensions
aux fondements du politique qui vont être neutralisées par
l’imposition de l’idéologie néolibérale.
La dépolitisation du politique se réalise en trois étapes
complémentaires : la culturalisation, la psychologisation et
l’individualisation des rapports sociaux. Dans un premier
temps s’effectue une naturalisation des rapports sociaux par
l’imposition d’une représentation culturelle, religieuse,
ethnique ou raciale des identités. Ces types de représentations
évacuent les questions de domination et de rapports de classes,
toute représentation agonistique des rapports sociaux. Cette
« culturalisation » par l’idéologie néolibérale multiculturaliste
débouche par la suite sur une « dé-historicisation » des conflits
et culmine en une « naturalisation » des rapports sociaux
conflictuels qui élimine les rapports de pouvoir de la sphère
politique246.
245
Wendy Brown, Regulating Aversion. Tolerance in the Age of Identity and Empire,
Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2008.
246
À ce sujet, nous référons à l’article de Jan Nederveen Pietersen,
« Sociology of Humanitarian Intervention : Bosnia, Rwanda and Somalia
Compared », Revue internationale de science politique, vol. 18, no 1, janvier
1997, pp. 71-93. Dans cet article, l’auteur s’anime à déconstruire le
préjugé de la nature interethnique de ces trois conflits, et ce, en dégageant leurs fondements politico-économiques. Suite à une énumération
des principaux enjeux de l’intervention humanitaire comme pratique
internationale, il montre que les descriptions culturelles ou ethniques des
186
Dans
un
deuxième
temps
s’opère
une
« psychologisation » des rapports sociaux, c’est-à-dire une
« personnalisation reposant sur une explicitation comportementale de l’agir du sujet ». Selon Brown, la combinaison et
l’articulation de la psychologisation à la naturalisation et à la
culturalisation des rapports sociaux, aboutit à une
« essentialisation identitaire ». Dès lors que le sujet politique
devient un sujet comportemental, c’est la justice qui se voit
remplacée par des interventions thérapeutiques et le social est
traité comme un corps malade. C’est toute référence à un sujet
politique qui est ici éliminée.
Enfin, dans un troisième temps, s’ajoutent
l’individualisation et la privatisation des rapports et des
problèmes sociaux. L’individualisation et la privatisation ont
ceci de particulier de faire pénétrer la rationalité du marché
dans le champ politique et social, achevant ainsi de séparer les
rapports sociaux de la sphère politique.
Ainsi, en nous inspirant de Brown, nous pouvons dire
que la domination néolibérale, qui est le contexte dans lequel
s’inscrit le discours humanitaire actuel, va se soutenir d’une
conception des rapports sociaux projetés hors de toute
médiation politique, cette médiation politique indispensable à
la synthèse critique entre le pouvoir, l’histoire et le sujet. La
médiation par la rationalité du marché se substituant à la
médiation politique, nous dit-elle dans un ouvrage précédent247, les rapports sociaux dépolitisés sont enclavés dans des
rapports personnels d’immédiatetés, détachés de toute
perspective réflexive et critique. Disparaît alors la référence à
un cadre normatif transcendantal. Autrement dit, en termes
freitagiens, c’est la société elle-même qui disparaît comme
cadre de référence. Et lorsque qu’il y a « oubli de la société »,
le sujet tend à « s’évanouir dans la nature », pour faire un jeu
de mot bien à propos. La naturalisation du sujet est conséquente de la reproduction d’une conception culturaliste, pour
ne pas dire ethnocentrique, des rapports sociaux. Pour
reprendre les mots de Michel Freitag :
conflits, soutenues par les gouvernements et les médias des pays intervenants dans les trois cas cités, ainsi que les actions qui en découlent, sont à
la source de la transformation interne de ces conflits économicopolitiques en conflits interethniques par les belligérants eux-mêmes.
247
Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.
187
Ces approches « culturalistes » […] interprètent ces institutions politiques et sociales comme le simple résultat d’une
consolidation progressive des accords consensuels réalisés
pragmatiquement-empiriquement au cours du développement historique de l’interaction sociale, tout particulièrement dans les domaines de l’activité économique et de la vie
culturelle (les valeurs). […] En rejetant toute valeur fondatrice du moment synthétique, critico-réflexif, agonistique,
du politique, ainsi qu’à la dimension idéologicophilosophique qu’il comporte dans la modernité, de telles
conceptions conduisent à l’affirmation naïve d’une forme
extrême d’ethnocentrisme culturel.248
Dans ce schème construit à partir de la théorie de
Brown et augmenté de la critique freitagienne des cultural
studies, nous comprenons que la critique du discours humanitaire est doublement neutralisée par son intégration dans un
cadre lui-même dépolitisé. Récupéré par l’État néolibéral
comme discours de légitimation, celui-ci va l’instrumentaliser
afin de créer a posteriori l’unité autour de ses projets, et ce, sous
un mode dépolitisé.
De la dépolitisation à la légitimation
C’est précisément ce que démontre David Chandler
dans son analyse de l’évolution de l’interventionnisme
humanitaire depuis les années 1990249. Pour Chandler,
soutenant comme nous la thèse du passage de l’« aide » à
l’« intervention » humanitaire, l’État néolibéral en crise de
légitimité va transférer cette représentation apolitique sur le
plan des relations internationales dans ce qu’il nomme une
ethical foreign policy. La récupération du discours de légitimation
humanitaire par l’État va lui être utile pour atteindre trois
objectifs complémentaires : premièrement, il sert à rétablir
l’unité interne de la société derrière l’État néolibéral suite à la
crise de légitimité qui le secoue ; deuxièmement, puisqu’il le
fait par un « empowerment » individuel, c’est-à-dire par une
habilitation et une mobilisation individuelle, il use de ce
discours afin d’inciter les gens, individuellement, à participer à
248
Michel Freitag, « La métamorphose. Genèse et développement d’une
société postmoderne en Amérique », Société, no. 12-13, hiver 1994, pp.
86-87.
249
David Chandler, From Kosovo to Kabul and Beyond. Human Rights and
International Intervention, London, Pluton Press, 2006.
188
une bonne action, et dès lors toute critique envers
l’humanitaire est perçue comme une critique envers la
participation personnalisée à une « bonne cause » ; troisièmement, il sert à naturaliser la reproduction d’une hiérarchie
internationale dans laquelle l’intervention humanitaire est un
instrument de domination difficilement critiquable puisque
humanitaire. Il aide donc l’État à se positionner sur la scène
internationale en fonction de sa capacité d’intervention
humanitaire.
Ainsi, l’État, après avoir imposé un cadre aux organisations humanitaires, après avoir absorbé le discours humanitaire et neutralisé sa critique politique, va récupérer la capacité
de légitimation de ce discours pour justifier ses interventions,
et ce, sous le couvert d’une intention et une prétention éthique
universaliste et apolitique. Tout comme le discours de
légitimation de l’organisation humanitaire en un autre temps,
le discours de légitimation humanitaire de l’État ne rencontrera ni adversaire ni opposition, ou si peu. L’État produit l’unité
derrière lui, en entraînant, d’une façon personnalisée et en
jouant sur les émotions, les individus à participer à ses projets.
Par inversion donc, après avoir protégé l’humanitaire de toute
critique externe dans un premier temps, c’est l’humanitaire
qui vient protéger l’État de toute critique interne. En fait,
après la dimension politique, c’est la dimension critique de
l’éthique de l’humanitaire qui se retrouve elle-même neutralisée.
Conclusion
Dans un premier temps, nous avons tenté de démontrer comment la critique humanitaire se neutralise d’ellemême au moment de la reconnaissance institutionnelle de
l’acteur humanitaire et de sa pénétration dans le champ
politique (étatique). Dans un deuxième temps, nous avons
affirmé que l’État récupère ce discours humanitaire dorénavant délesté de sa dimension critique explicite et renforce la
neutralisation de la critique en l’insérant dans un cadre de
référence vidé de tous les aspects qui pourraient lui conférer
un caractère politique (réflexif et/ou agonistique), opérant
ainsi une seconde neutralisation de la critique humanitaire en
dépolitisant le champ le champ de référence constitutif du
politique. Lors du passage de ce que je nomme la politisation de
l’humanitaire à une humanitarisation du politique, le discours
humanitaire passe d’un discours de légitimation de
189
l’organisation humanitaire à un discours de légitimation des
actions et décisions de l’État. Ce faisant, il étend par le fait
même sa dimension non critique et dépolitisée à l’ensemble
des rapports sociaux, neutralisant ainsi la critique à la
grandeur de la population et naturalisant le principe même de
l’interventionnisme humanitaire étatique (ladite « guerre
humanitaire »). Il n’est donc pas surprenant que la majorité
des critiques jugées légitimes soient vouées à des améliorations
opérationnelles et normatives qui oblitèrent toute dimension
sociopolitique.
Tout comme le moment critique de la sociologie ne se
révèle qu’à l’instant où la théorie se penche sur l’écart entre les
faits sociaux et les représentations universelles de ceux-ci, le
moment critique dans le cas de l’humanitaire se joue dans
l’écart entre la critique de l’humanitaire en tant que principe
même d’intervention, le concept d’intervention en lui-même,
et la critique de ses modalités opérationnelles et normatives.
C’est donc à la jonction, à la médiation de la dimension
politique et de la dimension éthique que doit se placer la
critique sociologique de l’humanitaire afin de dépasser l’aporie
à laquelle elle fait face et ainsi retrouver son caractère de
théorie critique. Ce retour à la critique mène à la nécessaire
réintégration d’une analyse des conflits et des guerres, incluant
les problématiques de la domination et du sujet.
190
La question de la culture et le problème de
la violence dans l’œuvre de René Girard
Richard Dion
Mais nous ne croyons pas qu’il soit possible de caractériser la mentalité des
sociétés inférieures par une sorte de penchant unilatéral et exclusif pour
l’indistinction.
Émile Durkheim (Les formes élémentaires de la vie religieuse)
Depuis le début des années 60, l’œuvre de René Girard a beaucoup influencé l’émergence d’un champ d’étude
sur la violence dans les sciences sociales. Sa réflexion,
davantage axée sur la violence archaïque ou mythique, traite
très peu du monde contemporain. Cependant, depuis les
événements du 11 septembre, il est davantage question des
Temps modernes et du totalitarisme, une thématique qui
semblerait l’aurait animé tout le long de son parcours
intellectuel. À l’origine, le projet de Girard était d’écrire une
histoire du désir par l’intermédiaire des grandes œuvres littéraires. C’est
au début des années 70 qu’il délaisse le champ des études
littéraires pour l’anthropologie. Ce passage se produit, selon
lui, à partir d’une certaine perspective réaliste qui lui
permettrait de connaître la réalité empirique en déconstruisant
la construction du monde produite par l’idéalisme allemand.
Mais dans un premier temps, c’est l’œuvre de Shakespeare qui
l’aurait influencé sur cette voie. Et en quoi cette œuvre a été si
déterminante pour Girard? Le thème central de Shakespeare
serait celui de la mort fondatrice à l’origine de la culture et de la
société. Cette problématique découverte, dans un premier
temps, dans le domaine littéraire, sera transposée par la suite
dans le champ de l’anthropologie. Le livre, La violence et le sacré,
central dans l’œuvre de Girard, devait à l’origine inclure deux
parties : une section sur la culture archaïque et une autre sur le
christianisme. C’est seulement dans son œuvre postérieure
qu’il élabore sa perspective du christianisme avec des ouvrages
percutants comme La route antique des hommes pervers, Des choses
cachées depuis la fondation du monde, Je vois Satan tomber comme l’éclair
ainsi que Celui par qui le scandale arrive. Il s’agit donc d’une
œuvre dont s’entremêlent la littérature, l’anthropologie et le
christianisme. Depuis 2002, avec son ouvrage La voix méconnue
du réel, il est davantage question d’entretiens, une forme de
récapitulation de son œuvre et d’un prolongement de sa
réflexion par rapport au monde contemporain et la problématique du totalitarisme. Une thématique qui est, malgré les dires
de Girard, quasi absente de son œuvre. En conséquence, nous
allons démontrer, malgré l’intérêt anthropologique de la
théorique mimétique, l’impertinence au plan socio-historique
d’une telle pensée en ce qui concerne la violence dite
« totalitaire ». Dans un premier temps, nous allons faire un
bref rappel de la théorie de Girard. Par la suite, il sera
question de sa critique de la modernité. Et finalement, nous
allons analyser les implications de cette critique dans le
contexte de l’histoire contemporaine.
La théorie mimétique
La théorie mimétique, centrale dans l’œuvre de Girard, est inséparable du christianisme. Elle s’inscrit également
dans une structure anthropologique dont l’élément organisateur serait le désir. C’est une sorte de processus social « qui
commence par le désir mimétique, continue par la rivalité
mimétique, s’exaspère en crise mimétique ou sacrificielle et
finit par la résolution du bouc émissaire250 ». Une crise
mimétique aurait pour cause le mouvement de la foule qui
fonctionnerait par un rapport de double et dont les origines du
conflit, un tierce symbolisant (ou une chose convoitée),
s’effacerait pour ainsi provoquer une crise d’indifférenciation entre
les protagonistes. Mais cette particularité mimétique n’est pas
que négative, elle serait au fondement de la culture et des
institutions sociales. Le mimétisme, processus anthropologique
permettant la reproduction de modèle culturel, serait donc au
cœur du lien social comme forme de réconciliation collective
par rapport à un état ou une situation originel : « Pour
résoudre une crise, ce qui importe, c’est le passage du désir
250
192
René Girard, Les origines de la culture, Paris, Hachette, 2004, p. 61.
d’objet, qui divise les imitateurs à la haine du rival, qui
réconcilie, lorsque toutes les haines, mimétiques, se polarisent
sur une seule victime.251 » Les crises sociales, dans les cultures
archaïques, se résoudraient par une accumulation de violence
dirigée vers une victime unique, le bouc émissaire comme ultime
tierce symbolisant réconciliateur. Ce phénomène serait au
fondement des institutions sociales : « Ce que j’ai toujours
affirmé, c’est que l’origine de la culture repose sur le mécanisme du bouc émissaire et que les premières institutions
proprement humaines consistent en sa répétition, délibéré,
planifié.252 » Et le choix du bouc émissaire se produit, dans la
très grande majorité du temps, par rapport à un élément
considéré comme extérieur à la communauté, animal ou
humain.
La victime émissaire
La notion de victime émissaire est également centrale
dans l’œuvre de Girard. Il permet de produire une distinction
entre un mimétisme négatif et un niveau plus évolué de la
culture. Le mimétisme négatif est relié au désir
d’appropriation et le mimétisme positif est davantage axé sur
l’imitation de modèle. Une théorie, comme nous sommes en
train de le remarquer, qui reproduit le schéma entre individualisme et holisme, deux pôles distincts ; le principal défaut
de cette manière de penser la culture, c’est son impossibilité de
saisir dialectiquement la réalité sociale notamment à travers
l’épineuse question de l’altérité. Mais pour Girard, cette
distinction nous permettrait de comprendre la différence entre
le Nouveau Testament, axé sur l’idée d’un modèle à suivre à
travers le personnage du Christ, et l’Ancien Testament, dont le
thème central serait celui des interdits à travers des Commandements suite à une faute originelle. Le message principal du
Christ pour Girard serait de dénoncer la persécution des
251
Ibid., p. 77.
252
Ibid., p. 79. Cependant, cette perspective sur l’origine de la culture va à
l’encontre de la tradition sociologique durkhemienne selon laquelle les
premières institutions sociales auraient été les rites mortuaires. « Ainsi, les
premiers rites auraient été des rites mortuaires ; les premiers sacrifices
auraient été des offrandes alimentaires destinées à satisfaire aux besoins
des défunts ; les premiers autels auraient été des tombeaux. » Émile
Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1960, pp. 7374.
193
éternelles victimes émissaires de la faute originelle. Par son
sacrifice sur la croix, il nous aurait révélé les mécanismes
cachés derrière le phénomène du bouc émissaire et ainsi,
indiqué la voie à suivre pour que l’humanité soit expurgée
définitivement de cette faute originelle dont la culture
archaïque puiserait sa substance ontologique. Avant de
problématiser la perspective du monde contemporain chez
Girard, nous devons aborder un dernier terme important et
central dans son œuvre, celui de la violence fondatrice. C’est à
partie de cette notion que nous pouvons dire que Girard
défend une certaine perspective du pouvoir et en conséquence,
d’une violence légitime de l’État contre une violence moderne,
proprement politique, comparée à une crise mimétique (une
perspective simpliste de la lutte de classes). Il ne s’agit donc pas
d’une anthropologie axée sur le politique et les rapports de
pouvoir, de contrôle et de domination dans la société, mais
une forme de naturalisation de la culture par une conception
culturaliste de la violence. Le personnage du Christ devient
ainsi un simple modèle culturel nous révélant les vérités
cachées de la matrice religieuse et non pas un sujet au sens
propre du politique. Pour Slavoj Zizek, le Christ ne peut se
réduire à une victime de la foule :
La clé du Christ est fournie par la figure de Job, dont la
souffrance préfigure celle du Christ. […] Contre cette tentation, contrairement à ce que l’on dit habituellement, Job
n’est pas une victime patiente, supportant ses épreuves avec
une inébranlable foi en Dieu. Au contraire, il se plaint tout
le temps et refuse son destin, tel Œdipe à Colone (qui est lui
aussi perçu à tort comme une victime patiemment résignée
à son sort).253
La fondation des institutions comme problème central de
la culture
L’histoire de Caïn et d’Abel dans la Bible représenterait l’événement fondateur de la société. Pour Girard,
l’équivalent se retrouve chez les Grecs à travers le mythe de
Prométhée d’Eschyle : « En tant que victime sacrificielle il
(Prométhée) est « responsable » de l‘invention de la culture, il
est représenté comme la matrice d’où émergent le langage, les
253
194
Slavoj Zizek, La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et
subversion, Paris, Seuil, 2006, pp. 159-160.
sciences et la technique.254 » Cependant, une telle perspective
réduit Prométhée à un statut de victime de la foule. Dans une
autre perspective, pour Walter Benjamin, l’idée d’une violence
fondatrice doit toujours être analysée dans le contexte de la
fondation du droit. Benjamin interprète plutôt Prométhée
comme « un espoir d’apporter un jour aux hommes un droit
nouveau255 ». Pour Girard, l’idée d’un meurtre fondateur,
comme la théorie de l’évolution, ne peuvent aucunement être
considérés comme une simple hypothèse ou une fiction mais
s’inscriraient dans une réalité anthropologique et historique
objective. Les institutions sociales, dont le langage, la
domestication des animaux, la monarchie, le pouvoir etc.,
auraient pour origine les rituels sacrificiels et le mécanisme
victimaire. Ainsi, les institutions sociales sont interprétées
comme une réplique à la violence de la foule. L’autorité
monarchique et le personnage du roi, par exemple, découleraient d’un statut originel de victime émissaire. L’action de la
foule, à partir de la simple hypothèse d’une violence potentielle, rendrait nécessaire l’institutionnalisation du pouvoir
pour ainsi éviter le désordre causé par une crise mimétique.
Par le fait même, il est donc logique pour les Chrétiens que le
Roi se présente à la foule comme un représentant de Dieu de
l’ordre du droit divin et du sacré. Mais nous pourrions encore
une fois répliquer à Girard à partir de Benjamin : « Si la
justice est le principe de toute finalité divine, le pouvoir est le
principe de toute fondation mythique.256 » Une grande lacune
dans l’analyse de Girard en ce qui concerne les sociétés
archaïques, son obsession par rapport à l’institution du
sacrifice ne laisse aucune place pour une analyse sur
l’institution de la guerre et par le fait même, la question de
l’altérité tant au plan identitaire qu’au niveau d’une analyse
sur les rapports entre les sociétés.
Critique de la modernité
Le caractère anti-moderne de Girard repose sur une
conception du processus d’hominisation qui s’inspire
directement des thèses de Darwin. Par le fait même qu’il veut
254
Girard, Les origines de la culture, op. cit., 2004, p. 85.
255
Walter Benjamin, Critique de la violence, chap. dans Œuvres I, Paris,
Gallimard, 2000, p. 235.
256
Ibid., p. 236.
195
penser la culture dans un cadre évolutionniste, il met au centre
de cette évolution l’idée d’une « sélection naturelle ». Pour
Girard, il faut comprendre qu’il n’existe pas de début absolu
mais un processus évolutif qui mettrait la mort au centre du
problème de la culture. Le thème de l’innocente victime est
une dénonciation de l’existence du phénomène du bouc
émissaire comme la résultante de l’action de la foule qui
menacerait l’existence de la société et entraînerait, à l’ère
moderne, « la montée aux extrêmes ». Par le fait même,
l’analyse de Darwin et la perspective de la guerre chez
Clausewitz sont ainsi, pour Girard, de très bonnes descriptions
anthropologiques de la violence qui nous permettraient de
comprendre les mécanismes de la violence contemporaine.
Pour Girard, la Bible a une valeur scientifique par la réalité
empirique qu’elle nous révèle et devrait être en conséquence,
du point de vue des idées, considérée comme une transcendance immanente. Bref, la compréhension du mimétisme
social pour un chrétien naturaliste rendrait inefficace d’un
point de vue symbolique la culture archaïque et son institution
centrale, le sacrifice. Une non compréhension des mécanismes
mimétiques provoquerait cependant des tragédies qui
menaceraient l’existence même des sociétés refusant le
message du Christ. La pensée moderne, ou l’époque moderne
dans son ensemble, par sa critique du catholicisme, serait en
conséquence « responsable » de la crise sociétale du monde
contemporain. Comme le mentionne Girard : « Le monde
moderne peut se définir comme une série de crises mimétiques
toujours plus intenses, mais qui ne sont plus susceptibles d’être
résolues par le mécanisme du bouc émissaire.257 » Le rejet du
catholicisme par la philosophie et la pensée modernes a, pour
Girard, préparé la tragédie totalitaire du XXe siècle. Cette
perspective catholico-darwinienne implique donc une prise de
conscience en faveur d’un mimétisme social positif contre un
mimétisme négatif qui, dans le cas du phénomène totalitaire,
serait le sujet moderne. Mais pour Girard, la violence
moderne n’a pas de sujet, tout comme la religion : « La
religion est une structure sans sujet, parce que le sujet est le
principe mimétique.258 » En conséquence, il explique la
supériorité de Clausewitz sur Hegel ainsi : « On voit tout de
suite que l’unité du réel et du concept mène à la paix chez
257
Ibid., p. 102
258
Ibid., p. 181.
196
Hegel, à la montée aux extrêmes chez Clausewitz.259 » Il
rajoute plus loin dans son ouvrage : « C’est ainsi que
l’indifférencié devient planétaire, que la violence mimétique
croit à l’insu de ses acteurs. Cela est beaucoup plus réel que la
« ruse de la raison » hégélienne, beaucoup moins abstrait que
l’ « arraisonnement du monde de la technique » de Heidegger.
Clausewitz nous permet de comprendre.260 » Mais que veut
comprendre Girard, l’absence d’un sujet historique ayant
comme conséquence une négation d’un sujet politique?
L’ère moderne, une réalité apocalyptique
Le monde moderne ne serait plus protégé par aucun
rituel sacrificiel comme forme de protection de la société
contre elle-même. Pour Girard, cette situation constituerait un
état proprement apocalyptique. Selon lui, la conscience
moderne n’a aucunement créé une coupure avec une forme de
mimétisme négatif dont serait porteur le sujet politique
moderne. Cette perspective du savoir reliée à la culture
mythique et dont les Évangiles nous révéleraient le secret, sont
pour Girard la clé pour éviter une telle catastrophe. En
conséquence, les Évangiles seraient beaucoup plus importants
qu’Homère pour comprendre la crise du monde contemporain. « Les Évangiles tiennent pour fausse la croyance des
lyncheurs qui sont assurément coupables, mais pardonnables
car leur illusion est involontaire. […] Et c’est aussi ce que dit
Pierre dans les Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes
moins coupables que vous l’imaginez261 ». Et Girard rajoute
par rapport au savoir produit dans les Évangiles : « Ce genre
de savoir est si puissant que les logiciens le baptisent
« common knowledge » et on ne le tient plus pour scientifique.
Il est si bien établi qu’une humanité étrangère à lui est
devenue en quelque sorte inimaginable.262 » Il est donc
question d’une vérité absolue et immuable qui condamne le
conflit politique par une perspective naturaliste et évolutionniste de la culture et de l’histoire.
259
Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007, p. 75.
260
Ibid., p. 311.
261
Girard, Les origines de la culture, op. cit. 2004, p. 277.
262
Ibid., p. 278.
197
Girard croit fermement que nous sommes dans une
ère apocalyptique. Mais quelle est la signification que l’auteur
donne à un tel terme? Pour Girard, l’idée s’articule ainsi :
Le paradoxe est qu’à se rapprocher toujours davantage du
point de vue alpha, on s’achemine vers l’oméga. Qu’à comprendre de mieux en mieux l’origine, on réalise chaque jour
un peu mieux que c’est cette origine qui vient vers nous : le
verrou du meurtre fondateur, levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence planétaire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert.263
Ainsi, le monde contemporain doit être analysé dans
la perspective de ce qui se serait produit au commencement.
Et l’origine de la violence contemporaine qui nous menacerait
remontrerait historiquement au conflit franco-allemand :
« Osons donc dire que nous, Allemands et Français, sommes
responsables de la dévastation en cours, car nos extrêmes sont
devenus le monde entier. C’est nous qui avons mis le feu aux
poudres.264 » Et cette vérité apocalyptique nous serait révélée
par la théorie mimétique dont la raison moderne (les
Lumières) n’a pu en prendre conscience par le fait même de
son rejet du christianisme. Pour Girard, il n’y a aucun doute,
Clausewitz nous permet de comprendre la crise mimétique du
monde contemporain davantage que Hegel. Cependant, il ne
cesse de nous surprendre, cette idée de l’apocalypse ne serait
pas si catastrophique que nous pouvons l’imaginer, puisqu’il y
serait même question d’une « espérance par rapport à
l’impensé moderne. Ce que le Christ éprouve dans sa chair, le
penseur l’a oublié265 ». Il faut donc faire une distinction entre
la fin d’un monde et la destruction du monde. Et cette idée est
nécessairement reliée au terrorisme islamique comme un
produit direct de la modernité. La violence contemporaine
nous offrirait un spectacle que la morale chrétienne serait la
seule à comprendre et en conséquence, le seul salut possible
pour l’humanité à une époque de lutte contre le terrorisme.
Vouloir la guerre, attitude typique du défenseur selon Clausewitz, contre celui qui veut la paix, c’est-à-dire le mensonge et la domination, peut ainsi devenir une attitude
spirituelle. Le Christ n’invite-t-il pas lui même à être « plus
rusé que le serpent »? Nous sommes donc plus que jamais
263
Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 12.
264
Ibid., p. 13.
265
Ibid., p. 70.
198
en guerre, à l’heure où la guerre elle-même n’existe plus.
Nous avons à combattre une violence que plus rien ne
contraint ni ne maîtrise.266
Révolution et terrorisme, l’héritage de la pensée des
Lumières
La montée aux extrêmes décrit par Girard remet directement en cause la tradition révolutionnaire comme
héritière de la pensée des Lumières : Et si c’était cela « l’esprit
du monde » que Hegel a vu passer sous ses fenêtres à Iéna?
Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le
crépuscule de l’Europe267. Cela identifie une indifférenciation
par la militarisation de l’Europe suite aux conquêtes napoléoniennes et la montée des nationalismes. Pour Girard, il ne fait
aucun doute : Napoléon serait à l’origine de la guerre comme
phénomène social total. Dans ce contexte, Clausewitz serait un
modèle mimétique de Napoléon, par le fait même qu’il pense
contre Napoléon (qui serait un pur produit de la Révolution
française)268. Une forme de ressentiment qui serait, pour
Girard, la passion moderne par excellence269. Et les figures du
Mal se succèdent dans l’histoire. Nous aurons donc à examiner
les modalités de cette montée aux extrêmes, de Napoléon à
Ben Laden : l’attaque promue au rang de seul moteur de
l’histoire270. Girard a donc des affinités avec la perspective du
révisionnisme historique, une idéologie pour Domenico
Losurdo qui équivaut au néo-libéralisme mais pour le domaine
de l’histoire271. Il intègre lui-même son analyse dans la
perspective historique développée par Ernst Nolte et François
Furet et notamment par l’analyse comparée qu’ils produisent
266
Ibid., p. 22.
267
Ibid., p. 39.
268
Dans le même sens, nous pouvons également considérer Staline comme
un bon communiste, ce qui a pour principale conséquence de remettre
radicalement en question l’ensemble de l’héritage socialiste.
269
Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 44.
270
Ibid., p. 54.
271
Voir Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes,
Paris, Albin Michel, 2006.
199
entre le nazisme et le stalinisme, le premier étant une simple
réponse mimétique à la Révolution bolchevique272.
La violence au XXe siècle se serait déchaînée sans toutefois que nous puissions recourir à une forme de rituel
sacrificiel ou, en d’autres termes, à une institution pour
« contenir » la violence. On peut donc dire, en contradiction
avec les thèses d’Hannah Arendt, que l’origine du totalitarisme
n’est pas pour Girard le développement du capitalisme
notamment à travers le procès du travail et le colonialisme :
l’explication de la violence à partir du colonialisme ne serait de
toute manière que de la « bagatelle » pour lui. La philosophie
politique proprement moderne, qui prend ses racines dans la
pensée des Lumières et qui aurait une réalité historique
tangible à partir de la Révolution française, serait l’explication
au totalitarisme du XXe siècle : « La dialectique est un conflit
des opposés, dont Clausewitz nous dit qu’il ne peut que
monter aux extrêmes.273 » En expliquant la guerre d’une
manière mimétique, Clausewitz serait donc dans une forme de
pensée religieuse mais, pour le militaire, une perspective qui
serait de beaucoup supérieure à la tradition dite idéaliste en
philosophie.
Le sujet politique au fondement du terrorisme
Girard considère sa théorie comme une explication
des institutions anthropologiques. Le droit doit être considéré
comme l’une de ces institutions qui aurait une fonction
analogue à la violence sacrificielle. La violence moderne, hors
de ce cadre juridique, ne serait pour lui aucunement fondatrice. C’est à partir du droit et de son monopole de la violence, une
violence conservatrice des institutions sociales, que la société
maintiendrait un ordre social. En conséquence, la théorie
mimétique ne peut jamais être intégrée à la dialectique par le
fait même que cette théorie serait supérieure au modèle
rationnel hégélien axé sur la reconnaissance et non sur les
désirs et les institutions qui en découlent. Pour Girard, la
pensée moderne, par sa dimension différée, doit être remise en
question par le fait même que sa principale conséquence serait
une violence indifférée, par exemple un nationalisme contre
272
Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 59. Voir François Furet et
Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Hachette, 1998.
273
Girard, Achever Clausewitz, op. cit., 2007, p. 291.
200
un autre nationalisme ou une idéologie contre une autre
idéologie. Il s’agirait d’une coupure entre la raison et l’histoire
et dont les révolutions auraient amplifié le phénomène de la
violence par leur prétention à fonder un nouveau monde.
Cependant, nous serions dans un nouveau stade de cette
violence avec le terrorisme islamique : « Le léninisme
comportait en effet déjà certains de ces éléments. Mais ce qui
lui manquait, c’était le religieux.274 » Il classifie donc la
violence terroriste reliée à l’Islam dans la même catégorie que
la violence révolutionnaire. Mais en même temps, il reconnaît
son ignorance envers l’Islam : « Nous ne n’avons pas, nous
n’avons aucun contact, intime, spirituel, phénoménologique
avec cette réalité.275 » Il rajoute : « Car il y a dans certains
aspects de cette religion un rapport à la violence que nous ne
comprenons pas et qui est justement d’autant plus inquiétant.276 » Tout comme pour le communisme, l’islamisme est
pour Girard un « événement interne au développement de la
technique277 ». Il va même jusqu’à prétendre que l’Islam est
une religion qui ne se compare aucunement aux trois autres
grandes religions. Cette conception du terrorisme à travers la
question de la technique rejoint l’analyse de la puissance
développée par Jean Baudrillard suite aux événements du 11
septembre :
La compassion comme passion nationale d’un peuple qui se
veut seul avec Dieu et préfère se voir frappé par Dieu que
par quelque puissance maléfique. God bless America est devenu : enfin Dieu nous a frappés. Consternation mais, au
fond, reconnaissance éternelle pour cette sollicitude divine,
qui a fait de nous des victimes.
Le raisonnement de la conscience morale est celui-ci :
puisque nous sommes le Bien, ce ne peut être que le Mal qui
nous a frappés. Mais si, pour ceux qui se veulent l’incarnation
du Bien, le Mal est inimaginable, ce ne peut être que Dieu qui
les frappe. Et pour les punir de quoi, au fond, sinon d’un excès
de Vertu et de Puissance, de cette démesure qui signifie
l’indivision du Bien et de la Puissance? Rappel à l’ordre pour
être allés trop loin dans le Bien et dans l’incarnation du Bien.
Ce qui n’est pas pour leur déplaire, et ne les empêchera pas de
274
Ibid., p. 359.
275
Ibid., p. 361.
276
Ibid., p. 360.
277
Ibid., p. 362.
201
continuer de faire le Bien sans scrupule. Et donc de se
retrouver encore plus seuls avec Dieu. Et donc d’ignorer
encore plus profondément l’existence du Mal278.
Il faudrait se mettre à l’étude du Coran pour démontrer l’absence d’une réflexion de base sur le mimétisme social
comme dans le cas de l’impensé moderne selon Girard. Et par
le fait même, Girard entreprend un agencement idéologique
entre le terrorisme et le totalitarisme. Et ce totalitarisme qui
s’inspire du modèle napoléonien serait le même pour Mao,
Lénine et Al-Qaïda. Cette violence deviendrait actuellement
planétaire. Nous retrouvons donc une perspective manichéenne entre un monde libéral, celui du christianisme, libéré
du communisme, contre le monde islamique, nécessairement
de nature despotique. En conséquence nous pouvons
reprocher à Girard ce qu’il dénonce dans l’ensemble de son
œuvre, il fait de l’Islam le bouc émissaire des sociétés libérales.
Nous pouvons également observer qu’il omet dans son analyse
certains événements historiques marquants de la modernité.
Par exemple, dans la pensée de Girard, lui, grand admirateur
de l’histoire, jamais il n’est question de la Guerre de Trente
ans… Par le fait même, dans son analyse de la violence
contemporaine, jamais la culture anglo-saxonne n’est
problématisée.
278
202
Jean Baudrillard, Power Inferno. Requiem pour les Twin Towers. Hypothèses sur
le terrorisme. La violence du mondial, Paris, Galilée, 2002, pp. 38 et 39.
De l’anti-réalisme
de la sociologie contemporaine
François Pizarro-Noël
La sociologie actuelle produit, volontairement ou non,
une sociologie sans société ou, autrement dit, un discours qui
n’est pas explicitement attaché à une théorie générale de la
société et qui, bien qu’il présente le sceau institutionnel
sociologique, ne constitue pas un discours critique. En
cherchant à comprendre comment les sociologues contemporains ont pu en arriver à produire ces discours tout en se
référant rituellement aux sociologues classiques, nous avons
entrepris une recherche sur la réception des écrits durkheimiens. L’étude de cette réception nous a mené à la découverte
du mouvement de réception puis de négation du réalisme
social durkheimien et ce mouvement n'est rien d'autre que
celui de la disparition de la possibilité d'une théorie critique.
A. Les conditions de possibilité de la critique sociale et la
nécessité de la théorie pour la critique : lien entre postulat
réaliste et possibilité d’une théorie critique du social
La théorie de la société ou la critique sociale, si elle
veut être autre chose qu’une action revendicatrice, doit être
théorique au sens où, comme Durkheim l’explique dans sa
critique du pragmatisme279, elle doit être caractérisée par
279
Émile Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Librairie philosophique J.
Vrin, 1955.
l’arrêt de l’action, par le retrait, le recul, la réflexion280. Ce
n’est qu’ensuite qu’elle pourra se prétendre critique théorique.
Ajoutons qu'une théorie critique du social se doit à nos yeux
de reposer sur le postulat de l'existence réelle de la société doit
donc être une théorie critique réaliste du social281.
Comme F. Vandenberghe l’explique dans son histoire
de la sociologie allemande, dans la mesure où nous souhaitons
développer une « théorie néo-objectiviste du social qui soit
critique » tant au sens de Kant - c’est-à-dire une théorie qui
« cherche à déterminer les conditions métathéoriques de
possibilité d’une théorie générale de la société » - qu’au sens de
Marx - c’est-à-dire « animée par un intérêt émancipatoire » -,
il faut « penser la réification sans hypostasier la structure
sociale282 ». Or, il nous semble justement que la théorie
durkheimienne, dans son projet de fondation d'une science de
la société, correspond à ces critères. Durkheim s’est confronté
directement aux questions fondamentales de la sociologie en
280
Pour Hannah Arendt, ce retrait hors de l’action est une condition
nécessaire au « penser » selon ce qu'expliquent Dario de Facendis et
Benoît Coutu. Lire Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Paris, Quadrige/PUF, 2005.
281
Jimmy Plourde, dans son article intitulé « Du réalisme des recherches
logiques » (Philosophiques, vol. 35, no. 2, automne 2008, pp. 581-607),
résume habilement et succinctement les trois thèses sous-entendues par la
position réaliste (pp. 584-587) : « TR1 : ce qui existe, existe objectivement » ; « TR2 : Ce qui existe est objectivement ce qu'il est » ; « TR3 : Il
est en principe possible de connaître la Vérité ». La dernière de ces trois
thèses, de nature épistémologique, sous-entend que « la Vérité est non
seulement secondaire par rapport à la réalité, mais [qu']elle est rendue
possible et existe ipso facto du fait et uniquement du fait de l'existence et de la
nature objectives de la réalité » (p. 586). Quant aux deux thèses précédentes, elles sont de nature ontologique. La première implique que la
réalité est « tout et uniquement tout ce qui existe indépendamment de
quelque représentation de cette chose par quelque subjectivité connaissante que ce soit » (pp. 584-585) et la seconde que « [l]es choses existent,
sont ce qu'elles sont, ont les propriétés qu'elles ont et sont dans les
relations dans lesquelles elles sont avec d'autres objets de manière
objective, c'est-à-dire indépendamment de nos représentations de ce
qu'elles sont » (p. 585).
282
Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome 2.
Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas : aliénation et réification, Paris, La
Découverte/MAUSS, 1998, pp. 298-299.
204
tentant de définir son objet et sa méthode et en abordant les
problèmes épistémologiques liés à cette tentative283.
Durkheim a en ce sens produit une théorie critique au
sens de Kant. Mais la théorie durkheimienne était-elle critique
dans le sens marxien du terme? Il me semble tout à fait
crédible de penser que Durkheim envisageait le rôle de la
sociologie comme une « connaissance émancipatoire » bien
que cette conception normative ait pu parfois porter à
confusion. Nous pensons notamment à son aveu, dans la
première préface à La division du travail social (DTS), du postulat
qui sous-tend l’ensemble de sa démarche de connaissance de la
réalité sociale :
Mais, dit-on, si la science prévoit, elle ne commande pas. Il
est vrai ; elle nous dit seulement ce qui est nécessaire à la
vie. Mais comment ne pas voir que, à supposer que
l'homme veuille vivre, une opération très simple transforme
immédiatement les lois qu'elle établit en règles impératives
de conduite? […] La science de la morale ne fait pas de
nous des spectateurs indifférents ou résignés de la réalité
[…,] la science de la morale [c’est-à-dire la sociologie] en
même temps qu'elle nous enseigne à respecter la réalité morale, […] nous fournit les moyens de l'améliorer.284
La concordance de la théorie durkheimienne avec les
prémisses de la possibilité de réalisation d’une critique sociale
nous apparaît encore plus clairement si, comme Vandenberghe, l'on considère de plus que l’adoption de cette position
critique nécessite de concevoir la société comme
[…] un ensemble relativement autonome de structures causales émergentes qui limitent de façon significative
l’autonomie des acteurs, mais ne détermine pas leurs actions, car le pouvoir causal des structures est toujours médiatisé par les acteurs qui, la plupart du temps sans le savoir,
l’actualisent dans des situations données.285
La critique durkheimienne de la société prenait manifestement acte de la réalité dialectique des faits sociaux.
Durkheim avait bien compris que les structures sociales ont un
283
Ken Morrison le montre dans le souci durkheimien des catégories. Ken
Morrison, Marx, Durkheim, Weber : Formations of Modern Social Thought,
London, Thousand Oak (California), New Delhi, SAGE, 2006.
284
Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Quadrige, PUF, 1998
(1893), première préface p. XL-XLI.
285
Vandenberghe, op. cit., p. 299.
205
pouvoir causal, même si les seules causes efficientes semblent
être les acteurs, en posant ouvertement le problème de la
supposée antinomie entre individu et société, « la variante
sociologique de l’antinomie philosophique du sujet et de
l’objet », le « problème fondamental de la sociologie » comme
le dit Vandenberghe286.
B. Durkheim comme théoricien critique
Considérons pour les besoins de l'exposé que la critique théorique, toujours dans le cadre d'une conception réaliste
de la société, est rendue possible par le retrait de l’action et la
distanciation vis-à-vis des prénotions et des intérêts particuliers. La méthode sociologique préconisée par les durkheimiens répondait à ces conditions en proposant l’étude
objective des faits sociaux (comme retrait de l’action) et la
recherche des causes sociales des faits sociaux (comme
distanciation des prénotions). La scientificité de la méthode et
de ses présupposés était, quant à elle, présentée comme un
rempart face à toute instrumentalisation idéologique.
Sous cet aspect, la sociologie durkheimienne est certes
théorique. Mais voyons maintenant plus en détails pourquoi
elle peut être qualifiée de théorique critique. La position de
Durkheim est claire : dès la DTS, il affirme estimer que ses
« recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne
devaient avoir qu'un intérêt spéculatif », si les découvertes de
la sociologie ne pouvaient mener à l’amélioration des
conditions sociales287. Et lorsqu’il s’en prend au pragmatisme,
il déplore justement la subordination de la démarche
sociologique au problem-solving qui laisse sous-entendre que la
théorie est inutile puisque les problèmes sont déjà « donnés »,
connus de tous (aucun dévoilement n'est nécessaire ; il n'y a
qu'à confirmer opérationnellement les présupposés ayant
menés à l'identification du « problème ». La raison de cette
position est simple : pour Durkheim, dont l'épistémologie reste
rationaliste à cet égard, la pensée doit précéder l’action même si - et c'est ce qui fait de la thèse durkheimienne une
ontologie réaliste - la pensée est toujours déployée dans une
réalité sociale, dans un monde commun symbolique indépendant qui la rend possible et qui la moule. En matière
286
Ibid., p. 299.
287
Durkheim, op.cit., 1998 (1893).
206
d’organisation sociale, la complexité des problèmes et la
recherche de leurs causes engagent à une prudence extrême.
Ce n’est donc qu’au terme d’une étude approfondie que le
dévoilement de la complexité de la réalité sociale se produit et
c’est précisément là que se produit le moment critique de la
théorie. Partie de la réalité des faits sociaux, la théorie aboutit
à la réalité en la présentant sous un angle nouveau, décalé,
porteur d’une potentialité critique et normative puisque ce
regard s’écarte de la représentation collective de la réalité qui
domine généralement l’action.
S'il nous semble évident que la sociologie de Durkheim présentait ces caractéristiques réalistes et critiques, rien
n'est moins certain de la sociologie actuelle. Pour comprendre
ce changement, il est très instructif de consulter l'accueil qui a
été réservé à la thèse durkheimienne depuis sa formulation. En
examinant la réception de l’œuvre de Durkheim on constate
que la théorie sociologique a subi, dans les 40 premières
années de son institutionnalisation, une inflexion la détournant
d’une des questions théoriques qui avaient suscité sa fondation : celle de la possibilité d’une explication de la pérennité de
l’organisation de la société qui ne soit pas uniquement fondée
sur la théorie libérale classique de l’individu rationnel. Cette
tâche, à laquelle Durkheim s'est dédié corps et âme, n'est plus
du tout à l'ordre du jour288. Si cet aspect du projet sociologique
a d’abord été directement pris à parti, ce n’est pas par le biais
d’une argumentation étoffée et de critiques percutantes qu’il a
finalement été neutralisé mais plutôt par son omission puis par
sa négation.
Pour démontrer ce processus menant à la neutralisation d’un problème fondamental d’une partie de la sociologie
classique, nous avons examiné la réception des travaux de
celui qui l’a probablement abordé le plus ouvertement, le
fondateur français de la sociologie, Émile Durkheim. Les
travaux de Durkheim et de son école - au même titre que ceux
de Marx - se distinguent comme des idéaltypes de l’effort
théorique visant à présenter l’organisation sociale comme une
réalité distincte du résultat des aptitudes et actions des
individus qui y participent. C'est cette thèse de la réalité de la
288
La théorie libérale pourrait, à cet égard, être réduite à la thèse
nominaliste selon laquelle la vérité ou la réalité ne sont pas même des
concepts, ne sont que des représentations individuelle, et où la société
n'est au mieux que la somme des actions individuelles.
207
société, partagée par Marx et Durkheim, qui constitue le
noeud du réalisme social. En ce sens, la réception des thèses
durkheimiennes a été un excellent indicateur de la possibilité,
voire de la pertinence, d’une telle tentative.
En étudiant les textes de réception des écrits durkheimiens produits en France, en Angleterre et aux États-Unis
entre 1893 et 1939, nous avons pu retracer d’abord les
oppositions directes au « réalisme social » durkheimien puis les
omissions de cet aspect de sa pensée qui ont fini par mener à
un travestissement de cette dernière, travestissement qui a
généralement pris la forme de sa périodisation. Ce qui ressort
de cette étude est que l’élément critiqué, qu’il soit ouvertement
identifié comme « réalisme » ou désigné sous les épithètes
d’« ontologisme », de « matérialisme », de « négation de la
psychologie » ou encore qu’il soit relégué au statut de
« période » de la pensée durkheimienne, reste le même au-delà
des formes changeantes de la critique. Ainsi, nous constatons
que pour saborder une théorie, il est nécessaire d'en faire une
réception qui permet de l’exorciser de son contenu. Le
mouvement de la réception de l’œuvre de Durkheim se
résume par le passage de la confrontation à la récupération
par le biais de l'omission ou du travestissement et il apparaît
que la réception explicite de l’œuvre de Durkheim, présenté
comme père fondateur, vise généralement à légitimer une lecture
a-sociale de la théorie durkheimienne.
Du vivant de Durkheim la confrontation a dominé,
tant en France que dans le monde anglo-saxon. Même si l’idée
d’un Durkheim nominaliste (ou idéaliste) « malgré lui »
commençait à poindre, en France, la critique, formulée dans
les termes de l’attribution d’un anti-psychologisme (notamment par Tarde289) restait principalement dirigée contre le
réalisme social durkheimien. Aux États-Unis, ce même débat
était mené par Tosti et par Gehlke290. Ce dernier mobilisait les
289Gabriel
Tarde, « Criminalité et santé sociale », Revue philosophique,
vol. XXXIX, 1895, pp. 148-162 ; 1904, « La sociologie et les sciences
sociale » (1903), extrait de la Revue internationale de sociologie, 12, dans
Durkheim, Texte, Tome 1, p. 162 ; « Contre Durkheim à propos de son
Suicide » (1897), dans Massimo Borlandi et Mohamed Cherkaoui, (dir.), Le
suicide un siècle après Durkheim, Paris, PUF, 2000, pp. 1-29.
290
208
Gustavo Tosti, « Suicide in the Light of Recent Studies », American Journal
of Sociology, vol. 3, no. 4, janvier 1898, pp. 464-478 ; Gustavo Tosti, « The
Disillusions of Durkheim’s Sociological Objectivism », American Journal of
arguments de Tarde pour défendre la position nominaliste de
Giddings tout en présentant Durkheim comme un group mind
theorist réifiant la société. En Angleterre, enfin, la critique du
réalisme social durkheimien passait davantage par sa réception
anthropologique et, par conséquent, elle se présentait sous la
forme d’un débat concernant la religion la plus primitive : le
postulat durkheimien de l’universalisme du totémisme servant
d’ultime rempart contre la position nominaliste de
l’animisme291.
La seconde réception britannique de Durkheim illustre une première voie de récupération du durkheimisme et son
lien avec le processus de déni du réalisme social durkheimien
par l’inclusion de la sociologie au sein de l’anthropologie
culturelle et sa réduction à une psychologie sociale des
groupes. La seconde réception française, quant à elle, montre
clairement le processus théorique qui a permis d’isoler les
éléments indéniablement réalistes de la thèse de Durkheim et
ainsi permettre sa récupération nominaliste292. Enfin, dans la
seconde réception américaine, le renversement « positif » de la
théorie se produit et on en vient à attribuer à Durkheim une
position nominaliste, ce qui favorise la récupération de celui-ci
et son usage massif293.
Sociology, vol. 4, no. 2, Septembre 1898, pp. 171-177 ; Charles Elmer
Gehlke, Emile Durkheim's Contributions to Sociological Theory, New York,
Columbia University Press, AMS Press, New York, 1968 (1915).
291
Sidney Hartland, « FEVR Australia : Totemism, (1912) », Man, vol. 13,
1913, pp. 91-96 ; Andrew Lang, « Dr. Durkheim on “Social Origins” »,
Folklore, vol. 14, no. 4, 1904, pp. 100-102 ; Bornislaw Malinowski, (1912),
« Review des FEVR, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le
système totémique en Australie », Folklore, vol. 24, no. 4, décembre 1913,
pp. 525-531.
292
Roger Lacombe, « L’interprétation des faits matériels dans la méthode de
Durkheim », Revue philosophique, vol. XCIX, 1925, pp. 369-388 ; « La
thèse sociologique en psychologique », Revue de métaphysique et de moral,
no. 3, 1926, pp. 351-377.
293
Harry Alpert, « France's First University Course in Sociology », The
American Sociological Review, vol. 2, no. 3, juin 1937, pp. 311-317 ;
« Explaining the Social Socially », Social Forces, vol. 17, no. 3, mars 1939,
pp. 361-365 ; Émile Durkheim and His Sociology, New York, Columbia
University Press, Russell & Russell, 1966 (1939) ; Robert K. Merton,
« Recent French Sociology », Social Forces, vol. 12, no 4, mai 1934,
pp. 537-545 ; « Durkheim's Division of Labour in Society », American
Journal of Sociology, vol. 40, no. 3, novembre 1934, pp. 319-28 ; « Social
209
À chaque étape de la réception des écrits de Durkheim, son réalisme social a été pointé du doigt. Nier le
caractère inné des représentations sociales (tel que présenté
par la théorie de l’imitation de Tarde) dans le cadre d’une
sociologie historique ne revenait pas seulement pour Durkheim à déclarer la guerre à la plus grande partie des philosophes (idéalistes), cela l’opposait ipso facto à la presque totalité
des sociologues (généralement anti-réalistes294). Ainsi, comme
c'est encore le cas aujourd'hui chez Schmaus295, Durkheim est
toujours décrié en raison de son réalisme social, qui s’oppose
au sens commun mais aussi aux fondements rationalistes du
libéralisme classique (en raison du nominalisme et de l'antiréalisme qui sont liés à ce dernier).
En ce sens, la critique de Tarde que nous avons évoquée a le mérite d’être claire. Il importe cependant de rappeler
que Tarde se méprend puisque Durkheim ne nie pas l’individu
Structure and Anomie », American Sociological Review, vol. 3, no. 5, octobre
1938, pp. 672-682 ; « Science and Social Order », Philosophy of Science,
vol. 5, no. 3, juillet 1938, pp. 321-337 ; « Durkheim's Division of Labor in
Society : A Sexagenarian Postscript » Sociological Forum, vol. 9, no. 1,
1994, pp. 27-36 ; Talcott Parsons, « The Place of Ultimate Value in
Sociological Theory », The International Journal of Ethics, vol. 45, no. 3, avril
1935, pp. 282-316 ; The Structure of Social Action : A study in Social theory with
Reference to a Group of Recent European Writers, The Free Press, New York,
1937 ; « Comment on "Parsons Interpretation of Durkheim" and on
"Moral Freedom Through Understanding in Durkheim" » (1937), The
American Sociological Review, vol. 40, no 1, février 1975, pp. 106-111 ; « The
Role of Ideas in Social Action », The American Sociological Review, vol. 3,
no 5, octobre 1938, pp. 652-664 ; « Durkheim's Contribution to the
Theory of Integration of Social Systems », dans Kurt H. Wolff (dir.),
Émile Durkheim, 1858-1917, Columbus, Ohio State University Press, 1960.
294
Plourde distingue les idéalistes - qui considèrent qu'il « […] est en
principe impossible de connaître ou décrire ce qui existe tel qu'il est »,
qu'il « […] n'y a rien qui existe objectivement » et que rien « […] de ce
qui existe n'est objectivement ce qu'il est ») - des anti-réalistes. Ces
derniers, s'ils acceptent les deux thèses ontologiques soutenues par les
réalistes, « […] nient qu'il soit en principe possible de connaître la réalité
objective telle qu'elle est et, ainsi, que quiconque puisse être en possession
de quelque chose comme la réalité des réalistes […] car ils n'admettent
pas le présupposé réaliste selon lequel la vérité est complètement indépendante de la subjectivité connaissante. » Plourde, op. cit., 2008, pp.
587-588.
295
Warren Schmaus, « Rawls, Durkheim, and Causality : a Critical
Discussion », American Journal of Sociology, vol. 104, no. 3, 1998, pp. 872901.
210
en l’historicisant. Que ce soit dans ses débats avec les
antidreyfusards ou avec le bergsonisme et le pragmatisme,
Durkheim se fait le défenseur du rationalisme cartésien et se
présente comme un chantre de l’individu moderne. Mais cet
individu moderne est un idéal à incarner autant que le résultat
d’un processus historique. Dès sa critique de « l’irréligion de
l’avenir » de Guyau, Durkheim défend l’idée selon laquelle les
formes sociales se transforment au gré des modifications de la
société autant qu’elles les provoquent296. En effet, la religion ne
disparaît pas, elle se modifie. Il en va de même de
l’individualité qui, selon le Durkheim de la DTS mais aussi de
L’Éducation morale, se modifie et se développe297. Mauss écrira
plus tard un essai sur « la notion de personne »298 explicitant la
thèse qu’il avait développée avec son oncle dans les
« Quelques formes primitives de classification »299 où le
programme d’étude des déterminants sociologiques des
catégories de l’entendement et des représentations sociales et
individuelles avait été mis en branle300. Soulignons enfin que la
dialectisation de la relation entre individu et société réalisée
par Durkheim peut être constatée dans la conception de la
relation entre l’État et le citoyen qu’il développe dans ses textes
sur l’État et sur « Les intellectuels et l’action »301.
Il existe des traces du « désaveux » du social des sociologues dans la réception qu’il réservent aux écrits durkheimiens302. Ces traces sont visibles dans la constitution d’une des
296
Émile Durkheim, « De l’irréligion de l’avenir. » Extrait de la Revue
philosophique, 1887, no. 23, pp. 299-311, dans Émile Durkheim, Textes 2.
Religion, morale, anomie, Paris, Éditions de Minuit, 1975, pp. 149 à 165.
297
Émile Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1992 (1963).
298
Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de
personne et celle de “moi” », chap. dans Marcel Mauss, Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1995, pp. 331-361.
299
Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de
classifications », chap. dans Marcel Mauss Œuvres. Tome 2, Paris, Éditions de
Minuit, 1995 (1968).
300
Ken Morrison, « The Disavowal of the Social in the American Reception
of Durkheim », Journal of Classical Sociology, vol. 1, no. 1, 2001, pp. 95-125.
301
Émile Durkheim, « L’État », Revue philosophique, no. 148, 1958, pp. 433437 ; « L’individualisme et les intellectuels » (1898), dans Émile Durkheim, La science sociale et l'action, Paris, Presses Universitaires de France,
1970, pp. 255-260.
302
Morrison, op. cit., 2001.
211
deux visions antinomiques de la sociologie qui s’affrontent
dans la lutte pour le monopole de la définition de la discipline
et surtout des potentialités de légitimation qui y sont liées. Ces
traces sont d’ailleurs des sillons qui dictent la direction dans
laquelle la « charrue » sociologique américaine ratissera son
champ : la direction de son développement. Ce qu’il faut
ajouter aux jugements de Morrison sur la première réception
américaine de Durkheim c’est précisément à la fois
l’illustration de sa pérennité et celle de ses mutations dans le
temps.
Le réalisme sociologique affiché par Durkheim et ses
collaborateurs de l’Année sociologique a été la cible de nombreuses critiques et réinterprétations par des auteurs américains au
cours du siècle dernier. D’abord franchement critiquée pour la
place qu’elle faisait à la société au détriment des individus dans
la théorie sociologique, la sociologie durkheimienne est
aujourd’hui présentée comme une théorie nominaliste où la
socialité - et par extension la société - est le résultat des
interactions individuelles. Ce processus de détournement
progressif de la théorie est historiquement lié aux conditions
politiques et institutionnelles mais les fondements théoriques
qui servent de base aux différentes formes de la critique restent
les mêmes : le réalisme de Durkheim est systématiquement visé
par le nominalisme sociologique anglo-saxon. Son potentiel
critique demeurait toujours visible dans les travaux s’y
opposant directement autant que dans ceux le reléguant à une
période particulière de la carrière de Durkheim. Mais dans sa
forme actuelle - dont le travail de Anne Rawls303 est l’exemple
paradigmatique - qui prétend nier et réviser les interprétations
antérieures, la critique opère une forme plus subtile de la
récupération qui neutralise les aspects théoriques réalistes qui
persistaient dans ses formes antérieures.
303
212
Anne Warfield Rawls, « Durkheim and Pragmatism : an Old Twist on a
Contemporary Debate », Sociological Theory, vol. 15, no. 1, Mars, 1997,
pp. 5-29 ; « Durkheim's Epistemology : the Initial Critique, 1915-1924 »,
Sociological Quarterly, vol. 38, no. 1, 1997, pp. 111-145 ; « La fallace de
l’abstraction mal placée », Revue du MAUSS semestrielle, no. 24, 2e semestre
2004, pp. 70-84.
C. Effets de la présentation actuelle des classiques pour la
théorie et la pratique sociologique
La sociologie correspond aux attentes qui
l’entretiennent. Les intérêts qu’elle sert n’ont que faire de la
société mais fort à gagner de la légitimation scientifique et
sociologique, d’un cautionnement, parfois lié à l’usage de la
théorie durkheimienne. Le discours sociologique a su
remarquablement « traduire » les paroles du père fondateur
pour qu’elles soient conformes aux attentes de ses nouveaux
mécènes. Ce processus, commencé du vivant de Durkheim,
s’est poursuivi au fil des relectures de son œuvre qui ont
constitué autant d’étapes d’une seule et même dissension qui
n’a cessé de s’accroître.
Dans la mesure où les potentialités critiques de la tradition sociologique sont ainsi sabotées par la négation de son
réalisme, la critique théorique contemporaine se voit dans
l’obligation d’innover constamment et de tenter de se
construire sur ses propres bases, qui restent précaires. Les
pratiques actuelles sont enchâssées dans des considérations
pragmatiques qui les surdéterminent; comme le système, elles
sont a-théoriques (du moins dans l’optique des théories des
organisations et de l’adaptation qu'elles desservent). Un
pseudo-discours théorique accompagne parfois ces pratiques,
même si souvent il n’est pas explicite. Il consiste en une
relecture des théories classiques qui permet aux pratiques
actuelles de se draper de la légitimité de la tradition. Dans ce
contexte, il importe aux chercheurs de développer des modèles
applicables plutôt que des regards distincts qui mèneraient à la
recherche de solutions. Le moment théorique, le retrait, est
formellement nié (et sans ce moment la critique est impossible).
La théorie sociale est orpheline. La critique (sociale) fait place
à l’indignation (individuelle). La critique de la critique, c’est-àdire la théorie critique, n’a plus de raison d’être, puisque la
critique théorique n’est plus.
La tradition sociologique est une source d’inspiration
qui mérite toujours l’attention de la critique théorique et qui
devrait, selon nous, constituer son fondement. Mais ses
lectures actuelles ne le laissent pas voir. Le « présentéisme
urgentiste » et l’amnésie des sciences sociales sont si généralisés
que même ceux qui ont des velléités critiques ont pour la
plupart renoncé à tenter de disputer au discours dominant
l’usage qu’il fait des classiques de la sociologie.
213
Or, aujourd’hui plus que jamais, pour refonder une
critique de la société théoriquement viable, un retour aux
théories réalistes classiques, à Durkheim à tout le moins, nous
paraît non seulement possible mais surtout nécessaire. Les
possibilités de la théorie durkheimienne sont loin d’avoir été
explorées : maintenant que les enjeux liés à sa lecture
nominaliste (anti-réaliste) sont identifiés et que sa lecture
réaliste est remise en scène, la tâche nous incombe de nous y
plonger et d’en tirer les conclusions critiques contenues en elle.
Les heures de peine seront peut-être ainsi récompensées.
214
KERÉI
Entre conservatisme ontologique et
progressisme radicale, une théorie critique
du capitalisme est elle encore possible?
Éric Pineault
C’est ainsi que la société capitaliste fut toujours une société de « développement et
de transition », et pas seulement une société de « croissance » et de « reproduction
élargie ».
Michel Freitag
Dans son évolution au XXe siècle, la théorie critique a
graduellement délaissé l’analyse du capitalisme comme
formation sociale et économique, pour se réfugier en amont
dans la critique des fondements culturels et civilisationnels de
la modernité capitaliste, ou en aval dans l’analyse des effets et
des pathologies engendrés par son développement. Dans un
cas comme dans l’autre, l’acte expressif de « démonisation »
du capitalisme ou de l'un de ses avatars tel que le
« néolibéralisme » a suffit et supplanté le véritable développement d’une théorie critique du capitalisme avancé.
La perspective critique ouverte par Freitag et ladite
« École de Montréal » qui en découle permet-elle de dépasser
cette aporie de la théorie critique contemporaine? Telle est la
question qui sera examinée en dialogue avec les autres
contributions de ce volume. Je questionnerai en particulier
deux éléments qui marquent l'originalité de l'apport de l'école
de Montréal à une théorie critique du capitalisme avancé : son
articulation à une théorie critique plus générale de la
postmodernisation de la société et le fondement de la posture
critique sur un conservatisme ontologique. Mon objectif ici est
de tirer de l'approche de Michel Freitag des éléments qui
peuvent contribuer à une théorie et pratique critique de la
dynamique du capitalisme contemporain - avancé et financiarisé - dans une tradition qui remonte à Marx. Il ne s'agit ni
d'une étude comparée, ni d'une critique systématique, mais
d'un court essai.
Keréi
Le « crible » de l'ancien indo-européen keréi - « ce qui
sépare » - à partir duquel se formera en grec ancien krinein « crible » mais aussi « juger » - forme la racine commune des
termes de « crise » et de « critique » dans les langues latines. Si
la crise renvoie à un état de séparation manifesté, la critique,
quant à elle, renvoie à un acte de jugement réflexif qui peut
mener ou prendre la forme d'une séparation, d'un classement,
d'un tri. Les deux termes se constituent dans l'univers
sémantique de la médecine antique (gréco-latine) et puis lors
de la période classique (XVIIe siècle) ils se fixent dans leur
forme linguistique moderne. « Critique » se développe pour
qualifier la nature de celui qui juge, et se déplacera rapidement du champ de la médecine vers celui de l'esthétique,
tandis que « crise » se développera en élargissant le champ de
ce que le terme peut saisir, passant du corps à l'esprit et de
l'individu aux manifestations collectives. Ce n'est qu'au XIXe
siècle qu'il sera possible de penser et de parler d'une crise
financière et économique, sens qui deviendra central à l'usage
du terme à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. À
cette même période, la question de la critique élargie son
horizon de la philosophie et de la nature de la connaissance à
celle de la structure normative des sociétés. C'est en particulier
dans l'oeuvre de Marx que critique et crise s'articulent de
nouveau l'un à l'autre, la théorie « critique » de l'économie
politique se développant en se plaçant dans une posture de
réflexivité par rapport à la découverte de « tendances
immanentes » à la crise dans le procès de développement du
capitalisme moderne. « Crise » et
« critique » chez Marx
s'articulent de manière dialectique parce que les deux
s'arriment aux contradictions structurelles du capitalisme,
contradictions que la théorie et la crise révèle sur des plans
ontologiques distincts, mais complémentaires.
216
Pour le Habermas des années 1960, cette tendance
immanente aux crises se déplacent dans le capitalisme avancé,
suivant le déplacement de ses contradictions, hors du champ
économique vers d'autres sphères sociales, pour finalement
nourrir ce que Jürgen Habermas comprend comme une crise
générale de légitimation de cette formation sociale. La théorie
critique d'alors, du moins dans sa variante francfortienne, se
devait de s'articuler à cette nouvelle forme non économique de
crise, tout en postulant que les contradictions économiques du
capitalisme étaient largement régulées par des mécanismes de
stabilisation étatiques associés au fordisme et au keynésianisme. Depuis, ce qui caractérise la phase néolibérale du
capitalisme avancé est justement l'effritement de ces mécanismes de régulation et la réapparition de crises économiques
structurelles et cycliques, c'est-à-dire d'un régime d'accumulation du capital marqué par une instabilité fondamentale. Et, ce
qui distingue ces crises récurrentes de celles qui marquèrent le
XIXe siècle est leur origine financière plutôt que commerciale,
reflet de la financiarisation du régime d'accumulation des
économies capitalistes avancés. Est-ce que ce retour à une
logique d'accumulation marquée par des crises structurelles
autorise une réappropriation de l'articulation crise-critique
élaborée par Marx?
Théorie critique progressiste et crise émancipatrice
On trouve chez Marx plusieurs figures de la crise
émancipatrice, du Manifeste du Parti communiste jusqu'à l'avantdernier chapitre du Capital portant sur les « tendances
historiques de l'accumulation capitaliste ». Celle-ci joue un
rôle-clé dans la structure d'historicité révolutionnaire
communiste. La crise a une double assise théorique chez
Marx : d'un côté, elle réalise la raison critique en révélant le
dénouement des contradictions du capitalisme par un
mouvement historique qui parachève la dynamique émancipatrice de la modernité ; de l'autre côté, le concept de crise
s'enracine dans l'expérience vécu du mouvement ouvrier en
tant que classe, il révèle l'hiatus entre le monde réel de la
production et sa régulation anarchique et irrationnelle par le
marché, et appelle à une régulation et une limitation de cette
anarchie par l'État, voire sa subsomption par un nouveau
mode socialisé de régulation de la production. Dans la
première variante, crise et critique participent ensemble d'un
telos progressiste et moderniste : l'émancipation de l'individu
des limites, des régulations, des normes fixées et établies 217
cristallisées - initiée par l'ascension de la bourgeoisie, doit être
parachevée par la révolution communiste. La crise signifie
l'effondrement de l'ordre bourgeois, de l'État libéral, du droit,
de l'ensemble des institutions modernes autant que des résidus
des structures sociales traditionnelles, dans un refus de toute
médiation instituée de l'ordre social, car associée à une forme
d'aliénation. Une telle perspective est essentiellement celle qui
oriente le travail critique de Michael Hardt et Antonio Negri,
de Empire à Commonwealth304. On la retrouve aussi chez Moishe
Postone dans le telos d'une tendance immanente à la plusvalue relative qui articule le développement d'un machinisme,
où les valeurs d'usage produisent les valeurs d'usage, à
l'autonomisation de la logique d'exploitation du travail vivant,
logique qui apparaît progressivement de plus en plus
arbitraire. Dans la figure subjective du prolétaire que Hardt et
Negri nomment « multitude », l'individu est défini comme une
pure force productive mise à nu par cette dynamique
d'accumulation par plus-value relative, et qui a donc perdu
tout métier, voire tout savoir productif coutumier - fixé et
normé. Toute autonomie comme producteur indépendant,
dont la capacité productive est d'emblée socialisée, est, par
transfiguration, la négation réelle du travail aliéné et donc la
base de l'émancipation réelle de l'individu de l'ordre bourgeois
autant que des formes de domination traditionnelles.
Dans la seconde variante d'articulation entre crise et
critique, cette dernière se nourrie des revendications sociales,
politiques et économiques de la classe ouvrière en tant qu'elle
se définie positivement comme classe de « travailleurs » plutôt
que négativement comme prolétaire. La critique est immanente au rapport politique capital/travail, elle se fonde autant
sur les intérêts économiques de classe que sur une culture et un
sentiment moral de dignité largement documentés par
l'histoire sociale marxiste anglo-saxonne. Dans le Capital de
Marx, le modèle est, dès lors, non plus celui d'une grande crise
transformatrice mais, tel qu'exposé par Marx dans sa
discussion de la limitation politique de la longueur de la
journée de travail, l'antinomie sociale qui se résout par la
régulation étatique du conflit. Dans le cadre de la résistance à
l'exploitation par la plus-value relative, ce n'est pas tant l'enjeu
du temps que le contenu du procès de travail qui est le
304
218
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Harvard University
Press, 2001 ; Commonwealth, Cambridge, Belknap Press of Harvard
University Press, 2009.
principal lieu d'un conflit social. Celui-ci se manifeste sous la
forme d'une résistance statutaire des travailleurs, soit par la
défense du métier ou, à partir de la fin du XIXe siècle, par la
production de nouveaux statuts qui limitent l'arbitraire
capitaliste dans l'organisation du travail et confèrent aux
salariés une marge d'autonomie vis-à-vis du marché et du
capital par la production de droits sociaux. Cette production
de statuts et de limites ainsi que la socialisation partielle de la
propriété capitaliste qui l'a accompagnée dans une logique
réformiste social-démocrate, plutôt que directement révolutionnaire, furent interprétées comme une continuation du
projet émancipateur né des révolutions bourgeoises et
libérales. La théorie critique du capitalisme devint ainsi
progressiste et participe pleinement, pour Freitag, au développement d'une logique de transition hors de la modernité.
Crise aporétique de la postmodernité et critique restauratrice du politique
Chez Freitag, la notion de crise ne renvoie pas tant à
un moment émancipateur à venir, qu’elle manifeste plutôt une
mutation globale de l'ordre social en cours, un procès diffus
affectant l'ensemble des dimensions institutionnelles de la
société. Comprise comme une expression et un moment de la
transition vers une société postmoderne, elle ne révèle pas tant
la puissance transformatrice de contradictions fondamentales
que le caractère aporétique d'une logique de changement
systémique qui dissout la réflexivité politique de la modernité.
En fait, la notion même de société postmoderne pose
problème, puisque l'idéaltype qu'a construit Freitag renvoie à
une forme spéculative d’« anti-société » incapable de saisir son
unité réflexivement. En ce sens, il faut plutôt comprendre
comme sociétés postmodernes celles qui sont saisies par ce
processus de transition aporétique. On peut donc parler de
« postmodernisation » comme un procès sans fin qui se diffuse
dans l'ensemble des rapports sociaux en leur imprimant une
forme commune, celle de processus systémique qui se
matérialise en organisations autoréférentielles305.
305
Cette logique est préfigurée par Marx dans son analyse du machinisme
comme rapport de production typique de la grande industrie capitaliste.
Pour Marx, cette accumulation capitaliste de puissance organisationnelle
était une forme transitoire qui avait pour vertu de produire la figure
subjective de l'individu « force de travail en générale » qui ne se définit
219
La théorie critique face à cette crise rampante est nécessairement conservatrice, mais un conservatisme entièrement étranger aux mouvements et aux doctrines politiques
contemporains qui se sont définis comme néo-conservateurs.
On pourrait plutôt rapprocher le conservatisme freitagien des
positions défendues actuellement par Jean-Luc Michéa et ici au
Canada par l'ancien mouvement « Red Tory » initié entre
autres par George Grant dans les années 1960. Cette théorie
critique vise la restauration d'une logique de reproduction
politico-institutionnelle de la société capable d'imposer des
limites normatives et une finalité aux processus organisationnelles et systémiques capables de redonner une unité politique
aux société et un sens à leur historicité. Ce conservatisme est
ontologique dans le sens où il s'agit d'un appel à résister à la
dissolution du mode d'être même de la société et du vivant,
c'est-à-dire du monde à la fois comme réalité culturelle et
naturelle. Car une des caractéristiques centrales - pour Freitag
- du capitalisme avancé est sa tendance « ubristique » à une
auto-expansion illimitée fondamentalement incompatible avec
la normativité propre au monde vivant. Dans une démarche
proche de celle de Günther Anders, de Lewis Mumford et
éventuellement de l'écologisme radicale de Murray Bookchin,
la théorie critique de Freitag implique la reconnaissance d'une
contradiction ontologique entre le mode d'être du capitalisme
avancé - le réel systémique qu'il génère - et le mode d'être du
vivant, le symbolique et le monde qu'il a produit.
Nous venons d'effleurer ici une question importante et
en quelque sorte irrésolue dans l'oeuvre de Freitag, celle du
rapport entre capitalisme et postmodernité. Si dans ses
ouvrages des années 1980-90, en particulier dans Dialectique et
Société, le processus de postmodernisation qu'il s'agit de
critiquer renvoie autant au développement de l'Étatprovidence et des droits sociaux qu'aux transformations du
capitalisme au début du XXe siècle ainsi qu'à un ensemble de
transformations culturelles et éventuellement épistémiques.
Dans les ouvrages plus tardifs, surtout après Le Monde
enchaîné 306, le développement du capitalisme vient occuper une
plus partiellement ou particulièrement vis-à-vis du travail par un métier
ou une spécialisation, c'est-à-dire par une mediation, mais il se définit
immédiatement comme « producteur universel ».
306
220
Michel Freitag et Éric Pineault (dir.), Le monde enchaîné., Éditions Nota
Bene, 1999.
place centrale comme impulsion et condensation de toute la
mécanique systémique de transition à la postmodernité. En
effet, il semble que le capitalisme avancé, dans son mouvement
de financiarisation et de mondialisation, renferme les
processus sociaux qui épousent le plus parfaitement le modèle
de la reproduction systémique et organisationnelle des
rapports sociaux identifié par Freitag. Ces rapports, accélèrent-ils ce processus multidimensionnel qui connaît plusieurs
foyers de diffusion, ou dans sa logique de reproduction élargie
s'arrime-t-ils progressivement à ces divers foyers pour les
mobiliser et les canaliser de manière à nourrir son mode
spécifique d'accumulation? La question reste ouverte, même si
à la lecture des entrevues dans L'impasse de la globalisation307 on
serait porté à croire qu'il y a une fusion entre la transition vers
la postmodernité et la reproduction du capitalisme avancé, au
point où cette logique en vient à prendre en charge l'ensemble
du procès de postmodernisation. Le conservatisme ontologique de Freitag devient ainsi fondamentalement anti-capitaliste,
renoue partiellement avec certaines perspectives centrales au
socialisme écologique contemporain, tout en maintenant une
posture critique vis-à-vis de son progressisme.
Car si la théorie Freitagienne vise le progressisme économique du capitalisme, elle est autant critique du progressisme culturel associé au développement de l'individualisme
contemporain et au foisonnement des nouvelles revendications
identitaires identifiées dans les années 1980 et 1990 comme
des manifestations et des puissances typiques du procès de
postmodernisation. Pour Freitag, comme pour Michéa
d’ailleurs, ces deux progressismes sont solidaires l'un de l'autre,
car ils ont pour mode de développement la mobilisation et puis
la destruction des institutions de la modernité par des
processus organisationnels et systémiques.
On touche ici une des grandes ambiguïtés de la critique freitagienne de la postmodernisation. En effet, la
modernité fut à plusieurs moments marquée par une grande
inertie culturelle. Plusieurs rapports sociaux traditionnels de
domination ont été effectivement contestés et dépassés dans le
cadre de ce qui apparaît comme le mouvement de transition
vers la postmodernité, c'est-à-dire par des mouvements
identifiés comme progressistes sur le plan sociopolitiques, mais
307
Michel Freitag, L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et
philosophique du capitalisme. Montréal, Écosociété, 2008.
221
porteur d'une visée universaliste plutôt que particulariste.
Pensons au mouvement féministe et à la redistribution genrée
des rôles actuels entre hommes et femmes. Est-ce que la
signification de cette transformation sociale se limite à la
dissolution de l'institution de la famille moderne ou est-elle
porteur d'une valeur positive? Mais en même temps, ne faut-il
pas résister à la réduction de la théorie critique en une théorie
qui éclaire et met à jour les besoins et les demandes de
reconnaissance des identités particularisés?
Théorie critique et ambivalence de la résistance au
capitalisme
Du point de vue de la théorie critique freitagienne, la
non-viabilité du capitalisme actuel ne renvoie pas à sa logique
de reproduction interne. La crise ne renvoie pas aux contradictions économiques et sociales internes aux régimes
d'accumulation du capitalisme avancé, mais renvoie plutôt à
l'articulation plus générale de son mode de développement et
d'expansion aux totalités sociales et naturelles dans lesquelles il
se développe. Il n'y a pas, non plus, pour Freitag, la production
endogène, dans le capitalisme, d'un sujet porteur d'une logique
qui lui serait radicalement antithétique. Le capitalisme avancé,
bien qu'il a étendu le salariat loin au-delà des frontières de
l'ancienne classe ouvrière, n'a pas fait de cette classe un sujet
porteur d'une nouvelle logique sociétale. On observe, certes,
des pratiques de résistance statutaires des salariés à la logique
financière et flexibilisante du capitalisme actuel, mais ses
pratiques sont doublement ambivalentes. Elles reposent,
premièrement, en partie sur l'activation des mécanismes
organisationnels que Freitag avait compris comme étant des
vecteurs de postmodernisation : convention collective, droits
sociaux particularisés, maintient du plein emploi. Ensuite, elles
ont pour envers, pour point aveugle, un ensemble de
mécanismes de participation des salariés les plus organisés à la
logique financière du capitalisme avancé via leurs pratiques
d'épargne et d'endettement ainsi que leur dépendance sur la
croissance des grandes corporations capitalistes.
Pour Freitag, la résistance politique au capitalisme est
donc nécessairement exogène à la sphère économique et ne
peut être le fait d'une classe sociale en lutte dans le sens
marxien du terme. En fait, le défi politique réside dans la
capacité de formuler un discours critique capable d'interpeller
ces forces « progressistes » de résistance au néolibéralisme à
222
partir des postulats du conservatisme ontologique, de convertir
une résistance organisationnelle, centré sur le maintien de
statuts de producteurs et de consommateurs, en résistance
politique visant la production d'institutions capable de
délimiter une sphère économique sociétalement et écologiquement viable. Ce que Freitag nomme « l'oikonomique »,
rappelle que la finalité de l'économique fut et pourrait
redevenir la reproduction de l'oikos, le monde commun, plutôt
que sa destruction. L'opposition significative est dès lors celle
qui opposent des communautés politiques aux puissances
capitalistes privées et aux organisations globales qu'elles
contrôlent, dans la mesure où les communautés politiques États, fédérations et communauté locales -résistent par la
production de nouvelles institutions qui renforcent leur
souveraineté et impose une directionnalité et des limites à
l'économique en fonction non plus du paradigme productiviste, mais du paradigme de la normativité écologique
proposée par Freitag.
223
Réflexions cursives pour l’articulation de la
Théorie critique et de la phénoménologie
Michel Ratté
Raison critique, espérance, gnose des occasions perdues
On a beaucoup médité sur les ressorts tortueux de la
philosophie dialectique de T. W. Adorno. Il y a des raisons
sérieuses à cela. Sa conception de la dialectique nous était
offerte comme la voie radicale pour la réalisation de l’autocritique de la raison exigée par les affres du capitalisme du 20e
siècle. Car pour Adorno, la raison a presqu’entièrement été
mobilisée par le capitalisme, ce qui aurait accéléré
l’approfondissement et l’élargissement de l’aliénation de
l’humanité. La raison emboîtée dans le capitalisme serait la
même raison délirante qui s’est mise au service des massacres
et des catastrophes morales sans précédent de ce 20e siècle308.
Le problème de fond, selon plusieurs, est que la radicalité de
l’autocritique de la raison prônée par Adorno semble plutôt
être une critique ultime de la raison au moment de son agonie.
On n’a pas manqué de faire remarquer combien cela
anticipait l’entreprise « déconstructionniste » du concept de
sujet qui est central dans la refonte de toute la philosophie
dans la modernité. Mais il ne faudrait pas oublier qu’Adorno a
certainement été plus indécis quant au sort que l’on doit faire à
la raison que ne l’est la déconstruction par rapport à la
308
T. W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, trad., Paris,
Gallimard, 1983.
subjectivité moderne. Adorno a encore un projet pour la
raison.
La dialectique négative adornienne309 pose comme
une nécessité que la métaphysique de la subjectivité soit
maintenue et que cela se fasse à travers une conception
étrangement dualiste du rapport du sujet et de l’objet. Cette
métaphysique a pour fonction de montrer que sujet et objet
peuvent et doivent être rendus réciproquement et symétriquement dépendant et que là est la condition de possibilité
d’une dialectique qui serait au plus près du réel. Il s’agit de ne
plus assujettir l’objet dans le mouvement d’objectivation, cette
initiative du sujet. Si Adorno semble à première vue en train
d’orienter la raison vers son autre, il faut y insister, c’est
d’abord pour que la raison accueille cet autre comme un objet
qui apporte avec lui ce qui est autre que l’objet lui-même.
Mais cela revient à proposer une finalité pour la raison qui ne
lui est pas intrinsèque et c’est ce paradoxe qui est obstinément
pensé par Adorno.
Chez Adorno, on constate donc que les fins les plus
dignes de la raison, celles qui rendent l’homme libre et
responsable - ses espoirs universalisables - sont harnachées par
une conceptualisation qui ajourne à l’infini la possibilité que le
sujet les assument comme projet. Adorno pose comme une
nécessité que ces fins deviennent en même temps les fins d’une
objectivité libre dans un contexte où persiste une extraordinaire asymétrie entre le sujet objectivant et l’objet sous
l’emprise de la subjectivité. Outre une évidente réponse à
l’hégélianisme, on peut voir là aussi une réponse à la philosophie esthétique kantienne. Et cela n’est pas étranger au fait
que la dialectique adornienne qui tient lieu de méthode
critique susceptible de remplacer toute utopie abstraite - en
langage hégélien, toute « totalité » -, doit en même temps
dégager un espace de sens éminent pour la sphère de l’art. En
cela, Adorno montre que sa filiation à la philosophie allemande remonte au-delà de Hegel jusqu'au premier romantisme allemand se positionnant lui-même à l’égard de Kant.
De même que le premier romantisme critiquait Kant
au nom d’une intuition de l’art comme expression d’une vérité
incommensurable pour la philosophie, mais pourtant
309
226
T. W. Adorno, Dialectique négative, trad., Paris, Payot, 1992.
pressentie par elle, de même Adorno conteste la radicalité de
la philosophie hégélienne qui prétend dépasser la philosophie
de l’art romantique. L’hégélianisme ne serait en dernière
instance qu’un sublime tour de force engloutissant dans
l’arbitraire toutes les médiations qu’il dégage spéculativement.
Et c’est le contenu de la 3e critique de Kant qui se trouve alors
à être interpellé à nouveau. Ce texte qui a donné l’impulsion
critique à tout l’idéalisme allemand doit être compris à
nouveau en ses paradoxes, mais aussi quant à son contenu de
vérité qui est le thème central de la dialectique négative :
comprendre l’objectivité en sauvant ce qui en elle échappe au
simple processus subjectif d’objectivation.
Kant
ouvrirait
la
piste
essentielle,
mais
l’abandonnerait aussitôt. Alors qu’une philosophie de l’art
aurait pu avoir un impact sur la conception profonde de
l’objectivité du monde, la philosophie de l’expérience
esthétique kantienne fait tourner la subjectivité sur elle-même.
En effet, avec l’usage de ses « facultés de connaître » dans un
acte qui tend à l’objectivation, le sujet ne trouve qu’une occasion
pour l’éveil de son expérience purement immanente. Pour
cette expérience, l’objectivité déterminée n’existe pas puisque,
nous dit Kant, elle se constitue comme expérience des facultés
de connaître avec elle-même, même si par ailleurs elle peut
mener à la formulation d’un jugement esthétique prédiquant
ou non la beauté à un objet. Ce jugement est non déterminant
de l’objectivité de l’objet cependant puisqu’en fait le jugement
traite l’occasion de la rencontre du réel seulement « comme
si » elle était la rencontre d’un objet qui aurait comme attribut
la beauté. Ce jugement très particulier, Kant le nomme
« jugement réfléchissant ». Il est à proprement parler un acte
de communication en soi très significatif de la valeur de la
rencontre de l’« objet » pour l’expérience elle-même, mais
nous induit en erreur si on essaie de le comprendre comme un
jugement déterminant de l’objet. Mais on se dit : il doit bien y
avoir une forme d’objectivité au moins résiduelle à ce qui
prend ici le nom d’objet puisque cette expérience implique un
rapport réel à du sensible. En quoi consiste ce rapport? La
question se pose à nouveau quand Kant aborde le thème du
beau naturel. Ici on apprend que ce qui est l’occasion d’un
jugement de beauté implique cette fois une expérience de la
puissance de projection de forme de la subjectivité sur ce qui
est l’occasion de l’expérience esthétique. Ce que découvre le
sujet dans l’activation immanente de ses facultés devant le
spectacle de la nature c’est la richesse infinie de traces sensibles
227
de finalités de la nature, finalités qui demeurent cependant
mystérieuses en tant qu’elles la réguleraient réellement. La
nature dans l’expérience du beau naturel est posée « comme
si » elle était l’œuvre d’une subjectivité productrice de finalités
analogues à celles que produit le génie artistique qui fait des
œuvres d’art intuitivement selon une loi qu’il ne peut expliciter
lui-même. Le « comme si », dans le cas du beau naturel
consacre l’inaccessibilité de l’objectivité de la cohérence finale
immanente de la nature ; il lance aussi le relais vers le sujet
invité à assumer un autre motif d’espoir originaire pour
l’homme de raison : la production du génie artistique exprime
sur le mode de l’apparence - du « comme si » - un mode
réconcilié de rapport entre la raison et la nature. Tout cela
témoigne, comme je l’ai dit plus tôt, de la puissance de
projection de la subjectivité sur et à travers la nature,
puissance qui cependant demeure innocente en vertu du
« comme si ». Mais justement la conséquence en est que cela
ne peut pas être considéré comme le chemin menant la
subjectivité à une reconnaissance de dette à l’égard de la
nature que le sujet n’est pas. En effet, ce qui permet statutairement un rapport de l’homme avec ses puissances immanentes est un chemin orienté vers l’objectivation qui tout en
rencontrant de l’objectivité résiduelle de l’intuition sensible la
dépasse en l’incluant dans une apparence d’objectivité, dans une
pseudo-objectivité. Du réel, libre de détermination subjective,
dans et par l’apparence, est ainsi nié. Si on pose que la
subjectivité peut légitimement penser se libérer de son
caractère aliéné par l’expérience esthétique qui la renvoie à
elle-même, Adorno pense que tout cela exige cette fameuse
objectivité libre comme médiation. Voilà il me semble le
noyau dur de la théorie esthétique d’Adorno.
Cela étant dit, il y a un caractère historique de cette
objectivité résiduelle comme de la liberté de la raison dans le
rapport immanent de ses facultés subjectives. Ce sens
historique leur donne un contexte, un lieu plutôt que d’être
une pure utopie. Le caractère historique de l’objectivité
résiduelle des œuvres d’art et de la subjectivité qui composent
les œuvres est ce qui vient conforter la perspective romantique
et schopenhauerienne d’Adorno sur le rapport particulier
qu’ont la vérité et l’art. Le contenu de vérité de l’art est un
contenu philosophique intuitif inaccessible directement à la
philosophie. En revanche, la philosophie peut tracer un sentier
vers cette vérité par le moyen de la critique philosophique de
l’art. Car ce dernier est devenu l’objet ultime de la quête
228
philosophique : la vérité de l’art est celle de la philosophie que
celle-ci ne peut qu’indiquer. Mais puisque le contenu de vérité
de l’art ne peut pas se concevoir de manière indépendante de
l’histoire - d’autant plus que nous en sommes à plus de 125 ans
d’horreurs après les premiers romantiques -, ce contenu de
vérité est alourdi d’une impuissance indépassable310. Adorno
conçoit donc la critique philosophique de l’art comme une
philosophie des avant-dernières choses, pour le dire avec les
mots magnifiques de Kracauer311.
Adorno n’est pas un simple prophète de malheur.
C’est le chantre d’une mélancolie particulière, celle d’un
homme qui est sûr que la fin des choses nous emporte déjà et
pour qui tout ce qui résiste à l’extinction est déjà une occasion
perdue. La sublime musique dont le musicien philosophe
témoigne est présentée comme un continuum qui passe de la
convulsion à la suspension, qui se décline comme un ordre
libre de mouvements figurés à chaque fois comme pénultième.
Sublime musique qui n’en finit plus de finir ; qui par chacun
de ses moments partiels rend la fin pourtant inéluctable, en
réalité, imprévisible. L’imprévisibilité de la fin définitive est en
même temps ce qui fait que toutes les éclaircies demeurent
sombres, sont des espoirs qui s’éteignent, des occasions
perdues.
Mais Adorno s’est dépassé lui-même, en réalité, par le
fait d’imaginer cette « musique informelle »312, plutôt que de la
trouver déjà sous une forme entièrement achevée, appartenant
à une histoire sur sa fin. On ne peut pas apposer le sens
allégorique d’occasion perdue à une musique dont on avoue
que très peu de traces sont dernières nous! J’ai proposé ailleurs
de comprendre la musique informelle adornienne à partir
d’une phénoménologie de l’expressivité esthétique du
sentiment de l’oubli313. Ma prétention reste intacte : je pense
310
T. W. Adorno, Théorie esthétique, trad., Paris, Klincksieck, 1974.
311
Siegfried Kracauer, L’histoire : des avant-dernières choses, trad., Paris, Stock,
2006.
312
T. W. Adorno, Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982.
313
Michel Ratté, L’expressivité de l’oubli. Essai sur le sentiment et la forme dans la
musique de la modernité, Bruxelles, Éditions de la Lettre volée, 1999 ; M.
Ratté, « Éléments d’analyse phénoménologique fondamentale de la
musique à partir de quelques intuitions de Michel Henry », chap. dans
Rolf Kühn, et Adnen Jdey (dir.), Michel Henry. Esthétiques phénoménologiques
de la Vie, Leyden, Brill Academic Publishers, à paraître à automne 2010.
229
toujours que c’est par cette voie que l’on peut exposer de la
manière la plus intéressante les voies de la musique radicale du
20e siècle.
Fallait-il nécessairement que le sens positif de cette
analyse émerge par le détour du négatif? Bien sûr que non.
Mais fallait-il sacrifier une intuition imaginative et analytique en réalité phénoménologique à son corps défendant - parce
qu’elle s’est refusée, par principe, d’être positive? Non plus.
On aurait vraiment perdu une occasion d’ouvrir un horizon
de sens inouï.
Bien sûr, après la stratégie qui consistait à dire que le
sens souffrait d’un assourdissement après les grandes catastrophes morales du 20e siècle, il y a maintenant une perspective
sur le sens qui veut que la prolifération de l’insensé ait mené à
l’usurpation du titre de sens précisément par l’insensé L’insulte
s’ajoute à l’injure si on ose dire que ce sens est nouveau. C’est
un des problèmes fondamentaux de la théorie critique que
cette pingrerie du sens, cette idée qu’il n’est pas une « réserve »
inépuisable, selon l’expression de Habermas. Cette métaphore
de la réserve limitée est radicalement trompeuse. Non pas qu’il
existe une réserve sans fond. La tromperie tient au fait que le
sens est absolument dépendant de l’horizontalité phénoménologique. La question n’est donc pas de savoir si on peut le
puiser et si on risque dès lors de tarir la réserve, mais de savoir
si de la révélation du sens à sa virtualisation et de sa virtualité à
son apparaître, on a affaire à un pauvre clignotement ou à la
prolifération des sens de l’expérience par le fait qu’ils se
virtualisent toujours en en indiquant d’autres et ainsi de suite.
Pour Adorno était au moins encore possible, après
Auschwitz, l’imagination d’une musique dite « informelle », et
j’aimerais ajouter qu’en dépit du fait que continue de croître la
« Great Pacific Garbage Patch » et le réchauffement de la
planète, il est possible de repenser le projet d’une théorie
critique générale de la société. Repenser ici ne veut pas dire
recommencer à neuf et donc sacrifier tout ce qui a été fait.
Cela veut dire, recadrer, reformuler, compléter, ajouter,
greffer, retrancher, conserver et continuer.
230
Le radicalisme de la raison critique, l’inclination
irrationnelle vers le catastrophisme, l’espérance
On imagine mal qu’une réflexion sur la « théorie critique » aujourd’hui puisse trouver pertinent de la détourner de
son caractère radical. Bien sûr, c’est la situation contemporaine qui nous porte tous à réclamer une critique de fond de la
société. Mais j’aimerais plutôt insister ici sur le fait que la
radicalité est aussi et peut-être davantage une obligation
immanente de la théorie critique en tant que projet de la
raison. Et cela est entendu même chez ceux qui ne seront
jamais disposés à s’en remettre qu’à ce seul point de vue. Cette
réserve généreuse n’est évidemment pas assimilable à la fin de
non-recevoir qui consiste à dire que la théorie critique est
d’abord un symptôme, celui de la satisfaction à prédire la fin
du monde. Cette objection ferait simplement preuve d’une
légèreté inadmissible : l’espérance au beau fixe et l’acte de foi
en la ruse instinctive de l’homme quand il s’agit de se
maintenir en vie ne fait pas le poids devant la question de
savoir ce qu’il est permis à l’homme d’espérer de plus que sa
seule survie. Ce dont il est question avec cette fin du monde
« élargie », même chez les plus défaitistes représentants de
l’école de Francfort par exemple, c’est de la possibilité d’une
hétéronomisation irréversible de l’homme qui serait déjà en
marche, une hétéronomisation le déresponsabilisant toujours
plus et le menant lentement mais sûrement vers une catastrophe environnementale planétaire - qui est aujourd’hui
devenue le problème premier. Ce qui inquiète la théorie
critique, c’est la possibilité d’une hétéronomie qui empêcherait
même de songer à ce que l’homme pourrait être avant d’avoir
à simplement survivre. Hans Jonas, même s’il partage l’affect
catastrophiste de l’école de Francfort, impute à celle-ci une
perspective qui la rend incapable d’orienter l’action en
fonction de la gravité des dangers. En dernière instance cela
découlerait d’une obsession philosophique à propos de l’unité
de la raison qui ne fait que replonger le sujet en lui-même en
quête de motif d’espérance en la possibilité de cette unité.
Jonas invoque la nécessité d’une éthique qui dépasse son
orientation par la vie bonne entre les hommes vers celle des
hommes médiatisés par leur responsabilité face à la nature.
Pourtant il ne tarde pas à voir en la raison la voie nécessaire
pour persuader du devoir de responsabilité à l’égard du
monde. Bien sûr, Jonas n’assume la raison que du bout des
lèvres puisque notre situation catastrophique contemporaine
est selon lui un produit de la raison elle-même avec son projet
231
spirituel empoisonné. C’est Jean-Pierre Dupuy qui prend le
relais de Jonas dans la tâche de donner un sens à l’idée qu’une
philosophie catastrophiste doit être fondé en raison. J’y
reviendrai.
Rien n’empêche que l’humanité ne pourra jamais se
satisfaire de son devoir de s’investir dans un effort sans
précédent à défaire ce qu’elle a fait, à refaire ce qu’elle a
défait, juste pour essayer de continuer à être… Cette tâche,
aussi cruciale soit-elle, ne peut pas être la finalité ultime de
l’homme de raison bien que cette tâche soit absolument
nécessaire. En ce sens, je le répète, la théorie critique n’est pas
nécessaire seulement parce qu’elle cherche à fonder un agir et
une conscience cohérente devant la possibilité d’une ultime
catastrophe. La théorie critique a d’abord une nécessité qui
provient d’elle-même en tant qu’exigence de la raison. C’est en
tant que la raison est elle-même un horizon de sens qu’elle
comporte une exigence qui s’exprime sous la forme de la
théorie critique. L’homme aspirant à se donner ses fins
librement s’engage spontanément dans la tâche de considérer
en raison tout ce qui le constitue et l’enracine dans le monde.
C’est cela qui fait que la théorie critique ne peut concevoir sa
radicalité qu’en la liant à un projet d’exhaustivité théorique.
Cela étant dit, on ne peut pas se contenter d’être reconnaissant à l’égard de celui qui prend sur lui d’accomplir un
tel labeur et croire qu’il accomplit ainsi une tâche pour tous
qui nous décharge. Notre devoir de vigilance propre n’est pas
transférable. On ne peut pas tout simplement s’en remettre
aux hommes qui ont fait un sacerdoce d’être les confesseurs de
tout ce qui nous fait courir à notre perte et espérer notre
élévation propre par le fait que leur savoir nous survivra
comme un digne témoignage des grandeurs et misères de
notre espèce. Si cela est possible, cette stratégie est encore
moins bien avisée que de trouver de la sérénité à penser que
des milliers de moines, tous les jours, à travers le monde, prient
pour le salut de tous les hommes. C’est que la théorie critique
postule que ses principes sont d’emblée ceux à qui elle
s’adresse, et de ce fait elle attend d’eux qu’ils soient de vigilants
critiques. Peut-être est-ce là sa plus profonde sagesse. Voyons
donc pourquoi.
Le grand critique admettra aisément que, par principe, il entend recevoir avec sérieux l’interpellation de celui qui
a compris, au nom de la raison, sa profonde critique du
monde contemporain. Mais dans les faits son entreprise
232
théorique engendre des inclinations qui lui font prêter le flanc,
ce qui d’ailleurs ne fait que rendre la vigilance de tous encore
plus nécessaire. Le plus triste cependant est que ces inclinations sont parfois indétectables et nous font perdre confiance
dans l’utilité de notre propre contribution exotérique à la
théorie critique. Un mélange de respect et de méfiance à
l’égard de la théorie critique émerge alors en nous. La raison
en est que l’on ne sait plus ce qui motive le critique pessimiste
de la société à tenir ses prédictions pour un savoir certain à
propos de ce qui vient, un savoir que souvent le grand critique
ne tolère pas de nous voir réduire à une croyance motivée par
des raisons, certes étayées, mais qui peuvent être sujet à
examen. Le quant-à-soi du grand critique de la société, son
entêtement, en vient à nous faire penser qu’il est peut-être
dévoré de l’intérieur par un secret honteux : pense-t-il que le
plus terrible doit se montrer sous prétexte qu’il ne reste plus
que cette voie pour que l’importance de ce savoir devienne
l’affaire de tous? La situation intolérable que cela engendre est
que l’on ne sait plus si c’est la raison qui exige la leçon qui fait
goûter à la catastrophe pour le sursaut des consciences ou si
c’est plutôt une pulsion narcissique du prophète qui l’exige. Et
convenons que cela devrait inquiéter le prophète lui-même :
examinons notre propre petite vanité en tant que petit critique
et demandons-nous combien doit être insupportable le poids
de quelque incertitude envahissant la structure psychique du
penseur critique de la société globale. Est-il lui-même en
mesure d’apprécier que c’est bien la raison qui exige une ruse un commencement de catastrophe - plutôt que sa pulsion
narcissique? En tout cas, toute sérénité chez le critique est
suspecte et sans doute déplacée. Osons imaginer le pire : le
prophète de malheur nourrissant le fantasme de survivre à la
catastrophe pour pouvoir s’enorgueillir d’avoir été celui qui en
avait averti tout le monde. À quoi assisterions-nous? À un
contentement narcissique gênant d’impertinence. La banalité
du dire post factum des causes structurantes de la catastrophe lui
échapperait et son ignorance de ce qu’est la catastrophe ellemême, déconcertante de simplicité quant à ce qui en est la
cause déclenchante, achèverait de nous exposer combien il est
fou que cet esprit se croit « intact » en dépit des événements. Si
ces spéculations ont un sens, comment de ne pas craindre que
nous soyons éventuellement la proie de la trahison de la
critique générale de la société?
En tout cas, il est raisonnable de penser que, dans
notre contexte, la tentation est devenue irrépressible pour la
233
théorie critique de se concevoir comme une entreprise
théorique organisant un savoir complexe et exhaustif en gnose
eschatologique. Pour faire échec à cette tentation autant qu’au
monstre psychique que j’ai tout juste construit, une première
solution est peut-être de désolidariser la critique de
l’hétéronomisation de la raison - et de ses conséquences sur les
horizons de sens - de la sagesse alertée et rationnelle à l’égard
du problème précis de la possibilité de grandes catastrophes.
Cette « division des tâches » permet en outre de penser sans culpabilité la possibilité des utopies en un nouveau
sens, et même la foi dans le fait qu’il y aura d’autres fins
humaines à venir encore non formulées. Non pas à titre
d’inversions ingénieuses de la catastrophe appréhendée - c'està-dire encore d’autres paradis terrestres -, mais comme des
horizons dépris de ce qui leur fait écran et au premier chef ce
qui s’y verticalise pour indiquer des hauteurs imprenables,
sublimes - je pense évidemment à la catastrophe qui sauve
autant qu’à celle qui rendra son souvenir à jamais vivant, à la
lenteur, lancinante, s’éternisant, de l’expérience de la
catastrophe, etc. À vrai dire, les horizons dont je parle ici sont
autre chose que des utopies même s’ils apparaissent, pour le
dire de manière paradoxale, en lieu et place de celles-ci. En
tout cas, l’horizon ne serait pas un idéal sans lieu comme
l’utopie, mais une ouverture sur une infinité familière de lieux
de sens possibles. Le concept d’horizon a déjà une signification
pénétrante chez Kant qui est sous-entendue dans le renouvellement même de l’idée d’espérance du point de vue de la
philosophie de la raison - ce que j’ai indiqué plus tôt. Mais
c’est avec la phénoménologie, le dernier grand projet d’une
philosophie de la raison qui se veut radicale - et de ce fait une
tâche infinie assumant principiellement un idéal d’exhaustivité
- au nom des exigences immanentes de la raison, que se
déploie toute la portée structurante de cette notion. Vouloir,
pouvoir, craindre, avoir peur, projeter, être dans l’expectative,
attendre, souhaiter, avoir envie, désirer, espérer sont des
modes différenciés de rapports à des réalités et irréalités non
déterminées déterminables - donc des actions et des dispositions structurellement horizontales - qui peuvent contribuer à
élucider le caractère indépassable de l’horizontalité dans tout
ce dans quoi nous avons vu le germe du meilleur des utopies
autant que leur pente glissante fatale.
234
Examen du catastrophisme rationnel comme volet de la
théorie critique
Jean-Pierre Dupuy nous invite à penser la possibilité
de la catastrophe de causes humaines en faisant le constat
terrible de notre incapacité d’unir savoir et croyance à son
égard, de manière à nous mobiliser pour éviter la catastrophe.
L’impuissance du sens commun devant cette éventualité est
patente. Elle a pour racine un paradoxe sans incidence sur le
cours du monde ordinaire, mais pour cette raison même
extrêmement dangereux. Le sens commun est producteur
d’une incroyance en la possibilité de la catastrophe en dépit du
savoir ante factum des causes possibles de la catastrophe, causes
qui, le cas échéant, sont confirmées post factum. Ante factum - la
possibilité est subjectivement évaluée négligeable, improbable,
sinon impossible ; post factum - les causes de la catastrophe sont
non seulement reconnues comme causes effectives de celle-ci,
mais on concède qu’étant donnée la nature des causes, il était
non seulement prévisible que la catastrophe advienne, mais de
surcroît elle devait se produire! Plutôt que de regretter notre
état d’impuissance, on se fait à l’idée, qu’après tout, le destin
ne nous est pas complètement inintelligible, et le cours du
monde qu’il nous reste va son chemin jusqu’à la prochaine
grande surprise. Pour un catastrophisme éclairé, le profond ouvrage
de Jean-Pierre Dupuy, cherche donc à faire en sorte que l’on
comprenne l’urgence d’opposer quelque chose à ce sens
commun mâtiné d’une quiétude fondée sur une confiance
dangereuse dans le cours du monde. Il faut combattre cette
quiétude en faisant comprendre ante factum ce paradoxe que
« l’impossible est certain » - c’est le sous-titre de l’ouvrage de
Dupuy. Le sens commun est évidemment encore plus sûr de
lui quand il est celui des gestionnaires de risque qui prétendent
être de rigoureux scientifiques. Dupuy procède au débusquement des déficiences de la formalisation probabiliste qui
procure aux gestionnaires cette assurance non fondée314. En
regard du monde contemporain qui est réellement porteur de
la possibilité d’une catastrophe majeure, Dupuy avance trois
arguments initiaux afin de montrer que l’imprévisibilité est un
spectre partout présent dans le champ où le calcul de
probabilité prétend pouvoir nous offrir de prendre des
décisions éclairés. Il s’inspire de principes de la théorie
314
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain,
Paris, Seuil, 2002, pp. 101-116.
235
systémique et de la théorie mathématique des catastrophes
pour affirmer que :
1) Certes les écosystèmes bénéficient d’une stabilité et
d’une résilience extraordinaires. Cela est dû à leur infinie
complexité. Il reste que comme tout système, ils comprennent
un seuil critique au-delà duquel, par principe, ils peuvent
basculer brusquement en autre chose, de manière analogue
aux changements de phase de la matière. Ces seuils qui ne
doivent évidemment pas être franchis sont très mal connus
voire inconnus en vertu même de la complexité de ces
systèmes315 ;
2) Les systèmes qui sont le produit de l’homme, les systèmes techniques par exemple, interagissent avec les écosystèmes. Mais, en plus, ils ont ceci de particulier que de « petites
fluctuations au commencement de la vie du système peuvent
se trouver amplifiées et lui donner une direction parfaitement
contingente et peut-être catastrophique, mais qui, de
l’intérieur, s’apparente à un destin316 ». Cela veut dire que l’on
reste aveugle à l’idée même qu’il y ait des seuils critiques audelà desquels des catastrophes sont possibles dans ces systèmes
de fabrication humaine. L’imprévisibilité est donc également
principielle dans les systèmes techniques, mais autrement : le
seuil peut être atteint très rapidement. En outre, l’aveuglement
à propos de ces seuils montre combien l’irrationalité s’immisce
dans la compréhension même qu’ont les concepteurs
technoscientifiques de ces systèmes. Dupuy par exemple
constatait dans les années 1970 - ce qui a eu un retentissement
important à travers l’exposé des résultats de ses recherches par
Ivan Illich317 - combien on travaillait juste pour avoir les
moyens de gaspiller encore plus de temps pour se rendre au
travail avec la croyance d’en gagner. Dupuy a mis en lumière
que la gestion du transport automobile devient absurde si elle
n’est pas capable de voir que le débit quasi optimal du système
« circulatoire » implique que les unités véhiculaires ne se
déplace qu’à une vitesse de 7km/h, soit une vitesse « un peu
315
Ibid., pp. 131-132.
316
Ibid., p. 133.
317
Ivan Illich, Énergie et équité, (1975) réédition avec en annexe la recherche
de J.-P. Dupuy dont Illich s’inspire, dans Ivan Illich, Œuvres complètes,
volume I, Paris, Fayard, 2003, pp. 379-432.
236
plus grande […], que la vélocité d’un homme au pas, mais
sensiblement inférieur à celle d’un vélocipédiste »318.
3) Enfin Dupuy assume entièrement le principe énoncé par Hans Jonas selon lequel : « toute prévision d’un état de
chose qui dépend d’un savoir futur est impossible pour la
simple raison qu’anticiper ce savoir serait le rendre présent et
le délogerait de sa place dans l’avenir.319 » Ici est formulé un
argument massue contre la foi complaisante en la science.
Dupuy nous enjoint de rester aux aguets devant la pseudo
réforme de l’esprit gestionnaire du risque : tant que le
« principe de précaution » n’est pas pensé à partir de la raison
radicale pour laquelle il vaut la peine d’être distingué du calcul
de risque préventif - c’est-à-dire à partir de l’imprévisibilité - il
ne veut rien dire. Par ailleurs, cette radicalité n’est pas en soi
paralysante. Elle ne vise pas essentiellement à instaurer
l’abstention de l’innovation technoscientifique au nom d’une
exigence de certitude absolue sur ses effets. Car le problème
n’a même jamais été celui des fausses prédictions : comme le
dit Dupuy, ce qui est grave c’est « la prévision qui est fausse
que parce qu’elle est faite » et la méconnaissance de la
pertinence de « la prévision faites pour qu’elle ne se réalise
pas »320.
318
Dupuy, op. cit., 2002, p. 36. C’est, de ses propres dires, en faisant des
calculs « bizarres » mais rigoureux afin d’établir une valeur de « temps
généralisé » - ce qu’il serait fastidieux d’exposer ici - que Dupuy prétend
établir ce qu’il appelle une « vitesse généralisée » pour le transport
véhiculaire (Ibid.). Si l’on considère l’immobilité comme l’état de dysfonctionnalité absolue du système de transport véhiculaire et que l’on établi
que la « vitesse généralisée » n’est que de 7km/h (à partir de données
françaises des années 1960) – il ne s’agit pas d’une vitesse moyenne mais
d’une vitesse quasi optimale pouvant n’être que très légèrement augmentée –, on est à même de constater toute la pertinence de l’idée de Dupuy
selon laquelle 1) les seuils critiques des systèmes techniques sont atteints
rapidement, 2) que la dysfonctionnalité des systèmes est vécu comme une
fatalité 3) et que de ce fait elle reste incomprise rationnellement. La
critique récente de la formalisation mathématique proposée par Dupuy
(entre autres, Frédéric Héran, « À propos de la vitesse généralisée des
transports. Un concept d’Ivan Illich revisité », Revue d’économie régionale et
urbaine, no.3, 2009, pp. 449-470) bien qu’intéressante au sujet de la
possibilité d’inclure de nouvelles variables ou d’en faire moduler d’autres
ne l’invalide pas pour autant, bien au contraire.
319
Dupuy, op. cit., 2002, pp. 133sqq.
320
Ibid., pp. 166-167.
237
Si Dupuy est très sensible au travail de Jonas, il reste
cependant réfractaire au geste qui consiste à faire dépendre
son éthique de la responsabilité de ce que Jonas appelle
l’« heuristique de la peur » - du moins de cette heuristique telle
que Jonas la conçoit. Dupuy note avec satisfaction que Jonas
dépasse lui-même ce projet en affirmant la « nécessité d’une
métaphysique » ayant comme principe la raison :
La foi peut […] très bien procurer à l’éthique [convenant
au temps des catastrophes] le fondement, dit Jonas, mais
elle-même n’est pas disponible sur commande […] En revanche la métaphysique a été depuis toujours une affaire de
raison et celle-ci se laisse mobiliser quand il le faut. Sans
doute une métaphysique valable ne peut être fournie,
comme la religion, par le simple dictat de l’amère nécessité
qui la réclame ; en revanche la nécessité peut nous imposer
de la chercher et le philosophe séculier qui s’efforce
d’établir une éthique doit au préalable admettre la possibilité d’une métaphysique rationnelle. 321
C’est sur ces mots que s’enchaîne l’entreprise de Dupuy. Il sera impossible ici d’évaluer la réussite du catastrophisme éclairé en tant qu’il doit pallier les insuffisances de la
philosophie jonasienne - par exemple, voir si la nouvelle
métaphysique nous ouvre un accès vers le dépassement des
limites de nos capacités de connaître le produit et les augures
monstrueux de nos immenses capacités de faire. Disons au
moins que Dupuy accouche d’une proposition qui effectivement ne permet pas de dépasser le paradoxe de l’abîme entre
savoir et croire, mais selon lui, elle permet au moins de le
comprendre de manière métaphysiquement rationnelle hors
des présupposés de la métaphysique traditionnelle. Pour ce
faire, Dupuy mobilise la théorie de la « possibilisation » de
Bergson qu’il oppose radicalement à la métaphysique de
Leibniz ainsi que sa propre conception de ce qu’il appelle le
« temps du projet ». J’aborderai ailleurs les implications de
cette voie de recherche. Cela étant dit, il est possible déjà de
formuler une critique de la position préliminaire du problème.
C’est ce que j’aimerais montrer ici. Mais d’abord il faut
introduire cette position même.
Certes Dupuy est convaincant quand il impute la situation de la conscience de la catastrophe aujourd’hui à un
« retard » de la pensée sur le faire des hommes et considère
321
238
Hans Jonas, Le principe responsabilité, trad., Paris, Flammarion, 1990, pp.
98-99 ; Dupuy, op. cit., 2002, p. 97.
donc que la « poussée de croissance » de la pensée qui vise à
montrer ce qu’a d’irrationnelle la rationalité de la gestion de
risque est une contribution critique incontournable. Mais la
prise de conscience des paradoxes de la rationalité classique
devant notre situation n’est pas en soi mobilisatrice contre
l’éventualité de la catastrophe. C’est que ces paradoxes ne
masquent pas des raisonnements fautifs (du moins pas
seulement), mais font état de limites absolues du savoir et que
c’est ce fait qui est censé donner un sursaut de conscience
éthique aux scientifiques. On peut se demander si ce sursaut
est possible quand par ailleurs on reconnaît que la science ellemême n’est pas toujours raisonnable et qu’elle n’hésite pas à le
cacher. Sans prétendre donc que sa recherche métaphysique le
mènera à la formulation de quelque chose de mobilisateur, il
considère au moins qu’il peut dépasser le paradoxe sur le plan
rationnel en allant au-delà de la proposition encore aporétique
de Jonas. Qu’elle est cette aporie? L’impossibilité logique de
« prévoir l’avenir pour le changer »322, ce qui a fait imaginer à
Jonas la nécessité d’une heuristique de la peur comme
médiation de son éthique de la responsabilité. Dupuy pour sa
part remarque qu’un certain sens commun peut toujours
penser le contraire, c’est-à-dire que l’utilité de la prévision de
l’avenir est qu’il nous donne justement la possibilité de le
changer323, mais cette idée est faible s’il s’agit de mobiliser les
volontés autour du projet d’empêcher une catastrophe. Ce
qu’il nous faut c’est une prophétie de malheur crédible en soi,
pas seulement à titre d’heuristique pour la « croissance » de
l’éthique de la responsabilité, affirme Dupuy. C’est dans les
débats stratégiques sur la dissuasion nucléaire que Dupuy
trouve ce en quoi doit consister une prophétie de malheur
crédible324.
Pendant longtemps les stratèges américains de la dissuasion nucléaire à l’égard de l’URSS étaient occupés par le
problème de la nature auto-réfutante de la dissuasion nucléaire
étant admis que la force de frappe n’est pas là pour perpétrer
un massacre, mais bien pour que les conditions qui permettent
de déclencher le massacre n’adviennent pas. Or la stratégie
s’invalide puisque la catastrophe n’a plus de crédibilité pour
l’adversaire. Les stratèges américains en sont venus à l’idée
322
Dupuy, op. cit., 2002, p. 171.
323
Ibid., p. 172.
324
Ibid., pp. 199-215.
239
que la dissuasion nucléaire n’aurait d’efficace réelle que si
justement l’intention dissuasive disparaissait. La menace ne
devait pas être présentée comme le produit d’une intention,
mais comme une fatalité, un accident. Les belligérants n’en
deviendraient que plus prudents. Qu’ont découvert les
stratèges? Que c’est l’incertain, l’aléa qui rétablit la crédibilité
de la menace - ce que les gestionnaires du risque, pour leur
part, ne saisissent toujours pas! Dupuy en tout cas fini par en
conclure que pour notre problème - les catastrophes environnementales appréhendées - qu’il faudrait « obtenir une image
de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante
et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui
empêcheraient sa réalisation, à un accident près325 ». Ce qui a des
chances de nous sauver est cela même qui nous menace, de
conclure Dupuy, en ajoutant qu’il s’agit là de « l’interprétation
la plus profonde que l’on peut donner à ce que Jonas appelle
l’heuristique de la peur326 ». C’est sans doute cette idée de
mettre en œuvre une prophétie de malheur crédible qui a mis
Dupuy sur le sentier de Günther Anders. Je ne discuterai pas
des dernières idées de Dupuy qui chemine sur cette voie.
Comme annoncé, je formule maintenant ma critique sur les
termes mêmes de la définition du projet.
En fait, l’« heuristique de la peur » de Dupuy comporte, à son insu, le même problème immanent que celle de
Jonas - donc un problème indépendant de la fonction de
médiation de l’éthique de l’avenir que l’heuristique a pour
Jonas et pour laquelle Dupuy montre des réserves. Dupuy
nous parle de mettre en œuvre l’image d’un avenir catastrophiste - comme Jonas lui-même sous diverses appellations :
« expérience de pensée », « casuistique imaginative »,
« futurologie comparative », science-fiction327. Et cela n’a rien
d’évident. D’autant plus que Dupuy explicite le cœur de la
difficulté : il semble qu’il faille composer cette image d’une
manière qui la rende crédible. Certes des possibilités peuvent
être crédibles, mais l’image, elle, ne sera toujours plutôt que
vraisemblable, ce qui est tout autre chose. La visée de vraisemblance peut sembler plus pertinente que les modélisations
probabilistes arbitraires exposées par Dupuy puisque qu’elle
suppose un horizon de possibilité d’existence principiellement
325
Ibid., pp. 213-214.
326
Ibid., p. 215.
327
Jonas, op. cit., 1990, pp. 63-72.
240
indépendant des chances quantifiables d’existence effective.
Mais la question plus importante est celle de savoir comment
s’articulent crédibilité et vraisemblance. Qu’est-ce qu’une
vraisemblance qui par ailleurs est crédible? Ce qui est crédible
est digne de foi en tant que compte-rendu du réel. Ce qui est
vraisemblable se présente comme ce qui ressemble (ici à
l’avance) à ce qui peut être réel. Ce qui est crédible ou non est
un contenu de connaissance dont le mode de référence à la
réalité est défini par des critères non immanents au contenu.
Ce qui est vraisemblable est le contenu de l’image elle-même l’objet présentifié - dans un horizon de possibilités réelles. Si
l’on peut penser une complémentarité de la vraisemblance et
de la crédibilité, une chose est sûre, leur objet sera complètement différent et il faudra donc penser le rapport du produit
de ces deux formes d’objectivation. En l’occurrence, c’est une
possibilité, immanente à la déréalisation du réel dans l’image,
de biffer la question de savoir si l’on peut juger que cette
« image-ci » a dans sa singularité un référent très particulier
dans le réel. Bien sûr, comme je l’ai dit, l’imagination sait
produire spontanément des images qui appartiennent à des
horizons de possibilités effectives dans le réel ou de possibilités
éventuellement effectives dans le réel - mais encore des images de
contenu impossibles dans le réel ou encore des images
indifférentes quant à l’existence ou l’inexistence de leur
contenu dans le réel - mais ce sont des appartenances
horizontales de l’objet imaginé en tant qu’imaginé. Cela
implique aussi que l’on peut imaginer un objet réel que l’on
sait réel ; cela dit, la question de la crédibilité de l’image quant
à sa référentialité au réel n’est pas susceptible de plus ou de
moins de véracité. Il est admis d’emblée que le visage qui m’est
inconnu d’un auteur que je lis régulièrement et que donc
j’imagine à l’occasion ne me permet pas d’en tirer un indice à
propos de son visage tout à fait unique dans le réel, bien que
mon image de cet auteur ait bien la sienne propre comme
objet intentionnel au sens de la phénoménologie - une image
d’ailleurs que je peux laisser en grande partie indéterminée
sans pour autant qu’elle se réduise à un type. Cela revient à
dire que l’on peut se donner imaginativement un objet
singulier appartenant au réel sans que sa ressemblance
intentionnelle soit même « remplie » intuitivement pour parler
comme Husserl. Et cela ne soulèvera pas légitimement la
question de sa véracité ou de sa crédibilité précisément parce
que l’intuition demeure indéterminée. Pour autant, cette
conscience d’image en reste une. Car si on se proposait
d’imaginer un contenu impossible dans le réel comme s’il était
241
un contenu possible nous ne serions plus en train de présentifier une image, nous serions dans un acte de pensée abstraite
qui n’a pas la possibilité d’un remplissement imaginaire. Nous
serions conscient de n’en avoir aucune image328.
De toute évidence, la question de l’heuristique catastrophiste reste donc en grande partie à penser.
Notes complémentaires sur l’articulation de la phénoménologie à la théorie critique
Comprendre ce que sont les horizons de sens c’est
comprendre comment le sens se révèle structurellement de
manières diverses et cela est loin d’être une proposition triviale
s’il s’agit de comprendre comment, dans ces structures de
révélation, le sens plénier est diversement préparé à se révéler
à partir de diverses manières d’être en réserve. Je crois avoir
un peu montré que de l’être possible s’intuitionne à partir de la
façon dont le possible est en réserve de manière différente :
1) quand il est inhérent à une image vraisemblable d’état de
chose à venir dans le réel ; 2) quand il est l’objet d’un jugement
établissant sa crédibilité sur une base probabiliste. Je mentionne d’autres manières du possible d’être en réserve : le déjà
accompli (le vécu passé en général qui est un souvenir
possible), le co-donné sensible en général qui est susceptible
d’une éventuelle perception achevée et claire (l’arrière-plan
visuel par exemple), en fait toutes les formes d’arrière-plan
articulées en fonction de la possibilité d’« une venue à l’avant »
d’un contenu sédimenté, mais aussi le possible comme savoir
immanent d’un pouvoir, comme finalité d’un vouloir, comme
apprêté par l’attente et l’expectative, comme prévu dans
l’anticipation. Sans oublier le possible qui, en sa réserve, porte
le nom « espoir ». En première approche on peut dire qu’il
s’agit d’un possible intuitionnable imaginativement comme
possible qui s’accomplit à travers une mouvance pénultième
vers son apparaître dans le réel. Mais ce contenu imaginatif
328
242
C’est souvent le cas dans ce qu’on appelle les expériences de pensée
(thought experiments) qui se réclament de John Locke, des expériences
explorant comparativement, par exemple, une planète « terre jumelle »
ou « terre inversée » par rapport à « notre » terre. Par ailleurs, sur la
question complexe de la conscience d’image et l’image comme objet
intentionnel etc., voir entre autres Edmund Husserl, Phantasia, conscience
d’image, souvenir, trad., Grenoble, Million, 2002.
n’est constitutif de l’espoir que si le sujet en tire par un vouloir
un motif d’action : sur le mode de l’imagination, le possible
devient une fin à réaliser motivée par l’image de son accomplissement final qui ne va pas sans une « intentionnalité vide »,
une indétermination du chemin de l’action qui mène celle-ci
jusqu’à la motion pénultième qui fait apparaître le possible,
qui réalise la fin de l’action.
Il ne faudrait donc pas aller trop vite en besogne et sacrifier les structures du possible au moment où l’on se propose
de s’affranchir d’utopies désenchantées du fait de notre vaine
attente ou de l’épreuve désastreuse que le réel leur a fait subir.
Cette générosité envers le sens du possible est déjà une
contribution substantielle de la phénoménologie au dépassement de la confusion de la « dialectique de la raison » et de la
« dialectique négative » entre ce qui ne peut désormais qu’être
distingués : le volet de la théorie critique de l’hétéronomisation
de la raison et le catastrophisme rationnel.
Je viens tout juste de montrer que la phénoménologie
peut encore être utile dans le travail de construction même du
catastrophisme éclairé… Utile pour la compréhension des
modes de donation du possible et de l’espérance ; utile pour la
construction d’un catastrophisme éclairé, pourquoi la
phénoménologie ne serait-elle pas utile à une nouvelle
conception de l’unité même du projet de la théorie critique?
Peut-être est-ce en poursuivant le projet d’une phénoménologie transcendantale du monde vécu que l’on saura le
mieux comprendre si l’injonction rationaliste de Dupuy qu’il
voudrait voir contribuer à l’action collective contre un laisseraller vers la catastrophe est susceptible de moduler les
croyances du monde vécu ordinaire. Car le drame se joue à ce
niveau : est-ce que la forme de croyance qui est exigée selon
Dupuy pour créer un véritable catastrophisme éclairé est
commensurable pour le monde vécu? S’il est convenable de
s’émanciper du sens commun compris tel qu’il se donne sociohistoriquement pour s’élever rationnellement à une critique de
la métaphysique rationaliste qui a, par ailleurs, sa traduction
dans le sens commun, il faut pouvoir rendre compte de la
manière dont cette critique est en dernière instance elle aussi
dépendante d’une condition de possibilité dans le monde vécu
originaire, dépendante donc de structures transcendantales qui
donnent un sens à ce dépassement métaphysique de la
conception de notre monde comme « meilleur des mondes
possibles ».
243
Par ailleurs, c’est aussi sous forme d’habitus jamais
thématisé que le monde plutôt que d’être « habité » est digéré
et excrété. Faudra-t-il aller jusqu’à prétendre que
l’habituation, qui est un de nos pouvoirs passifs constitutifs, fait
partie du problème? La moindre des choses serait d’examiner
phénoménologiquement la structure de ces habitus avant
d’élever des prétentions aussi exorbitantes.
La théorie systémique et la théorie mathématique des
catastrophes chez Dupuy sont des cadres formels rendant
compte des propriétés des divers systèmes et de leur seuil
critique. Cela dit, le chaos est pourtant une matière à travers
laquelle le monde vécu se réorganise sans cesse horizontalement. Il faut donc analyser la forme des enchaînements de
sens possible sur des situations contingentes et aléatoires qui
sont le produit des systèmes techniques. Il s’agit là de formes
absolument méconnues de synthèse passives, pour parler
comme Husserl329, qui régulent une production dynamique de
notre expérience pour l’acheminer vers des formes de
totalisations de sens qui ne sont évidemment pas en soi des
synthèses « pathologiques » - et qu’il faut penser tout à fait
autrement que comme des prothèses substituées à des habitus
« authentiques ». Il faut savoir également faire la différence
entre les structures du monde vécu qui ont une inertie propre,
structures plus profondes que les habitus comme tels, et qui
sont par ailleurs l’opposé des synthèses passives dont la
passivité ne renvoie qu’à leur indépendance par rapport au
moi objectivant alors qu’elles sont issues d’une capacité
dynamique de production in situ d’opportunités de synthèse de
sens. Mais surtout, l’inertie des structures fondamentales du
monde vécu ne doit pas être confondue avec l’inertie aliénante
induite par la puissance de systèmes dont l’envahissement
apparaît indépassable, je pense évidemment au capitalisme.
Tant que la théorie critique s’autorisera a priori de parler de l’inertie de la vie ordinaire comme d’un stigmate de
l’aliénation capitaliste et sera tentée de brandir par ailleurs,
comme condition du sens normatif, la lenteur même du sens l’inertie des traditions? -, la phénoménologie pourra exiger des
distinctions d’ordre transcendantal contre la valeur de
jurisprudence des « faits » anthropologiques , autant d’ailleurs
que contre les ruses de la raison qui surinvestissent la mise en
329Edmund
Husserl, De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions,
trad., Grenoble, Millon, 1998.
244
récit génétique historique de la perte d’autonomie. Le projet
de la distinction entre les caractéristiques structurelles du
monde vécu et les symptômes de l’aliénation qui s’y apparentent est, d’après moi, central si l’on doit accorder encore un
sens à la théorie critique générale de la société. Il ne s’agit pas
ici d’établir une préséance de la recherche phénoménologique
fondamentale sur la critique générale de la société à partir de
points de vue sociohistoriques. Il s’agit plutôt d’approfondir
cette critique comme critique. Cela veut dire donner un
contenu intuitif à la monstration des modes d’aliénation de la
vie, un contenu que l’herméneutique critico-historique de la
société ne peut le plus souvent qu’indiquer.
En outre, pour ne rien retarder, je crois que le prétendu « platonisme », le « cartésianisme », le « kantisme »,
l’idéalisme subjectif, l’anhistorisme et j’en passe de la
phénoménologie inaugurée par Husserl, ne m’apparaissent
plus devoir faire l’objet de répliques330. On a là des procès
d’intention qui sont redondants en regard de la pensée de
Husserl, aujourd’hui beaucoup mieux connue. En effet,
Husserl était lui-même obsédé par les apories de ces voies en
tant qu’elles seraient élues comme voie unique. Maintenant la
question est de savoir de quoi les obsessions de Husserl lui ont
permis d’accoucher comme contenu d’analyse phénoménologique positif et comme éclaircissements des articulations de
diverses perspectives analytiques et surtout comme innovations
dans les modes d’analyses du sens et de l’expérience. De toute
façon, ce dont il faut d’abord hériter est une manière de
330
Les doutes sur son entreprise entretenus par la philosophie critique de la
société de tradition hégéliano-marxiste, la tradition hégélienne française
inspiré entre autres par Kojève ainsi que, par automatisme, dans les
« retours » à Marx ou à Hegel tout à fait contemporain, ne peuvent plus
être exprimés à travers des réserves doctrinales sur le mouvement
phénoménologique. Par ailleurs, les Sartre, Merleau-Ponty, Henry, etc.
qui ont proposé une reprise réputée plus profonde et correctrice de la
phénoménologie comme projet de philosophie fondamentale, dans le
cadre d’une articulation de la théorie critique et de la phénoménologie,
m’apparaissent présenter un intérêt « à la pièce », si je puis dire, c’est-àdire selon les thèmes d’analyses phénoménologiques qui sont pertinents
pour le projet qui nous occupe. La réappropriation de ses analyses
demande d’autant plus de finesse qu’elles sont souvent entrelacées avec
les préoccupations fondationelles de leurs auteurs (cf. à propos de Michel
Henry : Michel Ratté, « La signification et l’enjeu du Marx dans l’œuvre
de Michel Henry », chap. dans Olivier Clain (dir.) Marx, philosophe,
Québec, Nota Bene, 2009, pp. 339-413).
245
travailler qui nous convie à l’intuition vive de ce qu’est le sens.
C’est dire que pour aucun phénoménologue le sens n’est
enfoui dans les traces du seul esprit de Husserl.
246
ANNEXE
La contingence de la mobilisation pour
CHOI-FM radio X. Étude sociographique
de l’auditoire mobilisé et analyse du
discours
∗
Jean-Michel Marcoux et Jean-François Tremblay
Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible.
Il ne dit rien d'autre que "ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît".
L'attitude passive qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà
en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de
l'apparence […]. À l'acceptation béate de ce qui existe peut aussi se joindre
comme une même chose la révolte purement spectaculaire : ceci traduit se simple
fait que l'insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que
l'abondance économique s'est trouvée capable d'étendre sa production jusqu'au
traitement d'une telle matière première.
Guy Debord
En 1997, le Groupe Genex Communication inc. devient propriétaire de la station de radio de Québec CHOI-FM
98,1. Durant cette même année, Patrice Demers engage JeanFrançois Fillion et effectue un changement d’orientation de la
station, celle-ci sera dorénavant tournée vers la Talk radio331.
∗
Cet article est tiré d'un rapport de recherche - « Le néopopulisme de
CHOI-FM : de l'expansion de la logique consumériste - profil socioéconomique et sociopolitique des auditeurs mobilisés », effectué pour le
Centre d'Études sur les Médias, Université Laval, dépôt octobre 2005.
331
Il s’agit d’un modèle déjà présent dans la grande ville de Québec où
André Arthur y exerce le métier depuis fort longtemps.
Comme nous le savons, la Talk Radio demeure un style
radiophonique plutôt particulier qui laisse beaucoup de marge
de manœuvre aux animateurs, initie un dialogue direct avec
les auditeurs et traite les nouvelles selon le mode de l’opinion.
Les études portant sur ce genre de radio expriment quelques
réserves sur ce dialogue ouvert entre les animateurs et les
auditeurs : « La majorité des auditeurs restent passifs. Et
l’animateur oriente le plus souvent le débat dans le sens de ses
intérêts et de ses préjugés. C’est lui qui donne le ton à
l’émission.332 » Il est reconnu que ces émissions débouchent
quelquefois sur des excès de langage et sur du jaunisme déjà
réprimés dans le passé par le Conseil canadien de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC). Quoiqu’il en soit,
c’est sur ce style radiophonique que misera le Groupe Genex
en 1997.
À partir de ce moment, l’émission du matin Le monde
parallèle de Jeff, archétype du modèle de la Talk radio sous sa
forme la plus controversée (certains parlent également de Trash
radio), a accumulé contre elle une multitude de plaintes. De
sorte qu’en juillet 2002, un peu avant l’expiration de la licence
accordée à CHOI-FM, le Groupe Genex est convoqué par le
CRTC à une audience publique pour répondre à pas moins
de 47 plaintes entre autres pour des propos et un contenu
offensant, des attaques personnelles et le non-respect du
contenu musical francophone333. Lors de cette audience, le
Groupe Genex assure le CRTC de sa bonne foi en mettant sur
pied une série de mesures pour résoudre le problème des
« écarts de langage » en ondes. Genex forme alors un Comité
aviseur, crée son propre code de déontologie et prend soin de
garder des rubans témoins. À la suite de quoi le CRTC
renouvelle la licence de la station pour une durée restreinte de
deux ans (la durée normale d'une licence est de sept ans)
assujettie à diverses conditions, dont le respect du code de
déontologie de la station334.
Dans les mois qui suivent, le Groupe Genex change sa
position, demande à ce que soient révoquées ses conditions de
licence imposées par le CRTC et embauche un deuxième
332
Florian Sauvageau, Pierre Trudel et Marie-Hélène Lavoie, Les tribuns de la
radio – Échos de la crise d’Oka, Québec, Institut québécois de recherche sur
la culture, 1995, p. 14.
333
Voir la décision 2002-189 du CRTC.
334
Voir la décision 2004-271 du CRTC.
250
animateur controversé, le déjà réputé M. André Arthur.
Durant cette même année, le Groupe Genex adhère aussi au
Conseil canadien des normes de la radiodiffusion (CCNR)
qu’il quittera quelques mois plus tard, soit après que le CCNR
ait trouvé la station coupable de la violation du Code de
déontologie de l’Association canadienne des radiodiffuseurs.
De septembre 2002 à janvier 2004, 45 nouvelles plaintes sont
enregistrées auprès du CRTC335. Ces plaintes feront l’objet de
l’audience publique de février 2004. Lors de cette audience, de
nombreux intervenants sont venus défendre la station en
évoquant le droit à la liberté d’expression336, les pertes
d’emplois découlant de sa fermeture et l’implication de la
station au sein de la communauté. Cette fois, le Groupe Genex
et ses avocats entendent nier la validité des plaintes reçues qui
se fondent, selon eux, sur des propos cités hors contexte et qui
négligent de tenir compte du caractère humoristique des
émissions diffusées sur les ondes de CHOI-FM. Ces événements coïncident avec le moment où les animateurs transposent le dossier en enjeu politique sur les ondes du 98,1 FM.
Une décision du CRTC annoncera finalement que
l’organisme gouvernemental ne renouvellera pas la licence
détenue par le Groupe Genex communication inc. Le CRTC
explique sa décision par le fait que les infractions commises
depuis 2002 contreviennent aux conditions de licence émises
lors de la précédente audience. Dans son jugement, le CRTC
constate que les infractions commises ne sont aucunement liées
à des cas d’exceptions ou à « des incidents isolés »337, mais
constituent plutôt une violation systématique des conditions de
la licence accordée en 2002 338.
335
Ibidem
336
C'est à cette occasion qu'est énoncé ce qui deviendra le slogan de la
campagne : « Liberté, je crie ton nom partout! » - mot d’ordre de la
résistance française lancé par Paul Eluard repris ici par le politologue
Jacques Zilbelberg.
337
Ibidem
338
« Dans l’exercice de son mandat, le Conseil doit veiller à l’intégrité du
régime d’attribution de licences et au droit du public de recevoir une
programmation conforme à la Loi et à la réglementation. Il ne peut
permettre la diffusion de propos offensants qui vont à l’encontre du
Règlement ou d’une programmation qui ne reflète pas la politique de
radiodiffusion énoncée à l’article 3 de la Loi. Le Conseil ne peut non plus
permettre à quiconque d’utiliser les ondes publiques pour poursuivre ses
251
Toutefois, alors que le Conseil reconnaît une dégradation tendancielle de la qualité du contenu radiophonique
diffusé par la station, cette dernière attire une portion
croissante d’auditeurs de la grande région de Québec. En effet,
l'initiation de la formule Talk radio par le Groupe Genex
Communication inc. a littéralement fait exploser ses cotes
d’écoute. Des derniers rangs dans les sondages en 1997, elle
passe au premier rang en 2004. Cette croissance des cotes
d'écoute offre au Groupe Genex, et à la station CHOI-FM
plus particulièrement, une capacité de mobilisation inouïe qui
se reflétera dans le mouvement de contestation pour la
sauvegarde de la station.
De fait, un mouvement d’appui à la station prend
forme et se précise au fur et à mesure que se développe le litige
entourant les décisions du CRTC dans « l’affaire CHOIFM ». Les audiences publiques sur le renouvellement de la
licence de CHOI-FM et la décision de non-renouvellement
qui en découle soulèveront les passions et animeront un
certain nombre de débats dans la grande région de Québec. À
l’été 2004, plusieurs événements ont ponctué ce conflit dont
deux importantes manifestations : la première dans la ville de
Québec comptant entre 20 000 et 35 000 participants et la
seconde au Parlement d’Ottawa où s’étaient déplacées, depuis
Québec, plus de 3000 personnes. Des dizaines de lettres
d'opinions ont été envoyées dans les différents journaux du
Québec et d'autres encore ont été adressées aux représentants
élus et même à l'Organisation des Nations unies. Ajoutons, au
tableau des actions de contestation de la décision du CRTC,
l'envoi massif de courriels à ce même Conseil, la signature
d’une pétition et la distribution d'autocollants et d'objets
promotionnels. Les uns parlent de censure, d’autres encore
reconnaissent la nécessité d'une sanction, moins sévère
toutefois. Ainsi, le débat était lancé. À ce titre, plusieurs
intellectuels s'engagent directement dans la lutte pour la
défense de la station : le professeur de philosophie Frederik
Têtu parlera de l'éveil d'une génération, le politicologue
Jacques Zilbelberg affirmera que se met en place un véritable
propres objectifs sans égard aux droits des autres. » (Ibid, page 34) Quant
à l’actualité du dossier (automne 2005), le CRTC a accordé un délai à
CHOI-FM durant les procédures d’appel du groupe Genex. La Cours
d’appel fédérale a à ce jour donné raison au CRTC (jugement rendu le
1er septembre 2005) et Genex demande maintenant l’autorisation de
présenter sa cause devant la Cours suprême du Canada.
252
mouvement de défense de la liberté et le professeur de droit
Réjean Breton y verra une mobilisation contre la conspiration
socialiste-syndicaliste.
Le phénomène prendra une telle ampleur que plusieurs élus se sentiront dans l'obligation de se positionner sur le
sujet. Suivant l’annonce de la fermeture de la station, le
Premier ministre du Québec Jean Charest a indiqué que cette
station ne devrait pas fermer ses portes. Au niveau fédéral, le
chef du Parti conservateur (Stephan Harper) et celui du
Nouveau Parti démocratique (Jack Layton) ont également
abondé en ce sens. Cette implication politique prendra sa
forme la plus achevée avec l’Action démocratique du
Québec (ADQ) : son chef, Mario Dumont, se présentera au
Parlement comme le défenseur de la « cause des auditeurs lésés par
cette décision du CRTC ». De plus, lors des élections partielles
tenues à l’automne 2004 dans la circonscription de Vanier,
l’animateur Jean-François Fillion utilisera les ondes pour
promouvoir la candidature de l’adéquiste Sylvain Légaré et ce,
en incitant « les vrais X à voter ADQ ». M. Légaré sera élu député
de Vanier et, bien qu'il soit normal que des élections partielles
donnent lieu à de telles surprises (notamment par l’expression
d’une insatisfaction chez les électeurs), l'influence de l'affaire
CHOI-FM dans ces élections ne peut être négligée339.
C’est donc un important mouvement de mobilisation
populaire qui prend corps autour de l’affaire CHOI-FM. Mais
devant tant de confusion idéologique et partisane dans
l'interprétation de cette mobilisation, il devenait nécessaire de
considérer ce phénomène social en lui-même, nonobstant ces
interprétations d’animateurs et/ou d'idéologues cherchant à
lui donner une consistance particulière. L’une des avenues des
plus prometteuses en ce sens consistait à chercher directement
auprès des personnes mobilisées les raisons de leur activisme.
C'est à partir de cette posture empirique que nous avons
effectué une recherche qui visait à dégager certains traits
marquant leurs conditions socioéconomiques et culturelles
ainsi que leur contenu discursif340. Le présent article est un
339
L’un des principaux défenseurs de la station, Frédéric Têtu, a d’ailleurs
participé activement à l’organisation de la campagne et à la promotion
du candidat adéquiste durant la période électorale.
340
Cette recherche a été nourrie de près de 150 entrevues effectuées auprès
d’auditeurs mobilisés durant les mois d'août et septembre 2004, c'est-àdire au point culminant de la mobilisation. Elle s'appuie aussi sur une
253
compte-rendu quasi exhaustif de cette investigation341 dont
l’objectif était de dégager les clés de compréhension
d’ensemble du phénomène à partir des questions suivantes :
Qui se mobilise pour CHOI-FM?
Quelles conditions objectives les rendent disponibles pour une
telle mobilisation?
Quels sont le contenu et les justifications du discours porté par
les individus mobilisés?
I - Profil socioéconomique et culturel des auditeurs
mobilisés
A. Profil socioéconomique : des jeunes hommes de la lower middle class
Le portrait socioéconomique de la tranche d'auditeurs
mobilisés dans le présent dossier montrera que le groupe
mobilisateur de la station est principalement composé de jeunes
hommes appartenant à ce que « les sociologues américains
appellent la lower middle class342 ». Cette strate sociale se
caractérise essentiellement par un niveau de revenu quelque
peu en bas de la moyenne, des conditions d’emploi précaires,
de même qu’une faible possibilité de mobilité sociale ascendante.
D’entrée de jeu, nous pouvons dire avec certitude que
le groupe mobilisateur de la station CHOI-FM est en très
grande partie formé d'hommes. Le caractère fortement sexué
de cette mobilisation ressort déjà de manière significative dans
analyse des données des sondages BBM, des lettres d’opinions publiées
dans les journaux et des propos entendus sur les ondes de la station
CHOI-FM radio X. Vous pouvez consulter l'intégralité de cette recherche à la bibliothèque du Centre d'étude sur les médias de l'Université
Laval, lequel a commandé ces travaux.
341
Notre recherche prolonge les réflexions déjà entreprises sur ce sujet par le
sociologue Simon Langlois. Dans un article paru dans le journal Le Soleil
(24 juillet 2004), celui-ci identifiait déjà, à partir des sondages BBM, les
conditions objectives sur lesquelles s’est appuyée cette mobilisation. Nous
le remercions ici pour son soutien et l'intelligence de ses réflexions. Nous
tenons aussi à remercier MM. Gilles Gagné et Jean-Jacques Simard pour
leur aide et l'attention qu'ils ont bien voulu porter à cette recherche.
Leurs judicieux conseils nous ont été indispensables.
342
Simon Langlois, Le Soleil, 24 juillet 2004.
254
les sondages BBM343 avec, pour l’émission du matin, les deux
tiers d’auditeurs masculins. Notre recherche indique, quant à
elle, une proportion de trois hommes mobilisés pour une
femme344. Pour ce qui est de l’âge, tant les auditrices que les
auditeurs se concentrent essentiellement âgés de 18 à 44 ans.
Les 18-34 ans représentent la moitié de l’auditoire tandis
qu’on constate, entre 1998 et 2003, une croissance marquée
de la représentation de la tranche d’âge des 35-44 ans (de 12%
en 1998, elle passe à 25% en 2003).
Quant à leur appartenance à la lower middle class, nous
avons retenu deux variables pour notre démonstration : le
champ de formation académique et le secteur d'emploi. En ce
qui a trait à leur formation académique, les défenseurs de la
station interrogés s’inscrivent dans un éventail de disciplines
très restreint et ce, même s’ils présentent des niveaux de
scolarité différents (secondaire : 45%, collégial : 35% et
universitaire : 20%)345. En effet, malgré la diversité des
343
Les données BBM que nous utilisons portent sur les cotes d’écoute durant
l’émission de talk radio de Jean-François Fillion, laquelle est au centre de la
campagne engagée par la station. Nous insisterons sur la proximité de nos
données avec celles de BBM puisque cela permet d’illustrer des tendances
très significatives qui se sont répétées dans deux cadres de recherche
différents.
344
Si nous nous rapportons aux femmes spécifiquement, les entrevues
effectuées avec des auditrices mobilisées révèlent que 21 femmes sur 35
(60%) écoutent cette station dix heures ou moins par semaine, alors que
cela est vrai pour seulement 24% des répondants masculins, ce qui
démontre que les hommes tendent à consommer en plus grande quantité
la station. On constate également que le taux de participation de la
clientèle féminine aux activités de la station (soirées, spectacles, festivals,
etc.) demeure nettement en dessous de celui de leurs vis-à-vis masculins.
Cette faible participation se manifeste aussi dans la lutte pour la sauvegarde de la station. À titre indicatif, durant les deux mois qui ont suivi le
tumulte de la fermeture, une recension exhaustive des trente-neuf lettres
ouvertes défendant la station (lettres parues dans Le Soleil du 15 juillet au
15 septembre 2004) a permis de constater que seulement trois des trenteneuf lettres ont été rédigées par une femme. Le caractère masculin de
l’auditoire de la station se confirme aussi en regard du fait que la plupart
des femmes interrogées ont dit écouter la station d’après l’initiative de
leur conjoint. Somme toute, les résultats obtenus auprès des femmes
mobilisées permettent de renforcer cette idée que le dossier de la
fermeture de CHOI-FM mobilise principalement des hommes.
345
Puisque les étudiants occupent une large part de l'auditoire, il importe
d'en dire un mot. Les données BBM révèlent qu’à eux seuls, les étudiants
255
formations et les niveaux scolaires atteints, il est clair que les
domaines techniques et les secteurs des métiers, des ventes et
des services ressortent comme les principaux champs de
formation académique dans lesquels ont étudié ou étudient
encore les auditeurs interrogés. Voyons maintenant les
données les plus significatives, lesquelles concernent l'emploi
occupé par les jeunes hommes porteurs de la mobilisation dans
l'affaire CHOI-FM. Évidemment, le niveau d'homogénéité
quant aux champs de formation se traduit dans le secteur
d’emploi. Les données BBM révèlent que les auditeurs
oeuvrent principalement dans les domaines techniques et des
ventes et services et montrent un fort taux de pénétration de
CHOI-FM dans ces domaines d’activités : 30% chez les
ouvriers de la région de Québec et 40 % chez les employés du
secteur des ventes et services. Quant aux auditeurs interrogés,
si nous divisons le marché du travail en secteur public et privé,
il ressort que la quasi-totalité des personnes interrogées
occupent un emploi dans le secteur privé. Par ailleurs, les types
d’emploi qu’occupent les répondants tendent à se polariser à
l’intérieur même du secteur privé. Des emplois ayant un statut
précaire, offrant une faible sécurité de travail et peu de
possibilités de promotion ressortent de manière significative. Il
s’agit là de conditions de travail rattachées à ce que nous
pourrions qualifier de « secteur privé inférieur »346. À titre
représentent 10% de l’auditoire du matin et, plus important encore, plus
de quatre étudiants sur dix de la grande région de Québec syntonisent
régulièrement la station CHOI-FM. Les étudiants représentent donc une
masse importante d’auditeurs pour la station. Par ailleurs, si les données
BBM ne donnent pas beaucoup d’information sur la situation sociale des
étudiants, les entrevues effectuées auprès de ces derniers permettent de les
inclure pour la plupart dans le giron de la lower middle class. En effet, les
données recueillies indiquent que les étudiants se dirigent vers des
secteurs d’emploi qui sont en tout point similaires aux répondants déjà
salariés. Une autre donnée intéressante à ce sujet concerne l’occupation
de leurs parents, lesquels participent largement de cette strate sociale : les
parents des étudiants travaillent dans les secteurs de la transformation,
des ventes et des services dans une proportion d’environ 75%. En
somme, malgré l’importance des étudiants dans l’économie d’ensemble
de l’auditoire de CHOI-FM, les données de l'enquête nous révèlent que
ce ne sont pas les étudiants en général qui se mobilisent pour la station,
mais certains étudiants, lesquels peuvent être rattachés aux jeunes
hommes de la lower middle class.
346
256
Voici la division des secteurs d’emplois que nous avons utilisée dans la
recherche : A) Secteur public (Services publics, Services d'enseignement,
Soins de santé et assistance sociale, Administrations publiques) ; B.1)
indicatif, le secteur d’emploi qu’occupent les auditeurs de
CHOI-FM cumule un faible taux de syndicalisation - environ
30% des répondants sont syndiqués - par rapport à la
moyenne québécoise (41%), ce qui est encore plus vrai
lorsqu’on le compare au taux de syndicalisation du secteur
public (82%). Notons également que l’appartenance à ce
secteur d’emploi privé inférieur, qui se présente comme le
secteur type de la lower middle class, n’est pas seulement celui
dans lequel tendent à s’inscrire les auditeurs. En effet, les
données indiquent clairement que ce phénomène a un
caractère transgénérationnel en ce que les auditeurs de CHOIFM restent sensiblement dans le même secteur d’emploi que
leurs parents. Cela confirme ce qui se présentait déjà dans les
sondages BBM, à savoir que nous sommes en présence de
jeunes hommes qui, bien que ne faisant pas partie de la strate
la plus pauvre de la société, ne sont pas pour autant les
participants actifs de la classe moyenne. Nous pourrions dire
qu’ils constituent la partie inférieure de la classe moyenne.
Tableau 1 - Répartition des répondants par secteur d’emplois
N
%
Secteur public
13
12 %
Secteur privé inférieur
77
71 %
Secteur privé supérieur
18
17 %
Total*
108
100 %
*À la population totale de 144 individus, nous avons retranché
les 36 répondants qui n'étaient pas sur le marché de l'emploi.
B. Le profil culturel : le consumérisme
Les données indiquent que nous avons affaire à des
jeunes hommes qui commencent, pour ainsi dire, leur vie
Secteur privé inférieur (Agriculture, Fabrication, Commerce de gros,
Commerce de détail, Transport et entreposage, Services techniques,
Services administratifs, services de soutien, Hébergement et services de
restauration) ; B.2) Secteur privé supérieur (Industrie de l'information et
industrie culturelle, Finance et assurances, Services immobiliers et
services de location et de location à bail, Services professionnels et
scientifiques, Gestion de sociétés et d'entreprises, Arts, spectacles et
loisirs). (Grille inspirée des compilations du Recensement du Canada 2001).
257
autonome. Seulement 15% des répondants (étudiants pour la
plupart) habitent toujours chez leurs parents, les autres vivent
en appartement (40%) ou possèdent une maison (40%). Quant
à l’état matrimonial, les données BBM-2003 révèlent qu’un
peu plus de 65% des auditeurs concernés par l’étude vivent en
couple, chose similaire dans notre enquête qui présente des
proportions approximatives de 60%. L’âge, le type de
résidence et l’état matrimonial pris ensemble permettent de
conclure que ces jeunes hommes entrent dans une étape de vie
autonome ; ces variables forment à elles seules des conditions
susceptibles de donner une place importante à la consommation pour ces jeunes. Mais le consumérisme comme valeur
dominante se manifeste au-delà des conditions de nécessité
imposées par la formation d’un ménage. Nos données
montrent en effet que le consumérisme demeure au centre de
leur préoccupation, qui plus est, la consommation de type
récréative occupe une place importante chez les auditeurs
interrogés. Comme nous verrons, le mode de vie des auditeurs
mobilisés est très axé sur le consumérisme.
Rappelons, tout d'abord, que si la station CHOI-FM a
pris une place croissante dans l’actualité politique, c’est
essentiellement en raison du dossier de la fermeture reconduit
en lutte pour la liberté d’expression. Cependant, ce caractère
politique n’est que secondaire dans l’économie d’ensemble de
la station. Il s’agit d’une station commerciale pour laquelle les
sports, le show-business, les loisirs, la musique, la publicité,
occupent la place centrale. Genex Communication inc. se
définit d’abord et avant tout comme une entreprise visant à
« développer des produits de qualité dans le domaine du
divertissement »347. Notons encore, à titre d’exemple, que le
« Liberté Club », créé par la station dans la mouvance de la
présente contestation, loin d’être une formation politique de
défense de la liberté, est essentiellement un Fans club : « […]
Lors des dernières semaines, les auditeurs de CHOI nous ont
supportés dans notre cause pour la liberté d'expression. Dans
le but de remercier nos auditeurs et de leur faire profiter de
certains avantages, nous avons décidé de mettre sur pied le
Liberté Club, un club de X qui pourront bénéficier de
différents privilèges lors de nos événements [spectacles
principalement] ou encore des produits offerts en exclusivité à
347
258
Site Internet de Genex communiction inc.
http://www.genexcommunication.com.
ces gens.348 » Les principaux thèmes qui y sont développés sont
liés à des spectacles, des soirées sportives, des sorties dans les
bars, les dernières modes, les derniers gadgets, des jeux vidéo,
etc. Lorsqu'on prend acte du haut niveau d'implication des
auditeurs mobilisés auprès de leur station349, il est aisé
d'induire une forte corrélation entre la culture consumériste de
la station et celle des auditeurs mobilisés.
D’autres indicateurs peuvent être ajoutés pour appuyer ce constat, notamment l’appréciation que les auditeurs
font de la publicité. De manière générale, les auditeurs ne
considèrent pas que trop de temps d’antenne est consacré à la
publicité et beaucoup d’entre eux soumettent qu’ils apprécient
le contenu de celles-ci. Deux propos d’auditeurs expriment
bien cet état d'esprit face à la publicité et plus largement face
au monde de la consommation : « j’aime beaucoup la publicité à
CHOI, surtout quand elle est faite par Jeff lui-même, ça me touche plus,
c’est plus humain » et « j’ai vraiment envie d’essayer les produits
annoncés. Les animateurs sont honnêtes quand ils les annoncent ; ils disent
vraiment ce qu’ils en pensent ». Ajoutons encore que la musique et
le cinéma de type populaire américain arrivent au premier
rang des préférences chez les auditeurs.
Enfin, si les auditeurs interrogés sont de grands
consommateurs de CHOI-FM, nous pouvons dire également
qu’ils sont de grands consommateurs de média en général. En
ce qui a trait à la radio exclusivement, nous trouvons que 50%
des auditeurs ont affirmé n’écouter que CHOI-FM, l’autre
moitié syntonise principalement les trois stations commerciales
de la région de Québec dont la facture se rapproche le plus de
348
Site Internet de CHOI-FM radio X. http://www.liberteclub.com.
349
Nos entrevues ont révélé que les auditeurs mobilisés sont très impliqués
auprès de la station, et cela autant pour ce qui est de la mobilisation que
pour l'ensemble des activités quotidiennes de la station. Quant à la
consommation de CHOI-FM, 70% des auditeurs écoutent fidèlement la
station depuis au moins trois ans ; 67% disent écoutés plus de dix heures
par semaine ; 30% plus de trente heures et un peu plus de 52% des
auditeurs écoutent exclusivement CHOI-FM. Quant aux activités
quotidiennes de la station, c'est 40% des auditeurs qui ont dit participer
sur une base régulière à ces activités (spectacles, activités sportives,
promotions, etc.). Enfin, en ce qui a trait à la présente campagne pour la
sauvegarde de la station, c'est la totalité des répondants qui affiche
publiquement leur soutien à CHOI-FM. Là-dessus, près de 80% ont dit
avoir manifesté par écrit leur appui à la station et 50% disent avoir
participé à la grande marche d'août 2004 dans la ville de Québec.
259
celle de CHOI-FM : Radio énergie, CHIC et CKNU (cette
dernière station, aussi propriété de Genex, est celle où œuvre
maintenant l’animateur André Arthur, un autre controversé
tribun de la région de Québec). Quant aux journaux, la
proportion d’auditeurs qui consomme ce média est de 63%, le
Journal de Québec se classant en tête : il est lu par 86% des 90
répondants ayant affirmer consulter les journaux. Enfin, c’est
presque la totalité des auditeurs (82%) qui consomment des
médias télévisuels et ce, autant pour les émissions de variété,
que pour les films et les bulletins de nouvelles. Là-dessus,
notons que le « Mouton noir » (TQS) reste un premier choix
presque unanime chez les personnes interrogées. Somme
toute, les indications sur la consommation médiatique placent
en tête de liste des médias privés de type commercial et
populiste : le Journal de Québec, TQS et des stations de radio
commerciales demeurent les principales sources d’information
des auditeurs mobilisés.
C. Conditions d'un ressentiment
Maintenant que nous connaissons la « morphologie »
du noyau mobilisateur dans l'affaire CHOI-FM, il est
nécessaire d'insister sur les éléments irritant qui concourent à
leur mobilisation. Comme nous l'avons vu, l’appartenance à la
lower middle class est à elle seule une condition a priori susceptible
de générer un certain ressentiment, lequel rend ces jeunes
hommes disponibles à une forme ou une autre de mobilisation.
Ceci se comprend en regard du haut degré de précarité et
d’instabilité qui caractérise leur situation socioéconomique :
l’absence de sécurité de travail, la non-appartenance à un filet
de sécurité sociale tel que l’assurance-médicament (accordé
aux plus pauvres) ou encore la non participation à des grands
régimes d’assurance (que s’offrent généralement ceux qui
appartiennent à la classe moyenne et à la classe moyenne
aisée) sont autant de conditions qui placent les individus de la
lower middle class dans une situation d’insécurité. Si nous
ajoutons à ce facteur leur consommation abondante de loisirs,
nous comprenons que ces individus, détenant un pouvoir
d’achat faible en regard de leur désir de consommation, se
trouvent dans une certaine incapacité que le mythe de Tantale
illustre bien. Cependant, s’il est déjà possible de tirer certaines
conclusions sur le malaise que vivent ces jeunes hommes et ce,
en portant notre attention sur leurs conditions socioéconomiques et culturelles, la situation sociale et économique
particulière de la grande région de Québec contribuent
certainement à l'amplifier.
260
Tableau 2 - Répartition de la population de la RMR de Québec selon les
secteurs d’emplois public/privé.
N
%
Secteur public
139 660
39,76 %
Secteur privé
220 665
61,24 %
Total
360 325
100 %
Source : Statistique Canada, Recensement 2001 (échantillon de 20 %)
Tableau 3 - Taux de syndicalisation au Québec en 2002
%
Moyenne québécoise
41,07 %
Secteur public
82 %
Secteur privé
27,5 %
Source, Bilan des relations de travail au Québec en 2002, Ministère
du Travail du Québec
En effet, la région de Québec est le siège administratif
de l’ensemble de la province du Québec - soit la province
canadienne où le secteur public occupe le plus de place. C’est
environ 45% de l’effectif gouvernemental total du Québec
pour l’année 2002 qui se trouve dans la région de la Capitale
nationale350. Quant à la répartition de la population active
selon les secteurs d’emploi public et privé, c’est 40% des
travailleurs de cette région qui occupent un emploi dans le
secteur public, ce qui constitue une proportion énorme du
marché de l’emploi. Nous savons, quant aux conditions de
travail, qu’une très grande différence existe entre le secteur
public et le secteur privé ; en particulier la branche du secteur
privé inférieur (transformation, services, commerce au détail,
etc.) à laquelle participent les auditeurs de la station (cf.
tableau 1). Si nous nous tournons du côté de la sécurité
d’emploi (synonyme de stabilité ne l’oublions pas), un fossé
énorme sépare les travailleurs de la Fonction publique des
350
Institut des statistiques du Québec (ISQ), Effectif de la fonction publique du
Québec en nombre de personnes, Capitale-Nationale et ensemble du Québec, 19982002, http://www.stat.gouv.qc.ca/regions/profils/profil03.
261
travailleurs du secteur privé inférieur. Nous pouvons recourir
encore une fois au taux de syndicalisation comme indicateur
de cette différence. Même s’il n’existe pas de données
spécifiques pour la grande région de Québec, nous savons que
le taux de syndicalisation dans le secteur privé au Québec est
d’environ 25%, alors qu’il dépasse les 80% dans le secteur
public351. De plus, la syndicalisation, bien qu’encore élevée au
Québec (41%), évolue selon une tendance à la baisse, laquelle
est plus significative dans le secteur privé352, ce à quoi s’ajoute
les clauses orphelins et autres mesures qui placent les jeunes en
situation désavantageuse par rapport aux aînés (et à la
situation que ces derniers vivaient au moment d’entrer sur le
marché du travail). Donc, des conditions socioéconomiques
particulières distinguent avec un fort contraste deux groupes
de la population de Québec : de jeunes travailleurs de la lower
middle class et la Fonction publique.
Le portrait que nous avons présenté permet d'identifier clairement le noyau mobilisateur de la station et de
répondre aux deux premières questions : « Qui se mobilise pour
CHOI-FM? » et « Quelle condition objective les rend disponibles pour
une telle mobilisation? ». Nous avons affaire à de jeunes hommes
de la grande région de Québec qui participent de la lower
middle class. Ceux-ci ont en partage des conditions socioéconomiques et des traits culturels auxquels correspond un
ressentiment révélateur d’un certain potentiel de mobilisation.
Il s'agit maintenant de comprendre comment, où plus
précisément sous quelles modalités, cette potentialité de
mobilisation s'est traduite en acte.
II - La mobilisation autour de l'affaire CHOI-FM : le
discours des auditeurs mobilisés
Le deuxième volet du présent article a pour fin d'investiguer la dimension politique de l'affaire CHOI-FM, mais
toujours en abordant le phénomène par l'étude de l'auditoire
351
Ministère du travail, Bilan des relations de travail au Québec en 2002,
http://www.travail.gouv.qc.ca/publications/.
352
« De 1997 à 2002, partout au Canada et aux États-Unis, les taux de
présence syndicale, autant du secteur public que du secteur privé, ont
fléchi, sauf pour le secteur public dans le reste du Canada. Toutefois, la
diminution des taux a été plus forte dans le secteur privé. » Bilan des
relations de travail au Québec en 2002, Ministère du Travail du Québec.
262
mobilisé. Nous arrivons donc à la troisième question posée en
introduction : Quels sont le contenu et les justifications du discours porté
par les individus mobilisés? Nous répondrons à cette question en
délimitant le contenu du discours de ces jeunes hommes de la
lower middle class, mais aussi et surtout en identifiant les modalités
de sa construction. Cette dernière partie de l'analyse nous
permettra d'établir l'assise du lien d'appartenance entre les
auditeurs et la station, lequel renferme la clé de compréhension du phénomène de mobilisation.
A. Contenu discursif
Débutons donc par circonscrire le contenu du discours
politique et social des auditeurs mobilisés - dont vous
constaterez l’homogénéité et la radicalité - en résumant leurs
considérations sur des sujets tels que : le CRTC, la liberté, les
syndicats, l'État, les mouvements sociaux et les partis
politiques.
a) Le cas du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes
La totalité des auditeurs interrogés estime le Conseil illégitime sous sa formule actuelle. Là-dessus, 30% des auditeurs
ont affirmé que le CRTC a beaucoup trop de pouvoir, alors
que l’autre 70% a indiqué tout simplement ne pas reconnaître
l’existence du CRTC. En somme, le discours de l’ensemble
des auditeurs interrogés, qu’ils soient pour ou contre la
présence d’un organisme de régulation des ondes, exige une
réforme en profondeur du CRTC. La capacité de sanction du
CRTC doit être éliminée ou, du moins, réduite à sa plus
simple expression. Cette position s’étendra d’ailleurs à d’autres
instances politiques et juridiques.
b) « Liberté, je crie ton nom partout! »
Les deux tiers des auditeurs ont exprimé une définition de la liberté qui allait dans le sens d’une expressivité sans
contrainte : « Pouvoir dire tout ce que tu penses », « Pouvoir de choisir »,
définition qui renvoie à une conception libertarienne de la
liberté. Certains ont évoqué le cas des États-Unis comme le
modèle de la liberté individuelle. Ces acceptions de la liberté
qui renvoient à une interprétation purement individualiste des
rapports sociaux traversent l’ensemble de notre recherche.
Comme nous le verrons plus loin, les auditeurs interrogés
s’entendent pour dire que la plus grande entrave à la liberté
s’incarne dans le pouvoir public.
263
De plus, un désintérêt politique s’est observé lorsque
nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient des autres
groupes de la société civile qui se mobilisent pour discuter et
débattre de la question de la liberté ; nous citions comme
exemple, la Marche des femmes, le Sommet des peuples et le
Mouvement altermondialiste dans son ensemble. Encore là,
près des deux tiers des auditeurs interrogés se sont dit être
indifférents ou même opposés à ce genre de mouvement.
Quant à la Marche des femmes et aux implications féministes,
aucun d’entre eux et, il importe de le souligner, aucune d’entre
elles, ne s’est dit intéressé ou interpellé par cette cause. Il
ressort de manière manifeste que le groupe mobilisateur de
CHOI-FM accorde un très faible intérêt aux différentes
activités à caractère public, social et politique.
c) Les syndicats
Rappelons d'entrée de jeu que les personnes interrogées appartiennent au secteur d’emploi traditionnellement le
moins syndiqué. À ce titre, la grande majorité des répondants,
non-syndiqués dans une proportion de 70%, perçoit les
organisations syndicales plutôt d’un mauvais œil. En effet, plus
des deux tiers des auditeurs interrogés se sont prononcés
contre la présence, voir même l’existence des syndicats. Les
raisons les plus souvent évoquées abondent dans le sens
suivant : « les syndicats protègent les lâches », « les syndicats nuisent au
développement économique », « ils sont trop gros », « ils font fermer les
compagnies avec leur grève ». Par ailleurs, un certain mécontentement lié au statut de l’ancienneté se constate même chez les
gens se positionnant en faveur de la présence de syndicat
(jeunes hommes eux-mêmes souvent syndiqués). Ils critiquent
l’inefficacité de l’appareil syndical en ce qui a trait à la
protection des nouveaux membres : « Les Conventions collectives
sont faites pour protéger les vieux », ont dit plusieurs, ou encore
« malheureusement oui, on est syndiqué à l’endroit où je travaille », disait
un jeune technicien travaillant pour la Fonction publique.
Somme toute, la plupart des syndiqués à qui nous avons parlé
ont « l’impression de payer les cotisations pour rien ».
d) L’État
Nous avons ensuite interrogé les auditeurs sur l'État
afin de savoir si leur critique des institutions ne se limitait
qu'au cas du CRTC ou si elle avait une portée plus générale.
Ici encore l’économie d’ensemble des réponses forme un large
consensus avec les trois quarts des personnes interrogées qui
estiment que l’État exerce beaucoup trop de contrôle, ce qui
264
aurait pour effet d’entraver la liberté individuelle et de ralentir
le développement économique et social. Là-dessus, plus de
deux auditeurs sur trois ont dit être contre toute forme
d’interventionnisme étatique, que ce soit pour réguler le
développement économique ou plus largement pour établir un
système de gestion des institutions publiques. Les réponses
obtenues renvoient à cette idée d’un contrôle exacerbé de
l’État dans les « affaires sociales », ce qui aurait pour effet de
restreindre les choix et l’autonomie des individus. Beaucoup
d’auditeurs ont parlé de « l’État infantilisateur » pour marquer
cet état de fait et d’autres encore affirmaient qu’au Québec
« on marche comme des robots à cause des gouvernements qui sont
partout ». Selon eux, tant les secteurs publics que privés ne
devraient faire l’objet d’un monopole ou d’une exclusivité
étatique quelconque, et en l’occurrence l’État devrait laisser
davantage de place au secteur privé.
Par ailleurs, neuf auditeurs sur dix ont dit être en faveur d’une intervention de l’État auprès du CRTC. Près de la
moitié d’entre eux justifient leur réponse par le fait que l’État,
par l’entremise du gouvernement en place, demeure l’unique
endroit ayant les capacités de modifier la décision du CRTC.
Citant le poids du nombre : « Nous sommes plus de 300 000
personnes », plus d’un auditeur sur trois estime que le gouvernement en place devrait écouter davantage la volonté de la
majorité. Les 10% d’auditeurs s’opposant à l’invention du
gouvernement dans le dossier ont plutôt souhaité voir le procès
suivre son cours en avançant des arguments bien résumés par
les propos d’un auditeur : « Non, l’intervention du gouvernement
créerait un précédent et ouvrirait la porte à d’autres ingérences. » Notons
que cette donnée révèle un certain paradoxe dans le discours
des répondants qui sont, sous certains rapports, en faveur d’un
État minimal et, sous d’autres, en faveur d’une intervention
directe des instances politiques dans la sphère juridique. Notre
analyse de la construction et de l’orientation du discours
viendra expliquer ce genre d’incongruités souvent consigné
dans le discours des auditeurs.
e) Les partis politiques
Lorsque nous abordons la question de l'appui à un
parti politique, plusieurs auditeurs ont insisté pour
dire : « Avant d’écouter CHOI, je ne votais pas. » Pour ce qui est du
choix des partis, les données indiquent que les auditeurs de la
station désireraient être gouvernés par le Parti conservateur au
fédéral et par celui de Mario Dumont au provincial. Cet appui
265
que nous pouvons qualifier de massif - plus de la moitié des
auditeurs a choisi de supporter le Parti conservateur, ratio qui
s’élève à deux sur trois pour le cas de l’ADQ - s’explique par le
fait que ces deux partis ont appuyé CHOI-FM dans sa lutte353.
Et l’inverse est aussi vrai. En effet, nous savons que les
animateurs de CHOI-FM donnent ouvertement leur appui à
ces deux formations politiques, ce qui s’est encore confirmé
lors des élections partielles dans la circonscription de Vanier.
Comme nous le soulignons en introduction, le matin des
élections, l’animateur Jean-François Fillion a incité « les vrais X
à voter ADQ », ce qui a sans aucun doute aidé à l'élection de
l’adéquiste Sylvain Légaré dans Vanier. Nous voyons
intervenir ici de manière manifeste un phénomène d’influence
du discours de la station dans les opinions et choix politiques
des auditeurs.
Bref, quant au contenu du discours, nous pouvons affirmer que la part de l'auditoire de CHOI-FM interrogée pour
cette enquête perçoit le pouvoir public comme étant quelque
chose de fondamentalement contraignant. En effet, les
réponses obtenues nous indiquent clairement que ces auditeurs
mobilisés de la station ont une perception des institutions
publiques et politiques qui renvoie presque exclusivement à
une somme d'entraves à la libre expression des individus. Ils
ont le sentiment que leur sort s'améliorerait si le pouvoir public
s’effaçait devant l’individu et l’expression des intérêts privés.
Leur discours est donc empreint d'une idéologie de type
néolibérale, voire même libertarienne : le désengagement de
l'État, la libéralisation des marchés, l'anti-syndicalisme et le
caractère judiciaire de la protection individuelle sont les
matrices politiques portées par ce discours354.
353
Quelques auditeurs ont même affirmé appuyer à la fois le Nouveau Parti
démocratique et le Parti conservateur canadien, deux partis politiques
aux programmes pourtant diamétralement opposés. Ces réponses pour le
moins surprenantes sont survenues la semaine durant laquelle Jack
Layton (NPD) et Stephen Harper (PCC) ont fait, tous deux, des sorties
publiques en appui à la station. Là-dessus, il est important de noter que la
plupart des auditeurs interrogés se sont vus incapables d'attribuer
quelques propriétés que ce soit - ou bien quelques différences - entre les
principaux partis politiques et leur pallier de gouvernement respectif.
354Le
sens des propos émis se résume bien dans ceux de l’animateur JeanFrançois Fillion : « Je suis allé aux États-Unis parce qu’il y avait quelque chose de
différent là-bas, la liberté des ondes. Ici, on est arriéré. Pourquoi on ne peut pas aller
chercher ce qu’il y a de bon un peu partout et en faire son propre mélange. Pour les
266
B. Modalités de construction et d'orientation du contenu discursif
Maintenant que nous avons bien saisi le contenu du
discours « des X », nous nous tournerons vers sa production
(logique discursive). Nous expliquerons que l'absence
d'ancrage d'un discours pourtant aussi radical repose en fait
sur une forte corrélation entre le discours des auditeurs
mobilisés et celui des animateurs. Nous éclairerons par le fait
même la rhétorique particulière des animateurs et des
auditeurs, laquelle repose sur une migration continue des
opinions qui rend pour le moins caduc la recherche d'une
cohérence d'ensemble du discours. Nous verrons que cette
logique discursive, qui autorise cette confusion de sens, prend
racine dans un mode de rationalité essentiellement tributaire
d'une culture consumériste. Ces développements contiennent
la clé de compréhension du phénomène de mobilisation
autour de l'affaire CHOI-FM, lequel apparaîtra enfin dans
toute sa contingence.
a) Absence d'ancrage du discours
Au-delà des considérations sur le contenu néolibéral
du discours des auditeurs mobilisés, notre recherche nous a
surtout permis de constater que si ce discours apparaît de
manière cohérente dans l'énumération de ses éléments, il n'en
demeure pas moins difficile d’en établir la cohérence dans sa
justification et dans l'expression de sa finalité. Cette incohérence a
largement été constatée lors de l'exercice du terrain, car il a été
frappant de voir comment les répondants donnaient suite aux
questions de manière prompte, rapide et catégorique, mais
sans pour autant être en mesure de justifier le choix de leur
réponse355.
pseudo-intellectuels et les tenants de la pensée unique, tout ce qui vient d’ailleurs, ce
n’est pas bon, surtout des États-Unis. Par exemple, faire de l’argent, c’est dont mal ça,
faire de l’argent. Maudit pays arriéré et socialiste ici […] Aussi, là-bas, on ne ferme
pas des entreprises rentables […] Quand Patrice Demers a pris la station en main, elle
faisait un million de pertes et maintenant, elle fait du profit » (Le monde parallèle de
Jeff, août 2004).
355
Pour plus de développements sur le manque d’ancrage du discours et sur
le phénomène de corrélation, nous renvoyons ici au chapitre 3.2 et à
l’annexe 4 de la recherche. Nous y analysons notamment la manière dont
s’est articulé dans le temps le discours de la station et des auditeurs autour
du cas de l’euthanasie des malades mentaux (ce cas concerne des propos
émis par Jean-François Fillion en faveur de l’euthanasie active des
267
Cette observation se confirme d’ailleurs lorsque nous
faisant intervenir la portée pratique d’un tel discours.
L’enquête révèle en effet que ce dernier - pourtant si radical
dans sa forme - n'a, dans les faits, à peu près aucune portée
pratique. Les réponses obtenues indiquent clairement qu'en
plus de ne pas être interpellé par tout autre mouvement de
défense de la liberté ou pour la protection des droits sociaux, la
quasi-totalité des répondants dit n’avoir participé à aucune
autre activité à caractère politique que celle concernant la
sauvegarde de la station356.
De plus, on ne peut passer sous silence une réalité plutôt paradoxale que semble vivent les auditeurs mobilisés. Les
résultats de la présente recherche illustrent en effet une
dissonance marquée entre le contenu du discours et la réalité
sur laquelle la production de ce discours prend pourtant appui.
Entre la réalité empirique du groupe porteur étudié et le
discours porté par ces derniers - entre autres celui portant sur
les vertus de l’individualisme, de la consommation et du
néolibéralisme -, il y a un monde de différences. Cette
incohérence est rendue manifeste lorsque l’on constate que le
statut socioéconomique du groupe porteur demeure celui de la
classe moyenne inférieure à laquelle ne peuvent se rattacher
ces valeurs propres au néolibéralisme et ce, pour la simple et
bonne raison qu’il (le groupe porteur de la mobilisation) en
serait, à court terme, la toute première victime! Ceci fait
apparaître un fort contraste entre des opinions radicalement
néolibérales et le profil socioéconomique et culturel de ceux
qui le portent.
Mais quoiqu’il en soi, l'absence d'implication pratique
ainsi que l’absence de justifications cohérentes venant appuyer
des propos, pourtant aussi catégoriques, démontrent l’absence
d'ancrage d’une telle forme de discours dans la réalité du
groupe mobilisateur de la station. Ce phénomène, que nous
pourrions qualifier « de dyslexie discursive », sera maintenant
placé au cœur de notre discussion.
malades mentaux ; il fut l’objet de l’une des plaintes majeures adressées
au CRTC).
356
268
Concernant le « phénomène de dépolitisation », l'enquête a révélé qu'il
n’existe aucun lieu de discussion politique et/ou d'éducation populaire
sur les grands enjeux de la « lutte pour la liberté ». Mis à part la tenue de
certains événements plutôt ponctuels (émissions de télé, débats), aucune
volonté de discussion sur les grands thèmes mobilisateurs de la lutte n'a
été observée.
b) Corrélation entre le discours des auditeurs et celui
des animateurs
Durant les discussions d'ordre social et politique, les
répondants n'étaient pas, dans une large majorité, en mesure
de donner d'autres réponses, justifications et arguments que
ceux émis par les animateurs. En effet, les opinions et leurs
formulations étaient presque systématiquement limitées à
celles que nous pouvions entendre sur les ondes le matin, le
midi ou dans les jours précédents les entrevues. Constatant cet
état de fait, nous demandions aux auditeurs : « Mais ce sont là
les propos entendus en ondes, ce sont les arguments des animateurs ou des
co-animateurs - Fillion, Parent, Gravel, etc., selon les cas -, est-ce que tu
as des arguments personnels là-dessus, peut-être quelques exemples à
donner ou autre chose à dire sur le sujet? » La plupart d’entre eux ne
trouvaient rien de plus à dire. Ce phénomène est révélateur
d'une corrélation entre l'opinion des auditeurs et celle des
animateurs, corrélation qui s'est déjà manifestée plus haut,
notamment dans le passage sur les partis politiques.
Puisque cette corrélation est un phénomène central qui s'est d'ailleurs manifesté tout au long de l'exercice du
terrain -, nous avons entrepris une analyse conjointe du
discours des auditeurs et de la station. En fait, la prise en
compte du discours de l'un (l'auditeur) et de l'autre (la station)
des deux pôles nous a permis d'interpréter cette corrélation
comme relevant d'un lien d’accommodation réciproque et
d’influence mutuelle entre les auditeurs et la station, c’est-àdire que les conditions objectives d’un malaise ressenti par les
auditeurs font l’objet d’une formulation quotidienne d’un
discours des animateurs de la station, et ce nouveau discours a
pour effet d’engendrer une nouvelle forme de ressentiment sur
lequel tous se prononcent, ce qui deviendra le nouveau lieu de
discussion et de contestation, et ainsi de suite. Nous pourrions
dire que les uns « ressentent » et les autres « formulent », ces
formulations devenant à leur tour la base d’un nouveau
ressentiment.
c) Le discours de la station
Lorsque nous portons notre attention sur la manière
dont s’articule le discours que les auditeurs peuvent entendre,
nous constatons que, bien que les idées politiques véhiculées
par la station soient exclusivement de droite (le discours des
auditeurs reflète le discours de la station), il n’en demeure pas
moins que structurellement, le processus idéologique qui s’en
dégage demeure celui d’un processus de « libération de
269
l’opinion ». En soi, ce processus ne demeure pas soumis à une
formulation politique ou doctrinale précise bien que le
discours politique des animateurs soit empreint du néolibéralisme ambiant (nous y viendrons plus loin). Derrière cette façade
idéologique, nous retrouvons d'abord et avant tout un
processus de migration des opinions - que se renvoient sans
cesse les animateurs et les auditeurs -, mais sans pour autant
que celles-ci soient a priori assujetties à quelques attaches
idéologiques formelles357. De sorte que la production
d’opinions par le moyen d’opinions dans le but d’exprimer des
opinions devient la forme achevée d’une opinion libérée de
toute contrainte, y compris, tendanciellement, de sens.
Il ressort en effet qu’il n’y a pas à priori de vision
d’ensemble, c’est-à-dire de grandes idées ou de grands
principes structurant et orientant le discours. Le processus
discursif n’est le fait que d’une « circulation circulaire » des
opinions au jour le jour, dans une espèce de chassé-croisé qui,
à la fois, puise sa source et renvoie de manière continue et
systématique aux humeurs collectives et aux conjonctures
sociales et politiques du moment. Ainsi, il naît une forme de
discours qui, sans ancrage préalable, acquiert la capacité de
flotter et de dériver d’une formulation à l’autre sans égard à
une cohérence d’ensemble manifeste du discours et ce,
notamment parce qu’il est devenu contradictoire dans sa
production même358. Libérée de toutes contraintes, de tous
357
Et il semble que c’est là-dessus qu’a misé l’ADQ lors de la dernière
campagne électorale dans la circonscription de Vanier en voulant donner
une consistance politique à ce phénomène discursif qui semble, a priori, en
avoir aucune.
358
Jean-François Fillion est sans doute le champion toute catégorie (au
Québec du moins) de ce mode de production du discours. Il a acquis une
formidable capacité à discuter - voir même à régler - plusieurs sujets dans
une même phrase. Passant d’un sujet à l’autre, disant une chose et son
contraire sans même y discerner de contradiction, il parvient à construire
du « sens instantané » par l’effet aggloméré d’une multitude d’opinions
énoncées et tranchées. Son passage à l’émission télévisée de Paul Arcand
démontre de manière éloquente ce système de production du discours.
Lors de cette émission, il a en effet démontré qu’il avait développé une
extraordinaire capacité à oublier le contexte de chaque propos émis en
ondes. Hors du temps et sans contexte, les propos (ou plus précisément les
opinions des animateurs) émis en ondes sont en quelque sorte immédiatement sortis de la réalité et tout peut être dit et discuté sans égard à la
portée significative de ces propos émis. Les propos n’ont alors de sens que
le temps de leur énonciation. Bref, une fois émancipés de tout caractère
270
ancrages et sans point de repère concret, l’opinion puise son
sens dans un amalgame d’énoncés et de préjugés en tout genre
et provenant de tous les horizons possibles. « Le bateau est
sans port », pourrait-on dire, ou pour peu qu’il ait un ancrage,
il est en tout point factuel, contingent et pour cela volatil. C’est
à partir de ce mode de production aléatoire du discours qu’il
devient possible de cerner et de comprendre que le contenu
des critiques et des plaintes portées aux animateurs de la
station est presque systématiquement entendu par ces derniers
et par Genex comme étant des « propos hors contexte ». Nous
insistons sur ce point, car il s'agit là d'un système qui, sans
point de repère, sans cadre d'analyse concret, sans idéologie
particulière, ne peut construire son discours que par un
recours systématique au sens commun359. Toutes choses et leur
contraire peuvent alors être dites et diffusées sans mesure - et
la censure devient pour le moins d’un archaïsme injustifiable pour la simple et bonne raison que les uns (animateurs) et les
autres (auditeurs) ont tous en partage le sentiment de Vérité.
La forme logique soulevée par ce principe discursif se rapporte
à ceci que : la vérité devenant l’état de fait, toute chose devient
bonne à dire. Voilà le contenu interprétatif de ce qui est
éthique et normatif, la production du discours et le sens des mots qui lui
est rattaché demeurent pour ainsi dire une pure « construction ». C’est ce
qui permet à ces animateurs de passer systématiquement du coq à l’âne
tout en ne ménageant ni le chou, ni la chèvre.
359
Voici un seul exemple qui illustre bien cette absence de cadre primaire
d'analyse. Dans son « émission du retour » (septembre 2004), l'animateur
Gilles Parent disait ceci : « On n’a pas toujours à toujours se justifier. Je suis tanné
de toujours expliquer pourquoi on ne doit pas fermer la station [...]. Ça, c'est comme de
la glace, quand tu prends de la glace, oui c’est bon, oui ça fait du bien, pis j'aime ça,
point. La station CHOI c'est pareil, c’est bon parce que c’est bon, pis j'aime ça. Mais
on n’est pas obligé de toujours expliquer pourquoi c’est bon. On est des milliers à trouver
ça bon. On ne doit pas, on ne devrait pas passer notre temps à expliquer pourquoi on
aime ça, pourquoi c’est bon. C’est bon et j'aime ça, point. Je suis tanné de toujours
expliquer ça à tout le monde. On ne devrait pas s'expliquer là-dessus. » Ceci revient
à dire que si une chose existe c'est qu'elle est éminemment bonne en soi.
Un cadre analytique minimal aurait pourtant permis à l'animateur
concerné de percevoir la forme purement tautologique de l'organisation
de sa proposition. « Nous sommes plusieurs, donc nous y avons droit ; et
nous y avons droit parce que nous sommes plusieurs », dirait-on. Faire
appel à de telles formulations logiques évoque une surpuissance de l'état
de fait qui devient en quelque sorte indiscutable, voir même inaliénable.
Ce surplomb donné à l'action sur la pensée ou, nous pourrions dire, cette
réquisition de la pensée par la réalité laisse libre court à une forme ou une
autre de démagogie de type populiste.
271
entendu sur les ondes de CHOI-FM comme étant le « gros
bon sens ».
Une fois trouvée la clef d’interprétation de la logique
discursive comme migration relativement aléatoire des
opinions, nous pouvons dire que ce processus discursif pris en
soi, c'est-à-dire considéré selon sa seule faculté de créer du
consentement, pourrait bien, à la limite, se situer à peu près
n'importe où sur l'échiquier social et politique. En ce sens, il
pourrait bien être porteur d'un discours plus ou moins
haineux, plus ou moins sexiste ou raciste, plus ou moins de
gauche ou de droite, etc. Le principe reste le même : il s'agit de
conquérir une plus grande cote d'écoute par un processus de
« migration de l'opinion », c'est-à-dire par la production
instantanée d'opinions de toutes sortes qui ont par ailleurs la
qualité d'être immédiatement émancipées de tous cadres
d'analyse, de toutes responsabilités ou encore de toute
imputabilité quant au sens des propos émis. Tant et si bien que
cette forme particulière de radio pourrait bien se situer, si elle
se produisait dans un tout autre cadre social et historique, sous
de nouvelles modalités politiques et idéologiques. En plus
d’expliquer la logique discursive, ceci permet de comprendre
pourquoi le contenu du discours entendu sur les ondes de
CHOI-FM en vient à se confondre, par accident plutôt que
par principe, avec l'idéologie dominante - en l'occurrence ici le
néolibéralisme ambiant.
Enfin, en ne retenant ici que la logique discursive (le
mode de production du discours), nous avons constaté que
nous sommes en présence d’un système ouvert dont la fonction
est essentiellement de mettre continuellement des opinions en
partage - opinions qui ont par ailleurs la faculté de naviguer
d’un état d’âme à l’autre et fluctuant au gré des humeurs - à
partir desquelles s’ouvrent continuellement de nouveaux
sujets, sans égard à une cohérence d’ensemble. C’est un
phénomène assez simple qui renvoie à une construction de
sens momentanée et immédiate, qui ne peut par ailleurs être
rendue possible que par l’action d'une interprétation de la
réalité produite de manière tout aussi instantanée et, de
surcroît, par les seuls matériaux offerts par cette même réalité
(les opinions déjà existantes, les faits d’actualité, la mode, la
tête de turc de la semaine, etc.). On note donc une absence de
fond propre, voire une absence constitutive de ce mode de
production du discours. Ce qui n’est pas sans rappeler
l’appareillage sophistique propre à la production de la
publicité. Certains se souviendront sans doute du légendaire
272
slogan publicitaire imaginé par les pubards de la saucisse
Hygrade : « Plus de gens en mangent parce qu’elles sont plus
fraîches, et elles sont plus fraîches parce que plus de gens en
mangent. » Il apparaît alors que toute opinion quelconque qui
entre dans une boucle de cette nature peut devenir en
quelques jours la vérité elle-même. Le constat général que
nous pouvons tirer quant au rapport d'influence entretenu
entre la station et la tranche de son auditoire étudiée ici
demeure celui d'un consensus habilement360 construit sur un
principe de fugacité et du court terme.
d) L’espace public comme espace de consommation
Maintenant, quant à l’efficace de cette logique discursive, elle repose sur le fait que les X ne sont pas, pour ainsi
dire, les porteurs a priori d'un discours politique concret. Ceuxci s'inscrivent plutôt en marge du politique et au centre de la
société de consommation. Comme nous l'avons vu précédemment, les auditeurs interrogés sont davantage animés par
l'attrait du consumérisme que par une motivation sociale et
politique quelconque. Nous insistons fortement sur ce point,
car il s’agit là d’une clé de compréhension importante pour
saisir le sens et la signification de la relation privilégiée
qu’entretiennent les auditeurs interrogés (caractérisés, comme
nous l’avons vu, par une désarticulation politique) et le
discours des animateurs quotidiennement entendu sur les
ondes de la station (fortement teinté d’un conservatisme
néolibéral). Pour eux, l’espace public est en soi un espace de
consommation, cela par opposition à un espace public conçu
comme espace politique, culturel et communautaire. L’espace
public considéré comme espace politique et l’espace public
conçu comme espace de consommation sont, ni plus ni moins,
deux mondes parallèles, comme l’évoquait le titre de l’émission
du matin de Jean-François Fillion (Le monde parallèle de Jeff) ;
deux mondes marqués par un incomunicado. Il ressort de
manière manifeste que la logique discursive soutenant le
contenu du discours prend racine et s’appuie sur un mode de
représentation sociale essentiellement axé sur le consumérisme.
360
Ici, se rapporter à l’étude dirigée par Vincent et Turbide (Fréquences limites)
qui explique les méthodes rhétoriques mises à profit par les animateurs de
talk radio. Diane Vincent et Olivier Turbide (dir.), Fréquences limites - La
radio de confrontation au Québec, Québec, Nota bene, 2004.
273
Évidemment, ces deux espaces publics différents appellent deux modes de rationalité distincts. Dans le cas qui
nous occupe (la culture consumériste), les sections précédentes
font ressortir que la relation entre le contenu discursif
(l’idéologie néolibérale) ainsi que le processus discursif pris en
soi (la production du discours par la migration des opinions)
révèle une absence de volonté ou une incapacité, tant chez les
animateurs que les auditeurs, à circonscrire l’univers de sens
avec lequel ou contre lequel l’opinion et\ou l’action prennent
forme (dyslexie discursive). Cela pourrait s’interpréter comme
une négation de certains principes liés à l’exercice de la
Raison. Ces principes renvoient, comme nous le savons, à
l’intériorisation de la faculté de jugement par le détour obligé
du raisonnement logique. Par conséquent, si l’on consent que
la justification de toutes propositions émises est la contrainte
exercée par la Raison sur le libre-arbitre, nous pouvons
affirmer que l’absence de Raison devient le levier privilégié du
processus de libération de l’opinion. Or, contre ces principes
de la Raison, la culture de la consommation célèbre la
puissance individuelle (pur arbitraire) par le détour obligé
d’une exaltation exacerbée des pulsions, des désirs et surtout
des envies. La station de radio CHOI-FM ainsi que le groupe
GENEX Communication - tels qu’ils se décrivent eux-mêmes
- s’inscrivent à part entière dans cet univers de sens essentiellement axé sur la consommation de masse. L’orientation
générale de ces entreprises demeure la consommation du
divertissement et des loisirs, et rien de plus. Ils ont tout
simplement réussi à saisir, dans une forme radiophonique
particulière, différents éléments caractéristiques de l’idéologie
consumériste - ceux portant entre autres sur le consentement
passif aux pulsions et à l’arbitraire361. Nous saisissons mainte361
274
Là-dessus, voici un exemple qui illustre bien cette absence de réflexion
quant aux propos émis en ondes. La totalité des auditeurs interrogés ont
dit changer de poste lorsqu’ils sont en désaccord avec les propos émis en
ondes : « Quand n’on est pas content, on a juste à changer de poste. Moi, c’est ça que
je fais […]. Tu changes de poste, tu y reviens un peu plus tard et c’est tout. » Le fait
de signaler son désaccord par une nouvelle syntonisation de poste plutôt
que par un appel direct à la station est significatif de la nature du rapport
d’appartenance des auditeurs envers leur station préférée. Il s’agit d’une
forme d’attachement plutôt ponctuelle, c’est-à-dire qui varie selon les
humeurs des uns et des autres. Les auditeurs ne se prononcent pas sur le
contenu du discours et encore moins sur l’orientation générale de la
station : soit ils y consentent, soit ils changent de poste, mais dans un cas
nant beaucoup mieux ce que sous-tend le concept de
l’émission du matin Le monde parallèle de Jeff et plus généralement l’esprit de Genex Communication : un monde parallèle
caractérisé entre autres par l’exacerbation de certains
principes définissant la culture de la consommation de
masse et, dans son corollaire, le déni systématique du
processus rationnel soutenant l’exercice du jugement et de la
réflexion. Bref, le phénomène CHOI-FM radio X, tel qu’il se
présente, n’est rien de plus qu’une des nombreuses manifestations de la culture de consommation de masse, à cette
différence près que cette station en est une des formes
organisées. Elle est ni plus ni moins que l’une des nombreuses
courroies de transmission du mode de vie véhiculé par la
société de consommation, mais, sans aucun doute, l’une des
plus radicales qui soient.
Quels sont le contenu et les justifications du discours porté par les
individus mobilisés? Les matériaux essentiels offrant une réponse
satisfaisante à la troisième question qui a ouvert cet article sont
maintenant rassemblés. Nous sommes en mesure de dire, sans
trop se tromper, que la particularité du cas de CHOI-FM
radio X s’explique par le fait que l'expressivité individuelle des
uns et des autres ne s'incarne pas dans un moment politique,
mais plutôt dans une logique consumériste qui s’applique
parfaitement à la campagne « Liberté je crie ton nom
partout! ». En effet, notre étude révèle que le moment
politique de l’affaire CHOI-FM relève davantage d’un
accident de parcours - dans le cas qui nous occupe, le retrait
des ondes de leur radio préférée et des activités qui lui sont
rattachées - que d’une expression ou d’une prise de conscience
politique inscrite chez les auditeurs porteurs de la mobilisation.
Le voile politique s’explique par le fait que le discours des
auditeurs est en tout point le reflet de celui des animateurs qui,
pour leur part, tentent de coller du mieux qu’ils peuvent aux
humeurs et aux demandes de leur public « cible ». L’effet de
mimétisme et de mode sur lequel repose la logique de la
consommation de masse s’est transposé dans le domaine
politique au moment où cette station commerciale, cherchant
à garantir sa survie, a recouru de manière opportuniste à des
leviers politiques. Par conséquent, l'appel à la sauvegarde de la
comme dans l’autre l’auditeur adopte une attitude passive par rapport au
discours de la station
275
station CHOI-FM par l'entremise de l'appel à la sauvegarde
de la liberté d'expression ne saurait « s'enraciner » dans l'esprit
des X que pour autant qu'il fait l'objet d'un discours
« populaire » quotidien sur les ondes de la station. Ce rapport
de réciprocité entre la station et les auditeurs, encore une fois
structuré en temps réel, laisse à penser que le phénomène
d'appui à la station CHOI-FM est en quelque sorte tout aussi
éphémère que le contexte dans lequel prennent forme les
opinions des animateurs. La fugacité politique des uns et des
autres demeure une réalité incontournable d’autant plus
évidente qu’elle se manifeste dans et par le biais de la
consommation. Nous avançons en conséquence l'hypothèse
que le mouvement de protestation ne fut qu’une forme
transitoire de la fabrication d’une clientèle par un produit (et
vice-versa).
Conclusion : Le néopopulisme de l'affaire CHOI-FM
A. Retour sur les résultats de recherche
Le présent article avait pour but d’expliquer
l’impressionnante mobilisation qui a pris corps suivant
l’annonce de la fermeture de la station CHOI-FM par le
CRTC. Il devenait urgent d’investiguer ce phénomène,
d’autant plus qu’il se présentait sous des aspects politiques et
sociaux. En effet, l’affaire CHOI-FM a pris son envol avec
comme cause principale la défense de la liberté d’expression sujet qui a une portée universelle ou, autrement dit, qui touche
tout le monde, pas besoin d’insister. Or, un premier tour
d’horizon impressionniste révélait que le groupe porteur de la
mobilisation (ceux qu’on voyait dans la rue, dans les journaux,
etc.) était relativement homogène. Dès lors, on sentait que
cette affaire ne concernait qu’une partie spécifique de la
population, et déjà l’analyse du sociologue Simon Langlois
pointait dans cette direction. Il nous a donc semblé aller de soi
que le phénomène ne deviendrait compréhensible qu’en vertu
de la réponse à cette question toute simple : Qui donc se sent
interpellé par cette cause? Évidemment, il fallait également
s’interroger sur ce qui les interpelle et pourquoi ils se sentent
interpellés. Nous avons alors entrepris d’établir le profil
socioéconomique et socioculturel des auditeurs porteurs de la
mobilisation tout en traçant les contours du discours de ceuxci.
D’une part, nous avons pu confirmer que le groupe
mobilisé était fortement homogène. Nous avions affaire à des
276
jeunes hommes participant de la lower middle class, caractérisée
entre autres par un emploi précaire dans le secteur privé
inférieur, situation qui laisse peu de place à une mobilité
sociale ascendante, a fortiori dans une ville comme Québec où
prédomine le secteur public. Nous avons également dégagé
certains caractères culturels propres à ce groupe d’individus,
lesquels participent de ce que nous avons appelé la leisure
society. Ce profil socioéconomique et culturel permettait déjà de
constater les conditions objectives d’un certain ressentiment
partagé par ce groupe de la population. D’autre part, leur
mode de vie consumériste tributaire de leur situation de jeune
ménage et de leur forte consommation récréative, exempt par
ailleurs (du moins jusqu’à l’affaire CHOI-FM) de dimensions
et d’implications sociales et politiques, détonna énormément
par rapport à leur discours politique. En effet, bien que
porteuses d’un discours radicalement néolibéral, les opinions
catégoriques sur des questions sociales et politiques ne
présentaient aucune forme de justification cohérente et bien
ancrée chez les auditeurs mobilisés. La clé de compréhension
de cet écart ne pouvait apparaître clairement qu’en détachant
notre attention du contenu discursif pour se concentrer sur les
modalités selon lesquelles était construit et orienté le discours
en question. Nous avons dès lors observé une dynamique
discursive circulaire qui prend la forme d’un lien
d’accommodation réciproque entre les auditeurs et les
animateurs : les uns ressentent et les autres formulent, avons-nous
dit plus haut. Ce qui devenait dès lors manifeste, c’est que
l’ensemble des sujets traités, eut égard au contenu, échappait à
toute capacité ou volonté d’inscrire les opinions dans une grille
d’analyse concrète et cohérente. Cette dynamique discursive
valait autant pour les sujets d’actualités précis que pour la
cause « Liberté je crie ton nom partout! » La conclusion était
claire : le moment politique de l’affaire CHOI-FM relève
davantage d’un accident de parcours - à savoir le retrait des
ondes de la station et des activités qui lui sont rattachées - que
d’un intérêt social et politique réellement inscrit chez les
auditeurs. Voilà sommairement pour les principes explicatifs
de la mobilisation dans l’affaire CHOI-FM.
B. Le véritable enjeu de l’affaire CHOI-FM : l’émergence d’un nouveau
populisme
Si nous arrêtons la réflexion sur la contingence du discours politique de CHOI-FM, nous pourrions être tentés
d’amoindrir la portée du phénomène à l’étude. De fait, la
mobilisation d’une partie de la population pourrait se résumer
277
en un phénomène de consommation, que nous pourrions
appeler également un phénomène de mode, qui vient chercher
une certaine partie de la population ayant un life style en
commun. Malgré le discours qu’elle implique, la cause
« Liberté je crie ton nom partout! » ne serait que le cri
d’alarme de consommateurs privés de leur bien de consommation privilégié. Or, nous insisterons pour conclure sur le fait
que ce phénomène, bien qu’il soit consumériste à la base,
présente un impact social qui déborde la simple sphère de la
consommation.
En effet, si nous reprenons le raisonnement à rebours,
c’est-à-dire en partant de la logique discursive et en remontant
vers le discours, nous verrons se dessiner une toute nouvelle
problématique sociale et sociologique. Voyons dans les faits où
cela nous mène. En posant un regard plus arrêté sur le
contenu discursif, nous avons indubitablement constaté que ce
contenu se construisait et s’orientait de manière tout à fait
ouverte et aléatoire, sans égard à un univers de sens donné et à
une grille d’analyse partagée et discutée, ce qui est le cas tant
pour les auditeurs que pour les animateurs. Par conséquent, le
contenu diffusé en ondes se construit sans égard à une
cohérence d’ensemble et est par là soumis aux impératifs de
l’air du temps. Il constitue un amalgame d’opinions déjà
existantes, de nouveaux faits d’actualités, des goûts du jour, la
tête de turc de la semaine, etc.
Et pourtant - et c’est là ce qui doit piquer au vif notre
attention sociologique -, ce discours exerce une emprise
extrêmement forte chez les auditeurs. Même si le contenu
discursif est éphémère, le laps de temps pendant lequel les
auditeurs y adhèrent, si court soit-il, les captive et les fascine : il
les mobilise. Cette adhésion au contenu est déjà manifeste
lorsqu’il s’agit de sujets au goût du jour, et pour l’étude de ces
modes nous pouvons laisser le terrain à la sociologie de la
consommation et au marketing. Cependant, suivant des
conjonctures particulières - dans le cas qui nous occupe, la
fermeture d’une station de radio - nous avons vu cette logique
se transposer dans des débats sociaux et politiques qui vont
jusqu’à remettre en question des institutions et des droits
sociaux. Ainsi, pour le temps d’une cause, l’éphémère et le
contingent se traduisent en action, mais, encore une fois, sans
que ne soient établis formellement les paramètres sociaux et
politiques qui sont pourtant objets de débat. Nous comprenons
enfin pourquoi cette masse d’individus, rendue mobilisable sur
la base d’un ressentiment, est devenue l’enjeu de nombreux
278
idéologues qui, partant de pures constructions abstraites,
cherchent à injecter du sens a posteriori dans ce phénomène :
Frédéric Têtu et l’éveil d’une génération, Jacques Zilbelberg et
la liberté d’expression, Réjean Breton et la conspiration
« socialiste-syndicaliste », etc.
À la lumière de la découverte des principes explicatifs
de la mobilisation dans l’affaire CHOI-FM depuis des constats
tout à fait empiriques, et à la lumière de la problématique qui
émerge suite à la transposition d’une logique consumériste
dans l’espace public, nous mesurons maintenant la portée du
présent phénomène. Jusqu’à l’affaire CHOI-FM, les mécanismes discursifs opérant dans cette station et dans l’ensemble des
Talk radio de même que l’efficace de ce discours demeuraient
nébuleux. Or, avec la mobilisation pour la sauvegarde de la
station retraduite en cause pour la liberté, la portée de cette
logique discursive a pris de l’expansion jusqu’à organiser une
réaction autour de thèmes non plus contextuels, mais bien
structurels (par exemple les institutions publiques). De là, de
nouvelles tâches sociologiques incombent : celle de poursuivre
l’analyse de cette logique discursive « consumériste » et surtout
d’explorer la capacité d’expansion et de mobilisation de cette
logique. Il apparaît nécessaire d'approfondir notre connaissance sur ce phénomène qui semble ouvrir la porte à
l’émergence d’une nouvelle forme de populisme.
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