Ève de Ses Décombres P 1-33
Ève de Ses Décombres P 1-33
Ève de Ses Décombres P 1-33
ÈVE
DE SES DÉCOMBRES
roman
GALLIMARD
ÈVE
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à nos
frontières. La montagne nous obs-
sourde s'arrête chose. Entre la ville et la pierre, nos
d'autre
true la vision ordures. L'eczéma des
immeubles, nos gravats, nos peintures
goudron sous nos picds. Un terrain de jeu pour enfants
et le parcours du combattant, avec ses aiguilles, ses
est devenu un
de bouteilles, ses couleuvres d'attente. Ici, les gar-
tessons première fois, et les filles
çons ont serré les poings pour la
première fois. Ici, chacun a fait face à
ont pleuré pour la
ses certitudes.
disparu. Le ciel
Un jour on se réveille et l'avenir a
dans les corps
masque les fenêtres. La nuit fait son entrée
et refuse d'en sortir.
La nuit et la rage des hormones. Nous, les
garçons, nous
jusqu'à
Sommes en manque. On se met àtraquer les filles Peut
T'usine fermée qui a dévoré les rêves de nos mères, ne
l'usine, il
etre que c'est cela aussi qui les attend. De
centaines de
reste plus qu'une coque de métal vide et des
machines à coudre qui ont donné à leurs épaules cete
COurbe de défaite et à leurs mains des trous et des entailes
en guise de tatouages. Il y reste les déchets de toutes les
Iemmes qui ont travaillé ici. On voit qu'elles ont tente do
donner une apparence humaine àleur désolation. Àcôté de
chaque machine, il y a une fleur en plastique mauve, des
photos de famille jaunies, venues
des cartes postales brin
d'Europe ou bien une barrette rouge oubliée, avec Son
de cheveux arraché. Ou encore des symboles religieux
crucifix, versets du Coran, statuettes du Bouddha, images
de Krishna-qui permettent de deviner àquelle commu-
nauté appartenaient leurs propriétaires, pour peu qu'onait
envie de jouer aux devinettes. Quand 1'usine afermé, elles
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n'ont même pas pu entrer reprendre leurs objets. Ç'a été
aussi soudain que ça, aussi inattendu ; mais plus tard, i'ai
compris qu'elles n'ont rien voulu voir. Je me demande à
quoi ça leur a servi, toute cette piété. Désormais, tout cela
shest offert à la rouille et à nos jeux pervers, cachés derrière
les ridcaux de vert-de-gris. Ce sont nos traces ànous qui
envahissent les salles rancies et les repaires des rats.
L'encre de toutes les virginités perdues ici.
Parfois, quand le quartier est calme, il me semble que
les bruits du pays, autour de nous, sont différents. D'autres
musiques, des sonorités moins funèbres, le claquement des
tiroirs-caisses, le clinquant du développement. Les tou
ristes, eux, nous narguent sans le savoir. IIs ont 1'innocence
de leur argent. Nous les arnaquons pour quelques roupies
u jusqu'àce qu'ils commencent àse méfier de nos gueules
avenantes et fausses. Le pays met sa robe de ciel bleu pour
mieux les séduire. Un parfum de mer sort de son entre
cuisse. D'ici, nous ne voyons pas le maquillage du dehors,
et leurs yeux éblouis de soleil ne nous voient pas. C'est
dans l'ordre des chOses.
Les mères disparaissent dans une brume démission
naire. Les pères trouvent dans l'alcool les vertus de l'auto
rité. Mais ils n'en ont plus, d'autorité. ='autorité, c'est
nous, les garçons. Nous avons tracé nos divisions comnme
des chefs militaires. Nous nous sommes approprié des
norceaux du quartier. Depuis que nos parents ne tra
vaillent plus, nous sommes les maîtres. Nous avons com
pris que personne ne pouvait nous donner des ordres. Plus
personne ne pouvait nous regarder dans les yeux sans
frémir. À partir de ce moment-là, chacun s'est mis à vivre
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Àsa façon, dlivré de tout, affranchi des règles. Les règles,
c'est nous qui les dictons.
Mais depuis quelque temps, quelque chose d'autre s'est
glissé dans mes rêves. Je tache les murs de ma chambre de
mes interrogations, je les ensanglante du jus des mots.
J'apprends àme taire. J'apprends à me dire. J'apprends à
me construire et àme dérober. Je suppose qu'on est tous
comme cela ; on suit le flot, comme les autres, mais inté
rieurement, chacun se replie sur lui-même et nourrit ses
secrets. Je suis leurs pas et je fais semblant d'appartenir,
pour la forme, pour la survie. Eve ne le comprend pas.
ve, à la chevelure de nuit écumeuse, quand elle passe
dans ses jeans moulants, les autres ricanent et grincent des
dents, mais moi, j'ai envie de m'agenouiller. Elle ne nous
regarde pas. Elle n'a pas peur de nous. Elle a sa solitude
pour amure.
La nuit, mes hormones prennent son visage et la dessinent
àgrands jets de désir. Quand je ne peux plus tenir, je sors
avec la bande, nos mobylettes s'énervent et lancinent les
vieux endormis. Au matin, les autres sombrent dans la stu
peur de la drogue et de leur colère. Moi, je me douche, je me
rase et je vais en classe. Cette double vie m'épuise, mais pour
rien au monde je ne manquerais le profil d'Eve au matin, à
l'arrét d'autobus, un doigt de soleil jouant avec son oreille.
Et puis, je l'avoue, j'aime les mots.
Je glisse un livre de poésie dans son cartable.
Plus tard, elle me croise et appuie sur moi son regard.
Cela me met dans tous mes états.
Je Jui dédie toutes les phrases dont je noircis mes murs.
Je Jui dédie mes soleils amers.
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Notre cité est notre royaume. Notre cité dans la cité.
notre ville dans la a ville. Port Louis achangé defigure, il lui
est poussé des dents longues et des immeubles plus hauts
que ses montagnes. Mais notre quartier, lui, n'a pas
chang. C'est le dernier retranchement. Ici, on se construit
une identité par défaut : celle des non-appartenants. On
nous appelle bann Troumaron les Troumaron
comme s'ìl s`agissait d'une nouvelle communauté dans
cette île qui en a déjàtellement. Peut-être effectivement le
sommes-nous.
Notre antre, notre terrain de jeu, notre champ de bataille,
notre cimetière. Tout est là. Nous n'avons besoin de rien
d'autre. Un jour, nous serons invincibles et le monde trem
blera. C'est lànotre ambition.
ÈVE :