Critica del testo
XVIII / 3, 2015
Anomalie, residui, riusi
a cura di
Simone Marcenaro e Isabella Tomassetti
viella
Massimiliano Gaggero
Pour l’étude des insertions métriques
dans l’historiographie en langue d’oïl
(XIIIe-XVe siècles)*
Le phénomène des insertions métriques dans l’historiographie est moins étudié que celui des insertions métriques dans les romans. À partir d’un dépouillement des textes historiques composés entre le XIIIe et le XVe siècle, cet article préliminaire analyse trois cas qui permettent d’aborder des questions plus générales
concernant l’étude des rapports entre la tradition représentée par les textes cités
dans l’historiographie en prose et celle qui est représentée par les recueils consacrés en tout ou en partie à la poésie lyrique. Dans la première partie, l’étude des
schémas métriques et rythmiques permet de préciser les rapports avec le contexte
historique et littéraire de deux poèmes de Philippe de Novare et de la chanson
anonyme Ne chant pas, que que nus die, transmise par la Continuation Rothelin de
l’Eracles. Dans la deuxième partie, la ballade Chief essoigné de piteuse aventure
(1415) présente un cas de transmission du texte lyrique par trois canaux différents:
textes historiques en prose, recueils manuscrits et registres de notaire.
La tradition historiographique en langue vernaculaire occupe
une position excentrée par rapport à ce qu’on pourrait déinir le canon moderne de la littérature médiévale d’oïl, établi par les critiques
qui ont fondé la philologie et l’étude des littératures médiévales romanes entre le xixe et le début du xxe siècle sur la base de critères
correspondant aux valeurs esthétiques modernes, et seulement en
partie à la diffusion et à l’importance des œuvres au Moyen Âge.
Les ouvrages d’historiographie en langue vernaculaire occupent
une position ambiguë: elles représentent des sources à exploiter pour
les historiens, mais certaines d’entre elles jouissent aussi d’un intérêt
* Je remercie collègues et amis qui m’ont aidé à repérer les ouvrages auxquels
je n’avais pas accès: Elsa Marguin-Hamon, Marie-Laure Savoye, Riccardo Viel.
Je remercie Stefano Resconi pour avoir discuté avec moi la première partie de cet
article, et Timothée Gaven pour la révision linguistique.
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plus ou moins grand de la part des philologues et des critiques littéraires. Ceux-ci ne se sont pourtant arrêtés que sur un nombre de textes comparativement réduit, essentiellement les plus anciens ou ceux
qui présentent un intérêt particulier par leur nature autobiographique
et/ou par leur mérites littéraires. À côté de ces textes existe pourtant
une vaste production mal connue et mal délimitée de textes parfois
inédits, ou dont l’édition a été préparée à une date très reculée, sur la
base d’une connaissance limitée de la tradition manuscrite.
Ain de réléchir sur la transmission de la lyrique à travers des
canaux autres que celui des chansonniers, je me suis concentré sur
la présence d’extraits métriques dans un corpus d’œuvres datant
d’entre les xiiie et xve siècles, constitué essentiellement par un dépouillement systématique de la partie documentaire du tome XI du
Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters.1 J’ai retenu
les textes où l’insertion métrique relève du principe de la citation ou
de l’autocitation d’un texte composé préalablement et qui peut avoir
eu une circulation indépendante, quoique limitée, avant d’être inséré
dans le texte en prose qui le transmet. En revanche, je n’ai pas retenu
les textes dont la structure est fondée sur l’alternance systématique
de passages en vers et de passages en prose: c’est le cas, par exemple, de l’Histoire ancienne jusqu’à César de Wauchier de Denain.
L’intégration de morceaux ou fragments versiiés à l’intérieur de
textes historiques en prose soulève deux questions complémentaires:
il importe en effet de déterminer quels sont les critères et les modalités
d’insertion – ou de citation – de ces segments textuels, et leur statut par
rapport à la prose,2 mais aussi de situer ces passages en vers par rapport
1. Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, hrsg. von H. R.
Jauss, E. Köhler, U. Gumbrecht und U. Mölk, XI, La littérature historiographique
des origines à 1500, 2, Partie documentaire, dir. H. U. Gumbrecht, D. Tillman-Bartylla, réd. M. Gbenoba, G. Seiffert-Busch, Heidelberg, C. Winter, 1993. Le recours à
ce répertoire m’a permis de fonder mes dépouillements sur un ensemble signiicatif
de textes sans me poser préalablement le problème de déinir ce que j’éntends par un
texte historique; la liste des textes retenus par les auteurs du Grundriss montre par
ailleurs les dificultés qu’une telle déinition pose. J’ai identiié 13 ouvrages contenant
au moins une insertion en vers, mais mon corpus demande encore à être vériié et
intégré sur la base d’autres instruments bibliographiques. Pour cette raison je remets
à une prochaine occasion sa publication.
2. Il s’agit d’un type de recherche qui a été mené surtout sur les insertions
lyriques dans les romans (en vers et en prose) en ancien français, notamment par
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
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à la tradition poétique de l’époque à laquelle ils ont été composés. Dans
cet article, je me limiterai à aborder ce dernier problème, à travers une
série d’exemples signiicatifs des enjeux d’une recherche qui se trouve
encore à un stade préliminaire, et qui se heurte parfois à la nécessité de
travailler sur des textes dont la tradition demeure encore mal connue
ou dificilement accessible. Je consacrerai une première partie aux
liens avec les traditions d’oc et d’oïl des textes lyriques insérés dans la
Continuation Rothelin de l’Eracles et dans la partie des Mémoires de
Philippe de Novare conservée dans la Geste des Chiprois. Dans une
deuxième partie, j’analyserai un cas où les modalités de la transmission de la citation métrique présentent des implications intéressantes à
la fois pour les modalités de transmission et l’édition du texte.
1. Les citations en vers à la lumière de la tradition poétique
Les citations en vers insérées dans les textes historiographiques
en prose constituent ce qu’on a le droit de déinir comme une tradition marginale, non seulement parce qu’il s’agit de textes transmis
en dehors des canaux usuels de la transmission des textes lyriques,
mais aussi parce que, avec une seule exception dont je parlerai dans
ma deuxième partie, ces textes ne nous sont connus que par leur
insertion à l’intérieur des ouvrages en prose qui les citent, et ne igurent pas dans les chansonniers de la lyrique romane médiévale. Il
s’agit donc de textes situés matériellement en dehors du canon de la
poésie lyrique représentée par les chansonniers et par les recueils de
la in du Moyen Âge qui prennent le relais des traditions des troubadours et des trouvères. Un examen de ces textes à la lumière des répertoires métriques permet pourtant de les sortir, au moins en partie,
de leur isolement et de les insérer dans le contexte de la production
lyrique transmise par les chansonniers.
M. Barry McCann Boulton, The Song in the Story. Lyric Insertions in French Narrative Fiction, 1200-1400, Philadelphia, University of Philadelphia Press, 1993 et
A. Ibos-Augé, Chanter et lire dans le récit médiéval: la fonction des insertions
lyriques dans les oeuvres narratives et didactiques d’oïl aux 13e et 14e siècles, 2
voll., Bern, Peter Lang, 2010. Je n’ai pas pu consulter Lais, épîtres et épigraphes en
vers dans le cycle de Guiron le Courtois, textes publiés avec une intr., des notes et
un glossaire par Cl. Lagomarsini, Paris, Garnier, 2015.
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1.1. Philippe de Novare entre oc et oïl
Philippe de Novare est l’un des auteurs les plus intéressants des
débuts du XIIIe siècle: d’origine italienne (il serait né vers 11901195), il est passé assez tôt en Terre Sainte, où il a fait toute sa
carrière politique dans l’entourage de la très puissante famille des
Ibelin, installée à Chypre et dans les territoires du Royaume de Jérusalem; il est mort à une date indéterminée, dans le courant des années 1260.3 Son œuvre est entièrement écrite en français, et elle est
caractérisée par une composante autobiographique assez marquée,
qui se manifeste non seulement dans la partie de son livre de mémoires relative à la guerre de Frédéric II contre les Ibelin, 1223-1232,
qui forme aujourd’hui la partie centrale de la Geste des Chiprois,
mais aussi dans son traité juridique, le Livre de forme de plait, et
dans le traité sur les Quatre temps d’aage d’ome.4
L’autre caractéristique de l’œuvre de Philippe de Novare, qui est
commune au récit de la guerre de Frédéric II contre les Ibelin et aux
Quatre temps d’aage d’ome, est l’insertion de pièces en vers dans
un contexte écrit en prose. Le récit autobiographique de Philippe
est l’un de très rares cas d’étroite interrelation de la prose et du vers
dans mon corpus, puisque les pièces en vers font partie intégrante
3. Je renvoie aux notices consacrées à Philippe de Novare par M. Spampinato Beretta, Dizionario biograico degli italiani, 47, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana,
1997) en ligne: http://www.treccani.it/enciclopedia/ilippo-da-novara_(Dizionario-Biograico)/, et par L. Minervini, in Federiciana, Roma, Istituto dell’ Enciclopedia italiana,
2005) en ligne: http://www.treccani.it/enciclopedia/ilippo-da-novara_(Federiciana)/.
Le site RIALFrI contient aussi une synthèse très utile de la tradition manuscrite et des
données bio-bibliographiques concernant notre auteur: http://www.rialfri.eu/rialfriWP/
autori/ilippo-di-novara. J’ai consulté ces pages pour la dernière fois le 15/12/2015.
4. Éditions de référence (en ordre chronologique): Les quatre âges de l’homme, traité moral de Philippe de Navarre, publié pour la première fois d’après les
manuscrits de Paris, de Londres et de Metz par M. de Fréville, Paris, Didot, 1888;
Filippo da Novara, Guerra di Federico II in Oriente (1223-1242), a c. di S. Melani,
Napoli, Liguori, 1994; Philip of Novara, Le livre de forme de plait, ed. and tr. by P.
W. Edbury, Nicosia, Cyprus Research Center, 2009. Dans les années 1980 Silvio
Melani a annoncé une nouvelle édition des Quatre temps d’aage d’ome. Un fragment du traité moral a été publié dans cette revue par R. Tagliani, Un nuovo frammento dei Quatre âges de l’homme di Philippe de Novare tra le carte dell’Archivio
di Stato di Milano, in «Critica del Testo», XVI (2013), 2, pp. 39-77. Sur la Geste des
Chiprois voir L. Minervini, La Geste des Chiprois et la tradition historiographique
de l’Orient latin, in «Le Moyen Âge», 110 (2004), 2, pp. 315-325.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
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du récit des événements, et que la prose décrit dans le détail les
circonstances et les modalités de la composition des pièces en vers.
L’architecture du livre autobiographique, telle qu’elle est décrite par
Philippe dans le dernier paragraphe des Quatre temps d’aage d’ome,5
se fonde sur le modèle des vidas et des razos troubadouresques pour
construire une narration de grande envergure. Les poèmes étaient
regroupés dans trois sections, correspondant aux trois périodes de la
vie de Philippe: jeunesse (chansons d’amour), âge mûr (vers sur la
guerre des Ibelin contre Frédéric II), vieillesse (poèmes à la louange
de Dieu et de la Vierge). La pratique d’intégrer les textes en vers –
et le récit de leur composition – à un récit autobiographique a des
points de contact avec l’opération accomplie plus tard par Dante
dans la Vita nova, tandis que la structure du livre, telle que l’auteur
la décrit dans le dernier paragraphe des Quatre temps d’aage d’ome,
n’est pas sans rappeler la tripartition des trois magnalia établie par
le même Dante dans le De vulgari eloquentia.6
Le récit de la guerre entre Frédéric II et les Ibelin intègre cinq
poèmes, qui n’adoptent pourtant pas tous un schéma lyrique: une
letre rimee (§ 47), un serventes avec une suite de deux strophes (§§
51 et 54), une chanson d’aube (§ 55), et un passage narratif à clef en
couplets d’octosyllabes, qui travestit les événements politiques en
branche du Roman de Renart (§ 57). Les trois premiers vers d’une
autre lettre rimée sont cités au § 71 sans la suite du poème.7 Je me
concentrerai sur les textes strophiques des §§ 51, 54, 55.
5. Voir la citation du texte des Quatre temps d’aage d’ome selon la nouvelle
édition, encore inédite, de S. Melani in Id., A proposito dei cosiddetti Mémoires
attribuiti a Filippo da Novara, in «Studi mediolatini e volgari», 34 (1988), pp. 97127, p. 98, et sa discussion dans V. Bertolucci Pizzorusso, Osservazioni e proposte
per la ricerca sui canzonieri individuali, in Lyrique romane médiévale: la tradition
des chansonniers, Actes du Colloque de Liège (1989), éd. par M. Tyssens, Genève,
Droz, 1991, pp. 273-302, aux pp. 279-281.
6. Les critiques qui ont commenté ce passage n’ont pas, sauf erreur, fait le
rapprochement avec la classiication établie par Dante; il me semble pourtant que,
sur le plan typologique, il y a des ressemblances importantes entre les pratiques des
deux auteurs, d’autant plus signiicatives qu’il est probable que Dante ne connaissait pas l’œuvre de Philippe.
7. La Chronique d’Amadi (Chroniques d’Amadi et de Strambaldi, publiées
par R. de Mas Latrie, I, Chronique d’Amadi, Paris, Imprimerie Nationale, 1891, p.
153) qui compte parmi ses sources le récit de Philippe de Novare qui nous intéresse
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La perte de la partie initiale du livre autobiographique de Philippe de Novare nous prive de la possibilité de reconstruire avec précision la formation intellectuelle de son auteur. Le fait que Philippe
a écrit toutes ses œuvres en langue d’oïl cache probablement une
formation plus complexe, cohérente avec la provenance de l’auteur
d’une région, la Lombardie au sens médiéval du terme, exposée à
des multiples inluences. Valeria Bertolucci, suivie par Élisabeth
Schulze-Busacker, a émis l’hypothèse que les pièces en vers de Philippe de Novare témoigneraient d’une culture lyrique qui est davantage liée à la poésie des troubadours qu’à celle des trouvères.8 Les
deux critiques font en particulier remarquer que deux des poèmes
insérés dans le récit de la guerre de Frédéric II contre les Ibelin appartiennent à deux genres littéraires très rares dans la poésie d’oïl
(la chanson d’aube et le sirventes politique). L’examen des schémas
métriques de ces deux poèmes à la lumière des données recensées
dans les répertoires de Frank9 et Mölk-Wolfzettel10 permet de conirmer, il me semble, cette observation.
ici, cite en traduction italienne le début d’un poème qui ne nous est pas connu par
la version française: cf. Filippo da Novara, Guerra di Federico II cit., pp. 51 et
297-298.
8. V. Bertolucci Pizzorusso, Satira e propaganda politica nell’Oltremare latino
(sec. XIII), in Comunicazione e propaganda nei secoli XII e XIII, a c. di R. Castano,
F. Latella e T. Sorrenti, Roma, Viella, 2007, pp. 67-83, pp. 81-82: «Ma l’assuzione
del je, reso per così dire d’obbligo dalla tradizione lirica (…) rinvia ad essa, e non è
da escludere che si tratti di quella provenzale (certo la perdita delle sue altre poesie,
amorose e religiose, che erano presenti nella sua raccolta personale, è a questo ine
particolarmente dannosa). La pregevole “alba”, pur nella sua singolarità “militare”, è
un genere lirico del tutto eccezionale in francese; altre tenui spie di intertestualità in
direzione trobadorica sia nei versi che nella prosa possono far pensare che la cultura
letteraria, forse anche in parte orale, di Filippo da Novara sia stata in realtà assai più
vasta di quella inora rilevata, così come quella della nobiltà latina mediorientale, che
evidentemente la sapeva apprezzare». E. Schulze-Busacker, Philippe de Novare, les
Quatre âges de l’homme, in «Romania», 127 (2009), pp. 104-146, pp. 135-138, fait
remarquer la faible présence du sirventes parmi les genres lyriques d’oïl (six exemples, dont deux chez Philippe de Novare), et cf. pp. 137-138 à propos de la seconde
lettre en vers de Philippe, contenue dans les Quatre temps d’aage d’ome.
9. I. Frank, Répertoire métrique de la poésie des troubadours, 2 vols., Paris,
Champion, 1953 et 1957.
10. U. Mölk-Fr. Wolfzettel, Répertoire métrique de la poésie lyrique française
des origines à 1300, München, Fink, 1972.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
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Le § 51 (147) du récit de Philippe de Novare est constitué du
poème A tout le mont vueill en chantan retraire, envoyé au connétable de Jérusalem, Odon de Montbéliard, lorsque, après la bataille
devant Nicosie le 14 juillet 1229, les cinq baillis auxquels Frédéric
II avait vendu la régence de l’île de Chypre étaient enfermés au château de Dieudamour assiégé par les Ibelin avec le roi Henri I, encore
mineur.11
Le poème est identiié comme chanson dans la phrase en prose
qui sert de relais avec le paragraphe précédent,12 et comme serventoys au v. 49, le premier de la dernière strophe, qui fait fonction
d’envoi ou tornada («Va, serventoys, con quarëau peut traire»). Aux
sept strophes de ce texte il faut en ajouter deux, sur le même schéma
métrique et rimique, composées dans un moment ultérieur du même
siège par Philippe de Novare, blessé, dans le but de démentir la rumeur qui le voulait mort: «Le soir aprés ist il .ii. coubles de chansons, et se ist porter devant le chasteau, a la roche, et les chanta en
haut et dist. Adonc sorent bien cil dou chasteau que il n’estoit mie
mort» (§ 53 [149]).13 Les deux coubles de chansons (Nafré sui [je],
mais encor ne puis taire) sont ensuite introduites, au § 54 (150) avec
la dénomination de rime. Bien que ce deuxième segment textuel soit
présenté séparément, l’identité parfaite de mètre et de rimes peut
faire penser que les deux strophes constituent une sorte de mise à
jour du poème composé précédemment.
Il s’agit de 7 plus 2 coblas unissonans de huit décasyllabes,
selon le schéma:
a
b
b
a
c
c
d
d
-aire
-ie
-ie
-aire
-or
-or
-endre
-endre
10’
10’
10’
10’
10
10
10’
10’
11. Filippo da Novara, Guerra di Federico II cit., pp. 277-278 n. 149 et p.
287 n. 220. Sur les circonstances de la composition de ce texte et de celui qui est
mentionné de suite, voir Edbury, The Kingdom of Cyprus and the Crusades, 11911374, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 pp. 60-61, et le résumé des
faits dans l’introduction de l’éd. Melani cit., pp. 26-27.
12. Ibid., p. 120: «Adont Phelippe de Nevaire ist une chanson qui dit ensi, et
fu mandee a Acre au counestable».
13. Ibid., p. 126.
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Massimiliano Gaggero
Ce schéma rimique est extrêmement fréquent chez les troubadours, avec 306 attestations (Frank 577), alors qu’il ne se rencontre
que 18 fois chez les trouvères (Mölk-Wolfzettel 1431). Si l’on restreint le champ d’observation aux poèmes qui partagent à la fois schéma métrique et formule syllabique on constate qu’en occitan il existe
quatre exemples cohérents avec le texte de Philippe de Novare:
[577: 150] BEdT 81,1a Bertran de Born lo ils, Un sirventes voil obrar
d’alegratge;14
[577: 151] BEdT 213,7 Guillem de Cabestanh, Mout m‘alegra doussa
votz per boscatge;15
[577: 152] BEdT 349,2 Peire Milo, A vos, Merces, voil retrar mon
afaire;16
[577: 153] BEdT 461.170b Anon., Mout m’agrada trobar d’invern
ostage, attribuée à Peire Milo par Borghi Cedrini.17
Si nous observons la production française avec les mêmes iltres,
les textes de Philippe de Novare sont beaucoup plus isolés: des 3 textes
sur 17 qui restent, deux sont ceux que nous sommes en train d’analyser, et le dernier est RS 20, Pour conforter men cuer et men courage,
de Gautier de Coinci,18 une chanson pieuse en 6 coblas doblas (MölkWolfzettel 1431, 4; 2444). Le schéma utilisé par Philippe de Novare
dans son serventoys e dans les deux coubles (composition indépendante ou intégration de la composition précédente) semble donc indiquer que l’auteur, tout en écrivant en français, s’inspirait de modèles
formels d’origine occitane.
14. A. Kolsen, Die Sirventes-Canzone des Bertran de Born lo ilh Un sirventes
voil obrar (Pillet-Carstens 81,1a), in «Neuphilologische Mitteilungen», 37 (1936),
pp. 284-289. Le texte est une réponse à la chanson de Guillem de Cabestanh citée
de suite, dont il adopte le schéma métrique et les rimes: cf. L. Rossi, A. Ziino, Mout
m’alegra douza voz per boscaje, in «Culura Neolatina», 39 (1979), pp. 69-80, et L.
Rossi, Per il testo delle poesie di Guillem de Cabestany, in AA. VV., Studi portoghesi e catalani 83, L’Aquila, Japadre, 1984, pp. 91-106, p. 98.
15. Les chansons de Guilhelm de Cabestanh, éd. par A. Långfors, Paris,
Champion, 1924, pp. 21-23.
16. L. Borghi Cedrini, Il trovatore Peire Milo, Modena, Mucchi, 2008, pp.
437-444.
17. Ibid., pp. 18-23; le poème est publié avec le numéro X aux pp. 494-495.
18. A. Långfors, Mélanges de poésie lyrique française. Deuxiéme article.
Gautier de Coinci, in «Romania», 53 (1927), pp. 474-538, pp. 492-495.
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323
L’étude du schéma métrique de la deuxième insertion en vers
à la lumière des attestations dans les répertoires métriques donne
des résultats moins immédiatement parlants. Il s’agit d’une chanson
d’aube (L’autrier gaitay une nuit jusque au jour, § 55 [151]),19 qui
est séparée des deux coubles de chansons déjà mentionnées par un
court paragraphe en prose et qui se réfère encore au siège du château de Dieudamours en 1229. La chanson d’aube est en réalité une
chanson politique, dans laquelle Philippe de Novare raconte à ses
compagnons d’armes qu’il a entendu, la nuit, les assiégés du château
se plaindre de leurs malheurs pendant son tour de garde. Le texte est
déini comme chanson dans la prose, mais son appartenance au genre de la chanson d’aube est clairement identiié par le fait que toutes
les strophes se terminent par le mot aube. La chanson est composée
par sept strophes unissonans, selon le schéma:
a
b
a
b
c
c
d
d
e
-our
-ent
-our
-ent
-on
-on
-ie
-ie
aube
10
10
10
10
10
10
10’
10’
6’
La recherche d’attestations du même schéma dans les répertoires
de Frank et Mölk-Wolfzettel donne des résultats à première vue complètement différents de ce qu’on a vu pour le(s) texte(s) précédent(s).
Le schéma rimique est attesté seulement trois fois en occitan:
[389, 1] BEdT 248,47 Guiraut Riquier, Kalenda de mes caut ni freg
(chanson religieuse, 1288) strofe di soli octosyllabes;20
[389, 2] BEdT 364,7 Peire Vidal, Baro, de mon dan covit (serventes)
7 7 7 7 10’ 10’ 10 10 10;21
[389, 3] BEdT 349,4 Peire Milo, Per pratz vertz ni per amor (chanson)
7 7 7 7 7 7 7 7 7 3.
En revanche, nous en avons dix attestations en langue d’oïl:
19. Pour une analyse de ce texte voir A. Rossebastiano, La chanson d’aube
di Filippo di Novara, in «Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli. Sezione romanza», 21 (1979), pp. 417-424.
20. Guiraut Riquier, Las Cansos, kritischer Text und Kommentar von U.
Mölk, Heidelberg, Winter, 1962, pp. 114-116.
21. Peire Vidal, Poesie, ed. critica e commento a c. di D’A. S. Avalle, MilanoNapoli, Ricciardi, 1960, pp. 189-194.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
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Massimiliano Gaggero
1229, 1 [2228] RS 403 Jean Bretel (en activité entre 1245 et 1272),
Grieviler, deus dames sai d’une beauté (jeu parti), 11 7 11 7 7’ 7’ 7 7
10;22
1229,2 [2229] RS 1990a Philippe de Novare, L’autrier gaitay une nuit
jusque au jour;
1229,3 [2230] RS 236 Anon., Tant ai au cuer ire et duel et pesance,
10’ 10’ 10’ 10’ 10’ 10’ 10’ 10’;23
1229,4 [2231] RS 1341 Jean Bretel, Grieviler, se vous saviés, 7 7’ 7
7’ 7’ 7’ 10 10 10;24
1229,5 [2232] RS 58 Garnier d’Arches, Pieça que je nen amai (moitié
du XIIIe siècle?), 7 7 7 7 7’ 7’ 7 7 7’;25
1229, 6 [2233] RS 676 Jean de Renti (moitié du XIIIe siècle? en rapport
avec Jean Bretel), Je m’esmerveille forment, 7 7 7 7 7’ 7’ 5 7 6;26
1229,7 [2234] RS 168 Jean Bretel, Li miens chanters ne puet plaire,
7’ 7 7’ 7 7 3 7 5 7;27
1229,8 [2235] RS 2035a Anon., Chans d’oisiaus, fueille ne lours, 7
5’ 7 5’ 7 4 7 7 2;28
1229,9 [2236] RS 459 Perrot de Douai, Quant je voi esté, 5 5 5 5 7 7
7 7 7 (seul texte connu de cette auteur);29
1229,10 [2237] RS 2008 Thibaut de Nangis, Au dous tens Pascor, 5 5
5 5 5 5 5 5 5 (pastourelle, seul texte connu de cette auteur).30
22. Recueil général des jeux-partis français, publié par A. Långfors et L.
Brandin, 2 vols., Paris, Renouard, 1926, I, pp. 118-121.
23. Eine altfranzösische Liedersammlung. Der anonyme Teil der Liederhandschriften KNPX, hrsg. von Hans Spanke, Halle, Niemeyer, 1925, pp. 167-169: chaque strophe se termine par un refrain variable (voir l’entrée du répertoire de MölkWolfzettel).
24. Långfors-Brandin, Recueil général des jeux-partis cit., I, pp. 126-128.
25. H. Petersen Dyggve, Personnages historiques igurant dans la poésie lyrique
française des XIIe et XIIIe siècles. XXIV. Garnier d’Arches et son destinataire “le bon
marquis”, in «Neuphilologische Mitteilungen», 46 (1945), pp. 123-150, pp. 134-136.
26. H. Spanke, Zwei altfranzösische Minnesinger. Die Gedichte Jehans de
Renti und Oedes de la Couroierie, in «Zeitschrift für französische Sprache und
Literatur», 22 (1908), pp. 157-218, p. 196 (je n’ai pas pu consulter cette édition).
27. G. Raynaud, Les chansons de Jean Bretel (1880), in Id. Mélanges de philologie romane, Paris, Champion, 1913, pp. 315-331, pp. 328-329.
28. A. Långfors, Mélanges de poésie lyrique française. Troisiéme article, in
«Romania», 56 (1930), pp. 33-79, pp. 74-76.
29. Spanke, Eine altfranzösische Liedersammlung cit., pp. 134-136, avec refrain variable (cf. Mölk-Wolfzettel).
30. K. Bartsch, Altfranzösische Romanzen und Pastourellen, Leipzig, Vogel,
1870, pp. 285-286.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
325
On remarquera que dans aucun des textes d’oc et d’oïl cités à
l’identité du schéma rimique avec la chanson d’aube de Philippe de
Novare ne s’associe une identité de formule syllabique. Il est tout de
même intéressant de remarquer la concentration de la plupart des textes d’oïl attribués dans une aire restreinte coïncidant avec le Pas-deCalais (Arras pour Jean Bretel, Renty pour Jean31) et le Nord (Perrot
de Douai); Thibaut de Nangis serait originaire de Seine-et-Marne,
dans une aire plus méridionale mais compatible avec celle de ce petit
noyau de textes.32 Seule la production de Garnier d’Arches,33 originaire des Vosges et travaillant sous la protection d’Henri III de Limbourg (comte du Luxembourg de 1226 à 1281) se situe beaucoup plus
à l’est. Il est aussi intéressant de noter que le schéma est utilisé trois
fois par Jean Bretel, qui a pourtant varié la formule syllabique de ses
strophes. L’ensemble de ce groupe de textes est toutefois postérieur à
la composition de L’autrier gaitay une nuit jusque au jour, que nous
pouvons dater de l’année 1229 (même si l’auteur a pu retoucher son
texte avant de l’inclure dans son récit en prose).
Nous sommes donc ramenés du côté de la production occitane,
qui se situe, elle, plutôt entre la in du XIIe et le début du XIIIe siècle, avec une chronologie qui convient mieux si nous cherchons des
précédents qui pourraient avoir inluencé la composition du texte de
Philippe de Novare. Il est ainsi probable que celui-ci ait modelé sa
chanson d’aube à partir d’un modèle occitan, qu’il aurait pourtant,
cette fois, imité seulement en ce qui concerne l’agencement des rimes,
en modiiant la formule syllabique.
Il est frappant de constater que le nom de Peire Milo revient trois
fois parmi les auteurs de textes occitans dont la structure est proche de
celle des poèmes de Philippe de Novare.34 Les poèmes de ce trouba31. Voir les notices consacrées à ces deux poètes par H. Petersen Dyggve,
Onomastique des trouvères, Helsinki, Société de Littérature Finnoise, 1934, pp.
149-150 et 159, et Raynaud, Les chansons de Jean Bretel cit., pp. 316-322.
32. Le seul renseignement sur la provenance de Thibaut de Nangis et Perrot
de Douai, auteurs dont il ne nous est arrivé qu’un seul texte, est donné par le nom
par lequel ces deux trouvères nous sont connus.
33. Petersen Dyggve, Onomastique cit., p. 108, et Id., Garnier d’Arches cit.,
pp. 130-133.
34. Peire Milo a composé aussi la chanson 349,6 sur le schéma Frank 577 utilisé
aussi par Philippe de Novare, mais, cette fois, il s’est servi uniquement de décasyl-
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
326
Massimiliano Gaggero
dour ont récemment été publiés dans une édition critique très soignée
par Luciana Borghi Cedrini, qui s’est attachée avec rigueur au double
problème de la datation des textes et de la localisation de la langue du
troubadour. Borghi Cedrini propose de dater les poèmes de Peire Milo
à la lisière entre le XIIe et le XIIIe et identiie dans la langue du poète
des caractéristiques qui permettent deux localisations différentes (endeçà et au-delà des Alpes qui séparent la Savoie du Piémont)35 mais
qui sont pourtant cohérentes dans l’identiication d’une aire assez restreinte.36 La datation et la localisation de l’activité de Peire Milo rendraient possible que Philippe de Novare en ait connu les compositions
avant même de partir pour l’Orient latin, à une date dificile à préciser
mais tout de même antérieure à 1218.
Il faut pourtant nuancer les conclusions auxquelles pourrait
nous amener le seul examen des schémas métriques. Les poèmes de
Peire Milo sont des lyriques d’amour, alors que ceux de Philippe de
Novare sont des textes lyrico-narratifs composés comme outils de
propagande politique: si l’hypothèse d’une reprise de l’un à l’autre
s’inscrit dans le cadre-type du détournement des reprises formelles
qui caractérise le sirventes occitan, ce même procédé de détournement rend par ailleurs dificile d’indiquer des correspondances entre
les rimes, ou des reprises entre les textes des deux auteurs. Il est vrai
que A tout le mont vueill en chantan retraire et Nafré sui [je], mais
encor ne puis taire partagent la rime a de A vos, Merces, voil retrar
mon afaire de Peire Milo, et que L’autrier gaitay une nuit jusque au
jour partage aussi la première rime de Per pratz vertz ni per amor
du même auteur, si bien qu’on serait tenté de voir là un procédé récurrent consistant à ne reprendre que la première rime d’un poème
préexistant, et à changer le reste. Il faut pourtant admettre que les
deux rimes en question sont très courantes, et que les mots en -aire
et en -o(u)r chez les deux auteurs n’ont rien de caractéristique.
En outre, si les schémas métriques utilisés par Philippe de Novare dérivent directement des poèmes de Peire Milo, force serait de
labes masculins: pour cette raison, vu l’importante diffusion de ce schéma, nous
n’avons pas cité ce texte dans l’analyse qui précède. Sur l’utilisation réitérée des mêmes schémas métriques chez Peire Milo, voir Borghi Cedrini, Peire Milo cit., p. 106.
35. Voir ibid., pp. 86-87 et 90, les implications chronologiques des remarques
de l’éditeur sur la métrique des poèmes du troubadour.
36. Ibid., pp. 276-278 et 340-341.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
327
constater que Philippe n’aurait montré aucun intérêt pour les artiices
qui caractérisent son modèle au niveau des rimes (349,4 présente un
bordos biocatz à la in de chaque strophe qui fait que chacun des derniers vers du poème est dépourvu de correspondant à la rime, ainsi
qu’un procédé de permutation circulaire des rimes des autres vers de
la strophe37) ou de l’architecture de la strophe (BEdT 349,2 exploite,
à l’intérieur du vers, la répétition des mots merces et amors dans les
strophes I-III, et oils-cors dans les strophes IV-VI38).
Reste pourtant le fait que ce n’est pas dans la poésie des trouvères,
mais plutôt dans celle des troubadours que les poèmes de Philippe de
Novare trouvent les correspondances les plus pertinentes sur le plan du
nombre ou de la chronologie des attestations. Ce fait, qui conirme les
observations de Bertolucci Pizzorusso et Schulze-Busacker, pourrait
même être mis en relation avec les années de formation de Philippe, et
avec des connaissances qu’il aurait pu acquérir en Italie, avant de partir pour l’Orient latin. Il s’agit d’une piste importante à approfondir,
pour éclaircir le parcours culturel de cet auteur important mais encore
relativement peu connu, et, partant, la genèse de son œuvre.
1.2. La chanson anonyme Ne chant pas, que que nus die et son réseau
intertextuel
La Continuation Rothelin poursuit le récit de la première Continuation (tirée de la Chronique d’Ernoul) de la traduction française
de Guillaume de Tyr, interrompue en 1232, en arrivant jusqu’à 1261.
Il s’agit d’un texte à mi-chemin entre la compilation de matériaux
préexistants et leur refonte dans un nouveau texte: on songe à la catégorie de textes qu’Alberto Vàrvaro appelait «testi a campitura larga».39
37. Ibid., pp. 82-88.
38. Ibid., pp. 102-106.
39. A. Vàrvaro, Il testo letterario, in Lo spazio letterario del Medioevo, 2, Il
Medioevo volgare, dir. P. Boitani, M. Mancini, A. Vàrvaro, I/1, La produzione del
testo, Roma, Salerno Editrice, 1999, pp. 387-422, pp. 402-407. Sur la structure du
texte, et sur le collage de sources différentes utilisées par l’auteur, voir A. L. Foulet,
Les sources de la Continuation Rothelin de l’Eracles, in «Romania», 50 (1924), pp.
427-435 et M. R. Morgan, The Rothelin Continuation of William of Tyre, in Outremer.
Studies in the History of the Crusading Kingdom of Jerusalem presented to Joshua
Prawer, éd. B. Z. Kedar, H. E. Mayer and R. C. Smail, Jerusalem, Yad Izhak Ben-Zvi
Institute, 1982, p. 244-257.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
328
Massimiliano Gaggero
Le texte, transmis par 14 manuscrits,40 n’a jamais été réédité après la
publication, en 1859, du deuxième tome de la section du Recueil des
Historiens des Croisades consacrée aux Historiens occidentaux.41
La première partie du texte est une source importante pour l’étude
de la croisade dite des barons (1239-1241),42 campagne militaire dépourvue de résultats concrets à laquelle a participé, entre autres, Thibaut IV de Champagne. Deux paragraphes consécutifs (§§ xxx-xxxi)
complètent la narration historique en prose par la citation intégrale de
deux chansons: la première composée par Philippe de Nanteuil, et la
deuxième anonyme. Les deux textes lyriques sont insérés à la suite
de la narration de l’épisode le plus noir de l’expédition. Pour rivaliser
avec un exploit de Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, qui avait pillé
une caravane musulmane se dirigeant vers Damas (4 novembre 1239,
§ xxiii), Henri, comte de Bar, décide avec d’autres barons de l’armée de faire une sortie de Jaffa vers Gaza; le contingent est vite pris
dans un guet-apens des troupes égyptiennes stationnant à Gaza sous
le commande de Rukn-al-Din-al-Hijawi (§§ xxvi-xxviii). Après avoir
en vain essayé de secourir ceux qui, ayant survécu à l’attaque, avaient
été fait prisonniers par les musulmans, Thibaut IV de Champagne
et le reste de l’armée, conseillés par les ordres militaires, se replient
d’abord à Ascalon (§ xxix). C’est à ce point qu’est insérée la chanson
dans laquelle Philippe de Nanteuil, l’un des barons capturés, se plaint
de sa condition (§ xxx). L’armée se replie encore d’abord à Jaffa et
puis à Saint-Jean d’Acre, et c’est là que se manifeste l’insatisfaction
de la population, mais aussi des religieux et de l’armée, qui trouve expression dans la chanson anonyme Ne chant pas, que que nus die.43
40. Voir la liste des manuscrits de l’Eracles publiée par J. Folda, Manuscripts of the History of Outremer by William of Tyre: a Handlist, in «Scriptorium», 27 (1973), pp. 90-95, aux pp. 94-95 et P. W. Edbury, New Perspectives on
the Old French Continuations of William of Tyre, in «Crusades», 9 (2010), pp.
107-113 pp. 112-113.
41. Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux, t. II, Paris,
Imprimerie Impériale, 1859, pp. 489-639.
42. Voir sur cette expédition M. Lower, The Baron’s Crusade: A Call to Arms and
its Consequences, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2005, pp. 158-177.
43. Après l’édition du RHC le texte a été publié de nouveau dans Les chansons
de croisade, publiées par J. Bédier avec leurs mélodies publiées par P. Aubry, Paris,
Champion, 1909, pp. 229-234. R. W. Linker, A Bibliography of Old French Lyrics,
University of Mississipi, 1979, p. 216 attribue Ne chant pas à Philippe de Nanteuil
(197,2), alors que la Continuation Rothelin ne donne aucune indication d’auteur.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
329
Cette dernière chanson, récemment rééditée par Luca Barbieri,44
se trouve prise dans un réseau intertextuel qui apparaît, encore une
fois, en analysant la reprise des schémas métriques et des rimes.
Le texte est formé par cinq strophes unissonans. Dans le schéma
ci-dessous j’indique les rimes de chaque strophe pour souligner la
distribution des rimes imparfaites.
a
b
b
a
a
b
a
a
b
7’
7
7
7’
7’
7
7’
7’
7
1
-ie
-os
-os
-ie
-ie
-ours
-ie
-ie
-
2
-ie
-ours
-ous
-ie
-ie
-ours
-ie
-ie
-ours
3
-ie
-ours
-ours
-ie
-ie
-ors
-ie
-ie
-ours
4
-ie
-ours
-ours
-ie
-ie
-ours
-ie
-ie
-ours
5
-ie
-ous
-ous
-ie
-ie
-ours
-ie
-ie
-ours
Voici un tableau récapitulatif des résultats que donne une recherche portant sur les similarités de schémas rimique et métrique
dans les répertoires de Frank et Mölk-Wolfzettel:
Frank 472:
[472,1] BEdT 406,7, Raimon de Miravall, A penas sai don m’apreing:
3 coblas doblas suivies de deux tornadas;45
[472,2] BEdT 461,247 Anon., Vai Hugonet, ses bistensa, 4 coblas
doblas, suivies de quatre vers d’interprétation douteuse: tornada sur
des rimes différentes selon Frank, strophe lacunaire selon Topsield
et Guida (qui émet l’hypothèse que la nouvelle strophe aurait été la
première de deux coblas doblas).46
Mölk-Wolfzettel 1302:
[1302,1] RS1133 Anon., Ne chant pas, que que nus die, 5 coblas unissonans;
44. Edition en ligne sur le site Troubadours, Trouvères and the Crusades de
Warwick University: http://www2.warwick.ac.uk/fac/arts/modernlanguages/research/
french/crusades/texts/of/rs1133/ (page consultée la dernière fois le 20/10/2015).
45. Le texte est édité dans Les poésies du troubadour Raimon de Miraval,
éditées par L. T. Topsield, Paris, Nizet, 1971, n. vi, pp. 99-106; S. Guida, L’autore
ed il latore di Vai, Hugonet, ses bistensa (BdT 461, 247), in «Cultura Neolatina»,
66 (2006), pp. 45-82, p. 46.
46. Ibid., n. xlvii, p. 358-360.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
330
Massimiliano Gaggero
[1302,2] RS 1135 Moniot d’Arras, Amours n’est pas que q’en die, 3
coblas ternas suivies par 2 doblas;47
[1302, 3] RS 1141 Comte de Bretagne, Noviaument m’est pris envie,
5 coblas unissonans;48
[1302, 4] RS1183 Anon., Toi reclaim, Vierge Marie, coblas
singulars;49
[1302, 5] RS 1231 Moniot d’Arras (?), Amours, s’onques en ma vie,
4 coblas doblas;50
[1302, 6] RS1634 Anon., Por cele ou m’entente ai mise, 5 coblas
singulars;51
[1302,7] RS 1738a Anon., Tous li mont doit mener joie, 7 coblas
singulars.52
Parmi les textes occitans, le poème de Raimon de Miraval utilise seulement des heptasyllabes masculins, alors que Vai Hugonet,
ses bistensa présente le même schéma métrique et la même formule
syllabique que Ne chant pas, que que nus die. Paul Meyer a remarqué le premier que Vai, Hugonet, ses bistensa (serventes composé
pendant la croisade contre les Albigeois auquel on peut assigner la
date de 1213) présente aussi, aux strophes III-IV, les rimes -ia et -os,
qui correspondent à celles du texte français qui nous intéresse.
En ce qui concerne les rimes, une situation semblable se retrouve dans la chanson Amors n’est pas, que q’en die de Moniot d’Arras.
Dans les trois premières strophes nous retrouvons les rimes -ie (a) et
-ous (b); on remarque aussi que le second hémistiche de l’incipit de
Moniot est semblable au second hémistiche de Ne chant pas.
En dernier lieu, Noviaument m’est pris envie du Comte de Bretagne, composée en coblas unissonans tout comme Ne chante pas, présente les mêmes rimes que ce dernier texte et il est aussi composé en
47. Moniot d’Arras et Moniot de Paris, trouvères du XIIIe siècle, éd. des chansons
et étude historique par H. Petersen Dyggve, Helsinki, Helsingfors, 1938, pp. 78-82.
48. J. Bédier, Les chansons du comte de Bretagne, in AA. VV., Mélanges de
linguistique et de littérature offerts à Alfred Jeanroy par ses élèves et ses amis, Paris, Droz, 1928 (Genève, Slatkine Reprints, 1972), pp. 477-495, aux pp. 489-490.
49. Recueil de chansons pieuses du XIIIe siècle, publié par E. Järnström et A. Långfors, vol. II, Helsinki, Suomalaisen tiedeakatemian toimituksia, 1927, pp. 173-175.
50. Petersen Dyggve, Moniot d’Arras cit., 121-123. Linker, Bibliography cit.,
p. 215 attribue ce texte à Perron (193,1).
51. Spanke, Eine altfranzösische Liedersammlung cit., pp. 42-44.
52. Bédier, Les chansons de croisade cit., pp. 237-245. Le texte est daté par
l’éditeur entre le mois de décembre 1244 et le début de l’année 1245.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
331
coblas unissonans. Les éléments communs aux trois textes permettent
de circonscrire un petit réseau de reprises intertextuelles, partiellement
connu par les critiques précédents, qui mérite d’être discuté, car la direction des reprises n’a pas encore été sufisamment précisée.
La question des relations entre les textes d’oïl et les textes d’oc
est complexe, et ne pourra pas être résolue ici. L’identité de schéma
métrique entre BEdT 461,247 et RS 1133, signalée par Paul Meyer,53
a surpris Martín de Riquer,54 parce que Vai, Hugonet, ses bistensa,
daté de 1213 et pourtant antérieur à Ne chant pas (1239), présente un
caractère anti-français très accusé, et que le critique s’expliquait mal
comment le texte occitan aurait pu inspirer la chanson de croisade
française transmise par la Continuation Rothelin. Dans une célèbre
étude des années 1980, Marshall a proposé une explication différente, selon laquelle les deux textes imiteraient, de façon indépendante,
le schéma qu’on trouve chez Moniot d’Arras (RS 1135).55
Récemment, Saverio Guida est retourné sur la question, en reprenant la proposition d’attribuer BEdT 461,247 à Raimon de Miraval avancée, entre autres, par Zenker.56 Guida souligne en particulier
que Marshall ne prend pas en considération le fait que Vai, Hugonet
présente, comme nous l’avons vu, le même schéma rimique BEdT
406,7, dont l’attribution à Raimon de Miraval est sûre, et qui présente aussi une structure en coblas doblas: l’auteur du texte, qu’on
l’identiie ou pas avec Raimon, aurait pu s’inspirer du poème de
ce dernier plutôt que de celui de Moniot. Cette considération s’appuie aussi sur la chronologie relative de BEdT 461,247 et de RS
1135. Petersen Dyggve a daté l’activité de Moniot entre 1213-1214
(date de composition de RS 1188, texte d’inspiration religieuse, qui
est accompagné dans les manuscrits par la même mélodie que RS
1135, cf. infra) et 1239.57 La date de composition de Vai, Hugonet
53. P. Meyer, Des rapports de la poésie des trouvères avec celle des troubadours, in «Romania», 19 (1890), pp. 1-62, pp. 16-17.
54. M. de Riquer, Los trovadores, 3 vols., Barcelona, Ariel, 1975, I, p. 1702.
55. J. H. Marshall, Pour l’étude des contrafacta dans la poésie des troubadours, in «Romania», 101 (1980), pp. 289-335, aux pp. 311-312.
56. Guida, L’autore ed il latore cit.; voir p. 47 la citation de Zenker. L’attribution avait été refusée par Topsield, Les poésies cit., p. 51.
57. Petersen Dyggve, Moniot d’Arras cit., pp. 30-65. RS 1135 n’est pas daté,
mais l’éditeur fait remarquer qu’au début de son activité Moniot aurait traité surtout
de sujets réligieux.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
332
Massimiliano Gaggero
est ixée de façon relativement sûre au 1213 grâce à la présence de
références à la situation historique, et coïncide parfaitement avec
la date du poème le plus ancien de Moniot d’Arras: puisque la date
de RS 1135 n’est pas connue, l’hypothèse selon laquelle le poème
aurait été composé avant BEdT 406,7 et qu’il aurait eu une circulation immédiate jusqu’aux territoires de langue d’oc semble dificile
à accepter.58
Les arguments de Guida sont probants, surtout parce qu’ils soulignent des aspects importants que Marshall n’a pas pris en compte
en formulant sa théorie. L’impossibilité de dater certains textes (RS
1135, mais aussi BEdT 406,7) impliqués dans la discussion empêche
pourtant de préciser davantage: on ne peut pas exclure que Moniot
ait commencé à composer des poèmes avant 1213, et que le schéma
biographique proposé par Petersen Dyggve (avec le passage de la
composition de textes religieux à la composition de textes profanes)
soit à réviser, ou que le poème BEdT 406,7 ait été composé après
BEdT 461,247.
En ce qui concerne les textes d’oïl, le dossier est présenté avec
une grande précision par Petersen Dyggve dans l’introduction à
Amors n’est pas, que q’en die, de Moniot d’Arras (RS 1135),59 que
je résume ici:
1) RS 1135 a dû inspirer la chanson pieuse RS 1183 e la chanson
d’amour RS 1231 (Amors, s’onques en ma vie); ce dernier texte est
publié par Petersen Dyggve parmi les chansons dont l’attribution à
Moniot d’Arras est douteuse. RS 1183 et RS 1231 ont été transmis
avec la même mélodie que RS 1135. La même mélodie a aussi
été adaptée à RS 1188, l’une des chansons les plus anciennes de
Moniot (cf. ci-dessus), qui présente pourtant un schéma métrique
différent (strophes d’heptasyllabes ababbabab).60
2) La chanson RS 1141 du Comte de Bretagne (Noviaument m’est
pris envie) est transmise avec une mélodie différente de celle de
RS 1135;61 de même, la chanson anonyme RS 1634, qui partage
58. Guida, L’autore ed il latore cit., pp. 69-72.
59. Petersen Dyggve, Moniot d’Arras cit., pp. 78-79.
60. Pour la datation et les adaptations apportées à la mélodie transmise avec
RS 1188, cf. ibid., pp. 57-61 et 69-70.
61. Petersen Dyggve reprend une remarque formulée par H. Spanke, Das öftere
Auftreten von Strophenformen und Melodien in der altfranzösischen Lyrik, in «Zeit-
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
333
elle aussi le schéma métrique qui nous intéresse, est transmise
avec une mélodie (la troisième) différente.
3) Les deux chansons de croisade, RS 1133 (Ne chant pas) et RS 1738a
(Tous li mons doit mener joie), sont transmises sans mélodie.
L’hypothèse de Petersen Dyggve est que tous les textes cités
reprennent leur schéma métrique de RS 1135; cette hypothèse est reprise par Marshall dans la discussion des rapports entre textes d’oïl
et textes d’oc déjà citée. Il me semble pourtant que deux facteurs
permettent d’identiier des ramiications différentes de la tradition
du schéma métrique:
1) le recours à des mélodies différentes: nous avons une mélodie A
(RS 1135 > RS 1183, 1231 et 1188), une mélodie B (RS 1141) et
une mélodie C (RS 1634);62
2) le recours à des techniques différentes d’enchaînement strophique:
a) techniques qui comportent le regroupement de strophes avec
les mêmes rimes à l’intérieur d’un poème: RS 1135 (coblas ternas/doblas), RS 1231 (mais aussi BEdT 461,247 e 406,7);
b) coblas unissonans: RS 1133 et RS 1141;
c) coblas singulars: RS 1183, 1634, 1783a.
Le deuxième critère est probablement moins pertinent que le
premier, car on voit bien que RS 1183, tout en présentant des coblas
singulars, partage la mélodie de RS 1135. Le regroupement selon la
technique d’enchaînement strophique permet pourtant de faire ressortir la plus forte similarité qui existe, de ce point de vue, entre RS
1133 et RS 1141, la chanson du Comte de Bretagne, à l’intérieur
du groupe de poèmes qui partagent les rimes -ie et -ous (qui inclut,
comme nous l’avons vu, RS 1135 et BEdT 461,247).
Sur cette base, il est possible de se demander si Ne chant pas,
que que nus die ne soit pas lié directement à Noviaument m’est pris
schrift für französischen Sprache und Literatur», 51 (1928), pp. 73-117, à la p. 82.
La même remarque est formulée par Id., G. Raynauds Bibliographie des altfranzösischen Liedes, neu arbeitet un ergänzt (1955), photomechanischer Nachdruck, ergänzt
mit einer Diskographie und einem Register der Lieder nach Anfangsbuchstaben hersgellt von A. Bahat, Leiden, Brill, 1980, p. 71 à propos de RS 1141.
62. Je n’ai pas pu, pour l’instant, approfondir la comparaison entre les trois
mélodies.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
334
Massimiliano Gaggero
envie, et que le lien avec Amours n’est pas que c’on die ne soit plutôt de nature indirecte. Cette hypothèse me paraît conirmée par
le constat que l’identité de rime entre RS 1133, 1141 et les trois
premières strophes de RS 1135 n’est en fait que partielle: les deux
premiers textes présentent une rime -o(u)rs, et la rime -o(u)s de RS
1135 n’apparaît qu’un nombre réduit de fois (voir les schémas présentés ci-dessus) dans le cadre d’une technique de la rime qui, chez
le Comte de Bretagne comme chez l’anonyme de Ne chant pas,
laisse parfois la place à l’assonance. Le recours, minoritaire mais
récurrent, à l’assonance -o(u)rs : -o(u)s est bien sûr absent du poème
de Moniot d’Arras.
La chanson RS 1141 se distingue donc de RS 1135 par une musique différente, par le fait d’être composée en coblas unissonans,
et par la présence de rimes qui ne correspondent que partiellement
à celles utilisées par Moniot. Le fait que les deux dernières caractéristiques, associées au recours à l’assonance, se retrouvent dans RS
1133 rend probable, il me semble, que ce dernier texte se fonde sur
RS 1141; le Comte de Bretagne a pu, à son tour, s’inspirer de façon
libre de la strophe et des rimes de Moniot, tout en évitant de suivre
trop de près son modèle en changeant, notamment, la mélodie et
l’enchaînement des strophes.
La similarité des premiers vers de RS 1133 et RS 1135 ne met
pas en doute cette hypothèse, car l’expression adverbiale que que
apparaît à deux reprises dans RS 1141, au v. 5 de la strophe I et au
premiers vers (40) de la dernière strophe, dans une forme (que que
nus die) qui correspond mieux que celle qu’on trouve dans Moniot
à la leçon de RS 1133.
Cette hypothèse sur les relations entre les trois textes permet
de s’interroger à nouveau sur l’identité historique du personnage
mentionné dans le chansonnier français P (le seul à transmettre ses
poèmes) comme Li quens de Bretaigne. Le trouvère est couramment
identiié (d’après Joseph Bédier63) avec Jean Ier de Bretagne, qui succéda à son père, Pierre Mauclerc, au moment de l’abdication de celui-ci (1237) et qui fut comte de Bretagne jusqu’à sa mort pendant le
voyage de retour de la première croisade de Louis IX, en 1250. Les
arguments de Bédier sont tous tirés d’une analyse interne des textes
63. Bédier, Les chansons du comte de Bretagne cit., pp. 477-481.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
335
attribués au Comte de Bretagne, et, comme le fait remarquer Luca
Barbieri, ne sont pas péremptoires.64
Si les indices cités par Bédier sont cohérents (mais pas de façon
exclusive) avec l’identiication proposée, d’autres, qu’on peut tirer du
réseau intertextuel qui nous intéresse, me semblent aller vers l’autre
candidat possible, le père de Jean Ier, Pierre Mauclerc. Rappelons tout
de suite, avec Bédier et Barbieri, que, même après son abdication,
celui-ci continuait à être appelé comte de Bretagne: c’est notamment
le cas dans la Continuation Rothelin de l’Eracles. En deuxième lieu,
Moniot d’Arras, dont Amours n’est pas, que q’en die pourrait avoir
inspiré le choix du schéma métrique utilisé dans Noviaument m’est
pris envie, était en rapport avec les deux frères de Pierre Mauclerc,
Jean de Mâcon et Robert II comte de Dreux. Jean de Mâcon avait
aussi participé, avec Pierre, à la croisade des barons et était mort avant
que l’expédition prît la voie du retour.65
Si l’auteur de RS 1141 était à identiier avec Pierre Mauclerc,
l’imitation du schéma de son poème par RS 1133 présenterait des implications utiles à éclaircir les intentions de l’auteur anonyme. Pierre
Mauclerc s’était illustré dans une action de bravoure éclatante, qui,
comme nous l’avons vu, avait poussé les autres barons, par esprit
d’émulation, à la défaite près de Gaza. L’attitude des barons critiquée
par Ne chant pas, que que nus die était la conséquence de cette défaite.
Pierre Mauclerc était donc un exemple du courage dont le manque
chez les autres barons est stigmatisé par la chanson anonyme, mais ses
actions étaient aussi à l’origine de la chaîne d’événements qui avait
amené les croisés à l’impasse à laquelle réagit notre poème. Dans ce
contexte, la reprise du schéma métrique de Noviaument m’est pris en64. En ligne sur http://www2.warwick.ac.uk/fac/arts/modernlanguages/research/french/crusades/texts/of/rs1133/ (dernière consultation le 15/12/2015). Voir
aussi la iche consacré par G. Barachini au coms de Bretaigna in TraLiRo: http://
www.mirabileweb.it/risultati.aspx?cpage=ASP.p_romanzo_aspx.pinfo (dernière
consultation le 15/12/2015).
65. Petersen Dyggve, Moniot d’Arras cit., pp. 33-39. Les rapports avec les
trouvères remontaient, dans la famille des comtes de Bretagne, à la génération précédente, avec le comte Geoffroi de Bretagne; on sait par ailleurs que les comtes de
Bretagne du XIIIe siècle ne descendaient pas directement de Geoffroi, mais d’Alix,
née du deuxième mariage de la femme de celui-ci, Constance, avec Gui Thouars:
cf. Gace Brulé, trouvère champenois, éd. des chansons et étude historique par H.
Petersen Dyggve, Helsinki, Société de Littérature Finnoise, 1951, pp. 27-37.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
336
Massimiliano Gaggero
vie se chargerait chez l’anonyme d’une valeur proprement politique
si la chanson-source était l’œuvre de Pierre Mauclerc: celui-ci était
l’un des chefs de la croisade, et était probablement à portée de voix
lorsque Ne chant pas était chantée. Il est donc possible que la reprise
de la structure de RS 1141 indique que Pierre était spécialement visé
par l’auteur de RS 1133, que celui-ci l’ait considéré comme modèle de
prouesse à opposer implicitement aux autres barons, ou qu’il ait voulu
par son texte lui rappeler ses actions glorieuses dans le passé récent
pour le pousser à reprendre son rôle dans l’armée.
Si des recherches ultérieures venaient conirmer cette hypothèse,
on aurait à faire à un cas où la tradition lyrique extravagante représentée par une chronique en prose apporte un élément important pour
interpréter la tradition canonique des chansonniers, qui, à son tour,
permet de reconstruire le contexte dans lequel la tradition extravagante prend tout son sens.
2. La transmission de la ballade Chief essoigné de piteuse aventure
Nous avons vu dans les paragraphes précédents que généralement les poèmes insérés dans les textes historiques en prose ne nous
sont pas connus en dehors des textes qui les citent. Il s’agit, d’après
ce que j’ai pu voir au cours de mon dépouillement, d’une constante
qui ne connaît qu’une véritable exception, d’autant plus intéressante
que les canaux qui nous ont transmis ce court texte lyrique sont très
différents les uns des autres: il s’agit de la ballade Chief essoigné de
piteuse aventure.
Le texte – transmise en forme anonyme66 – est formée par trois
strophes de sept décasyllabes, selon le schéma métrique ababbcc;
les rimes (-ure, -é, -ier) restent les mêmes d’une strophe à l’autre, et
le dernier vers de chaque strophe est un refrain («Qu’a un chascun
fauldra faire mestier»). Il s’agit d’un schéma très courant, qui a été
fréquemment utilisé, notamment par Guillaume de Machaut, mais
66. L’attribution à Christine de Pizan dans Œuvres complètes de Eustache Deschamps, publiées d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale par le marquis de
Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, 11 vols., Paris, Firmin-Didot, 1878-1903, II
(1880), p. xxvii n’est pas argumentée, et ne semble pas s’appuyer sur la tradition manuscrite. Pour l’hypothèse que la ballade soit de Clément de Fauquembergue voir infra.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
337
aussi par Christine de Pizan.67 La ballade a été composée à la suite de
la défaite française dans la bataille d’Azincourt (25 octobre 1415),
et évoque dans un style très elliptique, par allusions qui ne pourront
pas être entièrement élucidées ici, l’état d’égarement de la France de
Charles VI à cette époque.
2.1. Manuscrits et éditions
Chief essoigné de piteuse aventure est transmise à travers trois
canaux de tradition typologiquement distincts. Le texte est cité dans
la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet, en deux livres, qui continue la Chronique de Jean Froissart pour les années 1400-1440. La
dernière édition de la Chronique a été publiée en 1857-1862 par
Louis Douët-d’Arcq.68 La chronique a été elle-même continuée,
d’abord par Mathieu d’Escouchy (pour les années 1444-1461) et
puis par d’autres continuateurs, jusqu’à 1467 (la partie couvrant les
années 1444-1467 est parfois indiquée comme troisième livre les
éditeurs anciens), 1471 ou les années 1480.69 Les dimensions de la
tradition, manuscrite et imprimée, ne sont pas bien connues: le dernier éditeur ne connaissait que 8 manuscrits, alors que, dans une
étude récente, Hanno Wijsman parle de 50 manuscrits et 4 éditions
du texte, publiées entre 1500 et 1603.70 D’après les recherches de
Wijsman, la tradition se partage en manuscrits contenant seulement
67. Voir les chiffres données par D. Poirion, Le poète et le prince. L’évolution
du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, PUF,
1965, pp. 382-391. À la p. 385 Poirion compte 138 cas d’emploi de cette structure
par Machaut et 96 par Christine de Pizan: il s’agit d’une des «formes banales, représentées par des nombres impressionnants d’emploi (…) et que nous retrouvons
chez presque tous les rimeurs amateurs ou professionnels de notre époque». Cf.
aussi M.-R. Jung, Sur la naissance de la ballade dans la première moitié du XIVe
siècle, de Jean Acart à Jean de la Mote et à Guillaume de Machaut, in «L’analisi
linguistica e letteraria», 8 (2000), pp. 8-29.
68. La Chronique d’Enguerran de Monstrelet, en deux livres, avec pièces justiicatives: 1400-1444, publiée pour la Société de l’Histoire de France par L. Douët
d’Arcq, 6 vols., Paris, Renouard, 1857-1862.
69. H. Wijsman, History in Transition: Enguerrand de Monstrelet’s Chronique in Manuscript and Print (c. 1450-c. 1600), in The Book Triumphant. Print in
Transition in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, ed. by M. Walsby and Gr.
Kemp, Leiden-Boston, E.J. Brill, 2011, pp. 199-252, p. 203.
70. Ibid., pp. 203-210.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
338
Massimiliano Gaggero
une partie des livres de la Chronique, manuscrits contenant l’ensemble des trois livres, et manuscrits contenant une version brève
du texte. J’ai écarté les manuscrits de la rédaction brève, et me suis
concentré sur les manuscrits de la rédaction concurrente du livre I,
déjà publiée par Douët d’Arcq, en faisant abstraction des rapports de
cette version avec la rédaction brève. Sur les 9 manuscrits de cette
version,71 je n’ai pu consulter, en premier lieu, que les 7 manuscrits
parisiens; parmi les manuscrits consultés, seulement 5, sauf erreur,
contiennent notre ballade (voir l’Annexe avec l’édition synoptique
du texte).
Chief essoigné est ensuite transmis par ce qu’on a appelé au XIXe
siècle le Journal de Nicolas de Baye (1364-1419), qui a occupé la
charge de grefier au Parlement de Paris entre le 19 novembre 1400 et
le 17 janvier 1417.72 Le journal se compose en réalité d’annotations,
plus ou moins développées, écrites dans les espaces restés libres après
la copie des actes du Parlement dans les registres du Parlement civil
tenus par Nicolas de Baye. Chief essoignié est transcrit dans le registre
Paris, Archives Nationales, X1a 1480, qui concerne l’année allant de
novembre 1414 à septembre 1415. La bataille d’Azincourt a eu lieu
en octobre, dans la période dite de vacation du Parlement de Paris
(8 septembre-11 novembre):73 le texte a donc été copié sur une page
complètement blanche à la in du registre (f. 33r), et non au milieu
d’actes juridiques, peut-être peu de temps après sa composition et au
71. Paris, BnF, fr. 6486 (1454), fr. 2681-2682 (1470), fr. 2684 (1470-1480), fr.
5016 (environ 1480), fr. 2678-2679 (années 1500), fr. 20360-20362 (années 1510);
Paris, Arsenal, 5084 (années 1470), Darmstadt, LHSB, 134 (1480-1485), Chantilly,
Musée du Château, 875 (321) (années 1500). Pour les datations, voir les pages de
Wijsman, History in transition citées à la note précédente. Le manuscrit Paris, BnF,
fr. 2683 est cité dans deux notes différentes (n. 18 et 19 p. 205) avec deux datations:
1450-1460 et années 1470.
72. Journal de Nicolas de Baye, grefier du Parlement de Paris, 1400-1417,
texte complet, publié pour la Société de l’Histoire de France par A. Tuetey, 2 vols.,
Paris, Renouard, 1885-1888. Je renvoie à cette édition pour les renseignements sur
la biographie de Nicolas de Baye: vol. II, pp. i-xlviii.
73. État méthodique des archives du Parlement de Paris, par F. Hildesheimer
et M. Morgan-Bonnet, avant-propos d’I. Neuschwander, préface de P. Bourdelais,
Paris, Archives Nationales, 2011, p. 20. Je renvoie à cet ouvrage pour les renseignements relatifs au fonctionnement du Parlement de Paris et à la constitution des
séries documentaires.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
339
moment de sa première circulation. Selon Antoine Thomas, le texte
est copié non pas par Nicolas de Baye, mais par son collègue Clément
de Fauquembergue, qui aurait par la suite pris le relais en tant que
grefier en 1417.74 La copie aurait eu lieu tout de même sous le contrôle de Nicolas de Baye, qui aurait écrit la note en latin qui accompagne,
dans la marge intérieure, la transcription de la ballade. Les modalités
et les circonstances de la registration du texte,qui s’insèrent dans une
pratique courante chez les notaires de l’Ancien Régime, ne sont pas
sans rappeler celles de la ixation des textes italiens transmis par les
Memoriali bolognesi, mais aussi la modalité de transmission de textes
occitans, tels le Roland à Sarragosse et le Ronsasvals; derrière cette
modalité de transmission semble donc se dessiner une pratique commune à la classe des notaires.75
En dernier lieu, Chief essoigné igure dans deux recueils manuscrits. Paris, BnF, nouv. acq. 6221, a été copié par Simon de Plumetot
(1371-1433), appartenant à la même génération et au même milieu
que Nicolas de Baye,76 à une date qu’Olivier Delsaux situe au milieu
74. A. Thomas, Une ballade politique. 1415, in «Romania», 8 (1879), p. 443444, p. 443. Pour cette étude je n’ai pu travailler que sur la reproduction microilmée
du registre, et je n’ai pas pu procéder à une vériication de cette hypothèse sur les
originaux; je me promets de revenir sur ce sujet dans l’avenir. Clément de Fauquembergue a aussi laissé des annotations dans ses registres qui ont été publiées en forme
de journal: Journal de Clément de Fauquembergue, grefier du Parlement de Paris,
1417-1435, texte complet, publié pour la Société de l’Histoire de France par A. Tuetey, avec la collaboration d’H. Lacaille, 3 vols., Paris, Renouard, 1909-1915.
75. Sur l’importance des hauts fonctionnaires royaux pour le premier humanisme
français voir G. Ouy, L’humanisme et les mutations politiques et sociales en France aux
XIVe et XVe siècles, in L’Humanisme français au début de la Renaissance, XIVe colloque
international de Tours, Paris, Vrin, 1973, pp. 27-44, et les ouvrages cités par O. Delsaux,
L’humaniste Simon de Plumetot et sa copie des poésies d’Eustache Deschamps. Une
édition génétique au début du XVe siècle? (partie I), in «Revue d’histoire des textes»,
n.s., 9 (2014), pp. 273-349, pp. 284-285 n. 15. Sur la culture des notaires du Moyen Âge
à aujourd’hui, voir le catalogue de l’exposition Des minutes qui ont fait l’histoire. Cinq
siècles d’archives notariales à Paris, Paris, Somogy éditions d’art-Archives nationales,
2012, surtout les pp. 13-31 et 72-77 (à la p. 74 un exemple plus tardif, 1547, de poème
politique transcrit dans un registre notarial). Elsa Marguin-Hamon des Archives Nationales a eu la gentillesse de me faire parvenir une copie de cet ouvrage.
76. G. Ouy, Simon de Plumetot (1371-1443) et sa bibliothèque, in Miscellanea codicologica F. Masai dedicata MCMLXXIX, ediderunt P. Cockshaw, M.-CGarand et P. Jodogne, Gand, Story-Scientia, 1979, pp. 353-381. Je cite le rappel
des dates fondamentales de la vie de Simon de Plumetot par Delsaux, L’humaniste
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
340
Massimiliano Gaggero
des années 1430.77 Le manuscrit, copié sur papier, s’ouvre par l’Art
de dictier d’Eustache Deschamps, suivi par une anthologie de ballades de Deschamps et d’autres auteurs (connus et anonymes), et se
conclut par le Breviaire des nobles, le Lai de paix d’Alain Chartier,
et le Paris étymologisé de Jean Munier.78
L’autre recueil (Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 3391)
date du début du XVIe siècle79 et contient un ensemble de trente textes,
moins homogène du point de vue du genre littéraire, structuré par la
présence de huit œuvres d’Olivier de la Marche; les ballades (textes
22-25) occupent une petite section, close par notre texte (f. 487r-v).80
Notre ballade a été publiée à plusieurs reprises, mais chaque
éditeur avait une connaissance réduite de la tradition manuscrite: le
texte du manuscrit Paris, BnF, fr. 2684 (Chronique d’Enguerrand de
Monstrelet), f. 202v a été reproduit par Leroux de Lincy81 et Douët
d’Arcq, qui donne en note le texte des Archives Nationales.82 Ce
Simon de Plumetot cit., p. 275: «Il accumula des prébendes à Senlis, Chartres, Caen
et Bayeux et it carrière au Parlement de Paris, où il fut successivement avocat du
roi (1413), conseiller aux Enquêtes du Palais (1423), puis conseiller à la Chambre
(1428). Il demeura à son poste pendant toute l’occupation anglaise, jusqu’en 1436,
où il obtint du roi d’Angleterre un poste à l’Échiquier de Rouen». Sur l’importance
de ce manuscrit dans l’édition des poèmes de Deschamps, cf. ibid., pp. 297-298.
77. Delsaux, Simon de Plumetot cit., pp. 303-304.
78. Voir ibid. pp. 300-312 pour une hypothèse sur la structure originale du manuscrit. Pour le détail du contenu dans: http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/manuscrit/
detail_manuscrit.php?projet=48124. Selon G. M. Roccati (La réception de l’œuvre
d’Eustache Deschamps aux XVe et XVIe siècles, in L’écrit et le manuscrit à la in du
Moyen Âge, éd. T. van Hemelrick et C. van Hoolbroek, Turnhout, Brepols, 2006,
pp. 277-302, p. 280 et passim) la présence, dans les textes de Deschamps, de variantes qui affectent parfois la structure même des poèmes montre que Plumetot aurait
eu accès à des rédactions alternatives d’auteur; Delsaux, Simon de Plumetot cit., pp.
312-349 pense en revanche que les modèles de Plumetot étaient «des manuscrits à
diffusion rapide et éphémère, sans doute ceux qui circulaient dans les milieux de
juristes parisiens auxquels Plumetot appartenait» (p. 349).
79. Sauf erreur, le dernier texte contenu dans le manuscrit, les Epîtres de l’amant
vert de Jean Lemaire de Belges, est aussi le plus récent, datant de 1505-1510.
80. En ligne sur http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/manuscrit/detail_manuscrit.
php?projet=70127. Ma dernière consultation des deux notices de ces manuscrits
dans la base JONAS date du 15/12/2015.
81. Leroux de Lincy, Recueil de chants historiques français depuis le XIIe
jusqu’au XVIIIe siècle, vol. I, Paris, Gosselin, 1841.
82. La chronique d’Enguerran de Monstrelet cit., III, pp. 123-124.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
341
dernier texte a été publié à plusieurs reprises: au XVIIIe siècle, dans
l’Histoire de la ville de Paris de Felibien et Lobineau83 et au XIXe
siècle par A. Tuetey84 et par Antoine Thomas.85
Au moment de publier son édition, Thomas ignorait les éditions
précédentes de Chief essoignié. Celles-ci sont mentionnées dans un article postérieur, qui est aussi la première contribution à mentionner les
trois canaux de diffusion de la ballade.86 Malheureusement, cet article
représente aussi, à notre connaissance, la dernière contribution critique
concernant le texte de Chief essoignié; jamais, sauf erreur, on n’a essayé d’en réunir les différentes versions du texte pour les comparer.
2.2. Examen des variantes de rédaction
Je donne en annexe une transcription synoptique des textes des
Archives Nationales (A), de la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet (reconstruit sur la base des cinq manuscrits parisiens que j’ai
siglés B1-5) et des deux recueils de poèmes Paris, BnF, nouv. acq.
fr. 6221 (C) et Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 3391 (D).
Comme je l’ai précisé plus haut, je n’ai pas pu prendre en compte,
pour cet article, les deux manuscrits de Monstrelet qui ne sont pas
conservés dans les bibliothèques parisiennes; il manque aussi un cadre général des rapports entre les différentes versions de la Chronique et une analyse des versions brèves: j’ai donc préféré m’en tenir à
un examen des manuscrits qui transmettent (au moins en principe: je
me suis limité aux opérations nécessaires au repérage de la citation
lyrique) la même rédaction que celle éditée par Douët d’Arcq. Pour
incomplète que soit notre connaissance de la tradition de Monstrelet,
je crois que les témoignages que j’ai recueillis sont sufisants pour
un premier aperçu des problèmes liés à la transmission plurielle de
la ballade Chief essoignié de piteuse aventure.
Dans mon édition synoptique, je mets en avant le texte des Archives Nationales, pour trois raisons. Il s’agit tout d’abord de la co83. Histoire de la ville de Paris, composée par D. M. Felibien, revue, augmentée et mise au jour par D. G.-A. Lobineau, 5 vols., Paris, Desprez et Dessart,
1725, II, p. 560.
84. Journal de Nicolas de Baye cit., II, pp. 219-220.
85. Thomas, Une ballade politique cit.
86. Id., Variétés bibliographiques, in «Romania», 40 (1911), pp. 17-40, aux
pp. 31-32.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
342
Massimiliano Gaggero
pie la plus ancienne du texte: si sa collocation dans le registre X1a
1480 (après la copie des actes de septembre 1415 et avant que, dans
le registre suivant, commence la transcription des actes de l’année
suivante, allant de novembre 1415 à septembre 1416) peut être acceptée comme indice de datation, la transcription aurait eu lieu à
une distance très réduite de la bataille d’Azincourt. Même si on peut
imaginer que le feuillet resté vide aurait été pu être rempli plus tard,
quand l’activité du Parlement avait déjà repris, on ne peut pas aller
au-delà du moment où Nicolas de Baye (qui a vraisemblablement
écrit la phrase latine accompagnant la copie du texte) a quitté son
poste de grefier (1417).87 Cette copie est aussi susceptible d’émaner
d’un milieu proche de celui où le texte a été composé, si on peut
prêter foi à la phrase de Monstrelet qui introduit la ballade: «Aprés
laquelle piteuse et trés douloureuse journee aucuns clers du royaume
de Franche, moult esmervilliés, irent les vers quy s’ensievent». Il
est possible que l’expression clers du royaume de Franche ne soit
pas une expression générique, mais qu’elle indique plus précisément
des fonctionnaires rattachés à la Cour du roi. En troisième lieu, et
peut-être en conséquence des deux caractéristiques déjà citées, le
texte des Archives Nationales nous offre une très bonne leçon de la
ballade, comme le montre une comparaison avec le texte transmis
par Monstrelet et par les deux recueils de poèmes. La tradition représentée par Enguerrand de Monstrelet (B) partage la même variante,
des cieux contre des tiens d’A et C et des siens de D.88 La leçon de B
peut être expliquée soit, sur le plan paléographique, par la proximité
des graphèmes t et c, soit, sur le plan phonique, par la prononciation
identique de ci- et si-. Cette variante, tout en étant minime, change
complètement le sens du texte, qui semble se référer à une généri87. Il me semble dificile que Nicolas de Baye ait rouvert ce registre très
longtemps après son achèvement pour y faire copier ce texte, à moins qu’il n’ait
voulu le faire copier à l’endroit correspondant à sa date de composition. Il est aussi
dificile que le texte ait été copié après que Nicolas eut quitté son poste de grefier
en 1417, puisque (selon l’hypothèse d’Antoine Thomas) il aurait écrit la note latine
qui accompagne la ballade.
88. La leçon de D pourrait être due à une méprise du copiste, qui n’a pas
compris tout de suite que les v. 19 et 20 représentent une apostrophe adressée par le
poète au royaume de France; et pourtant, la leçon des siens ne gâte pas la cohérence
du passage.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
343
que (et inexistante) persécution religieuse, ou à un éloignement du
chemin indiqué par la religion;89 alors que les autres textes, qui font
allusion aux divisions internes au royaume de France, sont beaucoup
plus précis, et cohérents avec le ton général de la ballade.
Deux autres variantes – partagées par B et D – inléchissent le
sens du poème et rendent, il me semble, moins claires les allusions
au contexte historique qu’il contient.
Au v. 2 à jeune regent d’AC s’oppose prince regnant de BD: il
s’agit de Louis, duc de Guyenne, dauphin de Charles VI, lequel faisait
fonction de régent pendant les accès de folie de son père: ce dernier
est indiqué par la périphrase qui occupe entièrement le v. 1, avec l’utilisation amphibologique du terme chief (dans le sens de ‘siège de l’intellect’ et dans celui de ‘chef d’État’). Les variantes du v. 2 se réfèrent
toutes les deux à la situation paradoxale créée par la folie de Charles
VI, qui avait amené à la tête du conseil du roi, en 1409, le dauphin, âgé
de 12 ans, en renversant la situation typique des périodes de régence
pendant la minorité du roi: ici, c’est un régent mineur qui exerce le
pouvoir au lieu d’un roi, majeur mais privé de la raison.
La variante prince regnant de BD se qualiie, de ce point de vue,
comme un véritable oxymore qui souligne l’absurdité de la situation
attribuant au prince le pouvoir de régner, mais jeune regent insiste
mieux, je crois, sur la charge et l’âge de Louis de Guyenne, qui avait
18 ans en 1415; Louis mourut, par ailleurs, peu de temps après la
bataille d’Azincourt et la rédaction de notre poème, le 18 décembre
1415. Pour avoir une idée de la précision avec laquelle le vers de la
ballade donne une extrême synthèse de son caractère, on peut citer
l’entrée consacrée par Nicholas de Baye à la mort de Louis:
Ce dit jour, monseigneur Loiz de France, ainsné ilz du Roy nostre Sire, Dauphin
de Viennoiz et duc de Guienne, moru de l’aage de vint ans ou environ, bel de visage, sufisamment grant et gros de corps, pesans et tardif, et po agile, voluntaire
et moult curieux a magniicence d’abiz et joiaux circa cultum sui corporis.90
L’adjectif voluntaire (‘opiniâtre’) est ici en accord avec la présentation du dauphin donnée par Chief essoignié de piteuse aventure,
89. Notre ballade fait par ailleurs une allusion assez critique au comportement
du clergé au v. 9: selon Leroux de Lincy, p. 293, il serait question de la condition de
l’Église pendant le Grand Schisme d’Occident.
90. Journal de Nicolas de Baye cit., II, p. 231.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
344
Massimiliano Gaggero
mais aussi par le portrait qu’en dresse le Religieux de Saint-Denis,91
toujours à l’occasion de la mort de celui-ci. Le goût de Louis de
Guyenne pour le luxe semble être conirmé par une étude de ses
commandes artistiques à travers les comptes de l’hôtel du dauphin.92
Il me semble que, dans ce contexte, la variante de AC se qualiie,
comme au v. 19, par la précision et la richesse des informations
qu’elle donne.
On peut faire le même raisonnement pour la variante au v. 3:
l’un de l’autre de AC (avec ellipse du que consécutif) décrit bien,
comme l’écrit Antoine Thomas, «les princes du sang divisés par la
longue querelle des Armagnacs et des Bourguignons»; la variante de
BC, qui de l’autre, semble établir une opposition entre le sang royal
et un autre sang, qui reste, au moins à l’état actuel de mes connaissances, moins facile à identiier.
Une dernière remarque concerne la leçon isolée de A aux vv.
10-11:
10
11
12
13
L’umble commun obeït et endure
Fains protetteurs lui faire adversité
Mais trop souffrir induit necessité,
Dont avendra (…)
10 L’umble] Humble BD ; 11 Fains AC] Faulx BD ; faire] font BCD.
91. Chronique du Religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI
de 1380 à 1422, publiée en latin et traduite par M. L. Bellaguet (1842), intr. de B.
Guenée, 3 vols., Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientiiques,
1994, III, pp. 586-588. Le texte souligne que Louis de Guyenne ne fut pas regretté
par ses sujets, du fait de son caractère fermé, son aversion pour les tâches liées au
gouvernement de l’État et on opiniâtreté: «Adhuc indecenciora multo non sine nobilium regnicolarum displicencia continuans, reprehendi a quocunque impacienter
ferebat; et si quis ex domesticis sibi servientibus dixisset ilium regis primogenitum
talia dedecere, ipsum protinus depulsum e curia et oficio privatum nunquam nisi
cum dificultate maxima in suam graciam revocabat»; suit l’évocation de son amour
pour le luxe. Ce témoignage concorde avec celui de Nicolas de Baye. Sur le portrait
de Louis de Guyenne par le Religieux de Saint-Denis voir B. Guenée, Le portrait de
Charles VI dans la Chronique du Religieux de Saint-Denis (1997), in Id., Un roi et
son historien. Vingt études sur le règne de Charles VI et la Chronique du Religieux
de Saint-Denis, Paris, De Boccard, 1999 (Mémoires de l’Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres. Nouvelle série, 18), pp. 185-218, aux pp. 213-216.
92. E. Lebailly, Le dauphin Louis, duc de Guyenne, et les arts précieux (14091415), in «Bulletin Monumental», 163 (2005), 4, pp. 357-374.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
345
Le texte des Archives Nationales est le seul à présenter les deux
vers comme une seule phrase, dans laquelle le v. 11 représente une
proposition complétive à l’ininitif. Dans les autres manuscrits, les
deux vers, bien que liés par rapport au sens, contiennent deux propositions principales liées par asyndète: les deux aspects de la situation évoquée (la souffrance du peuple, l’action néfaste des faux
protecteurs) sont isolés l’un de l’autre, alors que, dans A, un lien
direct est établi entre eux. Si la syntaxe de BCD est cohérente avec
la structure générale de la ballade, il est aussi vrai qu’ici, à la in de
la deuxième strophe, l’auteur semble élargir son discours en créant
une syntaxe plus luide et articulée par la présence de connecteurs
logiques (mais, dont). La leçon de A, tout en étant isolée face aux
autres manuscrits, correspond bien à la tournure stylistique de ces
vers; l’adoption d’une construction indirecte à l’ininitif montre une
certaine cohérence stylistique avec la construction elliptique du v.
2. Ces remarques stylistiques sont, par leur nature même, sujettes à
caution et n’offrent pas d’argument déinitif pour trancher la question de la valeur à accorder à la variante des vv. 10-11; l’ancienneté de l’attestation et sa proximité immédiate à la date et au milieu
dont la ballade émane lui attribuent pourtant, à mon avis, un certain
poids. On peut tirer quelques conclusions de l’examen des variantes
attestées par les trois canaux de la transmission de Chief essoigné.
En premier lieu, il est possible d’identiier un lien – qui ne saurait pas être considéré stricto sensu comme un lien généalogique,
puisqu’il se manifeste à travers des variantes et non pas à travers des
erreurs – entre le recueil de Vienne et le texte transmis par la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet, ce qui permet de montrer que la
tradition représentée par la citation insérée dans le texte historique
n’est pas isolée par rapport à la circulation du texte à l’intérieur des
recueils manuscrits.
Deuxièmement, l’importance de l’attestation par le registre de
Nicolas de Baye conservé aux Archives Nationales est conirmée: à
l’ancienneté de la copie du texte, et à ses implications socio-culturelles s’ajoutent la qualité de sa leçon, conirmée (encore une fois)
par la tradition des recueils (texte de C), mais aussi (quelles qu’en
doivent être les conséquences pour une édition critique du texte), par
une analyse interne de la seule variante isolée de A. Ce cas de igure
(ancienneté de l’attestation, bonté de la leçon transmise) permet de
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
346
Massimiliano Gaggero
lier l’attestation notariale de notre ballade à une série beaucoup plus
ample de documents particulièrement bien étudiés pour l’aire italienne, à partir du cas des Memoriali bolognesi.93
Le manuscrit C partage toutes les leçons qui opposent A à BD ;
comme ces leçons ont l’air de mieux préserver le texte de l’original, on ne peut pas indiquer l’accord de ces deux manuscrits comme
une preuve qu’ils descendent d’un ancêtre commun; par ailleurs, C
s’oppose à A avec deux leçons isolées aux vv. 8 (fault vs. fuit ABD)
et 9 (taist vs. cele ABD). On peut penser d’attribuer cette proximité
à deux facteurs: le fait que A et C ont été copiés à deux moments
proches l’un de l’autre, et surtout que C émane du même milieu que
A, celui des grands oficiers du royaume de France.
3. Conclusions
J’espère avoir montré quelques-unes des raisons de l’intérêt
d’une étude systématique des insertions lyriques dans les textes
historiques du Moyen Âge. Attestations souvent isolées au sein
des textes mêmes qui les transmettent, ces insertions ne découlent
pas moins d’une pratique littéraire commune (à lire aussi sur l’axe
des rapports entre vers et prose dans les derniers siècles du Moyen
Âge) que de l’implication de leurs auteurs avec les événements
historiques dont ils étaient les témoins.
Les textes que nous avons étudiés sont parfaitement intégrés
dans la tradition lyrique médiévale représentée par les chansonniers, si bien qu’ils entretiennent parfois un dialogue serré avec
les poèmes attestés par ceux-ci, comme le montre le cas de Ne
chant pas, que que nus die. Les poèmes de Philippe de Novare
participent du caractère dialogique de la lyrique médiévale: l’arrière-plan métrique et générique occitan de cet auteur italien écrivant
93. J’indique seulement quelques contributions récentes utiles pour reconstruire le contexte socio-culturel: Rime due e trecentesche tratte dall’Archivio di
Stato di Bologna, ed. critica a cura di S. Orlando con la consulenza archivistica di
G. Marcon, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 2005, à lire avec le compte
rendu d’A. Antonelli, in «Ecdotica», 4 (2007), pp. 320-331; A. Antonelli, Dalle
rime alle tracce, in Carducci e il medioevo bolognese fra letteratura e archivi, a c.
di M. Giansante, Bologna, Deputazione di storia patria, 2011, pp. 107-198.
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
347
en français dans l’Orient latin fait ressortir toute la complexité de
la situation linguistique et culturelle dans laquelle il opérait, mais
aussi l’originalité de son positionnement dans le champ littéraire
de l’époque.
L’examen de la tradition de Chief essoignié de piteuse aventure
permet de montrer les implications de ce type de recherche pour
la typologie de la tradition, parce que les attestations de la ballade
représentent tous les canaux de transmission des textes lyriques: les
chansonniers, les chroniques en prose, et les documents de notaire.
Nous avons pu conirmer par l’étude des variantes ce que nous avions observé sur la base de l’étude de la métrique et de l’intertextualité dans la première partie de notre contribution: les différents
canaux de la transmission des textes ne sont pas séparés par des
cloisons étanches, et les copies d’un texte qui circulent en dehors de
la tradition des chansonniers ne remontent pas nécessairement à des
ilons différents de la tradition.
Outre les implications des analyses que j’ai présentées, il est nécessaire de souligner encore une fois les problèmes posés par l’état
de la documentation sur laquelle elles sont fondées: à l’exception
du récit de la guerre de Frédéric II contre les Ibelin par Philippe de
Novare (dont le texte est par ailleurs transmis par un seul manuscrit),
nous ne disposons pas d’éditions modernes des textes historiques
qui présentent des insertions lyriques, ni, pour les textes des XIVe et
XVe siècles, d’informations précises sur leur tradition manuscrite.
Les problèmes posés par la Chronique de Monstrelet montrent bien
la part d’incertitude qui pèse sur notre connaissance de ces textes.
Il en va de même pour la présentation des notes contenues dans
les registres, à partir des prétendus journaux de Nicolas de Baye et
Clément de Fauquembergue, dans les éditions du XIXe siècle. Une
étude des insertions lyriques contenues dans les textes historiques en
prose pourra peut-être contribuer à améliorer les connaissances sur
les textes qui les transmettent, et à préciser la place de ces derniers
dans le système littéraire du Moyen Âge.
Critica del testo, XVIII / 3, 2015
348
Massimiliano Gaggero
Annexe: édition synoptique de la ballade Chief essoigné de piteuse aventure
a
b
c
d
e
f
2
4
6
8
10
12
14
16
18
20
Texte A
Texte B
Archives Nationales, X1a 1480, c. 33r
Enguerrand de Monstrelet, Chronique
Hec omnia his metris| contenta
habebantur|his diebus .CCC XV.|
in hoc regno*
Aprés laquelle piteuse et trés douloureuse journee, aucuns clers du royaume
de Franche, moult esmeruilliés irent les
vers quy s’ensievent
Chief essoignié de piteuse aventure,
Jeune regent plain de sa volenté,
Sang si divis l’un de l’autre n’a cure,
Conseil suspect de parcialité,
Peuple destruit par prodigalité
Feront encor tant de gens mendier
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Chief ensonniet par piteuse adventure,
Prince regnant plain de sa voulenté,
Sang si divis qui de l’autre n’a cure,
Conseil suspect de parcialité,
Peuple destruit par prodigalité
Feront encores tant de gens mendiier
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Noblesse fuit encontre sa nature,
Le clergié craint et cele verité,
L’umble commun obeït et endure
Fains protetteurs lui faire adversité,
Mais trop souffrir induit necessité,
Dont avendra, que ja veïr ne quier,
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Noblesse fuit encontre sa nature,
Le clergiet craint et choile uerité,
Humble commun obeït et endure,
Faulx protesteurs luy font adversité,
Mais trop souffrir induict necessité,
Dont avenra, que ja veïr ne quier,
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Foible ennemi en grant desconiture
Victorien et pou debilité,
Provision verbal qui petit dure,
Dont nulle riens n’en est executé,
Regne, des tiens mesmes persecuté,
Ta in sera et ton estat dernier
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Foyble ennemy en grant desconiture
Victorien et pou debilité;
Provision verbal qui petit dure,
Dont nulle rien n’en est executé;
Regne des cieulx mesmes persecuté,
Ta in sera et ton estat dernier
Qu’a un chascun fauldra faire mestier.
Avant l’incipit: Balade B3
* Dans la marche gauche, en correspondance des vv. 11-14.
1chief ensonniet] Chi est [espace blanc]
B3, Cy voit on que B4 ; 3 diuis] diuers B34 ;
6 qui] que B4 - encores] encor B34 - fuit]
fait B34 ; 10 obeït] obeïssent (+1) B12 ;11
protesteurs] protecteurs B24 ;13 que] ce
que B4 ; 19 Regnes des B2 Le roy B4 Royne B5– persecuté] est persecute B34 ; 21 Ta
in] La in B4 sera et ton] sera et B3, viendra et nostre B4 – dernier] derrenier B234
Insertions métriques dans l’historiographie en langue d’oïl
Texte C
Paris, BnF, nouv. acq. Fr. 6221, c. 9r
a
b
c
d
e
f
2
4
6
8
10
12
14
16
18
20
349
Texte D
Wien, Österreichische National-bibliothek,
3391, c. 487r-v
Balade sur les douloureux affaires du Royalme de France que lonfeistapres la bataille
dagincourt au temps de Charles le bien ayme
Roy de France
Balade
Chief essognié de piteuse avanture,
Jeune regent plain de sa voulenté,
Sanc sy divis, l’un de l’autre n’a cure,
Conseil suspect de parcialité,
Peuple destruit par prodigalité,
Feront encores tant de gens mendier
Qu’a un chascun fauldra fere mestier.
Chief ensonnié de piteuse adventure,
Prince regnant plain de sa voulenté
Sang si diuis, qui de l’autre n’a cure,
Conseil suspect de parcialité,
Peuple destruit par prodigalité,
Feront encore tant de gent mendier
Qu’a ung chascun fauldra faire mestier.
Noblesce fault encontre sa nature,
Le clergié craint et taist la verité,
L’umble commun obeïst et endure,
Fains protecteurs lui font adversité,
Maiz trop souffrir induit necessité,
Dont aviendra que ja veïr ne quier,
Qua un chascun <fauldra fere
[mestier.>
Noblesse fuit encontre sa nature,
Le clergié craint et celle verité,
Humble commun obeïst et endure,
Faulx protecteurs lui font adversité,
Mais trop souffrir induit necessité,
Dont adviendra que la (?) ueoir ne
[quiere (?),
Qu’a ung chascun fauldra faire mestier.
Foible ennemi en grant desconiture
Victorien et pou de liberté,
provision verbal qui petit dure,
Dont nulle riens n’en est executé;
Regne, des tiens mesmes persecuté,
Ta in sera et ton estat dernier
Qu’a un chascun fauldra fere mestier.
Foible ennemy en grant desconiture
Victoriain (?) et pou debilité,
Promision verbal qui petit dure,
Dont nulle riens n’en est executé;
Regne, des siens meismes persecuté,
Ta in sera et ton estat dernier
Q’ua ung chascun fauldra faire mestier.
B: Manuscrits de la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet:
B1 – Paris, BnF, fr. 6486, c. 242ra (colophon: Olivet du Quesne 12 maggio 1454
[59?]) testo di base
B2 – Paris, BnF, fr. 2683, cc. 243vb-244ra (1460-1470)
B3 – Paris, BnF, fr. 2681, cc. 200vb-201ra (1470)
B4 – Paris, BnF, fr.2684, f. 202v (1470-1480)
B5 – Paris, BnF, fr. 2360, f. 322r-v (1510)
Critica del testo, XVIII / 3, 2015