Comment peut-on être kurde
à Istanbul auiourd'hui ?
Esquisse d'ethnogéographie urbaine
JEAN-FRANÇOIS PEROUSE
S
I LES « FONDEMENTS DE L'IDENTITÉ » K U R D E
sont déjà délicats à analyser au Kurdistan
même, qu'en est-il à Istanbul, une des métropoles vers lesquelles ont afflué et affluent
encore des personnes identifiées comme
kurdes (1) ? Pour tenter d'apporter quelques
éléments de réponse à cette question sensible,
nous nous appuierons sur deux postulats.
D'une part, il est impossible et vain de dénombrer les Kurdes d'Istanbul, dans la mesure où
il n'existe pas de (c population kurde » clairement isolable et distincte d'une (non moins
individualisable) « population turque » ; d'autre
part, l'identité kurde (et déjà le singulier nous
gêne, du fait de la pluralité de ses expressions)
n'est pas donnée a priori : elle est l'objet de
reconstructions et d e négociations, individuelles ou collectives, et reste fonction du
contexte socio-politique. Ceci admis, Istanbul
nous apparaît comme un espace privilégié,
voire un laboratoire des (re)constructions identitaires kurdes, en raison de son ouverture à
l'Europe - notamment par le truchement des
émigrés, prompts à s'interroger sur leurs identités -, et de l'anonymat ainsi que de la relative liberté d'expression et d'interaction que
permet son immensité peu contrôlable.
Le contexte du renouveau :
une ancienne présence de fait,
mais récemment réactivée
L'intensi'ation des migrations kurdes
vers Istanbul :de nouvelles sollicitations
identitaires ?
Indépendamment de toute évaluation quantitative de la ((présencekurde » (comme si celleci pouvait être figée, circonscrite), un fait est
sûr : Istanbul connaît depuis 1990 une accélération de l'immigration en provenance du
« sud-est anatolien » (périphrase géographique
couramment utilisée pour désigner les départements à fort peuplement kurde), qui a pour
effet de rendre plus visibles et fréquentes les
manifestations, volontaires ou non, des différences identitaires kurdes. Des enquêtes réali-
1. Identifiées, c'est-à-dire s'auto-désignant ou désignées,
voire stigmatisées comme «kurdes r . Contrairement à
certaines allégations convenues en Europe occidentale,
l'adjectif « kurde » pour qualifier une personne n'est pas
tabou (i Istanbul; il est fréquemment utilisé et revêt en
fait, selon le contexte, des connotations très variables.
Même dans le discours public, officiel, il est désormais
employé, mais o n lui préfère encore souvent les périphrases et euphémismes suivants : « de l'est » ou K de la
région ».
À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. .
sées ( 2 ) dans les mairies de quartier d'arrondissements périphériques d'Istanbul, mairies
auprès desquelles les nouveaux arrivants sont
tenus de se faire enregistrer après leur installation, nous ont permis de nous rendre compte
de l'intensification de cet afflux, liée à la détérioration des conditions de vie au Kurdistan.
Autrement dit, en raison des troubles et des
violences dont il est le théâtre, le ((sud-est
paraît en passe de devenir le principal bassin
migratoire de la métropole turque, supplantant les bassins jusque-là prédominants : à
savoir les départements riverains de la mer
Noire et ceux du centre-est anatolien. Par
exemple, dans l'arrondissement dlAltînova (3)
(lointaine périphérie asiatique de l'aire urbaine
stambouliote), plus de la moitié des transactions foncières (ventes de terrains) effectuées
ces cinq dernières années se sont faites au profit
d'acheteurs natifs du sud-est, parfois qualifiés
de «colonisateurs »,par certains « autochtones ».
Donc « l'irruption kurde à Istanbul se traduit
aussi par des investissements croissants - il ne
s'agit pas seulement d'une immigration de la
misère - et par une intensification des mobilités entre Istanbul et le Kurdistan. Pour autant,
contrairement à ce que certains auteurs prétendent, s'il n'existe pas de « quartier kurde » aisément individualisable, sinon homogène, les
migrants récents ont tendance à s'implanter
dans les arrondissements périphériques comme
Ümraniye, Gaziosmanopacha, Esenler, Pendik,
Alibeykoy, Sarîyer ou Avcilar. Mais les stratégies d'installation font intervenir des niveaux
d'identité beaucoup plus fins (village ou arrondissement, voire département de provenance,
réseaux religieux, famille élargie) que le trop
simpliste clivage 'Turcs/Kurdes.
))
))
2. Par nous-même, en janvier 1396, janvier-février 1337
et février 1338
3. Dépendant du département de Yalova (lui-même
ancien arrondissement du département d'Istanbul).
Une visibilité et des sonorités banalisées ?
Dans ce contexte, les femmes et les enfants font
figure de marqueurs identitaires ». En effet,
une des expressions les plus visibles de la
présence kurde, produit de l'immigration
accrue, est le port distinctif de la coiffe kurde
(fin tissu blanc ou noir, épousant la forme de
la tête, et frangé de petites perles transparentes
souvent jaunes (4)) par les femmes mariées.
Cette coiffe permet, assez commodément et
sûrement, d'identifier la provenance des
familles. On peut même faire l'hypothèse que
dans le contexte du grand brassage stambouliote, ces coiffes sont plus systématiquement
portées que dans les régions d'origine ; comme
si spontanément (ou sciemment) la différence
d'avec les populations environnantes était cultivée, sinon forcée.
L'autre indice manifeste, ce sont les enfants
de la rue ; enfants non scolarisés qui se livrent
à de menus travaux : vente de fleurs dans les
bars et restaurants, nettoyage de véhicules,
portage ... Le métier de cireur de chaussure
(boyadji) semble être dorénavant monopolisé
par ces enfants du sud-est : pourchassés par les
polices municipales ou la police nationale,
beaucoup de ces enfants sont sans logis (ils
sont estimés à plus de 6 000 ( 5 ) ) . S'interpellant
dans un sabir kurdo-turc, ils vivent en petites
bandes mobiles.
Quant aux migrants adultes (et mâles), si
on les rencontre encore comme portefaix métier traditionnellement, depuis le xrxe siècle
au moins, monopolisé par les Kurdes - près
des grands marchés, c'est surtout dans le bâtiment, la confection et le petit commerce ambulant (isportadji) qu'ils sont en nombre. Dans
certains quartiers, de véritables marchés infor4. Les femmes plus àgées portent aussi un serre-tête épais,
de toile bicolore, qui sert à tenir la coiffe.
5. Entre 6 et 10 000, selon la «Société pour les enfants
de la rue », qui s'efforce depuis peu de venir e n aide à ces
jeunes délaissés.
Le monde des villes
mels du travail journalier se tiennent, où les
migrants kurdes attendent l'embaucheurmaquignon. Celui-ci, souvent kurde lui-même,
les emploie e n toute illégalité, comme
manœuvres sur un chantier ou comme manutentionnaires à tout faire. Ici, la commune
kurdicité (ou identité kurde), sur laquelle est
entièrement fondée la relation de travail, n'empêche en rien l'exploitation.
Par ailleurs, du fait de cette immigration et
de la suppression d'interdits dérisoires (portant
précisément sur l'usage du kurde en public) en
avril 1991, il est très fréquent d'entendre parler
kurde dans certaines rues d'Istanbul.
D'entendre des langues kurdes devrions-nous
dire, dans la mesure où au moins deux parlers
kurdes bien distincts sont désormais ouvertement usités : le zaza (ou dîmilki ou kurmandji)
et le kurmantch (ou kîrdachki). Le tabou a été
levé, et on constate même une évidente jubilation, teintée d'une volonté de distinction chez
certains locuteurs, à recourir à ces langues longtemps prohibées. Aussi, avec ce souci de faire
la différence » s'opère un changement dans le
mode d'être kurde : d'un mode passif, la
transition se fait vers un mode plus actif.
((
((
))
L'éclosion des discours
et des pratiques identitaires kurdes :
de l'individu au groupe
Istanbul se distingue du reste de la Turquie (et
surtout des villes de l'est), où ce type d'assertion peut encore causer quelques sérieux ennuis
à celui qui la profère. Mais à quoi bon se dire
kurde, c'est-à-dire sombrer dans l'évidence tout
en courant encore un risque, à Diyarbakir ?
Mais que peut signifier ((êtrehurde » ?
Si l'on s'en tient toujours à la situation d'une
rencontre fortuite, l'identité kurde, une fois
posée, est avant tout décrite sur le mode culturel ». Autrement dit, s'affirmer kurde à Istanbul
c'est d'abord affirmer son appartenance à un
autre ((système culturel que le système turc
officiel et dominant. C'est refuser l'acculturation, et c'est assurer, ordonner son existence
individuelle et sociale autour de ce système
kurde, de préférence. Ce (c système », d'ailleurs,
est fait de références à une famille de langues
distincte de celle de la langue turque, à un passé
singulier (en voie de redécouverte) et à des
pratiques sociales spécifiques et disuiminantes.
Aussi, la kurdicité » à Istanbul n'est-elle généralement vécue ni sur le mode ethno-racial de
la différence biologique, ni sur un mode hanchement politique. Et si une ethnie kurde est
maintenant reconnue comme différente de la
turque dans des publications tolérées (Kirisci,
1997), elle est souvent réduite à sa dimension
linguistique et folklorique.
((
))
L'émancipation des discours individuels
Depuis le début des années quatre-vingt-dix,
Istanbul vit une inflation des discours identitaires kurdes, que les autorités ne peuvent ni
vraiment juguler, ni réguler o u détourner.
Effectivement, au détour d'une conversation
de rue avec un inconnu - dans le contexte
d'une rencontre fortuite -, la mention je suis
kurde » s'est banalisée, et ne relève plus de
l'aveu grave, murmuré sur le mode de la confidence risquée ou sur le ton de l'apitoiement,
e n direction d'un interlocuteur étranger
supposé complaisant et compréhensif. Par là,
((
La délicate politisation de llidentiG
L'expression politique de l'identité demeure
encore contrainte et donc indirecte. S'il existe,
dans le champ politique turc, un parti connu
comme le parti kurde admis (quoique très
surveillé et souvent inquiété) - le Hadep -, ce
parti ne porte dans son intitulé aucune référence explicite au fait kurde. Dans sa dénomination officielle, il recourt donc aussi à la
périphrase (((Parti du peuple et de la démocratie »). Fondé en mai 1994, à la suite de la
dissolution d'un parti qui remplissait alors la
((
))
À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. .
délicate fonction médiatrice qu'il assure
aujourd'hui (le DEP), il dispose à Istanbul
d'une audience importante. Seuls des partis
interdits (donc clandestins), dont les membres
peuplent les prisons d'Istanbul (Ümraniye,
Kasimpacha, Metris.. .), font une référence
explicite à la kurdicité, considérée par les autorités comme une inadmissible atteinte à I'intégrité de l'État.
L'afirmation biaisée :sociétés, fondations
et partis
Ne pouvant s'exprimer encore ouvertement au
plan politique, la kurdicité emprunte des biais
multiples pour avoir « droit de cité à Istanbul.
D'abord, tous les partis constitués et reconnus
disposent de leur « groupe kurde » interne qui
n'est pas formalisé, mais dont l'existence de
fait n'en est pas moins admise de tous (c'était
très net pour le parti dit « islamiste », très récemment dissous). De même, les confréries religieuses (tarikat) peuvent aussi, officieusement,
être des espaces d'expression de la différence
kurde : c'est le cas de la mouvance nourdjou,
dont le fondateur - Bediüzzaman - était natif
de Bitlis, au Kurdistan.
Mais il s'opère surtout un investissement
multiforme de la société civile assez remarquable, qui exige une habile exploitation de
tous les vides et opportunités juridiques. Parmi
ces structures de substitution qu'autorise le
droit turc, on peut citer « l'Association des droits
de l'homme deTurquie », fondée en 1386, dont
la plupart des militants sont kurdes, comme si
le c o m b a t p o u r le respect des droits d e
l'homme en Turquie passait de fait prioritairement par la question kurde ». Si cette association reconnue en Europe a du mal à exister
au Kurdistan - où ses antennes sont périodiquement fermées et victimes de descentes de
police, d e perquisitions et d e pressions
diverses -, son centre névralgique est incontestablement à Istanbul (dans l'arrondissement
d e Beyoglu). Parallèlement, l'association
))
((
« Mazlum-Der », de création plus récente, s'occupe plus spécifiquement des personnes chassées d u Kurdistan e t q u i é c h o u e n t sans
ressource à Istanbul. Les fondations, quant à
elles, se sont aussi multipliées. Leurs noms sont
plus ou moins explicites : une des plus actives
en direction des Kurdes s'intitule Association
pour la recherche sur les questions sociales »
(Tosav).
Un réseau de base est méconnu : ce sont les
« associations culturelles et d'entraide ». Très
nombreuses, surtout dans les quartiers récemment apparus o ù sévissent chômage, sousemploi et indigence, ces sociétés ont un rôleclé dans la veille ou le réveil identitaire kurde.
En effet, organisées généralement autour d'un
« salon de thé » où les hommes se retrouvent,
discutent et jouent (de longues heures parfois),
ces sociétés » ont toutes une base régionaliste, voire localiste. À l'échelle de l'unité de
voisinage, elles regroupent et maintiennent en
contact étroit les migrants provenant d'un
même département, d'un même arrondissement ou d'un même village. Si les « sociétés »
kurdes ne s'annoncent pas comme kurdes, les
géonymes qui figurent sur l'enseigne suffisent
à les identifier.
Le renouveau identitaire kurde à Istanbul
met donc à profit de nombreuses voies indirectes. Il prend aussi un tour plus ouvert.
((
((
Être kurde activement, grâce
a une infrastructure culturelle,
diversifiée, en pleine construction
((
))
Ce qui frappe à présent à Istanbul, c'est la
multiplication des lieux s'affichant comme
kurdes, sans ambiguïté, et l'expérimentation de
modes d'être kurde plus directs et officiels.
Des tentatives contrariées :les cours
privés de langue kurde et l'Institut kurde
En Turquie, la première fondation légale à user
du terme « kurde » dans sa dénomination offi-
Le monde des villes
Les arrondissements d'lstanbul et la r présence kirnie M
cielle a été enregistrée à Istanbul en avril 1337 :
il s'agit de la Fondation pour la culture kurde
et la recherche (Kürt-Kav ( 6 ) ) . 11 est intéressant de souligner l'importance du terme culture :
l'enjeu de l'être kurde semble toujours ne
pouvoir être formulé de façon tolérable par le
pouvoir qu'en termes culturels. Depuis sa création, la fondation, qui a son siège dans l'arrondissement anciennement cosmopolite de
Beyoglu, n'est pas encore vraiment entrée en
activité : des déboires juridiques dus à une
offensive des ministères d e l'Intérieur et de
l'Éducation l'empêchent de réaliser ce pour
quoi elle a été créée. Cependant, si les cours de
((
))
kurde dans l'enseignement public semblent
encore peu imaginables, la voie d u privé
s e m b l e ouverte. Q u a n t à l'Institut k u r d e
d'Istanbul (c'est son nom officiel !), il existe
depuis 1337, et s'est fixé pour priorité de réhabiliter les langues kurdes par l'édition de textes
littéraires et d e dictionnaires.
Le réseau du Mezopotamya Kültür
Merkezi ( M K M ) :le folhlore d'abord ?
Parmi les nouveaux moteurs d u renouveau
identitaire kurde, o n doit souligner l'importance d u « C e n t r e d e C u l t u r e M é s o p o tamienne (soit Navenda Çanda Mezopotamya,
en kurde). Fondé à Istanbul en 1331, ce centre
))
6 . Soit, en kurde kumandç : Weqfa Lêkolin û Canda Kurd.
À loël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. .
dispose à présent de plusieurs antennes dans
la ville, et même dans l'ensemble du pays (mais
celles-ci sont périodiquement fermées). Étrangement, « Mésopotamie ( 7 ) » est l'euphémisme
très usité en Turquie pour signifier Kurdistan.
Dans les locaux du MKM, on trouve à la fois
une librairielcafé, où l'on peut consulter livres,
revues et journaux (en toutes langues) en
buvant un thé, une salle de réunion, une salle
de conférence ou d'exposition et une salle de
concert et de répétition. Une des activités principales du MKM réside dans les cours de danse
et de musique du « pays » (i.e. le Kurdistan) ;
chaque soir, au son de la zurna, du davul, du
saz ou du def (81, des jeunes y chantent et y répètent des danses que beaucoup, (pour être nés
en exil, à Istanbul) n'ont même jamais dansées
au pays.
En outre, le MKM, qui publie une revue
mensuelle en kurde, Jiyana Rewsen («vie lumineuse »),s'emploie à réintroduire et à promouvoir les fêtes présentées comme « typiquement
kurdes » : au nouvel an (newroz, ou « nouveau
jour »)fêté le 21 mars, se sont ajoutés Xidrelez
(les 5 et 6 mai), Kosegelî (les 20-30 mai),
Vartîvar (le 15 juillet) et Mihricân le 31 août.. .
Beaucoup de ces fêtes d'origine rurale sont
introduites à Istanbul, et comme exhumées,
(ré)adaptées et réinterprétées par des générations qui ne les ont souvent jamais célébrées.
De même, par son logo, le MKM participe à la
vulgarisation du nouvel imaginaire chroma-
7. 11 existe d'ailleurs une nouvelle fondation (créée à
Beyoglu fin 199G) qui se réfère aussi à ce territoire
antique : la «Fondation pour la culture mésopotamienne »
(Mezopotamya Kültür Vakfl, en turc), qui connaît encore
des déboires avec la justice turque.. .
8. Zumn : instrument à vent (à anche) ; davul : grosse
percussion à peau que l'on frappe avec un maillet; saz :
instmment à quatre fois deux cordes (à pincer), au long
manche et à la caisse bombée, s'apparentant au tanbur.
C'est un des emblèmes de la musique populaire centre
et est-anatolienne; def (ou @f) : tambour plat au diamètre
large et à timbre.
tique kurde, les fameuses trois « couleurs »
constitutives du drapeau (re)créé : le jaune, le
vert et le rouge. Désormais, l'usage de ces trois
couleurs par u n individu, sous forme d e
bandeau dans les cheveux ou de mouchoir,
signe clairement l'affirmation active de sa
kurdicité.
La presse et les maisons d'édition :
la sortie de la clandestinité ?
S'il n'existe ouvertement qu'un quotidien d'information pro-kurde en langue turque, Ülke
Gündem (91, il existe en revanche une multitude de revues hebdomadaires et mensuelles,
entièrement ou partiellement en langue kurde,
mais à caractère essentiellement culturel (littérature et arts). Parmi les principales, toutes
éditées à Istanbul, on peut citer Dersim, publié
par 1'« Association d'entraide et de soutien
social de Tunceli » depuis 1996, de façon très
discontinue (théoriquement, un numéro tous
les deux mois, mais les deux premiers numéros ont été saisis sur ordre du Tribunal de la
Sécurité d'État), Jiyana nû (ou « nouvellevie »),
Newroz, Welatê Me («notre patrie »), Ronahi
(«lumière ») ou h d i y a Welat (« patrie libre »),
tous les cinq hebdomadaires bilingues. O n
mettra à part Ozgür Halk (ou « peuple libre »),
un mensuel fondé en 1990, dont les liens avec
la guérilla du PKK semblent évidents, mais qui
parvient néanmoins à être encore publié et
diffusé semi-ouvertement, e n t o u t cas à
Istanbul.
Par la vitalité stupéfiante de ses maisons
d'édition ( o n en compte plus de soixante
faisant une grande place à la « question kurde
dans leur catalogue), au fonctionnement plus
o u moins professionnel, Istanbul est en
))
9. Qui est l'avatar d'une multitude de précédents titres,
tous fermés par les autorités turques : citons entre autres
titres éteint, Yeni Ülke, 0zgür Ülke et Ozgür Gündem. Le
siège de ce dernier a d'ailleurs été plastiqué dans des
circonstances suspectes en 1992.
Le monde des villes
Turquie le principal centre de réélaboration du
patrimoine historique kurde. Mises à part les
traductions d'ouvrages d'auteurs occidentaux
et les études de Kurdes de l'extérieur (d'Europe,
essentiellement), ces maisons d'édition s'efforcent de rendre accessibles des documents
d'archives et de publier des études de première
main qui permettent une sorte de réappropriation et de reconstruction d'un passé,
jusque-là occulté ou caricaturé par l'histoire
turque officielle. Les éditions Berfin, par
exemple, s'emploient à publier une « mythologie kurde » (en plusieurs tomes) et les
éditions Hasat, à publier la traduction turque
du Sherefnâme, texte fondateur de l'histoire
kurde, datant de la fin du m e siècle. Toutes ces
maisons d'édition publient partiellement en
langues kurdes.
Parallèlement, il existe une édition musicale spécialisée dans la production de cassettes
de musiques et de chants kurdes. Encore
produites quasi clandestinement et vendues
sous le manteau il y a quatre ou cinq ans, ces
cassettes sont maintenant distribuées ouvertement à Istanbul. Cependant, en ce qui conceme
les radios privées, on peut parler d'une difficile émergence. De fait, ce n'est que récemment
(à partir de 1993) qu'Istanbul a connu un
début de libéralisation des ondes hertziennes,
ayant entraîné l'apparition de radios privées,
encore très surveillées. Certaines de ces radios,
sans le dire explicitement, représentent des
mouvances kurdes et diffusent de la musique
et de la poésie dans les diverses langues kurdes.
Enfin, il est plus aisé de capter MED-TV - le
canal télévisé kurde qui émet de Londres depuis
mai 1995 - à Istanbul, qu'à l'est du pays, où
les destmctions d'antennes paraboliques par
la police restent monnaie courante. Dans les
nouveaux rituels identitaires privés, la réception quotidienne de MED-TV s'est imposée
comme un moment cmcial.
Enfin, il est à noter que pour la presse (écrite
ou orale) comme pour l'édition kurde, un quar-
tier se distingue, celui de Cagaloglu, dans l'arrondissement central d'Eminonü. Les lieux de
diffusion se situent en revanche dans les arrondissements centraux mieux équipés (Aksaray,
Beyoglu, Kadikoy ...) et qui possèdent des
librairies offrant un choix parfois étonnant (on
y trouve des revues et des ouvrages très engagés, dont la diffusion partout ailleurs en
Turquie est inconcevable).
Cependant, il faut le souligner, ces nouveaux
modes d'être kurde à Istanbul sont des plus
diversifiés, voire contradictoires. Les divers
moyens et facilités nouvellement disponibles
ne sont pas utilisés uniformément. Aussi,
l'identité kurde reconquise devrait-elle être
déclinée en fonction de nombreuses variables :
le niveau socio-économique, le lieu d'habitation, le lieu de travail, l'appartenance religieuse,
l'exacte provenance géographique, l'intensité
des liens avec sa communauté d'origine, les
engagements politiques.. .
C'est pourquoi, pour ceux des migrants
kurdes dont les conditions de vie sont les plus
difficiles, Istanbul peut n'être vécu que comme
une nécessaire étape - un moindre mal -, en
attendant le départ vers l'Europe où, croientils, ils pourront enfin pleinement vivre leur
identité kurde.. .
Pour conclure, il est relativement plus aisé
d'être kurde (au sens, actif, de la constmction
et de la pratique identitaire) à Istanbul qu'à
Diyarbakîr (la « capitale » du Kurdistan turc)
et plus facile aussi de l'être dans les arrondissements centraux, comme étudiant, que dans
les périphéries moins équipées, comme
manœuvre du bâtiment. Dans cette « fabrique
identitaire » qu'est Istanbul, les Kurdes
commencent donc à prendre une place à part
entière aux côtés, entre autres, des Lazes
(Pontiques de langue caucasienne), des
À Joël Bonnemaison, le Voyage inacheué..
Balkaniques et des Caucasiens. Pour schématiser le processus en cours, o n est passé en
quelques années de l'être kurde « sans le savoir »
ou ((honteuxet refoulé », à l'être kurde clandestin, puis à l'être kurde revendiqué, positif
(et parfois même radical). lstanbul fait figure
d'espace relativement propice à l'affirmation,
en premier lieu culturelle, des identités kurdes.
Ainsi, le processus de reconstmction identitaire actuellement à l'ceuvre exploite-t-il à la
fois le gigantisme métropolitain « qui rend
p l u s l i b r e », la p r o x i m i t é s y m b o l i q u e e t
physique de l'Europe, l'ouverture sur le monde
extérieur et l'abondance des moyens d'expression et d e communication désormais
disponibles. On assiste même à une réinvention des référents identitaires, maintenant
soigneusement distingués de ceux des ((Turcs»,
parfois renvoyés à une irréductible (et artificielle) altérité.
BIBLIOGRAPHIE
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