LE POIDS VIVANT.
VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU MOUVEMENT DANSÉ
Romain Bigé
L’animal humain vit en troupeau, il est bipède et il n’a pas de plumes.
Telle est la célèbre définition de l’être humain à laquelle arrive Platon
dans Le Politique : elle intervient au moment où le philosophe se demande
de quel art relève l’exercice du politique ; et il apparaît comme une branche
de l’art de gouverner les animaux (« l’élevage collectif »), et plus spécifiquement ces animaux particuliers qui vivent en groupe et marchent
« nus » ou sans plumes, à savoir les êtres humains1. On rapporte que
Diogène le Cynique ne pût s’empêcher, lorsqu’il entendit la sentence platonicienne, de jeter un poulet déplumé au milieu de ses étudiants réunis
s’écriant : « voici l’homme selon Platon ! »2. L’absurdité de la situation
continue de faire rire sur les bancs d’école, et on ne cite plus guère cette
définition que pour la saveur de la réponse qui lui a été faite.
C’est pourtant de la même prémisse que nous voudrions partir ici.
Non pas, comme Platon, pour déterminer qui ou quoi il convient de gouverner, mais pour nous intéresser à cette mobilité spécifique qui qualifie
des animaux qui se tiennent en effet sur leurs deux jambes à distance du
sol (bipèdes), sans pour autant avoir accès à l’envol (sans plumes). La
définition platonicienne commence à perdre de sa tournure humoristique
quand on en saisit cette profondeur : l’être humain est un être debout,
c’est un être à distance de la terre, et cependant, dans sa verticalité, il
n’échappe pas à la pesanteur. L’être humain, c’est l’être, tenu entre deux
pôles, qui à la fois s’élève et pèse de tout son poids selon le même axe
vertical. Tel est le paradoxe pondéral qui qualifie sa posture érigée : il se
1
Platon, Le Politique, 266e.
Diogène Laërce, Vies des philosophes, VI, 40 : « Platon avait défini l’homme “un
animal bipède, et sans plumes”, et l’on applaudissait ; Diogène pluma alors un coq et
l’apporta à la salle de cours en s’écriant : “Voici l’homme selon Platon !” On ajouta donc
à la définition, “muni de larges ergots” » (traduction du grec ancien par Léonce Paquet
dans Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Paris, Le Livre de Poche, 1992).
2
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tient au-dessus de l’horizon, mais ne tend qu’à s’aplatir, alternance qui
rythme ses jours (debout) et ses nuits (couchées)3.
On ne peut donc faire l’économie, lorsqu’on parle de la motricité
humaine, de cet incessant dialogue avec la gravité qui qualifie notre mode
d’existence vertical, qui nous fait nous tenir sur nos jambes, ou nos
ischions lorsque nous en sommes privés, ou notre atlas lorsque le tronc
est immobilisé (même paralysé sur mon lit d’hôpital, l’éveil ou les
soins de l’entourage maintiennent ma tête debout sur le sommet de ma
colonne) – bien que cette tenue soit toujours comme mise en danger, ou
en sursis, par le retour au sol et l’affaissement. La posture érigée, loin
d’être une donnée acquise pour le bipède sans plumes que nous sommes,
est une tâche permanente de l’état vigile, qu’il nous faut maintenir plus
ou moins consciemment sous peine de nous effondrer : c’est de ce mouvement d’auto-entretien de notre verticalité qu’il sera ici question, comme
de ce poids vivant qui habite et soutient tous les instants de notre vie
éveillée.
Remarquons d’abord que la posture érigée, loin d’être le trait accidentel que la boutade de Diogène pourrait nous faire accroire, est en fait
indissociable des deux traits distinctifs habituellement associés à la différence anthropologique, à savoir le langage et la technologie. Comme le
paléoanthropologue André Leroi-Gourhan le montrait déjà dans Le geste
et la parole4, c’est par le progressif redressement des hominidés que
s’opère conjointement la libération des mains qui, n’ayant plus à soutenir
le poids du torse, sont disponibles pour manipuler les outils, et la libération conséquente de la bouche qui, n’étant plus rivée aux fonctions de
détection et de manducation de la nourriture, peut s’autonomiser et se
spécialiser dans l’articulation des mots. Le développement du cerveau
lui-même est sous la dépendance de la bipédie, puisque c’est la restructuration de la mâchoire qui fait place, dans la boîte crânienne, pour l’apparition des aires de Broca dédiées au langage. Il n’est jusqu’à la socialité
humaine qui ne puisse être définie par rapport à la posture érigée, puisque
le vis-à-vis que cette dernière permet le réseau des signifiants lisibles sur
3
Sauf quand l’urgence politique lui demande d’inverser cette logique, ce en quoi
il y aura toujours quelque chose de profondément solidaire avec la révolte dans le fait de
tenir une, des Nuits Debout, face au sentiment d’être aplati, couché, le jour. La fête, la
révolution politique, sont des activités nocturnes parce qu’elles consistent dans le renversement des valeurs, dont la première part est sans doute le passage de l’horizontalité à la
verticalité – et inversement.
4
A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, vol. 1, Technique et langage, Paris, Albin
Michel, 1964.
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la face avant, des mimiques du visage (en particulier l’orientation du
regard) aux attitudes posturales et aux gestes des mains.
L’intention de ce chapitre est d’interroger, aux côtés des sciences de
la posture et de la motricité humaine, la manière dont la danse moderne
s’est emparée de la question de la posture depuis le début du xxe siècle.
Nous verrons que ce décours poétique sur les manières de « tenir » la
posture selon des options esthétiques revêt l’avantage de qualifier dynamiquement la posture érigée. C’est que les danseurs ont cette opportunité
unique, offerte par la sécurité du studio ou de la scène, de pouvoir explorer une multiplicité hétérogène de manières de se tenir que l’environnement urbain et social limite d’ordinaire : rouler ou évoluer par terre,
sauter dans les airs, être porté-e, avancer à reculons, tournoyer, ne sont
certes pas interdits dans l’espace quotidien ; mais nos rues, nos places,
nos maisons ne s’y prêtent guère et rares sont les opportunités qui nous
sont données de jouer sur une autre alternance que le passage domestiqué
entre debout, assis-es et couché-es. Le studio de danse permet au contraire
de jouer sur les contrastes, et d’analyser, au moins par différence, les
caractéristiques motrices associées au simple fait de se tenir debout. S’il
était besoin de confirmer ce fait que la danse se conçoit et s’opère comme
investigation sur les manières de se mouvoir, il suffirait de rappeler qu’un
des rares textes qu’un philosophe ait su consacrer à « La posture érigée »
(il s’agit d’Erwin Straus, qui y dédie un chapitre de sa Phenomenological
Psychology) a été traduit, non pas dans une revue de philosophie, mais
dans une revue de danse5. C’est que l’étude de la danse ne peut se
passer d’une investigation sur les significations anthropologiques de
l’être debout ; et nous tenons qu’inversement, l’étude de la motricité
humaine ne peut se passer du recours à la manière dont la danse l’a
investi.
Tension et détente
Ce chemin est au demeurant celui qu’avait emprunté le même Erwin
Straus en 1930, dans un article célèbre qu’il consacre à la relation entre
danse et musique : « Les formes du spatial »6. Il s’agissait, pour lui
5
E. Straus, « La posture érigée » [1952], trad. de A. Lenglet & C. Roquet in Quant
à la danse, vol. 1, 2004.
6
E. Straus, « Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception » (1930), trad. de M. Gennart in J.-F. Courtine (éd.), Figures de la subjectivité.
Approches phénoménologiques et psychiatriques, Paris, CNRS, 1992.
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comme pour nous, de reconnaître dans la danse une initiation à des expériences originales de la spatialité, et de s’en inspirer pour décrire une
appréhension des mouvements humains qui prennent en compte la variété
des directions et des gestes qui nous sont disponibles. À titre d’introduction, nous voudrions rappeler et commenter ce cheminement qui conduit
Straus à penser l’espace par la danse : nous verrons que, bien qu’il ne les
ait jamais thématisés comme tel dans l’article, c’est bien de la posture et
de sa relation à ce que nous appelons le poids vivant qu’il est question
pour lui.
C’est d’abord en anthropologue que Straus envisage la danse comme
ressource pour établir sa « psychologie du mouvement » : en tant que
pratique humaine, elle est un fait qui nous permet de toucher à des modes
de fonctionnement qui s’écartent de la perception et de la motricité
quotidienne, et qui doit donc nous interroger. Comment est-il seulement
possible d’entrer dans cet espace du studio, de la scène, de la salle de bal,
où tournoyer, marcher en arrière, se secouer en cadence, sont autorisés et
même requis ?
Ici comme par la suite, nous ne citons pas les créations et les formes de
l’art à titre de simple illustration ; nous n’avons pas plus l’intention de les
expliquer. Nous les considérons bien plutôt comme des faits, et interrogeons
leurs « conditions de possibilité ».7
Cette précaution est d’importance pour le phénoménologue : il ne
s’agit pas tellement, en philosophe, de rendre compte de choix esthétiques (pour prendre un exemple sur lequel nous reviendrons : tenir le
centre « vers le haut » dans le ballet classique ou au niveau du bassin
dans la danse de Martha Graham) ; mais plutôt d’examiner dans quelle
mesure la possibilité de ces choix esthétiques éclaire nos manières de
percevoir. C’est ainsi que Straus cherche à voir dans les pratiques de
danses populaires une manière de comprendre les modes de vie de ses
contemporains : la perte d’intérêt pour le menuet (forme soliste en vogue
sous Louis XIV) atteste ainsi d’un « abandon de l’existence singularisée », à la faveur d’une « immersion dans le mouvement général »8 qui
se manifeste d’abord dans la valse (forme en duo) puis s’exprime de
manière flagrante dans le jazz, où écoute musicale et danse se fondent
dans des formes de mouvements collectifs.
7
8
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 42.
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Mais plus encore qu’un reflet du monde dans lequel nous vivons, le
philosophe entend voir dans la danse une occasion d’élaborer un examen
systématique des formes d’insertion motrice du vivant dans son environnement, ce que le phénoménologue appelle justement des « formes du
spatial ». Plus particulièrement, Straus s’intéresse à ce qu’il nomme la
forme « extatique » du spatial, que la danse rencontre à tous les moments
de son évolution, même si elle est exacerbée dans ses dernières expressions collectives. De la transe orphique aux danses qui investissent les
clubs de jazz au début du xxe siècle (et nos boîtes de nuit à partir des
années 1980), l’expérience dont entend parler Straus est celle d’un
« devenir-un » avec l’environnement ou avec les partenaires, où « la
tension existant entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde se trouve
pleinement suspendue »9. Il serait tout à fait légitime de s’intéresser à
d’autres usages de la danse, à d’autres moments de la pratique du mouvement que ceux-là, et que Straus met rapidement de côté en les considérant comme relevant de la « danse pantomimique » et non de
l’expérience dansée proprement dite. On aurait ainsi pu imaginer un
Straus phénoménologue du travail de mémorisation du mouvement, ou
de l’imitation, ou de l’improvisation, ou de l’entraînement régulier du
danseur. Ce n’est pas le cas.
Il est pourtant bien question, au début de son texte, d’une forme de
danse « pantomimique » (c’est-à-dire une forme de danse scénique) : la
danse absolue, c’est-à-dire « sans musique », qui constitue l’avant-garde
chorégraphique des années 1930 en Allemagne, et vis-à-vis de laquelle il
exprime sa déception.
Dans les années d’après-guerre, toutes sortes d’essais furent tentés pour
trouver de nouvelles formes de danse artistique. L’on forgea le slogan de
danse absolue. La danse, disait-on, ne pouvait languir plus longtemps sous
le joug de l’invention musicale ; elle devait se libérer de la tyrannie de la
musique. Seulement, en considérant de telles danses austères et privées de
musique, l’on s’aperçut justement que la liaison entre la musique et la
danse n’était pas une liaison aléatoire, simplement empirique.10
On a souvent pointé le manque de flair historique d’Erwin Straus,
au point de réduire le texte à un document d’époque11 : l’Ausdruckstanz
qu’il décrie est l’influente cousine de la « danse moderne » américaine
9
Ibid., p. 36.
Ibid., p. 15.
11
Cf. F. Pouillaude, « De l’espace chorégraphique : entre extase et discrétion. Sur
un article d’Erwin Straus », Philosophie, 93, 2007.
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dont les manifestations retentissent encore aujourd’hui. Mais l’on a rarement commenté le fait qu’il commence cet article sur les danses extatiques à partir d’une expérience de spectateur où, précisément, il n’y a
pas eu extase pour lui. Autrement dit, le point de départ de la réflexion
de Straus, ce dont il veut rendre compte, n’est pas vraiment l’impossibilité d’une danse sans musique (ce qu’on aura beau jeu de moquer
aujourd’hui). Ce qui l’intéresse, c’est plutôt ce qui rend possible, positivement cette fois, la communication d’une certaine expérience du danseur au spectateur ou des danseurs entre eux. Le danseur et chorégraphe
Dominique Dupuy appelle cette communication « la dansée », ce moment
où « le visiteur est visité, comme suspendu à cette chose qu’il a surprise
et qui le surprend, à laquelle il a peu à peu l’impression de participer
activement, corps et âme »12. C’est d’abord cette « dansée » dont Straus
cherche à rendre compte. Ce n’est que secondairement qu’il s’attache à
un élément qu’une meilleure perspective historique lui aurait peut-être
évité de prendre pour essentiel, à savoir le fait que le spectacle qu’il a vu
s’effectuait sans musique – ce qui, rappelons-le, est une pratique qui se
généralise au xxe siècle dans la danse scénique et même dans certaines
danses sociales. N’ayant pas connaissance de ce fait, faisant l’hypothèse
d’une liaison d’essence entre musique et danse, Straus considère alors
que cette danse libérée de son inféodation musicale a vu dans le même
temps « le sol se dérober sous ses pieds »13. Ainsi, et telle est l’hypothèse
principale que Straus formule à l’orée de sa recherche dans cet article :
en se libérant de la musique, la danse perdrait dans le même moment « la
structure spatiale que la musique engendre »14.
Pourtant, malgré cette limitation de perspective historique, les chercheurs en danse n’ont pas cessé de faire crédit à Straus d’avoir conçu un
cadre théorique fort pour comprendre l’activité même de la danse : pour
penser la danse, il faut penser sa relation spécifique à l’espace15. Mais il
faut bien noter que ce que n’a pas vu le philosophe, c’est que cette relation à l’espace n’est pas seulement donnée au danseur par un stimulus
qui lui vient de l’extérieur. Il est sans doute vrai que la musique contribue
à un certain type de mise en mouvement, dispose à cette mise en mouvement. Mais l’écoute musicale n’a pas le sens univoque que semble lui
octroyer Straus. Loin de nous l’idée de dissocier musique et danse : ce
12
D. Dupuy, La sagesse du danseur, Paris, J. C. Béhar, 2011, p. 34-35.
E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 15.
14
Ibid., p. 16.
15
Cf. K. van Dyck, « Sentir, s’extasier, danser », Implications philosophiques,
juin 2010.
13
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serait nier une articulation en effet trans-historique entre les deux pratiques. Pour autant, les mouvements libres et les jeux des enfants n’ont
pas attendu la danse moderne pour attester du fait qu’il y a bien un danser
qui s’excepte de son inféodation à la musique, ou même au sonore. Sans
doute la musique prépare le geste dansant, mais il ne faudrait pas oublier
qu’inversement, sans danseurs, sans l’espace nécessaire pour qu’ils évoluent, la musique ne pourrait pas apparaître, ni à eux-mêmes et ni aux
autres, comme « dansante » (ce n’est pas la même chose d’écouter une
valse dans une salle de concert et dans une salle de bal). En un certain
sens, on pourrait dire que le phénoménologue oublie ici sa propre leçon,
à savoir que la motricité et la sensorialité sont l’envers et l’endroit d’une
même pièce, et que si les danseurs savent répondre à une musique, il ne
suffit pas que la musique leur en impose, il faut encore qu’ils la dansent
et déploient par là son orchésalité. Il faut donc bien reconnaître qu’une
dimension plus originaire du mode de rapport à l’espace est en jeu dans
la danse, dimension qui est sans doute facilitée par l’écoute musicale,
mais qui ne s’y réduit pas.
Au reste, c’est bien ce que Straus pointe de lui-même, évacuant très
rapidement l’idée que la musique nécessaire pour danser devrait relever
d’une composition savante, ou même d’un rythme spécifique. À la
rigueur, la musicalité qu’il envisage n’est même pas celle d’un son spécifique, puisque le son implique une sorte de jeu de reconnaissance et
d’assignation spatiale. L’expérience, qu’on ose alors à peine dire « musicale », nécessaire à l’entrée en danse est ce que Straus désigne comme
expérience du ton, c’est-à-dire une expérience acoustique qui est nondirectionnelle, non assignable : le ton, dit-il, « vient à nous ; il pénètre,
emplit et homogénéise l’espace »16. Le ton correspond davantage à certaines activités, ou à certains mouvements liés à l’expérience acoustique,
mouvements que Straus qualifie à partir du lien étymologique entre
l’ouïr et l’obéir (ob-audire, en latin, où s’entend l’audition) : de même,
remarque le philosophe, que la vision renvoie systématiquement à l’idée
de pointer, de suivre une flèche (l’allemand sehen [voir] résonne ainsi
avec le latin sequi [suivre]), de même l’entendre renvoie à l’idée d’être
saisi, d’être emporté ou embrassé par le ton. Cette homogénéisation,
ce caractère omni-englobant du ton s’exprime de la manière la plus évidente dans une détente de la gestosphère17, c’est-à-dire de l’espace des
E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 19.
H. Godard, « Le geste manquant. Entretien avec Daniel Dobbels et Claude
Rabant », Io/Revue internationale de psychanalyse, 5, 1994, p. 64 : « J’avance la notion
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mouvements disponibles, et particulièrement dans l’ouverture motrice
de l’espace arrière, par contraste avec sa valeur dans le monde optique
de la marche :
la marche arrière nous déplaît dans l’espace optique ; nous cherchons à
l’éviter. Pourtant, ce même – ou apparemment même – type de mouvement
devient dans la danse une chose tout à fait évidente ; nous ne remarquons
rien de toutes les difficultés et de toutes les résistances que nous ressentons
dès le moment où nous sommes forcés de faire marche arrière18.
Dans l’espace optique, en effet, la marche arrière est systématiquement vécue comme une bizarrerie, voire avec un certain malaise, qui
n’est pas seulement lié à l’impression de chute que les muscles antagonistes du tronc sont moins adaptés à rattraper que dans la marche avant,
mais plus probablement au fait qu’il est associé à la fuite devant l’ennemi
ou le danger, qu’il fait signe vers un état d’alarme anormal. C’est pourquoi, remarque Straus, le simple fait de se diriger à l’envers de ce sur
quoi la vision nous ouvre appelle irrésistiblement la tête à se retourner,
comme pour s’assurer, malgré notre volonté, de l’absence d’obstacle.
Au contraire, dans l’espace dansé, je n’ai plus aucun problème pour reculer : les pas vers l’arrière dans les danses à deux, notamment, ne sont plus
vécus comme un aller vers le danger, mais appartiennent à un espace qui
s’est détendu de ces valences que lui attribuait l’espace optique. En analysant successivement les modes du se-mouvoir qui lui paraissent spécifiques à la danse, comme le tournoiement et la marche arrière, le
phénoménologue peut donc conclure que « les mouvements dansants
emplissent l’espace de tous côtés »19 : la danse s’institue ainsi comme un
système de rapport aux directions qui cessent d’être univoquement frontales, comme dans l’espace optique, mais rayonnent autour du sujet au
point de faire s’équivaloir la gestosphère avec la kinesphère, c’est-à-dire
avec la sphère des gestes anatomiquement possibles, plutôt qu’avec la
seule sphère des objets sur lesquels il a une prise optique.
Cette sphère qui nous est ouverte de tous côtés, Straus y voit un
aspect de l’expérience tonale, et tel est en effet l’argument central de cet
article sur « Les formes du spatial » : il y a homologie entre d’un côté
de gestosphère pour désigner cette idée que nous sommes constitués par ce que l’on pourrait appeler des gestes fondateurs. À un certain moment, ces gestes sont donnés, ils se
développent plus ou moins selon les personnes. De telle sorte que chacun de nous développe
une manière d’être au monde, avec une sphère de possibles par rapport à chacun de ces
gestes face à une situation ».
18
E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 43.
19
Ibid., p. 35.
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l’expérience tonale comme expérience d’être affecté et saisi de partout
sans que l’objet de l’expérience soit assignable nulle part, et de l’autre
l’espace multi-directionnel des mouvements qui me sont soudainement
rendus possibles dans la danse. Cet argument nous semble, comme tel,
parfaitement valide et corroboré par l’expérience. Mais au jeu de l’étymologie qui liait tout à l’heure l’entendre et l’obéir, il convient d’aller
plus loin et de souligner une dimension plus originaire que ce lien relevé
par Straus. Étymologiquement, le ton auquel le phénoménologue attache
tant d’importance ne désigne pas tellement un objet musical que, depuis
le grec τόνος, une certaine tension entre deux pôles d’attache (tension
d’un muscle, d’un tendon, d’une corde, qui ne s’applique que tardivement
à la tension de la lyre, donnant par là le « ton » entendu comme mode
musical). Or cette tension ligamentaire qu’indique le ton est exactement
celle qu’on retrouve à l’origine du mot que la plupart des langues européennes emploient pour désigner la danse – Tanz, danza, dance, tánc,
dança, dans, tanec provenant de l’indo-européen *tan, qui renvoie à
l’action de tendre, tension ou détente. Or, que le ton de la musique dispose le tonus du danseur, qu’il le mette dans un état de tension (ou de
détente) propre à cet espace omni-englobant dont ne cesse de s’autoriser
Straus, voilà qui ne fait aucun doute : la musique informe le sujet moteur
d’une certaine détente de l’espace, qui lui fait perdre en effet le caractère
de face-à-face sagittal que la prédominance de l’optique lui faisait aborder. Mais c’est cette détente, ou cette nouvelle tension, qui caractérise en
propre l’espace du danser, et non l’écoute elle-même, et plutôt que d’un
espace tonal (dont les coordonnées seraient définies par le ton musical),
c’est d’un espace tonique (dont les coordonnées seraient définies par le
tonus musculaire) qu’il faudrait parler comme ce fond qui ouvre sur le
geste dansé.
Notre propos sera de qualifier cet espace tonique à partir de certaines pratiques de danse, celles-là même que Straus considérait comme
ayant vu « le sol se dérober sous leurs pieds », qui ont mis au centre de
leur compréhension du mouvement celle du tonus. Mais avant d’entrer
dans le vif de l’histoire de la danse moderne, on peut repartir, pour établir
les linéaments de cet espace tonique, des dimensions mêmes que Straus
relève dans l’espace tonal. D’un côté, nous l’avons dit, il s’agit d’un
espace qui nous affecte de tous côtés sans priorité directionnelle : le ton
nous saisit plutôt que nous n’avons prise sur lui, il nous enveloppe.
De l’autre, Straus insiste pour dire qu’il est l’espace d’un « “vivre” qui
s’éloigne de façon polaire de la connaissance théorique, de l’intelligence
pratique, de l’action planifiant et calculant en fonction de certains buts et
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de la domination des choses »20 : bref, il s’agit d’un espace affectif plutôt
que d’action.
C’est à la manière dont la danse moderne a investi cet espace
tonique en analysant la posture que nous nous intéresserons : la gravité
sera l’autre nom de cet espace omni-englobant que Straus avait repéré
dans le ton, et les sensations attachées à la posture seront synonymes de
l’ouverture à cet espace tonique qui sert de fonds à la danse. Nous proposerons, à l’issue de ce premier parcours, une analyse plus spécifique
d’une forme de danse expérimentale, le Contact Improvisation, qui nous
mènera à aborder le caractère affectif et relationnel que recèlent ces
mécanismes posturaux.
Le tonus postural
Mais tout d’abord, qu’est-ce que le tonus ? En français, le mot
connote positivement la bonne santé, l’énergie ou la vigueur, idées qui
entouraient déjà le grec τόνος : il indique plus généralement l’état de
tension d’un ligament, et plus spécifiquement des muscles lorsqu’on se
réfère aux corps animaux. Au début du xxe siècle, les recherches du
physiologiste Charles Sherrington ont montré le caractère non pragmatiquement orienté du tonus musculaire : le tonus, contrairement aux
raccourcissements et allongements des muscles liés au déplacement des
membres ou du tronc, possède une fonction de maintien de la posture – il
désigne des variations de la consistance des muscles (de l’hypertonicité
à l’hypotonicité, remarquable notamment chez les nourrissons avant et
après satisfaction des besoins) indépendantes des efforts musculaires
commandés par le système nerveux central. Ainsi Sherrington conçoit-il
les fonctions de variation du tonus musculaire comme appartenant à
l’ordre du réflexe postural :
[…] la plupart des réactions réflexes exprimées par la musculature autour
du squelette sont posturales. Les os et autres leviers du corps sont maintenus dans certaines positions, en rapport à la fois à l’horizon, à la verticale,
et à la relation de l’un avec l’autre. (…) L’influx nerveux et la coordination
sont tout autant exigées pour le maintien de la posture dans l’exécution
d’un mouvement21.
20
Ibid., p. 36.
C. Sherrington, The Integrative Action of the Nervous System (1906), Cambridge,
Cambridge University Press, 1947, p. 339.
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L’idée de Sherrington consiste donc à voir dans l’état de tension des
muscles en l’absence d’activité corticale une expression du « fond » postural (au sens gestaltiste) sur lequel la figure des mouvements volontaires
se déploient. Le tonus est réellement ce qui me soutient – et me maintient
dans un état que Sherrington appelle « anti-gravitaire », voulant dire
par là non pas que je serais en apesanteur, mais bien que je n’ai pas sans
cesse à déjouer volontairement l’appel de la gravité, comme ce peut
cependant être le cas lorsque je trébuche, ou que je tente en vain de
m’extirper de l’engourdissement du sommeil. Constamment, je suis baigné, enveloppé par la gravité, et cependant le tonus musculaire y réagit
de telle sorte que je ne sens pas le poids de mon corps.
Considérons que le travail du danseur consiste à sentir cette activité
du tonus : non pas à commander aux réflexes posturaux (en quoi ils
cesseraient d’être réflexes), mais à observer l’activité posturale et ce qui
l’influence.
[…] la force ascensionnelle des os. Les omoplates tombent derrière le
dos, relâchant les intestins dans le bassin… dans la direction de vos bras
tombants, sans changer cette direction, faites le plus petit étirement que
vous pouvez encore sentir. Pourrait-il être plus petit ? Pourriez-vous faire
moins ? L’initiation de l’étirement, suivant la longueur des os, dans la
même direction, la force y va déjà. La petite danse – vous vous détendez et
cette détente vous soutient. Les muscles distribuent le poids sur le squelette.
Transférant le poids d’une jambe à l’autre ; jouant l’interface, prenant le
poids, la compression. L’étirement sur la ligne de la compression. Le centre
de la petite danse »22
Dans ces instructions, le danseur et chorégraphe Steve Paxton invitait ses élèves à ce qu’il appelle « la petite danse » ou tout simplement
« the stand » (la posture érigée) : la fonction de cette petite danse est
d’appeler l’attention des danseurs aux micro-ajustements posturaux qui
constituent la possibilité même de tenir debout. L’instruction paradoxale
de tenir la posture érigée et en même temps de relâcher les tensions
ouvre sur cette expérience tonique. « C’est, remarque Steve Paxton,
un mouvement statique qui sert de fonds (…) qu’on occulte avec nos
diverses activités, mais qui est constamment présent pour nous soutenir »23. Comme on le voit, il est clair que l’expérience tonique n’est pas
22
Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton à
Seattle (1977) ; reprise in « Transcription », trad. de K. Kortes Lynch, Nouvelles de danse,
38-39, Bruxelles, Contredanse, 1999, p. 88.
23
Steve Paxton (avec Elizabeth Zimmer), « The Small Dance », Contact Quarterly, 3,
1, 1977, p. 11.
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liée directement au déplacement et à la pesanteur d’un corps qu’il faudrait surmonter ; au contraire, pense le danseur, les déplacements (nos
« diverses activités ») ont tendance à masquer les sensations liées à la
posture. Il s’agit ainsi d’y faire abstraction de la couche volontaire qui se
surimpose sur ce fonds qui me soutient et que je soutiens pour en découvrir les détails. Steve Paxton retrouve ici l’intuition d’Erwin Straus qui
comprenait la posture érigée comme « une tâche à accomplir durant la
vie entière »24 : malgré les apparences d’auto-entretien et d’automatisme
associées au « simple » fait de se tenir debout, nous n’avons jamais tout
à fait fini de nous relever de l’attraction gravitaire. C’est pourquoi il y a
une liaison d’essence entre une certaine forme de vigilance et le fait de
se tenir debout, qui s’atteste au moins négativement dans le fait que le
sommeil est synonyme d’un abandon complet à la gravité qui s’accompagne d’une clôture perceptive. Au contraire, « l’éveil perceptif et la
force de gravitation, dit Straus, dépendent l’un de l’autre. L’éveil est
essentiel à la posture érigée afin de contrecarrer la gravité, et la gravité
détermine l’expérience éveillée »25. Telle serait la fonction de cette pratique méditative qu’est la « petite danse » : elle est une porte d’entrée
vers cette vigilance de l’être debout, et c’est assurément ainsi que Steve
Paxton la conçoit en tant qu’improvisateur – loin d’être un repos, elle est
une préparation aux mouvements plus athlétiques, aux imprévisions dont
sa danse est traversée.
Cela établi, la question reste entière : pourquoi la danseuse devraitelle, voudrait-elle se mettre en relation avec cette vigilance, au travers de
l’activité primaire de la posture qui se fait en elle sans elle ? Heinrich von
Kleist, dans un texte Sur le théâtre de marionnettes, donnait la parole à un
danseur qui considérait que la recherche de son art consiste à raffiner l’adéquation entre l’impulsion motrice et le centre du mouvement : toute la
difficulté, pour le danseur, consisterait à faire se conjoindre « l’âme (vis
motrix) » et le « centre de gravité du mouvement ». Partant, le mauvais
danseur, le danseur « maniéré » dissocierait son geste (l’impulsion motrice)
de sa posture (indicatrice du centre du mouvement). L’interlocuteur de
Kleist décrit ainsi F., un jeune danseur pareillement maniéré : « quand il
symbolise Pâris, debout entre les trois déesses et tend la pomme à Vénus,
son âme se tient cachée (c’est effroyable à voir) dans le coude »26. On
E. Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 24.
Ibid., p. 25.
26
H. von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes (1810), trad. de J. Outin, Paris, Mille
et Une Nuits, 1993, p. 14.
24
25
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l’entend, la perspective selon laquelle l’interlocuteur de Kleist écrit
pointe vers l’idée qu’il s’agit de rendre visible l’impulsion motrice au
niveau du centre de gravité. Cette idée correspond assurément à une
esthétique et à un temps différent du nôtre (Kleist écrit en 1810). Par
exemple, en 1980, Merce Cunningham disait au contraire qu’il cherchait
à « sauter vers le bas » ou à bondir en même temps vers l’avant et vers
l’arrière, à déjouer donc le rapport entre l’organisation tonico-posturale
et le mouvement : en sautant, il cherchait à faire comme s’il allait vers
le sol, référant le fonds, non pas à ce qu’il permet d’effectuer (le saut),
mais à son contraire (l’effondrement). Il était notamment fasciné par la
gaucherie dans le mouvement (« lorsque vous cherchez à faire ce que
vous ne savez pas encore comment faire », il faut « s’y prendre comme
le ferait un enfant qui trébuche ou un poulain qui se lève pour marcher »27), gaucherie qu’on pourrait dire être une parfaite désappropriation
de l’intention de bouger et du placement du centre. Quoi qu’il en soit de
ces deux options opposées, on comprend toutefois bien l’idée qui leur est
commune, à savoir que le danseur travaille à même une certaine plasticité
de la relation entre impulsion motrice et centre du mouvement.
Le jeu entre impulsion motrice et posture serait donc l’opportunité
d’un choix stylistique. C’est que, comme les danseurs ont commencé à
le remarquer dès le début du xxe siècle, la gravité n’est pas une force dont
le danseur pourrait faire abstraction, mais l’élément constitutif de tout
mouvement : sa négation peut faire l’objet d’un choix esthétique ; mais
sa dénégation dans les pointes de la ballerine a trop longtemps duré, au
risque de la santé des danseurs dont les kinésiologues commencent d’ailleurs à s’inquiéter28. C’est ce que Merce Cunningham, à nouveau, exprimait pour sa part lorsqu’il disait que
L’une des plus grandes découvertes dont la danse moderne ait fait l’usage
est la gravité du corps dans le poids [the gravity of the body in weight],
c’est-à-dire que plutôt que de nier (et d’ainsi affirmer) la gravité par l’élévation dans l’air, le poids du corps est senti en allant dans le sens de la
gravité, vers le bas29.
Et Cunningham insiste bien pour dire que ce n’est pas tant dans
l’attraction et comme la polarisation autour de mouvements chthoniens,
27
M. Cunningham, Le danseur et la danse, trad. de J. Lesschaeve, Paris, Belfond,
1980, p. 44.
28
Cf. par exemple M. E. Todd, Le corps pensant (1937), trad. de E. Argaud & D.
Luccioni, Bruxelles, Contredanse, 2012.
29
M. Cunningham, « Space, Time and Dance », Transformations: Arts, Communication, Environment, 1, 3, 1952, p. 150.
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terriens, que la danse moderne se révèle : c’est plutôt dans l’idée de jouer
avec les manifestations de l’appel de la gravité – que ce soit vers le bas
(dans l’abandon), ou vers le haut (dans l’effort d’élévation). Il ne s’agit
pas, pour le danseur moderne, de s’opposer aux qualités de légèreté par
lesquelles on qualifie d’ordinaire la danse classique. La question n’est pas
d’apparaître léger ou d’apparaître lourd, mais plutôt de savoir si cet
apparaître repose sur une relation à la gravité. Ainsi Cunningham dit que
parler de « poids lourd » connoterait quelque chose d’incorrect, puisque ce
que l’on entend par [le rapport au poids] n’est pas la lourdeur d’un sac de
ciment qui tombe, (…) mais bien le poids d’un corps vivant qui chute tout
en conservant pleinement l’intention d’une élévation éventuelle30.
Des pieds nus d’Isadora Duncan manifestant adhésion (dans les
pièces tragiques) autant que décollage (dans les pièces plus apolliniennes) à la polarité entre la chute et son rétablissement (fall and
recovery) de Doris Humphrey, il est clair qu’il s’agit de jouer avec les
différents degrés du rapport à la gravité, de jouer avec la pesanteur
comme puissance des contraires. C’est, pour le dire autrement, la relation haut/bas qui est par là découverte : le poids n’est plus simplement
tenu et comme déplacé en translation dans un espace horizontal, comme
c’est exemplairement le cas dans La sonnambula de Balanchine où la
danseuse, sur ses pointes, glisse et flotte sur l’espace scénique. La danse
moderne serait ainsi la découverte des allers-retours sur l’axe vertical.
C’est dire que la gravité n’est plus l’ennemi dont les danseurs auraient
pour fonction de nous faire rêver d’un impossible affranchissement :
l’ennemi, la mort verticale, c’est la posture droite dans ses pointes, la
fixité qui oublie que le poids n’est pas seulement lourdeur, mais occasion de prendre un élan. De ce point de vue, la gravité est un pivot pour
le mouvement et non son arrêt.
C’est là une des leçons du système Effort qu’invente le danseur et
chorégraphe Rudolf Laban dans la première moitié du xxe siècle pour
décrire et « noter » (comme on note en musique les partitions d’une pièce)
le mouvement humain à partir de la combinaison de quatre facteurs principaux : le poids, le temps, l’espace et le flux. Or, dans ce système, le
poids est plus qu’un simple facteur du mouvement : temps, espace et flux
ne servent qu’à « définir qualitativement la sensation de poids et à la
distribuer selon des coloris corporels différents »31. Toute description du
30
31
Ibid.
L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997,
p. 96.
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mouvement doit pouvoir se concevoir comme une nuance apportée sur la
manière dont le bougeur s’oriente par rapport au poids de son corps ; ou
pour le dire de manière plus exacte, tout mouvement est un certain type
d’effort qui s’exprime chez Laban comme la rencontre entre une impulsion intérieure et la résistance qu’y opposent différentes pesanteurs, sous
la forme littérale des objets extérieurs ou du corps lui-même (notamment
dans l’action des muscles antagonistes) ou sous la forme plus métaphorique des habitudes contractées32. C’est ainsi que les facteurs du mouvement sont systématiquement ressaisis en fonction de deux pôles : ce qui
résiste et ce qui cède33. Le rapport au temps, par exemple, s’étage entre
ces deux opposés que sont le temps soudain (« qui résiste » à ce qu’on
pourrait appeler l’écoulement du temps) et le temps soutenu (« qui
accompagne » ou « qui cède » à ce même écoulement en laissant l’action
durer). De même, le rapport à l’espace est soit direct, au sens où il atteste
d’un espace compact, solide, percussif (comme mon pas lorsque je suis
en colère) et où l’on peut lire une manière de résistance à l’appel gravitaire ; soit flexible, au sens cette fois-ci où le mouvement s’inscrit dans
un espace meuble, multi-directionnel (comme l’explosion des directions
dans les cours d’école lorsque sonne l’heure de la récréation). Tous les
facteurs du mouvement reprennent donc la polarité fondamentale qui
concerne l’axe gravitaire lui-même, et dont celui-ci est un modèle : lutter
ou s’abandonner, résister ou se soumettre à l’appel du poids.
Pour notre propos, le plus remarquable dans cette définition du mouvement comme parti pris pondéral est l’idée qu’elle se décrit comme la
rencontre entre des « élans intérieurs » précédant les mouvements effectifs et une certaine résistance rencontrée dans le geste. Bien que rien ne
permette d’assurer que Laban ait lu Maine de Biran, le lecteur informé
ne peut que reconnaître ici la parenté entre les deux théoriciens qui ont
placé, au centre de leurs pensées, le terme d’effort. Comme Laban un
32
R. Laban, La maîtrise du mouvement (1950), trad. de J. Chalet-Haas et M. Bastien, Arles, Actes Sud, 1994, p. 36 : « L’effort “humain” peut être décrit comme l’effort
capable de résister à l’influence des capacités innées ou acquises. Avec l’effort “humain”,
l’homme est capable de contrôler des habitudes négatives et de développer des qualités et
des inclinations dignes d’estime, malgré des influences contraires ».
33
Cf. A. Loureiro, Effort – L’alternance dynamique, Paris, Ressouvenances, 2014,
p. 20 : « Chaque facteur a des intensités différentes et présente une polarité. Ces pôles sont
dénommés “éléments”. Dans un pôle se situent les éléments conciliants (indulgent),
dénommés ainsi parce que l’attitude de la personne est d’accepter les conditions physiques
qui influencent le mouvement, dans l’autre les éléments combatifs (fighting) dénommés
ainsi parce que l’attitude est de résister et de lutter contre ces conditions ».
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siècle plus tard, Biran n’avait de cesse d’affirmer la liaison d’essence
entre l’impulsion motrice et ce qu’elle rencontre :
Si l’individu ne voulait pas ou n’était pas déterminé à commencer de se
mouvoir, il ne connaîtrait rien. Si rien ne lui résistait, il ne connaîtrait rien
non plus, il ne soupçonnerait aucune existence, il n’aurait pas même d’idée
de la sienne propre34.
Biran y insiste donc : la résistance n’est extérieure à la volonté que
secondairement (dans le contact avec des surfaces dures par exemple), et
la loi est plutôt que la résistance elle aussi est « intérieure », et qu’elle
est plutôt faite des débats entre deux moments de l’impulsion, celui qui
va avec, et celui qui résiste. Et comme Laban, Biran conçoit ce différentiel comme l’expérience du moi : c’est ce que, à la suite de Jan Patočka,
on a pu appeler le cogito moteur de Biran, c’est-à-dire ce fait que « l’articulation du “je pense” et du “je suis” s’effectue au sein du mouvement,
en est pour ainsi dire l’œuvre »35. Et nous pourrions colorer, ou préciser
cette expression, en disant que l’expérience du je suis est davantage une
expérience de la substance pesante qu’une expérience de la pensée se
confirmant elle-même. La formule est d’autant plus tentante que l’étymologie la suggère : penser, possiblement en raison de la « concentration de
l’esprit » que cela suppose, provient du latin penso (peser ou soupeser) –
« je pense, c’est-à-dire je pèse, c’est-à-dire je fais l’expérience d’une
résistance, donc je suis ». Le cogito, plus encore que moteur, serait pour
Biran et quoi qu’il en soit de ces étymologies anti-cartésiennes, pondéral : c’est dans la mesure où je fais l’épreuve de moi-même comme « à
bouger » et non seulement comme en mouvement que je peux bien dire
qu’il y a un moi. C’est ainsi que Biran s’autorise des effets de la paralysie
sur la capacité à localiser les sensations pour confirmer sa théorie de
l’effort : un patient paralysé des jambes ressent une douleur s’il est pincé,
mais ne sait pas où elle se trouve – si l’incapacité de se mouvoir va de
pair avec une autotopoagnosie, c’est donc que la spatialité même du
corps propre est floue sans possibilité motrice36. De même Biran réinvestit l’expérience de pensée de Condillac : imaginons une statue, à laquelle
on adjoindrait progressivement les sens – il serait trompeur, dit Biran, de
34
M. de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1803), Paris, PUF,
1953, p. 17.
35
R. Barbaras, L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, La Transparence, 2011, p. 147-148.
36
Maine de Biran, L’effort, textes choisis par Antoinette Drevet, Paris, PUF, 1966,
p. 65.
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considérer qu’un tel être immobile serait jamais capable de sensation.
Une statue, aussi miraculeusement sentante qu’on l’imagine, n’aura
jamais la perception d’événements extérieurs à un « moi » qui resterait
stable sous le changement. Si par miracle elle pouvait être affectée par
l’extérieur, on ne pourrait pas dire que la statue sentirait l’odeur de la
rose qu’on lui ferait humer : sans possibilité de se mouvoir, sans l’expérience de l’effort, la statue deviendrait la rose sentie, sans pouvoir la
distinguer d’elle-même37. La découverte du moi, soit en sa localisation,
soit plus généralement en son existence, requiert la mise en branle : sans
mouvement, sans l’effort qui l’accompagne, pas de moi.
En un sens, on pourrait dire que Laban a cherché à dérouler les
conséquences artistiques de cette découverte : l’artiste, notamment dans
les arts de la scène, aurait pour tâche d’exhiber cet effort dans lequel le
moi se reconnaît. Cela s’atteste notamment dans le rapport qu’entretient
Laban à l’habileté. Assurément, c’est un bien pour le danseur comme
pour tout travailleur manuel que d’acquérir un certain niveau d’adresse
qui lui permettra d’effectuer ses gestes sans effort. Mais justement, du
danseur ou du comédien, on attend plus qu’une simple virtuosité, c’està-dire la convenance entre l’impulsion intérieure et les moyens mis en
œuvre : si quelque chose doit être communiqué (à la salle, aux partenaires, à soi-même), le geste qui la porte ne pourra être seulement efficace, il faut encore qu’il manifeste en lui l’effort requis pour l’atteindre.
La danseuse qui délaisse l’adresse rend visible « l’atelier de la pensée et
de l’action »38 et manifeste non pas seulement ce qu’elle sait faire, mais
la manière même dont ce faire s’élabore en elle. Le poids du geste sera,
de ce point de vue, la marque subjective qui habite le mouvement, et c’est
d’ailleurs ainsi que Laban le conçoit : il est le style propre à chacun-e,
constitué par nos « tendances d’effort » qui se trouvent progressivement
limitées au cours de nos existences par la contraction des habitudes, mais
dont tout le travail chorégraphique a pour fonction de proposer la
réouverture.
Telle serait la découverte spécifique de la danse moderne : celle de
l’empreinte personnelle de chacun-e comme manière unique de varier
l’accent postural. C’est bien, au demeurant, ce que signifie le mot de
« posture » lorsqu’on l’utilise pour parler d’une attitude, d’un point de
vue sur le monde : la manière dont je me tiens et les valeurs auxquelles
je tiens sont liées, et c’est pourquoi il faut voir dans la posture un « mode
37
38
Ibid., p. 26.
R. Laban, La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 27.
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spécifique d’être-au-monde »39 et non un simple phénomène physiologique. C’est de cette manière que Merleau-Ponty avait défini son concept
de style : à partir de la démarche. Ainsi avant de définir le style du peintre
comme déformation cohérente, Merleau-Ponty ne manquait-il pas de se
référer à la manière dont autrui m’apparaît :
une femme qui passe ce n’est pas d’abord pour moi un contour corporel,
un mannequin colorié, un spectacle en tel lieu de l’espace, […] c’est une
chair tout entière présente, avec sa vigueur et sa faiblesse, dans la démarche
ou même dans le choc du talon sur le sol40.
Si le style d’un peintre est bien ce « principe unique qui prescrit à
chaque élément sa modulation »41 et pas seulement le monogramme qu’il
apposerait à sa perception comme une signature qui parachèverait une
vision du monde dont il disposerait, c’est bien à la manière dont la
démarche d’une femme au loin m’apparaît comme cette variation unique
de l’accent sur l’être féminin et sur l’être humain en général. C’est ainsi
à propos de la reconnaissance d’une posture que Merleau-Ponty déclare
que « la perception déjà stylise » : lorsque je vois une personne se mouvoir, je ne vois pas seulement les gestes qu’elle exécute ; je vois encore
le fond dont ces gestes se détachent, fond dynamique, tonique et postural,
qui fait d’elle un être debout.
Phorique
Le danseur s’approprie, étudie ce style qui le caractérise : ce peut
être pour l’effacer au profit d’une écriture chorégraphique qui en diffère, ce peut être au contraire pour l’exprimer en son essence si l’improvisation le demande, ou si c’est ce matériau individuel avec lequel le
chorégraphe travaille. Dans le Contact Improvisation, la forme de danse
qui va à présent nous intéresser, la fonction de cette connaissance spécifique des mécanismes posturaux est de permettre de jouer avec et de
consentir au poids du corps. Un des textes fondateurs du chorégraphe
et inventeur de cette forme, Steve Paxton, s’intéresse spécifiquement à
cette question :
Quand une pomme lui est tombée sur la tête, Isaac Newton a reçu l’inspiration de décrire ses trois lois du mouvement. Celles-ci sont devenues le
39
40
41
E. Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 25.
M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 84.
Ibid., p. 91.
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fondement de nos idées quant à la physique. Étant essentiellement objectif,
Newton ignorait ce que c’est que d’être une pomme [what it feels like to
be the apple]. Lorsque nous mettons nos masses en mouvement, nous nous
portons, au-dessus de l’appel constant de la gravité, aux balancements et
aux mouvements circulaires de la force centrifuge. Les danseurs surfent sur
ces forces et jouent avec elles.42
Ainsi commence La chute après Newton, texte-manifeste du Contact
Improvisation. Le danseur y est présenté à la manière dont la danse
moderne, comme nous l’avons montré, l’a conçu, c’est-à-dire en détenteur d’un certain savoir-sentir. Ce savoir-sentir, toutefois, est d’emblée
analysé, non comme savoir du corps en mouvement, ni même comme
savoir des mécanismes posturaux, mais comme savoir de la pomme,
c’est-à-dire le savoir d’un corps soumis à l’attraction gravitaire. Ce savoir
de la pomme opposé au savoir du physicien a un statut paradoxal, car il
n’est pas exactement un savoir subjectif que le danseur opposerait à la
science objective du mouvement. Steve Paxton ne dit pas que « étant
essentiellement objectif, Newton ignorait ce que c’est que d’être un danseur » ou « un vivant en mouvement ». Il ne veut donc pas dire que le
savoir du danseur serait – ou serait seulement – un savoir subjectif de
l’être en mouvement : ce n’est pas, du moins pas spécifiquement, le
savoir de la motricité subjective. On voit déjà là pointer une originalité
du Contact Improvisation eu égard à l’organisation posturale : le savoirsentir du contacteur se veut être un savoir du poids.
Cette appréhension de soi comme poids n’est pas sans lien avec les
mécanismes posturaux, évidemment : comme l’a bien vu Paul Schilder
dans L’image du corps, la sensation du poids en général (le nôtre, ou
celui des objets que nous manipulons) est en effet inévitablement liée à
l’activité musculaire : si je tends mon bras devant moi et en contracte les
muscles, la sensation sera inévitablement un alourdissement du bras,
même si la masse objective n’en aura évidemment pas changé ; de même,
si je gonfle mes poumons et bloque ma respiration, bien que leur masse
objective en soit allégée, c’est irrésistiblement une sensation de lourdeur
qui viendra habiter ma cage thoracique. Plus généralement, dans tous mes
déplacements, plus je ferai d’effort pour me déplacer (peut-être, par
exemple, parce que je suis engourdi ou fatigué), plus j’aurai la sensation
que mon corps est lourd : la quantité de matière apparente dans une
masse, y compris la mienne, est ainsi donnée dans l’effort musculaire que
j’exerce à son encontre. Comme le dit Schilder, « dans nos tendances au
42
S. Paxton, « Fall after Newton » (1987), Contact Quarterly, 13, 3, 1988, p. 38.
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mouvement, nous traitons notre corps comme n’importe quelle autre
masse »43. Par là, Schilder ne veut pas tellement dire que nous considérerions notre corps comme un objet à déplacer au même sens que ma
tasse est susceptible d’être détachée de son emplacement pour être portée
à mes lèvres – ce n’est pas comme si je devais me placer sous moi-même
pour me soulever ou à côté de moi-même pour me déplacer. En revanche,
Schilder veut bien dire que nous nous représentons notre poids comme
nous nous représentons le poids des objets, à savoir comme une certaine
quantité d’effort à faire, ou pour le dire autrement, nous nous représentons notre corps à la mesure de la qualité de mouvement dans laquelle
nous nous trouvons impliqués. C’est ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme
que « notre corps perçu n’est rien de plus qu’une masse lourde, et les
changements dans la perception du corps ne seront souvent que des changements dans la perception de cette masse lourde »44. Ces changements
sont l’accomplissement central de notre motricité : bouger, c’est bouger
cette masse pesante ou, plus exactement, en changer la répartition à
l’intérieur de la topologie imaginaire du corps propre. Les variations du
tonus musculaire liées à la dynamique posturale, même si elles ne relèvent
pas de la même contractilité qui est impliquée dans l’effort pour se déplacer ou soulever un objet, nous informent donc des variations du poids de
notre corps. Dans la « petite danse » décrite plus haut, cet état méditatif
d’observation des ajustements posturaux, Steve Paxton propose des exercices de représentation qui mettent en jeu cette sensation pondérale.
Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire
un pas avec votre pied gauche. Quelle est la différence ? En restant où
vous êtes. Imaginez… (Répétition de la même proposition). Imaginez que
vous allez faire un pas avec votre pied droit. Avec le gauche. Avec le droit.
Le gauche. Restez immobile.45
À l’évidence, Steve Paxton invite ici les danseurs à observer les
effets de l’intention motrice sur la dynamique posturale – et la découverte
qui est faite est que la seule intention, préparation ou imagination de faire
un pas en avant a immédiatement une répercussion sur la posture. Si je
sollicite imaginairement un pas en avant avec ma jambe droite, je peux
ainsi observer un déplacement du poids du corps dans la jambe gauche,
43
P. Schilder, L’image du corps. Étude des forces constructives de la psyché (1935),
trad. de F. Gantheret & P. Truffert, Paris, Gallimard, 1968, p. 111.
44
Ibid., p. 113.
45
Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton
(s.l.n.d.) ; relaté dans « Esquisse de techniques intérieures » (1987), trad. de P. Kuypers,
Nouvelles de danse, 38-39, p. 106.
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qui fort logiquement, prend en charge celui de la jambe droite pour
qu’elle puisse se soulever. Il y a transfert interne du poids : une jambe
prend le relais de l’autre.
Ces mécanismes compensatoires que l’animal en mouvement met
en jeu dans sa motricité ont fait l’objet d’une théorisation magistrale par
le danseur et analyste du mouvement Hubert Godard. Le concept qu’il
forge pour rendre compte de ces mécanismes est celui de « pré-mouvement »46, dont le préfixe indique d’abord que les mouvements posturaux
ne sont pas compensatoires après le geste, mais anticipent sur lui. Ce
mode anticipatoire du pré-mouvement est assez évident dans le cas des
déplacements des membres inférieurs lorsqu’ils ont la charge de supporter le tronc : il faut bien que j’aie allégé ma jambe droite si je veux la
soulever, et si je l’ai allégée, il faut bien que son poids ainsi que le poids
du tronc et de la tête qu’elle supporte (c’est-à-dire les mécanismes posturaux qui me maintiennent au sol par elle) ait été distribué ailleurs, à
savoir sur la jambe opposée. Mais le pré-mouvement vaut aussi bien pour
tous mes engagements moteurs. « Par exemple, si je veux tendre un bras
devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon
bras ait bougé, sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation
que va provoquer le poids du bras vers l’avant »47. Or, en portant notre
attention sur ces mécanismes, c’est bien comme mise en circulation du
poids, ou des poids dans le corps, qu’ils apparaîtront à la conscience.
De ce point de vue, il apparaît que tout mouvement suppose un
dépôt du poids : autrement dit, lorsque je me déplace, ce n’est pas seulement que je transporte mon poids d’une partie de l’espace vers une
autre, mais que, pour ce faire, il faut que j’en laisse derrière moi une
partie. C’est ce que Godard appelle la « fonction phorique », c’est-à-dire
« ma capacité à avoir des demeures nomades »48 : chaque déplacement
suppose une manière renouvelée d’habiter les parties du corps qui soutiennent (φέρω, en grec, c’est porter) celles qui se déplacent. En attirant
l’attention sur les sensations pondérales, le Contact Improvisation met
spécifiquement au jour ce nomadisme des appuis qui qualifie la locomotion animale (par opposition au mouvement de croissance végétale, où le
déplacement à la surface se symétrise en enfouissement des racines) ; il
46
H. Godard, « Le geste et sa perception », in M. Michel & I. Ginot (éds.), La
danse au xxe siècle, Paris, Bordas, 1998, p. 224.
47
Ibid.
48
H. Godard, « Fond/figure » (2013), in Mathieu Bouvier et Loïc Touzé, Pour un
atlas des figures, maquette, 2014 ; vidéo disponible sur [url] http://mathieu.mathieu.free.
fr/pourunatlasdesfigures/
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appelle à s’emparer du nécessaire renouvellement de l’ancrage que
chaque pas présuppose.
De là peut naître une vision renouvelée de la mise en mouvement :
l’attitude naturelle (spontanée) à l’égard de la mise en branle consiste à
penser qu’il y a d’abord une immobilité, voire un empâtement, de laquelle
le bougeur se relève pour ainsi dire, contre laquelle il lui est nécessaire
de lutter. Au contraire, on peut penser la naissance du mouvement, non
pas à partir de l’effort ou de la contraction qui oppose une résistance à
l’inertie, mais à partir de ce qui, chez le bougeur, doit céder. « C’est toute
une manière de penser le démarrage du mouvement, dit Hubert Godard.
Le mouvement ne démarrerait pas par une contraction musculaire, mais
par une décontraction musculaire »49. Hubert Godard propose donc de
penser que c’est l’immobilité qui requiert la tension, la contraction, et
non le mouvement lui-même. Cette tension est liée à l’histoire de chacun,
c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le tonus postural : c’est ce que j’ai
appris à tenir, ce à quoi j’ai appris à tenir, ce qui me fait tenir, ou ce qui
me retient. Et c’est une partie de cela que je dois abandonner pour me
mettre en mouvement. L’étude kinésiologique du geste du don fait apparaître cette logique. Un enfant forcé de remettre son jouet montre sa
résistance en donnant, non seulement l’objet, mais lui-même – il s’accroche
à son don, il ne laisse rien derrière lui qui permettrait d’opérer la séparation d’avec l’objet. Pour Godard, le travail du danseur consiste à étudier
ce qu’il est nécessaire de laisser s’ancrer pour rendre le mouvement possible : c’est un travail qu’il faudrait dire de release (relâchement, relaxation au sens des Release Techniques mises en place au milieu du xxe
siècle aux États-Unis et qui exercent une influence importante sur la
danse contemporaine50). Elles permettent en effet d’atteindre une danse
fluide (le « flow » qui occupe la rhétorique de la danse depuis Laban),
par une attention permanente à consentir au poids, plutôt qu’à le garder
par devers soi. On peut penser à nouveau au danseur de Kleist qui, incarnant Pâris dans l’offrande de la pomme conservait – « quelle horreur ! » –
son centre de gravité au niveau du coude : le don n’était qu’à demi
effectué, le poids restait coincé aux articulations. Le flux indique au
H. Godard et L. Louppe, « Synthèse I », Nouvelles de danse, 17, 1993, p. 67.
La technique de relâchement anatomique (Anatomical Release Technique) développée par Mary Fulkerson a notamment eu une importance déterminante sur le développement du Contact Improvisation : une bonne moitié des premiers contacteurs étaient ses
élèves et pendant plus de quinze ans, Steve Paxton enseigne le Contact aux côtés de
Fulkerson à Rochester (NY) et à Dartington en Angleterre. Cf. notamment D. Lepkoff,
« What is Release Technique? », Movement Research Performance Journal, 19, 1999.
49
50
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259
contraire un relâchement du poids dans les directions qui lui sont proposées : comme la rivière flue dans les sillons que le terrain lui offre, de
même le mouvement s’oriente en fonction des appels de poids que les
gestes précédents lui suggèrent.
Vous êtes debout, la petite danse vous met en tension entre deux pôles, ciel/
terre. Et dans cette petite danse, vous testez la plus petite initiation possible
d’un geste que vous pourriez faire vers la droite : une légère extension de
l’index. Et plutôt que de retenir le poids vers la gauche comme les habitudes anti-gravitaires vous l’apprennent, vous consentez au poids, vous
suivez cette suggestion et ce lent déplacement, newton après newton, de votre
orientation par rapport au sol : vous vous laissez suivre les conséquences
de cette suggestion minimale.51.
Bien sûr, ce consentement au poids ne va pas sans une certaine mise
en danger de soi : puisqu’il revient à « accepter l’écrasement de soi par
l’effet des forces gravitaires », cela « ne peut que réveiller le fond inconscient des peurs archaïques liées à l’effondrement »52. Une grande partie
de l’entraînement du danseur, en particulier en Contact Improvisation,
consiste à défaire les réflexes de tensions liés à cette peur de la perte de
verticalité. C’est que, comme le dit souvent Steve Paxton, « la tension
musculaire masque la sensation de pesanteur »53. Tel est en effet le lieu
où se joue la sensation du poids : il ne s’agit pas tant de s’approprier le
poids du corps propre à l’aune du poids des objets (comme le suggérait
Schilder), c’est-à-dire l’aune de la quantité d’activité musculaire nécessaire à la levée, mais bien de le mesurer à l’aide de cet autre type d’effort
qui consiste à céder au poids, et non à y résister. On pourrait trouver, dans
cet effort de céder à la pesanteur, les moyens de réhabiliter la notion un
peu oubliée de « grâce » du mouvement : la grâce n’est en effet pas la
négation de la bassesse et de la pesanteur, comme toute l’iconographie
chrétienne et une certaine image du ballet classique nous le laissent
penser – la grâce est plutôt l’inflexion ou la reprise de la pesanteur.
Comme y a insisté la philosophe Simone Weil, pour penser la grâce, il
faut « descendre d’un mouvement où la pesanteur n’a aucune part »54,
penser une grâce qui ne soit certes pas écrasement, mais qui soit un aller
vers le bas, une descente. C’est en effet un travail non moins important
51
Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Karen Nelson à
Earthdance (2016).
52
A. Godfroy, Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse Arts et Lettres, 2015, p. 108.
53
S. Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88.
54
S. Weil, La pesanteur et la grâce (1947), Paris, Plon, 1988, p. 45.
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d’accompagner le poids du corps s’effondrant vers le sol que de le (re)
tenir, et ce relâchement n’est pas une simple détente : c’est le processus
actif par lequel continuellement je fais céder les barrières que la peur et
l’habitude placent entre moi et le sol.
Le don du poids
« Le danseur n’a de poids que pour le donner – pas pour le posséder »55. Dans cette formule lapidaire, Steve Paxton résume d’une part
cette centralité conférée à l’idée de consentement au poids et d’autre
part le caractère relationnel que ce consentement implique. Il est temps
en effet de rappeler que la forme de danse pour laquelle le « savoirsentir de la pomme » est développé est essentiellement une forme de
duo improvisé, conduite par la seule et unique règle qu’il s’agit de
danser tout en maintenant une forme de contact avec un-e ou plusieurs
partenaires. Dans ce contact, il ne faut pas simplement entendre une
contiguïté de peaux, mais un constant aller vers l’autre : le contact
maintenu est une rencontre perpétuelle des deux partenaires, qui ne se
contentent donc pas de maintenir une relation où elles seraient l’un-e à
côté de l’autre, mais où sans cesse elles se désaxent pour s’atteindre.
Cette forme de danse introduit ainsi tacitement le fait que, d’entrer en
contact, les partenaires en viennent à partager leurs poids : c’est qu’allant à la rencontre l’un-e de l’autre continuellement, elles s’appuient
l’un-e sur l’autre, elles font de leurs partenaires ces demeures nomades
d’où émerge le mouvement. Dans le partage du poids, nous comprenons
donc qu’est d’emblée impliqué un partage des mécanismes de l’ajustement postural, ce qui signifie qu’un partage de poids, au moins minimal, s’effectue déjà dans une situation de simple contiguïté, où les deux
partenaires se tiendraient simplement debout l’un-e à côté de l’autre,
à condition d’être sensibles tout-es deux à la petite danse de leur
partenaire.
Placez le sommet de vos crânes l’un contre l’autre. Restez là un instant.
L’idée d’une petite danse, le mouvement dans, et autour, du squelette, le
surgissement et la pause des muscles… très petit… essayez d’être en
accord avec la petite danse de l’autre sans manipuler la vôtre… et puis,
de la même façon que vous laissez la petite danse se transformer en une
marche, laissez le point de contact de vos têtes se déplacer en roulant.
55
S. Paxton, « Solo Dancing », Contact Quarterly, 2, 3, 1977, p. 24.
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Permettez à votre corps de s’ajuster au mouvement et à la pression de ce
point. Ce qui est important, c’est de partager ce point de contact… il faut
se fier à l’équilibre et au fait que votre système musculaire s’adapte automatiquement.56
L’accordage des petites danses est un accordage tonique : les systèmes musculaires posturaux s’allient pour résonner ensemble. C’est un
mécanisme bien connu des danses à deux, comme le tango ou même le
swing : les deux partenaires fonctionnent comme un système dont le
centre de gravité n’est plus seulement tenu en chacun-e, mais partagé. Or,
on le conçoit, dans ce partage postural, le risque de l’effondrement que
nous soulignions à l’endroit du consentement à la gravité se complique
à présent d’une dimension relationnelle. L’ouverture de l’espace tonique
que nous désignions comme la caractéristique primordiale de l’espace
dynamique du danseur prend donc la couleur spécifique d’un espace de
soutien, au moins potentiel, fourni par le partenaire : c’est dans la mesure
où une partie de mon poids est susceptible d’être soutenue par une autre,
prise en charge momentanément, que l’espace s’ouvre pour moi.
Cette dimension de la relation posturale comme ce qui autorise le
mouvement est corroborée par les recherches menées par le précurseur
l’approche psychomotrice en psychologie, le psychiatre Julian de Ajuriaguerra, sur ce qu’il appelle le « dialogue tonique » entre la mère et le
nourrisson57. La néoténie humaine est telle, on le sait, que pendant les
premiers mois de sa vie, le nourrisson est incapable de se mouvoir par
lui-même : il est sans cesse porté et transporté par les parents, sans pouvoir engager sa motricité faute de coordination, notamment entre les
muscles fléchisseurs et extenseurs, qu’il s’apprend à lui-même progressivement en mettant à l’épreuve de manière désordonnée un certain
nombre de gestes aveugles. Avant que cette coordination n’apparaisse,
l’essentiel du mode d’action dont dispose le nourrisson est de l’ordre du
spasme musculaire, dont le cri est la première expression et le sédiment.
Henri Wallon le remarquait déjà :
Le spasme a pour étoffe l’activité tonique des muscles qui précède les
mouvements proprement dits. L’agitation du nourrisson est faite de brusques
détentes qui le font passer d’une attitude à une autre. Dans chacune d’elles,
les muscles semblent se tendre et se durcir, plutôt qu’ils ne se raccourcissent ou ne s’allongent en vue de gestes qui puissent explorer l’espace.
Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton à
Seattle (1977) ; repris in « Transcription », art. cit., p. 89.
57
Cf. M. Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, ch. 6 : « Une synthèse fructueuse :
le dialogue tonique ».
56
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La contraction y est massive, tétaniforme, s’y propage en nappe, intéresse
particulièrement la musculature vertébrale et proximale, c’est-à-dire celle
qui servira surtout à l’équilibre du corps58.
Autrement dit, l’essentiel de l’activité du nourrisson est « posturale » au sens défendu par Sherrington, à ceci près qu’il n’y a pas là de
posture à tenir, puisque l’enfant repose en permanence, soit sur le sol,
soit, et c’est précisément là que la théorie d’Ajuriaguerra intervient, dans
les bras des parents. Telle est en effet l’hypothèse de travail du psychiatre
que d’avoir considéré que la fonction de ces premières réactions toniques
est relationnelle : l’activité tonico-posturale est « la fonction de communication essentielle pour le jeune enfant, fonction d’échange par
l’intermédiaire de laquelle l’enfant donne et reçoit »59. Ce mode de communication s’exprime au mieux en parlant de contagion tonique : l’enfant
partage avec les parents son état affectif en leur présentant des variations
toniques auxquelles ceux-ci s’accordent (et non seulement réagissent) ;
l’état d’alarme du nourrisson (hypertonicité) est partagé par les parents
comme son état d’apaisement (hypotonicité), ou plus exactement, ce partage est ce qui est recherché par le nourrisson et en fonction duquel les
réactions seront progressivement adaptées aux situations de l’environnement. La syntonie ou l’accordage tonique avec le ou les parents sera ainsi
le facilitateur de l’émergence d’une relation objectale. La personnalité du
nourrisson se façonne en même temps qu’elle façonne et met en question
l’environnement qui l’accueille et prend soin de lui. C’est dire que le
nourrisson n’est pas, du fait de son immobilité, un être passivement informable ni même naïvement transportable – bien plutôt, c’est parce qu’il
met à l’épreuve, dans la relation tonique avec le parent, les situations
auxquelles il est confronté, qu’il peut se les approprier.
Jan Patočka appelait « proto-mouvement » ce rapport premier au
monde, mouvement qui est placé sous le signe de l’affect (fond tonicopostural) plutôt que de l’action (déploiement musculaire) et où « l’homme
est par tout son être, tributaire de l’autre homme dans sa fonction de
protecteur, créateur de sécurité et de chaleur vitale, donateur d’unité,
d’adhérence et d’attachement »60. Et le phénoménologue tchèque ne s’y
58
H. Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant, [1941], Paris, Armand Colin,
2012, p. 148.
59
J. de Ajuriaguerra & R. Angelergues, « De la psychomotricité au corps dans la
relation avec autrui : à propos de l’œuvre de Henri Wallon », L’évolution psychiatrique,
27, 1962, p. 24.
60
J. Patočka, Papiers phénoménologiques, trad. de E. Abrams, Grenoble, Millon,
1995, p. 109.
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trompait pas en référant ce premier mouvement de l’existence à la Terre :
c’est en effet dans le rapport gravitaire que s’entretient cette première
relation, à la fois parce qu’elle suppose l’enracinement du parent (qui,
pour accueillir l’enfant, doit se ménager une place dans le monde), et
parce qu’elle met en jeu les mêmes mécanismes qui deviendront les
colorations posturales des mouvements une fois l’enfant « debout ».
Mais surtout, ce qu’avait bien vu Patočka et que confirment les études
d’Ajuriaguerra, c’est que cet accueil correspond à l’ouverture d’un espace
de mouvements possibles. Ainsi, là où Ajuriaguerra atteste d’un lien fort
entre l’accès à la motricité chez les jeunes enfants et la coordination
tonique avec le parent, Patočka voit dans le proto-mouvement un « mouvement de la disposition, du se-trouver, mouvement grâce auquel notre
situation reçoit une détermination et une forme »61 qui constituera la
basse fondamentale de la mélodie cinétique de l’existence.
Tel serait le premier aspect, développemental, qui soutient l’idée
d’un espace ouvert par le partage postural, et tel serait le premier sens de
l’espace tonique tel que nous l’avons conçu à partir des analyses que
Straus consacrait à la danse : il y a une sensation du poids partagé ou
plus exactement remis à l’autre, sensation qui est solidaire d’une relation
affective, qui autorise une certaine ouverture de la gestosphère. On comprend d’ailleurs, à partir de ces remarques, pourquoi Straus pouvait relier
l’espace tonique de la danse à ce qu’il appelle le « vivre participatif »62
(miterleben), expression qu’assez étrangement, le philosophe ne songeait
pas à mettre en perspective avec la relation au partenaire. C’est pourtant
précisément dans l’accordage tonique avec un autre que s’atteste primordialement la possibilité d’un espace affectif et non structuré par le vis-àvis. Concevoir les danses impliquant toucher et partage de poids comme
dialogue tonique nous permet donc de comprendre en quel sens l’espace
y est ouvert ; c’est que le dialogue tonique est la relation originaire dans
laquelle se construit la gestosphère de chacun.
Si l’espace est en effet « vécu participativement » avec les autres et
leurs manières d’être avec le poids, il y faut donc une certaine qualité
relationnelle pour que cet espace soit ouvert et non contraint. Le Contact
Improvisation, en tant que technique d’improvisation requérant vitesse et
gestes acrobatiques de portés et de sauts en l’air, donne une porte d’entrée
pour comprendre cette qualité relationnelle mise en jeu dans l’espace
tonique de la danse. La situation, en Contact Improvisation, n’est en effet
61
62
Ibid.
E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 40.
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pas seulement celle de deux danseurs, stables sur leurs pieds, qui partageraient leurs petites danses : bien que la petite danse partagée soit une partie
importante de la pratique, les danseurs sont plus généralement occupés à
se sauter les uns sur les autres, se soulever, s’utiliser mutuellement comme
appuis. Ils ne sont plus seulement des êtres debout, mais des êtres penchés,
allongés, soulevés et soulevant. Le partage du postural, qui est la situation
relationnelle en général, se double donc, en Contact Improvisation, d’un
partage pondéral : à tout moment, je puis recevoir ton poids (et doubler le
mien, car soudainement je pèse deux fois plus lourd sur mes jambes) ou
être porté par toi (et diminuer, presque à zéro, le mien, car soudainement,
c’est toi qui portes la charge de me maintenir au-dessus de la surface).
Ce que ce partage pondéral fait apparaître, c’est donc la possibilité pour le
poids, non seulement d’être tenu (dans la posture érigée), mais bien soutenu : que ce soit moi qui te soutienne, ou toi qui me porte, le poids est
l’objet d’une rencontre entre deux mouvements.
Évidemment, les danseurs n’ont pas attendu de se sauter les un-es
sur les autres pour découvrir que le poids est relationnel. C’est ainsi
qu’Ushio Amagatsu définissait la danse comme « dialogue avec la gravité »63. Et le mot de dialogue doit bien, ici, faire comprendre l’essentiel :
ce n’est pas simplement que je suis soumis-e à une force qui, par sa
constance, me rive au sol. J’ai affaire à un mouvement d’attraction, avec
lequel je négocie constamment. Je suis, malgré les différences de dimensions qui nous séparent, en dialogue avec cette Terre au travers de la
puissance qu’elle exerce sur moi. C’est cette puissance que le travail de
perception posturale m’enseigne à découvrir, comme la rencontre entre
deux masses, la mienne et celle de la Terre dans l’attraction qui les lient.
Imaginez que la surface du studio devient réfléchissante. Vous marchez sur
un miroir, ou plutôt, vous marchez sur vos pieds, et sur toute l’étendue de
vos jambes et de votre corps réfléchi. Ces jambes, ce tronc, cette tête enfin
vous rendent au newton près la masse posée sur lui. C’est ce corps inversé
qui vous soutient. Passez à l’accroupi : il plie ses jambes pour mieux vous
recevoir. Sautez : il prend l’élan pour vous récupérer, et il est là, invariablement pour vous récupérer. Marchez : chacun de ses pas vient rencontrer
les vôtres, accueille, adoucit l’atterrissage.64
63
U. Amagatsu, Dialogue avec la gravité, trad. de P. de Vos, Arles, Actes Sud,
2000, p. 42-43 : « Il [le sol] est le plan horizontal apparu quand l’homme s’est redressé,
s’est mis à marcher sur deux jambes, quand il a découvert la verticalité, il est l’archétype
de l’horizontalité qui se rencontre en tout lieu de la vie, il est l’assise où s’essaie, à travers
le contact de nos pieds, le dialogue avec la gravité ».
64
Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Matthieu Gaudeau à Paris (2015).
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Il est tentant, depuis les investigations de Husserl sur la question, de
répéter contre Copernic que, non, « la Terre ne se meut pas », et il est
essentiel de continuer à renverser la théorie copernicienne65, comme tout
à l’heure il fallait renverser la théorie newtonienne et se placer, avec
Steve Paxton, dans un « sentir de la pomme ». De même que Newton
ignorait ce que c’est que d’être un poids qui tombe, Copernic ignorait le
donné phénoménologique primaire de la Terre, à savoir qu’elle est l’inamovible sous mes pas. Certes Husserl ne veut pas dire que la Terre serait
au repos : l’immobilité de la Terre n’est pas l’envers du mouvement, mais
le fait qu’elle est, toujours, sol et repère de tous les mouvements possibles, qu’elle est, enfin, ce qui se confirme constamment comme la
continuabilité de mon expérience de marcheur. Mais il faut aller plus loin
que Husserl et reconnaître que si dans notre expérience, la Terre ne se
déplace pas comme un objet, cela ne veut pas dire qu’elle ne se meuve
pas, et qu’au contraire, c’est en raison du mouvement constant par lequel
elle m’attire à elle qu’elle peut être pour moi un sol.
Autrement dit, la Terre n’est pas un simple support, elle est un système de lieux, doté de polarités, auquel Husserl reconnaît d’abord une
valeur existentiale (du foyer à la terre étrangère66), mais qui nous semble
renfermer encore un sens moteur. En effet, de même que le parent qui
soutient le nourrisson n’est pas une simple surface de portance sous le
corps de l’enfant, de même la Terre n’est simplement le plan terrien que
j’habite : c’est une force qui m’accueille, m’enveloppe et me soutient.
C’est ce que remarquait Patočka lorsque, tout en reconnaissant que « la
Terre est le référent des mouvements corporels comme tels, comme cela
qui n’est pas en mouvement, comme cela qui est ferme », il insistait pour
dire que
nous faisons l’expérience de la Terre comme une puissance : non pas
comme une force au sens physique – qui a pour corrélat qu’elle reçoit un
effet, alors qu’ici le contre-effet est manifestement négligeable – mais
comme quelque chose qui n’a pas de contre-partie dans notre expérience
65
Cf. E. Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas », trad. de D. Franck
dans La terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989. Le titre du manuscrit original indiquait :
« Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle
du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine
phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des
sciences de la nature » (p. 11).
66
Ibid., p. 22 : « si je suis né enfant de marin, remarque ainsi Husserl, une part de
mon développement a lieu sur le navire et celui-ci ne se caractérisera pas, pour moi,
comme navire par rapport à la Terre – tant qu’aucune unité n’aura été produite –, il sera
même ma “Terre”, ma patrie originaire ».
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vécue. (…) La corporéité de ce pour quoi nous luttons dans notre vie
témoigne de cette puissance de la Terre en nous.67
Sans qu’il la nomme, cette puissance est indéniablement l’attraction
gravitaire elle-même : puissance qui « n’a pas de contre-partie dans notre
expérience vécue » parce qu’aucun de nos mouvements ne nous permettrait de nous affranchir de sa force, elle forme cependant la basse fondamentale de tous nos mouvements en ce que précisément ils ne lui
échappent jamais. La gravité est constitutive de notre corporéité en tant
que « terriens », c’est-à-dire qu’elle est le mouvement « en nous sans
nous » sur lequel nous nous appuyons pour nous mouvoir sur les surfaces
de notre environnement. C’est moins comme sol que comme force que la
Terre est infailliblement sous ou plutôt dans chacun de mes pas. Et c’est
même, comme nous voudrions maintenant le montrer, précisément à la
faveur de la faillibilité des surfaces elles-mêmes, du caractère mouvant
des appuis que nous pouvons y trouver, que la force gravitaire est découverte comme unique constante.
Car enfin, le sol sous nos pieds ou sous nos appuis est-il aussi inamovible que le donné phénoménologique primaire de la continuabilité le
laisse penser ? Sans doute le sol ne se transporte pas dans l’espace intersidéral et est constamment là, mais sa structure est loin d’offrir la stabilité
qu’on pourrait en espérer. Au contraire, il est fait d’accidents, de butées,
de chaises qui tombent et de sables mouvants : l’environnement n’est pas
simplement une surface sur laquelle je puis m’appuyer comme sur un sol
stable, il est plus meuble, plus variable que ce que la constance de la
Terre elle-même et de l’attraction gravitaire qu’elle exerce sur moi ne
peut le laisser penser. C’est ce qu’a remarqué avec pertinence la phénoménologue Elizabeth A. Behnke lorsque, confrontant la philosophie husserlienne de la Terre avec la phénoménologie implicite du Contact
Improvisation, elle remarque que les contacteurs vivent l’environnement
comme un champ d’appuis :
En tant que terrestres, nous sommes ancrés dans un sol inamovible qui
soutient tous nos mouvements. Cependant, malgré l’importance de la terre
comme surface fondamentale sur laquelle nous nous déplaçons, que nous
pouvons repousser et sur laquelle nous pouvons atterrir, nous bougeons
plutôt en relation avec un champ d’appuis variés (actuels et potentiels)68.
J. Patočka, Body, Community, Language, World (1968-1969), trad. ang. de E.
Kohák, Chicago, Open Court, 1998, p. 149.
68
E. A. Behnke, « Contact Improvisation and the Lived World », Studia Phenomenologica, III, 2003, p. 44.
67
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C’est en effet un trait commun aux danseurs qui pratiquent le
Contact Improvisation que de mettre constamment en jeu, au studio
comme à la ville, le monde qui les entoure comme un terrain accidenté
où se suspendre, s’appuyer, tomber. Nul écrivain n’a mieux décrit cet
environnement d’appuis variés que l’écologiste de la perception James
Jerome Gibson, auquel les contacteurs se réfèrent régulièrement.
Il remarque ainsi que la surface de la terre n’est, pour sa grande majorité,
ni solide, ni horizontale : elle est constamment ridée, réorientée, trouée
par différents éléments. Ainsi l’eau coule et tombe : elle ne tend qu’à
aller plus bas et, dans sa passion pour le sol, ne vient pas à ma rencontre
pour soutenir la locomotion ; moins que le marécage, où je m’enlise,
l’eau m’absorbe si je ne sais pas nager, et m’oblige à l’horizontale si j’y
parviens. Mais, continue Gibson, « les substances non-rigides les plus
remarquables dans l’environnement d’un organisme sont les corps des
autres organismes, dont les formes sont variables. Les plantes et les animaux sont flexibles »69. Nous marchons, nous nous déplaçons dans un
monde vivant, et il n’est pas même jusqu’au sol qui ne soit semé de
plantes et d’animaux. Le rocher fait exception, sauf pour les êtres urbanisés que nous sommes, qui vivons entourés de béton et marchons sur un
sol lisse et ferme de part en part. Dans les grandes villes, à l’exception
des parcs, il n’est plus guère que les revêtements dits « tactiles » disposés
à l’endroit des aveugles et les sols caoutchouteux des aires de jeux pour
enfants qui offrent cette relative variété. Si l’ère industrielle est synonyme de la naissance d’une série de gestes répétitifs et d’un appauvrissement du vocabulaire moteur des ouvriers70, et si l’ère post-industrielle
et tertiaire renforce encore cet appauvrissement en érigeant l’assise face
au bureau comme quasi unique mélodie cinétique, l’urbanisation avait
déjà commencé le travail de fort longue date en normalisant le sol et en
réduisant l’éventail des possibilités offertes à l’être debout. C’est en êtres
urbains que l’on peut dire sans équivoque que la terre ne se meut pas.
Au rebours de cette tendance, le Contact Improvisation, en faisant
de « chaque partenaire un sol »71 cherche à retrouver la variabilité de la
surface terrestre : puisqu’à chaque moment, je ne repose pas seulement
69
J. J. Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, Boston, Houghton
Mifflin Company, 1966, p. 9-10.
70
R. Laban, Modern Educational Dance (1958), London, MacDonald & Evans,
1963, p. 7 : « L’ouvrier d’aujourd’hui est spécialisé, non seulement dans un seul type de
travail, mais confiné dans une seule fonction de ce travail, il ne produit, le plus souvent,
qu’une séquence de mouvement simple du matin au soir et du début à la fin de sa vie ».
71
S. Paxton, « Solo dancing », art. cit., p. 24.
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sur la surface lisse du studio (le plus souvent un parquet), mais encore
sur les partenaires sur lesquels je m’appuie ou qui me portent, il y a sans
cesse parcours ou plutôt décours entre plusieurs qualités de sol. C’est
ainsi que Steve Paxton met sur le même plan la surface du studio (parquet, béton, tapis de danse) et la surface du corps de l’autre (peau, muscle,
os)72. La conséquence paradoxale de cette redistribution des sols est
d’une part la découverte d’un sol mouvant, qui « ne doit jamais être tenu
pour acquis »73 et dont tout le travail est de m’assurer des degrés de
solidité, et d’autre part, la sensation d’être entouré, non pas d’un espace
vide dans lequel mes mouvements s’effectuent, mais d’un champ gravitaire. Les deux conséquences sont solidaires, et c’est précisément parce
que les partenaires qui me servent de soutien peuvent à tout moment se
dérober ou surgir, que je me découvre happé, appelé par l’attraction que
la Terre exerce sur moi, qui joue non seulement hors de moi sur les
choses, mais en moi sans moi, sous la figure du poids que je pèse. Autrement dit, la Terre-surface semée d’embûches que me révèlent mes partenaires de jeu dans le Contact Improvisation fait place à la Terre-puissance
d’attraction, qui s’atteste dans l’expérience du poids que je donne.
L’espace dans lequel les danseurs évoluent n’est donc pas tant un
espace de confort où en effet, la marche arrière, les tours en place, bref,
toute la kinesphère est explorée avec la certitude qu’il y aura un sol. Au
contraire, c’est l’absence de certitude qui caractérise cet espace. Dans la
marche avant, je me suis déjà assuré de l’espace dans lequel je navigue
en l’ouvrant par la vision : je sais, parce que j’y ai regardé de loin, qu’un
sol s’arrime sous mes pas. Dans l’espace de mes mouvements improvisés, au contraire, parce que le sol est considéré comme un véritable partenaire (c’est-à-dire aussi : susceptible de m’échapper), l’espace est troué
et variable. Dans la marche avant, je n’ai pas besoin de dégager l’espace
comme champ d’appuis : je sais qu’il l’est et je puis repérer où mettre
mes pieds. Dans l’espace accidenté de la danse, je ne sais pas où je mets
les pieds, aussi chaque geste doit déployer avec lui un savoir précis du
poids qui s’y joue. J’amorce une chute vers l’arrière en laissant tomber
ma tête, puis mon torse hors de l’axe de mes jambes. Mon partenaire est
là, derrière moi, j’étends les bras pour me saisir de ses hanches, projetant mon poids, déjà, dans mes mains et dans ses jambes. Mais il recule,
mon appui disparaît et je ramène aussitôt le poids de mon corps au bas
72
Ibid. : « les caractéristiques des surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus
accueillant (peau – muscle – os – masse totale) ».
73
S. Paxton, « Fall after Newton », loc. cit.
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de mon torse et dans mes jambes, pour ralentir et courber la chute qui
me conduit au sol.
Nous avions cité, tout à l’heure, l’expression d’Erwin Straus selon
laquelle la danse, s’autonomisant de son rapport ancillaire à la musique,
« n’avait pas vu le sol se dérober sous ses pieds » : et telle était en effet
l’idée de Straus, que de voir dans l’espace déployé par le ton musical,
une forme d’assurance que la terre serait ferme pour les danseurs. Nous
devons maintenant corriger cette expression : la Terre qui se déploie dans
l’espace tonique n’est pas une surface ferme et assurée, c’est plutôt un
champ d’attraction avec lequel je suis en jeu, qui me met à l’épreuve.
C’est à cette condition que, pour le danseur, son poids n’est pas seulement un poids mort qu’il traîne et doit mettre en mouvement, mais un
poids vivant, c’est-à-dire cet espace intérieur de tensions que nous avons
nommé espace tonique. Ce poids vivant est révélé par l’attraction terrestre, et l’espace omni-englobant que décrivait Straus comme caractéristique primaire de l’espace tonal n’est autre que l’espace gravitaire,
auquel la musique ouvre sans doute, mais sur lequel elle-même ne fait
que s’appuyer.
Mais nous l’avons dit, le poids n’est pas seulement l’effet de l’attraction gravitaire sur notre masse : il est la rencontre de deux mouvements celui de la Terre (gravité) et le nôtre. Or, et c’est ce sur quoi une
phénoménologie du poids devra ouvrir, il reste à savoir de quel mouvement subjectif relève la réponse que nous donnons à la Terre dans notre
dialogue avec elle. Nous avons étudié, dans ce chapitre, le pré-mouvement dans lequel ce dialogue s’institue, c’est-à-dire en fait l’écoute qui
prédispose à entendre ce partenaire immense de la locomotion qu’est la
Terre. La petite danse de Steve Paxton est alors apparue comme étude
des réflexes d’ajustements posturaux qui nous maintiennent dans cette
relation avec elle : la posture érigée se comprenant, non plus comme un
redressement contre le sol, mais avec le bain gravitaire. Et nous avons vu
que tout un apprentissage était requis pour sentir ces pré-mouvements de
la posture, apprentissage qui requiert de céder à l’appel du poids, plutôt
que d’y résister. Le contexte particulier du Contact Improvisation nous a
permis d’investiguer une relation au poids spécifique, dans laquelle non
seulement je cède à l’attraction gravitaire pour mieux bouger (c’est la
logique de la « fonction phorique » que décrit Hubert Godard), mais où
l’enjeu même de la danse est le don du poids à l’autre et à l’espace.
Autrement dit, ce n’est plus seulement que pour bouger, il faut bien que
je reconnaisse mon ancrage, comme cela a été la leçon de la danse
moderne depuis les investigations de Rudolf Laban – plus encore, dans
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le Contact Improvisation, bouger c’est donner son poids, le partage pondéral est la motivation et l’origine du mouvement, et non plus seulement,
comme on l’a découvert analytiquement, son pré-requis.
Par quel mouvement répondons-nous à l’appel de la gravité ? Le
Contact Improvisation répond : l’objet du dialogue avec la Terre, l’objet
de la négociation, c’est le don du poids – c’est-à-dire, si nous devons à
présent formuler ce don en termes de geste, la chute. Ainsi, dès la petite
danse, l’enjeu n’est autre que d’examiner le vertige qu’il y a à se tenir
debout, l’incertitude et la menace que la posture érigée recèle : « en
explorant le léger mouvement de l’alignement squelettique en position
debout (la petite danse), je peux sentir des chutes subtiles de certaines
parties du squelette »74. Au rebours de tout ce que nous avons pu pointer
à propos de la valeur affirmative de « l’être debout », le Contact Improvisation cherche à mettre en avant la vulnérabilité qui travaille notre
existence pondérale. Chaque pas devra être compris, non pas comme
mise en branle d’une masse, mais comme modulation de l’arc de chute
auquel la Terre m’invite. Paul Valéry, dans L’âme et la danse, disait déjà
de la danseuse que « nous ne la voyons jamais que devant tomber… »75.
Et c’est ainsi que le danseur Dominique Dupuy conçoit sa « dansée »
comme opération de haut vol, dans laquelle le danseur, loin de nier la
gravité dans l’élévation, l’assume et s’y abandonne dans une chute perpétuellement différée qu’on appellera : l’envol.
Quittant sa prétention à se tenir debout sur la verticale, qui a fait de lui
l’homme que l’on sait, le volateur abandonne son corps à l’espace, dans un
double plongeon, où l’ascension est un précipité à l’envers et la descension
une escalade inverse, et dans une immersion quasi sans limite. Il faut, pour
y réussir, que la station debout ne soit pas le seul apanage de la gravité,
mais que chaque élément du corps puisse y être à tout moment confronté
par lui-même, dans son vol propre76.
L’envol est abandon du poids : non pas négation, ni non plus oubli,
mais déplacement ou déterritoritalisation de sa problématique. C’est ce
qu’indique le double plongeon – quand la chute est ascension et l’élévation est concentration du poids. L’élévation est concentration du poids
dans les pointes de la danseuse classique : le gros orteil y porte tout le
poids du corps, sur un point d’équilibre fragile et instable. La chute est
74
75
S. Paxton, « Chute » (1982), Nouvelles de danse, loc. cit., p. 84.
P. Valéry, L’Âme et la danse (1921), in Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard, 1960,
p. 173.
76
D. Dupuy, « Danser outre. Hypothèses de vol », Io/Revue internationale de psychanalyse, 5, 1994, p. 47.
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ascension dans le porté, où je ne m’abandonne que pour mieux être soulevé. Des deux côtés, on retrouve exprimé le même thème fondamental
et comme une parenté par-delà les différences : c’est comme êtres qui
tombent que les danseurs s’exhibent et se sentent, tantôt pour accroître
les chances d’y surmonter, tantôt pour l’infléchir, tantôt pour s’y abandonner. De même que Steve Paxton disait que « le danseur n’a de poids
que pour le donner », il faudrait dire que je ne me lève, dansant, que pour
mieux tomber : l’envol, la propulsion, l’être debout, ne le sont pas tant
au titre d’une conquête sur les forces d’effondrement, qu’au titre d’une
prise de distance avec la Terre qui justifie leurs dialogues. Telle serait
peut-être au moins une des origines de cet espace sphérique, fluctuant,
aux forces gravitationnelles multiples que décrivait Erwin Straus lorsqu’il
pensait la danse : au lieu de tirer le fil de plomb de la verticale gravitaire,
je m’efforce de me rapporter à ce que cette gravité fait bouger en moi – je
me lève, mais c’est pour mieux tomber, et ma danse est une chute sans
cesse différée.
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