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Pascal, Montaigne et la Bible. Un faux pastiche peut en cacher un vrai Les relations unissant les Pensées aux Essais ne cessent d’occuper les études pascaliennes. La plupart des éditions disponibles des Pensées renvoient désormais en notes aux passages plagiés, visés ou commentés des Essais, et de nombreux travaux, anciens comme récents, ont permis d’éclairer les principales facettes de l’influence intellectuelle de Montaigne sur Pascal1 ou de préciser le rôle qui lui était assigné dans l’apologie en devenir2. Aussi est-il curieux d’observer que la question de l’emprise formelle et stylistique des Essais sur les Pensées n’ait suscité, pour sa part, que peu d’études approfondies3. Dès le XVIIe siècle, les Recueils de choses diverses édités par J. Mesnard le précisaient cependant : « M. Pascal estimait Montaigne pour son style et son sens. Il disait qu’il lui avait appris à écrire »4. Peu se sont donc donné la peine d’interroger une évidence aussi bien installée. Cette évidence, pourtant, est bien loin d’en être une. Certes, Les Essais ont exercé une grande séduction esthétique sur Pascal et, certes, Pascal leur a par ailleurs beaucoup emprunté ; mais cela ne revient pas à dire que le livre de Montaigne ait constitué le modèle stylistique de la partie anthropologique des Pensées. D’abord paru en 1981 dans une revue italienne, l’article, désormais classique, que J. Mesnard consacra à cette question, s’intitulait initialement « Pascal et Montaigne. Deux arts d’écrire et leur rapport » ; reprise dix ans plus tard dans La Culture du XVIIe siècle, l’étude change de titre : « Montaigne maître à écrire de Pascal ». Or la radicalisation de l’intitulé est certes remarquable… mais n’en détonne alors que mieux avec le caractère toujours aussi nuancé de l’analyse, privilégiant aux éléments témoignant de l’influence stylistique de Montaigne sur Pascal les éléments trahissant la divergence de leurs deux esthétiques. Cette évolution du titre, la dissonance qu’elle introduit dans l’article et, finalement, l’espace d’incertitude qu’elles ouvrent l’une et l’autre, sont également révélateurs, au-delà des apparences, de la difficulté réelle du sujet. Complexes, changeantes, contradictoires, les modalités de la récriture des Essais par les Pensées semblent en effet décourager toute quête de cohérence, en exposant régulièrement leur analyse serrée à des résultats aussi erratiques que, par là même, décevants. Ainsi, pour ne reprendre que des exemples envisagés par J. Mesnard, la conservation de tel archaïsme montanien (vacation5) se verra contredite par la suppression de tel autre (fautier6), le bannissement de tel terme technique renversé par la reprise d’ataraxie7, l’éviction de telle mention inconvenante désavouée par l’emprunt de besogne8, la réduction à un seul terme de doublets parasynonymiques9 contrariée par le dédoublement de termes isolés10… Et l’on pourrait encore ouvrir cette 1 Voir notamment L. Brunschvicg, Pascal et Descartes lecteurs de Montaigne, New York, Brentano, 1944 ; Y. Maeda, « Étude sur les rapports de l’Apologie de Raymond Sebond et les Pensées », Bulletin de la société des amis de Montaigne, janvier-juin 1961, p. 28-39 ; J. Mesnard, « De la "diversion" au "divertissement" », La Culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, Paris, PUF, 1992, p. 67-73 ; L. Thirouin, « Pascal et l’art de conférer », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, n° 40, 1988, p. 189-218 ; et du même auteur, « Le défaut d’une droite méthode », dans Pascal, Pensées, dir. P. Ronzeaud, Littératures classiques, n° 20, 1994, p. 7-21. 2 Voir tout particulièrement Ph. Sellier, « Un fragment axial des Pensées de Pascal : l’Entretien sur Épictète et Montaigne », Il Confronto Letterario, n° 39, 2003, p. 15-26 ; et L. Thirouin, « Montaigne, "demi-habile" ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées », dans Pascal, l’exercice de l’esprit, dir. Christian Meurillon, Revue des Sciences humaines, n° 244, 1996, p. 81-102. 3 Voir Bernard Croquette, Pascal et Montaigne. Etudes des réminiscences des Essais dans les Pensées, Genève, Droz, 1974, p. 113-154 ; Y. Maeda, « Montaigne et le premier jet du fragment sur les deux infinis », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 1, 1965, p. 626 ; et J. Mesnard, « Montaigne maître à écrire de Pascal », La Culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, PUF, 1992, p. 7494. 4 Voir Pascal, Œuvres Complètes, I, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 891. Nous soulignons. 5 Cf. « Que de natures en celle de l’homme! Que de vacations, et par quel hasard! » (S. 162) et « Combien avons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l'essence est vicieuse ? » (I 56, 320). Nous suivons pour Les Essais, l’édition de P. Villey, Paris, PUF, 1992 ; et pour les Pensées, l’édition de P. Sellier, Paris, Garnier, 2010. 6 Cf. « Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. » (S. 94) et « Il n'est rien si lourdement, et largement fautier, que les loix » (III 13, 1072). 7 Cf. « L’un dit que le souverain bien est en la vertu, l’autre le met en la volupté, […] et les braves pyrrhoniens en leur ataraxie, doute et suspension perpétuelle… » (S. 111) et « . Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c'est l'Ataraxie, qui est l'immobilité du jugement, ils ne l'entendent pas dire d'une façon affirmative » (II 12, 578). 8 Cf. « L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme, aussi bien que la besogne » (S. 648) et « le sommeil suffoque et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe et dissipe de mesme » (III 5, 878). 9 Cf. par exemple : « Cela suffirait sans doute si la raison était raisonnable. Elle l’est bien assez pour avouer qu’elle n’a pu encore trouver rien de ferme, mais elle ne désespère pas encore d’y arriver » (S. 111) et « n’ayans trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu leur condition naturelle. » (II 12, 500) 10 Cf. par exemple : « Ce que mille choses peuvent faire et font à toute heure » (S. 89) et « ce que mille accidens peuvent faire ». (II 2, 245) 1 liste à d’autres éléments convergents : substitutions d’hyperonymes à des hyponymes11 trouvant leur parfait reflet inversé dans des substitutions d’hyponymes à des hyperonymes12 ; dilutions du « je » montanien dans l’impersonnalité de l’énoncé apologétique13 répondant à d’autres prises en charge par le « je » des Pensées des vérités générales énoncées par Montaigne14… Des Essais aux Pensées, semble-t-il, rien de systématique, mais une parfaite liberté vis-à-vis du supposé modèle, et une dérivation formelle n’obéissant à d’autres règles que celles de l’arbitraire, voire du pur caprice. On risquera cependant l’hypothèse que l’apparence d’un tel flottement ne tient sans doute qu’à un effet d’optique, lié, pour une grande part, au type de lecture naturellement programmé par un ouvrage de référence bien connu des pascaliens, le précieux Pascal et Montaigne de Bernard Croquette. On sait le but que s’était fixé cet ouvrage – faire le compte exhaustif des traces de Montaigne dans Pascal – et la forme qu’il se donna : pour l’essentiel, deux colonnes courant de pages en pages, multipliant les confrontations de l’hypertexte de gauche à l’hypotexte de droite, et permettant ainsi de suivre les emprunts manifestes ou simplement conjecturaux du premier au second, en marquant à chaque fois en caractères gras les reprises littérales. Jamais dépassée depuis, cette tentative de recension n’a cessé de rendre des services considérables. Par sa simple mise en page, cependant, un tel ouvrage instruit également deux manières très spécifiques de lire et, de ce fait, d’interpréter. Naturellement attiré par les séquences en caractères gras, tout d’abord, l’œil tend rapidement à valoriser ces dernières et à glisser rapidement sur le reste, pour ne retenir enfin que les cas de dérivations formelles les plus visibles, au détriment des plus représentatifs. A l’appui de la maîtrise stylistique de Montaigne sur les Pensées, on s’habitue alors à citer les reprises presque littérales, et de ce fait si frappantes, de tel ilot textuel 15, de tel moule syntaxique16, de telle métaphore sortie de son contexte17, voire de telle sentence18 – alors même Cf. par exemple : « L’homme est bien insensé. / II ne peut faire un ciron. » (S. 791) et « L’homme est bien insensé: Il ne sçauroit forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines » (II 12, 530) ; « Ce que mille choses peuvent faire » (S. 89) et « ce que mille accidens peuvent faire » (II 2, 245) ; « la raison étant flexible à tout » (S. 660) et « nostre raison est flexible à toute sorte d’images » (II 29, 710). 12 Cf. par exemple : « Vérité au-deçà des mo Pyrénées, erreur au-delà. » (S. 94) et « Quelle verité est-ce que ces montaignes bornent qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? » (II 12, 579) ; « On distingue des fruits les raisins, et entre ceux-là les muscats, et puis Condrieux, et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ? En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles ? Et une grappe a-t-elle deux grains pareils ? » (S. 466) et « ne fut jamais au monde, deux opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains. » (II 37, 786) 13 Cf. par exemple : « il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. C’est que le lieu, l’assistance les échauffe et tire de leur esprit plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur. » (S. 464) et « l’occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n’y trouve lors que je le sonde et employe à part moy » (I 10, 40) ; « Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade. Quand on l’est, on prend médecine gaiement : le mal y résout » (S. 529) et « j’ay trouvé que sain j’avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties. » (I 19, 90) 14 Cf. par exemple « Je n’ai jamais jugé d’une même chose exactement de même. Je ne puis juger d’un ouvrage en le faisant : il faut que je fasse comme les peintres et que je m’en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez. » (S. 465) et « Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement: non seulement en divers hommes, mais en mesme homme, à diverses heures » (III 13, 1067) ; « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure. Ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant » (S. 540) et « D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela. Il faut apprendre, qu’on n’est qu’un sot. Instruction bien plus ample, et importante. » (III 13, 800) 15 Cf. par exemple « aussi sottement à mon gré » (S. 168) et « non moins sottement à mon gré ». (III 4, 620) ; « Ce que mille choses peuvent faire et font à toute heure » (S. 89) et « ce que mille accidens peuvent faire » (II 2, 245) ; « mais ici où il va de tout » (S. 183) et « mais icy, où il va de tout nostre estre » (II 37, 771). 16 Cf. par exemple « Plaisante justice qu’une rivière borne ! » (S. 94) ou « Plaisante raison qu’un vent manie et à tous sens » (S. 78) et « Plaisantes gents, qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire. » (I 56, 321) ; « Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez point, s’il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles. C’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil » (S. 81) ou « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer » (S. 231) et « il ne nous faut point une balaine, un elephant, et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d’hommes: les poulx sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla: c’est le desjeuner d’un petit ver, que le coeur et la vie d’un grand et triumphant Empereur » (II 12, 462). 17 Cf. « Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » (S. 164) et « Le nœud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre Createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons et passions, mais d’une estreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’authorité de Dieu et sa grace. » (II 12, 446) ; « après avoir examiné ses puissances dans leurs effets, reconnaissons-les en elles-mêmes. Voyons si elle a quelques forces et quelques prises capables de saisir la vérité. » (S. 111) et « Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables et fermes, pour saisir 11 2 que l’extrême rareté des deux premiers phénomènes interdit absolument d’y voir une tendance constante de la prose de Pascal, et que la propension bien plus marquée de l’apologiste à abstraire 19, réduire20, évincer21 les métaphores montaniennes, ou à accentuer les contrastes des sentences plagiées en verrouillant ces dernières dans une structure parallèle ou en chiasme aisément mémorable 22, tend la plupart du temps à placer Pascal dans une position d’arbitre plus que d’imitateur. La mise en page naturellement impliquée par le projet de B. Croquette a cependant un autre effet pernicieux : en invitant le regard du lecteur à relier, parmi toutes les combinaisons possibles, les séquences en caractères gras se répondant d’une colonne à l’autre, elle le conduit insensiblement, au fil d’un jeu complexe de chassés-croisés, à s’enfermer toujours plus avant dans la microstructure des textes comparés. À la tentation coupable de prendre l’exception (du psittacisme) pour la règle (de la dérivation), s’ajoute alors une difficulté d’autant plus grande à ne pas perdre de vue ce qui fait la cohérence et l’unité formelles des textes en regard, que la confrontation étroite des micro-segments unis par un lien de dérivation apporte, on l’a vu, bien peu d’informations stables quant aux modalités stylistiques du traitement pascalien de la forme montanienne. Aussi proposera-t-on ici de procéder à un simple déplacement de point de vue. Il s’agira en effet dans cet article de substituer au poste d’analyse microstructural construit, nolens volens, par l’ouvrage pionnier de B. Croquette, un poste d’analyse macrostructural, attentif aux hypertextes saisis dans leur ensemble, et, plus à même, selon nous, d’ouvrir à l’intelligence et à la cohérence profondes des lois présidant à leur élaboration. Il apparaitra alors que la dérivation hypertextuelle à jour dans les Pensées engage moins la reprise d’une forme que celle d’une matière, c’est-à-dire, moins une opération de pastiche qu’une opération de plagiat, mais qu’à ce plagiat lui-même se superpose bel et bien un pastiche, celui des Écritures, les cadres de la rhétorique sémitique venant informer ceux de la réflexion montanienne et tresser ainsi les voix de la nature et de la surnature suivant un double mouvement d’intégration et de dépassement riche d’implications théologiques. Un premier exemple permettra d’éclairer la manière dont Pascal tend à lire, et de ce fait, à réécrire Les Essais. Soit la relation de dérivation associant à l’hypertexte constitué par le fragment S. 61, ses quatre hypotextes montaniens, séparés, dans Les Essais, par 3 à 650 pages : La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours. Elle a ses allées et venues. / La fièvre a ses frissons et ses ardeurs. Et le froid montre aussi bien la grandeur de l’ardeur de la fièvre que le la verité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de l’un à l’autre. » (II 12, 562) ; « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses » (S. 78) et « nostre opinion donne prix aux choses » (I 40, 62) ; « L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreur, etc., que nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. » (S. 521) et « Nostre estre est simenté de qualitez maladives: l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes » (III 1, 790). 18 Cf. par exemple « Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige » (S. 77) et « Peu de chose nous divertit et destourne: car peu de chose nous tient » (III 4, 836) ; « L’expérience nous fait voir une différence énorme entre la dévotion et la bonté » (S. 397) et « L’usage nous faict veoir, une distinction enorme, entre la devotion et la conscience » (III 12, 1059) ; « La juridiction ne se donne pas pour [le] juridiciant mais pour le juridicié » (S. 101) et « La jurisdiction ne se donne point en faveur du juridiciant: c’est en faveur du juridicié. » (III 6, 903) 19 Cf. « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffacable sans la grâce. » (S. 78) et « Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n’est que vanité et folie » (II 12, 553). 20 Cf. « La raison s’offre, mais elle est ployable à tous sens. » (S. 455) et « J’appelle tousjours raison, cette apparence de discours que chacun forge en soy: cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject: c’est un instrument de plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tout biais et à toutes mesures » (II 12, 565). 21 Pour des raisons doctrinales, par exemple. Cf., sur le manuscrit des Pensées : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté » (S. 78) et « Mais qui se presente comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature, en son entiere majesté... » (I 26, 157) ; « Il n a point de prise pour saisir la verité quand elle viendroit a luy mais Rien ne luy monstre la verité, tout l abuse » (S. 78) » et « L’homme peut recognoistre par ce tesmoignage, qu’il doit à la fortune et au rencontre, la verité qu’il d’escouvre luy seul; puis que lors mesme, qu’elle luy est tombée en main, il n’a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prevaloir. (II 12, 553) 22 Cf. par exemple : « Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes » (S. 94) et « Il n’est rien si lourdement, et largement fautier, que les loix. » (III 13, 1072) ; « L’esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte qu’à faute des vrais objets, il faut qu’ils s’attachent aux faux » (S. 545) et « l’ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent » (I 4, 22) ; « Chacun est un tout à soi-même, car, lui mort, le tout est mort pour soi » (S. 547) et « Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses: aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort » (I 19, 92) ; « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (S. 557) et « Ils veulent se mettre hors d’eux, et eschapper à l’homme. C’est folie: au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes » (III 13, 840) ; « Ce moi de vingt ans n’est plus moi » (S. 773) et « J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans: je les compare avec celuy d’asteure: Combien de fois, ce n’est plus moy » (III 13, 1102). 3 chaud même. / Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même. La bonté et la malice du monde en général en est de même. / Plerumque gratae principibus vices. (S. 61) > 1. Je ne fay qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours avant, il flotte, il vague (II 12, 566) > 2. Les fievres ont leur chaud et leur froid : des effects d’une passion ardente, nous retombons aux effects d’une passion frilleuse. (II 12, 569) > 3. S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est, où l’invention et la nouveauté, fournit d’admiration, non pas la despence. En ces vanitez mesme, nous descouvrons combien ces siecles estoyent fertiles d’autres esprits que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions de la nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lors employé son dernier effort. Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tournevirons çà et là : nous nous promenons sur nos pas. (III 6, 907) > 4. Les farces des bateleurs nous res-jouissent, mais aux jouëurs elles servent de corvée. Et qu’il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c’est leur feste, de se pouvoir quelque fois travestir, et démettre à la façon de vivre basse et populaire. Plerumque gratæ principibus vices, / Mundæque parvo sub lare pauperum / Coenæ sine aulæis Et ostro, / Solicitam explicuere frontem. (I 42, 264) Comme presque toujours dans les Pensées, le plagiat le plus caractérisé se fait aussi acte créateur. Pascal en avait d’ailleurs pleine conscience : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle » (S. 675). Plus précisément, l’opération de dérivation engage ici un éclatement et une recomposition du texte source, suivant un principe de recentrage thématique souligné par les jeux convergents de la coordination (« Et le froid… »), des parallélismes syntaxiques (« ses allées et venues » / « ses frissons et ses ardeurs ») et des figures de répétition, dérivations (« aller » / « allées »), polyptotes (« de l’homme » / « des hommes » ; « aller » / « vont »), épiphores (« que le chaud même » / « vont de même » / « est de même ») et simples homéotéleutes (« grandeur » / « ardeur »). Au-delà d’une brillante marqueterie, la récriture pascalienne s’affirme ainsi comme une quête d’unité et de cohérence, tendant un miroir de concentration maximale à la trame discursive naturellement lâche des Essais. Et le renversement est spectaculaire. Fût-ce au prix d’une décontextualisation ou d’un infléchissement patents des énoncés sources, l’allure « à sauts et à gambades » et l’éparpillement digressif du discours montanien viennent désormais nourrir la tension centripète d’une démarche inductive, ramenant à l’unité d’un même principe (en l’occurrence, l’instabilité de la nature) l’apparente diversité du réel. Or c’est assez dire, par là même, que Les Essais ne s’offraient pas à Pascal comme un répertoire de loci communes parmi d’autres. À l’évidence, leur recomposition et leur « conversion logique » se trouvaient grandement facilitées, à ses yeux, par leur faculté à autoriser une lecture cordiale de leur lettre, fondée sur la reconnaissance d’un ordre souple, « insinu[ant] », exempt des « défaut[s] d’une droite méthode » (S. 618) et « consist[ant] principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours » – en un mot, l’ordre du « cœur », celui de l’Écriture comme de saint Augustin (S. 339). Mais à l’évidence aussi, une façon si singulière de lire Les Essais ne pouvait qu’informer en retour celle de les récrire : et c’est ainsi que l’emprunt pascalien de la matière des Essais ne vaut jamais que superficiellement reprise de leur manière. Lisant Montaigne suivant l’ordre du cœur, Pascal s’emploie à le récrire de même, en imprimant au ton de la libre conférence la pulsation litanique des Écritures. L’ambivalence des phénomènes de répétition évoqués ci-dessus est en ce sens exemplaire. Soulignant la cohérence et l’unité de la démarche inductive, ils imposent dans le même temps un rythme incantatoire abolissant la distinction des mouvements logique et spirituel du fragment. La tension argumentative du discours apologétique se fait alors indissociable de la tension cordiale notamment à l’œuvre dans la lecture puis dans la récriture des Essais, et l’éparpillement conversationnel de Montaigne se voit in fine converti en la concentration recueillie d’une activité méditative engageant indissolublement les jeux du cœur et de la raison. C’est que plagiant Montaigne, Pascal pastiche simultanément les Écritures. Préférant au mouvement rectiligne des démonstrations tendues vers leur terme les sinuosités d’organisations textuelles orchestrant les réverbérations les plus subtiles du son et du sens23, les cadres de la rhétorique sémitique viennent régulièrement informer la récriture pascalienne des Essais et imprimer leurs structures parallèles (ABC/ABC), concentriques (ABCBA) ou spéculaires (ABCCBA) aux arguments de Montaigne24. Ce sont Voir Roland Meynet, L’Évangile de Luc, Paris, Lethielleux, 2005, p. 996. Sur la rhétorique sémitique, voir tout particulièrement les travaux fondateurs de Thomas Boys, A Key to the Book of Psalms, Londres, Seeley & Sons, 1825 ; et leurs divers prolongements par Nils W. Lund, Chiasmus in the New Testament: A Study in the Form and Function of Chiastic Structures, 1942 ; Roland Meynet, L'Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la Bible. Textes fondateurs et exposé systématique, Paris, Cerf, 1989 ; R. Meynet, L. Pouzet, N. Farouki et A. Sinno, Rhétorique sémitique : Textes de la Bible 23 24 4 ces cadres qui, selon nous, orientent pour l’essentiel la dérivation formelle de l’hypotexte montanien et permettent d’en saisir les véritables lois, au-delà d’une apparence de pur arbitraire. L’étude du fragment S. 87 en fournit un exemple remarquable : Inconstance. / Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose. (S. 87) > il faut considerer, comme nos ames se trouvent souvent agitees de diverses passions. […] D’où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifvement apres la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose […]. Nulle qualité nous embrasse purement et universellement. […] car chasque chose à plusieurs biais et plusieurs lustres. (I 37, 233-234) De l’extrait des Essais au fragment des Pensées, le plagiat ne fait aucun doute : la reprise des mêmes arguments s’accompagne d’ailleurs de l’emprunt d’une grande part du matériel lexical. Cependant, pour peu qu’on confronte les deux textes en suivant point par point le devenir de chaque segment, aucun principe de récriture très net ne semble se dégager. Substitution d’ « inclinations » à « passions », de « de là vient que » à « d’où nous voyons que », de « on » à « les enfants », de « les choses » à « chaque chose », mais de « l’âme » à « nos âmes », choix de répéter « diverses » plutôt que de l’associer à « plusieurs »…L’étude microstructurale de la dérivation à jour entre les deux textes trahit ici la tendance de Pascal à abstraire le propos montanien, sans doute, mais, pour le reste, semble ne devoir produire que des résultats trop composites pour être vraiment éclairants. Qu’on envisage cependant les deux textes dans leur ensemble, et l’on s’apercevra que leur organisation change sensiblement d’une version à l’autre. Là où Montaigne évoquait d’abord l’âme agitée de diverses passions, puis la capacité des enfants à rire et pleurer d’une même chose, et enfin les divers biais de chaque chose, Pascal, pour sa part, mentionne d’abord les diverses qualités de chaque chose, puis les diverses inclinations de l’âme, et enfin la capacité de l’homme à rire et à pleurer d’une même chose. Or cette réorganisation appelle au moins deux commentaires. On peut y voir, à un premier niveau, une tentative pascalienne de conjurer la « confusion de Montaigne » (S. 644), en isolant les deux causes avant de mentionner leur conséquence. Mais on peut également y voir, à un second niveau, un moyen trouvé par Pascal pour régler sa récriture des Essais sur les patrons de la rhétorique sémitique : Les CHOSES ont DIVERSES qualités et l’âme diverses inclinations car RIEN n’est simple de ce qui s’offre à l’âme et l’âme ne s’offre jamais simple à AUCUN sujet de là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une MEME CHOSE. De fait, la réorganisation de l’hypotexte montanien autorise ici l’émergence d’une structure parfaitement spéculaire, réfléchissant la première partie du fragment dans la seconde, et refermant enfin le passage sur luimême, en le constituant comme une totalité autonome, susceptible d’être lue, relue et patiemment méditée. L’observation de telles structures est-elle cependant le fait du hasard ? Une telle objection ne saurait être retenue : les Pensées ne sont pas avares en dispositifs textuels aussi sophistiqués, et leurs manuscrits témoignent clairement du soin apporté à leur élaboration. Considérons ainsi cet extrait du célèbre fragment sur l’imagination, dérivé de deux passages assez proches des Essais, en marquant en petites capitales les ajouts repérés sur le manuscrit, et en caractères italiques la dérivation pascalienne du seul hypotexte 1 : Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, SES SAINS, SES MALADES, SES RICHES, SES PAUVRES. ELLE FAIT CROIRE, DOUTER, NIER LA RAISON. ELLE SUSPEND LES SENS, ELLE LES FAIT SENTIR. ELLE A ses fous et ses sages, et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout et de la Tradition musulmane, Paris, Cerf 1998 ; et Michel Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate al-Mâ’ida, Paris, Lethielleux, Collection « Rhétorique Sémitique », 2007. 5 autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, LES AUTRES AVEC CRAINTE ET DEFIANCE. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. / Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte. (S. 78) > 1. On s’apperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien elle peut en toutes choses: et prent plaisir à rabatre nostre presomption: n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elles les fait heureux, à l’envy de la vertu. (III 8, 933) > 2. Au demeurant rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoye tousjours mal content et craintif: là où l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esjouïssance et d’asseurance. C’est au plus mal habiles de regarder les autres hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousjours du combat, pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gayeté de visage, leur donné gaigné, à l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de bien juger, et discerner les vrays advantages. (III 8, 938) On remarquera d’abord que l’hypertexte pascalien résulte de la fusion de deux passages des Essais arrachés à leur contexte, et concernant originellement, pour l’un, la félicité que le sort répand sur les sots et, pour le second, la force de conviction qui leur est propre sitôt qu’ils se mettent à parler. Dans les deux cas, Montaigne évoquait des renversements de l’ordre attendu : la fortune récompense les malhabiles plutôt que les sages, et l’on croit plus facilement ceux-là en raison de l’assurance que leur confère leur sottise. Ce lien thématique engage Pascal à réunir les deux passages en recentrant leur propos autour du concept d’imagination, implicitement donné comme le principe moteur du second renversement. Il suffisait ensuite de substituer cette même imagination à « la fortune » de l’hypotexte 1, pour assurer la cohérence de l’hypertexte : l’imagination comble les sots, incapables de voir leur sottise, et par là même si sûrs d’eux et donc si convaincants. Des deux passages des Essais au fragment des Pensées, le travail de récriture n’engage cependant pas qu’une entreprise d’unification et qu’une quête de cohérence. De fait, le recentrage du propos montanien s’accompagne ici de deux phénomènes remarquables : d’une part, l’addition de deux ajouts, signalés comme tels par leur position sur le manuscrit, mais n’empruntant aucun terme à Montaigne (« ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a » et « les autres avec crainte et défiance ») ; d’autre part, la dislocation de l’hypotexte 1 en deux parties, encadrant la dérivation de l’hypotexte 2. Or pour hétérogènes qu’ils puissent paraitre, ces deux phénomènes n’en doivent pas moins être envisagés de concert comme poursuivant une même fin, dès lors que leur alliance permet d’imprimer au plagiat de Montaigne les structures complexes de la rhétorique biblique, tout en parallélismes, jeux d’oppositions et d’échos : A) Cette superbe puissance B) ennemie de la raison, A) qui se plaît B) à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. C) Elle a ses heureux, ses malheureux, SES SAINS, SES MALADES, SES RICHES, SES PAUVRES. A) ELLE B) FAIT CROIRE, DOUTER, NIER LA RAISON. D) ELLE SUSPEND LES SENS, D) ELLE LES FAIT SENTIR. C) ELLE A ses fous et ses sages, A) et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière B) que la raison. E) Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes F) que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. E) Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, F) LES AUTRES AVEC CRAINTE ET DEFIANCE. E) Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. 6 A) Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, B) à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, A) l’une les couvrant de gloire, B) l’autre de honte. Comme le montrent les italiques, l’éclatement de l’hypotexte 1 assure en premier lieu l’encadrement du passage par une structure parallèle de type ABAB orchestrant systématiquement l’antagonisme de l’imagination (pôle A) et de la raison (pôle B), et contribuant de plus à refermer, voire à enrouler, l’extrait sur lui-même. En second lieu, les répétitions marquées en petites capitales permettent de pallier deux phénomènes, d’abord l’isolement initial du premier segment énumératif C (on passe d’une structure ABABC à une structure plus équilibrée de type ABABC /ABDDC), puis l’isolement initial du segment F (on passe d’une structure EFE à une structure concentrique EFEFE, dont le cadre et le centre viennent à se confondre25). Autant d’opérations trop convergentes pour être le fait du hasard et ne pas manifester l’attention de Pascal, plagiant Montaigne, à suivre les modes de progression de la rhétorique sémitique, plus prompte à réverbérer amoureusement les pôles fondamentaux de son discours, qu’à s’acheminer vers ses conclusions suivant une marche linéaire. Les mêmes principes de dérivation s’observent du reste dans l’élaboration de deux paragraphes du fragment S. 529. Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade. Quand on l’est, on prend médecine gaiement : le mal y résout ; on n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes et non pas la nature, qui nous troublent, parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas. Et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état. (S. 529) > 1. Tout ainsi que j’ay essayé en plusieurs autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres: j’ay trouvé que sain j’avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties. L’alegresse où je suis, le plaisir et la force, me font paroistre l’autre estat si disproportionné à celuy-là, que par imagination je grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules. (I 19, 90) > 2. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. J’ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entiere santé: je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand je suis venu à les experimenter, j’ay trouvé leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte. (II 6, 263) De ces deux paragraphes, le premier résulte de la fusion d’au moins deux passages des Essais, les hypotextes 1 et 2, liés par une évidence unité thématique. Mais le second paragraphe, quant à lui, ne semble pas dérivé des Essais et tend, de surcroit, à inverser étrangement la perspective du premier, sans qu’on comprenne, de prime abord, la cohérence d’une telle addition. Or la fonction de ce second paragraphe semble en réalité d’ordre essentiellement structurel – c’est-à-dire, en l’occurrence, poétique. A) Quand on se porte bien, B) on admire comment on pourrait faire si on était malade. A) Quand on l’est, B) on prend médecine gaiement : le mal y résout ; C) on n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait, 25 Cf. la même structure ABABA en S. 301 : Tout ce qui ne va point à la charité est figure. L’unique objet de l’Écriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l’unique bien en est la figure. Car puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figure. 7 D) et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. C) La nature donne alors des passions et des désirs D) conformes à l’état présent. E) Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes et non pas la nature, qui nous troublent, F) parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. E) La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, F) parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas. A) Et quand nous arriverions à ces plaisirs, B) nous ne serions pas heureux pour cela, C) parce que nous aurions d’autres désirs D) conformes à ce nouvel état. Comme le soulignent les italiques, son ajout permet, d’une part, de ne pas laisser en suspens la séquence EF, mais de la prolonger en une microstructure parallèle EFEF ; et il permet, d’autre part, d’encadrer cette dernière au moyen d’une double structure parallèle complexe de type ABCD, laquelle confère son caractère circulaire au discours en donnant la fin du second paragraphe pour le reflet inversé du début du premier. Intégralement dérivé de Montaigne, le premier paragraphe avançait par séquences parallèles (ABAB puis CDCD), certes, mais suivant un cours tout linéaire ; l’ajout du second paragraphe permet de retrouver les modes de progression de la rhétorique sémitique et d’enrouler sur lui-même un propos qui courait initialement droit vers son terme, en manifestant par ailleurs son véritable centre (EFEF), en l’occurrence l’incapacité de l’homme déchu à vivre dans le présent, point effectivement central de la spiritualité pascalienne. L’étude génétique du fragment S. 226, également dérivé des Essais, conduit à des conclusions similaires. La prévention induisant en erreur. / C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie, le sort nous le donne. / C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur. Et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition, de serrurier, soldat, etc. / C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence. (S. 226) > Le principal effet de sa puissance [celle de la coutume] c’est de nous saisir et empiéter de telle sorte, qu’à peine soit-il en nous, de nous ravoir de sa prise, et de rentrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vrai, parce que nous les humons avec le lait de notre naissance, et que le visage du monde se présente en cet état à notre première vue, il semble que nous soyons nés à la condition de suivre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en crédit autour de nous, et infuses en notre âme par la semence de nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. C’est par l’entremise de la coutume que chacun est content du lieu où la nature l’a planté et les sauvages d’Écosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie. (I 23, 115-116) Entre l’un et l’autre texte, là encore, la relation de plagiat n’est guère discutable, aussi sensible à un niveau thématique que simplement lexical. Seule dissonance étrange, cependant, au milieu de constants jeux d’échos, là où Montaigne convoquait pour finir « la Touraine » et « la Thessalie », Pascal, pour sa part, évoque « la Provence ». Or le sens de cette substitution, par ailleurs si singulière, tend à s’éclairer quelque peu à la lumière de l’hypothèse défendue dans cet article : Pascal, plagiant Montaigne, pastiche aussi les Écritures. Comme en témoignent les manuscrits du Recueil Original, le fragment S. 226 ne comptait initialement que trois phrases, constituant un système concentrique élémentaire de type BCB : B) c’est une chose deplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. C) Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, le sort nous la donne. B) c’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques et d’infidèles suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur. Mais à ces trois phrases, se sont successivement greffées deux séries d’ajouts, la première, marquée cidessous en italiques, et la seconde, marquée ci-dessous en petites capitales : 8 LA PREVENTION INDUISANT EN ERREUR. C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie, le sort nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur. Et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition, de serrurier, soldat, etc. C’EST PAR LA QUE LES SAUVAGES N’ONT QUE FAIRE DE LA PROVENCE. Or selon toute vraisemblance, le premier ajout avait pour fonction de faire émerger une construction parallèle de type BCBC, en faisant se répondre « C’est ce qui détermine chacun à chaque condition » et « chacun songe comment il s’acquittera de sa condition » ; et les deux ajouts suivants, celui du titre et de la phrase conclusive, d’encadrer cette construction par deux segments également parallèles, liés par une exploitation espiègle de la paronomase (prévention / Provence). A) La prévention induisant en erreur. B) C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. C) Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie, le sort nous le donne. B) C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur. C) Et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition, de serrurier, soldat, etc. A) C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence. Reprendre à Montaigne la mention de la Thessalie ou de la Touraine, c’était s’interdire de refermer le discours sur lui-même, en lui prêtant une structure circulaire. Recourir à la Provence, c’était retrouver les voies de la rhétorique biblique et conférer par là même une clôture naturelle au fragment, totalité close sur elle-même et s’offrant donc à lire et à méditer dans sa provocante autonomie. On espère l’avoir montré, la relation de Montaigne à Pascal ne gagne pas à s’envisager au cas par cas, micro-segments par micro-segments. Bien au contraire, la profondeur de la relation des Pensées aux Essais et la profondeur même de ce qui se joue dans la récriture de ceux-ci par celles-là ne peuvent s’appréhender, semble-t-il, que dans une saisie globale des textes liés par la dérivation hypertextuelle. C’est que Pascal n’a sûrement pas « appris à écrire » en lisant Montaigne, et ne s’emploie d’ailleurs que superficiellement à le pasticher : il est remarquable, en ce sens, que le style coupé des Pensées date des Provinciales, où l’on cherchera vainement trace du moindre hypotexte montanien. Plus qu’un cadre formel, Les Essais fournissent à Pascal une matière familière aux libertins honnêtes gens que l’apologiste se donne pour lecteurs, et une matière, qui plus est, tout particulièrement susceptible de se voir retournée contre eux pour ébranler leurs positions. Pascal y puise donc abondamment, arguments, exemples, quoique tout en recréant dans le même mouvement la matière empruntée, non seulement du fait qu’il la désosse et la réorganise en lui imprimant, au prix de nombreuses torsions, une cohérence inédite ; mais encore du fait que cette matière renouvelée prend elle-même une signification toute nouvelle une fois informée par le pastiche des Écritures auquel se livre l’apologiste. Car traduire dans les cadres de la rhétorique sémitique « la façon simple, naturelle et ordinaire »26 de Montaigne, à l’évidence, ne relevait pas que du tour de force littéraire ; d’un point de vue théologique, c’était surtout donner un témoignage sensible de la possible participation de la nature à un mouvement surnaturel, qui l’englobe et la dépasse. Laurent Susini Université Paris-Sorbonne (Paris-IV) STIH (EA 4089) 26 Les Essais, « Au lecteur », p. 3. 9