Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu

Voyage et tourisme

This volume contains studies on tourism in Switzerland and studies on travel writings in Mexico, Italy and Armenia.

LE GLOBE Revue genevoise de géographie Voyage et Tourisme Tome 151 - 2011 LE GLOBE Revue genevoise de géographie TABLE DES MATIERES Accueillir les hommes, blesser le territoire : une histoire du tourisme suisse d'après-guerre Ruggero Crivelli 5 Territorialiser les flux touristiques : les exemples du Grosses Walsertal (Autriche) et du Val d’Hérens (Suisse) Mathieu Petite et Cristina Del Biaggio 45 L'immersion mexicaine de Pino Cacucci Gianni Hochkofler 71 Voyage et littérature : L'Italie de Hermann Hesse 93 Bertrand Lévy Sur les frontières de la République d’Arménie Renaud De Sinety 115 SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE GENEVE - Bulletin 131 Tome 151 - 2011 Le Globe est la revue annuelle de la Société de Géographie de Genève et du Département de Géographie et Environnement de l’Université de Genève. Il a été fondé en 1860 et est publié avec le soutien de la Ville de Genève. Comité éditorial : Angelo Barampama, Ruggero Crivelli, Lionel Gauthier, Paul Guichonnet, Charles Hussy, Bertrand Lévy, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean-Claude Vernex : Université de Genève Alain De l'Harpe, Philippe Dubois, Gianni Hochkofler, Philippe Martin, Christian Moser, Raymond Rauss, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société de Géographie de Genève Annabel Chanteraud, Musée d'Ethnographie, Genève Elisabeth Bäschlin, Université de Berne Hans Elsasser, Université de Zurich Franco Farinelli, Université de Bologne Claudio Ferrata, Université de la Suisse italienne Hervé Gumuchian, Université de Grenoble Jean-Christophe Loubier, Université de Lausanne René Georges Maury, Université de Naples Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion Rédacteur et coordinateur du Tome 151 : Bertrand Lévy Lecteurs critiques du Tome 151 : R. Crivelli, P. Dubois, L. Gauthier, B. Lévy, J.-C. Loubier, C. Moser, S. Raffestin, R. Scariati, V. Stein, R. Zwahlen. Tous les articles ont été soumis à lecture critique. Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs. Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur : Bertrand.Levy@unige.ch Le Globe est une revue arbitrée. Tirage : ca 450 ex. Site internet : http://www.unige.ch/ses/geo/Globe/ © Le Globe 2011 ISSN : 0398-3412 LE GLOBE Revue genevoise de géographie Tome 151 VOYAGE ET TOURISME Département de Géographie et Environnement Université de Genève Société de Géographie de Genève 2011 2 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 3 LE GLOBE - TOME 151 - VOYAGE ET TOURISME SOMMAIRE Accueillir les hommes, blesser le territoire : une histoire du tourisme suisse d'après-guerre Ruggero Crivelli 5 Territorialiser les flux touristiques : les exemples du Grosses Walsertal (Autriche) et du Val d’Hérens (Suisse) Mathieu Petite et Cristina Del Biaggio 45 L'immersion mexicaine de Pino Cacucci Gianni Hochkofler 71 Voyage et littérature : L'Italie de Hermann Hesse Bertrand Lévy 93 Sur les frontières de la République d’Arménie Renaud De Sinety 115 Société de Géographie de Genève - Bulletin 131 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 4 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 5 ACCUEILLIR LES HOMMES, BLESSER LE TERRITOIRE : UNE HISTOIRE DU TOURISME SUISSE D’APRES-GUERRE Ruggero CRIVELLI Département de Géographie et Environnement Université de Genève Résumé : Le tourisme est une des branches traditionnelles de la Suisse contemporaine et occupe, selon les périodes, la troisième ou la quatrième place dans notre économie d'exportation. Le développement croissant de ce secteur exerce une pression très forte sur le paysage, cadre géographique fondamental de son existence. Les comportements des touristes, que nous sommes, amplifient les problèmes de la branche. Mots-clés : tourisme, Suisse, environnement, Après-guerre, paysage, Alpes, bon air. Abstract : Tourism is one of the traditional branches of contemporary Switzerland and occupies, according to the periods, the third or the fourth place in our exports. The development growing of this sector puts very strong pressure on the landscape, geographical fundamental of its existence. The behaviors of the tourists, who we are, amplify the problems of the branch. Keywords : tourism, Switzerland, environment, post-war, landscape, fresh air. Remarque et remerciements Ce texte est le résultat (partiel) d'une recherche financée par le Programme National de Recherche PNR48, dont je remercie toute l'équipe et son directeur, le prof. Claude Reichler de l'Université de Lausanne. Un remerciement particulier va à Rafael Matos, chercheur à la HES-Vs de Sierre, pour le travail de récolte de l'information qui a permis la réalisation de ce texte. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 6 Introduction L’histoire contemporaine du tourisme suisse ne peut pas être considérée sans prendre en compte deux facteurs au moins : la montagne et la santé. La montagne représente cette forme particulière de paysage qui attire énormément les voyageurs à partir du XVIIIe siècle. Lumières et Romantisme encadrent finalement la (re)découverte de la montagne et de ses habitants en exaltant la fascination d’un décor paysager imposant et la droiture morale de ceux qui l’habitent. La santé apparaît assez vite comme la conséquence du rapport entre les hommes et la terre : un décor grandiose, fascinant et lumineux – opposé à celui malodorant, sombre et brumeux des villes qui s’industrialisent – qui crée une sensation de bienêtre corporel et spirituel à celui qui le fréquente. Le XIXe siècle marque le passage d’une montagne admirée à une montagne qui guérit. Les Alpes sont ainsi fréquentées par une élite de citadins, nobles ou bourgeois, qui y vont pour les admirer ou pour soigner leur corps : le Sanatorium devient le symbole par excellence de cette fonction médicale de la montagne. En montagne l’air est bon. Cette fonction sanitaire de la montagne devient de plus en plus importante au fur et à mesure que le XIXe siècle avance, s’achève et entre dans le suivant. La lutte contre la tuberculose en est la base principale et contribue à installer la croyance sur les bienfaits de l’air de montagne : le bon air. Le tourisme, on le sait, est une branche très importante sur le plan économique, mais elle est aussi très sensible à la conjoncture. Les crises, les guerres aussi, peuvent rapidement bouleverser ce secteur. La Première guerre va donner un premier coup d’arrêt au déroulement croissant des activités touristiques contemporaines. Elles connaîtront une certaine reprise par la suite, jusqu’à la Seconde guerre. Observer l’évolution du tourisme en Suisse, surtout à partir de l’après Seconde guerre, permet d’illustrer un aspect de l’histoire territoriale d’un pays, ainsi que de montrer l’impact exercé sur le territoire par un changement de société. Le tourisme – on l’a dit – peut être une ressource importante pour un pays. Cependant, son impact dépasse largement la sphère économique : il peut être vecteur de construction ou de destruction sociale, à travers la construction ou la destruction territoriale. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 7 Le tourisme en Suisse aujourd’hui (2005), selon la Fédération suisse du tourisme1, représente une ressource financière de l’ordre de 30 milliards de francs, dont plus de la moitié (61%) sont des recettes provenant de touristes internes. Ce montant représente plus de 5% du produit intérieur brut et place cette branche à la quatrième place des exportations (en 2010), après la chimie, la métallurgie et l’horlogerie. Le total des emplois directement ou indirectement liés à l’activité touristique peut être estimé à 9-10% des emplois en Suisse. Les nuitées, fluctuantes selon la conjoncture, ne sont pas loin des 70 millions d’unités. Plongeons-nous dans l’histoire de cette activité pour comprendre à la fois la société qui l’a engendrée et les problèmes qu’elle a soulevés et qui nous interrogent aujourd’hui. Une Suisse qui accueille Le tourisme en Suisse ou le "bon air" politique Nous sommes en 1943. Le conflit fait rage autour de cette "île" apparemment épargnée qu’est la Suisse. On ne se prononce pas encore ouvertement – neutralité oblige, sans doute – sur le futur gagnant de cette guerre, même si on pressent déjà la victoire des Alliés. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la guerre va se terminer ! Les milieux touristiques helvétiques commencent alors (et déjà) à se positionner. Voilà ce qui transparaît à la lecture d’une publication du "Séminaire de la Haute Ecole des Etudes économiques et commerciales de St-Gall", laquelle rapporte des exposés présentés à Montreux en septembre 1943 (Hunziker, 1943). La publication donne la parole à plusieurs auteurs, théoriciens ou praticiens qui appartiennent à divers domaines. Ce document est une véritable profession de foi dans le tourisme, mais surtout dans ses potentialités. Leur approche consiste à prendre en considération le tourisme dans un cadre plus global. Son importance n’est donc plus évaluée uniquement sur la base des flux financiers et économiques qu’il serait capable d’engendrer (ce qui était déjà le cas avant la guerre), mais en soulignant l’ensemble des rôles qu’il sera en mesure d’assumer, voire même qu’il aura pour mission d’assumer. Rôle social, rôle culturel, rôle idéologique même. L’anticipation qui émerge LE GLOBE - TOME 151 - 2011 8 en 1943, esquisse-t-elle une nouvelle image du tourisme suisse ? Il est difficile de le dire, car, si les discours tenus à ce moment-là font toujours référence à la dimension curative qui a caractérisé pour beaucoup l’époque précédente, ils évoquent aussi une dimension populaire qui commençait seulement à émerger timidement dans le tourisme d’avant guerre. Le "bon air" qui soigne, en somme, reste encore un critère important. La vision des auteurs de cette publication se révélera la bonne, indépendamment des formes qu’ils ont pu imaginer sur le moment et que la réalité des choses va développer différemment. Charles Gilliard (1975 : 120) soulignera plus tard l’importance économique que le tourisme aura pris après la guerre : même si la balance commerciale de la Confédération va être fortement négative jusqu’en 1960 en tout cas, elle sera toujours compensée par l’apport financier d’autres sources, dont le tourisme. Entrons un peu plus dans les détails de cette prise de conscience qui servira de support à notre étude du développement contemporain du tourisme en Suisse. Le directeur de l’Office fédéral des transports et du tourisme, le Dr. Cottier (in Hunziker, 1943 : 9-32), dans la conférence donnée au séminaire de Montreux2, souligne fortement le caractère idéologique du tourisme : celui-ci développe et entretient les sentiments "d’indépendance, de liberté et d’espace" chez les individus. Le tourisme, pour Cottier, appartient ainsi à la catégorie des besoins supérieurs, à côté de l’éducation, de la médecine, de l’art et de la science. Pour lui, la Suisse dispose d’un atout particulièrement important dans ce domaine : "Notre climat et nos sources curatives constituent pour la Suisse une richesse nationale qui compense dans une large mesure sa pauvreté en matières premières. Dans les années qui suivront immédiatement l’aprèsguerre et même plus tard, ces richesses curatives seront indispensables au repos et à la guérison de milliers et de milliers de personnes. Les qualités naturelles de notre climat s’alliant chez nous à une atmosphère spirituelle et politique absolument neutre, de nombreux hôtes venant de pays qui se combattent aujourd’hui, trouveront dans notre pays un lieu de séjour idéal. Mais à côté d’une Suisse qui guérit, il existe aussi une Suisse qui éduque et qui enseigne. Nos nombreux instituts d’éducation exerceront une force attractive. Le tourisme pourra contribuer au LE GLOBE - TOME 151 - 2011 9 rétablissement de relations normales entre les hommes. Cette valeur idéale du tourisme et sa mission culturelle nous incitent à demander en sa faveur, dans les futures négociations avec l’étranger, une place de choix, précédant celle que l’on accorde aux échanges de biens purement matériels. Peut-être que les autres pays se décideront à nous envoyer certains contingents de voyageurs ayant besoin de fréquenter nos stations climatiques avant que les frontières soient ouvertes à un large échange de marchandises3." Cette citation est intéressante dans la mesure où elle résume très bien la conception qui est en train de prendre corps auprès des milieux touristiques et – par reflet – au sein des milieux politiques. Trois aspects de la Suisse peuvent ainsi être distingués : la Suisse qui guérit, la Suisse qui éduque et la Suisse qui accueille. Cette dernière catégorie n’est pas sans rappeler le choix que feront plus tard les autorités helvétiques d’inviter des milliers de GI’s à venir passer leurs congés en Suisse en organisant leur séjour (Hauser, 2004). Ce ne sont pas moins de 300'000 soldats américains, stationnés en Europe, qui effectueront ainsi un "grand tour" de Suisse organisé par le Département militaire fédéral et la Centrale suisse du tourisme entre 1945 et 1948. Il s’agissait entre autres d’améliorer la réputation de la Suisse qu’une neutralité mal perçue avait ébranlée pendant la guerre. Cela semble en partie sous-tendu dans l’intervention de Cottier, quand il parle des "futures négociations avec l’étranger", dans lesquelles le tourisme devra avoir une "place de choix". A ce moment-là, on est sans doute déjà conscient du déficit d’image et probablement aussi de l’effet positif qu’un bon accueil peut exercer sur les étrangers. Il faudra, plus tard, toute l’intelligence de la diplomatie helvétique menée par le Conseiller fédéral Max Petitpierre, pour dépasser l’hostilité de certaines forces politiques alliées, en faisant participer la Suisse, sous une forme directe ou indirecte, à ce processus de reconstruction qui porte le nom de Plan Marshall4. La vision du tourisme qui se dégage du discours de Cottier semble ainsi représenter un des maillons du repositionnement politique international de la Suisse. "Notre climat et nos sources curatives…", pour reprendre les mots de la citation, ne servent donc pas uniquement à guérir et à éduquer, mais aussi à retrouver une image (et par là une position politique) que la LE GLOBE - TOME 151 - 2011 10 neutralité avait fortement dégradée pendant la guerre. Et cela sans déroger à ce même principe qui est, justement, la neutralité capable de créer une "atmosphère spirituelle et politique" qui s’ajoute aux qualités du climat. Si l’approche basée sur une conception globale du tourisme permet de dépasser celle qui le considère comme une activité purement commerciale et d’en faire ainsi un instrument de politique extérieure, elle permet aussi d’en faire un instrument de politique intérieure et de politique sociale. Cottier (comme d’autres intervenants) en est tout à fait convaincu quand il affirme "que les séjours de vacances et de cure ne doivent plus être le privilège des milieux aisés5". La force de travail, étant à la base de la prospérité d’un pays sans matières premières, l’Etat a la responsabilité de le préserver. Le tourisme peut alors servir aux travailleurs en tant que source régénératrice. Un "esprit" et un "corps sain" sont des éléments qui permettent un travail de qualité et qui doivent être cultivés pendant le "repos" : "Si le développement gigantesque du machinisme et de ses facultés de production doit nous contraindre après la guerre à réduire encore la durée du travail, il faudra consacrer les loisirs devenus plus nombreux au repos et à l’entraînement du corps, autant que possible dans nos régions favorisées par le climat6." Si l’on observe l’évolution du temps de travail7, on s’aperçoit que, sur le long terme, en effet, il a fortement diminué en Suisse : pratiquement de moitié entre 1850 et 1990. L’affirmation de Cottier repose, bien entendu, sur les observations faites jusqu’à l’avant-guerre et son "optimisme" découle du fait que la plus forte réduction s’est manifestée jusqu’en 1920 : par la suite, en réalité, vont surtout se développer les congés annuels. Avoir du temps, mais aussi avoir les moyens de voyager, c’est la base de toute activité touristique et, pour Cottier, il est important de penser à favoriser aussi bien la diminution du temps de travail que l’épargne pour le voyage dans la période d’après-guerre. Il songe même à l’introduction d’un système de quote-part : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 11 "Les employés et ouvriers consentiraient à laisser régulièrement, pendant toute l’année, une partie de leur salaire pour les vacances, tandis que les employeurs verseraient une modeste contribution pour les encourager à cette épargne8." C’est une idée surprenante (l’Assurance vieillesse et survivants et son système de cotisation ne sont pas encore en place !), mais qui démontre une forte conscience de la fonction que peut assumer le tourisme pour la santé publique et, par conséquent, pour la qualité du travail. En effet, Cottier se demande dans son intervention : "Pourquoi les machines doivent-elles être seules soumises à un amortissement régulier, et non pas aussi les forces humaines qui sont à l’œuvre dans les ateliers et les bureaux ?9" Sur sa lancée, il arrive même à imaginer un système de "péréquation" du coût du voyage, car "il ne devrait plus arriver non plus que le prix du billet de chemin de fer soit l’élément décisif dans le choix d’une station balnéaire10". Quoi qu’il en soit, la Suisse connaît l’existence d’une Caisse de voyage avec un système de timbres, ce qui, pour Cottier, devrait jouer un rôle important dans le développement des déplacements et du tourisme intérieur. Il est difficile de savoir si ses remarques ont ensuite été entendues et utilisées dans le cadre d’une politique volontariste, toutefois sa vision des choses était parfaitement pertinente. En effet, l’évolution dans l’après-guerre de la Caisse suisse de voyage confirme l’engouement des travailleurs helvétiques pour le tourisme : Année 1949 1965 Timbres Timbres encaissés vendus (indice) (indice) 14’659 (100) 14’411 (100) 55’393 (378) 52'230 (362) Capital social (indice) 77’000 (100) 272’000 (353) Nombre de participants (indice) 149'000 (100) 239'000 (160) Tab. 1 : Caisse suisse de voyage, 1949-196511 En l’espace d’une quinzaine d’années, le nombre de participants augmente d’un peu plus d’une fois et demie (indice 100 en 1949, indice 160 en 1965). Ce n’est pas négligeable. Le mouvement d’argent est, quant à lui, encore plus marquant : la quantité des timbres vendus LE GLOBE - TOME 151 - 2011 12 comme celle des timbres encaissés augmente de plus de 3,5 fois et le capital social suit le même chemin. Il s’agit sans doute du signe que l’épargne des ménages est bien aussi consacrée à la régénération du "facteur travail". En somme, c’est déjà pendant la guerre que l’on a commencé à pressentir l’importance du tourisme en tant qu’activité autre qu’économique et le rôle qu’il pouvait assumer sur le plan social. Pourtant, la situation de l’hôtellerie est très mauvaise : Cottier estime la dette de cette branche12 à 1-1,2 milliard de francs, dont au moins 125 millions de surendettement, sur la base du rendement des dix années qui ont précédé la Deuxième Guerre mondiale. Mais – précise-t-il – ce sont des estimations minimales. Cela nous incite à penser que les milieux touristiques n’évaluent pas l’importance que représente la branche pour le pays uniquement sur la base d’une vision prospective par rapport à la reprise d’après-guerre, mais aussi sur la base du formidable gaspillage de ressources qu’aurait été un patrimoine touristique laissé à lui-même. L’observation de quelques statistiques d’avant-guerre – dans la mesure où elles peuvent être fiables – nous laisse imaginer que la situation décrite doit être en deçà de la réalité. Année 1934 1939 Evolution Nombre de lits 199’641 193’123 -3% Nombre d’hôtes 3'307’364 2'930’690 -11% Nuitées 13'990’247 13'653’317 -2% Tab. 2 : L’hôtellerie entre 1934 et 193913 Le nombre des hôtes chute fortement (-11%), influençant – même si c’est dans une moindre mesure – les nuitées et le nombre de lits à disposition sur le marché. Il est vrai que le graphique suivant montre que la période en question n’est pas homogène, car elle connaît un sursaut juste avant la guerre (en 1937 en particulier) : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 13 Fig. 1 : Hôtellerie suisse, 1934-1939, évolution des nuitées et du nombre d'hôtes Cependant, les opérateurs touristiques restent constamment en difficulté, car le nombre des lits sortant du marché est d’un bon millier chaque année, comme le confirme la figure suivante. Fig. 2 : Hôtellerie suisse, 1934-39, évolution du nombre de lits La branche des établissements de cure, d’après les maigres statistiques à notre disposition, ne se comporte pas mieux, même si la rationalité de son fonctionnement est sans comparaison avec l’hôtellerie LE GLOBE - TOME 151 - 2011 14 proprement dite, car le taux d’occupation des lits est de l’ordre de 80% contre un peu plus de 25% pour la catégorie hôtelière. Voilà donc que la guerre semble avoir obligé à prendre conscience de trois choses au moins : - l’existence d’un patrimoine touristique important (hôtels, établissements de cure, paysages, pour citer les éléments considérés à l’époque) sur lequel reconstruire l’avenir ; - la nécessité d’une aide sous forme financière (crédits et subventions de la Confédération surtout) et à travers la mise en place d’une politique volontariste où tous les acteurs auraient leur rôle à jouer : privés (hôteliers, vacanciers, etc.) et publics (Confédération, on l’a dit, mais aussi cantons et communes). En d’autres termes, l’économie de guerre, mais aussi les théories économiques dominantes du moment14 (Keynes, par exemple) permettent, même en Suisse, de concevoir l’intervention de l’Etat dans l’économie ; - l’atout important que représentent pour le tourisme les changements sociaux et techniques engendrés par la guerre. Ce dernier point mérite qu’on s’y attarde un moment. Le monde change Nous nous étonnons parfois aujourd’hui de la dimension des évolutions sur le plan social pendant la seconde moitié du XXe siècle. Et pourtant, ce qui est peut-être encore plus surprenant, ce sont les prévisions que certains responsables ont été capables d’imaginer il y a plus de soixante ans. Pour ce qui nous intéresse, parmi les mutations qui affectent la branche touristique en Suisse, nous pouvons en souligner deux : les changements sociaux dans le domaine des loisirs et le développement des transports. Il s’agit de deux champs fondamentaux dans la mesure où ils ont des répercussions considérables sur deux des éléments les plus importants du tourisme : le paysage et l’environnement. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 15 L’amorce des modifications dans le domaine social a commencé avant la guerre, mais c’est pendant celle-ci, paradoxalement, qu’on en mesure l’importance. Prenons les mots du secrétaire du contrôle des prix, C.-F. Ducommun, lequel, sous le titre "Mutations sociales de la clientèle hôtelière" écrit : "Toutefois, il ne faut pas s’attendre à retrouver la clientèle d’autrefois. L’économiste suédois Dr. Erik Lindahl a publié […] une étude […] dans laquelle il montre qu’au cours de ces dernières années, l’augmentation du revenu du travail a été plus considérable que celle du revenu des capitaux, l’intérêt sur le capital ayant diminué. Ce phénomène dure depuis trente ans. Il s’ensuit une égalisation des fortunes, les gros revenus se faisant plus rares, tandis que se multiplient les fortunes dites moyennes. Ce déplacement a pour corollaire un déplacement de la puissance politique qui, des détenteurs de capitaux passe ainsi aux représentants des classes moyennes et ouvrières […]. En vertu du déplacement social signalé par Lindahl, le Grand-Hôtel de Territet, par exemple, ne recevra certainement plus, en grandes masses, cette société qui, en 1931 encore, payait cinquante francs suisses par jour et par personne15." Bien sûr, les auteurs n’imaginent pas précisément les dimensions de l’évolution qui suivra, d’autant plus que pendant la guerre les salaires ont subi une forte rétention (surtout par rapport aux prix) qu’il faudra combler à la fin des hostilités16. Cependant, la tendance prévue est clairement affichée et le tourisme reprendra effectivement son rythme d’avant-guerre en atteignant facilement les 15 millions de nuitées, comme cela avait été soutenu par Cottier dans son exposé de 1943. En 1945 déjà, par exemple, nous comptons 17 millions de nuitées, qui ne cesseront de croître jusqu’en 1949, se chiffrant même à 23 millions en 1947. Par contre, 1950 est une année de brutale rechute car celles-ci retombent à 15 millions ; un nouveau cycle s’ouvre ainsi pour le tourisme suisse, plus raisonnable sans doute, car moins frénétique, mais toujours en expansion. La période qui va de 1945 à 1950 semble bien correspondre aux prévisions faites pendant la guerre : après 1950, le pays est sans doute en train de sortir définitivement d’une économie encore LE GLOBE - TOME 151 - 2011 16 sous contrôle pour entrer dans une période où le marché reprend sa cadence plus librement. Parallèlement, le poids du tourisme intérieur devient progressivement plus important, signe qu’il intéresse des couches sociales plus larges qu’auparavant. Simultanément, nous assistons à un changement considérable dans le domaine des transports. Si les opinions exprimées par les experts d’alors sont toutes d’accord pour imaginer une augmentation de la mobilité touristique, il est très intéressant de voir qu’elles ne sont pas toutes convergentes si l’on considère les moyens de transport. Pour le directeur du premier arrondissement des Chemins de fer fédéraux, le rôle de la voie ferrée va être fondamental dans les années qui suivront la guerre. Il développe toute une série d’arguments que nous ne reprenons pas ici. Limitons-nous à souligner deux points : l’augmentation du trafic de banlieue dans le processus d’urbanisation que va connaître le pays pendant la deuxième moitié du XXe siècle ; et la nécessité de coordonner pour des raisons touristiques les liaisons directes entre grands centres urbains et entre ceux-ci et les régions du tourisme : "Au point de vue du tourisme et plus spécialement du tourisme interne, le facteur masse qui, comme déjà dit, caractérise les transports par chemin de fer, joue un rôle essentiel. Le tourisme et les sports ne sont plus réservés aux privilégiés de la fortune. Toutes les couches sociales s’y intéressent et y participent. Les fervents du week-end se rendent en foule, le samedi après-midi, à la campagne ou à la montagne. Ils demandent à être transportés rapidement, le plus loin possible et à bon compte. Le chemin de fer est de tous les moyens de transport le plus apte à les satisfaire, étant le mieux à même d’effectuer des transports massifs se concentrant sur deux ou trois jours de la semaine17." Pour cet auteur aussi, la société change : la période d’après-guerre sera caractérisée par le tourisme de masse et par une mobilité croissante. Le chemin de fer remplit sa fonction en assurant aussi les liaisons entre localités d’agglomération : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 17 "Lutry, Cully, Vevey, Montreux, Morges et même Rolle et Yverdon sont des villes satellites de Lausanne et le chemin de fer pourra certainement contribuer à leur développement en les reliant à la métropole par des relations rapides et nombreuses, à toutes les heures de la journée, tôt le matin et tard le soir18." Dans un certain sens, on croit rêver en lisant ces propos formulés il y a plus de soixante ans ! Que serait, aujourd’hui, l’état de notre environnement si on avait tenu compte de ces "pré-visions" ? Non seulement nous disposerions actuellement de transports urbains en commun, mais en plus ceux-ci seraient en mesure de répondre au tourisme des citadins qui cherchent à la campagne et à la montagne le bon air qui leur manque en ville (ou, mieux encore, n’auraient peut-être pas besoin de chercher le bon air ailleurs !) Chenaux voit surtout les avantages du chemin de fer : mais son raisonnement est intéressant dans la mesure où il a aussi une vision articulée des choses : "En Suisse, pays du tourisme par excellence, il importe de laisser la route libre à la voiture automobile de tourisme et de l’interdire au gros roulage dans toute la mesure du possible19 […]." Bien que l’on devance de soixante ans le projet d’Alp-Transit (qui n’est d’ailleurs pas encore terminé !), on pensait déjà, dans cette publication de 1943, que le trafic lourd sur longues distances à l’intérieur du pays aurait dû être réalisé par voie ferrée. Cependant, le mot est lâché : la voiture automobile de tourisme. Déjà pendant la guerre, les acteurs du monde touristique perçoivent les changements qui pourraient profiter à la branche : la voiture de tourisme, mais aussi l’avion, vont prendre le relais des chemins de fer. Transport et loisir Le transport est l’un des principaux facteurs de fonctionnement du tourisme, lequel, par définition, implique un déplacement. Le chemin de fer, dans l’histoire, n’a pas été le premier moyen pour voyager à des fins LE GLOBE - TOME 151 - 2011 18 touristiques, mais il a fortement contribué à développer cette branche grâce à sa rapidité et à sa capacité à transporter en masse. La Deuxième Guerre mondiale semble marquer un tournant et, là aussi, certains contemporains le ressentent. Le colonel Primault, dans son intervention au séminaire de Montreux20, exprime bien cette conscience à travers un exposé plein d’enthousiasme que ses charges justifient : il est colonel de l’aviation militaire, directeur de l’Automobile Club de Suisse et président de la Commission sportive de l’Aéro-Club de Suisse. Sa passion pour l’avion et l’automobile lui permet de deviner le formidable potentiel que ces deux moyens de transport représentent pour le tourisme et les loisirs. Même si ses considérations sur la fonction de l’avion ne se vérifieront pas dans le sens qu’il avait imaginé21, il ne s’était pas trompé en ce qui concerne la voiture. Il serait intéressant de retranscrire sa démonstration montrant le rôle que joue "l’individualisation des transports" (pour utiliser ses mots), mais nous renvoyons directement aux pages de l’auteur. Limitons-nous à ce passage qui résume bien l’intérêt pour ce "nouveau" moyen de transport qu’est le véhicule privé : "Est-il permis de croire que les perfectionnements dans les transports en commun, perfectionnements dont je viens de donner quelques exemples, ont été provoqués, imposés par l’automobilisme ? Ou plutôt, ne faut-il pas constater que le développement si rapide, si puissant de l’automobilisme ne tient qu’au fait que l’auto a permis de réaliser, dans une plus large mesure que tous les autres moyens de transport, des préférences et des désirs humains, nécessairement irréalisables pendant longtemps sauf pour un groupe restreint de privilégiés, disposant de carrosses et de chevaux ? Pour moi, ma conviction est faite. L’avenir est aux transports "individualisés", sur terre, dans les airs22." Suivent d’intéressantes démonstrations par rapport au développement technique et aux potentialités de la voiture et de l’avion, sur lesquelles, par ailleurs, les autorités commencent à se pencher. Le mot n’est pas encore utilisé, mais en lisant entre les lignes de l’intervention de E. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 19 Primault, on voit apparaître la nécessité de construire des autoroutes, en créant ainsi un véritable réseau de voies carrossables. Et il ne s’est pas trompé en concluant : "Ma conviction est que "l’homme de la rue" de demain sera détenteur ou propriétaire d’une auto, de ces merveilleux instruments de travail, de ce moyen de délassement incomparable, de ce facteur d’enrichissement physique, culturel et moral, bref de ce multiplicateur de toutes les possibilités humaines. L’auto deviendra, demain, aussi indispensable à chacun et dans le cadre de vie moderne, que la montre qui mesure le temps de nos travaux, de nos joies et de nos peines. Et cet homme de demain ne sera pas plus automobiliste que l’on est [sic], actuellement, l’homme qui voyage en chemin de fer, l’homme qui possède un frigidaire ou l’homme qui porte une montre-bracelet. Par contre, il sera un touriste, sans le savoir, exactement comme "Monsieur tout le monde" qui, écrivant ou discourant, ignore sa qualité momentanée de prosateur23." L’auteur ne pouvait pas être plus rêveur et plus réaliste à la fois, comme les chiffres du tableau suivant nous le confirment : Année Nb. de voitures 1925 1930 1935 1940 1945 1950 1955 1960 1965 28’697 60’735 70’765 65’947 18’279 146’998 270’821 485’233 845’124 Nb. de Bicyclettes Indice Indice Indice voitures par 1000 voitures voitures bicyclettes par 1000 habitants par 1000 par 1000 habitants habitants habitants 7 170 100 100 100 15 202 212 214 119 17 236 247 243 139 16 326 230 229 192 4 352 64 57 207 31 381 512 443 224 56 372 944 800 219 94 330 1691 1343 194 155 248 2945 2214 146 Tab. 3 : Voitures et bicyclettes en Suisse, 1925-196524 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 20 Les chiffres sont parlants : on peut vraiment observer le contraste entre la situation d’avant la guerre et celle de l’après-guerre. En quarante ans, le parc automobile (sans compter d’autres types de véhicules, comme les camionnettes, les camions, les tracteurs industriels, etc.) a été multiplié par 30. Mais ce qui ressort bien de ces chiffres, c’est l’explosion de la voiture individuelle dans les années qui ont suivi la guerre : on peut presque dire que le rythme de croissance a grossièrement doublé tous les cinq ans, ce qui donne un taux d’accroissement annuel d’environ 14%. Le tableau indique aussi l’évolution des bicyclettes et, en particulier, celle du nombre de bicyclettes par 1000 habitants. La comparaison avec le nombre de voitures par 1000 habitants est tout à fait saisissante : la bicyclette, même "petite", reste "reine" jusqu’en 1950, période à partir de laquelle elle perd son importance par rapport à l’automobile, comme cela est montré par l’évolution des indices. La réalité d’après-guerre a dépassé les "prévisions" faites pendant celle-ci, mais cela n’est pas très important. Ce qui l’est, c’est qu’en déplaçant l’analyse autour du tourisme d’une vision simplement économique et commerciale à une vision plus sociale et politique, les auteurs auxquels nous avons fait référence, perçoivent son caractère de masse. C’est une société toute entière qui change : en s’urbanisant, elle ressent de plus en plus le besoin de se ressourcer ailleurs ; en améliorant ses moyens matériels d’existence, elle consacre plus de temps et plus d’argent aux loisirs et aux vacances. Par exemple, en 1965 un ménage suisse consacrait – en moyenne – environ 15% de ses dépenses aux loisirs, tandis qu’en 1990 ce même taux est monté à 22% (OFS, 1996 : 2). Il s’agit d’une augmentation de 7 points, au sujet de laquelle il faut encore remarquer qu’elle était partagée par 3,1 personnes (moyenne du nombre de personnes par ménage) en 1965, alors qu’en 1990 elle est partagée par 2,3 personnes. Ce qui signifie qu’il y a pour les loisirs presque deux fois plus d’argent disponible par personne en l’espace d’une génération. "Depuis 1965, les dépenses au titre des [sic] loisirs et du tourisme ont, pour la moyenne de tous les ménages suisses, quadruplés en termes LE GLOBE - TOME 151 - 2011 21 absolus (nominalement) pour atteindre un total de quelque 32 milliards de francs en 1990. Durant la même période, elles se sont accrues de 50% en termes réels25." La dépense totale a été estimée, en 1990, à un peu plus de 11'000 francs par ménage. Environ 40% de cette somme sont consacrés aux vacances proprement dites et au voyage (ce dernier représente un tiers des dépenses de transport du ménage) : le reste concerne d’autres loisirs (télévision, vidéo, ordinateur, presse imprimée, etc.). Si les dépenses affectées aux loisirs n’ont cessé d’augmenter depuis 1965, elles ont connu une croissance plus soutenue jusqu’au milieu des années 1970. Le graphique du document consulté nous permet de reconstituer le tableau suivant : Année 1965 1975 1985 1990 Dépenses 2’750 7’132 8’901 11’157 Indice 100 260 324 406 Tab. 4 : Dépenses de loisirs par ménage, 1965-1990, en francs26 Toujours croissantes, ces dépenses connaissent un petit fléchissement à cause de la crise des années 1970, mais repartent de plus belle par la suite. En observant maintenant le tourisme dans son ensemble, et non seulement comme ici par rapport aux dépenses des ménages suisses, nous voyons l’importance de cette branche, qui a atteint presque 75 millions de nuitées en 1994. Elle se positionne ainsi à la troisième place des branches exportatrices. Avec ses 21 milliards de francs de recettes, dont 40% proviennent du pays, le tourisme procure un revenu – directement ou indirectement – à presque 10% des actifs. Nous avons donc affaire à un véritable "instrument" de production et de culture (75 millions de nuitées dans un pays qui compte quelque 7 millions d’habitants, c’est un formidable système de brassage) qui s’est LE GLOBE - TOME 151 - 2011 22 énormément développé depuis la fin de la guerre. Ce développement, en prenant l’hôtellerie comme "thermomètre", montre deux grandes phases ascendantes : la première, courte, se trouve liée à la fin de la guerre et semble se dérouler entre 1945 et 1950 ; la deuxième marque une moindre mais longue montée jusqu’aux années 1970. C’est la période de la grande croissance économique. Il devient alors important d’observer les réactions que cette époque de massification a suscitées surtout, dans notre optique, celles qui concernent le tourisme. Pour fonctionner, ce dernier a en effet besoin, en tout cas, de deux choses : un attrait et une infrastructure en mesure de satisfaire la demande. L’attrait, avant même la réputation des opérateurs touristiques, est représenté par le paysage, véritable façade du territoire. La Suisse, dans son ensemble ou dans sa diversité, possède cet atout depuis longtemps : le paysage qui guérit, le paysage qui éduque sont des réalités acquises. Mais parallèlement, pour que cela fonctionne, il faut un paysage qui accueille. Nous voyons alors apparaître27 une tension entre le territoire (c’est-à-dire le système de relations économiques, sociales et environnementales qui sous-tend le tourisme) et le paysage. D’un côté un système de relations qui s’emballe, de l’autre un paysage qui s’alourdit de manière désordonnée : cela ne pouvait que susciter des résistances, même très marquées. C’est en effet avec la fin des années 1960 et la décennie qui suit, que nous voyons apparaître un certain nombre de réflexions politiques, préoccupées par un développement qui semble échapper à tout contrôle et engendrer ainsi des dysfonctionnements dont les conséquences détruisent les atouts sur lesquels se base cette même croissance. Le territoire blessé Le territoire sous tension Le tourisme est une branche importante, on l’a dit, mais ce n’est qu’un secteur parmi d’autres. Il est à la fois objet de préoccupation et d’attention particulières, mais aussi partie d’un contexte plus général. Les années soixante sont une période de forte croissance sur le plan économique et social, mais elles le sont aussi sur le plan spatial. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 23 Bâtiments d’habitation, de travail, voies d’accès, etc. sont autant d’infrastructures qui raréfient l’espace disponible et qui engendrent par là une forte spéculation par rapport au sol. Spéculation qui induit, à son tour, la rareté du sol. Le tourisme contribue aussi à cette situation, en occupant surtout les zones les plus fragiles. Après d’âpres discussions politiques, c’est en 1969 que le peuple accepte enfin des articles constitutionnels (les 64ter et 64quater de l’époque) posant ainsi les bases pour une loi sur l’aménagement du territoire. L’occupation rationnelle du sol, l’attention portée sur le gaspillage des surfaces et le respect de leur vocation deviennent alors les principes sur lesquels devrait se baser la gestion territoriale. Cela demandera encore beaucoup de patience, car ce n’est qu’en 1979 que la loi voit enfin le jour. Entre-temps, en attendant que les acteurs politiques se mettent d’accord, le Conseil fédéral, à partir de 1972, tentera de mettre un frein à l’expansion des constructions via une série d’arrêtés urgents. La nécessité et la volonté de contrôler, même modérément, les dysfonctionnements engendrés par la forte croissance économique donnent naissance dans différents domaines à des études (à des "Conceptions…") commandées par les autorités. Il s’agit d’approches sectorielles, dont l’une concernera aussi le tourisme : le rapport final de la "Conception suisse du tourisme" paraîtra ainsi en 1979. Le document est intéressant pour comprendre l’évolution des esprits dans l’aprèsguerre et les intentions face au futur. Nous retrouvons, sous forme chiffrées parfois28, la vérification des "prévisions" de 1943 vues plus haut. Le contexte se confirme29 : entre 1950 et 1975 les revenus réels par habitant se sont multipliés par 3,2 ; la population considérée comme urbaine (celle qui recherche le "bon air" des Alpes) par 2,2 et les voitures de tourisme par 12,230. Les nuitées ont suivi le même chemin : dans l’hôtellerie celles des étrangers ont été multipliées par trois, surtout entre 1948 et 1968 (d’environ 6 à environ 18 millions), tandis que celles des Suisses, qui avaient par ailleurs pris le relais assez tôt, restent stables entre 11 et 12 millions (1948-1968-1975)31. L’intérêt des Helvètes pour le tourisme LE GLOBE - TOME 151 - 2011 24 dans son ensemble (ce qui est plus large que l’hôtellerie) reste cependant important dans cette deuxième moitié du XXe siècle. En effet, en 1977 par exemple, le tourisme national32 atteint 36,2 millions de nuitées contre 32,9 millions de nuitées pour le tourisme de provenance extérieure. Par contre, ce dernier continue de générer plus de valeurs, car le chiffre d’affaires a été, avec 6,1 milliards de francs, plus d’une fois et demie celui créé par le tourisme national (3,9 milliards de francs). Pour les étrangers, l’hôtellerie reste proportionnellement plus attractive que pour les Suisses, souvent attirés, par ailleurs, par les autres pays. Si nous comparons, maintenant, les nuitées totales (environ 70 millions en 1977) aux nuitées dans l’hôtellerie (environ 31 millions en 1975), nous nous rendons vite compte du changement structurel du phénomène touristique : non seulement il a littéralement explosé, mais le tourisme d’après-guerre sort de l’hôtellerie pour occuper d’autres terrains. "Le tourisme suisse s’est développé énormément de l’après-guerre jusqu’en 1973. De 1959 à 1973, le nombre de nuitées a augmenté de 30 millions, soit de 82%. Plus de 2/3 de cette augmentation étaient dus à la parahôtellerie, c’est-à-dire à l’hébergement dans les chalets ou appartements de vacances, dans l’hébergement par groupes et les places de camping33." Chalets (mais les chalets occupés par les propriétaires échappent souvent aux statistiques), appartements de vacances, campings, etc. occupent de plus en plus l’espace. On comprend alors aisément les titres des études de Krippendorf (1977), Les dévoreurs de paysages ! C’est ainsi que pour permettre à la fonction d’accueil de satisfaire les besoins des vacanciers tout en s’auto-entretenant, il a fallu développer les infrastructures nécessaires. La Conception suisse du tourisme nous éclaire sur la dimension de cette explosion où "les régions de montagne sont mises en valeur par des téléphériques afin de faciliter la pratique du ski34" (mais pas seulement, pourrions-nous ajouter). En effet35 : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 25 - entre 1950 et 1975, le nombre de téléphériques sur l’ensemble du territoire suisse est multiplié quasiment par dix, passant respectivement de 39 à 381, pendant que le nombre de téléskis se multiplie par 15 : 72 en 1950 et 1'000 en 1975. "Depuis 1950, on a construit en moyenne 50 nouveaux télécabines et téléskis par an36". En 1978, une ordonnance fédérale refroidit quelque peu les ardeurs, mais sans vraiment changer fondamentalement la situation, car Krippendorf peut encore écrire qu’"au début 1985, 88 demandes étaient encore à l’étude auprès de l’Office fédéral des transports […]37" ; - le nombre de lits augmente : quasiment stable dans l’hôtellerie, il est multiplié par 2,4 dans la parahôtellerie entre 1963 et 1976 ; - les résidences secondaires se multiplient par 2,6 entre 1960 et 1974 : 70'000 résidences en 1960 et 131'000 (quasiment le double) en 1970, mais 180'000 résidences en 1974, c’est-à-dire 50'000 unités supplémentaires en quatre ans seulement. Cela signifie que le rythme de construction double à partir des années 1970. Jost Krippendorf précise : "De 1970 à 1985, les logements de vacances et résidences secondaires en Suisse ont augmenté de 130%. Leur nombre est passé de 110'000 à 250'000, le nombre de lits de 500'000 à 1 million38." Les chiffres de cet auteur, sans correspondre exactement à ceux de la Conception suisse du tourisme, sont du même ordre de grandeur. Ce qui est spécialement intéressant dans son discours, c’est l’attention qu’il porte à l’emprise spatiale du tourisme39 : - 250'000 résidences secondaires occupent, au sol, 160 km2 de surface, contre 8 km2 pour les 7'200 hôtels que compte la Suisse à ce moment-là. Cela veut dire un millier de m2 par hôtel, contre 640 m2 environ pour une résidence secondaire ou appartement de vacances40 ; LE GLOBE - TOME 151 - 2011 26 - cela signifie aussi (et surtout) 30 m2 par lit dans une structure hôtelière contre 160 m2 par lit dans le cadre d’une structure résidentielle secondaire. Compte tenu des nuitées, le contraste est encore plus fort : 1/5 de m2 par nuitée en hôtel, contre 3 m2 dans des résidences secondaires et appartements de vacances. En somme, cinq fois plus de surface occupée au sol en termes de lit, mais compte tenu de l’utilité pratique – du taux d’occupation des lits, on devrait dire – la différence se multiplie jusqu’à 15 fois ! Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur cette situation – jugement sans doute facilité par le regard rétrospectif – il est indéniable que le tourisme suisse d’après-guerre a fortement nourri le processus d’urbanisation et contribué à modifier considérablement le paysage. Les réactions politiques ne manquent pas : la situation difficile de l’hôtellerie, le succès fulgurant du tourisme, les changements structurels de celui-ci, etc. débouchent sur les interrogations et analyses contenues dans le rapport de 1979, Conception suisse du tourisme. Des chercheurs comme Jost Krippendorf, pour ne citer que l’un des plus connus, s’interrogent sur l’impact que cette explosion peut avoir pour le pays : alors qu’il avait déjà fait ce constat dans d’autres publications, il lance en 1987 un cri d’alarme face à la situation en démontrant la contradiction engendrée par une activité, celle du tourisme, qui détruit sans vergogne sa propre ressource en dégradant sol, air et eau. Or, si un cri dérange, secoue, réveille parfois, la sortie du sommeil est aussi fonction du stade dans lequel se trouve le dormeur : on prend petit à petit conscience que le paysage, façade du territoire, exige une attention particulière, et c’est en 1998 (onze ans plus tard) que la Confédération publie les Principes de base de la conception "Paysage suisse". La "somnolence" a ainsi été assez longue. Le réveil a apparemment été plus rapide, car cinq ans après, en 2003, la Confédération précise ses directives dans un Cahier de l’environnement intitulé "Paysage 2020"41. Si, d’un côté, cette attention soutenue pour le paysage permet de mesurer à quel point la sensibilité des Suisses a évolué42, de l’autre, elle suscite quelques interrogations. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 27 Un paysage sous stress L’horizon 2020 représente la limite temporelle que les autorités se sont fixées pour imaginer un paysage suisse. Une période finalement courte pour pouvoir véritablement en dessiner les contours de manière précise43, car le paysage change à un rythme qui n’est pas immédiatement perceptible. Cependant, dans la situation actuelle, nous pouvons déjà identifier suffisamment de tensions et d’indices pour esquisser une évolution possible. Dans les pages précédentes, nous avons vu le formidable développement du tourisme pendant la deuxième moitié du XXe siècle et de toute une série d’éléments qui l’ont accompagné (véhicules, infrastructures, constructions, etc.). S’il est certain que le tourisme n’est pas responsable à lui seul des charges que doit supporter le paysage, il est indéniable que son expansion contribue à en augmenter le poids, voire – comme l’a montré Jost Krippendorf – à créer des problèmes spécifiques dans de nombreuses stations ou régions. Quelques chiffres, tirés de Paysage 202044, suffisent à entrevoir la pression qu’exerce le tourisme sur le paysage : - un parc de voitures individuelles multiplié par 24 depuis 1950, atteignant aujourd’hui les 3 millions et demi de véhicules ; - un trafic motorisé routier en augmentation constante : multiplication par 3 entre 1960 et 1995 pour le trafic individuel, et de même pour le trafic des marchandises entre 1970 et 1995 ; - un accroissement du nombre de kilomètres parcourus par les véhicules : autour de 9% entre 1993 et 2000. Le tableau 6 du document Paysage 202045 fournit la répartition des kilomètres parcourus par les véhicules entre 1993 et 2000. Si nous calculons la progression en pourcent depuis 1993 de chaque catégorie, nous constatons que la mobilité a augmenté de 9,6% par rapport au total et de 8,4% pour les voitures. Seuls les vélomoteurs connaissent une LE GLOBE - TOME 151 - 2011 28 chute. Par contre, motos et autocars accroissent leur kilométrage de plus de 20% (20% et 23% respectivement). Nous avons affaire ici à deux éléments intéressants, dans la mesure où ils peuvent traduire à la fois un développement de l’urbanisation (qui étend potentiellement les besoins en tourisme) et du trafic de nature touristique. En ce qui concerne les marchandises, le kilométrage des poids lourds augmente aussi de 20% environ, tandis que le trafic de livraison fait carrément un bond de 30%. Ce dernier point traduit, à notre avis, ce que l’on pourrait appeler la "capillarité spatiale" de la mobilité routière, qui est constituée par deux éléments complémentaires : la capacité des véhicules à moteur à atteindre tous les endroits du pays et la grande dispersion des points à atteindre. En somme, cette croissance a induit un important développement des infrastructures (qui génèrent, à leur tour aussi, une augmentation de la mobilité routière) : "Avec ses quelques 71'000 kilomètres de routes nationales, cantonales, communales […] et ses 5'000 kilomètres de voies ferrées […], la Suisse dispose de l’un des réseaux de transports [sic] les plus denses d’Europe. […] Entre 1972 et 1983, quelque [sic] 1'700 hectares ont été utilisés chaque année pour la construction de routes et de chemins ; depuis on constate un certain ralentissement de ces aménagements. Pour la période allant de 1979 à 1989, on a relevé, par le biais du programme d’observation du territoire suisse, une utilisation annuelle de 700 ha pour les routes et les chemins. Selon les dernières données de la statistique de la superficie, entre 1985 et 1997, 7'800 ha ont été consacrés à de nouvelles surfaces de transport46." La figure 17 du rapport sur l’évolution du paysage47 illustre, à travers des cartes, l’impact du développement de ces infrastructures et, notamment, la compartimentation qu’elles créent dans le paysage. Le morcellement est, en effet, considérable. Par rapport à l’espace proprement alpin, la figure à laquelle nous faisons référence montre bien deux phénomènes : le paysage alpin est relativement plus dégagé que LE GLOBE - TOME 151 - 2011 29 celui du Plateau, cependant, il est fortement pénétré via les fonds de vallée par l’urbanisation. Seuls les espaces d’altitude semblent échapper à l’emprise des chemins routiers. "Semblent" échapper ! L’illusion est de courte durée, car Paysage 2020 nous fournit d’autres informations : "Les régions de montagne proposent à l’heure actuelle 5 millions de lits de vacances et 15'000 téléphériques et téléskis. On estime que les stations de sports d’hiver sont équipées de 41'000 pistes de descente préparées, d’une longueur totale de 120'000 km. (…) En 2001, on a enregistré dans le secteur de l’hébergement 68 millions de nuitées dans les hôtels et 35% dans les stations de montagne à plus de 1'000 m d’altitude48." 15'000 installations de remontée, 120'000 km de pistes répartis en 41'000 tracés et 23 à 24 millions de nuitées à plus de 1'000 mètres d’altitude donnent déjà une idée (encore partielle) de l’impact sur le paysage49. Evoquer l’idée d’un stress peut paraître excessif. Cela ne l’est probablement pas, car ce que nous venons de décrire renvoie surtout à l’occupation du sol : or, le paysage n’est pas une carte sur laquelle on aurait simplement dessiné les infrastructures. Si celles-ci, d’un côté, occupent lourdement le champ de vision, de l’autre, elles induisent des effets physiques, comme par exemple l’imperméabilisation des surfaces, la disparition de biotopes (avec notamment le recul ou la modification de la végétation), la modification de la morphologie du terrain, etc. Tous ces aménagements remplissent certes leur fonction en assurant la mobilité et en améliorant l’accessibilité de zones qui deviennent ainsi intéressantes pour la résidence, notamment touristique. Mais cette "vitalité" que permet le système d’infrastructures est paradoxale : bénéfique par certains côtés, elle augmente aussi la charge en polluants chimiques, en bruit(s) et en particules de poussières : "Les polluants atmosphériques peuvent non seulement nuire à la santé de l’être humain, mais également endommager des écosystèmes. En premier lieu on trouve les effets de surengraissement et d’acidification des oxydes d’azote (NOx). Les oxydes d’azote dégagés par la combustion de carburants et de combustibles fossiles se déposent en LE GLOBE - TOME 151 - 2011 30 grandes quantités dans le sol et les eaux. Il en résulte un déséquilibre de substances nutritives, le confinement de certaines espèces aux stations pauvres en azote et une hypersensibilité des plantes à des facteurs de stress extérieurs, comme les tempêtes. La quote-part des transports dans les émissions de NOx est actuellement de 60% environ. De plus, combinés au SO2, les NOx entraînent une acidification des sols pouvant conduire à un déséquilibre des substances nutritives et à un ralentissement de la croissance. Par ailleurs, l’acidification a un effet toxique sur les lacs50." On pourrait, bien sûr, ajouter d’autres indications et précisions, mais cela nous semble suffisant pour constater que le paysage suisse en général et le paysage alpin en particulier peuvent être considérés comme étant sous stress : l’évolution des transports, mais aussi des industries et de l’artisanat, le développement des résidences secondaires, etc. contribuent à la modification de la qualité de l’air. A tel point que "dans le canton de Zurich, une réserve naturelle sur deux présente des signes de surcharge de matières nutritives. Dans les régions de montagne, les milieux pauvres en substances nutritives sont eux aussi touchés par l’apport de nitrates (…)51." Il serait temps d’admettre que la qualité de l’air n’est pas seulement importante pour ses effets directs sur la santé des êtres humains, mais qu’elle l’est aussi pour ses conséquences indirectes dérivant des impacts sur la croissance de la végétation, sur la modification des espèces végétales présentes, etc. Les passages que nous avons cités montrent qu’il n’y a pas que les êtres humains de nos contrées qui soient surnourris : l’environnement aussi est menacé… d’obésité ! Et l’air est un véhicule extraordinaire, peut-être plus encore que les cours d’eau ou la morphologie du paysage. Conclusions : du paysage des hommes aux hommes dans le paysage ? A travers cet aperçu de l’évolution du tourisme suisse d’après-guerre, apparaissent un certain nombre de caractéristiques intéressantes. Nous avons évoqué, en particulier, l’idée d’une Suisse qui guérit, d’une Suisse LE GLOBE - TOME 151 - 2011 31 qui éduque, d’une Suisse qui accueille. La Suisse qui éduque nous intéresse moins ici52. La Suisse qui guérit et la Suisse qui accueille sont par contre deux notions, liées à la montagne helvétique, que nous pourrions considérer comme fondatrices du tourisme suisse d’aprèsguerre. Ces images sont cependant un peu paradoxales. La notion de Suisse qui guérit a pris corps bien avant la Seconde Guerre mondiale. L’air des montagnes – sous certaines conditions – guérit53. En termes simples, l’air des montagnes est "bon" ! Cet argument a été à la base des considérations de certains conférenciers intervenus en 1943 à Montreux : le rôle thérapeutique étant "acquis", allant de soi, la montagne se prêtait bien, à ce moment-là, à l’accueil des malades et des blessés de la guerre. Un discours prospectif sur les potentialités touristiques de la Suisse ne pouvait donc qu’être optimiste. La guerre n’était cependant pas le seul argument sur lequel fonder l’optimisme prospectif des acteurs touristiques. En effet, pour importante et dramatique qu’elle pouvait l’être, la thérapie des victimes ne pouvait pas durer indéfiniment. Un autre élément qui a aussi joué un rôle probablement majeur est contenu dans le caractère populaire qu’a revêtu alors la conviction que l’altitude peut guérir. Cela est présent autant chez les acteurs du monde touristique qui s’expriment à Montreux, que dans la réalité quotidienne de la société. La lutte contre la tuberculose, la création des sanatoriums populaires, l’hygiénisme, les luttes syndicales, etc. contribuent à montrer l’importance du repos dans un environnement propre et ordonné. L’espace de la "guérison" est là, en montagne, et il est prêt à accueillir, d’autant plus que les infrastructures existent mais – qu’on nous permette l’expression – sont "vides"54. Le paradoxe de cette Suisse qui guérit ne se manifestera ainsi que par la suite : si l’air des montagnes a servi, jusqu’avant la Deuxième Guerre à attirer les visiteurs sur les pentes ensoleillées ou enneigées des Alpes, il disparaît des références dans les années de la plus forte croissance économique. On n’en reparlera plus de manière systématique ou explicite, du moins jusqu’à ces dernières années. L’air de montagne, qui "guérit" presque par définition, n’est rappelé que de temps en temps, surtout actuellement, dans les campagnes de marketing55, aussi bien par l’Office suisse du tourisme que par des offices locaux. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 32 La Suisse qui accueille, pour sa part, prend dans la deuxième moitié du XXe siècle des dimensions impensables auparavant. Nous n’allons pas redonner les chiffres, mais seulement souligner l’évolution croissante et continue qu’a connue le tourisme et que nous avons mesurée à travers les quelques variables retenues. Ce qui est plus intéressant, cependant, c’est la nature paradoxale de cette évolution : pour donner l’hospitalité, la Suisse qui accueille érode, ronge même, l’un de ses atouts principaux, le paysage. Elle le "dévore", pour rester en syntonie avec l’analyse de Jost Krippendorf. La Suisse qui reçoit ses 70 millions de nuitées s’est répandue partout, s’est fixée partout, avec ses immeubles, ses chemins, ses câbles, ses pylônes… Les activités de toutes sortes et les transports, localement ou ailleurs dans le monde, contribuent à travers leur frénésie à dégrader l’air des montagnes, comme le montre amplement la publication fédérale Paysage 2020. La Suisse qui accueille a, aujourd’hui, quelques difficultés à… "guérir", en tout cas par l’air. En observant tout cela, on finit par se demander s’il est vraiment important de se soucier de la qualité de l’air de nos montagnes, c’est-àdire d’allier la "guérison"56 et l’accueil ! La question, posée de cette manière, peut irriter ! Nous l’admettons d’autant plus que l’importance de la qualité de l’air va de soi tant écologiquement que socialement. Par contre, d’un point de vue sociologique, les choses sont quelque peu différentes et, en réalité, elles ne vont plus du tout de soi : donc, si la question irrite, tant mieux ! Expliquons-nous. Dans le cadre du PNR 48, une enquête a été effectuée dans onze stations touristiques du canton du Valais, auprès de propriétaires, habitants et vacanciers, en collaboration avec la HEVs57. Ce sont justement les réponses à certaines des questions posées qui nous incitent, d’une façon un peu provocatrice, à nous demander si, en fin de compte, cela a encore du sens de se préoccuper de la qualité de l’air en montagne. En premier lieu, il y a les raisons qui poussent propriétaires et vacanciers à choisir la montagne : par rapport à cela, la qualité de l’air se fait relativement discrète. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 33 "Les sondés devaient attribuer un facteur d’importance à une série de 22 critères déterminants quant au choix de leur station de destination. La proposition relative à la qualité de l’air a ainsi obtenu la septième place auprès des habitants, la huitième auprès des touristes et la onzième auprès des propriétaires58." Compte tenu de la connaissance que les personnes interrogées avaient des bienfaits liés à une bonne qualité de l’air et qu’ils ont, par ailleurs, exprimée dans d’autres réponses, on peut être surpris de constater, à travers cette enquête, à quel point l’air n’a pas une importance primordiale. C’est probablement parce que l’air de montagne est automatiquement considéré comme étant de bonne qualité, que les interrogés donnent si peu de poids à ce facteur : l’accueil dans la station, le rapport qualité/prix, le panorama et le paysage, la "nature préservée", l’ensoleillement, les remontées mécaniques etc., etc. sont des critères plus importants. Dans l’enquête hivernale, nous ne voyons pas apparaître la qualité de l’air comme critère de premier choix dans les tableaux59. Dans l’enquête estivale, par contre, elle apparaît mais, selon le rapport d’enquête, cela est probablement à mettre en relation avec sa température qui rend l’air d’été plus agréable qu’en plaine et dans les villes. En termes plus simples, la qualité de l’air est fonction de sa fraîcheur (paradoxalement plus évidente en été) : l’air est bon (et on l’apprécie) s’il est frais ! L’autre élément qui justifie notre "fausse perplexité" provient du comportement même des gens. Selon l’opinion exprimée par une majorité de sondés, la qualité de l’air s’est détériorée pour des raisons bien explicitées et qui font référence à la pollution, à l’intensification du trafic, à l’urbanisation, etc. Cependant, jamais une majorité de propriétaires, habitants ou vacanciers n’a exprimé son intention de renoncer à son véhicule privé pour protéger l’air d’une éventuelle dégradation60. Les choses sont différentes pendant les vacances : une majorité affirme être disposée à délaisser sa voiture. Ce contraste entre le fait de ne pas vouloir renoncer au véhicule chez soi et celui d’être éventuellement disposé à le laisser dans un parking pendant les congés, montre que l’usage de la voiture privée est surtout lié à des raisons LE GLOBE - TOME 151 - 2011 34 pratiques (donc de nécessité) et de commodité. De plus, les personnes qui, en hiver, ont manifesté une éventuelle disposition à renoncer à la voiture sont en proportion inférieure à celles qui ont répondu de la même manière en été61. … Confort, quand tu nous tiens ! Et ceci semble se confirmer derrière une autre question, celle se rapportant aux moyens de transport utilisés dans les stations pendant le séjour. L’enquête hivernale montre bien la prédominance des véhicules à moteur : en ordre décroissant, la voiture, le bus et la navette. Dans l’échantillon62, indépendamment de la fréquence d’utilisation, l’automobile reste la plus utilisée : plus que le bus et la navette ensemble. Seules les personnes allant toujours à pied s’interposent parfois entre bus et navette, mais cela est probablement dû à l’organisation spatiale de la station (la faible dispersion des services par rapport à la résidence) et au choix des activités exercées. Il va sans dire que la voiture reste aussi le moyen de transport le plus utilisé pour se rendre en station, suivie, de loin, par le train et l’avion63. Loin de nous l’idée de stigmatiser ces comportements, qui reposent sur une certaine rationalité. Cependant, ils obligent à s’interroger : à quoi sert-il d’avoir des connaissances ou, plus encore, d’avoir conscience de l’impact de certaines conduites sur l’environnement sans que cela ait une incidence significative sur ces dernières ? Penser que les choses ne se modifieront pas dans un avenir proche n’est pas du pessimisme. Un simple exemple ? On constate aujourd’hui que la durée des séjours diminue64. Si le nombre de nuitées reste constant, cela signifie que l’intensité des flux augmente : donc, plus de kilomètres parcourus, plus de NOx émis, plus de poussière soulevée, plus de kérosène brûlé (ce qu’amplifie encore la multiplication des offres low cost et last minute qui incitent aux départs éclair), plus de produits de nettoyage utilisés et déversés dans les égouts et les stations d’épurations, etc. Dans ces conditions : … où vas-tu, "bon air" ? En somme, l’expansion et le développement du tourisme d’après-guerre ne sont pas terminés, surtout si on mesure la croissance avec d’autres indices que les seules nuitées. Cette expansion a comme conséquence d’augmenter la charge sur l’environnement, y compris sur la qualité de l’air : l’"espoir" que représentent les nouveaux touristes asiatiques (Indiens et Chinois par LE GLOBE - TOME 151 - 2011 35 exemple), s’il peut être économiquement intéressant, l’est beaucoup moins sur le plan de l’environnement, car la consommation énergétique et les émissions nécessaires pour les amener dans nos montagnes vont augmenter au fur et à mesure que ce segment de marché se développera. D’autre part, l’insistance à imaginer et à constamment réaliser de nouvelles formes d’activités porte à adapter souvent et rapidement l’environnement : "Ces dernières années, par exemple, l’offre touristique s’est considérablement modifiée. Suivant le phénomène de spécialisation et d’individualisation de notre société, les stations on dû proposer un éventail très large d’activités sportives répondant à des modes en constant changement. (…) A la faveur des progrès techniques, l’exploitation de la montagne pour la pratique de loisirs s’est développée et des équipements ont été aménagés dans des zones pour ainsi dire inexplorées65." Rafting, parcours acrobatiques en forêt, canyoning, escalades de toutes sortes, VTT, snow parks, ski carving, via ferrata, golfs, etc. Autant d’activités qui pénètrent, se répandent, s’incrustent dans l’espace montagnard et en modifient même souvent la topographie, car "(…) il faut creuser des lacs de retenue pour alimenter en eau les canons à neige ; les télésièges et les téléphériques, avec leurs installations, occupent plus de terrains que les téléskis et pour assurer l’enneigement des pistes, les stations aménagent de nouveaux domaines skiables en altitude66". Et quand l’air se réchauffe, on bâche même les glaciers, comme cela a été fait en été 2005 au dessus de Andermatt. Voilà donc que la Suisse qui accueille a transformé la Suisse qui guérit en Suisse qui détend, et révélé ainsi l’étrange rapport que nous avons aujourd’hui avec notre environnement. Le paysage n’est plus un objet de contemplation : il est devenu le support, le décor de nos amusements, de nos plaisirs. Le paysage n’est plus ce tableau que nous admirons, mais une scène dans laquelle nous nous sommes introduits pour y jouer, en oubliant que la réalité, même paysagère, n’est pas une peinture ou une représentation. Pourquoi cet oubli ? LE GLOBE - TOME 151 - 2011 36 Dans leur rapport au monde naturel, nos sociétés ont basculé, de façon accélérée pendant les cinquante ou soixante dernières années, de la domestication à la simulation. Au même titre que les animaux et les végétaux, nous pouvons domestiquer le paysage et, par ce biais, l’environnement. Domestiquer implique toujours une transformation de l’animal ou du végétal, laquelle finit par les rendre dépendants des hommes : que ceux-ci cessent de s’en occuper et les espèces domestiquées disparaissent en tant que telles, en faisant perdre à l’humanité une richesse qu’elle avait su forger et entretenir pendant longtemps. La domestication implique cependant un "dialogue" entre les parties, une attention particulière pour ne pas rompre un équilibre qui, toujours favorable au domestiquant, profite aussi au domestiqué. Une fois cette stabilité trouvée, elle est conservée et l’évolution est lente67. Métamorphoser la forêt en prairie ou en champ, aplanir les pentes avec des terrasses sur lesquelles se pratiquent les cultures, etc., sont autant d’exemples de domestication d’un paysage qui fournit directement la subsistance dont les sociétés ont besoin quotidiennement : nourriture, matières premières, etc. Or, si un rapport au paysage basé sur la domestication repose sur un équilibre durable, le prix à payer n’est sans doute plus compatible avec nos valeurs sociales et éthiques : une crise dans l’environnement (un éboulement, une sécheresse, une forte ou longue pluviosité, une mini glaciation…) et c’est la crise dans la société (mortalité, famine, émigration…). Mortalité, famine, émigration, etc. étaient autrefois, justement, autant de "fatalités68" : mais qui, aujourd’hui, accepterait encore de considérer cela comme autant de moyens de régulation dans les rapports entre société et environnement ? Les exemples cités plus haut, tirés de Paysage 2020, nous montrent par contre à quel point et avec quelle rapidité le paysage a été modifié mais, surtout, à quel point il est devenu modifiable à travers l’urbanisation et la transformation, voire le bouleversement, de la topographie : et ceci en fonction d’activités multiples, différentes et changeantes. L’intensité et la rapidité de ces mutations paysagères sont possibles grâce à deux éléments au moins : d’un côté les techniques et la quantité d’énergie disponible et, de l’autre, la séparation entre connaissances et pratiques. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 37 Sur les techniques et l’énergie, il est inutile d’insister, car nous pouvons tous constater les progrès des soixante dernières années, ainsi que la consommation énergétique prodigieuse que le fossile et l’électricité nous ont permise jusqu’ici. La séparation entre connaissances et pratiques, que la modernité a introduite depuis longtemps dans nos sociétés, a permis de nous "libérer" de la domestication : autonomisée par rapport aux pratiques, la connaissance (scientifique, surtout) a pu imaginer, inventer toutes sortes de solutions à toutes sortes de problèmes. Beaucoup de ces inventions sont mortes – anonymement – avec leurs auteurs, d’autres sont restées en gestation jusqu’au jour où elles sont devenues socialement réalisables, donc mises en pratique. Voilà donc qu’ici, la pratique ne provient plus, comme dans la domestication, d’un rapport continu à la connaissance, mais elle est générée par celle-ci. Le concret est engendré par l’abstrait (qui, lui, se crée tout seul), la réalité est induite par le modèle. Progrès techniques et scientifiques, consommation d’énergie fossile, modélisation et simulation de la réalité avant qu’elle ne se… réalise sont allés de pair depuis la Révolution industrielle pour connaître une diffusion généralisée aujourd’hui. Cela est devenu l’une des règles de fonctionnement de notre société. Or, si la domestication fonctionne sur la gestion immédiate des ressources, sur un rapport direct aux choses, la simulation, elle, implique un décalage dans le temps entre l’invention et sa réalisation. Il faut alors une ressource médiatrice : la monnaie. L’argent devient ainsi la chose qui permet à une société de se procurer ce dont elle a besoin mais qui n’est pas (ou plus) disponible immédiatement ou sur place. Cette formidable capacité libératrice de l’argent, sa formidable capacité déterritorialisante due au fait qu’il contient du temps, a modifié les rapports au sein des sociétés, mais aussi nos rapports au paysage. Nous n’avons plus besoin du paysage pour vivre : nous avons besoin d’argent ! Ou, pour être plus précis, nous avons besoin d’un paysage en mesure de générer l’argent qui nous permet de vivre. La recherche du profit a ainsi stimulé l’émergence de toute une série d’activités sportives et de loisirs qui, à leur tour, modèlent le paysage pour permettre aux acteurs LE GLOBE - TOME 151 - 2011 38 de produire des ressources monétaires. Un terrain de golf, une via ferrata, une tranchée pour une piste de ski, un lac artificiel aménagé de façon "naturelle", etc. sont des éléments issus d’une modélisation (d’un plan, par exemple), qui deviennent parfaitement équivalents et donc interchangeables : le critère qui permet de choisir une option plutôt qu’une autre, c’est le rapport – estimé – entre "dépense" et "recette" lors de sa réalisation. Nous avons mis entre guillemets les termes de dépense et de recette. La période d’après-guerre, comme nous le rappelle par exemple François Walter69, a été caractérisée par une forte croissance du bien-être, mais aussi par une prise de conscience face aux problèmes que celui-ci a créé dans l’environnement. Ce double mouvement a généré des confrontations face aux projets de développement ou d’aménagement. On a accepté que le fait d’investir un paysage, c’est le transformer, c’est-àdire détruire (ou conserver) quelque chose pour en tirer autre chose. Cela implique aussi un renoncement : le débat (sous forme de réflexions, mais aussi de promotions, de recours juridiques ou d’oppositions : en un mot, de participation) fait que dépenses et recettes ne peuvent plus être considérées uniquement en termes monétaires (de là, nos guillemets). Cela, même si beaucoup d’acteurs (opérateurs touristiques, propriétaires, touristes, politiciens…) l’oublient encore parfois. Nous ne croyons pas qu’il existe une vocation naturelle des sites, car même dans le passé (quel qu’il soit), la vocation d’un site était, par définition, sociale. Elle allait de soi dans les sociétés agraires qui nous ont précédés, car elle découlait de la pratique : d’une pratique de domestication. Elle ne va plus de soi maintenant, parce qu’elle résulte de la connaissance : elle procède de modèles. Les capacités techniques dont nous disposons aujourd’hui pour bouleverser les paysages, alliées aux ressources (énergétiques et monétaires) que les acteurs concernés peuvent mobiliser, rendent les lieux adaptables. La vocation d’un site ne découle plus d’un seul choix, mais de choix multiples : c’est pour cela qu’elle se discute et doit toujours être discutée publiquement. Elle nous oblige alors à réfléchir et nous force à évaluer les alternatives possibles dans l’utilisation d’un paysage. Nous savons aujourd’hui – même si on feint de l’ignorer parfois – que le paysage produit de l’argent mais aussi, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 39 simultanément, les conditions de notre propre survie. Les fonctionnements que nous induisons dans nos environnements se répercutent, pour beaucoup, sur ceux de nos propres métabolismes. Il faut alors rappeler au touriste (qui aujourd’hui l’a oublié) que le "bon air", lui non plus, n’a rien de naturel et ne se limite pas à un ensemble de seuils, mais qu’il est "fabriqué" par nos comportements et nos décisions. C’est pour cela, qu’il doit être objet de réflexion, donc élément en mesure de générer ou d’orienter les pratiques, et qu’il ne doit pas devenir objet de marketing. Bibliographie DFTCE 1979. Département Fédéral des Transports, des Communications et de l’Energie, Conception suisse du tourisme, Bases de la politique du tourisme, Rapport final, Berne, Office central fédéral des imprimés et du matériel, 1979. FLEURY 1993. Fleury Antoine, "Le Plan Marshall et l’économie suisse", in Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe, Paris, 1993. GILLIARD 1975. Gilliard Charles, Storia della Svizzera, Bellinzona, Casagrande, 1975. HAUSER 2004. Hauser Claude, ""Heidi et les G.I.’s". Une rencontre sur l’Alpe et ses enjeux pour la Suisse de l’immédiat après-guerre", Lugano, Colloque Les Alpes et la guerre : fonctions et images, 1-2 octobre 2004, exposé oral (à paraître) 2004. HEVs 2005. Haute Ecole Spécialisée du Valais, Institut Economie & Tourisme, Le Bon Air des Alpes, Comparaison des enquêtes Le Bon air des Alpes, dactylographié 2005. HUNZIKER 1943. Hunziker Dr. W. (dir), Problèmes de l’après-guerre, Rapports présentés au troisième cours consacré à l’étude des questions touristiques par le Séminaire touristique de la Haute Ecole des Etudes économiques et commerciales de St-Gall les 6 et 7 septembre 1943, à Montreux, Lausanne, Librairie de L’Université, F. Rouge & Cie S.A., 1943. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 40 KRIPPENDORF 1977. Krippendorf Jost., Les dévoreurs de paysages, Lausanne, Editions 24 Heures, 1977. KRIPPENDORF 1987. Krippendorf Jost. et coll., Là-haut sur la montagne… : pour un développement du tourisme en harmonie avec l’homme et la nature, Berne, Kümmerly et Frey, 1987. MATOS 2005. Matos Rafael, "Le bon air des Alpes dans le tourisme d’aujourd’hui et de demain : un capital symbolique à mettre en valeur et à préserver", in Revue de géographie alpine "Le bon air des Alpes", Grenoble, Armand Colin, n°1, 2005, p. 97-104. OFEFP 1998. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du Paysage, Le paysage entre hier et demain, Principes de base de la Conception "Paysage suisse", Office fédéral des imprimés et du matériel, Berne, 1998. OFEFP 1998. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du Paysage, et al., Conception "Paysage suisse", Office fédéral des imprimés et du matériel, Berne, 1998. OFEFP 2003. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du Paysage, Cahier de l’environnement, Nature et paysage, Paysage 2020, Analyses et tendances, No. 352, Berne, 2003. OFEFP ET OFAT 1991. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du Paysage, Office Fédéral de l’Aménagement du Territoire, Le paysage sous pression, Transformation du paysage suisse, chiffres et interdépendances, Berne, Office central fédéral des imprimés et du matériel, 1991. OFS. Office Fédéral de la Statistique, Annuaire statistique de la Suisse, Berne, Office Fédéral de la Statistique, diverses années. OFS 1996. Office Fédéral de la Statistique, Les loisirs et le tourisme, Statistique suisse de l’environnement, No. 4, Berne, OFS, 1996. RAFFESTIN 1997. Raffestin Claude, "Le rôle des sciences et des techniques dans le processus de territorialisation", Cahiers Vilfredo Pareto : Revue européenne des sciences sociales, 1997, Vol. 35, No. 108, p. 93-106. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 41 VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005. Vuistiner, Alexandra, Matos, Rafael et Zenklusen, Patric, Enquête hiver 2003-2004, Sierre, Institut Economie et Tourisme HEVs, 2005. VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005. Vuistiner, Alexandra, Matos, Rafael et Zenklusen, Patric, Enquête été 2004, Sierre, Institut Economie et Tourisme, HEVs, 2005. WALTER 1990. Walter François, Les Suisses et l’environnement. Une histoire du rapport à la nature du 18e siècle à nos jours, Genève, Zoé, 1990. Sigles : DFCTE : Département fédéral des communications, des transports et de l’énergie OFS : Office fédéral de la statistique OFEFP : Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage HEVs : Haute Ecole Spécialisée du Valais 1 Cf : http://www.swisstourfed.ch, rapport de 2010. En 2002, sur 22-23 milliards de francs, 56% des recettes provenaient des touristes étrangers : c'est dire combien les caractéristiques de ce secteur peuvent fluctuer d'une année à l'autre, d'une période à l'autre. 2 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 9-32. 3 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 11. 4 Cf. FLEURY 1993. 5 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12. 6 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12. 7 Cf. OFS 1996. 8 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13. 9 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13. 10 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13. 11 Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, 1966. 12 Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 16. 13 Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question. 14 Cf. en particulier l’exposé du Dr C.-F. Ducommun, secrétaire du contrôle fédéral des prix, in HUNZIKER 1943, p. 33-80. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 42 15 Ducommun, in HUNZIKER 1943, p. 78. Les ouvriers, souligne encore C.-F. Ducommun, ont perdu 20% de leur pouvoir d’achat réel ! 17 Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 87. 18 Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 85. 19 Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 88. 20 Cf. Primault, in HUNZIKER 1943, p. 95-109. 21 Sous d’autres formes, cependant, ses "prévisions" ne sont pas loin de la réalité actuelle : il suffit de regarder le développement de l’aviation civile après la guerre, l’héliportage ou l’actuelle explosion des vols low cost, par exemple. 22 Primault, in HUNZIKER 1943, p. 97-98. 23 Primault, in HUNZIKER 1943, p. 108. Il est difficile de passer sous silence la dimension "visionnaire" de ce passionné d’aviation et de voiture, qui termine à la page suivante : "Oserais-je d’ailleurs suggérer que, plus tôt qu’on ne le pense, les qualités et performances de ces deux véhicules seront obtenues par un seul, l’autavion ?" 24 Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question. 25 OFS 1996, p. 3-4. 26 OFS 1996, p. 4. 27 La courbe de croissance des nuitées, avec sa forte pente ascendante, le représente symboliquement très bien. 28 Chiffres pour lesquels la prudence est de mise, car les données – au dire même des auteurs – sont incomplètes. Si les données que nous allons utiliser ne concordent pas toujours, cela n’est pas trop grave dans la mesure où elles confirment, toutes, des tendances semblables. 29 Cf. DFTCE 1979, p. 19 et sqq. 30 DFTCE 1979, p. 20-21. 31 DFCTE 1979, p. 20. 32 DFCTE 1979, p. 18. 33 DFCTE 1979, p. 20. 34 DFCTE 1979, p. 21. 35 DFCTE 1979, p. 21. 36 KRIPPENDORF 1987, p. 26. 37 KRIPPENDORF 1987, p. 26. 38 KRIPPENDORF 1987, p. 27. 39 KRIPPENDORF 1987, p. 41. 40 Ces estimations comprennent aussi les routes d’accès, les places de stationnements, etc. 41 OFEFP 2003. 16 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 43 42 Cf. à ce propos F. WALTER 1990. Cf. OFEFP 2003 p. 64. 44 OFEFP 2003 p. 53-64. 45 OFEFP 2003 p. 54. 46 OFEFP 2003 p. 53. 47 OFEFP 2003 p. 56. 48 OFEFP 2003 p. 61. 49 La Suisse faisant 42'000 km2 de surface, cela fait grossièrement un tracé par kilomètre carré ! Heureusement, cette densité n’est que théorique et la répartition réelle n’est pas homogène. 50 OFEFP 2003 p. 57. 51 OFEFP 2003 p. 64. 52 Elle mériterait une étude spécifique, ne serait-ce que par le rôle qu’elle peut jouer dans le développement du tourisme lui-même (la formation de jeunes – des classes socio-économiques supérieures, en général – qui reviendront aux âges suivants : une fois leur scolarité terminée ? plus tard ?). 53 Nous ne jugeons pas de l’efficacité réelle sur le plan médical, mais retenons la simple constatation que cela a créé un véritable système médical et économique. 54 Elles le sont parce qu’il y a la guerre, parce que la branche est surendettée et parce que les lits sont sous-occupés. 55 Cf. MATOS 2005. 56 On l’aura compris, le terme "guérir" est à prendre dans un sens symbolique. 57 L’Institut Economie et Tourisme de la Haute Ecole Valaisanne de Sierre a effectué l’enquête en deux temps : pendant la saison d’hiver 2003-2004 et pendant la saison d’été 2004. 58 VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 77. 59 Cf. les tableaux autour de la question des "Critères déterminants dans le choix d’une station de montagne (premiers choix)" dans HEVs, dactylographié p. 2. 60 Cf. HEVs dactylographié, p. 5. 61 Cf. HEVs, dactylographié, p. 5. 62 VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32. VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 35. 63 VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32. VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 34. 64 Cela n’est pas une nouveauté, car si la durée moyenne des séjours tend à augmenter jusqu’à la Seconde Guerre, elle va par contre en diminuant régulièrement depuis. C’est peut-être une des caractéristiques de la "démocratisation" du tourisme. On s’en rend compte davantage aujourd’hui, non seulement parce que la valeur des chiffres continue de baisser, mais parce que 43 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 44 cela pose un problème d’organisation à la machine touristique afin de maintenir les profits. 65 OFEFP 2003, p. 62. 66 OFEFP, p. 62. 67 L’évolution n’est pas absente, mais elle est lente parce qu’elle est filtrée par l’exigence de sécurité que garantit l’expérience pratique : en d’autres termes, la nouveauté prend pied au sein d’une collectivité seulement quand elle a donné la preuve de son avantage par rapport aux pratiques précédentes. 68 "Fatalités" parce qu’il n’y avait pas d’alternative : les collectivités anciennes n’avaient ni les moyens, ni l’imagination pour réaliser ou concevoir une transformation alternative de leur réalité matérielle. Eventuellement, l’alternative était renvoyée après le passage dans ce monde. 69 F. WALTER 1990. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 45 TERRITORIALISER LES FLUX TOURISTIQUES : LES EXEMPLES DU GROSSES WALSERTAL (AUTRICHE) ET DU VAL D’HERENS (SUISSE) Mathieu PETITE et Cristina DEL BIAGGIO Département de Géographie et Environnement Université de Genève Résumé : Ce texte se concentre sur les stratégies touristiques que des acteurs locaux alpins mettent en place pour "faire territoire". Il montre comment le phénomène touristique peut engendrer des processus structurant le territoire. Cette territorialisation des flux touristiques s'appuie non seulement sur des phénomènes endogènes, mais découle également de la constitution de réseaux liant les acteurs locaux à d'autres acteurs locaux, situés en d'autres lieux. Les cas du Grosses Walsertal (Autriche) et du Val d'Hérens (Suisse) illustrent ce propos. Mots-clés : tourisme, territoire, images, réseau, identité. Abstract : This text focuses on the touristic strategies that local alpine actors set up to "build places (territoires)". It shows how the touristic phenomenon is able to generate processes that structure places. This territorialisation of flows generated by tourism does not rely only on endogenous phenomenon, but as well on the constitution of networks linking local actors to other local actors, situated in other places. The cases of Grosses Walsertal (Austria) and Val d'Hérens (Switzerland) illustrate these statements. Keywords : tourism, territory, images, network, identity. Cette contribution vise à comprendre que le phénomène touristique n’est pas à proprement parler exogène (Poche et Zuanon, 1986) et forcément déstructurant pour les populations locales, à plus forte raison dans les Alpes. Cette conception, classique dans l’analyse du tourisme, se fonde sur le postulat que celui-ci, d’une part suscite des flux économiques qui transforment les rapports des individus dans les sociétés locales (Krippendorf, 1987) et, d’autre part apporte de nouveaux modèles paysagers (Tissot, 2000 ; Reichler, Ruffieux, 2000), ainsi que LE GLOBE - TOME 151 - 2011 46 des nouveaux systèmes de valeurs (Rambaud, 1969 ; Préau, 1983). Dans cette perspective, les sociétés locales auraient, à des degrés divers, assimilé et ensuite réinterprété des codes, des pratiques et des objets exogènes véhiculés par le tourisme au cours de l’histoire. Ce type d’analyse, tout en restant pertinente dans une lecture de l’évolution historique des Alpes (Bergier, 1992 ; Crettaz, 1993), nous restreint à une dialectique "touriste – autochtone" assurément trop mécanique et simpliste. La perspective proposée ici consiste plutôt à interroger la dynamique au sein des populations locales elles-mêmes, telles qu’elles sont données à voir par les autorités politiques. Par leurs actions, celles-ci contribuent à territorialiser le phénomène touristique grâce aux images touristiques, aux retombées économiques que le tourisme engendre et aux jeux d’échelles variées que celui-ci implique. Cette contribution vise à démontrer qu’au travers des projets touristiques que des groupes et des institutions mettent en œuvre, des représentations sont constamment produites. Des processus d’endogénéisation, couplés aux dynamiques de standardisation instaurées par les flux touristiques, sont ainsi présents dans les deux cas analysés ici, le Val d’Hérens (Suisse) et le Grosses Walsertal (Autriche). En d’autres termes, cette contribution s’intéresse à la mobilisation d’un capital social (Putnam, 2000), à savoir le réseau durable de relations interpersonnelles existant dans une société donnée, afin de porter les revendications des acteurs locaux en vue de maîtriser et territorialiser le tourisme et ses flux. Cette conception de la société locale, que des élus politiques et des responsables d’associations aiment à invoquer, ne s’intéresse pas prioritairement à l’état de ces sociétés avant l’irruption du tourisme. Nous prendrons ainsi moins en compte les territorialités préexistantes à l’activité touristique et celles qui se trouvent parfois transformées par elle, que celles qui sont délibérément conçues et mises en œuvre pour réguler l’activité touristique elle-même. Nous proposerons de voir dans ces modes de territorialisation de l’activité touristique des modalités d’ancrage visant à réguler la circulation des images, des objets et des personnes liée au phénomène touristique. L’analyse mettra l’accent sur la tension qui existe entre ces flux et les stratégies adoptées par les populations locales afin d’ancrer territorialement ces mêmes flux. Par la LE GLOBE - TOME 151 - 2011 47 connexion à des réseaux, les populations locales s’efforcent de dépasser cette tension apparente. Tout en les stabilisant et les concrétisant dans des territoires singuliers, ces populations et ces autorités les restituent dans les plateformes d’information que constituent les réseaux auxquels elles participent. L’analyse de la dialectique entre flux et ancrage n’est assurément pas nouvelle en géographie et dans d’autres sciences sociales. Elle s’appuiera ici sur un corpus théorique inspiré d’auteurs qui ont travaillé sur la territorialité, à la fois dans le contexte francophone et anglosaxon1. Le concept de territorialité a été souvent entendu comme le processus par lequel un ensemble des lieux est approprié par un groupe (Di Méo, 2001), le territoire étant le résultat toujours fluctuant de ces relations à la fois matérielles et sémantiques (Raffestin, 1986). En particulier, il a été montré que dans les sociétés dites traditionnelles (et particulièrement celles situées en montagne) fonctionnait une certaine "endogénéité de sens" (Poche, 1996). En d’autres termes, le groupe, le langage et l’espace de la production du groupe y formaient un système cohérent (Poche, 1996). Pourtant, depuis une vingtaine d’années, ce modèle d’un système local correspondant de manière cohérente à un territoire a été remis en cause. Deux types de flux ont contribué à déstructurer ce que l’on a pu appeler des communautés locales et à annihiler le simple rapport analogique entre un groupe social et son territoire, défini en tant qu’aire géographique définie (Featherstone, Lash, 1995 ; Lévy, 1998 ; Debarbieux, Vanier, 2002). En premier lieu, l’accroissement de la mobilité a induit une dissociation toujours plus forte entre les différents lieux de vie (lieu de travail, lieu de résidence, lieu de loisir…), générant des flux de personnes de plus en plus importants. En second lieu, la circulation accélérée des flux d’information, permise par le développement des technologies de l’information, fabrique un "imaginaire mondialisé", pour reprendre les travaux de l’anthropologue Arjun Appadurai (1996). Selon lui, au travers des médias, des individus peuvent nourrir le sentiment d’appartenir à une même communauté, même si celle-ci se situe à des milliers de kilomètres d’eux. Le tourisme, parce qu’il suppose à la fois un déplacement et l’activation d’images, est bien sûr partie prenante de ces deux types de processus. En effet, il est LE GLOBE - TOME 151 - 2011 48 possible d’analyser le tourisme comme un ensemble de flux (Castells, 1999 ; Urry, 2000). A l’inverse, la territorialisation serait le processus par lequel des individus et des groupes parviennent à nouer et stabiliser des relations identitaires et affectives avec un espace, qu’il soit continu ou non. Par ce processus, les acteurs exprimeraient leur capacité à maîtriser (et à ancrer) les flux d’images, de personnes et de capitaux. Nous focaliserons l’analyse sur deux facteurs qui contribuent à transformer le rapport entre tourisme et société locale. Premièrement, des images et des objets parfois qualifiés de stéréotypés sont efficacement localisés par des acteurs locaux, qui cherchent à les intégrer aux offres touristiques qu’ils proposent. Par exemple, la célébration de la montagne comme un espace doté de richesses naturelles est présente dans quantité de régions, tout en servant à singulariser les lieux de ceux qui la revendiquent (Morand, 1993). La même remarque vaut pour les représentations d’une montagne nécessairement porteuse de fortes traditions et son cortège d’objets emblématiques (maison, bétail, produits agricoles, etc.) (Berthoud, 2001). Deuxièmement, et parallèlement, ces mêmes acteurs locaux s’efforcent de se connecter à des réseaux d’échanges d’expériences, qui relient souvent des communautés fort éloignées les unes des autres et qui essaient de créer des relations à une échelle transnationale alpine, voire mondiale. L’originalité de ce type d’initiatives, qui renferment, à première vue, un paradoxe, tient dans la volonté affichée de chacun de ses membres de proposer des offres touristiques singulières et locales tout en renvoyant à des espaces plus vastes (les Alpes, par exemple). Dans ce type de réseaux, circulent un ensemble de représentations (notamment le développement durable) dont s’inspirent ses membres. Ceux-ci tendent à les appliquer à des projets particuliers et localisés. Cette dialectique sera analysée à la lumière de deux cas d’étude, situés dans les régions du Valais (Suisse) et du Vorarlberg (Autriche), deux régions traditionnellement touristiques. Nous nous focaliserons sur deux vallées en particulier, qui connaissent depuis un siècle déjà une activité touristique, même si elle est peu intensive comparée à d’autres stations dans la région dont elles font partie. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 49 Le Val d’Hérens : la mise en valeur de l’agriculture et des traditions par des représentations Le Val d’Hérens compte huit communes, fortement différenciées quant à leur taille, leur développement économique et leur population. L’une d’elle (Evolène) a connu un tourisme très ancien, mais qui reste peu intensif ; d’autres se sont clairement orientées vers un tourisme d’hiver de masse dès les années 1960 (les communes de Vex et Hérémence, qui se partagent sur leur territoire la station de Thyon Les Collons, connectée au domaine skiable des Quatre Vallées, dont fait partie Verbier) (Mayoraz, 2003). D’autres communes encore, bien moins touristiques, situées sur la rive droite de la rivière principale, la Borgne, connaissent depuis trente ans un déclin et un vieillissement de leur population (les communes de Vernamiège, Nax, Mase et Saint-Martin). La faiblesse du développement touristique, qui contraste avec le haut niveau d’infrastructures des stations proches localisées dans les vallées voisines (Verbier et Zermatt), a contraint les communes à se tourner vers d’autres activités. Par ailleurs, la vallée débouchant sur la ville de Sion, chef-lieu du Valais, la proportion de pendulaires est très élevée dans ces communes, en particulier celles les plus proches de sa zone d’influence, à savoir Nax, Vex et les Agettes. Les initiatives conduites dans deux communes, Saint-Martin et Evolène, sont particulièrement instructives pour comprendre les stratégies de singularisation et d’ancrage territorial2. A Saint-Martin, l’accent est mis sur la complémentarité entre tourisme et agriculture, alors que pour Evolène, il porte plutôt sur la mise en scène de traditions montagnardes. Dans les deux cas, des représentations à visée touristique sont mobilisées. Dans la réflexion sur le tourisme rural, la commune de Saint-Martin a joué un rôle de précurseur dans la vallée. En 1982, l’Office Fédéral des Transports refuse d’accorder une concession pour construire des remontées mécaniques sur la commune. En 1989, un vote populaire entérine la décision des autorités municipales de renoncer définitivement au tourisme d’hiver. Cette décision contraste avec la plupart des choix opérés en Valais à cette époque ; en effet, dans ce canton, les populations locales sont généralement très favorables aux équipements touristiques et très hostiles aux résistances et recours juridiques portés notamment par LE GLOBE - TOME 151 - 2011 50 les associations écologistes. Cette orientation est, encore aujourd’hui, considérée comme une contrainte, par le président3 actuel de la commune : "Nous n’avions pas vraiment le choix. A la fin des années 1980, la commune n’a pas pu profiter de la manne de l’or blanc […] Pour assurer le développement de Saint-Martin et freiner l’exode rural, nous avons dû changer notre politique de 180 degrés"4. La commune concentre alors son action en matière de développement sur deux secteurs économiques qu’elle juge suffisamment porteurs : l’agriculture et le tourisme. Dressant le constat de faiblesses (vieillissement de la population, baisse des postes de travail sur la commune), mais aussi de forces (la qualité du paysage et de l’environnement), les autorités municipales lancent un vaste projet de revitalisation de l’agriculture et de promotion de l’agritourisme. La stratégie adoptée en matière d’investissements touristiques consiste alors à mettre en valeur des sites traditionnellement investis par l’économie agropastorale, notamment pour les pratiques d’estivage5, et à valoriser les bâtiments existants plutôt que de construire à neuf, en invoquant la qualité du patrimoine : "La stratégie est simple, on n’a absolument rien inventé. Ça vise essentiellement à la sauvegarde du patrimoine, c’est-à-dire reconstruire ce qui a été fait il y a quelques générations en arrière. Il y a eu une prise de conscience politique : si notre génération ne réagissait pas, tout un patrimoine allait disparaître. […] ce patrimoine, pour être construit, il a fallu que plusieurs générations s’impliquent, et nous, si on ne réagit pas, il disparaît, alors on s’est dit qu’on devait à tout prix faire quelque chose"6. L’adoption d’une démarche patrimoniale participe d’une stratégie économique et commerciale de distinction : "On regarde d’abord ce qu’on a, et avant de développer ce que font déjà les autres, on doit se poser la question de connaître ce qui nous est spécifique. On se pose la question : qu’est-ce qu’on peut faire d’innovateur ? C’était ça. C’était un peu la protection du patrimoine qui nous amenait à dire : ça, c’est une chose qui a existé à l’époque ! Parce que des forêts il y en a partout, des montagnes, il y en a partout, des LE GLOBE - TOME 151 - 2011 51 pâturages, il y en a aussi dans beaucoup d’endroits, donc ce n’est pas avec ça qu’on peut être innovateur. Mais l’idée de faire un développement en mettant en valeur le patrimoine, c'est-à-dire dans notre réflexion en gardant présent à l’esprit que pendant un certain nombre de siècles on avait vécu comme cela. Et ça on aimerait le conserver et le montrer […]. On a un patrimoine qu’on peut utiliser, on doit le mettre en valeur, parce que notre patrimoine à nous on ne le trouve pas nécessairement trois vallées à côté. Tandis qu’un téléski on peut le trouver dans chaque vallée, il peut être le même"7. Le téléski est ainsi associé à un tourisme générique, comme la forêt et le pâturage qu’on associe à la montagne en général, tandis que le patrimoine est décrit comme un garant de la singularité locale. Ce discours pourrait renvoyer à une pure stratégie de marketing, mais les acteurs locaux attestent d’un réel souci de travailler la mémoire locale et les continuités symboliques des pratiques et des usages. Cette mémoire et cette continuité symbolique permettent ainsi à la société locale de se reconnaître en tant que telle dans les éléments de son territoire et de sa territorialité. Dans cette perspective, le projet le plus significatif à signaler est la rénovation des hameaux d’Ossona et de Gréféric, abandonnés depuis la fin des années 1960. Le projet consiste à installer une exploitation agricole sur le site et à transformer les anciens bâtiments en gîtes d’accueil touristique. Au travers de ce projet, des images touristiques sont diffusées, celles de l’isolement et de l’authenticité. "Le but c’était de rénover ces bâtiments pour en faire un lieu d’accueil et un lieu de détente. Vraiment de détente extrême. Un lieu de repos. Ça n’a rien à voir avec une station touristique avec discothèque et tout ce qu’on veut. C’est vraiment un coin un peu isolé"8. Ces images, ici localisées, trouvent un écho sur le marché touristique global. Le projet se distance ainsi d’un tourisme de masse et revendique son authenticité. Il est reconnu que cette notion est souvent manipulée dans un objectif stratégique d’attraction de touristes (Cole, 2007 ; Hoelscher, 1998 ; Kianicka et al., 2004). Dans le projet d’Ossona, les formes bâties hébergeant les touristes sont dites relever de cette authenticité (Figure 1) : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 52 "Ne vous attendez pas au village suisse d’Europa-Park. Le Hameau d’Ossona, dont les travaux ont débuté il y a 4 ans, joue la carte de l’authenticité."9 Fig. 1 : Les maisons rénovées à Ossona (© Mathieu Petite 2008) A la mobilisation de représentations touristiques standardisées, mais qui singularisent le lieu, s’ajoute la participation à des réseaux transnationaux. La commune de Saint-Martin fait partie du réseau de communes Alliance dans les Alpes, et, dans ce cadre, le projet du hameau a été retenu au titre du programme DYNALP financé par le programme INTERREG III B "Espace Alpin". Evalués à plusieurs millions de francs, ces aménagements ont nécessité d’importants financements extérieurs, provenant notamment de l’Office fédéral de l’agriculture. Celui-ci, ayant posé la condition que le projet et les principes qui le sous-tendent soient étendus à l’ensemble de la vallée, a LE GLOBE - TOME 151 - 2011 53 ainsi désigné les sept communes du Val d’Hérens comme le périmètre d’un projet pilote de développement rural régional. Le projet vise à coordonner les diverses initiatives en matière d’agrotourisme, afin de dégager d’autres sources de revenu pour les agriculteurs que celles issues de la seule production alimentaire. La démarche se pose donc résolument comme étant une stratégie d’ancrage : d’abord par les ressources territoriales qu’elle mobilise (la valorisation des produits locaux, comme la viande de la race bovine d’Hérens), ensuite par la nécessité de l’implication de la population locale, les prestataires touristiques étant invités à coordonner leurs activités de façon à optimiser leur complémentarité. La valorisation des produits locaux a été amorcée par le projet IMALP ; cet acronyme signifie Implementation of Sustainable Agriculture and Rural Development in Alpine mountains (Plan d'action en faveur d'une agriculture durable et d'un développement rural dans les Alpes) et a rassemblé des partenaires (organismes de recherche et chambres d’agriculture) suisses, français, italiens et autrichiens sur un laps de temps de trois ans, entre 2003 et 2006. Quatre régions pilote ont été retenues : la Moyenne Tarentaise en France, le Val d'Hérens en Suisse, Murau en Autriche et le Val di Sole en Italie. Le principe du projet consistait à impliquer la population locale, en particulier les agriculteurs, pour que celle-ci soit elle-même l’opératrice des actions. Dans le Val d’Hérens, le groupe de travail, composé en partie d’agriculteurs, a défini un plan d’action, dont deux aspects concernent la valorisation des produits locaux. Il s’agit premièrement de la filière de la viande, pour laquelle une association a été créée visant à développer une démarche marketing. Dans ce cadre, un label "Viande d’Hérens" a été inventé dans un but publicitaire. Il faut noter d’ailleurs que ce label joue beaucoup sur l’inscription montagnarde de l’animal qu’elle représente : on trouve notamment dans le dépliant qui a été publié pour promouvoir ce label l’inscription "Bœuf d’Hérens, saveur locale, qualité montagne" (Figure 2). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 54 Fig. 2 : Plaquette de promotion de la viande d’Hérens datant de 2005 (source : site web du projet IMALP, www.alpes-du-nord.com/imalp, aujourd’hui désactivé) Cette association vante un produit associé à une authenticité propre à la montagne. Il s’agit deuxièmement de la filière du lait, dont l’objectif consistait à approvisionner les laiteries toute l’année, afin de pouvoir organiser la vente directe et de pouvoir disposer de stock de produits dans les périodes de forte affluence touristique. Troisièmement, le projet IMALP a cherché à stimuler les offres agritouristiques (création d’une association de prestataires de la vallée, opérations de promotion communes, etc.), pour diversifier le revenu des agriculteurs. Le projet, plus large, de Développement rural régional (DRR), subventionné par la Confédération suisse et le canton du Valais, a repris certaines des thématiques traitées dans le projet IMALP, notamment celle liée à l’agritourisme. Le développement des infrastructures agritouristiques, la mise en valeur des produits agricoles et la mise en réseau de ces offres et des acteurs touristiques figuraient parmi les LE GLOBE - TOME 151 - 2011 55 objectifs du projet. Ce projet de développement rural régional s’est accompagné, parallèlement, de deux autres projets qui s’attachent également à mettre en valeur le même territoire régional et qui illustrent la volonté à la fois de "capter" des flux touristiques et de "faire territoire". D’abord, un projet de "Réserve de biosphère"10 du Val d’Hérens, axé sur le principe de développement durable, cherche à "associer de manière harmonieuse le développement économique, la conservation biologique et la sauvegarde des valeurs naturelles et culturelles"11. En janvier 2009, un dossier de candidature a été déposé auprès de la Confédération dans le but d’obtenir le label Parc naturel régional d’importance nationale, tel que le prévoient la Loi fédérale sur la protection de la nature et l’Ordonnance fédérale sur les parcs (OParcs), entrées en vigueur le 1er décembre 2007. Ensuite, un projet INTERREG III A nommé "Montagne de l’Homme" a été mené par la Communauté de montagne du Grand Combin en Italie et par l’Association des communes du Val d’Hérens. Cette coopération entre le Val d’Hérens et la Valpelline, deux territoires contigus mais séparés par une frontière nationale, a été qualifiée de prioritaire dans le programme de coordination territoriale entre Valais et Vallée d’Aoste, en vue d’une valorisation de l’authenticité dont serait doté cet espace : "La montagne de l’homme pour le Pays du Grand-Saint-Bernard et la zone du Grand Combin avec une attention particulière à l’histoire et à l’agriculture, dans un esprit de mise en valeur de l’authenticité et de la typicité de la civilisation alpine"12. Ce projet, qui a duré de 2004 à 2007, visait à valoriser touristiquement les ressources hydroélectriques (amélioration de la structure d’accueil de deux barrages emblématiques de ces vallées) et à mettre en valeur le patrimoine naturel, à savoir les zones non habitées, qui couvrent une vaste proportion des territoires des deux vallées : "Le Val d’Hérens et la Valpelline ont un patrimoine naturel tout à fait exceptionnel et pour l’extension des surfaces non habitées et pour la qualité du cadre paysager. Ce patrimoine peut faire l’objet d’une valorisation économique dans le cadre d’une gestion territoriale conjointe qui ait à la base le concept de développement durable". LE GLOBE - TOME 151 - 2011 56 Les deux partenaires du projet souhaitent, à la suite de celui-ci, créer une Réserve de biosphère transfrontalière. On voit que des stratégies d’ancrage sont accomplies avec la connexion à un réseau, scientifique et institutionnel en l’occurrence, dans lequel l’échange d’expériences nourrit ces stratégies. En amont de la vallée, dans la commune d’Evolène, une manifestation baptisée Célébrations Interculturelles de la Montagne (CIME) est organisée depuis 2006, et ce tous les deux ans. A cette occasion, des groupes de musiciens et de danseurs "issus exclusivement de régions montagneuses du monde"13 viennent se produire (Figure 3). Fig. 3 : Groupe de danseurs tchèques devant le Mont-Collon (© CIME 2009) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 57 Par ailleurs, les artisans et les propriétaires de maisons remarquables ouvrent leurs portes pour sensibiliser les visiteurs au patrimoine local. La manifestation joue sur deux échelles d’identification : la montagne en général – la devise de CIME est "Montagne authentique, Montagne innovante" – et Evolène en particulier, parce qu’elle "a su conserver son patrimoine architectural, son patois franco-provençal, le port d'un costume authentique, une agriculture de montagne vivante et des infrastructures touristiques modérées"14. Des images de la montagne traditionnelle et universelle sont mobilisées dans un contexte local. En lançant ce festival, l’équipe organisatrice s’est attachée à "faire quelque chose de sympathique pour la population évolénarde, pour qu’elle se retrouve derrière un projet fédérateur et de proposer un produit touristique innovant"15. Selon l’un des organisateurs, la manifestation visait autant à "montrer [des traditions] à l’extérieur, à des gens de passage, à d’autres Valaisans, mais c’est aussi une manière de redécouvrir son propre patrimoine"16. Ce festival fait suite à d’autres opérations de sauvegarde patrimoniale dans cette commune, notamment sous l’égide d’une association culturelle, Evolén’Art, qui propose des sentiers de découverte du patrimoine bâti dans la commune et qui a fondé en 2001 un musée de la vie locale. Comme pour le festival CIME, ces opérations permettent tout à la fois d’impliquer la population et d’étoffer l’offre touristique de la station. Le cas du Val d’Hérens illustre donc une stratégie d’ancrage mobilisant les ressources économiques et symboliques du patrimoine. Cette stratégie s’efforce de mettre les héritages du passé, les traditions, les savoir-faire locaux et les objets et paysages hérités du passé agropastoral de la vallée au service d’une conception intégrée du développement local, impliquant le plus grand nombre possible d’acteurs locaux et internationaux. Comme dans le cas du Grosses Walsertal, abordé par la suite, cette stratégie passe aussi par une mobilisation à des échelles variées des partenaires et des références symboliques, au nom d’une identité alpine et montagnarde revendiquée. Des représentations de la nature et de la "tradition" sont par ailleurs invoquées, afin de véritablement spécifier l’offre touristique proposée. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 58 Le Grosses Walsertal : le travail sur le lien social et la mise en valeur des produits locaux Le Grosses Walsertal17 est une vallée périphérique de la province du Vorarlberg (Autriche), une des régions alpines les plus dynamiques d’un point de vue économique et démographique, grâce notamment à sa position centrale sur l’axe qui relie l’Allemagne à l’Italie et son accessibilité aisée depuis et pour la Suisse. Le nom de la vallée rappelle l’origine Walser de ces habitants, qui ont quitté le canton du Valais en Suisse au 14e siècle pour s’établir dans des vallées alpines reculées, dont celle du Grosses Walsertal. Le tourisme dans la province est ancien et prospère, en particulier dans un nombre considérable de stations, grandes et petites, dont la qualité des services est régulièrement soulignée18. Dans le Grosses Walsertal les premiers hôtels avaient déjà vu le jour dans les années 1930, dans la commune la plus reculée de la vallée, Fascina. Aujourd’hui, le Grosses Walsertal se distingue par une stratégie ambitieuse de développement régional et environnemental (Schermer, 2002). Le tourisme est, à côté de l’agriculture de montagne, un élément efficace de la promotion de la vallée ; ces deux activités peuvent désormais être promues avec succès grâce à la création d’une "Réserve de biosphère" labellisée par l’UNESCO19, qui était sensée soutenir le tourisme. Le public visé étant non seulement les touristes étrangers, mais aussi les habitants et écoliers des régions avoisinantes, qui peuvent découvrir la vallée en une journée. Grâce à cette initiative, mais aussi à d’autres projets qui ont vu le jour dans la vallée, dont les plus emblématiques seront exposés ici, l’émigration a pu être stoppée. La création de la Réserve de biosphère a incité les acteurs locaux à réorienter la communication touristique et la promotion commerciale des produits locaux. Un projet emblématique concerne la promotion du bois local de montagne (Bergholz), qui a été initiée par un groupe d’artisans de la vallée. Un projet-pilote a été mené, qui s’est transformé en un véritable concept regroupant différents acteurs dans les neuf communes de la vallée. Les promoteurs du projet sont ainsi fiers d’annoncer sur le site web de la Réserve de biosphère : "Vom Wald bis zum fertigen Holzofen ist die Produktionskette geschlossen"20 ("De la forêt au bois de cheminées, la chaîne de production est fermée"). Outre la plus-value LE GLOBE - TOME 151 - 2011 59 commerciale qui peut être imputée à la création du label "Bergholz", le projet a également exercé des effets socio-économiques importants, en permettant à quelques entreprises et à leurs employés de rester dans la vallée. Un autre produit, le fromage, a suivi le même processus de labellisation. Le Bergkäse ("fromage de montagne") a été très emblématiquement appelé Walserstolz ("la fierté Walser"). Les deux produits faisant clairement référence à l’espace montagnard dans lequel ils sont produits, la montagne est ainsi mise en avant comme symbole de qualité et d’authenticité, comme dans le cas du Val d’Hérens. Dans le cas du fromage, la référence à la montagne est couplée avec une référence identitaire et culturelle très présente dans la vallée : l’origine Walser de ses habitants. Ainsi, avec des produits fabriqués dans un contexte local très précis, la vallée, les symboles utilisés renvoient à des espaces de référence plus larges : les Alpes et la montagne. La création de la Réserve a également eu un impact sur les politiques environnementales locales. A l’image de l’ensemble du Vorarlberg qui s’est construit une solide notoriété dans ce domaine, les collectivités du Grosses Walsertal ont fortement encouragé les constructions écologiques, liées notamment à l’exploitation du bois local, et les services collectifs de transport. L’offre de transport a été améliorée pour les habitants de la vallée, mais également pour les touristes, qui peuvent désormais, en été, monter dans les alpages avec des petits bus mis à leur disposition. Une fois de plus, le projet a été mis sur pied dans le souci de maintenir des places de travail sur place ; en effet, l’entreprise qui a été chargée du transport est issue de la région. Pour m’être rendue sur place au moyen des transports publics lors de mon enquête, je peux confirmer de l’efficacité du réseau de transports en commun de la vallée. La création de "monnaies communautaires", systèmes localisés de conversion de monnaies nationales ou supranationales, comme l’euro en pseudo-monnaie que les acteurs économiques s’engagent à utiliser pour certaines de leurs transactions (Blanc, 2006 ; Schröder, 2006), connaît un vif succès dans la région du Vorarlberg. Ce dispositif vise à amplifier la part proprement locale des échanges en rendant visibles les transactions qui concernent les productions et les services locaux. Deux initiatives de ce type touchent la vallée du Grosses Walsertal. Il s’agit du Talente, monnaie qui peut être échangée contre des produits ou des services dans LE GLOBE - TOME 151 - 2011 60 la région du Vorarlberg, et également dans le Grosses Walsertal. En 2008, l’équivalent de 75'000 euros a été acheté en Talent21. Si l’offre est plutôt dirigée vers la population et non pas vraiment pour les touristes de passage dans la vallée, il est clair qu’il s’agit, avec ce genre d’initiatives, d’ancrer les flux monétaires, engendrés également grâce au tourisme dans la région. Le Kulturgutschein est un autre instrument, mis en place au niveau de la Réserve de biosphère, mais cette fois-ci pour stimuler les offres culturelles locales en créant un circuit monétaire fermé. Les "bons pour la culture" peuvent être achetés dans différents points de vente et être utilisés pour différents cours et manifestations culturelles qui ont lieu dans la vallée. Dans la foulée de la création de la Réserve, l’adoption de stratégies environnementales, dont on a dit en introduction qu’elles participaient d’une stratégie d’image liée au "développement durable", a aussi eu pour effet, et peut-être aussi pour motif, de réinventer des formes de sociabilité. Dans cette contribution, quelques exemples emblématiques sont retenus pour montrer la diversité de ces initiatives. Le lien intergénérationnel a été travaillé dans le cadre d’un autre projet baptisé "Joie de vivre", qui s’est donné pour but de promouvoir les activités collectives et proposer "une assistance optimale, humaine et individuelle" aux personnes âgées22. Un réseau de femmes, Alchemilla23, s’est constitué pour valoriser les qualités gastronomiques et médicinales des plantes de montagne (Figure 4). Des producteurs d’une part, et des commerçants, des restaurateurs et des consommateurs d’autre part se sont associés, jusqu'à récemment, dans un "Pacte des saveurs" visant à valoriser dans la gastronomie locale les productions des cultivateurs locaux. Ces deux derniers exemples visent, outre l’intensification des liens sociaux dans la vallée, également la production de produits locaux et de qualité qui sont commercialisés, entre autres points de vente, à l’Office du tourisme de Thüringerberg, maison qui abrite également le management de la Réserve de biosphère. Le but étant donc clairement de proposer ce qui est produit dans le cadre de ces projets aux touristes de passage dans la région. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 61 Fig. 4 : Projet Alchemilla (© Biosphärenpark Großes Walsertal) Ainsi, le Grosses Walsertal s’est construit une notoriété certaine en multipliant les initiatives visant à une intensification des liens sociaux des acteurs locaux. La Réserve de biosphère suscite également des occasions de collaboration entre les responsables communaux ; les entretiens ont montré que les élus se disent très satisfaits de disposer ainsi d’un cadre de réflexion qui dépasse l’échelle de leur commune : "On a une réunion tous les mois (Biosphärenparkkuratorium), où les 6 maires se rencontrent. Nous nous rencontrons, et c’est une bonne chose…. Au début […] c’était contraignant pour moi de se rencontrer tous les mois ! C’est fixe, et c’est bien comme cela. Maintenant j’apprécie beaucoup le fait qu’on se rencontre tous les mois, si on a des problèmes, on peut discuter"24. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 62 Comme pour l’exemple du Val d’Hérens, le Grosses Walsertal semble privilégier, outre une approche par ancrage des flux touristiques, l’idée de partage d’expériences issues de toutes ces initiatives. La vallée multiplie ainsi la participation à des réseaux d’acteurs à différentes échelles. Le Grosses Walsertal a non seulement constitué un réseau très ancré localement, à l’échelle de la vallée avec la mise en place de la Réserve de biosphère, mais est également membre de réseaux à l’échelle régionale, alpine, et mondiale. A l’échelle régionale et nationale, le Grosses Walsertal, grâce à la production de son fromage Walserstolz (Figure 5), a pu intégrer le réseau appelé Genuss Region Österreich ("Région autrichienne des délices"). Le but de ce réseau étant de rendre visibles les spécialités alimentaires aux touristes et aux habitants de la région. L’accent est mis sur le plaisir de goûter aux délices de la table, aussi bien que sur l’identité et l’appartenance véhiculées à travers ces produits : "Regional-typische Lebensmittel bedeuten nicht nur Genuss, sondern auch Identität und Zugehörigkeit"25. Un autre produit gastronomique est également commercialisé grâce à un label désormais connu, celui du parc : il s’agit du Biosphärenpark Wein, le "vin du parc de biosphère". La commercialisation de vin peut paraître assez surprenante, car, en parcourant la vallée du Grosses Walsertal, il est impossible d’y entrevoir le moindre cep de vigne ! L’astuce des managers du parc a consisté dans la mise à disposition du label, alors qu’une région partenaire de la Réserve, le Parc national et réserve de biosphère NeusiedlerseeSeewinkel (Autriche), met à disposition le vin. Grâce à ce produit et à ce concept, les liens entre les deux régions sont ainsi renforcés. La Réserve de biosphère est membre de l’Alliance du Climat, un réseau qui regroupe, depuis 1990, 1400 communes et districts européens, principalement en Autriche et en Allemagne. L’Alliance du Climat a comme but la réduction de l’émission de gaz à effet de serre dans les pays industrialisés du Nord et la conservation des forêts tropicales dans le Sud de la planète. Afin de réussir dans la réalisation de leurs objectifs, l’association promeut des stratégies locales en faveur du climat, principalement dans les domaines de l’énergie et du transport, et informe l’opinion publique sur l’importance de la protection des forêts tropicales. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 63 Fig. 5 : Le fromage Walserstolz (© Emmi Österreich GmbH) Outre la participation à l’Alliance du Climat, la Réserve participe activement aux manifestations du Réseau alpin des espaces protégés, Alparc, dont le but principal est de faciliter les échanges d’expériences entre différents types de parcs dans l’arc alpin. Plusieurs projets lancés dans ce cadre ont bénéficié de financements INTERREG. Comme souligné en introduction, les habitants de la vallée du Grosses Walsertal ont des origines Walser. Depuis 1962 les populations Walser ont décidé de se réunir autour de l’Internationale Vereinigung für Walsertum ("Association internationale du peuple Walser"), dont le siège se trouve dans le canton du Valais, en Suisse. Elle a bénéficié de fonds INTERREG pour améliorer la mise en réseau de ses membres collectifs, c'est-à-dire les différentes associations culturelles des villages et régions Walser. Toutes les communes du Grosses Walsertal sont membres de la Vorarlberger Walser Vereinigung ("Association Walser du Vorarlberg"), fondée en 1967 (Figure 6). Le but principal de cette association est clairement de type culturel, car elle veut promouvoir la culture et la langue Walser au sens large, par des publications, des manifestations dans les villages, des recherches linguistiques, la mise en place de musées et bibliothèques, etc. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 64 Fig. 6 : Logo de la Vorarlberger Walservereinigung (© Vorarlberger Walservereinigung, Walserstr. 104, 6991 Riezlern) Les sept communes de la vallée ont, de plus, adhéré ensemble à l’association Alliance dans les Alpes, réseau de municipalités soucieuses de promouvoir un développement durable au niveau de la chaîne alpine et de mettre en œuvre à leur échelle les principes de la Convention Alpine26. Ce réseau rassemble plus de 250 communes des sept pays de l’arc alpin. Il a une activité régulière autour de séminaires, de concours de projets (dont les projets DYNALP, financés dans une première phase par le programme INTERREG et en une deuxième phase par la Fondation de droit suisse MAVA). Le projet Alchemilla, présenté avant, a été financé grâce à la participation de la réserve au réseau Alliance dans les Alpes27. Les maires interrogés sur place ont souligné les bénéfices de ce réseau en termes d’échanges d’expériences : "Pour moi c’est déjà une grande aide de savoir qu’il y a des communes qui doivent aussi se battre sur les mêmes enjeux ; cela m’apporte déjà beaucoup. Plutôt que de penser ‘Je suis seul, je suis le seul à avoir ce problème avec la forêt de protection là-haut’. Et cela m’apporte beaucoup"28. Le réseau, qui a été conçu pour l’implémentation des principes de la Convention Alpine et pour développer des échanges d’expériences en ce sens au sein de l’arc alpin, est également promoteur d’une identité alpine partagée par les membres du réseau. Souvent, les personnes interrogées lors de notre enquête au Grosses Walsertal se définissent Alpin car partageant la même culture au-delà des frontières linguistiques, une culture basée sur un territoire montagnard difficile, qui demande des réponses conjointes aux nouveaux défis. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 65 A une autre échelle, des liens ont été noués avec des populations plus lointaines, en l’occurrence avec une réserve de la biosphère en Colombie, afin de créer un circuit de commercialisation du café produit par de petits producteurs indépendants. Les quelques exemples de stratégies d’ancrages des flux touristiques et de restitutions de ceux-ci dans le souci de partager des expériences communes à l’intérieur d’un réseau, montrent bien ce double enjeu de territorialisation et ouverture, un exercice qui paraît particulièrement aisé et porteur pour la vallée du Grosses Walsertal. Conclusion Dans les flux mondialisés qui circulent à l’échelle de la planète et qui composent notamment le marché touristique mondial, nombre de représentations (de la montagne, des Alpes, de la nature, de l’agriculture, etc.) sont récupérées par des acteurs locaux. Ceux-ci cherchent à conférer une singularité à leur commune ou vallée, dans une perspective non seulement touristique, mais aussi identitaire. Pour ce faire, ce qui est considéré comme étant la "population locale" est mobilisée dans le rapport qu’elle entretient avec un territoire, lui aussi jugé spécifique. Mais cette territorialisation délibérée implique aussi une ouverture vers l’extérieur, comme l’ont montré les participations à de nombreux réseaux. Les communes et régions analysées ici ne prônent donc aucune forme de repli, bien au contraire. Leur préoccupation principale réside dans la régulation des flux engendrés par le tourisme et pour ce faire, une circulation d’informations ciblées constitue une ressource en soi. On observe alors que les espaces de référence dans lesquels les acteurs cherchent à développer les interactions, notamment les Alpes dans les deux études de cas, sont parfois aussi ceux qui servent de ressources au travail symbolique sur le lien social, pour ce qui touche aux identités collectives. Les modalités de ce processus de territorialisation explicite sont variées, mobilisant les ressources économiques, symboliques, politiques et identitaires des acteurs du lieu. Elles agissent aussi en jouant de la pluralité des échelles : échelle locale visée par le processus lui-même, échelles régionale, nationale et supranationale quand ces dernières LE GLOBE - TOME 151 - 2011 66 constituent le cadre de mobilisation de ressources, comme dans le cas de l’identification aux Alpes et à la montagne. Bibliographie Appadurai A. (1996), Modernity at large. Cultural dimensions of globalization. London, Minneapolis, University of Minnesota Press. Bergier J.-F. (1992), "La montagne imaginaire : réalité d’en-haut, perception d’en-bas" in Marchal G. P., Mattioli A. (dirs.), La Suisse imaginée. Bricolage d’une identité nationale, Zurich, Chronos, 63-69. Berthoud G. (2001), "The ‘spirit of the Alps’ and the making of political and economic modernity in Switzerland", Social Anthropology, vol. 9, no 1, 81-94. Blanc J. (dir.) (2006), Exclusion et liens financiers : Monnaies sociales. Rapport 2005-2006. Paris, Economica. Castells M. (1999), L'ère de l'information. La société en réseaux, Paris, Fayard. Cole S. (2007), "Beyond Authenticity and Commodification", Annals of Tourism Research, Vol. 34, No. 4, 943–960. Crettaz B. (1993), La beauté du reste. Confessions d'un conservateur de musée sur la perfection et l'enfermement de la Suisse et des Alpes. Genève, Zoé. Debarbieux B., Vanier M. (2002), "Les représentations à l'épreuve de la complexité territoriale : une actualité? une prospective? ", in Debarbieux B. et Vanier M., Ces territorialités qui se dessinent, La Tour d'Aigues, Ed. de l'Aube, 7-26. Di Méo G. (2001), Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan Université. Featherstone M., Lash S. (1995), "Globalization, Modernity and the Spatialization of Social Theory : An Introduction", in Featherstone M., Lash S., Robertson R., Global Modernities. London, Sage, 1-24. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 67 Kämpf R., Hunziker C. (2008), Succès et compétitivité du tourisme alpin. Bâle et Berne, BAK Basel Economics et Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). Kianicka S., Gehring K., Buchecker M., Hunziker M. (2004), "Wie authentisch ist die schweizer Alpenlandschaft für uns? Ein Schwerpunkt des NFP48-Projekts ‘Zielvorstellungen und Konflikte hinsichtlich alpiner Landschaftsentwicklung’". Bündner Monatsblatt, nr. 2, 196-210. Krippendorf J. (1987), Là-haut sur la montagne... pour un développement du tourisme en harmonie avec l'homme et la nature, Berne, Kümmerly et Frey. Lévy J. (1998), "Les identités nouvelles sont arrivées : nous habitons des lieux multiples", in Knafou R., La planète "nomade". Les mobilités géographiques d’aujourd’hui, Paris, Belin, 193-197. Merrifield A. (1993), "Place and Space : A Lefebvrian Reconciliation", Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 18, no 4, 516531. Morand M.-C. (1993), "Les nouveaux tourismes", in Antonietti T. et Morand M.-C., Mutations touristiques contemporaines. Valais 19501990, Sion, Editions des Musées cantonaux du Valais, 19-39. Petite M. (2011), Identités en chantiers dans les Alpes. Des projets qui mobilisent objets, territoires et réseaux. Berne, Peter Lang. Poche B. (1996), L’espace fragmenté. Eléments pour une analyse sociologique de la territorialité. Paris, L’Harmattan. Poche B. et Zuanon J.-P. (1986), "Les collectivités de montagne : image externe et représentation propre", in CRHIPA, Spécificité du milieu alpin. Actes du XIe colloque franco-italien d'études alpines, Grenoble, CRHIPA, 5-22. Préau P. (1983), "Le changement social dans une commune touristique de montagne : Saint-Bon-Tarentaise (Savoie) ". Revue de Géographie Alpine, no 4, 407-429. Putnam R. (2000), Bowling alone. The collapse and revival of American community, New York, Simon & Schuster. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 68 Raffestin C. (1986), "Ecogénèse territoriale et territorialité", in Auriac F., Brunet R., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard, 172-185. Rambaud P. (1969), Société rurale et urbanisation, Paris, Seuil. Reichler C., Ruffieux R. (2000), Le voyage en Suisse : anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle. Paris, Robert Laffont. Relph E. (1976), Place and Placelessness. London, Pion. Schermer M. (2002), "The formation of ‘Eco-regions’ in Austria and the role of the structural fund", Centre for Mountain Agriculture, University of Innsbruck : http ://orgprints.org/3342/01/schermer_2002_regionet_full_version_3a.p df, consulté le 20 mai 2008. Schröder R. (2006), "Community exchange and trading systems in Germany", International Journal of Community Currency Research, 10, 24-42. Tissot L. (2000). Naissance d’une industrie touristique : Les Anglais et la Suisse au XIXe siècle. Lausanne, Payot. Tuan Y. (1977), Space and place : the perspective of experience. Minneapolis, University of Minnesota Press. Urry J. (2000), Sociology Beyond Societies. Mobilities for the Twentyfirst Century, London, Routledge. 1 Les géographes anglo-saxons ont volontiers utilisé la distinction entre space et place pour analyser ce différentiel. Le concept de space leur a permis d’appréhender l’espace comme un champ sillonné de flux quand le concept de place visait à rendre compte des processus par lesquels les individus et les collectifs construisaient des formes d’attachement affectif ou symbolique (Relph, 1976 ; Tuan, 1977). S’inspirant de la pensée de Henri Lefebvre, Andrew Merrifield envisage space et place comme étant indissociables. Il considère le premier comme "the rootless, fluid reality of material flows of commodities, money, capital and information which can be transferred and shifted across the globe" (Merrifield, 1993 :521) et place comme le "locus and a sort of stopping LE GLOBE - TOME 151 - 2011 69 of these flows, a specific moment of dynamics of space-relations under capitalism" (Merrifield, 1993 : 525). 2 Une analyse approfondie des différents projets menés par la commune de Saint-Martin, dont certains sont présentés ici, peut être trouvée dans Petite (2011). 3 Fonction équivalente à celle de maire. 4 Citation du président de la commune de Saint-Martin tirée du journal Coopération, no 44, 31.10.2006. 5 L’estivage consiste en une migration saisonnière des bêtes et des hommes entre les différents étages écologiques d’un versant, à savoir les villages, les "mayens" et les alpages. 6 Entretien du 30 septembre 2005 avec le président de la commune de SaintMartin. 7 Entretien du 11 décembre 2006 avec l’ancien président de la commune de Saint-Martin. 8 Entretien du 12 novembre 2007 avec un représentant de l’Etat du Valais. 9 Extrait du journal télévisé du 22 août 2007 de la Télévision Suisse Romande (TSR). 10 Une réserve de biosphère est un label décerné par l’UNESCO à des sites pour promouvoir le développement durable. 11 Dépliant Projet Parc naturel régional et Biosphère Val d’Hérens, Association des communes du Val d’Hérens et Commune de Grône, 2008. 12 PIC Interreg III A Italie Suisse 2000 – 2006. Communauté de Montagne Grand Combin. Communes du Val d’Hérens, La montagne de l’homme. Une gestion territoriale conjointe entre la Valpelline et le Val d’Hérens pour la valorisation du patrimoine naturel et paysager et pour l’application opérationnelle du concept de développement durable, avril 2004, 22 p. 13 CIME-Célébrations interculturelles de la montagne Evolène, www.cimeevolene.ch, site internet de la manifestation (consulté le 28 juin 2011). 14 CIME-Célébrations interculturelles de la montagne Evolène, www.cimeevolene.ch, site internet de la manifestation (consulté le 28 juin 2011). 15 Entretien du 15 mai 2007 avec l’un des organisateurs de CIME. 16 Entretien du 15 mai 2007 avec l’un des organisateurs de CIME. 17 Cette étude de cas s’appuie sur des entretiens réalisés par Cristina Del Biaggio durant l’été 2007 auprès de maires de 4 communes (Raggal, Thüringerberg, Sonntag et St. Gerold) et des responsables de la réserve et du réseau de communes alpines Alliance dans les Alpes. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 70 18 Une étude récente d’un institut de recherche suisse, le BAK Basel Economics, classe plusieurs stations du Vorarlberg parmi les meilleures des Alpes de ce point de vue (Kämpf, Hunziker, 2008). 19 On trouvera une présentation de la Réserve de biosphère Grosses Walsertal par sa manager, Madame Birgit Reutz-Hornsteiner, aux adresses Internet : www.unesco.org/mab/news/reutz_MB.pdf ; www.grosseswalsertal.at. 20 www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Gewerbe/Bergholz/tabid/288/languag e/en-US/Default.aspx (consulté le 26 juin 2011). 21 Informations tirées du site de la monnaie locale : www.talentiert.at (consulté le 26 juin 2011). 22 www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Lebensfreude/tabid/300/Default.aspx (consulté le 26 juin 2011). 23 www.grosseswalsertal.at/WaspassiertimBiosph%C3%A4renpark/Regionalent wicklung/AlchemillaKr%C3%A4uterprojekt/tabid/1248/Default.aspx (consulté le 26 juin 2011) Le slogan du projet a une coloration féministe manifeste, les plantes concernées étant présentées comme des herbes "de femmes pour les femmes". 24 Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction de Cristina Del Biaggio. 25 www.grosseswalsertal.at/emsp/Produkte/Walserstolz/tabid/117/language/enUS/Default.aspx (consulté le 26 février 2009, traduction de l’allemand de Cristina Del Biaggio). 26 Pour plus d’informations : www.alpenallianz.org/fr (consulté le 20 mai 2008). 27 Alchemilla a été financé dans le cadre du programme Dynalp2, initié par la Conférence Internationale pour la Protection des Alpes (CIPRA) et financé par la Fondation de droit suisse MAVA. 28 Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction Cristina Del Biaggio. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 71 L'IMMERSION MEXICAINE DE PINO CACUCCI Gianni HOCHKOFLER Société de Géographie de Genève Résumé : L’article commente des récits de voyage, des essais historiques et des romans de Pino Cacucci, écrivain italien, consacrés au Mexique. Comment l’identité mexicaine, la géographie physique du pays, quelques villes importantes et peuples originaires sont-ils dépeints dans cette œuvre ? Quelles couleurs, quelles senteurs, quelle atmosphère particulière caractérisent la "Mexicanidad" et son rapport ambigu à l’altérité états-unienne ? Telles sont les questions auxquelles s’efforce de répondre cette contribution. Mots clés : Mexique, histoire, mythe, littérature, Pino Cacucci, cinéma. Riassunto : L’articolo commenta racconti di viaggio, saggi storici e romanzi di Pino Cacucci, scrittore italiano, consacrati al Messico. Come l’identità messicana, la geografia fisica del paese, alcune città importanti e popoli originari sono dipinti in questi scritti? Che colori, che odori, che atmosfera particolare caratterizzano la "Mexicanidad" e il suo rapporto ambiguo con l’alterità degli Stati Uniti ? Queste sono le domande a cui questo contributo cerca di rispondere. Parole chiave : Messico, storia, mito, letteratura, Pino Cacucci, cinema. L’écrivain et le Mexique Pino Cacucci, "le plus mexicain des écrivains italiens" (Porqueddu, Giorello, 2003) est bien connu en Italie, les éditions de ses livres et les prix littéraires le confirment. Il n’est pas non plus inconnu des lecteurs francophones, comme les nombreuses traductions en témoignent. Il se présente ainsi : "Je suis né (en 1955) à Alessandria dans le Piémont. Quand je n’avais qu’une année, les miens ont déménagé en Ligurie, à Chiavari, où j’ai grandi. Après, en 1975, je suis allé à Bologne, sous le prétexte de l’Université et en 1982, je suis parti au Mexique, où j’ai longtemps vécu. Si l’on considère que je suis le fils d’un père des Pouilles et d’une mère des Marches, quand on me demande d’où je suis, je ne sais pas quoi 72 répondre. Je sens que je n’ai même pas une ville natale" (Cacucci, 2008). Il s’inscrit au DAMS1 de Bologne, attiré par le charisme d’Umberto Eco qui en était le directeur, mais aussi par la chaude vie intellectuelle, sociale et politique de la moitié des années 1970 dans cette importante ville universitaire. Par la suite, la situation à Bologne se détériore ; il part à Barcelone et Paris. Dans la postface d’un roman noir, Punti di fuga, qui n’a pas été traduit en français, il dit que le Mexique a été aussi un lieu de fuite, inspiré par les personnages des westerns de Sergio Leone et de Sam Peckinpah. Après la déception de la grise réalité qui suivit les rêves brisés de la fin des années 1970 à Bologne, la fuite au Mexique lui semble la seule issue digne, vers des mondes dans lesquels la fantaisie n’est pas encore morte. Il saisit en 1982 l’invitation de Mexicains qu’il a connus à Paris. C’est le grand tournant : "Dès ce premier moment au Mexique, vivant chez des Mexicains, je me suis trouvé en immersion dans la vie quotidienne, hôte chez eux. Je ne me suis donc jamais senti un "touriste", mais un hôte de Mexicains, humbles et dignes, qui me firent connaître le Mexique "verdadero"". (Traduction et adaptation d’une communication écrite de Pino Cacucci). Il y prend goût, et l’année suivante, il retourne au Mexique pour y rester une bonne partie des années 1980. Il parcourt les différentes régions du grand pays, en utilisant tous les moyens de transport. Il étudie son histoire, à partir de la période précolombienne et de l’impact violent des conquistadores, dont les conséquences ne cessent de se montrer jusqu’à nos jours. Cacucci est surtout fasciné par la grande épopée révolutionnaire et les années brûlantes et créatives qui la suivirent. Les protagonistes et derniers témoins de cette époque passionnante sont des personnages hauts en couleur, sortis de l’oubli. La connaissance des lieux, de l’histoire, des traditions, des coutumes, de l’art, de la littérature et des événements les plus récents est toujours accompagnée par la rencontre et l’écoute des gens. Nous nous limiterons ici à l’analyse des ouvrages de Pino Cacucci publiés en français où le Mexique est, si l’on peut dire, le "protagoniste". Ils sont un outil pour parcourir la géographie et l’histoire de cet étonnant pays, au-delà des clichés et des préjugés. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 73 Poussières mexicaines, qui a connu deux éditions en français, en 1995 et 2001, en est une introduction. "Guide hétérodoxe, Poussières mexicaines sort des sentiers battus et donne la parole aux Mexicains du quotidien : ouvriers et paysans, Indiens Huicholes et loueurs de voitures, vendeurs de coqs et nageurs d’Acapulco. Ce Mexique-là est absent des itinéraires fléchés. Pino Cacucci nous incite à découvrir les voies cachées d’un pays dépositaire de légendes millénaires" (Cortanze G. de, 1995). Le Mexique ne cesse d’attirer tous ceux qui recherchent la découverte dans le voyage, comme pays de la diversité, de la multiplicité, du contraste et de la démesure. Le Mexique et la littérature La littérature occupe une place importante dans l’attractivité du Mexique. L’écrivain surréaliste Antonin Artaud, débarqué à Veracruz en 1936, "à la recherche d'un monde perdu", rencontre les Tarahumaras qu’il décrit dans des textes qui sont sans doute parmi les plus beaux écrits par un Européen sur le Mexique. "C'est une idée baroque pour un Européen que d'aller rechercher au Mexique les bases vivantes d'une culture dont la notion s'effrite ici ; mais j'avoue que cette idée m'obsède ; il y a au Mexique, liée au sol, perdue dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des indiens, la réalité magique d'une autre culture dont il faudrait rallumer le feu." (Artaud. A., 1963 : 159). André Breton y trouve le pays surréaliste par excellence, dans lequel le passé mythologique, "continue à évoluer sous la protection de Xochipilli, dieu des fleurs et de la poésie lyrique et de Coatlicue, déesse de la terre et de la mort violente […]" (Breton A., 1938). D’autres auteurs sont attirés par ce pays, comme D.H. Lawrence, Malcolm Lowry, Jacques Soustelle dans ses travaux ethnographiques et J.M.G. Le Clézio, auteur de Rêve mexicain, qui a écrit que le Mexique lui a produit un choc physique. La liste des auteurs italiens est par contre très courte : Emilio Cecchi, auteur d'un récit de voyage à partir de la Californie en 1930, lorsqu’il était professeur à Berkeley, Carlo Coccioli, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 74 écrivain et journaliste, qui a longtemps vécu à Mexico, et enfin Pino Cacucci. Pino Cacucci : le cinéma et la traduction Le début de la carrière d’écrivain de Pino Cacucci en 1988 est marquée – trait du hasard – par Federico Fellini. Le Maestro fut attiré par l’image d’un gorille, couverture d’Outland Rock, un roman noir, premier livre de Pino Cacucci, publié par une petite maison d’édition. Cette image allait lui servir pour un film publicitaire qui lui avait été commandé, mais il fut tellement intrigué par le roman qu’il contacta par téléphone l’auteur inconnu en lui donnant rendez-vous. Ebloui par cette proposition, Pino Cacucci pensa d’abord à une farce d’un de ses amis. Cette rencontre inattendue allait lui ouvrir les portes du monde de l’édition, puisque Fellini signala son livre à des critiques littéraires et les journaux le nommèrent L’écrivain découvert par Fellini. Une amitié s’ensuivit et même un projet de collaboration à un projet de film mexicain qui ne vit jamais le jour. L’écrivain décrit cette rencontre dans Un po’ per amore, un po’ per rabbia (Milano, Feltrinelli, 2008), qui n’a pas été traduit en français. Le rapport au cinéma se prolongea par deux de ses livres consacrés au Mexique. En 1992, Gabriele Salvatores, très connu après son Oscar de la même année pour le meilleur film étranger avec Mediterraneo, réalise Puerto Escondido, tiré du roman de Pino Cacucci, qui en écrivit le scénario. En Italie, ce film devint un film culte ! L’ouvrage San Isidro football club, fut adapté et tourné en 1995 avec le titre Viva San Isidro par Alessandro Cappelletti, avec beaucoup moins de succès que le précédent. La collaboration de Pino Cacucci avec le cinéma s’arrête en 1997, quand il écrit le scénario de Nirvana toujours pour Gabriele Salvatores. Traducteur reconnu, ayant reçu plusieurs prix prestigieux, Cacucci a traduit de l'espagnol à l'italien plus de septante ouvrages, entre autres les livres de l’écrivain chilien Francisco Coloane, chantre de la Patagonie et de la Terre de Feu, et de Paco Ignacio Taibo II, écrivain mexicainespagnol, connu surtout pour ses romans policiers publiés aussi en français. Dans une interview de Barbara Spinelli2 il affirme que la traduction est sa passion. Il avoue qu’un auteur-traducteur court un LE GLOBE - TOME 151 - 2011 75 double risque : l’un d’être influencé par les auteurs qu’il traduit et l’autre d’ajouter du sien aux textes qu’il traduit. Il pense que jusqu’à présent, il a gardé le juste équilibre en respectant le sens et les émotions que l’auteur veut transmettre. On peut conclure que la traduction aussi est un voyage entre les mots et les images, plein de détours, d’entraves et de pièges, comme tous les voyages d’ailleurs. Como México no hay dos (il n’y a pas deux pays comme le Mexique). Cet adage populaire affirme haut et fort qu’aucun autre pays ne peut être comparé au Mexique (Cacucci 2007 : 21). L’affirmation de l’orgueil national des Mexicains se base sur la nature. Le ciel du vaste plateau possède "la lumière juste" qui exerce son attraction sur les artistes : écrivains, poètes, photographes ou réalisateurs. Et après les averses de la saison des pluies, "[…] lorsque enfin cesse la pluie, tout paraît transformé et la nature régénérée offre au monde un nouveau visage" (ibid. : 22). Ce pays est unique pour tous ses contrastes. Dans la géographie : côtes tropicales et sommets enneigés, déserts et forêts vierges, gigantesques métropoles et paisibles villes coloniales, plages des Caraïbes et sites archéologiques précolombiens, mais aussi dans la société : richesse et misère, modernité et tradition, culture et violence, corruption et révolte, Etats-Unis d’Amérique et orgueil national. Un pays qui "se nourrit de mythes et de légendes. Soudé par le ciment puissant de la mexicanidad - cette philosophie de la vie où s’exprime un attachement profond à ses racines -, son peuple appréhende les trésors naturels du pays comme de véritables créatures vivantes, œuvres d’une Mère Nature généreuse et cruelle, à la fois crainte et respectée" (ibid. : 23, 24). A la Mère Nature qui manifeste sa cruauté dans les tremblements de terre, les éruptions volcaniques et les ouragans dévastateurs, font défi depuis quelques années les tueries et les massacres des cartels de la drogue. Pino Cacucci a décrit le début de ce phénomène dans Puerto Escondido. Un article de Marta Durán de Huerta, paru le 18 octobre 2011 mentionne à partir de 2000, plus de 50’000 morts, 10’000 disparus et 250’000 personnes déplacées par la violence3. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 76 Atterrissage à Mexico : El Monstruo Même après ses nombreux atterrissages à Mexico, dont il a oublié le nombre, Pino Cacucci se souvient toujours du premier. "[…] y atterrir en pleine nuit revient à survoler pendant une demiheure une étendue de lumières sans comprendre où est le début et où est la fin. […] on se demande comment il se peut que d’un moment à l’autre surgisse une piste au milieu de ce magma de masures, toutes surmontées d’une bulle grise pour retenir l’eau qui se fait de plus en plus rare… et s’il y a jamais eu un aéroport, on pense que la ville l’a dévoré comme elle a dévoré les montagnes environnantes, corrodées, effritées, enveloppées de nouveaux immeubles et de nouvelles routes, de baraques creusées dans la roche, peuplées d’une cour des miracles qui s’avance jusqu’ici dans un mouvement centripète produit par la misère" (Cacucci, 2001b : 26-27). L'aéroport de Mexico, englouti par la croissance impétueuse de El Monstruo (selon le recensement de 2010, l’aire urbaine compte 20 millions d’habitants), s'est retrouvé presque au cœur de la capitale et va arriver rapidement à saturation. Depuis plus de 40 ans, la construction d’un nouvel aéroport revient au premier plan, à la manière d’un feuilleton politique. En octobre 2001, le président Fox annonce le choix du lieu de Texcoco, situé à 20 km du centre du D.F. (Distrito Federal). Cela nécessitait d’exproprier, sans consultation et à un prix dérisoire, les petits paysans, des indigènes qui avaient obtenu le droit de propriété grâce à la réforme agraire de la Révolution Mexicaine. Ceux-ci s’opposèrent de façon déterminée en utilisant aussi un recours au Tribunal fédéral. Le 10 juillet 2002, une marche vers le centre du D.F. fut contrée par la police qui tua un des manifestants. Appuyés aussi par le mouvement écologiste, car les lacs de Texcoco sont la dernière oasis pour les oiseaux migrateurs dans le Valle de Mexico, les paysans obtinrent gain de cause : le 1er août 2002, le président Fox renonça au projet. Son successeur Calderón revint à la charge en 2008, annonçant que l’aéroport se ferait en utilisant seulement des terrains de l’administration fédérale. Dans cette déclaration, le terme des travaux était prévu pour 2012. Ces travaux n’ont à ce jour pas commencé ! En parallèle, une autre solution de localisation de l’aéroport, celle de Tizayuca, est apparue sur le devant de la scène. Moins négative pour LE GLOBE - TOME 151 - 2011 77 l’environnement et les droits de propriété, elle présente le fort handicap de sa distance (75 km du D.F.). Le nouvel aéroport, sans contraintes d’espace, devrait être relié par un train rapide, avec un budget conséquent. Selon ses promoteurs, autorités de l’Etat d’Hidalgo en tête, Tizayuca deviendrait un pôle d’attraction économique et démographique réduisant la croissance de El Monstruo. Une troisième solution proposée est l’agrandissement de l’aéroport de Toluca, à 35 km. Grâce à une liaison par train rapide avec l’aéroport actuel, cela permettrait de doubler la capacité du système aéroportuaire de la mégalopole à des coûts plus contenus. Ce Monstruo débordant, "Il est difficile d'établir où prend fin le Distrito Federal, […] et où commencent Hidalgo, Morelos ou l'Estado de México" (ibid. : 27), engendre d’énormes problèmes d’aménagement urbain et régional. Dans leurs études et leurs projets d’aménagement, les géographes et les urbanistes sont confrontés aux défis de leurs relations avec le pouvoir politique et économique. On peut imaginer que la question de l’aéroport sera présente dans la campagne présidentielle pour les élections du 1er juillet 2012, même si la guerre contre les cartels de la drogue est au centre de la lutte politique. Dans les rues de Mexico Les rues de Mexico présentent une circulation intense et frénétique, comme l’Avenida Insurgentes qui est l’axe Nord-Sud du D.F. "L'avenida Insurgentes mesure une quarantaine de kilomètres et, lorsqu'on s'y engage à dix heures du matin, il faut le reste de la journée pour la parcourir d'un bout à l'autre : c'est évidemment un record mondial de longueur pour une artère centrale" (ibid. : 31). Les fins de semaine, dans les années 1990, elle était aussi le théâtre de dangereux défis nocturnes entre jeunes conducteurs des différents quartiers de la ville, à partir du carrefour d'Insurgentes et du Paseo de La Reforma. Dans Puerto Escondido (Cacucci, 1994a : 127-130), on peut lire une description détaillée de ce phénomène qui appartient désormais au passé, puisqu’entretemps, la circulation dans la ville est devenue moins anarchique. D’autres défis se déroulent pour la survie au jour le jour, dans la rue et sous l’asphalte : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 78 "C’est la ville des banlieues nord, des Colonias grises de poussière à l’atmosphère immobile, où l’espoir du futur peut se borner au simple fait d’arriver jusqu’au soir, pour recommencer le lendemain à survivre. […] territoire des chavos banda, adolescents et gamins qui vivent dans la rue, se battent pour le contrôle d’un bidonville ou pour se procurer le "ciment", les solvants qu’ils inhalent jusqu’à se brûler la cervelle" (ibid. : 42). Fig. 1 : Adolescents de la rue (photo P. Cacucci) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 79 La bande des Ponis occupe trois ou quatre égouts (coladeras) de l’Avenida Cien Metros, près de la Gare routière du Nord. Leandro, un reporter-télé indépendant italien, protagoniste de Demasiado Corazón, réalise un reportage bouleversant sur ces jeunes. Il descend dans l’égout. Parmi les enfants il rencontre Lupita, une jeune fille de moins de seize ans qui vient d’avoir un enfant avec Chucho, le jeune chef de la bande. "La communauté des enfants sous l’asphalte se chargeait de procurer le nécessaire à ceux qui étaient malades ou, comme Lupita après son accouchement, qui étaient obligés de rester quelques jours dans les égouts. Ils faisaient les porteurs, lavaient les vitres, vendaient du chewing-gum, faisaient la manche ou demandaient à manger aux petits commerçants de la gare" (Cacucci, 2001a : 38). Lupita avoue à Leandro ce qu’elle aimerait le plus dans sa vie : "Je voudrais retrouver ma mère, quitter la rue, avoir une maison pour moi, pour Chucho et l’enfant, me marier en longue robe blanche […]" (ibid. : 39). Dans le roman publié en italien en 1999, le thème des enfants de la rue est toujours au cœur de la réalité mexicaine. Vers la moitié de 1999, leur nombre a été évalué à 13’000 par le Gouvernement du Distrito Federal et 30’000 par l’Academia Mexicana de Derechos Humanos4. Selon la rapporteuse des Nations Unies, Ofelia Calcetas Santos, 5000 enfants entre 10 et 12 ans sont forcés de se prostituer. Une publication canadienne très récente montre que la situation n’a pas changé. Pire encore, les enfants sont la proie des gangs qui les utilisent comme dealers et autres services. Le phénomène de la prostitution persiste à cause également du tourisme sexuel. Les enfants risquent d’être contaminés par les maladies sexuellement transmissibles (MST) et le sida. Ils sont aussi victimes de la violence des gangs et de la police5. Un article paru dans le quotidien El Universal le 28 mai 20106 présente une communication du collectif Quorum qui fait état de changements dans les habitudes et les comportements des enfants de la rue. Les travaux informels dans les marchés et les activités de la délinquance organisée (vente de drogues au détail et prostitution) ont remplacé les activités sur les carrefours routiers (laver les pare-brises, vendre des mouchoirs et des chewing-gum, cracher le feu et se coucher sur des vitres brisées comme des fakirs). Ces enfants sont actuellement LE GLOBE - TOME 151 - 2011 80 moins visibles grâce à leur mimétisme avec les jeunes des classes populaires : habits propres, baskets de marque et téléphones portables. Leur consommation de drogue a aussi changé. Au lieu de l’inhalation de colle et de solvants qui se faisait en groupe, ils consomment individuellement du crack et de la cocaïne. Tous ces facteurs, auxquels s’ajoutent les rafles de la police, ont eu pour effet de chasser cette population des zones les plus prestigieuses du centre. Ce jeunes ne sont désormais plus fixés à un lieu, mais en déplacement permanent. Le Zócalo Le centre de Mexico, la place de la Constitución, appelé communément Zócalo correspond exactement à celui de la capitale aztèque Tenochtitlán. "[ Y déboucher] à pied de l'avenue Francisco Madeiro ou de l'avenue Cinco de Mayo donne une sensation de vertige. C'est tout à coup le vide, la foule disparaît dans l'espace immense" (Cacucci, 2001b : 37). Cette place, marquée par l’imposante cathédrale baroque et le Palais National, est le centre symbolique de la nation, le nombril du Mexique, où se déroulent tous les rassemblements patriotiques et politiques. A l'intérieur du Palacio, sur un des murales les plus célèbres de Diego Rivera,"qui représente toute l'histoire du Mexique de Moctezuma à la Revolución" (ibid : 37) sont aussi représentés d'autres révolutionnaires. "[…] cette ville restera probablement la seule au monde où l'effigie de Marx trône dans un édifice gouvernemental […]" (ibid. : 38) (Fig. 2). Les villages dans Mexico La ville cache en son intérieur des quartiers ayant des airs de villages. Pas loin du Zócalo, "se trouve le marché de Tepito : il se situe à quelques pâtés de maisons de la cathédrale, et c'est le royaume des falluqueros, les contrebandiers. […] Tepito est un village isolé dans le ventre du Monstruo ; tous ses habitants se connaissent et la solidarité y est plus forte que n'importe quel intérêt : la rue reste un lieu de rencontre et de communication [...] (ibid : 36). Tepito n’est pas seulement un marché, mais représente aussi l’âme simple et irréductible de la mégalopole aux mille visages" (Cacucci, 2001a : 70). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 81 Fig. 2 : Carlos Marx de Diego Rivera (photo P. Cacucci) Dans Tepito, actuellement, s’est aussi installée la violence de la délinquance organisée. Cette ville de tous les excès recèle des bijoux cachés. Si on parcourt une voie express, la calzada de Tlalpán, et on sort par Miguel Angel de Quevedo : "il suffit alors de tourner dans une ruelle et vous vous retrouvez dans le village colonial de Coyoacán, où vous découvrez qu'à quelques centaines de mètres du chaos de tôles et de gaz d'échappement il existe une oasis de silence autour d'une placette restée ancrée au XVIe siècle, à l'époque où Hernán Cortés l'avait choisie comme résidence en attendant de construire la capitale de la Nueva España sur les ruine aztèques" (Cacucci, 2001b : 34-35). La circulation est plus lente et on a l’impression que l’air est moins pollué. Dans la zone sud, Xochimilco est un autre havre de paix et d’air frais, avec son réseau de canaux et de jardins flottants, vestige du système hydraulique de l'ancien Tenochtitlán, inscrit au patrimoine mondial de LE GLOBE - TOME 151 - 2011 82 l'UNESCO. C’est une attraction touristique majeure pour les habitants de la capitale tout d’abord. Les dimanches et les jours fériés, les Chilangos se retrouvent pour faire la fête en famille, en mangeant sur les bateaux au son de la musique des mariachis. A l’origine des canaux fut, "il y a huit siècles, […] le premier roi des Xochimilcas, Acatonalli, […] un ingénieur audacieux et un agronome imaginatif [qui] créa les chinampas, jardins flottants construits sur des armatures de bois et de fibres entrecroisées, remplies de boue et de terre de sous-bois. […] Les chinampas d’Acatonalli produisaient en toute saison des légumes et des fruits, des herbes médicinales et toutes les variétés des fleurs nécessaires aux fêtes religieuses" (ibid. : 60). Aujourd’hui, sur les trois mille qui sont encore en activité, on cultive surtout des fleurs. Autres villes : Veracruz Le principal port mexicain est une ville très animée, de jour comme de nuit. "Ses habitants eux-mêmes ont défini Veracruz comme “le plus grand asile de fous du monde avec vue sur la mer”, et chaque nuit l’inexplicable sortilège se répète régulièrement. Premier port du Mexique, au climat tropical et très chaud, et pourtant ville laborieuse et frénétique, Veracruz se transforme le soir venu en fête gigantesque : des milliers de personnes envahissent les rues et les anciennes arcades vibrent de voix et de sons" (ibid. : 233). Veracruz a été la porte de l’invasion du Mexique depuis le débarquement de Cortés en 1519. Un ami de Cacucci, Nestor, guide irremplaçable des nuits de Veracruz, lui expliqua "en indiquant vaguement le nord" que la ville opposa deux fois une farouche résistance à "esos malos vecinos que tenemos allá [ces mauvais voisins que nous avons là-bas]" (ibid. : 237). La première résistance date de 1847-1848, à l’occasion de la guerre d’annexion de la moitié du Mexique par les Etats-Unis d’Amérique. La seconde advint en 1914 : un banal incident entre des marines et la police mexicaine "fut le prétexte d’une nouvelle invasion" (ibid.), profitant des troubles de la révolution mexicaine. L’occupation ne se fit pas sans violence : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 83 "Les cadets de l’école navale ouvrirent le feu de leur propre initiative ; aussitôt la population de la zone portuaire se mit à tirer des fenêtres et des balcons et à lancer des meubles dans les rues pour construire des barricades" (ibid. : 237). La ville n’a pas oublié ces événements : à l’entrée du port se dressent plusieurs monuments en souvenir des défenseurs héroïques du pays, et dans les cantinas populaires "des écriteaux indiquent : No hay servicio para los yanquis" (ibid. : 238). La cité a aussi été la porte d’entrée pour les émigrants et les réfugiés. Dans le port de Veracruz se trouve un bloc de bronze avec deux mots inscrits en relief : Gracias México. Ce monument fut érigé par les antifranquistes espagnols, exilés entre 1939 et 1942, qui trouvèrent au Mexique accueil et respect. Le film Visa al Paraíso de Lilian Liberman (2010), présenté au mois de novembre 2011 à Genève au cours du festival Filmar en America Latina, documente l’œuvre courageuse du consul mexicain en poste à Marseille, Gilberto Bosques Saldivar. Jusqu’en 1942, date à laquelle Marseille fut occupée par les Allemands, ce consul délivra des visas, assura une protection et organisa l’embarquement pour le port de Veracruz. Au moins 20’000 républicains espagnols et quelques milliers de juifs européens en bénéficièrent. Pino Cacucci rappelle que le Mexique a été encore une fois pays d’accueil, à l’aéroport cette fois-ci, pour des dizaines de milliers de Brésiliens, Uruguayens, Chiliens, Argentins, Guatémaltèques et Salvadoriens, frappés par les féroces dictatures militaires d’Amérique Latine à partir des années 1970. Tapachula et Tijuana Tapachula et Tijuana sont totalement opposées du point de vue géographique et de l’ambiance. Tijuana au nord, à la frontière avec la Californie, est la "métropole frontalière, [,,,] ville frénétique et indolente […]," (ibid. 148) un immense duty free shop envahi par des vagues de gringos qui y cherchent alcool sans limites, drogue facile, aventures et marchandises de tout genre. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 84 Fig. 3 : Le monument érigé par les réfugiés républicains espagnols dans le port de Veracruz (photo P. Cacucci) A la frontière sud du pays, une autre ville est tout le contraire : Tapachula. Elle ne s’oppose pas seulement du point de vue géographique des frontières, mais "dans tous les sens : accueillante, discrète, colorée d’êtres humains et non d’enseignes au néon, aimée de ses habitants, et regrettée par les rares étrangers de passage qui en découvrent l’âme solaire et chaude.[…] Etendue aux pieds du volcan Tacana, Tapachula est la porte d’accès aux montagnes et à la mer : mais la seule portion de côte du Chiapas est pratiquement inconnue du tourisme étranger et les rares qui s’y arrêtent se rendent au Guatemala" (Cacucci, 2001a : 127). San Cristobal de las Casas Dans le roman noir Demasiado Corazón on trouve cette belle description : "Du haut du grand escalier qui menait à une petite église entourée de buissons, on dominait l’incomparable panorama de San Cristobal de las Casas. Tuiles rouges sombre et brun, ruelles à angles droits typiques des colonies espagnoles, où l’on distinguait l’ocre jaune de la cathédrale et LE GLOBE - TOME 151 - 2011 85 le vert olive du jardin autour du kiosque du zócalo, la place centrale. Le soleil déclinait rapidement derrière les montagnes bleues, et le froid vif de l’hiver du Chiapas justifiait les innombrables filets de fumée blanche qui s’élevaient des cheminées, tandis qu’une odeur intense de bois résineux brûlé se répandait sur la ville" (ibid. : 263). Leandro et Adelita, protagonistes du roman, amoureux à San Cristobal le Jour de l’An 1994, sont témoins, dans cette ville charmante, de l’insurrection de l’EZLN7. Cet épisode qui marqua un tournant dans les revendications des peuples originaires en Amérique latine, montre aussi combien le récit du Mexique par Pino Cacucci est ancré dans la réalité politique. Zacatecas La ville rose, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 1995, est décrite dans des contextes dramatiques. Le premier est la violente bataille de 1914, entre le général révolutionnaire Francisco Villa et les armées fédérales de Victoriano Huerta. "L’artillerie de Villa touche les positionnements mais ne bombarde pas les habitations : Zacatecas est l’une des perles du Mexique avec ses palais baroques en cantera rose, cette pierre de carrière, noble et légère, utilisée pour la construction. Pancho Villa ne passera pas à la postérité comme l’homme qui a détruit tant de beauté" (ibid. : 228). Avant de se suicider, rongé par ses démons, Bart, l’agent des USA, responsable de l’assassinat du jeune médecin, ami de Leandro, monte au sommet du Cerro de la Bufa : "[Il] essaya de garder les yeux ouverts, mais la vue de la ville en bas lui donna le vertige. Il ne put admirer la lueur ocre et rosacée qui se dégageait du centre, des façades des églises, des palais coloniaux, des places cachées" (ibid. : 241). La richesse de ses mines d’argent qui au XVIIe siècle en firent une des plus riches villes au monde est à l’origine de sa beauté. Le Mexique est connu pour la beauté de ses villes coloniales. Guanajuato, San Luis Potosí, San Miguel de Allende et Taxco qui attirent des nombreux touristes sont aussi des "villes de l’argent". LE GLOBE - TOME 151 - 2011 86 Fig. 4 : Enfants Mayas à côté de la Police Militaire qui contrôle le centre ville de San Cristobal de las Casas (photo P. Cacucci) La nature : le Mexique, un pays tropical Une moitié du Mexique se trouve au sud du tropique du Cancer. Le tropicalisme est bien présent dans les paysages et dans les personnages décrits par Pino Cacucci. Les tropiques mexicains présentent le contraste entre les terres hautes, fraîches et même froides comme presque dans toute l’Amérique tropicale, jusqu’au Pérou, et les côtes chaudes et humides. Comme à Chacahua, lagune de l’Etat de Oaxaca, entre Puerto Escondido et Puerto Angel, où vivent les derniers descendants des esclaves Cimarrones8 échappés à un naufrage, aujourd’hui pêcheurs. Pour rejoindre la lagune, on traverse la Sierra Madre del Sur qui borde le Pacifique et on passe brusquement du froid intense des cols à près de 4000 mètres d’altitude à la chaleur humide et à la luxuriante végétation de la côte. Les pêcheurs ont fondé une coopérative pour guider les rares visiteurs au cœur de la végétation dense et aux îlots où nidifient des milliers d’oiseaux aquatiques. "Toutefois, la pêche reste la principale ressource des Cimarrones et des Indiens qui cohabitent depuis longtemps. L’eau saumâtre offre une espèce rare de crabes géants et de homards rouges, sans parler du précieux poisson" (Cacucci, 2001b : 206). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 87 Le contraste entre les terres froides et les terres chaudes est présent aussi le long de la route qui descend de la Sierra à Puerto Escondido : air frais, "parfumé d’oxygène" à plus de 2000 mètres, et plus bas des plantations tropicales qui grimpent jusqu’au bord de la route. "Des palmiers à perte de vue ; l’air devient un liquide chaud qui coupe la respiration. Les odeurs se mélangent et ressurgissent par bouffées, relents douceâtres et parfums aigus qui pénètrent jusqu’à l’estomac. Nous traversons des villages regroupés autour d’un petit fleuve, oppressés par la végétation qui semble les faire suffoquer" (Cacucci, 1994a : 284). De l’autre côté, au Yucatán, Cancún représente "le condensé de l’imaginaire collectif" des Caraïbes. Avec surprise, il découvre qu'il "existe [...] vraiment". Le parfum du vent qui vient de la terre est étrange : "Une odeur de fleur d’oranger. Et pourtant on ne voit que des palmiers, de l’autre côté de la lagune. Le sable est doré, extrêmement fin ; presque du talc. L’océan présente des gradations de turquoise qui virent au vert émeraude lorsqu’on s’éloigne au large, où les touffes d’écume contrastent avec la placidité du ressac sur le rivage, comme si le soleil ôtait aussi toute force à la mer" (Cacucci, 2001b : 209). Cette description des Caraïbes mexicaines pourrait bien figurer dans une brochure d’agence de voyage. Le rapport des peuples originaires avec la nature Malgré les massacres, la diffusion des maladies, l’esclavage dans les mines et dans les plantations, la spoliation de leurs terres ancestrales qui ne s’arrête pas, les peuples originaires n’ont pas complètement disparu. Au contraire, plusieurs groupes subsistent et résistent dans leur diversité, car il gardent leur rapport intime avec la nature. Pino Cacucci nous en donne des témoignages saisissants. "Les Huicholes [qui] font partie des rares ethnies du continent à avoir conservés intactes les traditions d’avant la conquête, attendent la saison sèche, une fois le cycle vital du maïs terminé, pour converger vers le cœur de la Sierra Madre nord-occidentale, dans un pèlerinage à pied qui peut durer deux mois" (ibid. : 99). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 88 Une fois récolté le peyotl, ils le mâchent pendant des jours et des nuits, en ne buvant que de l’eau. Puis ils entonnent un chant à leurs dieux, ils dansent, et il s’assoient en cercle pour la méditation, "et laissent planer leur esprit dans les espaces d’autres dimensions" (ibid. : 101). Connus aussi comme Wixárikas, dans le documentaire Flores en el desierto de José Alvarez (2009) présenté à Genève dans Filmar en America Latina en novembre 2011, ils "guident la caméra afin d’hériter de leurs propres racines" (Programme Filmar en America Latina : 3132). Ils nous montrent le rite du peyotl qui donne les rêves et la sagesse, "la douleur du monde et garantit à l’univers son équilibre"9. Tarahumaras "La ligne de chemin de fer appelée Chepe qui relie Chihuahua, capitale de l’Etat du même nom dans le Nord-Ouest du pays, à Los Mochis, sur la mer de Cortés, traverse la Sierra Madre occidentale. Elle est parcourue par le Vista Tren aux grandes fenêtres qui offre aux touristes des vues époustouflantes sur un des plus spectaculaires paysages ferroviaires du monde, la Barranca del Cobre. Ce cañon, plus vaste que celui du Colorado, est l'attraction du trajet. Il est resté isolé jusqu'en 1961, quand la ligne fut achevée. L’isolement a permis aux derniers Tarahumaras (Raramuri, coureurs, dans leur propre langue) de résister et survivre à tous les conquérants et évangélisateurs. Grands, minces, ils sont connus pour la légèreté de leurs pas bondissants. Grâce à une légendaire résistance ils sont capables de parcourir jusqu'à 200 km sans s’arrêter. Dans la langue tarahumara, il n'existe pas de mot pour "Dieu". Ils croient en quelque chose qu'on peut ramener à l'ensemble de la nature, divinité à la fois homme et femme" (ibid. : 130). Ils pratiquent aussi le rite du peyotl. Antonin Artaud dans sa recherche tourmentée du sens de la vie alla vers eux. Il fut accueilli sans méfiance et participa à ce rite. Au terme de cette expérience, il écrivit : "De philosophie, les Tarahumaras en sont obsédés ; et ils en sont obsédés jusqu'à une sorte d'envoûtement physiologique ; il n'y a pas chez eux de geste perdu ; de geste qui n'ait pas un sens de philosophie directe. Les Tarahumaras deviennent philosophes absolument comme un petit LE GLOBE - TOME 151 - 2011 89 enfant devient grand et se fait homme. Ils sont philosophes en naissant" (Artaud A., 1945 : 131-132). L'arrivée des touristes les a introduits à l'économie de marché et ils vendent leurs très beaux objets artisanaux. Dans les hôtels, ils donnent aux touristes des spectacles de musique et de danse. Pino Cacucci affirme qu’en dépit de cela, ils conservent envers nous, les Blancs, un regard plus de commisération que d’envie. "Pour les Tarahumaras, l'homme blanc ne possède pas l'esprit, et donc il appartient à une non-race" (ibid. : 132). Kunkaas, (Seris) Sur la côte de l"'Etat de Sonora, entre Hermosillo et l'île Tiburón, survit la plus petite des ethnies, les Kunkaas, terme signifiant dans leur langue "les gens", mais appelés aussi Seris par les Mexicains. Ils ne sont actuellement pas plus de 500, vivant de pêche et d'artisanat sur la côte sablonneuse de la mer de Cortés". Leur société "[…] est de type totalement matriarcal. Non seulement la femme occupe le rang de chef de famille, mais elle rend aussi la justice au sein de la tribu" (ibid. : 144). Ils se reconnaissent comme les fils de Issaak, la lune, qui est leur divinité principale. Ils célèbrent sa beauté par des danses rituelles, surtout à l'occasion de la puberté des jeunes filles, avec "une cérémonie toute spirituelle. C'est une danse joyeuse ; elle exalte l'allégresse qu'engendre la fertilité donnée aux filles devenues femmes" (ibid. : 145). Les jeunes filles, coiffées, habillées, parées et maquillées avec le plus grand soin par les femmes adultes, sont au centre de fêtes durant quatre nuits et quatre jours. "Enfin, les jeunes filles sont lavées dans l'eau de la mer, qui pour les Seris est source de vie. […] Agg, la mer, est un dieu généreux qui permet leur survie, mais qui sait être cruel par caprice. Pour un Kunkaak, prononcer la phrase "je vais pêcher" est l'équivalent d'un espoir, et d'une prière adressée aux dieux pour qu'ils soient bienveillants sur le chemin du retour" (ibid. : 146). Le plus petit des peuples survécut à l’arrivée des Européens grâce à la marginalité géographique, le long d’une côte désertique qui jusqu’à maintenant ne présente pas d’intérêt économique majeur, qui produit un artisanat de grande qualité et intègre la pêche comme ressource. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 90 Cheminer, en guise de conclusion Cacucci affirme qu’aujourd’hui on se déplace beaucoup et on voyage peu, si par voyage on entend aller ailleurs pour connaître des gens et des lieux différents, avec les pores ouverts par la curiosité. Seule la marche et les rencontres permettent de découvrir l’âme d’une terre. Cette tâche est facilitée par la disponibilité instinctive des Mexicains à communiquer, à raconter, et à l’amour qu’ils portent pour leurs racines culturelles. L’auteur cite dans sa définition du voyage ces vers de Antonio Machado : "Caminante, no hay camino, se hace camino al andar". Marcheur, il n'y a pas de chemin, le chemin se construit en marchant.10 Il n’existe pas un sentier à suivre, chacun trace son propre sentier. Enfin il ne se définit pas comme un voyageur mais comme un viandante, sa traduction italienne de caminante. Un marcheur aux souliers sur lesquels s’attache la poussière du Mexique. Malcolm Lowry, dans Au-dessous du volcan, disait : "celui qui a respiré la poussière des routes du Mexique ne trouvera plus la paix dans aucun autre pays". Camino en espagnol, cammino en italien, chemin en français, puisent leur origine du mot latin populaire postclassique camminus, d'origine celte. En espagnol, on trouve la série complète : camino, caminar, caminante. En italien : cammino, camminare, viandante. En français : chemin, marcher, marcheur. Il existe aussi en français, dans un sens plus figuré, cheminer et le chemineau, qui désigne le mendiant vagabond, qui parcourait jadis les campagnes. Cette divagation en cheminant doucement d'une langue sœur à l'autre nous permet de réfléchir au parcours errant des mots qui n'est pas anodin, mais qui colporte des nuances riches en significations. Bibliographie Artaud A. 1963, D'un Voyage au Pays de Tarahumaras, Paris, éditions de la Revue 'Fontaine', (1945). Breton A. 1938, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard. Cacucci P. 1994a, Puerto Escondido, Paris, Bourgois. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 91 Cacucci P. 1994b, San Isidro football club, Paris, La Noire Gallimard. Cacucci P. 1995, Poussières mexicaines, Paris, Voyageurs Payot. Cacucci P. 2001a, Demasiado corazón, Paris, Bourgois. Cacucci P. 2001b, Poussières mexicaines, Paris, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs. Cacucci P. 2007, Mexique entre ciel et terre. Photos Antonio Attini. National Geographic. Cacucci P. 2008, Intervista a cura di Paolo Maccioni, http ://viaggiando.blogosfere.it/2008/07/scrittori-in-viaggio-intervista-apino-cacucci.html. Cortanze de G. 1995, Destination désir. Le Mexique tel qu’en lui même, Air France Madame, Août/Septembre. Deschodt E, 1995, Poussière mexicaine, Le Figaro Magazine 13 Mai. Lawrence D.H. 1934, Le serpent à plumes (1926), trad. de l'anglais par Denyse Clairouin, Paris : Delamain et Boutelleau. Lowry M., 1950, Au-dessous du volcan, Paris, Correa / Buchet Chastel. Le Clézio J.M.G. 1988, Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard. 1993, Diego et Frida, (biographie de Diego Rivera et Frida Kahlo), Paris, Stock. Porqueddu M., Giorello G., 2003, Villa e Zapata, rivoluzionari per caso, Corriere della Sera 18 dicembre, p. 37. Raimbault M. 2010, Le voyage au Mexique, rencontre avec l’altérité. La perception de l’Autre dans les premiers guides de voyage francophones sur le Mexique (1950-1970) , RITA, n° 3 : Avril 2010, (en ligne), hhtp ://www.revue-rita.com/content/view/73/140/. Soustelle J. 1936, Mexique terre indienne, Paris Grasset. Soustelle, J. 1967, Les quatre soleils : souvenirs et réflexions d’un ethnologue au Mexique, Paris Plon. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 92 Nos remerciements vont aux éditions Christian Bourgois et Payot qui ont autorisé les citations de P. Cacucci dans le texte (copyright : C. Bourgois, Paris et Payot, Paris) 1 Le DAMS (Discipline delle Arti, della Musica e dello Spettacolo) nouveau cours de licence de la Faculté de Lettres, ouvert en 1971. Umberto Eco, sémioticien, en fut un des professeurs les plus prestigieux. 2 Liberazione 29-05-2008 (www.Liberazione.it). 3 http ://www.rnw.nl/espanol/article/m%C3%A9xico-pactar-con-el-narco -he-ah%C3%AD-el-dilema. 4 (Lazaro Tenorio Godinez Los niños de la calle ante la convención de los derechos del niño. http ://www.juridicas.unam.mx/publica/librev/rev/ anjuris/cont/246/pr/pr10.pdf). 5 Immigration and Refugee Board of Canada, Mexique : information sur les mesures prises par le gouvernement et les organisations non gouvernementales (ONG) concernant les enfants de la rue ; le traitement réservé aux personnes qui offrent de l'aide aux enfants de la rue dans la ville de Mexico, District fédéral, 7 July 2011, MEX103780.EF, available at : http://www.unhcr.org/refworld/docid/4e4272e82.html. 6 (Miguel Ángel Sosa miguel.sosa@eluniversal.com.mx) Niños de la calle modifican sus hábitos (18 novembre 2011). http://www.eluniversal.com.mx/ciudad/101843.html. 7 Ejército Zapatista de Liberación Nacional, armée zapatiste de libération nationale, qui revendique les droits des paysans Mayas du Chiapas, parmi les plus pauvres habitants du pays, contre les grands propriétaires et les pouvoirs politiques qui les soutiennent. 8 Cimarrón, mot espagnol, probablement d'origine autochtone (tainos) désigne d'abord les plantes et les animaux d'origine domestique qui se retrouvent à l'état sauvage. Ensuite il s'applique aux aborigènes et surtout aux esclaves africains, qui se sont sauvés dans des lieux sauvages et insalubres pour les Blancs, en y fondant des villages. 9 Programme Filmar en America Latina, Genève, 2011, p. 32. 10 Tiré de Chant XXIX Proverbios y cantares, Campos de Castilla, 1917. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 93 VOYAGE ET LITTERATURE : L'ITALIE DE HERMANN HESSE1 Bertrand LEVY Département de Géographie et Environnement Université de Genève Résumé : Hermann Hesse (1877-1962) a parcouru l'Italie du Nord et du Centre au début du XXe siècle. Nous retraçons ses itinéraires et examinons les valeurs symboliques associées aux lieux et aux paysages visités. Nous comparons sa démarche romanesque ("Peter Camenzind") à celle de ses Carnets de voyage en mettant en relation ses écrits avec son espace vécu. Nous comparons son code linguistique et culturel germanique avec celui de Jean Giono dans son "Voyage en Italie". Mots-clés : Voyage, paysage, Italie, Hesse, Giono, mythe, intertextualité. Abstract : Hermann Hesse (1877-1962) travelled through Northern and Central Italy in the early 1900s. We redraw his routes and examine the symbolic values associated with places and visited landscapes. His novelist’s approach ("Peter Camenzind") is being compared with that of his travel diaries by relating his writing to his lived space. We compare his Germanic linguistic and cultural code with that of Jean Giono in its "Journey in Italy". Key-Words : Journey, Landscape, Italy, Hesse, Giono, Myth, intertextuality. Prologue méthodologique La variété des témoignages littéraires laissés par des écrivains à propos d'une région, d'une ville ou de quelqu'autre lieu particulier, ressortit à la fois d'expériences singulières et d'un savoir codifié. A travers des conventions langagières s'exprime une subjectivité généralement dotée d'un sens aigu d'observation, capable de transmettre ses impressions par le truchement de l'écrit. La question de l'interprétation d'un document servant à l'art par une discipline à vocation traditionnellement scientifique pose le problème de l'intentionnalité : quelle est l'intention du géographe se livrant à cet exercice ? LE GLOBE - TOME 151 - 2011 94 Reconnaissons une volonté de remettre au goût du jour l'héritage prometteur des littératures pour notre branche, doublée d'un attachement personnel à un auteur. La seconde question intéresse l'orientation de l'interprétation. Ici pointe l'influence des écoles de pensée (à dominante existentielle pour notre cas), ainsi que l'expérience professionnelle et humaine du chercheur. S'agit-il de reformuler un épistème géographique à partir d'une source qui ne l'est pas forcément (la littérature), ou plus modestement d'apporter sa pierre à l'édifice de la culture, en saisissant le prétexte de la rencontre esthétique entre le lieu (l'Italie) et le poète ? Notre propos n'est pas de discerner systématiquement les traits de géographie classique fusant dans une œuvre de littérature, mais d'inscrire notre démarche dans un sens ontologique, dont j'ai tenté d'expliquer les tenants et les aboutissants dans une thèse (Lévy, 1989). Les voyages en Italie de Hermann Hesse invitent à nous aventurer sur cette voie métaphysique qui s'écarte passagèrement de la science conçue comme un univers de mesure ; le mode d'interprétation choisi s'apparente à une herméneutique de type "empathique", respectueuse des convictions de l'auteur choisi. Cette approche est très différente de celle de Moretti (2000) ou de Barbara Piatti (2007), plus proche d’une cartographie littéraire. Les portraits comparés de l'Italie Parcourant le fascinant chapitre des Italienische Reisen que l'écrivain accomplit à partir de la Forêt-Noire et de Bâle en 1901 et 1903, voyages formateurs représentant le formidable Salto morale qu'ils furent pour Goethe, Jakob Burckhardt et tant d'autres littérateurs comme H. Heine ou Stendhal durant la période romantique, l'on ne peut être que frappé par l'omniprésence du sujet dans l'œuvre de Hermann Hesse. Les Carnets vénitiens de 1901 et 1903 (Hesse, 1992), les nombreux récits suggestivement intitulés Petites villes ombriennes (Montefalco, Gubbio, 1907), Promenade au lac de Côme (1913), Bergame et San Vigilio (1913), les innombrables poèmes (non traduits) consacrés à Venise, sa lagune, sa Piazzetta, au campanile de la Place Saint-Marc, ceux évoquant les noms de villes italiennes comme, Bei Spezia, Hafen von Livorno, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 95 Toskanischer Frühling, Ravenna, Padua, Ankunft in Cremona, Blick nach Italien et tant d'autres, fournissent un matériau exceptionnellement riche où nous ne pourrons puiser que ponctuellement. Les littératures anglaise et française ne sont pas moins riches en récits du "Grand Tour" (Hersant, 1989 ; Brilli, 1995 ; De Lucia, 2002) ; la spécificité allemande est d'être placée à la fois à une distance géographiquement proche de l'Italie, et culturellement assez éloignée pour y trouver matière à dépaysement, voire à exotisme. Hermann Hesse (l877-l962), né à Calw en Forêt-Noire, vécut successivement en Allemagne du Sud, à Bâle, au bord du Lac de Constance, à Berne, puis au Tessin de 1918 jusqu'à sa mort. Logé au carrefour des pays rhénans et de la latinité, il s'est laissé porter sur une diagonale Nord-Sud, dont le tracé a subi des inflexions dues à l'histoire tourmentée du siècle et à ses crises personnelles. De même qu'il est difficile d'imaginer la littérature stendhalienne sans les épisodes décisifs de Lombardie, la vie et l'œuvre de Hermann Hesse n'est pas dissociable de l'Italie. C'est son lieu de voyage favori. Il s'y rend à de multiples reprises à partir de 1901. Il la connaît par les livres, l'admire, la vénère parfois, mais il sait lui porter un regard critique lorsque la distance l'exige. L'écrivain parle la langue du pays mais avec un fort accent allemand : il est cet étranger fasciné et enthousiaste de l'altérité, parce qu'il est si différent, parce qu'il est un Allemand curieux en Italie. Ses descriptions dépassent le stade de la minutie réaliste ; il anime son message du Sud par un souffle lyrique et spirituel. Le portrait de l'Italie condensé dans Peter Camenzind (Hesse, 1977), le roman, et celui dépeint dans les Carnets de voyage diffèrent comme divergent les deux genres littéraires : le premier est romanesque alors que le second est explicitement autobiographique et s'apparente à la tradition du diary anglo-saxon, du journal intime. Celui-ci est d'un intérêt littéraire parfois inégal, mais il foisonne d'enseignements précis sur la vie, les mœurs, les coutumes ou les arts des contrées visitées. Des informations d'ordre pratique, très terre-à-terre, comme le prix d'une chambre d'hôtel ou la qualité gastronomique d'un restaurant vénitien y figurent. Il faut admettre que dans ses Carnets de voyage, le jeune LE GLOBE - TOME 151 - 2011 96 Hermann présente une face de lui-même et des préoccupations matérielles généralement gommées de ses romans ou de sa poésie, qui composent - ne l'oublions jamais - son œuvre majeure, celle qui a exigé de lui les plus lourds sacrifices intellectuels. Certains de ses écrits descriptifs paysagers paraîtront au même rythme que sa production romanesque, mais ses lettres et autres carnets de voyage n'ont été imprimés que postérieurement. J'ai traduit personnellement les citations extraites des carnets de voyage. L'Italie ou l'Arcadie de l'esprit et des sens Il existe une parenté d'esprit entre les voyages en Italie entrepris par Hermann Hesse et ceux de Jacob Burckhardt : tous les deux sont partis de la région bâloise, de la grande cité rhénane froide mais pétrie de culture humaniste ; tous deux ont longuement sillonné l'Italie du Nord et Centrale à la recherche de vestiges historiques, tous deux ont bâti de larges pans de leur œuvre en se nourrissant de la substance vitale et intellectuelle de l'Italie ; tous deux sont retournés en Suisse durablement enrichis d'un "ars vivendi" et d'un savoir notables ; pour chacun d'eux, l'Italie est demeurée un territoire peuplé de rêves et de tabous, un "territoire interdit" comme le dira plus tard Hermann Hesse : ils ne s'y fixèrent en effet jamais. C'est à la rencontre d'une Italie idéale et historique qu'il alla, une Italie se mirant essentiellement dans les valeurs du Trecento et de la Renaissance, en tous les cas jamais l'Italie moderne, bruyante et criarde, dont le poète se plaindra quelquefois. Le voyage en Italie de 1901 emplit le poète d'un sentiment de bonheur tel qu'il n'en avait jamais connu jusqu'ici et qu'il ne connaîtra peut-être plus jamais par la suite. Dans la présentation d'Italien, écrite en 1904, il précise sa conception du voyage : "Que ma façon de voyager, de voir, de vivre des expériences ("erleben") était indépendante de la mode et des guides pratiques de voyage, on le verra facilement. Celui qui veut vraiment vivre quelque chose au cours de ses voyages, celui qui veut vraiment devenir plus heureux et plus riche intérieurement, ne devra pas gâter le ravissement mystérieux du premier regard et de la première reconnaissance par des méthodes de voyages dites "pratiques". Celui qui arrive dans un pays LE GLOBE - TOME 151 - 2011 97 étranger avec les yeux ouverts, un pays jusque-là connu seulement à travers des livres et des images, mais un pays aimé depuis des années, se verra offrir chaque jour des trésors et des joies inattendues, et presque toujours ce vécu naïf et improvisé l'emporte dans le souvenir sur les préparatifs planifiés" (Hesse, 1983 : 10). Peter Camenzind part de son village natal de Suisse Centrale pour l'Italie, accompagné d'un ami, alors que Hermann Hesse quitte seul Calw, son village familial de la Forêt-Noire, le 25 mars 1901. La première halte importante pour l'écrivain et les personnages de Peter Camenzind est Milan, "vivante et bruyante, qui vous attire et vous repousse étrangement" (Hesse, 1977 : 103). Dans cette ville qui est encore pour Julien Gracq une cité d'Europe centrale, "avec son pavé mouillé, ses parapluies britanniques, sa bourgeoisie gourmée" (Gracq, 1988 : 20), Peter et son ami Richard grimpent sur le toit du Dôme. Là, ils commencent par s'indigner devant les statues de saints ornant les clochetons qui apparaissent à l'examen comme fabriquées en série et d'une espèce commune. Néanmoins, au lieu de se montrer déçus, ils prennent plaisir à se trouver placés devant une première surprise si "gentille et humainement comique" qui laisse présager de l'imprévu. Dans le Reisetagebuch 1901, Hermann se déclare impressionné par "ce monde de marbre, de la vue sur la ville et les Alpes" (Hesse, 1983 : 61). Dans la ville, il se balade, flâne dans les rues ("Bummel" = flâneries, balade, revient constamment), visite la Brera, une ancienne propriété des jésuites, où il admire des fresques de Luini et une Madone de Carlo Crivelli. Le lendemain, il se rend par un temps de pluie et de neige (nous sommes le 28 mars) à la Chartreuse de Pavie, un monument de la Renaissance lombarde fondé en 1296 par Gian Galeazzo Visconti. Hermann, qui est presque le seul visiteur ce jour-là, trouve la façade de l'église grandiose, (contrairement à Stendhal (1987 : 64) qui la disqualifia de "bonbonnière de marbre sans dignité"), et il s'emplit d'un sentiment d'harmonie et de noblesse, après son impression mitigée de Milan. Deux Madones peintes en fresque par Borgognone et datant du Quattrocento le touchent, après quoi il s'en va manger dans une auberge de campagne, "étroite, sale et pittoresque" dans le village de Torre, où des gens naïfs et à leur aise viennent à sa rencontre et rient de son italien. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 98 De retour à son hôtel de Milan, il découvre une Soleuroise parmi les femmes de chambre. Milan apparaît comme une métropole, dotée d'un Corso élégant et vivant ; Hermann s'attarde aussi devant les commerces de la Galleria Vittorio Emanuele ; les librairies exposent les nouveautés littéraires de d'Annunzio. Peu de belles femmes le frappent cette fois-ci, mais par la suite, il en découvrira de très belles : de silhouette haute, classique, dont les yeux sombres et tranquilles regardent indolemment, comme issus de profondeurs immobiles (Hesse, 1983 : 155). Milan n'arrête guère le poète germanique, comme toute autre grande métropole. Lors de son retour de Venise, les 17 et 18 mai 1901, il sera frappé par la saleté des rues, par le tramway fréquenté et bruyant, ainsi que par la circulation insupportable des voitures : "c'est comme lorsqu'on se réveille d'un rêve dans une réalité contraire" (ibid. : 155). Des horizons plus engageants l'attendent. Gênes : l'appel de la mer Peter, tout comme Hermann, gagne Gênes par le train. L'épisode génois nous offre l'occasion de comparer les deux démarches littéraires comprises dans Peter Camenzind et le Reisetagebuch 1901. Dans celuici, le trajet de Milan à Gênes est restitué dans la langue quotidienne : "Trajet pas si ennuyeux qu'on le dit : champs de riz, prairies, marécages, tout en plaine, des bouleaux, des pâtures et des peupliers. De Voghera, à l'est, les montagnes, le beau Monte Penna profondément enneigé. La gare de Novi aussi sale que la "Basler Badische"" (ibid. : 62). Quand il découvre un paysage, l'écrivain procède par touches, plaçant ça et là quelque jugement de valeur (sale est une gare, belles sont les femmes, scandaleux sont les prix pratiqués sur telle terrasse...). La différence principale entre ses carnets de route et ses romans consiste en ce que dans les premiers, l'écrivain furète dans sa pensée, ordonne peu ses textes, écrit ce qui lui vient spontanément à l'esprit, parfois dans un style laconique, et il mélange toutes sortes de considérations, philosophiques, esthétiques, gastronomiques..., alors que dans les romans, le lieu dépeint est généralement associé à une idée-force dont il LE GLOBE - TOME 151 - 2011 99 ne dévie pas. Ainsi se présente le double portrait de Gênes. Dans le Tagebuch, on lit : "Temps clair et chaud. Gênes me donna la première image italienne authentique : soleil, maisons blanches éclairées, mer bleu-vert chatoyante, peuple en habits multicolores, mendiants et flâneurs sur les escaliers des maisons et des églises. Outre cela le port avec des bateaux de tous les pays" (ibid. : 63). Gênes, port méditerranéen typique regardant vers la mer, avec ses maisons étagées en amphithéâtre, est porteuse d'un message existentiel dans Peter Camenzind : c'est le lieu de sa première rencontre avec la mer et ce qu'elle représente en évasion et en infini : "A Gênes je m'enrichis d'un grand amour. Ce fut par un clair aprèsmidi de vent, peu après le milieu du jour. Mes bras reposaient sur un large parapet de pierre, derrière moi s'étendait Gênes dans la richesse de ses couleurs ; au-dessous de moi s'enflait, vivante, la grand mer bleue. La mer ! Dans un tumulte sourd, l'éternel, l'immuable, se ruait vers moi de toute la violence de son désir incompris, et je sentis qu'en mon cœur quelque chose se liait avec ces flots bleus écumants d'une amitié à la vie et à la mort" (Hesse, 1977 : 105). Le style est plus lyrique, et la diversité de la vie génoise entrevue dans le Tagebuch s'efface au profit de l'omniprésence de la mer. Le sentiment qu'elle inspire à Peter est celui d'une force immuable, d'une ouverture sur un horizon vaste, une invitation au voyage en haute mer. Dans le Tagebuch, il y a bien ces "bateaux de tous les pays", mais dans Peter Camenzind, il y a ces lointains vaporeux s'ouvrant comme une porte dans l'azur, et ce sentiment très fort que la destinée d'Hermann n'est pas de rester parmi les hommes des villes, mais de cheminer par les terres lointaines, d'errer sur les mers, d'unir sa vie à l'infini et à l'éternel. Les objets qui matérialisent le départ et le voyage à Gênes ne sont plus les nuages comme dans les Alpes, mais les navires : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 100 "A part les nuages, mes favoris, je ne sais pas d'image plus belle et plus grave des aspirations et des pérégrinations humaines qu'un navire s'en allant ainsi vers les régions lointaines, devenant de plus en plus petit et disparaissant dans l'horizon qui s'ouvre à lui" (ibid. :106-107). Si l'on cherche à deviner pourquoi l'auteur associe avec tant de conviction l'épisode génois avec le voyage exploratoire, l'on pourra se reporter à La civilisation de la Renaissance en Italie de Jacob Burckhardt, où la partie intitulée La découverte du monde et de l'homme s'ouvre sur un chapitre consacré aux Voyages des Italiens (Burckhardt, 1958 : 5-9). Or, d'où partent principalement les explorateurs italiens ? De Gênes et de Venise, qui ont vu la naissance de deux figures de proue de l'histoire maritime : Marco Polo et Christophe Colomb. Certes, l'écrivain germanique ne dévoilera pas, comme le fait Burckhardt, la prestigieuse histoire scientifique de la cosmographie et de la géographie italiennes de l'époque ; il "poétise" le contenu géographique du voyage maritime: "(...) la vue des navires qui glissaient au loin, leurs mâts noirs et leurs voiles blanches, ou bien la minuscule colonne de fumée d'un vapeur s'éloignant à l'horizon me remplissaient d'une nouvelle émotion" (Hesse, 1977 : 105). Florence et la Toscane : l'harmonie d'un paysage historique du Midi Florence et la Toscane sont une des régions de prédilection de l'écrivain, à côté de l'Ombrie et de l'incontournable Venise. Hermann qui, sur le trajet de Gênes à Florence, visite quelques lieux et églises est frappé par les montagnes de marbre blanc et noir de San Lorenzo, et il prévoit de séjourner deux jours à Pise. En fait, il arrive plus tôt que prévu à la Place de la Seigneurie où il logera chez une relation. Au cours de son séjour de deux semaines et demie dans la ville, il visitera quatre fois la Galerie des Offices où il se livre à des considérations esthétiques et historiques étendues, rappelant sensiblement celles de Goethe émergeant de ses séjours dans la Rome historique. En accédant à l'église San Miniato sous un soleil éclatant, il recueille la première grande impression du Sud : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 101 "(...) en bas brillent l'Arno et la ville sous le soleil brûlant. C'est la première impression claire et grande du Sud, ces villes blanches et éclairées, et ces vieux murs entre les groupes de pins classiques à la beauté sérieuse, les cyprès, le soleil, la chaleur, les fleurs" (Hesse, 1983 : 68). Ce qui frappe dans cette évocation, c'est son caractère paysager : ville blanche, pierres, arbres, astre lumineux, fleurs. Dans un autre texte écrit juste après son voyage et intitulé : Il Giardino di Boboli (1901), l'auteur explique pourquoi il préfère le paysage des collines toscanes aux massifs montagneux recouverts de forêt de Suisse ou de la Forêt-Noire. Bien que ceux-ci lui apparaissent beaucoup plus riches et plus verdoyants, et que le printemps y arrive avec un air plus dense et plus suave, la magie du paysage du Midi l'émeut davantage : "Des montagnes chauves se tenant debout dans le ciel avec un tracé pur, des versants gris-verts couverts d'oliveraies et de jardins fruitiers, là-entre appuyées contre la colline, les maisons de campagne claires, auxquelles manque rarement un groupe de cyprès noirs et élancés, le tout flottant dans l'air lumineux, hautement transparent, et le soleil vigoureux. A Florence vient s'y ajouter le beau fleuve écorché et les splendides prairies printanières riches en fleurs, la floraison des poires jetant des lueurs blanches et les versants tout entiers d'un rouge tendre ornés par les abricots" (Hesse, 1983 : 46). De telles images chatoyantes foisonnent dans les récits d'Italie, à propos d'autres sites, comme Sienne, San Miniato, Fiesole, San Clemente... Il nous importe davantage d'en procurer une idée d'ensemble que de nous attarder sur chaque lieu dépeint. La première marque du Midi qui attire l'œil et l'esprit de l'écrivain, c'est indubitablement sa campagne colorée, diverse, de nature âpre ou fertile, mais toujours habitée par une civilisation chaleureuse. On lit en effet dans Peter Camenzind : "Ici, je n'avais point de peine à me lier avec les gens, ici, à chaque pas, je voyais, à ma grande joie, se dérouler, avec un naturel que nul ne LE GLOBE - TOME 151 - 2011 102 chercherait à dissimuler, une vie que la tradition classique d'une culture et d'une histoire enveloppait pour l'ennoblir et l'affiner." "Nous vidions la coupe de la beauté et des jouissances dans une joie débordante. Nous allâmes dans des trous perdus sur les collines, nous faisant des amis des aubergistes, des moines, des villageoises, des petits curés de campagne tout réjouis ; écoutant de naïves sérénades, distribuant du pain et des fruits à de jolis enfants bruns, en contemplant, du haut des monts ensoleillés, la Toscane dans la splendeur du printemps, avec, au loin, l'étincelante Mer ligure" (Hesse, 1977 : 108). Il est superflu d'énumérer les qualités attribuées au Midi par le poète, tant elles sont apparentes. L'alliance de la nature avec la culture et l'histoire, une décontraction, une joie de vivre, et surtout, la curiosité des habitants. En Toscane, Peter trouve très tôt l'un de ses espaces existentiels préférés, qui répond parfaitement à ses aspirations intimes. Où Hermann Hesse a-t-il puisé l'inspiration de ces pages sur la campagne toscane ? A des endroits fort nombreux, tantôt retirés des grands chemins, tantôt jouxtant une centralité, comme Fiesole étagée sur les hauteurs de Florence. Il affirme s'y être rendu bien une douzaine de fois, par des heures fraîches et matinales, à midi sonnant et brûlant, ou par des soirées bleu clair de printemps. Pied poudreux invétéré, il y grimpe par la Via Vecchia lorsqu'il fait chaud, et en tram par les jours de pluie. Indication selon laquelle Hermann voyage par tous les temps. Il qualifiera à juste titre son séjour de "semaines d'études florentines" (Hesse, 1983 : 39). Fiesole est pour lui une fuite rafraîchissante hors de la ville dans un paysage calme, vibrant dans une ambiance de fête. Toutes les descriptions générales de l'endroit sont faites à partir d'un point élevé et elles embrassent un panorama assez vaste pour faire sentir la présence campagnarde et vallonnée enserrant le site urbain florentin. Le meilleur de Fiesole, c'est, écrit-il, "sa situation précieuse sur et contre deux superbes hauteurs dominant Florence et recouvertes de jardins fruitiers et de maisons de campagne. Le coup d'œil sur la grande ville bienveillante et la haute vallée de l'Arno est déjà très beau dans sa douceur tranquille mais il est surpassé par la vue de l'autre côté sur les montagnes, dont l'on jouit au mieux du chemin de Settignano ou du LE GLOBE - TOME 151 - 2011 103 théâtre romain. Celui qui fuit l'agitation mouvementée et étrangère de Florence sur cette hauteur repose et contente son esprit et son œil sur les lignes des montagnes vertes et sur les groupes de cyprès des jardins" (ibid. : 40). Hermann Hesse, tout comme Peter Camenzind, aime à fuir la ville, mais n'en déduisons point qu'il ne sait pas l'apprécier. Cette même page de Fiesole contient une description de Florence, marquée par l'imposant dôme doucement colorié, et par la Tour de l'Horloge derrière laquelle s'élance la haute Tour du Palazzo Vecchio. Celle-ci symbolise aux yeux de l'écrivain le signe distinctif de la ville, avec sa forme virile et rigide, et sa santé vigoureuse (ibid. : 40). A Julien Gracq (1988 : 18), elle fera penser à une cheminée de porte-avion. Hermann Hesse est-il plus curieux de l'histoire des pierres que de celle des hommes ? On serait tenté de le croire, mais rien n'est moins sûr. S'il néglige sciemment les problèmes du temps des Toscans, comme plus tard, ceux des Tessinois de sa patrie d'adoption, il possède des notions étendues de l'histoire de Florence à la Renaissance. Cette science historique, puisée entre autres chez Jacob Burckhardt, se devine au fil des biographies littéraires qu'il a consacrées à Saint-François d'Assise et à Boccace. Ainsi, dans l'étude soigneuse qu'il dédie à l'auteur du Decameron, il cerne l'esprit du lieu qui l'a vu grandir, son contexte économique, social, intellectuel. Nous constatons schématiquement que l'attention du poète se porte sur deux types de paysages, les hauts-lieux historiques et culturels reconnus qui figurent aujourd'hui en bonne place dans les guides de voyage (Les Offices, le Palazzo Vecchio, les Jardins de Boboli, Fiesole...) (Gobenceaux, 2003), mais aussi les "coins perdus" de campagne et certains recoins de villes délaissés par les touristes (Prato, San Miniato, Settignano...). Florence se profile en panorama, à partir d'un point de vue qui semble familier à l'auteur. Ce pourrait être du haut de la Place Michel-Ange ou des Jardins de Boboli qui ouvrent sur la conque florentine et qui ont inspiré une iconographie généreuse depuis la Renaissance. On ne peut toutefois étayer aucune preuve à cette localisation éventuelle. Plus intéressant est le message humain qu'il imprime à la vie toscane. Sa vision béatifique fait cohabiter des images historico-urbaines ou suburbaines avec un paysage agreste et bucolique méditerranéen, jalonné par des repères de l'activité quotidienne (les LE GLOBE - TOME 151 - 2011 104 beuveries, les bavardages...), et toujours rehaussé par une touche transcendantale, celle de la foi en l'art et en la culture s'offrant dans les cloîtres, les bibliothèques... Equilibre subtil entre témoignages de la vie de la nature et de la culture, dans la tradition des poètes italiens du Trecento. Ce faisant, l'écrivain délaisse le domaine de la modernité. Pour lui, l'Italie et la Toscane sont une Arcadie dont il a énormément rêvé pendant sa jeunesse, et toute image qui l'en éloignerait par trop est, consciemment ou inconsciemment, mise au rencart. L'on ne peut jamais rigoureusement comparer des descriptions de sites et d'auteurs différents, car d'une part, le contexte de l'écrit change, et d'autre part, les lieux se modifient avec le temps. Durant l'épisode florentin, Hermann Hesse désire nous faire partager son bonheur, sa joie, sa candeur de découvrir une Arcadie qui existe sur terre. Il est évident que la restitution de ces images de félicité gomme une partie de la "réalité", celle des faits et gestes parfois plus problématiques, composant le lot quotidien du vécu autochtone. Au contraire, en comparant avec l'admirable chapitre que Jean Giono consacre à Florence dans son Voyage en Italie, il se dessine une Florence beaucoup moins naïve et candide. C'est à l'opposé un portrait ombreux et quelque peu désenchanté que brosse l'écrivain français d'origine piémontaise, parlant l'italien et accablé il est vrai, des expériences de toute une vie – alors que Hermann Hesse n'a que vingt-quatre ans en 1901. Jean Giono fait de cette cité l'héritière directe de la patrie de Machiavel, et il s'emploie à cerner le caractère de ses habitants. Pour Giono, les Florentins sont des "politiques", des sujets qui attribuent aux mots des "milliers de sens différents" et qui ne forment jamais un auditoire uni lorsqu'on s'adresse à eux: "(...) ce sont des individus si parfaits qu'en toucher un c'est manquer fatalement les cinq autres" (Giono, 1979 : 37). Les conditions dans lesquelles Giono et Hesse voyagent diffèrent et elles peuvent influer sur le message littéraire. Hesse est un solitaire désargenté, alors que Giono se déplace "bourgeoisement" en automobile, accompagné de son épouse et d'un couple d'ami. Hesse évite les lieux de la modernité alors que Giono les recherche. Celui-ci va jusqu'à montrer du sarcasme vis-à-vis de l'urbanisme historique florentin, mythe intouché par le voyageur germanique. Ainsi, Giono nous apprend-il que l'Arno est LE GLOBE - TOME 151 - 2011 105 barré en amont depuis 1490 au moins, faisant refluer et grossir ses eaux le long des quais de Florence, de telle sorte à lui procurer une majesté que le torrent du Val d'Arno ne possède pas. Après Florence, les itinéraires de Hermann Hesse et de Peter Camenzind divergent. Ce dernier se rend à Assise sur les pas de Saint François, alors que Hermann gagne Venise. Pourquoi l'écrivain n'a-t-il pas compris son étape vénitienne dans Peter Camenzind ? La raison est à chercher dans le fait que Peter Camenzind est avant tout un conte alpestre, et que son escapade italienne se présente comme un prétexte à se démarquer temporairement du petit village des Alpes. Par ailleurs, Venise représente peut-être un trop gros morceau de géographie métaphysique pour figurer comme motif de décor romanesque. Avant de gagner Venise où tant de poètes ont reçu leur première "leçon de planète", de Ruskin à Proust, de Stendhal à Paul Morand (1971 : 10), Hermann fait halte à Bologne, Ravenne et Padoue. Padoue, centre pittoresque où il furète dans les cours des jolies maisons, où il s'attarde sur les deux fameuses places, possède le charme d'une cité provinciale et endormie du début du siècle ; elle n'est pas encore l'"annexe de Venise" décriée par Paul Morand vers 1970, cette "ville de grand commerce, d'agitation, de fusillades d'échappements, noyée d'oxyde de carbone, auquel se mêle l'odeur écœurante des raffineries de pétrole de Mestre, qui rappellent Maracaibo, ou Sainte-Adresse" (ibid. : 106). Venise ou la presqu'île du passé "Cette heure je l'ai attendue des semaines durant, ce silence entre pierre et eau, cet air doux, rassasiant, ce sentiment doux et timide d'attachement aux horizons lointains et au repos. C'est Venise !" (Hesse, 1983 : 160). Chacun a sa manière d'aborder Venise. Le mercredi 1er mai 1901, vers cinq heures de l'après-midi, le jeune Hermann quitte la gare et se laisse glisser sur une gondole jusqu'au quartier de la Fenice, où il loge à côté d'un petit canal. Le trajet silencieux de la gondole à travers les canaux étroits et sombres l'émerveille. Il note la difficulté qu'il doit y avoir de trouver son chemin au début. Ses premières appréciations sur LE GLOBE - TOME 151 - 2011 106 Venise ne concernent pas l'architecture, ni le Grand Canal, mais les femmes. Leur port est coquet et leurs châles sont à peindre. Le poète croise beaucoup de jolis visages, tous d'un même type sympathique et tranquille, dans lesquels seuls les yeux ont vie et expression. La belle coiffure typiquement vénitienne leur confère un charme particulier. Dans son Journal du lendemain, Hermann s'étend sur le silence complet qui donne à la ville un caractère à part, et sur son orientalité pittoresque ("malerisch") – très proche du mot peinture en allemand. On sait que l'Orient et la peinture sont deux pôles de fascination pour l'écrivain. La qualité du silence vénitien, et de ses bruits (éclats de voix, martèlement des pas sur le pavé, sons de cloches, tintamarre des "Vaporetti"), a donné naissance à des lignes très profondes chez Jean Giono : "Le silence de Venise peut être utilisé sans fatigue pour la jouissance (et pas banale) de toute une vie. Il a cependant la qualité des grands silences (...). L'œil est blasé (...). L'oreille est plus sensible parce que le bruit ne lui fournit presque jamais l'occasion de jouir" (Giono, 1979 : 97). Et de poursuivre : pourquoi tant de grands hommes ont-ils fui le monde ? Pour jouir du silence grâce à un sens qui sert rarement au plaisir (la vie quotidienne nous sature de bruits) et qui sert enfin au plaisir. Un beau son, une belle voix, une agréable mélodie ne se détache pleinement que dans un silence relatif. Pour Giono, l'émotion que procure une belle voix est incomparablement plus forte qu'aucune émotion visuelle, peut-être parce que la majorité des sons est le fruit d'une volonté, alors que la vision est un donné plus général. Le bruit et le son sont plus proches de la commande humaine que ne l'est le sens de la vision, mais malheureusement, comme nous vivons dans un monde de facto de plus en plus mécanisé et motorisé, faire du bruit échappe progressivement à la volonté et à la raison humaines. Si Hermann Hesse se qualifie d'"Einzelgänger" (quelqu'un qui marche seul, qui fait cavalier seul), il ne dédaigne pas pour autant les hauts lieux touristiques. Ainsi, il pénètre dans la Basilique Saint-Marc à une heure de grand'messe, et à nouveau, c'est une impression sonore qui l'émeut, le chant d'un chœur accompagné d'une musique d'orgue très pure surgissant de la pénombre. Il trouve les mosaïques moins authentiques qu'à Ravenne, mais ce qui lui déplaît, c'est la populace des LE GLOBE - TOME 151 - 2011 107 "ventres buveurs de bière" (des Allemands) qui applaudissent au beau milieu du service religieux et de toute sa munificence (Hesse, 1983 : 134). Après midi, il visite la Bibliothèque Marciana et quelques-uns de ses incunables. A deux heures, il se dirige vers le Lido où il ramasse des coquillages et joue avec des crabes lui faisant peur au début mais semblant en fait davantage le craindre qu'il ne les craint... Le soir, retournant en gondole dans sa turne, il est surpris par un violent orage. Soirée musicale sur la Piazza. A dix heures et demie s'offre à lui à partir de la Piazzetta le spectacle magique d'un clair de lune vénitien : "La lagune scintillait au clair de lune. La silhouette de San Giorgio Maggiore reposait dans un noir profond avec un contour clair ; de l'autre côté comme un rêve, le Pont des Soupirs était éclairé par une lumière tamisée - le tout, un conte parfait" (ibid. : 136). Durant son séjour vénitien de dix-huit jours, qu'il prolongea aussi longtemps que ses maigres ressources financières le lui permettaient – il se nourrissait par exemple pour 60 centimes de jambon, de fromage, de pain et d'oranges achetés sur la rue (ibid. : 141) – Hermann visitera pratiquement tous les lieux connus de la Cité des Doges, et aussi ses quartiers populaires où ne s'aventurent qu'une poignée de touristes. Le dialecte vénitien qui lui donnait au commencement du fil à retordre lui deviendra par la suite plus compréhensible. Il faut rappeler qu'Hermann étudia en autodidacte intensivement l'italien avant de partir. Il pourra même un peu causer avec une famille du lieu, avec des pêcheurs de la Giudecca et des ramasseurs de coquillages à Chioggia. Il marchait et allait en gondole ; peu de ruelles et d'étroits canaux, peu d'églises pittoresques et de places ou de musées d'importance ne manquèrent sa visite. Sa philosophie du voyage l'inclinait à improviser, à marcher beaucoup à pied, et à vivre au rythme du peuple local. On a rapproché, dans les années 1970, cette manière de faire avec celle de la jean's generation. La comparaison vaut dans le sens où Hermann détestait les voyages organisés, vivait frugalement, voyageait en train de troisième classe, ne logeait généralement pas dans les hôtels mais chez l'habitant, et ne mangeait pas un repas chaud tous les jours (Michels, in Hesse, 1983 : 503). Pour la partie culturelle, il dit avoir déchiré son Baedeker à LE GLOBE - TOME 151 - 2011 108 Florence (ibid. : 90) (l'ancêtre du Guide Bleu), mais il a conservé pieusement le seul autre livre qu'il avait emporté dans son bagage, le "Cicerone - Eine Anleitung zum Genuss der Kunstwerke Italiens" de Jacob Burckhardt (Michels, in Hesse, 1983 : 503), un ouvrage d'une haute teneur historique. Au musée de l'Académie, il se délecte d'œuvres d'art et de peintures de Bellini, Giorgione, Palma, Titien et Véronèse, dont il avait déjà vu des exemples à Milan et aux Offices, mais qu'il ne saisissait pas avant d'avoir fait l'expérience du paysage vénitien. Cet aveu, fait dans le Venezianisches Notizbüchlein (Hesse, 1983, 159-176), nous interpelle. Il indique que le poète a besoin du contact avec le réel pour apprécier une peinture et que c'est le jeu réciproque de la réalité avec sa représentation qui crée la présence du lieu, et le fait littéralement exister aux yeux du poète. Comment s'opère cette synthèse subtile ? Dans le Venezianisches Notizbüchlein, il résume sa démarche paysagère et picturale : "Le hasard fit qu'après mon arrivée à Venise, je ne visitai durant plusieurs jours aucune collection d'images. Je voulais laisser les yeux se reposer (...) et ici j'étais aussi fatigué des collections de second rang de Bologne, car après Florence, la pinacothèque bolognaise fait l'effet d'un met gâté. Ces jours-ci, je me baladai dans les ruelles de Venise, sur les canaux, sur les places, sur la lagune et ses îles. Je recherchai Burano, Torcello, le Lido, Chioggia - et lors de ces trajets ensoleillés, très chauds, fatigants, je triomphais inconsciemment de la beauté rare de la Lagune, de la fine vapeur de l'eau, du reflet de la lumière sur la mer et de la coloration étrangement scintillante du miroir de la lagune. Et quand je visitai enfin l'Académie et le Palais des Doges, la peinture vénitienne m'était soudain devenue exceptionnellement familière et bienaimée. Je comprenais soudain non seulement le doré, les jeux de lumière et les combinaisons de couleurs exubérantes, mais aussi l'apparente objectivité sans âme de ces beaux hommes et paysage ; - moi-même j'avais maintenant appris à regarder" (ibid. : 157-158). Le jeune Hermann doit faire l'expérience de la vision du réel pour apprécier la peinture vénitienne, d'un Tintoret par exemple, qu'il critique à l'image de son maître Jakob Burckhardt, mais dont il finit par aimer la LE GLOBE - TOME 151 - 2011 109 crucifixion, exposée dans l'autel de l'Eglise des Gesuati. En comparant avec le séjour de Goethe, qui dura du 22 septembre au 14 octobre 1786, on constate des observations géographiques assez différentes. Hermann Hesse n'est en tout cas pas allé en Italie sur les traces de Goethe pour qui Rome et Naples seront des étapes cruciales. A Venise, Goethe (1976 : 94) dit fréquemment s'aider d'un plan, ce qui n'est jamais le cas de Hesse, et le grand poète classique allemand dont on sait l'amour pour la science et l'exactitude s'arrête davantage à des considérations scientifiques et techniques. Ainsi, au cours de sa visite à l'Arsenal, il décrit un navire de guerre, et la façon dont les artisans et les artistes travaillent le bois de chêne d'Istrie (ibid. : 105). Immanquablement, les visites de lieux communs aux deux écrivains foisonnent, comme Saint-Marc, l'Eglise du Redentore dotée d'une façade de Palladio et située sur la Giudecca. Ce qui rapproche les deux poètes germaniques, c'est l'amour qu'ils portent aux îles de la Lagune, et à Chioggia. Leur approche de la Lagune diffère pourtant aussi, Goethe se penchant sur la fonction naturelle de la Lagune ("Die Lagunen sind eine Wirkung der alten Nature") (ibid. : 94), alors qu'Hermann Hesse nous parle de sa fonction civilisatrice. Son rôle de transition organique entre la Cité et la haute mer, où s'est joué prioritairement le destin de Venise, y est abordé. Ce qui plaît au poète, c'est le contact brut entre l'eau et la pierre, et le fait qu'il ne faille pas décortiquer le noyau historique de ses mornes banlieues pour l'atteindre : la ville qui s'étend ici est encore l'ancienne Venise, dans laquelle la vie actuelle est contrainte de se mouvoir. Certes, on a transformé, quelquefois rénové, mais, conclut-il, "on n’est pas là pour démolir et reconstruire (...), on respecte inconsciemment l'ancien, dont l'on sent la supériorité" (Hesse, 1983 : 171-172). Hesse, plongé dans le jeu des couleurs et des vagues, marque aussi la présence d'une végétation confinée autour de San Giorgio Maggiore. Du haut de ce campanile se déploient avec grâce et majesté les tours de Venise et les coupoles emmêlées de Saint-Marc, encadrées par les façades ocres et roses de la Riva degli Schiavoni. La ville rappelle de loin une immense gondole (ibid. : 138). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 110 Fig. 1 : Hermann Hesse à Fiesole, Toscane © Hermann Hesse-Editionsarchiv, Volker Michels, Offenbach am Main Conclusion S'il est banal d'affirmer que l'écrivain-voyageur va autant à la découverte de lui-même que celle du pays visité, il est utile d'insister sur l'aspect formateur d'un tel voyage. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un voyage initiatique, puisque l'initiation à l'Italie s'est faite surtout à partir de lectures antécédentes. Plutôt que d'une initiation, il s'agit d'une rencontre primordiale, comme inscrite dans le destin, avec le réel imaginé et rêvé. On ne peut être que frappé par l'étroite coïncidence nouant la réalité au mythe : le pays de Dante, de Pétrarque et de Bellini se dévoile conformément aux pré-visions. L'explication est liée, à mon sens, à deux raisons, l'une personnelle, l'autre historique. D'abord, l'âge du voyageur, vingt-quatre ans lorsqu'il franchit le Gothard pour la première fois, est un âge où la réceptivité à de nouvelles sensations est LE GLOBE - TOME 151 - 2011 111 optimale. Avant, l'expérience et le savoir n'ont pas eu le temps de se bien sédimenter ; après, la capacité à s'étonner s'amenuise ; à trente ans, l'homme s'est déjà fait une opinion sur le monde. La préparation soigneuse du voyage, menée dans une sphère d'origine confinée, porte aussi les marques de sa réussite ultérieure. Historiquement et socialement, Hermann Hesse emprunte largement au code romantique de la Germanie pour lequel le voyage en Italie est associé à l'épanouissement de la personne. La vision française est quant à elle, plus nuancée, et s'exprime dans une gamme étendue de sentiments qui va de la vénération (Théophile Gautier, 1976), à la critique affichée (Julien Gracq, 1988) en passant par des sentiments tantôt admiratifs tantôt désenchantés (Stendhal, 1987), sans que cela n’affecte pour autant la qualité littéraire des œuvres en question. Distinguer les valeurs culturelles s'échangeant au travers du message littéraire, en discerner les différences et les similitudes, cerner la démarche et le contexte propre à chaque écrivain, n'est-ce pas là une des tâches qui attend le géographe de la littérature ? Bibliographie BERTRAND, Gilles, 2004, La culture du voyage. Pratique et discours de la Renaissance à l’aube du 20e siècle, Paris, L’Harmattan. BRILLI, Attilio, 1995, Quando viaggiare era un'arte. Il romanzo del Grand Tour, Bologna, Il Mulino. BURCKHARDT, Jakob, 1958, La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad. de l'allemand par H. Schmitt, Paris, Plon, (1885). DALMASSO, E. GABERT, P., 1984, P., L’Italie, Paris, PUF, Magellan. DE LUCIA, Mario, 2002, Viaggi in Europa, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane. ELIADE, Mircea, 1992, Contributions à la philosophie de la Renaissance, suivi d’Itinéraire italien, trad. du roumain par A. Paruit, Gallimard, Paris, 1992 (1928). GAUTIER, Théophile, 1976, Italia, Plan de la Tour, Les Introuvables, (1855). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 112 GIONO, Jean Giono, 1979, Voyage en Italie, Paris, Gallimard (1954). GOBENCEAUX, Nathanaël, 2003, Le récit de voyage en Italie : La référence culturelle dans l’approche du haut lieu culturel chez H. Taine, A. Suarès et J. Giono, Mémoire de maîtrise non publié, Université de Paris VII. GOETHE, J.W., 1976, « Venedig », (30. September 1786), Italienische Reise, Frankfurt a.M., Insel Verlag, 1. Band. GRACQ, Julien, 1988, Autour des sept collines, José Corti, Paris. HERSANT Yves (éd.), 1989, Italies. Anthologie des voyageurs français en Italie aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Laffont, coll. Bouquins, HESSE, Hermann, 1977, Peter Camenzind, trad. de l’allemand par F. Delmas, Calmann-Lévy/Le Livre de Poche (1904). HESSE, H., 1983, Italien, Schilderungen, Tagebücher, Gedichte, Aufsätze, Buchbesprechungen und Erzählungen. Herausgegeben und mit einem Nachwort von Volker Michels. Frankfurt a.M., Suhrkamp, (1. Auflage). HESSE, Hermann, 1992, Voyages en Italie, trad. de l’allemand par F. Mathieu, Paris, José Corti. LEVY Bertrand, 1989, Géographie humaniste et littérature : l’espace existentiel dans la vie et l’œuvre de Hermann Hesse (1877-1962), Genève, Le Concept moderne (Thèse de doctorat). LOTMAN, Iouri, 1973, La structure du texte artistique, nrf, Gallimard, Paris. MONDOT, Jean (éd.), 2003, Les représentations du Sud. Du factuel au fictif, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine. MORAND, Paul, 1971, Venises, Paris, Gallimard. MORETTI, Franco, 2000, Atlas du roman européen (1800-1900), Paris, Seuil. PIATTI, Barbara, 2008, Die Geographie der literatur. Schauplätze, Handlungsräume, Raumphantasien, Göttingen, Wallstein Verlag. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 113 RAFFESTIN, Claude, 1986, « Nature et culture du lieu touristique », Méditerranée, 3, pp. 11-17. STENDHAL, 1987, Rome, Naples et Florence (1826), Paris, Gallimard/Folio. TAINE, Hippolyte, 1990, Taine, Voyage en Italie, Bruxelles, Complexe, (1866). Source de l'illustration : Fig. 1, p. 110 : Hermann Hesse à Fiesole : Photographie aimablement prêtée par Madame Regina Bucher, archives de la Fondation Hermann Hesse à Montagnola et Musée Hermann Hesse (www.hessemontagnola.ch), et Monsieur Volker Michels, propriétaire des droits d’édition et auteur de : Hermann Hesse : Sein Leben in Bildern und Texten. Hrsg von Volker Michels, Insel Taschebuch, 1987, Suhrkamp, 1979, Francfort. (Droits réservés). 1 Cet article est une version remaniée et actualisée d’un sous-chapitre intitulé Les portraits de l’Italie dans Peter Camenzind, les Carnets de voyage de 1901 à 1903, les poésies et autres écrits de Hermann Hesse, paru in B. Lévy, 1989 : 210-232. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 114 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 115 SUR LES FRONTIERES DE LA REPUBLIQUE D’ARMENIE Renaud DE SINETY Historien La Rochelle Résumé : Bien que le "Rideau de fer" soit tombé et que les relations diplomatiques arméno-turques tendent à se normaliser depuis l’accord signé le 10 octobre 2009, l’Arménie reste un pays très enclavé. Plus de 80% de ses frontières sont fermées par ses voisins turcophones d’Azerbaïdjan, du Nakhitchevan et de Turquie. Et pour cause, leur tracé a été bouleversé par la guerre que se sont livrée Arméniens et Azéris entre 1988 et 1994, alors que l’Europe avait les yeux braqués sur le chaos yougoslave. Pour appréhender au plus près son territoire et rendre compte de la complexité de sa situation géopolitique, l’auteur a préféré le train pour rejoindre Erevan depuis La Rochelle, et le vélo pour longer ses frontières. Mots clés : Arménie, Azerbaïdjan, diaspora, enclave, frontière, HautKarabakh. Abstract : Although the "iron curtain" has disappeared, and diplomatic relations between Armenia and Turkey are strengthening since the agreement of the 10th October 2009 was signed, Armenia remains a completely landlocked country. More than 80% of its borders are closed by its Turkish-speaking neighbours, Azerbaijan, Nakhchivan and Turkey. And for good reason, as their lines were changed considerably by the war from 1988 to 1994 between the Armenians and the Azeris, whilst Europe had its eyes fixed on the chaos in Yugoslavia. In order to describe its territory accurately, and explain the complexity of its geopolitical situation, the author chose to travel by train from La Rochelle to Erevan, and continue around the borders by bicycle. Keywords : Armenia, Azerbaijan, diaspora, enclave, border, NagornoKarabakh. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 116 Fig. 1 : Carte de l'Arménie (Renaud de Sinety) Kars Kars, terminus du Doğu Ekspresi. Perdu à l’extrême est de la Turquie, cette ancienne ville de garnison russe, avec ses rues rectilignes et ses maisons arméniennes, est une austère bourgade provinciale. Elle doit son statut d’impasse ferroviaire aux tensions géopolitiques qui obstruent la frontière avec l’Arménie depuis près d’un siècle. Hier, la ligne de fracture séparant le "monde libre" du "paradis communiste" puisait dans l’idéologie ; aujourd’hui, sa source est avant tout nationaliste – le génocide arménien perpétré par le gouvernement Jeune Turc constituant le nœud du problème. Pourtant, les voies ferrées ne LE GLOBE - TOME 151 - 2011 117 s’arrêtent pas à Kars. Elles continuent vers l’est jusqu’à Gumri, l’exLeninakan, à une quarantaine de kilomètres seulement. Mais cette infrastructure, fonctionnelle dans l’hypothèse d’un Sud Caucase en paix, n’a plus que ses rails pour convaincre. Et si Kars est la première étape visible de ce cloisonnement, de l’autre côté de l’ancien "Rideau de fer", la situation est pire. Le réseau de transport unissant les "pays frères" de Transcaucasie s’est disloqué en même temps que l’Union soviétique. Rupture des relations diplomatiques, territoires autonomes sécessionnistes, politique de déstabilisation du "grand frère russe", guerres et blocus ont eu raison de sa cohérence transnationale pour le fragmenter en d’insignifiants tronçons ethniques. Dès lors, pour rejoindre la République d’Arménie depuis la Turquie, il faut contourner par la Géorgie la barrière de ressentiment qui sépare les deux communautés. Un détour de près de 200 km à travers la montagne pour rejoindre le poste frontière turco-géorgien de TürksüzüValé. Akhalkalaki Sur la chaussée défoncée d’un arrière-pays livré à lui-même, la route conduisant à Gumri traverse la province géorgienne du Djavakh. Une région peuplée d’Arméniens, dont certains courants nationalistes – théoriciens exaltés d’une "Grande Arménie" reconquise – prônent ouvertement l’annexion par la force. Akhalkalaki est le chef lieu de cette terre arménienne de Géorgie. Il ne compte plus une rue bitumée digne de ce nom. La présence de l’Etat n’y est manifeste que par la présence d’un camp militaire en surplomb. De la gare routière – une sobre place de village en réalité –, des minibus partent toutes les deux heures pour Gumri et Erevan. Le prix de la course est modique, bien qu’une part de la recette, dissimulée dans le journal du jour, soit distribuée à chaque barrage de police. La route est plutôt bonne jusqu’à Ninotsminda, puis chaotique. Si bien qu’il faut près de trois heures au minibus pour rejoindre le poste frontière, qui n’est qu’à 40 kilomètres d’Akhalkalaki. Il existe trois voies de passage entre la Géorgie et la République d’Arménie. Et cette frontière nord est vitale pour l’Arménie. C’est par là que transitent les marchandises venues de Russie, son premier partenaire LE GLOBE - TOME 151 - 2011 118 économique. Mais les relations entre la Géorgie et la Russie étant détestables depuis la scission de l’URSS, et exécrables depuis l’élection de M. Saakhashvili, la fréquence des approvisionnements fluctue. C’est alors par le sud, où une petite fenêtre ouvre le pays sur l’Iran, que vient le désenclavement. Sinon, l’Arménie est prise en tenaille entre la Turquie, l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, entité territoriale azerbaïdjanaise. Sur ses 1250 km de frontières, seuls 200 km bordent des voisins avec lesquels elle entretient des relations diplomatiques apaisées. Au total, elle ne compte que quatre portes d’entrée sur son territoire. Gumri Gumri est la deuxième ville d’Arménie. De monumentales façades d’immeubles en pierre volcanique encadrent ses larges avenues, mais derrière ces souveraines vitrines du génie architectural russo-arménien, les bâtiments font triste mine : cours insalubres, ruelles boueuses et crevassées, bicoques de bois et de tôles. Si bien qu’au tremblement de terre du 7 décembre 1988, les façades sont les éléments qui ont le mieux résisté. Partout en ville, on remarque les séquelles du séisme qui causa des dizaines de milliers de morts et détruisit 75% du bâti. Au lendemain de la catastrophe, alors que les "événements" du Haut-Karabakh dégénéraient entre les irrédentistes arméniens et la République d’Azerbaïdjan, l’ex-premier secrétaire du Parti communiste et futur président Gueïdar Aliev ne trouva rien de mieux que de se féliciter publiquement du "châtiment divin" infligé à l’Arménie. Dans le centre ville, entre l’église effondrée du Saint-Sauveur et la façade décapitée d’un vieux théâtre, la jeunesse gumretsie s’amuse malgré tout. Elle s’adonne aux joies des montagnes russes, des balançoires et des auto-tamponneuses, dans un parc d’attraction rouillé de l’ère soviétique. Parfum d’exotisme socialiste : la jeunesse porte encore les frusques de cette époque révolue qui fleure la naphtaline – preuve que la province n’a pas été totalement happée par la fièvre consumériste. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 119 Fig. 2 : Gumri Sur le fronton de la gare ferroviaire, une large fresque en relief représente l’histoire glorieuse de l’ancienne mère patrie. Dans le hall, des lustres massifs pendent de l’immense plafond voûté. Les guichetières, dans leurs cabines vieillottes arrangées en chez-soi miniature, regardent grésiller une télévision noir et blanc tout en tricotant et, quand on les sollicite pour un billet, actionnent d’antiques poinçonneuses mécaniques et rédigent l’acte sur un empilement de papiers carbones. Le prix d’un aller simple pour Erevan est de 480 drams, soit 1 euro les 120 km. Le train met plus de 5 heures pour couvrir la distance qui sépare les deux plus importantes villes du pays. Et l’on comprend pourquoi lorsque sa lourde carcasse d’acier, estampillée CCCP, entre en gare. Elle semble tout droit sortie d’un film d’Eisenstein. Une fenêtre sur deux n’a plus de vitre et le plancher est rongé par l’usure. On prétend que le train est ici un moyen de transport obsolète ; ça ne semble pas être l’avis des petits commerçants du marché de Gumri, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 120 qui partent chargés de cagettes vides faire le plein de fruits et légumes à Hoktemberyan, dans cette vallée de l’Araxe qui est le potager du pays. Durant la première partie du trajet, la voie ferrée longe la frontière turque. Et on distingue parfaitement les miradors qui la jalonnent. A proximité immédiate, côté turc, se trouvent les vestiges d’Ani, l’ancestrale capitale arménienne. Un vaste drapeau arborant le croissant et l’étoile, dessiné à même la montagne, est sournoisement exhibé face à l’Arménie. Une quarantaine de kilomètres avant de rejoindre Erevan, un autre symbole arménien, lui aussi échu à la Turquie, apparaît : le colossal mont Ararat. L’Araxe La route qui mène au Zanzegour, la région sud du pays enserrée entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan, suit un itinéraire totalement irrationnel eu égard au relief de la région. Quand la circulation entre les républiques socialistes n’était entravée par aucune frontière, la route – tout comme la voie ferrée – suivait le lit de l’Araxe, depuis Artashat jusqu’à Meghri, à l’extrémité méridionale du pays. Aucune dénivellation ne venait en perturber le tranquille tracé de 250 km. Au lieu de quoi, il est aujourd’hui nécessaire de franchir plusieurs cols par une route sinueuse et escarpée pour rejoindre la même ville de Meghri, cette fois éloignée de près de 400 km. C’est dans la bourgade d’Eraskh, dans la vallée de l’Araxe, que l’aberration infrastructurelle des axes de communication arméniens apparaît avec le plus d’acuité. Ici, la prometteuse perspective routière et ferroviaire filant vers le sud-est est brusquement interrompue par un enchevêtrement de barrières striées de rouge, de jaune et de noir, de barbelés piquetés de bouts de tissu et de sacs plastique, de miradors couverts par des filets de camouflage, de carcasses de voitures et de wagons rouillés ; le tout, annoncé par une cohorte de panneaux signalétiques triangulaires, arborant croix noires, têtes de mort et silhouettes foudroyées sur fond jaune. Les automobilistes n’ont d’autre choix qu’opérer un virage à 90° pour contourner l’ennemi : quitter la vallée de l’Araxe et opter pour la tortueuse route de montagne arménienne plutôt que pour la pente douce de la voie azérie. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 121 Cet axe, autrefois secondaire, est devenu vital après la fermeture de la frontière avec l’Azerbaïdjan. Le hic est qu’il traversait la commune de Kyarki, une petite enclave azérie dépendant de la grande "exclave" du Nakhitchevan ; une entrave à la cohérence de son infrastructure routière, que l’Arménie a résolue en janvier 1990 en annexant unilatéralement le village, rebaptisé Tigranashen. Ses habitants, qui étaient encore de nationalité soviétique à l’époque, durent abandonner leurs maisons à d’autres Soviétiques, de moins en moins convaincus par l’idéal communiste de fraternité entre les peuples. La plupart des camions rencontrés sont immatriculés en Iran. Il faut dire que cette route est l’une des principales artères économiques du pays – l’axe nord étant subordonné à la température des relations russogéorgiennes. Aussi comprend-on que l’Arménie use d’une diplomatie bienveillante à l’égard de la République islamique. C’est une des singularités de sa politique étrangère : elle cultive un partenariat privilégié avec la Russie et de bons rapports avec l’Iran (qui a préféré les Arméniens à ses coreligionnaires azerbaïdjanais, en dépit de sa propre minorité azéri), tout en se rapprochant de l’Europe et des Etats-Unis. Au détour d’un sentier descendant du massif de Khosrov et s’ouvrant sur un vaste panorama dominé par le mont Ararat, cinq rudes gaillards, la quarantaine bedonnante, et une babouchka mal fardée ripaillent sous une tonnelle ombragée couverte d’un vieux parachute. Dans ce petit cottage noyé sous la verdure, est érigée une cabane en tôles, autour de laquelle sont disséminées plusieurs tables, quelques ruches, une fontaine et un barbecue de fortune qui approvisionne les convives d’une profusion de grillades. L’ambiance est à la vodka vidée à la russe. Alcool aidant, les verres levés à l’amitié laissent place, en fin de repas, aux diatribes anti-musulmanes, cicatrices de guerre à l’appui. Apothéose de la partie de campagne, Roman, le maître des lieux, est pris d’une pulsion meurtrière. Il se précipite vers le coffre de sa voiture, en extirpe un fusil de chasse, et le vide sur une insouciante hirondelle qui virevoltait par là. Il porte alors le volatile gisant dans le creux de sa main vers son visage et en hume le sang encore chaud. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 122 Goris Goris, que d’aucuns appellent "la petite Cappadoce" en raison de ses cheminées de fées et de ses habitations troglodytes, est la dernière ville d’importance avant de s’engager dans le Couloir de Latchine, par la route qui mène au Haut-Karabakh. Sans remonter trop loin dans le passé tumultueux des relations arméno-azéries, on peut situer le début du dernier conflit à 1988, lorsqu’en juillet, le soviet régional du Haut-Karabakh se prononce en faveur du rattachement à la République Socialiste Soviétique d’Arménie. Cette volonté d’émancipation de la tutelle azerbaïdjanaise est motivée par les pogroms dont la minorité arménienne a été victime au cours des derniers mois, à Soumgaït et Bakou, où des centaines d’Arméniens ont été lynchés, leurs commerces et maisons incendiés. Moscou, dépassée par les événements et ne sachant comment éteindre les tensions communautaires en Transcaucasie – car au même moment, les régions autonomes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud s’émancipent dans la douleur de la tutelle géorgienne – fait la sourde oreille et attise les divisions. La situation dégénère après la proclamation des indépendances de l’Azerbaïdjan, du Haut-Karabakh et de l’Arménie à la fin de l’été 1991, lorsque l’Azerbaïdjan répond à la "provocation" irrédentiste par le blocus du Karabakh. Miliciens des FANK (Forces d’autodéfense du Nagorny Karabakh) et nationalistes arméniens du mouvement Dachnak, discrètement soutenus par l’armée, affrontent directement les forces azerbaïdjanaises. Chaque camp se livre alors à de maniaques opérations de nettoyage ethniques. A partir de 1992, la guerre devient totale avec l’utilisation d’équipements lourds (blindés, chars, canons, lance-roquettes, hélicoptères de combat, avions de chasse…) et l’engagement de plus nombreux combattants (nationalistes arméniens de la diaspora, mercenaires issus d’une Armée rouge démantelée, nationalistes panturcs, moudjahiddin tchétchènes et afghans, volontaires iraniens engagés au côté de leurs frères chiites…). Après une série de revers, les Arméniens prennent le dessus, avec le soutien de la Russie qui a, cette fois, choisi son camp. Ils conquièrent les couloirs de Latchine et Kelbadjar qui relient les deux entités territoriales et deviennent maîtres, à l’exception LE GLOBE - TOME 151 - 2011 123 d’une infime portion au nord et à l’est, de l’ensemble du Haut-Karabakh, augmenté de tout un pan du territoire de l’Azerbaïdjan depuis les Monts Murovdag jusqu’à la frontière iranienne, soit près d’un cinquième de l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues. Une violente contre-offensive azérie est lancée durant l’hiver 1993-1994, mais elle se heurte à une résistance acharnée des Arméniens. Finalement, un cessezle-feu est signé le 12 mai 1994 entre les belligérants, sous l’égide du Groupe de Minsk (émanation de la CSCE, regroupant Russie, Etats-Unis et Union Européenne). La guerre a fait plus de 30'000 morts – dont deux tiers, côté azéri –, des dizaines de milliers de blessés et d’invalides, et plus d’un million de réfugiés. Mais loin de consacrer une paix durable, le cessez-le-feu n’a rien réglé : le ressentiment causé par la défaite et les pertes territoriales (les 4400 km² de l’enclave ajoutés aux 9000 km² de "zone de sécurité") attise un nationalisme revanchard en Azerbaïdjan ; quant aux Arméniens, le rattachement de fait de leurs deux territoires ne vaut pas réunification de droit, ce qu’ils se refusent à officialiser par crainte d’être mis au ban de la communauté internationale. Résultat : une inacceptable amputation territoriale d’un côté et une victoire inavouable de l’autre – d’autant moins assumée dans un pays qui revendique son statut de "peuple martyr". Hors Nagorny Karabakh et la frontière orientale du pays, les séquelles de la guerre ne sautent pas aux yeux du voyageur. Mais pour peu qu’il aille flâner dans le cimetière attenant à l’église de quelque localité, à l’instar d’Areni, un bourg viticole situé à la frontière du Nakhitchevan, aucun doute ne subsiste sur l’ampleur du traumatisme subi jusque dans le moindre hameau. Là, au milieu des khatchkar et des pierres tombales sans âges qui bordent l’église médiévale de la Sainte-Mère-de-Dieu, on repère vite les sépultures des sacrifiés du conflit : une enfilade de pierres en marbre noir, arborant les portraits de très jeunes visages, tous fauchés durant l’année 1992, à l’âge de 23 ans, 25 ans, 28 ans, 21 ans… LE GLOBE - TOME 151 - 2011 124 Fig. 3 : Cimetière à Areni Vardenis A Vardenis, par contre, les plaies de la guerre sont bien visibles, gravées dans les murs des bâtiments. Comme toute la côte orientale du lac Sevan, la ville a payé un lourd tribut à la volonté émancipatrice du Karabakh. Elle a subi les raids de l’aviation azérie. Désormais, elle est l’ultime étape sur le second itinéraire menant à la république sœur, via le couloir de Kelbadjar ; une zone de jonction prise à l’Azerbaïdjan et vidée de sa population turcophone. A Kartchakhpyur, une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Vardenis, une caserne est implantée au milieu des conifères sur les bords du Lac Sevan. Une centaine d’hommes y est stationnée, cantonnée à un mode de vie spartiate. Ils vivent dans des baraquements de parpaings nus, sous un toit en tôle ondulée. Dedans, on trouve des sommiers métalliques, une cuvette de toilettes fendue en deux, un lavabo bouché et un réchaud LE GLOBE - TOME 151 - 2011 125 électrique pour la popote quotidienne de pommes de terre. Alors, pour égayer l’ambiance, dont seule une faune hétéroclite d’insectes semble s’accommoder, les soldats usent d’une stratégie toute militaire : le placardage de bombes sexuelles sur papier glacé aux murs de la chambrée. Dans celle de Karen et de ses camarades, ce sont la pop star Shakira et les actrices Cameron Diaz et Jennifer Lopez qui ont le vent en poupe. Karen a effectué son service militaire, en pleine guerre du Karabakh, durant les années les plus meurtrières du conflit. Depuis, il n’a jamais réussi à se réinsérer dans la vie civile. Et, bien que démobilisé, il continue d’être hébergé au sein de l’armée où lui sont assignés des tâches d’entretien et de menus travaux. Impossible pour lui d’oublier son passage sous les drapeaux entre 1992 et 1994. Des cicatrices de cet enfer sillonnent son corps sec et nerveux. Plusieurs de ses balafres ont été infligées à l’arme blanche dans des combats au corps à corps dans les tranchées du front. Askipara A l’inverse des villages-enclaves azéris en territoire arménien, qui ont tous été annexés par l’Arménie, le village arménien d’Artzvashen en territoire azerbaïdjanais a, quant à lui, gardé sa nationalité et ses habitants. Il est protégé par l’armée arménienne et ravitaillé régulièrement par des camions militaires que l’on voit défiler sur la chaussée défoncée des rues de Tshambarak, localité située à quelques pas de la frontière. Des cinq petites enclaves azéries que l’Arménie a annexées, quatre sont établies dans la région nord du Tavush. Il y a d’abord les deux minuscules implantations de quelques fermes près de la ville azerbaïdjanaise de Tatli ; le village d’Azatamut, rebaptisé Barkhudarli ; et le village du Haut-Askipara, séparé du Bas-Askipara (situé en Azerbaïdjan, mais également occupé) par le village arménien de Voskepar. Azatamut était avant guerre un point de passage obligé par la route joignant Erevan à Tbilissi. Cet axe, très emprunté à l’époque soviétique, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 126 passait par Sevan, opérait un coude en Azerbaïdjan et remontait jusqu’à la capitale géorgienne en suivant le fleuve Kura. Azatamut est désormais une ville morte ; un cul de sac routier, ferroviaire et même électrique, puisque les imposants pylônes de la ligne à haute tension qui passait par là ne véhiculent plus qu’un seul fil électrique, probablement destiné à quelque garnison de frontière. Sur la petite route qui court le long de cette frontière, des guérites de l’armée sont disposées tous les deux ou trois kilomètres, pour surveiller une zone qui connaît des incidents quasi quotidiens. Le journal arménien francophone, Les Nouvelles d’Arménie, en tient les comptes : le 30 janvier 2003, un berger reçoit une balle dans le genou près de Noyemberian ; le 12 mars 2004, deux soldats sont fauchés par des tirs d’armes automatiques ; le 12 juin, un agriculteur perd sa jambe gauche dans l’explosion d’une mine ; le 21 septembre, la passagère d’un autobus reçoit une balle perdue ; le 14 février 2006, une mission de surveillance de diplomates de l’OSCE est perturbée par des tirs venant de la frontière ; le 8 août, un troupeau de trente-trois vaches laissées sans surveillance s’aventure dans un champ miné à proximité de Voskepar, dix explosent dans l’escapade. En tout, pas moins de 581 incidents frontaliers ont été recensés par les autorités arméniennes pour la seule année 2006. Quant à Bakou, il a été dénoncé plus de 220 violations du cessez-le-feu pour la même période. Le tracé de la route Kirants-Voskepar relève encore de l’anomalie infrastructurelle. L’ancienne route de plaine étant coupée par la frontière, il faut opérer un large détour et franchir un col pour rejoindre Voskepar et son pendant azéri du Bas-Askipara. Ce dernier site offre un visage de désolation que l’on a peine à imaginer. La guerre y a imprimé sa marque avec le plus froid cynisme. C’est simple, le seul bâtiment encore debout et disposant d’un toit est l’église du VIIe siècle. Et le seul sentier praticable, survivant des ruelles du village, est celui qui mène à l’édifice religieux. Le reste du patelin n’est qu’un champ de ruines ensemencé de mines anti-personnel où règne une ambiance de mort. Des habitations des paysans azéris qui vivaient là, on ne distingue plus que les fondations noircies par les flammes incendiaires. L’insolent état de conservation de l’église LE GLOBE - TOME 151 - 2011 127 millénaire, dont la silhouette dessine une croix à la surface de cette cité hier musulmane, semble exhibé tel le sceau impitoyable des purificateurs ethniques arméniens. Diaspora On estime que la diaspora arménienne compte près de trois millions et demi d’individus, soit une population sensiblement équivalente à celle vivant en République d’Arménie. Elle se répartit en trois grandes zones géographiques : l’ancien espace soviétique (Russie, Ukraine, Géorgie, Asie Centrale…), le Moyen-Orient (Syrie, Liban, Iran…) et les pays occidentaux (Etats-Unis, Canada, France...). La quasi-totalité de ses membres installés au Moyen-Orient et en Occident descend de la minorité arménienne de l’Empire Ottoman, héritière du royaume de Cilicie ou de "Grande Arménie" – coupée depuis longtemps de la "Petite Arménie", entrée au début du XIXe siècle dans l’ère d’influence russe –, exterminée lors du génocide de 1915. A Alep, qui fut l’une des premières villes à accueillir les rescapés, les Arméniens représentent aujourd’hui la plus importante minorité chrétienne. Mais pour ces exilés, l’actuelle république arménienne n’a rien à voir avec l’Arménie de leurs ancêtres. La patrie dont ils sont déracinés est ailleurs, quelque part en Anatolie. Pour Tigran, un riche marchand du souk, cette Arménie "russe" n’abrite qu’une population de paysans acculturés dont il ne se reconnaît aucun lien de parenté. Pour les frères Baghdasarian, en quête de leurs racines entre les vieux murs des monastères romans et les bars branchés d’Erevan, la déception est effectivement grande. L’identité arménienne qui leur a été transmise n’a que peu de rapport avec ce pays. Erevan est une capitale en plein chantier immobilier. A grands coups d’expropriations et de pelleteuses, les autorités cherchent à vider le centre ville de ses classes populaires. Et pour y parvenir, elles ont donné carte blanche aux promoteurs, dont les hommes de main vont convaincre les propriétaires récalcitrants à coups de kalachnikov. Moins excessifs, mais plus visibles, les signes extérieurs de richesse s’affichent ostensiblement dans les rues, sous forme de rutilants 4×4 aux vitres fumées. Quelques éléments de la diaspora veulent voir, dans cette LE GLOBE - TOME 151 - 2011 128 Arménie récemment ouverte, un berceau national où étancher leur soif d’identité. Certains investissent dans l’immobilier, d’autres viennent y passer leurs congés d’été et se ressourcer entre les piscines de leurs résidences surveillées et les hôtels luxueux des bords du Lac Sevan. Des téméraires s’y lancent dans les affaires… Dans cet environnement, les frères Baghdasarian s’agacent d’entendre leurs "compatriotes" user d’un idiome "pollué" de mots russes (leur arménien occidental n’en compte pas) et de ne rien retrouver des saveurs culinaires arméniennes du Moyen-Orient dans leur assiette. Troisième génération d’une famille d’exilés de "Grande Arménie", passée par la Syrie, le Liban puis la France, ils se sentent aujourd’hui davantage français qu’arméniens. Fig. 4 : Erevan LE GLOBE - TOME 151 - 2011 129 Par élan patriotique, certains jeunes hommes ont gagné l’Arménie à la faveur de la guerre du Karabakh. La plupart venaient de l’espace soviétique, mais des nationalistes arméniens d’Amérique et d’Europe ont rejoint leurs rangs. Toutefois, si les événements du Karabakh ont engendré une ferveur nationale unanimement partagée par la communauté arménienne, la fièvre nationaliste ne contamina pas tout le monde. Et quelques-uns firent le chemin inverse, par opposition à la guerre. Zohran fut de ceux-là. Il quitte le pays alors que l’élan de solidarité porté par le Comité Karabakh se radicalise en Mouvement National arménien. Son diplôme d’architecte en poche, il se rend à Moscou en quête d’un visa pour la France. Il l’obtient après quinze jours de queue dans les dédales de l’administration. Sa détermination n’est pas anodine : sa famille, originaire d’Arménie occidentale, s’était réfugiée dans l’Hexagone après le génocide ; mais, à l’appel patriotique de Staline enjoignant les Arméniens de la diaspora à retrouver la terre ancestrale, ses parents avaient rallié la République socialiste d’Arménie au début des années 1950. Mal leur en prit, car dès leur arrivée en URSS, leurs passeports furent confisqués. Ils ne purent jamais retourner en France, où la nationalité leur avait pourtant été accordée. Aujourd’hui, Zohran a recouvré cette nationalité par son mariage avec une Française et il peut se rendre quand il veut en Arménie, auprès de sa famille. Bibliographie DAVIS, Leslie A., "Rapport de Leslie A. Davis, Consul américain précédemment en poste à Kharpert, Turquie, sur l’action du Consulat américain à Kharpert depuis le début de la guerre adressé au Département d’Etat, Port Jefferson, New York, le 9 février 1918", Eclats d’Arménie, Chimère n° 63, Paris, 2006, pp. 29-46. GUEYRAS, Jean, "Ni paix, ni guerre dans le Haut-Karabakh", Le Monde diplomatique, janvier 1996, pp. 4-5. MIGOUX, Arnaud, "Le conflit azéro-arménien", Mondes rebelles. Guérillas, milices, groupes terroristes, sous la direction de Jean-Marc BALENCIE et Arnaud de LA GRANGE, Editions Michalon, Paris, 2001, pp. 1461-1489. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 130 RADVANYI, Jean, et BEROUTCHACHVILI, Nicolas, géopolitique du Caucase, Editions Autrement, Paris, 2010. Atlas RADVANYI, Jean, "La "Maison caucasienne", fondement d’une recomposition régionale ?" et MOURADIAN, Claire, "Des politiques étrangères sous influence", Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. L’an V des indépendances, Notes et études documentaires, n° 5040, La Documentation française, 1996, pp. 31-39 et 41-54. Nouvelles d’Arménie (http ://www.armenews.com/) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE GENEVE Bulletin 132 BULLETIN DE LA SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE GENEVE FONDEE LE 24 MARS 1858 La Société a pour but l'étude, le progrès et la diffusion de la science géographique dans toutes ses branches. Elle entretient des relations avec les sociétés de géographie de la Suisse et de l'étranger et avec d'autres sociétés savantes. La Société est neutre en matière politique et confessionnelle (statuts, art. 1). Adresse Muséum d'histoire naturelle Route de Malagnou 1 Case postale 6434 1211 Genève 6 Compte de chèques postaux : 12-1702-5 Cotisations Membre individuel Couple Membre Junior (jusqu'à 25 ans) Membre à vie 40 CHF par an. 60 CHF par an. 20 CHF par an. 800 CHF. La cotisation inclut un exemplaire de l'édition annuelle du Globe. Séances D'octobre à avril au Muséum d'histoire naturelle de Malagnou. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 133 COMPOSITION DU BUREAU AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011 Président (également 2011-2012) Christian MOSER En Combes 13, 1233 Bernex cmoser@swissonline.ch Vice-président (également 2011-2012) René ZWAHLEN zwahlen-rene@bluewin.ch Secrétaire général Ruggero CRIVELLI ruggero.crivelli@unige.ch Trésorière Christiane OLSZEWSKI christiane.olszewski@gmail.com Responsable du fichier Annie LEGER annie.leger@sunrise.ch Rédacteur du Globe Bertrand LEVY bertrand.levy@unige.ch Administrateur du Globe Philippe MARTIN sgg.leglobe.martin@bluewin.ch Archiviste Lionel GAUTHIER lionel.gauthier@unige.ch Membres Annabel CHANTERAUD Philippe DUBOIS Gianni HOCHKOFLER Charles HUSSY Rafael MATOS Raymond RAUSS LE GLOBE - TOME 151 - 2011 134 Contrôleurs des comptes Hélène BRAUN Charles HUG Charles MATHYS LE GLOBE - TOME 151 - 2011 135 RAPPORT DU PRESIDENT POUR L'EXERCICE 2010-2011 Salle de conférences, Muséum d’histoire naturelle, 10.10.2011 Effectif Il s’élève à 228 membres, sans changement par rapport à l’an dernier. En effet, les 13 admissions ont tout juste compensé les décès, démissions et radiations. Nous poursuivrons l’effort de recrutement de nouveaux membres. Conférences Les 11 conférences ont attiré un public nombreux et varié puisque ouvertes au public. Elles ont été l’occasion de parcourir quatre continents – sans oublier notre pays – et de vivre des formes de voyages très différentes : - En ouverture, David Aeschimann, nous fit faire un "Tour du monde floristique" ; - L’Amérique du Sud fut abordée par un condensé des nombreuses expéditions scientifiques organisées par Carlo Dlouhy sur le "Rio Pilcomayo, affluent emblématique du rio Paraguay", puis par le témoignage d’"Un chirurgien genevois dans l’arrière-pays du Salvador", le Dr Martin Herrmann. Enfin, la musicienne et danseuse Claire Rufenacht illustra – extraits musicaux et cinématographiques à l’appui – les liens organiques entre Buenos Aires et le tango… - L’Afrique orientale fut abordée sous deux angles très différents : historique avec Estelle Sohier qui retraça l’histoire de "La royauté éthiopienne et la création de l’Ethiopie contemporaine", géologique et géographique avec Jean Sesiano qui relata son expédition familiale "A travers le centre et le nord du Kenya, le long du rift africain" ; - L’exploit physique de Claude Marthaler de "Trois ans à vélo" nous conduisit d’Afrique jusqu’en Asie ; - René Zwahlen nous fit partager une croisière en "Mer Noire, carrefour des civilisations". Enfin, notre pays fut abordé à trois reprises : LE GLOBE - TOME 151 - 2011 136 - Danielle Buyssens nous parla "des Genevois et de l’"invention" de la Gruyère au 19e et 20e siècles" ; - Ruggero Crivelli réveilla "Les fantômes de pierre : éléments de géographie du patrimoine tessinois" ; et enfin - Alexandre Wisard établit le "Bilan de dix ans de renaturation des cours d’eau genevois", prélude à l’exemple de la Versoix qu’il nous fit découvrir 5 jours plus tard. Soirée 150e Ayant "laissé passer" l’occasion de commémorer le 150e anniversaire de la création de notre Société en 2008, le Bureau a décidé de marquer d’une pierre blanche la sortie du 150e volume de notre revue Le Globe. C’est ainsi que fut organisée une soirée spéciale le 13 mars 2011 consacrée au thème du voyage. Le brillant exposé du Pr Staszak introduisit une table ronde avec deux représentants des agences de voyage Géodécouverte et Culture et Voyage sur le thème "Voyager : une rencontre enrichissante ?". Le public nombreux composé de membres et d’étudiants en géographie participa aux échanges avec les intervenants et apportèrent des témoignages vécus. Les discussions se poursuivirent longtemps autour d’un copieux buffet organisé dans la cafétéria du Muséum. Excursions - Samedi 6 novembre 2010 : La visite commentée de la très belle exposition organisée par le Musée historique de Berne sur "James Cook et la découverte du Pacifique", suivie par un parcours du patrimoine architectural dans la vieille-ville de Berne. - Samedi 16 avril 2011 : Une quarantaine de membres suivirent les explications d’Alexandre Wisard, directeur du Service cantonal de la renaturation des cours d’eau, de l’embouchure de la Versoix à la prise d’eau des usiniers le matin, et découvrirent les vestiges de Versoix-laVille sous la houlette de Georges Savary, dynamique président de l’Association du patrimoine versoisien. - Samedi 18 juin 2011 : 33 participants bravèrent la pluie pour découvrir les vestiges celtes au sommet du Mont Vully avant d’observer les oiseaux de la réserve de La Sauge sur les rives du Lac de Neuchâtel, LE GLOBE - TOME 151 - 2011 137 puis de terminer la journée au Musée romain de Vallon et ses somptueuses mosaïques. - Du 8 au 11 septembre 2011 : Voyage en Franche-Comté et dans les Vosges. Le Globe Le volume du centenaire publié en 1858 avait pour titre "Genève, le Pays et les Hommes". Le thème s’est vite imposé pour ce 150e volume en 2010, mais il n’était pas possible d’"actualiser" tous les chapitres de ce volume de nature encyclopédique. Nous avons donc décidé de choisir quelques thématiques d’actualité : Enjeux écologiques de la coopération transfrontalière, évolution de la qualité de l’air, attractivité de la métropole genevoise… Archives Jusqu’à l’an dernier, nos archives étaient entreposées au sous-sol de l’Ecole de la rue des Eaux-Vives. Il aura fallu la curiosité de notre nouvel archiviste Lionel Gauthier, chercheur au Département de géographie, pour y redécouvrir des manuscrits originaux (notamment des lettres d’Elisée Reclus) et alerter les membres du Bureau sur les conditions précaires de conservation de ces documents. Suite aux contacts pris avec les conservateurs de la Bibliothèque de Genève, toutes les archives présentant un intérêt firent l’objet d’une donation à cette institution qui en a déjà réalisé un premier inventaire et assurera leur conservation dans les meilleures conditions, ainsi que leur accès aux chercheurs. Remerciements On ne saurait terminer un rapport annuel sans remercier tous ceux qui ont contribué à la concrétisation des nombreuses activités décrites plus haut. Ma gratitude va en particulier à : - René Zwahlen, Philippe Martin, André Ellenberger et Christiane Olszewki, pour l’organisation des excursions ; - Ruggero Crivelli, pour la préparation de la table ronde du 150e anniversaire de la publication du Globe ; LE GLOBE - TOME 151 - 2011 138 - Bertrand Lévy, rédacteur du Globe, et Renato Scariati pour la mise en page ; - Philippe Martin, pour la gestion des échanges du Globe avec l’étranger ; - Lionel Gauthier, pour la préservation de nos archives, la numérisation des anciens volumes du Globe et la mise à jour du site de la Société ; - Annie Léger et Christiane Olszewski, pour l’organisation de l’envoi des convocations et du Globe ; - nos fidèles membres bénévoles qui se réunissent plusieurs fois par an pour la mise sous pli des convocations, nous épargnant le recours à une entreprise privée, et la préparation de la verrée annuelle ; - Mme Danièle Decrouez, directrice du Muséum, et ses collaborateurs toujours disponibles ; - la Ville de Genève qui soutient nos activités par la mise à disposition de la salle de conférences du Muséum ainsi que par sa subvention annuelle à notre revue ; - tous les membres enfin qui, par leur participation fidèle à nos activités, font de cette vénérable institution fondée en 1858 une société plus vivante que jamais ! Christian MOSER Président 2010-2011 LE GLOBE - TOME 151 - 2011 139 MUTATIONS AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011 Nouveaux membres Mme Marie-France ADRIAN BARRETO M. et Mme Irène et Hugues BOMMER Mme Françoise CORMON Mme Yolande CROWE M. Ian FLORIN Mme Françoise KELLY M. Julien LUISET Mme Josiane MARZER M. Jean-Charles MONNARD M. David MUTTON M. Gianpaolo PITTERI Mme Brigitte SMITH M. Ayser VANÇIN Décès Mme Jacqueline GODEL Mme Denise VALSANGIACOMO Démissions Mme Gladys BULLIARD M. et Mme DERIGO Mme FUSSIMAMYA Mme KOBR-DUBRIT Mme MASSET M. et Mme MESSERLI Mme PETZOLD M. André ROUFFY Mme Ulla WICK-WINTOLA Radiations M. Daniel BOIS M. Pierre MARQUET LE GLOBE - TOME 151 - 2011 140 LISTE DES SEANCES DE LA SOCIETE RESUME DES CONFERENCES (2010-2011) Lundi 11 octobre 2010 TOUR D'EUROPE FLORISTIQUE David AESCHIMANN De la Scandinavie aux rives de la Méditerranée, des côtes de l'Atlantique à l'Europe de l'est, nous partirons à la découverte des domaines floristiques de notre continent. Les espèces caractéristiques de chaque domaine seront présentées, ainsi que les principaux types de végétation auxquels elles appartiennent. Lundi 1er novembre 2010 LE RIO PILCOMAYO, UN AFFLUENT EMBLEMATIQUE DU RIO PARAGUAY Carlo DLOUHY Carlo Dlouhy, Genevois d’origine tchèque, vit depuis 1975 au Paraguay, même si chaque année il revient régulièrement à Genève. Depuis 1978 il a été le précieux collaborateur, en tant que guide et responsable de la logistique, de toutes les explorations des chercheurs zoologues du Muséum. Celle de 1986 fut la première expédition multidisciplinaire moderne sur les rives du Haut Pilcomayo. Il nous montre sa connaissance globale de ce pays du bout du monde, étrange, pratiquement inconnu mais fabuleux, dont on ne parle presque jamais dans les médias. Le conférencier, auteur du livre Ultimo Paraguay, dont des copies sont en vente, retrace aussi l’histoire des expéditions et souligne la grave situation actuelle de ce fleuve emblématique. L’irruption de la "modernité" a modifié la vie des habitants qui, avec ses joies et ses malheurs, était en profond contact avec la nature. Le magnifique environnement, dont celui du rio Pilcomayo est un cas de figure, a été très vite détruit. Ce cours d’eau est le plus long (1600 km) affluent du rio Paraguay, partie du complexe Paraguay-Paraná-La Plata. Sa source est dans l'altiplano en Bolivie, où il coule jusqu'au 22e degré de latitude Sud, avec une dénivellation très importante. Puis, dans la plaine du Chaco, il forme frontière entre l'Argentine et le Paraguay, sur une LE GLOBE - TOME 151 - 2011 141 longueur d'environ 900 km et une pente très faible : deux degrés sur 1070 km. Les divagations de son lit, à chaque crue, créent des problèmes de délimitation de cette frontière. Depuis peu il s’est presque asséché, provoquant un manque d’eau dans une région où le développement des élevages modernes demande beaucoup d’eau. En plus, depuis fort longtemps, l’exploitation des minerais en Bolivie produit une grave pollution. Sont présents le cyanure et les métaux lourds (arsenic, cadmium, plomb et zinc) qui sont toxiques même à faible concentration et s’accumulent dans les organismes vivants et les écosystèmes. Lundi 8 novembre 2010 LA MER NOIRE, CARREFOUR DES CIVILISATIONS René ZWAHLEN Le sujet retenu n'est qu'une brève synthèse qui mériterait de vastes développements. Qu'il s'agisse des antiques colonies de la cité grecque de Milet, de l'exil d'Ovide à Tomis, de l'architecture néoclassique d'Odessa, de la contestée guerre de Crimée, de la beauté des paysages de la presqu'île, de la retraite des Dix Mille de Xénophon sur Trébizonde (Trapzon), de la côte encore préservée du littoral turc à l'ouest de Sinop… Tous ces thèmes mériteraient une conférence. Comme la Méditerranée, la mer Noire demeure encore l'enjeu stratégique majeur où se testent de nouveaux rapports de force entre l'Union européenne, la Russie, la Turquie, le Caucase… Les conflits religieux présents depuis l'Antiquité sont loin d'être résolus. Aujourd'hui, des problèmes écologiques récents se posent. La pêche autrefois florissante, est menacée par l'épuisement de la ressource halieutique. Mer fermée, à la salinité faible, elle est menacée par la présence en quantité excessive de matières organiques et de pesticides provenant des grands fleuves qui s'y déversent. Des mesures urgentes doivent être prises par les communautés publiques. Lundi 22 novembre 2010 TROIS ANS A VELO EN AFRIQUE ET EN ASIE Claude MARTHALER Vu d’une selle, le monde s’agrandit et s’enrichit. Une démarche définitivement subjective et libre, ouverte au vent, à l’inverse de la LE GLOBE - TOME 151 - 2011 142 vision réduite du petit écran. Une "affaire" de sens, loin du sens des affaires… Le vélo, cette invention géniale qui contient son anagramme "love", est un véritable trait d’union entre les hommes, entre le ciel et la terre. Il permet, à chacun son rythme, de réaliser son voyage vers le réel ou le premier coup de pédale compte et le dernier coûte. Un long détour vers l’essentiel, car se mouvoir, c’est s’émouvoir. Comme l’a écrit le poète Seféri : "La première chose qu’à créée l’homme, c’est le voyage". Partir en roue libre… Une folle idée qui enivre ou fait peur. Parcourir la terre à la sueur de son front est une prouesse saugrenue qui ne prend de sens que celui qu’on lui donne… Sans inspiration, pas de voyage. Tension et équilibre, tels sont les principes fondamentaux d’une bécane qui s’appliquent également au cycliste. Avec l’enthousiasme pour seul carburant, telle une dynamo, on se recharge en se dépensant : des paysages aux pays sages, des visages aux vies sages. Et, étrangement, au moment de partir, on mesure la lourdeur des choses accumulées au fil des ans. Pour se mouvoir il faut s’alléger. N’emporter que ce qu’on est capable de déplacer et y ajouter le plus lourd des bagages : soi-même. La vie et autres crevaisons. Lundi 13 décembre 2010 LA ROYAUTE ETHIOPIENNE ET LA CREATION DE L’ETHIOPIE CONTEMPORAINE Estelle SOHIER Si l’histoire de l’Ethiopie plonge ses racines dans l’Antiquité, le pays n’existe dans ses frontières géographiques actuelles que depuis la fin du 19e siècle, période de la conquête de la Corne de l’Afrique par les puissances coloniales européennes. Sous le règne de Ménélik II (r. 18891913), la configuration du royaume s’est en effet profondément transformée, puisque par ses conquêtes le roi a triplé la surface de son territoire. Différents accords signés avec les puissances coloniales ont entériné la formation des frontières éthiopiennes dans leur forme et acception contemporaines, contenant une "mosaïque de nationalités" parlant une multitude de langues différentes. La conférence portera sur le processus de création de l’Etat éthiopien contemporain à travers la formation de cet espace géographique inédit et LE GLOBE - TOME 151 - 2011 143 politiquement complexe, mais aussi sur l’idéologie qui accompagna cette création, comme le fameux mythe de la reine de Saba. S’ils règnent sur un espace géopolitique inédit, les rois des rois éthiopiens revendiquent en effet néanmoins une ascendance dynastique historique et mythique trois fois millénaire. Lundi 10 janvier 2011 UN CHIRURGIEN GENEVOIS DANS L'ARRIERE-PAYS DU SALVADOR Martin HERRMANN Plus petit pays d'Amérique centrale, la république d'El Salvador a l'une des densités d'habitants les plus élevées du monde. Les ressources traditionnelles sont essentiellement agricoles – café, coton, bananes pour l'exportation –, ainsi que l'agriculture de subsistance pour la grande majorité de la population. Jusqu'à très récemment, l'accès aux soins de cette population était très limité et surtout inégalitaire. Dans ce contexte, un dispensaire rural situé dans les montagnes du nord-est du pays, géré par des promoteurs de santé, a lancé un appel à un chirurgien genevois, lui proposant de contribuer au traitement de patients souffrant d’hernies. Il s'agit d'une pathologie fréquente avec des implications sur la condition de vie de familles entières. Grâce au concept de la chirurgie ambulatoire, sous anesthésie locale, une notable avancée sanitaire a pu être accomplie au cours des 13 dernières années. Nous présentons le cadre dans lequel ont lieu ces missions et en illustrons modalités, bénéfices et perspectives, notamment à travers un court film documentaire tourné sur place. Lundi 24 janvier 2011 BUENOS AIRES ET LE TANGO Claire RÜFENACHT Une ville et son expression. Lorsque l’on imagine Buenos Aires, on se figure presque automatiquement un couple de danseurs enlacés sur les pavés ; et si l’on entonne un tango, nos pensées voyagent immédiatement sur les bords du Río de la Plata… Et l’on arrive à se demander si Buenos Aires serait pareil sans le tango ; si le tango existerait sans Buenos LE GLOBE - TOME 151 - 2011 144 Aires ? Le lieu et la culture imbriqués et unis par l’imaginaire. La capitale argentine est la ville mythique et fondatrice du tango. Autant les lieux réels sont imprégnés de l’univers du tango, autant la culture du tango est imprégnée des lieux de Buenos Aires, formant ainsi un monde de l’entre-deux, une géographie invisible, mais présente dans la poésie des tangos chantés. A travers Discépolo, Manzi, Flores et tant d’autres poètes portègnes, la ville se redessine et acquiert une dimension humaine. Les rues, les quartiers, les bistrots et autres espaces urbains sont remplis d’histoires, vraies ou inventées, mais toutes poétisées, devenues mythiques et bien établies dans la culture populaire. Aujourd’hui, la mégapole argentine utilise cette vertu mythique du tango dans sa stratégie politique du tourisme. Deux mondes parallèles se côtoient : les lieux où vit et évolue le tango, joué, dansé, éprouvé par ses aficionados, et les lieux touristiques où le tango est aliéné à l’extrême, vendu comme un cliché. Un voyage dans l’univers urbain et poétique de Buenos Aires, à travers le tango. Lundi 14 février 2011 LES GENEVOIS ET L’"INVENTION" DE LA GRUYERE AU XIXe ET XXe SIECLES Danièle BUYSSENS On doit au Genevois Jean-Jacques Rousseau d'avoir lancé la notoriété du "Ranz des Vaches", hymne du Pays de la Gruyère devenu le chant par excellence de la mythologie romantique de la Suisse alpestre. Mais là ne s'arrête pas, loin s'en faut, la contribution de la cité lémanique à la constitution de la Gruyère et de ses armaillis en un véritable lieu de mémoire helvétique. Cette soirée nous mènera ainsi de la résurrection du château de Gruyères par la famille Bovy, à partir des années 1850, au Musée gruérien inauguré à Bulle en 1923 par Henri Naef et à l'action menée par l'historien genevois en faveur du patois et du costume traditionnel, sans oublier entre deux la place donnée à la Gruyère à l'Exposition nationale de 1896 à Genève. Moins paradoxalement qu'il n'y paraît, l'expertise des Genevois en matière identitaire tient à leur culture cosmopolite, et les références de cette construction collective sont à LE GLOBE - TOME 151 - 2011 145 chercher aussi bien dans la Provence de Mistral que dans le folklorisme scandinave. Lundi 14 mars 2011 FANTOMES DE PIERRE : ELEMENTS D'UNE GEOGRAPHIE DU PATRIMOINE TESSINOIS ? Ruggero CRIVELLI Le territoire tessinois a toujours été un espace fortement utilisé et c'est pour cela qu'il servira de support à notre réflexion. Cette utilisation a laissé des traces dans le paysage, repérables dans les pentes en terrasse sur lesquelles pousse la vigne, dans les vieilles étables et les vieux bâtiments (souvent rénovés et transformés en résidences de vacances), dans le sillon creusé par un chemin de fer, dans la friche industrielle d'une entreprise autrefois florissante, etc. Beaucoup de ces éléments ont été laissés à l'abandon, mais font aujourd'hui l'objet d'un intérêt particulier. Les sociétés humaines impriment leur présence dans le territoire et le temps qui passe se charge de les éroder. Ces "restes", que l'oubli rend souvent muets, en renvoyant à un passé plus ou moins lointain et révolu, peuvent devenir support d'une mémoire sociale dans laquelle légende et histoire se mélangent. En quoi ces reliquats intéressent-ils le géographe ? Peuvent-ils nous renseigner sur les sociétés locales (anciennes ou contemporaines) et sur leurs rapports à l'environnement ? Sont-ils le support d'une mémoire à venir ? Voici quelques-unes des questions suscitées par l'observation du paysage. Lundi 28 mars 2011 A TRAVERS LE CENTRE ET LE NORD DU KENYA : LE LONG DU RIFT EST AFRICAIN Jean SESIANO L’exposé de ce soir ne va pas nous conduire vers les parcs nationaux si renommés du Kenya, même si nous aurons parfois la chance et la surprise d’entrevoir quelques animaux sauvages. Nous irons plutôt découvrir des phénomènes liés à la séparation de cette partie du LE GLOBE - TOME 151 - 2011 146 continent du reste de l’Afrique, à savoir le volcanisme lié aux failles et aux fossés d’effondrement, les sources thermales et les geysers, ainsi que la plupart des lacs de l’Afrique de l’est. Corollaires de ces mouvements tectoniques, des diversions de drainage et des changements climatiques qui ont eu de nombreuses incidences sur la faune et la flore. Plusieurs gisements d’ossements fossilisés témoignent de ce passé tumultueux. Etonnamment, il n’est pas rare de rencontrer des indigènes dans ces régions pourtant arides et inhospitalières. Anecdotiquement, ce voyage a vu trois générations se lancer à l’aventure, pas tout à fait comme chez Tintin, de 7 à 77 ans, mais presque, avec des âges de 2 à 69 ans ! Lundi 11 avril 2011 BILAN DE DIX ANS DE RENATURATION DES COURS D'EAU A GENEVE Alexandre WISARD Asphyxiés par la pollution, endigués, canalisés et même enterrés, les cours d’eau du canton de Genève ont été mis à mal avec des conséquences catastrophiques sur la faune aquatique et riveraine, ainsi que sur la qualité et la quantité des eaux. La prise de conscience de la nécessité de préserver nos ressources en eaux et paysages diversifiés a abouti en 1997 à modifier la loi cantonale sur les eaux et à introduire la notion de "renaturation des rivières". Il sera présenté une sélection des actions entreprises ces dix dernières années, qui ont permis de revitaliser 15 km de cours d’eau, de reconstituer 14 ha de zones humides, et enfin de réhabiliter une centaine d’ha de réserves naturelles. Cette conférence est une introduction à la sortie du samedi 16 avril sur les rives de la Versoix. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 147 LES EXCURSIONS 2010-2011 Excursion du 6 novembre 2010 VISITE DE L'EXPOSITION : "JAMES COOK ET LA DECOUVERTE DU PACIFIQUE" Musée historique de Berne Excursion du 16 avril 2011 VISITE DU SITE DE RENATURATION DE LA VERSOIX ET PROMENADE A LA RECHERCHE DE LA VILLE ANCIENNE DE VERSOIX C’est à l’embouchure de la Versoix et par un soleil printanier qu’Alexandre Wisard, directeur du Service de renaturation des cours d’eau, accueillit les 37 participants. La Versoix et les milieux qui la bordent constituent, sur un parcours de 22 km, une des plus importantes liaisons biologiques entre le Jura et le lac Léman. Bien que cette rivière ait conservé un cours en grande partie naturel, certains de ses tronçons ont été passablement remodelés par l'homme au cours des siècles. C'est pourquoi différents travaux de renaturation ont été entrepris sur cette rivière, ainsi que sur ses affluents et ses dérivations, afin de lui redonner un cours le plus naturel possible et d'améliorer la sécurité des biens et des personnes contre les inondations. Une décanalisation de la Versoix urbaine a notamment été réalisée en 2005, réalisation montrée en exemple par la Confédération (OFEV). L’aménagement de l'embouchure de la Versoix constitue l'ultime étape d'un processus entrepris il y a une douzaine d'années. Les travaux récemment effectués ont permis la reconstitution d'un delta plus naturel et garantissent une meilleure migration des poissons. Ils améliorent par ailleurs les conditions de baignade pour le grand public, tout en valorisant le patrimoine bâti alentour. Après le repas à l’Auberge du Lion d’Or, Georges Savary, président de la dynamique Association du patrimoine versoisien, nous fit découvrir les anciennes maisons du Vieux Versoix, en particulier la Maison du Charron et la rue des Industries, terme désignant autrefois les “artifices” utilisant l’énergie hydraulique pour actionner moulins à grains, scies, martinets, etc. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 148 Puis, du Vieux Versoix à la place Bordier, nous découvrîmes les premiers bâtiments de Versoix-la-Ville qui aurait dû constituer selon le projet initié par le duc de Choiseul une ville rivale de Genève, destinée à protéger les frontières du Royaume et à contourner les cantons suisses par le col de La Faucille et le Pays de Gex. En route, nous eûmes le privilège de pénétrer dans la propriété Ferrier où Ami Argand, éminent physicien et chimiste du siècle des Lumières, mit au point des procédés révolutionnaires d’éclairage (“lampe Argand”) et de distillerie. Il fréquenta de grands scientifiques de son époque comme les frères Mongolfier, Lavoisier, Watt et De Saussure. La balade se termina au club house de Port-Choiseul, bâtiment dont la base en pierres de taille constitue le seul vestige du port prévu dans le plan de Choiseul. En effet, les enrochements de protection du port en pierre de Meillerie furent “réutilisés” par les Genevois pour la construction des protections de la Rade ! (CM) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 149 L’embouchure de la Versoix après les travaux de renaturation (Photo R. Zwahlen). Page ci-contre : Alexandre Wisard, directeur du Service de renaturation des cours d’eau du canton de Genève, explique les travaux réalisés ces dernières années dans le cadre de la renaturation de la Versoix (Photo C. Moser). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 150 Excursion du 18 juin 2011 ENTRE CELTES ET ROMAINS, LE VULLY C’est au sommet du Mont Vully et sous une pluie battante que les 33 participants entamèrent la première visite du programme. Culminant à 650 m entre le lac de Morat et celui de Neuchâtel et dominant la vaste plaine du Seeland, le Mont Vully constitue un site stratégique apprécié depuis des siècles. Deux cents ans avant J.-C. les Celtes y avaient déjà édifié un oppidum, vaste enceinte entourée de palissades à l’intérieur desquelles les populations venaient se réfugier en cas de danger. Incendié en 58 avant J.-C. lors du légendaire départ des Helvètes vers la Gaule, il a totalement disparu. Récemment, une partie de l’enceinte a été reconstituée, laissant imaginer la taille et l’importance de la construction. Une douzaine de participants intrépides ont emprunté le sentier glissant à la suite du président pour voir de plus près ce “rempart des Helvètes” pendant que le reste des effectifs s’arrêtait au sommet du Mont devant les panneaux expliquant le rôle stratégique du Vully durant les deux Guerres mondiales. En effet, un ouvrage d’infanterie fut creusé dans la molasse entre 1916 et 1917 permettant de protéger l’axe du lac de Morat et la défense du Plateau. Après avoir repris des forces au Restaurant du Mont Vully, les participants furent conduits par car à la Réserve ornithologique de La Sauge sur les rives du lac de Neuchâtel près de l’embouchure du canal de la Thielle. Le retour du soleil nous permit de parcourir le sentier reliant les différents postes d’observation où nos ornithologues patentés purent observer le martin-pêcheur et autres limicoles. Le dernier temps fort de la journée fut la visite du Musée romain de Vallon sur Dompierre. Inauguré il y a tout juste dix ans, ce petit musée abrite deux mosaïques exceptionnelles par leur conservation in situ et par les thèmes qu’elles représentent : le théâtre de la vie, la chasse en amphithéâtre... (CM) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 151 Un bastion du "Rempart des Helvètes" reconstitué (photo R. Zwahlen). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 152 Voyage du 8 au 11 septembre 2011 FRANCHE-COMTE ET VOSGES HORS DES SENTIERS BATTUS L’un des objectifs de la Société de géographie a toujours été d’organiser les voyages de la Société du "Jeûne genevois" (septembre) hors de circuits touristiques. Cette année, parmi les nombreux lieux visités, quelques étapes ont particulièrement retenu notre attention. Ce fut, dans la haute vallée de la Loue, Ornans et son nouveau musée Courbet qui rassemble principalement des tableaux du peintre présentant des paysages jurassiens. Au nord de Baumes-les-Dames, au château de Villersexel, nous fûmes reçus par le propriétaire qui, avec humour, évoqua son histoire. Le bâtiment fut à maintes reprises reconstruit, la dernière fois après les combats de la guerre de septante. Il offre aujourd’hui un bel exemple d’architecture de style Louis XIII ! Le temps nous a évidemment manqué pour bénéficier d’une cure à Luxeuil et à Plombières, mais ces deux localités thermales conservent d’intéressants vestiges de l’Antiquité à Napoléon III. Quant à Epinal, ville dite la plus fleurie de France, outre la basilique romano-gothique Saint-Maurice, c’est au nouveau Musée de l’Image que nous avons porté toute notre attention. Il convenait à la Société de géographie, à travers la belle forêt des Vosges, de gagner "La Capitale mondiale de la Géographie" : Saint-Dié. C’est avec émotion que notre trésorière évoqua sa ville d’origine qui fut reconstruite après sa destruction quasi totale en 1944. Elle rappela que la cathédrale médiévale fut reconstituée telle quelle ; seuls les vitraux flamboyants évoquent le drame. Le dernier jour, nous avons pénétré dans la vaste forêt des Vosges et avons visité à Château-Lambert "L’Espace, Nature, Culture" où une exposition présente l’histoire de la terre, la formation des paysages et la protection du patrimoine. Pour clore ce voyage, c’est un enchantement musical qui nous fut offert par l’ensemble vocal d’Erlingen à l’église de Ronchamp créée par Le Corbusier. Cela dans une acoustique parfaite. (RZ) LE GLOBE - TOME 151 - 2011 153 M. Jean-Pierre Pottet, baron de Luternau, propriétaire du Château de Villersexel, en conversation avec le président de la Société de Géographie de Genève, M. Christian Moser (sur la droite de l'image) (Photo Ch. Hug). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 154 Epinal : belle façade Renaissance de la Place des Vosges (Photo R. Zwahlen). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 155 Cathédrale de Saint-Dié-des-Vosges (Photo R. Zwahlen). LE GLOBE - TOME 151 - 2011 156 Illustration de couverture : Hôtel Paxmontana, Flüeli-Ranft (OW). Photo : Ph. Martin. Réalisation : R. Scariati, Société de Géographie de Genève. Impression : ReproMail, Université de Genève, 2012. LE GLOBE - TOME 151 - 2011 Numéros thématiques du GLOBE 121 - 1981 125 - 1985 134 - 1994 135 - 1995 136 - 1996 137 - 1997 138 - 1998 139 - 1999 140 - 2000 141 - 2001 142 - 2002 143 - 2003 144 - 2004 145 - 2005 146 - 2006 147 - 2007 148 - 2008 149 - 2009 150 - 2010 151 - 2011 Genève : Aménagement d'un espace urbain Les Alpes dans le temps et l'espace Une région et son identité Le Bassin genevois, région pluriculturelle Frontières et Territoires Etre et devenir des frontières Le lac, regards croisés Habiter Cent ans d'exploration à Genève : L'Afrique au tournant des siècles Vivre, habiter, rêver la montagne Voyage, tourisme, géographie Cent ans de géographie à Genève Voyage, tourisme, paysage Frontières - Frontière Géographie et littérature Tessin. Paysage et patrimoine L'exotisme Alpes et préhistoire Evoquer Genève Voyage et tourisme Tarifs et paiements Le numéro : 15.00 CHF Envoi en Suisse : Port et emballage, 1 exemplaire : 4.00 CHF CCP 12-1702-5 de la Société de Géographie de Genève, Genève Envoi en Europe : Port et emballage, 1 exemplaire : 8.00 CHF Banque Cantonale de Genève - C.P. 2251 - CH-1211 Genève 1, CCP 12-1-2 N° BIC/SWIFT : BCGECHGGXXX - Clearing/CB : 788 pour la Société de Géographie de Genève - C.P. 6434 CH-1211 Genève 6 Compte BCCE City+ No S 0774.26.80 IBAN CH97 0078 8000 S077 4268 0 Commandes sgg.leglobe.martin@bluewin.ch, mention "COMMANDE LE GLOBE" Monsieur Philippe Martin 3, ch. de la Fléchère CH-1255 Veyrier