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14 Une cUisine d’eUrope centrale à la mode française mythes et réalités (XVie-milieU XiXe siècles) En 1938, Louis Réau parlait d’une Europe française au XVIIIe siècle ; la langue, la culture, la philosophie, les modes vestimentaires mais aussi la cuisine auraient conquis tout le continent, jusqu’aux nations de l’Europe centrale1. En cela, l’historien ne faisait que reprendre la vision déjà développée par les penseurs français du siècle des Lumières. En 1776, Louis Antoine de Caraciolli, dans la préface de son livre L’Europe française, pouvait ainsi écrire, non sans une certaine sufisance : Plus je fais l’éloge des Français, et plus je loue ceux qui les imitent. On ne peut choisir de bons modèles, sans avoir du discernement et du goût2. Cet auteur prolixe qui a séjourné en Pologne et œuvré au service du Roi Stanislas Auguste, mettait alors en avant tout ce que la France avait apporté aux autres nations européennes au cours du siècle des Lumières dans divers chapitres traitant de la politesse, du bon goût et aussi de la table. Mais cette prétendue prééminence française doit être aujourd’hui fortement nuancée. André Corvisier soulignait déjà en 1978 les limites de cette inluence : une extension géographique réduite aux grandes capitales, une diffusion sociale restreinte aux milieux les plus fortunés (cour, noblesse) auxquelles il ajoutait la concurrence anglaise pour la seconde moitié du XVIIIe siècle3. Il notait par ailleurs que cette inluence française suscitait également des réactions négatives comme le rappelle plus récemment Pierre-Yves Beaurepaire dans Le mythe de l’Europe française au XVIIIe siècle4. 1. Réau L., L’Europe française au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1971 (1ère édition en 1938) ; pour la cuisine, voir p. 194-195. On retrouve une position assez similaire chez Fumaroli M., Quand l’Europe parlait français, Paris, Éditions de Fallois, 2001. 2. de CaraCiolli L.A., L’Europe française par l’auteur de la gaité, Turin, 1776, préface. 3. Corvisier A., Arts et sociétés dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1978, p. 23. 4. Ibid., p. 25, et Beaurepaire P.-Y., Le mythe de l’Europe française au XVIIIe siècle. Diplomatie, culture et sociabilités au temps des Lumières, Paris, Autrement (Coll. Mémoires/Histoire), 2007. 182 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours C’est donc une réalité bien plus complexe qu’il nous faut aujourd’hui tenter d’analyser et, pour cela, l’alimentation constitue une voie d’accès pertinente. Ce n’est assurément pas en tant que spécialiste de l’Europe centrale que nous prétendons aborder ici ce thème, mais il semble tout à fait intéressant d’essayer de dégager par le biais de la cuisine la manière dont s’opèrent les transferts culturels5, les échanges entre différents espaces, les processus d’appropriation entendus comme des « formes par lesquelles la civilisation ou les groupes récepteurs transforment et déforment les apports pour les adapter à leur propre contexte culturel et à leurs propres besoins sociaux »6. L’Europe centrale, de la république nobiliaire polonaise à la monarchie autrichienne du XVIe au milieu du XIXe siècle, offre des contextes très différents qui permettent de mieux saisir les mécanismes et les acteurs de la diffusion et de la réception des goûts alimentaires français. Notre propos, dans une démarche avant tout heuristique, vise donc à essayer de comprendre comment une culture alimentaire nationale, ici française, parvient à inluencer celles d’autres pays et surtout comment l’historien peut arriver à mesurer, au-delà du mythe, la réalité de ce phénomène7. Nous tenterons donc de répondre à une double ambition qui sera ici avant tout une esquisse guidée par un corpus construit principalement sur les récits des voyageurs français en Europe centrale8 auxquels s’ajoutent des sources complémentaires concernant le commerce et la table des élites9. Le premier de ces enjeux est bien de savoir comment mesurer l’inluence d’une cuisine ou plutôt d’une culture alimentaire nationale sur une autre ; est-elle révélatrice d’évolutions différentes ou au contraire de simples décalages chronologiques ? Le deuxième enjeu est d’essayer de comprendre s’il s’agit d’une adoption complète ou bien d’une adaptation au pays récepteur, génératrice d’une identité alimentaire originale. Étudier le rayonnement français sur la cuisine d’Europe centrale du XVIe au milieu du XIXe siècle constitue un champ propice de rélexion pour l’historien de l’alimentation sur les processus d’appropriation et de métissage abordés dans un 5. Sur cette notion de transfert culturel qui permet de sortir du schéma de l’influence et de prendre en compte les conditions de réception, voir Espagne M. et Werner M., « La construction d’une référence culturelle allemande en France. Genèse et histoire (1750-1914) », Annales H.S.S., vol. 42, n° 4, 1987, p. 969-992, et Turgeon l.d.d. et Ouellet R. (dir.), Transferts culturels et métissage Amérique/ Europe XVe-XXe siècles, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996. 6. Ruggiu F.-J., « Quelques réflexions sur l’histoire comparée et sur les théories des interactions culturelles », dans genet J.-P. et Ruggiu F.-J. (dir.), Les idées passent-elles la Manche ? Savoirs, Représentations, Pratiques (France-Angleterre, Xe-XXe siècles), Paris, PUPS, 2007, p. 379-393. 7. Nous avons déjà eu l’occasion d’explorer ces influences culinaires, mais dans un contexte de proximité géographique, avec le cas du Sud-Ouest de la France et de l’Espagne ; voir Meyzie p., « Des goûts alimentaires aquitains aux accents espagnols ? », Revue de Pau et du Béarn, n° 34, 2007, p. 154-168. 8. Sur les voyageurs en Europe centrale, voir notamment Tollet d., « Les comptes-rendus de voyages et commentaires des Français sur la Pologne, au XVIIe siècle, auteurs et éditions », Revue du Nord, n° 225, avril-juin 1975, p. 133-145 ; Gillet p., Par mets et par vins. Voyages et gastronomie en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Payot, 1985 ; Marty m., Voyageurs français en Pologne durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Écritures, Lumières et altérité, Paris, Honoré Champion, 2004 ; KamuntaviCius r., « À l’extrémité du monde occidental : l’image de la culture lituanienne dans les littératures italienne et française », XVIIe siècle, n° 220, 2003/3, p. 415-430. 9. L’observation de la nourriture populaire par les voyageurs n’est pas absente de leurs récits, mais elle est bien trop éloignée de leurs propres références pour pouvoir y déceler une quelconque influence française. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 183 premier temps en faisant appel à l’observation des voyageurs français. Il convient ensuite de dégager quels sont les indices de la pénétration du goût français avant de s’intéresser aux « passeurs »10, acteurs, lieux et moments importants de ce processus. le regard des français sUr la table L’utilisation des récits de voyage par l’historien réclame, comme on le sait11, la plus grande prudence. Cette méiance doit être d’autant plus grande dans le domaine de l’alimentation où les a priori, les stéréotypes et les lieux communs sont très nombreux12. Toutefois, malgré ses limites, ce type de source agit comme un très bon révélateur des décalages ; le voyageur à table est extrêmement sensible à ce qui diffère de ses propres habitudes. En suivant les pas des voyageurs français en Pologne, Hongrie et Autriche, on parvient à discerner tout au long de la période une forme de dépaysement culinaire qui tendrait à nuancer l’idée d’une large pénétration du goût français. Les comparaisons incessantes avec les mœurs épulaires françaises s’observent nettement chez plusieurs voyageurs qui, dans un jeu permanent de miroir, éclairent ainsi les habitudes locales, leurs propres goûts mais aussi les conditions de la confrontation entre les deux. Au XVIIe siècle, par exemple, Guillaume Le Vasseur de Beauplan qui séjourne pendant dix-sept ans en Pologne à partir de 1630 en tant qu’ingénieur des fortiications au service de l’armée polonaise, livre de précieuses indications sur les habitudes locales dans un constant va-et-vient avec les goûts français. S’il note l’inluence de la France auprès des nobles polonais qui « appellent les Français leurs frères, avec lesquels ils ont une afinité de mœurs et de sympathie »13, il remarque également que « leurs festins et ce qu’ils y observent est tout autre que ce qui se pratique par la plupart des autres nations européennes ». À l’appui de ces propos, il souligne notamment une abondance de nourriture supérieure à ce que l’on trouve en France, un usage abusif de la bière ou une omniprésence du safran qu’il juge éloignée de la cuisine française. Près d’un siècle plus tard, cette même inclination des voyageurs à établir des comparaisons avec la France se retrouve dans Le Voyageur françois ou la connoissance de l’Ancien et du Nouveau Monde publié en 1776. En effet, lorsque l’auteur rapporte le déroulement des repas à la table des seigneurs polonais, c’est généralement à travers une mise en parallèle avec les habitudes françaises qui montre que les viandes sont moins bien cuites, que les épices sont trop présentes, mais que le bouilli en Pologne a plus de goût par rapport à ce que l’on connaît en France14. 10. Ruggiu F.-J., « Quelques réflexions… », art. cit., p. 380. 11. RoChe D., « Voyage », dans Ferrone V. et RoChe D. (dir.), Le monde des Lumières, Paris, Fayard, 1999, p. 349-357, et RoChe D., Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003 ; WolFzettel F., Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France du Moyen-Âge au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996. 12. Gerbod P., Voyage au pays des mangeurs de grenouilles. La France vue par les Britanniques du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Albin Michel, 1991. 13. Le Vasseur de Beauplan G., Description d’Ukraine, Paris, L’Harmattan, 2002 (1ère édition en 1651), p. 132-133. 14. De La Porte, Le Voyageur françois ou la connoissance de l’Ancien et du Nouveau Monde, Paris, 1776, p. 362-365. 184 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours Dans l’ensemble, les remarques des voyageurs témoignent d’un décalage mais aussi d’une appréciation en partie positive de l’alimentation des élites locales. Les annotations sur la table sont en tout cas nombreuses dans la plupart des récits, en particulier à propos des consommations de la noblesse polonaise. En revanche, lorsque les voyageurs français parcourent la Hongrie, ils ne sont guère loquaces sur le thème de l’alimentation. On peut s’interroger pour savoir ce qui explique cette distorsion. Les voyageurs français sont certes plus nombreux à visiter la Pologne que Vienne ou Budapest, mais surtout certains d’entre eux séjournent plusieurs années dans ce pays et entretiennent des liens étroits avec les magnats polonais. Ce contexte différent est un élément à noter pour comprendre pourquoi l’inluence française sur la cuisine semble plus manifeste dans cette partie de l’Europe centrale. Ce dépaysement des voyageurs français confrontés à la nourriture locale peut prendre des formes différentes et surtout donne l’impression de s’amenuiser dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, suggérant alors un rapprochement avec la cuisine française. Ces décalages mis en avant par les voyageurs portent en premier lieu sur les comportements à table. La durée excessive des repas frappe bon nombre d’entre eux, en Pologne comme à Vienne. Caraciolli évoque en Pologne de longs et somptueux repas qui consument le temps ; un Mémoire de la Cour de Vienne, œuvre anonyme publiée en 1705, parle de ce « temps passé à faire bonne chère depuis les plus grands jusqu’aux plus petits »15. L’abondance de nourriture paraît également assez éloignée de ce que l’on trouve sur les tables françaises16. Pour Guillaume Le Vasseur de Beauplan, « leurs repas ordinaires surpassent de beaucoup en abondance de toutes choses nos festins »17. Mais c’est surtout la consommation abusive de boissons et les rites collectifs qui lui sont associés qui frappent en premier lieu les Français, en particulier les nombreux verres à la santé des uns et des autres qui doivent être bus lors des banquets18. Le goût de la bière et la place modeste du vin ajoutent au décalage avec les propres habitudes. En 1573, Benoît Rigaud insiste sur l’absence de vignes et de vin en Pologne19. Gaspard de Tende s’étonne de ce goût pour la bière y compris chez les nobles polonais20. De Beauplan insiste sur la consommation abusive de bière, mais aussi sur celle de vin à la in des repas21. Cette évocation de l’ivresse des Polonais par les voyageurs français est un véritable lieu commun qui igure d’un récit à l’autre et qui ne correspond d’ailleurs pas totalement à la réalité des consommations22, 15. Anonyme, Mémoire de la cour de Vienne ou remarques faîtes par un voyageur curieux sur l’état présent de cette cour et sur ses intérêts, Köln, 1705. 16. Wolowski A., La vie quotidienne en Pologne au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 336. 17. Le vasseur de Beauplan G., op. cit., p. 137. 18. Voir par exemple Le vasseur de Beauplan G., Description d’Ukraine, op. cit., p. 198-202. 19. R igaud B., ibid., Lyon, 1573. 20. Citation reprise de D umanowski J., « Les harengs et la bière : la nourriture à Gdańsk aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans d’Hubert A. et FigeaC M. (dir.), La Table et les ports. Cuisine et société à Bordeaux et dans les villes portuaires, Pessac, PUB, 2006, p. 289. 21. Le vasseur de Beauplan G., op. cit., p. 142. 22. Selon WyCzanski A., « La consommation alimentaire en Pologne au XVIe siècle », Annales Histoire Sciences Sociales, vol. 17, n° 2, 1962, p. 318-323, la consommation de bière peut être estimée à trois litres par personne et par jour. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 185 mais plutôt à des manières de boire différentes, notamment celle de ne boire qu’en in de repas23. Il est ainsi amusant de constater que Jouvin de Rochefort, parmi les quelques phrases de polonais utiles au voyageur qu’il propose dans son livre sous la forme de Petits dialogues des langues françaises et polonaises, prend l’exemple suivant : « N-y-a-t-il point de vin ? Non, mais il y a de l’eau-de-vie faîte de vin, il y en aussi faîte de grains. Je veux de la meilleure avec du sucre »24. Si l’on en croit ce dialogue imaginaire, bon nombre de Français devaient donc être confrontés à ce genre de situation. Le vin est cependant beaucoup plus présent en Hongrie et surtout il gagne plus largement sa place sur les tables des élites d’Europe centrale à compter du XVIIIe siècle. Les regards des voyageurs français sur la consommation de vin en Europe centrale restent de toute façon bien souvent divergents. Mais la cuisine elle-même est aussi parfois fort éloignée du goût français et gêne nos voyageurs25. L’écart le plus souvent cité concerne l’usage abusif des épices26. Jean Le Laboureur souligne à plusieurs reprises que la présence de safran dans la nourriture pose problème aux membres de la délégation française qui accompagne la reine Marie de Gonzague, alors qu’elle est particulièrement appréciée par les Polonais ; à Danzig lors d’un banquet offert en son honneur, la reine « n’en mangea pas de meilleur appétit car tout était préparé à la polonaise et presque tout consommé d’avoir bien bouilli avec le safran et les épices »27. Jouvin de Rochefort note qu’« ils usent du safran en quantité dans leurs viandes ». Gaspard de Tende, seigneur de Hauteville, est lui aussi notamment sensible aux nombreuses sauces présentées au cours des repas : Leurs sauces sont aussi extrêmement différentes des nôtres. Ils en font une jaune avec du safran, une blanche avec de la crème, une grise avec des oignons et une noire avec du jus de pruneaux, et dans toutes les sauces, ils mettent beaucoup de poivre, de cannelle, de gingembre, de clous de giroles, de muscade et parfois du raisin de Corinthe28. Cette cuisine fortement relevée renvoie plus à la cuisine médiévale et à celle de la Renaissance qu’à la cuisine pratiquée au même moment en France. La cuisson des viandes lui apparaît aussi différente, puisqu’il note qu’« ils [les Polonais] ne font point tant bouillir leurs viandes que les Français ; aussi leur 23. Flandrin J.-L., « La diversité des goûts et des pratiques alimentaires en Europe du XVIe au XVIIIe siècles », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier 1983, p. 66-83. 24. de RoCheFort J., Le Voyageur d’Europe où sont les voyages d’Allemagne et Pologne & le voyage d’Angleterre, de Dannemark et de Suède, t. 3, Petits dialogues des langues françaises et polonaises, Paris, 1672, p. 406. 25. Pour l’exemple polonais et les différences avec les goûts français, nous renvoyons à l’article de Flandrin J.-L. et Flandrin M., « Regards occidentaux sur les banquets de Pologne aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Miedzy polityka a kultura pod redakcja Cezarego Kukli, Warszawa, 1999, p. 307-317. 26. Ce goût des épices dans la cuisine polonaise serait le symbole d’une influence orientale transmise par les Turcs selon Bourdon V., Savoureuse Pologne. 160 recettes culinaires et leur histoire, Montrèche, Les Éditions Noir sur Blanc, 2002, p. 14. 27. Le Laboureur J., Relation du voyage de la Royne de Pologne, Paris, 1697, p. 134 ; de la porte, Le Voyageur françois…, op. cit., p. 362. 28. Citation reprise par wolowski A., La vie quotidienne en Pologne…, op. cit., p. 334. 186 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours bouilli a plus de goust »29, idée reprise, comme on l’a vu, par le Voyageur françois. L’absence de pain et surtout celle du pain blanc est une autre caractéristique de la table locale qui éloigne les habitudes alimentaires d’Europe centrale des mœurs françaises30. Le goût des Polonais, y compris des élites, pour le pain de seigle éveille la curiosité des Français31. Le sucre présent partout et en grande quantité suscite également la perplexité de certains d’entre eux. Lors de la réception de Marie de Gonzague, les Français ne touchent même pas au dessert de conitures, de sucreries et autres qui leur est présenté32. Ces remarques de Jean Le Laboureur à la in du XVIIe siècle coïncident avec le moment où, en France, s’opère une transformation profonde de la cuisine aristocratique qui tend à séparer le sucré du salé et à s’éloigner un peu de ces mœurs baroques. Toutes ces remarques pourraient donc être l’expression d’un décalage chronologique dans l’évolution de la cuisine d’Europe centrale. Caraciolli, porte-parole de la supériorité de la culture française au XVIIIe siècle, souligne au début du siècle le manque de rafinement de la table du reste de l’Europe, rafinement qu’elle n’atteindra, selon lui, que sous l’inluence française et qui pourrait correspondre à ce que nous venons d’observer : « On ne se donnoit repas, dit-il, que pour s’accabler réciproquement d’une multitude de mets aussi grossiers que mal apprêtés33. » S’il faut bien évidemment se préserver de toute perception simplement évolutionniste des choses, les décalages ressentis par les voyageurs français suggèreraient toutefois des trajectoires dissemblables. Les Français qui séjournent longtemps en Pologne prennent inalement peutêtre mieux la mesure de la spéciicité de la table des élites locales, y compris à la in du XVIIIe siècle, au moment où l’inluence française est censée être la plus forte. Le jésuite Hubert Vautrin installé de 1777 à 1782 comme précepteur en Pologne note bien que certaines tendances constatées par le passé, comme l’usage marqué d’épices tel le safran, tendent à s’estomper, et que de nouveaux usages se sont installés récemment comme l’adoption de la serviette de table. Mais il livre aussi un précieux témoignage sur une culture alimentaire polonaise bien circonscrite et clairement identiiée à ses yeux, même s’il émet quelques réserves à son sujet : J’ignore si la Pologne a une cuisine particulière, je sais seulement qu’elle a des mets favoris, dont la saveur dominante est l’aigre ou le doux, comme le barszcz, sorte de potage composé de morceaux de volaille et d’eau aigrie par un légume fermenté ; les buracski, bêteraves fermentées comme la surcroûte […] des pirogy, pâtes farcies cuites à l’eau de forme de crête ou de pirogue. […] On mange encore avec goût des concombres fermentés avec du fenouil et du sel : on les sert en guise de cornichons. Les soupes à la bière sont très estimées34. 29. de Tende G., seigneur d’Hauteville, Relation historique de la Pologne, Paris, 1687, cité par Flandrin J.-L. et M.,« Regards occidentaux… », art. cit., p. 309. 30. de RoCheFort J., Le voyageur, op. cit., p. 331 : « J’ay disné et soupé sans manger de pain » ; Vautrin H., La Pologne au XVIIIe siècle vue par un précepteur français, Hubert Vautrin, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 143. 31. Ibid., p. 143. 32. Le Laboureur J., Relation du voyage…, op. cit., p. 135. 33. Réau L., L’Europe française…, op. cit., p. 10. 34. Vautrin H., La Pologne du XVIIIe siècle vue par un précepteur français…, op. cit., p. 141-142. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 187 Autant de préparations dont aujourd’hui encore les voyageurs qui se rendent en Pologne ramènent le souvenir. Ce regard des voyageurs sur la table d’Europe centrale et polonaise en particulier démontre que l’inluence française reste inalement limitée. La in du XVIIe siècle et surtout le XVIIIe semblent toutefois marquer un tournant ; la cuisine d’Europe centrale voit l’usage des épices reculer, la consommation de vin s’installer et plus de modération apparaître dans les mœurs épulaires. Il reste dificile cependant d’attribuer cette évolution à la seule diffusion d’un goût français. Si celui-ci est bien présent, sa pénétration demeure modeste et surtout il s’adapte largement aux habitudes alimentaires locales. QUels indices poUr mesUrer la pénétration dU goût français ? Ain de déterminer quelle est la véritable inluence de la France sur les pratiques alimentaires d’Europe centrale, il convient de prendre en compte plusieurs critères : la diffusion des produits alimentaires, les habitudes de table communes et les goûts partagés. L’évaluation de la consommation de denrées venues de France constitue une première voie de recherche possible35. S’il s’avère impossible de tenter ici une approche globale du phénomène, quelques produits emblématiques du goût français permettent de l’éclairer. Le champagne, par exemple, sous sa forme de vin mousseux, voit sa renommée s’accroître en France au cours du XVIIIe siècle, mais aussi sur les grandes tables européennes. À partir des archives des maisons de Champagne, Benoît Musset a pu remarquer que le champagne était diffusé en Europe centrale, notamment en Pologne36. Des voyageurs, représentants des grandes maisons de Champagne comme Moët, se rendaient ainsi en Pologne, en Autriche ou en Hongrie pour assurer la diffusion du vin mousseux et entretenir des réseaux commerciaux de correspondants, mais aussi obtenir une meilleure adaptation de leur production aux goûts du marché local. D’après les lettres de voiture enregistrées à Reims et Épernay de 1764 à 1772, la Pologne bénéicie de 9,2 % des exportations de vins en bouteilles37. Les voyageurs viennent conirmer que ce vin français est bien disponible à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle38 ; on le voit apparaître, par exemple, lors des repas de funérailles aux côtés des vins du Rhin et de Bourgogne39. Les vins français restent cependant peu présents, en tout cas beaucoup moins que les vins hongrois comme le Tokay, souvent servis sur les tables des magnats polonais. La consommation de vins français fait d’ailleurs l’objet de critiques de la part des Polonais, signe que l’inluence française n’est pas toujours acceptée40. Le commerce de ce genre de produit de 35. L’évaluation des produits disponibles pour mesurer l’influence française a été déjà mise en œuvre ; par exemple pour la Russie, voir poussou J.-P., « Les échanges commerciaux entre la France et la Russie au XVIIIe siècle », dans poussou J.-P., Mézin A. et Perret-Gentil Y., L’influence française en Russie au XVIIIe siècle, Paris, PUPS, 2004, p. 83-92. 36. Musset B., Vignobles de Champagne et vins mousseux. Histoire d’un mariage de raison 16501830, Paris, Fayard, 2008. 37. Ibid., p. 116. 38. Le Laboureur J., Relation du voyage…, op. cit., p. 47. 39. Foster C., Pologne. Histoire et description de tous les peuples, Paris, 1840, p. 222. 40. Dumanowski J., « Les harengs et la bière… », art. cit., p. 291. 188 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours luxe concerne tout particulièrement le port de Danzig, où de nombreux nobles polonais viennent s’approvisionner41. Plus généralement, les cargaisons venant de Bordeaux42 et à destination de Danzig laissent entrevoir quels sont les produits français ou plutôt en provenance de France qui s’insèrent dans la culture alimentaire de l’Europe centrale, même si on sait que les produits de luxe sont plutôt exportés par voie de terre43. En novembre 1715, le vaisseau La Fortune de Danzig quitte Bordeaux avec à son bord du vin, du vinaigre, de l’eau-de-vie et de l’huile. À bord de La Demoiselle Catherine affrétée en 1715 par Abraham Fernant, bourgeois et marchand de Danzig, on trouve du vin, de l’eau-de-vie, des amandes cassées, des anchois, des prunes brignoles, des saucisses, du jambon et huit petits barils d’huîtres sans doute séchées44. La présence, même en faible quantité, d’aliments comme les huîtres, le jambon ou les saucisses, montre que ces produits de demi-luxe avaient leur place dans l’alimentation des élites polonaises. Les correspondances commerciales des négociants bordelais permettent également de repérer ces produits alimentaires expédiés vers Stettin ou Danzig par la Baltique : du café de Saint-Domingue, de la Guadeloupe et de la Martinique, du vinaigre, du vin de Langoiran45. En 1776, par exemple, la maison Schyler envoie des bouteilles de vin du Médoc à un négociant de Danzig46 ; de 1763 à 1775, cette irme bordelaise représente près de 18 % des vins français déchargés à Danzig47. Le livre-journal du négociant bordelais Hoffmann entre 1757 et 1768 contient aussi plusieurs paiements pour des achats effectués par Ferdinand Wikke, marchand de Danzig avec, outre du vin, de l’huile, des câpres, du café et des jambons48. De La Porte, dans Le Voyageur françois, conirme d’ailleurs que le port de Danzig tient une place importante dans ce commerce. Parmi les produits venus de France, il énumère le sel, le vin, l’eau-devie, le vinaigre et le sucre49. Selon les chiffres avancés par Pierrick Pourchasse, 80 à 100 % du café ainsi que plus de 80 % des vins acheminés à Danzig au XVIIIe siècle viennent de France50. Au milieu du XIXe siècle, des denrées de luxe venues de France sont toujours disponibles en Pologne où, selon le voyageur Boucher de 41. Ibid., p. 283. 42. Selon les estimations globales réalisées par la chambre de commerce de Bordeaux en 1759, l’essentiel du trafic vers le Nord, « qui comprend les villes hanséatiques », concerne le « café des Isles, l’eau-de-vie, le vin, le vinaigre et le sucre ». Voir AD Gironde, C 4387. 43. PourChasse P., Le commerce du Nord. Les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentrionale au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 22. Par exemple, le champagne expédié à Varsovie suit la voie terrestre ; Musset B., Vignobles de champagne…, op. cit., p. 630. 44. AD Gironde, 6 B 1150, Fonds de l’Amirauté, et Voss P., Bordeaux et les villes hanséatiques, 1672-1715. Contribution à l’histoire maritime de l’Europe de Nord-Ouest, thèse dactyl., Université de Bordeaux 3, 1995, p. 266. 45. AD Gironde, 7 B 1544, Fonds des négociants, correspondance commerciale de Jacob avec des marchands de Danzig, années 1770. 46. AD Gironde, Fonds Shröder et Schyler, 1 Mi 2229, correspondance commerciale. 47. Jeanin P., « La clientèle étrangère de la maison Schröder et Schyler de la guerre de Sept Ans à la guerre d’indépendance américaine », dans Jeannin P., Marchands d’Europe. Pratiques et savoirs à l’époque moderne, Paris, Rue d’Ulm, 2002, p. 125-178. 48. AD Gironde, 7 B 1554, livre-journal Hoffman et Jacob, 1757-1768. 49. De La Porte, Le voyageur françois…, op. cit., p. 283. 50. PourChasse P., op. cit., p. 44. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 189 Perthes, l’on peut trouver par exemple des « chocolats de fabrique parisienne » dans les magasins de sucreries de Varsovie51. Même si ce commerce existe entre la France et la Pologne en particulier, il reste de proportion modeste. Si l’on en croit les voyageurs comme Jean Le Laboureur, en ce qui concerne la Hongrie et le Sud de la Pologne52 des produits alimentaires tels le sucre et les conitures sèches proviennent d’autres pays comme l’Italie ; les échanges entre la Pologne et l’Empire ottoman sont également attestés pour des produits de luxe tels le safran ou les clous de girole, notamment au cours du XVIe siècle53. Des écarts d’un endroit à l’autre peuvent donc s’observer et les voyageurs eux-mêmes constatent, par exemple, que Varsovie semble plus ouverte aux inluences françaises que Cracovie. Aux yeux du marquis de Caraciolli, « Cracovie lui parut une ville grave où l’on imitait les mœurs des Allemands ; Varsovie, une ville élégante, où l’on copiait les modes des François »54. De même, la Pologne en général, tout du moins ses élites, possèdent des goûts plus proches de la France que la Hongrie. Dès le XVIIe siècle, Jean Le Laboureur, comme on le soulignait précédemment, note cette ouverture des plus riches Polonais aux inluences extérieures : « Ils aiment le vin, et toutes les autres choses étrangères qui ne croissent point en leurs pays »55. Au niveau des consommations alimentaires, on peut même parler d’un véritable attrait56. En 1803, Pierre Nicolas Anot et François Malilatre rendent compte dans leur récit de cette proximité entre les élites polonaises et la France, mais aussi de la perception faussée qui persiste parfois chez les voyageurs : On ne rendoit certainement pas assez justice dans notre pays aux habitants de la Pologne ; on les croyoit encore à demi-Sarmates et moins civilisés qu’ils ne l’étoient. La vérité est qu’aucune autre nation ne se rapproche autant des François, sous plusieurs rapports. […] l’agrément dans les manières, la douceur dans le commerce de la vie57. Qu’en est-il des pratiques alimentaires ? Tenter de repérer des habitudes et des goûts communs est un second moyen de mesurer le rayonnement de la culture alimentaire française et ses limites. Les voyageurs ont tendance à souligner une pénétration des modes vestimentaires françaises, mais dans le domaine de l’alimentation, on observe également quelques tendances partagées, en premier lieu dans le service et les arts de la table. 51. de Perthes B., Voyage en Russie, retour par la Lithuanie, la Pologne, la Silésie, la Saxe et le duché de Navarre ; séjour à Wisebade en 1856, Paris, 1859, p. 427. 52. Le Laboureur J., Relation du voyage…, op. cit., 1ère partie, p. 213, et 2e partie, p. 47. 53. Malowist M., « Le commerce du Levant avec l’Europe de l’Est au XVIe siècle. Quelques problèmes », Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, t. I, Histoire économique du monde méditerranéen 1450-1650, Toulouse, Privat, 1973, p. 349-347. 54. de CaraCiolli l.a., Voyage de la Raison en Europe, 1788, p. 158. 55. Le Laboureur J., op. cit., p. 114. 56. Cette perméabilité de la noblesse polonaise du XVIIIe siècle a déjà été mise en évidence par Dumanowski J., « Mise en scène sociale, identité et représentation : la culture matérielle de la noblesse de Grande Pologne au XVIIIe siècle », dans Dumanowski J. et FigeaC M. (dir.), Noblesse française et noblesse polonaise. Mémoire, identité, culture, Pessac, MSHA, 2006, p. 365-405. 57. A not P.-N. et MalFilatre F., Les deux voyageurs ou lettres sur la Belgique, la Hollande, t. II, Paris, 1803, p. 344. 190 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours Les élites d’Europe centrale comme les élites françaises sont guidées par une même recherche du faste et du rafinement à table. La mise en scène des repas tient alors une place importante. Les pyramides de fruits et de desserts présentées lors des banquets en l’honneur de la reine Marie de Gonzague correspondent à ce que l’on trouverait en France sur les tables princières. Au siècle suivant, Versailles sert de modèle à la plupart des cours européennes des Lumières58. Le service offre aussi des similitudes, même s’il reste dificile de déterminer à partir des seuls récits de voyage s’il s’agit du service à la française « classique »59. On reconnaît en tout cas la même hiérarchie des convives, la place d’honneur restant celle du milieu de la table. Pierre des Noyers, le secrétaire de Marie de Gonzague, rappelle dans ses lettres qu’« à la mode de la Pologne la place honorable est le milieu de la table » lorsqu’il évoque le repas donné au moment de la rencontre entre le Roi de Pologne et l’électeur de Brandebourg à Bydgoszcz en 165760. De passage en France à la in du XVIIIe siècle, le voyageur russe Fonvizine note toutefois qu’« en Pologne et en Allemagne on sert comme chez nous »61, c’est-à-dire selon les principes du service à la russe dans lequel les plats se succèdent un par un. Ce recours au service à la russe est également présenté comme une habitude polonaise par Hubert Vautrin62. Il est donc dificile de trancher sur cette question, mais on peut penser que les deux types de service cohabitent alors dans ce pays comme c’est le cas d’ailleurs en France à la in du XVIIIe siècle. Le service des boissons décrit par le voyageur anglais Charles Foster révèle lui aussi une grande similitude avec les habitudes françaises63 : comme en France, les bouteilles ne sont en effet pas disposées sur la table mais sur des dessertes et il faut faire appel à des domestiques pour se faire servir. L’inluence française peut être décelée en second lieu au travers de goûts communs comme celui de la bonne chère, nettement mentionné par les voyageurs. Si la gourmandise est une tendance partagée dans bon nombre de pays, on constate parfois, comme dans l’Angleterre du XVIIIe siècle par exemple, que les élites cherchent à s’affranchir des plaisirs de la table64. Ce n’est pas le cas en Europe centrale où l’attrait des élites pour les plaisirs de la table les rapproche un peu des élites françaises. Pour Hubert Vautrin, « c’est à table que le Polonais aime 58. A rminJon C. et Saule B. (dir.), Tables royales et festins de cour en Europe 1661-1789, Actes du colloque international Versailles et les tables royales, Palais des Congrès, Versailles, 25-26 février 1994, Paris, La Documentation française (Coll. Rencontres de l’École du Louvre), 2004. 59. Flandrin J.-L., L’ordre des mets, Paris, Odile Jacob, 2002. 60. Lettres de Pierre des Noyers, secrétaire de la reine de Pologne Marie-Louise de Gonzague pour servir à l’histoire de la Pologne et de la Suède de 1655 à 1659, Paris, Imprimerie Martinet, 1659, Berlin, B. Behr/E. Bock, 1859. 61. Cité par Flandrin J.-L., « Les repas en France et dans les autres pays d’Europe du XVIe au XIXe siècle », dans Flandrin J.-L. et Cobbi J. (dir.), Tables d’hier. Tables d’ailleurs, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 193-273. Cet article propose d’ailleurs une remarquable mise au point sur cette question du service à table en Pologne, p. 230-231. 62. Vautrin H., La Pologne du XVIIIe siècle vue par un précepteur français…, op. cit., p. 142-143. 63. Foster C., Pologne…, op. cit., p. 199. 64. Lehmman G., « Mythe et réalité de la cuisine française en Angleterre au XVIIIe siècle », dans Rouyer M.-C., Food for thought ou les avatars de la nourriture, Pessac, PUB, 1998, et du même auteur, « L’élégance et l’économie : les contradictions des plaisirs de la table en Angleterre au XVIIIe siècle », revue Lumières, Pessac, PUB, n° 11, 2008, p. 123-138. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 191 à étaler son opulence »65. À l’occasion d’une réception chez le duc de Radziwill, Jean Le Laboureur se plaît ainsi à souligner que « jamais nous ne bûmes tant en toute la Pologne, qu’à cette maison, l’une des plus célèbres du royaume pour la bonne chère »66. Dans ces occasions, certains produits semblent particulièrement prisés. Les huîtres font ainsi partie de ces mets de luxe très appréciés en France, notamment au XVIIIe siècle, et on les trouve également servies sur les tables des élites d’Europe centrale. Dans une nature morte du XVIIe siècle attribuée à Osias Beert et conservée au musée national de Varsovie, des huîtres rondes disposées dans un plat en argent sont représentées accompagnées sur la table d’artichauts et de pain67. Des transferts entre la culture alimentaire française et celle d’Europe centrale peuvent donc être observés, même si ceux-ci demeurent limités à la cour, aux magnats et à une petite partie sans doute de la noblesse et de la bourgeoisie urbaines. Les voyageurs sont d’ailleurs nombreux à préciser cette pénétration du goût français chez les élites, notamment à la cour de Varsovie et chez les magnats polonais. Cette acculturation de la noblesse est plus limitée encore en Autriche et en Hongrie. La Hongrie ferait même preuve d’une forme de résistance afichée face à la cuisine française, ce qui conirme que l’appropriation d’une cuisine diffère d’un pays à l’autre. Ceci pourrait s’expliquer par une identité nationale hongroise plus afirmée face à une Pologne culturellement plus cosmopolite. Cette réticence hongroise provient aussi peut-être d’une volonté de se démarquer de Vienne qui apparaît comme un vecteur de l’art culinaire français68. Mais la raison de cette différence assez nette entre les différentes parties de l’Europe centrale résulte surtout du plus grand nombre d’intermédiaires entre la France et la Pologne du XVIe au milieu du XIXe siècle. intermédiaires et « passeUrs »69 Notre propos n’est pas ici de dresser la liste de tous les supports possibles de transfert du goût français, mais plutôt de voir, à travers quelques exemples, comment la culture alimentaire française entre concrètement en contact avec celle des élites d’Europe centrale, quels sont les passeurs et les véhicules70 de ce rayonnement. Les livres sont un premier vecteur possible pour la cuisine française. L’édition de traités culinaires est particulièrement active en France à partir du milieu du XVIIe siècle et, au XVIIIe siècle, certains ouvrages comme La Cuisinière bourgeoise de Menon publiée en 1746 sont de véritables best-sellers que l’on peut trouver dans les bibliothèques des nobles fortunés à travers toute 65. Vautrin H., La Pologne du XVIIIe siècle vue par un précepteur français…, op. cit., p. 139. 66. Le Laboureur J., Relation du vyoage…, op. cit., 3e partie, p. 8. 67. Martin-Méry G. (catalogue par), Trésors d’art polonais. Chefs-d’œuvre des musées de Pologne, Bordeaux, Delmas, 1961, p. XXXII. 68. Balàzs E., « La cuisine française dans le discours hongrois sur la cuisine nationale (1880-1914) », dans HoChe-Bisette F. et Saillard D. (dir.), Gastronomie et identité culturelle française. Discours et représentations (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2007. 69. Ruggiu F.-J., « La construction d’une référence culturelle… », art. cit., p. 380. 70. Espagne M. et Werner M., art. cit. 192 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours l’Europe71. L’usage du français dans les milieux diplomatiques et dans la plupart des cours européennes facilite bien évidemment la diffusion de ces ouvrages. Dans la bibliothèque de riches princes d’Empire comme celle de la famille Grassalkovitch à Pozsony inventoriée en 178772, on peut donc trouver des livres français comme la Nouvelle instruction pour les conitures, les liqueurs et les fruits, mais aussi des journaux comme le Mercure Galant qui contient le récit des fêtes et des banquets de la cour de France et de l’aristocratie parisienne. Même si l’on sait très bien que la présence de ces livres n’a pas forcément un impact direct et concret sur les consommations alimentaires, elle contribue certainement à donner une place de choix à la France dans l’imaginaire gourmand de ces élites d’Europe centrale. En 1819, dans le catalogue de la bibliothèque des Festetics à Kezzthely73, là aussi en Hongrie, igurent Le Cuisinier français de La Varenne (édition de 1658) et la Nouvelle Instruction pour les conitures (édition de 1698), tous deux publiés au XVIIe siècle, mais aussi des œuvres plus récentes comme l’Almanach des gourmands des années 1803, 1804 et 1808, périodique paru sous la plume du célèbre Grimod de La Reynière, signe que la naissance de la gastronomie en France a des échos au cœur de l’Europe centrale. Le Cuisinier français est d’ailleurs un traité de cuisine dont Caraciolli souligne le succès à travers toute l’Europe du XVIIIe siècle et le rôle dans le développement de la « délicatesse »74. Ce succès des livres de cuisine français n’est pas sans conséquence sur la culture émettrice. On voit aussi se multiplier les recettes à la Polonaise à partir du milieu du XVIIe siècle dans la littérature culinaire française. Dans les Dons de Comus ou les délices de la table, traité publié en 1740 et représentatif de la haute-cuisine française du XVIIIe siècle, on découvre plus d’une douzaine de recettes « à la Polonaise » ou « à la Varsovie » comme des sauces aux petits œufs perlés, des ilets de bœuf, des ris de veau ou des perdreaux75. Des ouvrages culinaires sont même parfois dédiés à des personnages prestigieux de cette partie de l’Europe comme Le Cannameliste français ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent d’apprendre l’ofice, œuvre de Joseph Gilliers, chef d’ofice et distillateur au service du Roi Stanislas Leszczyński, dédié en 1751 au duc de Tenczin Ossoliński, chef du conseil aulique du Roi de Pologne en Lorraine76. L’étude de la traduction des livres de cuisine français en polonais ou en hongrois serait certainement un autre moyen de percevoir les conditions de réception et d’appropria71. Notamment dans les bibliothèques autrichiennes et hongroises du XVIIIe siècle selon Cadilhon F., « Le livre de cuisine à Bordeaux au XVIIIe siècle », dans Du bien manger et du bien vivre à travers les âges et les terroirs, Pessac, FHSO/MSHA, 2002, p. 307. 72. Berlot F., La bibliothèque des Grassalkovitch à Pozsony, TER Université Michel de MontaigneBordeaux 3, 2004. Nous remercions vivement le professeur François Cadilhon de nous avoir communiqué les mémoires réalisés sous sa direction. 73. Moulinié E., La bibliothèque des Festetics à Keszthely, mémoire de Master 1, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2008. 74. de CaraCiolli L.A., L’Europe française par l’auteur de la gaité, op. cit., p. 235. 75. Marin F., Les Dons de Comus ou les délices de la table, Paris, 1740. 76. Gilliers J., Le Cannameliste français ou nouvelles instructions pour ceux qui désirent d’apprendre l’office rédigé en forme de dictionnaire contenant les noms, les descriptions, les usages, les choix et les principes de tout ce qui se pratique dans l’office, l’explication de tous les termes dont on se sert, avec la manière de dessiner, & de former toutes sortes de contours de Table & de Dormants, Nancy, 1768 (1ère édition en 1751). Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 193 tion de la culture alimentaire française77. Mais assurément, les hommes ont eu également un rôle essentiel dans la diffusion des mœurs culinaires françaises. Ces échanges humains restent dificiles à mesurer, mais les marchands, les diplomates, les militaires ou les nobles voyageurs ont, chacun à leur manière, permis de faire pénétrer un peu le goût français ou tout du moins un savoir-faire français78. Les métiers de bouche ont tenu dans ce domaine une place essentielle. Plusieurs voyageurs nous informent que dès le XVIIe siècle, des professionnels français sont installés en Pologne, en Autriche et en Hongrie. Le Voyage de la Raison en Europe rend d’ailleurs hommage à ces Français expatriés lorsque le marquis de Caraccioli écrit lors de son séjour polonais : « Nous ne mangerions plus, si nous n’avions des cuisiniers François », ce qui laisse transparaître au passage son peu de considération pour la cuisine locale79. Pour Hubert Vautrin, seul l’apport des étrangers permet d’entretenir la qualité de la table locale : « Celles-ci [les liqueurs] comme la cuisine, pour être bonnes veulent être faîtes par des étrangers »80. Guillaume de Beauplan signalait déjà au siècle précédent que « les Polonois ne servent point de potages. Mais quand les cuisiniers français en font ils en mangent bien et les trouvent forts bons »81. Les différents métiers de bouche sont représentés et l’on découvre par exemple des coniseurs français en Pologne82. Les cuisiniers français qui servent chez les grands nobles polonais contribuent à la diffusion du goût français au XVIIIe siècle83. Au siècle suivant, on les retrouve dans les nouveaux établissements d’inspiration française que sont les restaurants84. Ainsi, en 1856, dans un restaurant de Varsovie, Boucher de Perthes fait une rencontre qui ne semble guère le surprendre dans ce genre d’endroit : Le domestique qui me servait m’apprit que j’étais chez le Véry de Varsovie, en ajoutant que lui-même avait fait ses premières armes au Palais-Royal […]. On est très bien servi chez ce Véry polonais dont les prix sont à peu près ceux de Paris85. La mobilité des élites assure également la diffusion du goût français. Les grands nobles polonais entretiennent des liens avec la noblesse française et sont sensibles aux modes venues de Paris et de Versailles. Les voyageurs rapprochent 77. Ce rôle des livres et des traductions dans la transmission et l’adaptation des cuisines d’un pays à l’autre a été mis en œuvre, par exemple, à propos de la France et de l’Italie pour le XVe siècle par Tomasik T.J., « Translating Taste in the Vernacular Editions of Platina’s De Honesta Volupatate et Valetundine », in Tomasik T.J. et Vitullo J.M. (ed.), At The Table. Metaphorical and Material Cultures of Food in Medieval and Early Modern Europe, Turnhout, Brepols, 2007, p. 189-210. 78. Corvisier A., Arts et sociétés…, op. cit., p. 15. 79. de CaraCCioli l.a., Voyage de la Raison en Europe, op. cit., p. 177. 80. Vautrin H., La Pologne du XVIIIe siècle vue par un précepteur français…, op. cit., p. 141. 81. Cité par Wolowski A., La vie quotidienne en Pologne…, op. cit., p. 334. 82. Foster C., Pologne…, op. cit., p. 221. 83. Au XVIIIe siècle, les traiteurs français sont présents jusqu’en Russie ; Ollivier-Chakhnovskaïa J., « Les conditions matérielles du voyage en Russie vues par les voyageurs français sous Catherine II et Paul Ier (1762-1801) », dans poussou J.-P., Mézin A. et Perret-Gentil Y., L’influence française en Russie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 359-382. 84. Spang R.L., The Invention of the Restaurant. Paris and Modern Gastronomic Culture, Cambridge, Harvard University Press, 2000. 85. de Perthes B., Voyage en Russie…, op. cit., p. 442. 194 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours parfois les mœurs épulaires des nobles polonais de celles des nobles français. Pour Guillaume Le Vasseur de Beauplan, les nobles polonais du XVIIe siècle revendiquent même cette proximité : « Ils appellent les Français leurs frères avec lesquels ils ont une afinité de mœurs et de sympathie »86. De même, bon nombre d’entre eux voyagent à travers l’Europe et se rendent à Paris87. Selon Jean Le Laboureur, ils font en général preuve d’une grande attirance pour tout ce qui vient de l’étranger : « Ils aiment le vin, et toutes les autres choses étrangères qui ne croissent point en leur pays »88. Les nobles polonais possèdent d’ailleurs le privilège de pouvoir faire venir des denrées étrangères sans payer de frais de douanes89, ce qui facilite assurément l’ouverture de leurs goûts alimentaires. William Coxe accrédite l’idée de cette sensibilité des nobles polonais : « J’ai eu de fréquentes occasions de remarquer l’élégance et le luxe qui règnent dans les maisons et les campagnes des seigneurs polonois. Ils semblent y avoir réuni par un heureux choix les modes angloises et françoises »90. Les magnats polonais du XVIIIe siècle aspiraient à copier les modes venues de Versailles et mettaient ainsi en lumière le goût français91. Cette perméabilité des mœurs de la noblesse aux goûts venus d’ailleurs s’observe également au tout début du XVIIIe siècle dans le duché de Carniola (dans la Slovénie actuelle), où les inventaires après décès révèlent par exemple la diffusion de produits exotiques comme le sucre92. Des lieux et des moments particuliers participent enin à ce rayonnement français en Europe centrale. La cour de Vienne est ainsi souvent considérée comme un relais de l’inluence française. Les modes venues de Paris sont en effet bien présentes dans la capitale viennoise, où l’art de bien manger semble valorisé. Un Mémoire de la cour de Vienne de 1705 remarque ainsi le temps passé à table à faire « bonne chère » et « à se déier à qui fera les meilleurs repas ». Le poids des mœurs françaises à la cour y est d’ailleurs dénoncé comme une source excessive de dépenses93. Comme à Paris, les traiteurs sont surtout très nombreux dans la ville et attirent une grande partie de la population comme l’indiquent plusieurs voyageurs français : Dans ces redoutes, comme dans tous les endroits publics, sans exception, il y a des traiteurs. L’habitant de Vienne, dans toutes les classes, venant 86. Le Vasseur de Beauplan G., Description d’Ukraine…, op. cit., p. 132-133. 87. Zatorska I., Les Polonais en France 1696-1795. Bio-bibliographie provisoire, Warszawa, Université de Varsovie, Publications de l’Institut d’Études Romanes, 2000. 88. Le Laboureur J., Relation de voyage…, op. cit., p. 114. 89. Wolowski A., La vie quotidienne en Pologne…, op. cit., p. 41. 90. Coxe W., op. cit., t. 1, p. 77. 91. Beauvois D., « L’espace de la république polono-lituanienne aux XVIIIe et XIXe siècles », dans K loCzowski J., Aleksiun N., Beauvois D., DuCreux M.-E., SamsonowiCz H. et WandyCz P., Histoire de l’Europe du Centre-Est, Paris, PUF (Coll. Nouvelle Clio), 2004, p. 265. 92. StuheC M., « Two aspects of Material Culture and Everyday Life of The Nobility in the Duchy of Carniola at the Beginning of the 18th Century: reading and conduct at table », Studia Caroliensia, n° 3-4, 2004, p. 225-239. 93. Mémoire de la cour de Vienne ou remarques faîtes par un voyageur curieux sur l’état présent de cette cour et sur ses intérêts, Cologne, 1705, p. 55 et 67. Ce temps consacré aux plaisirs de la table est également perçu au XIXe siècle par de Serres M., L’Autriche ou mœurs, usages et costumes des habitants de cet empire, Paris, 1821, p. 183. Inluence économique, goût et mœurs françaises en Europe centrale 195 de dîner, entrera chez un traiteur, boira de la bière, et mangera une friture, puis sortira de là pour aller en faire autant chez un autre94. La cour de Lunéville a également pu jouer un rôle d’intermédiaire dans la pénétration des goûts français du XVIIIe siècle en Europe centrale. Au temps du Roi Léopold, l’inluence française se fait ressentir en Autriche, notamment à Vienne, grâce à cette médiation lorraine95. Mais on peut penser aussi que la cour cosmopolite de Stanislas Leszczyński à partir de 1737 a pu servir de terrain de rencontre et d’échanges entre la cuisine polonaise et la cuisine française96. La table de Roi et celle d’Ossoliński proposaient des mets recherchés préparés par des cuisiniers français qui permettaient sans doute aux Polonais de leur entourage et aux hôtes de passage de découvrir les goûts français97. Plusieurs épisodes ont en outre concouru au cours des siècles à la renommée de la table française en Europe centrale. Les séjours des ambassadeurs ou les mariages royaux en fournissent de bons exemples. Le séjour de la reine Marie de Gonzague en Pologne à partir de 1645, évoqué à plusieurs reprises, contribue à mettre à la mode les mœurs alimentaires françaises de l’époque. En 1665, le mariage de Jean Sobieski et de Marie d’Arquien participe également à cette valorisation du goût français. Les fêtes données à cette occasion exhibent tout le faste de la table à la française. Pour Caraciolli, l’inluence de la reine Sobieski sur les goûts des magnats polonais a permis de « transformer enin des Sarmates en des Parisiens »98. De tels événements ont aussi lieu en Autriche. Lors de son ambassade de France à Vienne de 1765 à 1770, Aymeric Joseph de Durfort est ainsi chargé d’organiser des fêtes et des repas ain de montrer la grandeur de la France99. En 1769, au moment des préparatifs du mariage du Dauphin à l’archiduchesse Marie-Antoinette, 100 000 livres lui sont accordées par Louis XV pour les fêtes qui sont alors sans doute l’opportunité, entre autres, de faire étalage de la magniicence de la table française. Il n’y a plus qu’une seule table chez tous les Grands de l’Europe, qu’une même manière de dîner. […] On ne connaît dans toutes les Cours que cette délicatesse exquise qui procure presqu’autant de plaisir à voir les mets qu’à les savourer100. Selon cette citation du marquis de Caraciolli, les mœurs alimentaires des élites européennes se seraient transformées au cours du XVIIIe siècle. À ses yeux, 94. Voyage de deux Français en Allemagne, Danemark, Suède, Russie et Pologne fait en 1790-1792, Paris, 1821, p. 129. Voir aussi de Serres M., op. cit., p. 195. 95. Csàky M., « La contribution des Lorrains à la formation de la culture autrichienne », dans Bled J.-P., Les Habsbourg et la Lorraine, Nancy, Presses Universitaires de Nancy (Coll. Diagonale), 1988, p. 129-137. 96. Muratori-Philip A., Le roi Stanislas, Paris, Fayard, 2000, et SCher-Zembitska L., Stanislas Ier. Un roi fantasque, Paris, Éditions du CNRS, 2002. 97. Cabourdin G., Quand Stanislas régnait en Lorraine, Paris, Fayard, 1980, p. 153 ; Maugras G., La cour de Lunéville au XVIIIe siècle, Paris, 1904, p. 215. 98. Réau L., L’Europe française…, op. cit., p. 38. 99. AD Lot-et-Garonne, 38 J 37, Fonds Durfort, correspondance d’Aymeric Joseph de Durfort, lettre du 16 octobre 1769. 100. Réau L., L’Europe française…, op. cit., p. 355. 196 Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours ce rafinement de la table serait le produit de l’inluence de la France des Lumières. Or, l’exemple de l’Europe centrale nous a montré toutes les limites de ce processus. La pénétration des goûts français s’est opérée dès le XVIIe sans attendre le développement de la cuisine française au XVIIIe siècle. Mais la proximité avec les habitudes françaises ne s’observe que dans quelques cercles restreints où elles cohabitent avec des pratiques locales comme celle du toast, de la consommation de bière ou du goût pour les épices. L’acculturation des élites d’Europe centrale à la cuisine française reste donc partielle puisqu’elle se mélange avec des pratiques plus anciennes et venues d’ailleurs, ce qui produit inalement une culture alimentaire originale, base de la culture alimentaire nationale. Du XVIe au milieu du XIXe siècle, la France doit donc avant tout être considérée comme une référence, modèle ou contre-modèle, synonyme de luxe et de rafinement de la table plus qu’une véritable source d’inspiration pour la cuisine locale en Europe centrale. Seules la cour de Varsovie et la noblesse polonaise semblent plus ouvertes et perméables aux mœurs alimentaires françaises101, mais aussi prussiennes ou orientales. L’étude du rayonnement de la cuisine française en Europe centrale vient conirmer en tout cas, au-delà de la dificulté à trouver des critères pertinents pour le mesurer, que l’adoption ou le rejet des goûts exogènes constituent des processus importants dans la construction des identités alimentaires nationales102. Philippe Meyzie CEMMC/Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 101. Ces liens entre la France et la Pologne existent aussi dans d’autres domaines ; voir Nieuważny A. et LaForest C., De tout temps amis. Cinq siècles de relations franco-polonaises, Paris, Nouveau Monde, 2004. 102. Brueguel M. et Laurioux B. (dir.), Histoire et identités alimentaires en Europe, Paris, Hachette, 2002 ; d’Almeida-Topor H., Le goût de l’étranger. Les saveurs venues d’ailleurs depuis la fin du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2006.