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Histoire Eglise Vaudoise Tome1
Histoire Eglise Vaudoise Tome1
DE
L'EGLISE VAUDOISE
AVEC UN APPENDICE CONTENANT LES PRINCIPAUX ÉCRITS
ORIGINAUX DE CETTE ÉGLISE,
UNE DESCRIPTION ET UNE CARTE DES VALLÉES VAUDOISES
ACTUELLES,
ET LE PORTRAIT D'HENRI ARNAUD.
PAR
ANTOINE MONASTIER,
TOME PREMIER.
LAUSANNE
PRÉFACE
Pour démontrer leur rapport étroit avec l'Eglise primitive fondée par les apôtres,
pour établir leur droit à se nommer Eglise fidèle, et même à se regarder comme
formant la vraie Eglise du Seigneur Jésus-Christ sur la terre, les Eglises
évangéliques s'appuient sur la conformité de leurs dogmes, de leur culte et de
leur vie intérieure avec le tableau que le Nouveau-Testament nous trace de
l'Eglise primitive, et avec les prescriptions, directions et révélations qu'enseigne.
cette même Parole. Cet argument interne est en effet le plus important dans la
question ; il a une force irrésistible; à lui seul il suffit.
Cependant, il est un argument externe qui, sans être concluant, a une certaine
valeur, et qui, au dire des ennemis des Eglises évangéliques, leur manquerait
tout-à-fait, c'est l'ancienneté d'existence. - Vous n'êtes que d'hier, leur crie
l'Eglise romaine d'un ton d'ironie et de triomphe. Vous avez quitté l'Eglise mère
par une révolution que vous appelez pompeusement une réformation; mais si la
vérité était de votre côté, elle serait bien jeune .... ! Un peu plus de trois cents ans
de vie est un titre bien récent, quand il s'agit de prétentions à posséder la vérité
éternelle. Pour oser lutter avec Rome, il vous faudrait ce qu'elle possède et qui
vous fait défaut, une origine ancienne et vénérable. - Mais cet attribut de la vérité
ne manque pas aussi complètement aux Eglises évangéliques qu'il pourrait
sembler d'abord. L'Eglise vaudoise est le lien qui les unit à la primitive. Par son
moyen, elles établissent l'existence antérieure de leur constitution, de leur
doctrine et de leur culte à celle des idolâtries et des erreurs papistes. Tel est aussi
le but de l'écrit que nous livrons au public. Il est destiné à prouver, par le fait de
l'existence non interrompue de l'Eglise vaudoise, la perpétuité de l'Eglise
primitive, représentée aujourd'hui non-seulement par l'Eglise des Vallées
Vaudoises du Piémont, mais encore par toutes ses soeurs les Eglises
évangéliques, fondées sur l'unique Parole de Dieu.
En écrivant cet ouvrage sur une partie essentielle de l'histoire ecclésiastique, son
auteur a eu en vue la gloire de son Sauveur. Il estime que, quelque humbles et
chétifs qu'aient été aux yeux du monde ces Vaudois, oubliés des uns, méprisés,
haïs et persécutés des autres, leur histoire met en évidence et offre à l'imitation
des fidèles quelques-uns des caractères essentiels des vrais disciples de Jésus-
Christ : la foi, la fidélité, l'humilité, le détachement du monde, la persévérance et
la résignation dans les plus douloureuses épreuves.Il croit aussi que le
développement de cette histoire démontrera la fidélité du Seigneur pour les
humbles de son Eglise, la sagesse de ses plans et de ses soins en leur faveur, la
puissance qu'il déploie au jour dans lequel il veut les délivrer, et les consolations
efficaces qu'il leur accorde dans leurs épreuves. On remarquera enfin, espère-t-il,
que le chef de l'Eglise a accompli la promesse qu'il avait faite, que les portes de
l'enfer ne prévaudraient point contre elle ; et que, dans cette histoire de la
conservation de la vérité évangélique au milieu des ténèbres, on reconnaîtra, a sa
gloire, que Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages;
que Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes, et que
Dieu a choisi les choses viles du monde, et les plus méprisées, même celles qui
ne sont point, pour anéantir celles qui sont 1 Cor., 1, 27 et 28 ).
L'auteur de cet écrit ne se flatte pas d'avoir produit un ouvrage parfait, le sujet
étant difficile surtout en ce qui concerne les temps anciens. La matière à
consulter était immense : des réticences continuelles, ou des jugements partiaux
et des récits incomplets voilaient à chaque pas la vérité dans les écrits
catholiques. Cependant, il estime avoir signalé quelques nouveaux faits d'une
haute importance, et surtout avoir mis sur la route d'une démonstration
satisfaisante de l'antique origine de l'Eglise vaudoise.
Ce travail a été fait avec amour. Vaudois par sa naissance, par ses affections, par
tous ses souvenirs, Vaudois enfin, il l'espère, par sa foi, l'auteur a consacré plus
de dix années à mettre à l'oeuvre le souhait de sa vie, la composition d'une
histoire abrégée de l'Eglise vaudoise. Pour la rédaction, et en ce qui concerne la
forme, il a réclamé le concours de celui de ses chers fils qui est son aide habituel
dans ses fonctions pastorales.
Ce n'était pas sans lutte, ni sans souffrance pour ses sectateurs, que, la religion
chrétienne s'était étendue de proche en proche. Ses progrès avaient
successivement irrité et alarmé les amis des traditions nationales, des moeurs
relâchées et du culte des faux dieux, ainsi que le gouvernement soupçonneux et
tyrannique des empereurs romains. Les chrétiens, bientôt considérés comme les
ennemis de leur patrie et comme des rebelles, avaient été exposés aux plus
terribles persécutions. Le fer, le feu, des instruments de torture, et la dent des
bêtes féroces dans les amphithéâtres en avaient moissonné des milliers et des
centaines de milliers. Mais, comme le grain qui ne tombe en terre que pour se
décupler, le sang des martyrs était devenu la semence de l'Eglise, la foi des
confesseurs du nom de Christ parlait au coeur, et gagnait bien plus d'âmes à son
service que la terreur des supplices n'en éloignait.
Durant ces trois premiers siècles, l'Eglise n'avait guère compté que des hommes
persuadés de la vérité de ses dogmes, et honorant par une vie pure, sainte et
dévouée, les vertus de celui qui les avait appelés des ténèbres à sa merveilleuse
lumière. Le mépris et la haine, dont les chrétiens étaient l'objet de la part des
païens, les préservaient en général de l'alliance pernicieuse des vicieux et des
indifférents, et, rompant les liens qui auraient pu les attacher encore à un monde
séducteur, purifiaient leur foi et les unissaient toujours plus entre eux et à leur
Sauveur.
L'Eglise, dans sa constitution même, était, à peu de chose près, restée telle qu'au
temps des apôtres. Tout fidèle était membre actif de l'assemblée, et celle-ci était
dirigée par un ou plusieurs pasteurs, chargés en particulier de prêcher la Parole et
de veiller sur les âmes. Le pasteur dune communauté chrétienne ou l'un d'eux,
s'ils étaient plusieurs, portait aussi le nom particulier d'évêque, c'est-à-dire
d'inspecteur, à cause de l'inspection qu'il devait exercer sur tous les membres de
son troupeau et de l'influence qu'on accordait à sa piété et à son exemple. Mais,
bien que cet honneur, dont l'évêque jouissait, l'exposât à plus de danger de la part
des païens dans les persécutions, l'on put remarquer que plusieurs de ceux qui
avaient reçu cette charge n'avaient pas échappé tout-à-fait aux séductions de
l'orgueil et de l'ambition. Les pasteurs des Eglises un peu considérables avaient
obtenu ou préféré de bonne heure le titre d'évêque à celui d'ancien, et s'étaient
facilement arrogé une suprématie sur leurs collaborateurs dans l'oeuvre du
ministère. A la fraternité des apôtres pour leurs compagnons d'oeuvre, d'un saint
Paul pour Sylvain et Timothée, succéda bientôt une hiérarchie dangereuse.
Cependant l'atteinte que cette tendance aurait pu porter à la liberté et à la
fraternité chrétiennes, qui brillaient alors avec tant «éclat, avait été
considérablement diminuée par l'activité que la position difficile de l'Eglise, au
milieu des païens, imposait à chaque fidèle.
Les germes d'un grand nombre «erreurs avaient pu être remarqués dans la
période précédente, mais ils avaient été comprimés et arrêtés dans leur essor,
&un côté par l'abondance des plantes saines, vigoureuses et fructifiantes qui
couvraient le sol de l'Eglise, de l'autre par le peu de place et de temps que les
persécutions incessantes laissaient aux esprits étroits ou ambitieux pour former
et propager leurs doctrines.
A côté de beaucoup d'autres erreurs, qu'on ne peut mentionner ici, en surgit une,
l'an 412, dont les effets ne furent pas moins funestes que ceux de l'arianisme.
C'est la doctrine de Pélage, moine breton, sur le libre arbitre, accordant à tout
homme la liberté de se déterminer pour le bien aussi facilement que pour le mal,
et ne voyant dans l'empire du péché qu'une habitude à laquelle la volonté peut se
soustraire. Doctrine qui, en élevant les forces de l'homme, et en niant son
incapacité pour le salut, anéantit, ou du moins affaiblit considérablement le
dogme de la rédemption par Jésus-Christ, méconnaît la régénération et présente
sous un faux jour la sanctification. Ce système, un peu adouci et coloré d'une
apparence plus chrétienne, trouva bien des partisans, malgré la puissance de foi
avec laquelle Augustin, évêque d'Hippone, le combattit, et le mérite des oeuvres
qu'il favorisait se glissa insensiblement dans les doctrines d'un grand nombre
d'Eglises, surtout en Orient et en France.
Des discussions sans fin, des luttes déplorables, dans la plupart des Eglises et
entre les diverses Eglises, furent le résultat de toutes les doctrines nouvelles. Est-
il besoin d'ajouter que la vraie foi déchut nécessairement et apparut toujours
moins vive et surtout toujours plus rare.
Favorisés par l'empereur, mis en possession des temples païens, des honneurs
accordés précédemment aux prêtres idolâtres et de leur crédit, comblés de
richesses, les évêques furent bientôt exposés à toutes les tentations de l'ambition,
de l'amour du monde et de l'autorité. Chaque fonctionnaire de l'Eglise, suivant
leurs traces, vit sa considération s'accroître par les avantages extérieurs qui lui
étaient faits, et comme ses chefs, il songea à en jouir. La distinction entre les
ecclésiastiques et les simples membres de rassemblée s'établit toujours plus. Les
dignitaires adoptèrent un costume particulier. La simplicité et l'humilité cédèrent
la place à la vanité, à l'ambition et à l'orgueil. La carrière ecclésiastique fat suivie
par un grand nombre, en vue des avantages terrestres qui y étaient attachés (1).
Un autre mal bien grand aussi, qui résulta de la nouvelle position faite à l'Eglise
par la protection de l'empereur, fût cette protection même. Car, accepter un
protecteur, c'est reconnaître la dépendance où l'on est de lui (2). on croit avoir
gagné un appui et l'on s'est courbé sous le joug. L'Eglise chrétienne s'en aperçut
bientôt. Les empereurs intervinrent dans le choix des évêques des métropoles,
s'assurèrent leur soumission, et plus d'une fois, par le nombre de leurs créatures,
influèrent sur les décisions des conciles.
Une fois sur cette voie, sous l'empire de toutes ces causes réunies, dans un temps
de troubles politiques qui paralysaient la réflexion et l'action du nombre toujours
petit des hommes pieux, s'affermit et se développa ce culte idolâtre qui a envahi
l'Eglise latine ou romaine et s'est perpétué jusqu'à aujourd'hui.
L'autorité de la sainte Ecriture fat affaiblie par l'intrusion des livres apocryphes
dans le canon des écrits inspirés, par la considération et la valeur croissante que
l'on accorda aux opinions des pères de l'Eglise, ou anciens écrivains
ecclésiastiques, par les prétentions des conciles à fixer le sens du texte sacré
d'une manière exclusive., et enfin par l'usurpation du pouvoir spirituel par les
papes, en leur prétendue qualité de successeurs de saint Pierre et de saint Paul.
***
(2) Un autre mal très-funeste attaché à une telle protection, c'est qu'on est
entraîné à protéger par les armes charnelles ce qui est entièrement du ressort
des armes spirituelles, comme la foi, etc.
La résistance aux envahissements des erreurs de tout genre, partit souvent des
rangs supérieurs de l'Église, mais plus souvent encore des rangs inférieurs. On la
vit se former dans, des assemblées d'évêques, comme aussi dans le sein des
congrégations et dans le coeur de simples prêtres ou d'humbles fidèles.
Le pape Célestin I, écrivant aux évêques des provinces Viennoise et Narbonnaise
dans les Gaules, entre l'an 423 et 432, se plaint à eux de la permission qu'ils
accordaient à des prêtres étrangers de prêcher à leur gré et d'agiter des questions
indisciplinées qui amenaient des discussions dans l'Église (1). Il affecte de ne
pas préciser l'objet de sa plainte. Cependant la fin de sa lettre fait comprendre
qu'il est question des saints, et que les prédicateurs qu'il a en vue ne sont pas
favorables aux erreurs propagées sur cette doctrine. Voici ses expressions: «
Cependant, dit-il, nous ne devons pas nous » étonner s'ils osent de telles choses
envers les vivants, » ceux qui s'efforcent de détruire la mémoire de nos » frères
maintenant dans le repos. » De ce fait on peut conclure, il nous semble, que les
Églises des Gaules n'étaient pas alors favorables aux images et à l'invocation des
saints, et qu'un nombre considérable de prêtres résistaient courageusement à
l'envahissement de cette fausse doctrine. (Delectus Actorum, etc., t. 1, p. 177-
178.)
Vers ce même temps, à la fin du IVe siècle, un nouveau fait, en confirmant l'état
de l'Église des Gaules, nous apprend que la Lombardie avait aussi ses fidèles
opposés à la cause des images et aux autres nouveautés. Vigilance, homme
instruit, quoique saint Jérôme avance le contraire, originaire de Comminge en
Aquitaine, était prêtre et en avait exercé les fonctions à Barcelone ou dans le
voisinage. Ayant fait un en Orient, il s'y trouva cri présence de saint Jérôme,
solitaire célèbre. Ce fut vainement que le cénobite essaya de convaincre
Vigilance et de lui taire approuver ses opinions sur les reliques, les saints, les
images, les prières qu'on leur adressait, les cierges que l'on tenait allumés sur les
tombeaux, les pèlerinages, les jeûnes, le célibat des prêtres, la vie solitaire, etc.,
Vigilance resta inébranlable. Il paraît qu'è son retour 1, ce prêtre opposé aux
nouvelles doctrines se fixa en Lombardie, on pourrait même croire vers les
Alpes Cottiennes (2), où il trouva un refuge. C'est saint Jérôme lui-même qui
nous l'apprend dans une de ses lettres à Ripaire. « J'ai vu, dit-il, il y a quelque
temps, ce monstre appelé, Vigilance. J'ai voulu, par des passages des saintes,
Ecritures, enchaîner ce furibond, comme avec les liens que conseille Hippocrate
mais il est parti, il s'est retiré, il s'est précipité, il s'est évadé, et depuis l'espace
qui est entre les Alpes où a régné Cottus et les flots de l'Adriatique, il a crié
jusqu'à moi, 0 crime! il a trouvé des évêques complices de sa scélératesse. »
(Hieronimus ad Riparium, contra Vigilantium, t. II, p. 158, etc.)
Cette lettre montre que non-seulement le culte des images, et par conséquent
bien d'autres altérations de la saine doctrine, n'avaient pas encore entièrement
envahi l'Église, mais encore que les papes pieux hésitaient à les recommander
sous leur forme la plus blâmable.
Vers le milieu du VIIIe siècle, la lutte de la fidélité contre les erreurs dure
encore. Nous la voyons s'élever entre des prélats français et Boniface, apôtre de
la Germanie. Claude Clément, Sidonius, Virgilius, Samson, et Aldebert à leur
tête, reprochaient à Boniface de répandre les erreurs suivantes: le célibat des
prêtres, le culte des reliques, l'adoration des images, la suprématie des papes, les
messes pour les morts, le purgatoire, etc. Pour cette raison, les auteurs
catholiques romains les accusent d'hérésie, et reprochent surtout à Aldebert
d'avoir blâmé comme inutiles l'imposition des mains, les signes de croix et
d'autres cérémonies déjà reçues alors dans le baptême.
L'épître Xe du pape Zacharie à Boniface est trop précise sur l'existence dans
l'Eglise d'une forte opposition aux envahissements du culte romain, et même sur
celle d'un culte chrétien différent et plus évangélique, pour que nous ne la citions
pas ici. « Quant aux prêtres, y est-il dit, que votre fraternité rapporte avoir
trouvés, qui sont en plus grand nombre que les catholiques, qui sont errants,
déguisés sous le nom d'évêques ou de prêtres, non ordonnés par des évêques
catholiques, qui se jouent du peuple, confondent les ministères de l'Eglise et les
troublent. hommes faux, vagabonds, adultères, homicides, efféminés, sacrilèges,
hypocrites, la plupart esclaves tonsurés qui ont fui leurs maîtres, serviteurs du
diable transformés en ministres de Christ, qui vivent à leur propre gré, étant sans
évêques, ayant leurs partisans pour défenseurs contre les évêques, afin qu'ils
n'attaquent pas leurs moeurs criminelles, qui assemblent séparément un peuple
complice, et exercent leur ministère erroné, non dans une église catholique, mais
dans des lieux sauvages, dans les celliers des campagnards, où leur maladroite
folie peut être cachée aux évêques. » (Sacrô-sancta Concilia... studio Ph. LABEI,
etc., t. VI col. 1519.)
Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de laver les prêtres dont il est ici
question des accusations d'adultère et «homicide, de sacrilège et «hypocrisie;
chacun sait que les écrivains de l'Église romaine n'ont jamais épargné, les
épithètes injurieuses et les calomnies lorsqu'il était question de ses adversaires. Il
nous suffit d'avoir signalé au VIIIe siècle, par la lettre même d'un pape,
l'existence de prêtres et de chrétiens réunis en assemblées religieuses, et non
soumis au joug de Rome.
Nous devons aussi mentionner la vive opposition que les décisions du second
concile de Nicée, de l'an 787, favorables au culte des images, rencontrèrent dans
les états de Charlemagne. Ces décisions, et d'autres encore sur le signe de la
croix, furent repoussées par le concile de Francfort, l'an 794 malgré les
représentations des légats du pape. Les prélats du second concile de Nicée ayant
anathématisé ceux qui n'adoraient pas les images, Charlemagne fit observer
qu'ils avaient par là anathématisé et déclaré hérétiques leurs propres pères, et
qu'ayant été consacrés par eux, leur consécration était donc nulle; qu'ainsi, ils
n'étaient pas de vrais prêtres. (DUPIN, Nouv. Bibl., etc., t. V, p. 148.)
L'écrit de Claude de Turin que Jonas d'Orléans nous a conserve, ainsi que
Dungal, est intitulé : Réponse apologétique de Claude, évêque, à l'abbé
Théodémir.
« J'ai reçu, écrit-il, par un certain porteur (4) campagnard, ta lettre pleine de
babil et de sottises avec les additions dans lesquelles tu déclares que tu as été
troublé, en quelque sorte, de ce que le bruit s'est répandu, à ma honte, depuis
l'Italie dans toutes les Gaules, jusqu'en Espagne, que je prêche pour former une
nouvelle secte, contre la règle de la foi catholique, ce. qui est entièrement faux;
et ce n'est pas merveille, si les membres de Satan parlent de moi de la sorte,
puisqu'ils ont appelé notre chef séducteur et démoniaque. Car je n'enseigne point
une nouvelle secte, moi qui reste dans l'unité (de l'Eglise) et qui proclame la
vérité. Mais, autant qu'il a dépendu de moi, j'ai étouffé les sectes, les schismes,
les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu
aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi. Depuis que,
malgré moi, je me suis chargé du fardeau de l'épiscopat, et, que, envoyé par le
pieux Louis, fils de la sainte Eglise de Dieu, je suis arrivé en Italie, j'ai trouvé à
Turin toutes les basiliques remplies de souillures dignes d'anathème et d'images,
contrairement à l'ordre de la vérité; et, comme tout ce que les autres adoraient,
seul je l'ai renversé, c'est aussi sur moi seul qu'on s'est acharné. C'est pour cela
que tous ont ouvert leur bouche pour me calomnier; et, si le Seigneur ne m'eût
été en aide, ils m'auraient peut-être dévoré vif. Ce qui est dit clairement: Tu ne le
feras aucune ressemblance des choses qui sont au ciel, ni sur la terre, etc.,
s'entend non-seulement de la ressemblance des dieux étrangers mais aussi des
créatures célestes et de ce que l'esprit humain a pu inventer en l'honneur du
Créateur.
Nous ne prétendons pas, disent ceux contre qui nous défendons l'Eglise, nous ne
prétendons pas que l'image que nous adorons ait quelque chose de divin, mais
nous l'adorons avec le respect qui est dû à celui qu'elles représentent. A quoi
nous répondons : que si les images des saints sont adorées d'un culte diabolique,
mes adversaires n'ont pas abandonné les idoles, ils n'ont fait qu'en changer le
nom. Si donc tu écris ou peins sur les murs les images de Pierre, de Paul, de
Jupiter, de Saturne ou de Mercure, ce ne sont ni des dieux, ni des apôtres; ni les
uns ni les autres ne sont des hommes; le nom est changé, mais l'erreur reste et
demeure à toujours, en ce sens qu'ils ont une image de dieu privée de vie et de
raison, au lieu d'images d'animaux, ou, ce qui est plus exact, au lieu de pierre et
de bois.
On doit donc bien considérer que, s'il ne faut ni adorer ni servir les oeuvres de la
main de Dieu, à bien plus forte raison on ne doit ni adorer ni servir les oeuvres
de la main des hommes, pas même de l'adoration due à ceux qu'on prétend
qu'elles représentent. Car si l'image que tu adores n'est pas Dieu, tu ne dois
nullement l'adorer de l'adoration offerte à des saints, qui ne s'arrogent point du
tout les honneurs divins.
Il faut donc bien retenir ceci, c'est que tous ceux qui accordent les honneurs
divins, non-seulement à des images visibles, mais à une créature quelconque,
qu'elle soit céleste ou terrestre, spirituelle, ou corporelle, et qui attendent d'elle le
salut qui vient de Dieu seul, sont de ceux dont parle l'Apôtre quand il dit : Ils ont
servi la créature plutôt que le Créateur.
Voici ce qu'il faut répondre à ces gens-là. Que s'ils veulent adorer tout bois taillé
en forme de croix, parce que Christ a été suspendu à la croix, il y a bien d'autres
choses que Christ a faites pendant qu'il était dans sa chair et qu'ils feront mieux
d'adorer.
En effet, à peine est-il resté six heures suspendu à la croix, tandis qu'il a passé
neuf mois dans le sein d'une vierge; adorons donc les vierges, parce que c'est une
vierge qui a donné le jour à Jésus-Christ. Adorons les crèches, puisque d'abord
après sa naissance il fut couché dans une crèche. Adorons de vieux haillons,
puisqu'il fut emmailloté dans des haillons. Adorons les navires, puisqu'il navigua
souvent, qu'il enseigna les troupes du haut d'une barque, qu'il dormit sur une
barque, et que ce fut d'une barque qu'il ordonna de jeter le filet, lors de la pêche
miraculeuse. Adorons les ânes, puisqu'il entra à Jérusalem monté sur un âne.
Adorons les agneaux, puisqu'il est écrit de lui: Voici l'Agneau de Dieu qui Ote
les péchés du monde. Mais ces fauteurs de dogmes pervers veulent dévorer les
agneaux vivants et les adorer peints sur les murailles. Adorons les lions, car il est
écrit de lui : Le lion de Juda, race de David, a vaincu. - Adorons les pierres,
puisque, descendu de la croix, il a été placé dans un sépulcre de pierre, et que
l'Apôtre dit de lui: Or, ce rocher était Christ. Mais Christ est appelé rocher,
agneau, lion, figurément et non dans le sens propre. Adorons les épines des
buissons, puisque c'est de là que vint la couronne «épines placée sur sa tête, au
temps de sa passion. Adorons les roseaux, puisqu'ils fournirent aux soldats un
instrument pour le frapper. Enfin, adorons les lances, puisque l'un des soldats le
frappa dune lance au côté, et, qu'il en sortit du sang et de l'eau.
Tout cela est ridicule ; il vaudrait mieux le déplorer que l'écrire. Contre des sots
nous sommes contraint d'avancer des sottises, et de lancer contre des coeurs de
pierre, non pas les traits ou les maximes de la Parole, mais des projectiles de
pierre. Convertissez-vous, prévaricateurs, qui vous êtes retirés de la vérité, et qui
aimez la vanité, et qui êtes devenus vains, qui crucifiez de nouveau le Fils de
Dieu et l'exposez à l'ignominie, qui avez rendu ainsi une foule d'âmes complices
des démons, et qui, les éloignant de leur Créateur, au moyen des sacrilèges
détestables de vos images, les avez abattues et précipitées dans la damnation
éternelle.
Dieu commande une chose, et ces gens en font une autre. Dieu commande de
porter la croix, et non pas de l'adorer. Ceux-ci veulent l'adorer, et ne la portent ni
corporellement ni spirituellement. Servir Dieu de cette manière,c'est s'éloigner
de lui. Il a dit lui-même : Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-
même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive, sans doute parce que celui qui ne
renonce pas à soi-même ne s'approche pas de celui qui est au-dessus de lui, et
qu'il ne peut saisir ce qui se passe, s'il n'a appris de bonne heure à le connaître.
Nous savons bien' que cette sentence de l'Evangile est très-mal entendue : Tu es
Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise, et je te donnerai les clefs du
royaume des cieux. C'est en vertu de ces paroles du Seigneur qu'une tourbe
ignorante, négligeant toute intelligence spirituelle, tient à se rendre à Rome pour
acquérir la vie éternelle. Celui qui entend convenablement les clefs du royaume
des cieux ne recherche pas une intercession locale de saint Pierre. En effet, si
nous examinons la valeur des paroles du Seigneur, il n'a pas été dit à saint Pierre
seul Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux et tout ce que tu
délieras sur la terre sera délié dans les cieux. En effet, ce ministère appartient à
tous les vrais surveillants et pasteurs de l'Eglise, qui l'exercent tandis qu'ils sont
en ce monde; et quand ils ont payé la dette de la mort, d'autres succèdent à leur
place et jouissent de la même autorité et puissance. Tu ajoutes encore l'exemple
de David : Au lieu de tes pères, il t'est né des fils, et tu les établiras princes sur
toute la terre.
Revenez, aveugles, à votre lumière. Revenez à celui qui illumine tout homme
venant au monde. Cette lumière luit dans les ténèbres (5), et les ténèbres ne font
point comprise. Tous tant que vous êtes, qui, ne voyant pas ou ne regardant pas
cette lumière, marchez dans les ténèbres et ne savez où vous allez, parce que les
ténèbres ont aveuglé vos yeux, écoutez; insensés, qui en allant à Rome, cherchez
l'intercession de l'Apôtre, écoutez, ce que dit entre autres saint Augustin, au livre
IX de la Trinité: Viens avec moi, et considère pourquoi nous aimons l'Apôtre :
Est-ce à cause de sa figure humaine que nous connaissons fort bien? Est-ce parce
que nous croyons qu'il a été homme? Non certes, autrement nous n'aurions plus
rien à aimer, puisque cet homme-là n'existe plus; son, âme a quitté son corps.
Mais nous croyons que ce que nous aimons en lui vit encore maintenant. Si le
fidèle doit croire Dieu quand il promet, combien plus quand il jure et dit : Que
s'il y avait au milieu de cette ville-là Noé, Daniel et Job, c'est-à-dire, si les saints
que vous invoquez étaient remplis d'une sainteté, d'un mérite et d'une justice
aussi grande que ceux-là, ils ne délivreraient ni fils ni fille. Et c'est à cette fin
qu'il l'a déclaré; savoir, afin que nul ne mette sa confiance ni dans les mérites, ni
dans l'intercession des saints, parce que s'il ne persévère dans la foi, dans la
justice, dans la vérité où ils ont persévéré, et par laquelle ils ont plu à Dieu, il ne
pourra être sauvé. Quant à vous, qui cherchez l'intercession de l'Apôtre en allant
à Rome, écoutez ce que dit contre vous saint Augustin, si souvent cité (6) :
Ecoutez ceci, peuples pervers, fous que vous êtes; devenez une fois avisés :
Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il point? Celui qui a formé l'oeil ne verra-
t-il point? Celui qui châtie les nations, Celui qui donne à l'homme la science, ne
reprendra-t-il point?
Non, l'oeuvre de ce pieux évêque n'a pas été isolée. Eu ces temps-là, la lutte
contre les erreurs de Rome se continuait avec vigueur dans diverses contrées, et
si les partisans du culte des images avaient quelquefois la victoire, comme il
paraît qu'ils l'avaient eue sous l'épiscopat du prédécesseur de Claude, c'était pour
se la voir bientôt disputée de nouveau et, souvent enlevée. Le père Pagi lui-
même, dans son Abrégé d'Histoire chronologique, critique, etc., citant Denys de
Padoue, après avoir fait quelques aveux assez curieux sur l'introduction des
images (9) et sur les prétendus motifs qui la justifient aux yeux des catholiques
romains, reconnaît : « Qu'il n'est nullement constaté que cela (cette introduction)
ait eu lieu partout, ni de la même manière - mais que cela se fit ici plus tôt, là
plus tard, selon la portée et le naturel des peuples, et selon que ceux qui les
dirigeaient le jugeaient convenable (expedire judicabant).
(V. Beviarium hisiorico-chronologicum, etc., R. P. PAGI, 1, P. 521 à P. 524. - §
XXII.)
Mais les paroles mêmes de Claude, dans sa lettre à l'abbé Théodémir, nous font
voir avec clarté que l'évêque de Turin a continué une oeuvre commencée : « Je
n'enseigne point une nouvelle secte, écrit-il, moi qui reste dans l'unité et qui
proclame la vérité. Mais, autant qu'il a dépendu de moi, J'ai étouffé les sectes, les
schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés,
renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi.
» Qui ne voit, qu'en s'opposant dans son diocèse au culte des images, Claude a
estimé demeurer dans l'unité, défendre la vérité, la vérité encore connue et
encore vénérée ? Qui ne voit qu'en réformant des abus déjà introduits, Claude a
voulu réprimer une secte, envahissante peut-être, mais enfin une secte, combattre
un schisme, arrêter des superstitions et une hérésie?
La vigueur des expressions que Claude emploie pour désigner les partisans du
culte des images, et l'énergie de ses remontrances, nous montrent aussi un
homme qui attaque l'ennemi, plutôt qu'il ne se défend, tant il se sent lui-même à
l'abri du danger par la force même de sa position. Le dédain avec lequel il parle
des prétentions de Rome et du pape (10) lui-même, qu'il compare aux scribes et
aux pharisiens assis dans la chaire de Moïse, ne nous donne pas seulement à
connaître la mesure de son courage, mais aussi celle de sa force.
Enfin, ce qui achève de démontrer que l'oeuvre de Claude n'est pas celle d'un
novateur isolé, sans antécédents dans le diocèse même ni au-dehors, c'est son
plein succès. Les images furent ôtées de toutes les basiliques; il est vrai, au
mécontentement de ceux qui le montraient au doigt, mais sans que cet acte ait
fait naître nulle part une opposition sérieuse. Il paraîtrait même que, comme il
n'est parlé que de leur expulsion des basiliques', le culte des images n'avait point
encore envahi les campagnes, mais seulement Turin, et peut-être les villes
importantes du diocèse. Chacun comprendra qu'une oeuvre accomplie, presque
sans résistance, dans un immense territoire, suppose l'adhésion de la masse du
clergé et de l'Eglise à cette oeuvre. Et, si l'on réfléchit que Claude administra son
évêché durant quinze ans au moins, on se convaincra que son zèle et sa fidélité,
secondés par un clergé intelligent et dévoué, par l'amour des fidèles et la
conscience du peuple, ont dû imprimer à la cause des saines doctrines et de la vie
chrétienne un mouvement qui ne pouvait s'arrêter de sitôt.
Il peut ne pas être sans intérêt de joindre à ce qui précède le témoignage d'un
auteur moderne piémontais: « Quoi qu'il en soit, nous dit-il, cet évêque de Turin,
homme éloquent et de moeurs austères, eut un grand nombre de partisans. Ceux-
ci, anathématisés par le pape, poursuivis par les princes laïques, furent chassés
de la plaine et forcés de se réfugier dans les montagnes, où ils se maintinrent
dès-lors, toujours comprimés et toujours cherchant à s'étendre. » (Mémoires
historiques.... par le marquis COSTA DE BEAUREGARD, t. II, p. 50, 3e mém.)
***
(1) Le même pape, dans une seconde lettre aux mêmes prélats, leur dénonce
encore d'autres prêtres qui n'ont pas été élevés dans l'Église, qui viennent
d'ailleurs, de pays reculés avec des coutumes étrangères, qui prennent les
Écritures à la lettre, qui prêchent des nouveautés qui refusent la pénitence
aux mourants, sans doute l'absolution. (Tiré du Delectus Actorum
Ecclesioeae universalis, t. I, p. 181, 182.)
(2) Les Alpes Cottiennes sont au nord du mont Viso, la même où s'étendent
les vallées Vaudoises actuelles.
(5) Ce passage. rappelle fort à propos la devise des armoiries des Vaudois
ci, de leurs seigneurs: Une lampe allumée dans les ténèbres avec ces mots :
Lux lucet in tenebris.
(6) Ces mots, si souvent cités, n'indiquent-ils pas, que cet écrit de Claude
n'est pas complet, dans Jonas d'Orléans?
(9) Il avoue « que dans les premiers temps du christianisme l'usage des
images sacrées n'était pas fréquent » (il aurait dû dire n'était pas connu); il
ajoute « que le motif. ou la raison de leur introduction est qu'on a vu en
elles un moyen d'édification et de répandre le christianisme, que la raison
devait faire adopter, puisqu'il n'y avait plus à craindre la superstition des
idoles autrefois caché dans les coeurs. » Pas un mot de la défense que
contient, à cet égard, la Parole de Dieu.
(10) On peut croire que le titre de pape n'avait pas prévalu, autrement
Claude n'eût pas manqué d'y faire quelque allusion.
CHAPITRE IV.
Traces de la lutte que continue l'Eglise fidèle. - État de la société aux IXe,
Xe et XIe siècles. - Le clergé, occupé de ses intérêts terrestres, empiète sur
le civil. - Néglige les intérêts célestes. - Ses égarements, son ignorance. -
Progrès des superstitions. - Rome et l'Eglise en proie à l'anarchie. - Etat du
XIe siècle. - Rome et ses efforts pour se relever et étendre sa puissance. - La
vérité se conserve à l'écart, oubliée du monde. - Jalons qui servent à
indiquer l'existence des Vaudois. Atto de Verceil, ses écrits. Réflexions et
conséquences. - Damianus. Radulphe de Saint-Thron. Vallées Vaudoises. -
Bruno d'Asti. - Portée de son témoignage. - Eglise différente de celle de
Rome au nord de l'Italie. - Opinion de Costa de Beauregard.
La fin du IXe siècle, le Xe tout entier et le XIIe ont été des temps de troubles
sans fin, une époque où une société, nouvelle tendait à se former sur les débris
de l'ancienne, que des malheurs sans nombre avaient, bouleversée. Les invasions
des Goths, des Francs, des Lombards et de toutes les farouches peuplades du
Nord, désignées sous le nom de Barbares, étaient arrêtées. L'épée victorieuse de
Charlemagne les avait refoulées aux frontières. Mais les efforts de ce grand
prince, pour reconstituer la société sur des bases solides, n'avaient eu qu'un
succès momentané. A sa mort, sous ses fils et sous leurs successeurs,
recommencèrent des guerres interminables entre les peuplades anciennes et
nouvelles de son vaste empire. Les invasions maritimes des Normands et des
Sarrasins vinrent encore ajouter à la perturbation générale. Des éléments de
l'ancienne civilisation luttaient encore, mais faiblement et dénaturés, contre les
éléments vigoureux de la vie turbulente et farouche des Barbares.
Dans le conflit des prétentions qui marquèrent ces temps, le clergé n'oublia point
ses intérêts temporels. Les évêques et les abbés cherchèrent aussi à s'émanciper
du pouvoir civil. Ils voulurent réunir à l'autorité spirituelle la juridiction civile
sur les villes et les campagnes de leurs diocèses et de leurs paroisses. En un mot,
ils revendiquèrent le pouvoir, le rang et les honneurs des seigneurs, des comtes et
des princes de l'empire, et ils l'obtinrent.
Mais l'on comprendra facilement qu'une telle ambition entraîna le clergé dans
une vie d'agitation mondaine, d'entreprises militaires, d'intrigues et de passions,
qui détournèrent son attention des devoirs de la piété et de la méditation des
vérités de la religion. Le haut clergé n'aspira plus qu'au pouvoir, aux richesses et
aux voluptés. Toutes ses vues se concentrèrent dans ses prétentions
orgueilleuses, dans son luxe et sa mondanité. Le clergé inférieur se relâcha à son
tour et ne conserva même pas toujours la décence extérieure. En outre il tomba
dans une ignorance grossière. Les moines surtout devinrent des instruments de
fourberie et des fauteurs de turpitudes. La lumière fut cachée sous le boisseau.
La religion, déjà ébranlée par la lutte sur le culte des images et des saints,
s'obscurcit toujours davantage et devint une grossière superstition. C'est au Xe
siècle que ces maux furent à leur comble ; aussi est-ce à juste titre qu'il a été
appelé siècle de fer.
Durant tout ce siècle, Rome fut en proie à l'anarchie; la division paralysa sa force
et son activité. On voit, par l'histoire, que les partis qui y existaient se disputaient
le trône papal. Les papes élus passaient leur vie à défendre leur nomination, à
combattre leurs antagonistes, à fortifier leur propre parti. Mais quelque
circonstance favorable naissait-elle, le parti vaincu reprenait le dessus, élisait un
nouveau pape, destituait l'ancien, et souvent le jetait dans les prisons et le faisait
mourir. La plupart des papes de ces temps furent indignes de toute considération
: quelques-uns même furent des monstres. Des scandales analogues agitaient la
plupart des diocèses.
Le Xle siècle ressembla au précédent quant aux traits généraux. Même esprit
'indiscipline et de corruption, d'ambition, de volupté et de luxe dans le haut
clergé (1). Même relâchement de moeurs, même grossièreté dans le clergé
inférieur et dans les couvents. Partout enfin une ignorance incroyable.
Ces rapprochements de lieu et de doctrine sont d'un grand intérêt. Ils ramènent
nos regards vers ces contrées que Claude de Turin administra comme un fidèle
pasteur de Jésus-Christ, et confirment le fait que la petite lampe de vérité, placée
dans ces contrées, ne s'est jamais éteinte.
Les paroles mêmes d'Atto indiquent assez que le mal dont il se plaint était
considérable, car il s'en ressentait dans son propre diocèse. Voici une de ses
plaintes : « Atto, à tous les fidèles de notre diocèse. Hélas! il y en a beaucoup
parmi vous qui tournent en dérision notre culte sacré; hélas! parce que de
misérables coupables se sont, séparés de notre sainte mère Eglise et du clergé,
par le moyen desquels seuls vous pouvez atteindre votre salut. »
( Dacherii Spicilegium.... t. VIII, p. 110, emprunté au révérend M. GILLY.)
Un passage d'un auteur du Xle siècle pourrait bien se rapporter au même sujet.
Petrus Damianus écrivant, en 1050, à Adélaïde, comtesse de Savoie (de Suse
proprement) et duchesse des Subalpins, se plaint que le clergé des états de cette
princesse n'observe pas les ordonnances de l'Eglise. (V. Opéra DAMIANI,... p.
566. - GILLY, Recherches, etc., en anglais, p. 88.- Marquis COSTA DE
BEAUREGARD, t. I, P. 111.)
Un autre témoignage digne d'attention est tiré des écrits d'un homme né dans le
voisinage des vallées, savoir de Bruno d'Asti, évêque de Segni et abbé du
Montcassin, vers l'an 1120. Ce qu'il dit ne se rapporte pas seulement au trafic
indigne des choses saintes, à la simonie, mais à l'état général de corruption de
l'Eglise de son temps, et surtout à l'existence de partisans actifs d'une vie plus
chrétienne, à l'existence, disons-nous, «une Eglise fidèle. Nous traduisons ce
morceau: «Nous avons dit, s'exprime Bruno, que déjà, du temps de saint Léon
(vers 460), l'Eglise était tellement corrompue qu'on trouvait à peine quelqu'un
qui ne fût pas simoniaque, ou qui n'eût pas été ordonné par des simoniaques;
aussi trouve-t-on jusqu'à maintenant des personnes qui, par une mauvaise
argumentation, et ne connaissant pas bien l'organisation de l'Eglise, soutiennent
que le sacerdoce a défailli dans l'Eglise depuis ce temps-là. » (Maxima
Bibliotheca, P. P., t. XX., col. 1734.)
Bruno d'Asti ne nomme pas les Vaudois, mais il les désigne suffisamment; car,
en confondant le pape saint Léon avec un autre Léon plus ancien, il cite une
prétention formellement exprimée dans leurs écrits, et répétée dans les écrits de
leurs adversaires; et il semble faire allusion à une de leurs traditions les plus
fermes; savoir, à celle par laquelle les Vaudois font remonter leur croyance à
Léon, confrère et contemporain de l'évêque de Rome, Sylvestre, au temps de
l'empereur Constantin, comme on le verra plus tard.
Ces paroles d'un homme né dans le voisinage des Vallées Vaudoises, et réfutant
une opinion ayant encore cours parmi eux conformément à, leur tradition,
paraîtront sans doute d'un grand poids à tous ceux qui savent réfléchir.
Ces divers faits démontrent avec force l'existence, aux Xe et Xle siècles, d'une
Eglise non romaine, au nord de l'Italie. A ces témoignages anciens, nous
ajouterons celui d'un auteur moderne, le marquis Costa de Beauregard. Ce
témoignage est d'autant plus important, que M. Costa, en sa qualité de
catholique, ne peut être accusé de favoriser la cause des Vaudois, et qu'en sa
qualité de gentilhomme savoyard, d'ami des sciences historiques, et d'auteur
travaillant à l'histoire de sa patrie, il a pu être admis à consulter toutes les pièces
des archives. Il s'exprime comme suit : « Pour comble de maux, on se battait
pour des opinions religieuses; au sein de la dépravation et de, la plus grossière
ignorance, on controversait. L'arianisme était très-répandu en Savoie, le
manichéisme (3) en Piémont. on voit, au Xe siècle, un comte de Turin et un
évêque d'Asti prendre les armes de concert pour exterminer les manichéens
attroupés dans les Langhes, les poursuivre le fer et, la flamme à la main, et les
brûler eux et leurs villages.
Les sectaires, qui prirent en France le nom «Albigeois, s'appelaient en Italie
Paterini, Cathari ou Gazari, noms équivalents à celui de Puritains. Ils se
réunirent ensuite aux religionnaires des vallées de Pignerol.
***
(1) C'est vers ces temps que les conciles durent fixer le nombre des chevaux
qui devaient être à la disposition des prélats en voyage.
(2) Pour ceux qui savent qu'il faut nécessairement traverser les Alpes dans
un tel trajet.
(3) Nous exprimerons, dans le chapitre suivant, notre opinion sur les
manichéens de cette époque.
CHAPITRE V.
MANIFESTATIONS RELIGIEUSES
DU XIe SIÈCLE.
Activité tendant à propager la pure doctrine.- Elle part peut-être des Vallées
Vaudoises des Alpes - Faits à l'appui. - Manifestation d'Orléans, - d'Arras, -
de Turin et du château de Montfort, à Châlons-sur-Marne. - Hérétiques en
France, - à Agen, - à Goslar. Doute sur leurs doctrines. - Accusations
absurdes réfutées. - Hérésies. - Leur appréciation. - Sources de ce
mouvement religieux. - Bérenger de Tours. - Missionnaires vaudois
signalés.
Nous devons maintenant citer certains faits accomplis dans le Xle siècle et
démontrant» déjà une certaine activité religieuse pour la propagation des saines
doctrines évangéliques. Avant d'énumérer ceux qui sont venus à notre
connaissance, il convient de rappeler que toute manifestation a une origine et
que tout acte a sa cause; que par conséquent les manifestations religieuses du
Xle siècle, comme celles des siècles suivants, si remarquables par leur caractère
évangélique, ont aussi eu la leur.
Sans doute que la Parole de Dieu, lue et méditée en divers lieux par des hommes
sincères, humbles et croyants, a pu produire en ces temps de ténèbres des effets
analogues à ceux qu'elle produisit, plus tard, dans l'âme et dans la vie d'un
Luther, d'un Lefèvre, d'un Zwingli ; mais si, dans ces manifestations religieuses
du Xle siècle, nous trouvons des indications conduisant à supposer ou à
reconnaître que plusieurs d'entre elles ont leur source, leur origine dans les Alpes
qui séparent l'Italie de la France, nous aurons une prouve nouvelle de l'existence
continue d'une Eglise évangélique, fidèle, dans ces contrées.
Sans doute, tous les faits cités n'auront pas la même force, ne seront pas
également convaincants mais, réunis et rapprochés de ce qui vient d'être dit, ils
ajouteront une nouvelle preuve aux précédentes.
Qu'on se souvienne aussi que ces faits ne sont parvenus jusqu'à nous que par les
écrits des adversaires de ces manifestations, que par l'intermédiaire d'hommes
qui les ont mal compris, qui souvent les ont défigurés, et qui ont tû ce qu'il leur
importait d'en cacher, pour atténuer le péché de leur Eglise dégénérée et
oppressive.
L'an 1017 selon les uns, ou 1022 selon les autres, une manifestation religieuse
attira l'attention. Des hommes, distingués par leur vie régulière, leurs
connaissances et leur position sociale, furent accusés d'hérésie à Orléans. Ils
étaient au nombre de quatorze, en comptant une religieuse. Le clergé y était
fortement représenté, car six d'entre eux étaient chanoines de Sainte-Croix, entre
lesquels on a nommé un Lisoïus, un Héribert, un Etienne. L'un d'eux avait été
confesseur de la reine Constance. Il fut constaté que leur entente datait déjà de
quelque temps, et que, tout en restant attachés extérieurement à l'Eglise, ils
célébraient un service religieux à part. On est «accord aussi pour dire qu'ils
avaient été gagnés à l'hérésie par une femme venue d'Italie. Jugés par un synode
assemblé à ce sujet, ils furent condamnés à être brûlés, parce qu'ils ne voulurent
pas se rétracter ni abjurer leurs prétendues erreurs. (USSERIUS, Gravissiae
Quaestionis, p. 279 à 280. - Histoire générale du Languedoc... t. II, p. 155, 156.)
Fleury, auteur catholique, après avoir parlé en détail de ces sectaires, ajoute : «
On brûla de, même ceux de cette secte qui furent trouvés ailleurs,
particulièrement à Toulouse, comme témoigne Ademar, moine d'Angoulême
auteur du temps. »
Turin eut aussi ses hérétiques, en 1030, selon que le rapporte Pierre de Vaux-
Cernay, cité par M. Charles-Victor Goguel, dans la dissertation qu'il a présentée
à la faculté de théologie de Strasbourg, en 1840, sur les Albigeois.
Radulphe Glaber, auteur du XIe siècle, raconte que, l'an 1028, il s'était introduit
dans le château de Monteforte, du diocèse d'Asti, en Piémont, une secte qui
renouvelait les rites païens et juifs, ou plutôt manichéens, selon Muratori.
L'évêque d'Asti et son frère, le marquis de Suse, réunis à d'autres prélats ou
seigneurs de la province, leur avaient livré inutilement plusieurs assauts. Mais
Landolfo l'aîné raconte que Eribert ou Aribert, archevêque de Milan, se trouvant
à Turin, fit prendre un de ces hérétiques, nommé Gérard, et ayant su par lui qu'il
s'agissait de dogmes manichéens, il envoya des troupes contre le château et le
prit. Un petit nombre d'hérétiques abjura, les autres furent brûlés vivants sur la
place du Dôme. (Bossi, Storia d'Italia, t. XIV, p. 187 et sui. )
Dans le synode assemblé à Rheims, en 1049, sous le pape Léon IX, les nouveaux
hérétiques qui se montraient dans les Gaules furent excommuniés.
Ce récit, ajoute Fleury, a tant de rapport avec les calomnies dont on chargeait les
premiers chrétiens, qu'il semble en être imité; mais la chose est rapportée ainsi
par un auteur du temps. Un autre dit seulement que ces hérétiques portaient avec
eux de la poudre d'enfants morts, et que, s'ils pouvaient en faire prendre à
quelqu'un, ils le rendaient aussitôt manichéen comme eux. » ( FLEURY, etc., t.
XIII, p. 416, etc.)
Nous croyons donc que ces prétendus hérétiques étaient des amis de l'Evangile,
qui, éclairés par la lumière cachée presque partout sous le boisseau, essayèrent
de la replacer sur le chandelier, et succombèrent sous les efforts de la puissance
ténébreuse qui enveloppait l'Europe. Voici quelques fragments de leur doctrine,
d'après l'auteur contemporain cité par Fleury. L'enfant de Dieu y reconnaîtra les
leçons de l'Evangile, malgré la forme défavorable sous laquelle elles nous sont
présentées. « Ils disaient encore que le baptême ne lavait point le péché, que le
corps et le sang de Jésus-Christ ne se faisaient point par la consécration du
prêtre, qu'il était inutile de prier les saints, soit martyrs, soit confesseurs; enfin
que les oeuvres de piété étaient un travail inutile dont il n'y avait aucune
récompense à espérer, ni aucune peine à craindre pour les voluptés les plus
criminelles.» (FLEURY, etc.; même citation que plus haut.)
Natalis résume les erreurs des hérétiques «Arras dans ce peu de mots : « Les
hérétiques niaient le mystère du saint baptême, les sacrements de l'eucharistie, de
la pénitence, de l'ordre et du mariage.ils n'accordaient aucun culte aux
confesseurs, aucune vénération à la croix du Seigneur, aux images des saints,
aux temples et aux autels. Ils niaient le purgatoire, et disaient qu'une sépulture
chrétienne n'était d'aucune utilité aux défunts. » (Il. P. NATALIS ALEXANDRI,
etc. y T. VII, p.'82.)
Nous avons encore trouvé dans Dupin : « Qu'ils ne faisaient pas cas des cloches,
de l'onction, ni de l'exorcisme. » ( DUPIN, etc., t. VIII, 1). 127 à 128.)
Radulphe Ardens, d'après Usserius, parle ainsi des manichéens de l'Agenois: «Ils
prétendaient faussement de suivre la vie des apôtres, disant qu'ils ne mentent pas,
qu'ils ne jurent du tout point. » (USSERIUS, etc., p. 281.)
Il reste maintenant à déduire quelques conséquences des faits qu'on vient de
mentionner.
Nous suivons les traces de l'Eglise fidèle aux doctrines évangéliques. Nous les
cherchons dans des siècles d'obscurité; et aussitôt nous trouvons des
manifestations religieuses qui, bien que défigurées par les rapports de leurs
adversaires victorieux, nous paraissent une opposition au culte superstitieux de
l'Eglise déchue, un retour aux doctrines évangéliques, à la vie de renoncement,
de charité, de vérité et de pureté, à l'exemple des apôtres qu'ils disent vouloir
imiter. Bien que stigmatisés par la prévention, l'ignorance et la haine, ces
mouvements religieux nous paraissent de bon aloi. Nous croyons y découvrir,
sous des immondices dont on les a couverts, plus que du foin et du chaume, plus
que du bois, matières à brûler ; nous y entrevoyons, bâtis sur le vrai fondement,
de l'or, de l'argent, des pierres précieuses. ( 1 Corinthiens, III, 12.)
Mais sans nul doute aussi, la vérité évangélique qui tendait à se faire jour était
colportée en divers lieux par des hommes que les lieux mêmes, dans lesquels ils
la propageaient, n'avaient pas vus naître.
En effet, cette hérésie, à peu près la même partout ou elle parait, est souvent
attribuée aux séductions de nombreux émissaires de l'Antéchrist, répandus en
diverses parties de l'Occident, à des hommes actifs et insinuants, qui séduisent le
peuple indistinctement, etc. (Voir les citations précédentes.)
D'après ces données, on croit reconnaître que cette hérésie, dans beaucoup de
lieux où elle est constatée, est l'oeuvre d'émissaires particuliers, disons le mot
propre, de missionnaires. Or, nous voyous par les écrits des Vaudois, dont il sera
amplement question ci-après, que l'oeuvre missionnaire était en honneur parmi
eux, et meule une de celles dont leurs synodes s'occupaient, puisqu'ils
assignaient de l'argent pour ceux d'entre eux que l'on destinait aux voyages. Ce
fait, confirmé par divers autres témoignages des adversaires, serait déjà en
faveur de la thèse que nous soutenons. Mais il y a plus. L'Italie est signalée deux
fois comme la patrie de ces fauteurs d'hérésie. Nous venons de lire, en effet, qu'il
est constaté que les hérétiques d'Orléans avaient été gagnés à l'hérésie par une
femme venue d'Italie, et que le mouvement d'Arras était dû aux enseignements
de quelques personnes attachées à la sainte Écriture et venues aussi d'Italie. (
Ecrits des Vaudois, livre de la discipline, chap. IV, second alinéa. - LÉGER, etc.,
1re part., p. 192. - PERRIN, Hist. des Vaudois, chap. IV. )
MANIFESTATIONS RELIGIEUSES
DU XIIe SIÈCLE.
Le peu de succès qu'eurent les tentatives faites, au XIIe siècle, pour rétablir dans
l'Eglise «Occident les pures doctrines et y ramener l'esprit de l'Evangile, aurait
pu faire craindre que la cause de la vérité De fût entièrement et partout
compromise, et que, des rangs éclaircis du résidu de l'Eglise fidèle, il ne surgit
plus de courageux adversaires de l'erreur et de la superstition. Il ne restait plus,
devait-il sembler, de chance de réussite après tant d'essais malheureux; et alors
pourquoi marcher à une perte certaine ? Mais la foi chrétienne espère quand,
humainement parlant, il n'y a plus d'espérance. Elle espère, parce qu'elle croit en
son divin chef. Elle attend la victoire, non du bras de la chair, mais de la
puissance de celui qui lui crie : Parle, et ne te, tais point; voici, je suis avec vous
jusqu'à la fin du monde. Entraîné par la foi, fortifié par l'espérance, le racheté de
Christ ne demande point : Sommes-nous en grand nombre? Il lui suffit de la
promesse du Seigneur qui l'a lui-même sauvé; et seul, s'il le faut, il consacre sa
vie à l'oeuvre du ministère, au salut des âmes. La crainte de la mort et les
outrages ne sauraient le retenir. Nouveau saint Paul, il part à la conquête du
monde, au nom de Jésus-Christ. Sa lettre de crédit et son excuse pour tant
d'audace se résument dans ce peu de mots : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé.
Cette foi ne faisait point défaut aux faibles débris de l'Eglise fidèle. Si la lampe
de vérité, qui brûlait encore à l'écart, était petite, sa flamme n'en était pas moins
vive et bien nourrie, Dès l'an 1100, l'Eglise des Vallées Vaudoises formulait sa
croyance, sa discipline, et reflétait sa vie dans des écrits que nous ferons
connaître, avec une clarté et une précision qui n'annoncent nullement une origine
récente. Ne nous étonnons donc pas de voir, à cette même époque, des
missionnaires évangéliques, venant de ces contrées ou de leur voisinage,
continuer l'oeuvre de leurs prédécesseurs.
Deux hommes attirent surtout notre attention. Ce sont Pierre de Bruis et Henri,
son compagnon de travaux. Le premier était prêtre (1), le second est désigné
souvent sous le titre de faux Ermite. Ils commencèrent à dogmatiser dans la
Septimanie qui, selon Dupin, comprenait le Dauphiné et la Provence. De la
Provence, ils passèrent dans le Languedoc et en Gascogne, d'où leur prétendue
hérésie pénétra en Espagne, en Angleterre, etc. (V. Centuriateurs, etc., centurie
XII, col. 832.)
On a peu de détails sur les circonstances particulières, sur les luttes et les
souffrances de l'un de ces deux grands serviteurs du Seigneur Jésus-Christ,
savoir de Pierre de Bruis. On sait seulement qu'après vingt ans de prédication et
de travaux pour établir et étendre le règne du Sauveur, il reçut la palme du
martyre sur un bûcher, à Saint-Gilles, en Languedoc, l'an 1126. (Centurie XII,
col. 832.)
Ou a plus de détails sur la vie aventureuse d'Henri. Après avoir travaillé quelque
temps de concert avec Bruis, il s'en sépara, sans que nous ayons appris pourquoi.
On peut croire que leur oeuvre étant bien acheminée, il fut jugé convenable qu'ils
annonçassent isolément la bonne nouvelle du salut et la régénération, pour la
conversion d'un plus grand nombre. Henri dirigea d'abord ses pas vers Lausanne.
Il vint plus tard au Mans, avec deux autres Italiens. Ils marchaient nu-pieds, dans
toutes les saisons, portant chacun un bâton surmonté d'une croix. L'époque de
l'arrivée de Henri au Mans est incertaine. Dupin indique l'an 1110. Les auteurs
sont mieux d'accord sur les effets de sa prédication dans cette ville. Henri obtint
d'Héribert, qui était évêque du Mans et qui allait quitter momentanément cette
ville, la permission de prêcher dans les temples en son absence. Sa prédication
fit une vive impression sur ses auditeurs. Le peuple fut entraîné. Mais le clergé
qui, dans les commencements, avait approuvé et fort goûté le frère étranger, ne
tarda pas à changer «opinion, lorsqu'il se fut aperçu que son crédit personnel
était en baisse. La défense de prêcher davantage fut intimée à l'entraînant orateur.
Le peuple exprima en vain son mécontentement, menaçant de ne plus vouloir
«autre pasteur. Henri, quoiqu'aimé et soutenu par la multitude, dut céder et
s'éloigner. Du Mans il se rendit à Poitiers; puis, selon quelques-uns, à Périgueux,
ensuite à Bordeaux> à Toulouse, et dans les quartiers où il avait déjà travaillé
avec Bruis. (DUPIN, Nouv. Biblioth., t. IX, p. 101. - Recueil des Historiens des
Gaules, t. XIV, p. 430. - Admonitio praevia... GIESLER... P. 442.)
L'an 1134, ayant été arrêté par l'ordre de l'archevêque d'Arles, il fut conduit par
ce prélat au concile de Pavie, qui eut lieu cette même année. Condamne comme
hérétique par cette assemblée, Henri fut mis en prison. Il en sortit cependant,
sans que nous sachions comment, et il reparut dans le midi de la France. Alors
on lui opposa saint Bernard, abbé de Clairvaux, homme éloquent et énergique,
qui s'était fait une grande réputation par la direction supérieure qu'il avait donnée
à son couvent, par son zèle, par divers miracles dont on lui attribuait l'honneur et
par sa victoire sur Abailard qu'il fit condamner, au concile de Sens, en 1140. Par
les efforts de cet abbé et du légat Albéric, envoyés à Toulouse pour comprimer
l'hérésie, l'an 1147, Henri fut livré entre les mains de l'évêque de cette ville, et
conduit, l'année suivante, au concile de Rheims. Condamné de nouveau, il fut
encore jeté en prison, ou il mourut bientôt, après plus de quarante ans de fatigues
et de travaux pour la cause du pur Evangile. Plusieurs de ces faits sont consignés
dans la lettre de saint Bernard à Ildephonse ou Alphonse, comte de Toulouse et
de Saint-Gilles, écrite à l'époque de sa mission. Si l'injustice de l'abbé de
Clairvaux envers ses ennemis n'était pas bien connue, on s'étonnerait de
l'entendre attribuer à des poursuites pour mauvaises moeurs, le brusque départ
d'Henri de plusieurs villes, dans lesquelles il s'était arrêté; mais l'on sait assez
que c'est à cause de sa prédication et de sa prétendue hérésie que ce confesseur
de la foi était persécuté et contraint à s'enfuir. (D. BERNARDI Epistola, 241. -
Acta Episcop. Cenomanensium., cap. XXXIII. - Mabillionis Analecta, t. III, p.
312. - PETRUS CLUNIACENSIS in Maxima Biblioth., P. P., t. XXII, col. 861
1034... - Histoire du Languedoc, par deux Bénédictins, t. II, p. 1020. - Recueil
des Historiens des Gaules, t. XII, p. 547 et suiv.)
Les succès de Pierre de Bruis et d'Henri furent étonnants. L'oeuvre à laquelle ils
travaillèrent, secondés par des frères dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, se
consolida rapidement . s'étendit dans de nombreuses contrées, malgré les efforts
d'une partie du clergé et des papes pour l'anéantir, jusqu'à ce qu'enfin, au XIIIe
siècle, les pontifes romains soulevèrent contre elle ces persécutions si brutales et
si sanglantes, connues sous le nom de croisades contre les Albigeois.
A Toulouse et autres lieux, où la doctrine nouvelle avait été semée, les efforts de
saint Bernard, qui la combattait, eurent d'abord quelques succès, surtout au
moment où l'Eglise naissante fut privée de son chef Henri, mort dans les prisons.
Les temples catholiques, déserts auparavant, se remplissaient de nouveau; les
hérétiques se cachaient ; la prédication de l'abbé de Clairvaux et ses prétendus
miracles semblaient avoir subjugué les masses. Cependant, cet état de choses ne
dura pas longtemps. Les historiens du Languedoc en conviennent : « Saint
Bernard eut le bonheur, disent-ils, de ramener alors à la foi ceux qui s'en étaient
écartés; mais, malgré tous ses soins, l'hérésie des henriciens y demeura cachée;
et elle s'y renouvela si fortement, quelques années plus tard, qu'elle y causa enfin
une extrême désolation. » (Histoire du Languedoc, par deux Bénédictins, t. II, p.
447.)
La gravité de ce fait est confirmée par les actes du concile assemblé à 'Tours, l'an
1163. Le IVe canon, dans lequel il est ordonné aux évêques de Toulouse et des
lieux voisins de surveiller les hérétiques, les mentionne dans son préambule de la
manière suivante : « Il s'est élevé, il y a longtemps, dans les quartiers de
Toulouse, une damnable hérésie qui, se répandant peu à peu, de proche en
proche, comme un cancer, a déjà infecté la Gascogne et les autres provinces en
grand nombre.. » (Ad Labbeum,... Concili., t. X. col 1419.)
En 1165 ou en 1176 (les auteurs varient sur la date) (2), un concile tenu à
Lombers fit comparaître les hérétiques, découverts dans la province de Toulouse
et mentionnés sous le nom de bons hommes (boni homines). Interrogés en la
présence de Pierre, archevêque de Narbonne, de Girard, d'Albi, de Gaucelin, de
Lodève, et «autres évêques, ils furent déclarés hérétiques, et livrés au bras
séculier. Le principal d'entre eux s'appelait Olivier. Ils étaient en grand nombre.
Les seigneurs partageaient leur opinion.
Plus tard, ce même comte Raymond adopta les principes, qu'il avait d'abord
méconnus, et leur fit enfin le sacrifice de ses biens et de ses états, dans la terrible
croisade dont son peuple et lui furent l'objet.
Mais, avant de terminer ce sujet, il nous reste à rendre compte des doctrines que,
d'après le rapport de leurs adversaires, Pierre de Bruis, Henri et leurs
compagnons d'oeuvre prêchèrent et propagèrent dans les contrées dont il vient
d'être question.
5° Il (Bruis) se moque des sacrifices, des prières, des aumônes, et des autres
bonnes oeuvres faites par les fidèles vivants en faveur des fidèles défunts, et il
affirme que ces choses ne peuvent le moins du monde aider quelqu'un des morts.
« J'ai répondu à ces cinq points, ajoute Pierre-le-Vénérable, selon que Dieu m'en
a accordé la grâce, dans la lettre que j'ai adressée à vos saintetés. » ( Maxima
Biblioth., P. P., t. XXII, f. 1033.)
Le vénérable abbé continue ainsi : « Mais après que le zèle des fidèles, en
brillant Pierre de Bruis sur un bûcher, près de Saint-Gilles, a vengé le feu qu'il
avait allumé et qui avait consumé la croix du Seigneur, après que cet impie eut
passé du feu du bûcher au feu éternel, l'HERITIER de son hérésie, Henri (3),
avec je ne sais quels autres, bien loin d'amender sa doctrine diabolique, la
renforça encore. Et, comme j'ai vu dans Un VOLUME qu'on dit être sorti de sa
bouche, non-seulement il a publié les cinq points de doctrine, mais un plus grand
nombre encore. » (Même citation, f. 1034.)
Nous avons lu une nouvelle lettre aux prélats nommés plus haut, dans laquelle
Pierre-le-Vénérable réfute les prétendues fausses doctrines, dont il vient de faire
mention, en les qualifiant de renforcées dans leur tendance diabolique; mais,
sauf quelques développements nouveaux, et sauf une critique du chant d'église,
elles nous ont paru, à fort peu de chose près, les mêmes. (Voir, ibid., Max.
Biblioth., P. P. y t. XXII, col. 1036. - 1048 à 1076. )
Les Centuriateurs de Magdebourg, qui ont extrait et recueilli les divers points de
doctrine professés par les hérétiques du. midi de la France, au XlIe siècle,
mentionnent en outre quelques autres articles de foi, par exemple, sur la cène du
Seigneur: « Que le corps et le sang de Christ n'étaient pas offerts dans la messe
théâtrale, et que ce n'était point une oblation faite pour le salut des âmes; que les
autels devaient être détruits; que la doctrine du changement des espèces était
fausse; que la cène sacrée ne doit pas être donnée maintenant aux hommes, parce
qu'elle a été donnée une seule fois par Christ aux apôtres. » Evidemment, cette
dernière opinion est mal rapportée, puisque, comme nous allons le voir, par le
témoignage de saint Bernard, les prétendus hérétiques du midi de la France
prenaient la cène. Il s'agit sûrement du sacrifice expiatoire de Jésus-Christ qui n'a
eu lien qu'une fois, et qui ne doit ni ne peut être renouvelé.
Sur le mariage : « Que les prêtres et les moines devaient se marier, plutôt que
d'être la proie de l'impudicité, ou de se livrer à l'impureté. »
Sur les chants et les instruments de musique : «Que Dieu est moqué par ces
chants que les prêtres et les moines font retentir dans les temples ; que Dieu ne
peut être apaisé par des mélodies monacales. »
Sur les aliments : « qu'il est permis de manger de la viande le dimanche et les
autres jours. »
Sur l'Ecriture sainte : « Que le bruit s'est répandu, dit l'abbé de Clugny, qu'ils ne
reçoivent pas tout le canon, c'est-à-dire tous les écrits de l'Ancien et du Nouveau
Testament;» de même il dit « qu'ils ne reçoivent que l'Évangile. »
Mais ici, nous ferons observer qu'une accusation aussi grave que celle que
Pierre-le-Vénérable fait aux hérétiques, de ne recevoir pas tout le canon de
l'Ecriture, repose sur un bien faible fondement, sur un le bruit s'est répandu. Une
telle accusation exige de plus fortes preuves, qu'un simple bruit public.
Il dit aussi : « Qu'ils croient au seul canon ; qu'ils n'accordent pas aux écrits des
Pères la même autorité qu'à la sainte Ecriture. » ( V. Centuria XII, col. 832, etc. )
Les mêmes Centuriateurs ont aussi extrait des écrits de saint Bernard les erreurs
qu'il a reconnues dans les hérétiques apostoliques. Nous traduisons : « Des
apostoliques ou henriciens. Leurs dogmes, d'après saint Bernard, autant qu'on
petit le deviner, sont:
3° Que les personnes vierges seules peuvent se marier parce que Dieu a créé
vierges l'homme et la femme.
5° Que le feu du purgatoire n'existe pas. La raison en est que l'âme dégagée
du corps passe ou au repos, ou a la damnation.
7° Qu'il ne faut pas demander les suffrages des saints qui sont morts.
9° Qu'il ne faut manger ni lait, ni ce qui en provient, non plus que ce qui
provient de procréation.
Qu'ils rabaissent les ordres de l'Eglise, qu'ils ne reçoivent pas ses institutions,
qu'ils méprisent ses sacrements et n'obéissent pas à ses commandements. » Il
remarque que ces doctrines ont été recueillies par ses propres investigations, en
partie dans des altercations ou disputes, et en partie de la bouche de ceux qui
étaient rentrés dans l'Eglise pontificale. Sur quoi, nous ferons remarquer, à notre
tour, qu'il est à craindre que la prévention et l'animosité n'aient plus «une fois
reproduit inexactement et défavorablement les dogmes de ceux qu'on regardait
comme hérétiques. Le lecteur a déjà fait de lui-même cette observation; car
évidemment plusieurs opinions des hérétiques, mentionnées par Pierre de
Clugny et par saint Bernard, sont incomplètes et présentées sous un jour qui n'est
pas le leur. On n'a qu'à comparer celles qui sont analogues pour s'en convaincre.
Voici ce qu'un autour contemporain, que nous avons déjà mentionné plus haut,
Héribert, moine d'Angoulême, dit des hérétiques du Périgord et de Périgueux en
particulier : « Il s'est élevé dans la contrée de Périgueux un grand nombre
d'hérétiques, qui prétendent mener une vie apostolique. Ils ne mangent pas de
viande, ne boivent pas de vin, si ce n'est tous les trois jours et avec modération.
Ils fléchissent le genou cent fois le jour. Ils ne reçoivent pas d'argent. Leur secte
est fort perverse et cachée. Ils ne font point cas de la messe, et disent qu'il ne faut
point prendre la communion, mais nu morceau de pain. Ils n'adorent ni la croix
ni l'image de Jésus-Christ. Ils empêchent plutôt ceux qui le font. Un grand
nombre de gens ont déjà été séduits, non seulement des nobles qui abandonnent
leurs richesses, mais aussi des clercs, des prêtres, des moines et des religieux.»
(MABILLIONIS Analecta, III, p. 467 à 483. )
Ce fut surtout dans le siècle suivant, quoique l'on en puisse citer déjà bien des
exemples dans le XIIe, que les amis des doctrines prétendues nouvelles furent
désignés par les noms de leur patrie ou de leurs chefs particuliers. Tels furent
ceux «hérétiques provençaux, toulousains, agenois, albigeois, picards, lombards,
bohémiens et pétrobrusiens de Pierre de Bruis, henriciens d'Henri, arnaldistes
d'Arnaud de Brescia, arnoldistes d'un compagnon de Valdo, léonistes de Léon,
etc., etc.
***
(2) D'après Usserius, ce fut en 1176. D'après le Recueil des Historiens des
Gaules, en 1165.
(3) Le lecteur est prié de donner son attention à ces paroles et aux suivantes,
car elles prouvent la relation étroite de Pierre de Bruis avec Henri, et de leur
doctrine.
(4) On lit dans le sermon XIIIe d'Ekbert, abbé de Saint-Florin, les paroles
suivantes relatives aux hérétiques de Cologne, de la même époque : « Ils
disent qu'eux seuls font le corps du Seigneur à leurs tables.
« Mais ils cachent une ruse sous ces paroles ; car ils n'entendent pas le vrai
corps de Christ, mais ils appellent corps de Christ leur propre chair. »
(10) Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1520, etc. - Historiens des
Gaules, t. XIII, p. 173, etc.
Cet auteur indique, comme une des quatre marques qui distinguent les Vaudois,
les sandales qu'ils portent à la manière des apôtres. Mais cet usage remonte à une
date plus ancienne que celle qu'il lui assigne, en la rapportant à Valdo, puisque
les compagnons «Henri, promoteurs de la secte des albigeois, en portaient déjà,
aussi bien que les missionnaires vaudois, appelés souvent xabatatenses, de
xabatata, comme il a été dit dans le chapitre précédent.
Les auteurs catholiques subséquents ont tous admis cette étymologie, que nous
rejetons avec raison, comme on le verra. Mais avant de formuler notre preuve,
nous devons faire connaître Valdus ou Valdo et son oeuvre.
Pierre, marchand et citoyen de Lyon, appelé aussi par les historiens Pierre Valdo,
Valdus, Valdius, Valdensis ou Valdecius (2) et Valdesius, vivement frappé de la
mort subite de l'un de ses amis, dans une réunion de plaisir, prit la résolution de
renoncer au monde et de travailler désormais uniquement à son salut (3). Luther,
le célèbre réformateur de l'Allemagne, au XVII, siècle, entra au couvent et
chercha les choses du ciel, à la suite d'un événement semblable (4). Pierre donna
toute son attention à la lecture de la Bible. On dit même qu'il en traduisit
quelques livres du latin en langue vulgaire. Il se livra aussi à l'étude des Pères de
l'Eglise. Etienne de Borbone ou de Bellavilla, qui nous donne ces détails, ajoute :
« Ce citoyen (de Lyon), ayant lu souvent ces sentences et les ayant gravées dans
sa mémoire, se proposa de suivre la perfection évangélique comme les apôtres
l'avaient observée. Après avoir vendu tous ses biens, par mépris du monde, il
distribua aux pauvres l'argent qu'il avait amassé, et osa usurper l'office des
apôtres ; prêchant, dans les rues et sur les places publiques, l'Evangile et les
choses qu'il avait apprises de mémoire. Il encourageait hommes et femmes à en
faire de même, les rassemblant auprès de lui, et les affermissant dans la
connaissance des Evangiles. Il envoyait même prêcher dans les campagnes
environnantes des hommes de tous les métiers, même les plus vils. Ces hommes
et ces femmes, ignorants et illettrés, parcourant les campagnes, pénétrant dans
les maisons de la ville et prêchant sur les places publiques, même dans les
églises, provoquaient les autres à faire de même. » (Maxima Biblioth. P. P., t.
XXV, p. 264. - Stephanus de BORBONE, alii de BELLAVILLA, Liber de
septem Donis Spiritus Sancti, IV,, part., cap. XXX, apud ECHARD, t. 1.)
Reprenons maintenant notre dissertation sur le nom de Vaudois, que les auteurs
catholiques font dériver de celui de Valdo, comme s'il était le chef de la secte
vaudoise et l'auteur de cette prétendue hérésie.
1° Nous observons que, dans les canons des conciles et autres documents
officiels, relatifs aux disciples de Pierre, marchand de Lyon, ceux-ci ne reçoivent
jamais la qualification de Vaudois, mais qu'ils sont toujours désignés par le nom
de pauvres de Lyon. Le nom de Valdo n'y est pas mentionné davantage. Un traité
d'un auteur anonyme, cité dans Martène, sur l'hérésie des paores de Lyon, ne
donne jamais aux disciples de Pierre le nom de Vaudois; bien plus, il ne donne
pas à lui-même le nom de Valdo, mais celui de Valdensis (5), ce qui est bien
différent ; car cette désignation, équivalant à un adjectif, signalerait l'origine des
opinions religieuses de celui au nom duquel elle est ajoutée.
2° Nous observons ensuite que Pierre, marchand de Lyon, n'a pas été l'auteur du
mouvement religieux qui se manifesta en France dès avant le commencement du
XlIe siècle, puisqu'il ne prêcha que vers l'an 1180, et que, si les prétendus
hérétiques de l'Agenois, de Toulouse, d'Albi et d'ailleurs, ont été appelés
Vaudois, ce nom n'a pu leur être donné à cause de Valdo, celui-ci n'ayant point
été leur chef.
Ce n'est donc, au plus tôt, que dès l'an 1181, que les hérétiques auraient été
appelés Vaudois, de Valdo, leur prétendu chef. Or, nous pouvons citer deux
auteurs qui font mention des Vaudois avant la date de 1181. Ce sont les deux
suivants : Eberard de Béthune qui, selon Dupin, florissait l'an, 1160, et qui,
parlant des hérétiques, dit : « Certains d'entre eux s'appellent Vallenses, parce
qu'ils habitent dans une vallée de douleurs ou de larmes, et exposent à la risée les
apôtres, etc. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV.)
Bernard, abbé de Foncald, déjà cité, s'exprime ainsi sur le même sujet: « Pendant
que le pape Lucius, de glorieuse mémoire, était chef de la sainte Eglise romaine,
de nouveaux hérétiques levèrent subitement la tête. Ils reçurent un nom qui était
le présage de leur avenir.ils furent appelés Valdenses, d'une vallée sombre
(touffue), parce qu'ils sont enveloppés de ténèbres profondes et épaisses. Ces
hérétiques, quoique condamnés par le souverain pontife que l'on vient de
nommer, ne cessèrent pas de vomir leur perfide poison, en tous lieux, dans le
monde, avec une audace téméraire. ». L'auteur de ces lignes, ayant dédié le livre
dont elles sont tirées à Lucius III, qui fut pape de 1181 à 1185), et y faisant
mention d'un autre pape du même nom, déjà défunt, Lucius, de glorieuse
mémoire, parle donc de faits arrivés avant 1144, date de la mort de Lucius Il (7).
Les Valdenses ou Vaudois étaient donc déjà connus sous ce nom, avant 1144, et
par conséquent bien avant Pierre Valdo, puisque celui-ci ne fut poursuivi comme
qu'après 1181, sous Jean de Belles-mains qui l'anathématisa, et qui n'avait été
nommé archevêque de Lyon qu'à cette dernière date. (V. BERNARD ..., in,
Maxima Biblioth., P. P., t. XXV.)
Mais, dans les rapprochements que nous faisons, il y a plus qu'une affaire de
dates. Le témoignage d'Eberard de Béthune et de Bernard de Foncald démontre,
d'une autre manière encore, le peu de fondement, la vanité, le néant de l'opinion
catholique, qui fait dériver de Valdo l'hérésie vaudoise et le nom de Vaudois.
Alors même que l'on. pourrait affaiblir la preuve précédente, en arguant de
l'incertitude de telle ou telle date, il n'en resterait pas moins certain que deux
auteurs antérieurs à Pierre Valdo (ou contemporains ou même postérieurs, si l'on
veut, peu importe), en nommant la secte des Vaudois, ne font nullement mention
de Valdo, et que, loin de faire dériver le nom des sectaires du nom d'un de leurs
chefs, ils lui assignent une origine toute différente et locale.
Nous dirons donc à nos antagonistes : Si vous reconnaissez que les écrits
d'Eberard et de Bernard sont antérieurs à Valdo et à son oeuvre, avouez donc
que, puisque ces auteurs nomment la des Vaudois, celle-ci est antérieure à Valdo,
et que le nom de, Vaudois 'ne dérive point du sien. Ou, si vous soutenez
qu'Eberard et Bernard sont contemporains de Valdo ou postérieurs, avouez que
puisqu'ils reconnaissent à la secte des Vaudois une autre origine, eux qui
pouvaient être mieux informés de la vérité que vous, le nom de Vaudois ne
dérive point de Valdo.
Nous croyons donc avoir prouvé que le nom de Vaudois, donné par les écrivains
catholiques aux chrétiens prétendus hérétiques du XIIe siècle, ne dérive point du
nom de Valdo. Nous croyons plutôt, que Pierre, citoyen et marchand de Lyon, a
été appelé Valdo, a cause de la ressemblance de son oeuvre avec celle des
VAUDOIS, et peut-être aussi, parce qu'il leur aurait été affilié, et aurait été
instruit en partie par eux; conjecture qui n'est ni impossible, ni improbable, mais
que nous ne développons pas davantage (8).
L'opinion catholique sur l'origine du nom de Vaudois est donc erronée.
Cette interprétation s'appuie sur «autres preuves encore. Rubis, cité par Perrin,
dit en propres ternies : « Quand on parlait d'un sorcier, on l'appelait vaudès. » On
lit dans Mezeray, Histoire de France, au sujet de Jeanne d'Arc, alors au pouvoir
des Anglais, l'an 1430 : « Cette partie de l'université, qui était demeurée à Paris,
lâche esclave de la tyrannie anglaise, fit aussitôt instance qu'on la mit entre les
mains des gens d'église pour lui faire son procès, comme à une vaudoise,
enchanteuse, hérétique, abuseuse, etc. » L'épithète de vaudoise est placée côte à
côte de celle d'enchanteuse, etc. ( MEZERAY.... p. 17. )
Dans les temps d'ignorance, des prêtres fanatiques ont accusé de rapports secrets
avec les esprits de ténèbres ceux qu'une foi éclairée ou l'incrédulité éloignaient
des temples catholiques (10). La superstition romaine et un cruel système de
persécution désignèrent trop et trop souvent, comme sorciers, aux fureurs d'un
peuple ignorant, des hommes, dont la vie n'avait aucun rapport avec les
sentiments et les actes qu'on leur attribue (11). Or, puisque c'est un fait certain
que les Vaudois ont été souvent désignés comme sorciers à la haine populaire,
faut-il s'étonner qu'au temps où la superstition et l'ignorance arrivèrent à leur
comble, aux Xe et Xle siècles, un nom aussi odieux leur ait été généralement
donné et qu'il leur soit resté ? Comment se refuser de croire à un tel abus de la
parole, lorsqu'on lit dans Fauteur anonyme, cité par Martène et Durand, et qui a
écrit vers l'an 1447, que les Vaudois, au moyen de maléfices diaboliques,
s'assemblaient subitement de nuit, étant transportés promptement en grand
nombre, dans quelque forêt, ou lieu désert, etc. » ( Veterum Sciptorurn et
Monumentorum, à ( MARTÈNE et DURAND, t. V, Col. 501.)
L'origine attribuée au nom de Vaudois par la Noble Leçon nous parait donc
justifiée par les faits. Il serait intéressant et précieux, sans doute, de savoir à
quelle époque la petite Eglise fidèle a reçu un nom aussi injuste et aussi odieux;
mais nous manquons de données sur ce point. Tout ce que nous savons, c'est qu'il
est antérieur au XIIe siècle, étant déjà mentionné dans la Noble Leçon, écrite l'an
1100, comme l'indique l'auteur lui-même.
***
(1) Selon Bossuet, il serait mort en 1202; selon Natalis, en 1181; selon
Cave, il aurait fleuri en 1215; selon de Visch, il serait mort en 1294.
(6) Nous supposons qu'il a été employé de son vivant, mais rien ne le
démontre.
(7) Une lettre d'un évêque de Liège à ce même pape, Lucius II, signale des
hérétiques, anciens ennemis, qui, du mont Guimar, se sont répandus en
France, et qui ont une organisation et une discipline ecclésiastiques
constatées; mais il ne leur donne aucun nom particulier. (MARTENE et
DURAND, et Veterum Scriptorum t. 1, col. 777.)
(8) Cette opinion est celle d'un historien piémontais catholique romain, qui
n'est nullement ami des Vaudois ; nous voulons parler de M. Charles Botta,
qui s'exprime ainsi dans son histoire remarquable d'Italie : « Les Vaudois
ont été appelés ainsi, soit parce qu'ils habitaient dans les vallées, soit que
Valdo, célèbre hérésiarque du XlIe siècle, leur ait communiqué son nom,
après avoir embrassé leurs opinions. » L'anonyme, cité par Martène, parait
avoir vu les choses comme nous, puisqu'il appelle notre chef de secte :
Valdensis, le Vaudois.
(11) Quel chrétien ne sait pas que le Fils de Dieu a été appelé samaritain par
les Juifs, et qu'ils ont même dit de lui, qu'il était un démon, qu'il chassait le
démon par le prince des démons.
CHAPITRE VIII.
Après avoir rendu compte du mouvement religieux qui agita la France et «autres
contrées aux Xle et XIIe siècles, et qui, comme nous l'avons fait voir, partit
vraisemblablement du sein des Alpes situées entre la France et l'Italie, nous
devons rentrer dans les Vallées Vaudoises, pour reprendre le fil de leur histoire
particulière, raconter leurs traditions et exposer l'état de leur Eglise.
Eberard de Béthune, vers Pau 1160, s'exprime peu différemment sur le même
sujet : « On les appelle, dit-il, hérétiques montagnards, parce que, dans un temps
de persécution, ils se cachèrent dans les montagnes, et pour cette cause, ils
errèrent quant à la foi catholique. » Et, quoique ce dernier auteur ne dise pas que
les hérétiques qu'il a nommés Vallenses au chapitre XXV de son livre, et qu'il y a
représentés comme des missionnaires venus d'une vallée de larmes, soient les
mêmes que ceux qu'il appelle montani ou montagnards au chapitre XXVI,
cependant rien ne s'y oppose; car Eberard, dans la longue liste qu'il y a dressée
de toutes les sortes d'hérésies possibles, passe sous silence les Vallenses qu'il a
cependant nommés plus haut, et ne cite que les montani. Cette omission des
Vallenses ne se comprend qu'autant que les Vallenses sont les mêmes que l'une
des classes d'hérétiques qu'il y nomme et dépeint : ce qui est très-vraisemblable,
vu la ressemblance de signification des noms de montagnards et de Vallenses,
c'est-à-dire habitants des vallées, et aussi vu l'analogie des détails qu'il donne sur
les persécutions qu'ont souffertes les montagnards, et sur celles qui ont affligé les
habitants de la vallée de douleur ou de larmes.
Ajoutez à cela que le nom de montani était donné à l'un des peuples de la
Ligurie, établi dans les Alpes voisines des Vagiens (aujourd'hui les habitants du
marquisat de Saluces) et limitrophes des Vallées Vaudoises. (Pour HONORIUS,
voir Maxima Biblioth., P. P., t. XX, col. 1039. -Pour EBERARD, t. XXIV col.
1575 à 1577. - Montani, voir Geographia antiqua CELLARII, t. 1, p. 518; - ou
PLINII Geog., cap. XX. )
(Bagnolenses), comme en parle Rainier Sacco, vers l'an 1250. C'est pourquoi
Jacques, évêque de Turin, désireux d'éloigner cette peste de son diocèse,
organisa une persécution contre eux, après avoir obtenu, à cet effet, l'an 1198, un
décret de l'empereur Otton IV, sur lequel nous reviendrons plus tard. (V.
GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime, dans Monumenta historiae patriae.., t.
III, p. 487; cit. SPONDANUS, ail 1198.)
Si l'on s'étonnait que la secte vaudoise, ou plutôt le résidu de l'Eglise fidèle, ait
pu se maintenir jusqu'alors, sans grande persécution, dans l'ancien diocèse de
Claude de Turin et ailleurs, malgré la tendance oppressive de l'Eglise romaine,
nous rappellerions ce que nous avons dit, au chapitre IV, des agitations et des
luttes politiques des Xe, et Xle siècles (1), durant lesquels l'attention des chefs de
l'Eglise romaine fut détournée de dessus les restes épars de l'Eglise fidèle,
préoccupés qu'ils étaient de leurs intérêts terrestres, des dangers et des avantages
de leur position, comme princes séculiers.
C'est ici le lieu «indiquer une circonstance d'une haute importance, qui sert
puissamment à expliquer le fait de la conservation de la vérité évangélique,
depuis Claude de Turin, dans le territoire occupé encore aujourd'hui par les
Vaudois : c'est que, à l'époque la plus reculée de la féodalité, ces Vallées étaient
gouvernées par un seigneur puissant, ne relevant que de l'empire, et imbu lui-
même des doctrines vaudoises. Ce fait si important est consigné dans l'ouvrage
déjà cité d'un auteur catholique, qui a pu mieux que personne s'assurer de la
vérité qu'il nous fait connaître, M. le marquis Costa de Beauregard. Voici les
paroles : « Outre les comtés dérivant des grands marquisats, on ne peut douter
qu'il n'y en eût d'autres créés très-anciennement par les empereurs en faveur des
principaux barons de ce pays, et qu'il n'y eût de simples titres de comtes accordés
à quelques seigneurs immédiats. Tels furent les comtes de Castellamonte, de
Blandra, de Luserne et de Piossasque, auxquels l'histoire piémontaise donne
cette qualification, dès le onzième et le douzième siècles. »
Nous croyons donc avoir prouvé, aussi bien que le manque de documents plus
précis le permet, que les Vaudois du Piémont ne sont point une secte qui doive
son origine à Valdo, une apparition accidentelle au XIIe siècle, un mouvement
religieux isolé, mais un rameau de l'Eglise primitive, préservé par un miracle
éclatant, fleurissant à l'écart au milieu des débris qui ont recouvert le tronc qui l'a
nourri, et qui ont froissé et desséché toutes les autres branches. L'Eglise des
Vallées est une jeune enfant, échappée inaperçue au désastre qui priva sa mère de
la vie, et qui vécut cachée dans des solitudes, dans des vallées et derrière d'âpres
rochers, jusqu'au jour où elle attira involontairement les regards, tandis que ses
soeurs, vêtues d'ornements magnifiques, oubliaient dans l'esclavage et la
corruption le souvenir d'une mère fidèle et pieuse, et se privaient, par leur
légèreté, leur mollesse et leurs vices, de l'héritage incorruptible que le Seigneur
avait voulu leur assurer, par sa mort expiatoire.
Pour continuer à éclairer ce sujet, nous allons rapporter les traditions de l'Eglise
vaudoise.
***
(4) On se rappelle que les comtes de Montfort, dans l'Astesan, avaient été
dans le même cas. (3) Un document qui existe assurément, intéresserait, à
plus d'un égard, les Vaudois : c'est le traité d'après lequel les comtes de
Luserne et marquis d'Angrogne se sont soumis à la maison de Savoie. Les
conditions de cet acte sont sûrement favorables aux Vaudois. Ce sont ces
franchises et ces libertés religieuses qu'ils ont réclamées de tout temps, mais
en vain, du moins pour une grande partie.
CHAPITRE IX.
Les Vaudois ont une double tradition concernant leur origine, l'une plus générale,
l'autre plus détaillée, et toutes deux très-précises.
Dans toutes les persécutions qu'ils ont éprouvées, dès le XVe siècle, et plus tard,
lorsqu'ils ont dû réclamer à diverses fois auprès de leur souverain, les Vaudois
ont toujours soutenu, comme précédemment, que la religion qu'ils suivaient
s'était conservée de père en fils, et de génération en génération, depuis un temps
immémorial : Da ogni tempo e de tempo immemoriale, disaient-ils dans leurs
requêtes.
De plus, non-seulement les Vaudois du Piémont, mais tous ceux qui se sont
réclamés de leur nom, en tous lieux, ont constamment soutenu qu'ils ont reçu
leur voie ou croyance religieuse de Léon, confrère et contemporain de Sylvestre,
évêque de Rome, sous l'empereur Constantin-le-Grand.
Cette tradition, sous cette seconde forme, plus précise que la première, s'appuie
sur une base historique. Nous lisons, en effet, dans le Faisceau des temps : « Les
biens d'église que les prélats commencèrent à posséder environ ce temps-là (de
Sylvestre et de Constantin) occasionnèrent souvent de grandes altercations entre
les docteurs, les uns prétendant que c'était une chose juste et utile que l'Eglise eût
en abondance des biens temporels et l'honneur terrestre, les autres soutenant le
contraire. » Léon aurait été l'un de ces derniers et aurait préféré la liberté
chrétienne avec la pauvreté, à un riche bénéfice, occasion possible de servitude
et de relâchement. (V. Fasciculus temporum in PISTORIO, t. II, p. 47.)
Si l'on hésitait à voir une confirmation de la tradition dans cette citation, nous en
appellerions à une autre du père Moneta, professeur à Bologne et inquisiteur,
vers l'an 1244. Parlant des Vaudois, en qui il ne veut voir que des sectaires
récents, cet auteur s'exprime comme suit : « il est évident qu'ils tirent leur origine
de Valdecius, citoyen de Lyon, qui commença cette oeuvre il n'y a pas plus de
quatre-vingts ans, un peu plus ou un peu moins, ainsi donc ils ne sont pas les
successeurs de l'Eglise primitive, ils ne sont donc pas l'Eglise de Dieu. Or, s'ils
disent que leur voie fut antérieure à Valdo, qu'ils le montrent par quelque
témoignage. » (Venerabilis P. MONETA, Catharos et Valdenses, lib. V, cap . 1, §
4; Romae, 1743.) Par ce passage, nous voyons que si Moneta combat
l'ancienneté de l'Eglise vaudoise, il témoigne cependant que les prétendus
novateurs se regardaient comme les successeurs de l'Eglise primitive, comme de
Dieu, et soutenaient par conséquent que leur voie était antérieure à Valdo. Celle
citation prouve donc avec évidence que, vers l'an 1244, quatre-vingts ans au plus
après Valdo, les Vaudois du Piémont se soulevaient contre l'origine récente qu'on
prétendait leur assigner, et s'appuyaient sur leur descendance directe de l'Eglise
primitive.
L'étymologie du nom de léonistes est aussi toute en faveur de la thèse, que nous
soutenons; on ne saurait y voir une dérivation du nom de Lyon, tandis qu'on y en
peut voir une toute naturelle de celui de Léon 1 à qui les Vaudois rattachaient
leurs opinions religieuses.
La tradition que nous venons de rapporter sur l'origine des Vaudois est enfin
confirmée par un archevêque de Turin, Claude de Seyssel, qui, dès 1517 à 1520,
administra ce diocèse, dans lequel se trouvaient les Vallées Vaudoises, et qui a
pu et dû avoir une connaissance exacte de leurs opinions. Mais, comme il ne fait
que répéter ce qui nous est connu, en le traitant de fable et de conte, nous faisons
grâce de cette citation à nos lecteurs. (V. R. P. Claudii SEYSSELII 1 archiep.
Taurin., adversus errores et sectam Valdensium Tractatus, cap. 1.)
Cette tradition a aussi été recueillie dans les Églises évangéliques, filiales de
celles des Vallées, en Bohème et en Moravie, par exemple (1).
Mais nous ne nous y arrêterons pas davantage. Il nous suffit d'en avoir bien
établi la certitude. La valeur d'une telle tradition à laquelle les écrits des Vaudois
font allusion (2), comme preuve en faveur de l'ancienneté, de l'Église vaudoise,
paraîtra incontestable à tout coeur honnête et intelligent.
***
(1) Une telle tradition est rapportée dans l'écrit intitulé : Histoire des
persécutions de l'Église de Bohème... de 894 à 1632.
.
(2) Il est entre autres fait allusion à cette tradition, au vers 409 de la Noble
Leçon, en ces termes: « Que tous les papes qui furent de Sylvestre jusqu'à
celui-ci. »
CHAPITRE X.
Écrits originaux des Vaudois. - Recueillis par Léger. - Ceux remis à Perrin, -
Leurs caractères généraux. - Écrits dogmatiques, pratiques, polémiques ;
poésies sacrées. - Leur authenticité. Ils sont vaudois. - Écrits dans un
dialecte de l'ancienne langue romane. Ancienneté de leur date attestée. -
Anonyme. - Pierre-le-Vénérable. Témoignage de Raynouard. - Noble
Leçon. - L'Antéchrist porte sa preuve intrinsèquement. - Objections et
réfutations. - Conséquences.
C'est à l'historien et pasteur vaudois, Léger, que l'on doit la conservation de ces
précieux documents de la piété et de l'antique origine de l'Église vaudoise.
Prévoyant peut-être forage qui se formait contre elle, et qui, après avoir grondé
avec fracas de son vivant, se termina par le désastre lamentable de 1686, Léger
recueillit les écrits des Vaudois et les remit, en 1658, à lord Morland,
ambassadeur anglais à la cour de Turin. Ce dernier les emporta en Angleterre, où
ils furent déposés dans la bibliothèque de Cambridge. Léger en fit une seconde
collection, mais moins considérable, qu'il déposa lui-même à la bibliothèque de
Genève. Nous donnons le catalogue de l'une et de l'autre dans un appendice à la
fin de cet ouvrage.
Une quarantaine d'années auparavant, vers l'an 1602, de nombreux écrits vaudois
avaient déjà été remis à P. Perrin de la part d'un synode tenu aux Vallées; ils
avaient été recueillis surtout dans la vallée de Pragela. Cet auteur nous a
conservé la liste de ceux qu'il a eus en main. Nous la donnerons aussi dans
l'appendice. (LEGER..., Ire part., p. 74, (1).
On peut aussi remarquer dans ces anciens écrits des Vaudois, que le dogme, loin
d'être séparé de la morale, lui sert d'appui continuel. La foi et la piété, la
contemplation des vérités divines et la vie d'obéissance ainsi que de dévouement
au Seigneur, s'unissent constamment dans leurs productions littéraires. Ils
abordent tous les sujets chrétiens, avec gravité et dans une intention pratique : la
corruption naturelle et la misère de l'homme, la rémission des péchés par
l'oeuvre de Jésus-Christ, la crainte et l'amour de Dieu - la charité et l'amour
fraternel, le pardon des injures et le support, la vigilance et la prière, l'humilité,
le mépris du monde, le détachement des affections terrestres, la patience, la
résignation dans les maux de la vie, les devoirs des pasteurs et conducteurs (3)
spirituels, les devoirs des maris et des femmes, des pères et des enfants. Il fallait
assurément une connaissance approfondie de l'Évangile, une piété vivante et un
sens chrétien développé pour se placer à cette hauteur de vérité et de moralité,
dès la fin du Xle siècle.
Quelques écrits des Vaudois sont tout polémiques; la position exceptionnelle de
ces chrétiens évangéliques, en butte aux attaques de l'Église romaine, nécessita
la controverse. Ils durent défendre leur foi et s'expliquer sur leurs doctrines.
Outre leur Confession de Foi et leur Catéchisme, les barbes vaudois ont composé
les ouvrages polémiques de l'Antéchrist, du Purgatoire imaginaire (songé), du
véritable Purgatoire, de l'Invocation des Saints, etc.
Au nombre des ouvrages originaux des anciens Vaudois, nous devons compter
une traduction de la Bible en langue romane. Les citations nombreuses qui en
sont faites, dans la Noble Leçon, dans l'Antéchrist et dans les autres traités de
cette époque, le démontrent déjà. Mais il y a plus, la preuve matérielle du fait
existe; Léger déclare ravoir possédée. À la bibliothèque de Cambridge sont
déposés des manuscrits de livres de la Bible ou de chapitres détachés, et celle de
Grenoble se glorifie d'avoir le manuscrit complet du Nouveau Testament dans le
même dialecte. il en existe également un exemplaire à Zurich. Mapée nous
apprend aussi que, dans le concile romain, tenu en 1179, sous le pape Alexandre
111, des Vaudois présentèrent à ce pontife un livre écrit en langue gauloise
(c'était alors la romane), qui contenait le texte et une glose des psaumes et de
plusieurs livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. ( USSRIUS...,
Gravissimae Quaestionis..., p. 286. )
L'origine de ces écrits est vaudoise, tout le prouve. C'est parmi les Vaudois, et
non ailleurs, qu'ils ont été conservés et ensuite recueillis. De qui les auraient-ils
reçus, et quel motif aurait pu leur faire adopter des livres étrangers ? Ces
montagnards n'étaient point des bibliophiles. Les écrits qu'ils ont possédés et
conservés n'ont pu être que les leurs. Ces livres n'expriment rien de plus ni rien
de moins que la croyance et les desseins pieux des fidèles vaudois dans tous
leurs âges.
Enfin, c'est un fait attesté par l'histoire, que les anciens Vaudois ont écrit des
livres. Un auteur anonyme du XIIIe siècle dit positivement, en parlant des
Vaudois : « Ils ont imaginé, certains, vers (rithmes) qu'ils appellent les trente
degrés de saint Augustin, dans lesquels ils enseignent, en quelque sorte, à
pratiquer les vertus et à fuir les vices, et ils y ont introduit finement leurs rits et
leurs hérésies, afin de fournir plus «attrait à les apprendre, et afin de les
inculquer plus fortement dans la mémoire, comme nous proposons aux laïques le
symbole, l'oraison dominicale; ils ont aussi imaginé d'autres beaux ( écrits) dans
le même but. » (D. MARTÈNE, Thesaurus Novus Anecdotorum, t. V, autore
anonymo. Tractatus de haeresi pauperum de Lugduno. Fin de l'article intitulé :
De Studio pervertendi.)
D'entre les anciens écrits des Vaudois, cinq seulement portent des dates. La
Noble Leçon et le Catéchisme, celle de l'an 1100 (5); le Traité de l'Antéchrist et
la Confession de Foi, celle de l'an 1120; et le Purgatoire, celle de Fan 1126.
Plusieurs poèmes moraux, que Raynouard juge appartenir à l'époque de la Noble
Leçon, sont sans date, ainsi. que les autres manuscrits, excepté un seul qui porte
la date de 1230.
Cette circonstance, que cinq ou six manuscrits vaudois seulement ont des dates,
est particulièrement favorable à leur authenticité. Si elles avaient été indiquées
postérieurement à l'apparition des écrits, et sans fondement, on ne voit pas
pourquoi l'auteur de cette fraude n'en aurait pas usé, de même à l'égard d'un plus
grand nombre, même à l'égard de tous.
Raynouard est si persuadé de l'ancienneté des écrits vaudois, qu'il s'en sert pour
prouver l'inverse de notre proposition, c'est-à-dire, pour appuyer ses
démonstrations sur le langage qu'il a étudié. « Si l'on rejetait, dit-il, l'opinion de
l'existence d'une langue romane primitive, c'est-à-dire, d'un idiome intermédiaire
qui, par la décomposition de la langue des Romains et l'établissement d'un
nouveau système grammatical, a fourni le type commun d'après lequel se sont
successivement modifiés les divers idiomes de l'Europe latine, il serait difficile
d'expliquer comment, dans les vallées du Piémont, un peuple séparé des autres
par ses opinions religieuses, par ses moeurs et surtout par sa pauvreté, a parlé la
langue romane à une époque très-ancienne, et s'en est servi pour conserver et
transmettre la tradition de ses dogmes religieux, circonstance qui atteste la haute
antiquité de cet idiome, dans le pays que ce peuple habitait. » RAYNOUARD...,
t. II, Introduction, P. CXXXVII.)
Voilà donc un écrivain distingué qui, sans prévention, sans motif intéressé, et
seulement en vue de la langue romane, après avoir fait une étude longue et
approfondie des anciens documents religieux des Vaudois, les déclare
authentiques et confirme l'exactitude de leurs dates. Un tel jugement nous parait
«un très-grand poids.
Nous ne devons pas omettre de faire remarquer, d'ailleurs, que la Noble Leçon
renferme des preuves de l'exactitude de la date qu'elle porte., Citons un exemple
: nous le trouvons dans ce qu'elle dit, depuis le vers 384 et suivants, en
particulier dans le 396 : « Il (le pécheur) fait accord » avec le prêtre, afin qu'il
puisse être absous. » Ces absolutions à prix «argent avaient surtout lieu de la
manière la plus scandaleuse, dans le Xle siècle, d'après les bénédictins, auteurs
de l'Histoire littéraire de France, qui disent en propres termes, en parlant de ce
siècle : « Au moyen de quelque somme d'argent, les plus grands pécheurs
trouvaient des prêtres qui leur donnaient aisément l'absolution. » Or, c'est à la fin
de ce siècle qu'écrivait l'auteur de la Noble Leçon. (Histoire littéraire de France,
t. VII, P. 5, 6.)
Après avoir défini l'Antéchrist, l'auteur continue : « Tel est l'homme accompli de
péché, il s'élève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu, et ce qui est servi; il
s'oppose à toute vérité, et est assis dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans
l'église, se donnant comme Dieu; il vient avec toutes sortes de séductions pour
ceux qui périssent. Et puisque ce rebelle est déjà parvenu à sa perfection, il ne
faut plus l'attendre (ou chercher quel il est); car, par la permission de Dieu, il est
arrivé à la vieillesse, puisqu'il décline déjà. En effet, sa puissance et son autorité
sont diminuées, et le Seigneur Jésus tue ce rebelle par le souffle de sa bouche, au
moyen de beaucoup d'hommes de bonne volonté et fait intervenir une puissance
qui lui est contraire, aussi bien qu'à ses amis; il bouleverse les lieux qu'il habite
et ses possessions, et met la division dans cette cité de Babylone, où chaque
génération puise une nouvelle vigueur de malice. »
La victoire de Rome avait été complète sous Hildebrand, mais cette maturité de
force avait touché trop tôt pour elle à la caducité, comme l'exprime le traité de
l'Antéchrist, dans le passage cité plus haut : Le rebelle est arrivé à la vieillesse et
déjà il décline. En effet, que nous raconte l'histoire ? Henri IV, trompé dans son
attente de réconciliation généreuse, ressaisit la couronne qu'Hildebrand croyait
lui avoir arrachée, rassemble une armée, vient à Rome dont il se rend maître en
1084, y établit le pape Clément III qui le couronne de nouveau, et en chasse
Grégoire VII qui va mourir à Salerne. À la lettre, Jésus, comme le dit la citation,
tue ce rebelle, l'Antéchrist, par le souffle de sa bouche au moyen de beaucoup
d'hommes de bonne volonté> et en faisant intervenir une puissance qui lui est
contraire. Rome est alors serrée de près par un long siège, et après avoir été prise
d'assaut, les lieux que l'Antéchrist habite sont bouleversés.
Henri V défend comme son père la couronne impériale contre les prétentions
renouvelées des papes successeurs d'Hildebrand. Il vient à Rome, l'an 1111, à la
tête d'une nombreuse armée, met en confusion la ville et jette en prison Pascal II.
Le traité de paix fait avec celui-ci ayant été annulé, après le départ de l'empereur,
par le pape rendu à la liberté, Henri marche une seconde fois sur Rome, y entre
triomphant, chasse son adversaire et nomme un autre pape, Grégoire VIII, qui le
couronne une seconde fois. Rome lutte encore, et après la mort de Pascal, tente
de lui donner un successeur sans la participation de l'empereur, en la personne de
Gelase II. Mais ce nouveau pape est chassé de Rome, et le protégé d'Henri,
Grégoire, est maintenu sur le trône papal, au gré de l'empereur. Ceci se passait en
1118.
On a soulevé, quelques objections contre l'authenticité des dates des écrits des
Vaudois ; quoiqu'elles n'aient pas une grande force après ce qui vient d'être dit,
nous devons les examiner.
On a aussi contesté l'authenticité de quelques livres, parce que l'on y voit des
citations des Pères de l'Église. Ceci regarde surtout le traité du Purgatoire, de l'an
1126. Les anciens Vaudois, dit-on, ne reconnaissaient en matière de foi que
l'autorité de la Bible; ils n'auraient jamais cité, les Pères : le traité du Purgatoire
n'est donc pas authentique. Mais il est facile de répondre que, tout en maintenant
intact leur principe, que la Bible seule fait autorité en matière de foi, les Vaudois
ont pu démontrer l'erreur de leurs adversaires sur le purgatoire, ou sur «autres
points, en en appelant au témoignage de ces Pères de l'Église, sur lesquels les
catholiques romains appuyaient principalement leur doctrine.
Un auteur anonyme très-moderne a fait une autre objection plus sérieuse contre
le traité du Purgatoire, bien que, par une étrange méprise, il s'imagine la faire
contre celui de l'Antéchrist. Il observe avec raison que l'écrit vaudois du
commencement du XIIe siècle cite un ouvrage plus récent, savoir, le
Milleloquium de saint Augustin, qui est une compilation des écrits de ce père,
faite par un Augustinus Triumphus, qui parut avec éclat à la Sorbonne et an
concile de Lyon, en 1274. Certes, l'objection est de toute force et péremptoire;
comment y répondre et la réfuter ? Par la mention d'un fait bien simple, déjà
énoncé, savoir: que les écrits des Vaudois étaient souvent copiés et parfois,
ajoutons-nous, avec des variantes notables. Il se trouve, en effet, que les extraits
que Léger a publiés du Purgatoire, et qui ont donné lieu à l'objection, sont tirés
d'une copie abrégée, et non du traité primitif, infiniment plus étendu sur cette
matière, traité qui existe dans le manuscrit de la bibliothèque de Genève, portant
le No 208. L'auteur de l'abrégé a cité, le Milleloquium qu'il avait sans doute à sa
portée, tandis que l'écrit primitif cite fréquemment saint Augustin lui-même, une
fois d'après son livre des sacrements, mie autre fois d'après le livre de la doctrine
de la foi, une autre fois d'après un discours sur cette parole : Ni les ivrognes
n'hériteront point le royaume de Dieu. C'est ici que se trouve ce passage : « 0
frères, que personne ne se trompe : car il n'y a que deux lieux (10), et le
troisième n'existe pas du tout, etc. » Chacun peut se convaincre de la certitude du
fait,
L'authenticité des écrits vaudois de l'an 1100, 1120, 1126 et 1230, une fois
reconnue, nous croyons pouvoir en déduire l'ancienneté de l'Église qui les a
produits. Ce n'est pas, en effet, dans ses premiers commencements qu'une société
religieuse résume sa doctrine et sa vie dans de nombreux écrits; car, avant de
formuler des opinions, il faut qu'elles soient formées et arrêtées, comme aussi
avant de produire les traits d'ensemble et de détail dont se compose la vie de
cette société, il faut que les faits auxquels ils sont empruntés aient eu le temps de
se passer. En un mot, ce n'est pas à l'époque de sa formation, c'est à celle de son
plein accroissement et de sa maturité qu'une société religieuse abonde en livres
d'édification, d'instruction et de controverse, et en poésies chrétiennes. Il nous
semble donc démontré que, l'an 1100, date du poème de la Noble Leçon et du
Catéchisme vaudois, des Vallées, loin d'en être premières lueurs de la foi et aux
premiers pas de son développement, avait déjà atteint l'âge de la force et de la
réflexion. Et, comme l'histoire ne mentionne aucun fait qui fasse connaître de
quelle manière la doctrine vaudoise aurait pénétré dans les Vallées, durant les
deux ou trois siècles précédents, taudis qu'elle en signale plusieurs qui rendent
probable son existence dès Claude de Turin et déjà auparavant, il s'ensuit que
l'Église vaudoise, qui a produit des écrits si remarquables, au commencement du
XIIe siècle, est la continuation de celle qu'édifia ce fidèle évêque. Elle avait vécu
à l'écart, s'instruisant, se fortifiant, se préparant au combat, depuis les jours de ce
pieux successeur des apôtres, jusqu'à ceux dans lesquels on vit un Pierre de
Bruis, un Henri et tant d'autres courageux disciples de Christ, descendre des
monts, apportant avec eux la bonne odeur du pur Évangile, et jusqu'à l'apparition
de ces écrits religieux en langue romane, destines à proclamer les vérités
révélées et à recommander la vie sainte des enfants de Dieu. De faible et de
timide, l'Église vaudoise est devenue forte et courageuse. Le repos ne peut plus
convenir à sa fidélité. Elle y a renoncé en publiant sa pensée; elle fera plus, elle
marchera bientôt de sacrifices en sacrifices pour amener le triomphe de la vérité.
***
(1) Un pasteur, Vignaux, qui a exercé son ministère aux Vallées, durant 40
ans, dès 1539, au témoignage de Perrin, avait rassemblé en son temps
beaucoup de manuscrits. « C'est à ce bon serviteur de Dieu, dit Perrin, que
nous avons l'obligation de l'amas de ces vieux livres des Vaudois; car il en
recueillit autant qu'il en trouva, et les garda soigneusement. Sur la fin de ses
jours, il donna à certains particuliers les mémoires qu'il avait dressés
touchant les Vaudois, et tous les vieux livres qu'il avait recueillis dans leurs
vallées. » Voici ce que Vignaux en dit lui-même : « Nous avons de vieux
livres des Vaudois, contenant catéchismes et prêches écrits en langue
vulgaire, à la main, où il n'y a rien qui fasse pour le pape et papisme. Et
c'est merveilleux qu'ils aient vu si clair, en un temps de ténèbres plus
épaisses que celles d'Égypte. » (PERRIN, Genève, 1619.)
(3) Ils avaient et ils ont encore des anciens, dans chaque quartier des
paroisses, chargés de veiller au bon ordre et de porter la consolation aux
affligés, etc.
(4) Surtout dans les lieux reculés, où les habitants ont moins de contact avec
les Piémontais.
(5) La Noble Leçon porte sa date dans les paroles suivantes, traduites mot à
mot de l'original. « Il y a bien mil et cent ans accomplis entièrement, que fut
écrite l'heure (V. 6). - Voir l'appendice à la fin du second volume.
(8) En admettant qu'il y eût des copistes autres que les barbes, il n'est pas
douteux que, par l'effet même de leur occupation, ils avaient les
connaissances requises.
(9) Les prépositions au et con sont toutes deux en usage aujourd'hui, selon
la localité, avec la même signification. - Au mi, con mi, avec moi.
Source de la foi pour les Vaudois. - Leur règle de foi. - Rejettent toute
doctrine humaine. - Leur Confession de Foi, - Questions vaines rejetées.
Croient les vérités du symbole des Apôtres et admettent celui d'Athanase. -
Foi en Dieu, père, Fils et Saint-Esprit. - Chute de l'homme. - La rédemption.
- État de l'homme après la mort. - Les sacrements. - Soumis à l'autorité
civile. - Leur silence sur l'élection, la prédestination, etc. - Diverses
accusations de leurs adversaires examinées. - Conclusion.
Et d'abord, remarquons que les Vaudois étaient restés fidèles, à la pare tradition
de l'Église des premiers siècles, en ce qui concerne la source et la règle de la foi
chrétienne. La source de la vérité était pour eux tout entière et uniquement dans
la Parole de Dieu; et ils reconnaissaient comme telle, les livres canoniques de
l'Ancien Testament que les Juifs avaient déjà admis comme inspirés, et les livres
du Nouveau Testament tels qu'on les possède généralement. Quant aux livres que
les Juifs nous ont transmis comme apocryphes, ils disaient : Nous les lisons pour
l'instruction du peuple, mais non pour confirmer l'autorité des doctrines de
l'Église. (V. Appendice, Confession de Foi, art. III.
Quant à la règle de leur foi, ils rejetaient tout point de doctrine qui ne leur
paraissait pas conforme aux enseignements et à l'esprit de la Parole de Dieu, en
même temps qu'ils professaient de croire et d'observer tout ce qu'elle révèle et
ordonne. Cette règle sage et fidèle leur servait de rempart contre l'erreur, et de
réponse aux attaques des adversaires. Prouvez-nous, disaient-ils à ceux-ci, par
les saintes Écritures, que nous soyons dans l'erreur, et nous sommes prêts à nous
soumettre. Dès les temps les plus reculés, cette déclaration toujours la même,
sinon dans les termes du moins dans l'esprit, est un des traits distinctifs de leur
physionomie religieuse. Prenant à la lettre cet ordre de l'esprit de Dieu, touchant
la vérité révélée : Tu n'y ajouteras rien et tu n'en retrancheras rien, les anciens
Vaudois ont constamment rejeté les doctrines basées sur l'autorité et sur les
traditions humaines; ils ont repoussé, avec indignation et avec une sainte horreur,
les images, les croix, les reliques, en tant qu'objets de vénération "ou de culte;
l'adoration et l'intercession de la bienheureuse vierge Marie et des saints; ils ont
en conséquence rejeté les fêtes consacrées à ces mêmes saints, les prières qu'on
leur adresse, l'encens qu'on brûle en leur honneur et les cierges; ils ont repoussé
la messe, la confession auriculaire, le purgatoire, l'extrême-onction et les prières
pour les morts, Peau bénite, le crème, l'abstinence des viandes à de certains
temps et à de certains jours, les jeunes imposés et les pénitences de commande,
les processions, les pèlerinages, le célibat des prêtres, la vie monastique, etc.,
etc. Leur déclaration concernant ces points est aussi précise qu'elle est forte.
« Nous avons toujours cru, disent-ils, dans leur Confession de Foi de l'an 1120,
art. X et XI, que c'est une abomination dont il ne faut pas parler devant Dieu que
toutes les choses inventées par les hommes, telles que les fêtes et les vigiles des
saints, ainsi que l'eau qu'on appelle bénite, comme aussi de s'abstenir, certains
jours, de viande et d'autres aliments ; et enfin, toutes choses semblables et
principalement les messes. Nous avons en abomination les inventions humaines
comme antichrétiennes; inventions pour lesquelles nous sommes troublés, et qui
portent préjudice à la liberté d'esprit. »
On ne voit nulle part que les Vaudois se soient occupés des vaines questions qui
ont été souvent agitées avec passion, telles que la virginité perpétuelle de Marie,
sa prétendue qualité de mère de Dieu, sa nativité, son assomption, et autres
semblables, dont il n'est pas fait mention dans les saintes Écritures.
Les Vaudois souscrivaient d'ailleurs aux articles du symbole des Apôtres. On lit
en tête de leur Confession de Foi: « Nous croyons et conservons fermement tout
ce qui est contenu dans les douze articles du symbole qu'on appelle des Apôtres,
regardant comme hérésie tout ce qui n'y est pas conforme. » Ils admettaient aussi
le symbole «Athanase, qui se trouve parmi les manuscrits en leur langue, et les
décisions des quatre premiers conciles généraux., comme ne s'écartant pas de la
règle de doctrine par eux conservée; savoir, la Parole de Dieu. (V. LÉGER, t. I,
p. 116. )
Pour préciser la croyance des Vaudois sur quelques points fondamentaux, nous
ajoutons que leur foi en Dieu est scripturaire : « Nous croyons un Dieu, Père,
Fils et Saint-Esprit, disent-ils dans l'art. Il de leur Confession. Ce Dieu tout-
puissant, tout sage et tout bon a fait toutes choses par sa bonté. » (Art. III.)
A l'égard de l'homme ils s'expriment ainsi : «Dieu a formé Adam à son image et
à sa ressemblance; mais, par l'envie du diable et par la désobéissance d'Adam, le
péché est entré dans le monde. et nous sommes pécheurs en Adam et par Adam.
» (Art. IV.)
Les Vaudois n'admettaient que les deux sacrements institués par Jésus-Christ ;
savoir, le baptême et la sainte cène, et ils les administraient conformément à leur
institution.
Nous croyons, disent-ils (art. XII), que les sacrements sont des signes ou des
formes visibles de grâces invisibles. Nous soutenons qu'il est bon que les fidèles
usent quelquefois de ces dits signes ou formes visibles, si cela peut se faire, et
cependant nous croyons et nous soutenons que lesdits fidèles peuvent être sauvés
ne recevant pas lesdits signes, lorsqu'ils n'ont ni lien ni moyen d'user desdits
signes. » - Et ils ajoutent (art. XIII) : Nous n'avons connu d'autres sacrements
que le baptême et l'eucharistie. »
Les Vaudois n'oublièrent pas un point essentiel, pour les vrais disciples de Jésus-
Christ (1), la soumission au pouvoir civil. « Nous devons, déclarent-ils ( art. XIV
), honorer le pouvoir séculier par la soumission, l'obéissance, la bonne volonté,
et en payant les redevances. » À l'exemple des premiers chrétiens, et selon
l'ordre de leur divin maître, ils rendaient à César ce qui appartient à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu.
Telle était, au Xle et au XIIe siècles, la croyance des Vaudois, comme en font foi
leurs écrits de l'an 1100 jusqu'à 1126, et leurs autres traités.
On remarquera peut-être qu'il n'y est pas fait mention, d'une manière spéciale, de
quelques doctrines particulières, telles que l'élection, la prédestination et la
grâce. Ce silence semble démontrer qu'ils ont suivi et accepté, en simplicité de
coeur, les déclarations de l'Écriture, sans prétendre vouloir pénétrer ces profonds
mystères.
Pour compléter ce bref exposé de la doctrine professée par les anciens Vaudois,
il nous reste à mettre en regard quelques-uns des jugements qu'en ont portés, et
des rapports qu'en ont faits les écrivains catholiques, leurs adversaires.
Assurément, comme on peut s'y attendre, les doctrines vaudoises n'ont pas été
présentées par eux sous un jour avantageux, et bien souvent elles ont été
défigurées. Néanmoins, il n'est pas difficile de discerner, dans leurs témoignages,
la vérité de l'erreur on du mensonge.
L'un de ces adversaires des Vaudois, le père Richini, les accuse de soutenir qu'il
n'est pas besoin de se confesser aux hommes, et qu'il suffit de se confesser à
Dieu; que les pénitences extérieures ne sont point nécessaires au salut, et que
lorsque le pécheur se repent de ses péchés, quel qu'en soit le nombre, si la mort
le surprend dans cet état, il va droit en paradis.
Bien qu'il soit improbable que les Vaudois s'exprimassent en des termes aussi
peu convenables que le sont ces derniers, cependant nous reconnaissons que la
doctrine qui y est énoncée était bien la leur. N'ayant point vu dans l'Écriture
sainte l'obligation de la confession au prêtre ni des pénitences, ils s'en tenaient à
la confession des péchés à Dieu, sur laquelle ils insistaient avec d'autant plus de
force; et ils croyaient, d'après l'Évangile, qu'une repentance sincère, unie à une
vive foi au Sauveur, suffisait pour obtenir de la miséricorde divine le pardon des
péchés et l'entrée du royaume des cieux.
Selon le père Richini, les Vaudois disent encore : « Que tous les bons sont
prêtres par cela même, et que chaque individu en état de grâce a autant de
pouvoir pour absoudre que nous en reconnaissons dans le pape Ils méprisent les
absolutions et les excommunications de l'Église, disant qu'il n'y a que Dieu seul
qui puisse excommunier. »
Cet exposé est fidèle : les Vaudois, ne reconnaissant à aucun homme le droit
d'absoudre les péchés autrement qu'en déclarant à tout croyant que. Christ l'a
délivré de la condamnation, ont pu dire que chaque fidèle avait aussi bien que
qui que ce soit, que le pape par conséquent, le droit de déclarer le fidèle absous
ou sauvé, en proclamant à tout coeur brisé et croyant le bienfait de la mort de
Jésus-Christ. Quant au prétendu droit que s'arroge l'Église romaine de lier et
d'absoudre, on petit voir le cas que les Vaudois en faisaient, en lisant dans la
Noble Leçon de l'an 1100, les vers 378 à 413, et dans le traité de l'Antéchrist, de
l'an 1120, aux alinéas 5 et 6 (voir Appendice).
« Ils se moquent des indulgences du pape, dit encore Richini, des absolutions, du
pouvoir des clefs conféré à l'Église, des dédicaces et consécrations d'églises ou
d'autels, appelant ces cérémonies les fêtes des pierres. Ils disent que toute la terre
est également consacrée et bénite de Dieu; à cause de cela (pour cela), ils ne
reconnaissent ni cimetières ni églises. »
Il est bien connu que les Vaudois forent souvent réduits à l'état précaire des
premiers chrétiens. L'assemblée se formait dans le premier emplacement à leur
convenance, et souvent sous la voûte des cieux, au désert, dans la retraite des
bois ou dans des cavernes.ils n'estimaient donc pas que le temple sanctifiât
l'assemblée, ni qu'on dût attacher du prix à l'édifice lui-même; car la terre
appartient au Seigneur. Jésus instruisait la Samaritaine auprès du puits de Jacob,
et ses disciples sur la montagne, sur le rivage, ou dans la barque, aussi bien que
dans le temple de Jérusalem. Si les Vaudois blâmaient les dédicaces et les
consécrations «églises ou d'autels, les caractérisant du nom de fêtes des pierres,
c'est parce que c'est la présence du Seigneur qui consacre l'église, et que c'est par
la prière et non par des cérémonies qu'on s'assure cette faveur. Quant aux
cimetières, ils ont pu y tenir fort peu, à cause de la pureté de leur foi, et de
l'excellence de leurs espérances. Que leur importait le lieu de repos de leur
dépouille mortelle en attendant la résurrection ? Leur unique désir était que leur
âme fût reçue auprès du Seigneur. On sait cependant que les Vaudois albigeois,
disciples de Pierre de Bruis et «Henri, avaient des cimetières. Dans les Gestes de
Toulouse, Nicolas Bertrand dit positivement, d'après Guillaume de Puylaurens :
« Quant aux cérémonies et aux rites de l'Église, ils les rejetaient entièrement et
en faisaient l'objet de leurs dérisions ; car, au dire de Rainier, ils se moquaient
des autels et de leur consécration, des vases et des meubles sacrés, des
ornements sacerdotaux, des cierges, de l'encens, de l'eau bénite, et des autres
rites religieux. Ils ne rejetaient pas seulement les fêtes des saints, mais aussi leur
invocation ils méprisaient les reliques, la canonisation des saints, ils refusaient
toute croyance aux miracles que Dieu opère sur leurs tombeaux par leur
intercession. Ils affirment qu'il n'y a que Dieu à qui on doive toute sorte
d'adoration ; d'après cela, ils proscrivent toute adoration et tout honneur rendu à
la croix, à ce que nous croyons être le corps de Jésus-Christ, aux saints et à leurs
images. » ( RICHINI, loco Citato. - POLICHDORF, chap. XVI, XX, XXII,
XXIII, XXXIII. - BERNARD de FONCALD, chap. XII. - ERMANGARD,
chap. VIII, X. - EBERARD de BÉTHUNE, chap. XVII. - MONETA, livre V,
chap. I, II, III, VIII et X. )
Il semblerait par ce rapport que les Vaudois, en combattant les erreurs romaines,
n'employaient que les armes de la dérision et du mépris; mais il y a évidemment
là une exagération (2). La connaissance de la vérité inspire mieux ses défenseurs.
La sévérité du langage s'unit le plus souvent dans sa bouche aux efforts
persuasifs de la charité; et si l'ironie l'effleure quelquefois, ce n'est que par
accident et en présence d'adversaires hypocrites.
Les auteurs catholiques ont dit encore: « Que les Vaudois se moquent aussi du
chant religieux et de l'office divin, et ils disent que c'est insulter Dieu que de lui
chanter ce qu'on veut lui dire, comme s'il ne pouvait pas entendre nos prières
sans qu'on les chante, ou qu'il fallût prier en chantant. »
Ce rapport est inexact; les Vaudois n'ont pas pu blâmer le chant des églises, les
psaumes et les hymnes; car ils auraient condamné ce que Dieu a ordonné dans sa
Parole à laquelle ils étaient si soumis. D'ailleurs, on ne saurait douter qu'eux-
mêmes n'aient admis, comme acte du culte, le chant des louanges de Dieu,
puisque chacun peut voir dans la bibliothèque de Genève plusieurs cantiques des
anciens Vaudois, formant un recueil assez étendu (manuscrit de Genève). Il ne
peut donc être question, dans le blâme exprimé plus haut, que de l'abus que
l'Eglise romaine a fait du chant en langue inconnue, et de la substitution des
messes et autres offices chantés, aux divers actes du culte en esprit et en vérité.
« Les Vaudois, est-il dit encore, soutiennent que ceux qui n'observent pas les
jeûnes prescrits, et qui mangent de la viande selon leur bon plaisir, ne
commettent aucun péché, sauf qu'ils ne soient en scandale aux autres; aussi, en
leur particulier, ils mangent de la viande en quelque jour et lieu que ce soit,
pourvu que personne n'en prenne du scandale. » (Ibid.)
Richini dit encore: « Ils accusent de péché quiconque prononce ou exécute une
sentence de mort; ils regardent comme des homicides et des hommes damnés
ceux qui prêchent les croisades contre les Sarrasins ou les albigeois. » Rainier
rapporte (au chapitre V) « que les Vaudois regardent le pape et tous les évêques
comme homicides à cause des guerres. » ( Propter bella. ) Moneta traite ce même
sujet fort au long, dans son livre V, chapitre XIII.
Rainier traite plus au long cette question. Il écrit : «Que ces hérétiques
enseignaient qu'il ne fallait point payer les dîmes, par la raison qu'on ne les
payait point dans la primitive Église; que les prêtres et les moines ne doivent
avoir ni prébendes, ni possessions; que les évêques et les abbés ne doivent jouir
d'aucun droit régalien; qu'ils ne doivent point se partager les terres et les
populations ; que c'est mal faire que de doter les monastères et les églises et de
tester en leur faveur; que les églises ne doivent posséder aucun revenu, mais que
les clercs doivent, à l'exemple des apôtres, travailler de leurs mains pour vivre. »
( RICHINI, ibid. - POLICHDORF, chap. I. - EBERAD 1, chap. X. - MONETA,
livre V, chap. VIII. )
Comme il est vrai que les Vaudois enseignaient et pratiquaient le, détachement
du monde, qu'ils blâmaient l'avarice, la cupidité, la mondanité et la sensualité, et
que leurs barbes ou pasteurs travaillaient de leurs mains pour leur subsistance ;
comme il est constaté que les membres du clergé romain du moyen-âge
songeaient plus à s'enrichir et à jouir qu'à être des modèles des vertus
chrétiennes, on comprend et on s'explique facilement comment les Vaudois n'ont
mis aucune mesure dans leurs reproches, et ont peut-être exagéré quelquefois,
dans ses applications, un principe juste d'ailleurs.
Quant à l'autorité de l'Eglise, en matière de foi, il est très-vrai que les Vaudois
ont refusé à tout corps ecclésiastique ou autre, et à tout individu, le droit de fixer
d'une manière absolue le sens biblique, d'imposer leur interprétation comme
règle de foi, en un mot, d'ajouter ou de retrancher à la Parole de Dieu, sous
prétexte d'une plus grande clarté. Mais l'on a exagéré, lorsqu'on a prétendu que
les Vaudois ne faisaient aucun cas des conciles et des Pères de l'Eglise. Leurs
écrits prouvent qu'ils les citaient, non pas il est vrai comme règle de foi, mais
comme appui et confirmation de leur manière de voir conformément à l'Ecriture
sainte.
On ne saurait donc nier que la doctrine vaudoise n'ait été pure, autant qu'il est
donné à la faiblesse humaine de la formuler, puisqu'elle découlait uniquement
de, la Parole de Dieu, acceptée d'un coeur humble et soumis.
***
(1) Et pour fermer la bouche à leurs détracteurs qui les accusaient de ne pas
reconnaître le pouvoir civil.
(2) On peut s'en convaincre en jetant les yeux sur leurs écrits.
CHAPITRE XII.
Tout arbre qui est bon porte de bon fruit, a dit le chef de l'Église, notre Seigneur
Jésus-Christ (Matth., VII, 17). D'après cette règle invariable, une Église qui
prétend être fondée sur la Parole de vérité doit en donner la preuve par des
institutions, par des usages et des actes, où brillent en même temps la foi,
l'humilité, le zèle, l'amour de Dieu et du prochain, le renoncement au monde et la
pureté de coeur, ainsi que tous les autres fruits de l'Esprit. De telles vertus n'ont
point fait défaut à l'Église vaudoise. Nous aurons occasion d'en signaler de
nombreux et de sublimes exemples dans le cours de cette histoire, à mesure que
les faits se développeront sous nos regards. Pour le moment, nous décrirons
l'organisation de l'ancienne Église vaudoise et les traits principaux qui l'ont
caractérisée.
Une preuve sans réplique de la piété de l'Église vaudoise est la discipline forte et
éminemment évangélique qu'elle avait établie. Conservée dans les habitudes et
par l'obéissance de chacun, consignée dans des actes authentiques, copiée sur
d'anciens manuscrits, cette discipline est parvenue jusqu'à nous. Sans pouvoir
assigner une date précise à la copie que nous en avons, et que l'historien Léger
nous a conservée, l'on peut dire qu'elle est antérieure à la réformation, comme le
prouve le témoignage des réformateurs Bucer et Mélanchton qui l'ont approuvée.
(LÉGER, Histoire générale, Ire partie, p. 190 à 199.)
Pour atteindre ce but, l'Église a des pasteurs qui la dirigent. Un grand soin est
apporté à ce qu'on n'en consacre que de fidèles. » En effet, les aspirants à cette
charge importante devaient faire preuve d'humilié et de leur désir sincère de se
consacrer à l'oeuvre du ministère. Les barbes (1) ou pasteurs formaient leurs
successeurs.
Nous leur donnons des leçons, disent-ils dans leur discipline, nous leur faisons
apprendre par coeur tous les chapitres de saint Matthieu et de saint Jean, et
toutes les épîtres appelées canoniques, une bonne partie des écrits de Salomon,
de David et des prophètes. Et ensuite, s'ils ont un bon témoignage, ils sont admis
par l'imposition des mains à l'office de la prédication.» Le droit de les consacrer
était reconnu aux pasteurs. « Entre autres pouvoirs que Dieu a donnés à ses
serviteurs, il leur a donné puissance d'élire des conducteurs (pasteurs) qui
régissent le peuple, et de constituer des anciens en leurs charges, selon la
diversité de l'oeuvre, dans l'unité de Christ, comme le prouve l'Apôtre dans son
épître à Tite (au chapitre 1.) : Je t'ai laissé en Crète, afin que tu règles les choses
qui restent à régler, et que tu établisses des anciens dans chaque ville, suivant
que je te l'ai ordonné. »
Quant à la discipline des pasteurs, il est dit : « Quand quelqu'un de nos pasteurs
est tombé dans quelque péché déshonorant, il est rejeté de notre compagnie, et
l'office de la prédication lui est retiré. » - Quant à leur entretien ~ il est dit: « La
nourriture, et ce dont nous sommes couverts, nous sont administrés et donnés
gratuitement, et par aumônes, en suffisance, par le bon peuple que nous
enseignons. » Les barbes s'adonnaient d'ailleurs tous à quelque art utile,
spécialement à la médecine et à la chirurgie.
« Les barbes s'assemblaient d'ordinaire une fois l'an en synode général pour
traiter des affaires de leur ministère, le plus souvent au mois de septembre, » dit
Gilles notre historien. « Dans ces synodes, dit-il encore, ils examinaient et
admettaient ait saint ministère les étudiants qui leur paraissaient qualifiés, et
nommaient aussi ceux qui devaient aller en voyage auprès des Églises éloignées
(2). » - On sait que, par la suite, l'espace de temps ordinairement assigné à leur
mission était de deux ans. Ils devaient attendre, dans leurs stations lointaines,
que d'autres pasteurs vinssent les relever. Les pasteurs aptes aux voyages les
entreprenaient courageusement, quoique ceux-ci fassent le plus souvent fort
dangereux.
Ces faits sont confirmés par beaucoup d'écrivains. Dans la bulle du pape Jean
XXII, adressée à Jean de Badis, inquisiteur dans le diocèse de Marseille, au
commencement du XlVe Siècle, on lit entre autres : « Il est arrivé jusqu'à nos
oreilles que, dans les vallées de Luserne, de Pérouse, etc., les hérétiques vaudois
(Valdenses) se sont accrus et augmentés, au point de former des assemblées
fréquentes, en forme de chapitres, dans lesquelles ils se trouvent réunis jusqu'à
cinq cents. » Il ne peut être question dans ce passage que des synodes.
La tradition rapporte que l'école des barbes vaudois était dans un vallon reculé,
le Pradutour, au centre des montagnes d'Angrogne.
Des anciens (regidors) étaient choisis par le peuple (et parmi le peuple) pour
recueillir les aumônes et les offrandes. L'argent qui leur était remis était porté par
eux au concile général, et là, en présence de tous, délivré à leurs supérieurs. Une
part était réservée, par ces derniers à ceux qui devaient se mettre en voyage
(Comme messagers de Christ, ainsi que cela sera dit plus bas, chapitre XIII), et
l'autre était destinée aux pauvres (3).
Une étude aussi laborieuse et aussi générale de la Parole de Dieu est déjà à elle
seule, chez un peuple, l'indice d'un caractère profondément sérieux, réfléchi, et
éminemment moral. Elle suppose un sentiment religieux très-développé, aussi
bien que des habitudes de piété anciennes et vénérables. Fruit de la foi, elle est
elle-même semblable aux fruits qui ont en eux le germe d'une plante de même
espèce : elle possède à son tour le principe de sa reproduction, en même temps
qu'elle alimente les âmes déjà fécondées. Oui! l'étude constante de la Bible,
oeuvre de foi chez le fidèle, devient pour celui qui en est le témoin une semence
qui germera en son temps, comme aussi elle demeure un aliment vivifiant pour
la foi faible encore.
Un des agents de Rome dans les persécutions contre les Vaudois, l'inquisiteur
Rainier Sacco, leur a rendu justice en disant, dans son livre contre les Valdenses :
« On peut reconnaître les hérétiques à leurs moeurs et à leurs discours; car ils
sont réglés dans leurs moeurs et modestes; ils évitent l'orgueil dans leurs
vêtements qui ne sont d'étoffe ni précieuse ni vile. Ils ne s'adonnent Pas au
négoce pour n'être pas exposés au mensonge, aux jurements et aux fraudes; ils
vivent de leurs travaux comme artisans; leurs docteurs sont même cordonniers.
Ils n'entassent pas des richesses, mais se contentent du nécessaire.ils sont
chastes, surtout les léonistes.ils sont tempérants dans le manger et dans le boire.
Ils ne fréquentent ni les cabarets ni les danses, et ne s'adonnent pas aux autres
vanités. Ils se tiennent en garde contre la colère. Ils travaillent constamment,, Ils
étudient et enseignent, aussi ils prient peu.... - On les connaît aussi à leurs
discours concis et modestes. Ils se gardent de proférer des discours bouffons, la
médisance ou des jurements. » (Maxima Biblioth. P. P., t. XXV, chap. III et VII,
col. 263, 264, 272. - Voir un passage. analogue d'un autre auteur, 275.)
De Thou, dans son Histoire universelle, nous a conserve le récit que fit à
François 1er Guillaume du Bellay de Langey, qui avait été chargé par ce prince
de prendre des informations sur les Vaudois de Provence, de Mérindol, de
Cabrières, etc. (colonies des Vaudois du Piémont) : « Il trouva, dit l'auteur, par
d'exactes perquisitions, que ceux qu'on appelle Vaudois étaient des gens qui,
depuis environ trois siècles, avaient reçu de quelques seigneurs des terres en
friche à certaines conditions;... que, par un travail infatigable et une culture
continuelle, ils les avaient rendues fertiles en blé, et propres à nourrir des
troupeaux; qu'ils savaient souffrir avec patience et le travail et la nécessité; qu'ils
abhorraient les querelles et les procès, qu'ils étaient doux à l'égard des pauvres;
qu'ils payaient avec beaucoup d'exactitude et de fidélité le tribut au roi et les
droits à leurs seigneurs; que leurs prières continuelles et l'innocence de leurs
moeurs faisaient voir assez qu'ils honoraient Dieu sincèrement. » (Histoire
universelle, par de Thou; Bâle, 1742, t. I, p. 539.)
D'après ces diverses preuves et tous ces témoignages, on doit reconnaître que les
anciens, Vaudois ont honoré, par leur caractère, leurs paroles et leur vie, la
profession qu'ils faisaient d'être en toutes choses soumis à l'Évangile.
***
(2) Cet usage ainsi consacré et établi en règle, quand a-t-il commencé ? Il
serait du plus haut intérêt d'avoir quelque donnée à cet égard. Il expliquerait
peut-être l'existence de tant de prêtres inconnus dont il est souvent fait
mention dans cet écrit.
(4) Ceci ne serait guère honorable pour les Vaudois; mais on peut dire que
le fait imputé n'a été que momentané ou individuel. Les chrétiens que
mentionne ici saint Bernard n'étaient peut-être convertis que depuis peu,
lorsqu'il vint à Toulouse et autres lieux, et ce père a attribué à la généralité
ce qui n'était que le fait des moins persuadés et des âmes craintives. Ce qu'il
faut surtout remarquer, c'est que Rome n'était pas encore embourbée
entièrement dans ses erreurs et ses superstitions, puisque les hérétiques
étaient admis à prêcher, comme Henri, au Mans, etc.
CHAPITRE XIII.
ZÈLE MISSIONNAIRE ET
PROSÉLYTISME DES ANCIENS
VAUDOIS.
C'est, sans doute, la crainte des effets de cet esprit de prosélytisme bien connu,
qui dicta aux magistrats de Pignerol, l'an 1220, la défense faite aux habitants de
cette ville et, de sa banlieue, sous menace d'une amende, de donner l'hospitalité à
un Vaudois ou à une Vaudoise. (Liber Statutorum civitatis Pinaroli; Augustae
Taurinorum, anno 1602.
C'est aussi un fait incontestable que l'Église vaudoise envoyait, dans toutes les
directions, de nombreux et actifs missionnaires. L'ancienne discipline des
Églises évangéliques du Piémont, citée au long dans le chapitre précédent, en fait
foi ; car elle nous apprend qu'une partie de l'argent collecté par les anciens était
remise par eux à la direction supérieure, qui le distribuait à son tour à ceux qui
devaient voyager. Gilles, dans son Histoire donne des détails intéressants et
circonstanciés sur les missionnaires vaudois, dune époque plus récente, il est
vrai, mais cependant antérieure à la réformation. Par ces détails, on voit
l'application et le développement de l'article si bref de la discipline, qui était lui-
même, sans doute, le résumé de ce qui se pratiquait plus anciennement.
Il répète que les barbes, dans leurs synodes ordinaires, examinaient et
admettaient les étudiants propres au saint ministère, et nommaient ceux qui
devaient aller en voyages et aux Églises éloignées, en Calabre, Apouille, Sicile
et autres lieux d'Italie, et aussi en d'autres pays : laquelle mission était
ordinairement pour deux ans, et durait jusqu'à ce qu'on les remplaçât par d'autres
pasteurs envoyés par un autre synode des Vallées. »
Il ajoute dans le chapitre suivant (III) « Il (le synode) les envoyait ordinairement
deux à deux, l'un plus expérimenté en la connaissance des lieux, des chemins,
des personnes et des affaires, et l'autre d'entre les nouveaux élus, pour s'y
expérimenter, etc. » (GILLES..., P. 16, 17, 20 et suiv.)
L'auteur rapporte en même temps qu'un ministre de son nom, Gilles, avait fait
plus d'une fois le missionnaire en Calabre, vers le temps où éclata la réforme.
Gilles ajoute sur ce sujet nue circonstance particulière que nous tenons à faire
connaître. « Les pasteurs, dit-il, capables aux voyages, s'y assujettissaient
franchement, quoiqu'ils fussent la plupart fort dangereux, d'autant qu'ils les
faisaient pour l'honneur de Dieu et pour le salut des hommes; et aussi les barbes
accoutumaient, dès le commencement, leurs disciples à une obéissance tant
absolue, qu'aucun n'eût osé entreprendre chose aucune extraordinaire, sans l'avis
et permission des conducteurs. » (Ibidem, p. 16 et 17.)
Nous pensons que c'est cette grande soumission des plus jeunes barbes envers les
plus âgés et les conducteurs, qui a induit en erreur les auteurs catholiques, et leur
a fait croire que les Vaudois avaient une hiérarchie cléricale comme eux, des
évêques, etc. En effet, rien dans leur histoire et dans leurs écrits n'autorise, en
quoi que ce soit, une distinction entre les barbes, si ce n'est celle de l'âge, de
l'expérience et des qualités personnelles, qui déterminaient parmi eux le choix de
conducteurs temporaires, comme cela se pratique encore et s'est sans doute
toujours pratiqué dans cette Église.
Mapée est plus explicite lorsque, parlant des Vaudois qui parurent au concile de
Latran, l'an 1179, il ajoute : « Ces gens n'ont nulle part de domicile fixe; ils
voyagent çà et là, deux à deux, nu-pieds, vêtus de laine, ne possédant rien et
ayant toutes choses communes comme les apôtres. » (USSERIUS, souvent cité,
p. 269, 270. )
Ils offrent, dit-il, aux messieurs et aux dames quelques belles marchandises à
acheter, telles que anneaux et voiles. Après la vente, si l'on demande au
marchand. Avez-vous d'autres marchandises à vendre ? il répond : J'ai des
pierreries plus précieuses que ces objets; je vous les donnerais, si vous
m'assuriez que vous ne me trahirez pas auprès du clergé. Ayant reçu cette
assurance, il ajoute: J'ai une perle si brillante que l'homme, par son moyen,
apprend à connaître Dieu; j'en ai une autre qui est si éclatante qu'elle allume
l'amour de Dieu dans le coeur de celui qui la possède, et ainsi de suite. Il parle de
perles métaphoriquement; ensuite, il récite quelque texte qui lui est familier, tel
que celui de saint Luc : L'ange Gabriel fui envoyé, etc., ou des paroles de Jésus-
Christ (Jean, XIII): Avant la fête, etc.
Outre cela, ils disent et ne font pas ; ils attachent de pesants fardeaux sur les
épaules des hommes, et n'essaient pas même de les remuer du bout de leurs
doigts; mais nous, nous faisons ce que nous enseignons. Ils s'efforcent, eux, de
garder les traditions humaines plus que les commandements de Dieu, ils
observent les jeûnes, les jours de fête, les temps et les moments de se rendre au
temple, et beaucoup d'autres règles prescrites par les hommes quant à nous, nous
persuadons seulement d'observer la doctrine de Christ et des apôtres. De même,
ils chargent les pénitents de punitions très-graves qu'ils ne remuent pas du doigt,;
nous, au contraire, à l'exemple de Christ, nous disons au pécheur : Va-t-en
maintenant et ne pèche plus désormais; et nous leur remettons tous leurs péchés
par l'imposition des mains; et à la mort, nous envoyons leurs âmes dans le ciel
(2), tandis qu'eux, ils envoient toutes les âmes aux enfers. »
Eckbert ou Egbert (3), auteur du milieu du XlIe siècle, dont les écrits ont de
l'importance pour qui sait distinguer les faits des suppositions ou des fausses
applications qui les défigurent, confirme ce que les Vaudois nous ont appris de
leurs missionnaires. Dans son premier sermon contre les cathares, qui ne sont
autres que les Vaudois, parlant de ceux d'entre eux qu'il appelle élus, que «autres
ont appelés parfaits, et que nous croyons être les barbes, il s'exprime en ces
termes : « Or, ils envoient d'entre tous ces élus, ceux qui paraissent propres à
soutenir leur erreur, là où elle existe, ou à l'étendre et à la semer là où elle n'est
pas encore. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIII, col. 602.) M. Planta, dans son
Histoire de la Confédération Helvétique en anglais, cite un passage de la
chronique de l'abbaye de Corbie, tiré «un manuscrit qu'il croit avoir été écrit vers
le commencement du XlIe siècle. Cette citation, déjà intéressante comme
exemple du zèle missionnaire, est aussi une nouvelle preuve de l'ancienneté de
l'Église vaudoise des Alpes, comme le remarque Hallam, dans son Europe ait
moyen-âge. Nous traduisons du latin : « Des laïques de Souabe, de Suisse et de
Bavière, y est-il dit, personnes séduites par l'antique race d'hommes simples qui
habitent les Alpes et leur voisinage, et qui aiment les choses antiques, ont voulu
abaisser (humiliare) notre religion et la foi de tous les chrétiens de l'Église latine.
Des marchands d'entre les gens de ces Alpes, qui apprennent de mémoire la
Bible et qui ont en aversion les rites de l'Église qu'ils appellent nouveaux,
arrivent souvent par la Suisse (ex Suicia), en Souabe, en Bavière et dans l'Italie
septentrionale.ils ne veulent pas honorer (venerari) les images, ils ont de
l'aversion pour les reliques, ils se nourrissent de légumes, mangeant rarement de
la viande et quelques-uns jamais. C'est pourquoi nous les appelons manichéens.
Quelques-uns de ces gens venus vers eux depuis la Hongrie, etc. » ( V. History
of the Helvetic Conféderacy, par PLANTA, t. I, 179, 180 ; cité par HALLAM, t.
IV, p. 271, 272.
Nous ne terminerons pas ce sujet, sans rappeler un fait que nous avons indiqué
dans le chapitre III, comme aussi dans les chapitres V et VI de, cette histoire;
savoir, l'apparition, en divers lieux, durant plus de 300 ans, de prêtres ou de
prédicateurs étrangers, inconnus, signalés à l'attention et à la surveillance des
prélats, comme ne relevant d'aucune Église, et n'étant assujettis à aucun chef,
cause pour laquelle on les appela souvent acéphales. Selon nous, ces hommes ou
du moins plusieurs d'entre eux ont pu être des émissaires, ou plutôt des
missionnaires des Églises, fidèles de l'Église vaudoise, par exemple, survivant
encore en divers lieux à l'apostasie générale, à l'hérésie romaine. Selon nous, ces
prêtres sans nom et sans ordination approuvée par l'Église infidèle, étaient peut-
être des conducteurs spirituels envoyés pour relever le zèle et ranimer la foi
chancelante des troupeaux épars, comme aussi pour gagner de nouvelles âmes à
Christ. Tels avaient été les prêtres dénoncés deux fois par Célestin aux prélats
des Gaules, ceux dénoncés à Zacharie par Boniface de Germanie, les clercs
acéphales anathématisés dans les conciles de Mayence ou «Arras, l'an 813; de
Pavie, l'an 850 et 855, et de Melphi, ville de la Pouille, l'an 1090 ; enfin, un
Arnulphe, un Pierre de Bruis, un Henri et bien &autres. (Pour les conciles, voir
Centuriateurs de Magdebourg, Cent. IX, col. 369, 370, 419, 420. - Delectus
Actorum Ecclesiae t. I, p. 750, 922, 1555; on dans les recueils de conciles, aux
dates indiquées.)
***
(1) On voit ici que les missionnaires avaient été obligés d'abandonner le
costume de clercs et en avaient adopté un autre, peut-être à l'imitation de
Christ, croyaient-ils.
(2) Nous avons vu que la doctrine des Vaudois était conforme à l'Évangile ;
rapportée exactement dans les développements précédents, elle est
défigurée dans celui-ci. Le Vaudois ne remettait pas les péchés au pécheur
pénitent, encore moins à celui qui ne l'était pas, mais il lui déclarait que
Christ les remet au vrai croyant ; de même pour l'introduction dans le ciel.
En France, l'oeuvre commencée par Pierre de Brais et par Henri avait reçu une
nouvelle impulsion de Pierre Valdo, ou le Vaudois. Les prédications ainsi que les
exemples de renoncement et de charité de ce fidèle et pieux serviteur de Jésus-
Christ, comme aussi les travaux de ses disciples qu'on flétrissait du nom
honorable de pauvres de Lyon, avaient servi avantageusement la cause de la
vérité chrétienne. L'attention générale s'était arrêtée sur ces manifestations.
L'effet que celles-ci avaient produit avait été si vif, que le souvenir des
précédentes en avait été comme effacé, et que la plupart des contemporains ne
firent mention que de Pierre Valdo et de ses disciples. L'on ne se rappela point
l'état où en étaient les affaires religieuses lorsqu'il parut; on ne soupçonna pas
même les relations probables qu'il avait soutenues avec les Vaudois qui l'avaient
précédé, et à grand tort, on le fit, les uns par ignorance, les autres par une
confusion inexplicable, chef de la secte vaudoise, dont il n'était cependant qu'un
affilié, mais des plus actifs. Au commencement du XIIIe siècle, le zèle des
pauvres de Lyon, joint à celui des pétrobrusiens, des henriciens et des autres
sectaires avait singulièrement augmenté le nombre des Vaudois, dans presque
toutes les contrées de la France.
L'inquisiteur Rainier Sacco nous apprend, de son côté, que l'Italie, au temps où il
vivait, vers l'an 1254, était remplie de cathares. Outre les hérétiques bagnolenses,
ou de Bagnolo (1), nommés ainsi d'une ville située dans le voisinage des Vallées
Vaudoises actuelles, Rainier parle des cathares de Mantoue, de Brescia, de
Bergame et du duché de Milan. Il mentionne aussi ceux de Vicence, de Florence
et de la vallée de Spoletto. Après avoir énuméré seize Églises de ces Vaudois
cathares, établis dans toute l'Europe jusqu'à Constantinople, il ajoute, que, si leur
nombre (le nombre des parfaits sans doute, savoir, des principaux parmi eux) ne
dépasse pas quatre mille, les croyants, c'est-à-dire sans doute tous les affiliés,
sont innombrables. Outre plusieurs de ces Églises qu'il place en France, telles
que les albigeoises, il nomme celle de Bulgarie, d'Esclavonie, etc. (Maxima
Biblioth., P. P. ., t. XXV, col, 26 9 et suiv.)
Tous les fils de ce tissu d'iniquité ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les cris des
victimes dont guère dépassé l'enceinte des prisons ou le cercle tracé par la foule
autour de leurs bûchers. La correspondance de Rome et les archives de
l'inquisition gardent plus d'un secret et d'abondants détails qui nous manquent.
Sur plusieurs points, nous ne connaissons que quelques faits sans ensemble.
Et pour commencer par un de ces faits peu circonstancié, mais relatif aux
contrées le plus souvent mentionnées dans cet ouvrage, aux Vallées Vaudoises du
Piémont, nous citerons le premier décret de persécution (que nous connaissions)
obtenu contre les Vaudois nominativement par le clergé romain, et émané du
pouvoir impérial. Il est de l'an 1198. Otton IV., se rendant à Rome pour se faire
couronner par les mains du pape, raccorda aux demandes de Jacques, évêque de
Turin. En voici les principaux passages traduits du latin : « Otton, par la grâce de
Dieu, empereur toujours auguste, à son bien-aimé et fidèle évêque de Turin,
grâce et bonne volonté, etc.
Nous voulons que tous ceux qui ne marchent pas dans le droit chemin, et qui
s'efforcent d'éteindre dans notre empire la lumière de la foi catholique par la
perverse hérésie, soient punis avec une sévérité impériale, et que, dans toutes les
parties de l'empire, ils soient séparés du commerce des fidèles. Nous vous
mandons par l'autorité des présentes, à l'égard des hérétiques vaudois
(Valdenses) et de tous ceux qui sèment l'ivraie du mensonge dans le diocèse de
Turin, et qui attaquent la foi catholique, enseignant quelque erreur perverse, que
vous les expulsiez de tout le diocèse de Turin, appuyé sur l'autorité impériale. À
cet effet, nous vous conférons, etc., etc. » (Tiré de Spondanus, en l'an 1198, et
des archives de Turin. Voir Monumenta historiae patriae, t. III, p. 488. )
L'on ne connaît pas l'usage que l'évêque de Turin fit des pouvoirs qui lui étaient
accordés, mais l'on ne saurait douter qu'il n'ait persécuté ceux contre lesquels il
les avait obtenus, et que les hérétiques de Bagnolo et leurs voisins des Vallées
Vaudoises actuelles, ainsi que ceux qui étaient établis dans la plaine, n'en aient
ressenti les rigueurs.
Quelques faits isolés, sauvés de l'oubli, font voir que la persécution religieuse
sévissait aussi dans d'autres contrées de l'Italie. Là, c'était une femme, Tedesca
ou la Tedesca, l'Allemande, dont le supplice par le feu occasionna de grands
troubles à Parme, en 1277, au milieu desquels le couvent des dominicains
inquisiteurs fut saccagé, Ici, dans la contrée de Domo-d'Ossola, en 1307, c'est
l'hérésiarque Doleigno que l'on poursuit les armes à la main, ainsi que les
nombreux partisans qui le suivent, et que l'on accuse de renouveler la secte des
cathares et des patarins. Réunis au nombre de treize cents, ils sont attaqués,
défaits, et leur chef brûlé. Bossi, Storia d'Italia... t. XV, p. 391-520.)
Mais ce fut, surtout contre les amis de l'Évangile, à l'occident des Alpes, contre
les disciples de Pierre de Bruis, d'Henri et de Pierre Valdo, que sévit la cour de
Rome. La fureur concentrée se déchaîna particulièrement, durant de longues
années, dans les riantes campagnes qu'arrosent le Tarn et les autres affluents de
la Garonne, dans les vallons sur la Durance et dans les plaines que baignent le
Rhône inférieur et les eaux de la Méditerranée. Elle frappa sans pitié des
hommes consciencieux et éclairés qui n'aspiraient qu'à rendre à Dieu un culte
plus pur que celui qu'ils lui offraient lorsqu'ils étaient conduits par les prêtres
romains. Ces cruelles persécutions sont connues sous le nom de croisades contre
les Albigeois, nom emprunté à la ville et au territoire d'Albi, l'un des principaux
centres de la secte vaudoise dans le midi de la France.
Il ne saurait entrer dans notre plan de faire l'histoire de ce grand acte d'iniquité.
Un tel sujet doit être traité à part; nous renvoyons donc le lecteur, pour les
détails, aux historiens particuliers. Nous nous bornons à signaler les moyens
qu'employa la cour de Rome et leurs résultats.
Ce fut par des armes charnelles que le prétendu vicaire de Jésus-Christ et son
clergé entreprirent de ramener les hérétiques dans le giron de l'Église romaine;
tandis que l'apôtre qui a converti le plus d'âmes à la foi chrétienne, l'apôtre saint
Paul, s'est écrié : Nous ne combattons point selon la chair, et les armes avec
lesquelles nous combattons ne sont pas charnelles (2 Corinth., X, 3, 4), et que
Jésus a dit à Pierre qui, un glaive à la main, voulait, non pas attaquer des
contredisants, mais défendre la personne chérie de son divin maître : Remets ton
épée dans le fourreau (Matth., XXVI ). Le pape Innocent III commença l'oeuvre,
en combinant les moyens de persuasion avec les menaces, les appels à la fidélité
catholique avec les démarches insinuantes de la plus habile et de la plus
astucieuse politique auprès des princes régnants. Le choix d'agents, parfaitement
aptes à une semblable mission, devait lui assurer le succès. Ce furent «abord
Raynier et Guy, moines de Cîteaux, nommés légats, dès 1198, dans les contrées
infestées. Innocent leur adjoignit, en 1204, Pierre de Castelnau, archidiacre de
Maguelone, avec des pleins pouvoirs. Mais, quelque peine qu'ils se donnassent,
quelque pressantes que fussent leurs exhortations, et quelque sévères que fussent
leurs menaces, la mission n'obtenait que peu de succès, lorsque l'espagnol
Dominique de Gusman, si célèbre dès-lors, vint leur conseiller d'imprimer à leur
marche une nouvelle direction.
« Considérant, dit le père Touron dans la vie de Dominique, que les voies de fait,
qu'on avait pratiquées jusqu'alors contre les apostats, n'avaient servi qu'à les
aigrir ; que le luxe et la mollesse des catholiques scandalisaient les amis et les
ennemis de l'Eglise... ; que les albigeois, au contraire, par un dehors de piété, se
conciliaient la confiance des peuples et l'estime des grands...; que la cupidité et
la dissolution de ceux (des prêtres ) que leur état engageait à une plus grande
sainteté étaient une odeur de mort qui faisait blasphémer contre leur religion, et
que les hérétiques, croyant pouvoir décrier la doctrine de ceux dont ils ne
pouvaient estimer les moeurs, en profitaient pour entretenir les ignorants dans
cet esprit de révolte qu'ils leur avaient inspiré contre leurs pasteurs légitimes,
Dominique conclut de là qu'il fallait employer la persuasion et l'exemple plutôt
que la terreur, marcher sur les traces des apôtres, en prêchant et en vivant comme
eux, en voyageant comme saint Pierre et saint Paul toujours à pied, sans
équipage, sans argent et sans provisions... Il ne doutait pas qu'un tel exemple ne
prévînt les peuples en leur faveur, et ne reformât peu à peu les moeurs du clergé
et ne confondit l'hypocrisie des hérétiques. » (TOURNON, Vie de saint
Dominique, liv. V, p. 36. )
Le conseil fût suivi, les évêques et les légats eux-mêmes se firent missionnaires,
et non sans obtenir certains succès. Ils ne reculèrent même point devant des
disputes publiques. Mais la méthode de persuasion n'ayant point, par sa lenteur,
satisfait des espérances exagérées, et s'écartant trop de la marche exclusive et
tyrannique de Rome, les légats en revinrent aux excommunications et à remploi
de la force.
Tout étant préparé, Innocent lança ses foudres contre Raymond, comte de
Toulouse, l'excommunia et le maltraita dans un manifeste outrageant. Il convia
en même temps le roi de France, les dues, princes et seigneurs de cette contrée et
du voisinage à une croisade contre les hérétiques, les y excitant par la promesse
de leurs dépouilles et de magnifiques et éternelles récompenses dans le ciel, pour
prix du sang des martyrs qu'ils auraient répandu. Obéissant à ses ordres, l'an
1209, sous la conduite du comte de Montfort, commandant de l'armée, et
«Amalric, abbé de Citeaux, légat du pape, cent mille croisés (3), au moins,
envahirent le Languedoc, territoire hérétique.
Tandis que de farouches et avides guerriers attaquent les places fortes, les
châteaux et les chaumières des sectaires albigeois, Foulques, évêque de Toulouse
et ses confrères du Languedoc, Dominique et ses disciples, intelligents et
complaisants instruments de l'Antéchrist, font épier par leurs émissaires,
dénoncent, interrogent et condamnent des malheureux sans nombre, qu'ils
arrachent à leurs familles.
Des années d'expérience ayant démontré quels services signalés une association
de moines intrigants, accusateurs et persécuteurs, pouvait rendre à la cause de
l'oppression religieuse, Innocent III approuva, Fan 1215, lors du concile de
Latran, l'intention que lui exprima Dominique de fonder un ordre de moines
mendiants, de frères prêcheurs, pour la conversion et la répression des ennemis
de l'Église. Et l'année suivante, Honorius III, successeur du sanguinaire
Innocent, confirma l'institution et constitua l'ordre. Ces frères prêcheurs furent
appelés plus tard dominicains ( 5), du nom de leur fondateur, et reçurent des
privilèges spéciaux pour l'extirpation des hérétiques.
Dès l'an 1215, conjointement avec les évêques, les dominicains célébrèrent avec
pompe ces actes de foi, auto-da-fé, comme on les appela par un déplorable abus
de langage, dans lesquels ils exposaient les condamnés aux regards de la foule et
les brûlaient ensuite avec une dévotion apparente, selon le cérémonial en usage
dans les actes les plus solennels du catholicisme. 0 saints martyrs de la foi
chrétienne ! morts de misère dans les prisons (6), dans les tortures, ou entassés
sur les bûchers, vous avez été jugés dignes, comme votre divin maître, de
souffrir, victimes de la haine que l'hypocrisie et la superstition ont vouée à la
vérité. Comme Jésus, votre Sauveur, accusé de blasphème et condamné par les
princes de son peuple, à l'heure en laquelle il proclamait devant eux
l'accomplissement en sa personne des prophéties et des promesses, vous avez
été, vous, ses fidèles disciples, déclarés dignes de la mort et voués au feu réservé
éternellement aux impénitents, alors que vous essayiez de mettre en honneur la
lumière de l'Évangile, et que vous confessiez, en opposition aux sectateurs de
l'Antéchrist, le nom de Jésus, le roi de gloire! Saints martyrs, nouveaux Étiennes,
puissiez-vous à l'heure de vos plus amères douleurs, lorsque la flamme
flamboyait autour de vos membres, noircis et palpitants, avoir vu, comme le
fidèle diacre de Jérusalem, les cieux ouverts et le Fils de l'homme assis à la
droite de Dieu ! Vos derniers regards auront été ceux (le la reconnaissance, et vos
dernières paroles ici-bas celles de la foi triomphante. Honneur à vos cendres
jetées au vent! souvenir respectueux à votre fidélité! Et surtout, plaise à Dieu que
votre persévérance à confesser son nom par un culte en esprit et en vérité, et que
votre fidélité jusqu'au martyre, ne soient pas un exemple perdu pour nous!
Raymond VI était mort, ainsi que son ennemi Simon de Montfort; leurs fils,
Raymond VII et Amauri, croisèrent, comme leurs pères, le fer l'un contre l'autre
sur les champs de bataille. Louis VIII, roi de France, se plaça à la tête des amis
du pape, qui commirent partout des cruautés inouïes.
Louis IX, que Rome a béatifié sous le nom de saint Louis, suivit les mêmes
errements. Ayant obtenu la soumission du comte de Toulouse et de ses
principaux alliés, les anciens soutiens des Vaudois albigeois, il publia une
ordonnance stable contre tous les hérétiques. Ceux-ci furent mis hors de la loi
commune, privés de leurs droits civils et politiques et proscrits. Une forte somme
fût promise à qui les dénoncerait, à qui les arrêterait. Le concile de Toulouse, de
l'an 1229, prit des mesures analogues en ce qui concernait l'administration
ecclésiastique et les droits de l'Église.
On interdit spécialement aux laïques de conserver chez eux les livres de l'Ancien
et du Nouveau Testament, à l'exception des psaumes. On défendit, surtout, d'en
traduire aucune partie en langue romane.
Parmi les victimes qui appartenaient à la Germanie, l'on vit avec étonnement à
Heidelberg, l'an 1234, un inquisiteur, le moine Echard, ancien persécuteur des
Vaudois, monter à son tour sur le bâcher. L'esprit de Dieu l'avait atteint pendant
qu'il faisait subir des interrogatoires aux accusés; leur constance au milieu des
supplices l'avait subjugué à l'Évangile. Beau triomphe de la foi! - Nous sommes
sans renseignements sur ce, qui se passait en Italie.
***
(1) Ce fait est confirmé par GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime; -
dans Monumenta historiae patriae . t. III, p. 488.
(2) On peut conclure de cette citation, selon nous, que Thomas, qui avait
fait partie de la croisade contre les albigeois, et qui laissa tranquilles les
Vaudois des Vallées piémontais, à ce qu'il parait, n'était pas encore leur
souverain. Ce serait donc plus tard que les marquis de Luserne se sont
soumis à la maison de Savoie.
(3) il y a des auteurs qui portent infiniment plus haut la force de cette
armée.
(5) Presqu'en même temps, saint François d'Assise formait un second ordre
de moines mendiants, Connus sous les noms de frères mineurs et de
franciscains. Ils se montrèrent les dignes émules des dominicains.
Effet des persécutions précédentes. - Dans leur fuite, les Vaudois se dirigent
vers les Vallées. - Les Églises vaudoises encombrées. - Colonies dans la
Pouille et la Calabre. - Preuves et documents. - Situation des colonies. -
Prospérité. - Agrandissement. - À quelle occasion. - Leurs relations avec les
Vallées. - Vaudois répandus en Italie visités. - Nouvelles colonies en
Provence. - Les Vaudois encore nombreux. - menacés dans les Vallées.
Les Vaudois, persécutés dans le midi de la France avec une violence sans égale
et incessante, soupiraient après quelque repos. Plusieurs d'entre eux avaient
trouvé un refuge temporaire dans les états du roi d'Aragon; d'autres avait passé
dans différentes contrées de la France, en Picardie, en Bourgogne, en Lorraine,
en Alsace, en divers lieux de l'Allemagne, en Bohème surtout et jusqu'en
Pologne; d'autres s'étaient enfuis en Lombardie et dans les villes italiennes,
soumises plus particulièrement à l'influence gibeline, où par conséquent le
pouvoir papal avait moins de force, et où les dissentions intestines comme aussi
les luttes extérieures ne laissaient pas an clergé le loisir d'être persécuteur. (V.
PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 233 à 246. - Histoire de l'Inquisition en
France, par de LAMOTHE-LANGON... t. II, 587...)
Un grand nombre se replia dans cette partie des Alpes, qui est frontière de
France et d'Italie, dans ces mêmes Vallées Vaudoises, où s'était conservée la pure
doctrine de l'Évangile, depuis avant l'époque de Constantin, et d'où elle s'était
répandue à pleins flots, par ses missionnaires, durant les siècles précédents. Ils
remplirent de leurs familles éplorées les vallées de Luserne, d'Angrogne et de
Saint-Martin, celle de Pragela ou du Cluson, la haute vallée du Pô, celles de
Suse, de Fraissinière et de l'Argentière, le val Loyse (ou Louise) ou val Pute, où
leurs coreligionnaires étaient déjà établis depuis des siècles, et où nous les
retrouverons bientôt.
Cet établissement de Vaudois dans la Pouille est mentionné dans le rapport assez
récent (1489) du légat de Capitaneis à l'archevêque «Embrun, dans lequel il en
indique encore «autres en Ligurie et en Italie, en ajoutant ce fait particulier que,
lorsque les Vaudois (que faussement il fait sortir de Lyon) se décidèrent à former
ces établissements, ils étaient au nombre de plus de cinquante mille, dans les
Alpes, aux confins du Dauphiné, dans les diocèses d'Embrun et de Turin. (Tiré
de LÉGER, Hist. Générale, IIe partie, P. 22.)
Une ordonnance de l'empereur Frédéric Il, datée de Padoue, l'an 1244, appuie,
notre récit : « Nous devons les poursuivre, y est-il dit des Vaudois, avec d'autant
plus de vigueur, qu'ils mettent eux-mêmes plus d'audace à combattre, par leurs
superstitions, le christianisme et l'Église romaine, aux confins de l'Italie et, de la
Lombardie, où nous savons de science certaine, que leur malice a exercé les plus
grands ravages : ils se sont déjà répandus jusque dans notre royaume de Sicile. »
(Hist. de l'Inquisition en France,... t. II, p. 538.)
Plus d'un siècle après, vers l'au 1400, à la suite des rigueurs de l'inquisition
sévissant en Provence et en Dauphiné, sous le regard des papes à Avignon, les
Vaudois de ces contrées s'étant enfuis dans les Vallées y déterminèrent une
nouvelle émigration dans le royaume de Naples, où ils fondèrent, dans la Pouille,
les cinq petites villes de Monlione, Montanato, Faito, La Cella et La Motta.
Enfin, vers l'an 1500, les Vaudois de Fraissinière et d'autres vallées, fuyant la
persécution, allèrent s'établir dans le voisinage de leurs coreligionnaires, dans la
vallée de Volturata. L'on comprend que, de ces centres divers, les Vaudois purent
se répandre de tous côtés dans le royaume de Naples et jusqu'en Sicile. Nous
raconterons en son temps leur fin lamentable. (GILLES, Hist. Ecclésiastique,...
p. 18 et suiv.)
Ces colonies soutenaient des relations directes et suivies avec les Vallées
Vaudoises qui les pourvoyaient de pasteurs, selon le choix qu'en faisaient leurs
synodes. D'après la coutume, c'était deux à deux que les barbes ou pasteurs
entreprenaient leur lointain voyage : Fun plus âgé, connaissant déjà les lieux, les
personnes, et ayant l'expérience des affaires, l'autre plus jeune pour se former. En
allant et en revenant, ils visitaient les fidèles épars dans les villes et les
campagnes de l'Italie, les exhortant et les consolant, ce qui n'était pas
entièrement inconnu à leurs adversaires (1). Les barbes des Vallées possédaient
une maison dans chacune des villes de Florence, de Gênes et de Venise (2), et
probablement encore ailleurs. Mais ce n'était que par intervalle et lors dut
passage des pasteurs en mission, que les fidèles de ces villes et autres lieux
jouissaient de la plénitude du ministère évangélique, tandis que, selon toute
apparence, les colonies de la Pouille et de la Calabre conservaient à demeure, et
jusqu'à leur remplacement, les pasteurs qu'un synode précédent leur avait
envoyés.
***
(1) Gilles raconte «un barbe de son nom, étant entré dans une église de
Florence, entendit un moine, qui y prêchait, s'écrier: 0 Florence! que veut
dire Florence? fleur d'Italie; et tu l'as été jusqu'à ce que ces Ultramontains
t'ont persuadé que l'homme est justifié par la foi, et non par les oeuvres: et
ils en ont menti. (Gilles,... p 20.)
(2) Dans le catalogue des barbes que donne Perrin, vers l'an 1602, l'on
trouve au nombre de ceux dont on a conservé la mémoire depuis plus de
300 ans, Jehan, de la vallée de Luserne, lequel, pour quelque faute, fut
suspendu de son office, pour sept ans, pendant lequel temps il se tint à
Gênes, où les barbes avaient une maison, comme ils en avaient aussi une
belle à Florence. (PERRIN, p. 66.)
PREMIÈRES PERSÉCUTIONS
CONNUES CONTRE LES
VAUDOIS DU PIÉMONT, AUX XIVe
ET XVe SIÈCLES.
À l'orient, tous les vallons et les vallées qui débouchent des hautes Alpes dans la
plaine, vers Pignerol et Saluces, ceux qu'arrosent le Cluson et la Germanasque,
le Pélice et la Grana, affluents du Pô, et le Pô lui-même; savoir, le val Pragela, la
vallée de Saint-Martin, le val d'Angrogne, la vallée de Luserne, celle du Pô et
celle de Bagnolo, etc. étaient encore, et depuis des siècles, la patrie terrestre des
fidèles Vaudois du Piémont.
C'est dans ces anciennes et vénérables retraites de la pure foi, que le prétendu
vicaire de Jésus-Christ, sauveur du monde et prince de, la paix, songea à porter
la cruelle persécution. Elle s'en était déjà sans doute approchée plusieurs fois :
elle avait même fait verser bien des larmes dans l'Embrannais et assurément
aussi dans les plaines du Piémont, quoique l'histoire s'en taise encore. Mais
l'heure était venue où elle devait aussi éclater sur la région montapense de
l'ancien diocèse de Claude de Turin, sur le foyer même où brillait encore le feu
de la vérité.
Le pape Jean XXII, voulant poursuivre l'oeuvre commencée par Innocent III et
le faire avec ensemble, ordonna à Jean de Badis, inquisiteur à Marseille, de
joindre ses efforts à ceux «Albert de Castellatio, établi avec la même qualité en
Piémont. Dans sa bulle, datée de l'an 1332, le susdit pape désigne à l'attention de
son légat les Valdenses ou Vaudois des vallées de Luserne et de Pérouse. Il se
plaint de l'accroissement de ces hérétiques, de leurs fréquentes assemblées en
forme de chapitres (s'agissait-il peut-être de leurs synodes?) dans lesquels ils se
réunissaient jusqu'au nombre de cinq cents personnes. Il les accuse d'avoir tué le
recteur Guillaume, après la messe, sur une place qu'il nomme Villa (1), et de
s'être soulevés contre l'inquisiteur de Castellatio, lorsqu'il voulait exercer son
office. Le récit détaillé de ce, premier essai de persécution contre les vallées de
Luserne et de Pérouse n'est pas parvenu jusqu'à nous. Tout ce que l'on sait de
cette expédition, qui eut réellement lieu, c'est que de Badis réussit à envelopper
dans ses pièges Martin Pastre, l'un des chefs vaudois, et qu'il le fit conduire à
Marseille et jeter dans les prisons. Mais, sur l'ordre du pape, il le renvoya en
Piémont, afin d'y être jugé par Albert de Castellatio et être exposé à la torture, si
cela était nécessaire, pour dénoncer ses complices. (De LA MOTHELANGON,
t. III, p. 217. - LÉGER, II ème part., p. 20.)
En 1352, le pape Clément VI chargea Guillaume, archevêque «Embrun, et Pierre
de Mont, cordelier et inquisiteur, de faire disparaître l'hérésie. Les seigneurs, les
juges et les consuls (syndics) de la province étaient invités à leur prêter appui.
Mais, cette fois encore, les résultats ne répondirent pas à l'attente pontificale.
(DE LAMOTHE-LANGON, t. III., p. 256.) À la page 254 du même écrit, on
trouve une lettre étrange, écrite au même pape, et qui pourrait avoir donné lieu à
la persécution qu'il entreprit après dix ans de pontificat. Cependant, comme cette
possibilité n'est pas exprimée, nous nous contentons de signaler la lettre.
Les instances de la cour d'Avignon n'eurent pas non plus, cette fois, les résultats
qu'elle avait espérés.
Deux ans plus tard, Jacques, prince «Achaïe, de la maison de Savoie, ordonnait à
Balangero et à Ueto Rorengo de mettre en prison ceux de la secte vaudoise qui
avaient été découverts dans la vallée de Luserne (1) et dans les vallées voisines.
(Histoire de la ville, etc., de Pignerol, t. III, p. 33.)
Le grand schisme qui se forma, en 1378, dans l'Église romaine par l'élection de
deux papes, «Urbain VI à Rome, et de Clément VII à Avignon, ne ralentit point
la persécution. L'inquisiteur Borelli, ayant cité vainement à son tribunal tous les
habitants de Fraissinière, de l'Argentière et de val Loyse, en fit arrêter un grand
nombre. Il fit conduire à Grenoble et brûler vifs cent cinquante Vaudois hommes,
avec beaucoup de femmes, de filles et même de jeunes enfants, tous de val
Loyse. Des vallées de l'Argentière et de Fraissinière, quatre-vingts victimes,
hommes ou femmes, furent livrées au bras séculier, et l'on mit tant de
persévérance à les punir, que souvent ils étaient exécutés sans autre jugement
qu'une déclaration de culpabilité, fournie par le saint-office.... « Il reste des
preuves, écrit un auteur catholique, que plusieurs prévenus n'avaient été mis en
prison que pour parvenir à s'emparer de leurs biens. Du sang ou de l'or, ajoute-t-
il, voilà ce qu'il fallait à l'inquisition. n (DE LA, MOTHE-LANGON, t. III, p.
289. - PERRIN, Hist. des Vaudois, p. 114.)
Le même inquisiteur, Borelli ou Borille, est accusé d'avoir, à la tête d'une troupe
armée, sévi avec cruauté dans Suse, et surtout d'avoir apporté la désolation dans
la vallée de Pragela ou Cluson, au coeur de l'hiver, aux fêtes de Noël de l'an
1400. Us historiens vaudois imputent l'odieux de cette attaque aux gens de la
vallée de Suse (3). Les paisibles habitants de Pragela, assaillis à l'improviste,
dans une saison où ils se croyaient garantis par les neiges qui couvraient les
cimes et las pentes des montagnes, ne purent que s'enfuir en toute hâte, hommes.
femmes et enfants, sur les hauteurs et sur les roches escarpées. Fugitifs,
poursuivis sans relâche jusqu'à la nuit, plusieurs tombèrent frappés par le fer
ennemi, ou emmenés prisonniers; et «autres, encore plus à plaindre, périrent
misérablement de faim et de froid, sur les rochers couverts de neige et de glace.
La troupe la plus nombreuse, s'enfuyant dans la direction de Macel au val Saint-
Martin, passa la nuit sur une haute montagne, au lieu appelé encore, aujourd'hui,
l'Albergan ou refuge. Le coeur s'émeut à la mention de leurs souffrances. Qu'il
suffise de dire, qu'au matin, cinquante pauvres petits enfants, d'autres prétendent
que ce fut quatre-vingts, furent trouvés morts de froid, les uns dans leurs
berceaux, les autres dans les bras glacés de leurs pauvres mères, mortes comme
eux. (DE LA MOTHE-LANGON, t, III, p. 295. - PERRIN, p. 116. - LÉGER, II
ème part., p. 7. )
Les bandes papistes, qui avaient passé la nuit dans les maisons abandonnées des
infortunés Val-Clusons, reprirent le lendemain le chemin de Suse, gorgées de
pillage, et saccageant tout ce qu'elles ne pouvaient emporter. On les accuse aussi
d'avoir pendu à un arbre une pauvre et vieille femme vaudoise, Marguerite
Athode, qu'elles rencontrèrent sur la montagne de Méane.
Cette incursion sanglante, au bruit qui s'en répandit épouvanta les peuples du
Dauphiné et du Piémont, en même temps qu'elle les indigna. Ils témoignèrent
leurs sentiments avec une telle énergie, que le pape enjoignit à l'inquisiteur de
modérer son zèle et d'avoir plus de prudence, dans la crainte que l'hérésie ne fît
des progrès. Ce mécontentement général et ces remontrances feraient penser que
la population catholique avait souffert de cette expédition, dans laquelle on
n'avait guère songé à l'épargner.
Il semble que la persécution dirigée contre les Vaudois s'amortit au début du XVe
siècle, pour recommencer vers la fin avec une nouvelle violence.
Vers l'an 1460, l'archevêque d'Embrun chargea le moine franciscain, Jean Veleti
ou Veilèti, de procéder contre les réchappés de Fraissinière, de l'Argentière et de
val Loyse. Il s'acquitta de sa mission avec tant de barbarie, avec une partialité et
une mauvaise foi telle, qu'il irrita et troubla tout le pays, et que des plaintes
furent portées contre lui devant le roi Louis XI. Dans l'interrogatoire des accusés,
il altérait et dénaturait sans scrupule leurs réponses à ses questions. Par exemple,
à la demande adressée à un prévenu: Croyez-vous qu'après que les paroles
sacramentelles ont été prononcées par le prêtre en la messe, le corps de Christ
soit dans l'hostie? si le Vaudois répondait : Non, Veleti écrivait ou dictait:
L'accusé a confessé qu'il ne croyait point en Dieu. Ce prêtre inique fit passer par
le feu plusieurs fidèles disciples du Seigneur. (DE LA MOTHE-LANGON, t. III,
loco citato. )
Ces ordres furent exécutés, et il arriva fréquemment que des Vaudois, attirés hors
de leurs vallées par le négoce ou par quelque affaire, furent saisis et livrés aux
inquisiteurs, qui ne manquaient pas d'en faire mourir quelques-uns. En sorte,
qu'à peine y a-t-il ville en Piémont, en laquelle n'ait été supplicié quelqu'un
d'entre eux. Jordan Tertian, barbe ou pasteur, fut brûlé à Suse. Hippolyte
Roussier monta sur le bûcher à Turin. Villermin Ambroise fut pendu sur le col de
Méane, ainsi qu'Antoine Hiun. Ugon Chiamp de Fenestrelles, pris à Suse, fut
conduit à Turin. Là, attaché à un poteau, les entrailles lui furent arrachées du
ventre et répandues dans un bassin; son martyre fut bientôt consommé. (LÉGER,
II éme part., p. 7.)
Innocent VIII, digne successeur de cet Innocent III, qui prêcha la première
croisade contre des chrétiens, chargea Albert de Capitaneis, archidiacre de
Crémone, de l'exécution de ses projets cruels et lui adjoignit, pour collègue,
l'inquisiteur Blaise de Bena de l'ordre des prêcheurs. Il les accrédita auprès du
roi de France et du duc de Savoie, ainsi qu'auprès de tous les seigneurs, comme
nonces et commissaires apostoliques dans leurs états, et spécialement en
Dauphiné et en Piémont, pour procéder contre cette très-pernicieuse et
abominable secte «hommes malins, appelés pauvres de Lyon ou Vaudois : «
Laquelle, dit-il dans sa » bulle, s'est malheureusement depuis longtemps élevée »
dans le Piémont et lieux circonvoisins. » Et bien qu'il reconnaisse à cet objet de
sa colère, une apparence de sainteté, il commande de les écraser comme des
aspics venimeux, et de les exterminer s'ils ne veulent pas abjurer. (Extrait de la
bulle d'Innocent VIII; LÉGER, Il ème part., P. 8.)
La bulle papale promettait, pour récompense, à tous ceux qui, princes, seigneurs
ou autres, prendraient en main le bouclier de la foi orthodoxe, et prêteraient
secours aux susdits légats, indulgence plénière, rémission. de leurs péchés une
fois en leur vie, et pareillement à l'article de la mort. Et ce qui n'était pas moins
tentatif, elle concédait à chacun la permission de s'emparer des biens
quelconques, meubles et immeubles des hérétiques. (Même citation que plus
haut.)
Il ne fut bientôt bruit que de la bulle d'Innocent. Toutes les contrées qui touchent
aux Alpes Cottiennes en retentirent. À Embrun, à Suse, à Pignerol, à Turin, à
Vienne en Dauphiné, à Lyon, et même à Sion en Valais, ou ne parlait que de la
prochaine croisade. Les populations s'émurent. Charles VIII, roi de France, et
Charles Il, duc de Savoie, permirent l'expédition, et les seigneurs s'y préparèrent.
Une nombreuse armée va cerner de tous côtés et attaquer avec ensemble la
forteresse de l'hérésie. Albert de Capitaneis, muni de pouvoirs suffisants,
appelle, excite et dirige les croisés. Son coeur est dur et sa main pesante : qui
échappera ?
L'année 1488 allait être un temps de douleurs poignantes pour les Vaudois, et de
honte perpétuelle pour Rome. De Capitaneis a deux corps d'armée à ses ordres;
l'un, réuni en France, remontera les vallées du Dauphiné et viendra donner la
main à l'autre, qui, parti du Piémont, doit envelopper les vallées orientales et se
rapprocher en demi-cercle des frontières françaises, en détruisant tous les
hérétiques sur son passage.
De l'armée qui opérait en Dauphiné, sur le flanc occidental des Alpes, se détacha
un corps qui, traversant les cols élevés des montagnes, vint par Césane fondre
sur le versant oriental dans la vallée de Pragela ou de Cluson, celle de toutes les
Vallées Vaudoises qui était le plus au nord. La troupe ennemie, tombant
inopinément comme une avalanche sur un peuple tout occupé en ce jour-là de
ses paisibles travaux, le surprend sans défense, le terrasse, dévaste et ravage ses
bourgades, pille ses chaumières et en massacre les habitants. Les fuyards eux-
mêmes ne peuvent se soustraire à la fureur de ceux qui les poursuivent. Comme
au val Loyse, on entasse des matières inflammables à l'entrée des cavernes qui
devaient les dérober à la fureur d'adversaires sans pitié, et s'ils essaient
d'échapper à la flamme qui les dévore ou à la fumée qui les étouffe, ils sont
transpercés à l'instant. De toute la vallée de Pragela, les villages du Fraisse et de
Méane eurent le plus à souffrir. Cependant les Val-Clusons, revenus de leur
première épouvante, s'organisent sur divers points, fondent à leur tour sur leurs
ennemis et réussissent à les repousser.
Quant aux attaques contre les Vallées proprement dites, l'on possède plus de
détails. Il parait qu'une division de l'armée pénétra sans grandes difficultés dans
la vallée de Luserne. Celle-ci est trop large, et le sol y est trop peu accidenté,
pour que des hommes inaccoutumés à la guerre eussent pu sérieusement essayer
d'en fermer l'entrée à une colonne nombreuse, bien armée et disciplinée. Saint-
Jean, La Tour, Le Villar, Bobbi, et tous leurs hameaux, situés dans le bas de la
vallée, furent donc occupés par l'ennemi. Dieu sait tout ce qu'on fit souffrir à
ceux qui ne s'étaient pas enfuis à temps.
L'effort de l'armée croisée porta principalement sur le val d'Angrogne, qui petit
être regardé comme le coeur des Vallées, et qui fut alors, sans doute, comme tant
d'autres fois encore, le lieu de refuge, la forteresse de leurs habitants éperdus, Ce
vallon, bras latéral et septentrional de la vallée de Luserne, s'abaisse du nord et
de l'occident, où les chaînons escarpés de Soiran, de l'Infernet et du Rouis le
séparent des pâturages alpestres de la vallée de Saint-Martin vers le sud-est, et
débouche par un brusque contour an midi, dans la vallée de Luserne, à l'orient du
bourg de La Tour. L'arête de rochers et de pies qui, du Rous à l'occident, se
dirige à l'orient et se termine par le magnifique Vandalin, aux flancs pyramidaux,
ferme le vallon au midi, et le sépare de la vallée de Luserne, jusqu'au lieu où il
vient se confondre avec elle. De ce côté, il est inattaquable. Des hauteurs de
Soiran, au nord, la chaîne de montagnes, qui sépare le vallon d'Angrogne de la
vallée de Saint-Martin et de la demi-vallée de Pérouse, se dirige au sud-est,
aplatie et uniforme depuis le mont Cervin; son nom est la Séa d'Angrogne; elle
contourne, enfin, vers le sud, et s'abaisse en ondulant des hauteurs de
Roccamanéot sur la costière de Saint-Jean, et meurt dans la vallée. C'est sur le
versant d'abord méridional, puis occidental de ce chaînon, que sont étagés, sur
des pentes radoucies, les hameaux principaux de la vallée. Ce vaste plateau, peu
accidenté, déboisé et couvert de pâturages dans sa partie supérieure, s'incline
ensuite plus fortement, se subdivise, se déchire dans le bas, en sillons variés,
s'ombrageant sous une forêt d'arbres fruitiers magnifiques, et se termine par des
ravins en précipices dans le torrent de l'Angrogne au fond du vallon. Le chemin
qui, de La Tour, conduit aux hameaux populeux semés sur ces pentes fertiles,
suit les sinuosités de la rivière, ondoyant et serpentant sur le penchant des
collines de la rive gauche à mi-côte.
Attaquer Angrogne par cet endroit serait une folie. Les escarpements, les
sinuosités, les déchirures du sol sillonné de ruisseaux, ainsi que l'ombrage des
châtaigniers, des noyers au feuillage épais, masquant continuellement la vue,
exposeraient une armée à des surprises continuelles et permettraient à un petit
nombre d'hommes déterminés de l'arrêter à chaque pas, de lui faire essuyer des
pertes incessantes, de la couper et de la précipiter dans les profondeurs que longe
la route.
Si la vallée d'Angrogne ne peut être forcée de ce côté, elle peut l'être plus
facilement en gagnant le haut plateau par les pentes radoucies qui, de la plaine
de Saint-Jean, à l'entrée de la vallée de Luserne, s'élèvent dans la direction du
nord, vers la Séa d'Angrogne, par les hauteurs de Roccamanéot. Arrivée là, une
troupe ennemie est maîtresse du plateau supérieur. Aucun obstacle ne s'oppose
plus à sa marche, jusqu'aux rochers qui enceignent le vallon reculé du Pradutour;
elle peut alors se précipiter comme un torrent dévastateur sur les hameaux qu'elle
domine et qui n'ont plus de moyen de défense naturel.
C'est par le chemin que nous venons de décrire, en dernier lieu, que l'armée
croisée se prépara à envahir la vallée centrale d'Angrogne. Elle quitta ses
quartiers et se mit à gravir, par la costière de Saint-Jean, les gradins du flanc
méridional des collines, se dirigeant vers le plateau et rocher supérieur de
Roccamanéot. Les pauvres Vaudois eurent à soutenir sur ces collines le plus rude
combat. Ils s'y préparèrent par la prière. Leurs ennemis en s'avançant les
voyaient prosternés et entendaient les requêtes qu'ils adressaient à Dieu à haute
voix. Ces papistes s'en moquaient, étant pleins de confiance dans leur nombre,
dans leurs équipages de guerre et dans leur vaillance. Mais la miséricorde divine
assura la victoire au petit nombre; Dieu exauça ceux qui s'attendaient à lui.
Parmi les assaillants, un des principaux chefs, le Noir de Mondovi, nouveau
Goliath outrageant Israël, se vantait avec d'horribles blasphèmes de faire un
grand carnage de ces pâtres hérétiques, lorsqu'ayant haussé la visière, à cause de
la chaleur et comme par mépris, il fut frappé entre les deux yeux par une flèche
qu'avait décochée Peiret Revel d'Angrogne. Il tomba, et sa mort épouvanta
tellement les siens, surpris déjà et embarrassés de la résistance opiniâtre des
Vaudois, qu'ils tournèrent le dos à ceux qu'ils avaient méprisés auparavant et
s'enfuirent avec perte. La joie d'une si grande délivrance éclata sur le champ de
bataille et dans toute la vallée par des actions de grâces et de saints cantiques.
L'ennemi irrité d'une telle perte et honteux de sa défaite, ayant ramassé toutes ses
forces, assaillit de nouveau la vallée d'Angrogne, et se rendit maître de tout le
plateau et des hameaux de la rive gauche du torrent jusqu'à la Rocciailla, massif
de rochers qui, des hauteurs voisines de la Vachère, descend brusquement au
midi jusque dans le lit du torrent et sépare la vallée inférieure et cultivée
d'Angrogne de la supérieure. Celle-ci, toute alpestre, a la forme d'un immense
entonnoir, déchiré à l'orient, dont les bords sont, au midi, l'arête du majestueux
Vandalin, à l'occident les sommités neigeuses de la Sella Veglia et du Rous, au
nord les rocs effrayants de l'Infernet et de Soiran, et à l'orient cette Rocciailla,
amas de rochers peu élancés, mais déchirés et escarpés qui viennent resserrer à
sa sortie le torrent de l'Angrogne.
Au centre de cet entonnoir, s'étend une prairie, bordée d'un côté par le torrent et
de l'autre par quelques maisons, c'est le Pradutour ou Prédutour, célèbre dans
l'histoire vaudoise. C'est-là, c'est dans ce quartier que, selon la tradition, était
autrefois cette célèbre école des barbes ou pasteurs vaudois, qui conservait
intacte et pure la saine doctrine de la primitive Église, qui entretenait la flamme
de la vérité évangélique dans ces montagnes écartées et qui la faisait rayonner au
loin par des missionnaires. Ce vallon retiré, mais fertile encore dans le bas, a été
choisi dans presque toutes les persécutions pour dernier refuge terrestre (4), avec
quelques autres points également inaccessibles. Dans celle qui nous occupe, la
population d'Angrogne et les fugitifs qu'elle avait recueillis s'y précipitèrent, et y
entassèrent leurs familles avec le peu de biens qu'ils avaient pu sauver.
Plusieurs autres assauts furent livrés aux Vaudois dans leurs diverses retraites. Il
est reconnu que les vallées de Pérouse et de Saint-Martin éprouvèrent les
cruautés de l'armée du légat de Capitaneis. Pravilhelm, dans la vallée du Pô, fut
aussi attaqué. Beaucoup de sang fut répandu dans tant de combats répétés. Les
malheureux habitants durent verser bien des larmes, et ne se remirent que
lentement de leurs désastres. Cependant les années ont effacé le souvenir de la
plupart des scènes de désolation qui souillèrent cette époque. Ce qu'on sait de
certain, c'est que Dieu donna partout secours à ses enfants, et qu'après que cette
armée eut tournoyé pendant, un an dans les vallées et les contrées d'alentour,
semblable à une tempête menaçante, le prince de Piémont, Charles II (6), fit
cesser cette guerre pernicieuse à ses sujets. Désirant la paix, ce jeune prince, âgé
d'une vingtaine d'années seulement, exprima son déplaisir de cette lutte cruelle,
et fit porter des paroles de paix aux Vaudois. Il chargea de cette mission un
évêque qui vint à Prassuit, hameau de la vallée d'Angrogne, conférer avec les
montagnards. Le prélat les assura de la bienveillance de leur souverain et du bon
accueil qu'ils en recevraient. Il réussit à leur persuader de lui envoyer une
députation.
Les Vaudois firent donc partir pour Pignerol douze des principaux «entre eux,
que le duc reçut avec bonté. Il les questionna longuement, et sur les réponses
qu'ils lui firent, il leur témoigna ouvertement qu'on l'avait mal informé, soit à
l'égard de leurs personnes, soit à l'égard de leur croyance. Il voulut voir de leurs
enfants, car on lui avait certifié qu'ils naissaient tous avec quelques difformités,
monstrueuses, avec un oeil unique au front, quatre rangées de dents noires, et
autres choses semblables. Ayant trouvé beaux et bien faits ceux qu'on lui amena,
il ne put contenir son mécontentement d'avoir été si grossièrement induit en
erreur. Détrompé sur le compte de ses sujets vaudois, il accepta le don que les
députés lui offraient au nom de leur peuple, leur confirma leurs privilèges (7) et
libertés usitées, et leur promit de les laisser en paix à l'avenir.
Telle fut l'issue de cette cruelle croisade, de l'an 1488, entreprise au nom d'une
religion sans pitié et terminée par la droiture d'un prince clair-voyant. Hélas !
que de fois encore, nous aurons occasion de voir les mêmes faits et les mêmes
caractères se représenter, n'ayant subi d'autre changement que celui des
circonstances. La calomnie n'a que trop été une arme habituelle dans la bouche
de Rome pour perdre les fidèles Vaudois.
Ainsi se terminèrent pour un temps les persécutions armées contre les Vaudois
fidèles à la religion de leurs pères. (Sources : DE LA MOTHE-LANGON déjà
cité souvent. - PERRIN et GILLES que nous citerons encore.)
***
(1) Rorengo dit que c'est à Angrogne que fut tué Guillaume, qu'il y était
curé, et qu'il fut frappé pour avoir découvert l'hérésie à Castellatio. Ce que
nous pouvons affirmer, c'est qu'il n'existe aucune localité à Angrogne qui
réponde au nom de Villa, tandis qu'il existe un bourg appelé Villar à
l'occident de La Tour.
(2) On peut aisément comprendre que les intérêts des princes de la terre ne
sont pas toujours ceux du pape.
(4) Ce n'était pas le lieu seul du Pradutour qui servait de refuge, mais toute
la contrée basse avoisinante, qui comprend la Ciauvia, le Chiot, Chaudet,
etc.
(5) L'ennemi tentera dans la suite d'y pénétrer par d'autres chemins, mais
avec le même désappointement.
(6) Gilles attribue cette paix au duc Philippe ; mais il fait une erreur, car ce
prince était alors en France et, ne commença à régner qu'en 1496.
(7) Nous avons la conviction que ces privilèges et ces libertés étaient celles
réservées par les marquis de Luserne en faveur de leurs sujets, lors de leur
soumission à la maison de Savoie.
CHAPITRE XVII.
La paix de 1489 n'avait pu cicatriser toutes les plaies que la persécution avait
faites aux Vaudois. Il est vrai que les paroles bienveillantes du duc de Savoie
avaient d'abord rendu l'espérance à bien des coeurs, mais l'on ne s'était aperçu
que trop tôt de ce qu'il y avait de peu rassurant et de précaire dans le nouvel état
de choses. La population vaudoise était considérablement diminuée dans les
Vallées. Pouvait-il en être autrement après tant de massacres et de combats? Et
dans les villes et les villages de la plaine du Piémont, où avaient existé des
églises vaudoises, la cruelle persécution les avait détruites; elle avait tué,
dispersé ou réduit à se cacher leurs membres et adhérents. La perte de tant d'amis
et de frères était des plus douloureuses, et la ruine de tant de congrégations
vaudoises, foyers de lumière au milieu des ténèbres, était irréparable. Si du
moins les Églises an sein des Alpes eussent été désormais à l'abri des pièges des
ennemis de leur foi, mais les embûches, pour être plus couvertes, n'en étaient pas
moins tendues: au lieu de croisades à main armée, suspendues pour un temps par
l'humanité ou la politique du prince, le clergé romain recourait à de sourdes
manoeuvres, à l'emploi de moyens détournés et à l'action régulière des tribunaux
de l'inquisition. Ceux-ci, en vertu des privilèges concédés par l'autorité civile,
avaient le droit de juger des cas spéciaux d'hérésie, qui pouvaient se présenter.
La situation extérieure des Vaudois, déjà décimés, affaiblis et appauvris par la
guerre de 1488, était donc très-précaire, malgré la paix conclue avec leur
souverain. Dans de tels moments, quand à des désastres succède une paix
incertaine ou peu rassurante pour la population affaiblie qui l'a conclue, si
quelque événement ou quelque mobile nouveau n'intervient pas pour rendre la
vie à ses forces déprimées, l'engourdissement la saisit, la crainte de nouveaux
malheurs, si elle se remue, paralyse ses membres, et un lâche besoin de repos lui
fait accepter l'esclavage.
C'est dans cette lamentable position que se trouva, après la paix de 1489, la
population vaudoise des Vallées piémontaises, affaiblie, appauvrie, décimée,
craignant de nouvelles persécutions ; spectatrice timorée des souffrances isolées
de ceux de ses enfants qui se hasardaient dans les plaines du Piémont et que
l'inquisition y faisait arrêter (1), cherchant un soulagement à ses douleurs, dans
les promesses et dans les paroles bienveillantes qu'elle avait entendues de son
prince, l'Église vaudoise fut menacée dans sa vie intérieure. Un grand nombre de
ses membres, préoccupés de leurs intérêts terrestres, oubliant les préceptes du
Sauveur sur la confession de son nom, recouraient à une honteuse et criminelle
dissimulation. Pour être à l'abri de toute poursuite dans leurs courses pour leurs
affaires, ils obtenaient des curés, établis dans les Vallées (2), des certificats ou
témoignages de papisme. Pour les mériter, ils fréquentaient les églises
catholiques, assistaient à la messe, se confessaient et faisaient baptiser leurs
enfants par les prêtres. Il est vrai qu'ils croyaient diminuer leur faute, en disant
en eux-mêmes lorsqu'ils entraient dans les temples des ennemis de leur foi:
Caverne de brigands, Dieu te confonde! Il est vrai qu'ils fréquentaient aussi les
prêches des barbes ou pasteurs vaudois, et se soumettaient à leur censure (3).
Mais ces précautions même, loin de les absoudre, font ressortir d'autant plus leur
duplicité, leur coeur partagé et le sévère jugement que leur conscience portait sur
leur propre conduite. Évidemment l'Église vaudoise, en tolérant un si grand
scandale, laissait une eau fétide s'infiltrer dans les canaux de sa vie spirituelle,
que la source pure de la Parole de Dieu avait jusqu'alors alimentée seule;
évidemment elle allait courir le risque d'altérer sa foi, et d'en modifier la
profession.
Mais le chef invisible de l'Église, le Seigneur qui l'a rachetée par son sang,
veillait avec amour sur cette faible mais ancienne portion de son héritage.
Comme un ami qui ne se montre jamais plus fidèle qu'au moment du danger, ni
plus tendre qu'à l'heure de l'affliction, Jésus vint délivrer l'Église vaudoise,
lorsque la tentation s'aggravait et la consoler de toutes ses souffrances, en lui
faisant parvenir la nouvelle de son triomphe sur l'Antéchrist par la
RÉFORMATION. Que de choses et quelles choses dans ce seul mot!
À peine initiés à la vérité évangélique et régénérés par elle, ces hommes bénis
d'en haut n'avaient plus eu qu'un désir, celui de glorifier Dieu, en communiquant
à d'autres, à leurs amis, à leurs parents, à leurs contemporains, la grâce qui leur
avait été faite.. Dans leurs entretiens familiers, ils avaient excité un grand intérêt
en racontant les circonstances providentielles par lesquelles Dieu avait mis entre
leurs mains le texte sacré et ouvert leur coeur à ses inspirations. Par ces récits, ils
avaient soulevé dans bien des âmes les vives et profondes émotions qu'ils avaient
eux-mêmes ressenties, la joie, le ravissement, la terreur, la repentance et la
reconnaissance qui s'étaient tour à tour emparés d'eux à la lecture des
déclarations de la Parole de Dieu. Par leurs prédications et par leurs leçons
publiques, les illustres réformateurs, surtout ceux de l'Allemagne et de la Suisse,
avaient versé des torrents de lumière et allumé des foyers de vie dans une
multitude de coeurs sincères. Par leurs publications, par leurs commentaires, et
surtout par la traduction, l'impression et la dissémination des saintes Écritures,
ils avaient mis à la portée de tous ceux qui avaient quelque élément «instruction,
et par le moyen de ceux-ci, à la portée de chacun, la connaissance de Dieu et de
son Christ, selon l'Évangile.
La lumière avait été remise sur le chandelier. À son vif et pur éclat, les
superstitions, l'idolâtrie, les erreurs et les vices de Rome apparaissaient dans
toute leur laideur. Des milliers d'âmes honnêtes se détournaient de la voie de
perdition dans laquelle des conducteurs aveugles les avaient retenues jusque-là et
s'avançaient avec joie, confiance et espérance dans les sentiers de l'Évangile.
De tous les voyages des barbes vaudois à cette époque, celui de Georges Morel
de Mérindol et de Pierre Masson (4), originaire de Bourgogne, est le plus connu.
Députés par les Églises vaudoises de la Provence et du Dauphiné (5) auprès des
réformateurs de la Suisse et de l'Allemagne, ils conférèrent avec les frères de
Neuchâtel, de Morat et de Berne, savoir, avec Berthold Haller, et sans doute
aussi avec Guillaume Farel; et, au mois d'octobre 1530, ils présentèrent au
réformateur de Bâle, OEcolampade, un long écrit en latin dans lequel ils
rendaient compte de leur discipline ecclésiastique, de leur culte, de leurs moeurs
et de leur doctrine, lui demandant avis sur plusieurs articles.
Cet écrit, empreint d'une humilité et d'une ouverture de coeur trop rares, même
entre frères dans la foi, jette un grand jour sur l'état intérieur où se trouvaient
alors les Églises vaudoises du sud-est de la France. Il est même probable que cet
état était plus ou moins celui des Églises vaudoises du Piémont, leurs voisines,
mais peut-être à un moindre degré de décadence. Ce qui précède l'a fait
entrevoir, la suite le rendra certain.
L'exposé que fit le barbe Morel, et qu'on peut lire dans Seultetus ou dans Ruchat,
montre chez les Vaudois d'alors une infériorité sensible dans la connaissance des
choses du salut, et surtout dans la profession de la foi évangélique, si on les
compare à leurs ancêtres, tels que, l'histoire et les écrits religieux du XlIe Siècle
nous les ont fait connaître. (SCULTETUS, Annalium Evangelii, etc.;
Heidelbergae, 1618, t. II, P. 294. - RUCHAT, Rist. de la Réformation de la
Suisse, t. II, p. 319 et suiv. )
Les renseignements que G. Morel donne sur les barbes, ou pasteurs des églises
vaudoises, concordent en général avec ce que nous connaissons de leur ancienne
discipline. Cependant l'on entrevoit dans son exposé des marques d'une certaine
inquiétude ou incertitude sur quelques points de doctrine ou de discipline, une
instruction biblique moins développée, et, à ce qu'il semblerait, une connaissance
restreinte de leur si intéressante littérature religieuse.
Le saint ministère était, a ce qu'il parait, exercé avec foi et amour. La doctrine
enseignée était restée généralement la même que dans les temps reculés ; elle
était toujours essentiellement évangélique. Cependant, il parait qu'en ce qui
concerne l'acceptation du salut et la vie intérieure du chrétien, les barbes d'alors
accordaient à la volonté de l'homme une part immense: « Nous avons cru,
disaient-ils, que tous les hommes avaient naturellement quelque vertu que Dieu
leur avait donnée , à l'un pourtant plus, et à l'autre moins; qu'ainsi les hommes
peuvent quelque chose par cette vertu qui leur est donnée; cependant surtout
quand Dieu l'aiguillonne et l'excite, comme il dit lui-même : Je me tiens à la
porte et je frappe. » De plus, ils n'admettaient la prédestination qu'avec certaines
explications qui la réduisaient à n'être qu'une vue anticipée des intentions et des
actions humaines par la toute-science de Dieu.
L'injustice et la cruauté de leurs ennemis ayant amené des dangers sans nombre
pour les Vaudois et occasionné des voles de fait de la part de ceux-ci, Georges
Morel demandait aussi si la violence ou la ruse pouvaient être autorisées dans les
cas où la vie et le droit de propriété étaient en danger ? Il posait également la
question de savoir s'il était permis aux fidèles (Vaudois) de plaider devant des
juges infidèles (catholiques.)
OEcolampade, comme les autres réformateurs, vit avec une profonde, émotion et
avec joie ces frères étrangers, députés par les anciennes Églises vaudoises, par ce
petit résidu des chrétiens évangéliques échappés comme par miracle aux
persécutions de Rome. Ainsi que tous ses collègues, OEcolampade bénit Dieu
pour la conservation de ces disciples de la vérité, humbles troupeaux épars, aux
pieds et au sein des Alpes, sauvés avec peine des pièges incessants tendus à leur
vie aussi bien qu'à leurs âmes. Ces sentiments se firent jour dans la réponse du
réformateur bâlois aux Vaudois de Provence, sous la date du 13 octobre 1530. «
Ce n'est pas, leur dit-il, sans un vif sentiment de joie en Christ que nous avons
appris de Georges Morel, qui prend un soin si fidèle de votre salut, quelle est la
foi de votre religion et quel est votre culte. Nous rendons nos actions de grâces
au Père très-bon de ce qu'il vous a appelés à une si grande lumière, pendant ces
siècles ou de si épaisses ténèbres couvraient presque le monde entier sous
l'empire de l'Antéchrist. Nous reconnaissons aussi que Christ est en vous, c'est
pourquoi nous vous aimons comme frères, et plût à Dieu que nous pussions vous
témoigner par des effets l'affection de notre coeur ! »
De Bâle, les deux députés des Vaudois allèrent à Strasbourg pour conférer avec
Bucer et Capiton. Ils portèrent au premier une lettre de recommandation
«OEcolampade, du 27 octobre 1530.
Ces rapports immédiats des barbes vaudois avec les réformateurs de la Suisse et
de Strasbourg ont encore pour nous aujourd'hui un intérêt bien légitime. Il est
réjouissant de voir que l'étude consciencieuse de la Parole de Dieu ait conduit les
réformateurs, sortis du sein de l'Église romaine, à reconstruire une Église qui eut,
dès son apparition, toute l'estime et toute la sympathie des vieilles Églises
vaudoises qui avaient conservé la doctrine et le culte des premiers âges du
christianisme, aussi purs du moins qu'elles l'avaient pu. Il est également édifiant
de voir les Églises réformées, qu'on eût voulu rabaisser en les appelant
nouvelles, constater par leur unité de foi et même par leur communauté de
formes avec les Églises vaudoises, l'ancienneté de leur doctrine, de leur culte et
de, leur organisation ecclésiastique. Quelques légères divergences dans des
points secondaires qui ont été signalés n'affaiblissent point cette assertion, non
plus qu'un faible commencement de décadence dans un petit troupeau persécuté.
La présence de Farel au synode des Vaudois est constatée par la déposition «un
Vaudois jeté en prison par Bersour, dans la persécution de 1535. Jeannet Peyret
d'Angrogne déposa qu'il faisait la garde, pour les ministres qui enseignent la
bonne loi, qui étaient assemblés dans la bourgade des Chanforans (6), au milieu
d'Angrogne, et dit qu'entre les autres, il y en avait un qui s'appelait Farel, qui
avait la barbe rouge et un beau cheval blanc, et deux autres en sa compagnie,
dont l'un avait un cheval quasi noir, et l'autre était de grande stature, un peu
boiteux. (GILLES, P. 40.)
1° Nous croyons que le service divin doit se faire en esprit et en vérité, car
Dieu est esprit et veut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité;
2° Que tous ceux qui ont été et qui seront sauvés ont été élus de Dieu avant
la fondation du monde;
3° Qu'il est impossible que ceux qui ont été ordonnés au salut (élus) ne
soient pas sauvés;
6° Qu'un chrétien peut jurer par le nom de Dieu sans contrevenir à ce qui
est écrit au chapitre V de saint Matthieu, v. pourvu que celui qui jure ne
prenne point le nom du Seigneur en vain. Or, il n'est point pris en vain,
quand le serment tend à la gloire de Dieu et au salut du prochain. De plus,
on peut jurer devant le magistrat, parce que celui qui en fait l'office, qu'il
soit fidèle ou infidèle, tient sa puissance de Dieu,
8° Que le jour du dimanche nous devons cesser nos oeuvres terrestres par
zèle pour Dieu, par amour envers nos serviteurs et pour nous appliquer à
l'ouïe de la Parole de Dieu;
10° Qu'un chrétien peut exercer l'office de magistrat sur les autres chrétiens
;
12° Que le mariage n'est défendu à personne de quelle condition qu'elle soit
;
13° Que quiconque défend le mariage enseigne une doctrine diabolique
15° Que les ministres de la Parole de Dieu ne doivent point être transférés
d'un lieu à un autre, si ce n'est pour quelque grand bien de l'Église;
17° Touchant les sacrements, que la sainte Écriture démontre qu'il n'y a que
deux sacrements que Jésus-Christ nous ait laissés ; savoir, le baptême et
l'eucharistie (ou sainte cène) ; que nous recevons celle-ci pour témoigner
que nous persévérons dans la sainte foi, selon l'engagement de notre
baptême, et pour célébrer le souvenir de la passion de Jésus-Christ, qui est
mort pour notre rédemption et nous a lavés de nos péchés par son sang
précieux.
Le synode d'Angrogne prit aussi une résolution décisive pour le salut de l'Église
vaudoise, compromis depuis un certain nombre d'années par la peur des
persécutions. Il fut arrêté d'un commun accord qu'on cesserait entièrement toutes
les dissimulations par lesquelles on avait espéré échapper aux regards des
ennemis de la foi ; que désormais ou ne prendrait part à aucune des superstitions
papistes ; qu'on ne reconnaîtrait pour pasteur aucun prêtre de l'Église romaine, et
qu'on ne recourrait à leur ministère en aucun cas et dans aucune circonstance. On
résolut également de cesser de dissimuler les assemblées religieuses; on décida
que le culte se ferait ouvertement, publiquement, pour rendre gloire à Dieu.
(GILLES, p. 30.)
Ces résolutions avaient rencontré quelque opposition dans le synode, de, la part
de quelques barbes, amis de l'ancien ordre de choses ou craintifs. Deux «entre
eux, «origine étrangère Daniel de Valence et Jean de Molines s'éloignèrent sans
autorisation de l'assemblée générale et s'en furent se plaindre aux Églises de
Bohème et de Moravie.
Cette vive mais inutile opposition des deux barbes étrangers d'ailleurs aux
Vallées Vaudoises, fait ressortir d'autant mieux l'accord intime de l'esprit de la
réforme avec l'esprit vaudois. L'ancienne et vénérable Église vaudoise, fidèle
encore dans sa vieillesse un peu décrépite aux vraies traditions apostoliques,
venait de tendre avec joie une main fraternelle à sa soeur nouveau-née, enfantée
par l'étude consciencieuse de la Bible. Elles s'étaient reconnues pour les filles du
même Père, pour les servantes du même Seigneur; elles s'étaient embrassées,
elles s'étaient confondues, se sentant une devant Dieu, reconnaissant en elles,
avec des transports d'allégresse, l'épouse bien aimée de Jésus-Christ.
***
(1) Perrin, dans son Histoire des Vaudois, p. 155, dit: « Que les moines
inquisiteurs faisaient toujours le procès à ceux qu'ils pouvaient faire
appréhender, et notamment se tenaient aux embûches en un certain couvent
(sans doute le couvent de l'Abbadie) qui est près de Pignerol, d'où ils les
livraient au bras séculier. »
(2) Il est fort douteux qu'il y eût d'autres curés qu'à La Tour, à Luserne,
Briqueras, etc. - Ce serait une recherche intéressante à faire.
(5) Perrin dit positivement qu'ils étaient envoyés par les Églises vaudoises
de France et non par toutes les Églises vaudoises.
(9) LÉGER ... 1re part., p. 95. C'est la copie d'un manuscrit qui est à
Cambridge dans la bibliothèque. (Voir aussi GILLES et PERRIN, P. 157.)
(10) Nous suivons LÉGER, 1re part., p. 95, et PERRIN. GILLES ajoute les
paroles suivantes : « Et que l'homme peut faire les indifférentes que Dieu
n'a point défendues selon les occasions, comme il peut aussi ne pas les faire
»
(11) Voir sur Pierre Valdo et ses disciples le chapitre VII de cette histoire.
(12) Cette retraite de Valdo en Bohème n'autorise-t-elle pas à croire que des
relations existaient déjà entre l'Église de Bohème et l'Église vaudoise?
CHAPITRE XVIII.
Dans le but d'obtenir tous les renseignements possibles, Bersour, muni de lettres
ducales pour le parlement de Provence, se rendit dans les diocèses de cette
province où la persécution avait recommencé. Ayant obtenu copie des
dépositions relatives aux accusés, ainsi que la permission d'assister aux
interrogatoires subséquents, il eut par ce moyen des données très-précises sur les
derniers événements, comme aussi sur les personnes les plus dévouées aux
intérêts de la religion évangélique dans les Vallées du Piémont. Car, comme il a
été dit auparavant, des relations continuelles unissaient les Vaudois des états du
duc de Savoie à ceux du Dauphiné et de la Provence, et leurs barbes passaient
souvent les Alpes pour venir édifier les Églises de leurs frères. Il se trouva même
que plusieurs des détenus étaient des sujets piémontais, réfugiés en France, et
que l'un d'eux, mort en prison, était (le Rocheplatte, seigneurie peuplée de
Vaudois et appartenant ait commissaire ducal.
Revenu en Piémont, Bersour soumit aux inquisiteurs les listes des Vaudois
dénoncés ou suspects, et reçut du duc Charles, par des patentes expédiées le 28
août 1535, l'ordre de procéder immédiatement au châtiment des coupables.
Ayant rassemblé une troupe d'élite, forte «environ cinq cents hommes, tant
fantassins que cavaliers, il se jeta sur la vallée d'Angrogne, y pénétrant par
Rocheplatte, par des chemins qui lui étaient bien connus. Mais l'entreprise ne
réussit qu'à demi. La population inquiète et menacée avait place des gardes qui
l'avertirent assez à temps pour disputer la victoire à l'agresseur et pour lui
arracher une partie du butin ainsi que des prisonniers faits au commencement de
l'attaque. De vives remontrances lui ayant été adressées par la comtesse Blanche,
veuve du comte de Luserne, seigneur d'Angrogne, laquelle lui reprocha de
n'avoir pas respecté la mémoire de son mari, et de l'avoir méprisée, elle et ses
enfants, en assaillant ses sujets à son insu, Pantaléon Bersour cessa ses attaques
de ce côté et dans les montagnes, pour se jeter de préférence sur les contrées de
la plaine, habitées par des Vaudois. Il remplit de ces infortunés son château de
Mirandol, les prisons et les couvents de Pignerol, et l'inquisition de Turin où
Benoît de Solariis avec ses assesseurs leur faisaient leur procès. Un grand
nombre d'entre eux subirent le supplice du feu. Les paroles de l'un de ces martyrs
de la foi méritent d'être conservées. Catelan Girardet, arrêté à Revel, en cette
même année 1535, était conduit au supplice. Arrivé sur le bûcher, il pria qu'on.
lui donnât deux pierres. Les ayant reçues, il les frotta violemment l'une contre
l'autre, et dit à la foule attentive, étonnée et curieuse de connaître le motif de cet
acte singulier : Vous pensez par vos persécutions abolir nos Églises, mais cela ne
vous sera pas plus possible que je ne puis, moi, anéantir ces pierres de mes
mains, ou en les mangeant.
Un fâcheux effet qu'eut pour les Vallées Vaudoises la rupture, d'ailleurs favorable
à leur cause, survenue entre leur prince et le roi de France, fut l'arrestation et la
mort de l'un de leurs meilleurs pasteurs, Martin Gonin d'Angrogne. Il s'était
rendu à Genève, au commencement de 1536, pour y conférer de quelques
affaires ecclésiastiques avec de doctes théologiens et pour y faire emplette de
livres. Il était lui-même doué de talents et de qualités rares; et bien qu'âgé
seulement de trente-six ans, il avait déjà beaucoup voyagé et travaillé pour les
Églises, en Piémont et ailleurs. Mais à son retour, il fut arrêté en Dauphiné, sa
qualité de Piémontais le faisant soupçonner d'être un espion envoyé pour
observer les préparatifs de guerre de la France. Le parlement de Grenoble l'ayant
toutefois reconnu innocent, il allait être relâché, lorsque le geôlier le fouillant et
lui ayant trouvé quelques lettres de religion, il fut incarcéré de nouveau et mis en
jugement pour ce dernier fait. Examiné sur sa croyance, il en fit une franche et
entière confession. Il résista de même à toutes les instances et à toutes les
obsessions tendant à le faire changer de religion, et fut condamné à être noyé
dans l'Isère. Cette barbare sentence fut exécutée la nuit du 26 avril 1536. L'on
craignit que, si elle avait lieu de jour, la douceur et les pieux discours du martyr
n'émussent et n'ébranlassent les assistants. La mort de ce fidèle serviteur de Dieu
fut vivement regrettée aux Vallées où il était justement apprécié et où la pénurie
de pasteurs commençait à se faire sentir.
C'est de cette époque que date l'usage de la langue française dans le culte des
Vallées Vaudoises du Piémont. Jusque-là, il avait eu lien dans la langue vulgaire
de la contrée, c'est-à-dire, dans la langue romane, dans laquelle tous les anciens
écrits étaient composés. Désormais il se fera généralement en français (2), car les
éditions de la Bible imprimées aux frais des Vaudois et répandues dans les
maisons seront dans cette langue, et la totalité des pasteurs la parleront
également, soit par le fait de leur origine, soit par celui de leurs études. V.
GILLES,... chap. VII et VIII. - PERRIN,... P. 161.)
Mais, tandis que les Vaudois du Piémont jouissaient dit relâche que les
complications politiques leur avaient procuré dans leurs affaires religieuses, et
qu'ils en profitaient pour consolider et pour étendre leur Église, ils reçurent les
nouvelles les plus désolantes de leurs frères les Vaudois de Provence. C'est à en
rendre compte que nous allons maintenant nous attacher. (Voir ce qui en a déjà
été dit, chap. XV.)
Déjà, dès le commencement du siècle (XVIe), on avait tâché d'aigrir contre eux
le roi Louis XII. On les lui avait dépeints comme des gens infâmes qui, séparés
de l'Église romaine, vivaient dans l'abomination de toutes sortes de turpitudes.
Mais le roi ayant envoyé sur les lieux deux hommes probes, qui avaient sa
confiance, savoir, son confesseur Parvi, et Adam Fumée, maître des requêtes, et
ayant ouï le rapport favorable qu'ils faisaient de leurs moeurs et de leur piété, le
roi avait ordonné qu'on les laissât en repos. (V. LA MOTHE-LANGON,... t. III,
P. 425.)
L'an 1534, sous François 1er, les recherches, les punitions et les
emprisonnements pour cause de religion avaient recommencé. Le parlement
d'Aix, à l'instigation des évêques de Sisteron, d'Apt et de Cavaillon, avait
procédé avec rigueur contre les Vaudois de ces contrées, ainsi qu'on vient de le
lire quelques pages plus haut. Il se laissa même tellement circonvenir et aveugler
par l'intrigue, la calomnie et le fanatisme, qu'il les condamna, en 1540, à une
destruction générale, à perdre vie et biens, et le lieu à être rendu désert.
L'intervention bienfaisante de, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey et
gouverneur du Piémont depuis l'occupation française, retarda l'exécution de
l'arrêt. Il eut le courage de représenter au roi l'injustice de cette condamnation
sans pitié. Il montra qu'elle allait atteindre une population recommandable, en
qui il signalait, entre autres vertus, la tempérance, la chasteté, la patience, la
fidélité au prince, l'amour du travail, l'hospitalité, et une piété vraie mais sans
superstition. Éclairé par le jugement de cet honorable seigneur, François 1er
refusa de confirmer la sentence. Mais des calomnies irritantes étant répandues
sans relâche contre les infortunés Vaudois, de faux bruits colportés à dessein
parvenant jusqu'aux oreilles du roi, accusant ces gens paisibles de complots
contre le gouvernement, d'armements clandestins, et même de levées de troupes
avec l'intention de se jeter sur Marseille, on comprit que le coup fatal allait être
bientôt frappé. L'épée nue et la torche allumée que la haine romaine agitait,
menaçantes, sur la tête des victimes n'attendait qu'un signal pour tout détruire. Il
fut enfin donné. LEGER,... II ème part., p. 330. - GILLES,... p. 47.)
François 1er, à l'instigation de l'un des princes de l'Église romaine, d'un prétendu
successeur des apôtres, de l'odieux cardinal de Tournon, ordonna le châtiment
des Vaudois de Provence. Vainement,, à la première nouvelle de ce funeste
dessin, les cantons évangéliques de la Suisse intercédèrent de la manière la plus
active auprès du roi, ils n'obtinrent qu'une réponse fort sèche de ne pas se mêler
des affaires de son gouvernement, pas plus qu'il ne se mettait en peine du leur.
Calvin, l'illustre réformateur de Genève, voulut aller se jeter aux pieds du
monarque français, mais étant tombé malade, et Farel se trouvant trop appesanti
par l'âge pour entreprendre ce voyage, Viret, l'un des réformateurs du pays de
Vaud, partit pour demander la grâce de ses coreligionnaires, portant avec lui des
lettres de recommandation, non-seulement des États réformés de la Suisse, mais
aussi des États protestants de la ligue de Smalcalde. Mais toutes ces
Interventions furent inutiles. (V. RUCHAT, t. V, p. 253.)
Laissons parler un auteur moderne qui a raconté ce grand forfait. « Des cris
aigus, écrit-il, le son des cornets sauvages, d'autres signaux en usage à cette
époque, pour annoncer l'approche des ennemis, avertirent les Vaudois des divers
villages et hameaux de la venue du terrible Oppède. Chacun abandonna sa
maison, y laissant sa petite fortune. Chacun voulait sauver son vieux père, sa
femme, ses enfants et rien de plus. On courait dans les montagnes, dans les
rochers voisins, au fond des précipices, sans s'occuper de ce qu'on délaissait, ou
plutôt espérant que l''avidité du pillage retiendrait les persécuteurs et les
détournerait de les poursuivre.
Pendant ce temps, la bande catholique incendiait les maisons, comblait les puits
et les fontaines, arrachait les vignes, coupait les arbres au pied, ne laissait nulle
part pierre sur pierre, n'épargnant ni les jardins ni les hospices, ni les ponts, rien
en un mot de ce qui était sur cette terre malheureuse. Les Vaudois, mourant de
faim et de douleur, épuisés par la fatigue et le besoin, continuaient leur marche
incertaine. Bientôt, les femmes, les enfants, les vieillards, vaincus par la
lassitude, furent contraints de s'arrêter. Il fallut les abandonner (4) On le fit avec
désespoir; mais gardant encore l'espérance que toute charité chrétienne ne serait
pas éteinte dans le coeur de ces pieux assassins,, et qu'ils n'oseraient pas égorger
la faiblesse, l'innocence et la décrépitude. Un soldat piémontais survenant trouva
dans une espèce de plaine cette troupe infortunée, et du haut de la montagne fit
rouler des pierres pour l'avertir que la bande de meurtriers, commandée par le
baron de la Garde, approchait. Mais il n'y avait plus de force dans le reste de
cette foule vaudoise; elle ne fit aucun mouvement, et elle attendit sa destinée
avec résignation. La soldatesque, guidée par des moines inquisiteurs (5), se
précipita sur les femmes et les traita avec une telle indignité, les obligea si
cruellement à contenter leur débauche, que la plupart moururent sur les lieux, ne
voulant pas vivre déshonorées; et les autres périrent de souffrances et de faim,
après avoir été dépouillées jusqu'à leur dernier vêtement.
L'expédition avait commencé le 14 avril par le sac de Cadenet. Le 16, on mit le
feu aux villages de Pepin, La Mothe et Saint-Martin, appartenant à la comtesse
de Ceudal (qui avait refusé sa main à Oppède). Là, les pauvres laboureurs furent
tués sans qu'ils fissent résistance; les femmes, les filles violées, les femmes
enceintes et leurs enfants égorgés. Il y en eut à qui l'on coupa les mamelles, et on
vit mourir de faim sur les corps de leurs mères des adolescents et des nourrissons
en bas âge. Car le baron d'Oppède avait défendu, sous peine de la hart (de la
corde), que l'on fournit de la nourriture à aucun de cette race maudite. La
population des ces lieux disparut tout entière sous le fer et dans le feu. On ne
réserva la vie qu'à ceux que l'on destinait au service des galères.
Les deux cents maisons qui formaient le village de Mérindol furent entièrement
rasées, après avoir été livrées aux flammes le 18. - Cabrières restait encore :
c'était un gros bourg fortifié et situé à trois lieues de Cavaillon. Les habitants en
avaient fermé les portes. On fit avancer du canon pour les forcer, c'était le 19.
Dès les premières décharges d'artillerie, ceux qui étaient dans la place crièrent
aux assiégeants, que ce n'était pas pour désobéir aux ordres du roi qu'ils faisaient
mine de résistance, mais afin seulement de se garantir de la première attaque
d'une soldatesque furieuse, et qu'ils se rendraient volontiers pourvu qu'on leur
garantit la vie et qu'on leur laissât les chemins libres pour aller dans une terre
étrangère prier comme ils l'entendaient. Le seigneur de Cabrières accompagnait
les assaillants. Il traita pour ses vassaux, obtint que leur cause serait portée en
parlement et que la violence ne précéderait pas la décision de la justice. La
capitulation conclue, Cabrières fut livré. Oppède, montrant alors toute la
noirceur de son âme, fit saisir toits les hommes qui étaient là au nombre de
soixante. On les conduisit dans un pré voisin, et par son ordre, on les tailla en
pièces. Tailla est le mot, car on leur coupa séparément, la tête et les membres,
accompagnant le tout d'affreux blasphèmes et d'horribles cris de victoire. Les
femmes de tout âge, enceintes ou non, furent renfermées dans une grange à
laquelle on mit le feu. Un soldat, touché de pitié, ce devait être un mauvais
catholique dans la troupe, fit une ouverture à la muraille afin qu'elles pussent se
sauver; mais ses camarades les repoussèrent dans les flammes à coups de piques
et de hallebardes. Plusieurs Vaudois trouvés dans les caves, où ils s'étaient
cachés, vivaient encore. On les amena dans la grande salle du château, et on les
massacra en la présence du baron d'Oppède. Enfin, huit cents personnes des deux
sexes avaient cherché un asile dans l'église; les débauchés et la canaille
d'Avignon, accourus pour prendre part au pillage et au meurtre, reçurent la
commission de les égorger Jusqu'au dernier.
De semblables horreurs furent commises dans La Coste et dans tous les autres
lieux de la contrée habités par des Vaudois. La plume se refuse à en continuer le
récit. Un mot encore. De ceux qui s'étaient cachés dans des endroits écartés
firent supplier Oppède de se contenter de leurs biens et de les autoriser à se
retirer à Genève. Il répondit : Je vous enverrai habiter un pays d'enfer avec les
diables, vous, vos femmes et vos enfants, de telle sorte qu'il n'en restera aucune
mémoire...
« Vingt-deux villages vaudois avaient été brûlés ; près de cinq mille personnes
avaient perdu la vie; sept cents hommes furent envoyés aux galères. Le nom de
Vaudois disparut de la Provence. »
Tandis que les Vaudois de Provence éprouvaient les extrêmes rigueurs d'un
gouvernement esclave des prêtres de Rome, et passionné contre la vérité
évangélique, les Vaudois du Piémont jouissaient d'une situation
incomparablement plus douce.
L'affluence des auditeurs, accourant de tous les hameaux des Vallées et de divers
lieux du bas Piémont, autour des pasteurs, pour s'éclairer et s'édifier, devint si
grande, qu'il ne fat plus possible d'éviter un certain éclat dans la réunion des
fidèles. Les assemblées étaient devenues entièrement publiques, conformément à
la décision du synode d'Angrogne, en 1532, quand, enfin, on fit le dernier pas
dans cet acte de fidélité en construisant des temples. On s'était assemblé jusque-
là chez les barbes, dans des maisons particulières, ou en plein air. C'est à
Angrogne, ce boulevard de l'Église vaudoise que fut construit le premier temple,
au lieu dit Saint-Laurent. Peu après, on en construisit un autre dans la même
commune, mais plus haut dans la vallée, au lieu appelé Le Serre, à une demi-
heure de marche du premier. Cette même année 1355, plusieurs autres
communes du val Luserne mirent également la main à l'oeuvre pour le même
objet; et, en 1556, l'on vit aussi s'élever dans la vallée de Saint-Martin plusieurs
temples pour le culte vaudois ou évangélique.
Deux autres ministres coururent aussi, vers le même temps, un grand danger en
Savoie. C'était le barbe Gilles des Gilles qui, à son retour des colonies du
royaume de Naples, ayant passé par Venise et franchi les frontières de
l'Allemagne, amenait, de Lausanne aux Vallées, Étienne Noël, français. Ne
vinrent-ils pas un jour tomber au milieu d'une escouade de gens de justice, dans
une hôtellerie ! Obligés par les astucieuses civilités du chef des archers de
souper en sa compagnie, ils eurent toutes les peines du monde à ne pas se
compromettre en répondant à ses adroites questions sur leurs occupations et sur
le but de leur voyage. S'apercevant qu'au lever de table ils n'avaient point
endormi tous les soupçons de leur interlocuteur, et qu'il paraissait ne renvoyer
qu'avec peine au lendemain un interrogatoire subséquent, ils ne parurent
désireux de sommeil que pour se remettre en route sans retard. Leur hôte
compatissant et bien récompensé leur ayant donné des adresses, et les ayant fait
sortir à la sourdine, ils gagnèrent les champs, les bois et les montagnes, et
arrivèrent heureusement aux Vallées, louant Dieu pour une si grande délivrance.
Noël fût nommé pasteur d'Angrogne, et Gilles pasteur du Villar.
À cette époque arrivèrent divers pasteurs aux Vallées, pour la plupart français,
quelques-uns italiens. Un des premiers, Humbert Artus, peu après son
installation à Bobbi, se vit entouré du magistrat, des moines et des autres
papistes du lieu, brûlant «envie de se mesurer de la langue avec lui et y
procédant tumultueusement. Mais lorsque, réclamant une dispute en bonne et
due forme, il offrit de la soutenir en latin, en grec ou en hébreu à leur choix, sur
tel sujet qu'il leur plairait, ces ardents contradicteurs s'éclipsèrent tout confus et
le laissèrent en paix.
À tout cela, ce peuple digne de ses pieux ancêtres répondit avec la plus
admirable simplicité et fidélité: qu'ils étaient résolus de vivre selon la Parole de
Dieu, dans l'obéissance à tous leurs supérieurs, en toutes choses possibles, dans
lesquelles Dieu ne fût point offensé; qu'à l'égard de leur religion, si on pouvait
prouver par la Parole de Dieu qu'elle fût erronée, ils étaient prêts à se corriger.
Le président parcourut les jours suivants les communes vaudoises de la vallée de
Luserne. Les choses s'y passèrent exactement comme à Angrogne. Les menaces
ni les caresses ne purent induire en tentation les descendants d'une si longue
suite de pieux serviteurs de Dieu.
Un appel aussi général étant resté sans succès, Saint-Julien recourut aux
démarches particulières. Il fit venir séparément auprès de lui les principaux, les
flatta, leur fit des offres séduisantes, puis d'effrayantes menaces : tout fut inutile.
Il s'adressa une seconde et une troisième fois aux communes; elles restèrent
inébranlables. Leurs réponses furent toujours dignes, fermes et respectueuses.
Leurs actes montrèrent un vrai courage chrétien. Ils refusèrent toujours, et tous,
de livrer leurs ministres et leurs maîtres d'école. (V. GILLES, P. 58. - LÉGER, II
ème part., p. 106 et 107.)
Un ennemi, plus dangereux pour les âmes que la persécution même, cherchait à
distiller un poison subtil et mortel dans les consciences des fidèles vaudois et
réformés épars à Turin et dans les autres villes ou villages du Piémont. C'était
Dominique Baronius, de Florence, prédicateur papal. Cet homme longtemps
indéfinissable condamnait, dans son livre des Constitutions romaines et dans
d'autres, les principales erreurs de son Église, et approuvait presque en totalité
les vérités proclamées par les Églises vaudoises et par la réforme. Mais malgré
cela, il cherchait à persuader que, selon les temps et les lieux, il était permis de
dissimuler sa croyance en prenant part à des pratiques opposées, et même, par
exemple, en allant à la messe, pourvu qu'intérieurement on désapprouvât ces
choses et qu'on retint la saine doctrine. De tels principes auraient pu étouffer
dans bien des coeurs, trop enclins à une prudence mondaine, la vie naissante qui
s'y développait, si les prières et les représentations des pasteurs des Vallées,
comme aussi les lettres des ministres de Genève, et surtout le livre de l'un d'eux,
l'italien Celse Martinengo, n'avaient pas réfuté d'aussi tristes doctrines et
combattu d'aussi lâches et ignobles sentiments.
Un bon vieillard, qui avait déjà souffert beaucoup pour l'Évangile, dut assister au
supplice de Geofroi Varaille, après quoi il fut fouetté et marqué d'un fer rouge.
Alors, dans l'espérance «arriver à leurs fins par des mesures de rigueur contre les
personnes les plus considérables des Vallées, ils ordonnèrent aux pasteurs, aux
maîtres d'école et aux notables des communes (au nombre de quarante-trois pour
la vallée de Luserne (11), de se présenter devant eux à Turin, le 29 mars 1557,
sous peine de châtiments terribles s'ils y manquaient. Ces victimes désignées
n'ayant osé aborder cette ville, fatale à tant de fidèles vaudois, et n'ayant envoyé
qu'une épître à leur place, l'ordre fut, donné par le parlement de saisir et
d'amener prisonniers à Turin les pasteurs et les maîtres d'école des trois vallées,
avec menaces aux syndics de perdre leurs biens et leur vie s'ils ne les livraient.
Le danger était grand assurément; mais Dieu dont les miséricordes sont infinies
et la providence admirable, veillait sur ses serviteurs. Le roi de France avait trop
d'embarras sur les bras pour songer à occuper militairement les Vallées et à
persécuter à main armée. Et de plus, les cantons protestants de la Suisse,
sollicités par Farel et Théodore de Bèze, intervinrent par écrit auprès du
parlement de Turin et du maréchal de Brissac, et par ambassade auprès du roi, et
obtinrent la suspension de l'arrêt contre les Vaudois. Des princes allemands tirent
des démarches semblables. Nos amis des Vallées, grâce à ces circonstances,
jouirent de quelque, relâche durant la fin de la domination française en Piémont,
c'est-à-dire jusqu'en 1359. (Voir GILLES,.... p. 70. C'est cet auteur que nous
avons ordinairement suivi dans le narré des faits de ce chapitre. Pour
l'intervention, voir RUCHAT,... t. VI, p. 195 à 196.
***
(1) On voit manifestement ici l'existence de cette école des barbes dont il a
été parlé et qui avait existé au Pradutour.
(3) Il reste toujours à déterminer dans quelles localités ils étaient établis.
(4) Gilles dit (p. 49) qu'ils étaient environ cinq cents.
(5) Gilles, dans son histoire, mentionne ce fait, comme arrivé après la
destruction des villages, ce qui est probable. Pour être juste, nous devons
ajouter qu'il ne raconte pas ces indignités; qu'il dit, au contraire, qu'un de
leurs chefs les empêcha de faire cette fois les abominations qu'ils avaient
commises ailleurs.
(6) On prétend que François 1er répondit aux humbles réclamations de ces
prétendus hérétiques, qu'il ne les faisait pas brûler en France pour les
supporter dans les Alpes. (LÉGER ... II ème part., p 28.)
(9) Voir le sommaire de l'édit que le président fit publier partout, dans
Gilles que nous avons surtout suivi pour ce fait, p. 58. - On lit encore dans
les pages suivantes les réponses que firent les Églises vaudoises, et en
particulier une brève confession de foi, conforme du reste à ce que nous
savons des Vaudois. (Voir aussi LÉGER,... II ème part., p. 106, 107.)
Après avoir été asservi à la France pendant vingt-trois ans, le Piémont fut rendu
à son légitime souverain, le 3 avril 1559, par le traité de Catteau-Cambrésis, à
l'exception de Turin et de trois villes fortes du voisinage avec leur territoire.
Ainsi, les Vallées Vaudoises retournèrent sous la domination de la maison de
Savoie. Le duc régnant Emmanuel-Philibert qui, en 1553, avait succédé à son
père Charles III (auteur de la persécution de Bersour), était un prince justement
apprécié, distingué autant par sa valeur que par des talents peu communs et par
la sagesse de son administration. Il venait d'épouser Marguerite, soeur du roi de
France. Cette princesse, instruite de l'excellence des principes évangéliques par
ses illustres parentes, Marguerite reine de Navarre et Renée de France, fille de
Louis XII, était bien disposée pour les réformés. Les Vaudois pouvaient donc
espérer des jours tranquilles et la jouissance du culte de leurs pères.
Il est certain aussi, et le fait a été constaté dans le chapitre précédent, que la
doctrine vaudoise qui n'était autre que celle de la réforme, s'était répandue de
proche en proche en Piémont, pendant la domination française, et que, dans les
Vallées surtout comme, à leurs abords, l'Église dite hérétique s'était fort accrue et
avait remplacé son ancien système de dissimulation par une profession générale
et publique. Les clameurs des zélés papistes, blessés dans leurs croyances, irrités
des succès des amis de la Bible, les cris d'effroi des dévots, les lamentations
incessantes des superstitieux partisans des images, le mécontentement de
plusieurs seigneurs, inquiets des effets que pourraient avoir pour leurs revenus
les changements de religion de leurs vassaux, pardessus tout enfin, les plaintes
des prêtres dont la considération diminuait autant que leur prébende, accusaient
auprès du gouvernement du jeune duc les braves Vaudois, et sous le masque de
la religion et de la justice ne demandaient (lue vengeance. On peut croire que le
jugement du prince lui conseillait une administration paisible et mesurée, et que
le voeu de son coeur, éclaire par les douces représentations de son épouse, le
portait à épargner des sujets inoffensifs. Mais ne connaissant pas par lui-même la
piété qui est selon la vérité, élevé dans les erreurs de Rome, comment eût-il su et
pu résister aux instances de l'inquisition, des prélats et du nonce papal, coalisés
contre les Vaudois avec des seigneurs de la cour et avec les ambassadeurs de
France, d'Espagne et de divers princes d'Italie.
Dans la lettre à leur prince, ils réclament de sa justice le droit reconnu à tout
accusé, même à tout coupable, savoir celui d'être entendu avant que d'être
condamné. Ils protestent ensuite solennellement de leur attachement à la vraie
foi et à la religion pure et sans tache du Seigneur Jésus-Christ. Ils déclarent que
la doctrine qu'ils suivent est celle des prophètes, des apôtres, du concile de Nicée
et d'Athanase, qu'ils acceptent volontiers les décisions des quatre principaux
conciles et les écrits des anciens pères de l'Église, dans tout ce en quoi ils ne
s'éloignent point de l'analogie de la foi. Ils assurent qu'ils rendent de bon coeur
l'obéissance due à leurs supérieurs et qu'ils cherchent la paix avec leurs voisins.
Que, quant à leurs opinions, ils ne refusent pas de se laisser éclairer; que, loin de
s'opposer à un concile libre, dans lequel toute question serait débattue et résolue
par la Parole de Dieu, ils le désirent de tout leur coeur et qu'ils prient Dieu de
disposer les princes à en accorder un. Ils supplient ensuite leur souverain de bien
considérer que la religion qu'ils suivent n'est pas nouvelle comme quelques-uns
voudraient le faire croire; mais que c'est la religion de leurs pères, de leurs aïeux,
des aïeux de leurs aïeux, et de leurs prédécesseurs les saints martyrs, les
confesseurs, les prophètes et les apôtres.ils font ensuite mention de leur
confession de foi, disant qu'ils l'avaient proposée à l'examen des docteurs de
toute université du monde chrétien, avec promesse de se départir de toute erreur
qui s'y trouverait, si elle était démontrée par la Parole de Dieu; mais qu'on ne
leur en avait signalé aucune. En conséquence, ils demandent d'être tolérés. « Au
nom du Seigneur Jésus, écrivent-ils, nous requérons que si, en nous, en notre
religion, se trouve quelque erreur ou faute , elle nous soit démontrée; mais si
nous avons la vérité pure et irrépréhensible, qu'elle nous soit laissée pure et
entière. C'est chose certaine, sérénissime prince, que la Parole de Dieu ne périra
point, mais durera éternellement. Si donc notre religion est la pure Parole de
Dieu, comme nous en sommes persuadés, et non une invention humaine, il n'y
aura aucune force humaine qui la puisse abolir. C'est ce que Gamaliel a dit pour
la défense des apôtres, et chacun en reconnaît la vérité : Ne poursuivez plus ces
gens-là, disait-il , mais laissez-les en repos; car, si ce dessein est un ouvrage des
hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le
détruire, et prenez garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. »
(Actes des Apôtres, chap. V, v. 38 et 39.)
Les courageux Vaudois rappelaient ensuite à leur prince, que l'on avait en vain
essayé autrefois de détruire, par la persécution, la religion de leurs ancêtres; et ils
le conjuraient de ne pas se joindre à ceux qui s'étaient souillés de sang innocent.
Ils lui promettaient une entière fidélité et une parfaite soumission en tout ce qui
ne porterait pas atteinte à leur foi, voulant rendre à César ce qui est à César,
comme à Dieu ce qui est à Dieu. « Et nous prierons de tout notre coeur,
ajoutaient-ils, notre Dieu tout bon et tout puissant qu'il lui plaise de conserver
votre Altesse en toute prospérité. » La lettre était signée au nom des habitants
des vallées de Luserne, Angrogne, Pérouse, Saint-Martin et d'autres
innombrables habitants du pays de Piémont.
Les Vaudois ajoutèrent à cette lettre une apologie ou défense de leur religion,
ainsi que de leur conduite présente et passée. Ils y réfutaient victorieusement
«injustes accusations et quelques calomnies. Ils envoyèrent aussi leur confession
de foi.
Ce ne fat pas une petite difficulté pour ces hommes voués au mépris, frappés de
réprobation, abandonnés d'avance aux exécuteurs de la justice, que de faire
parvenir, d'une manière sûre, leur justification et leurs requêtes entre les mains
de leur prince et de leur princesse circonvenus. De deux de leurs amis qui
s'étaient rendus à Nice à cet effet, l'un, le sire de Castillon, se laissa effrayer par
la perspective des affronts et des insultes à endurer. Mais l'autre, Gilles de
Briquéras, bien venu auprès du comte de Raconis, ne repartit de la résidence
qu'après avoir pu faire parvenir toutes les pièces à la duchesse et obtenu «elle de
les présenter elle-même au duc. Les Vaudois s'étaient aussi recommandés à
l'intercession et aux bons offices d'un de leurs seigneurs, le comte Charles de
Luserne, seigneur d'Angrogne.
Mais pendant que les députés des Vaudois se rendaient à Nice, puis durant les
trois mois qui s'écoulèrent avant que Gilles eut remis les lettres à Marguerite de
France, l'état des choses déjà si menaçant empira, et la haine intéressée se fit jour
contre les amis de la Bible par des violences. Ce turent «abord des seigneurs de
la contrée qui se firent les agents de la persécution et qui rivalisèrent de barbarie
avec l'inquisiteur et ses suppôts. Tandis que le dominicain Jacomel et le
conseiller Corbis, établis à Pignerol, signifiaient par lettres aux Vaudois qu'ils
eussent à se soumettre à l'Église de Rome et à aller à la messe, et que le comte de
Raconis entrait en pourparler à Saint-Jean, en avril 1560, avec les syndics et les
ministres, sans autre résultat qu'un échange de paroles, divers seigneurs
maltraitaient leurs vassaux et leurs voisins de la religion. Dans la vallée de
Luserne, on se plaignait surtout du comte Guillaume qui, avec quelques amis et à
la tête de ses serviteurs, arrêtait et dénonçait les Vaudois, surtout ceux de
Bubbiana, Campillon et Fenil, qui se rendaient au prêche. Il faisait de cette
manoeuvre une spéculation, revendiquant pour sa peine la moitié de l'amende de
cent écus d'or, infligée par l'édit à chaque délinquant convaincu de faute pour la
première fois.
Parmi les plus grands ennemis dont les Vaudois eussent à redouter la fureur, il ne
faut point oublier les moines de l'abbaye de Pignerol. Non contents de vivre dans
l'opulence, ils s'étaient accordé de tout temps la satisfaction, douce à leur coeur,
de faire la chasse aux Vaudois. Le moment leur partit unique pour la faire en
grand. C'est pourquoi ils prirent à leur solde une troupe considérable de
méchantes gens qu'ils lançaient fréquemment sur les évangéliques de la vallée de
Pérouse, et de Saint-Germain en particulier, village éloigné de Pignerol
seulement d'une lieue et demie.ils ne réussirent que trop bien dans fane de leurs
expéditions. Ayant gagné un homme bien connu du pasteur de ce dernier lieu, ils
envoyèrent de grand matin, avant le jour, ce traître au presbytère requérir pour
un cas pressant le ministère dit fidèle pasteur, qui ne soupçonna le danger que
lorsqu'il était trop tard, savoir quand il se vit entoure des sicaires de l'abbaye. Il
tenta de s'échapper par la fuite, en même temps qu'il réveillait les villageois par
ses cris. Hélas! c'était trop tard ! Il fut atteint, blessé et emmené. Plusieurs de ses
fidèles paroissiens le furent avec lui, ainsi que des femmes. Quelques-uns même
furent massacrés, en voulant l'arracher des mains des soldats.. Le pasteur fut,
quelques jours plus tard, lié sur le bûcher. L'on contraignit même, par un
raffinement nouveau de cruauté, et pour le divertissement des spectateurs, les
pauvres femmes prisonnières à porter des fagots sur le feu qui consumait
lentement leur conducteur spirituel. Nul ne saurait en renseigner aux prêtres de
Rome.
Cependant les sicaires des moines allaient à leur tour trouver à qui parler. Les
habitants du val Luserne, émus de compassion de la calamité de leurs frères,
songèrent d'abord à les protéger, au moyen d'un fort détachement d'hommes
armés, qui feraient la garde pendant que les persécutés récolteraient leurs
moissons et mettraient ordre à leurs affaires.
Un plein succès couronna leur dévouement.. Mais après leur départ, les courses
des pillards recommencèrent, jusqu'à ce qu'un jour des gens d'Angrogne, qui
moissonnaient leurs champs sur les hauteurs qui dominent Saint-Germain,
ouïrent une fusillade et, aperçurent une grosse troupe d'hommes armés se
dirigeant sur le village situé à leurs pieds. Alors, au cri d'alarme de leurs frères,
les Angrognins bien armés se précipitèrent dans la plaine, comme une avalanche
qui renverse tout sur son passage. Divisés en deux, bandes, tandis que l'une
mettait les papistes en faite, l'autre s'emparait à temps du pont sur le Cluson pour
leur couper la retraite.
Il ne restait plus à l'ennemi cerné, battu, qu'à abandonner ses morts et ses blessés
et à se jeter dans la rivière. Heureusement pour lui que les eaux en étaient basses
à cause de la sécheresse de Pété. Plusieurs y périrent toutefois, atteints par les
balles qu'on tirait sur eux du rivage. Les Angrognins s'étant comptés, et se
trouvant au nombre d'environ quatre cents, eurent un instant l'intention de se
porter sur l'abbaye de Pignerol, pour y délivrer leurs frères prisonniers, ce qui eût
été très-praticable, comme on le sut ensuite, les moines et leurs gens saisis de
crainte ayant en hâte quitté leur couvent pour se réfugier en ville. Mais l'absence
d'un chef expérimenté et la prudence les retinrent de s'aventurer au milieu des
flots de leurs ennemis acharnés, qui déjà faisaient sonner le tocsin dans lotis
leurs villages et aussi à Pignerol.
L'avis du pape fut admis en conseil. On ne le modifia que sur un point. On jugea
convenable que le commissaire ecclésiastique cherchât à convaincre les Vaudois
d'erreur et à les instruire avant de procéder avec la dernière rigueur. L'on choisit
pour cette mission un homme de renom, parmi ses pareils, mais dont le mérite
n'égalait pas la réputation, Antoine Poussevin, commandeur de Saint-Antoine de
Fossan. Muni de pouvoirs fort étendus, il vint aux Vallées, s'attendant à un
triomphe facile. Il prêcha avec fracas à Cavour, à Bubbiana et à Luserne, se
vantant beaucoup et vomissant autant de menaces que d'invectives contre les
évangéliques. À Saint-Jean, où il avait convoqué les syndics et les ministres de
la vallée de Luserne, il crut convaincre les assistants par la Parole de Dieu, en
leur démontrant qu'elle fait mention de la messe, dans le mot massah, qui
signifie consacrer : il soutint que puisque l'Écriture sainte contient le nom de
massah, avec le sens de consacrer, la messe était donc enseignée dans l'Écriture
sainte. Les ministres qu'il croyait avoir écrasés et réduits au silence par cette
argumentation n'eurent pas de peine à lui prouver que la citation n'était pas
exacte; qu'il n'était point parlé de la messe dans le texte sacré; que le mot de
massah n'avait point ce sens, et surtout que la Bible n'enseignait point les
doctrines figurées ou énoncées dans la messe, la répétition du sacrifice de notre
Seigneur, l'adoration de l'hostie, ni tant «autres erreurs.
Poussevin, qui ne s'était pas attendu à trouver, dans ces ministres méprisés, des
connaissances théologiques et bibliques qu'il ne possédait point, renonça
brusquement à une discussion qu'il ne pouvait soutenir avec honneur, et emporté
par la colère il se répandit en injures et en menaces. Les nobles et les officiers de
justice qui l'accompagnaient étaient honteux de son ignorance ; ils étaient aussi
profondément humiliés de l'infériorité marquée que cette discussion assignait à
leur religion comme à ses prêtres.
Ceci s'était passé dans le courant de juillet et d'août.
Peu après, probablement au commencement de septembre, les Vaudois
comprenant quels funestes effets allaient résulter pour eux du rapport que ferait à
la cour l'infortuné Poussevin, profitèrent du retour du duc dans le nord du
Piémont, pour lui écrire de nouvelles lettres et pour implorer sa justice et sa pitié.
Ils s'adressèrent aussi à Renée de France, veuve du duc de Ferrare, princesse
éclairée et amie de la réforme, la suppliant d'intercéder en leur faveur, à son
passage à la cour de Piémont; mais l'irritation était trop grande en haut lieu. On
estimait avoir jusque-là usé d'assez de ménagement envers «opiniâtres
religionnaires. On se crut en droit de les faire abjurer par la force.
Dès le mois d'octobre, le bruit se répandit dans les Vallées que le duc levait et
rassemblait des troupes pour en exterminer les habitants. Les Piémontais qui
avaient des relations avec les Vaudois pressaient leurs parents ou amis d'abjurer
ou de fuir pendant qu'il en était temps encore. Ainsi, le comte Charles de
Luserne chercha, par une manoeuvre adroite, à entraîner ses vassaux d'Angrogne
dans une criminelle défection, au renvoi de leurs pasteurs, à l'admission de
prédicateurs nouveaux et à la célébration de la messe dans leur commune. Une
convention était même déjà signée, quand, le peuple reconnut sa faute et
désavoua tout ce qui avait été fait.
Quant à la défense, il y eut diversité d'avis. Les uns demandaient qu'on ne fît
usage des armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'on serait poursuivi dans les
asiles reculés des montagnes. D'autres voulaient une résistance immédiate,
alléguant que c'était le pape avec ses satellites plutôt que leur prince qui leur
faisait la guerre, puisque, comme on l'affirmait, il entrait pour une grande part
dans les frais de l'expédition (5) et que, quant au sang versé, s'il y en avait, le
péché devait être imputé, non à ceux qui le répandraient en défendant leur vie,
leurs familles et leur religion, mais à ceux qui les attaquaient injustement. Ne
vouloir se défendre, disaient-ils, que lorsqu'on serait réduit au dernier asile des
montagnes, quand l'ennemi aurait tout pillé et tout détruit dans les hameaux du
bas, c'était se perdre sans ressource, puisqu'il ne resterait plus alors aucun moyen
de subsister ; ils conjuraient donc de se défendre dès l'entrée des ennemis dans
les Vallées, en se confiant en Dieu, le protecteur des opprimés. Cet avis prévalut,
et l'on se prépara au combat.
Le 1er novembre 1560, l'armée piémontaise, forte d'au moins quatre mille
fantassins et de deux cents chevaux (6), composée en partie d'officiers et de
soldats, qui avaient vieilli dans les guerres de leur souverain avec la France, et
commandée par le comte de la Trinité, arriva à Bubbiana, terre vaudoise, et le
lendemain déjà commença ses opérations dans la vallée de Luserne par une
attaque contre les hauteurs d'Angrogne, les plus voisines de Saint-Jean. Les
Vaudois n'avaient à opposer à ces troupes aguerries et disciplinées qu'un petit
nombre d'hommes, mal armés, sans ordre ni connaissances militaires, n'ayant
pour eux, avec le secours d'en-haut, que leur courage, la connaissance des lieux
et l'habitude de la montagne. Car, quoique, la population totale des Vallées
Vaudoises montât déjà alors à dix-huit mille âmes (7), c'est un fait connu que
leurs hommes armés ne dépassaient pas douze cents, et encore ils étaient
disséminés à de grandes distances les uns des autres dans leurs trois vallées. À
l'attaque des hauteurs d'Angrogne par un corps de douze cents Piémontais, l'on
n'avait pu opposer en toute hâte que deux cents hommes. Ceux-ci cependant
firent si bien leur devoir que l'ennemi battit en retraite, laissant plus de soixante
morts, n'en ayant perdu eux-mêmes que trois (8). Le même jour l'armée occupa
la Tour, petite ville en plaine, au coeur de la vallée de Luserne, et peuplée en
majeure partie de catholiques. La Trinité en fit réparer le château, situé au nord
sur une colline, au débouché de la vallée d'Angrogne et détruit Par les Français
durant leur occupation. Il y mit une forte garnison qui se distingua par ses
cruautés. Il fit aussi occuper le château du Villar, dans la même vallée, celui de
Pérouse dans celle de ce nom, et celui du Perrier dans celle de Saint-Martin. Le
gros de l'armée était à la Tour, d'où elle pouvait se jeter ait nord sur Angrogne, à
l'occident sur Villar et Bobbi, et ait midi sur Bora. À l'orient, Saint-Jean,
Bubbiana, etc., étaient déjà occupés.
Le lundi, 4 novembre, la Trinité essaya encore ses forces par une expédition à la
Combe, hameau populeux sur la hauteur qui domine le Villar, où les habitants de
cette commune avaient retiré leurs familles et leurs biens meubles. Mais ses
troupes durent battre en retraite avec perte, ainsi qu'au Taillaret, hameau
montagneux au nord-ouest de la Tour. Dans ces combats> les Vaudois avaient
fait preuve de capacité militaire, de courage et d'une résolution bien arrêtée de
mourir plutôt que de livrer leurs familles à l'ennemi. Le général comprit qu'il
avancerait peu, s'il n'appelait à son aide la ruse et la politique. Il avait découvert
dans ces montagnards une si grande sincérité et bonhomie, unies à un désir
ardent de paix, une ignorance si complète des intrigues, et une confiance si
extraordinaire en la bonne foi d'autrui, qu'il vit immédiatement tout le parti qu'il
pourrait en tirer. Après avoir employé adroitement Jacomel, l'inquisiteur, et
surtout Gastaud, son secrétaire intime qui feignit d'aimer l'Évangile, le comte ne
rougit pas de tromper les principaux d'Angrogne appelés auprès de lui, en leur
citant de prétendus discours du duc et de la duchesse des plus flatteurs pour eux,
mais aussi des plus propres à les endormir, leur laissant entrevoir qu'au moyen
de certaines complaisances tout pourrait s'arranger amicalement. Il réussit ainsi à
leur faire déposer dans la maison d'un de leurs syndics quelques-unes de leurs
armes dont il s'empara, à laisser célébrer, soi-disant pour la forme, une messe
dans le temple de Saint-Laurent à Angrogne, et à se faire conduire, lui général
ennemi, au Pradutour, forteresse, naturelle, refuge ordinaire en temps de
persécution. Certainement les gens d'Angrogne poussèrent un peu loin la
confiance ou la simplicité. Enfin, Pour couronner l'oeuvre, il les engagea et après
eux les autres communes, malgré l'opposition de quelques hommes clairvoyants
et de la plus grande partie des ministres (9), à envoyer les principaux de leurs
vallées en députation au duc, résidant alors à Verceil (Turin étant toujours au
pouvoir des Français), pour obtenir la paix.
Par cet artifice, le comte de la Trinité atteignit plus d'un but. Il endormait la
vigilance de ces pauvres gens; il amollissait leur résolution par l'espérance de la
paix; il les privait de leurs meilleurs conseillers et les, empêchait de rien faire
contre lui, de crainte de compromettre la négociation et même la vie de leurs
chefs, actuellement entre les mains des papistes. D'un autre côté, par ces
mesures, le comte ne s'était imposé aucune gêne à lui-même et restait libre de ses
mouvements comme on put le remarquer bientôt.
***
(1) Il est appelé Marcellin , dans une lettre écrite à un seigneur de Genève,
par Scipion Lentulus , pasteur aux Vallées a cette époque. (LÉGER,... II
ème part, , p. 34.) )
(3) Ils furent capturés par des Turcs sur la mer de Nice puis rançonnés.
(4) Botta dit lui-même : « Il duca désideroso di non far sangue penso
d'instituire un colloquio, per cui sperava di potergli acquistare alla religione
dei piu Storia d'Italia t. II, p. 423.)
(5) Cinquante mille écus par mois et l'abandon de son revenu d'un an de
tous les biens ecclésiastiques des états de son altesse. (GILLES,.... chap.
XVIII, p. 115.)
À peine les députés étaient-ils partis pour Verceil que le comte recommença de
molester les gens du Taillaret, hameau considérable de la commune de la Tour,
situé au nord-ouest, an pied du majestueux Vandalin. Cette localité est d'une
certaine importance en temps de guerre, étant à la jonction des chemins de
montagne qui mettent en communication les hameaux supérieurs du Villar avec
le bourg de la Tour, comme aussi ces mêmes hameaux et bourg avec le vallon du
Pradutour de la vallée d'Angrogne. Se plaignant de manque d'égards pour lui et
de menaces faites à ses gens (c'était le loup se disant offensé par l'agneau), il
exigea d'abord qu'on s'humiliât devant lui, puis qu'on lui remit toutes les armes,
puis il saccagea les habitations, sans doute pour qu'elles fussent abandonnées et
que le chemin des monts lui restât ouvert. Il fit aussi des prisonniers en grand
nombre. Il se conduisit de la même manière dans les hameaux du Villar.
L'oppression devint telle qu'à la Tour, sous les yeux du général, nul, ni rien
n'était en sûreté, et que les évangéliques du bourg cherchaient à se mettre à
couvert, eux, leurs femmes et leurs filles, avec ce qu'ils pouvaient emporter, dans
les antres des rochers, quoique ce fût en hiver. D'autres plus heureux trouvèrent
un asile dans les communes voisines. Les soldats les suivaient à la piste. Citons
un fait. Ils trouvèrent dans une caverne un vieillard de cent trois ans et sa petite-
fille qui le soignait. Après avoir tué l'homme vénérable, ils allaient outrager la
fille, quand elle s'élança en bas les rochers, préférant la mort à la honte.
La Trinité imposa aussi à la vallée une contribution forcée de seize mille écus. Il
exigea ensuite le renvoi des ministres; au moins, disait-il, jusqu'au retour des
députés. On dut, on plutôt, on crut devoir y consentir. Il espérait pouvoir
s'assurer de leurs personnes à leur départ; mais les Vaudois prirent de telles
précautions, qu'ils les conduisirent en sûreté, bien qu'au travers des neiges et par
les hauts passages de Giulian, puis du val Saint-Martin, chez leurs frères de
Pragela sur terre de France. Étienne Noël, pasteur d'Angrogne, seul avait été
excepté, comme par une faveur du comte qui paraissait avoir pour lui une grande
estime. Mais on vit bientôt que c'était dans l'espérance de l'enlever plus
sûrement. Le coup manqua heureusement, grâce à l'attachement des paroissiens
de Noël, qui le protégèrent contre les soldats envoyés pour le saisir et qui le
conduisirent hors de leur atteinte.
Enfin, le comte de la Trinité, après avoir détruit tout le vin et toutes les récoltes
qu'il ne put emporter, et après avoir brisé tous les moulins qu'il lui fut possible,
conduisit son armée en quartier d'hiver dans la plaine, laissant toutefois de fortes
garnisons dans les forts et châteaux de la Tour, du Villar, de la Pérouse et du
Perrier.
Les pasteurs reçurent aussi, dans ces circonstances critiques, des lettres pleines
d'affection et de sympathie chrétienne de leurs frères de l'étranger. La certitude
du vif intérêt qu'on leur portait, la connaissance des prières qu'on faisait en
divers lieux en leur faveur, les conseils de la charité la plus pure et les
encouragements à ne regarder et à ne s'attendre qu'à Dieu pour leur délivrance:
tous ces témoignages leur firent du bien, ils se sentirent moins seuls dans la lutte.
Dans l'intervalle, les députés de toutes les communes s'étaient réunis et avaient
ratifié et juré l'union, se promettant secours mutuel et s'engageant à ne rien
conclure les uns sans les autres. Entre les mesures de détail qu'ils prirent, on ne
peut omettre la levée d'une troupe d'élite de cent arquebusiers constamment de
service, destinée à se porter en hâte sur les points menacés, et appelée à cause de
cela la compagnie volante. Et, chose digne de remarque aussi bien que d'une
juste louange, deux pasteurs furent désignés pour l'accompagner à tour, dans
toutes ses expéditions, pour lui rappeler les devoirs du chrétien, s'opposer à tout
excès, et célébrer régulièrement avec elle un service religieux.
L'ennemi, comprenant fort bien que l'asile du Pradutour était le coeur des Vallées
et qu'on ne les blesserait à mort qu'autant qu'on s'en rendrait maître, dirigea tous
ses efforts de ce côté. Après deux attaques successives de la partie inférieure
d'Angrogne, une première infructueuse, par les Sonnagliettes ou Roccamanéot,
et une seconde, opérée de divers côtés à la fois avec de grandes forces et un plein
succès, quoique chèrement payé, le comte de la Trinité en était resté maître
jusqu'à la Rocciailla et à la Cassa. Puis, après avoir porté l'incendie dans tous les
hameaux, sans pouvoir toutefois consumer les deux temples, il assaillit le
Pradutour, le 14 février, par trois points différents ; savoir, par son entrée
naturelle, au sud-est, le long du torrent et au pied de la Rocciailla, par les
hauteurs qui le séparent au nord-est du vallon de Pramol, et au nord, par celles
de la vallée de Saint-Martin. L'attaque par la route ordinaire, au sud-est,
s'annonça par l'incendie. À la vue des flammes, consumant les hameaux
abandonnés, les réfugiés pouvaient croire que l'armée approchait; ils se seraient
peut-être jetés en masse dans cette direction, si Von n'avait soupçonné une feinte
et réfléchi qu'en tous cas quelques hommes suffiraient pour défendre un si étroit
passage. L'on ne s'était pas trompé. De ce côté, l'attaque n'était que simulée. Six
arquebusiers arrêtèrent et mirent en fuite ce qui se présenta. Un corps de troupe,
qui se montra tout-à-coup sur le plateau de la Vachère an nord-est de la
Rocciailla, venant de Pramol (4), où il avait passé la nuit, éprouva le même sort.
Mais, tandis que nos pâtres aguerris les poursuivaient, l'on aperçut du quartier du
Pradutour, sur les pentes des hautes montagnes qui le séparent au nord du val
Saint-Martin, une masse considérable de soldats qui descendaient en toute hâte.
Un cri d'effroi est jeté.
La foule sans défense adresse une prière fervente à Dieu (5), et tandis que
quelques-uns courent avertir leur force principale, occupée à la poursuite des
fuyards du côté de la Vachère, vingt-cinq à trente hommes seulement montent à
la rencontre de l'ennemi. Bientôt rejoints par leurs frères victorieux et par la
compagnie volante, en face (les papistes, ils se jettent à genoux, priant Dieu de
les secourir, et tombent avec tant d'impétuosité sur leurs adversaires, qu'ils les
culbutent, les épouvantent et les chassent devant eux. Deux fois, les malheureux
soldats, fatigués par une marche inaccoutumée et forcée sur le gazon glissant ou
sur les pierres roulantes de la montagne, se retournent, préférant se battre plutôt
que de gravir ces mêmes pentes sans fin qu'ils ont descendues, et deux fois
effrayés de la force et, du courage croissant des Vaudois, ils reprennent la fuite
en se dispersant. Le montagnard au jarret vigoureux et exercé les atteint bientôt
et les immole. Le carnage fut grand, mais il l'aurait été bien davantage, si le
ministre de la compagnie volante ne l'eut fait cesser partout où il put se porter et
faire entendre sa voix.
Ce combat coûta la vie à deux des principaux chefs de l'armée du comte. L'un,
Charles Truchet, seigneur de Rioclaret, qui avait persécuté ses propres vassaux,
comme nous l'avons vu, et qui était l'un des promoteurs de cette guerre, terrassé
d'abord par une pierre lancée avec la fronde et abandonné des siens, eut la tête
coupée par sa propre épée, dont soli vainqueur le frappa. Son général et l'armée
le regrettèrent, car il était vaillant et expérimenté. L'autre chef, Louis de Monteil,
qui s'était enfui l'un des premiers, avait déjà passé la crête des monts quand un
jeune homme de dix-huit ans l'atteignit sur les neiges, refusa sa rançon et le tua.
Ainsi s'évanouirent pour les papistes les espérances de cette grande journée.
Dieu avait accordé la victoire à ses enfants. Les pasteurs et tous ceux qui ne
pouvaient combattre n'avaient cessé du matin jusqu'au soir d'invoquer son nom,
comme Moïse, Hur et Aaron lorsque Israël combattait Amalec. Le soir dans
toutes les directions, l'air retentissait du chant des louanges du Dieu fort et de
paroles d'actions de grâces. Cette victoire valut aux Vaudois un butin
considérable d'armes, de vêtements et de provisions de guerre.
N'ayant pas réussi au Pradutour, la Trinité, qui avait déjà incendié la plupart des
hameaux d'Angrogne, déchargea sa colère sur quelques communautés du val
Luserne. Il surprit celle de Rora, composée de quatre-vingts familles, et située
dans un vallon derrière la montagne qui s'élève de la rive droite du Pélice au
midi de la Tour et du Villar, et qui, incliné vers l'orient, verse ses eaux dans la
rivière qu'on vient de nommer à peu de distance du bourg de Luserne.
Cependant, malgré les forces que le général y envoya, ce ne fut que le troisième
jour qu'il se rendit maître du village. Mais, grâce au courage déterminé de ses
hommes valides et surtout de la compagnie volante envoyée à leur secours,
toutes les familles et même quelque peu de leurs biens purent être sauvés et
conduits au travers des neiges par d'affreux sentiers au Villar où on les reçut avec
la plus touchante hospitalité.
Le Villar avait aussi été désigné par le comte à ses chefs. Son armée s'ébranla de
la Tour, divisée en trois corps, le gros de l'infanterie par le grand chemin, la
cavalerie avec les pionniers et quelques troupes légères le long du Pélice dans la
plaine; la troisième colonne suivait de l'autre côté de la rivière le sentier qui
traverse l'envers de la Tour pour arriver entre Bobbi et Villar. Les troupes du duc
eurent l'avantage sur un terrain aussi découvert. Les Vaudois durent plier sur tous
les points. Peut-être s'opiniâtrèrent-ils trop à défendre quelques positions
avancées. Pendant ce temps, ils furent tournés et durent battre en retraite avec
quelque perte, abandonnant le Villar pour se porter dans les vignes, à l'entrée de
la Combe que l'ennemi ne put jamais forcer.ils virent leur beau et grand village
incendié sous leurs yeux, mais en s'estimant moins malheureux de ce désastre
que si l'ennemi s'était établi et fortifié dans leurs demeures.
L'on était parvenu à la fin de février. Le comte voyant soit armée fort affaiblie
employa un mois à la renforcer. De nouvelles troupes arrivaient tous les jours au
quartier général. Le duc de Savoie avait même obtenu du roi de France dix
compagnies de fantassins et quelques autres troupes d'élite (6). Un corps
d'Espagnols joignit aussi les drapeaux de la persécution. En sorte que, de quatre
mille hommes, nombre auquel se montait d'abord. l'armée de la Trinité, elle
s'accrut jusqu'au chiffre d'environ. sept mille. Elle comptait dans ses rangs la
noblesse du. pays. À la tête d'une aussi belle armée, le comte se crut assuré de
réussir, et son premier effort se porta encore contre le coeur et le boulevard des
Vallées, contre l'asile de tous les fugitifs, contre le célèbre Pradutour. Il l'attaqua,
le 17 mars, à l'orient, par le chemin le long du torrent, au bas de la Rocciailla,
par la croupe ou arête de la montagne, au nord-est de la même Rocciailla où les
Vaudois avaient élevé sur toute la largeur un formidable rempart (7 ), et par un
sentier intermédiaire, un peu au-dessous de ce dernier, sentier dangereux à
travers les rochers, et qu'on n'avait pas songé, à cause de cela, à garnir de
défenseurs. Peu s'en fallut que l'ennemi ne pénétrât par cet étroit passage, car
toutes les forces des Vaudois étaient rassemblées aux places principales de
défense; heureusement, il fut aperçu à temps et repoussé. Battu à la fois sur les
trois points d'attaque, le général ennemi vit tuer sous ses yeux ses meilleurs
officiers et décimer ses troupes d'élite si belles et si renommées. Il renonça donc
au dessein de continuer l'assaut les jours suivants, quoiqu'il eût fait les
préparatifs pour cela, et se retira le soir même avec soit armée harassée et ses
blessés, laissant un grand nombre de morts au pied du rempart et sur tous les
abords.
Pendant que l'armée battue se retirait en grande hâte, les Vaudois auraient pu lui
causer des pertes irréparables, en l'attaquant dans les défilés, au passage des
torrents ou le long des précipices ; c'était aussi le désir d'un grand nombre. Mais
les principaux chefs, et surtout les ministres, ne voulurent jamais y consentir,
rappelant qu'on était convenu de n'employer les armes que pour défendre sa vie,
et de n'en user qu'aussi longtemps qu'elle serait menacée, modération admirable,
et d'autant plus exemplaire, que ceux qu'on épargnait étaient sans pitié.
Pendant ces pourparlers, l'armée du comte était allée dans la vallée de Saint-
Martin débloquer le château du Perrier, étroitement par les Vaudois du voisinage
et par leurs voisins et alliés du val Cluson. À son approche les assiégeants se
retirèrent avec leurs frères des villages inférieurs dans les hameaux. du haut de la
vallée, où ils se défendirent avec succès pendant un mois, après lequel ils eurent
la joie de voir l'ennemi s'éloigner.
Les Vaudois retirés dans les localités les plus âpres et les plus sauvages, pressés,
entassés dans un petit nombre de cabanes avec toutes leurs familles, voyaient
diminuer rapidement leurs provisions, en même temps que grossir le nombre de
leurs frères fugitifs, qui venaient réclamer d'eux un abri et du pain. On eût pu
craindre que la disette ne se fît sentir et ne vint, ajoutée à tant d'autres
souffrances, affaiblir les corps et décourager les coeurs. Mais celui qui avait
nourri Élie sur les bords du Nérith fournit aussi de vivres ses serviteurs réfugiés
vers les sources des torrents de leurs montagnes, et il remplit à souhait de farine
et d'huile les vases des veuves, dos enfants et des pauvres, comme il l'avait fait
autrefois à Sarepta pour la pieuse veuve.
Le printemps commençait à faire sentir, même sur les monts, sa douce chaleur.
Mais, tandis que le souverain bienfaiteur et dispensateur de toutes choses allait
rendre la vie à la création endormie et féconder la terre, le cruel comte de la
Trinité ne songeait qu'à détruire de nobles créatures et à arroser le sol de leur
sang. Il voulait à tout prix pénétrer dans l'asile du Pradutour pour y éteindre sa
soif dans un bain de sang, semblable à un loup amaigri, qui, la gueule béante, la
langue desséchée et pendante, rôde depuis bien des jours, la rage dans le coeur,
autour d'une multitude de brebis et d'agneaux parqués dans une bergerie bien
close, y cherchant quelque ouverture pour s'y introduire. Le comte espéra enfin
l'avoir découverte. Il se proposa de surprendre le Pradutour par le Taillaret. On
se souvient que le hameau de ce nom est situé au nord de la Tour, sur le versant
méridional d'un plateau médiocrement élevé (au pied du flanc oriental du
Vandalin), qui sépare la vallée de Luserne, et la commune de la Tour en
particulier, du vallon supérieur d'Angrogne, ou Pradutour.
Pour réussir, par ce côté-là, il était de toute nécessité d'arriver sans bruit, avec
toute la colonne expéditionnaire, sur le plateau de Costa-Roussina avant que
l'alarme eût pu être donnée; sinon on s'exposait à être assailli et infailliblement
repoussé d'en haut, en gravissant une pente de plus de deux lieues de longueur.
La triste fin de Truchet et de sa division taillée en pièces dans une situation
pareille, par un petit nombre de pâtres, était une leçon suffisante. Il fallait donc,
si la chose était possible, endormir la vigilance des gens du Taillaret et de leurs
voisins. Le comte, à qui les paroles trompeuses coûtaient peu, persuada à
quelques particuliers influents du Taillaret, et en particulier au capitaine Michel
Reymondet, de le venir trouver, leur ayant envoyé le sauf-conduit nécessaire. Il
flatta leur vanité en leur disant que le duc les estimait et qu'il leur donnerait des
preuves de son bon vouloir, s'ils posaient les armes et cessaient de lui montrer de
la défiance et un esprit de révolte par les patrouilles incessantes qu'ils se
permettaient de faire sans nécessité. Il les assura que, s'ils restaient en repos, il
empêcherait ses soldats de leur causer le moindre déplaisir; mais que, dans le cas
contraire, il les châtierait avec la dernière rigueur.
La vanité de ces pauvres gens ainsi mise en jeu, ils promirent de rester en repos,
et ils gardèrent leur parole, malgré les sérieux avertissements et les reproches du
ministre de la compagnie volante, à qui ils rendirent compte de leur voyage. Le
ministre, augurant ce qui allait arriver, fit réunir sa compagnie «arquebusiers à la
Combe du Villar, placer des sentinelles et envoya des messagers dans diverses
directions annoncer une attaque prochaine.
En effet, à l'aube du jour, le petit corps d'élite, qui avait déjà rendu de si grands
services à la cause vaudoise, fût averti par ses sentinelles avancées que les
papistes montaient au Taillaret. Il se mit aussitôt en marche par un chemin
affreux, le long des escarpements et des précipices, dans l'intention d'arriver au
plus haut du Taillaret et au-dessus de l'ennemi, Cependant, celui-ci, en plusieurs
bandes, surprenait toutes les bourgades de ce grand quartier. Un régiment
d'Espagnols se fit remarquer par ses excès. Le crédule Reymondet échappa à
peine avec sa femme qui était accouchée depuis peu et son petit enfant. Les
troupes atteignirent le plateau. Les arquebusiers vaudois n'avaient pu arriver à
temps. Du haut de la montagne, les ennemis virent devant eux, au nord, le grand
et profond ovale du Pradutour. En moins d'une heure de descente, par les pentes
de Barfé, ils en auraient atteint les habitations du côté du midi. Mais ils
préférèrent suivre un sentier qui leur permît d'attaquer le Pradutour par le haut :
c'est ce qui les perdit. Les Vaudois venaient d'achever la prière accoutumée du
matin, quand, presqu'en même temps, leurs sentinelles avertirent de l'approche
de l'ennemi sur trois points : par le plateau à leur midi dont il vient d'être fait
mention, et à l'orient par les deux chemins au nord et au sud de la Rocciailla.
Douze hommes seulement s'élancèrent tout d'abord au-devant de la colonne
débouchant du plateau par l'étroit sentier, et ils suffirent pour l'arrêter.
Quant aux deux colonnes qui s'étaient avancées par Angrogne, comme elles
devaient, non opérer seules, mais simplement appuyer l'attaque par le Taillaret,
en faisant diversion, elles se retirèrent lorsqu'elles virent leurs frères d'armes en
fuite sur la montagne voisine.
Telle fut l'issue du dernier combat livré aux Vaudois dans cette campagne. Le
comte de la Trinité craignant peut-être, après tant de revers, de se voir attaqué
dans ses quartiers de la Tour par les montagnards aguerris, détala le soir même et
se retira à Cavour avec une partie de ses troupes. De là, il menaçait encore de
tout ravager, d'aller couper les blés en herbe, les vignes et les arbres. Mais une
dangereuse maladie qui l'atteignit, et le fit descendre jusqu'aux portes du
tombeau, rendit impossibles ses sinistres projets. Pendant son inactivité forcée,
les Vaudois renouèrent avec Philippe de Savoie, comte de Raconis, les relations
interrompues par le meurtre de Gilles de Briquéras. Ce prince, qui dans l'acquit
de sa charge de haut commissaire avait toujours fait preuve de modération, se
montra favorable à la paix. Il consentit à transmettre à madame la duchesse les
voeux et une requête de ses sujets persécutés, tendant à obtenir des conditions
que leur conscience pût accepter. Ayant reçu les pouvoirs nécessaires pour
traiter, le comte de Raconis déploya une bienveillance pleine de confiance, qui
abrégea la négociation et, après un mois de pourparlers, amena un accord
résolvant toutes les questions pendantes et signé par les deux parties.
Un pardon général y était accordé à tous ceux des Vallées et d'ailleurs, qui
avaient pris les armes contre son altesse et contre leurs seigneurs particuliers,
pour cause de religion.
La liberté de s'assembler dans les lieux accoutumés pour ouïr des prédications, et
pour célébrer tous les actes de leur religion, était reconnue à la majeure partie
des communautés des trois vallées (8), ainsi que celle de construire des édifices à
cet usage. Mais le droit de prêcher et de se réunir était formellement refusé, en
dehors des limites indiquées dans la capitulation. Toutefois les ministres étaient
autorisés à faire des visites pastorales à ceux des leurs qui seraient domiciliés
dans des lieux où il n'y avait pas d'exercice public de leur religion (9), pourvu
que ces visites se fissent avec prudence et discrétion. Il était spécifié, qu'on ne
regarderait point comme une infraction au présent accord, ni comme une
prédication prosélytique, les réponses qu'un Vaudois pourrait faire lorsqu'il serait
interrogé touchant sa foi.
Tous les fugitifs desdites Vallées et tous ceux qui auraient abjuré ou promis
d'abjurer avant, la guerre étaient admis à rentrer dans leurs maisons, avec leurs
familles, ainsi que dans le libre exercice de leur religion. Leurs biens devaient
leur être restitués, tous ceux du moins qui leur avaient été enlevés par le fait de
cette guerre. La même promesse était faite à ceux de la vallée de Méane et à
ceux de Saint-Barthélemi.
On confirmait aux susdits Vaudois (10) toutes franchises et immunités, ainsi que
tous privilèges, tant généraux que particuliers, concédés, soit par son altesse, soit
par ses prédécesseurs, soit par des seigneurs, pourvu qu'ils ressortissent de
documents publics.
Le duc exigeait aussi des susdits de renvoyer ceux de leurs pasteurs qu'il
indiquerait; mais en retour, il leur permettait de les remplacer auparavant. Il
excluait toutefois de leur choix le pasteur Martin du Pragela.
Le droit de faire célébrer des messes et autres offices du culte romain dans toutes
les paroisses des Vallées était réservé par son altesse. Mais elle reconnaissait à
son tour à ceux de la religion opposée la liberté de ne pas y assister, en leur
imposant toutefois l'obligation de laisser faire ceux qui voudraient y venir.
Remise était faite aux susdits de tous les frais de guerre, ainsi que des huit mille
écus qu'ils redevaient à son altesse sur les seize mille qu'ils s'étaient engagés a
payer.
Tous les prisonniers restés entre les mains des soldats seraient relâchés contre
une rançon modérée; tous ceux qui pour cause de religion auraient été envoyés
aux galères seraient mis en liberté gratuitement.
Il était permis à tous ceux des vallées de Méane et autres lieux mentionnés dans
la capitulation, les ministres exceptés, de s'arrêter, d'aller et de venir, d'acheter,
de vendre et de trafiquer dans les états de son altesse, pourvu qu'ils eussent leur
domicile dans l'intérieur de leurs limites (11), et qu'ils s'abstinssent dans leurs
voyages de controverser, de prêcher et de faire des assemblées.
Ce traité de paix fut signé, à Cavour, le 5 juin 1561, an nom du duc, par Philippe
de Savoie, comte de Raconis, et au nom des communautés des Vallées, par deux
pasteurs, François Val, ministre du Villar, Claude Berge, ministre du Taillaret, et
par deux des principaux députés, George Monastier, syndic d'Angrogne, et
Michel Reymondet, envoyé dit Taillaret (12). (V. LÉGER,... II ème part., p. 38. -
Storia di Pinerolo,... Torino, 1834, t. III, p. 54.)
Botta remarque encore que, quoique le duc observât l'édit pendant quelques
années, il ne voulut cependant jamais le ratifier, ni le faire enregistrer par le sénat
et par la chambre des comptes, formalité indispensable pour qu'il acquît force
dédit exécutoire. Mais cette argumentation est étrange. L'authenticité du traité ne
saurait être niée (13), et son exécution, n'eût-elle été que momentanée, est
également, une preuve suffisante pour en constater la valeur. La suite de cette
histoire démontrera, «ailleurs, qu'il est devenu la base des relations ordinaires
entre l'autorité civile et, les Vallées. Il est triste de voir recourir à un tel
subterfuge, lorsqu'il est si essentiel que la parole du prince soit entourée de
respect et de confiance. Honneur à Emmanuel Philibert, qui, pendant toute sa
vie, a été fidèle à I'accommodement qui avait été fait en son nom !
****
(1) Vallée au nord des trois vallées vaudoises du Piémont : le val Chuson est
la continuation de la vallée de Pérouse. - V. la carte.
(2) Quoique le val Cluson soit sur le versant oriental des Alpes, enclavé
dans les possessions piémontaises de la maison de Savoie, il avait fait partie
du Dauphiné anciennement, et appartenait encore maintenant à la France.
(6) Voir Léger (lui cite l'Histoire Universelle de d'Aubigni. (LÉGER, .... II
ème part., p. 36, 37. - GILLES . chap. XXV, p. 150.)
(12) Les autres députés étaient Rambaud du Villar, Arduino de Bobbi, Jean
Malanot de Saint-Jean, Pierre Pascal de la vallée de Saint-Martin, Thomas
Roman de Saint-Germain pour la vallée de Pérouse.
(13) Léger donne dans son histoire des preuves irrécusables de la validité
légale de ce document. (II ème part., p. 200, etc.)
La vie religieuse, que la réformation avait réveillée au sein des anciennes Églises
vaudoises des Alpes, s'était aussi ranimée, mais avec plus de lenteur, dans leurs
colonies du royaume de Naples (1). La doctrine évangélique constamment
enseignée depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans leurs missions
régulières chez leurs frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu dans les
coeurs de ces fils de la persécution un éloignement indestructible pour les
superstitions romaines, en même temps qu'elle avait donné à leurs moeurs un
cachet de douceur, de sobriété, de chasteté et de fidélité qui frappait tous leurs
entours, quoiqu'une certaine timidité ou prudence les contraignit, en présence de
l'ennemi de leur foi, à dissimuler une partie de leurs sentiments et de leurs actes
religieux. Aucune contrée n'était plus paisible ni plus florissante dans tout le
royaume de Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et
cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la Guardia étaient alors
les lieux les plus marquants.
L'activité infatigable de ces laboureurs, leur ordre, leurs bonnes moeurs, source
de bien-être pour eux, leur avaient gagné la faveur de leurs seigneurs qui en
retiraient de notables bénéfices, des rentes plus élevées et une sécurité bien plus
grande que de la part d'aucuns autres vassaux. «Les curés et les prêtres
seulement, dit un ancien auteur, se plaignaient qu'ils ne vivaient pas en matière
de religion comme les autres peuples, ne faisant aucuns de leurs enfants prêtres,
ni nonnains, ne se souciaient de chantats, cierges, luminaires, son de cloches, ni
même de messes pour leurs morts; avaient fait bâtir certains temples sans les
vouloir orner d'aucunes images; n'allaient point en pèlerinage; faisaient instruire
leurs enfants par certains maîtres d'école étrangers et inconnus auxquels ils
rendaient beaucoup plus d'honneur qu'à eux, ne, leur payant aucune autre chose
que la dîme, ainsi qu'ils avaient traité avec leurs seigneurs. Ils se doutaient que
lesdits peuples n'eussent quelque croyance particulière, laquelle les empêchait de
s'allier ni mêler avec les peuples originaires du pays et qu'ils ne fussent de
mauvais catholiques romains. »
Toutefois l'abondance des dîmes et la régularité avec laquelle on les acquittait,
jointes à la crainte de déplaire aux seigneurs, avaient contenu le zèle
soupçonneux et irritable des prêtres de la contrée. (Voir PERRIN, Histoire des
Vaudois, p. 197.) Mais, à la nouvelle des triomphes de la réformation, au
retentissement qu'eurent ses doctrines, à l'émotion profonde qu'elles excitèrent
en Italie, la défiance se réveilla, scrutant d'un oeil inquiet les moindres
démarches des hommes intelligents et généreux. L'inquisition, épiant sa proie,
suivait comme des limiers à la piste les traces des nombreux écrits et surtout des
livres saints répandus en tous lieux par l'imprimerie récemment inventée. Et
quand les colonies vaudoises de la Calabre se remuèrent de leur sommeil, agitées
par le vent de l'esprit de vie qui soufflait du septentrion, elles rencontrèrent le
regard, farouche de leur éternelle ennemie surveillant chacun de leurs pas et
s'efforçant de lire dans leurs plus secrètes pensées.
Mais, plutôt que de se rendre à la messe, ils s'enfuirent tous ensemble dans la
montagne au milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre pour le
moment, se rendirent en toute hâte dans la ville de Guardia, vaudoise aussi,
éloignée de douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent la foule, leur
annoncent faussement la rentrée des habitants de Saint-Sixte dans le giron de
l'Église romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d'imiter un si bel
exemple. Le marquis de Spinello joint ses prières à celles de ces fourbes, il leur
promet de nouveaux avantages temporels... Et ces pauvres gens; abusés, surpris,
cèdent et promettent ce qu'on demande d'eux. Bientôt, cependant, la vérité leur
étant connue, une partie notable s'échappe et va rejoindre les fugitifs de Saint-
Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées à leur poursuite. En vain les
malheureux supplient. qu'on traite avec eux et, qu'on leur permette d'émigrer; on
ne leur répond que par des cris de mort. Contraints de se défendre par les armes,
ils mettent en fuite leurs agresseurs.
Cette victoire leur valut quelques jours de repos; mais elle attira en Calabre le
vice-roi en personne, à la tête de troupes considérables. Les fugitifs traqués dans
les bois étaient suivis à la piste par des chiens dressés à cet usage, jusqu'aux
pieds des arbres sur lesquels ils s'étaient réfugiés, dans les taillis, dans les creux
où ils s'étaient blottis. Faits prisonniers ou tués, presque aucun n'échappa.
Pendant que le vice-roi menaçait de tout détruire, les inquisiteurs affectant de la
compassion et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs filets les gens
crédules qui, croyant éviter, la fureur du lion, dit, le chroniqueur Gilles, se
jetaient, ainsi dans la gueule du serpent.
Quand ces hommes à double face se furent emparés par cette feinte de plus de
seize cents personnes, ils jetèrent le masque et les exécutions commencèrent. Ils
auraient voulu faire passer les victimes pour «infâmes paillards : ils les
soumirent donc, à la torture, espérant les contraindre d'avouer que, dans leurs
assemblées religieuses, ils se livraient aux plus honteuses turpitudes. Mais la
patience des suppliciés déjoua leur vil dessein, aucun n'avoua. Charlin expira sur
l'instrument même; les entrailles lui sortaient du corps. Verminel, qui cependant
venait de consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures de suite sur
l'instrument de torture, appelé l'enfer, sans vouloir avouer d'aussi infâmes
calomnies. Marçon père fût fustige, avec des chaînes de fer, puis assommé. L'un
de ses fils fut égorgé et l'autre précipité d'une haute tour en bas. Bernard Conte,
pour avoir secoué loin de lui un crucifix qu'on voulait lui faire tenir, fut conduit à
Cosenza, et là, couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau de résine,
supplice atroce imité de Néron. Soixante femmes furent torturées, une partie
d'entre elles furent brûlées; d'autres moururent de leurs blessures : les plus belles
disparurent. Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent égorgés à Montalto par
l'ordre de l'inquisiteur Panza, « Franchement, dit un témoin de cette scène,
catholique romain, dans une lettre qui nous a été conservée (4), je ne puis
comparer ces exécutions qu'à une boucherie. L'exécuteur est venu, il a fait
avancer un de ces malheureux, et, après lui avoir enveloppé la tête d'un linge, il
l'a conduit sur un terrain qui touche au bâtiment, l'a fait mettre à genoux et lui a
coupé la gorge avec un couteau.
Ramassant ensuite le voile ensanglanté, il est venu chercher un autre prisonnier
auquel il a fait su le même sort; et quatre-vingt-huit personnes ont été égorgées
de la même manière. Je laisse votre imagination se figurer ce terrible spectacle
En ce moment même j'ai peine à retenir mes larmes. On ne se représentera
jamais la douceur et la patience avec laquelle ces hérétiques ont souffert ce
martyre et la mort... Un petit nombre d'entre eux, au moment d'expirer, ont
déclaré qu'ils embrassaient la foi catholique; mais la plupart sont morts dans leur
infernale opiniâtreté. Tous les vieillards ont fini avec un calme imperturbable; A
n'y a que les jeunes gens qui aient manifesté quelque frayeur. Tous mes membres
frissonnent encore quand je me figure le bourreau avec le couteau ensanglanté,
entre les dents, tenant à sa main le linge dégouttant, entrer dans la maison, le
bras rougi de sang, et saisir les prisonniers l'un après l'autre comme un bouclier
s'en va prendre les moutons qu'on veut égorger. » (Voir Revue Suisse, 1839, t. II,
p. 707.)
Leurs corps, réduits en quartiers, furent ensuite attachés à des pieux, le, long du
chemin de Montalto à Châteauvilar, l'espace de, trente-six milles, pour l'effroi
des hérétiques et pour la satisfaction des catholiques!!! Ceux qui ne furent pas
massacrés, et qui néanmoins ne voulurent pas abjurer, allèrent remplir les galères
d'Espagne. Quelques-uns seulement échappèrent par la fuite et atteignirent les
Vallées des femmes habillées en hommes), au plus fort de la persécution décrite
au chapitre précédent; quelques-uns plus tard encore, après des dangers
incessants, obligés qu'ils avaient été de ne voyager que de nuit, le plus souvent
de remonter les rivières jusqu'aux lieux où ils pouvaient les passer à gué, de
vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et de ce qu'ils recevaient à titre
d'aumônes, ou achetaient dans des lieux écartés. Combien d'entre eux qui furent
arrêtés en chemin et livrés, l'ordre ayant été donné dans toute l'Italie, à tout garde
de ville, pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et à tout hôtelier de
ne loger aucun étranger se présentant sans témoignage de son curé, attesté de
lieu en lieu depuis l'endroit du départ.
Les Églises des Vallées Vaudoises menèrent deuil sur leurs soeurs de Calabre qui
venaient d'être anéanties; les pasteurs surtout qui avaient exercé leur ministère et
qui connaissaient chacune des victimes que les réchappés leur nommaient. Leur
coeur se fondit en eux, lorsqu'ils apprirent le sort de leur collègue, Étienne
Négrin, qui, après avoir résisté dans la prison de Cosenza à toutes les
sollicitations et séductions des prêtres, y était mort de faim ou victime d'autres
tortures secrètes., Quant à Louis Pascal, il consomma après tous les autres, sur le
bûcher, à Rome, en présence du pape, des cardinaux et d'un peuple immense, le
sacrifice qu'il avait commencé en se séparant temporairement de sa fiancée pour
se rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les menaces continuelles
d'une meute de moines et de prêtres, les tourments corporels qu'il endura dans
«humides prisons où on lui refusait même de la paille, les prières et les larmes
d'un frère chéri (5), resté papiste, qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le
tenter plus fortement, lui offrait là moitié de ses biens, le souvenir douloureux
d'une tendre amie qu'il laissait veuve avant de l'avoir épousée, aucun pouvoir
humain, en un mot, rien ne put ébranler cette âme fidèle et éprouvée. L'on se
décida, enfin, à le supplicier sans tarder davantage. Le pape voulut se donner le
plaisir d'assister aux derniers moments d'un hérétique si obstiné, qui l'avait
constamment qualifié d'Antéchrist.
Le lundi, 9 septembre 1560, une foule agitée et curieuse se pressait vers la place
du château Saint-Ange. Un échafaud et tout auprès un bûcher y étaient dressés.
Dans le voisinage s'élevait un amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels étaient
assis sa sainteté le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les
inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute espèce, en grand nombre. Quand
le martyr de la vérité chrétienne partit, se traînant à peine sous le poids de ses
chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses mouvements et le jeu de sa
physionomie pour triompher de la moindre faiblesse, ne purent surprendre sur
ses traits ni altération ni crainte. C'était la même attitude douce et résignée qui ne
l'avait jamais quitté durant tout le temps de son long emprisonnement. Arrivé sur
l'échafaud, et profitant d'un moment de silence qui s'était fait, il déclara au
peuple que, s'il mourait, ce n'était pour aucun crime qu'il eût commis, mais pour
avoir osé confesser avec pureté et franchise la doctrine de son divin maître et
sauveur Jésus-Christ : « Quant à ceux, continua-t-il, qui tiennent le pape pour
Dieu en terre et vicaire de Jésus-Christ, ils s'abusent étrangement, vu qu'en tout
et par tout il se montre ennemi mortel de sa doctrine, de son vrai service et de la
pure religion, et que ses actes le manifestent vrai Antéchrist. » Il ne put en dire
davantage. Les inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui,
l'enlevant de terre, l'étrangla. Son corps, jeté sur le bûcher, fut réduit à l'instant
en cendres. « Le pape eût voulu être ailleurs, dit un historien, ou que Pascal eût
été muet et le peuple sourd ; car il dit beaucoup de choses contre le pape, par la
Parole de Dieu, qui lui déplurent extrêmement. Ainsi mourut ce personnage,
invoquant Dieu d'un zèle si ardent qu'il en émut les assistants, et fit grincer les
dents au pape et à ses cardinaux. » (V. CRESPIN, Hist. des Martyrs, fol. 520.
PERRIN, Hist. des Vaudois et des Albigeois, p. 207.)
***
(1) Voir plus haut chapitre XV .
(2) Voir chap. XVII. Le ministre Gilles, ancêtre de l'historien, fut le dernier
de ces barbes qui put revenir en paix aux Vallées.
(4) Voir cette lettre dans à PORTA, Historia Reformationis Rhetiae,.... t. II,
p. 310 à 312, et dans PARTALÉON, Rerum in Eccles. gestarum, p. 337,
338. L'auteur de la lettre dit aussi. « Ces gens sont originaires de la vallée
d'Angrogne près de la Savoie; et dans la Calabre, on les appelle
Ultramontains. Ils occupent encore quatre villes dans le royaume de Naples;
mais je n'ai point appris qu'ils s'y conduisent mal. (Voir l'article de M. J.-P.
M***, sur les Vaudois, dans la Revue Suisse, t. II, p. 707)
(5) Ce frère écrivait : « C'était une chose hideuse que de le voir la tête nue,
les bras et les mains liés si étroitement de petites. cordes qu'elles perçaient
la chair, comme si on l'eût mené au gibet. Le voyant en tel état et pensant
l'embrasser, saisi de douleur, je tombai par terre, ce dont son mal fut
augmenté. » (CRESPIN, Histoire des Martyrs, fol. 520.)
CHAPITRE XXI.
La paix, signée à Cavour, le 5 juin 1561, par Philippe de Savoie et par les
députés des Vallées, avait dissipé bien des craintes et ramené des jours sereins
sur une terre désolée. Le coeur des mères ne défaillait plus à l'ouïe du seul nom
de soldats, et la perspective de scènes odieuses ou déchirantes ne leur faisait plus
jeter à la dérobée un regard inquiet sur leurs enfants. L'on avait fait redescendre
à pas lents les vieillards des retraites des montagnes. La joie du retour aux lieux
où s'était passée leur enfance, sous les treilles du coteau, ou à l'ombre des
châtaigniers, avait ramené le sourire sur leurs lèvres. Les fils, les pères, avaient
suspendu leurs armes, et allaient reprendre de leurs mains aguerries la bêche et la
faucille pour de paisibles travaux. Mais la signature du traité, en apaisant bien
des craintes, n'avait pas cicatrisé toutes les plaies. Il en était même de très-
profondes. La plus généralement sentie était une misère croissante. Sept mois
d'une guerre impitoyable de la part des papistes avaient appauvri toutes les
familles. Des villages entiers et une infinité de hameaux avaient été la proie des
flammes et n'étaient plus qu'un amas de décombres. Il fallait les rebâtir, mais on
manquait de tout. Les provisions de l'année précédente avaient pris fin. Le temps
de semer le blé était passé. Les moissons approchaient, mais elles étaient presque
nulles, les hauteurs seules ayant pu être cultivées, et les meilleurs champs étant
restés en friche. À cette pénurie se joignait encore la difficulté de pourvoir aux
besoins d'entretien et d'établissement des fugitifs de Calabre qui arrivaient
dénués de tout aux Vallées.
Dans ces conjonctures, et par les conseils de l'Église de Genève, les Églises des
Vallées recoururent à la charité de leurs frères de la Suisse et de l'Allemagne.
Jean Calvin s'employa pour elles avec un grand zèle. Leurs députés, reçus
partout avec intérêt, eurent la consolation de recueillir des sommes assez fortes
pour subvenir aux plus grandes de leurs nécessités. L'électeur Palatin fit le don le
plus considérable. Après lui, on peut signaler le duc de Wurtemberg, le marquis
de Baden, les cantons évangéliques avec Berne au premier rang, l'Église de
Strasbourg, et un grand nombre d'autres entre lesquelles il convient de citer
celles de Provence. La France eût envoyé bien davantage, si les collectes qui s'y
faisaient en divers lieux n'avaient été arrêtées par les troubles intérieurs.
Aux épreuves journalières, causées par leur indigence actuelle, vinrent s'ajouter
des tracasseries suscitées par des prêtres et des moines. Ceux-ci provoquaient les
pasteurs à des disputes de religion. Un échange de lettres eût lieu et devint un
prétexte de mesures violentes. Les Vaudois furent accusés de fomenter la
discorde, et l'autorité trompée par de faux rapports publia, le 6 mai 1563, un
mandement défendant aux catholiques toute relation et tout commerce avec les
hérétiques. Mais cette mesure vexatoire portant préjudice aux papistes, autant
pour le moins qu'aux pauvres Vaudois, les gentilshommes de la contrée et du
voisinage réclamèrent auprès du due, et firent modifier le décret (1). Le jour du
marché, 9 de juillet, on publia à Luserne que son altesse n'entendait pas que le
commerce cessât entre les deux religions, mais que seulement on s'abstint de
controverse.
Les ennemis des Vaudois ne se tinrent pas pour battus. Prétendant que le traité de
paix n'avait pas été observé exactement dans tous ses points par ceux des
Vallées, ils ne cessaient de fomenter contre eux des intrigues à la cour et de
circonvenir le duc par des rapports mensongers. Sur leurs instances,
calomnieuses, le gouvernement de son altesse songea à restreindre les libertés
des Vaudois par des mesures sévères, et choisit, pour exécuter ses desseins, un
homme digne d'une telle confiance, Sébastien Gratiol de Castrocaro, toscan de
naissance. Il avait fait la guerre aux Vaudois comme colonel de milices dans la
dernière persécution, sous le comte de la Trinité. Fait prisonnier dans une affaire,
il avait été traité honorablement, puis relâché par respect pour madame la
duchesse, dont il se disait gentilhomme. Profondément blessé de s'être vu entre
les mains de ces rustres montagnards et d'avoir dû sa liberté à leur générosité, il
se sentit propre au rôle d'oppresseur et réussit à se faire nommer, «abord,
commissaire du duc dans les Vallées, puis peu après gouverneur de celles-ci.
Deux influences contraires contribuèrent à son élévation : l'appui de l'archevêque
de Turin, à qui il avait promis de tout entreprendre pour la conversion des
Vaudois au papisme, et la recommandation de la pieuse princesse, protectrice des
Vallées, dont il sut toujours fasciner les yeux ou tromper la vigilance par de faux
discours.
Dans une position si critique, les Églises se conduisirent avec sagesse, unissant
dans leurs réponses la prudence à la fermeté, la convenance du ton à l'excellence
des raisons. Celles-ci cependant, selon toutes les apparences, auraient été de peu
de poids, si l'excellente princesse que Dieu avait placée auprès du due, comme
leur sauvegarde, n'eût encore intercédé en leur faveur. La réponse, dans laquelle
elle apprit aux Églises le succès de son intervention et l'abandon des exigences
qui les avaient si fort inquiétées, laisse percer néanmoins une trop grande
confiance dans l'homme astucieux, imposé aux Vallées en qualité de gouverneur.
Castrocaro, établi avec une forte garnison au château de la Tour, dans la vallée
de Luserne, ne tenait que trop bien les promesses qu'il avait faites à l'archevêque.
Il ordonnait au pasteur de Saint-Jean de refuser la sainte cène aux nombreuses
personnes qui, du bas Piémont, venaient la lui demander. Il exigeait de l'Église
de Bobbi le renvoi de son pasteur, sous prétexte qu'il était étranger : puis, sur le
refus des hommes de coeur qui la composaient, il prononçait leur séquestration,
défendant à tout ressortissant de son gouvernement le moindre rapport ou
commerce quelconque avec eux. Il emprisonnait, rançonnait ou maltraitait d'une
autre manière tous ceux qui ne se pliaient pas à ses moindres volontés. Il
abreuvait de dégoût les pasteurs. L'un des plus considérés, Gilles, à son retour
d'un voyage à Genève par le Dauphiné, se vit arrêté comme conspirateur par les
soldats du gouverneur, jeté dans un cachot du fort, puis chargé de fer, conduit à
Turin par les archers de justice et un détachement de cavalerie.
Le peu de fond que l'on pouvait faire sur les promesses de la cour de Turin à
l'ambassadeur protestant parut aussitôt après son départ. Il avait à peine franchi
la frontière, que Castrocaro fit publier dans la vallée de Luserne deux
ordonnances, dont l'une enjoignait à tout habitant, natif d'autres lieux que de
ceux de son gouvernement, de sortir des terres de sa juridiction dès le lendemain,
sous peine de la vie et de la confiscation de ses biens. L'autre ordonnance
défendait aux réformés de Luserne, Bubbiana, Campillon et Fenil, devenir au
prêche à Saint-Jean, sous les mêmes peines. Le château de la Tour regorgea
bientôt de prisonniers qui n'avaient pas cru devoir obtempérer à de tels ordres.
Une députation à la cour et l'intercession de la bonne duchesse détournèrent
encore cette fois Forage. Les cachots s'ouvrirent, les accusés rentrèrent en paix
dans leurs demeures et les ordonnances tombèrent en oubli (2).
Castrocaro ne se laissait pas arrêter par les obstacles imposés de haut lieu à son
ardeur. Il n'en poursuivait pas moins le cours de ses tentatives oppressives,
conformément à ses engagements secrets. Il avait déjà essayé, mais sans succès,
grâce à l'intervention de Madame, de restreindre un usage établi de temps
immémorial, celui de la réunion en synodes des pasteurs et des députés des
paroisses de toutes les Églises vaudoises, tant de celles des vallées piémontaises,
que de celles du Dauphiné et d'autres lieux (3). N'ayant pu empêcher les
synodes, il s'efforça d'en altérer le caractère et d'y gêner la liberté des membres,
ainsi que des discussions et des votations en y assistant en personne. On protesta
contre sa présence au synode de Bobbi, mais vainement ; Castrocaro resta dans
l'assemblée.
Les cendres des martyrs sont la semence de l'Église chrétienne. Car l'Église est
semblable à la palme qui s'élève, d'autant plus qu'elle est davantage gênée à
l'entour. Que votre Altesse considère que la religion chrétienne s'établit par la
persuasion et non par la violence. Et, comme il est certain que la religion n'est
pas autre chose qu'une persuasion ferme et éclairée de Dieu et de sa volonté
révélée dans sa Parole, puis gravée dans le coeur des croyants par le Saint-Esprit,
elle ne peut, une fois enracinée, en être arrachée par des tourments; car les
fidèles endureront plutôt quelque supplice et souffrance que ce soit, que de se
soumettre à aucune chose estimée par eux contraire à la piété. »
L'on ignore quel fût l'effet moral de cette lettre sur l'esprit du duc. Il serait
possible qu'elle ait contribué pour une part quelconque au système plus modéré
qui prévalut en général dans l'administration des Vallées, durant une suite
d'années, même alors que le roi de France eût donné le signal et l'exemple de la
persécution à outrance, en faisant verser des flots de sang de ses sujets
protestants dans la nuit de la Saint-Barthélemi.
Les Églises vaudoises du marquisat de Saluces, au sud de la vallée de Luserne,
sur les rives et près des sources du Pô, avaient subi le sort du territoire et se
trouvaient depuis un grand nombre d'années sous la domination de la France.
Grâce aux ménagements de toute espèce que les intérêts de la politique française
prescrivaient dans l'administration d'une contrée de moeurs et de langue
étrangères, au-delà des monts, la réforme, ou ce qui est la même chose, l'Église
vaudoise y avait fait de rapides progrès. Des assemblées ou Églises plus ou
moins nombreuses s'étaient formées dans la plupart des villes du marquisat et
dans un grand nombre de villages. Des pasteurs actifs et, dévoués visitaient à
tour et fréquemment celles des lieux où ils ne résidaient pas. Ils étaient au
nombre de neuf, en 1567. Pour la sûreté de leurs personnes, ils étaient
généralement obligés de recourir à des précautions de prudence dans leurs
courses d'évangélisation et dans leurs assemblées. Les Églises écartées dans les
montagnes, comme celle d'Aceil, jouissaient de plus de liberté. À Pravilhelm
surtout, ancienne et vénérable souche de l'Église vaudoise dans ces contrées (4),
la prédication de la Parole et l'administration des sacrements se faisaient
ouvertement et avec une pleine sécurité. Aussi s'y rendait-on dans ce but de toute
part. D'ordinaire cependant, partout ailleurs, le service religieux se faisait à
domicile et dans de petites assemblées.
Le clergé romain irrité des progrès de la réforme, mais contenu dans ses
transports jaloux par l'intention royale de ne pas inquiéter les réformés paisibles
et prudents dans l'exercice de leur culte, recourut à un moyen adroit de les
affaiblir. Sachant que le plus grand nombre des pasteurs n'étaient pas natifs des
états du roi, ils réclamèrent et obtinrent du duc de Nevers, gouverneur, un édit du
19 octobre 1567, enjoignant à toits ceux de la religion (réformée) habitant le
pays, mais non sujets du roi, d'en sortir, eux et leurs familles dans trois jours,
sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. La mesure n'atteignit pas
le but qu'on s'était proposé; les pasteurs, fidèles au devoir, continuèrent en secret
leur oeuvre de salut. Deux d'entre eux, il est vrai, ayant été découverts, furent
jetés en prison où ils restèrent plus de quatre ans, après lesquels, sur les instantes
démarches faites à la cour par le ministre Galatée, au nom des Églises du
marquisat, ils furent remis en liberté.
L'on était arrivé à l'année 1572. Si l'on excepte quelques actes arbitraires et
rigoureux, intervenant de temps à autre, ainsi qu'une gêne et une surveillance
habituelles, les Vaudois et les réformés, tant du marquisat que des Vallées et du
Piémont proprement dit, jouissaient d'une certaine tranquillité. La nouvelle du
prochain mariage de la soeur du roi de France avec le jeune roi de Navarre, chef
du parti protestant en France, avait parti indiquer un rapprochement dans les
esprits et annoncer un meilleur avenir, quand tout-à-coup, au commencement de
septembre, le bruit d'horribles massacres, exécutés sur toute la surface de ce
royaume, passe les monts avec la rapidité du vent, vient semer l'angoisse et jeter
la terreur dans l'âme de tous les réformés. Tout ce qu'il y avait de plus considéré
dans les rangs de leurs frères avait été perfidement égorgé, la plupart dans leur
lit, en cette nuit odieuse de la Saint-Barthélémi. La boucherie avait continué les
jours suivants (5).
À cette époque, le même gouverneur des terres françaises au-delà des monts,
Louis de Birague, essaya d'enlever à la vallée vaudoise de la Pérouse (passée
sous la domination de la France, en 1562) l'exercice public de sa religion. Les
Églises réclamèrent, s'appuyant sur ce que le roi, lors de leur annexion à la
France, avait reconnu leurs privilèges et libertés, tant ecclésiastiques que
politiques, et leur en avait garanti l'exercice. Ne pouvant les persuader de céder.
Birague recourut à la force. Cependant, craignant que les Vallées Vaudoises,
restées sous l'autorité de la Savoie, ne secourussent leurs soeurs dans la détresse,
il obtint du duc qu'une défense leur fût faite d'intervenir. Mais si les braves
Vaudois, fidèles à leurs traditions et aux exemples qu'ils avaient tant de fois
donnés, exprimèrent dans leur réponse leur dessein bien arrêté de respecter la
volonté de leur souverain dans tout ce qui regardait ses intérêts ainsi que sa
gloire, ils ne se montrèrent pas moins décidés à servir Dieu invariablement et à
soutenir, par tous les moyens en leur pouvoir, la religion menacée dans les droits
comme dans la personne de leurs frères du val Pérouse.
Le nouveau gouverneur pour le roi de France, Charles de Birague, renonçant
bientôt aux mesures de persuasion que son frère défunt avait essayées, rassembla
des troupes, et en juillet 1573, les lança sur le village de Saint-Germain. Cinq
pauvres villageois furent faits immédiatement prisonniers et conduits à Pignerol.
(Quelques jours après, ils furent condamnés à être ramenés près de leur bourgade
pour y être pendus.) Le joui, même de la prise de ces cinq hommes, les gens
d'Angrogne, conduits par le vaillant Pierre Frasche, se précipitèrent de leurs
hauteurs dans la plaine au secours de leurs frères, en danger, et réunis à eux ils
repoussèrent l'ennemi. Des contingents de toutes les communes des Vallées
venant, les jours suivants, grossir la troupe vaudoise, celle-ci se trouva en état de
tenir tête aux deux divisions françaises qui, de la Pérouse et de Pignerol,
l'assaillaient à la fois. Après plus d'un mois d'attaques inutiles et d'une vaillante
défense, la paix étant désirée aussi bien dans un camp que dans l'autre, on tomba
«accord assez facilement. Pour satisfaire aux convenances., ou plutôt pour
sauver les apparences, on convint que les Vaudois du val Pérouse présenteraient
une requête pour obtenir la paix et l'exercice de la religion que leurs pères,
écrivirent-ils, avaient suivie de temps immémorial. Ils s'engagèrent aussi à
suspendre pour un mois leur culte publie, et, ce qui était plus grave quoique
remédiable, à congédier leur pasteur Guérin (6). À ces conditions, les Vaudois de
la vallée de Pérouse obtinrent la conservation et la garantie de leurs coutumes et
en particulier de la capitulation accordée par le duc de Savoie, leur ancien
seigneur, aux Vallées Vaudoises, dont ils faisaient partie. Ainsi se termina, à la
satisfaction de tous, la lutte appelée guerre de la Radde, dut nom de l'officier qui
commandait les troupes françaises.
Pendant ces troubles, et dans le voisinage de la contrée attaquée, l'Église
vaudoise avait obtenu, par le zèle de ce même pasteur Guérin, que les siens
sacrifièrent pour avoir la paix, un succès moral notable, qui fut sans doute la
cause de son éloignement.
Pramol, dont les divers hameaux occupent le centre d'un vallon solitaire au nord-
ouest de Saint-Germain, entre la Séa (ou arête) d'Angrogne, vers le midi et les
dernières, ramifications des montagnes de la vallée de Saint-Martin, au nord,
Pramol avait jusqu'alors compté des papistes et un curé dans son enceinte. Mais
Guérin y étant monte un dimanche ! Pour célébrer le service divin, apostropha le
prêtre qui avait achevé sa messe, lui demandant s'il aurait bien le courage de
soutenir que la messe qu'il avait chantée fût bonne. Le pauvre homme montrant
un assez grand embarras à celte interpellation, Guérin, qui ne, voulait pas
paraître abuser de l'avantage de l'attaque contre un adversaire non préparé et
surpris, le quitta en lui disant que, le dimanche suivant, il lui démontrerait, par la
Parole de Dieu, et par le missel même dont il se servait pour la chanter, qu'elle
était pleine d'erreurs. Le dimanche suivant, le ministre étant monté à Pramol, n'y
trouva ni prêtre ni messe. Le serviteur du pape avait fui le combat. Guérin, dans
une allocution aux ouailles délaissées, les pressa d'éclairer leur conscience et leur
offrit d'être leur guide dans l'étude de la Parole du salut. Ces hommes, déjà à
moitié persuadés, se rendirent assidûment à son domicile de la Balma, entre
Pramol et Saint-Germain, et en peu de temps, tons se déclarèrent pour l'Évangile
de notre Seigneur Jésus-Christ. La population évangélique étant
considérablement augmentée par cette conversion des papistes du vallon, Pramol
fut dès-lors érigé en paroisse et pourvu d'un pasteur particulier.
À l'occasion des troubles de la Pérouse et du secours que les Vaudois des vallées
de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin avaient porté à leurs frères dans la
détresse, Castrocaro renouvela ses mesures de rigueur; mais la faveur de la
duchesse les fit révoquer, ou du moins en affaiblit l'effet. Ce fut la dernière fois
que Marguerite de France, duchesse de Savoie, donna aux Vaudois, méconnus et
opprimés, une preuve signalée de sa bienveillance. Princesse éclairée et
compatissante, elle osa accepter et garda jusqu'à sa mort, arrivée le 19 octobre
1574, le rôle difficile de médiatrice. C'est sans doute à elle, après Dieu, que les
Vaudois durent les conditions comparativement plus douces qui leur furent
accordées à cette époque si orageuse, marquée par la persécution et par la mort
de tant de leurs frères réformés, en France, en Espagne, en Italie et ailleurs.
En 1592, les Vallées Vaudoises, qui avaient passé quelques années dans une
assez grande tranquillité, furent occupées subitement, ainsi qu'une partie de la
plaine, par une armée française sous les ordres du sire de Lesdiguières, chef
aussi habile que courageux, qui venait d'enlever le haut Dauphiné aux ligueurs,
ou parti catholique. Durant cette occupation, ce général fortifia Briquéras, à
l'entrée de la vallée de Luserne, rétablit le château de ce dernier lien et rasa ceux
de la Tour et de la Pérouse. Gentilshommes et habitants des Vallées durent prêter
serment de fidélité ait roi de France. Ils ne le firent qu'à regret, après plusieurs
représentations et un premier refus. L'occupation ne dura que deux années. À la
fin de 1594, Lesdiguières dut battre en retraite, ayant perdu l'importante place de
Briquéras, et le duc rentra en possession de cette partie de ses états. Mais comme
si ce n'eût pas été assez pour les pauvres Vaudois d'avoir été chargés de
logements militaires et de contributions de guerre, d'avoir essuyé toute sorte de
maux, même le pillage et l'incendie (7), il fut même un moment question, en
conseil, de les punir encore pour le serment qu'ils avaient dû prêter à la couronne
de France en même temps que leurs seigneurs et les autres papistes, à qui
cependant on n'en faisait point un crime. Il se trouva heureusement au conseil du
duc des hommes consciencieux, qui, sachant que les Vaudois avaient
premièrement pris avis à Turin, et qu'ils n'avaient agi comme ils l'avaient fait
qu'avec l'autorisation tacite de la duchesse (le duc se battait alors en Provence) et
de son conseil, firent agréer leurs explications et excuses, mais non sans peine.
Au bruit des armes, au tumulte des gens de guerre, aux réclamations qui
surgissent de leur passage comme de leur départ, succéda un bruit de voix
animées, un tumulte de gens d'église, de moines et de prêtres, déclamant,
réclamant, insistant, assourdissant, disputant, récriminant, injuriant parfois, et ce
qui est pire, fomentant la haine, la défiance et les divisions, recourant à la
tromperie, à l'intimidation et jusqu'aux persécutions qui s'accomplissent dans
l'obscurité silencieuse des cachots. Le jeune duc avait, il est vrai, en traversant la
vallée de Luserne, rassuré ses fidèles sujets vaudois par ces paroles (8) : «
Soyez-moi fidèles et je vous serai bon prince, et même bon père; quant à votre
liberté de conscience et à l'exercice de votre religion, je n'y veux faire aucune
innovation ; je ne changerai rien à votre mode de vivre usité jusqu'à présent; et si
quelqu'un entreprend de vous y troubler, venez à moi, et j'y pourvoirai. » Mais le
duc n'avait pas pu refuser à son clergé l'autorisation de faire une mission, même
des missions régulières aux Vallées ; et il n'en fallait assurément pas davantage
pour créer bien des troubles et des tourments au sein de celles-ci.
L'archevêque de Turin se fit voir aux Vallées avec une suite nombreuse. On
semblait attendre un grand effet de sa présence. Les Vaudois, éblouis par l'éclat
qui entoure un prince de l'Église, allaient, pensait-on, se jeter à ses pieds ; ou du
moins, s'ils retardaient encore un peu leur passage au papisme, ils écouteraient
avec faveur les missionnaires placés sous son haut patronage et installés par lui.
Ces missionnaires étaient, les uns, des jésuites dans la vallée de Luserne; les
autres, de révérends capucins, dans celles de Pérouse et de Saint-Martin.
***
(1) En effet, par cette mesure, les marchés de plusieurs petites villes
frontières et de Pignerol même se trouvaient privés d'abondants
approvisionnements, etc.
(5) On croit que plus de cent mille huguenots (nom qu'on donnait en France
aux réformés) furent massacrés à cette époque.
(6) Guérin néanmoins ne fut pas perdu pour les Vallées. Il ne fit que passer
dans une autre paroisse.
(9) « Si vous étiez en dispute, dit-il, touchant les qualités d'un bon cheval ou
d'une bonne épée, je vous dirais mon avis, parce que j'y entends quelque
chose ; mais je n'entends rien à vos controverses, et cela étant, je ne veux
pas m'y ingérer. Au reste, je dois vous avertir que j'ai ordre de son altesse de
me rendre promptement à Turin, etc. »
CHAPITRE XXI.
Vers la fin de l'an 1599, le duc ayant fait un voyage en France, les adversaires
des Vaudois crurent le moment favorable pour les molester. Ils voulurent les
obliger à chômer les fêtes papistes en quelques lieux où cette sujétion n'avait
jamais existé, et fermèrent les écoles en d'autres endroits. La moindre résistance
entraînait la prison dont on ne sortait qu'à prix d'argent, ou en promettant d'aller
à la messe. De plus, on plaça comme curé à la Tour un homme entreprenant,
Ubertin Braide, qui revendiqua des évangéliques la dîme dont ils étaient
affranchis dès 1561, et sur leur refus, il fit saisir leurs effets par la justice. Il
s'ensuivit une excessive irritation chez plusieurs. L'on craignit des troubles. Mais
une députation envoyée au duc, alors en Savoie, obtint le redressement des
griefs. Le prêtre ayant été débouté de ses prétentions, le calme parut renaître.
Cependant des jeunes gens mal inspirés rallumèrent, par un acte répréhensible, le
feu à peine caché sous la cendre. Ils effrayèrent un soir par leurs cris le prêtre
retiré dans sa cure. Celui-ci, craignant quelque vengeance, s'enfuit chez un
gentilhomme du voisinage.
L'affaire fut envisagée comme criminelle. L'on fit des enquêtes. Les jeunes gens
bien connus devaient être conduits à Turin. L'arrivée d'une escouade d'archers
leur fit prendre la fuite. Ne comparaissant pas à l'audience, ils furent condamnés
par contumace et bannis des états de son altesse. Cet événement fut la source de
nombreux déplaisirs pour les pasteurs, gardiens vigilants de la morale publique,
et une cause prolongée de troubles, même de délits et de crimes. Car ces jeunes
gens contraints de fuir leurs demeures, sans moyen régulier d'existence,
réclamaient souvent par la force ce qu'ils n'obtenaient pas par bienveillance. Des
gens dépravés, dont plusieurs papistes, profitèrent de la confusion générale pour
commettre dans l'ombre des iniquités, assurés qu'ils étaient qu'on les attribuerait
aux bannis.
L'effort papiste ne s'arrêta pas là. On tenta d'induire à l'abjuration, par flatteries
et par menaces, les membres de l'Église vaudoise, domiciliés dans le bourg de
Luserne ainsi que dans les villes de Bubbiana, Campillon et Fenil, sur la lisière
du Piémont, où ils ne jouissaient pas du droit de pratiquer leur culte
publiquement. Le gouverneur de la province, Ponte, pour les intimider, dénonçait
aux récalcitrants, par des édits publiés à grand bruit, l'expiration de leur permis
de séjour. L'archevêque de Turin, présent aussi sur les lieux, faisait paraître les
intéressés devant lui, les flattait par de douces paroles, ou cherchait à ébranler
leur foi par des raisons qu'il croyait sans doute plausibles. Dans ce dernier but, et
pour leur agréer, sans penser mûrement au danger que courait sa cause, il
provoqua même une dispute publique, qui eut lieu à Saint-Jean, entre son
délégué, le professeur et recteur des jésuites à Turin, Marchesi, et le pasteur
Auguste Gros, ancien professeur papiste, converti depuis longtemps, homme de
talent, de science et de grande piété. Cette dispute, qui affermit dans leur
croyance les Vaudois qu'elle avait attirés, ne fut pas renouvelée, malgré le bon
vouloir du ministre, n'ayant pas produit les résultats que l'archevêque en espérait.
À un jour marqué, les quatre personnages les plus considérés d'entre les Vaudois
de Bubbiana, qui, par leur influence, à ce que disaient leurs adversaires, avaient,
jusqu'alors rendu inutiles les efforts réunis du gouverneur irrité et de l'insinuant
archevêque, furent mandés à Turin, au nom du prince, et furent introduits l'un
après l'autre en sa présence. Le premier, appelé Valentin Boule (ou Bolla), après
avoir ouï les paroles affectueuses de son altesse, lui exprimant son vif désir qu'il
embrassât sa religion, supplia respectueusement son souverain de lui permettre
de demeurer fidèle à Dieu selon sa Parole. Est-il nécessaire d'ajouter que le duc
n'insista pas, et qu'il lui permit de se retirer en lui disant : Vous m'auriez
assurément fait un grand plaisir en déférant à mes remontrances, mais je ne veux
pas faire violence à votre conscience. Pendant que Valentin Boule s'éloignait,
sans avoir pu échanger une parole avec les trois autres, on annonça perfidement
à ceux-ci que leur frère et ami avait cédé au désir du duc et lui avait donné sa
parole d'abjurer. Trompés par ce rapport, déconcertés par l'apparente défection
de celui qu'ils considéraient comme le plus fidèle, ils promirent l'un après l'autre
ce qu'on désirait d'eux si ardemment. Une partie de leurs amis de Bubbiana
suivit leur exemple. Toutefois plusieurs rentrèrent par la suite dans l'Église.
Les Vaudois, recevant de divers côtés le conseil de se tenir sur leur garde,
comprirent toute la grandeur du danger; mais, au lieu de recourir aux moyens de
défense humaine, ils n'eurent qu'une pensée, celle d'implorer l'assistance si
souvent éprouvée de leur céleste protecteur, bien persuadés qu'ils étaient de cette
vérité que si l'Éternel ne garde la ville celui qui la garde veille en vain. On
exhorta le peuple à la repentance et à redresser sa vole en plusieurs points. Les
pasteurs les plus aptes à la chose parcoururent les Églises, s'attachant surtout aux
plus malades. On s'adressa aussi aux moins coupables des bannis et on fit appel à
leurs meilleurs sentiments. Surtout, on s'humilia par un' jeûne solennel, le Il et le
12 d'août 1602. Peu après, on vit arriver dans la vallée de Luserne le gouverneur
de Turin avec le prévôt général et une grande compagnie de gens de justice. Ils
venaient juger les bannis que les communes avaient eu ordre de livrer. En place
de ceux-ci, on voulut remettre au gouverneur une requête pour son altesse, qu'il
refusa. Il publia quelques ordres sévères et s'éloigna (2).
Pendant que les Églises se préparaient à rédiger une nouvelle requête au duc,
quelques faits se passèrent qui ne devaient pas contribuer à rétablir le calme. Les
Vaudois de Pinache (val Pérouse), ne pouvant depuis longtemps obtenir justice à
l'égard d'un temple dont on leur contestait l'usage, s'emparèrent de celui du
Dublon, auquel ils avaient également droit, abandonnant en retour aux papistes
leurs droits sur le précédent. Des menaces et quelques troubles s'ensuivirent,
toutefois sans issue fâcheuse. À Luserne, un jour de marché, en mars 1603, l'on
aperçut six des bannis. Cernés et attaqués dans une rue étroite, ils se firent jour à
main armée, en tuant entre autres un capitaine Crespin. L'un d'eux étant tombé
plus loin, en sautant d'une muraille, et s'étant fracturé la cuisse, fut pris, jugé et
condamné à être écartelé. On fit venir pour l'exécution une compagnie
d'infanterie, qui demeura ensuite plusieurs mois pour protéger Luserne contre les
attaques redoutées des bannis.
Au mois d'avril, les Vallées reçurent l'heureuse nouvelle que, par l'intercession
du comte Charles de Luserne, le duc Charles-Emmanuel leur accordait la plupart
de leurs demandes, notamment la grâce des bannis, à la réserve de quelques-uns
qui étaient nommés. Cette issue réjouit bien des coeurs, mais pour quelques jours
seulement, car l'on s'aperçut bientôt que toutes les difficultés n'étaient pas
aplanies. Comment l'auraient-elles été, quand il semble que c'était de principe
admis, dans les relations avec les Vaudois, de ne considérer les concessions et les
promesses qui leur étaient faites que comme un pis-aller, en attendant qu'on pût
les révoquer ou en entraver l'exécution?
Enfin, après une nouvelle mission du comte Charles aux Vallées, cette fois en
compagnie du prévôt général de justice, toutes les difficultés parent être levées.
Un temple fut concédé à ceux de Pinache. Les bannis furent graciés à l'exception
de cinq, et les Vallées s'engagèrent à payer une somme convenue, à titre de
dédommagement pour les dégradations de temples papistes attribuées à des
Vaudois.
Des jours paisibles succédèrent à ceux assez tristes qui venaient de s'écouler. Ils
ne furent interrompus que par des événements ordinaires. L'Église de la Tour
agrandit son temple, malgré l'opposition des papistes, et grâce à la faveur du duc
qui intervint. L'année 1605, la dysenterie emporta beaucoup de monde aux
Vallées, entre autres le pasteur du Villar, Dominique Vignaux, natif de Pénasac
en Gascogne, noble de naissance et de port, de moeurs pures, très-lettré, bon
théologien, employé pour l'ordinaire dans les affaires majeures des Églises. C'est
à lui qu'on avait confié le soin de recueillir les écrits originaux des Vaudois en
langue romane ou vaudoise et en latin (3), qui furent remis à Pierre Perrin,
pasteur dans le Dauphiné, d'après le voeu du synode de France, pour l'éclairer
dans ses travaux sur l'histoire des Vaudois.
L'année 1613 et la suivante, les Vaudois durent eux-mêmes prendre les armes
pour le service de leur prince. Ils fournirent plusieurs compagnies de milices qui
se conduisirent parfaitement, tant au siège de Saint-Damian que dans Verceil et
ailleurs. On leur accorda de pouvoir se réunir entre eux matin et soir pour faire
leurs prières accoutumées. En plusieurs lieux, surtout dans les 'villes, ils furent
reçus avec amitié. Leurs hôtes les questionnaient sur des points de religion et
leur témoignaient le désir de connaître la vérité; quelques-uns même faisaient
voir qu'elle ne leur était pas étrangère. Mais dans les lieux écartés l'on s'enfuyait
à leur approche, et l'on tremblait de leur fournir le logement. Car, ainsi que dans
les siècles reculés, la superstition papiste les dépeignait comme des hommes
monstrueux dont plusieurs n'avaient qu'un oeil au front; elle garnissait leur
bouche de quatre rangées de dents longues et noires, destinées à broyer la chair
et les os des petits enfants qu'ils aimaient, racontait-elle, à rôtir sur la braise.
La population de Saint-Jean fort accrue, se trouvant trop à l'étroit dans le local
où se faisait le service divin accoutumé, s'était construit un temple plus vaste.
Une influence puissante à la cour le fit fermer (4). Le même esprit priva les
Vaudois de Campillon de l'usage de leur ancien cimetière, attenant à celui des
papistes. Les Vallées eurent même à payer six mille ducatons pour arrêter un
déploiement de rigueurs, auxquelles une tentative d'enterrement à main armée
dans le cimetière contesté avait donné lieu.
Doit-on s'étonner que le résultat ait trompé leur espoir et les ait jetés dans des
perplexités nouvelles? La réponse favorable aux papistes mettait les trois mille
ducatons entièrement à la charge des évangéliques; de plus elle les condamnait, à
démolir six de leurs temples, sous le prétexte qu'ils étaient hors des limites, ce
qui n'était nullement. Tel était donc le fruit amer de la division des Vallées, et de
l'union des Vaudois avec les ennemis de leur religion. Mais ceux du val Pérouse
n'étaient pas au bout de leurs peines. Un mémoire explicatif, dans lequel ils
demandaient des conditions plus douces, attardé par une fatale négligence, ne fut
pas présenté à temps. L'ordre de démolir au moins le clocher de Pinache ayant
été répété dans l'intervalle par le gouverneur de Pignerol, sans être suivi d'aucune
exécution, les Vaudois s'en référant à leur requête et ne s'en mettant plus en
peine, tandis que leurs ennemis travaillaient sous main contre eux, le prince aux
yeux de qui on les avait noircis se prépara à les châtier sévèrement. Ceci s'était
passé en 1623.
Un moine, le père Bonaventure, essaya aussi d'une guerre d'un nouveau genre.
Familier, flatteur, se faisant bien vouloir des enfants, il parvint à enlever
plusieurs garçons de dix ou douze ans, dans les villages bas de la vallée de
Luserne, touchant au Piémont (5), où d'ancienneté les Vaudois et les papistes
vivaient entremêlés. Les enfants ne furent jamais rendus à leurs parents. Et,
quelques démarches qu'on pût l'aire, la meilleure réponse que l'on obtint de
l'autorité civile fut que ces actes n'étaient imputables qu'aux moines et qu'on ne
savait qu'y faire.
Une menace d'invasion du Piémont par une armée française, sous les ordres du
marquis d'Uxel, en 1628, fournit l'occasion aux Vaudois de prouver leur fidélité
à leur souverain et de recevoir, à leur tour, la preuve de la pleine confiance qu'ils
inspiraient. On leur confia la garde de plusieurs passages de leurs montagnes qui
étaient particulièrement menacés, et on leur accorda, à leur instante prière, de
servir isolément, sans être mêlés aux autres troupes de son altesse. Leurs
compagnies étaient toutes commandées par des officiers sortis de leurs rangs et
choisis par eux. Les chefs supérieurs seuls appartenaient à l'armée régulière. Il ne
se livra qu'un petit; nombre de combats, dans lesquels l'armée d'Uxel. eut le
dessous, et auxquels elle mit fin elle-même en se retirant
Déjà une semblable tentative avait eu lieu partiellement à la fin du dernier siècle,
et avait abouti à l'établissement définitif des capucins au Perrier, bourg papiste
de la vallée de Saint-Martin. Mais, cette fois, il ne s'agissait de rien moins que de
doter chaque commune vaudoise d'un couvent de moines. Pour les faire agréer
aux populations, on s'y prit de toutes les manières, sans scrupule. À Bobbi, la
finesse prédomina; à Angrogne, l'ostentation, l'éclat et les menaces; à Rora, la
violence. Le prieur de Luserne, Marco Aurelio Rorenco, ou Rorengo, à la tète
des prêtres, le comte de Luserne, le plus puissant des seigneurs de la vallée, et le
comte Righino Roero, au nom du gouvernement, n'épargnèrent aucune peine
pour arriver à leur fin. On fit même intervenir l'héritier du trône, le prince de
Piémont, Victor-Amédée. On remit de sa part à chaque commune une lettre, dans
laquelle il annonçait d'abondantes distributions de blé et de riz (l'hiver de 1628 à
1629 était sévère, l'on souffrait de la disette); il demandait pour ces denrées et
pour leurs distributeurs, qui devaient être les moines, une maison fournie par la
commune. Mais, quelque effort qu'on fit à Angrogne, on ne put obtenir pour eux
l'hospitalité, même une seule nuit. Après quelque temps de séjour à Bobbi, au
Villar et à Rora, ils durent céder à la volonté générale et s'éloigner. Comme ils
résistaient avec trop d'obstination en ce dernier lieu, quelques femmes les
emportèrent sur leurs bras une partie du chemin. Des tentatives échouèrent dans
la vallée de Pérouse, à Saint-Germain et à Pramol. Ainsi la messe ne put être
célébrée nulle part dans les communes vaudoises, si l'on excepte peut-être Saint-
Jean et le bourg de la Tour, dans lequel le culte évangélique n'était pas toléré.
C'est dans ce dernier lieu que le moine Bonaventure (que Gilles appelle le porte-
enseigne de toute leur fourmilière) recueillit toits ses confrères et qu'ils
s'établirent. Il n'est pas sans importance de rappeler ici, qu'à cette époque, le
culte romain ou papiste n'avait aucun desservant, ni temple, ni autel, dans la
presque totalité des Églises vaudoises des trois vallées.
Les Vallées se remettaient à peine des inquiétudes que leur avaient données les
efforts des moines et de leurs puissants protecteurs, lorsque l'arrivée d'une armée
française devant Pignerol, au printemps de 1630, les jeta dans la plus grande
perplexité. Le maréchal de Schomberg, qui la commandait, exigeait une prompte
soumission à son roi. Les troupes, sous ses ordres, pillaient et ravageaient les
lieux accessibles des trois vallées. Il venait de réduire Pignerol et sa citadelle, où
les milices vaudoises tenaient garnison. Déjà il occupait Briquéras, à une lieue
de Saint-Jean, avec mille chevaux et quinze mille fantassins. Le dernier des
quatre jours de réflexion, accordés à grand'peine aux Vaudois, tirait à sa fin et ils
délibéraient encore. Le secours promis par son altesse, que l'on avait avertie du
danger, n'arrivait pas. Au contraire, le bruit se répandait que le duc retirait ses
troupes derrière le Pô. Par ce mouvement, les Vallées étaient livrées à l'ennemi.
Elles se décidèrent donc pour la soumission, conjointement avec leurs seigneurs
papistes, toutefois à la condition que leurs milices ne seraient point contraintes à
porter les armes contre son altesse, hors de leur territoire. Parmi les quinze
articles de la capitulation, signée et jurée peu après, il en est un que le prieur de
Luserne, député du clergé de ladite vallée, avait essayé, d'exclure puis de
modifier, mais sans succès; il spécifiait que ceux de la religion réformée
jouiraient de la plénitude des droits que les édits leur assuraient en France, quant
à l'exercice de leur religion, et que nul ne pourrait les troubler en aucune façon.
À ces conditions, les trois vallées n'auraient guère connu d'autres maux, pendant
l'occupation française qui dura une année, que ceux qu'amenait le passage
continuel de troupes, de France en Piémont, et le transport d'un grand matériel, si
Dieu ne les eût visitées par une des plus sévères épreuves qu'il leur eût jamais
envoyées, par une maladie contagieuse et épidémique, apportée de France par
l'armée, à ce qu'il parait, et désignée comme une peste par l'histoire
contemporaine.
Les premiers cas furent signalés au commencement de mai 1630, dans la vallée
de Pérouse, puis dans celle de Saint-Martin, peu après dans celle de Cluson ou
de Pragela, et seulement plus tard dans la vallée de Luserne. Les pasteurs et les
députés des Églises, réunis à Pramol pour prendre des mesures contre un mal si
terrible, ne négligèrent rien de ce qui pouvait en arrêter la marche. Ils pourvurent
entre autres aux achats de médicaments, ainsi qu'à l'assistance régulière et
suffisante, des pauvres. On aurait aussi désiré de célébrer un jeûne général et
publie; mais ne voyant pas comment il serait possible de le faire avec solennité,
au milieu d'un si grand encombrement de troupes, d'approvisionneurs, de gens
d'affaires, d'allants et de venants, on se borna à ce que chaque pasteur pourrait
obtenir de son Église par ses exhortations à la repentance, tant en public qu'en
particulier. La maladie étendait ses ravages et sévissait avec fureur. Toutes les
maisons, dans certaines localités, comptaient des morts ou des mourants. Le
manque de vivres, déjà fort sensible au commencement de l'année, augmentait
tous les jours. On ne savait où s'en procurer. L'état de l'atmosphère contribuait
aussi à étendre le mal. En juillet et en août, la chaleur fut excessive. Ce dernier
mois fut le plus funeste. Sept pasteurs furent emportés par la peste, dans ce court
espace de temps. Quatre autres étaient déjà morts le mois précédent. Le
douzième mourut le mois suivant comme il s'apprêtait à partir pour Genève, où il
était député, pour y chercher de nouveaux pasteurs. Il n'en resta que trois, outre
un octogénaire invalide (6). Heureusement encore que, par une dispensation
providentielle, ils appartenaient à des vallées différentes; en sorte que chacune
d'elles ayant le sien, aucune ne manqua absolument de secours religieux; d'autant
plus que, sans craindre la mort qui les menaçait sans cesse, ils se multipliaient
pour ainsi dire, tant ils mettaient de zèle dans l'accomplissement de leurs devoirs.
Ils se transportaient de village en village, prêchaient en plein air aux valides, et
visitaient à domicile des centaines de mourants. Eux-mêmes durent veiller, à
réitérées fois, dans leurs presbytères auprès du lit de parents chéris. Le seul
pasteur restant dans la vallée de Luserne, Pierre Gilles, pasteur de la Tour,
l'auteur d'une histoire des Églises vaudoises, justement appréciée (7), que nous
avons eue constamment sous les yeux dans la rédaction de celle-ci, ne perdit pas
moins de quatre fils pleins d'espérance.
Si la peste se ralentit quelque peu pendant l'hiver, ce ne fut que pour s'étendre an
printemps dans les bourgades élevées qu'elle avait épargnées. Enfin, elle cessa
tout-à-fait en juillet 1631, après avoir duré plus d'une année. La moitié de la
population avait disparu. La plupart des maris vivants avaient perdu leurs
femmes; presque toutes les femmes étaient veuves et les filles orphelines. Des
grands-pères et des grands-mères, chargés d'années, restaient seuls., eux qui
comptaient auparavant avec joie de nombreux enfants et petits-enfants, soutiens
et espérance de leur vieillesse. Le coeur se serrait à l'ouïe des cris de petits êtres,
désormais orphelins, appelant d'une voix triste et fatiguée le nom chéri de leurs
parents, de l'absence prolongée desquels ils ne pouvaient se rendre compte.
La proportion des morts fut à peu près la même partout; elle monta à la moitié de
la population, tant vaudoise que papiste. La vallée de Saint-Martin estima sa
perte à mille et cinq cents Vaudois et à cent papistes; celle de Pérouse à plus de
deux mille Vaudois; l'Église de Rocheplatte à cinq cent cinquante, qu'il faut
ajouter aux précédents. Les morts de la vallée de Luserne, y compris ceux
d'Angrogne, montèrent à environ six mille Vaudois, dont huit cents dans la
commune de la Tour. Ce qui fait un total de plus de dix mille Vaudois enlevés en
un an par la mortalité. Un nombre considérable de familles s'éteignirent
entièrement. Nous n'avons point compté les étrangers aux Vallées, qui étaient
venus demander à l'air pur des montagnes la conservation de leur vie, et qui
n'avaient obtenu du sol qu'un tombeau. Et encore des centaines en furent privés.
Les soldats, les vivandiers, les pauvres que la peste renversait morts, hors des
routes, y restaient sans sépulture infectant, l'air de leurs cadavres. En divers
lieux, on brûla des maisons où plusieurs morts se trouvaient, afin de n'avoir pas à
les enterrer.
Vers la fin de l'automne, on voyait encore en beaucoup de contrées les blés dans
les champs, les raisins dans les vignes, et toute sorte de fruits dans les
possessions, se perdre, sans que personne les récoltât. Des terres excellentes
restèrent sans culture. Le salaire des ouvriers augmenta prodigieusement à cause
de la rareté de ceux-ci.
Au milieu de tant de maux, une seule chose fut prospère,... la piété, ce fruit
exquis auquel est faite la promesse de la vie présente et de celle qui est à venir.
« Le zèle du peuple, dit Gilles dans son langage naïf, à se trouver és prédications
en la campagne,, or ci, or là, estoit fort grand: et chacun s'esmerveilloit et louoit
Dieu de l'assistance qu'il nous faisoit parmi les afflictions tant cuisantes et
espouvantables. »
Pendant la peste l'on avait appris la mort du duc Charles-Emmanuel, qui avait
régné cinquante ans et qui s'était généralement montré favorable à ses fidèles
sujets vaudois, autant du moins que les intrigues incessantes de leurs ennemis le
lui avaient permis.
La nouvelle de la paix conclue entre le roi de France et le duc de Savoie, vint
aussi relever les esprits abattus par tant de secousses successives. Les Vallées, en
effet, retournèrent, à la fin de l'année, sous la domination de Savoie, à l'exception
de la portion du val Pérouse qui est située sur la rive gauche du Cluson, laquelle
resta aux Français ainsi que Pignerol.
Il semblait que la guerre et la peste, ces fléaux de Dieu, une fois éloignées de ces
campagnes et de ces vallons désolés, il deviendrait possible aux survivants de se
remettre doucement de tant de souffrances, de sécher leurs pleurs,... et de jouir
de quelques jours calmes et paisibles. En effet, tous les liens se resserraient, il
s'en formait aussi de nouveaux par de nombreux mariages : tant de personnes
isolées se rapprochaient et cherchaient les unes auprès des autres un mutuel
soulagement. Les travaux reprenaient quelque activité. L'on échangeait quelques
paroles d'espérance, assis à l'ombre des grands châtaigniers, à l'heure du loisir,
ou auprès du feu pétillant des chalets, sur les hautes Alpes, à la tombée de la
nuit.
Mais leurs peines n'étaient pas finies. La jeune génération, échappée à la peste,
devait supporter un jour tout ce que la barbarie peut inventer de plus cruel. En
attendant, elle allait se former à la patience, au milieu des vexations et des
intrigues sourdes ou avouées qui devaient les précéder, et que nous allons
raconter au chapitre suivant. (Voir pour ce chapitre, dans GILLES, les chapitres
XXX à LX.)
***
(1) Ce marquisat fut cédé au Piémont par la France cette même année, par
le traité de Lyon.
(2) A son arrivée à Turin il fut arrêté et disgracié, mais pour des causes
étrangères à notre histoire.
Le premier soin des Églises vaudoises, en 1631, à leur retour sous la domination
de Savoie, fut d'envoyer une députation à son altesse Victor-Amédée 1er. avec
mission de demander, après les hommages et les félicitations, la confirmation
générale de leurs privilèges, et en particulier des grâces et concessions,
accordées par son auguste père, l'an 1603, et entérinées l'an 1620. Cette
démarche n'était pas seulement commandée par la convenance; elle était devenue
indispensable, à cause de l'acharnement avec lequel des prêtres et d'autres
papistes les desservaient et les accusaient auprès de son altesse. Le succès se fit
attendre. Les députés furent, il est vrai, reçus avec bienveillance par leur
souverain, mais la confirmation de leurs privilèges fut renvoyée après l'examen
de quelques points qu'on les accusait d'avoir transgressés ou mal observés. Mais
quoiqu'il fût facile d'éclaircir les faits en question, les mois, les années se
succédèrent sans qu'on pût obtenir la confirmation désirée. Les commissaires
délégués par la cour étaient évidemment d'accord, pour étouffer ou voiler la
vérité, avec les intrigants papistes qui attisaient le feu, à la tête desquels figurait
l'ardent prieur de Luserne, Rorenco ou Rorengo. Ces hommes, aveuglés par la
passion, soulevaient des difficultés toujours nouvelles.
Ils soutenaient que l'habitation des Vaudois dans Luserne était de fraîche date,
tandis que les plus vieux papistes de, l'endroit étaient prêts à témoigner que, dès
leur première enfance, ils y avaient vu établies les mêmes familles, auxquelles
on contestait aujourd'hui le domicile. Il est vrai de dire, et nous l'avons remarqué
au chapitre précédent, qu'on avait, pendant quelques années, contraint les
Vaudois à sortir de ce bourg, où ils étaient revenus ensuite s'établir. On contestait
également le droit d'habitation aux Vaudois de Campillon, de Fenil et de
Bubbiana. Toutefois la démonstration de leurs droits était facile. Ils avaient pour
eux le fait du domicile non interrompu et la lettre du traité de 1561, qui, sans les
nommer, les désignait suffisamment, comme d'ailleurs les rôles remis alors au,
comte de Raconis en faisaient foi.
Les mêmes adversaires faisaient un crime aux Vaudois d'avoir acheté des biens
de catholiques romains, tandis qu'on pouvait prouver leur droit par un grand
nombre d'instruments anciens aussi bien que nouveaux, actes bien en règle,
rédigés par main de notaires et sanctionnés par des juges, les uns et les autres de
la religion romaine.
Enfin, ils paraissaient même trouver mauvais l'emploi des maîtres d'école
évangéliques, comme si c'eût été une nouveauté aux Vallées, tandis qu'on
pouvait prouver que, de toute ancienneté, les Églises vaudoises en avaient eu
sans interruption. Le but particulier que ces intrigants papistes avaient en vue,
sur ce dernier point, était de substituer leurs moines aux maîtres d'école
évangéliques. Aussi, dans une des grandes conférences des députés des Vallées,
présidées par le commissaire ducal, pour l'arrangement de cette affaire, un
vieillard de Bobbi, Pierre Pavarin, à l'ouïe de l'offre que leur faisait faire son
altesse, d'envoyer, à ses dépens, pour tenir leurs écoles, des révérends pères,
aussi instruits que modestes et bien supérieurs à leurs régents, ne put contenir
son émotion et s'écria: L'on voudrait nous faire envoyer nos enfants à l'école des
moines? Pour moi, j'aimerais mieux voir consumer les miens sur un bûcher que
de les voir instruire par de telles gens. Il n'y eut pas jusqu'à la modeste et unique
cloche de Saint-Jean qui ne devint le point de mire des tentatives papistes. Ils ne
voulaient pas moins que la réduire au silence, ou la confisquer à leur profit, pour
la faire sonner ensuite dans leurs fêtes au grand déplaisir des Vaudois. Mais ceux
de Saint-Jean, qui d'ancienneté s'en étaient servis pour leurs assemblées et pour
d'autres usages encore, défendirent si bien leur droit qu'on ne put la leur enlever.
On eût désiré obtenir un aussi plein succès sur les autres points; mais Fauzon, le
commissaire ducal, écoutait plus volontiers les insidieux discours des papistes
que le droit. On faisait même difficulté de laisser exercer le notariat à M. Étienne
Mondon, le seul Vaudois de son état qui eût échappé à la peste, et on refusait
d'en admettre, aucun autre à cet office, qu'ils avaient cependant exercé de tout
temps, Les frères Goz (Gos), l'un docteur en droit, l'autre en médecine, l'un et
l'autre réfugiés du marquisat de Saluces, venaient d'être invités par le duc à
transporter leur domicile hors de la Tour et de la vallée de Luserne. Quelle
espérance fondée d'obtenir la sanction ducale pour les anciennes concessions
pouvait-on conserver, quand on voyait l'intolérance menacer tout et donner déjà
des preuves palpables de son retour ? Ce fat donc inutilement que l'on attendit
les lettres patentes qu'on avait sollicitées. Elles ne furent plus expédiées.
Loin de là, la persécution ouverte qui éclata contre les Vaudois de Saluces (1),
soumis alors au même prince, vint éclairer ceux des trois vallées sur la nature
des desseins qu'on méditait contre eux. Il restait dans les montagnes de Saluces,
vers les sources du Pô, au pied du Viso, quelques débris des anciennes Églises
vaudoises. Leur isolement dans des vallons élevés, leur possession du sol de
temps immémorial, leurs moeurs paisibles et leur résistance calme, mais
soutenue, aux séductions comme aux tentatives d'oppression papiste, les avaient
préservés de la ruine qui avait atteint toutes les autres Églises du marquisat.
Pravilhelm, Biolets, Bietoné et quelques autres lieux, dans le voisinage de
Païsana, jouissaient encore de la pure clarté de l'Évangile de Jésus-Christ. Mais
la peste avait réduit leur nombre de moitié. On n'avait plus à craindre leur
résistance. Un édit, du 23 septembre 1633, ne leur laissa le choix qu'entre le
papisme et l'exil. Deux mois leur étaient accordés pour vendre leurs biens et
s'éloigner, s'ils ne voulaient abjurer.
Deux d'entre eux, étant retournés peu après pour leurs affaires dans le marquisat,
y furent reconnus et emprisonnés. L'un, Julian, se racheta par une rançon
considérable; l'autre, Peillon, mourut sur les galères en persévérant dans la foi.
De tous les ennemis« des Vaudois, il n'y en avait point de plus actifs ni de plus
redoutables que les prêtres et les moines, comme on a déjà pu le voir. Ils l'étaient
surtout à l'époque où nous sommes parvenus. C'étaient eux qui s'opposaient le
plus au renouvellement et à l'observation des concessions et privilèges accordés
jadis aux Vaudois. Entre tous ces hommes d'église se faisaient remarquer le
prieur de Luserne, Marc Aurèle Rorenco, et le préfet des moines, Théodore
Belvédère. Pour atteindre plus sûrement leur but, en se saisissant de l'opinion
publique, ils eurent recours à l'imprimerie. Rorenco, le premier, publia en 1632,
sous le titre de Breve narrazione (2), un livre qui calomniait la religion et la vie
des chrétiens réformés, et spécialement des Vaudois. Il y avait recueilli les édits
contre les Vaudois arrachés à la bonne foi du souverain par les manoeuvres de
leurs ennemis, et révoqués, pour la plupart, peu après, par la justice et la
bienveillance éclairée de leurs altesses de Savoie. Et, quoique l'auteur eût parlé
des concessions accordées, il ne l'avait fait que d'une manière décousue,
incomplète et partiale. Le pasteur Valère Gros avait préparé une réponse qui ne
fut cependant point imprimée, grâce aux perfides conseils de quelques faux amis
papistes, et surtout des commissaires délégués aux Vallées qui assuraient qu'elle
n'était point nécessaire, vu le peu de cas que l'on faisait en haut lieu du livre de
leur adversaire; ce qui était faux.
Rorenco encouragé par ce succès publia, en 1634, de concert avec le préfet des
moines, Belvédère, des Lettres apologétiques, de peu de science, ou de peu de
conscience, dans lesquelles abondaient les railleries contre les Vaudois, de ce
qu'ils n'avaient pu répondre quoi que ce fût au premier livre. Cette fois, ce fut
l'historien P. Gilles, pasteur de la Tour, qui entra en lice; il réfuta les deux livres
précédents, dans des Considérations sur les Lettres apologétiques. Les deux
auteurs papistes répliquèrent, en 1636, par un ouvrage latin dont le titre surtout
s'annonçait assez pompeusement. Qui pourrait résister à cette Tour contre
Damas, à cette forteresse de l'Église romaine contre les incursions des calvinistes
? Une telle audace était réservée au même soldat de Christ contre qui la flèche
romaine était surtout lancée. Gilles publia en opposition à la Tour contre Damas,
la Tour évangélique, solide et bien bâtie sur le vrai fondement, sur la pierre de
l'angle qui est Christ. Le préfet des moines publia enfin un livre italien, dédié à
la congrégation pour la propagation de la foi, séant à Rome, sur l'état de l'Église
vaudoise, sur leur ordre (discipline), leur doctrine et leurs cérémonies, livre farci
de mensonges et de calomnies, dans lequel il insinuait obliquement la nécessité,
de leur extermination. Gilles le réfuta aussi, avec soin, dans un ouvrage spécial
approfondi et détaillé, chapitre par chapitre. Mais les accusations étaient mieux
accueillies de la généralité des lecteurs italiens que les réfutations, et, chose
déplorable, elles excitèrent sourdement à la haine et à la persécution. Qui dira
jusqu'à quel point ces productions monacales ont préparé la grande et
épouvantable persécution qui éclata quelques années après?
Un édit semblable à celui qui avait expulsé de leurs villages les Vaudois de
Pravilhelm, de Biolets et de Bietoné, vint jeter l'effroi dans la vallée de Luserne.
Le petit nombre de familles vaudoises, demeurées de reste à Campillon, bourg
de la plaine, compris encore dans la vallée de Luserne, reçurent l'ordre d'évacuer
pour toujours leurs maisons, dans les vingt-quatre heures, et de se retirer ailleurs,
sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. Toutes obéirent, et
Campillon ne compta plus de Vaudois dans son sein. Plusieurs familles quittèrent
aussi Bubbiana à la même époque. (V. LÉGER,... II éme part., p. 63.)
Dans les endroits où ils avaient pu s'établir, au Périer et à la Tour, les moines ne
se tenaient point tranquilles. Ils se conduisaient souvent en agents provocateurs.
Par exemple, au mois de mai 1636, le moine Simond assaillit par de grosses
injures quelques Vaudois paisibles qu'il trouva sur la place de la Tour; puis,
tenant un crucifix doré entre les mains, il se mit à genoux en proférant des
paroles exécrables contre les rois et les princes réformés. Évidemment il espérait
irriter les assistants, et par son crucifix, devant lequel il se mettait à genoux, et
par ses discours inconvenants. Mais eux, connaissant trop bien l'astuce de ces
gens-là, se continrent, et pour leur décharge s'allèrent plaindre de ses procédés au
magistrat. C'est ce même moine Simond qui souleva une émeute, à Luserne,
contre le pasteur de Saint-Jean, Antoine Léger, parce que celui-ci s'était rendu
dans ce bourg papiste pour y visiter un paroissien gravement malade, ce qui était
licite d'après la capitulation de 1561. L'alarme s'étant donnée, les Vaudois
accoururent de toute part au secours du pasteur, qui, par leur sollicitude et leur
empressement, échappa au danger.
Il ne paraît pas que la régente ait su beaucoup de gré aux Vallées Vaudoises pour
leur fidélité, ou qu'elle y ait seulement pris garde. Car, à peine fut-elle de
nouveau en possession du pouvoir que son gouvernement recommença à les
traiter avec rigueur. Peut-être trouva-t-on plus facile de reprendre les vieilles
traditions de persécutions que d'entrer dans une nouvelle voie de justice et de
vérité. Il est d'ailleurs des personnes auxquelles on tient à ne pas de voir de la
reconnaissance et qu'on traite durement. précisément parce qu'on ne veut pas
avouer qu'on leur est redevable.
À peine constitué, le nouveau conseil se mit à l'oeuvre avec vigueur. Des ordres
sévères, disons vrai, des ordres injustes et cruels furent rédigés et soumis à la
signature de Charles-Emmanuel Il. Ce prince, âgé de seize ans, déclaré majeur
depuis deux ans, l'an 1648, était dans son inexpérience, sous l'influence directe
de sa mère, qui approuvait ces mesures oppressives. Un magistrat complaisant,
l'auditeur André Gastaldo, fut choisi et délégué, aux Vallées pour les mettre à
exécution. D'après ses instructions, qui nous ont été conservées, il devait refouler
dans les montagnes toute la population vaudoise, non-seulement de la rive droite
du Pélice où elle était en minorité, mais encore de la grande commune de Saint-
Jean où elle formait la presque totalité, et, du bourg de la Tour où elle était en
majorité. Il devait confisquer toutes les terres et maisons de ces mêmes lieux,
que leurs possesseurs vaudois n'auraient pas vendues à des papistes dans le terme
de quinze jours, à moins qu'ils ne se lissent eux-mêmes papistes. Dans ce cas
leurs biens leur seraient rendus pour eu jouir. Il devait poursuivre au criminel
tout Vaudois porteur d'armes à feu. Il devait contraindre les communes
d'Angrogne, du Villar, de Bobbi, de Rora, etc., de fournir dans le terme de trois
jours une maison où les pères missionnaires pussent se loger et célébrer la
messe. Enfin, il devait défendre aux. communes d'accorder l'habitation à aucun
hérétique étranger, sous peine de deux mille écus d'or d'amende pour la
commune et de mort ainsi que de confiscation de biens pour l'étranger. Par cette
dernière mesure, on espérait priver les Vallées de pasteurs, pour l'avenir du
moins. Ces ordres portent la date du 15 mai 1650, et la signature du duc Charles-
Emmanuel. (Voyez Storia di Pinerolo, etc., t. III, p. 212 à 216.)
La première occasion favorable que le conseil crut trouver pour l'extirpation des
Vaudois avait été ménagée au Villar par une créature du marquis de Pianezza, le
nommé Michel Bertram Villeneuve. Cet homme avait été sauvé par ce seigneur
de la prison, à laquelle son père accusé comme lui pour fabrication de fausse
monnaie n'avait échappé qu'en s'empoisonnant. Établi au Villar, simulant une
vive indignation de l'introduction des moines et de leurs offices dans ce bourg,
cet homme excitait sous main à la violence, ne cessant de dire qu'il ne fallait pas
laisser prendre racine à ces pères ou vipères, dans un lieu où nul ne se souvenait
«avoir vu habiter aucun papiste, bien moins encore des missionnaires. Il fit si
bien que la femme, du pasteur et deux personnages considérés de l'endroit,
Joseph et Daniel Pelenc, jeunes hommes pleins de feu, adoptèrent cette manière
de voir et finirent par la faire partager au pasteur lui-même, nommé Manget, qui
cependant ne fut «avis d'agir qu'autant que les Églises de la vallée y donneraient
leur consentement. Dans ce but, il demanda au modérateur, ou président
ecclésiastique du comité directeur des Églises vaudoises, d'assembler les députés
des communes et les pasteurs pour un objet important. L'assemblée eut lieu aux
Bouisses, dans la communauté de la Tour, le 28 mars 1653. Elle entendit avec
surprise la proposition de Manget, de chasser les moines du Villar, ces étrangers
insolents, dont le couvent, foyer d'intrigues, injustement établi, pourrait devenir,
si l'on n'y mettait opposition, un feu aussi dangereux pour l'Église vaudoise qu'il
lui était hostile. Mais, quoique éprouvant une vive peine de la présence et des
tentatives des moines, l'assemblée ne goûta point sa proposition ni l'expédient
par lequel il voulait rendre cet attentat moins coupable, et qui consistait à en
charger des femmes. Jean Léger, pasteur de Saint-Jean, qui s'est fait connaître
plus tard par son histoire générale des Églises vaudoises, se montra digne de la
confiance que son peuple lui avait témoignée en l'appelant si jeune encore (il
n'avait que trente-huit ans) à la place difficile et importante de modérateur;
Léger, en sujet fidèle, démontra l'injustice du procédé proposé, en citant l'article
XIX de la capitulation de 1561, qui réservait au prince la liberté de faire célébrer
la messe dans les lieux où il y aurait des prédications, sans obliger cependant en
aucune manière les Vaudois à assister à celle-là. ( V. LÉGER,... II ème part., p.
40.)
Néanmoins, l'imprudent Manget, emporté par un zèle amer et aveuglé sur les
conséquences d'une entreprise criminelle, consentit à l'expulsion des moines, que
ses amis, égarés comme lui, effrayèrent le soir même. Sa femme s'oublia au
point de porter aux exaspérés les allumettes nécessaires pour mettre le feu à des
chenevottes, entassées à dessein, qui eurent bientôt propagé l'incendie et
consumé le couvent.
De son côté, le jeune et prudent modérateur n'avait pas plutôt appris les bruits
qui attribuaient au colloque des Bouisses l'ordre d'incendier le couvent et
l'expulsion des moines, qu'il s'était rendu en compagnie des principaux de son
Église et des voisines chez le magistrat de la vallée, résidant à Luserne, et y avait
protesté de son innocence, de celle de ses collègues, du colloque entier, et même
de la majeure partie des habitants du Villar; l'acte déplorable de l'expulsion et de
l'incendie n'ayant été commis l'intention et de fait que par un petit nombre de
coupables. Léger et les députés ses collègues s'offraient, au nom de leurs Églises,
de prêter main forte à la justice pour punir les auteurs du délit. Ils suppliaient en
retour de faire grâce aux innocents. Ces déclarations, rédigées dans un acte
authentique, furent portées à l'heure même à Turin par un des seigneurs de
Luserne.
Néanmoins, le 26 avril, pendant que les hommes de la vallée étaient, selon la
coutume, au marché de Luserne, le comte Tedesco se hâtait d'atteindre le Villar,
à la tête de douze cents cavaliers bien montés, suivis de bien près par le reste de
ses troupes. Sa diligence fut telle, qu'il traversa Fenil, Bubbiana, Saint-Jean et la
Tour, et se trouva aux portes du Villar avant de rencontrer la moindre résistance.
Le bourg menacé eut été perdu sans retour, si Dieu dans sa miséricorde n'eût fait
tomber des torrents de pluie qui percèrent si fort l'équipement des cavaliers, que
presqu'aucune arme à feu ne se trouva en état de répondre au feu bien nourri de
la petite troupe de vingt-cinq hommes environ qui, réunie à temps à l'entrée du
bourg, osa résister (8). La pluie ne cessant point, le jour tirant à sa fin et l'alarme
étant donnée dans toute la vallée, le comte se vit contraint de sonner la retraite,
et se retira le soir même à Luserne, sans avoir été assailli, ni coupé sur la route.
Le lendemain, tous les Vaudois de la vallée étaient sous les armes. Les bruits les
plus sinistres montaient du Piémont. L'on disait que divers corps de troupes
étaient en marche, qu'on voulait faire un exemple effrayant. Les chefs des
communes et les pasteurs s'assemblèrent en hâte. Les députés des lieux bas, en
particulier ceux de Saint-Jean, opinaient pour la soumission, parce que leurs
biens et leurs familles étaient déjà en la puissance de l'armée. Mais la prière
ayant rendu du calme à l'assemblée, et les nouvelles, reçues de divers lieux et
amis, ainsi que les exhortations de Léger et de plusieurs autres ayant démontré la
certitude d'un massacre, on se réunit dans une même volonté de se défendre
jusqu'à la mort.
Cette résolution étonna le comte Tedesco. Il vit bien que ses pas dans la vallée
seraient marqués par des flots de> sang. La route qu'il devait suivre était
constamment dominée par des hauteurs. Il s'exposait à de grandes pertes s'il
s'avançait imprudemment. Manoeuvrer lentement n'était pas son dessein. Il
n'avait pas fait les préparatifs nécessaires pour une expédition lente ou
compliquée. Il consentit donc à des pourparlers. On y convint que les communes
signeraient une déclaration semblable à celle que quelques-uns de leurs chefs
avaient fait parvenir à son altesse; qu'elles protesteraient de leur innocence quant
à l'expulsion des moines et à l'incendie de. leur couvent; qu'elles supplieraient
leur souverain de se borner à châtier les auteurs du délit; qu'enfin, elles
demanderaient pardon de ce qu'elles avaient pris les armes pour se défendre,
n'ayant pu croire que ce fût la volonté de leur souverain qu'elles fussent
exterminées.
Ces conditions ayant été remplies (9), le comte Tedesco se retira avec son armée.
Avec elle aussi s'éloigna, pour un petit nombre de mois, la crainte de scènes
déchirantes. La vallée de Luserne ne jouit pas longtemps d'une pleine
tranquillité. Elle se vit, tout-à-coup menacée, au commencement de 1654, de
toutes les horreurs de la guerre, par les combinaisons artificieuses, on n'en
saurait douter, de la princesse même qui tenait les rênes de l'état, quoique son fils
eût déjà été déclaré majeur. Madame royale avait consenti, pour de bonnes
sommes d'argent, à recevoir en quartier d'hiver dans ses états l'armée de France
en Italie, commandée par le maréchal de Grancé. Elle lui avait assigné les
Vallées Vaudoises et un petit nombre de communes du voisinage. Deux
régiments furent d'abord répartis dans la vallée de Luserne déjà bien chargée par
la présence habituelle de l'escadron de Savoie, logé chez les particuliers et
entretenu en partie par eux, hommes et chevaux. La prestation matérielle,
quoique grande, eût été supportée avec patience, par soumission à la volonté du
prince; mais de tous côtés on s'entendait dire, à l'oreille, que c'était contre les
intentions de Madame royale que les troupes françaises de Grancé s'établissaient
dans le pays; que Madame royale estimait trop les Vallées pour croire que celles-
ci admettraient au milieu «elles des troupes étrangères sans ses ordres précis,
signés de sa main ; que les recevoir serait s'exposer à être traités comme traîtres
et rebelles après le départ des troupes. Ces bruits inquiétants étaient répandus par
les moines et les seigneurs papistes, qui se disaient bien instruits de l'état des
choses. Leur but fût atteint, le peuple de la vallée prit les armes pour repousser
les Français. Pour l'apaiser, le préfet Ressan écrivit aux préposés que le maréchal
avait l'approbation de son altesse mais son secrétaire vint aussitôt les, avertir que
cette lettre lui avait été arrachée, qu'elle n'exprimait donc pas la vérité. Les
communes de la Tour, de Bobbi et du Villar, non encore occupées, persistèrent
dans leur refus. Le préfet, feignant d'être irrité du mépris fait à sa lettre, animait
le maréchal, homme bouillant 1. à rassembler son armée pour mettre à la raison
les barbets (10). Ainsi dit, ainsi fait. Le 2 de février, Grancé était avec toutes ses
troupes devant la Tour. Les hommes de la vallée s'apprêtaient à lui barrer le
passage, effort dangereux. dans la plaine, lorsqu'on manque d'artillerie et, de
cavalerie et que l'ennemi en est pourvu. Le feu allait commencer lorsqu'un
capitaine français réformé, nomme de Corcelles, ayant aperçu le modérateur
Jean Léger, courut à lui; Léger, saisissant la queue de son cheval, traversa avec
lui l'armée rangée en bataille et vint se jeter aux genoux du maréchal, comme
celui-ci achevait de donner ses derniers ordres, et lui exposa rapidement les
scrupules de ses concitoyens : « Ayez, dit-il, le moindre billet de son altesse
royale qui témoigne qu'elle consent à ces logements, et faites alors des Vallées à
votre discrétion; elles auront patience, si même on leur marche sur le ventre,
pourvu qu'elles n'encourent pas l'indignation de leur prince. »
L'intention de perdre les Vaudois avait donc été déjouée une seconde fois (11).
Elle ne pouvait l'être toujours, comme nous allons nous en assurer nous-mêmes
de nos yeux étonnés et au grand déchirement de notre coeur.
Rappelons auparavant un fait qui ressort de toute l'histoire des Vaudois; c'est leur
fidélité à leur souverain, et leur entière et prompte obéissance à ses ordres,
comme à ses lois, dans tout ce qui ne portait pas atteinte à leurs devoirs envers
Dieu, selon le saint évangile de Jésus-Christ. Ils en avaient fourni la preuve en
bien des occasions, récemment encore en défendant la régence contre les princes
coalisés avec les Espagnols, et en dernier lieu, en risquant de se faire massacrer
par l'armée de Grancé, plutôt que de se soumettre à l'étranger contre le gré de
leur souverain.
Aussi voyons-nous le jeune duc confirmer, en 1653, par trois décrets, leurs
privilèges antérieurs, et par un quatrième du mois de mai 1654, dans le même
sens. Il est vrai, que les agents subalternes soulevèrent obstacles sur obstacles à
ce que ces décrets fussent entérinés, opposant de nouvelles difficultés de forme à
mesure qu'on levait les précédentes, tellement qu'on ne put pas parvenir à les
faire enregistrer.
Nous nous arrêtons; laissons le jugeaient de cette Eglise au Seigneur ; c'est à lui
qu'il appartient ainsi que la vengeance.
***
(9) L'une des conditions, celle qui obligeait la commune du Villar à fournir
une maison aux moines, étant contraire à la lettre des traités antérieurs qui
stipulaient que les communes n'auraient aucun frais à faire pour le culte
romain, on leva la difficulté de la manière suivante. Le comte Tedesco prit
de force, au nom de son altesse, une maison choisie, appartenant à Jacques
Ghiot, et y établit les révérends pères. Le particulier fut, sans doute,
dédommagé par la commune. (V. LÉGER,... II ème part.,
(11) L'année suivante après les massacres, Léger, conversant à Paris avec le
maréchal de Grincé, l'entendit s'exprimer ainsi : « Monsieur le pasteur, je
connais fort bien maintenant, et déjà je l'avais reconnu ci-devant, qu'on se
voulait servir de moi pour vous couper à tous la gorge, et puis me faire
trancher la tête à moi-même, quand Madame royale me disait : Logez vos
troupes aux Vallées, et que cependant on menaçait les Vallées de sa totale
disgrâce, si elles les recevaient, comme vous m'en donnâtes vous-même le
salutaire avis, à la bonne heure, devant le bourg de la Tour. (Voir LEGER,...
II ème part., p. 91.)