Présentation du dossier ”Le spectateur numérique”
Matteo Treleani, François Jost
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Matteo Treleani, François Jost. Présentation du dossier ”Le spectateur numérique”. Télévision, 2020.
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PRÉSENTATION DU DOSSIER
Matteo Treleani, François Jost
C.N.R.S. Editions | « Télévision »
© C.N.R.S. Editions | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nice - Sophia Antipolis (IP: 134.59.36.123)
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ISSN 2108-8926
ISBN 9782271132673
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2020/1 N° 11 | pages 9 à 21
sous la direction de François JOST et Matteo TRELEANI
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Le spectateur numérique
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DOSSIER
Toutes ces problématiques sont au centre
de ce dossier.
Les articles que l’on va lire prouvent
que, loin d’avoir disparu ou de montrer
sa désuétude, la notion de spectateur
manifeste son actualité dans la multitude de situations, environnements et
lieux où on assiste à des pratiques audiovisuelles. Cet état spectatoriel décrit par
Duhamel, dans lequel les images remplacent la pensée, s’applique sans doute
mieux qu’au cinéma au portrait qu’il fait
des États-Unis où les écrans envahissent
le quotidien et où l’audiovisuel s’impose
comme une manière d’attirer et dompter
le regard produisant une captation de
l’attention. On pourrait alors affirmer
que le spectateur semble se manifester
plus comme une « condition », un mode
d’interagir avec un environnement
désormais envahi d’écrans et images en
mouvement, que comme un rôle figé
que l’on aurait le choix d’occuper ou
pas. Difficile aujourd’hui de se passer
du « rôle de spectateur » dans une gare,
dans un métro ou lorsqu’on lit un article
sur smartphone et on est soudainement
interrompu par un clip publicitaire…
Dans quelle mesure des pratiques
propres aux plates-formes et modes de
visionnage actuels – bases de données,
11
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« Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées » affirmait
Georges Duhamel en 1930. Cette idée du
spectateur cinématographique comme
sujet abandonné aux stimuli des industries culturelles semble aujourd’hui
dépassée. Initialement conçu comme un
être passif, ligoté à un fauteuil et soumis
au dispositif, le spectateur a graduellement acquis un rôle actif, aussi bien
dans les théories des médias que dans
les pratiques spectatorielles. Une nouvelle figure a émergé, celle d’un spectateur acteur, producteur, créateur… Le
numérique a facilité cet état des choses
grâce au potentiel de réutilisation et
de relocalisation des produits audiovisuels. Apparemment émancipé des
logiques industrielles grâce aux innovations techniques, le spectateur semble
avoir acquis des libertés qui étaient
impensables dans les années 1930. Cela
signifie-t-il que les logiques de diffusion
et d’accès numériques produisent un
spectateur réellement émancipé ? Et, si
oui, quelles nouvelles figures du spectateur voit-on émerger ? Mais parler de
spectateur, étymologiquement celui qui
regarde, a-t-il encore un sens à l’ère des
récits interactifs et des narrations transmédia ? L’interactivité et les libertés à
l’ère numérique n’ont-elles pas changé
sa condition ? Et de quelles façons ?
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vidéo à la demande, récits interactifs,
smartphones – diffèrent-elles des pratiques audiovisuelles traditionnellement pré-numériques ? Comme on le
verra, les logiques pré-numériques sont
toujours à l’œuvre, refaçonnées ou ajustées dans un nouvel éco-système. Les
auteurs ici réunis soulignent l’importance, dans l’environnement numérique,
des modalités de diffusion et de visionnage propres au médium télévisuel,
souvent dépassé, parfois intentionnellement, afin de comparer le numérique
avec le cinéma. C’est en effet surtout
une « extension du domaine télévisuel »
que l’on peut constater aujourd’hui (Jost
2019). De la temporalité liée aux abonnements aux logiques de rendez-vous, la
programmation télévisuelle et sa ritualisation n’ont pas été abandonnées.
La télévision :
prémédiation des
pratiques spectatorielles
numériques ?
Les évolutions des techniques médiatiques nous ont mis devant une évidence. La globalisation de l’offre, la
multiplication des canaux de diffusion
et de production, la libération des modes
de production et de création ont multiplié les possibilités et le potentiel d’action d’un spectateur autrefois contraint
par des choix limités. Là où le téléspectateur ne faisait que suivre la programmation télévisuelle de quelques chaînes
12
nationales, sous le modèle du broadcast
ou à la limite du narrowcast, la VOD et
les plates-formes web ont inauguré un
mode de diffusion fondé sur l’accès et
la recherche dans une base de données.
Cependant ces évolutions n’ont rien
d’une rupture nette : l’augmentation
de l’offre par exemple a été graduelle,
avec l’invention de la télécommande, du
magnétoscope, des chaînes payantes, de
la VOD ensuite jusqu’au binge-first, c’està-dire la modalité de diffusion des séries
où la plate-forme met à disposition dans
sa base de données une saison dans son
intégralité… La télévision semble alors
« prémédier » (Grusin 2010) une grande
quantité des tendances actuelles1.
Ces techniques médiatiques modifient
le statut spectatoriel : elles permettent
le déplacement de l’expérience audiovisuelle partout et tout le temps et donnent
un pouvoir de choix, d’action et d’implication au sujet. Et pourtant, c’était la finalité de la reproductibilité technique de
transposer « le système des sensations »
dans l’ubiquité, afin de rendre les choses
« humainement et spatialement plus
proches de soi2 ». On pourrait dire que
dans cette initiale condition de reproductibilité se trouvaient déjà les prémisses
d’une délocalisation des expériences
médiatiques. L’industrialisation de la
1. Basée sur la notion de remédiation, c’està-dire la représentation d’un médium par un autre,
la notion de “premédiation” se focalise sur la tendance des médias à remédier des événements et
des techniques de l’avenir.
2. Ce que Paul Valéry appelle la « conquête de
l’ubiquité » : en exergue de Benjamin 1939.
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Télévision n° 11, 2020
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création envisageait depuis le départ
une multiplication des situations de
réception en déterminant les prémisses
pour des pratiques moins statiques : un
visionnage domestique prévoit forcément des actions qui dépassent le simple
« regarder » et laissent donc entrevoir un
pouvoir de manipulation que le spectateur va acquérir au fur et à mesure des
innovations techniques de l’audiovisuel : de l’invention de la télécommande
à Netflix.
En d’autres termes, si le numérique
est vu comme une libération pour un
sujet dans une condition habituellement
passive, c’est néanmoins dans la télévision que l’on peut trouver les prémisses
de cette évolution. Le télévisuel a été la
première forme d’émancipation du spectateur contraint par le dispositif cinématographique. Dans la liberté de choix, en
premier lieu : la possibilité de changer
de chaîne, cause de la mort du cinéma
en 1983 dans la bien connue provocation de Peter Greenaway3 (Gaudreault
et Marion 2013) et dans la domestication
du contenu audiovisuel en deuxième
lieu, qui portera à une situation de réception où plusieurs pratiques coexistent (à
ce propos, Roland Barthes avait pointé
la fin de l’état de rêverie provoqué par
le cinéma : Barthes 1975). Cette condition de relocalisation de l’expérience
3. « Si vous tirez dans le cerveau d’un dinosaure un lundi, sa queue bouge encore le vendredi.
Le cinéma est cérébralement mort. La date de la
mort du cinéma est le 31 septembre 1983, quand
la télécommande s’est répandue dans les salons. »
Le spectateur numérique
cinématographique a été lourdement critiquée comme une dénaturation4.
Cependant, ces changements ont
multiplié quantitativement et qualitativement le nombre et les types d’émissions diffusées, pour ensuite arriver aux
plates-formes de streaming actuelles. Le
numérique n’intervient pas comme une
rupture de ce point de vue, mais plutôt
en continuité de l’évolution des médias
audiovisuels, la numérisation étant un
pas de plus dans une tendance qui vise
à la portabilité et à la transférabilité
des expériences médiatiques. La conséquence directe de ces évolutions est en
premier lieu une libération du spectateur du point de vue de l’accès, lié à une
« explosion de l’offre » et à un pouvoir
du choix. En deuxième lieu, le numérique permet une implication du potentiel créatif du spectateur, d’une multitude
de manières. Il intervient dans des récits
interactifs ou intermédiatiques (le transmédia) et il peut se réapproprier des
œuvres diffusées en créant des formes
esthétiques fondées sur la reprise5.
Deux pistes d’étude semblent alors
envisageables : l’interactivité avec les
contenus et l’accès aux programmes. Si
4. Dans le film Chambre 666 tourné au Festival
de Cannes en 1982 par Wim Wenders, Werner
Herzog affirme que « dans ce qui se passe là [à la
télévision] la vie est absente » et imagine que dans
le futur on pourra commander des repas grâce à
la vidéo. Voir aussi la notion de « relocalisation » :
Casetti 2015.
5. Voir la notion de remix : Navas 2012 et celle
de “spreadabilité” : Jenkins et Ford 2013.
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François Jost et Matteo Treleani
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l’interactivité se présente sous plusieurs
formes, l’évolution de l’offre repose sur
la notion de temporalité : on pourrait
même parler d’un retour de la temporalité de la programmation télévisuelle.
Les recherches présentées dans ce dossier interrogent alors l’interactivité et la
temporalité de la réception audiovisuelle
en se focalisant sur des cas d’études
spécifiques : les plates-formes de VOD,
dans leur déclinaison cinéphile et dans
leur impact dans la diffusion de séries,
les webséries, les algorithmes de recommandation, la notion de spoiler, les productions audiovisuelles des spectateurs,
le webdocumentaire, le transmédia et les
récits interactifs.
De l’émancipation des
contraintes temporelles…
« We no longer watch films or TV ;
we watch databases. Instead of well-defined
programmes, we search one list after another » (Lovink 2013). Geert Lovink affirme
que l’art de regarder des films a été remplacé par celle de regarder des bases
de données : passer de liste en liste à la
recherche de contenus. Le visionnage
synchronique d’une base de données
remplace donc la linéarité du montage
séquentiel : la base de données est dans
une certaine mesure une spatialisation
de la durée de l’audiovisuel. Ou, en
d’autres termes, une opposition entre une
diffusion en flux et en stock (Jost 2015).
D’un point de vue économique, chiffre à
14
l’appui, en 2015, Eric Scherer, directeur de
la prospection chez France Télévisions,
affirme que la télévision de rendez-vous
n’a plus de futur : la consommation à la
carte semble s’imposer. « Le streaming
vidéo via Internet, l’hyper-abondance
de contenus vidéo souvent gratuits, les
mobiles et la consommation à la carte
ubiquitaire, sont en train de s’imposer
et de libérer la TV de ses contraintes historiques : pas de grilles de programmes,
pas de limites, ni pour les contenus, ni
pour les cibles à atteindre, pas de bon
pour tous et pas de mesure unique du
succès » (Scherer 2015).
Les recherches présentées dans ce dossier montrent cependant comment une
ritualisation basée sur la temporalité de
la diffusion est nécessaire afin de donner
de la valeur aux contenus audiovisuels.
Flux et stock finalement ne s’opposent
pas vraiment, car ils ne reposent pas sur
les mêmes promesses et tensions narratives (Jost 2015). La multiplication des
dispositifs d’accès ne semble pas contredire des formes d’événementialisation et
de temporalisation qui s’appliquent à ces
nouveaux environnements.
…au retour
de la temporalité
Contredire la temporalité audiovisuelle, en dévoilant la fin d’une histoire, n’est pas forcément une atteinte à
la qualité de l’expérience. Au contraire,
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le spoiler est le genre de phénomène qui
témoigne de l’importance de la valeur
cultuelle des séries télévisées. Benjamin Campion rappelle en effet que
le pouvoir de nuisance d’un spoiler est
« proportionnel à notre taux d’implication dans le récit ». Le spoiler est également lié à la temporalité de la livraison
d’un récit feuillettonnant. À travers
l’analyse de la raréfaction de ce phénomène social à l’ère du binge-first,
Campion démontre l’importance de la
temporalité pour le spectateur télévisuel. L’effacement du twist narratif et
le retrait de l’épisode unitaire du débat
social privent les spectateurs du temps
pour enquêter parmi les épisodes.
Avec la mise à disposition d’une saison
entière, la « pulsion de complétude »
se porte donc sur la fin de l’histoire, ou
de la saison, plutôt que sur les étapes
intermédiaires. La programmation télévisuelle montre donc son intérêt lié à la
ritualisation : les limites du binge-first
sont d’ailleurs devenus évidentes pour
la presse internationale (Blake et Villarreal 2019).
Jean Châteauvert met également en
valeur l’importance de la temporalité en
analysant les logiques de rendez-vous
liées aux contenus sur YouTube. Les
récits audiovisuels sériels sur le web sont
abordés à travers le phénomène des événements qui rassemblent les internautes
pendant quelques jours avec l’annonce
d’un nouvel épisode. Ces expériences
audiovisuelles conjuguent « visionnement et commentaire dans une fenêtre
de quelques jours ». L’offre ne suffit pas
Le spectateur numérique
à déterminer le visionnage, donc ; sont
nécessaires des activités en amont qui
invitent à visionner un nouvel épisode.
Ces « cadres temporels » vont également définir le contenu des échanges :
des appréciations de la série sont normalement écrites au moment de la mise
en ligne, alors que l’implication de
commentaires personnels (impliquant
un « je ») a souvent lieu plus tard. Le
commentaire des spectateurs a donc
un « pouvoir conversationnel » dans la
dynamique des échanges qui est lié à ces
cadres temporels. La forme énonciative
de ces récits sériels est également liée à
la temporalité de leur visionnement :
s’agissant d’un récit déictique – le youtubeur s’adresse directement à l’internaute
en l’interpellant – le spectateur devient
le « vis-à-vis » auquel le youtubeur
s’adresse « en étant présent au même
moment de la mise en ligne ».
Toujours dans le cadre de vidéo sur
YouTube, Sandrine Philippe analyse
le cas de l’expérience spectatorielle
juvénile avec une enquête ethnographique auprès d’une vingtaine d’adolescents. YouTube étant souvent vu
comme l’utopie d’un spectateur émancipé, Philippe se demande si les algorithmes de recommandation suggérant
aux usagers des vidéos similaires ne
se substituent pas à la grille de programmation et à sa cadence hebdomadaire. Les adolescents plébiscitent la
variété des contenus, l’autonomie et la
liberté dont ils jouissent sur YouTube
mais en réalité ils consultent fréquemment les recommandations, au point de
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François Jost et Matteo Treleani
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Dans une analyse des pratiques de
médiation des plates-formes de VOD
cinéphiles, qui proposent donc des catalogues de films d’auteur, telles qu’Arte
Créative, Le Cinéma Club, UniversCiné
ou Bref Cinéma, Christel Taillibert
montre comment les attentes des spectateurs cinéphiles vont au-delà de l’utopie
de l’accessibilité (ou de la logique du
ATAWAD : any time, any where, any
device). Afin de réintroduire ces pratiques dans le contexte numérique à la
demande, le spectateur a besoin de la présence d’une médiation qui de facto limite
ses libertés. L’émancipation de la base de
données est ici limitée par une « triangulation de la proposition » où la figure du
médiateur guide les pas du spectateur.
Taillibert isole trois formes de médiation cinéphile : l’accompagnement éducatif, l’éditorialisation et la logique du
rendez-vous. Ces formes relèvent d’un
« marketing de la rareté », qui restreint
l’offre afin de valoriser quelques titres.
L’interface intervient dans cette sélection
avec une subjectivité de l’instance : un
16
« je » qui s’oppose donc à la prétendue
neutralité des interfaces numériques. Les
plates-formes se chargent donc de l’éditorialisation de l’offre. Il est intéressant
de remarquer que ces stratégies sont souvent érigées sur une temporalisation des
catalogues : la sélection tournante, par
exemple, ou une événementialisation
avec des rendez-vous.
Dans la même perspective, Marta
Boni souligne la permanence des
logiques de rendez-vous chez les spectateurs des séries télévisées. Dans une
enquête qualitative et quantitative des
traces de réception de séries télévisées,
elle analyse les tweets qui contiennent
un titre ou un hashtag lié à une série.
Cette analyse ethnographique montre
« d’un côté, des séries qui produisent un
flux allié au temps social des publics et,
de l’autre, des publics qui s’activent à
des moments déterminés. » La création
de rendez-vous et intervalles semble
favoriser les échanges entre fans sur
les réseaux et alimenter ainsi la valeur
cultuelle des épisodes. Le succès du
dernier épisode de Game of Thrones en
est un exemple. Là où la série Stranger
Things, livrée dans son intégralité selon
la méthode habituellement employée
par Netflix (le binge-first), a générée
des débats liés à l’ensemble de la série
comme une unité singulière, GoT a su
susciter un débat lié à chaque épisode.
À l’ère du binge-watching, la logique du
rendez-vous est loin d’être achevée.
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sembler naviguer « de recommandation
en recommandation ». Ils privilégient
les algorithmes structurés sur les historiques de recherche des usagers qui sont
ainsi capables d’offrir des suggestions
personnalisées. Cependant, une forme
de « braconnage » des algorithmes est
aussi à l’œuvre : encore une fois c’est
la temporalité au cœur des pratiques ;
l’abonnement devient chez certains adolescents un moyen pour détourner le
dispositif en influençant les recommandations et les contenus qui apparaîtront.
Un spectateur
(inter)actif ?
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« Je ne peux plus penser ce que je
veux » affirmait donc Duhamel. Cité par
Walter Benjamin pour décrire le spectacle cinématographique comme une
forme de distraction, en opposition à la
contemplation de la peinture (Benjamin
1939), son discours témoigne, d’une
façon probablement caricaturale mais
utile pour l’analyse, d’une manière de
penser le sujet spectatoriel dans une
sorte de passivité, mieux, presque une
inconscience, un abandon au flux audiovisuel et à la durée imposée du temps
cinématographique. Les images qui se
suivent, les unes derrière les autres, les
écrans et les insignes qui occupent notre
espace visuel, ne donneraient pas le
temps à l’individu de réfléchir, de produire ses propres associations mentales6.
Devant cette passivité, l’interactivité des
médias numériques semble alors intervenir comme une manière d’impliquer
et accrocher le spectateur en lui donnant
une place dans le récit et dans la détermination de l’offre.
Cependant la même argumentation a
été utilisée pour critiquer l’interactivité.
À propos des médias numériques et interactifs, Lev Manovich affirmait en 2001
par rapport à ce qu’il appelait « le mythe
de l’interactivité » (Manovich 2001) :
Le spectateur numérique
« Auparavant, on regardait une image
et on l’associait soi-même mentalement à
d’autres images. Maintenant, les médias
interactifs nous demandent de cliquer sur
une image sélectionnée pour passer à une
autre image. Avant, on lisait une phrase
d’une histoire ou un vers d’un poème
et l’on pensait à d’autres vers, d’autres
images ou d’autres souvenirs. Désormais,
les médias interactifs nous demandent de
cliquer sur une phrase déjà sélectionnée
pour aller à un autre poème. On nous
incite, en somme, à suivre des associations préprogrammées ayant une existence
objective. »
Là où le cinéma, selon Duhamel, avec
le montage séquentiel, imposerait des
associations d’images, l’interactivité des
médias numériques, selon Manovich,
nous propose une série d’associations
préétablies, qui iraient remplacer celles
qu’on aurait pu nous-mêmes établir.
Manovich voit l’interactivité dans la
même optique que Duhamel, comme un
dispositif nous transformant en « automates », obligés à cliquer partout suivant
des chemins pré-programmés (Treleani
2015). Dans une pensée selon laquelle
le choix entre deux options donnerait
finalement moins de liberté que le nonchoix, l’interaction numérique donnerait
alors un sentiment de liberté mensonger.
6. On fait référence à l’économie de l’attention :
Citton 2014.
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François Jost et Matteo Treleani
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Différentes formes
d’interactivité
vidéos et les réactions ou les vidéos réalisées par les joueurs dans l’analyse de
Pauline Brouard).
Manovich abordait l’interactivité en
pensant aux hyperliens d’une page web.
Depuis, les productions audiovisuelles
numériques ont montré une multiplicité de voies possibles. La question de
l’interactivité se décline différemment
lorsqu’on va voir l’implication du spectateur cas par cas. Il serait sans doute utile,
par exemple, de dissocier différentes
formes d’implication selon deux axes :
la dimension du produit audiovisuel
concerné par l’interaction – le contenu
ou l’expression – et le degré d’implication du spectateur qui va du commentaire à la production d’un nouveau
contenu. Il peut donc s’agir du niveau
du contenu, le récit – donnant ainsi lieu
à une « interactivité narrative » (c’est
le cas des films interactifs, voir l’analyse de François Jost) ou du niveau de
l’expression, de la forme éditoriale des
informations – une « interactivité éditoriale » donc (c’est le cas des webdocumentaires, par exemple, voir à ce propos
l’analyse de Sophie Beauparlant) ; l’interaction peut également concerner un
niveau méta-discursif, sous la forme de
commentaires et du comportement de
l’internaute qui va connecter des récits
dispersés en ligne (le transmédia, dans
le texte de Ordosgoita et Rio) ou encore
d’une réinterprétation des récits qui
donne vie à des vidéos produites par
les spectateurs (« une réappropriation »
telle qu’elle est décrite par l’enquête de
Sylvie Périneau Lorenzo sur les crack
L’interactivité narrative est au centre
d’une expérience audiovisuelle de Netflix
qui a fait beaucoup parler : Bandersnatch.
François Jost analyse cet objet assez
difficile à classer (un film interactif issu
d’une série, diffusé en VOD) en affirmant que le propre du post-cinéma est
précisément l’interaction. Le cinéma des
interactions serait le fruit de la réduction
allographique du cinéma dont le numérique est l’aboutissement : l’œuvre peut
circuler indépendamment du support.
Comme une partition, le film est joué
par un spectateur et la narration maîtrisée par un metteur en scène. Dans une
comparaison inédite avec la musique
contemporaine et en particulier le système de partitions de Pierre Boulez (où
des notes peuvent être jouées ou pas),
Jost propose d’utiliser plutôt que joueur,
exécuteur ou opérateur le terme d’interprète pour le spectateur numérique :
« considérer l’usager d’un film de postcinéma comme un instrumentiste qui
peut choisir son chemin dans une partition – à la fois au sens musical et au sens
de système de notation que lui donne
Goodman –, c’est étendre sa liberté et en
dessiner les contours ».
18
Ces manières d’entendre le spectateur ne peuvent que démontrer une
cohabitation de pratiques et de cultures
appartenant à une multiplicité d’environnements médiatiques. Dans une
analyse des interfaces numériques qui
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donnent accès à certains webdocumentaires, Sophie Beauparlant remarque
une ludicisation des contenus audiovisuels. Des logiques propres à la culture
numérique jouent un rôle majeur dans la
posture interprétative du spectateur en
créant des effets de sens qui dépassent
la culture du documentaire. « Les signes
de la culture numérique, interfacés et
potentiellement ludogènes, interfèrent
dans l’expérience interprétative du spectateur. Ces signes font en quelque sorte
écran à notre perception du réel, ici interfacé » : l’effet de réel n’est plus le produit
de la rhétorique documentaire mais le
résultat de médiations numériques interactives qui interfacent notre rapport au
monde, selon Beauparlant.
Autre forme d’interaction spectatorielle envisagée dans ce dossier, le streaming de jeux vidéo. Pauline Brouard
analyse également une forme de temporalisation spécifique : le direct, qui était
le « quid » de la télévision selon Umberto
Eco (2015) ou le « paroxisme du modèle
du flux » (Jost, 2015). Brouard prend en
compte cette situation particulière où
« une personne jouant à un jeu vidéo
se filme et diffuse en direct cette captation sur une plate-forme spécialisée.
Le contenu audiovisuel produit, mis en
forme de façon plus ou moins complexe
grâce à un logiciel dédié, est retransmis
instantanément ». Le jeu vidéo est ainsi
médiatisé sous la forme d’un spectacle
audiovisuel, ce qui produit une interaction avec son public mais modifie aussi
l’expérience du jeu, avec la mise en scène
de ce que Brouard appelle un « ethos du
Le spectateur numérique
joueur ». Cette pratique est bien une pratique intermédiale, faite d’emprunts et
bricolages de différentes cultures médiatiques. La pratique du jeu est en particulier remédiée par les logiques du direct
télévisuel. L’interactivité des médias
numériques semble ainsi s’allier aux
formes de diffusion les plus typiques du
médium télévisé.
Sylvie Périneau Lorenzo s’intéresse à
une autre manière de matérialiser l’expérience spectatorielle. En analysant des
communautés créées autour du dernier
épisode de Game of Thrones, elle montre
comment les spectateurs numériques
peuvent se définir à travers un « faire »,
c’est-à-dire à travers des pratiques productives qui servent à interpréter et à
partager ces interprétations. Il s’agit d’un
« agir spectatoriel ». Son intérêt porte
plus en particulier sur deux formes de
vidéos créées suite au visionnage de GoT :
les crack videos et les « réactions ». Si les
premières sont des formes de mash-up
basées sur des remontages typiques de
la culture du remix numérique, les deuxièmes sont des représentations du « fait
spectatoriel » : où les filmeurs captent
l’acte de visionnage en cours afin de montrer l’état de choc provoqué par un twist
narratif par exemple. Selon Périneau,
pour ces internautes la question de la télévision ne se pose pas en tant que medium
ou en tant qu’institution, seuls existent
les contenus. Cette posture spectatorielle
semble alors actualiser les finalités de la
reproductibilité technique : une portabilité des contenus à reproposer sous plusieurs formes et sur plusieurs supports.
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François Jost et Matteo Treleani
Télévision n° 11, 2020
Le spectateur numérique devient
ainsi un spectateur multi-facettes : narrateur, joueur, usager, producteur… un
spectateur qui peut aussi regarder dans
une multiplicité de situations, contextes
médiatiques et plates-formes de diffusion. Dans les enjeux de la culture de la
convergence, les médias interagissent en
allant constituer une figure composite,
où plusieurs rôles se superposent, avec
différents degrés d’interaction, de liberté
et de choix. Comme un interprète, selon
la terminologie de Jost, le spectateur doit
jongler entre des limites industrielles,
techniques et narratives, mais il arrive
toujours à donner sens à des contenus
qui lui sont proposés. Entre interactivité
et choix narratifs, le spectateur numérique est tout d’abord un spectateur
mobile, capable de choisir le lieu et le
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moment approprié pour son expérience
audiovisuelle.
Matteo Treleani et François Jost
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Depuis les études sur la culture de la
convergence, on sait que la circulation
ne concerne pas que les contenus mais
aussi le « comportement migratoire des
consommateurs » (Jenkins 2006). Rocio
Lopez Ordosgoita et Florence Rio analysent le rôle des jeunes spectateurs
dans la stratégie multi plate-forme mise
en place autour d’une série télévisuelle
colombienne : Señal Colombia. Ces stratégies transmédia ont des finalités éducatives, Ordosgoita et Rio, dans une
approche d’inspiration pragmatique
qui tient donc compte des rôles prescrits
par le dispositif et du comportement
des usagers montrent la multiplicité des
pratiques des acteurs en réponse à une
communication complexe et multidimensionnelle.
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François Jost et Matteo Treleani