Jonathan Crary, SusPensions of
Perception : Attention, Spectacle and
vision dans différentes disciplines entre
'I
810 et 1840, le deuxième revient, par le
Modern Culture, Cambridge Mass., The
biais d'un examen des ceuvres picturales
de Manet, Seurat et Cézanne, sur la crise
MIT Press, 1999,397 p.
Articulant histoire de l'art et théories
scientifiques et philosophiques de la perception dans une perspective épistémo-
logique, Jonathan Crary trace, à travers
ses
deux ouvrages l'Art de l'observateur.
Vision et modernité au xxe sièc/e (Nîmes,
§e§tâmb!'*
s'agit d'examiner les conséquences techniques, scientifiques, philosophiques,
esthétiques et sociales de cette chute des
modèles classiques fondés sur la stabilité
du perçu,
logie d'un modèle de subjectivité relatif
à
répercussions repérables
autant dans les procédures visant à instrumentaliser et à domestiquer la vision
humaine, que dans les stratégies de
la modernité et qui sera entériné par
le
résistance ouviant la subjectivité à des
Jacqueline Chambon, 1994 [1990]) et
Suspensions of Perception : Attention,
Spectac/e and Modern Culture, la généa-
176
de la perception comme accès garanti,
fiable, cohérent et immédiat à l'essence
du monde visible. Dans les deux cas, il
capitalisme avancé. Conçus dans la conti-
espaces potentiels d'émancipation.
nuité d'une réflexion portant sur
culture spectaculaire qui apparaît au xlxe
siècle aurait donc façonné un prototype
la
restructuratlon du regard et du rÔle du
spectateur mis en jeu par une série de
pratiques
et de discours
scientifiques,
La
de sujet percevant dont la validité est
attestée tout au long du xxe siècle par les
culturels et sociaux, ces deux ouvrages
dépassent largement le champ de com-
divers systèmes de normes, de pratiques
pétence attaché traditionnellement à
une chaire d'Histoire de l'art, occupée
par l'auteur à l'Université de Columbia.
Faisant preuve d'érudition et de créativité intellectuelle. Crary fait dialoguer
le cinéma, la télévision, la publicité et la
cybernétique n'étant à cet égard que des
l'histoire de la représentation et des dis-
lors comme une réponse possible adres-
positifs visuels avec le vaste processus de
sée à cette refonte du sujet aux prises
avec un espace-temps perceptif voué à la
modernisation de la perception humaine
et de discours réglementant l'attention
-
épiphénomènes.
attention - et son Pendant nécessaire. la distraction - apparaissent dès
L
ne psychologie scientifique à la fin du
précarité, l'hétérogénéité, la pluralité, la
multisensorialité, la dynamisation, la dis-
xrxe siècle. Alors que son premier ouvra-
solution
ge étudiait l'émergence des modèles de
études des discours, des pratiques et des
observable, par exemple, dans le domai-
et
l'éclatement. Crary croise
représentations afin de vérifier la validité
d'une hypothèse essentielle à sa démonstration : l'attention deviendrait un objet
discursif majeur et une pratique d'objec-
construction de l'observateur attentif.
une solution possible apportée à l'idéal
d'attention requis par la modernité'
Appuyant méthodologiquement sa
réflexion sur l'archéologie foucaldienne
et l'analyse transversale deleuzienne, il
tivation scientifique à partir du moment
où la perception se révèle incertaine car
conditionnée par un corps toujours plus
en proie à la distraction, à l'inertie, à la
non-productivité, un corps dont la vérité
empirique rend caduque la dualité sub-
l'oriente idéologiquement vers des postulats néo-marxistes destinés à critiquer
les effets aliénants des techniques de
rationalisation et de quantification des
jectivité/objectivité. L'émergence de
corps et des esprits, dans la voie tracée
1895 r
modèles de vision corporalisés coÏncide-
par les propositions de Guy Debord sur
la société du spectacle ou de Fredric
septen'ibre
raient donc avec les mesures servant à
endiguer les velléités d'une attention
située à la lisière du pathologique (les
maladies de la mémoire) et du parapsychologique (l'hypnose). Si le paradigme
de l'attention renvoie à un fantasme
d'autonomie et de maÎtrise du sujet
capable d'opérer une synthèse du perçu,
il indique également une possible désin-
Jameson
sur l'inconscient politique
(The Political lJnconscious : Narrative
Sociatly Symbolic
Act, lthaca,
n" 5?
2007
as
Cornell
University Press, 1981), et plus en amont
encore, de la tradition issue de l'École de
177
Francfort. La discussion des modèles de
vision enracinés dans l'épaisseur du
tégration de la perception, cette oscillation étant conceptualisée par Crary en
corps est entièrement sous-tendue par
un mode de raisonnement qui ne cesse
de dialectiser les forces en présence : si
termes de crise propre à l'éprstémè de la
les régimes perceptifs du xtxe siècle s'ap-
modernité. S'opposant aux théories
« classiques » de la distraction comme
pliquent à canaliser l'attention du sujet
percevant, ils prennent également en
destruction irréversible de la perception
(5immel, Benjamin, Kracauer, Adorno),
Crary précise qu'attention et distraction
compte les conditions de possibilité de
suspension,
de sa conversion en
sa
son
ne constituent pas deux pÔles opposés et
contraire, et donc de la négation de la
perception elle-même. Selon Crary, la
antinomiques, mais s'inscrivent sur le
trajet d'un continuum qui les fait participer du même processus dynamique de
subjectivité moderne ne cesse ainsi de
transiter sur un axe paradigmatique où
des modalités perceptives contradic-
régulation réciproque. La distraction
serait dès lors la cause et l'effet de la
toires se succèdent, dans une logique à
la fois d'alternance et de dépassement,
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de réversibilité et de rébellion, de géné-
suspension de la perception, c'est-à-dire
rativité stérile et de destructivité libéra-
comme un état de réceptivité particulier
toire. Tirant un trait entre modernité,
qui permet la captatlon de stimuli perceptifs hétérogènes et simultanés. Dans
un premier temps, Crary se réfère de
domestication de la vision, performance
cognitive et économie capitaliste, il suggère que cette dernière, via l'invention
de nouveaux produits et techniques, de
nouvelles sources de stimulations et
178
manière problématique aux thèses freudiennes sur l'attention comme fonction
de la conscience et du principe de réalité
-
modalités de consommation d'images et
propositions marginales, limitées et vite
de sons, impose au sujet une attitude
paradoxale divisée entre une attention
absorbée par des tâches laborieuses et
spectaculaires, et un état de distraction
signe d'une capacité d'adaptation à Ia
variabilité incessante du champ perceptif. Dans cette théorie dialectique de
I'attention comme à la fois produit standardisé de la modernité et expression
d'une volonté consciente et autonome,
périmées par des recherches ultérieures
Crary envisage le dispositif cinématogra-
phique comme le lieu où I'attention du
spectateur se transforme autant en foca-
lisation fascinée par une image absor-
(thèses figurant dans Projet d'une psy-
chologie scientifique (1895), réévaluées
en fonction d'une nouvelle conception de
la conscience qui lui est
étroitement Iiée.
Dès L'interprétation des rêves (1900),
Freud relativisera grandement le rôle de
l'attention comme manifestation
pos-
sible de la conscience, marginalisant du
même coup les questions afférentes).
Mais il s'appuie ensuite de manière plus
pertinente sur un article de 1912 dans
lequel Freud avance son concept d'« attention flottante » qui devrait présider au
bante, qu'en distraction anarchisante
voulue par la dimension attractionnelle
du cinéma des origines. Le sujet perce-
au médecin dans le traitement psychana-
vant de la modernité serait ainsi toujours
xl, Paris, PUE 1998, pp.146-154). ll s'agit
en mesure de proposer des
contre-
en effet de maintenir des deux côtés du
modèles neutralisant les stratégies d'asconsommation et la modernité capitaliste.
dispositif analytique (patient et médecin), un mode d'écoute et de parole singulier mettant en suspension la logique
Explicité dans l'épilogue, le titre choi-
de la pensée rationnelle consciente pour
si par l'auteur reconduit d'ailleurs le
favoriser à la fois la manifestation de
l'inconscient, le processus des associations d'idées, et l'inhibition du travail de
servissement induites par la société de
paradoxe inscrit au cæur de l'attention
moderne conçue comme une forme de
modèle de la cure analytique (« Conseils
lytique » (1912),
CEuvres complètes, vol.
ségrégation, de hiérarchisation, de sélec-
consacré à Édouard Manet (« 1879
Unbinding Vision ») vaut plus pour le
:
tivité et de jugement du Moi. Cet état de
suspension du Mol - qui est autant un
décor planté
idéal à atteindre
permettrait ainsi
des enjeux liés à la crise de l'attention
l'exercice d'une activité psychique alter-
tels qu'appréhendés dans les champs de
-
nat!ve, ouverte, innovante
et
respec-
-
à savoir Ia mise en place
la psychophysiologie, de la psychopatho-
tueuse d'une subjectivité complexe, non
logie et de la philosophie
normée, non conditionnée. L'évocation
de ce type d'attention confère à Crary à
analyses des tableaux censées démontrer
l'argumentation une note positive puisqu'en dépit de Ia coercitivité de notre
culture contemporaine transformée en
gigantesque spectacle homogénéisant
urbain dont l'attitude attentive est hantée par la possibilité de son propre excès.
consciences et comportements, Crary en
appelle à une transformation sociale de
cet état de fait.
-
que pour
les
le statut problématique de l'observateur
Déjà signalée par Michael Fried dans
ses travaux sur la peinture moderne (et
notamment sur Manet) - référence par
ailleurs trop peu reconnue par Crary -, la
représentation de Ia figure de l'absorbe-
Cet intérêt pour les vicissitudes de la
ment aboutit à une forme d'exclusion du
vision, les nouveaux régimes d'adaptabi-
spectateur confronté à une image totaIement verrouillée (Voir /a Place du spec-
lité sensorielle et les formations discursives qui les accompagnent est développé à travers trois études de cas qui présentent autant de manières d'aborder la
question de l'expérience perceptive
moderne. Au-delà de la divergence de
leurs projets esthétiques, Manet, Seurat
et
Cézanne reconnaissent chacun
septemhre
179
tateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990
[1980] ; le Modernisme de Manet ou le
Visage de la peinture dans les années
1860. Esthétique
et origines de la pein-
ture moderne lll, lbid, 2000 [1996]).
Ie
Exhibition de la théâtralité de Ia peintu-
caractère indéterminé de la perception
re comme abolition de l'illusion de réali-
attentive, son impermanence comme
son impossible saisie. Utilisant des
té pour l'un, et instauration d'un monde
q.§3
**
saturé de regards non convergents pour
r9
moyens différents, ces peintres valorise-
l'autre, Fried et Crary nous invitent
t**
raient ainsi la fragilisation de la vision en
réinventant des modalités d'une subjec-
déchiffrer les toiles de Manet comme
symptômes essentiels d'une nouvelle cul-
tivité et d'une pratique représentationnelle partagées entre synthèse et dissolution de la forme perçue. Le chapitre
ture visuelle. Certainement plus stimulant au niveau de la lecture d'æuvres,
la partie consacrée à Seurat (« 1888
à
§3
1,
§3
1
les
:
-
.....,.,.b*
llluminations of Disenchanlrnsnl ») met
en lumière Ia nature à la fois progressiste et réactionnaire d'un travail placé
sous les auspices des nouvelles théories
scientifiques de l'optique physiologique
(Helmoltz, Charles Henry) et des ensembles
sociaux (Durkheim). llambivalence entre
modernité et tradition serait décelable
dans la représentation fantasmatique de
groupes humains où le simulacre d'une
1895
/
unité éclatée d'individualités
serait
n'52
étayée sur l'esthétique des spectacles
septembre
optiques d'images animées, à la fois éva-
2ÛÛ7
i
180
nescentes
et plus-que-réelles' Déployées
dans des espaces contradictoires d'autonomisation et de disciplinarisation de
la vision, les projections du Théâtre
Optique d'Émile ReYnaud comme les
peintures de Seurat sont ainsi interprétées comme des formes d'anticipation
des spectacles industrialisés marqués
par la perte de l'aura benjaminienne'
L'æuvre tardive de Cézanne («'1900:
Reinventing Synthesis »), posée comme
emblématique de cette prise en compte
de la discontinuité et de l'instabilité
fondamentales de tout champ visuel'
permet à CrarY d'asseoir de manière
définitive son hypothèse concernant la
réversibilité de l'attention et de l'inattention. Chez Cézanne, l'obsession d'une
synthèse perceptive du monde réel et la
découverte de la vision comme flux privé
de tout centre de gravité, mène irrémédiablement à la construction d'un espace
dynamique, centrif uge, défocalisé' en
cohstante métamorphose' C'est seulement à partir de cette conscience aiguë
de la labilité de l'expérience perceptive
que Cézanne parvient à réaliser son
ambition de représenter le monde tel
qu'il se présente à nos yeux' Car paradoxalement si la fixité de l'æil détruit la
stabilité du monde perçu pour le transformer en une réalité aux franges mouvantes, l'æil mobile en préserve I'unité
et la cohérence. Éliminant la distinction
entre vision proche et lointaine, haptique et optique, focalisée et non focalisée, la peinture de Cézanne propose un
modèle visuel conçu comme un interface
mobile connectant l'appareil perceptif et
l'environnement extérieur, accréditant
du même coup les théories modernes de
la perception' Crary tire ici un parallèle
avec Ie cinéma des premiers temps dont
le dispositif, comme le système représentationnel, entrent en contradiction avec
le modèle de distance contemplative' en
oubliant toutefois de préciser que les
premiers films intègrent aussi toute une
série de composantes formelles et narra-
tives héritées de formes spectaculaires
classiques comme le théâtre' Recourant
aux thèses de Gilles Deleuze sur le cinéma comme création inédite d'un monde
privé de centre de gravité et à l'intérieur
duquel l'æil se déplace de manière non
discriminatoire, il envisage la production
des origines en fonction de cette culture
moderne du regard cinétique et tem-porel.
à l'aune de ce balancement entre fantasme de fusion du perçu et disjonction
L'inclusion du cinéma dans sa réflexion
pose toute une série de problèmes qui
structurelle du matériau et du représenté
ont déjà fait l'objet de discussions parmi
de la problématique générale de l'ouvrage, à condition d'en tirer toutes les
la communauté des historiens du cinéma. À propos de l'Art de l'observateur,
Maria Tortajada a montré les faiblesses
s'avère en effet instructif dans le cadre
implications possibles. D'autres propositions auraient par ailleurs mérité un rap-
de ses conclusions sur les rapports entre
le processus de subjectivation de la vision
prochement autrement plus fécond avec
et les dispositifs pré-cinématographiques
(dans o Archéologie du cinéma : de l'his-
modèle de Ia saccade (et donc de la discontinuité perceptive) dégagé à partir
Cinémas, vol. 14,
de la psychologie de l'arc réflexe de John
toire à l'épistémologie
>>,
n"2-3, printemps 2004). Non seulement
le cinéma, comme ses observations sur le
Abondamment cité, référencé, critiqué
et compositionnelles qui séparent ces
ou controversé, Suspensio ns of Attention
différents dispositifs traités souvent sur
continue aujourd'hui d'inspirer
le même plan, mais encore il a tendance
études cinématographiques en particulier celles qui s'emploient à infléchir
tifs de tout dispositif, à savoir le sujet
percevant, au détriment de la représentation et de la machinerie qui la génère.
Dans Suspensions
of Perception, les pas-
sages sur le cinéma
- et dans une moindre
mesure sur les spectacles optiques cou-
Ies
phique
>>
manque de rigueur étant
d'une part à l'usage de renvois théoriques parfois peu adaptés malgré une
connaissance avérée des acquis de la
nouvelle histoire du cinéma, et d'autre
part à une exposition un peu rapide de
questions qui mériteraient un traitement plus extensif . Voir The Great
RobberyTrain de
E. S.
Porter (Edison, 1903)
181
(Cinémas, vol. 14, n'1, automne
2003) peut être considéré comme un
imPutable,
20s7
fabrication de l'illusion ; pour une culture
optique du dispositif cinématogra-
approfondissement sérieux et éclairant
des questions laissées en suspens par la
-
septemtlre
l'histoire du cinéma en direction d'une
approche épistémologique. Un article
de Tom Gunning, « Fantasmagorie et
reproduisent ces mêmes failles, le
sins
/
Dewey.
Crary néglige les nuances contextuelles
à privilégier un des trois termes constitu-
1§35
r:" 53
théorie du sujet percevant moderne élaborée par Crary.
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Mireille Berton
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