Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu

Présentation du dossier "Le spectateur numérique

2020, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)

Présentation du dossier ”Le spectateur numérique” Matteo Treleani, François Jost To cite this version: Matteo Treleani, François Jost. Présentation du dossier ”Le spectateur numérique”. Télévision, 2020. ฀hal-03276650฀ HAL Id: hal-03276650 https://hal.science/hal-03276650 Submitted on 2 Jul 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. PRÉSENTATION DU DOSSIER Matteo Treleani, François Jost C.N.R.S. Editions | « Télévision » © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) ISSN 2108-8926 ISBN 9782271132673 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-television-2020-1-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions. © C.N.R.S. Editions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) 2020/1 N° 11 | pages 9 à 21 sous la direction de François JOST et Matteo TRELEANI © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Le spectateur numérique © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) DOSSIER Toutes ces problématiques sont au centre de ce dossier. Les articles que l’on va lire prouvent que, loin d’avoir disparu ou de montrer sa désuétude, la notion de spectateur manifeste son actualité dans la multitude de situations, environnements et lieux où on assiste à des pratiques audiovisuelles. Cet état spectatoriel décrit par Duhamel, dans lequel les images remplacent la pensée, s’applique sans doute mieux qu’au cinéma au portrait qu’il fait des États-Unis où les écrans envahissent le quotidien et où l’audiovisuel s’impose comme une manière d’attirer et dompter le regard produisant une captation de l’attention. On pourrait alors affirmer que le spectateur semble se manifester plus comme une « condition », un mode d’interagir avec un environnement désormais envahi d’écrans et images en mouvement, que comme un rôle figé que l’on aurait le choix d’occuper ou pas. Difficile aujourd’hui de se passer du « rôle de spectateur » dans une gare, dans un métro ou lorsqu’on lit un article sur smartphone et on est soudainement interrompu par un clip publicitaire… Dans quelle mesure des pratiques propres aux plates-formes et modes de visionnage actuels – bases de données, 11 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) « Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées » affirmait Georges Duhamel en 1930. Cette idée du spectateur cinématographique comme sujet abandonné aux stimuli des industries culturelles semble aujourd’hui dépassée. Initialement conçu comme un être passif, ligoté à un fauteuil et soumis au dispositif, le spectateur a graduellement acquis un rôle actif, aussi bien dans les théories des médias que dans les pratiques spectatorielles. Une nouvelle figure a émergé, celle d’un spectateur acteur, producteur, créateur… Le numérique a facilité cet état des choses grâce au potentiel de réutilisation et de relocalisation des produits audiovisuels. Apparemment émancipé des logiques industrielles grâce aux innovations techniques, le spectateur semble avoir acquis des libertés qui étaient impensables dans les années 1930. Cela signifie-t-il que les logiques de diffusion et d’accès numériques produisent un spectateur réellement émancipé ? Et, si oui, quelles nouvelles figures du spectateur voit-on émerger ? Mais parler de spectateur, étymologiquement celui qui regarde, a-t-il encore un sens à l’ère des récits interactifs et des narrations transmédia ? L’interactivité et les libertés à l’ère numérique n’ont-elles pas changé sa condition ? Et de quelles façons ? © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) vidéo à la demande, récits interactifs, smartphones – diffèrent-elles des pratiques audiovisuelles traditionnellement pré-numériques ? Comme on le verra, les logiques pré-numériques sont toujours à l’œuvre, refaçonnées ou ajustées dans un nouvel éco-système. Les auteurs ici réunis soulignent l’importance, dans l’environnement numérique, des modalités de diffusion et de visionnage propres au médium télévisuel, souvent dépassé, parfois intentionnellement, afin de comparer le numérique avec le cinéma. C’est en effet surtout une « extension du domaine télévisuel » que l’on peut constater aujourd’hui (Jost 2019). De la temporalité liée aux abonnements aux logiques de rendez-vous, la programmation télévisuelle et sa ritualisation n’ont pas été abandonnées. La télévision : prémédiation des pratiques spectatorielles numériques ? Les évolutions des techniques médiatiques nous ont mis devant une évidence. La globalisation de l’offre, la multiplication des canaux de diffusion et de production, la libération des modes de production et de création ont multiplié les possibilités et le potentiel d’action d’un spectateur autrefois contraint par des choix limités. Là où le téléspectateur ne faisait que suivre la programmation télévisuelle de quelques chaînes 12 nationales, sous le modèle du broadcast ou à la limite du narrowcast, la VOD et les plates-formes web ont inauguré un mode de diffusion fondé sur l’accès et la recherche dans une base de données. Cependant ces évolutions n’ont rien d’une rupture nette : l’augmentation de l’offre par exemple a été graduelle, avec l’invention de la télécommande, du magnétoscope, des chaînes payantes, de la VOD ensuite jusqu’au binge-first, c’està-dire la modalité de diffusion des séries où la plate-forme met à disposition dans sa base de données une saison dans son intégralité… La télévision semble alors « prémédier » (Grusin 2010) une grande quantité des tendances actuelles1. Ces techniques médiatiques modifient le statut spectatoriel : elles permettent le déplacement de l’expérience audiovisuelle partout et tout le temps et donnent un pouvoir de choix, d’action et d’implication au sujet. Et pourtant, c’était la finalité de la reproductibilité technique de transposer « le système des sensations » dans l’ubiquité, afin de rendre les choses « humainement et spatialement plus proches de soi2 ». On pourrait dire que dans cette initiale condition de reproductibilité se trouvaient déjà les prémisses d’une délocalisation des expériences médiatiques. L’industrialisation de la 1. Basée sur la notion de remédiation, c’està-dire la représentation d’un médium par un autre, la notion de “premédiation” se focalise sur la tendance des médias à remédier des événements et des techniques de l’avenir. 2. Ce que Paul Valéry appelle la « conquête de l’ubiquité » : en exergue de Benjamin 1939. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Télévision n° 11, 2020 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) création envisageait depuis le départ une multiplication des situations de réception en déterminant les prémisses pour des pratiques moins statiques : un visionnage domestique prévoit forcément des actions qui dépassent le simple « regarder » et laissent donc entrevoir un pouvoir de manipulation que le spectateur va acquérir au fur et à mesure des innovations techniques de l’audiovisuel : de l’invention de la télécommande à Netflix. En d’autres termes, si le numérique est vu comme une libération pour un sujet dans une condition habituellement passive, c’est néanmoins dans la télévision que l’on peut trouver les prémisses de cette évolution. Le télévisuel a été la première forme d’émancipation du spectateur contraint par le dispositif cinématographique. Dans la liberté de choix, en premier lieu : la possibilité de changer de chaîne, cause de la mort du cinéma en 1983 dans la bien connue provocation de Peter Greenaway3 (Gaudreault et Marion 2013) et dans la domestication du contenu audiovisuel en deuxième lieu, qui portera à une situation de réception où plusieurs pratiques coexistent (à ce propos, Roland Barthes avait pointé la fin de l’état de rêverie provoqué par le cinéma : Barthes 1975). Cette condition de relocalisation de l’expérience 3. « Si vous tirez dans le cerveau d’un dinosaure un lundi, sa queue bouge encore le vendredi. Le cinéma est cérébralement mort. La date de la mort du cinéma est le 31 septembre 1983, quand la télécommande s’est répandue dans les salons. » Le spectateur numérique cinématographique a été lourdement critiquée comme une dénaturation4. Cependant, ces changements ont multiplié quantitativement et qualitativement le nombre et les types d’émissions diffusées, pour ensuite arriver aux plates-formes de streaming actuelles. Le numérique n’intervient pas comme une rupture de ce point de vue, mais plutôt en continuité de l’évolution des médias audiovisuels, la numérisation étant un pas de plus dans une tendance qui vise à la portabilité et à la transférabilité des expériences médiatiques. La conséquence directe de ces évolutions est en premier lieu une libération du spectateur du point de vue de l’accès, lié à une « explosion de l’offre » et à un pouvoir du choix. En deuxième lieu, le numérique permet une implication du potentiel créatif du spectateur, d’une multitude de manières. Il intervient dans des récits interactifs ou intermédiatiques (le transmédia) et il peut se réapproprier des œuvres diffusées en créant des formes esthétiques fondées sur la reprise5. Deux pistes d’étude semblent alors envisageables : l’interactivité avec les contenus et l’accès aux programmes. Si 4. Dans le film Chambre 666 tourné au Festival de Cannes en 1982 par Wim Wenders, Werner Herzog affirme que « dans ce qui se passe là [à la télévision] la vie est absente » et imagine que dans le futur on pourra commander des repas grâce à la vidéo. Voir aussi la notion de « relocalisation » : Casetti 2015. 5. Voir la notion de remix : Navas 2012 et celle de “spreadabilité” : Jenkins et Ford 2013. 13 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) François Jost et Matteo Treleani © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) l’interactivité se présente sous plusieurs formes, l’évolution de l’offre repose sur la notion de temporalité : on pourrait même parler d’un retour de la temporalité de la programmation télévisuelle. Les recherches présentées dans ce dossier interrogent alors l’interactivité et la temporalité de la réception audiovisuelle en se focalisant sur des cas d’études spécifiques : les plates-formes de VOD, dans leur déclinaison cinéphile et dans leur impact dans la diffusion de séries, les webséries, les algorithmes de recommandation, la notion de spoiler, les productions audiovisuelles des spectateurs, le webdocumentaire, le transmédia et les récits interactifs. De l’émancipation des contraintes temporelles… « We no longer watch films or TV ; we watch databases. Instead of well-defined programmes, we search one list after another » (Lovink 2013). Geert Lovink affirme que l’art de regarder des films a été remplacé par celle de regarder des bases de données : passer de liste en liste à la recherche de contenus. Le visionnage synchronique d’une base de données remplace donc la linéarité du montage séquentiel : la base de données est dans une certaine mesure une spatialisation de la durée de l’audiovisuel. Ou, en d’autres termes, une opposition entre une diffusion en flux et en stock (Jost 2015). D’un point de vue économique, chiffre à 14 l’appui, en 2015, Eric Scherer, directeur de la prospection chez France Télévisions, affirme que la télévision de rendez-vous n’a plus de futur : la consommation à la carte semble s’imposer. « Le streaming vidéo via Internet, l’hyper-abondance de contenus vidéo souvent gratuits, les mobiles et la consommation à la carte ubiquitaire, sont en train de s’imposer et de libérer la TV de ses contraintes historiques : pas de grilles de programmes, pas de limites, ni pour les contenus, ni pour les cibles à atteindre, pas de bon pour tous et pas de mesure unique du succès » (Scherer 2015). Les recherches présentées dans ce dossier montrent cependant comment une ritualisation basée sur la temporalité de la diffusion est nécessaire afin de donner de la valeur aux contenus audiovisuels. Flux et stock finalement ne s’opposent pas vraiment, car ils ne reposent pas sur les mêmes promesses et tensions narratives (Jost 2015). La multiplication des dispositifs d’accès ne semble pas contredire des formes d’événementialisation et de temporalisation qui s’appliquent à ces nouveaux environnements. …au retour de la temporalité Contredire la temporalité audiovisuelle, en dévoilant la fin d’une histoire, n’est pas forcément une atteinte à la qualité de l’expérience. Au contraire, © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Télévision n° 11, 2020 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) le spoiler est le genre de phénomène qui témoigne de l’importance de la valeur cultuelle des séries télévisées. Benjamin Campion rappelle en effet que le pouvoir de nuisance d’un spoiler est « proportionnel à notre taux d’implication dans le récit ». Le spoiler est également lié à la temporalité de la livraison d’un récit feuillettonnant. À travers l’analyse de la raréfaction de ce phénomène social à l’ère du binge-first, Campion démontre l’importance de la temporalité pour le spectateur télévisuel. L’effacement du twist narratif et le retrait de l’épisode unitaire du débat social privent les spectateurs du temps pour enquêter parmi les épisodes. Avec la mise à disposition d’une saison entière, la « pulsion de complétude » se porte donc sur la fin de l’histoire, ou de la saison, plutôt que sur les étapes intermédiaires. La programmation télévisuelle montre donc son intérêt lié à la ritualisation : les limites du binge-first sont d’ailleurs devenus évidentes pour la presse internationale (Blake et Villarreal 2019). Jean Châteauvert met également en valeur l’importance de la temporalité en analysant les logiques de rendez-vous liées aux contenus sur YouTube. Les récits audiovisuels sériels sur le web sont abordés à travers le phénomène des événements qui rassemblent les internautes pendant quelques jours avec l’annonce d’un nouvel épisode. Ces expériences audiovisuelles conjuguent « visionnement et commentaire dans une fenêtre de quelques jours ». L’offre ne suffit pas Le spectateur numérique à déterminer le visionnage, donc ; sont nécessaires des activités en amont qui invitent à visionner un nouvel épisode. Ces « cadres temporels » vont également définir le contenu des échanges : des appréciations de la série sont normalement écrites au moment de la mise en ligne, alors que l’implication de commentaires personnels (impliquant un « je ») a souvent lieu plus tard. Le commentaire des spectateurs a donc un « pouvoir conversationnel » dans la dynamique des échanges qui est lié à ces cadres temporels. La forme énonciative de ces récits sériels est également liée à la temporalité de leur visionnement : s’agissant d’un récit déictique – le youtubeur s’adresse directement à l’internaute en l’interpellant – le spectateur devient le « vis-à-vis » auquel le youtubeur s’adresse « en étant présent au même moment de la mise en ligne ». Toujours dans le cadre de vidéo sur YouTube, Sandrine Philippe analyse le cas de l’expérience spectatorielle juvénile avec une enquête ethnographique auprès d’une vingtaine d’adolescents. YouTube étant souvent vu comme l’utopie d’un spectateur émancipé, Philippe se demande si les algorithmes de recommandation suggérant aux usagers des vidéos similaires ne se substituent pas à la grille de programmation et à sa cadence hebdomadaire. Les adolescents plébiscitent la variété des contenus, l’autonomie et la liberté dont ils jouissent sur YouTube mais en réalité ils consultent fréquemment les recommandations, au point de 15 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) François Jost et Matteo Treleani Télévision n° 11, 2020 Dans une analyse des pratiques de médiation des plates-formes de VOD cinéphiles, qui proposent donc des catalogues de films d’auteur, telles qu’Arte Créative, Le Cinéma Club, UniversCiné ou Bref Cinéma, Christel Taillibert montre comment les attentes des spectateurs cinéphiles vont au-delà de l’utopie de l’accessibilité (ou de la logique du ATAWAD : any time, any where, any device). Afin de réintroduire ces pratiques dans le contexte numérique à la demande, le spectateur a besoin de la présence d’une médiation qui de facto limite ses libertés. L’émancipation de la base de données est ici limitée par une « triangulation de la proposition » où la figure du médiateur guide les pas du spectateur. Taillibert isole trois formes de médiation cinéphile : l’accompagnement éducatif, l’éditorialisation et la logique du rendez-vous. Ces formes relèvent d’un « marketing de la rareté », qui restreint l’offre afin de valoriser quelques titres. L’interface intervient dans cette sélection avec une subjectivité de l’instance : un 16 « je » qui s’oppose donc à la prétendue neutralité des interfaces numériques. Les plates-formes se chargent donc de l’éditorialisation de l’offre. Il est intéressant de remarquer que ces stratégies sont souvent érigées sur une temporalisation des catalogues : la sélection tournante, par exemple, ou une événementialisation avec des rendez-vous. Dans la même perspective, Marta Boni souligne la permanence des logiques de rendez-vous chez les spectateurs des séries télévisées. Dans une enquête qualitative et quantitative des traces de réception de séries télévisées, elle analyse les tweets qui contiennent un titre ou un hashtag lié à une série. Cette analyse ethnographique montre « d’un côté, des séries qui produisent un flux allié au temps social des publics et, de l’autre, des publics qui s’activent à des moments déterminés. » La création de rendez-vous et intervalles semble favoriser les échanges entre fans sur les réseaux et alimenter ainsi la valeur cultuelle des épisodes. Le succès du dernier épisode de Game of Thrones en est un exemple. Là où la série Stranger Things, livrée dans son intégralité selon la méthode habituellement employée par Netflix (le binge-first), a générée des débats liés à l’ensemble de la série comme une unité singulière, GoT a su susciter un débat lié à chaque épisode. À l’ère du binge-watching, la logique du rendez-vous est loin d’être achevée. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) sembler naviguer « de recommandation en recommandation ». Ils privilégient les algorithmes structurés sur les historiques de recherche des usagers qui sont ainsi capables d’offrir des suggestions personnalisées. Cependant, une forme de « braconnage » des algorithmes est aussi à l’œuvre : encore une fois c’est la temporalité au cœur des pratiques ; l’abonnement devient chez certains adolescents un moyen pour détourner le dispositif en influençant les recommandations et les contenus qui apparaîtront. Un spectateur (inter)actif ? © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) « Je ne peux plus penser ce que je veux » affirmait donc Duhamel. Cité par Walter Benjamin pour décrire le spectacle cinématographique comme une forme de distraction, en opposition à la contemplation de la peinture (Benjamin 1939), son discours témoigne, d’une façon probablement caricaturale mais utile pour l’analyse, d’une manière de penser le sujet spectatoriel dans une sorte de passivité, mieux, presque une inconscience, un abandon au flux audiovisuel et à la durée imposée du temps cinématographique. Les images qui se suivent, les unes derrière les autres, les écrans et les insignes qui occupent notre espace visuel, ne donneraient pas le temps à l’individu de réfléchir, de produire ses propres associations mentales6. Devant cette passivité, l’interactivité des médias numériques semble alors intervenir comme une manière d’impliquer et accrocher le spectateur en lui donnant une place dans le récit et dans la détermination de l’offre. Cependant la même argumentation a été utilisée pour critiquer l’interactivité. À propos des médias numériques et interactifs, Lev Manovich affirmait en 2001 par rapport à ce qu’il appelait « le mythe de l’interactivité » (Manovich 2001) : Le spectateur numérique « Auparavant, on regardait une image et on l’associait soi-même mentalement à d’autres images. Maintenant, les médias interactifs nous demandent de cliquer sur une image sélectionnée pour passer à une autre image. Avant, on lisait une phrase d’une histoire ou un vers d’un poème et l’on pensait à d’autres vers, d’autres images ou d’autres souvenirs. Désormais, les médias interactifs nous demandent de cliquer sur une phrase déjà sélectionnée pour aller à un autre poème. On nous incite, en somme, à suivre des associations préprogrammées ayant une existence objective. » Là où le cinéma, selon Duhamel, avec le montage séquentiel, imposerait des associations d’images, l’interactivité des médias numériques, selon Manovich, nous propose une série d’associations préétablies, qui iraient remplacer celles qu’on aurait pu nous-mêmes établir. Manovich voit l’interactivité dans la même optique que Duhamel, comme un dispositif nous transformant en « automates », obligés à cliquer partout suivant des chemins pré-programmés (Treleani 2015). Dans une pensée selon laquelle le choix entre deux options donnerait finalement moins de liberté que le nonchoix, l’interaction numérique donnerait alors un sentiment de liberté mensonger. 6. On fait référence à l’économie de l’attention : Citton 2014. 17 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) François Jost et Matteo Treleani © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Différentes formes d’interactivité vidéos et les réactions ou les vidéos réalisées par les joueurs dans l’analyse de Pauline Brouard). Manovich abordait l’interactivité en pensant aux hyperliens d’une page web. Depuis, les productions audiovisuelles numériques ont montré une multiplicité de voies possibles. La question de l’interactivité se décline différemment lorsqu’on va voir l’implication du spectateur cas par cas. Il serait sans doute utile, par exemple, de dissocier différentes formes d’implication selon deux axes : la dimension du produit audiovisuel concerné par l’interaction – le contenu ou l’expression – et le degré d’implication du spectateur qui va du commentaire à la production d’un nouveau contenu. Il peut donc s’agir du niveau du contenu, le récit – donnant ainsi lieu à une « interactivité narrative » (c’est le cas des films interactifs, voir l’analyse de François Jost) ou du niveau de l’expression, de la forme éditoriale des informations – une « interactivité éditoriale » donc (c’est le cas des webdocumentaires, par exemple, voir à ce propos l’analyse de Sophie Beauparlant) ; l’interaction peut également concerner un niveau méta-discursif, sous la forme de commentaires et du comportement de l’internaute qui va connecter des récits dispersés en ligne (le transmédia, dans le texte de Ordosgoita et Rio) ou encore d’une réinterprétation des récits qui donne vie à des vidéos produites par les spectateurs (« une réappropriation » telle qu’elle est décrite par l’enquête de Sylvie Périneau Lorenzo sur les crack L’interactivité narrative est au centre d’une expérience audiovisuelle de Netflix qui a fait beaucoup parler : Bandersnatch. François Jost analyse cet objet assez difficile à classer (un film interactif issu d’une série, diffusé en VOD) en affirmant que le propre du post-cinéma est précisément l’interaction. Le cinéma des interactions serait le fruit de la réduction allographique du cinéma dont le numérique est l’aboutissement : l’œuvre peut circuler indépendamment du support. Comme une partition, le film est joué par un spectateur et la narration maîtrisée par un metteur en scène. Dans une comparaison inédite avec la musique contemporaine et en particulier le système de partitions de Pierre Boulez (où des notes peuvent être jouées ou pas), Jost propose d’utiliser plutôt que joueur, exécuteur ou opérateur le terme d’interprète pour le spectateur numérique : « considérer l’usager d’un film de postcinéma comme un instrumentiste qui peut choisir son chemin dans une partition – à la fois au sens musical et au sens de système de notation que lui donne Goodman –, c’est étendre sa liberté et en dessiner les contours ». 18 Ces manières d’entendre le spectateur ne peuvent que démontrer une cohabitation de pratiques et de cultures appartenant à une multiplicité d’environnements médiatiques. Dans une analyse des interfaces numériques qui © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Télévision n° 11, 2020 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) donnent accès à certains webdocumentaires, Sophie Beauparlant remarque une ludicisation des contenus audiovisuels. Des logiques propres à la culture numérique jouent un rôle majeur dans la posture interprétative du spectateur en créant des effets de sens qui dépassent la culture du documentaire. « Les signes de la culture numérique, interfacés et potentiellement ludogènes, interfèrent dans l’expérience interprétative du spectateur. Ces signes font en quelque sorte écran à notre perception du réel, ici interfacé » : l’effet de réel n’est plus le produit de la rhétorique documentaire mais le résultat de médiations numériques interactives qui interfacent notre rapport au monde, selon Beauparlant. Autre forme d’interaction spectatorielle envisagée dans ce dossier, le streaming de jeux vidéo. Pauline Brouard analyse également une forme de temporalisation spécifique : le direct, qui était le « quid » de la télévision selon Umberto Eco (2015) ou le « paroxisme du modèle du flux » (Jost, 2015). Brouard prend en compte cette situation particulière où « une personne jouant à un jeu vidéo se filme et diffuse en direct cette captation sur une plate-forme spécialisée. Le contenu audiovisuel produit, mis en forme de façon plus ou moins complexe grâce à un logiciel dédié, est retransmis instantanément ». Le jeu vidéo est ainsi médiatisé sous la forme d’un spectacle audiovisuel, ce qui produit une interaction avec son public mais modifie aussi l’expérience du jeu, avec la mise en scène de ce que Brouard appelle un « ethos du Le spectateur numérique joueur ». Cette pratique est bien une pratique intermédiale, faite d’emprunts et bricolages de différentes cultures médiatiques. La pratique du jeu est en particulier remédiée par les logiques du direct télévisuel. L’interactivité des médias numériques semble ainsi s’allier aux formes de diffusion les plus typiques du médium télévisé. Sylvie Périneau Lorenzo s’intéresse à une autre manière de matérialiser l’expérience spectatorielle. En analysant des communautés créées autour du dernier épisode de Game of Thrones, elle montre comment les spectateurs numériques peuvent se définir à travers un « faire », c’est-à-dire à travers des pratiques productives qui servent à interpréter et à partager ces interprétations. Il s’agit d’un « agir spectatoriel ». Son intérêt porte plus en particulier sur deux formes de vidéos créées suite au visionnage de GoT : les crack videos et les « réactions ». Si les premières sont des formes de mash-up basées sur des remontages typiques de la culture du remix numérique, les deuxièmes sont des représentations du « fait spectatoriel » : où les filmeurs captent l’acte de visionnage en cours afin de montrer l’état de choc provoqué par un twist narratif par exemple. Selon Périneau, pour ces internautes la question de la télévision ne se pose pas en tant que medium ou en tant qu’institution, seuls existent les contenus. Cette posture spectatorielle semble alors actualiser les finalités de la reproductibilité technique : une portabilité des contenus à reproposer sous plusieurs formes et sur plusieurs supports. 19 © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) François Jost et Matteo Treleani Télévision n° 11, 2020 Le spectateur numérique devient ainsi un spectateur multi-facettes : narrateur, joueur, usager, producteur… un spectateur qui peut aussi regarder dans une multiplicité de situations, contextes médiatiques et plates-formes de diffusion. Dans les enjeux de la culture de la convergence, les médias interagissent en allant constituer une figure composite, où plusieurs rôles se superposent, avec différents degrés d’interaction, de liberté et de choix. Comme un interprète, selon la terminologie de Jost, le spectateur doit jongler entre des limites industrielles, techniques et narratives, mais il arrive toujours à donner sens à des contenus qui lui sont proposés. Entre interactivité et choix narratifs, le spectateur numérique est tout d’abord un spectateur mobile, capable de choisir le lieu et le 20 moment approprié pour son expérience audiovisuelle. Matteo Treleani et François Jost Bibliographie Barthes, Roland (1975), « En sortant du cinéma », Seuil, Communications, 23. Benjamin, Walter (1939), « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. Blake, Meredith et Villarreal, Yvonne (2019), “Are These End Times for Binge Culture ?” LA Times, 10 octobre, URL : https://www. latimes.com/entertainment-arts/tv/ story/2019-10-10/streaming-warsbinge-culture-netflix-model Casetti, Francesco (2015), The Lumière Galaxy, Cambridge University Press. Citton, Yves (sous la dir.) (2014), L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte. Chambat-Houillon, Marie France et Barthes, Séverine (2019), « Présentation du dossier, Les mutations de la télévision », Télévision, 10. Duhamel, Georges (1930), Scènes de la vie future, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 2003. Eco, Umberto, (2015), Sulla televisione. Scritti 1956-2015, Milano, La nave di Teseo. Gaudreault, André et Marion, Philippe (2013), La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère numérique, Paris, Armand Colin. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Depuis les études sur la culture de la convergence, on sait que la circulation ne concerne pas que les contenus mais aussi le « comportement migratoire des consommateurs » (Jenkins 2006). Rocio Lopez Ordosgoita et Florence Rio analysent le rôle des jeunes spectateurs dans la stratégie multi plate-forme mise en place autour d’une série télévisuelle colombienne : Señal Colombia. Ces stratégies transmédia ont des finalités éducatives, Ordosgoita et Rio, dans une approche d’inspiration pragmatique qui tient donc compte des rôles prescrits par le dispositif et du comportement des usagers montrent la multiplicité des pratiques des acteurs en réponse à une communication complexe et multidimensionnelle. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) Grusin, Richard (2010), Premediation. Affect and Mediality after 9/11, Palgrave. Jenkins, Henry (2006), Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York University Press. Jenkins, Henry et Ford, Sam (2013), Spreadable Media : Creating Value and Meaning in a Networked Culture, New York University Press. Jost, François, (2015), « Quelle relation au temps nous promet-on à l’ère de l’ubiquité télévisuelle ? », Télévision, 6. Jost, François (2019), « Extension du domaine télévisuel », Télévision, 10. Lovink, Geert (2008), “The Art of Watching Databases” in Video Vortex Reader : Responses to YouTube, Amsterdam, Institute of Network Cultures. Le spectateur numérique Manovich, Lev (2010), Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel. Navas, Eduardo (2012), Remix Theory : The Aesthetics of Sampling, Springer. Scherer, Eric (2015), « Futur de la TV : 10 enjeux de transformation », MétaMédia, 9, Printemps-été 2015 https:// www.meta-media.fr/2015/05/18/ futur-de-la-tv-10-enjeux-de-transformation.html. Treleani, Matteo (2016), « Du spectre à l’automate. Deux figures du spectateur numérique », in Châteauvert, Jean et Delavaud, Gilles, D’un écran l’autre. Les mutations du spectateur, L’Harmattan-INA, coll. Les Médias en actes. © C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123) François Jost et Matteo Treleani