Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

II. Le Dolar Comme ...

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 30

Il / Le dollar comme monnaie internationale

Aujourd'hui encore, plus de quarante ans après l'effondrement du


système de Bretton Woods qui le plaçait au cœur du système
monétaire international, le dollar reste la principale devise
internationale, laissant loin derrière lui ses éventuels concurrents.
La situation est cependant très différente de celle qui prévalait
dans l'après-guerre. La suprématie du dollar ne résulte plus
d'accords intergouvernementaux, mais des choix individuels des
gouvernements et des acteurs privés. Toutes les devises
convertibles ont le même statut légal et peuvent servir pour les
paiements internationaux. C'est au libre choix des agents privés
et publics d'utiliser l'une ou l'autre. Dans la réalité, la plupart des
banques centrales continuent à placer une large part de leurs
réserves en dollar, et un grand nombre de pays cherchent à
stabiliser la valeur de leur monnaie par rapport au billet vert,
même si aucune réglementation ne les y contraint. Ainsi le
système monétaire international actuel peut être qualifié de «
semi-étalon-dollar » de facto, le billet vert restant la monnaie
internationale dominante, sans être cependant la seule et sans
qu'aucun accord international ne lui confère plus de statut
particulier.

L'ancrage des monnaies


Depuis la chute de Bretton Woods, les pays peuvent choisir
librement leur régime de change : c'est-à-dire soit laisser flotter
leur monnaie selon l'offre et la demande, soit en fixer le cours
vis-à-vis d'une autre devise ou encore adopter un arrangement
intermédiaire entre ces deux extrêmes. Ce choix n'est guère
contraignant, puisqu'il peut être modifié à tout moment par les
gouvernements selon les circonstances. Les grands pays
industrialisés se sont affranchis de la contrainte d'une valeur fixe
par rapport au dollar, dès les années 1970 notamment les pays
européens, ont lié leurs monnaies entre elles. Cependant, la
plupart des pays émergents ou en développement ont continué de
gérer leur monnaie par rapport au billet vert, que ce soit en
Amérique latine, en Asie ou au Moyen-Orient, les pays situés
dans la périphérie de la zone euro faisant exception.
40 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

La peur du flottement
De nombreux pays émergents tentent d'éviter les fortes
fluctuations de leur monnaie par rapport au dollar. C'est ce que
l'on appelle la « peur du flottement » [Calvo et Reinhart, 20021.
Ce phénomène tient à ce que l'appréciation des monnaies est
considérée comme préjudiciable mais, étonnamment, il en est de
même pour la dépréciation. D'une part, l'appréciation du taux de
change dégrade la compétitivité des producteurs nationaux, ce qui
détériore la balance des paiements. La volonté d'éviter
l'appréciation est donc bien compréhensible, surtout dans le
contexte d'un pays émergent où la croissance est tirée par les
exportations. Une appréciation trop forte peut aussi conduire à
une surévaluation de la monnaie, qui est une des causes bien
connues des crises de change. D'autre part, la dépréciation est
également redoutée, surtout si elle est brutale, car, malgré son
impact positif sur le commerce extérieur, les effets financiers en
sont désastreux pour les agents locaux dont la dette est libellée en
dollar. Les entreprises et les banques des pays émergents étant
souvent endettés en dollar, la dépréciation renchérit la valeur de
leur emprunt, alors que leur actif libellé en monnaie locale
n'augmente pas parallèlement. Ce déséquilibre en devises des
bilans (currency mismatch) produit des effets dévastateurs au
moment des dépréciations, conduisant à des faillites en chaîne,
comme pendant la crise asiatique de 1997. Pour éviter cette
situation, les gouvernements des pays émergents préfèrent éviter
de brusques dépréciations de leurs monnaies, un autre remède
étant d'inciter les entreprises ressortissantes à s'endetter davantage
en monnaie locale. Mais malgré le développement de la dette en
monnaie locale depuis le début des années 2000, les entreprises
des pays émergents continuent à s'endetter en dollar pour
répondre à la demande de titres des investisseurs internationaux et
bénéficier de taux d'intérêt plus faibles.
Bien qu'un grand nombre de pays émergents souhaitent stabiliser la
valeur de leur devise par rapport au dollar, peu d'entre eux maintiennent
un taux de change complètement fixe. La libéralisation des mouvements
de capitaux a rendu difficile la défense d'une parité annoncée à l'avance,
les flux de capitaux privés excédant de loin les réserves des banques
centrales. Souvent, l'abandon du change fixe s'est fait sous le coup d'une
crise majeure, comme au Mexique en 1994, au Brésil en 1998, en
Turquie en 2001 et en Argentine en 2001-2002. Dans d'autres cas, le
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 41

changement s'est fait sous la pression du FMI, qui a recommandé aux


pays de flexibiliser leurs monnaies afin d'éviter de nouvelles crises.
Ainsi, la plupart des gouvernements préfèrent ne pas prendre le
risque d'afficher une parité fixe qui pourrait être attaquée par les
spéculateurs. En effet, annoncer une parité fixe constitue un
engagement des autorités monétaires à maintenir ce prix quelles
que soient les circonstances. Pour le tenir, la banque centrale doit
se porter contrepartie de toutes les ventes de la monnaie nationale
qui ne rencontrent pas de demande suffisante au prix annoncé, ou
bien de tous les achats si c'est l'offre qui est insuffisante. Dans le
cas d'une attaque spéculative, elle doit donc acheter la monnaie
nationale en vendant ses dollars. Mais les réserves de change
n'étant pas infinies, lorsqu'elles sont épuisées et si la spéculation
persiste, le taux de change doit être dévalué et les spéculateurs qui
ont emprunté (ou vendu à terme) la monnaie nationale récupèrent
alors un gain immédiat. Au contraire, si le taux de change n'est
pas strictement fixe mais se déprécie progressivement, les
réserves de change s'épuisent moins vite, et spéculer sur une
dévaluation devient moins rentable.
Cette stratégie prêtant moins le flanc à la spéculation, de
nombreux pays se contentent de stabiliser de facto leur parité
contre dollar. Ceci signifie qu'ils interviennent sur le marché des
changes pour influencer les cours mais sans annoncer à l'avance
les parités défendues, ni leurs bandes de fluctuation (voir encadré
p. 43). Certains pays peuvent aussi annoncer un régime de change
flottant au FMI tout en intervenant régulièrement sur le marché
pour maintenir la parité de leur monnaie contre le dollar [Calvo et
Reinhart, 2002]. Cela a été le cas par exemple de la Chine entre
1994 et 2005, puis à nouveau de 2008 jusqu'en juin 2010.
Si le régime de change fixe de facto n'est pas annoncé,
comment savoir si les pays le pratiquent ou non ? Dans certains
cas, la fixité du change est évidente, puisque le cours de change
reste constant d'un jour à l'autre à deux décimales près, comme le
yuan de 2000 à 2005 (graphique 1). Dans d'autres cas, si les cours
sont gérés avec des bandes de fluctuation larges, la seule
observation des parités ne suffit pas et il faut aussi vérifier que la
banque centrale intervient sur le marché en utilisant ses réserves
officielles. Si celles-ci varient beaucoup, c'est le signe
d'interventions fréquentes et donc d'une politique de stabilisation
du change. À l'inverse, les banques centrales qui laissent flotter
leur monnaie n'ont pas de raisons d'intervenir fréquemment.
42 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Graphique 1. Taux de change du yuan contre dollar

8,5

7,5

6,5

6
2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014

Note : nombre de yuans par dollar.


Source : Bloomberg.

Ainsi, l'accumulation massive de réserves de changes en Asie dans les


années 2000 témoigne des interventions des banques centrales asiatiques
pour maintenir la parité de leurs monnaies. Certes, une autre explication
est que ces pays ont accumulé des réserves pour se prémunir contre les
crises futures, car la crise « asiatique » de 1997 les avait incités à la
prudence ; cependant, l'augmentation des réserves semble avoir été
beaucoup plus forte que celle justifiée par des motifs de précaution (sur
les raisons expliquant la montée des réserves de change, voir deux points
de vue divergents : Obstfeld et al. [2008] ; Jeanne [20071). Au total, la
combinaison de ces deux critères, faible volatilité des taux de change et
forte variabilité des réserves, est un indice assez sûr pour détecter le
régime de change [Calvo et Reinhart, 2002].

Des changes flottants pour les pays avancés, fixes pour les autres
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 43

Selon une étude du FMI [20071, 75 % des pays du monde


avaient un taux de change fixe en 2007 ; 20 % suivaient un
régime de change intermédiaire, consistant à maintenir leur taux
de change à l'intérieur de bandes de fluctuation de facto (de ± 5 %
l'an) ou simplement à gérer le flottement par des interventions
régulières. Seuls 5 % des pays avaient des monnaies vraiment
flottantes (la zone euro étant comptée ici comme un seul pays).
Les changes flottants ont une importance bien plus grande si on
mesure leur poids non par le nombre de pays qui les ont adoptés,
mais en pourcentage du PIB mondial de ces pays, puisque tous les
grands pays avancés,
Les différentes formes d'ancrage à permettre la de tous tes
du taux de change avoirs au réerves
taux change fixes convent}onnds
Une monnaie est considérée comme (comme le Qatar, l'Arabie saou• dans —sels
ayant un change fixe si son taux de le pays à leur taux de à l'inté rieur d'une
change fluctue peu. En pratique, cela bande de fluctuation de — 2 % autour
signifie que la banque centrale parité de r&ence annMEée à l'avance ;
intervient régulièrement sur le marché — les de change où les paF
des changes pour acheter ou vendre n'anrx»ncent pas potitique, mais
des dollars contre sa monnaie maintiennent leurs taux de change
nationale afin de maintenir la parité dans de marges de fluctuation de ± 2 %
dans une zone de fluctuation donnée. autour d'une parité donn& (comrrE
Différentes stratégies sont l'Égypte, le Venezuela) ; les parités
possibles. Certains pays annoncent glissantes de jure
une pofitique de change fixe au Fonds (crawüng peg ou crawling bond), pour les
monétaire international (FMI), on dit annoncent année urE de
alors qu'ils ont un taux de change fixe référence et un taux (ou de
de jure. D'autres déclarent des taux de réévaluation) pr&u, en soit à main. tenir
parité gfsante, soit à contenir le
change « flottants mais contrôlent les taux de change à l'intérietjr d'une bande de
fluctuations de leur parité, si bien que flucujation (de 2 %) astour de celleci ;
l'on pade de taux de change fixes de glissantes de tcto qui smt systèrnes
Les différentes possibilités pour «t.walent.s aux pr&é dents, rmis où les pays
stabiüser la monnaie les suivantes, en n'annoncent ni leur stratégie ni tyüme de
partant de fa plus contraignante pour varution de la parité qu'ils entendent
retenir. Cette atégorie indut beaxoup de
aller vers la plus souple les pays gents, en Anérique latine Oa
officiellement qui mt Cdombe...), qu'en Asie (la Chine, le
abandonné monnaie nale Pakistan...). En Yabsence dannonce du
pour adopter le doUar (comme le pays, c'est -l'observaüon statisüque
Panama, l'Équatar); les caisses des fuctuations du taux de change et
d'émissions (currency où de est des '*erses omcieues qui de recotv
fixé par la loi, et la masse mon&re naitre les crawlings pegs ou crawling
adaptée aux de façon
États-Unis, zone euro, Japon, Royaume-Uni, ont des monnaies
flottantes. Les taux de change fixes sont surtout le fait des pays
44 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

émergents. Plus de 80 % des pays en développement ou


émergents avaient des changes fixes de facto dans les années
2000, contre seulement 20 % des pays avancés. La peur du
flottement concerne donc bien les pays émergents.
Pour mettre en évidence les pays qui ancrent leur monnaie au
dollar, il faut examiner la volatilité de leur taux de change. Celle-
ci mesure l'amplitude des variations et peut être interprétée
comme la largeur d'une bande de fluctuation à l'intérieur de
laquelle évoluerait le taux de change. Par exemple, une volatilité
de 1 % indique que les variations annualisées du cours contre
dollar restent à peu près contenues à l'intérieur d'un intervalle de
± 2 % avec une probabilité de 95 % (en faisant l'hypothèse
qu'elles suivent une loi normale). Il faut considérer la variabilité
des réserves de change, que l'on peut mesurer par le coefficient de
variation (c'est-à-dire l'écart type divisé par sa moyenne). Le
graphique 2 récapitule ces chiffres pour un échantillon de pays
avancés et émergents sur une période allant de 2000 à 2014.
Les monnaies des grands pays avancés, l'euro, la livre sterling,
le yen et le dollar canadien, ont des cours assez fluctuants, leur
volatilité étant comprise entre 6,9 % et 8,8 % sur la période. Mais
leur prinCipale caractéristique tient à la politique de leurs banques
centrales, dont les réserves officielles sont les plus stables de
l'échantillon. En comparaison, certains pays émergents ont des
taux de change beaucoup moins volatils : c'est le cas de la Chine
(1,4 %), la Bolivie (1,8 %) et les pays du Golfe comme l'Arabie
saoudite (0,4 %) ou le Koweït (2,4 %). Cette stabilité des parités
n'est pas due à une absence de chocs économiques mais à une
politique délibérée, puisqu'elle s'accompagne de fortes variations
des réserves officielles.
Un autre ensemble de pays émergents, comme le Venezuela,
l'Argentine et le Brésil, présentent non seulement des taux de
change très volatils, mais aussi des réserves très fluctuantes,
témoignant d'interventions répétées pour maintenir les cours. Si
les cours sont instables malgré les interventions, c'est en raison
des pressions sur les marchés que n'ont pas pu contenir les
banques centrales. Cette situation est typique des crises de change
traversées par ces pays sur cette période. C'est le cas aussi de
beaucoup d'autres pays émergents, notamment après la chute de
Lehman Brothers en 2008, lorsque les capitaux se sont
brusquement retirés de ces pays pour s'orienter vers des valeurs
refuges comme les bons du Trésor américain (chapitre 111,
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 45

section « Les effets de la politique monétaire à taux zéro sur les


pays émergents » et graphique 8).
Cependant les politiques de change ne sont pas immuables.
L'exemple d'un pays comme les Philippines est significatif de
l'évolution générale vers une stabilisation informelle des
monnaies. Le pays avait adopté un change fixe de facto par
rapport au dollar au milieu des années 1990 jusqu'à la crise de
1997, puis laissé flotter sa monnaie jusqu'au début des années
2000. Les autorités monétaires ont ensuite recommencé à gérer
les cours de change contre dollar en limitant les fluctuations du
marché, si bien que le régime peut être assimilé à une crawling
band de facto. Un autre exemple est celui de la

Graphique 2. Volatilité des taux de change et fluctuations des


réserves officielles
(de janvier 2000 à juin 201 3)
Russie
Arabie saoudite
Australie 109
Koweit
Venezuela
27,
Turquie
22,4
Argentine
Bolivie
Chine 18
Malaisie
Brésil
Maroc 5
Corée 18
Colombie Réserves
87 0
Pérou Taux de chang
Philippines
11,9
Thaïlande
12,1
Mexique 50
Singapour 10,0
Royaume-Uni 69
Japon
Zone euro
Canada 8,
10 20 30
8
69
46 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Sources : Bloomberg ; FMI ; calculs des auteurs. La volatilité est


calculée comme l'écart type annualisé des variations du taux de change
mensuel, les fluctuations des réserves sont représentées par le coefficient
de variation, c'est-à-dire l'écart type divisé par la moyenne.

Chine qui a décidé, en 2005, de laisser sa monnaie s'apprécier


progressivement contre dollar, alors que le cours était resté
entièrement fixe pendant les dix années précédentes. Cette
politique a été interrompue par la crise financière de septembre
2008 car il était alors nécessaire d'enrayer la chute des
exportations dans un contexte d'effondrement du commerce
international. Puis l'appréciation progressive du yuan a repris
lorsque la conjoncture s'est améliorée en 2010. La politique
chinoise a alors évolué pour s'inscrire dans un processus
progressif de convertibilité du yuan par la création d'un marché
offshore du yuan à Hong Kong et la conclusion d'accords de
swaps avec les banques centrales de pays émergents en Asie et en
Amérique latine.
Quelle rationalité pour un ancrage au dollar ?

Depuis les travaux de Mundell en 1961, la théorie économique


nous enseigne que deux pays n'ont intérêt à fixer leur taux de
change entre eux que s'ils forment une « zone monétaire optimale
Les conditions qui régissent ces zones tiennent avant tout à la
synchronisation du cycle économique due à un commerce
international intense entre les deux pays, la mobilité des facteurs
de production — capital et travail — étant un facteur
supplémentaire pour faciliter les ajustements en taux de change
fixe. Ces critères semblent raisonnables et font largement
consensus parmi les économistes. Par exemple, de nombreuses
études ont cherché à savoir s'ils étaient satisfaits à l'intérieur de
l'espace européen avant l'union monétaire, et les critères de
Maastricht s'en sont vaguement inspirés. Aujourd'hui encore, des
débats ont lieu pour savoir si les divergences à l'intérieur de la
zone euro ne proviendraient pas d'une désynchronisation des
cycles économiques.
Malgré ces recommandations académiques, un grand nombre
de pays fixent leur monnaie sur le dollar sans remplir aucune des
conditions d'une zone monétaire optimale avec les États-Unis.
Prenons l'exemple de l'Arabie saoudite dont le taux de change est
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 47

fixe par rapport au dollar : son cycle économique est lié avant tout
aux mouvements des prix du pétrole. Lorsque le pétrole est cher,
les revenus d'exportation affluent, entraînant à la hausse les
salaires, les rentes, mais aussi les prix et l'activité économique,
notamment dans les services. Inversement, l'activité et les prix
refluent lorsque le marché du pétrole se retourne. Dans ces
conditions, le cycle économique a peu de raisons d'être en phase
avec celui des États-Unis.
Or si les cycles économiques sont déphasés, des mécanismes
déstabilisateurs peuvent se mettre en place. Supposons par
exemple qu'un pays soit en surchauffe, donc en proie à l'inflation,
alors que les États-Unis sont en récession et maintiennent des
taux d'intérêt faibles pour tenter de relancer leur activité. Si ce
pays relève ses taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation, il verra
affluer des capitaux en quête de rendements. Pour maintenir les
taux de change fixes malgré ces afflux de capitaux, il devra créer
de la monnaie pour acheter des dollars, et cette création monétaire
viendra encore alimenter la hausse des prix. Pour éviter ces effets
indésirables, la hausse des taux d'intérêt sera vraisemblablement
beaucoup plus modérée que nécessaire, ce qui rendra difficile la
lutte contre l'inflation initiale. C'est ainsi que la politique
monétaire d'un pays en change fixe est contrainte par le
déphasage de cycle économique avec les États-Unis.
La portée de ces arguments est amoindrie si l'on considère non
plus des pays individuels mais des zones géographiques à
l'intérieur desquelles le commerce entre les pays est très intense.
Si tous les pays d'une zone de ce type ancrent leur monnaie sur le
dollar, il est rationnel pour chacun d'eux pris individuellement
d'en faire de même. S'écarter de cette stratégie présenterait le
risque de s'exposer à des variations de la compétitivité-prix par
rapport aux partenaires commerciaux, susceptibles de déstabiliser
le commerce extérieur. C'est cette logique qui est à l'œuvre en
Asie de l'Est, où un grand ensemble de pays, Chine en tête,
stabilisent leur parité par rapport au dollar, alors que cet ancrage
n'est guère optimal pour les pays individuels. Nous sommes ici en
présence d'un « dilemme du prisonnier » classique, où chaque
participant adopte une mauvaise solution, car celle-ci se trouve
être la meilleure réponse en l'absence de coopération. Le
développement d'accords monétaires régionaux et la libéra.
48 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

lisation de l'usage international du yuan pour l'Asie pourront être


des moyens de sortir progressivement de cette situation.

La monnaie intematlonale
Une monnaie est internationale si elle permet le règlement des
échanges commerciaux entre les pays, ainsi que la circulation des
capitaux. Elle peut être vue comme un bien public international
puisque son existence même autorise le commerce international et
son financement. L'or jouait ce rôle dans le système de l'étalon-or,
même s'il n'était pas le médium direct du commerce international,
mais le moyen de règlement ultime de la variation des positions
monétaires extérieures des pays. Il partageait ce rôle avec les
devises convertibles en or dans le système d'étalon de change-or
des années 1920, dont on a vu dans le chapitre 1 qu'il n'a pas été
satisfaisant. Sous Bretton Woods, le statut privilégié du dollar est
venu du fait que les alliés politiques des États-Unis, dans le
contexte de la guerre froide, se sont abstenus de recourir à la
conversion en or. Dans notre système actuel, toutes les monnaies
convertibles sur le marché des changes peuvent théoriquement
remplir ce rôle. En réalité, le rôle international d'une monnaie
dépend de plusieurs facteurs, dont les principaux sont la
convertibilité, la taille de l'économie sous-jacente et le
développement des marchés financiers du pays émetteur. Mais
l'histoire joue aussi un rôle déterrninant, car les situations
dominantes sont difficiles à renverser.
Les conditions pour qu'une monnaie soit internationale

Une première condition nécessaire pour qu'une monnaie soit


internationale est la pleine convertibilité, c'est-à-dire qu'elle doit
pouvoir être achetée et vendue librement sur le marché des
changes, aussi bien par les résidents du pays que par les non-
résidents. Cela garantit qu'elle peut être utilisée pour les
transactions internationales. Toutes les monnaies des pays
avancés, comme l'euro, le yen, la livre sterling ou le dollar
canadien, sont pleinement convertibles comme le dollar. Au
contraire, les devises des pays émergents ont une convertibilité
souvent limitée, en raison de contrôles de capitaux plus ou moins
contraignants qui en limitent l'utilisation pour les étrangers, à
l'instar du yuan chinois ou de la roupie indienne. Ainsi, malgré la
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 49

puissance économique montante des pays émergents, leurs


monnaies ont encore peu de rôle sur le plan international. Cest ce
qui pousse ces pays à s'en remettre à la monnaie d'un pays
avancé, en l'occurrence le dollar, pour les fonctions
internationales.
Une seconde condition pour une monnaie internationale est la
taille du pays émetteur. Il est évident qu'un petit pays à monnaie
convertible (par exemple la Suisse) ne peut créer les liquidités
nécessaires pour financer les balances des paiements de
l'ensemble du monde. Le rôle international de cette devise est
nécessairement limité, car l'économie du pays pourrait être
déstabilisée par une demande trop massive de la part des non-
résidents. À l'inverse, un grand pays bénéficie d'un degré
d'ouverture plus faible, qui le rend moins sensible aux chocs
extérieurs et aux mouvements de changes ; il sera donc moins
susceptible d'être affecté par un usage international de sa
monnaie. Pour répondre à ces deux principaux critères de
convertibilité et de taille de l'économie, le dollar, l'euro et dans
une moindre mesure le yen sont les principaux candidats.
Un troisième critère concerne le développement des marchés
financiers du pays émetteur. Il faut que les non-résidents puissent
facilement emprunter cette devise et y placer leurs fonds avec des
coûts de transaction faibles. Ceci implique des marchés financiers
profonds et liquides, ainsi que des marchés dérivés sur lesquels
les risques peuvent être couverts. Cette dernière condition désigne
d'emblée le dollar comme la principale monnaie internationale,
parce que les marchés des titres d'État en euros ne sont pas unifiés
entre les pays et sont par conséquent bien moins liquides.
D'autres critères entrent aussi en compte, comme la puissance
économique et politique du pays, la stabilité et la bonne
gouvernance des institutions. Il s'agit en effet d'inspirer confiance
aux investisseurs étrangers et de les préserver de la crainte d'une
brusque dépréciation ou, pire, d'un blocage de leurs avoirs. Sans
désigner le dollar de manière exclusive, ces derniers arguments ne
jouent pas non plus à son encontre. Au total, nous sommes donc
dans une situation où la monnaie internationale est théoriquement
partagée entre un ensemble de devises, mais où le dollar est
clairement prépondérant.

Les fonctions de la monnaie internationale


50 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Au niveau national, la monnaie est un bien public émis par le


système bancaire mais étroitement contrôlé par la banque
centrale. Elle a trois fonctions : (1) c'est un intermédiaire des
échanges, bien supérieur au troc, pour l'échange des biens ou des
services, ainsi que pour la rémunération des facteurs de
production ; (2) c'est une unité de compte par laquelle les valeurs
peuvent être mesurées ; (3) c'est aussi une réserve de valeur,
permettant aux agents qui la détiennent de reporter dans le temps
leurs dépenses.
De manière analogue, une monnaie internationale est un bien
public international qui assure les trois mêmes fonctions à l'usage
des non-résidents. Ces trois fonctions peuvent être distinguées
selon leur usage privé ou public, comme cela est indiqué sur le
tableau I : (1) En tant qu'intermédiaire des échanges, les agents
privés ont besoin d'une devise qui soit acceptée par leurs
contreparties étrangères en règlement de leurs transactions
commerciales et financières. Les banques centrales doivent
pouvoir disposer d'un véhicule pour intervenir sur le marché des
changes. (2) En tant qu'unité de compte, il faut une monnaie de
facturation et de numéraire pour les marchés mondiaux, que ce
soient des marchés de matières premières ou des marchés
financiers de produits dérivés. Les gouvernements de leur côté
ont besoin d'une devise pour ancrer leur parité. (3) Comme
réserve de valeur, il faut distinguer les placements effectués par
les investisseurs privés des réserves officielles constituées par les
banques centrales.
Malgré des divergences sur l'usage de la monnaie
internationale, les choix effectués par les agents privés et publics
ont tendance à se renforcer l'un l'autre. Le secteur privé est, en
effet, souvent guidé dans ses choix par ceux des gouvernements.
Par exemple, dans un pays dont la monnaie est ancrée sur le
dollar, les entreprises privées vont plus volontiers facturer leurs
exportations dans cette devise. De même, les différentes fonctions
de la monnaie internationale ne sont pas indépendantes, et une
devise qui sert souvent d'intermédiaire des échanges comme le
dollar aura tendance à servir aussi d'unité de compte et de réserve
de valeur. Au total, tous les choix des agents publics et privés en
matière de monnaie internationale ont tendance à converger vers
une seule devise dominante.
LE DOLLAR COMME MONNAIE INTERNATIONALE 51

Tableau . Les fonctions de la monnaie internationale


Fonctions Secteur privé Secteur public
(1) Intermédiaire Règlement des transactions Devise pour les
des échanges commerciales et financières interventions
Intermédiaire sur le marché de change
des changes
Principale devise de facturation Devise d'ancrage
(2) Unité de
Numéraire sur les marchés pour fixation des
compte
mondiaux taux de change
(matières premières et dérivés) Réserves officielles
(3) Réserve de Devise de placement des non- de change
valeur résidents Marchés bancaires,
obligataires, etc.
La dominance du dollar

Pour accéder à un statut international, une monnaie doit


remplir un certain nombre de conditions, comme la convertibilité,
la taille de l'économie sous-jacente, la liquidité des marchés
financiers, la stabilité économique et politique. Nous avons vu
que le dollar remplissait bien ces conditions, mais il faut
reconnaître que certains éléments ne sont plus aussi favorables
aujourd'hui qu'ils l'étaient au milieu du xx e siècle. Notamment, le
creusement du déficit courant américain depuis plusieurs
décennies pourrait susciter une certaine défiance des investisseurs
; la taille relative de l'économie sousjacente décline aussi dans le
PIB mondial en raison de la montée des émergents.
Il reste donc à expliquer pourquoi le dollar reste la monnaie
internationale largement dominante en ce début de xxr siècle et
non une monnaie internationale parmi d'autres, comme l'euro ou
le yen. Ceci revient à se demander pourquoi la monnaie
internationale se polarise sur une seule devise.
L'existence d'externalités de réseau peut expliquer le
phénomène [Aglietta et Deusy-Fournier, 1995 ; Lim, 2006].
Celles-ci interviennent lorsque l'utilité d'un bien augmente avec
son nombre d'utilisateurs. La demande individuelle de ces
produits dépend donc de son utilisation collective, comme dans le
cas d'un logiciel, d'un système d'exploitation comme Windows ou
d'une monnaie. Les externalités de réseau conduisent à
l'installation durable de positions dominantes, qui sont ensuite
très difficiles à renverser. Si un bien de ce
52 DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL
LE DOLLAR

type a acquis une position dominante à un moment donné, il a de


grandes chances de la conserver longtemps. L'histoire est ainsi
déterminante pour expliquer la prédominance du dollar. C'est le
rôle clé qui lui a été conféré dans le système de Bretton Woods
qui explique encore l'importance du dollar aujourd'hui. Les
externalités de réseau jouent dans toutes les fonctions de la
monnaie, que ce soit la facturation du commerce, la devise
d'ancrage ou la constitution des réserves.
Si de nombreux exportateurs facturent et règlent leurs
transactions en dollar par exemple, chaque exportateur individuel
a intérêt à faire de même. Le même phénomène se produit sur les
marchés d'actifs financiers, et notamment sur les marchés de gros
de la liquidité mondiale, par l'intermédiaire des banques
internationales. De leur côté, les banques centrales ont intérêt à
détenir leurs réserves en devises dans la monnaie où sont libellées
les dettes du pays et où est facturé son commerce extérieur,
puisque ces réserves servent à lisser les déséquilibres provoqués
par les aléas dans les flux de dettes et de commerce. Si les
gouvernements décident de réguler leur taux de change pour les
raisons indiquées ci-dessus, ils le feront contre la devise dont le
marché est le plus liquide, et contre laquelle les autres pays
administrent aussi leur parité. La monnaie est donc le domaine
des externalités par excellence. Dans ces conditions, le statut de
devise clé peut se perpétuer, même si les raisons sous-jacentes à
cette position ont tendance à s'estomper.
Le marché des changes est particulièrement sujet aux
externalités de réseau. Supposons qu'il y ait N monnaies dans le
monde. Si les transactions internationales se faisaient de manière
bilatérale entre ces N monnaies, sans en privilégier aucune, il y
aurait N(N — 1)/2 marchés des changes. Au contraire, s'il y a une
seule monnaie véhiculaire, il suffit de (N — 1) marchés des
changes pour assurer la conversion de n'importe quel couple de
monnaies. En concentrant les volumes sur un nombre plus faible
de marchés, la présence d'une monnaie internationale unique
permet d'augmenter leur liquidité et donc d'abaisser les coûts de
transaction. Cet argument est convaincant si l'on songe qu'il existe
environ 150 monnaies dans le monde et que le nombre de
marchés des changes bilatéraux pourrait s'élever à 11 175,
COMME MONNAIE INTERNATIONALE 53
nombre qui se trouve réduit à 149 par l'usage d'une monnaie
véhiculaire [Lim, 2006].
La Banque des règlements internationaux (BRI) publie
régulièrement des enquêtes très précises sur les transactions
effectuées sur les marchés des changes. Le dollar ressort de loin
comme la principale monnaie du marché, puisque 87 % des
transactions effectuées consistent à l'échanger contre une autre
devise. Cette situation provient
LE

non seulement de son usage dominant dans le commerce


international et les marchés financiers, mais aussi du fait qu'il sert
d'intermédiaire entre les autres monnaies. Par exemple, l'échange
de reals brésiliens contre pesos philippins se fait en deux temps :
par la vente de real contre dollar, puis de dollar contre peso. Cette
pratique permet de réduire les coûts de transaction. En
comparaison, la seconde monnaie internationale, l'euro, n'entre
que dans 33 % des transactions du marché des changes ; la
troisième, le yen, dans seulement 23 %.

Comparaison avec l'euro et le yen

Le rôle international des monnaies peut être évalué grâce à des


indicateurs statistiques, même si certaines fonctions ne donnent
pas lieu à un chiffrage précis. Le graphique 3 récapitule les
statistiques existantes pour le dollar, ainsi que pour ses deux plus
proches rivaux actuels que sont l'euro et le yen. Ces statistiques
font apparaître la prépondérance du dollar en ce qui concerne les
transactions sur les marchés de changes, les monnaies d'ancrage,
les prêts bancaires internationaux ainsi que les réserves des
banques centrales. L'euro ressort comme la seconde monnaie de
réserve internationale, avec un rôle qui est cependant nettement
plus limité, sa zone d'influence restant circonscrite aux voisinages
immédiats de l'Europe ou aux transactions qui impliquent une
contrepartie européenne. Quant au yen, son influence
internationale est restée faible, en partie parce que le
gouvernement japonais a longtemps résisté à son utilisation par
les non-résidents.
Les monnaies de règlement et de facturation du commerce
international ne donnent pas lieu à la publication de statistiques
régulières, mais de nombreux travaux ont montré que le dollar
était la principale monnaie dans ce domaine, quelles que soient
54 DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL
les régions du monde, à l'exception de l'Europe [Goldberg, 2010].
C'est aussi la monnaie de cotation pour la plupart des marchés
internationaux de matières premières, notamment le pétrole.
La prééminence des grandes banques d'affaires américaines,
mais aussi l'importance des filiales américaines des banques
universelles européennes et la taille des marchés financiers du
pays expliquent la suprématie du dollar dans la finance mondiale.
57 % des prêts bancaires internationaux sont contractés en dollar,
contre seulement 20 % en euro et 3 % en yen. dollar reste aussi
prédominant sur les marchés dérivés, comme les dérivés de crédit,
même sur des entités gouvernementales européennes. La crise de
2008 n'a pas véritablement changé cet état de fait, bien que les
États-Unis en aient été
LE DOLLAR

l'épicentre ; toutefois, la crise de l'euro a provoqué un retrait des


banques européennes dans l'intermédiation en dollar du crédit
international vers les pays émergents. C'est seulement en matière
d'obligations internationales que l'euro et le dollar ont un rôle à
peu près équivalent, puisque leurs parts respectives sont de 37 %
et 38 %.
En ce qui concerne les espèces, le billet vert est un moyen de
paiement universel qui circule en monnaie parallèle dans de
nombreux pays. On estime que 65 % environ des billets émis par
les États-Unis quittent le pays pour être utilisés à l'étranger. Ce
pourcentage atteint même 75 % pour les coupures de 100 dollars
[Goldberg, 20101. Les billets verts servent de moyens de
paiement à l'économie souterraine, mais aussi aux ressortissants
des pays en développement ou émergents qui ont peu de
confiance dans leur propre monnaie. Le phénomène est important
en Amérique latine mais aussi en Russie et dans les républiques
issues de l'Union soviétique. Nous reviendrons sur cette question
à la fin du chapitre pour évaluer les gains du seigneuriage qu'en
retirent les États-Unis. En comparaison, les billets en euro
circulent beaucoup moins à l'étranger, puisque c'est le cas de
seulement 20 % d'entre eux [BCE, 2013].
Les banques centrales donnent aussi la priorité au dollar lorsqu'il s'agit
de placer leurs réserves officielles de change. Elles y investissent 61 %
de leurs réserves, contre 24 % en euro et 4 % en yen. Cette situation
prolonge là encore celle qui prévalait sous le système de Bretton Woods,
même si, aujourd'hui, les banques centrales choisissent les devises dans
lesquelles elles veulent investir. Ce choix se fonde sur la confiance que
COMME MONNAIE INTERNATIONALE 55
peuvent inspirer les Etats-Unis, notamment pour les pays émergents,
mais aussi sur deux facteurs techniques. Premièrement, les banques
centrales investissent leurs dollars en bons du Trésor américain, qui sont
négociables sur l'un des marchés de titres les plus liquides au monde,
étant donné la taille de la dette publique américaine, comparée par
exemple aux marchés fragmentés de la dette souveraine en euro.
Deuxièmement, les banques centrales des pays qui maintiennent leur taux
de change par rapport au dollar en achètent régulièrement en vendant leur
monnaie nationale de façon à éviter l'appréciation de leur parité. Elles en
conservent une large part dans leurs réserves de façon à pouvoir les
revendre dans le cas où leur monnaie se déprécierait et qu'il faille en
soutenir le cours. Néanmoins, l'accumulation des déficits américains fait
peser un risque de change sur ces réserves en dollar. Pour y faire face, un
certain nombre de banques centrales ont commencé à diversifier
progressivement leurs réserves vers d'autres monnaies. La part du dollar
dans les réserves de change a ainsi baissé depuis 2000, même si la crise
de 2008
56 DOLLAR ET SYSTÈME MONÉTAfRE INTERNATIONAL
LF IF

Graphique 3. Le rôle international du dollar, de l'euro et du yen, en


% du total
(sauf pour les monnaies ancrées, en nombre)

(1) Transactions sur le


marché des changes

(2) Nombre de monnaies


ancrées

(3) Prêts bancaires

(4) Obligations
internationales

(5) Réserves officielles mondiales

o % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 %

adollar • euro z yen


Notes : (1) part des transactions incluant la monnaie en 201 3 (total de 200 %), source : BRI
[201 3] ; (2) nombre de monnaies ancrées, source : McKinsey Global Institute [2009] ; (3) et
(4) part des prêts bancaires internationaux et des obligations internationales libellées dans la
monnaie à la fin 201 2, source : BCE [201 3] ; (5) part dans les réserves officielles de change
allouées fin 201 3, sources : FMI, base de données COFER (2014).

n'a pas changé la donne ; elle aurait plutôt eu tendance à la renforcer à


cause du désir immédiat de fuite vers le refuge liquide.

Dollarisation et dédollarisation

Le terme de dollarisation recouvre deux réalités très


différentes. Au sens strict ou de jure, la dollarisation désigne la
situation d'un pays où le dollar est la seule monnaie légale. Au
sens large ou de facto, le mot qualifie toutes les situations où le
dollar circule comme monnaie parallèle à l'intérieur d'un pays à
côté de la monnaie locale.
La dollarisation de jure résulte d'une décision de l'État d'abandonner
sa propre monnaie au profit du dollar. Toutes les fonctions de la
LE COMME MONNAIE INTERNATIONALE 57
monnaie sont alors transférées au dollar, la monnaie nationale
disparaissant purement et simplement. Très peu de pays sont
concernés, parmi lesquels les principaux sont le Panama, depuis 1904,
l'Équateur depuis 2000, le Salvador depuis 2001. Au moment du
passage à la dollarisation, les réserves de change sont utilisées pour
acheter les billets qui seront mis en circulation, puis le stock de monnaie
évolue selon le solde des entrées et des sorties de capitaux.
DOLLAR

Les implications de ce choix sont drastiques puisque la banque


centrale n'a plus la main ni sur la création monétaire ni sur le taux
d'intérêt, l'arme du taux de change ayant également disparu.
Celle-ci ne peut plus jouer le rôle de prêteur en dernier ressort,
qui consiste à créer des liquidités pour renflouer les banques en
cas de crise : les instruments de politique économique se trouvent
ainsi très limités. Or ce choix est difficilement réversible une fois
que la monnaie nationale a disparu. Il faut donc une situation
vraiment désespérée pour qu'un État se résolve à une décision
aussi radicale. Dans le cas de l'Équateur, en 2000,
l'hyperinflation, la chute continue du taux de change, le défaut de
paiement de l'État, l'effondrement du système bancaire ainsi que
l'instabilité politique s'étaient conjugués pour anéantir toute
confiance dans la monnaie nationale. Les agents privés avaient
déjà fui la monnaie nationale au profit du dollar lorsque le
gouvemement a annoncé sa décision d'adopter le dollar comme
monnaie légale.
La dollarisation de facto est une situation beaucoup plus répandue, en
Amérique latine mais aussi en Asie. Elle résulte des myriades de choix
effectués continûment par les agents privés ou publics dans leurs
décisions d'épargne et d'emprunt. Dans les pays où la réglementation le
permet, ceux-ci peuvent en effet arbitrer entre leur propre monnaie, plus
ou moins sujette à l'inflation ou la dévaluation, et une monnaie
internationale souvent jugée plus solide, comme le dollar. Les
préférences des agents à cet égard dépendent surtout de la fiabilité qu'ils
attribuent à leur propre monnaie. Or la confiance dans la monnaie se
forge sur le long terme et ne peut se décréter. Des épisodes
d'hyperinflation, comme en ont connu de nombreux pays d'Amérique
latine dans les années 1980, laissent des traces durables dans la mémoire
des peuples et sont susceptibles d'ébranler leur confiance dans la
monnaie nationale pendant plusieurs décennies. Certains auteurs sud-
américains en sont venus à parler de « péché originel » à ce propos, les
économies émergentes se trouvent en effet lourdement handicapées par la
58 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL
préférence pour le dollar sans qu'il soit possible d'y remédier à court
terme [Hausmann et Paniua, 2003].
D'un côté, les épargnants de ces pays sont tentés de détenir leurs
dépôts bancaires en dollar pour préserver la valeur de leur richesse, si la
monnaie nationale a tendance à se déprécier. D'un autre côté, les
emprunteurs locaux, que ce soit l'État ou les entreprises, ont souvent
intérêt à libeller leurs emprunts en dollar pour attirer les souscripteurs,
qu'ils s'adressent aux épargnants du pays ou aux investisseurs
internationaux. Le taux d'intérêt souvent plus faible sur l'emprunt en
dollar est aussi un avantage pour les émetteurs, même s'il s'accompagne
d'un risque de change. Pour le gouvernement d'un pays dont le taux de
change est ancré au dollar, émettre sa dette en dollar permet
de réduire le coût de l'emprunt. Cependant, dès que la monnaie se
déprécie, le service de la dette se trouve renchéri d'autant. Ainsi
l'endettement en dollar permettrait d'une certaine manière de
crédibiliser la volonté des autorités de maintenir leur cours de
change. Dans la réalité, il conduit plutôt à amplifier les crises de
change, puisque les dévaluations provoquent une augmentation
de la dette en devises. Ce fut le cas par exemple dans la crise
asiatique de 1997, ainsi qu'en Argentine en 2001-2002.
Depuis ces crises, la dollarisation est considérée comme un facteur de
vulnérabilité des pays émergents, qu'il s'agit de limiter. Le FMI a édicté
un certain nombre de recommandations dans ce sens, incitant notamment
les pays concernés à développer un marché obligataire en monnaie
locale. Suite à ces recommandations, mais aussi en raison du repli de
l'inflation mondiale et de la bonne performance des monnaies
émergentes, la dollarisation a fortement régressé en Amérique latine. Le
recul le plus spectaculaire a eu lieu en Bolivie, puisque la part du dollar
est passée de plus de 93 % des dépôts et des crédits en 2000 à environ 50
% en 2010. C'est aussi le cas au Pérou où cette part a diminué, passant de
79 % à environ 50 % ainsi qu'au Paraguay et en Uruguay (tableau 2).

Les conséquences pour l'économie mondiale


Si les États-Unis règnent quasiment sans partage sur la monnaie
internationale, leur influence est plus partagée sur le commerce
international, dont la structure reflète davantage l'importance
économique des pays sur l'échiquier mondial. Cet écart entre puissances
monétaire et commerciale crée inévitablement des distorsions. D'une
part, les pays qui fixent leur monnaie par rapport au dollar sans avoir de
liens économiques suffisants avec les États-Unis peuvent se trouver
déconnectés de leurs partenaires commerciaux. L'ancrage conduit alors
aux mésalignements des monnaies par rapport aux fondamentaux
économiques. D'autre part, le statut international du dollar crée une
asymétrie dans le financement des déficits extérieurs mondiaux, puisque
LE COMME MONNAIE INTERNATIONALE 59
les investisseurs acceptent ainsi de financer la dette extérieure américaine
à moindre coût. L'accumulation des réserves officielles de change en
dollar en est un symptôme. Les États-Unis peuvent ainsi être en déficit
extérieur permanent sans être incités à rééquilibrer leurs comptes en
effectuant les ajustements nécessaires comme les autres
60 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Tableau 2. Dollarisation en Amérique latine. part des dépôts et


des crédits en dollar
2010

Dépôts Crédits Dépôts Crédits


Bolivie 93,2 94,4 51 53,8
Paraguay 69,7 53,3 43,5 38,6
Pérou 78,5 78,9 49,7 52,1
Uruguay 87,0 75,1 76,3 52,5
Source Carcia-Escribano et Sosa [2011].

Le mésalignement des monnaies

Les amples fluctuations du dollar contre les monnaies tierces


sont un facteur de déstabilisation pour les pays dont le taux de
change est fixe, qui s'ajoute aux problèmes engendrés par le
déphasage des cycles économiques [Coudert et Couharde, 2009 ;
Coudert, Couharde et Mignon, 201 la]. Lorsque le dollar
s'apprécie contre les autres monnaies, toutes les monnaies ancrées
sont emportées dans son sillage. Ceci signifie que leurs produits
deviennent plus chers pour les pays tiers. Comme les prix et les
salaires sont rigides à la baisse, il en résulte une perte de
compétitivité, qui peut être dévastatrice pour le commerce
extérieur. Les taux de change des pays ancrés ont alors tendance à
être surévalués, ce qui se manifeste par des déficits courants
structurels, c'est-à-dire qui persistent quel que soit l'état de la
conjoncture.
Or la surévaluation des monnaies est à l'origine de crises retentissantes.
En effet, les investisseurs intemationaux peuvent placer longtemps leurs
fonds dans ces monnaies surévaluées pour financer le déficit courant du
pays, car elles offrent souvent des différentiels de rendement attractifs.
Cette situation dure tant que le risque perçu est faible, mais le jour où
l'aversion au risque augmente, les capitaux se retirent brusquement,
provoquant une chute de la valeur de la monnaie. Cette séquence n'est pas
hypothétique ; elle s'est produite à plusieurs reprises dans l'histoire
récente. Par exemple, de 1995 au début 1997, le dollar s'est apprécié de
50 % contre le yen japonais, entraînant dans son sillage les monnaies à
changes fixes des pays du Sud-Fst asiatique, dont les déficits courants se
sont envolés. Les capitaux se sont retirés brutalement de la zone,
produisant ce que l'on a nommé la « crise asiatique » de 1997. Le même
LE DOLLAR COMME MONNAiE INTERNATIONALE 61

scénario s'est reproduit de 1997 à 2000 alors que le dollar s'appréciait de


3() % contre l'euro,
le taux de change fixe de l'Argentine, dont le tiers des
exportations est dirigé vers l'Union européenne, est devenu
surévalué, contribuant ainsi à la crise de 2001.
Parmi les pays dont les monnaies sont ancrées sur le dollar, les
producteurs de pétrole sont sans doute moins touchés par ses
fluctuations. L'impact y est plus limité, dans la mesure où la
compétitivitéprix de leurs exportations n'est pas affectée par la
variation de leur taux de change vis-à-vis du reste du monde. Le
prix du pétrole se fixant en dollar, si le ryal saoudien est
surévalué, la capacité exportatrice du Royaume demeure intacte,
tant que les salaires du pays permettent d'extraire le pétrole en
laissant des marges suffisantes.

La montée des réserves de change

Une des conséquences importantes de l'ancrage des monnaies


émergentes est l'accumulation des réserves de change (graphique
4). En effet, les pays dont les changes sont fixes ont besoin
d'intervenir régulièrement sur le marché des changes. Même si les
marchés des changes sont contrôlés par la réglementation dans
certains pays, les taux de change se forment toujours en fonction
de l'offre et la demande. Ceci veut dire que si une banque centrale
veut maintenir une parité fixe, mais que la demande et l'offre ne
s'équilibrent pas à ce prix, elle doit intervenir en mettant sur le
marché les quantités nécessaires pour rétablir l'équilibre.
Prenons l'exemple de la Chine. Deux cas peuvent se présenter :
(i) Si la demande de yuan est insuffisante pour absorber l'offre, la
banque centrale doit racheter sa propre monnaie en vendant des
dollars, ce qui exige de disposer au préalable du stock nécessaire.
(ii) A contrario, si la demande est trop forte, la banque centrale
chinoise doit vendre des yuans contre dollars, de façon à éviter
que le cours ne s'envole. Les dollars achetés de cette façon sont
accumulés sous forme de réserves officielles de change, qui
permettront de faire face à un éventuel retournement des marchés.
Le second cas de figure a été de loin le plus fréquent au cours de
la dernière décennie : la banque centrale chinoise est intervenue
régulièrement pour soutenir le cours du dollar. Ces interventions
ayant pour but de limiter l'appréciation du yuan ont certainement
62 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

contribué à soutenir les exportations. Elles ont aussi conduit la


Chine à engranger d'énormes quantités de dollars sous formes de
réserves officielles de change, celles-ci atteignant une proportion
record de 48 % du PIB en 2009, contre 14 % en 2000 (graphique
4). Cette situation se retrouve dans un grand ensemble de pays
émergents, notamment asiatiques. Au niveau mondial, les

Graphique 4. Réserves de change en pourcentage du PIB,


Monde et Chine 20 %

15 % Monde

10
%

60 %
Chine
50 %

40 %

30 %

20 %

1096

Sources : FMI ; Banque mondiale.


LE DOLLAR COMME MONNAiE INTERNATIONALE 63

réserves de change ont bondi, passant de 1 % du PIB dans les


années 1960 à 17 % en 2012.

Le financement de la dette américaine par les réserves de change des


outres pays

La position extérieure nette désigne l'écart entre les actifs que les
résidents d'un pays détiennent à l'étranger et ceux que possèdent les
étrangers dans le pays. Si elle est négative, on peut considérer qu'il s'agit
d'une dette du pays vis-à-vis de l'étranger. En toute rigueur, la position
extérieure nette compte aussi des investissements directs et des actions
qui ne sont pas à proprement parler une dette, mais il n'en reste pas moins
que leur montant est dû aux non-résidents, ce qui rend légitime
d'assimiler les deux termes.
La position extérieure américaine était positive dans l'immédiat après-
guerre, notamment vis-à-vis de l'Europe à la suite du plan Marshall,
auquel s'ajoutaient les créances de guerre. Elle s'est ensuite
considérablement développée au cours des deux décennies suivantes en
raison de la puissance des multinationales américaines qui ont investi sur
tous les continents. Cependant, depuis le début des années 1970, les
déficits extérieurs persistants ont commencé à ronger les avoirs du pays ;
les États-Unis sont ainsi devenus débiteurs vers le milieu des années
1980. La position extérieure nette du pays, désormais négative, s'élevait à
4 166 milliards de dollars en 2013 (tableau 3), soit 25 % du PIB environ.
Les avoirs extérieurs nets représentent les soldes courants passés
accumulés, compte tenu des effets de valorisation. Un pays déficitaire
doit nécessairement financer son déficit par des entrées nettes de capitaux
de même montant. Il y a seulement deux moyens pour ce faire : soit les
résidents du pays vendent une partie de leurs actifs à l'étranger, soit les
étrangers achètent des actifs dans le pays. Dans les deux cas, la position
extérieure du pays se dégrade. Dans la réalité, les actifs des Américains à
l'étranger ont continué de croître à un rythme soutenu, les multinationales
américaines poursuivant leur politique d'investissements à l'étranger.
Mais les étrangers ont investi bien davantage aux États-Unis, si bien que
le solde entre les deux est devenu négatif.
Le statut de monnaie internationale du dollar a permis de
financer sans douleur la dette américaine. La contrainte extérieure
s'est fait beaucoup moins sentir aux États-Unis que dans les autres
pays, puisque la dette extérieure a augmenté continûment sans
crise de financement. L'attrait exercé par le dollar sur les
investisseurs internationaux ne s'est jamais démenti, même
pendant la crise de 2008. Plus précisément, il convient de se
demander dans quelle mesure le statut international du dollar
contribue au financement de la dette américaine. Pour répondre à
64 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

cette question, il faut se reporter aux statistiques publiées dans la


balance des paiements américaine. Nous pouvons en extraire la
composition des avoirs américains à l'étranger (ligne 1 du tableau
3) ainsi que ceux des étrangers détenus aux États-Unis (ligne 2),
qui viennent financer la dette extérieure du pays. Dans cet
ensemble, deux lignes sont directement liées au statut
international du dollar : ce sont les réserves officielles de change
(ligne 2.1) d'une part, ainsi que les billets (qui figurent à l'intérieur
de
Tableau 3. Décomposition de la position extérieure nette des
États-Unis, en milliards de dollars

Type d'acüfs 1976 1980 190 2000 2013

Position extâeure des Éüts-Uni5


162,7 303 -230,4 -1 337,0 —4 165,6

1. Avoirs américains détenus à l'étranger . 457,0 929,8 2 179,0 6 238,8 21 590,9


I .I . Réserves omcielles des États-Unis 44, 1 171,4 174,7 483,4
1.2. Avoirs privés des knéricains

à l'étranger ............................. 367,9 692,8 1 920,0 6 025,2 18 258,3


fnvestjsernent direct 222,3 388,1 616,7 1 531,6 5 318,6
Titres étrangers ktifs des 44,2 62,5 342,3 2 425,5 8291,8
banques améri-
caines sur l'étranger 81,1 203,9 695,7 1 231,5 3
667,0

2. Avoirs des étrangers aux

États-Unis .. . . . ...................s......... 294,3 569,5 2 409,4 7 575,8 25 756,5


2.1 Réserves officielles des pays
étrangers aux États-Unis ......... 107,1 181,2 380,3 1 037,1 5
Titres du gowemement 843,3
americain ....... .. .. ... 72,6 118,2 291,2 756,2 4
485,9
2.2 Autres actifs éfrangers . . 187,1 388,2 2 029, 1 6 538,7 17 201,3
Investisement direct 47,5 127,1 505,3 1 421,0
Titres du Trésor américain 16,1 152,5 381 1 638,6
LE DOLLAR COMME MONNAiE INTERNATIONALE 65

Autres titres américains 54,9 74,1 2 623,0 7614,5

Billets 11,3 19,4 64,0 205,4 481,3


Passif des banques
américaines 53,5 121,1 633,3 1 168,7 3 769,6

Note : Chiffre provisoire du 3e trimestre pour 2013.


Source : Bureau of Economic Analysis.

la catégorie « autres actifs étrangers » de la ligne 2.2) d'autre part,


quoique leurs montants soient moins importants que ceux des
réserves.
Les banques centrales étrangères ont investi 5,8 trillions de
dollars aux États-Unis sous forme de résewes officielles de
change. Sur ce montant, 4,5 trillions sont placés en titres de l'État
américain, le reste l'étant essentiellement en titres émis par des
organismes publics. La situation est asymétrique, puisque les
États-Unis eux-mêmes détiennent comparativement très peu de
réserves de change (ligne 1.1), 483 milliards en 2013,
essentiellement sous forme d'or. Au total, le solde de réserves
officielles des étrangers aux États-Unis est de 5,4 trillions de
dollars environ (ligne 2. I-ligne 1.1). Les réserves de change en
dollars permettent donc de couvrir entièrement la dette extérieure
nette américaine (de 4,2 trillions de dollars).
Dans un monde complètement symétrique où le dollar n'aurait
pas de statut particulier, ce solde serait sans doute voisin de zéro
car les banques centrales étrangères diversifieraient leurs
monnaies de réserve et la banque centrale américaine détiendrait
davantage de réserves sur l'étranger. Dans ce cas, la position
extérieure nette des États-Unis ne serait plus de — 4,2 mais de 9,3
trillions de dollars, un montant bien plus difficile à financer.
Même s'il est délicat de refaire l'histoire en raisonnant de la sorte,
il est clair que les réserves officielles des banques centrales
étrangères sont décisives dans le financement du déficit
américain.

Les gains de seigneuriage et le privilège exorbitant


Les coupures en dollar sont utilisées comme monnaie parallèle
dans de nombreux pays. Ce phénomène touche surtout les pays en
66 LE DOLLAR ET LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

développement ou émergents dont les résidents ont peu confiance


dans leur monnaie nationale. Les billets verts constituent une
réserve de valeur qui permet à leurs détenteurs d'éviter la
dévalorisation de leurs avoirs en cas d'inflation ou de dévaluation
dans leur pays. Détenir des dollars revient ainsi à faire sortir ses
capitaux du pays, en échappant éventuellement aux
réglementations en matière de contrôle des changes. Les coupures
en dollar sont aussi utilisées par les trafiquants de tout genre pour
servir de moyens de paiement à l'économie souterraine. Au total,
481 milliards de dollars sont détenus en billets par les étrangers
(tableau 3). Là aussi, la situation est très asymétrique puisque les
Américains n'ont guère de raisons de détenir des billets en
monnaie étrangère. Il n'y a d'ailleurs pas de ligne spécifique
prévue à cet effet dans la balance des paiements américaine. Au
total, le financement de la dette américaine s'en trouve facilité à
hauteur de 0,5 trillion de dollars. Cela est d'autant plus favorable
qu'il n'y a pas d'intérêts à verser sur ce poste.
Le gain ainsi obtenu par l'émission de billets relève de ce qu'il
est convenu d'appeler le « seigneuriage ». Il s'agit là du gain à
émettre des billets qui sont acceptés à leur valeur faciale par les
agents privés, alors que leur coût de production est bien inférieur
à cette valeur. Ce gain revient aux autorités monétaires du pays
émetteur, c'est-à-dire à la banque centrale et à l'État. Lorsque les
billets circulent à l'intérieur du pays, le gain de seigneuriage
existe, mais comme il est prélevé sur les résidents, il n'y a pas de
bénéfice net à attendre au niveau du pays. Lorsque la monnaie est
internationale, le seigneuriage est bien plus favorable puisque le
gain est obtenu sur le reste du monde : il permet de financer la
dette extérieure sans coût. Pour les États-Unis, en valeur actuelle,
le gain correspond au 0,5 trillion de dollars de billets en
circulation à l'étranger, si on néglige leur coût de production. Une
autre façon de l'exprimer est de calculer le gain réalisé chaque
année par la circulation de billets, qui réduit la dette et donc les
intérêts à verser. Si le taux d'intérêt sur les emprunts d'État est de
2 % par exemple, l'économie est de 10 milliards de dollars
environ.
On peut aussi inclure dans les gains de seigneuriage ceux qui
résultent des réserves officielles déposées par les pays étrangers
aux États-Unis. En effet, les banques centrales qui achètent la
dette publique américaine le font pour acquérir des réserves en
monnaie internationale et sont très peu sensibles au rendement
LE DOLLAR COMME MONNAiE INTERNATIONALE 67

offert. Cette demande que l'on peut qualifier de « captive »


contribue à faire baisser les taux d'intérêt sur les emprunts
souverains américains. L'écart entre les intérêts qui seraient versés
en l'absence de ce comportement des banques centrales étrangères
et les intérêts effectivement versés sur la dette américaine
représente donc un gain directement lié au statut de monnaie
internationale. Un certain nombre d'études économétriques ont
tenté de chiffrer cet effet. Leurs résultats montrent que le statut de
monnaie de réserve abaisse significativement le taux d'intérêt sur
la dette américaine, quoique l'amplitude de la baisse soit très
variable selon les méthodes utilisées, allant de 0,3 % à 2 %
[McKinsey Global Institute, 2009]. Pour donner un ordre de
grandeur de cet effet, on peut retenir une estimation moyenne
entre 0,5 et 0,7 point de pourcentage. Comme la dette publique
américaine est à peu près égale à 100 % du PIB, l'économie
annuelle réalisée représente 0,5 % à 0,7 % du PIB, ce qui
correspond à une fourchette entre 85 et 120 milliards de dollars.
En additionnant les gains des deux postes, réserves officielles et
billets, le total des gains de seigneuriage pourrait être estimé
autour des 100 milliards de dollars par an, pour donner un ordre
de grandeur approximatif.
Dans les années 1960, Giscard d'Estaing, alors ministre des
Finances du général de Gaulle, dénonçait le « privilège exorbitant
» des États-Unis d'émettre la monnaie internationale. La formule
n'a cessé d'être reprise depuis lors, peut-être parce qu'elle se
traduit littéralement en anglais (exorbitant privilege) mais surtout
car elle reste justifiée aujourd'hui par l'ampleur des gains de
seigneuriage qui reviennent aux États-Unis.
LE DOLLAR ET LE SYSTEME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Cependant, le privilège d'émettre la monnaie internationale


engendre aussi des inconvénients. C'est la raison pour laquelle
des pays comme le Japon ou l'Allemagne ont tenté de freiner le
processus d'internationalisation de leur monnaie dans les années
1980 ; ceci peut aussi expliquer l'attitude actuelle de la Chine qui
continue de limiter l'utilisation du yuan par les non-résidents. En
effet, l'attraction exercée par la monnaie internationale sur
l'ensemble des investisseurs mondiaux contribue à en soutenir
artificiellement le cours, ce qui peut donner lieu à une
surévaluation et pénaliser le commerce extérieur du pays
émetteur. Le déficit permanent de la balance des paiements
américaine peut être dû en partie à cette situation. Si l'on prenait
en compte les effets induits sur le taux de change et la perte de
compétitivité qui en résulte pour les producteurs nationaux, le
privilège de l'émetteur de monnaie internationale pourrait se
révéler bien moins exorbitant qu'attendu. McKinsey Global
Institute [20091 chiffre entre 85 et 115 milliards de dollars les
coûts dus à la perte de compétitivité du dollar du fait de son rôle
international, soit presque autant que les gains de seigneuriage.

Vous aimerez peut-être aussi