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Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique

2009, Afrique Contemporaine: La revue de l'Afrique et du developpement, Vol. 231, No. 3, 2009, pages 61-76

Cet article analyse les récentes transformations de l’islam dans la ville de Pemba au Mozambique à travers le prisme de l’économie morale. Une modification des conceptions et pratiques islamiques s’est opérée au sein des communautés musulmanes, africaine comme indienne, suite à l’établissement dans la ville d’une ONG islamique transnationale, l’Africa Muslim Agency (AMA) en 1987. Une nouvelle génération de leaders islamiques a émergé et défié l’ancienne génération en invoquant la nécessité de « corriger » les normes et pratiques locales appropriées à un comportement musulman et de promouvoir une adhérence plus stricte au Coran et au Hadith. Les changements survenus dans l’économie morale de l’islam sont allés de pair avec ces transformations.

Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http:/ / www.cairn.info/ article.php?ID_ REVUE=AFCO&ID_ NUMPUBLIE=AFCO_ 231&ID_ ARTICLE=AFCO_ 231_ 0 0 61 Transformat ions de l’ islam à Pemba au Mozambique par Liazzat J.K. BONATE | De Boeck Universit é | Af r ique cont empor aine 2009/ 3 - N° 231 ISSN 0002-0478 | ISBN 978-2-8041-0239-5 | pages 61 à 76 Pour cit er cet art icle : — J.K. Bonat e L., Transformat ions de l’ islam à Pemba au Mozambique, Af rique cont emporaine 2009/ 3, N° 231, p. 6176. Distribution électronique Cairn pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissem ent. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Transformations de l’islam à Pemba transformations de l’islam au Mozambique Liazzat J.K. BONATE * À partir d’une recherche de terrain menée en 2007-2008, le présent article analyse les récentes transformations de l’islam à Pemba, ville du nord du Mozambique, en se concentrant en particulier sur le soutien financier dont bénéficient les rites communautaires islamiques, l’école coranique et les services et activités religieux en général. Il étudie l’évolution de leurs méthodes, de leur ancrage social et de leurs bases économiques et financières. Nous prenons comme point de départ l’analyse de l’impact socioculturel d’une ONG islamique internationale, l’Agence des musulmans d’Afrique (Africa Muslims Agency, AMA), qui, bien qu’officiellement présentée comme une organisation humanitaire religieuse, est souvent perçue par les musulmans de Pemba comme la principale cause de turbulences sociales et d’une rupture dans la vie religieuse de la ville. Ni la colonisation, ou plus précisément la lutte pour la libération, ni le marxisme militant imposé par le régime du Frelimo 1 aux premières heures de l’indépendance n’ont eu un impact comparable. Les profonds changements intervenus dans l’économie morale de l’islam ont coïncidé avec les transformations de la doctrine et des pratiques religieuses de Pemba après l’arrivée, en 1987, de l’AMA. Cette agence est à l’origine, avec le Conseil islamique du Mozambique, du schisme * Liazzat J.K. Bonate est actuellement membre de l’école postdoctorale de l’université de Cape Town. Elle est également professeur adjoint au Centre d’études africaines Eduardo Mondlane à l’université de Maputo (Mozambique). Ses recherches portent sur les droits de la femme et l’islam au Mozambique. 1. Le Frente de Libertação de Moçambique (Front de libération du Mozambique, Frelimo) est un parti politique du Mozambique membre de l’Internationale socialiste. Le chef du Frelimo et président de la république du Mozambique est Armando Emilio Guebuza depuis 2005. DOI: 10.3917/afco.231.0061 61 ■ Afrique contemporaine ■ idéologico-religieux et générationnel observé parmi les musulmans indiens et africains de la ville. PEMBA AVANT L’INDÉPENDANCE Comptant officiellement 141 316 habitants 2, Pemba est une ville côtière au bord de l’océan Indien et limitrophe de la Tanzanie. Chef-lieu d’une province du nord du Mozambique dénommée Cabo Delgado, Pemba est majoritairement musulmane mais la population de Pemba se constitue également de catholiques ou d’autres chrétiens. Les Makuas en sont la principale ethnie, suivis par les Mwani et les Makondes 3. Pendant des siècles, les musulmans africains de Pemba ont partagé les traditions islamiques régionales swahilies et de l’océan Indien disposant de liens de parenté et de liens culturels forts avec le littoral est-africain, en particulier avec Zanzibar, les Comores, et Madagascar. Le peuplement le plus ancien de Pemba est connu sous le nom de Nunus, fondé par des marchands swahilis bien avant le XIXe siècle. Il s’est peu à peu étendu par l’absorption de la localité limitrophe, Shanga 4 (Medeiros, 1997, p. 61). Plusieurs autres peuplements musulmans se trouvaient aux alentours, certains dirigés par des washehe (chefs musulmans) swahilis 5, d’autres par des chefs musulmans makuas du Macequece (ou Massi Kessi) à Metuge, et de Mutika et Mugoma près d’Ancuabo. Les immigrants makuas de la dernière vague, le groupe Metho, de langue ékoni, se sont installés dans la région entre le début et le milieu du XIXe siècle, sous la conduite des chefs Mwaria (ou Mwalia) et Namauco 6, qui ont occupé Nunu-Shanga et Natite, aujourd’hui quartier de la Pemba contemporaine. Ils se sont convertis à l’islam avec leurs sujets respectifs. Tous les grands chefs de la ville affirment descendre de l’un ou l’autre de ces chefs. Comme sur les autres côtes d’Afrique orientale, les confréries soufies apparaissent dans le nord du Mozambique entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. À Pemba, la seule confrérie à s’enraciner est la Qadiriyya, dont le principal calife est Abd al-Majid, chaykh makua du district 2. 3. 4. 5. 6. 62 D’après le recensement de la population du Mozambique de 2007. http://www.anamm.org.mz/pemba.htm Entretien avec Chaykh Omar Shomare, Pemba, 29 décembre 2007. Comme, par exemple, Saïd Ali, sultan Mugabo, et mwenye Ahamada. Entretien avec Chaykh Omar Shomare, Pemba, 29 décembre 2007. ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ Encadré 1 – Histoire de Pemba En 1890, Nunu-Shanga-Natite est appelée Pampira, le « lieu du caoutchouc », en raison de la grande concentration d’hévéas, nom qui a d’ailleurs été raccourci pour donner le nom à l’agglomération de Pemba. En 1897, Pemba est occupée par les Portugais, rebaptisée en 1899 « Porto Amélia » en hommage à la dernière reine du Portugal (Medeiros, 1997, p. 159). Cette même année, elle devient Concelho de Porto Amelia. Entre 1902 et 1929, Porto Amélia a été le centre administratif de Companhia do Niassa (la Compagnie du Niassa), qui détenait la concession des terres de cette région. Porto Amélia devient « vila » en 1932 et ensuite élevée au rang de cidade en 1958. Elle retrouve le nom de Pemba après l’indépendance. côtier de Mecúfi au sud de la ville, lui-même disciple du fondateur de la confrérie au Mozambique, Issa ibn Ahmad, chérif (descendant du prophète Mahomet) hadrami comorien de Ngazidja (ou île de la Grande Comore), calife [successeur] de ‘Umar ibn al-Qullatayn an-Nadhiri de Zanzibar (Branquinho, 1969, p. 353). Ce dernier est lui-même un disciple de Chaykh Uways ibn Muhammad al-Barawi (1847-1909), fondateur de la confrérie en Afrique de l’Est (la branche ‘Uwaysiyya). Après la mort de Chaykh Majid, les Qadiris de Cabo Delgado voient leur enseignement confié dans l’île de Mozambique à Saïd Ba Hassan, le chef de la confrérie pour l’ensemble du Mozambique jusqu’à sa mort, en 1964 (Bonate, 2007). Lorsque les fils d’Abd al-Majid atteignent leur majorité, Hatuia en premier, puis Attumane et enfin Hatwa deviennent successivement les principaux califes de la Qadiriyya dans la région. Hatwa décède en 2006 ; lui succède alors le petit-fils de Majid à Mecúfi. La plupart des califes âgés de Pemba sont détenteurs d’une ijaza (autorisation d’enseigner) délivrée par Abd al-Majid, mais, pour quelques-uns, celle-ci est délivrée par un certain Chaykh Mussa ibn Ahmad de l’île d’Ibo. On ne sait pas grand-chose de ce dernier, si ce n’est qu’il était un chérif hadrami, originaire de Ngazidja et qu’il est arrivé à Ibo via Zanzibar. On pense qu’il est un parent ou un frère de ‘Issa ibn Ahmad, mais personne n’a pu l’affirmer avec certitude. Chaykh Mussa est également un calife de la branche Uwaisiyya de la confrérie Qadiriyya, mais si l’on en croit les dirigeants musulmans locaux, il reconnaît la suprématie d’Abd al-Majid, qu’il porte en grande estime. Depuis les années 1960, le calife de Pemba qui fait autorité est Muhammad Zubair, d’Ibo, dont l’ijaza lui a été délivrée par Abd al-Majid. Aujourd’hui, le principal calife de la ville est Sadaca Nchacha, lui aussi d’Ibo, formé par Muhammad Zubair. 63 ■ Afrique contemporaine ■ Durant la période coloniale, un millier de familles indiennes habitent la ville. Ce sont pour l’essentiel des sunnites venus de Surat et de Kachchh (anciennement Kutch), dans l’État du Gujarat, installés après l’occupation portugaise de la région, à la fin du XIXe siècle, exerçant une activité en rapport avec l’alimentation et le commerce textile avec les Africains du continent 7. Membres, pour la plupart, de la confrérie Qadiriyya-Chistiyya centrée dans l’État d’Uttar Pradesh, les Indiens sunnites sont organisés, depuis les années 1930, en une association dénommée Comunidade Muçulmana de Porto Amélia (qui deviendra ultérieurement Pemba, voir encadré 1) Indiana Sunni (Communauté musulmane sunnite indienne de Porto Amélia [Pemba]). Cette association fait partie d’un réseau d’associations sunnites indiennes qui couvre l’ensemble du pays, appelé Communidades Maometanas ou Muçulmanas (Bonate, 2007, 2008) 8. Une communauté indienne encore plus petite, Ismaili Shia, s’est installée à Pemba dans les années 1930. À l’heure actuelle, il reste très peu d’Indiens dans cette ville, la majorité ayant rejoint le Portugal ou Maputo après l’indépendance. Alors que les soufis africains disposent traditionnellement de petites mosquées privées et de madrasas (écoles coraniques) attenantes à leurs habitations, la communauté sunnite indienne entretient alors la mosquée Juma (mosquée du vendredi) centrale pour toute la ville, gérée par un comité spécial qui collecte des fonds auprès des commerçants indiens sous la forme d’une zakât (aumône légale), pour l’entretien de la mosquée et la rémunération de son imam et des enseignants. Les sunnites indiens bénéficient également de fonds provenant des Comunidades Maometanas/Muçulmanas, lesquelles fonctionnent sur la base de quotas d’adhésion, d’une zakât généralisée parmi les Indiens, de cotisations d’hommes d’affaires privés et de gérants de patrimoine sous la forme de waqf 9 (immobilisation d’un bien à des fins religieuses). Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que les musulmans africains décident également de construire une grande mosquée destinée à toute la communauté dans le quartier de Paquitequete 10. La construction débute l’année où la police secrète portugaise (PIDE) commence à arrêter des personnes suspectées d’aider les mouvements de libération (Bonate, 2007). Entre 1965 et 1969, des centaines de musulmans du nord du Mozambique sont emprisonnés dans la célèbre forteresse d’Ibo ou envoyés à la prison centrale Machava 7. Entretien avec Rafico Latifo Yacob, Pemba, 3 mars 2008. 8. Petite, la communauté inclut également un certain nombre de métis. Entretien avec Abdul Latif Amade, vice-président de la Comunidade Muçulmana de Pemba, 30 avril 2008. 9. Donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable. 10. Entretien avec Chaykh Yussuf Bwana, Pemba, 28 et 29 décembre 2007. 64 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), où nombre d’entre eux sont torturés et tués. La mosquée n’est donc achevée qu’après l’indépendance et, jusqu’en 2002, le comité de la mosquée est constitué de chefs soufis qui, outre les contributions des murids africains (apprentis mystiques soufis), dépendent de donations des marchands indiens de la ville. D’après les musulmans locaux, les musulmans de Pemba entretenaient d’assez bonnes relations les uns avec les autres durant la période coloniale, quelle que soit leur origine. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les contacts des Indiens avec le sous-continent sont en fait assez limités, et les premiers hommes arrivés en Afrique épousent même des femmes africaines. Le voyage étant facilité par les moyens de transport modernes, les hommes viennent plus tard avec leurs épouses depuis l’Inde, mais pratiquent tout de même la polygamie. Eux-mêmes qadiris, les Indiens sont généralement intégrés à la vie musulmane locale dominée par les Africains. Pour la plupart commerçants, ils ne songent guère à poursuivre une carrière religieuse. L’éducation coranique de leurs enfants et leur initiation aux rituels soufis ou autres rituels islamiques sont confiées aux shuyukh et walimo (enseignants coraniques) africains locaux. La vie musulmane de Pemba se caractérise par une économie morale globalement pieuse et paternaliste associée au soufisme. L’enseignement coranique, la construction et l’entretien des mosquées et madrasas, ainsi que l’accomplissement des rituels communautaires, comme le mawlid (célébration de l’anniversaire du prophète Mahomet ou des saints soufis), la ziyara (visite rituelle des tombes des saints ou autres morts) et les funérailles se font tous à partir de dons privés de murids africains. Certains d’entre eux travaillant pour leur propre compte en tant que tailleurs, bijoutiers, menuisiers, pêcheurs, etc. ; d’autres travaillant pour l’administration portugaise, pour des entreprises privées, telles que João Ferreira dos Santos, pour les chemins de fer et dans les ports, ou à bord de bateaux de pêche ; d’autres encore sont employés dans des maisons coloniales. Le calife et ses associés les plus proches, le naqib et le shawriyya, contrôlent et organisent alors l’utilisation de l’argent. Les enseignants de la madrasa reçoivent une rétribution hebdomadaire de la part de leurs élèves, appelée « argent juma » ou ki-furushi (de l’arabe fulus, argent). Les étudiants sans argent travaillent au foyer des walimu ou dans les machamba (champs en régime pluvial). Les établissements religieux récoltent de l’argent par d’autres moyens : écriture de hiriz (talismans), divination et guérison, lecture du Coran au cours des funérailles (hitima), organisation de sociétés de danse, notamment Tufo (du swahili dufu, tambours) et Bruji (un dhikr rifai), récitation de qasida (poésie de piété) ou encore improvisation de poésie et chants pour les mariages ou 65 ■ Afrique contemporaine ■ en l’honneur des dirigeants coloniaux durant les célébrations tant musulmanes que chrétiennes. Les Indiens, quand à eux, participent non seulement aux rituels islamiques communautaires conduits par les musulmans africains, mais contribuent régulièrement, en argent ou en nature, à leur réalisation, élevant ainsi leur réputation morale au sein de la communauté. Ils soutiennent les activités communales de Chaykh Muhammad Zubair en lui procurant de l’argent pour les dépenses funéraires et pour le transport des corps jusqu’au cimetière, ainsi que pour la sadaqa (dévotion par l’aumône) aux pauvres, aux nécessiteux et aux étrangers. La mosquée et la madrasa les plus anciennes appartiennent à la communauté indienne ; y servir en tant qu’imam et y enseigner sont synonymes de prestige matériel et symbolique considérable pour les Africains. L’ARRIVÉE DE L’AMA Selon M.A. Mohamed Salih (2002, p. 6-8), des organisations non gouvernementales (ONG) islamiques en Afrique apparaissent en réponse aux crises que l’Afrique connaît pour des raisons économiques, de gouvernance et de moyens de subsistance dans les années 1980. Le contexte de leur émergence « ne peut être dissocié des facteurs qui ont contribué à l’émergence des ONG laïques en général », lesquelles trouvent leur origine dans la recherche de nouvelles approches du développement 11. Au Mozambique, la première ONG islamique, la Ligue islamique mondiale (ar-Rabita al-Alami al-Islami), basée en Arabie Saoudite, apparaît quand le parti Frelimo au pouvoir met en pratique un modèle économique guidé par une idéologie athéiste marxiste (Bonate, 2008). Plus que la crise économique, c’est la guerre civile, menée par la Renamo sous la forme d’une résistance armée qui préoccupe principalement. Les musulmans du nord du Mozambique font remonter leur mécontentement vis-à-vis du gouvernement auprès de pays musulmans qui viennent en aide aux groupes d’opposition. Ces groupes, comme celui de Renamo, connaissent un nouvel essor. Ce qui conduit aux négociations entre le gouvernement de Frelimo et ar-Rabita. En 1980-1981, ar-Rabita commence de négocier avec les autorités les moyens de faciliter le hadj pour les musulmans mozambicains (Bonate, 2008, 11. Cette situation se retrouve dans d’autres pays : Weiss (2002, p. 84) souligne qu’au Ghana, l’émergence d’ONG islamiques et d’« actions musulmanes visant à procurer une protection sociale » s’expliquent par les « piètres performances de l’État postcolonial » et par la crise économique généralisée en Afrique. 66 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ p. 645). Le Frelimo décide la création d’une organisation islamique nationale par laquelle ar-Rabita pourrait canaliser les fonds et organiser le hadj : en janvier 1981, les représentants de l’État et un groupe d’imams de Maputo lancent le Concelho Islâmico de Moçambique (Conseil islamique du Mozambique, CISLAMO), qui élit Abubacar Ismael « Mangira », d’origine indienne, co-coordinateur puis secrétaire national 12. Abubacar « Mangira » a achevé son cursus sur la charia à l’université de Médine en 1964 (Monteiro, 1993b, p. 91-95 ; 1993a, p. 413 ; Bonate, 2008, p. 640-650). Il était connu localement pour être un wahhabite poursuivant une politique de « purification » de l’islam mozambicain à travers des conflits avec les soufis, qu’il qualifiait d’« ignorants » et de partisans de la bid’a (« innovations religieuses abominables ») (Monteiro, 1993b, p. 93-95). « Mangira » cherche d’abord à collaborer avec l’État et réussi à rallier à sa cause le gouvernement Frelimo de la période postindépendance et s’impose finalement comme leader de la première organisation islamique nationale. Le rapprochement de « Mangira » et du Conseil islamique à l’égard du gouvernement de Frelimo tient au fait que l’islam pratiqué par les habitants du Nord est un « islam syncrétique », aux limites des « us et coutumes africains ». Il est conforme à l’opinion partagée par les anciens colons portugais et les wahhabites, mais aussi par l’intelligentsia universitaire et politique chrétienne et laïque de la période postindépendance (Bonate, 2008, p. 645). Aux yeux des pouvoirs publics, l’orientation moderniste des wahhabites, leurs diplômes universitaires et leur aisance avec la langue arabe les rendent mieux à même de traiter avec le Moyen-Orient musulman. Les soufis, en revanche, sont perçus comme étant accrochés à des traditions « obscurantistes » rappelant les « traditions africaines », et ne parlant correctement ni le portugais ni l’arabe. Ils ne sont pas considérés capables de collaborer avec les ONG islamiques internationales ou d’occuper des postes dans le secteur public ou privé. Les jeunes, soucieux de mobilité sociale et de trouver des moyens de subsistance, ne prêtent guère d’attention au mode traditionnel d’écriture des langues locales dans l’alphabet arabe ainsi qu’au dhikr et autres pratiques religieuses tournées vers l’intérieur et n’y recourent pas. Les diplômés noirs qui reviennent de pays musulmans soutiennent que le soufisme n’y est pas pratiqué et soulignent sa différence avec l’islam. Les anciens leaders soufis ne sont pas en position de force. Car ils sont devenus califes après l’indépendance, quand les confréries ont cessé d’interagir avec leurs frères d’Afrique de l’Est et du monde entier. Elles sont 12. Archives DAR, 28 février 1985, Sintese de Encontro com o Conselho Islâmico de Moçambique. 67 ■ Afrique contemporaine ■ alors de simples institutions locales tournées vers les affaires intérieures du Mozambique. Les chefs soufis s’efforcent tout de même d’intégrer la sphère publique en rejoignant des partis politiques et le Congrès islamique. Mais ils n’ont pas pour autant de pouvoir d’influence dans ces organisations, car ils sont marginalisés par leurs « traditionnalistes » (Bonate, 2008, p. 651). En 1981, aucun instrument juridique ne permet encore l’enregistrement officiel d’une organisation religieuse. Ce n’est qu’en 1983 que le Conseil est officiellement enregistré, après l’adoption d’une nouvelle politique de Frélimo, lancée en 1982, qui laisse les institutions religieuses agir librement une fois enregistrées auprès du département des affaires religieuses (Departamento dos Assuntos Religiosos, DAR). Les musulmans en désaccord avec le point de vue idéologico-religieux de « Mangira » lancent leur propre organisation islamique nationale, appelée Congresso Islâmico de Moçambique (Sunni) (le Congrès islamique sunnite du Mozambique), enregistré un mois avant le Conseil, organisation centralisée qui regroupe des organisations déconcentrées auxquelles elle transmet des fonds. Le Congrès, pour sa part, rassemble un groupe d’associations et de confréries, comme les confréries soufies et les Comunidades Maometanas/Muçulmanas sunnites indiennes, chacune ayant une existence juridique et financière propre 13. Encadré 2 – L’Africa Muslims Agency (AMA) L’AMA (Lajnat Muslimi Ifriqyia) a été fondée en 1981 par un médecin koweïtien, Abd ar-Rahman Hamoud al-Sumait, en tant qu’Agence des musulmans malawites (Lajnat Muslimi Malawi). Lorsqu’elle commence à s’étendre au reste de l’Afrique subsaharienne, elle est rebaptisée AMA, puis, en 1999, Direct Aid International (Jami’ayyat al‘Awn al-Mubashir). La majorité des fonds de l’AMA proviennent de contributions des citoyens koweïtiens et des pays du Golfe et de leur gouvernement respectif. Ses activités se limitent initialement à ce qui était compris comme da’wa (prosélytisme islamique), c’est-à-dire la construction de mosquées, la distribution gratuite d’exemplaires du Coran et d’autres ouvrages islamiques et la formation des enseignants, leaders, imams et experts juridiques musulmans, envoyés dans des séminaires à l’étranger pour compléter leur formation. L’aide et le soutien aux populations locales se font à petite échelle jusqu’au milieu des années 1990, époque à laquelle l’ONG décide que la da’wa doit avoir une portée plus vaste, incorporant même des projets de développement. Aujourd’hui, l’AMA est active dans 34 pays d’Afrique subsaharienne 14. Membre du Conseil économique et social des Nations unies, elle a conclu des accords avec l’UNCHR, l’Unicef, l’OMS, la BID et divers pays africains, dont le Mozambique. 13. Par tradition, les associations indiennes apportaient un soutien matériel à leurs frères soufis africains. 14. http://www.africamuslimsagency.co.za 68 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ Au Mozambique, l’AMA a construit cinq établissements d’enseignement secondaire et cinq écoles primaires, où est appliqué le programme officiel dans différentes parties du pays. Les frais d’inscription dans le secondaire sont très faibles et on y dénombre 11 000 élèves en 2009. L’AMA a également aidé un millier d’orphelins dans le pays, certains recevant un soutien intégral dans des orphelinats construits et gérés par l’ONG, les autres vivants au sein de leur famille élargie et recevant un subside annuel de 287 USD. Vingt bourses d’enseignement supérieur dans le pays ou à l’étranger sont offertes chaque année, et en 2009, onze étudiants boursiers étudiaient à l’université Eduardo Mondlane à Maputo, avec une bourse de 700 USD par an, et un au Portugal. L’ONG a également construit cinq cliniques, creusé 500 puits, réservé 2 500 km2 afin d’y planter 100 000 arbres pour protéger l’environnement et soutenu une association de personnes atteintes du sida à Pemba. Au cours des inondations de 2002, l’ONG a apporté et distribué aux personnes touchées 21 conteneurs de produits de première nécessité. En 2009, le représentant de l’AMA pour le Mozambique affirme que l’action de l’ONG est centrée sur l’éducation, la santé, l’avancement du statut des femmes, la protection des enfants, l’eau et l’assainissement, la construction et l’aide 15, et met ainsi en lumière le « développement » (at-tatuir) comme activité prépondérante de l’AMA, indépendamment de la religion des groupes cibles et sans interférer avec leur culture. « Il n’y a pas de projets de da’wa », souligne-t-il. L’AMA À PEMBA En 2009, le représentant de l’AMA au Mozambique affirme que l’ONG ne poursuit aucun objectif politique ni projets de da’wa et se consacre exclusivement à des activités d’assistance et de développement. Dans les années 1980 et 1990, l’AMA, à travers son association avec le Conseil islamique, influençait les positions religieuses et politiques du parti au pouvoir (Bonate, 2008). L’AMA se serait avant tout préoccupée de da’wa et d’éducation islamique durant ces deux décennies, ce qui conduit à penser qu’elle a contribué à l’intensification des tensions politiques musulmanes internes au Mozambique. Comme le montrent Eickelman et Piscatori (1996, p. 5), dans un contexte musulman, les différends symboliques sur les conceptions islamiques et le contrôle des institutions font partie intégrante du jeu politique 15. Entretien avec Bentaleeb Muhammad, Maputo, 3 mars 2009. 69 ■ Afrique contemporaine ■ et de la gouvernance. Ces divergences s’articulent autour de la perception du rôle de l’islam dans la société et de sa signification relative vis-à-vis d’autres codes et valeurs culturels (Wiktorowicz et Farouki, 2000, p. 687-88). L’AMA participe à ce conflit culturel et symbolique en formant de nouveaux leaders islamiques qui critiquent les anciennes interprétations et pratiques islamiques locales telles que le soufisme. L’agence a offert des opportunités de modifier les « normes et règles qui régissent la société, parfois plus efficacement que les codes juridiques formels de l’État, fréquemment négligés lorsque l’hégémonie de l’État est faible » (Wiktorowicz et Farouki, 2000, p. 689). Les leaders réformistes de ce type sont apparus dans la province de Nampula au nord du Mozambique, et à Inhambane et Lourenço Marques (actuellement Maputo) dans le sud dès les années 1950 et 1960 (Bonate, 2007). À Pemba, on les considère comme issus directement de l’arrivée de l’AMA dans la ville 16, résultats de la distribution par celle-ci d’un nombre considérable de bourses pour l’Arabie Saoudite à travers ar-Rabita, le Conseil islamique et le ministère de l’Éducation d’Arabie Saoudite, et de la création de nouvelles écoles religieuses et de bourses d’étude au Mozambique. À l’échelon local, le premier représentant de l’AMA à Pemba, un Pakistanais dénommé Mokhtar, a ouvert ses propres classes d’apprentissage de la religion et de la langue arabe afin de diffuser le programme de da’wa et d’islamisation de l’ONG. Deux de ses élèves, Muhammad Abdullah Cheba et Abdul Rafi Mussa Shafin, ont été envoyés à Maputo pour approfondir leur éducation auprès des chefs du Conseil islamique, Abubacar « Mangira » et Chaykh Aminuddine Muhammad. Cette nouvelle génération de leaders islamiques est la manifestation locale du phénomène supranational percevant l’islam comme une idéologie et un mode de vie total (Eickelman, Piscatori, 1996, p. 32-45). Souvent appelés islamistes ou salafistes, ils observent un scripturalisme puritain, exigent une interprétation littérale du Coran et des hadiths et une application universelle de la charia (ibid., p. 60-69 ; Brenner, 1993, p. 61-75). Ils dénoncent une imitation « aveugle » du mode de vie occidental et le respect par les musulmans des « traditions africaines », s’opposent spécifiquement aux rituels soufis comme le mawlid, la ziyara et le dhikr et toutes pratiques ésotériques de médecine prophétique et d’écriture de hiriz. Au Mozambique, ils décrivent non seulement le soufisme comme une manifestation du shirk (polythéisme) et de la bid’a, mais ils tendent aussi à ramener son statut à celui de kufr (incroyance), de folklore et même d’« us et coutumes africains ». 16. Entretien avec Chaykh Yussuf Bwana, 28 et 29 décembre 2007. 70 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ À Pemba, les jeunes shuyukh accusent les soufis, leurs propres parents et grands-parents, d’être des jahili (ignorants), et même des kafir (noncroyants) ou des munafique (hypocrites). Ils les accusent aussi de propager la bid’a et le shirk 17. Selon Abdul Rafi, « les anciens n’avaient pas l’ilm [le savoir], ne connaissaient pas le Coran et ne connaissaient que le dhikr, Brazanji et les dufu. Ils ne faisaient pas le dhikr comme il faut ; le dhikr est un acte qui permet de se remémorer Allah en récitant le Coran 18 ». Muhammad Cheba soutient que « l’ancienne génération ne connaissait pas la charia, la loi-mère de l’islam, parce qu’elle ne savait pas lire l’arabe ni donc le Coran 19 ». Rafi aussi bien que Cheba soulignent que « les temps ont changé. Le dhikr tel qu’il est pratiqué par les confréries soufies n’a pas sa place dans une société moderne, il est trop obsolète ». Outre qu’ils étaient considérés comme non modernes et non islamistes, les soufis sont également accusés de jeter l’argent par les fenêtres et d’exploiter les gens à des fins de profits : « Ce n’est pas bien de collecter de l’argent auprès des familles pauvres pour l’hitima durant les funérailles ; ce n’est pas bien d’exploiter la douleur des personnes veuves et de leur famille pour le dhikr du troisième et du quarantième jour. » Cheba est allé jusqu’à affirmer que le soufisme s’apparentait davantage aux « traditions africaines » qu’à l’islam. L’AMA et le Conseil islamique ont tellement collaboré au fil des ans qu’ils sont souvent perçus par de nombreux musulmans ordinaires de Pemba comme une entité unique. Toutefois, en 1998, plusieurs jeunes islamistes noirs au nord du Mozambique ont abandonné le Conseil et fondé une nouvelle organisation appelée Ahl al-Sunna ou Ansar al-Sunna. Ils affirment être brimés par le supposé préjugé racial affiché par les leaders indiens du Conseil islamique, l’association de ce dernier avec le Frelimo et sa prétendue accumulation de richesses au moyen de transactions commerciales et du siphonage des fonds octroyés par les ONG islamiques internationales 20 (Bonate, 2008, p. 649-50). Certains membres d’Ansar al-Sunna de Pemba ont mis en relation la fondation de l’organisation avec l’influence de l’AMA, qui prétendait « vouloir défendre les droits des musulmans mais, étant une organisation étrangère, ne pouvait pas interférer directement dans la politique locale. L’AMA a motivé la création d’Ansar al-Sunna du fait que le Conseil islamique ne fonctionnait pas correctement 21 ». Cependant, contrairement à 17. Entretien avec Chaykh Yussuf Bwana, 28 et 29 décembre 2007. 18. Entretien avec Chaykh Abdul Rafi Mussa Shafin, Pemba, 1er avril 2008. 19. Entretien avec Chaykh Muhammad Abdullah Cheba, 1er avril 2008. 20. Entretien avec Chaykh Bwana Alfane, Pemba, 27 décembre 2007. 21. Entretien avec Ame Chande, délégué provincial du Conseil islamique et secrétaire général d’Ansar ul-Islam Association, Pemba, 3 avril 2008. 71 ■ Afrique contemporaine ■ la province de Nampula, marquée par la rupture et une distanciation par rapport au Conseil islamique et à Ahl al-Sunna ou Ansar al-Sunna, nombre des membres d’Ansar al-Sunna de Pemba continuent d’entretenir des liens étroits avec le Conseil islamique. Leurs activités et programmes reposent sur ses fonds, notamment pour l’entretien des madrasas. Ils bénéficient de subventions du Conseil, dont les fonds proviennent de dons nationaux et internationaux, en particulier d’ONG islamiques supranationales, telles que l’AMA. Depuis la fin des années 1990, le Conseil a également commencé à avoir accès à des fonds du Waterval Islamic Institute 22, dirigé par la famille Mia en Afrique du Sud, qui distribue des ouvrages scolaires religieux et verse un salaire mensuel aux enseignants de madrasa. Traditionnellement, le Conseil fait transiter ses fonds par les mosquées dirigées par des personnes qui ont le même point de vue idéologico-religieux. Dès le début, le Conseil s’occupe des mosquées, qui jouent le rôle de cellules localisées. En novembre 1983, Abubacar « Mangira » écrit au département des affaires religieuses (DAR) du ministère de la Justice que « l’objectif du Conseil islamique [était] de regrouper seulement les mosquées 23 ». Dans les années 1980, le Conseil s’approprie certaines mosquées historiques importantes, qui appartiennent pour la plupart aux Comunidades Maometanas/ Muçulmanas indiennes, y compris la mosquée d’Inharrime et la mosquée Juma de Matola, et les mosquées Anuaril Islamo et Polana à Maputo. Ce scénario est reproduit à Pemba en 2002, lorsqu’une bataille fait rage au sujet de la mosquée de Paquitequete, fruit d’une confrontation directe entre l’ancienne génération de soufis et leurs enfants appartenant à Ansar alSunna. Le président (conseil local) du quartier, Ahamada Abdallah, membre d’Ansar al-Sunna, déclare au cours de la prière du vendredi que l’ancien imam doit être remplacé. Devant la résistance de la congrégation, le conflit s’envenime. Lors des combats, la police arrête toutes les personnes impliquées, mais Ahamada et ses associés sont immédiatement relâchés. Le reste de la population de Paquitequete demeure devant la prison toute la nuit pour exiger la libération des autres prisonniers, libérés le lendemain matin. Malgré cela, l’affaire est portée devant l’agence locale du DAR qui rend finalement la mosquée à ses propriétaires initiaux. Ahamada a de nouveau manigancé en déclarant aux pouvoirs publics que le conflit était de nature politique 24. La mosquée est finalement définitivement donnée aux jeunes 22. http://islamicfocusarticles.blogspot.com/2008/06/waterval-islamic-institute.html 23. Archives du DAR, lettre d’Abubacar Ismael « Mangira » et du Conseil islamique du Mozambique au ministère de la Justice/DAR, 4 novembre 1983. 24. Entretien avec Yahia Ngomate, Pemba, 28 décembre 2007. 72 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ shuyukh, qui ont rapidement organisé un comité de mosquée, avec Muhammad Cheba à sa tête. Comme partout au Mozambique, la présence du Conseil islamique et de l’AMA affecte la communauté indienne de Pemba. Si nombre d’entre eux sont demeurés soufis, d’autres, à l’instar d’Ossemane Yacob, de la famille indienne la plus en vue et la plus riche de la ville, ont embrassé avec ferveur cette nouvelle idéologie religieuse mise en avant par l’AMA et le Conseil islamique. Entre autres affaires commerciales, Yacob détient le plus grand supermarché et le plus grand magasin de matériaux de construction. Il était proche de feu Abubacar « Mangira » et est ami avec l’actuel président du Conseil, Chaykh Aminuddine Muhammad. Après avoir abandonné la Comunidade Muçulmana, invoquant des divergences insurmontables, il a construit une nouvelle mosquée et deux nouvelles madrasas, grâce au soutien de l’AMA, du Conseil islamique et du Waterval Islamic Institute. En 2001, lorsqu’un homme d’affaires saoudien, Adel Aujan, érige dans la ville un luxueux complexe touristique, le Pemba Beach Hotel, Ossemane Yacob est devenu son associé. Abel Aujan est le propriétaire du groupe Aujan et de Rani Investment International, spécialisés dans la fabrication et la distribution de boissons sans alcool et de confiseries, ainsi que dans le tourisme, les mines et le commerce 25. Au Mozambique, Aujan a ensuite construit deux autres complexes touristiques, sur les îles Matemo et Medjumbe, au large de Pemba, mais aussi un petit centre médical et une mosquée à Paquitequete. Associé avec Aujan, Yacob a pu transférer une partie de ses activités à Dubaï, où lui et sa famille passent une partie de l’année. La nouvelle génération d’islamistes indiens, tel Ossemane Yacob, étant tournée vers l’extérieur, on aboutit à un abandon quasi total des anciens réseaux indiens, désormais remplacés par une orientation vers les pays du Golfe et l’Afrique du Sud. Parallèlement, les Indiens soufis, toujours dans le réseau des associations sunnites indiennes installé sur l’ensemble du pays (les Comunidade Maometanas/Muçulmana), subissent aussi des transformations. Dès la fin des années 1990, ils commencent à resserrer les liens avec leur « patrie historique », en particulier avec les centres de Chistiyya d’Uttar Pradesh. Ils construisent une « identité indienne », introduisant la langue ourdoue dans l’enseignement à la madrasa et faisant venir du sous-continent des professeurs chisti indiens. Les anciennes générations de professeurs de madrasa étaient des soufis africains qui voyaient l’enseignement de l’islam comme une obligation religieuse 25. www.kuwaittimes.net/read_news.php?newsid=ODUyMjQyMTU3 et http://business.maktoob.com/20070423 143892/ ArticleAnnouncement.htm 73 ■ Afrique contemporaine ■ et se satisfaisaient du paternalisme et du prestige associé au fait d’enseigner à des enfants indiens. Ils ne recevaient qu’occasionnellement une rémunération ou des cadeaux. Ils soulignent qu’ils étaient traités comme des membres des familles indiennes 26. À l’inverse, les nouveaux enseignants venus d’Inde attendent un salaire fixe et de bonnes conditions de vie, avec tout le confort moderne. L’un des enseignants africains de madrasa les plus influents, Malimo Inchuti, qui a travaillé pour la mosquée et la madrasa indiennes ces trente dernières années, est particulièrement exaspéré par le fait que durant toutes ces années, on ne lui a jamais versé le moindre salaire, sans parler de meubler son logement, de lui apporter l’eau courante ou d’autres commodités modernes de base. CONCLUSION L’AMA et le Conseil islamique ont joué un rôle déterminant dans l’exacerbation des tensions politiques internes entre musulmans. Ces organisations ont permis l’émergence d’une nouvelle génération de chefs religieux qui ont pu défier l’ordre établi, dominé par les soufis dans la ville de Pemba depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1987. L’autorité religieuse soufie a été mise à l’épreuve une fois que les nouveaux shuyukh ont déclaré que les chefs soufis ne savaient pas interpréter correctement les sources élémentaires de l’islam, le Coran et les hadiths, au prétexte d’une mauvaise compréhension de la langue arabe et d’une formation religieuse généralement déficiente. La nouvelle génération a également affirmé être un vecteur de modernisation, contrairement aux soufis supposés rétrogrades. L’économie morale du soufisme et ses fondements économiques traditionnels ont également été fortement sapés et ébranlés, et les soufis africains ont du mal à soutenir financièrement leurs activités ou à recruter des jeunes. Parallèlement, compte tenu de leur position idéologico-religieuse, ils sont généralement exclus de l’accès aux projets et aux fonds du Conseil islamique et d’ONG islamiques supranationales telles que l’AMA. La nouvelle génération a stigmatisé comme non islamiques et non modernes ces pratiques qui forment la base morale et économique du soufisme. Elle associe mawlid, ziyara, dhikr, hitima, médecine prophétique, divination et écriture d’hiriz aux « us et coutumes africains » plutôt qu’au « véritable » islam, les 26. Entretien avec Malimo Inchuti Juma Mohando, Pemba, 2 avril 2008. 74 ■ Transformations de l’islam à Pemba au Mozambique ■ qualifiant d’absurdes et d’inutiles pour les musulmans contemporains. Face aux doutes qui persistent concernant le caractère adéquat de ces rituels, nombre de jeunes sont lassés du soufisme, tandis que les murids africains vieillissants ne sont plus à même d’apporter une contribution financière significative. Enfin, la communauté indienne soufie, qui historiquement partageait sa vie religieuse avec les Africains et apportait fréquemment un soutien financier à leurs activités communautaires, a décidé de prendre de la distance en créant sa propre identité religieuse « indienne » « ethnique », notamment en faisant venir des professeurs soufis du sous-continent indien, pour travailler dans les madrasas indiennes, aux dépens des Africains qui y enseignaient précédemment. Les professeurs indiens reçoivent un salaire, une maison avec le confort moderne et des congés payés, avec en particulier un voyage annuel dans leur pays natal. Une situation qui contraste avec celle des Africains qui voyaient l’enseignement coranique comme une obligation religieuse et se satisfaisaient du paternalisme et des rémunérations ou cadeaux occasionnels que leur accordaient les commerçants indiens. En raison de la lutte pour la libération et de la guerre civile, les soufis africains du Mozambique se sont retrouvés, pour l’essentiel, coupés de leurs réseaux mondiaux et même régionaux, en Afrique de l’Est. Bien que, récemment, quelques jeunes musulmans aient commencé à recréer ces réseaux, à construire un pont plus solide avec les pouvoirs publics et à rechercher des moyens de renforcer la base de soutien matériel et financier du soufisme, leur situation économique demeure extrêmement précaire. BIBLIOGRAPHIE BONATE, L.J.K. (2007), Traditions and Transitions : Islam and Chiefship in Northern Mozambique, ca. 1850-1974, dissertation de doctorat, université du Cap. BONATE, L.J.K. (2008), “Muslim Religious Leadership in Post-Colonial Mozambique”, South African Historical Journal, vol. LX, n° 4, p. 637-654. BRANQUINHO, J.A.G. de M. 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