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Jonathan Crary : Suspensions of Perception : Attention, Spectacle and Modern Culture (1999) – 1895. Revue d’Histoire du cinéma, n°52, sept. 2007, pp. 176-181

2008

Jonathan Crary, SusPensions of Perception : Attention, Spectacle and vision dans différentes disciplines entre 'I 810 et 1840, le deuxième revient, par le Modern Culture, Cambridge Mass., The biais d'un examen des ceuvres picturales de Manet, Seurat et Cézanne, sur la crise MIT Press, 1999,397 p. Articulant histoire de l'art et théories scientifiques et philosophiques de la perception dans une perspective épistémo- logique, Jonathan Crary trace, à travers ses deux ouvrages l'Art de l'observateur. Vision et modernité au xxe sièc/e (Nîmes, §e§tâmb!'* s'agit d'examiner les conséquences techniques, scientifiques, philosophiques, esthétiques et sociales de cette chute des modèles classiques fondés sur la stabilité du perçu, logie d'un modèle de subjectivité relatif à répercussions repérables autant dans les procédures visant à instrumentaliser et à domestiquer la vision humaine, que dans les stratégies de la modernité et qui sera entériné par le résistance ouviant la subjectivité à des Jacqueline Chambon, 1994 [1990]) et Suspensions of Perception : Attention, Spectac/e and Modern Culture, la généa- 176 de la perception comme accès garanti, fiable, cohérent et immédiat à l'essence du monde visible. Dans les deux cas, il capitalisme avancé. Conçus dans la conti- espaces potentiels d'émancipation. nuité d'une réflexion portant sur culture spectaculaire qui apparaît au xlxe siècle aurait donc façonné un prototype la restructuratlon du regard et du rÔle du spectateur mis en jeu par une série de pratiques et de discours scientifiques, La de sujet percevant dont la validité est attestée tout au long du xxe siècle par les culturels et sociaux, ces deux ouvrages dépassent largement le champ de com- divers systèmes de normes, de pratiques pétence attaché traditionnellement à une chaire d'Histoire de l'art, occupée par l'auteur à l'Université de Columbia. Faisant preuve d'érudition et de créativité intellectuelle. Crary fait dialoguer le cinéma, la télévision, la publicité et la cybernétique n'étant à cet égard que des l'histoire de la représentation et des dis- lors comme une réponse possible adres- positifs visuels avec le vaste processus de sée à cette refonte du sujet aux prises avec un espace-temps perceptif voué à la modernisation de la perception humaine et de discours réglementant l'attention - épiphénomènes. attention - et son Pendant nécessaire. la distraction - apparaissent dès L ne psychologie scientifique à la fin du précarité, l'hétérogénéité, la pluralité, la multisensorialité, la dynamisation, la dis- xrxe siècle. Alors que son premier ouvra- solution ge étudiait l'émergence des modèles de études des discours, des pratiques et des observable, par exemple, dans le domai- et l'éclatement. Crary croise représentations afin de vérifier la validité d'une hypothèse essentielle à sa démonstration : l'attention deviendrait un objet discursif majeur et une pratique d'objec- construction de l'observateur attentif. une solution possible apportée à l'idéal d'attention requis par la modernité' Appuyant méthodologiquement sa réflexion sur l'archéologie foucaldienne et l'analyse transversale deleuzienne, il tivation scientifique à partir du moment où la perception se révèle incertaine car conditionnée par un corps toujours plus en proie à la distraction, à l'inertie, à la non-productivité, un corps dont la vérité empirique rend caduque la dualité sub- l'oriente idéologiquement vers des postulats néo-marxistes destinés à critiquer les effets aliénants des techniques de rationalisation et de quantification des jectivité/objectivité. L'émergence de corps et des esprits, dans la voie tracée 1895 r modèles de vision corporalisés coÏncide- par les propositions de Guy Debord sur la société du spectacle ou de Fredric septen'ibre raient donc avec les mesures servant à endiguer les velléités d'une attention située à la lisière du pathologique (les maladies de la mémoire) et du parapsychologique (l'hypnose). Si le paradigme de l'attention renvoie à un fantasme d'autonomie et de maÎtrise du sujet capable d'opérer une synthèse du perçu, il indique également une possible désin- Jameson sur l'inconscient politique (The Political lJnconscious : Narrative Sociatly Symbolic Act, lthaca, n" 5? 2007 as Cornell University Press, 1981), et plus en amont encore, de la tradition issue de l'École de 177 Francfort. La discussion des modèles de vision enracinés dans l'épaisseur du tégration de la perception, cette oscillation étant conceptualisée par Crary en corps est entièrement sous-tendue par un mode de raisonnement qui ne cesse de dialectiser les forces en présence : si termes de crise propre à l'éprstémè de la les régimes perceptifs du xtxe siècle s'ap- modernité. S'opposant aux théories « classiques » de la distraction comme pliquent à canaliser l'attention du sujet percevant, ils prennent également en destruction irréversible de la perception (5immel, Benjamin, Kracauer, Adorno), Crary précise qu'attention et distraction compte les conditions de possibilité de suspension, de sa conversion en sa son ne constituent pas deux pÔles opposés et contraire, et donc de la négation de la perception elle-même. Selon Crary, la antinomiques, mais s'inscrivent sur le trajet d'un continuum qui les fait participer du même processus dynamique de subjectivité moderne ne cesse ainsi de transiter sur un axe paradigmatique où des modalités perceptives contradic- régulation réciproque. La distraction serait dès lors la cause et l'effet de la toires se succèdent, dans une logique à la fois d'alternance et de dépassement, T§3 m w tr" .,..w " .,,.,:.W ,,,,,r,,,,,,,§,§1 .':...,....&2 .,::::;:§3 I;J ':""'4, i:,,,.,,,,,i de réversibilité et de rébellion, de géné- suspension de la perception, c'est-à-dire rativité stérile et de destructivité libéra- comme un état de réceptivité particulier toire. Tirant un trait entre modernité, qui permet la captatlon de stimuli perceptifs hétérogènes et simultanés. Dans un premier temps, Crary se réfère de domestication de la vision, performance cognitive et économie capitaliste, il suggère que cette dernière, via l'invention de nouveaux produits et techniques, de nouvelles sources de stimulations et 178 manière problématique aux thèses freudiennes sur l'attention comme fonction de la conscience et du principe de réalité - modalités de consommation d'images et propositions marginales, limitées et vite de sons, impose au sujet une attitude paradoxale divisée entre une attention absorbée par des tâches laborieuses et spectaculaires, et un état de distraction signe d'une capacité d'adaptation à Ia variabilité incessante du champ perceptif. Dans cette théorie dialectique de I'attention comme à la fois produit standardisé de la modernité et expression d'une volonté consciente et autonome, périmées par des recherches ultérieures Crary envisage le dispositif cinématogra- phique comme le lieu où I'attention du spectateur se transforme autant en foca- lisation fascinée par une image absor- (thèses figurant dans Projet d'une psy- chologie scientifique (1895), réévaluées en fonction d'une nouvelle conception de la conscience qui lui est étroitement Iiée. Dès L'interprétation des rêves (1900), Freud relativisera grandement le rôle de l'attention comme manifestation pos- sible de la conscience, marginalisant du même coup les questions afférentes). Mais il s'appuie ensuite de manière plus pertinente sur un article de 1912 dans lequel Freud avance son concept d'« attention flottante » qui devrait présider au bante, qu'en distraction anarchisante voulue par la dimension attractionnelle du cinéma des origines. Le sujet perce- au médecin dans le traitement psychana- vant de la modernité serait ainsi toujours xl, Paris, PUE 1998, pp.146-154). ll s'agit en mesure de proposer des contre- en effet de maintenir des deux côtés du modèles neutralisant les stratégies d'asconsommation et la modernité capitaliste. dispositif analytique (patient et médecin), un mode d'écoute et de parole singulier mettant en suspension la logique Explicité dans l'épilogue, le titre choi- de la pensée rationnelle consciente pour si par l'auteur reconduit d'ailleurs le favoriser à la fois la manifestation de l'inconscient, le processus des associations d'idées, et l'inhibition du travail de servissement induites par la société de paradoxe inscrit au cæur de l'attention moderne conçue comme une forme de modèle de la cure analytique (« Conseils lytique » (1912), CEuvres complètes, vol. ségrégation, de hiérarchisation, de sélec- consacré à Édouard Manet (« 1879 Unbinding Vision ») vaut plus pour le : tivité et de jugement du Moi. Cet état de suspension du Mol - qui est autant un décor planté idéal à atteindre permettrait ainsi des enjeux liés à la crise de l'attention l'exercice d'une activité psychique alter- tels qu'appréhendés dans les champs de - nat!ve, ouverte, innovante et respec- - à savoir Ia mise en place la psychophysiologie, de la psychopatho- tueuse d'une subjectivité complexe, non logie et de la philosophie normée, non conditionnée. L'évocation de ce type d'attention confère à Crary à analyses des tableaux censées démontrer l'argumentation une note positive puisqu'en dépit de Ia coercitivité de notre culture contemporaine transformée en gigantesque spectacle homogénéisant urbain dont l'attitude attentive est hantée par la possibilité de son propre excès. consciences et comportements, Crary en appelle à une transformation sociale de cet état de fait. - que pour les le statut problématique de l'observateur Déjà signalée par Michael Fried dans ses travaux sur la peinture moderne (et notamment sur Manet) - référence par ailleurs trop peu reconnue par Crary -, la représentation de Ia figure de l'absorbe- Cet intérêt pour les vicissitudes de la ment aboutit à une forme d'exclusion du vision, les nouveaux régimes d'adaptabi- spectateur confronté à une image totaIement verrouillée (Voir /a Place du spec- lité sensorielle et les formations discursives qui les accompagnent est développé à travers trois études de cas qui présentent autant de manières d'aborder la question de l'expérience perceptive moderne. Au-delà de la divergence de leurs projets esthétiques, Manet, Seurat et Cézanne reconnaissent chacun septemhre 179 tateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990 [1980] ; le Modernisme de Manet ou le Visage de la peinture dans les années 1860. Esthétique et origines de la pein- ture moderne lll, lbid, 2000 [1996]). Ie Exhibition de la théâtralité de Ia peintu- caractère indéterminé de la perception re comme abolition de l'illusion de réali- attentive, son impermanence comme son impossible saisie. Utilisant des té pour l'un, et instauration d'un monde q.§3 ** saturé de regards non convergents pour r9 moyens différents, ces peintres valorise- l'autre, Fried et Crary nous invitent t** raient ainsi la fragilisation de la vision en réinventant des modalités d'une subjec- déchiffrer les toiles de Manet comme symptômes essentiels d'une nouvelle cul- tivité et d'une pratique représentationnelle partagées entre synthèse et dissolution de la forme perçue. Le chapitre ture visuelle. Certainement plus stimulant au niveau de la lecture d'æuvres, la partie consacrée à Seurat (« 1888 à §3 1, §3 1 les : - .....,.,.b* llluminations of Disenchanlrnsnl ») met en lumière Ia nature à la fois progressiste et réactionnaire d'un travail placé sous les auspices des nouvelles théories scientifiques de l'optique physiologique (Helmoltz, Charles Henry) et des ensembles sociaux (Durkheim). llambivalence entre modernité et tradition serait décelable dans la représentation fantasmatique de groupes humains où le simulacre d'une 1895 / unité éclatée d'individualités serait n'52 étayée sur l'esthétique des spectacles septembre optiques d'images animées, à la fois éva- 2ÛÛ7 i 180 nescentes et plus-que-réelles' Déployées dans des espaces contradictoires d'autonomisation et de disciplinarisation de la vision, les projections du Théâtre Optique d'Émile ReYnaud comme les peintures de Seurat sont ainsi interprétées comme des formes d'anticipation des spectacles industrialisés marqués par la perte de l'aura benjaminienne' L'æuvre tardive de Cézanne («'1900: Reinventing Synthesis »), posée comme emblématique de cette prise en compte de la discontinuité et de l'instabilité fondamentales de tout champ visuel' permet à CrarY d'asseoir de manière définitive son hypothèse concernant la réversibilité de l'attention et de l'inattention. Chez Cézanne, l'obsession d'une synthèse perceptive du monde réel et la découverte de la vision comme flux privé de tout centre de gravité, mène irrémédiablement à la construction d'un espace dynamique, centrif uge, défocalisé' en cohstante métamorphose' C'est seulement à partir de cette conscience aiguë de la labilité de l'expérience perceptive que Cézanne parvient à réaliser son ambition de représenter le monde tel qu'il se présente à nos yeux' Car paradoxalement si la fixité de l'æil détruit la stabilité du monde perçu pour le transformer en une réalité aux franges mouvantes, l'æil mobile en préserve I'unité et la cohérence. Éliminant la distinction entre vision proche et lointaine, haptique et optique, focalisée et non focalisée, la peinture de Cézanne propose un modèle visuel conçu comme un interface mobile connectant l'appareil perceptif et l'environnement extérieur, accréditant du même coup les théories modernes de la perception' Crary tire ici un parallèle avec Ie cinéma des premiers temps dont le dispositif, comme le système représentationnel, entrent en contradiction avec le modèle de distance contemplative' en oubliant toutefois de préciser que les premiers films intègrent aussi toute une série de composantes formelles et narra- tives héritées de formes spectaculaires classiques comme le théâtre' Recourant aux thèses de Gilles Deleuze sur le cinéma comme création inédite d'un monde privé de centre de gravité et à l'intérieur duquel l'æil se déplace de manière non discriminatoire, il envisage la production des origines en fonction de cette culture moderne du regard cinétique et tem-porel. à l'aune de ce balancement entre fantasme de fusion du perçu et disjonction L'inclusion du cinéma dans sa réflexion pose toute une série de problèmes qui structurelle du matériau et du représenté ont déjà fait l'objet de discussions parmi de la problématique générale de l'ouvrage, à condition d'en tirer toutes les la communauté des historiens du cinéma. À propos de l'Art de l'observateur, Maria Tortajada a montré les faiblesses s'avère en effet instructif dans le cadre implications possibles. D'autres propositions auraient par ailleurs mérité un rap- de ses conclusions sur les rapports entre le processus de subjectivation de la vision prochement autrement plus fécond avec et les dispositifs pré-cinématographiques (dans o Archéologie du cinéma : de l'his- modèle de Ia saccade (et donc de la discontinuité perceptive) dégagé à partir Cinémas, vol. 14, de la psychologie de l'arc réflexe de John toire à l'épistémologie >>, n"2-3, printemps 2004). Non seulement le cinéma, comme ses observations sur le Abondamment cité, référencé, critiqué et compositionnelles qui séparent ces ou controversé, Suspensio ns of Attention différents dispositifs traités souvent sur continue aujourd'hui d'inspirer le même plan, mais encore il a tendance études cinématographiques en particulier celles qui s'emploient à infléchir tifs de tout dispositif, à savoir le sujet percevant, au détriment de la représentation et de la machinerie qui la génère. Dans Suspensions of Perception, les pas- sages sur le cinéma - et dans une moindre mesure sur les spectacles optiques cou- Ies phique >> manque de rigueur étant d'une part à l'usage de renvois théoriques parfois peu adaptés malgré une connaissance avérée des acquis de la nouvelle histoire du cinéma, et d'autre part à une exposition un peu rapide de questions qui mériteraient un traitement plus extensif . Voir The Great RobberyTrain de E. S. Porter (Edison, 1903) 181 (Cinémas, vol. 14, n'1, automne 2003) peut être considéré comme un imPutable, 20s7 fabrication de l'illusion ; pour une culture optique du dispositif cinématogra- approfondissement sérieux et éclairant des questions laissées en suspens par la - septemtlre l'histoire du cinéma en direction d'une approche épistémologique. Un article de Tom Gunning, « Fantasmagorie et reproduisent ces mêmes failles, le sins / Dewey. Crary néglige les nuances contextuelles à privilégier un des trois termes constitu- 1§35 r:" 53 théorie du sujet percevant moderne élaborée par Crary. & J w ffi '..,w !{;&* Mireille Berton .'.::.*'.e;§X ,.|,W .§ ;.'w "î,y li , .,..