De l’Europe ottomane aux nations balkaniques
Medieval and early Modern europe
and the World
Volume 4
General Editor
Vasileios Syros, The Medici Archive Project
Editorial Board
Stella Achilleos, University of Cyprus
Ovanes Akopyan, Villa I Tatti – The Harvard Center for Italian
Renaissance Studies, Harvard University
Alessio Assonitis, The Medici Archive Project
Ivana Čapeta Rakić, University of Split
Hui-Hung Chen, National Taiwan University
Emir O. Filipović, University of Sarajevo
Alison Frazier, The University of Texas at Austin
Nadejda Selunskaya, Institute of World History, Russian Academy
of Sciences
Claude Stuczynski, Bar-Ilan University
Angeliki Ziaka, Aristotle University of Thessaloniki
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De l’Europe ottomane aux nations
balkaniques : les Lumières en
question
From Ottoman Europe to the Balkan Nations :
Questioning the Enlightenment
sous la direction de
Chryssanthi Avlami,
Franck Salaün et
Jean-Pierre Schandeler
F
British Library Cataloguing in Publication Data
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Image de couverture : « Θεόφιλος Καΐρης ὁ πολὺς ὀρφανῶν χάριν κήπον τόνδ´ἐποιήσατο
(…) » : stèle érigée en 1875 à la mémoire de Théophilos Kaïris (1784-1853) qui, malgré
l’hostilité et les persécutions de l’Église orthodoxe, n’a pas cessé de diffuser par son
enseignement et ses écrits les idées des Lumières. En 1835, Kaïris fonda un établissement
scolaire sur son île natale, Andros, destiné à accueillir les orphelins de la Guerre
d’indépendance grecque. Il assura la direction et l’enseignement de la physique, des
mathématiques, de l’astronomie et de la philosophie jusqu’à son excommunication, en
1839, par le Saint Synode Grec. La stèle se trouve dans le verger qui, à l’époque, était cultivé
pour nourrir les élèves de l’école, mais qui a très probablement servi aussi à l’enseignement
de l’agriculture. Nous remercions Mme Mari Goulandri pour nous avoir permis d’utiliser
l’image pour la couverture du livre.
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D/2023/0095/11
ISBN 978-2-503-60095-6
E-ISBN 978-2-503-60096-3
DOI 10.1484/M.MEMEW-EB.5.130192
Printed in the EU on acid-free paper.
Previously published volumes in this series are listed at
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Table des matières
Remerciements
9
Globalization and Nationalization of the Enlightenment
Franck Salaün
11
Les Lumières dans les Balkans
Pour une lecture symptomale
Chryssanthi Avlami
27
I
Les Lumières et le passage de l’Empire aux États
The Enlightenment and the Transition from Empire to States
Cantemir’s Growth and Decay of the Ottoman Empire and
Aspects of its Representations in Early Enlightenment
(Montesquieu, Voltaire, Gibbon)
Stephanos Pesmazoglou
41
Namık Kemal, Ahmed Riza et Mustafa Kemal
Lecteurs des philosophes des Lumières
Pascale Pellerin
65
Sisters of Virginie
The Commodification of Enlightenment Sensibility in the
Balkans and the Ottoman Empire
Étienne E. Charrière
77
« À la manière des peuples éclairés » : vertus, commerce et
civilisation dans le Mémoire sur l’état actuel de la civilisation en
Grèce d’Adamance Coray
Chryssanthi Avlami
Échos des Lumières dans les manuels scolaires en Grèce
(seconde moitié du xixe – début xxe siècle)
Ourania Polycandrioti
91
107
Comment penser le xixe siècle bulgare ?
« Renaissance », « Lumières », « Tanzimat » ? Histoire
national(ist)e vs histoires croisées (Entangled Histories)
Marie Vrinat-Nikolov
115
Pélasgisme et néo-pélasgisme
La quête des origines en Albanie, des Lumières nationales au
postcommunisme
Gilles de Rapper
125
De l’apologie du Moyen Âge au plaidoyer en faveur des Lumières 139
Le parcours intellectuel de Constantin Dimaras et de la genèse du
concept de Néohellinikos Diaphôtismos
Nikos Sigalas
II
Circulations de modèles culturels et politiques : les Lumières en débat
Circulations of Cultural and Political Models: Enlightenment
in Debate
Le cosmopolite et le patriote dans les Lumières grecques du
xixe siècle
Marilisa Mitsou
183
La guerre d’indépendance grecque en tant que lutte anticoloniale 193
La pensée radicale de l’abbé Dominique de Pradt
Anne Karakatsouli
Μανούσεια (Manouseia)
A Debate on the ‘Libertinage’ of Philosophy and Historical
Research in the Press of the Οthonian Period
Elissavet Tsakanika
203
Cosmopolitanism in the Greek Context (18th-19th Centuries)
The Impact of the Enlightenment
Sophia Matthaiou and Alexandra Sfoini
215
Les Lumières à travers la biographie ?
Notes sur les biographies de Rousseau, de Buffon et de Franklin
en ottoman
Özgür Türesay
227
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Beşir Fuad et Voltaire
Une tradition de combat pour la vérité en terre d’islam
Ayşe Yuva
237
L’enjeu d’une réinterprétation des Lumières grecques
Deux lectures, de Dimaras à Kondylis
Servanne Jollivet
249
The ‘Enlightenment Deficit’
Genealogy and Transformation of Cultural Explanations for the
Greek ‘Backwardness’
Athéna Skoulariki
261
Postface / Afterword
Jeux de mémoires
Les Lumières à l’aune des présents
Jean-Pierre Schandeler
275
Résumés / Abstracts
281
Les auteurs / The authors
299
Index
307
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Remerciements
Les éditeurs scientifiques tiennent à remercier Madame Marie VrinatNikolov pour sa relecture attentive des textes français.
Ils remercient également pour leur aide matérielle : l’Institut de recherche sur
la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR CNRS-Université
Paul-Valéry), la Maison des Sciences de l’Homme-Sud (Montpellier) ; l’École
française d’Athènes, le CNRS, l’Institut français de Grèce ; l’Université
Panteion (Athènes) ; l’Université Paul-Valéry (Montpellier).
Özgür Türesay
Les Lumières à travers la biographie ?
Notes sur les biographies de Rousseau, de Buffon et de
Franklin en ottoman
L’impact de la pensée des Lumières dans l’Empire ottoman a été souvent abordé
par des études historiques qui portent plutôt sur les pays balkaniques et plus
particulièrement sur la Grèce. Pour ce qui est des populations musulmanes
de l’Empire, il existait jusqu’à récemment un véritable vide historiographique
en la matière. Au début des années 1990, une première tentative de la part
de l’historien allemand Reinhard Schulze pour incorporer en quelque sorte
l’espace musulman dans le champ des études sur les Lumières en proposant
de qualifier la pensée réformiste musulmane de « Lumières islamiques » a été
accueillie avec beaucoup de réticence1. Ce débat a continué dans les années
1990 dans la revue Die Welt des Islams, organe phare des études islamiques en
Allemagne. Récemment, quelques travaux consacrés aux éventuelles influences
des Lumières chez les intellectuels ottomans musulmans turcophones ont
commencé à modifier la perspective. S’inscrivant toujours dans une optique
d’histoire connectée ou croisée, et non pas dans une approche synchronique
qui se fonde sur le postulat d’isomorphisme ou d’homologie, ces études ont
néanmoins démontré de manière convaincante que l’on peut faire remonter
les premières traces de la pensée des Lumières à Istanbul au second quart
du xviiie siècle.
Vefa Erginbaş s’est ainsi intéressé à la trajectoire intellectuelle du fondateur de l’imprimerie en caractères arabes dans l’Empire ottoman, İbrahim
Müteferrika (1674-1745), ainsi qu’au contenu des livres issus de ses presses.
Il conclut que l’on peut parler dans son cas d’une pensée des Lumières chez
les Ottomans, à condition d’accepter une notion plus large de la pensée des
Lumières qui ne se limite pas aux seuls penseurs radicaux, mais qui englobe
aussi les penseurs modérés2 :
1 Rudolph Peters, « Reinhard Schulze’s Quest for an Islamic Enlightenment », Die Welt des
Islams, xxx (1990), 160-162.
2 Vefa Erginbaş, « Enlightenment in the Ottoman Context: İbrahim Müteferrika and his
Intellectual Landscape », dans Historical Aspects of Printing and Publishing in the Languages of
the Middle East, éd. par Geoffrey Roper (Leyde, Brill, 2014), pp. 53-100.
De l’Europe ottomane aux nations balkaniques : les Lumières en question / From Ottoman Europe
to the Balkan Nations : Questioning the Enlightenment, sous la direction de Chryssanthi Avlami,
Franck Salaün et Jean-Pierre Schandeler, Turnhout, 2023 (MEMEW, 4), p. 227-236
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özgü r tü r e s ay
Les idées défendues par Müteferrika sont le scientisme, la quête des causes
des événements et des solutions rationnelles aux problèmes qui ne sont
pas réglés spécifiquement par la religion, une attitude positive envers le
changement et le renouvellement et la diffusion du savoir, notamment
humaniste et scientifique, par l’imprimerie. Ces idées font d’İbrahim
Müteferrika un homme des Lumières dans le contexte ottoman. Ses
activités en tant qu’imprimeur, éditeur, homme de science et intellectuel
confirment son adhésion à ces idées qu’il a promues dans un milieu éclairé.
Même si les Lumières ottomanes ne ressemblent pas exactement à leurs
contreparties européennes, on peut toujours y voir les germes de la pensée
des Lumières dans l’Empire ottoman du xviiie siècle3.
De son côté, B. Harun Küçük, un spécialiste de la science ottomane du
xviie et xviiie siècle, a souligné, à travers une étude de cas, la nécessité de
penser les Lumières ottomanes dans une perspective d’histoire connectée, qui
s’intéresse plus à l’intensification des contacts et des échanges intellectuels
entre les Ottomans de diverses confessions, et ce particulièrement entre les
musulmans et les Grecs orthodoxes à partir du début du xviiie siècle4. Ce
type d’approche pourrait ouvrir à l’avenir de nouvelles perspectives pour
la recherche au sujet des Lumières ottomanes. Le rôle des traducteurs et
interprètes phanariotes dans la transmission des idées et des concepts de la
modernité occidentale dans la langue politique ottomane constitue par exemple
une des problématiques d’une thèse de doctorat préparée conjointement à
l’Université McGill et à l’EHESS5.
Mais au-delà de ces deux études de cas qui ont ouvert de nouvelles pistes
de recherche et de réflexion pour problématiser la nature et la chronologie
de la pensée des Lumières chez les Ottomans, on ne trouvera pas une étude
englobante ottomaniste similaire à La Grèce au temps des Lumières d’un
Dimaras ou Enlightenment and Revolution. The Making of Modern Greece d’un
Kitromilides6. Cela est tout à fait compréhensible car, en dernier ressort,
le contact des élites intellectuelles ottomanes turcophones avec les idées des
Lumières semble être infiniment plus limité que celui de leurs confrères grecs
orthodoxes de l’Empire. En tous cas, en l’état actuel de l’historiographie, il
est bien difficile de relier ces premiers contacts et rencontres qui ont bel et
bien eu lieu au début du xviiie siècle, au grand changement de paradigme
scientifique et intellectuel survenu dans la seconde moitié du xixe siècle.
3 Erginbaş, « Enlightenment in the Ottoman Context », p. 95.
4 Harun Küçük, « Natural Philosophy and Politics in the Eighteenth Century: Esad of
Ioannina and Greek Aristotelianism at the Ottoman Court », Journal of Ottoman Studies, 41
(2013), 125-159.
5 Yusuf Ziya Karabıçak, Local Patriots and Ecumenical Ottomans: The Orthodox Patriarchate of
Constantinople in the Ottoman Configuration of Power (1768-1828) (McGill § Ehess, 2020).
6 Konstantinos Th. Dimaras, La Grèce au temps des Lumières (Genève, Dalloz, 1969) ;
Paschalis M. Kitromilides, Enlightenment and Revolution. The Making of Modern Greece
(Cambridge, MA, Harvard University Press, 2013).
l e s lu m i è r e s à trave rs la b i o graphi e
Comme le souligne élégamment une étude d’Edhem Eldem qui a mis en
lumière un long plagiat de l’article « Histoire » que Voltaire avait rédigé pour
l’Encyclopédie par le chroniqueur officiel de l’Empire ottoman au début des
années 1820, même s’il y a des bribes d’information sur la réception, et parfois la
diffusion de certaines idées des Lumières dans tels ou tels milieux intellectuels
ottomans, ces idées sont restées circonscrites à des cercles bien restreints. Il
est par conséquent très difficile d’en imaginer une évolution cumulative7.
Les rares études qui évoquent la réception de certaines idées de la
philosophie des Lumières dans les pays musulmans soulignent l’expédition
d’Égypte de Bonaparte comme un événement déclencheur d’un processus
de changement de paradigme des catégories de la pensée, processus bien
sinueux8. L’historiographie relève ainsi quelques premières expressions de
certaines idées des Lumières au début de la Nahda arabe dans les années 1830
et 1840 en Égypte sous le règne de Mehmed Ali. Cela étant dit, à ce jour, il
n’y a aucun indice qui puisse suggérer que ces quelques idées exprimées en
arabe au Caire aient eu une diffusion chez les élites turcophones de l’Empire.
Pour ce qui concerne les mouvances intellectuelles du centre de l’Empire
ottoman, c’est Münif Bey (1828-1910) qui semble avoir joué un rôle précurseur
à la fin des années 1850 en préparant un livre de 80 pages contenant des
traductions de textes de Voltaire, de Fénelon et de Fontenelle sous le titre
de Muhâverât-ı hikemiye (« Dialogues philosophiques », 1859)9. La même
année, Yusuf Kamil Paşa (1808-1876), un autre homme d’État, prépare une
traduction des Aventures de Télémaque de Fénelon qui sera publiée en 1862
après avoir circulé dans les milieux lettrés stambouliotes sous forme de
manuscrit. Il est aussi à noter que la première traduction faite de l’œuvre de
Rousseau paraît également en 1864, dans la revue Mecmûa-i Fünûn (« La Revue
des sciences ») fondée et dirigée par Münif Bey. En 1864-1865, la traduction
de plusieurs passages de l’Histoire naturelle de Buffon paraît dans le journal
Tasvîr-i Efkâr (« La description des opinions »). La première traduction de
l’œuvre de Benjamin Franklin est publiée en 1869. En 1871, c’est un autre grand
homme d’État, Ahmed Vefik Paşa (1823-1891) qui traduit le Micromégas de
Voltaire sous le titre de Hikâye-i hikemiye-i Mikromega10. Si j’énumère ici ces
7 Edhem Eldem, « Début des Lumières ou simple plagiat ? La très voltairienne préface de
l’Histoire de Şanizade Mehmed Ataullah Efendi », Turcica, 45 (2014), 269-318.
8 Voir par exemple Bernard Heyberger, « La rencontre problématique de l’islam avec les
Lumières », et Leila Dakhli, « L’Islam et les Lumières : appropriation et élaborations (xixexxe siècles) », dans Lumières, Religions et Laïcité, éd. par Louis Châtellier, Claude Langlois et
Jean-Paul Willaine (Paris, Riveneuve, 2009), respectivement pp. 101-113 et pp. 115-132.
9 Pour une analyse détaillée de cette traduction, voir Ali Budak, Batılılaşma Döneminde Çok
Yönlü Bir Osmanlı Aydını Münif Paşa (Istanbul, Kitabevi, 2004), pp. 289-338. Notons que
Münif Bey traduit plus tard Les Misérables d’Hugo, ainsi que des parties de l’œuvre de
Bossuet, Rousseau, Volney et Franklin.
10 Pour les traductions de l’œuvre de Voltaire vers l’ottoman, voir Nurettin Öztürk, « XIX.
Yüzyıl Türk Edebiyatında Voltaire ve Rousseau Çevirileri », Pamukkale Üniversitesi Eğitim
Fakültesi Dergisi, 2/12 (2002), 69-79. Pour une chronologie de toutes les traductions de
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özgü r tü r e s ay
quelques titres c’est pour souligner d’une part que la traduction vers l’ottoman
de quelques-unes des œuvres qui ont façonné la pensée des Lumières ne
commence qu’à la fin des années 1850, ce qui veut dire qu’il y a eu un grand
décalage chronologique par rapport au cas grec par exemple, et que d’autre
part, ces activités de traduction restent extrêmement parcellaires.
Pour dire quelques mots sur l’état du champ éditorial ottoman de l’époque,
je précise que le monde éditorial ottoman a été dominé, de 1860 à 1876,
date du début du règne hamidien, par les périodiques et notamment par les
journaux quotidiens, et c’est la pression politique qui monte depuis 1873, ainsi
que la censure hamidienne qui s’établit, progressivement, à partir de 1878,
qui réorientent, en quelque sorte, ou qui canalisent les hommes de plume
ottomans, vers la publication de livres sur des sujets – en apparence – non
politiques. En d’autres termes, les collections lancées par Ebüzziya Tevfik que
j’évoquerai plus bas, ses collections d’almanachs, de livres de petit format et
de biographies d’hommes illustres s’insèrent dans ce contexte particulier.
Autrement dit, elles participent pleinement de ce processus de reconfiguration
du champ éditorial et intellectuel ottoman au début des années 188011.
Au tout début du règne autocratique du sultan Abdülhamid II (r. 18761909), l’écrivain polyvalent et éditeur renommé Ebüzziya Tevfik (1849-1913)
consacre ainsi trois volumes de sa collection de livres de poche bestsellers
intitulée « Les hommes illustres » aux biographies de trois grandes figures
des Lumières, Jean-Jacques Rousseau, Georges-Louis Leclerc de Buffon et
Benjamin Franklin. Ces livres sont rapidement réédités. Je propose ici de
présenter leur auteur et d’analyser ces trois biographies en interrogeant les
contours de l’image des Lumières qui y apparaissent en filigrane. Une hypothèse
sous-tend ma réflexion : ces trois biographies ont peut-être servi à transmettre
une certaine idée des Lumières aux lecteurs ottomans contemporains.
Ebüzziya Tevfik : un intellectuel polyvalent
Ebüzziya Tevfik (1849-1913) est un écrivain ottoman polyvalent, comme la
plupart de ses homologues de l’époque, un bon francophone autodidacte, qui a
aussi visité l’Europe à plusieurs reprises12. Il est l’un des premiers journalistes
ottomans dans les années 1860 et 1870. Après un premier exil forcé de plus de
trois ans dans l’île de Rhodes, en renonçant au journalisme politique au début
du règne hamidien – plus exactement à la fin des années 1870 – il se consacre à
l’édition et marque le champ éditorial par son imprimerie éponyme, Matbaa-i
l’œuvre des penseurs des Lumières, voir Arzu Meral, « A Survey of Translation Activity in
the Ottoman Empire », The Journal of Ottoman Studies, xlii (2013), 141-144.
11 Özgür Türesay, « Censure et production culturelle. Le champ éditorial ottoman à l’époque
hamidienne (1876-1908) », Études Balkaniques. Cahiers Pierre Belon, 16 (2009), 241-254.
12 Sur ce personnage, voir Özgür Türesay, Être intellectuel à la fin de l’Empire ottoman : Ebüzziya
Tevfik (1849-1913) et son temps, thèse de doctorat, Paris, INALCO, 2008, 825 pages.
l e s lu m i è r e s à trave rs la b i o graphi e
Ebüzziya (« L’Imprimerie Ebüzziya »), qui devient rapidement, au début des
années 1880, une véritable institution culturelle de la capitale impériale13.
Écrivain polygraphe et prolixe, il publie durant sa carrière plusieurs livres
de vulgarisation, un dictionnaire de la langue ottomane, une pièce de théâtre,
un ouvrage de grammaire et beaucoup de souvenirs fragmentaires. Il fait aussi
des traductions du français, et anime pendant presque 50 ans, jusqu’à sa mort
en 1913, plusieurs revues littéraires et encyclopédiques, ainsi que plusieurs
journaux quotidiens politiques, dans lesquels il publie plus de 700 articles de
presse sur toutes sortes de sujets. Imprimeur mais aussi écrivain et éditeur, il
lance la première série d’almanachs en ottoman, les almanachs Ebüzziya14,
puis deux collections de livres de petit format15.
L’une de ces collections s’appelle « la Bibliothèque Ebüzziya ». Au
total, 69 ouvrages comprenant 110 volumes, avec les 4 rééditions de la série
des biographies des hommes illustres, parurent dans cette « Bibliothèque »
entre 1886 et 1894. Les volumes de ces livres de poche variaient entre 40 et
100 pages. Le prix était de 2 piastres et demie, parfois 3 piastres, coût assez
bas pour l’époque. Derrière ce choix éditorial se cachait un véritable projet
de démocratisation de la lecture. Dans une annonce publicitaire publiée dans
les dernières pages de son almanach pour les années 1886-1887, Ebüzziya
Tevfik expliquait que ce choix était fait pour « élargir l’espace éditorial pour
en faire bénéficier toutes les couches du peuple (dâire-i intişârı halkın her
sınıfını müstefid edecek raddelerde tevsî‘ eylemektir)16 ».
Parmi les nombreux titres parus dans cette collection, deux sont particulièrement importants pour mon propos. En premier lieu, les « passages
philosophiques de Télémaque », passages choisis par Ebüzziya Tevfik de
la traduction ottomane des Aventures de Télémaque faite par Yusuf Kâmil
Paşa au début des années 1860, méritent d’être brièvement présentés ici17.
Cette traduction qui comprend quelque 276 pages était considérablement
13 Özgür Türesay, « L’Imprimerie Ebüzziya et l’art d’imprimer dans l’Empire ottoman à la
fin du xixe siècle », dans Historical Aspects of Printing and Publishing in the Languages of the
Middle East, éd. par Geoffrey Roper (Leyde, Brill, 2014), pp. 193-229.
14 Özgür Türesay, « Contribution à l’histoire de l’édition ottomane : les almanachs Ebüzziya
(1880-1900) », dans Printing and Publishing in the Middle East. Journal of Semitic Studies
Supplement 24, éd. par Philip Sadgrove (Oxford, Oxford University Press, 2008), pp. 129-154.
15 Özgür Türesay, « Les publications en série dans les premières années du règne hamidien »,
dans Penser, agir et vivre dans l’Empire ottoman et en Turquie, éd. par Nathalie Clayer et Erdal
Kaynar (Louvain, Peeters Publishers, 2013), pp. 103-124.
16 « Kitâphâne-i Ebüzziya », Rebî-i ma‘rîfet. 1304 sene-i kameriyesine müsâdif 1265 sene-i
şemsiyesiçün Takvîm-i Ebüzziya. Yedinci sene (Kostantiniye, Matbaa-i Ebüzziya, 1304/18861887), à la fin de l’almanach, dans la partie des annonces publicitaire, non paginée.
17 Les traductions de cet œuvre de Fénelon ont une longue histoire dans le monde ottoman
qui remonte au xviiie siècle, voir Arzu Meral « The Ottoman Reception of Fénelon’s
Télémaque », dans Fénelon in the Enlightenment : Traditions, Adaptations, and Variations,
éd. par Christoph Schmitt-Maaß, Stefanie Stockhorst et Doohwan Ahn (Amsterdam,
Éditions Rodopi, 2014), pp. 211-235.
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özgü r tü r e s ay
abrégée par Ebüzziya Tevfik18. Ses choix faisaient d’abord la promotion
d’une morale puritaine et ascétique à travers la critique du goût de luxe,
du confort et de l’hédonisme (tenperverî) ; l’auteur fait l’éloge de vertus, la
droiture (sıdk), la bonne foi (istikâmet), la modération (itidâl), la modestie
dans ses désirs (kanâat), la générosité (mürüvvet), la patience (sabır) et la
prudence (ihtiyât). Ensuite, plusieurs passages contenaient des conseils au
souverain. Celui-ci devait prendre les mesures visant à protéger et à favoriser
le commerce, l’agriculture et l’artisanat dans son pays. Il devait aussi savoir
se faire entourer par de bons conseillers, c’est-à-dire des hommes de lettres
et des philosophes, et tirer les leçons de ses erreurs. Point important, il
ne devait jamais recourir à la menace et à la pression dans la politique :
l’oppression détruirait le régime en causant peur et corruption. Un souverain
juste devait laisser s’exprimer tout un chacun, écouter ses interlocuteurs
mais ne les croire que rarement. En deuxième lieu, les volumes 99 et 100 de
la collection comprennent la traduction du Discours sur les sciences et les arts
de Rousseau sous le titre de Fezâil-i ahlâkiye ve kemâlât-ı ilmiye. Il s’agit de
la seconde édition d’une traduction due à Kemâlpaşazâde Said Bey parue
la première fois en 1882.
La seconde collection s’intitule la « Bibliothèque des hommes illustres ».
Dans cette série inspirée d’une collection française, Ebüzziya Tevfik publie,
entre 1883 et 1886, douze biographies, même s’il avait annoncé au début,
qu’il avait l’intention d’en publier quatre-vingts. En ce qui concerne cette
« Bibliothèque des hommes illustres », dont font partie les trois biographies
que j’évoquerai plus bas, les autres titres parus sont : Gutenberg, Avicenne,
Diogène, Galilée, Napoléon, Ésope, Hasan Sabah, Yahya bin Hâlid bin Bermek
et Haroun al-Rachid. Ajoutons que dans la liste initiale contenant quatre-vingts
biographies, figurent aussi celles de D’Alembert, de Diderot, de Condorcet,
de Newton et de Voltaire. Donc si les quatre-vingts biographies avaient vu
le jour, le lecteur aurait découvert huit figures intellectuelles importantes
des Lumières.
Les livres bon marché de ces deux collections d’Ebüzziya Tevfik étaient
tirés à 3000 exemplaires, un chiffre très considérable pour l’époque. En outre,
certains de ces livres ont connu jusqu’à trois éditions. Ce sont donc des livres
qui ont eu la plus large diffusion possible auprès du lectorat ottoman.
Quelles étaient les sources ? Il ne les cite pas toujours mais on possède
néanmoins quelques références explicites surtout sur les cinq biographies
des illustres Musulmans. Il se réfère ainsi à l’historien arabe Ibn-i Asâkir
(1106-1175), au Sahâifü’l-ahbâr [Les Pages d’histoire] de l’historien ottoman
Müneccimbaşı Ahmed Efendi (1631-1702), au Vefâyâtü’l-âyân [Le Dictionnaire
biographique] d’Ibn Khallikan (m. 1282), au Mürûcü’l-zehb [Les Prairies d’or]
de l’historien arabe Al-Mas’udî (895-956), au Ahbârü’l-vüzerât [L’Histoire des
18 Cümel-i hikemiye-i Telemâk, mütercimi Yusuf Kâmil Paşa (Kostantiniye, Matbaa-i Ebüzziya,
1307/1890), 64 pages.
l e s lu m i è r e s à trave rs la b i o graphi e
vizirs] d’Ibn-i Kadis, au Dictionnaire philosophique de Voltaire (1694-1778),
à « quelques historiens européens » (bazı frenk müverrihleri), à l’histoire
du chroniqueur officiel ottoman Naîmâ (1655-1716), au Bülgâtü’l-ehbâb
[Les Blessures d’amour] de Rasîh Bey (m. 1731) et au Terceme-i mustatraf
[La Traduction des curiosités] du chroniqueur officiel de l’Empire ainsi que
le premier directeur de la gazette officielle Esad Efendi (1789-1848). Dans
la biographie d’Ésope, il renvoie à La Fontaine (1621-1695) et à Maxime
Planude (1260-1310). Pour le reste des biographies des hommes illustres
« occidentaux », il cite rarement ses sources : Arsène Houssaye (1815-1896),
le biographe de Nicolas Chamfort ; les Causeries du lundi de Sainte-Beuve
(1804-1869) et l’histoire du chroniqueur officiel ottoman Ahmed Lütfi Efendi
(1817-1907). Il est certain que ses sources étaient bien plus nombreuses que
celles-ci.
Les biographies de Rousseau, de Buffon et de Franklin
D’abord quelques précisions d’ordre matériel. Tous les livres de cette collection
sont de petit format : c’est-à-dire 36 pages de 15,5 cm de longueur et 10,5 cm de
largeur. La biographie de Buffon a connu une deuxième édition augmentée
à 47 pages en 1891. Celle de Benjamin Franklin a eu une troisième édition
augmentée, toujours en 1891 (48 pages).
Quant au contenu, pour ne pas me borner à reproduire ici platement les
phrases d’Ebüzziya Tevfik, je voudrais d’abord préciser ce que je comprends
moi-même du terme et du concept de « Lumières ». Les Lumières désignent
au fond une attitude critique contre toute autorité ou toute opinion établie et
traditionnelle. C’est une opposition de principe à tout dogmatisme, donc dans
un premier temps une attitude négative, réactive, une façon systématique de
penser contre. Mais aussi, dans un second temps, c’est une attitude positive,
une croyance inébranlable en la science et par conséquent, en la nécessité
de la diffusion des « Lumières » de la science par l’éducation. Cette attitude
implique donc un sens civique du devoir intellectuel, une forme d’activisme
politique profond qui n’est pas manifeste au premier abord. D’où une vision
particulière du savoir et de sa diffusion : l’encyclopédisme.
Après avoir ainsi défini les contours des « Lumières », abordons l’analyse
des contenus. Il faut d’abord préciser que le terme de « Lumières » n’existe
pas en ottoman. Mais s’il est vrai qu’un tel terme englobant, une catégorie
émique, n’apparaît pas dans ces biographies pour désigner les « Lumières »,
force est de constater que les deux attitudes réactive et positive susmentionnées
y sont indubitablement présentes.
La biographie de Franklin met l’accent sur l’éthique protestante, sans
le nommer en tant que tel, de Benjamin Franklin : l’ascétisme, le goût de
l’effort, l’amour du travail… mais aussi, sur le désir de Franklin d’apprendre,
de s’éduquer, de s’instruire, ainsi que sur son choix de suivre une voie
modérée et de servir de guide à tout le monde en adressant ses aphorismes
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dans une langue accessible19. Le côté vulgarisateur de Franklin est donc loué.
Ebüzziya Tevfik évoque aussi dans cette biographie les treize vertus établies
par Franklin (la tempérance, le silence, l’ordre, la détermination, la frugalité,
la diligence, la bonne foi, l’équité, la modération, la propreté, la sérénité, la
chasteté, l’humilité), thèmes qu’il allait reprendre dans son almanach destiné
à un public féminin à la fin du siècle20. En un mot, à travers la biographie de
Franklin, Ebüzziya Tevfik fait la promotion de l’éthique protestante.
On retrouve les mêmes thèmes dans la biographie de Buffon. Ainsi, pour
économiser son temps, Buffon arrête de manger dehors ; il se lève très tôt
pour commencer à travailler ; il ne cesse de travailler ; il ne se consacre qu’à
la recherche ; il rédige ses œuvres dans une langue accessible à toutes les
classes21. Pour récapituler, dans ces biographies de Buffon et de Franklin,
on retrouve trois grands thèmes récurrents, trois vertus mises en valeur :
l’ascétisme ; le goût de travail ; le désir de diffuser la science et la bonne
morale. Des thèmes que l’on peut, si l’on veut, mettre en relation avec certains
aspects des Lumières.
Mais, si l’on s’efforce vraiment de trouver un éloge des principes des
Lumières, il faut le chercher dans la biographie de Rousseau qui est une figure
intellectuelle vénérée par Ebüzziya Tevfik durant toute sa carrière. En fait,
Rousseau est un penseur qui a eu une certaine influence sur les Jeunes Ottomans,
mouvance politique à laquelle Ebüzziya Tevfik a été, d’une certaine manière,
affiliée dans sa jeunesse22. En d’autres termes, ses propres pères spirituels ont
été en contact avec les écrits de Rousseau. Pour sa part, dans les années 1870, il
avait déjà publié dans sa revue Muharrir (« L’écrivain ») quelques traductions
de Rousseau23. Quelques années plus tard, dans la décennie 1880, sa revue
littéraire Mecmua-i Ebüzziya joua un rôle important dans l’introduction de
l’œuvre de Rousseau en turc ottoman. Sur les quatre-vingt-treize premiers
numéros de cette revue parus entre 1880 et 1900, les traductions du philosophe
de Genève couvrent 196 pages, ce qui correspond à 5% de la totalité du corpus
textuel. Ces traductions comprenaient les vingt et une premières lettres du
roman épistolaire La nouvelle Héloise qui se composait de 65 lettres au total ;
les avant-propos de La nouvelle Héloise et de l’Émile ou de l’éducation ; plusieurs
passages de ce dernier ouvrage ; quelques lettres de Rousseau adressées au roi
19 Ebüzziya Tevfik, Benjamen Franklin (Kostantiniye, Matbaa-i Ebüzziya, 3e éd., 1307/18891890), pp. 17-20, 22, 38-39 et 47-48.
20 Özgür Türesay, « An Almanac for Ottoman Women : Notes on Ebüzziya Tevfik’s Takvîmü’nnisâ (1317/1899) », dans A Social History of Late Ottoman Women : New Perspectives, éd. par
Anastasia Falierou et Duygu Köksal (Leyde, Brill, 2013), pp. 225-248.
21 Ebüzziya Tevfik, Büfon (Kostantiniye, Matbaa-i Ebüzziya, 2e éd., 1305/1887-1888), pp. 14-18,
20-22 et 35-36.
22 Atila Doğan et Hüseyin Sadoğlu, « Osmanlı Aydınının Rousseau Algılaması », dans Mete
Tunçay’a Armağan, éd. par Mehmet Ö. Alkan, Tanıl Bora et Murat Koraltürk (Istanbul,
İletişim Yayınları, 2007), pp. 203-220.
23 Meral, « A Survey of Translation Activity », p. 144, note 174.
l e s lu m i è r e s à trave rs la b i o graphi e
de Prusse Frédéric II, à une jeune fille, à Malesherbes et à Mylord Maréchal ;
les considérations de Rousseau sur le mensonge ; un poème de Rousseau ;
et quelques autres passages de l’œuvre de Rousseau24. Le choix des textes
traduits fait penser que les écrits du philosophe étaient publiés dans la revue
pour construire un discours autour de l’idée de l’importance de l’éducation.
Pour revenir à la biographie de Rousseau, celle-ci est un bon récit
biographique, bien construit. L’œuvre intellectuelle est expliquée à la fois
par le caractère du personnage et par le contexte historique qui semble plus
déterminant. Le fil conducteur de la biographie du grand penseur est sa quête
perpétuelle d’autonomie socio-économique et sa recherche de la Vérité
absolue. Ebüzziya Tevfik le compare sans cesse à Voltaire dont l’attitude
hautaine, le goût du luxe, l’orgueil sont critiqués. Toute l’œuvre de Rousseau
est brièvement expliquée par une mise en contexte systématique.
Sur le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Ebüzziya Tevfik écrit : « Il avait formulé des propos sans indulgence contre
le gouvernement arbitraire qui régnait alors en France25 ». Pour le Contrat
social26, on lit : « Rousseau publia en 1759 un livre intitulé Contrat social (şerâ’it-i
ictimâî) pour défendre l’idée que la société devrait être fondée sur une base
sociale et naturelle qui est l’égalité absolue entre les hommes27 ». Ou encore,
pour l’Émile ou de l’éducation : « Rousseau réfuta dans cet ouvrage la Sainte
trinité avec des arguments rationnels et prouva ainsi l’unicité du Dieu. D’où
la réaction du clergé qui le déclara hérétique et mécréant (rıfz ve ilhâd)28 ».
Ebüzziya Tevfik met ainsi en exergue tout au long du texte que la vie de
Rousseau est une succession de recherches de la vérité et donc de prises de
position contre les tendances, les postures de son époque ; contre les croyances
des philosophes contemporains ; contre les opinions et les convictions
populaires (itikad-ı nâs)29. En fait, force est de constater que la posture
intellectuelle de Rousseau qui était « enchanté par la vérité30 » (meftûn-ı
hakikat) sert à Ebüzziya Tevfik à exprimer des aphorismes du type : « dire la
vérité est considéré comme une chose étrange si cela va contre les croyances
populaires31 » (eğer itiyâd-ı nâsa muhâlif ise hakikat-perdâzlık dahi garâibden
24 Pour la liste des traductions de l’œuvre de Rousseau ainsi des articles sur lui qui ont
paru dans cette revue, voir Mehmet Önuçar, Mecmûa-i Ebüzziya’da Rousseau Tercümeleri
(1880-1912) (Istanbul, mémoire de DEA, Marmara Üniversitesi, 1998), pp. 15-19 (pour la
translittération de tous ces textes, voir pp. 45-192).
25 Ebüzziya Tevfik, Jan Jak Ruso (Kostantiniye, Matbaa-i Ebüzziya, 1303/1886), p. 23.
26 Notons qu’une version abrégée du Contrat social de Rousseau est traduit vers l’ottoman
en 1904 et qu’une version plus complète parut en 1913. Voir à ce sujet Rukiye Akkaya Kia,
« J.-J. Rousseau’nun Toplumsal Sözleşme Eserinin Osmanlı Türkçesine İlk Tercümeleri »,
Türkiyat Mecmuası, 27/2 (2017), 17-32.
27 Tevfik, Jan Jak Ruso, p. 23.
28 Tevfik, Jan Jak Ruso, p. 24.
29 Tevfik, Jan Jak Ruso, pp. 26-32.
30 Tevfik, Jan Jak Ruso, p. 27.
31 Tevfik, Jan Jak Ruso, p. 20.
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ma‘dûd olur). Ces aphorismes dénotent l’élitisme traditionnel des intellectuels
ottomans tout en annonçant la méfiance des Jeunes Turcs à l’égard des masses
qui marque l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie républicaine des
années 1910 aux années 1950.
En conclusion, je soulignerai quatre points. En premier lieu, c’est
l’accent qui est mis sur la quête d’autonomie intellectuelle, sur cette lutte
pour l’émancipation intellectuelle et spirituelle de l’être humain qui est la
quintessence des Lumières. À mon avis, cela constitue l’essentiel du message
qu’Ebüzziya Tevfik essaie de transmettre à ses lecteurs. Et cela, bien qu’il le
fasse en apparence à travers la présentation de la trajectoire biographique
de quelques Grands Hommes des Lumières, sa manière de le faire mérite
l’attention. Ce qu’il propose dans ces biographies courtes, ce n’est pas des
biographies de surhommes, de héros, d’hommes extraordinaires. Ce sont
des récits de persévérance d’hommes ordinaires qui ont marqué, grâce à leur
solidité morale, leur époque voire l’histoire de l’humanité.
En second lieu, en dehors de ce message moraliste, la présentation brève et
chronologique de la totalité de l’œuvre de Buffon et de Jean-Jacques Rousseau
inscrit ces deux biographies dans une vision encyclopédiste du savoir, qui est
une autre caractéristique des Lumières. Dans ce sens, ces trois biographies
s’insèrent d’abord dans l’ensemble de l’œuvre éditoriale d’Ebüzziya Tevfik
et ensuite dans la production culturelle de l’époque dans l’Empire ottoman,
donc au sein de toute une littérature encyclopédiste visant à diffuser les
connaissances à des couches plus larges de la population sinon à des masses.
En troisième lieu, certaines idées-valeurs des Lumières constituent le
sous-texte des récits construits par Ebüzziya Tevfik. Force est de constater que
les mécanismes de censure de l’époque conduisent les écrivains et éditeurs
de l’époque à innover et à développer des stratégies argumentatives ainsi que
des techniques de mise en récit qui leur permettent de transmettre certaines
idées sans les exprimer ouvertement avec une terminologie explicite. Non
que j’insinue ici qu’Ebüzziya Tevfik dissimulait certaines idées des Lumières
dans ces courts textes d’une manière habile et consciente, mais qu’il le faisait
probablement inconsciemment à cause d’une habitude d’autocensure.
Enfin, en quatrième lieu, l’importance des activités de traduction dans
sa production est à noter. Ebüzziya Tevfik est essentiellement un éditeur et
un vulgarisateur. Il est vain de chercher une quelconque originalité dans ces
courtes biographies. Néanmoins, par son manque d’originalité et les tirages
considérables de ces livres de poche, il est aussi certain qu’il a joué un grand
rôle dans la diffusion et la popularisation de certaines idées et valeurs des
Lumières auprès d’un lectorat turcophone grandissant à la fin du xixe siècle.