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Le poids vivant. Vers une phénoménologie du mouvement dansé

2018, Peeeters

Une phénoménologie pondérale est-elle possible ? Qu'est-ce que les discours et les pratiques des danseurs peuvent nous apprendre sur le vécu du poids dans nos mouvements quotidiens ? Et inversement qu'est-ce que le poids nous apprend sur nos manières humaines d'habiter le monde ? Cet article a paru dans S. Camilleri & J.-S. Hardy (éd.), Ens mobile. Conceptions phénoménologiques du mouvement, Peeters, 2018 'Ens mobile' Conceptions phénoménologiques du mouvement Series: Bibliothèque Philosophique de Louvain, 102 Editors: Hardy J.-S. , Camilleri S. Year: 2018 ISBN: 978-90-429-3661-4 Pages: IV-267 p. Price: 72 EURO Summary: Cet ouvrage est le tout premier à proposer un tour d’horizon historique et systématique des multiples conceptions phénoménologiques du mouvement. Après une introduction qui s’efforce de retracer la Begriffs- und Wirkungsgeschichte de cette notion de mouvement, et par là de montrer comment elle fut longtemps l’apanage de la philosophie de la nature avant que la phénoménologie ne s’en empare et lui rétrocède toute sa dimension subjective et charnelle, les auteurs livrent une série d’analyses détaillées qui se répartissent en deux grandes parties. Dans la première, il s’agit d’examiner critiquement le traitement que des penseurs-clés lui ont réservé. Sont ainsi étudiés le sens et la portée des notions de kinesthèse, de géostatisme et d’a priori matériel chez Husserl, mais également le concept de mobilité chez Heidegger, la dynamique de l’existence chez Patocka ou encore l’interprétation merleau-pontienne du cas Schneider. Dans la seconde partie, il est davantage question d’explorer de nouvelles voies, d’articuler des usages neufs et de développer des interprétations inédites du mouvement à partir de la méthode et de la conceptualité phénoménologiques, en dialogue avec les sciences cognitives, la religion et les arts – en l’occurrence la danse. L’ensemble pose ainsi les jalons pour une approche phénoménologique renouvelée du mouvement vécu.

LE POIDS VIVANT. VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU MOUVEMENT DANSÉ Romain Bigé L’animal humain vit en troupeau, il est bipède et il n’a pas de plumes. Telle est la célèbre définition de l’être humain à laquelle arrive Platon dans Le Politique : elle intervient au moment où le philosophe se demande de quel art relève l’exercice du politique ; et il apparaît comme une branche de l’art de gouverner les animaux (« l’élevage collectif »), et plus spécifiquement ces animaux particuliers qui vivent en groupe et marchent « nus » ou sans plumes, à savoir les êtres humains1. On rapporte que Diogène le Cynique ne pût s’empêcher, lorsqu’il entendit la sentence platonicienne, de jeter un poulet déplumé au milieu de ses étudiants réunis s’écriant : « voici l’homme selon Platon ! »2. L’absurdité de la situation continue de faire rire sur les bancs d’école, et on ne cite plus guère cette définition que pour la saveur de la réponse qui lui a été faite. C’est pourtant de la même prémisse que nous voudrions partir ici. Non pas, comme Platon, pour déterminer qui ou quoi il convient de gouverner, mais pour nous intéresser à cette mobilité spécifique qui qualifie des animaux qui se tiennent en effet sur leurs deux jambes à distance du sol (bipèdes), sans pour autant avoir accès à l’envol (sans plumes). La définition platonicienne commence à perdre de sa tournure humoristique quand on en saisit cette profondeur : l’être humain est un être debout, c’est un être à distance de la terre, et cependant, dans sa verticalité, il n’échappe pas à la pesanteur. L’être humain, c’est l’être, tenu entre deux pôles, qui à la fois s’élève et pèse de tout son poids selon le même axe vertical. Tel est le paradoxe pondéral qui qualifie sa posture érigée : il se 1 Platon, Le Politique, 266e. Diogène Laërce, Vies des philosophes, VI, 40 : « Platon avait défini l’homme “un animal bipède, et sans plumes”, et l’on applaudissait ; Diogène pluma alors un coq et l’apporta à la salle de cours en s’écriant : “Voici l’homme selon Platon !” On ajouta donc à la définition, “muni de larges ergots” » (traduction du grec ancien par Léonce Paquet dans Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Paris, Le Livre de Poche, 1992). 2 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 237 10/04/18 09:20 238 ROMAIN BIGÉ tient au-dessus de l’horizon, mais ne tend qu’à s’aplatir, alternance qui rythme ses jours (debout) et ses nuits (couchées)3. On ne peut donc faire l’économie, lorsqu’on parle de la motricité humaine, de cet incessant dialogue avec la gravité qui qualifie notre mode d’existence vertical, qui nous fait nous tenir sur nos jambes, ou nos ischions lorsque nous en sommes privés, ou notre atlas lorsque le tronc est immobilisé (même paralysé sur mon lit d’hôpital, l’éveil ou les soins de l’entourage maintiennent ma tête debout sur le sommet de ma colonne) – bien que cette tenue soit toujours comme mise en danger, ou en sursis, par le retour au sol et l’affaissement. La posture érigée, loin d’être une donnée acquise pour le bipède sans plumes que nous sommes, est une tâche permanente de l’état vigile, qu’il nous faut maintenir plus ou moins consciemment sous peine de nous effondrer : c’est de ce mouvement d’auto-entretien de notre verticalité qu’il sera ici question, comme de ce poids vivant qui habite et soutient tous les instants de notre vie éveillée. Remarquons d’abord que la posture érigée, loin d’être le trait accidentel que la boutade de Diogène pourrait nous faire accroire, est en fait indissociable des deux traits distinctifs habituellement associés à la différence anthropologique, à savoir le langage et la technologie. Comme le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan le montrait déjà dans Le geste et la parole4, c’est par le progressif redressement des hominidés que s’opère conjointement la libération des mains qui, n’ayant plus à soutenir le poids du torse, sont disponibles pour manipuler les outils, et la libération conséquente de la bouche qui, n’étant plus rivée aux fonctions de détection et de manducation de la nourriture, peut s’autonomiser et se spécialiser dans l’articulation des mots. Le développement du cerveau lui-même est sous la dépendance de la bipédie, puisque c’est la restructuration de la mâchoire qui fait place, dans la boîte crânienne, pour l’apparition des aires de Broca dédiées au langage. Il n’est jusqu’à la socialité humaine qui ne puisse être définie par rapport à la posture érigée, puisque le vis-à-vis que cette dernière permet le réseau des signifiants lisibles sur 3 Sauf quand l’urgence politique lui demande d’inverser cette logique, ce en quoi il y aura toujours quelque chose de profondément solidaire avec la révolte dans le fait de tenir une, des Nuits Debout, face au sentiment d’être aplati, couché, le jour. La fête, la révolution politique, sont des activités nocturnes parce qu’elles consistent dans le renversement des valeurs, dont la première part est sans doute le passage de l’horizontalité à la verticalité – et inversement. 4 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, vol. 1, Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 238 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 239 la face avant, des mimiques du visage (en particulier l’orientation du regard) aux attitudes posturales et aux gestes des mains. L’intention de ce chapitre est d’interroger, aux côtés des sciences de la posture et de la motricité humaine, la manière dont la danse moderne s’est emparée de la question de la posture depuis le début du xxe siècle. Nous verrons que ce décours poétique sur les manières de « tenir » la posture selon des options esthétiques revêt l’avantage de qualifier dynamiquement la posture érigée. C’est que les danseurs ont cette opportunité unique, offerte par la sécurité du studio ou de la scène, de pouvoir explorer une multiplicité hétérogène de manières de se tenir que l’environnement urbain et social limite d’ordinaire : rouler ou évoluer par terre, sauter dans les airs, être porté-e, avancer à reculons, tournoyer, ne sont certes pas interdits dans l’espace quotidien ; mais nos rues, nos places, nos maisons ne s’y prêtent guère et rares sont les opportunités qui nous sont données de jouer sur une autre alternance que le passage domestiqué entre debout, assis-es et couché-es. Le studio de danse permet au contraire de jouer sur les contrastes, et d’analyser, au moins par différence, les caractéristiques motrices associées au simple fait de se tenir debout. S’il était besoin de confirmer ce fait que la danse se conçoit et s’opère comme investigation sur les manières de se mouvoir, il suffirait de rappeler qu’un des rares textes qu’un philosophe ait su consacrer à « La posture érigée » (il s’agit d’Erwin Straus, qui y dédie un chapitre de sa Phenomenological Psychology) a été traduit, non pas dans une revue de philosophie, mais dans une revue de danse5. C’est que l’étude de la danse ne peut se passer d’une investigation sur les significations anthropologiques de l’être debout ; et nous tenons qu’inversement, l’étude de la motricité humaine ne peut se passer du recours à la manière dont la danse l’a investi. Tension et détente Ce chemin est au demeurant celui qu’avait emprunté le même Erwin Straus en 1930, dans un article célèbre qu’il consacre à la relation entre danse et musique : « Les formes du spatial »6. Il s’agissait, pour lui 5 E. Straus, « La posture érigée » [1952], trad. de A. Lenglet & C. Roquet in Quant à la danse, vol. 1, 2004. 6 E. Straus, « Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception » (1930), trad. de M. Gennart in J.-F. Courtine (éd.), Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, Paris, CNRS, 1992. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 239 10/04/18 09:20 240 ROMAIN BIGÉ comme pour nous, de reconnaître dans la danse une initiation à des expériences originales de la spatialité, et de s’en inspirer pour décrire une appréhension des mouvements humains qui prennent en compte la variété des directions et des gestes qui nous sont disponibles. À titre d’introduction, nous voudrions rappeler et commenter ce cheminement qui conduit Straus à penser l’espace par la danse : nous verrons que, bien qu’il ne les ait jamais thématisés comme tel dans l’article, c’est bien de la posture et de sa relation à ce que nous appelons le poids vivant qu’il est question pour lui. C’est d’abord en anthropologue que Straus envisage la danse comme ressource pour établir sa « psychologie du mouvement » : en tant que pratique humaine, elle est un fait qui nous permet de toucher à des modes de fonctionnement qui s’écartent de la perception et de la motricité quotidienne, et qui doit donc nous interroger. Comment est-il seulement possible d’entrer dans cet espace du studio, de la scène, de la salle de bal, où tournoyer, marcher en arrière, se secouer en cadence, sont autorisés et même requis ? Ici comme par la suite, nous ne citons pas les créations et les formes de l’art à titre de simple illustration ; nous n’avons pas plus l’intention de les expliquer. Nous les considérons bien plutôt comme des faits, et interrogeons leurs « conditions de possibilité ».7 Cette précaution est d’importance pour le phénoménologue : il ne s’agit pas tellement, en philosophe, de rendre compte de choix esthétiques (pour prendre un exemple sur lequel nous reviendrons : tenir le centre « vers le haut » dans le ballet classique ou au niveau du bassin dans la danse de Martha Graham) ; mais plutôt d’examiner dans quelle mesure la possibilité de ces choix esthétiques éclaire nos manières de percevoir. C’est ainsi que Straus cherche à voir dans les pratiques de danses populaires une manière de comprendre les modes de vie de ses contemporains : la perte d’intérêt pour le menuet (forme soliste en vogue sous Louis XIV) atteste ainsi d’un « abandon de l’existence singularisée », à la faveur d’une « immersion dans le mouvement général »8 qui se manifeste d’abord dans la valse (forme en duo) puis s’exprime de manière flagrante dans le jazz, où écoute musicale et danse se fondent dans des formes de mouvements collectifs. 7 8 Ibid., p. 21. Ibid., p. 42. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 240 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 241 Mais plus encore qu’un reflet du monde dans lequel nous vivons, le philosophe entend voir dans la danse une occasion d’élaborer un examen systématique des formes d’insertion motrice du vivant dans son environnement, ce que le phénoménologue appelle justement des « formes du spatial ». Plus particulièrement, Straus s’intéresse à ce qu’il nomme la forme « extatique » du spatial, que la danse rencontre à tous les moments de son évolution, même si elle est exacerbée dans ses dernières expressions collectives. De la transe orphique aux danses qui investissent les clubs de jazz au début du xxe siècle (et nos boîtes de nuit à partir des années 1980), l’expérience dont entend parler Straus est celle d’un « devenir-un » avec l’environnement ou avec les partenaires, où « la tension existant entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde se trouve pleinement suspendue »9. Il serait tout à fait légitime de s’intéresser à d’autres usages de la danse, à d’autres moments de la pratique du mouvement que ceux-là, et que Straus met rapidement de côté en les considérant comme relevant de la « danse pantomimique » et non de l’expérience dansée proprement dite. On aurait ainsi pu imaginer un Straus phénoménologue du travail de mémorisation du mouvement, ou de l’imitation, ou de l’improvisation, ou de l’entraînement régulier du danseur. Ce n’est pas le cas. Il est pourtant bien question, au début de son texte, d’une forme de danse « pantomimique » (c’est-à-dire une forme de danse scénique) : la danse absolue, c’est-à-dire « sans musique », qui constitue l’avant-garde chorégraphique des années 1930 en Allemagne, et vis-à-vis de laquelle il exprime sa déception. Dans les années d’après-guerre, toutes sortes d’essais furent tentés pour trouver de nouvelles formes de danse artistique. L’on forgea le slogan de danse absolue. La danse, disait-on, ne pouvait languir plus longtemps sous le joug de l’invention musicale ; elle devait se libérer de la tyrannie de la musique. Seulement, en considérant de telles danses austères et privées de musique, l’on s’aperçut justement que la liaison entre la musique et la danse n’était pas une liaison aléatoire, simplement empirique.10 On a souvent pointé le manque de flair historique d’Erwin Straus, au point de réduire le texte à un document d’époque11 : l’Ausdruckstanz qu’il décrie est l’influente cousine de la « danse moderne » américaine 9 Ibid., p. 36. Ibid., p. 15. 11 Cf. F. Pouillaude, « De l’espace chorégraphique : entre extase et discrétion. Sur un article d’Erwin Straus », Philosophie, 93, 2007. 10 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 241 10/04/18 09:20 242 ROMAIN BIGÉ dont les manifestations retentissent encore aujourd’hui. Mais l’on a rarement commenté le fait qu’il commence cet article sur les danses extatiques à partir d’une expérience de spectateur où, précisément, il n’y a pas eu extase pour lui. Autrement dit, le point de départ de la réflexion de Straus, ce dont il veut rendre compte, n’est pas vraiment l’impossibilité d’une danse sans musique (ce qu’on aura beau jeu de moquer aujourd’hui). Ce qui l’intéresse, c’est plutôt ce qui rend possible, positivement cette fois, la communication d’une certaine expérience du danseur au spectateur ou des danseurs entre eux. Le danseur et chorégraphe Dominique Dupuy appelle cette communication « la dansée », ce moment où « le visiteur est visité, comme suspendu à cette chose qu’il a surprise et qui le surprend, à laquelle il a peu à peu l’impression de participer activement, corps et âme »12. C’est d’abord cette « dansée » dont Straus cherche à rendre compte. Ce n’est que secondairement qu’il s’attache à un élément qu’une meilleure perspective historique lui aurait peut-être évité de prendre pour essentiel, à savoir le fait que le spectacle qu’il a vu s’effectuait sans musique – ce qui, rappelons-le, est une pratique qui se généralise au xxe siècle dans la danse scénique et même dans certaines danses sociales. N’ayant pas connaissance de ce fait, faisant l’hypothèse d’une liaison d’essence entre musique et danse, Straus considère alors que cette danse libérée de son inféodation musicale a vu dans le même temps « le sol se dérober sous ses pieds »13. Ainsi, et telle est l’hypothèse principale que Straus formule à l’orée de sa recherche dans cet article : en se libérant de la musique, la danse perdrait dans le même moment « la structure spatiale que la musique engendre »14. Pourtant, malgré cette limitation de perspective historique, les chercheurs en danse n’ont pas cessé de faire crédit à Straus d’avoir conçu un cadre théorique fort pour comprendre l’activité même de la danse : pour penser la danse, il faut penser sa relation spécifique à l’espace15. Mais il faut bien noter que ce que n’a pas vu le philosophe, c’est que cette relation à l’espace n’est pas seulement donnée au danseur par un stimulus qui lui vient de l’extérieur. Il est sans doute vrai que la musique contribue à un certain type de mise en mouvement, dispose à cette mise en mouvement. Mais l’écoute musicale n’a pas le sens univoque que semble lui octroyer Straus. Loin de nous l’idée de dissocier musique et danse : ce 12 D. Dupuy, La sagesse du danseur, Paris, J. C. Béhar, 2011, p. 34-35. E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 15. 14 Ibid., p. 16. 15 Cf. K. van Dyck, « Sentir, s’extasier, danser », Implications philosophiques, juin 2010. 13 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 242 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 243 serait nier une articulation en effet trans-historique entre les deux pratiques. Pour autant, les mouvements libres et les jeux des enfants n’ont pas attendu la danse moderne pour attester du fait qu’il y a bien un danser qui s’excepte de son inféodation à la musique, ou même au sonore. Sans doute la musique prépare le geste dansant, mais il ne faudrait pas oublier qu’inversement, sans danseurs, sans l’espace nécessaire pour qu’ils évoluent, la musique ne pourrait pas apparaître, ni à eux-mêmes et ni aux autres, comme « dansante » (ce n’est pas la même chose d’écouter une valse dans une salle de concert et dans une salle de bal). En un certain sens, on pourrait dire que le phénoménologue oublie ici sa propre leçon, à savoir que la motricité et la sensorialité sont l’envers et l’endroit d’une même pièce, et que si les danseurs savent répondre à une musique, il ne suffit pas que la musique leur en impose, il faut encore qu’ils la dansent et déploient par là son orchésalité. Il faut donc bien reconnaître qu’une dimension plus originaire du mode de rapport à l’espace est en jeu dans la danse, dimension qui est sans doute facilitée par l’écoute musicale, mais qui ne s’y réduit pas. Au reste, c’est bien ce que Straus pointe de lui-même, évacuant très rapidement l’idée que la musique nécessaire pour danser devrait relever d’une composition savante, ou même d’un rythme spécifique. À la rigueur, la musicalité qu’il envisage n’est même pas celle d’un son spécifique, puisque le son implique une sorte de jeu de reconnaissance et d’assignation spatiale. L’expérience, qu’on ose alors à peine dire « musicale », nécessaire à l’entrée en danse est ce que Straus désigne comme expérience du ton, c’est-à-dire une expérience acoustique qui est nondirectionnelle, non assignable : le ton, dit-il, « vient à nous ; il pénètre, emplit et homogénéise l’espace »16. Le ton correspond davantage à certaines activités, ou à certains mouvements liés à l’expérience acoustique, mouvements que Straus qualifie à partir du lien étymologique entre l’ouïr et l’obéir (ob-audire, en latin, où s’entend l’audition) : de même, remarque le philosophe, que la vision renvoie systématiquement à l’idée de pointer, de suivre une flèche (l’allemand sehen [voir] résonne ainsi avec le latin sequi [suivre]), de même l’entendre renvoie à l’idée d’être saisi, d’être emporté ou embrassé par le ton. Cette homogénéisation, ce caractère omni-englobant du ton s’exprime de la manière la plus évidente dans une détente de la gestosphère17, c’est-à-dire de l’espace des E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 19. H. Godard, « Le geste manquant. Entretien avec Daniel Dobbels et Claude Rabant », Io/Revue internationale de psychanalyse, 5, 1994, p. 64 : « J’avance la notion 16 17 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 243 10/04/18 09:20 244 ROMAIN BIGÉ mouvements disponibles, et particulièrement dans l’ouverture motrice de l’espace arrière, par contraste avec sa valeur dans le monde optique de la marche : la marche arrière nous déplaît dans l’espace optique ; nous cherchons à l’éviter. Pourtant, ce même – ou apparemment même – type de mouvement devient dans la danse une chose tout à fait évidente ; nous ne remarquons rien de toutes les difficultés et de toutes les résistances que nous ressentons dès le moment où nous sommes forcés de faire marche arrière18. Dans l’espace optique, en effet, la marche arrière est systématiquement vécue comme une bizarrerie, voire avec un certain malaise, qui n’est pas seulement lié à l’impression de chute que les muscles antagonistes du tronc sont moins adaptés à rattraper que dans la marche avant, mais plus probablement au fait qu’il est associé à la fuite devant l’ennemi ou le danger, qu’il fait signe vers un état d’alarme anormal. C’est pourquoi, remarque Straus, le simple fait de se diriger à l’envers de ce sur quoi la vision nous ouvre appelle irrésistiblement la tête à se retourner, comme pour s’assurer, malgré notre volonté, de l’absence d’obstacle. Au contraire, dans l’espace dansé, je n’ai plus aucun problème pour reculer : les pas vers l’arrière dans les danses à deux, notamment, ne sont plus vécus comme un aller vers le danger, mais appartiennent à un espace qui s’est détendu de ces valences que lui attribuait l’espace optique. En analysant successivement les modes du se-mouvoir qui lui paraissent spécifiques à la danse, comme le tournoiement et la marche arrière, le phénoménologue peut donc conclure que « les mouvements dansants emplissent l’espace de tous côtés »19 : la danse s’institue ainsi comme un système de rapport aux directions qui cessent d’être univoquement frontales, comme dans l’espace optique, mais rayonnent autour du sujet au point de faire s’équivaloir la gestosphère avec la kinesphère, c’est-à-dire avec la sphère des gestes anatomiquement possibles, plutôt qu’avec la seule sphère des objets sur lesquels il a une prise optique. Cette sphère qui nous est ouverte de tous côtés, Straus y voit un aspect de l’expérience tonale, et tel est en effet l’argument central de cet article sur « Les formes du spatial » : il y a homologie entre d’un côté de gestosphère pour désigner cette idée que nous sommes constitués par ce que l’on pourrait appeler des gestes fondateurs. À un certain moment, ces gestes sont donnés, ils se développent plus ou moins selon les personnes. De telle sorte que chacun de nous développe une manière d’être au monde, avec une sphère de possibles par rapport à chacun de ces gestes face à une situation ». 18 E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 43. 19 Ibid., p. 35. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 244 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 245 l’expérience tonale comme expérience d’être affecté et saisi de partout sans que l’objet de l’expérience soit assignable nulle part, et de l’autre l’espace multi-directionnel des mouvements qui me sont soudainement rendus possibles dans la danse. Cet argument nous semble, comme tel, parfaitement valide et corroboré par l’expérience. Mais au jeu de l’étymologie qui liait tout à l’heure l’entendre et l’obéir, il convient d’aller plus loin et de souligner une dimension plus originaire que ce lien relevé par Straus. Étymologiquement, le ton auquel le phénoménologue attache tant d’importance ne désigne pas tellement un objet musical que, depuis le grec τόνος, une certaine tension entre deux pôles d’attache (tension d’un muscle, d’un tendon, d’une corde, qui ne s’applique que tardivement à la tension de la lyre, donnant par là le « ton » entendu comme mode musical). Or cette tension ligamentaire qu’indique le ton est exactement celle qu’on retrouve à l’origine du mot que la plupart des langues européennes emploient pour désigner la danse – Tanz, danza, dance, tánc, dança, dans, tanec provenant de l’indo-européen *tan, qui renvoie à l’action de tendre, tension ou détente. Or, que le ton de la musique dispose le tonus du danseur, qu’il le mette dans un état de tension (ou de détente) propre à cet espace omni-englobant dont ne cesse de s’autoriser Straus, voilà qui ne fait aucun doute : la musique informe le sujet moteur d’une certaine détente de l’espace, qui lui fait perdre en effet le caractère de face-à-face sagittal que la prédominance de l’optique lui faisait aborder. Mais c’est cette détente, ou cette nouvelle tension, qui caractérise en propre l’espace du danser, et non l’écoute elle-même, et plutôt que d’un espace tonal (dont les coordonnées seraient définies par le ton musical), c’est d’un espace tonique (dont les coordonnées seraient définies par le tonus musculaire) qu’il faudrait parler comme ce fond qui ouvre sur le geste dansé. Notre propos sera de qualifier cet espace tonique à partir de certaines pratiques de danse, celles-là même que Straus considérait comme ayant vu « le sol se dérober sous leurs pieds », qui ont mis au centre de leur compréhension du mouvement celle du tonus. Mais avant d’entrer dans le vif de l’histoire de la danse moderne, on peut repartir, pour établir les linéaments de cet espace tonique, des dimensions mêmes que Straus relève dans l’espace tonal. D’un côté, nous l’avons dit, il s’agit d’un espace qui nous affecte de tous côtés sans priorité directionnelle : le ton nous saisit plutôt que nous n’avons prise sur lui, il nous enveloppe. De l’autre, Straus insiste pour dire qu’il est l’espace d’un « “vivre” qui s’éloigne de façon polaire de la connaissance théorique, de l’intelligence pratique, de l’action planifiant et calculant en fonction de certains buts et 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 245 10/04/18 09:20 246 ROMAIN BIGÉ de la domination des choses »20 : bref, il s’agit d’un espace affectif plutôt que d’action. C’est à la manière dont la danse moderne a investi cet espace tonique en analysant la posture que nous nous intéresserons : la gravité sera l’autre nom de cet espace omni-englobant que Straus avait repéré dans le ton, et les sensations attachées à la posture seront synonymes de l’ouverture à cet espace tonique qui sert de fonds à la danse. Nous proposerons, à l’issue de ce premier parcours, une analyse plus spécifique d’une forme de danse expérimentale, le Contact Improvisation, qui nous mènera à aborder le caractère affectif et relationnel que recèlent ces mécanismes posturaux. Le tonus postural Mais tout d’abord, qu’est-ce que le tonus ? En français, le mot connote positivement la bonne santé, l’énergie ou la vigueur, idées qui entouraient déjà le grec τόνος : il indique plus généralement l’état de tension d’un ligament, et plus spécifiquement des muscles lorsqu’on se réfère aux corps animaux. Au début du xxe siècle, les recherches du physiologiste Charles Sherrington ont montré le caractère non pragmatiquement orienté du tonus musculaire : le tonus, contrairement aux raccourcissements et allongements des muscles liés au déplacement des membres ou du tronc, possède une fonction de maintien de la posture – il désigne des variations de la consistance des muscles (de l’hypertonicité à l’hypotonicité, remarquable notamment chez les nourrissons avant et après satisfaction des besoins) indépendantes des efforts musculaires commandés par le système nerveux central. Ainsi Sherrington conçoit-il les fonctions de variation du tonus musculaire comme appartenant à l’ordre du réflexe postural : […] la plupart des réactions réflexes exprimées par la musculature autour du squelette sont posturales. Les os et autres leviers du corps sont maintenus dans certaines positions, en rapport à la fois à l’horizon, à la verticale, et à la relation de l’un avec l’autre. (…) L’influx nerveux et la coordination sont tout autant exigées pour le maintien de la posture dans l’exécution d’un mouvement21. 20 Ibid., p. 36. C. Sherrington, The Integrative Action of the Nervous System (1906), Cambridge, Cambridge University Press, 1947, p. 339. 21 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 246 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 247 L’idée de Sherrington consiste donc à voir dans l’état de tension des muscles en l’absence d’activité corticale une expression du « fond » postural (au sens gestaltiste) sur lequel la figure des mouvements volontaires se déploient. Le tonus est réellement ce qui me soutient – et me maintient dans un état que Sherrington appelle « anti-gravitaire », voulant dire par là non pas que je serais en apesanteur, mais bien que je n’ai pas sans cesse à déjouer volontairement l’appel de la gravité, comme ce peut cependant être le cas lorsque je trébuche, ou que je tente en vain de m’extirper de l’engourdissement du sommeil. Constamment, je suis baigné, enveloppé par la gravité, et cependant le tonus musculaire y réagit de telle sorte que je ne sens pas le poids de mon corps. Considérons que le travail du danseur consiste à sentir cette activité du tonus : non pas à commander aux réflexes posturaux (en quoi ils cesseraient d’être réflexes), mais à observer l’activité posturale et ce qui l’influence. […] la force ascensionnelle des os. Les omoplates tombent derrière le dos, relâchant les intestins dans le bassin… dans la direction de vos bras tombants, sans changer cette direction, faites le plus petit étirement que vous pouvez encore sentir. Pourrait-il être plus petit ? Pourriez-vous faire moins ? L’initiation de l’étirement, suivant la longueur des os, dans la même direction, la force y va déjà. La petite danse – vous vous détendez et cette détente vous soutient. Les muscles distribuent le poids sur le squelette. Transférant le poids d’une jambe à l’autre ; jouant l’interface, prenant le poids, la compression. L’étirement sur la ligne de la compression. Le centre de la petite danse »22 Dans ces instructions, le danseur et chorégraphe Steve Paxton invitait ses élèves à ce qu’il appelle « la petite danse » ou tout simplement « the stand » (la posture érigée) : la fonction de cette petite danse est d’appeler l’attention des danseurs aux micro-ajustements posturaux qui constituent la possibilité même de tenir debout. L’instruction paradoxale de tenir la posture érigée et en même temps de relâcher les tensions ouvre sur cette expérience tonique. « C’est, remarque Steve Paxton, un mouvement statique qui sert de fonds (…) qu’on occulte avec nos diverses activités, mais qui est constamment présent pour nous soutenir »23. Comme on le voit, il est clair que l’expérience tonique n’est pas 22 Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton à Seattle (1977) ; reprise in « Transcription », trad. de K. Kortes Lynch, Nouvelles de danse, 38-39, Bruxelles, Contredanse, 1999, p. 88. 23 Steve Paxton (avec Elizabeth Zimmer), « The Small Dance », Contact Quarterly, 3, 1, 1977, p. 11. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 247 10/04/18 09:20 248 ROMAIN BIGÉ liée directement au déplacement et à la pesanteur d’un corps qu’il faudrait surmonter ; au contraire, pense le danseur, les déplacements (nos « diverses activités ») ont tendance à masquer les sensations liées à la posture. Il s’agit ainsi d’y faire abstraction de la couche volontaire qui se surimpose sur ce fonds qui me soutient et que je soutiens pour en découvrir les détails. Steve Paxton retrouve ici l’intuition d’Erwin Straus qui comprenait la posture érigée comme « une tâche à accomplir durant la vie entière »24 : malgré les apparences d’auto-entretien et d’automatisme associées au « simple » fait de se tenir debout, nous n’avons jamais tout à fait fini de nous relever de l’attraction gravitaire. C’est pourquoi il y a une liaison d’essence entre une certaine forme de vigilance et le fait de se tenir debout, qui s’atteste au moins négativement dans le fait que le sommeil est synonyme d’un abandon complet à la gravité qui s’accompagne d’une clôture perceptive. Au contraire, « l’éveil perceptif et la force de gravitation, dit Straus, dépendent l’un de l’autre. L’éveil est essentiel à la posture érigée afin de contrecarrer la gravité, et la gravité détermine l’expérience éveillée »25. Telle serait la fonction de cette pratique méditative qu’est la « petite danse » : elle est une porte d’entrée vers cette vigilance de l’être debout, et c’est assurément ainsi que Steve Paxton la conçoit en tant qu’improvisateur – loin d’être un repos, elle est une préparation aux mouvements plus athlétiques, aux imprévisions dont sa danse est traversée. Cela établi, la question reste entière : pourquoi la danseuse devraitelle, voudrait-elle se mettre en relation avec cette vigilance, au travers de l’activité primaire de la posture qui se fait en elle sans elle ? Heinrich von Kleist, dans un texte Sur le théâtre de marionnettes, donnait la parole à un danseur qui considérait que la recherche de son art consiste à raffiner l’adéquation entre l’impulsion motrice et le centre du mouvement : toute la difficulté, pour le danseur, consisterait à faire se conjoindre « l’âme (vis motrix) » et le « centre de gravité du mouvement ». Partant, le mauvais danseur, le danseur « maniéré » dissocierait son geste (l’impulsion motrice) de sa posture (indicatrice du centre du mouvement). L’interlocuteur de Kleist décrit ainsi F., un jeune danseur pareillement maniéré : « quand il symbolise Pâris, debout entre les trois déesses et tend la pomme à Vénus, son âme se tient cachée (c’est effroyable à voir) dans le coude »26. On E. Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 24. Ibid., p. 25. 26 H. von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes (1810), trad. de J. Outin, Paris, Mille et Une Nuits, 1993, p. 14. 24 25 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 248 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 249 l’entend, la perspective selon laquelle l’interlocuteur de Kleist écrit pointe vers l’idée qu’il s’agit de rendre visible l’impulsion motrice au niveau du centre de gravité. Cette idée correspond assurément à une esthétique et à un temps différent du nôtre (Kleist écrit en 1810). Par exemple, en 1980, Merce Cunningham disait au contraire qu’il cherchait à « sauter vers le bas » ou à bondir en même temps vers l’avant et vers l’arrière, à déjouer donc le rapport entre l’organisation tonico-posturale et le mouvement : en sautant, il cherchait à faire comme s’il allait vers le sol, référant le fonds, non pas à ce qu’il permet d’effectuer (le saut), mais à son contraire (l’effondrement). Il était notamment fasciné par la gaucherie dans le mouvement (« lorsque vous cherchez à faire ce que vous ne savez pas encore comment faire », il faut « s’y prendre comme le ferait un enfant qui trébuche ou un poulain qui se lève pour marcher »27), gaucherie qu’on pourrait dire être une parfaite désappropriation de l’intention de bouger et du placement du centre. Quoi qu’il en soit de ces deux options opposées, on comprend toutefois bien l’idée qui leur est commune, à savoir que le danseur travaille à même une certaine plasticité de la relation entre impulsion motrice et centre du mouvement. Le jeu entre impulsion motrice et posture serait donc l’opportunité d’un choix stylistique. C’est que, comme les danseurs ont commencé à le remarquer dès le début du xxe siècle, la gravité n’est pas une force dont le danseur pourrait faire abstraction, mais l’élément constitutif de tout mouvement : sa négation peut faire l’objet d’un choix esthétique ; mais sa dénégation dans les pointes de la ballerine a trop longtemps duré, au risque de la santé des danseurs dont les kinésiologues commencent d’ailleurs à s’inquiéter28. C’est ce que Merce Cunningham, à nouveau, exprimait pour sa part lorsqu’il disait que L’une des plus grandes découvertes dont la danse moderne ait fait l’usage est la gravité du corps dans le poids [the gravity of the body in weight], c’est-à-dire que plutôt que de nier (et d’ainsi affirmer) la gravité par l’élévation dans l’air, le poids du corps est senti en allant dans le sens de la gravité, vers le bas29. Et Cunningham insiste bien pour dire que ce n’est pas tant dans l’attraction et comme la polarisation autour de mouvements chthoniens, 27 M. Cunningham, Le danseur et la danse, trad. de J. Lesschaeve, Paris, Belfond, 1980, p. 44. 28 Cf. par exemple M. E. Todd, Le corps pensant (1937), trad. de E. Argaud & D. Luccioni, Bruxelles, Contredanse, 2012. 29 M. Cunningham, « Space, Time and Dance », Transformations: Arts, Communication, Environment, 1, 3, 1952, p. 150. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 249 10/04/18 09:20 250 ROMAIN BIGÉ terriens, que la danse moderne se révèle : c’est plutôt dans l’idée de jouer avec les manifestations de l’appel de la gravité – que ce soit vers le bas (dans l’abandon), ou vers le haut (dans l’effort d’élévation). Il ne s’agit pas, pour le danseur moderne, de s’opposer aux qualités de légèreté par lesquelles on qualifie d’ordinaire la danse classique. La question n’est pas d’apparaître léger ou d’apparaître lourd, mais plutôt de savoir si cet apparaître repose sur une relation à la gravité. Ainsi Cunningham dit que parler de « poids lourd » connoterait quelque chose d’incorrect, puisque ce que l’on entend par [le rapport au poids] n’est pas la lourdeur d’un sac de ciment qui tombe, (…) mais bien le poids d’un corps vivant qui chute tout en conservant pleinement l’intention d’une élévation éventuelle30. Des pieds nus d’Isadora Duncan manifestant adhésion (dans les pièces tragiques) autant que décollage (dans les pièces plus apolliniennes) à la polarité entre la chute et son rétablissement (fall and recovery) de Doris Humphrey, il est clair qu’il s’agit de jouer avec les différents degrés du rapport à la gravité, de jouer avec la pesanteur comme puissance des contraires. C’est, pour le dire autrement, la relation haut/bas qui est par là découverte : le poids n’est plus simplement tenu et comme déplacé en translation dans un espace horizontal, comme c’est exemplairement le cas dans La sonnambula de Balanchine où la danseuse, sur ses pointes, glisse et flotte sur l’espace scénique. La danse moderne serait ainsi la découverte des allers-retours sur l’axe vertical. C’est dire que la gravité n’est plus l’ennemi dont les danseurs auraient pour fonction de nous faire rêver d’un impossible affranchissement : l’ennemi, la mort verticale, c’est la posture droite dans ses pointes, la fixité qui oublie que le poids n’est pas seulement lourdeur, mais occasion de prendre un élan. De ce point de vue, la gravité est un pivot pour le mouvement et non son arrêt. C’est là une des leçons du système Effort qu’invente le danseur et chorégraphe Rudolf Laban dans la première moitié du xxe siècle pour décrire et « noter » (comme on note en musique les partitions d’une pièce) le mouvement humain à partir de la combinaison de quatre facteurs principaux : le poids, le temps, l’espace et le flux. Or, dans ce système, le poids est plus qu’un simple facteur du mouvement : temps, espace et flux ne servent qu’à « définir qualitativement la sensation de poids et à la distribuer selon des coloris corporels différents »31. Toute description du 30 31 Ibid. L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997, p. 96. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 250 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 251 mouvement doit pouvoir se concevoir comme une nuance apportée sur la manière dont le bougeur s’oriente par rapport au poids de son corps ; ou pour le dire de manière plus exacte, tout mouvement est un certain type d’effort qui s’exprime chez Laban comme la rencontre entre une impulsion intérieure et la résistance qu’y opposent différentes pesanteurs, sous la forme littérale des objets extérieurs ou du corps lui-même (notamment dans l’action des muscles antagonistes) ou sous la forme plus métaphorique des habitudes contractées32. C’est ainsi que les facteurs du mouvement sont systématiquement ressaisis en fonction de deux pôles : ce qui résiste et ce qui cède33. Le rapport au temps, par exemple, s’étage entre ces deux opposés que sont le temps soudain (« qui résiste » à ce qu’on pourrait appeler l’écoulement du temps) et le temps soutenu (« qui accompagne » ou « qui cède » à ce même écoulement en laissant l’action durer). De même, le rapport à l’espace est soit direct, au sens où il atteste d’un espace compact, solide, percussif (comme mon pas lorsque je suis en colère) et où l’on peut lire une manière de résistance à l’appel gravitaire ; soit flexible, au sens cette fois-ci où le mouvement s’inscrit dans un espace meuble, multi-directionnel (comme l’explosion des directions dans les cours d’école lorsque sonne l’heure de la récréation). Tous les facteurs du mouvement reprennent donc la polarité fondamentale qui concerne l’axe gravitaire lui-même, et dont celui-ci est un modèle : lutter ou s’abandonner, résister ou se soumettre à l’appel du poids. Pour notre propos, le plus remarquable dans cette définition du mouvement comme parti pris pondéral est l’idée qu’elle se décrit comme la rencontre entre des « élans intérieurs » précédant les mouvements effectifs et une certaine résistance rencontrée dans le geste. Bien que rien ne permette d’assurer que Laban ait lu Maine de Biran, le lecteur informé ne peut que reconnaître ici la parenté entre les deux théoriciens qui ont placé, au centre de leurs pensées, le terme d’effort. Comme Laban un 32 R. Laban, La maîtrise du mouvement (1950), trad. de J. Chalet-Haas et M. Bastien, Arles, Actes Sud, 1994, p. 36 : « L’effort “humain” peut être décrit comme l’effort capable de résister à l’influence des capacités innées ou acquises. Avec l’effort “humain”, l’homme est capable de contrôler des habitudes négatives et de développer des qualités et des inclinations dignes d’estime, malgré des influences contraires ». 33 Cf. A. Loureiro, Effort – L’alternance dynamique, Paris, Ressouvenances, 2014, p. 20 : « Chaque facteur a des intensités différentes et présente une polarité. Ces pôles sont dénommés “éléments”. Dans un pôle se situent les éléments conciliants (indulgent), dénommés ainsi parce que l’attitude de la personne est d’accepter les conditions physiques qui influencent le mouvement, dans l’autre les éléments combatifs (fighting) dénommés ainsi parce que l’attitude est de résister et de lutter contre ces conditions ». 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 251 10/04/18 09:20 252 ROMAIN BIGÉ siècle plus tard, Biran n’avait de cesse d’affirmer la liaison d’essence entre l’impulsion motrice et ce qu’elle rencontre : Si l’individu ne voulait pas ou n’était pas déterminé à commencer de se mouvoir, il ne connaîtrait rien. Si rien ne lui résistait, il ne connaîtrait rien non plus, il ne soupçonnerait aucune existence, il n’aurait pas même d’idée de la sienne propre34. Biran y insiste donc : la résistance n’est extérieure à la volonté que secondairement (dans le contact avec des surfaces dures par exemple), et la loi est plutôt que la résistance elle aussi est « intérieure », et qu’elle est plutôt faite des débats entre deux moments de l’impulsion, celui qui va avec, et celui qui résiste. Et comme Laban, Biran conçoit ce différentiel comme l’expérience du moi : c’est ce que, à la suite de Jan Patočka, on a pu appeler le cogito moteur de Biran, c’est-à-dire ce fait que « l’articulation du “je pense” et du “je suis” s’effectue au sein du mouvement, en est pour ainsi dire l’œuvre »35. Et nous pourrions colorer, ou préciser cette expression, en disant que l’expérience du je suis est davantage une expérience de la substance pesante qu’une expérience de la pensée se confirmant elle-même. La formule est d’autant plus tentante que l’étymologie la suggère : penser, possiblement en raison de la « concentration de l’esprit » que cela suppose, provient du latin penso (peser ou soupeser) – « je pense, c’est-à-dire je pèse, c’est-à-dire je fais l’expérience d’une résistance, donc je suis ». Le cogito, plus encore que moteur, serait pour Biran et quoi qu’il en soit de ces étymologies anti-cartésiennes, pondéral : c’est dans la mesure où je fais l’épreuve de moi-même comme « à bouger » et non seulement comme en mouvement que je peux bien dire qu’il y a un moi. C’est ainsi que Biran s’autorise des effets de la paralysie sur la capacité à localiser les sensations pour confirmer sa théorie de l’effort : un patient paralysé des jambes ressent une douleur s’il est pincé, mais ne sait pas où elle se trouve – si l’incapacité de se mouvoir va de pair avec une autotopoagnosie, c’est donc que la spatialité même du corps propre est floue sans possibilité motrice36. De même Biran réinvestit l’expérience de pensée de Condillac : imaginons une statue, à laquelle on adjoindrait progressivement les sens – il serait trompeur, dit Biran, de 34 M. de Biran, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1803), Paris, PUF, 1953, p. 17. 35 R. Barbaras, L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, La Transparence, 2011, p. 147-148. 36 Maine de Biran, L’effort, textes choisis par Antoinette Drevet, Paris, PUF, 1966, p. 65. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 252 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 253 considérer qu’un tel être immobile serait jamais capable de sensation. Une statue, aussi miraculeusement sentante qu’on l’imagine, n’aura jamais la perception d’événements extérieurs à un « moi » qui resterait stable sous le changement. Si par miracle elle pouvait être affectée par l’extérieur, on ne pourrait pas dire que la statue sentirait l’odeur de la rose qu’on lui ferait humer : sans possibilité de se mouvoir, sans l’expérience de l’effort, la statue deviendrait la rose sentie, sans pouvoir la distinguer d’elle-même37. La découverte du moi, soit en sa localisation, soit plus généralement en son existence, requiert la mise en branle : sans mouvement, sans l’effort qui l’accompagne, pas de moi. En un sens, on pourrait dire que Laban a cherché à dérouler les conséquences artistiques de cette découverte : l’artiste, notamment dans les arts de la scène, aurait pour tâche d’exhiber cet effort dans lequel le moi se reconnaît. Cela s’atteste notamment dans le rapport qu’entretient Laban à l’habileté. Assurément, c’est un bien pour le danseur comme pour tout travailleur manuel que d’acquérir un certain niveau d’adresse qui lui permettra d’effectuer ses gestes sans effort. Mais justement, du danseur ou du comédien, on attend plus qu’une simple virtuosité, c’està-dire la convenance entre l’impulsion intérieure et les moyens mis en œuvre : si quelque chose doit être communiqué (à la salle, aux partenaires, à soi-même), le geste qui la porte ne pourra être seulement efficace, il faut encore qu’il manifeste en lui l’effort requis pour l’atteindre. La danseuse qui délaisse l’adresse rend visible « l’atelier de la pensée et de l’action »38 et manifeste non pas seulement ce qu’elle sait faire, mais la manière même dont ce faire s’élabore en elle. Le poids du geste sera, de ce point de vue, la marque subjective qui habite le mouvement, et c’est d’ailleurs ainsi que Laban le conçoit : il est le style propre à chacun-e, constitué par nos « tendances d’effort » qui se trouvent progressivement limitées au cours de nos existences par la contraction des habitudes, mais dont tout le travail chorégraphique a pour fonction de proposer la réouverture. Telle serait la découverte spécifique de la danse moderne : celle de l’empreinte personnelle de chacun-e comme manière unique de varier l’accent postural. C’est bien, au demeurant, ce que signifie le mot de « posture » lorsqu’on l’utilise pour parler d’une attitude, d’un point de vue sur le monde : la manière dont je me tiens et les valeurs auxquelles je tiens sont liées, et c’est pourquoi il faut voir dans la posture un « mode 37 38 Ibid., p. 26. R. Laban, La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 27. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 253 10/04/18 09:20 254 ROMAIN BIGÉ spécifique d’être-au-monde »39 et non un simple phénomène physiologique. C’est de cette manière que Merleau-Ponty avait défini son concept de style : à partir de la démarche. Ainsi avant de définir le style du peintre comme déformation cohérente, Merleau-Ponty ne manquait-il pas de se référer à la manière dont autrui m’apparaît : une femme qui passe ce n’est pas d’abord pour moi un contour corporel, un mannequin colorié, un spectacle en tel lieu de l’espace, […] c’est une chair tout entière présente, avec sa vigueur et sa faiblesse, dans la démarche ou même dans le choc du talon sur le sol40. Si le style d’un peintre est bien ce « principe unique qui prescrit à chaque élément sa modulation »41 et pas seulement le monogramme qu’il apposerait à sa perception comme une signature qui parachèverait une vision du monde dont il disposerait, c’est bien à la manière dont la démarche d’une femme au loin m’apparaît comme cette variation unique de l’accent sur l’être féminin et sur l’être humain en général. C’est ainsi à propos de la reconnaissance d’une posture que Merleau-Ponty déclare que « la perception déjà stylise » : lorsque je vois une personne se mouvoir, je ne vois pas seulement les gestes qu’elle exécute ; je vois encore le fond dont ces gestes se détachent, fond dynamique, tonique et postural, qui fait d’elle un être debout. Phorique Le danseur s’approprie, étudie ce style qui le caractérise : ce peut être pour l’effacer au profit d’une écriture chorégraphique qui en diffère, ce peut être au contraire pour l’exprimer en son essence si l’improvisation le demande, ou si c’est ce matériau individuel avec lequel le chorégraphe travaille. Dans le Contact Improvisation, la forme de danse qui va à présent nous intéresser, la fonction de cette connaissance spécifique des mécanismes posturaux est de permettre de jouer avec et de consentir au poids du corps. Un des textes fondateurs du chorégraphe et inventeur de cette forme, Steve Paxton, s’intéresse spécifiquement à cette question : Quand une pomme lui est tombée sur la tête, Isaac Newton a reçu l’inspiration de décrire ses trois lois du mouvement. Celles-ci sont devenues le 39 40 41 E. Straus, « La posture érigée », art. cit., p. 25. M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 84. Ibid., p. 91. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 254 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 255 fondement de nos idées quant à la physique. Étant essentiellement objectif, Newton ignorait ce que c’est que d’être une pomme [what it feels like to be the apple]. Lorsque nous mettons nos masses en mouvement, nous nous portons, au-dessus de l’appel constant de la gravité, aux balancements et aux mouvements circulaires de la force centrifuge. Les danseurs surfent sur ces forces et jouent avec elles.42 Ainsi commence La chute après Newton, texte-manifeste du Contact Improvisation. Le danseur y est présenté à la manière dont la danse moderne, comme nous l’avons montré, l’a conçu, c’est-à-dire en détenteur d’un certain savoir-sentir. Ce savoir-sentir, toutefois, est d’emblée analysé, non comme savoir du corps en mouvement, ni même comme savoir des mécanismes posturaux, mais comme savoir de la pomme, c’est-à-dire le savoir d’un corps soumis à l’attraction gravitaire. Ce savoir de la pomme opposé au savoir du physicien a un statut paradoxal, car il n’est pas exactement un savoir subjectif que le danseur opposerait à la science objective du mouvement. Steve Paxton ne dit pas que « étant essentiellement objectif, Newton ignorait ce que c’est que d’être un danseur » ou « un vivant en mouvement ». Il ne veut donc pas dire que le savoir du danseur serait – ou serait seulement – un savoir subjectif de l’être en mouvement : ce n’est pas, du moins pas spécifiquement, le savoir de la motricité subjective. On voit déjà là pointer une originalité du Contact Improvisation eu égard à l’organisation posturale : le savoirsentir du contacteur se veut être un savoir du poids. Cette appréhension de soi comme poids n’est pas sans lien avec les mécanismes posturaux, évidemment : comme l’a bien vu Paul Schilder dans L’image du corps, la sensation du poids en général (le nôtre, ou celui des objets que nous manipulons) est en effet inévitablement liée à l’activité musculaire : si je tends mon bras devant moi et en contracte les muscles, la sensation sera inévitablement un alourdissement du bras, même si la masse objective n’en aura évidemment pas changé ; de même, si je gonfle mes poumons et bloque ma respiration, bien que leur masse objective en soit allégée, c’est irrésistiblement une sensation de lourdeur qui viendra habiter ma cage thoracique. Plus généralement, dans tous mes déplacements, plus je ferai d’effort pour me déplacer (peut-être, par exemple, parce que je suis engourdi ou fatigué), plus j’aurai la sensation que mon corps est lourd : la quantité de matière apparente dans une masse, y compris la mienne, est ainsi donnée dans l’effort musculaire que j’exerce à son encontre. Comme le dit Schilder, « dans nos tendances au 42 S. Paxton, « Fall after Newton » (1987), Contact Quarterly, 13, 3, 1988, p. 38. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 255 10/04/18 09:20 256 ROMAIN BIGÉ mouvement, nous traitons notre corps comme n’importe quelle autre masse »43. Par là, Schilder ne veut pas tellement dire que nous considérerions notre corps comme un objet à déplacer au même sens que ma tasse est susceptible d’être détachée de son emplacement pour être portée à mes lèvres – ce n’est pas comme si je devais me placer sous moi-même pour me soulever ou à côté de moi-même pour me déplacer. En revanche, Schilder veut bien dire que nous nous représentons notre poids comme nous nous représentons le poids des objets, à savoir comme une certaine quantité d’effort à faire, ou pour le dire autrement, nous nous représentons notre corps à la mesure de la qualité de mouvement dans laquelle nous nous trouvons impliqués. C’est ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme que « notre corps perçu n’est rien de plus qu’une masse lourde, et les changements dans la perception du corps ne seront souvent que des changements dans la perception de cette masse lourde »44. Ces changements sont l’accomplissement central de notre motricité : bouger, c’est bouger cette masse pesante ou, plus exactement, en changer la répartition à l’intérieur de la topologie imaginaire du corps propre. Les variations du tonus musculaire liées à la dynamique posturale, même si elles ne relèvent pas de la même contractilité qui est impliquée dans l’effort pour se déplacer ou soulever un objet, nous informent donc des variations du poids de notre corps. Dans la « petite danse » décrite plus haut, cet état méditatif d’observation des ajustements posturaux, Steve Paxton propose des exercices de représentation qui mettent en jeu cette sensation pondérale. Imaginez, mais ne le faites pas, imaginez que vous êtes sur le point de faire un pas avec votre pied gauche. Quelle est la différence ? En restant où vous êtes. Imaginez… (Répétition de la même proposition). Imaginez que vous allez faire un pas avec votre pied droit. Avec le gauche. Avec le droit. Le gauche. Restez immobile.45 À l’évidence, Steve Paxton invite ici les danseurs à observer les effets de l’intention motrice sur la dynamique posturale – et la découverte qui est faite est que la seule intention, préparation ou imagination de faire un pas en avant a immédiatement une répercussion sur la posture. Si je sollicite imaginairement un pas en avant avec ma jambe droite, je peux ainsi observer un déplacement du poids du corps dans la jambe gauche, 43 P. Schilder, L’image du corps. Étude des forces constructives de la psyché (1935), trad. de F. Gantheret & P. Truffert, Paris, Gallimard, 1968, p. 111. 44 Ibid., p. 113. 45 Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton (s.l.n.d.) ; relaté dans « Esquisse de techniques intérieures » (1987), trad. de P. Kuypers, Nouvelles de danse, 38-39, p. 106. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 256 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 257 qui fort logiquement, prend en charge celui de la jambe droite pour qu’elle puisse se soulever. Il y a transfert interne du poids : une jambe prend le relais de l’autre. Ces mécanismes compensatoires que l’animal en mouvement met en jeu dans sa motricité ont fait l’objet d’une théorisation magistrale par le danseur et analyste du mouvement Hubert Godard. Le concept qu’il forge pour rendre compte de ces mécanismes est celui de « pré-mouvement »46, dont le préfixe indique d’abord que les mouvements posturaux ne sont pas compensatoires après le geste, mais anticipent sur lui. Ce mode anticipatoire du pré-mouvement est assez évident dans le cas des déplacements des membres inférieurs lorsqu’ils ont la charge de supporter le tronc : il faut bien que j’aie allégé ma jambe droite si je veux la soulever, et si je l’ai allégée, il faut bien que son poids ainsi que le poids du tronc et de la tête qu’elle supporte (c’est-à-dire les mécanismes posturaux qui me maintiennent au sol par elle) ait été distribué ailleurs, à savoir sur la jambe opposée. Mais le pré-mouvement vaut aussi bien pour tous mes engagements moteurs. « Par exemple, si je veux tendre un bras devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon bras ait bougé, sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation que va provoquer le poids du bras vers l’avant »47. Or, en portant notre attention sur ces mécanismes, c’est bien comme mise en circulation du poids, ou des poids dans le corps, qu’ils apparaîtront à la conscience. De ce point de vue, il apparaît que tout mouvement suppose un dépôt du poids : autrement dit, lorsque je me déplace, ce n’est pas seulement que je transporte mon poids d’une partie de l’espace vers une autre, mais que, pour ce faire, il faut que j’en laisse derrière moi une partie. C’est ce que Godard appelle la « fonction phorique », c’est-à-dire « ma capacité à avoir des demeures nomades »48 : chaque déplacement suppose une manière renouvelée d’habiter les parties du corps qui soutiennent (φέρω, en grec, c’est porter) celles qui se déplacent. En attirant l’attention sur les sensations pondérales, le Contact Improvisation met spécifiquement au jour ce nomadisme des appuis qui qualifie la locomotion animale (par opposition au mouvement de croissance végétale, où le déplacement à la surface se symétrise en enfouissement des racines) ; il 46 H. Godard, « Le geste et sa perception », in M. Michel & I. Ginot (éds.), La danse au xxe siècle, Paris, Bordas, 1998, p. 224. 47 Ibid. 48 H. Godard, « Fond/figure » (2013), in Mathieu Bouvier et Loïc Touzé, Pour un atlas des figures, maquette, 2014 ; vidéo disponible sur [url] http://mathieu.mathieu.free. fr/pourunatlasdesfigures/ 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 257 10/04/18 09:20 258 ROMAIN BIGÉ appelle à s’emparer du nécessaire renouvellement de l’ancrage que chaque pas présuppose. De là peut naître une vision renouvelée de la mise en mouvement : l’attitude naturelle (spontanée) à l’égard de la mise en branle consiste à penser qu’il y a d’abord une immobilité, voire un empâtement, de laquelle le bougeur se relève pour ainsi dire, contre laquelle il lui est nécessaire de lutter. Au contraire, on peut penser la naissance du mouvement, non pas à partir de l’effort ou de la contraction qui oppose une résistance à l’inertie, mais à partir de ce qui, chez le bougeur, doit céder. « C’est toute une manière de penser le démarrage du mouvement, dit Hubert Godard. Le mouvement ne démarrerait pas par une contraction musculaire, mais par une décontraction musculaire »49. Hubert Godard propose donc de penser que c’est l’immobilité qui requiert la tension, la contraction, et non le mouvement lui-même. Cette tension est liée à l’histoire de chacun, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans le tonus postural : c’est ce que j’ai appris à tenir, ce à quoi j’ai appris à tenir, ce qui me fait tenir, ou ce qui me retient. Et c’est une partie de cela que je dois abandonner pour me mettre en mouvement. L’étude kinésiologique du geste du don fait apparaître cette logique. Un enfant forcé de remettre son jouet montre sa résistance en donnant, non seulement l’objet, mais lui-même – il s’accroche à son don, il ne laisse rien derrière lui qui permettrait d’opérer la séparation d’avec l’objet. Pour Godard, le travail du danseur consiste à étudier ce qu’il est nécessaire de laisser s’ancrer pour rendre le mouvement possible : c’est un travail qu’il faudrait dire de release (relâchement, relaxation au sens des Release Techniques mises en place au milieu du xxe siècle aux États-Unis et qui exercent une influence importante sur la danse contemporaine50). Elles permettent en effet d’atteindre une danse fluide (le « flow » qui occupe la rhétorique de la danse depuis Laban), par une attention permanente à consentir au poids, plutôt qu’à le garder par devers soi. On peut penser à nouveau au danseur de Kleist qui, incarnant Pâris dans l’offrande de la pomme conservait – « quelle horreur ! » – son centre de gravité au niveau du coude : le don n’était qu’à demi effectué, le poids restait coincé aux articulations. Le flux indique au H. Godard et L. Louppe, « Synthèse I », Nouvelles de danse, 17, 1993, p. 67. La technique de relâchement anatomique (Anatomical Release Technique) développée par Mary Fulkerson a notamment eu une importance déterminante sur le développement du Contact Improvisation : une bonne moitié des premiers contacteurs étaient ses élèves et pendant plus de quinze ans, Steve Paxton enseigne le Contact aux côtés de Fulkerson à Rochester (NY) et à Dartington en Angleterre. Cf. notamment D. Lepkoff, « What is Release Technique? », Movement Research Performance Journal, 19, 1999. 49 50 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 258 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 259 contraire un relâchement du poids dans les directions qui lui sont proposées : comme la rivière flue dans les sillons que le terrain lui offre, de même le mouvement s’oriente en fonction des appels de poids que les gestes précédents lui suggèrent. Vous êtes debout, la petite danse vous met en tension entre deux pôles, ciel/ terre. Et dans cette petite danse, vous testez la plus petite initiation possible d’un geste que vous pourriez faire vers la droite : une légère extension de l’index. Et plutôt que de retenir le poids vers la gauche comme les habitudes anti-gravitaires vous l’apprennent, vous consentez au poids, vous suivez cette suggestion et ce lent déplacement, newton après newton, de votre orientation par rapport au sol : vous vous laissez suivre les conséquences de cette suggestion minimale.51. Bien sûr, ce consentement au poids ne va pas sans une certaine mise en danger de soi : puisqu’il revient à « accepter l’écrasement de soi par l’effet des forces gravitaires », cela « ne peut que réveiller le fond inconscient des peurs archaïques liées à l’effondrement »52. Une grande partie de l’entraînement du danseur, en particulier en Contact Improvisation, consiste à défaire les réflexes de tensions liés à cette peur de la perte de verticalité. C’est que, comme le dit souvent Steve Paxton, « la tension musculaire masque la sensation de pesanteur »53. Tel est en effet le lieu où se joue la sensation du poids : il ne s’agit pas tant de s’approprier le poids du corps propre à l’aune du poids des objets (comme le suggérait Schilder), c’est-à-dire l’aune de la quantité d’activité musculaire nécessaire à la levée, mais bien de le mesurer à l’aide de cet autre type d’effort qui consiste à céder au poids, et non à y résister. On pourrait trouver, dans cet effort de céder à la pesanteur, les moyens de réhabiliter la notion un peu oubliée de « grâce » du mouvement : la grâce n’est en effet pas la négation de la bassesse et de la pesanteur, comme toute l’iconographie chrétienne et une certaine image du ballet classique nous le laissent penser – la grâce est plutôt l’inflexion ou la reprise de la pesanteur. Comme y a insisté la philosophe Simone Weil, pour penser la grâce, il faut « descendre d’un mouvement où la pesanteur n’a aucune part »54, penser une grâce qui ne soit certes pas écrasement, mais qui soit un aller vers le bas, une descente. C’est en effet un travail non moins important 51 Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Karen Nelson à Earthdance (2016). 52 A. Godfroy, Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse Arts et Lettres, 2015, p. 108. 53 S. Paxton, « Transcription », art. cit., p. 88. 54 S. Weil, La pesanteur et la grâce (1947), Paris, Plon, 1988, p. 45. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 259 10/04/18 09:20 260 ROMAIN BIGÉ d’accompagner le poids du corps s’effondrant vers le sol que de le (re) tenir, et ce relâchement n’est pas une simple détente : c’est le processus actif par lequel continuellement je fais céder les barrières que la peur et l’habitude placent entre moi et le sol. Le don du poids « Le danseur n’a de poids que pour le donner – pas pour le posséder »55. Dans cette formule lapidaire, Steve Paxton résume d’une part cette centralité conférée à l’idée de consentement au poids et d’autre part le caractère relationnel que ce consentement implique. Il est temps en effet de rappeler que la forme de danse pour laquelle le « savoirsentir de la pomme » est développé est essentiellement une forme de duo improvisé, conduite par la seule et unique règle qu’il s’agit de danser tout en maintenant une forme de contact avec un-e ou plusieurs partenaires. Dans ce contact, il ne faut pas simplement entendre une contiguïté de peaux, mais un constant aller vers l’autre : le contact maintenu est une rencontre perpétuelle des deux partenaires, qui ne se contentent donc pas de maintenir une relation où elles seraient l’un-e à côté de l’autre, mais où sans cesse elles se désaxent pour s’atteindre. Cette forme de danse introduit ainsi tacitement le fait que, d’entrer en contact, les partenaires en viennent à partager leurs poids : c’est qu’allant à la rencontre l’un-e de l’autre continuellement, elles s’appuient l’un-e sur l’autre, elles font de leurs partenaires ces demeures nomades d’où émerge le mouvement. Dans le partage du poids, nous comprenons donc qu’est d’emblée impliqué un partage des mécanismes de l’ajustement postural, ce qui signifie qu’un partage de poids, au moins minimal, s’effectue déjà dans une situation de simple contiguïté, où les deux partenaires se tiendraient simplement debout l’un-e à côté de l’autre, à condition d’être sensibles tout-es deux à la petite danse de leur partenaire. Placez le sommet de vos crânes l’un contre l’autre. Restez là un instant. L’idée d’une petite danse, le mouvement dans, et autour, du squelette, le surgissement et la pause des muscles… très petit… essayez d’être en accord avec la petite danse de l’autre sans manipuler la vôtre… et puis, de la même façon que vous laissez la petite danse se transformer en une marche, laissez le point de contact de vos têtes se déplacer en roulant. 55 S. Paxton, « Solo Dancing », Contact Quarterly, 2, 3, 1977, p. 24. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 260 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 261 Permettez à votre corps de s’ajuster au mouvement et à la pression de ce point. Ce qui est important, c’est de partager ce point de contact… il faut se fier à l’équilibre et au fait que votre système musculaire s’adapte automatiquement.56 L’accordage des petites danses est un accordage tonique : les systèmes musculaires posturaux s’allient pour résonner ensemble. C’est un mécanisme bien connu des danses à deux, comme le tango ou même le swing : les deux partenaires fonctionnent comme un système dont le centre de gravité n’est plus seulement tenu en chacun-e, mais partagé. Or, on le conçoit, dans ce partage postural, le risque de l’effondrement que nous soulignions à l’endroit du consentement à la gravité se complique à présent d’une dimension relationnelle. L’ouverture de l’espace tonique que nous désignions comme la caractéristique primordiale de l’espace dynamique du danseur prend donc la couleur spécifique d’un espace de soutien, au moins potentiel, fourni par le partenaire : c’est dans la mesure où une partie de mon poids est susceptible d’être soutenue par une autre, prise en charge momentanément, que l’espace s’ouvre pour moi. Cette dimension de la relation posturale comme ce qui autorise le mouvement est corroborée par les recherches menées par le précurseur l’approche psychomotrice en psychologie, le psychiatre Julian de Ajuriaguerra, sur ce qu’il appelle le « dialogue tonique » entre la mère et le nourrisson57. La néoténie humaine est telle, on le sait, que pendant les premiers mois de sa vie, le nourrisson est incapable de se mouvoir par lui-même : il est sans cesse porté et transporté par les parents, sans pouvoir engager sa motricité faute de coordination, notamment entre les muscles fléchisseurs et extenseurs, qu’il s’apprend à lui-même progressivement en mettant à l’épreuve de manière désordonnée un certain nombre de gestes aveugles. Avant que cette coordination n’apparaisse, l’essentiel du mode d’action dont dispose le nourrisson est de l’ordre du spasme musculaire, dont le cri est la première expression et le sédiment. Henri Wallon le remarquait déjà : Le spasme a pour étoffe l’activité tonique des muscles qui précède les mouvements proprement dits. L’agitation du nourrisson est faite de brusques détentes qui le font passer d’une attitude à une autre. Dans chacune d’elles, les muscles semblent se tendre et se durcir, plutôt qu’ils ne se raccourcissent ou ne s’allongent en vue de gestes qui puissent explorer l’espace. Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Steve Paxton à Seattle (1977) ; repris in « Transcription », art. cit., p. 89. 57 Cf. M. Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, ch. 6 : « Une synthèse fructueuse : le dialogue tonique ». 56 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 261 10/04/18 09:20 262 ROMAIN BIGÉ La contraction y est massive, tétaniforme, s’y propage en nappe, intéresse particulièrement la musculature vertébrale et proximale, c’est-à-dire celle qui servira surtout à l’équilibre du corps58. Autrement dit, l’essentiel de l’activité du nourrisson est « posturale » au sens défendu par Sherrington, à ceci près qu’il n’y a pas là de posture à tenir, puisque l’enfant repose en permanence, soit sur le sol, soit, et c’est précisément là que la théorie d’Ajuriaguerra intervient, dans les bras des parents. Telle est en effet l’hypothèse de travail du psychiatre que d’avoir considéré que la fonction de ces premières réactions toniques est relationnelle : l’activité tonico-posturale est « la fonction de communication essentielle pour le jeune enfant, fonction d’échange par l’intermédiaire de laquelle l’enfant donne et reçoit »59. Ce mode de communication s’exprime au mieux en parlant de contagion tonique : l’enfant partage avec les parents son état affectif en leur présentant des variations toniques auxquelles ceux-ci s’accordent (et non seulement réagissent) ; l’état d’alarme du nourrisson (hypertonicité) est partagé par les parents comme son état d’apaisement (hypotonicité), ou plus exactement, ce partage est ce qui est recherché par le nourrisson et en fonction duquel les réactions seront progressivement adaptées aux situations de l’environnement. La syntonie ou l’accordage tonique avec le ou les parents sera ainsi le facilitateur de l’émergence d’une relation objectale. La personnalité du nourrisson se façonne en même temps qu’elle façonne et met en question l’environnement qui l’accueille et prend soin de lui. C’est dire que le nourrisson n’est pas, du fait de son immobilité, un être passivement informable ni même naïvement transportable – bien plutôt, c’est parce qu’il met à l’épreuve, dans la relation tonique avec le parent, les situations auxquelles il est confronté, qu’il peut se les approprier. Jan Patočka appelait « proto-mouvement » ce rapport premier au monde, mouvement qui est placé sous le signe de l’affect (fond tonicopostural) plutôt que de l’action (déploiement musculaire) et où « l’homme est par tout son être, tributaire de l’autre homme dans sa fonction de protecteur, créateur de sécurité et de chaleur vitale, donateur d’unité, d’adhérence et d’attachement »60. Et le phénoménologue tchèque ne s’y 58 H. Wallon, L’évolution psychologique de l’enfant, [1941], Paris, Armand Colin, 2012, p. 148. 59 J. de Ajuriaguerra & R. Angelergues, « De la psychomotricité au corps dans la relation avec autrui : à propos de l’œuvre de Henri Wallon », L’évolution psychiatrique, 27, 1962, p. 24. 60 J. Patočka, Papiers phénoménologiques, trad. de E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 109. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 262 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 263 trompait pas en référant ce premier mouvement de l’existence à la Terre : c’est en effet dans le rapport gravitaire que s’entretient cette première relation, à la fois parce qu’elle suppose l’enracinement du parent (qui, pour accueillir l’enfant, doit se ménager une place dans le monde), et parce qu’elle met en jeu les mêmes mécanismes qui deviendront les colorations posturales des mouvements une fois l’enfant « debout ». Mais surtout, ce qu’avait bien vu Patočka et que confirment les études d’Ajuriaguerra, c’est que cet accueil correspond à l’ouverture d’un espace de mouvements possibles. Ainsi, là où Ajuriaguerra atteste d’un lien fort entre l’accès à la motricité chez les jeunes enfants et la coordination tonique avec le parent, Patočka voit dans le proto-mouvement un « mouvement de la disposition, du se-trouver, mouvement grâce auquel notre situation reçoit une détermination et une forme »61 qui constituera la basse fondamentale de la mélodie cinétique de l’existence. Tel serait le premier aspect, développemental, qui soutient l’idée d’un espace ouvert par le partage postural, et tel serait le premier sens de l’espace tonique tel que nous l’avons conçu à partir des analyses que Straus consacrait à la danse : il y a une sensation du poids partagé ou plus exactement remis à l’autre, sensation qui est solidaire d’une relation affective, qui autorise une certaine ouverture de la gestosphère. On comprend d’ailleurs, à partir de ces remarques, pourquoi Straus pouvait relier l’espace tonique de la danse à ce qu’il appelle le « vivre participatif »62 (miterleben), expression qu’assez étrangement, le philosophe ne songeait pas à mettre en perspective avec la relation au partenaire. C’est pourtant précisément dans l’accordage tonique avec un autre que s’atteste primordialement la possibilité d’un espace affectif et non structuré par le vis-àvis. Concevoir les danses impliquant toucher et partage de poids comme dialogue tonique nous permet donc de comprendre en quel sens l’espace y est ouvert ; c’est que le dialogue tonique est la relation originaire dans laquelle se construit la gestosphère de chacun. Si l’espace est en effet « vécu participativement » avec les autres et leurs manières d’être avec le poids, il y faut donc une certaine qualité relationnelle pour que cet espace soit ouvert et non contraint. Le Contact Improvisation, en tant que technique d’improvisation requérant vitesse et gestes acrobatiques de portés et de sauts en l’air, donne une porte d’entrée pour comprendre cette qualité relationnelle mise en jeu dans l’espace tonique de la danse. La situation, en Contact Improvisation, n’est en effet 61 62 Ibid. E. Straus, « Les formes du spatial », art. cit., p. 40. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 263 10/04/18 09:20 264 ROMAIN BIGÉ pas seulement celle de deux danseurs, stables sur leurs pieds, qui partageraient leurs petites danses : bien que la petite danse partagée soit une partie importante de la pratique, les danseurs sont plus généralement occupés à se sauter les uns sur les autres, se soulever, s’utiliser mutuellement comme appuis. Ils ne sont plus seulement des êtres debout, mais des êtres penchés, allongés, soulevés et soulevant. Le partage du postural, qui est la situation relationnelle en général, se double donc, en Contact Improvisation, d’un partage pondéral : à tout moment, je puis recevoir ton poids (et doubler le mien, car soudainement je pèse deux fois plus lourd sur mes jambes) ou être porté par toi (et diminuer, presque à zéro, le mien, car soudainement, c’est toi qui portes la charge de me maintenir au-dessus de la surface). Ce que ce partage pondéral fait apparaître, c’est donc la possibilité pour le poids, non seulement d’être tenu (dans la posture érigée), mais bien soutenu : que ce soit moi qui te soutienne, ou toi qui me porte, le poids est l’objet d’une rencontre entre deux mouvements. Évidemment, les danseurs n’ont pas attendu de se sauter les un-es sur les autres pour découvrir que le poids est relationnel. C’est ainsi qu’Ushio Amagatsu définissait la danse comme « dialogue avec la gravité »63. Et le mot de dialogue doit bien, ici, faire comprendre l’essentiel : ce n’est pas simplement que je suis soumis-e à une force qui, par sa constance, me rive au sol. J’ai affaire à un mouvement d’attraction, avec lequel je négocie constamment. Je suis, malgré les différences de dimensions qui nous séparent, en dialogue avec cette Terre au travers de la puissance qu’elle exerce sur moi. C’est cette puissance que le travail de perception posturale m’enseigne à découvrir, comme la rencontre entre deux masses, la mienne et celle de la Terre dans l’attraction qui les lient. Imaginez que la surface du studio devient réfléchissante. Vous marchez sur un miroir, ou plutôt, vous marchez sur vos pieds, et sur toute l’étendue de vos jambes et de votre corps réfléchi. Ces jambes, ce tronc, cette tête enfin vous rendent au newton près la masse posée sur lui. C’est ce corps inversé qui vous soutient. Passez à l’accroupi : il plie ses jambes pour mieux vous recevoir. Sautez : il prend l’élan pour vous récupérer, et il est là, invariablement pour vous récupérer. Marchez : chacun de ses pas vient rencontrer les vôtres, accueille, adoucit l’atterrissage.64 63 U. Amagatsu, Dialogue avec la gravité, trad. de P. de Vos, Arles, Actes Sud, 2000, p. 42-43 : « Il [le sol] est le plan horizontal apparu quand l’homme s’est redressé, s’est mis à marcher sur deux jambes, quand il a découvert la verticalité, il est l’archétype de l’horizontalité qui se rencontre en tout lieu de la vie, il est l’assise où s’essaie, à travers le contact de nos pieds, le dialogue avec la gravité ». 64 Procédure tirée d’un atelier de Contact Improvisation donné par Matthieu Gaudeau à Paris (2015). 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 264 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 265 Il est tentant, depuis les investigations de Husserl sur la question, de répéter contre Copernic que, non, « la Terre ne se meut pas », et il est essentiel de continuer à renverser la théorie copernicienne65, comme tout à l’heure il fallait renverser la théorie newtonienne et se placer, avec Steve Paxton, dans un « sentir de la pomme ». De même que Newton ignorait ce que c’est que d’être un poids qui tombe, Copernic ignorait le donné phénoménologique primaire de la Terre, à savoir qu’elle est l’inamovible sous mes pas. Certes Husserl ne veut pas dire que la Terre serait au repos : l’immobilité de la Terre n’est pas l’envers du mouvement, mais le fait qu’elle est, toujours, sol et repère de tous les mouvements possibles, qu’elle est, enfin, ce qui se confirme constamment comme la continuabilité de mon expérience de marcheur. Mais il faut aller plus loin que Husserl et reconnaître que si dans notre expérience, la Terre ne se déplace pas comme un objet, cela ne veut pas dire qu’elle ne se meuve pas, et qu’au contraire, c’est en raison du mouvement constant par lequel elle m’attire à elle qu’elle peut être pour moi un sol. Autrement dit, la Terre n’est pas un simple support, elle est un système de lieux, doté de polarités, auquel Husserl reconnaît d’abord une valeur existentiale (du foyer à la terre étrangère66), mais qui nous semble renfermer encore un sens moteur. En effet, de même que le parent qui soutient le nourrisson n’est pas une simple surface de portance sous le corps de l’enfant, de même la Terre n’est simplement le plan terrien que j’habite : c’est une force qui m’accueille, m’enveloppe et me soutient. C’est ce que remarquait Patočka lorsque, tout en reconnaissant que « la Terre est le référent des mouvements corporels comme tels, comme cela qui n’est pas en mouvement, comme cela qui est ferme », il insistait pour dire que nous faisons l’expérience de la Terre comme une puissance : non pas comme une force au sens physique – qui a pour corrélat qu’elle reçoit un effet, alors qu’ici le contre-effet est manifestement négligeable – mais comme quelque chose qui n’a pas de contre-partie dans notre expérience 65 Cf. E. Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas », trad. de D. Franck dans La terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989. Le titre du manuscrit original indiquait : « Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature » (p. 11). 66 Ibid., p. 22 : « si je suis né enfant de marin, remarque ainsi Husserl, une part de mon développement a lieu sur le navire et celui-ci ne se caractérisera pas, pour moi, comme navire par rapport à la Terre – tant qu’aucune unité n’aura été produite –, il sera même ma “Terre”, ma patrie originaire ». 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 265 10/04/18 09:20 266 ROMAIN BIGÉ vécue. (…) La corporéité de ce pour quoi nous luttons dans notre vie témoigne de cette puissance de la Terre en nous.67 Sans qu’il la nomme, cette puissance est indéniablement l’attraction gravitaire elle-même : puissance qui « n’a pas de contre-partie dans notre expérience vécue » parce qu’aucun de nos mouvements ne nous permettrait de nous affranchir de sa force, elle forme cependant la basse fondamentale de tous nos mouvements en ce que précisément ils ne lui échappent jamais. La gravité est constitutive de notre corporéité en tant que « terriens », c’est-à-dire qu’elle est le mouvement « en nous sans nous » sur lequel nous nous appuyons pour nous mouvoir sur les surfaces de notre environnement. C’est moins comme sol que comme force que la Terre est infailliblement sous ou plutôt dans chacun de mes pas. Et c’est même, comme nous voudrions maintenant le montrer, précisément à la faveur de la faillibilité des surfaces elles-mêmes, du caractère mouvant des appuis que nous pouvons y trouver, que la force gravitaire est découverte comme unique constante. Car enfin, le sol sous nos pieds ou sous nos appuis est-il aussi inamovible que le donné phénoménologique primaire de la continuabilité le laisse penser ? Sans doute le sol ne se transporte pas dans l’espace intersidéral et est constamment là, mais sa structure est loin d’offrir la stabilité qu’on pourrait en espérer. Au contraire, il est fait d’accidents, de butées, de chaises qui tombent et de sables mouvants : l’environnement n’est pas simplement une surface sur laquelle je puis m’appuyer comme sur un sol stable, il est plus meuble, plus variable que ce que la constance de la Terre elle-même et de l’attraction gravitaire qu’elle exerce sur moi ne peut le laisser penser. C’est ce qu’a remarqué avec pertinence la phénoménologue Elizabeth A. Behnke lorsque, confrontant la philosophie husserlienne de la Terre avec la phénoménologie implicite du Contact Improvisation, elle remarque que les contacteurs vivent l’environnement comme un champ d’appuis : En tant que terrestres, nous sommes ancrés dans un sol inamovible qui soutient tous nos mouvements. Cependant, malgré l’importance de la terre comme surface fondamentale sur laquelle nous nous déplaçons, que nous pouvons repousser et sur laquelle nous pouvons atterrir, nous bougeons plutôt en relation avec un champ d’appuis variés (actuels et potentiels)68. J. Patočka, Body, Community, Language, World (1968-1969), trad. ang. de E. Kohák, Chicago, Open Court, 1998, p. 149. 68 E. A. Behnke, « Contact Improvisation and the Lived World », Studia Phenomenologica, III, 2003, p. 44. 67 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 266 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 267 C’est en effet un trait commun aux danseurs qui pratiquent le Contact Improvisation que de mettre constamment en jeu, au studio comme à la ville, le monde qui les entoure comme un terrain accidenté où se suspendre, s’appuyer, tomber. Nul écrivain n’a mieux décrit cet environnement d’appuis variés que l’écologiste de la perception James Jerome Gibson, auquel les contacteurs se réfèrent régulièrement. Il remarque ainsi que la surface de la terre n’est, pour sa grande majorité, ni solide, ni horizontale : elle est constamment ridée, réorientée, trouée par différents éléments. Ainsi l’eau coule et tombe : elle ne tend qu’à aller plus bas et, dans sa passion pour le sol, ne vient pas à ma rencontre pour soutenir la locomotion ; moins que le marécage, où je m’enlise, l’eau m’absorbe si je ne sais pas nager, et m’oblige à l’horizontale si j’y parviens. Mais, continue Gibson, « les substances non-rigides les plus remarquables dans l’environnement d’un organisme sont les corps des autres organismes, dont les formes sont variables. Les plantes et les animaux sont flexibles »69. Nous marchons, nous nous déplaçons dans un monde vivant, et il n’est pas même jusqu’au sol qui ne soit semé de plantes et d’animaux. Le rocher fait exception, sauf pour les êtres urbanisés que nous sommes, qui vivons entourés de béton et marchons sur un sol lisse et ferme de part en part. Dans les grandes villes, à l’exception des parcs, il n’est plus guère que les revêtements dits « tactiles » disposés à l’endroit des aveugles et les sols caoutchouteux des aires de jeux pour enfants qui offrent cette relative variété. Si l’ère industrielle est synonyme de la naissance d’une série de gestes répétitifs et d’un appauvrissement du vocabulaire moteur des ouvriers70, et si l’ère post-industrielle et tertiaire renforce encore cet appauvrissement en érigeant l’assise face au bureau comme quasi unique mélodie cinétique, l’urbanisation avait déjà commencé le travail de fort longue date en normalisant le sol et en réduisant l’éventail des possibilités offertes à l’être debout. C’est en êtres urbains que l’on peut dire sans équivoque que la terre ne se meut pas. Au rebours de cette tendance, le Contact Improvisation, en faisant de « chaque partenaire un sol »71 cherche à retrouver la variabilité de la surface terrestre : puisqu’à chaque moment, je ne repose pas seulement 69 J. J. Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, Boston, Houghton Mifflin Company, 1966, p. 9-10. 70 R. Laban, Modern Educational Dance (1958), London, MacDonald & Evans, 1963, p. 7 : « L’ouvrier d’aujourd’hui est spécialisé, non seulement dans un seul type de travail, mais confiné dans une seule fonction de ce travail, il ne produit, le plus souvent, qu’une séquence de mouvement simple du matin au soir et du début à la fin de sa vie ». 71 S. Paxton, « Solo dancing », art. cit., p. 24. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 267 10/04/18 09:20 268 ROMAIN BIGÉ sur la surface lisse du studio (le plus souvent un parquet), mais encore sur les partenaires sur lesquels je m’appuie ou qui me portent, il y a sans cesse parcours ou plutôt décours entre plusieurs qualités de sol. C’est ainsi que Steve Paxton met sur le même plan la surface du studio (parquet, béton, tapis de danse) et la surface du corps de l’autre (peau, muscle, os)72. La conséquence paradoxale de cette redistribution des sols est d’une part la découverte d’un sol mouvant, qui « ne doit jamais être tenu pour acquis »73 et dont tout le travail est de m’assurer des degrés de solidité, et d’autre part, la sensation d’être entouré, non pas d’un espace vide dans lequel mes mouvements s’effectuent, mais d’un champ gravitaire. Les deux conséquences sont solidaires, et c’est précisément parce que les partenaires qui me servent de soutien peuvent à tout moment se dérober ou surgir, que je me découvre happé, appelé par l’attraction que la Terre exerce sur moi, qui joue non seulement hors de moi sur les choses, mais en moi sans moi, sous la figure du poids que je pèse. Autrement dit, la Terre-surface semée d’embûches que me révèlent mes partenaires de jeu dans le Contact Improvisation fait place à la Terre-puissance d’attraction, qui s’atteste dans l’expérience du poids que je donne. L’espace dans lequel les danseurs évoluent n’est donc pas tant un espace de confort où en effet, la marche arrière, les tours en place, bref, toute la kinesphère est explorée avec la certitude qu’il y aura un sol. Au contraire, c’est l’absence de certitude qui caractérise cet espace. Dans la marche avant, je me suis déjà assuré de l’espace dans lequel je navigue en l’ouvrant par la vision : je sais, parce que j’y ai regardé de loin, qu’un sol s’arrime sous mes pas. Dans l’espace de mes mouvements improvisés, au contraire, parce que le sol est considéré comme un véritable partenaire (c’est-à-dire aussi : susceptible de m’échapper), l’espace est troué et variable. Dans la marche avant, je n’ai pas besoin de dégager l’espace comme champ d’appuis : je sais qu’il l’est et je puis repérer où mettre mes pieds. Dans l’espace accidenté de la danse, je ne sais pas où je mets les pieds, aussi chaque geste doit déployer avec lui un savoir précis du poids qui s’y joue. J’amorce une chute vers l’arrière en laissant tomber ma tête, puis mon torse hors de l’axe de mes jambes. Mon partenaire est là, derrière moi, j’étends les bras pour me saisir de ses hanches, projetant mon poids, déjà, dans mes mains et dans ses jambes. Mais il recule, mon appui disparaît et je ramène aussitôt le poids de mon corps au bas 72 Ibid. : « les caractéristiques des surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus accueillant (peau – muscle – os – masse totale) ». 73 S. Paxton, « Fall after Newton », loc. cit. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 268 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 269 de mon torse et dans mes jambes, pour ralentir et courber la chute qui me conduit au sol. Nous avions cité, tout à l’heure, l’expression d’Erwin Straus selon laquelle la danse, s’autonomisant de son rapport ancillaire à la musique, « n’avait pas vu le sol se dérober sous ses pieds » : et telle était en effet l’idée de Straus, que de voir dans l’espace déployé par le ton musical, une forme d’assurance que la terre serait ferme pour les danseurs. Nous devons maintenant corriger cette expression : la Terre qui se déploie dans l’espace tonique n’est pas une surface ferme et assurée, c’est plutôt un champ d’attraction avec lequel je suis en jeu, qui me met à l’épreuve. C’est à cette condition que, pour le danseur, son poids n’est pas seulement un poids mort qu’il traîne et doit mettre en mouvement, mais un poids vivant, c’est-à-dire cet espace intérieur de tensions que nous avons nommé espace tonique. Ce poids vivant est révélé par l’attraction terrestre, et l’espace omni-englobant que décrivait Straus comme caractéristique primaire de l’espace tonal n’est autre que l’espace gravitaire, auquel la musique ouvre sans doute, mais sur lequel elle-même ne fait que s’appuyer. Mais nous l’avons dit, le poids n’est pas seulement l’effet de l’attraction gravitaire sur notre masse : il est la rencontre de deux mouvements celui de la Terre (gravité) et le nôtre. Or, et c’est ce sur quoi une phénoménologie du poids devra ouvrir, il reste à savoir de quel mouvement subjectif relève la réponse que nous donnons à la Terre dans notre dialogue avec elle. Nous avons étudié, dans ce chapitre, le pré-mouvement dans lequel ce dialogue s’institue, c’est-à-dire en fait l’écoute qui prédispose à entendre ce partenaire immense de la locomotion qu’est la Terre. La petite danse de Steve Paxton est alors apparue comme étude des réflexes d’ajustements posturaux qui nous maintiennent dans cette relation avec elle : la posture érigée se comprenant, non plus comme un redressement contre le sol, mais avec le bain gravitaire. Et nous avons vu que tout un apprentissage était requis pour sentir ces pré-mouvements de la posture, apprentissage qui requiert de céder à l’appel du poids, plutôt que d’y résister. Le contexte particulier du Contact Improvisation nous a permis d’investiguer une relation au poids spécifique, dans laquelle non seulement je cède à l’attraction gravitaire pour mieux bouger (c’est la logique de la « fonction phorique » que décrit Hubert Godard), mais où l’enjeu même de la danse est le don du poids à l’autre et à l’espace. Autrement dit, ce n’est plus seulement que pour bouger, il faut bien que je reconnaisse mon ancrage, comme cela a été la leçon de la danse moderne depuis les investigations de Rudolf Laban – plus encore, dans 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 269 10/04/18 09:20 270 ROMAIN BIGÉ le Contact Improvisation, bouger c’est donner son poids, le partage pondéral est la motivation et l’origine du mouvement, et non plus seulement, comme on l’a découvert analytiquement, son pré-requis. Par quel mouvement répondons-nous à l’appel de la gravité ? Le Contact Improvisation répond : l’objet du dialogue avec la Terre, l’objet de la négociation, c’est le don du poids – c’est-à-dire, si nous devons à présent formuler ce don en termes de geste, la chute. Ainsi, dès la petite danse, l’enjeu n’est autre que d’examiner le vertige qu’il y a à se tenir debout, l’incertitude et la menace que la posture érigée recèle : « en explorant le léger mouvement de l’alignement squelettique en position debout (la petite danse), je peux sentir des chutes subtiles de certaines parties du squelette »74. Au rebours de tout ce que nous avons pu pointer à propos de la valeur affirmative de « l’être debout », le Contact Improvisation cherche à mettre en avant la vulnérabilité qui travaille notre existence pondérale. Chaque pas devra être compris, non pas comme mise en branle d’une masse, mais comme modulation de l’arc de chute auquel la Terre m’invite. Paul Valéry, dans L’âme et la danse, disait déjà de la danseuse que « nous ne la voyons jamais que devant tomber… »75. Et c’est ainsi que le danseur Dominique Dupuy conçoit sa « dansée » comme opération de haut vol, dans laquelle le danseur, loin de nier la gravité dans l’élévation, l’assume et s’y abandonne dans une chute perpétuellement différée qu’on appellera : l’envol. Quittant sa prétention à se tenir debout sur la verticale, qui a fait de lui l’homme que l’on sait, le volateur abandonne son corps à l’espace, dans un double plongeon, où l’ascension est un précipité à l’envers et la descension une escalade inverse, et dans une immersion quasi sans limite. Il faut, pour y réussir, que la station debout ne soit pas le seul apanage de la gravité, mais que chaque élément du corps puisse y être à tout moment confronté par lui-même, dans son vol propre76. L’envol est abandon du poids : non pas négation, ni non plus oubli, mais déplacement ou déterritoritalisation de sa problématique. C’est ce qu’indique le double plongeon – quand la chute est ascension et l’élévation est concentration du poids. L’élévation est concentration du poids dans les pointes de la danseuse classique : le gros orteil y porte tout le poids du corps, sur un point d’équilibre fragile et instable. La chute est 74 75 S. Paxton, « Chute » (1982), Nouvelles de danse, loc. cit., p. 84. P. Valéry, L’Âme et la danse (1921), in Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard, 1960, p. 173. 76 D. Dupuy, « Danser outre. Hypothèses de vol », Io/Revue internationale de psychanalyse, 5, 1994, p. 47. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 270 10/04/18 09:20 LE POIDS VIVANT 271 ascension dans le porté, où je ne m’abandonne que pour mieux être soulevé. Des deux côtés, on retrouve exprimé le même thème fondamental et comme une parenté par-delà les différences : c’est comme êtres qui tombent que les danseurs s’exhibent et se sentent, tantôt pour accroître les chances d’y surmonter, tantôt pour l’infléchir, tantôt pour s’y abandonner. De même que Steve Paxton disait que « le danseur n’a de poids que pour le donner », il faudrait dire que je ne me lève, dansant, que pour mieux tomber : l’envol, la propulsion, l’être debout, ne le sont pas tant au titre d’une conquête sur les forces d’effondrement, qu’au titre d’une prise de distance avec la Terre qui justifie leurs dialogues. Telle serait peut-être au moins une des origines de cet espace sphérique, fluctuant, aux forces gravitationnelles multiples que décrivait Erwin Straus lorsqu’il pensait la danse : au lieu de tirer le fil de plomb de la verticale gravitaire, je m’efforce de me rapporter à ce que cette gravité fait bouger en moi – je me lève, mais c’est pour mieux tomber, et ma danse est une chute sans cesse différée. 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 271 10/04/18 09:20 100623_Camilleri_BPL102_11_Bigé.indd 272 10/04/18 09:20