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L'Esclave de Harem

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L’esclave du harem

Anne herries

Istanbul 1530

Traqués par les espions de la reine Mary Stuart, Eleanor et les siens fuient
l'Angleterre pour se réfugier à Chypre, mais leur caravelle est abordée par des
pirates ottomans qui les font prisonniers. Séparée des siens, Eleanor désespérée
est vendue sur le marché aux esclaves d'Istanbul et se retrouve enrôlée dans le
harem de Soliman Bakhar, le fils préféré et omnipotent du calife...
A cette époque

Enlevée par des pirates ottomans, l'héroïne de ce roman situé en 1530 est enrôlée
dans un harem...
Le harem désigne la prison dorée où vivaient cloîtrées les concubines des
princes musulmans. L'un des plus célèbres -qui se visite toujours - est sans doute
celui du magnifique palais de Topkapi, à Istanbul. Pavé de mosaïques, jalonné
de colonnes de marbre à chapiteaux en fleur de lotus et éclairé par des lampes en
métal ouvragé, il abritait les appartements des quatre épouses légitimes du
sultan, ceux de ses concubines et de leurs servantes. Toutes étaient surveillées
jour et nuit par des eunuques noirs, dont le nombre pouvait aller jusqu'à six
cents. Les plus âgés d'entre eux avaient la charge du service intérieur, sous la
conduite de leur chef dont le titre arabe signifiait « le maître des femmes ».
Chapitre 1

— Vous allez me manquer, Kasim. Dieu sait si les journées vont me sembler
longues, sans le réconfort de vos leçons.
— Je regrette moi aussi de vous quitter, Soliman. Les années que nous avons
passées côte à côte ont été les meilleures de ma vie. Mais je suis vieux et
malade, et le temps est venu pour moi du face-à-face avec Dieu. Je veux rentrer
chez moi pour y mourir en paix.
— Aussi ne tenterai-je pas de vous retenir, mon maître, quoi qu'il m'en coûte.
Allez, et puisse Allah guider vos pas vers le paradis.
Tandis que le vieux philosophe s'éloignait à pas lents, Soliman Bakhar lutta pour
refouler son émotion. Qu'il était dur, pourtant, de se dire qu'il ne reverrait plus
jamais son vieux maître en ce monde...
Le cœur serré, il s'approcha de la balustrade pour contempler les somptueux
jardins qui s'étendaient sous ses appartements, et exhala un long soupir. Aussi
beau et raffiné que fût le palais du calife Bakhar, son père, il n'en restait pas
moins une prison pour un jeune homme avide de liberté, qui aurait voulu
s'envoler tout droit vers le ciel comme les faucons qu'il soignait avec tant
d'amour. Et maintenant, voilà que l'homme qu'il révérait et chérissait comme un
second père depuis des années venait de quitter le palais, le laissant plus
insatisfait et désœuvré qu'il ne l'avait jamais été.
Cependant, il ne tenterait rien pour empêcher Kasim de se retirer dans son
village natal. Les raisons qui poussaient le vieil homme à s'éloigner du palais
étaient trop respectables pour qu'il se permît un seul instant de les remettre en
cause. Privé de ses leçons quotidiennes, il lui faudrait trouver une autre façon de
remplir le vide de ses jours...
Perdu dans sa rêverie, il laissait son regard distrait errer sur les allées des
somptueux jardins intérieurs, où les femmes de son harem batifolaient dans leurs
riches vêtements de soie, aussi diversement colorés que le plumage des oiseaux
qui pépiaient dans les branches. Cristallins comme des gouttes d'eau, leurs éclats
de rire se mêlaient au bruit des fontaines qui coulaient dans l'ombre des ramures.
Toutes avaient remarqué la présence de leur jeune seigneur, accoudé à l'une de
ses fenêtres. Supposant qu'il était en train de faire son choix pour la nuit, elles
prenaient des poses et rivalisaient de grâce dans l'espoir d'être désignées pour
partager sa couche quelques heures.
Après avoir été dûment baignée dans les eaux chaudes du hammam, l'heureuse
élue serait massée par les servantes et enduite d'huiles parfumées, afin que sa
peau fût aussi douce que possible sous le toucher de son maître. Puis on
l'envelopperait de soies presque aussi impalpables qu'une brume, que le prince
prendrait plaisir à lui ôter, à moins qu'il ne lui ordonnât de se déshabiller elle-
même sous ses yeux, selon son caprice.
C'était non seulement un honneur d'être choisie par le fils préféré du calife, mais
aussi un indicible plaisir. Jeune et viril, Soliman avait un corps d'athlète sculpté
par ses multiples heures d'entraînement avec les janissaires, et il passait pour un
grand expert en sciences amoureuses. Sa réputation d'amant avait même traversé
les murs du palais, et les dames des sérails voisins, moins bien loties que ses
propres concubines, l'observaient souvent d'un œil envieux par les interstices de
leurs moucharabiehs. Il était interdit aux femmes des différents harems de se
mêler entre elles, mais qui pouvait savoir ce qui se passait vraiment dans les
arrière-cours et les appartements secrets qu'embaumait le parfum des roses et
des jasmins ? Les alcôves encloses de rideaux dissimulaient bien des secrets, et
les eunuques, dont on avait clos la bouche d'une pièce d'or, se gardaient de
dévoiler ces petites infractions à la règle.
— Elles ont beau faire des grâces pour attirer son attention, c'est moi qu'il va
choisir, j'en suis sûre, chuchota la belle Fatima à l'oreille de Dinarzade, sa
suivante préférée.
En tant que favorite de Soliman, la jeune femme avait son propre appartement et
disposait de plusieurs esclaves pour son service personnel.
— Il me choisit toujours, ajouta-t-elle avec orgueil. Et comme le chef des
eunuques lui adressait de loin un signe éloquent de la tête, elle se rengorgea de
plus belle.
— Là, que vous disais-je ? Suivez-moi, Dinarzade, je vais aller m'apprêter. Il
faut que je sois ce soir plus belle que jamais pour plaire à mon seigneur. Mon
nouveau parfum à la rose va faire merveille sur ses sens, j'en suis certaine.
Soliman cependant s'éloignait de la balustrade, après s'être assuré que l'eunuque
avait bien rempli ses fonctions. Son choix s'était porté une fois de plus sur
Fatima, parce qu'elle avait un tempérament de feu et savait comme nulle autre
attiser en lui l'appel immémorial du désir. La plupart de ses autres concubines lui
avaient été offertes par son père, ou par des négociants désireux de se concilier
le calife, et il les trouvait trop dociles à son goût. « Il me faut quelque chose de
plus épicé », songea-t-il en arpentant son bureau, la bouche si serrée qu'elle en
était réduite à une ligne sévère.
Parfois, il avait l'impression qu'il allait tout bonnement devenir fou, s'il devait
rester dans ce palais quelques années de plus, réduit à cette oisiveté débilitante.
Oh, bien sûr, il pouvait s'entraîner au combat avec les janissaires, chevaucher
dans la campagne qui s'étendait autour d'Istanbul et y chasser avec ses faucons,
ou passer de longues heures dans la bibliothèque à consulter des manuscrits
anciens. Mais ces distractions n'exerçaient plus sur lui le même attrait
qu'autrefois. Il y avait en lui un besoin de liberté qui se faisait de jour en jour
plus impérieux, bien qu'il ne sût pas exactement après quoi il soupirait ainsi.
Voyager de par le monde ? C'était là un plaisir qui lui serait toujours refusé.
Déjà, son père s'était opposé à ce qu'il entre dans le corps des janissaires
impériaux, de peur qu'il ne fût blessé dans une vraie bataille.
— Votre place est ici, près de moi, lui avait déclaré fermement le calife, lorsqu'il
avait sollicité de lui l'autorisation de rejoindre la garde personnelle du sultan. Je
me fais vieux, Soliman, et il faut vous préparer d'ores et déjà à occuper un jour
ma place.
Connu dans tout l'empire pour sa sagesse et son esprit d'équité, le calife Bakhar
était chargé de rendre la justice et de maintenir l'ordre dans la ville au nom de
son royal maître le sultan Soliman le Magnifique, chef Hu grand empire
ottoman. Et Dieu savait qu'il s'acquittait de ses fonctions à la satisfaction
générale, songea le jeune homme en réprimant un soupir. « Mais moi ? Je suis
jeune et je déborde d'énergie. Faudra-t-il que je reste enfermé pour toujours
entre les murs de cette prison dorée ? » Il en était là de ses réflexions, lorsque la
voix de l'un des eunuques s'éleva tout à coup derrière son dos. L'homme se
déplaçait à pas muets sur les dalles de marbre et Soliman, qui ne l'avait pas
entendu approcher, ne put réprimer un tressaillement.
— Pardonnez-moi, monseigneur, mais votre père honoré, le grand calife Bakhar,
souhaite vous voir dans son appartement.
Soliman se retourna et considéra d'un regard méfiant la face lunaire de
l'eunuque. De tels personnages étaient nécessaires au palais pour assurer la
surveillance du quartier des femmes, mais ce n'était pas pour autant qu'ils lui
inspiraient la moindre sympathie, surtout celui-ci, qu'il soupçonnait de ruse et de
vénalité.
— Très bien, répondit-il sèchement. Je vais me rendre à ses ordres de ce pas.
L'espace d'une seconde, il crut voir passer sur le visage de son interlocuteur
l'ombre d'un ressentiment et se demanda s'il avait ou non rêvé. Peut-être pas,
après tout... Fils de l'une des concubines du calife, Abu devait ressentir comme
une injustice leur différence de condition, alors que le même sang coulait dans
leurs veines. Mais la mère de l'eunuque était une esclave nubienne de peu de
valeur, tandis que celle de Soliman, fille d'un aristocrate anglais, avait été
l'épouse favorite du calife.
Rescapée d'un naufrage, Margaret Westbury avait été offerte en présent au calife
Bakhar, qui s'était épris d'elle au point de l'épouser. Après la naissance de leur
fils Soliman, le calife lui avait offert la liberté, mais au lieu de repartir pour son
pays natal, la jeune femme avait choisi de rester au palais. Bien que l'éducation
de son fils eût été confiée à des précepteurs et qu'il habitât le quartier des
hommes, elle pouvait du moins s'entretenir avec lui dans les jardins, entrevues
auxquelles elle n'aurait renoncé pour rien au monde.
Absorbé par ses souvenirs, Soliman se laissa conduire sans mot dire par un autre
serviteur jusqu'au cabinet de son père, et s'agenouilla devant le calife dans une
posture respectueuse, comme l'exigeait la coutume.
— Votre Excellence a souhaité voir son indigne fils ? commença-t-il, dans le
langage fleuri qu'imposait la courtoisie filiale.
— Soliman est loin d'être indigne, répliqua Bakhar après le salut d'usage, et j'ai
besoin de son avis.
Et d'expliquer après s'être éclairci la gorge :
— J'ai un problème, mon fils. Le sultan m'a fait clairement savoir qu'il était fort
mécontent des troubles qui agitent la ville. Il y a eu des émeutes dans certains
quartiers, et la foule a défilé sous les murs mêmes du palais impérial.
— Mais elle a été promptement dispersée par les janissaires de la garde, répliqua
Soliman en haussant les sourcils.
— Peut-être, mais la paix du sérail n'en a pas moins été troublée et le souverain
n'est pas content de moi. Si je veux rentrer en grâce, il me faudra lui offrir un
somptueux présent, assez beau pour lui faire oublier ses griefs.
— Quel genre de cadeau, mon père ?
— Seul un objet d'une rare beauté pourra calmer l'ire de notre maître. Un vase
en cristal de Venise, peut-être ?
— Ou une belle femme, suggéra Soliman, une lueur de malice dans son regard
gris foncé.
— Il lui faudrait être vraiment exceptionnelle. Le sultan a déjà beaucoup de
kadines.
Les kadines ou sultanes étaient les concubines qui avaient su plaire à Soliman le
Magnifique et jouissaient de leurs propres appartements dans son palais, comme
Fatima dans le harem plus modeste de son homonyme.
— Bien entendu, acquiesça le jeune homme. Mon digne père veut-il que
j'explore les marchés d'Istanbul ou d'Alger ?
Mais le calife fronça les sourcils à cette suggestion.
— Je ne veux pas que vous quittiez nos contrées, mon fils. Nous avons trop
d'ennemis qui pourraient mettre votre sécurité en péril. Envoyez plutôt un
message aux marchands, en leur précisant bien que nous cherchons la perle rare
digne d'orner le harem impérial. L'élue devra être éminemment gracieuse, belle,
et vierge de surcroît, cela va sans dire.
Cette description laissa Soliman perplexe.
— Il doit être difficile de dénicher un tel joyau, père. Pour le cas où nous
échouerions, peut-être ferais-je mieux de me mettre en quête d'un autre cadeau
susceptible de plaire au sultan ?
Le calife réfléchit un instant, puis hocha la tête.
— Ce serait plus prudent, en effet. Et maintenant, si nous nous accordions tous
deux une petite partie de chasse ? J'ai un nouveau faucon que j'aimerais opposer
à votre championne.
— Personne ne peut l'emporter sur ma Shéhérazade, affirma le jeune homme
avec orgueil. Elle vole plus vite et plus haut que tous ses congénères, et son
courage est sans pareil.
— Un oiseau rare, en somme, plaisanta Bakhar. Eh bien, mon fils, il ne vous
reste plus qu'à trouver l'équivalent de votre dame faucon... en femme. Si vous lui
amenez une telle déesse, Soliman me pardonnera toutes les émeutes du monde !
Mais son fils secoua la tête, sceptique.
— Honnêtement, père, je ne crois pas au succès de la démarche. Dussions-nous
fouiller de fond en comble tous les marchés de l'empire ottoman, je crois que
nous avons fort peu de chances de tomber sur la merveille !
Debout sur le bord de la falaise, Eleanor Nash contemplait la mer, le regard
perdu vers l'horizon. Indéniablement, la vue était superbe. Les flots bleus
étincelants, les pentes boisées des collines, et cette profusion de lauriers-roses et
de glycines dont le parfum montait jusqu'à elle, porté par l'aile de la brise... Et
pourtant, ses pensées revenaient inlassablement à la demeure qu'elle avait
quittée cinq mois plus tôt, en Angleterre. Ce devait être l'automne là-bas, et les
premières brumes montaient sans doute de la mer, enveloppant de leurs volutes
le manoir où elle avait passé les dix-huit premières années de sa vie, près de son
père et de son frère Richard. Reverrait-elle jamais son cher pays ?
— Pourquoi êtes-vous si triste, madonna ? Le paysage ne vous plaît donc pas ?
Il passe cependant pour l'un des plus enchanteurs de la vieille Europe...
Ainsi tirée de sa songerie, Eleanor se retourna et fit face à son interlocuteur, qui
la contemplait sans cacher son admiration. Bien qu'elle eût pris soin de
dissimuler sous un capuchon sa chevelure aussi dorée qu'un champ de blé mûr,
la jeune fille ne pouvait rien pour dérober aux regards ses traits d'une régularité
classique et l'outremer de ses yeux, dont les prunelles semblaient refléter le bleu
profond de la mer. Elle avait beau porter des vêtements sombres et peu seyants,
rien ne parvenait à altérer le teint radieux de sa peau, ni à dissimuler vraiment
ses formes pleines et déliées, que devinait toujours le regard sagace des
hommes.
— Je pensais à mon foyer, répliqua-t-elle, incapable de maîtriser la note de
mélancolie qui vibrait dans sa voix. Il doit faire déjà frais dans le Shropshire, et
on a dû placer les premières bûches de pommier dans la cheminée de la
bibliothèque.
— Vous ne préférez tout de même pas les brouillards de votre pays au clair
soleil de l'Italie ! se récria l'homme, incrédule.
Et d'ajouter, visiblement jaloux :
— Je croirais plutôt que vous avez là-bas quelque amoureux après lequel votre
cœur soupire...
L'espace d'un instant, Eleanor fut tentée de s'inventer un fiancé imaginaire
qu'elle aurait laissé en Angleterre. Mais en fille honnête qu'elle était, elle fut
incapable de proférer un tel mensonge et émit un long soupir.
— Mais non, comte, je pensais seulement à mes livres, qui me manquent
beaucoup. Nous n'avons pu en emporter que très peu. Comme mon père vous l'a
expliqué, notre départ s'est fait dans la plus grande précipitation.
Giovanni Salvadore acquiesça, une lueur de sympathie dans le regard. De taille
moyenne, il n'avait pas un physique particulièrement impressionnant, mais
pouvait passer cependant pour assez bel homme, avec ses cheveux sombres, sa
barbe bien taillée et ses yeux noirs à l'expression calculatrice. C'était en outre un
banquier fort riche, à qui sa fortune permettait d'occuper une position enviable
dans la bonne société italienne.
— Cela a dû être une expérience traumatisante pour vous, convint-il.
Heureusement que votre père avait placé une partie de sa fortune à la banque
Salvadore, qui n'a pas sa pareille pour assurer la sécurité de ses avoirs.
— Oui, ce fut une chance, acquiesça Eleanor, qui dissimula un sourire derrière
son éventail de soie noire.
Il était si pompeux, si sûr de lui ! songea-t-elle en son for intérieur. Mais aussi
critiquable qu'il fût par certains côtés, il n'en avait pas moins mis sa villa à leur
disposition le temps qu'ils trouvent un logis décent, et elle avait garde de se
montrer ingrate. La demeure était si confortable et les alentours si réellement
enchanteurs... Mais bien qu'il appréciât la beauté du pays et la générosité de leur
hôte, sir William Nash n'avait pas l'intention de s'attarder en Italie. En fait, il
projetait de gagner Chypre où il comptait de nombreux amis, en particulier l'un
des frères de sa défunte épouse, un négociant anglais qui lui offrait à la fois le
gîte et l'opportunité de s'associer à lui dans son commerce.
— Rentrons-nous ? proposa le comte en offrant le bras à la promeneuse. Le
soleil risque dé vous brûler la peau, si vous vous attardez trop longtemps ici.
Voilà bien ce qu'elle redoutait ! Excédée par les bavardages de la mère et de la
sœur du comte, qui jacassaient toute la journée comme des pies, elle avait fui la
villa pour se ménager quelques instants de paix et respirer l'air pur de la mer
depuis le haut de la falaise. Mais elle aurait dû se douter que le comte ne la
laisserait pas profiter longtemps de cette bienheureuse tranquillité.
Comme elle regrettait l'indépendance dont elle jouissait en Angleterre ! Là-bas,
au moins, il lui était permis de tenir à distance tous les gentilshommes qui
s'intéressaient d'un peu trop près à elle, sans crainte de violer les règles de la
courtoisie. Eprise de ses chères études, elle se sentait fort peu attirée par le
marivaudage et les soirées mondaines. La mort de sa mère, survenue quatre ans
plus tôt, avait coupé court à tous les projets de beau mariage que la défunte se
plaisait à caresser pour sa fille.
Depuis le décès de son épouse, sir William Nash n'avait plus remis le sujet sur le
tapis, au grand soulagement de la principale intéressée, plus encline aux
promenades solitaires et aux longues séances de lecture qu'aux distractions
frivoles. En homme instruit lui-même, William Nash avait incité sa fille à se
cultiver pour le plaisir, et l'intelligence précoce de l'adolescente le ravissait
littéralement. Non contente de parler couramment le français, Eleanor lisait
l'italien et pouvait déchiffrer le latin et le grec dans le texte, ainsi que des
rudiments d'arabe.
Sensible à l'art et à la beauté, elle avait particulièrement apprécié ses séjours à
Rome et à Venise, où elle avait eu le loisir de visiter les lieux dont elle avait lu
la description dans ses livres. En somme, c'était seulement depuis qu'elle
séjournait à la villa qu'elle s'était sentie brusquement à l'étroit, indisposée par les
attentions excessives que lui manifestait le comte Salvadore. Pourvu qu'il n'allât
pas la demander en mariage ! songea-t-elle avec une irritation non dépourvue de
crainte. Son père n'était probablement pas du genre à lui imposer un mari sans la
consulter au préalable, mais elle n'en était pas assez certaine malgré tout pour se
sentir totalement tranquille. En fait, elle ne serait vraiment rassurée que
lorsqu'ils se retrouveraient tous trois à bord du navire en partance pour Chypre...
— Ah, vous voilà enfin ! s'écria à cet instant une voix juvénile, qui vint la tirer
agréablement de ses réflexions. Je vous ai cherchée partout et je commençais à
m'inquiéter.
Ravie de l'interruption, elle sourit à son frère, un bel adolescent de quinze ans
aux manières à la fois enjouées et timides, qu'elle chérissait comme la prunelle
de ses yeux.
— Je regrette de vous avoir causé du souci, Dick.
— Père voudrait vous parler, assura Richard avec un clin d'œil. Figurez-vous
qu'il a déniché un nouveau manuscrit enrichi d'enluminures, et il a besoin de
votre aide pour le déchiffrer.
Le prétexte rêvé ! songea Eleanor avec un ineffable soulagement. Depuis qu'il
était en exil, sir William s'efforçait de reconstituer sa collection de manuscrits
anciens, qui s'étoffait jour après jour. Cher papa ! Qu'allait-elle s'inquiéter de
l'avenir et de ces sottes histoires de mariage ? Son père l'aimait trop pour contrer
sa volonté et ne la forcerait jamais à une union dont elle ne voulait pas. Bientôt,
ils auraient leur propre maison, et la vie pourrait y reprendre son cours, aussi
douce que par le passé.
Bercée par de riants tableaux d'avenir, elle jeta un coup d'œil au comte et lui
sourit courtoisement.
— Je vous prie de m'excuser, signor, mais je dois y aller à présent. Mon père
m'attend dans la bibliothèque, avec toute l'impatience d'un bibliophile qui a une
trouvaille à montrer !

— Oh, père, mais il est superbe ! Je n'en ai jamais vu de plus beau, savez-vous ?
Enfermé dans un cylindre d'or serti de pierres précieuses, le manuscrit était
minuscule, et son possesseur pouvait le porter partout avec lui, suspendu à son
cou par la chaînette d'or soudée au couvercle.
— Un véritable joyau, ajouta la jeune fille, admirative.
— Il est écrit en arabe, précisa sir William, mais ma vue n'est plus assez bonne
pour me permettre de le déchiffrer. Pouvez-vous me prêter vos yeux, ma chérie?
Eleanor se pencha sur l'écriture minuscule et serrée, enluminée de superbes
guirlandes dont l'or, le pourpre et le bleu profond semblaient aussi frais que le
jour où le scribe les avait tracées.
— C'est un verset du Coran, murmura-t-elle. Mais il y a une introduction, qui
chante les louanges d'Allah et appelle sa bénédiction sur... "euh... une certaine
abbaye de Far Cross. Mais je dois me tromper, n'est-ce pas, père ? ajouta-t-elle
en relevant les yeux. Une prière islamique peut-elle demander à Allah de bénir
un monastère ?
— Mais oui, répliqua sir William, tout excité par la découverte. Ce doit être
l'ouvrage de l'abbé Gregorio. C'était un grand érudit qui vivait il y a trois cents
ans dans une abbaye, sur une île isolée au large de la Grèce. Il pensait que toutes
les religions découlaient de la même source et on dit qu'il était très intéressé par
l'Islam. Malheureusement, sa sagesse et son érudition ne lui portèrent pas
chance, car son abbaye fut bientôt brûlée par les Sarrasins, tandis que tous les
moines étaient passés au fil de l'épée. Personne n'a jamais su ce qu'étaient
devenus les trésors de l'abbaye, qui passait pour l'une des plus riches du monde
chrétien. Ce manuscrit a été découvert à Chypre, dissimulé dans un pot en fer.
Sur nos terres, Eleanor ! Qui sait quelles autres découvertes nous attendent...
— Voilà qui est incroyable ! s'écria la jeune fille, gagnée par l'enthousiasme de
son père. Ce manuscrit et son étui valent déjà une petite fortune à eux seuls. Est-
ce sir John qui vous les a envoyés ?
Sir William hocha affirmativement la tête.
— Ce sont les jardiniers qui l'ont découvert, près de la maison qu'il vient
d'acheter en mon nom. Sachant mon intérêt pour les antiquités, il me l'a expédié
aussitôt, avec une lettre où il exprime son chaleureux souhait de nous voir
arriver bientôt.
— Cela signifie-t-il que nous allons enfin nous mettre en route ? demanda
Eleanor, tout excitée par la nouvelle.
Sir William la considéra un instant de son regard bleu délavé, avant de
confirmer de la tête.
— Etes-vous si pressée de quitter cette villa ? demanda-t-il toutefois. Le lieu est
enchanteur et le comte Salvadore s'est montré la bonté même à notre égard...
— Certes, et j'aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître. Mais pour vous dire
la vérité, je me sentirai plus à l'aise dans notre propre maison, avec nos affaires
autour de nous.
Sir William hocha sa tête couronnée d'une abondante chevelure blanche où
scintillaient encore quelques fils d'or.
— Ma pauvre chérie ! fit-il avec tendresse. Vos livres vous manquent, n'est-ce
pas ? Quel dommage que nous n'ayons pu en emporter davantage avec nous...
Eleanor revit leur départ précipité en pleine nuit et un frisson de peur
rétrospective la saisit tout entière à ce souvenir.
— Vous risquiez d'être arrêté d'une minute à l'autre, père, et nous ne pouvions
nous attarder à faire des paquets. Votre vie a plus d'importance que des livres,
aussi précieux soient-ils.
Sir William poussa un bref soupir.
— Il ne fait pas bon vivre en Angleterre en ce moment, lorsqu'on est connu pour
avoir été l'ami de Cranmer. En catholique intransigeante, la reine Mary
soupçonne de trahison toute personne qui professe une autre foi que la sienne.
— Mais que peut-elle vous reprocher ? Vous n'avez jamais comploté contre elle!
objecta Eleanor.
— Non, certes, mais j'étais l'ami des conjurés, c'était assez à ses yeux. Plusieurs
de mes proches avaient déjà été arrêtés et soumis à la torture, lorsque j'ai été
averti que le même sort n'allait pas tarder à s'abattre sur moi. S'il ne s'était agi
que de moi... Mais je devais penser à Richard et à vous. Mieux valait vivre en
exil que de périr ignominieusement, en vous laissant tous deux démunis de tout.
Heureusement, j'avais fait longtemps des affaires avec les marchands de Venise
et une grande partie de ma fortune se trouvait placée en Italie. J'y ai aussi de
bons amis, ainsi qu'à Chypre, où réside votre oncle John.
Songeur, il laissa son regard bleu s'égarer un instant vers la croisée, qui ouvrait
sur le superbe paysage de la baie.
— Je sais qu'il prendra soin de votre frère et de vous s'il devait m'arriver quoi
que ce soit...
— S'il vous plaît, père, ne dites pas de choses pareilles ! supplia la jeune fille, le
cœur étreint d'un obscur sentiment de malaise. Ici, vous n'avez rien à craindre de
ceux qui voulaient vous envoyer au bûcher.
Elle eut un nouveau frisson à la pensée de la mort terrible qu'avaient subie
l'archevêque Cranmer et tant d'autres, tout cela au nom de Dieu. Pour sa part,
elle était bien sûre que la divinité qu'elle révérait en son cœur n'exigeait pas tant
de cruauté. Car comment appeler autrement le fait de tuer un homme pour la
simple raison qu'il vénérait le Seigneur à sa manière ?
En fait, elle se sentait assez proche de l'abbé Gregorio, qui avait embrassé à la
fois le christianisme et l'islam. Mais bien entendu, c'était là une opinion qu'elle
se fût bien gardée d'exprimer à voix haute. Ces divergences religieuses avaient
engendré tant de conflits dans les pays méditerranéens depuis des siècles !
— Ainsi, vous ne voulez pas épouser le comte Salvadore ? reprit sir William
après un instant de silence. Il a pourtant l'intention de demander votre main
avant notre départ, à ce que j'ai cru comprendre.
Eleanor le considéra avec une pointe d'inquiétude, comme pour sonder ses
intentions.
— Oh, non, père ! S'il vous plaît, dites-lui que mon mariage n'est pas à l'ordre du
jour, et que vous souhaitez vous établir dans notre nouvelle maison avant de
penser à mon avenir.
— Très bien, ma chérie, acquiesça sir William, pas fâché au fond de voir la
question repoussée aux calendes grecques.
Après tout, l'oncle John avait un fils d'une vingtaine d'années et il n'était pas
impossible que les deux cousins se plaisent, supputa-t-il à part lui. La
perspective méritait en tout cas d'être envisagée.
— Nous levons l'ancre dans deux jours, précisa-t-il. Sir John nous envoie son
propre navire pour nous conduire jusqu'à notre nouvelle demeure. Outre nos
personnes, le bateau transportera une précieuse cargaison d'objets de prix. Sir
John effectue de nombreux échanges commerciaux avec l'empire ottoman et il a
passé des mois à réunir des pièces rares, dont il pense qu'elles peuvent avoir
quelque chance de plaire au sultan.
Eleanor dévisagea son père, scandalisée.
— Voyons, ce n'est pas possible, papa ! Le frère de ma mère ne peut pas
commercer avec Soliman le Magnifique. Si j'en crois ce que vous m'avez dit, les
Turcs sont encore un peuple barbare. Détenir des êtres humains en esclavage est
un terrible péché.
— C'est vrai dans l'absolu, ma chérie. Mais n'oubliez pas tout de même que leur
culture est très différente de la nôtre. Si les pirates qui hantent ces côtes peuvent
être considérés comme de véritables barbares, ce n'est pas le cas des Turcs, je
vous assure. Je pense même qu'on trouve parmi eux de véritables humanistes,
intelligents et raffinés. Ils ont en tout cas des maîtres fort érudits et sont très
avancés dans certaines sciences, comme la médecine et l'astrologie.
— Tout simplement parce qu'ils ont des esclaves arabes, objecta Eleanor avec
un haussement d'épaules dédaigneux. Ne m'avez-vous pas expliqué vous-même
que c'était les Arabes qui possédaient un savoir étendu dans ces domaines, et
non les Turcs ?
Plus nuancé que sa fille, sir William expliqua avec un sourire :
— On trouve beaucoup de races dans l'empire ottoman, ma chérie, et elles y
coexistent dans une relative harmonie. Le système de l'esclavage est du reste
moins rigide que vous pourriez le croire. Les esclaves qui acceptent de se
convertir à l'islam sont acceptés dans la société et peuvent y exercer leurs divers
talents.
— Mais ils n'en demeurent pas moins des esclaves, j soumis au bon vouloir de
leur maître !
Sir William, qui adorait discuter avec sa fille, la fixa d'un regard pétillant de
malice.
— En théorie, certes. Mais beaucoup d'entre eux finissent par acquérir un réel
pouvoir et on en a vu certains devenir beys d'une province.
— Tout en restant liés à leur maître ! insista Eleanor, toujours entière dans ses
opinions.
— Esclave ou non, tout sujet de l'empire ottoman est lié au sultan d'une manière
ou d'une autre. D'une certaine façon, les hommes libres sont soumis à la même
contrainte que les esclaves.
Et comme la jeune fille se récriait, il objecta avec un clin d'ceil complice :
— En va-t-il autrement pour nous, ma chérie ? Rappelez-vous que nous avons
été contraints de quitter notre foyer à cause du caprice sanglant d'une reine qui
s'est mis en tête d'imposer sa foi à ses sujets. En ce qui me concerne, j'aurais pu
être torturé et exécuté pour un crime que je n'ai pas commis !
Cette fois, Eleanor ne put qu'acquiescer.
— Je sais, père, et je rends grâce au ciel chaque jour de vous avoir sauvé la vie.
Mais du moins, là-bas, n'enferment-ils pas les femmes toute leur vie dans des
harems.
— C'est vrai, admit sir William, mais leur condition n'est pas toujours rose en
Occident non plus. Bien des femmes finissent leurs jours dans un couvent contre
leur volonté, vous ne l'ignorez pas. Si j'en crois ce que l'on m'a raconté, les
kadines sont plutôt gâtées, lorsqu'elles ont le bonheur de plaire à leur seigneur et
maître.
Et avec une note de malice dans la voix :
— Si jamais vous vous retrouvez dans un harem, ma fille, tâchez donc de
séduire le seigneur du lieu ! C'est le meilleur moyen de vous faire dorloter et
couvrir de cadeaux.
—Jamais ! Je préférerais mourir, s'insurgea la jeune fille, outrée. Comment
pouvez-vous dire des choses pareilles, papa ?
— Je plaisante, bien sûr. En réalité, j'espère bien que vous ne vous retrouverez
jamais dans un pareil endroit. Pardonnez-moi, mon enfant, et n'oubliez pas que
quoi qu'il puisse vous arriver physiquement, vous ne serez jamais réduite à
merci, car votre cœur et votre esprit vous appartiennent. Soyez sincère envers
vous-même et tâchez de survivre quoi qu'il vous advienne, car la vie est un don
de Dieu qu'il nous faut respecter comme tel.
Sir William lui posa la main sur la tête en un geste à la fois tendre et solennel,
comme s'il la bénissait, et la jeune fille ferma les yeux sous le toucher paternel.
Allons, il avait raison après tout ! Si elle gardait sa foi et sa fierté intactes, elle
pourrait faire face à toutes les vicissitudes de la vie. Pourquoi fallait-il qu'elle
ressentît cette étrange appréhension au fond d'elle-même, qui ressemblait à
l'ombre fugace d'un pressentiment ?
Après tout, le trajet jusqu'à Chypre n'était pas très long et ils voyageraient à bord
d'un vaisseau sûr, appartenant à un membre de leur famille et proche ami de son
père. Dans quelques jours, ils seraient tous trois en sécurité dans leur nouvelle
demeure. Tout le reste n'était qu'imagination, simples fantasmes de son esprit
tourmenté, encore sous le coup des angoisses du passé.

Ils faisaient voile depuis vingt-quatre heures lorsque l'orage éclata soudain, sans
que rien n'ait pu le laisser prévoir. Comme par un coup de baguette magique, la
mer couleur de turquoise se transforma en une surface grise et houleuse, où le
bateau se retrouva ballotté comme une coquille de noix, en proie à toute la
violence des éléments déchaînés.
— Restez en bas avec vos enfants, sans quoi je ne puis répondre de votre
sécurité, furent les premiers mots du capitaine à sir William.
Bien qu'elle eût préféré demeurer sur le pont, Eleanor avait été obligée de
réintégrer sa cabine où elle se tenait maintenant allongée sur sa couchette, en
proie à toutes les affres du mal de mer. Secouée par le violent roulis qui agitait
le navire, elle serrait convulsivement la main sur sa poitrine, là où pendaient à la
fois sa lourde croix d'argent et le précieux manuscrit de son père, qu'elle avait
dissimulé sous son corsage pour plus de sécurité.
L'estomac retourné, elle regardait désespérément le hublot fouetté par des
paquets d'eau, tandis que le navire marchand tanguait et roulait sur ses bords,
comme s'il n'avait pas pesé plus lourd qu'un esquif lâché sur une mer démontée.
Sans doute allaient-ils tous périr noyés avant même d'avoir atteint les côtes de
Chypre, triste fin pour leur voyage d'espoir...
Entre deux nausées, Eleanor adressait au ciel les plus ardentes prières, bien que,
dans sa terreur, elle ne sût plus à quel Dieu s'adresser. Suppliante et brisée, sa
voix s'élevait entre deux grondements de tonnerre :
— Notre Seigneur ou Allah, je ne sais quel nom vous donner, faites que nous
survivions à cette épreuve, je vous en supplie ! Prenez-nous en pitié et veillez
sur nos vies, afin que nous puissions atteindre le port sains et saufs. Notre
Seigneur ou Allah...

L'ouragan fit rage toute la nuit avant de tomber brusquement aux premières
lueurs de l'aube, comme s'il avait épuisé toutes ses réserves de fureur et de
violence. Un étrange silence s'empara soudain du navire immobilisé sur une mer
étrangement calme, que n'agitait plus la moindre ride ni le plus petit souffle de
vent.
Etonné, sir William remonta sur le pont et s'informa auprès du capitaine.
— Que se passe-t-il ? Le navire aurait-il subi quelque dommage ?
— L'un des mâts a été brisé, mais la carène est intacte, milord, répondit
l'homme, visiblement préoccupé. Au moins, le vaisseau a résisté à la tempête.
— Pourquoi ne repartons-nous pas, en ce cas ? Nous n'avons déjà perdu que trop
de temps.
Le capitaine haussa les épaules et montra d'un geste la mer étale autour de la
caravelle.
— Nous aurions le plus grand mal à bouger, milord, voyez vous-même. C'est le
calme plat. Nous ne pouvons rien faire d'autre que de nous laisser dériver en
attendant que le vent se lève de nouveau.
— Ce sera-t-il long ?
L'homme leva les mains d'un geste fataliste.
— Impossible de savoir, milord. Cela peut prendre quelques heures... ou
quelques jours. Notre voyage est entre les mains de Dieu.
— Je vois..., murmura sir William, inquiet. Pouvons-nous vous aider en quelque
façon ?
— Je crains que non, monsieur. L'équipage va profiter de ces circonstances pour
réparer le mât. Quant à vous, tout ce qu'il vous reste à faire, c'est attendre et
prier!

Bercée dans les bras de Morphée, Eleanor se remettait des fatigues de la terrible
nuit, lorsqu'elle fut tout à coup éveillée par un brouhaha de voix excitées qui
résonnaient sur le pont, juste au-dessus de sa tête. D'un bond, elle se leva de sa
couchette et enfila sa robe aussi vite qu'elle put, sans même prendre le temps
d'appeler sa servante, endormie dans la cabine voisine. Puis elle dissimula ses
cheveux sous un bonnet noir et passa autour de son cou la chaînette où était
suspendu le précieux manuscrit de son père. Elle tendait la main vers sa croix
d'argent, qu'elle avait déposée sur la commode avant de s'endormir, lorsque son
frère fit brusquement irruption dans la cabine. L'adolescent avait le visage
blafard, et sa voix tremblait d'émotion.
— Pardonnez-moi cette intrusion, ma sœur, mais père vous demande de le
rejoindre tout de suite sur le pont. Il pense qu'il faut nous rassembler et rester
ensemble pendant qu'il essaie de négocier avec eux.
Perplexe, Eleanor haussa ses sourcils blonds.
— Mais de qui parlez-vous, Dick ? Je ne comprends vraiment pas...
Déjà passablement pâle, le jeune homme parut blêmir encore, si c'était possible.
— Les corsaires..., répondit-il d'une voix altérée. Ils sont à bord d'une galère qui
fond sur nous à toute allure. Impossible de les prendre de vitesse, nous ne
pouvons bouger. Cela veut dire qu'ils vont éperonner notre navire avant de
monter à l'abordage...
— Seigneur, ayez pitié de nous ! balbutia Eleanor, qui porta la main à sa gorge.
Elle savait ce que cela signifiait. Quel voyageur ne vivait pas dans la hantise des
terribles pirates barbaresques qui écumaient ces mers ? Rapide et puissante, la
caravelle de sir John aurait dû leur permettre de semer n'importe quel
poursuivant... à condition que le vent fût favorable ! Mais que pouvaient-ils faire
avec ce calme plat ? Ils étaient littéralement pris au piège...
Maintenant, elle comprenait pourquoi son père parlait de négocier avec les
corsaires. Cela signifiait qu'avec un peu de chance, le capitaine de la galère les
échangerait contre une substantielle rançon, au lieu de les tuer ou de les vendre
sur les marchés aux esclaves d'Alger ou d'Istanbul.
Le cœur cognant contre ses côtes, elle monta en hâte sur le pont, consciente que
leur vie allait se jouer dans les instants qui allaient suivre. « Protégez-nous,
Seigneur ! » pria-t-elle de nouveau en rejoignant son père, la tête haute pour
cacher sa frayeur. Un pâle sourire aux lèvres, sir William se tourna vers elle et
l'accueillit d'un baiser sur la joue.
— Pardonnez-moi, mon enfant. Lorsque je vous parlais hier des harems de
l'empire ottoman, je ne savais pas que ma plaisanterie de mauvais goût allait si
vite se transformer en réalité.
— Ce n'est pas votre faute, père. C'est la tempête qui nous a joué un vilain tour,
et ces Barbares profitent de notre situation sans vergogne. Allez me dire ensuite
que ce sont des gens civilisés !
Tandis qu'elle parlait, la galère des pirates était venue se ranger contre la
caravelle, et elle pouvait distinguer le visage grimaçant des hommes qui se
préparaient à l'abordage. Avec leur visage couturé de cicatrices et leur
accoutrement bariolé, ils semblaient si étranges et farouches qu'elle sentit son
cœur défaillir à leur vue. Mais elle eut tôt fait de se redresser dans un
mouvement de fierté et prit sur elle pour ne pas s'évanouir. Tout plutôt que de
leur donner le spectacle de sa faiblesse ! Elle tiendrait hardiment jusqu'à ce que
la mort la délivre, se promit-elle farouchement.
Pendant ce temps, les matelots autour d'eux se préparaient au combat avec la
détermination du désespoir. Sachant qu'ils n'auraient pas de quartier s'ils se
faisaient prendre, tous s'apprêtaient à résister jusqu'à leur dernier souffle.
Après avoir accroché leurs grappins au bastingage, les forbans armés jusqu'aux
dents déferlèrent sur le pont avec des cris sauvages, et la mêlée qui s'ensuivit
s'apparenta à une scène de cauchemar. Les pirates n'épargnaient personne et tout
ennemi désarmé était un homme mort, même s'il se laissait aller à supplier ses
vainqueurs. Horrifiée par le spectacle qui s'offrait à sa vue, Eleanor se tenait à
l'écart, un bras passé autour des épaules de Richard dans un geste dérisoirement
protecteur. S'ils devaient mourir, du moins périraient-ils ensemble !
Mais le chef des forbans, un géant au regard acéré, les avait déjà aperçus et
pointait vers la jeune fille un doigt impérieux, la désignant ainsi à ses séides.
Puis il aboya un ordre dans une langue gutturale et trois de ses hommes
s'avancèrent vers Eleanor, qui releva fièrement la tête à leur approche.
— N'aie pas peur, mon chéri, dit-elle à son frère. Rappelle-toi que tu es Richard
Nash et...
Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Déjà les pirates l'empoignaient par
un bras, le visage ricanant et une lueur de concupiscence dans le regard.
Soucieuse de protéger Dick, elle voulut le pousser derrière elle pour lui servir de
rempart. Mais l'homme qui lui avait saisi le poignet ne lui en laissa pas le temps.
D'un mouvement prompt, il la souleva par la taille et la jeta sur son épaule
comme un vulgaire sac de farine.
— Père, Richard ! s'écria-t-elle. Je vous aime !
Sans tenir compte de ses contorsions désespérées, le pirate l'emporta vers le
bastingage où attendait le chef, qui tendit les bras pour la recevoir. Luttant en
vain pour se dégager, Eleanor tourna la tête vers le pont où les forbans, après
avoir exterminé l'équipage, s'activaient à réunir les barils et autres coffres qu'ils
avaient déjà remonté des cales pour les transborder sur leur galère. Sir William
était là, en train de parlementer avec l'un des bandits. Mais au moment où il s'y
attendait le moins, l'homme le frappa sur le côté de la tête avec la poignée de son
sabre, et le malheureux s'affala sur le pont dans une mare de sang.
— Oh, papa, non..., gémit Eleanor, dont le cœur se déchira à ce spectacle.
Elle vit alors qu'un autre pirate s'était emparé de Richard, qui se débattait à
coups de pied et de poing contre son ravisseur... en vain.
— Non, Dick, hurla-t-elle. Ne résiste pas, ou il va te tuer. Tâche de rester vivant,
mon chéri !
C'était là ce que son père lui avait enjoint la veille à elle-même, et elle se promit
silencieusement de suivre à la lettre ses instructions.
— Je vous aime, papa, murmura-t-elle. Dieu sait si j'aurais préféré mourir à vos
côtés... Mais je tâcherai de faire ce que vous attendiez de moi.
A cet instant, elle entendit des exclamations s'élever sur le pont, où les pirates, le
doigt tendu, désignaient un long bâtiment à deux mâts qui fendait les flots dans
leur direction, propulsé par la force de ses rames. C'était une galère ibérique, et
tout le monde savait que les Espagnols étaient les ennemis jurés des pirates
barbaresques.
« Seigneur, faites qu'ils arrivent à temps pour nous venger de ces suppôts de
Satan ! songea Eleanor dans une supplique désespérée. »
Malheureusement, cette prière ne devait pas être exaucée, du moins en ce qui la
concernait. Comprenant qu'il valait mieux battre en retraite, les pirates se
replièrent promptement sur leur propre galère, emmenant leur prisonnière avec
eux. Portée jusqu'à la cabine des officiers, Eleanor fut jetée sans ménagement
sur le sol de la vaste pièce, où elle se heurta la tête à l'angle d'un coffre de métal.
Elle ne sut jamais qu'au même instant, le capitaine espagnol montait à bord de la
caravelle pour sauver ce qu'il restait de l'équipage après la fuite des
Barbaresques.
Engloutie par de miséricordieuses ténèbres, elle venait de sombrer dans
l'inconscience, oubliant pour quelques instants la précarité de son sort et
l'inexorable destin qui l'attendait.

Chapitre 2

Eleanor ne sut jamais combien de temps exactement elle était restée


inconsciente sur le sol de la cabine hermétiquement close, où ne circulait pas un
souffle d'air. Sa première sensation lorsqu'elle revint à elle fut la douleur
lancinante qui lui martelait les tempes. Trop étourdie encore pour avoir la force
de lever la tête, elle demeura de longues minutes étendue à même les dalles,
l'esprit embrumé et les membres si douloureux que le moindre geste lui était un
supplice.
Elle gisait dans cet état de demi-sommeil, lorsqu'elle se sentit brusquement
soulevée par deux mains sans douceur qui l'avaient saisie par les épaules et la
secouaient pour achever de l'éveiller. Le front serré par un étau, elle ouvrit
péniblement les paupières et étouffa un cri en découvrant le capitaine
barbaresque, qui penchait au-dessus d'elle son visage barbu au regard perçant
comme celui d'un vautour. Redoutant le pire, elle se raidit dans l'attente de ce
qui allait suivre. Mais contrairement à ses craintes, l'homme se contenta de lui
glisser une timbale d'eau dans la main.
— Buvez, femme, ordonna-t-il en français d'une voix gutturale.
Eleanor le considéra une seconde, le cœur battant d'espoir.
— Vous... vous parlez français ? interrogea-t-elle, la bouche sèche. Dites-moi ce
qui est arrivé à mon frère, je vous en prie. Est-il... est-il vivant ?
— Taisez-vous et buvez, fut la péremptoire réponse qu'elle obtint. Vous aurez à
manger plus tard.
Il s'éclipsa sur ces mots et la captive entendit se refermer sur lui la porte de la
cabine. La gorge brûlant d'une soif ardente, elle vida les trois quarts du gobelet
d'un trait, puis se passa une main dans les cheveux. Pendant qu'elle gisait
inconsciente, quelqu'un lui avait ôté son capuchon, sans doute pour examiner sa
blessure, supputa-t-elle en rencontrant sous ses doigts l'amas de sang coagulé qui
poissait sa tempe droite. A demi hébétée encore, elle se souvint d'avoir heurté
l'angle d'un coffre, puis les scènes de combat qui avaient précédé sa chute
remontèrent à sa mémoire et elle poussa un gémissement de détresse.
— Oh, papa..., exhala-t-elle dans un cri de douleur. Et dire que je ne vous
reverrai plus jamais en ce monde !
Les joues ruisselant de larmes, elle se livra pendant quelques minutes à tout
l'excès de sa douleur, trop anéantie pour maîtriser les sanglots qui lui secouaient
les épaules. Comment accepter l'idée que l'homme qu'elle chérissait depuis tant
d'années lui avait été soudain ôté de façon si cruelle ? Mais sa disparition,
malheureusement, ne faisait pas l'ombre d'un doute. Ne l'avait-elle pas vu
s'effondrer, la tête en sang, sous le coup sauvage de son agresseur ?
Son père n'était plus, mais il lui restait son frère à protéger et à aimer... si du
moins il était encore en vie lui-même. Accoutumée maintenant à l'obscurité de la
cabine, elle jeta un regard inquisiteur autour d'elle et discerna peu à peu les
contours des objets qui l'entouraient.
Contre toute attente, la pièce ne recelait ni couchette ni divan, seulement une
table et des coffres alignés contre les murs. Ces pirates vomis par l'enfer ne
dormaient-ils donc jamais ? Après un instant, elle découvrit toutefois un
amoncellement de couvertures roulées sur le sol et supposa qu'elles devaient
servir de couchage aux occupants des lieux. Une chose était sûre en tout cas, elle
était seule pour l'instant dans la cabine. Où était Richard, au nom du ciel ?
Jusqu'à présent, elle avait été traitée avec une certaine mansuétude, mais peut-
être n'en avait-il pas été de même pour Dick, songea-t-elle avec une croissante
appréhension. Qu'avait-on fait de lui, au nom du ciel ?
La gorge serrée par l'angoisse, elle se releva à grand-peine et constata que si la
tête lui tournait encore, elle était tout de même capable de se tenir debout. Après
avoir attendu quelques secondes pour assurer son équilibre, elle réussit à
marcher jusqu'à la table où étaient étalées des cartes marines, pêle-mêle avec un
astrolabe et un sextant. La présence de ces instruments ne fut pas sans l'étonner
quelque peu. De toute évidence, le capitaine de la galère n'était pas aussi dénué
d'éducation qu'il y paraissait.
Cette constatation diminua légèrement ses craintes. Si l'homme était intelligent,
peut-être pourrait-elle le convaincre de les relâcher, son frère et elle, moyennant
une substantielle rançon. Après tout, sir John se livrait à des échanges
commerciaux avec le Grand Turc, qui ne refuserait peut-être pas de prêter son
concours à la transaction.
La flamme de l'espoir se ranima en elle à cette pensée et elle finit sa timbale
d'eau avant de s'asseoir devant la table pour étudier l'une des cartes. A en juger
par le tracé qu'elle avait sous les yeux, la galère semblait faire route vers la ville
que les Chrétiens appelaient encore Constantinople, bien qu'elle eût été
rebaptisée Istanbul par ses conquérants turcs.
Cette circonstance fut un trait de lumière pour elle. De toute évidence, les pirates
l'emmenaient là-bas pour la vendre sur le marché aux esclaves. Dieu savait
pourquoi, elle s'était imaginé qu'elle serait débarquée à Alger, peut-être parce
que le capitaine de la galère parlait français. Mais qu'importait, au fond, le lieu
de sa destination ? réalisa-t-elle soudain dans un regain d'angoisse. A Istanbul ou
à Alger, son destin ne serait-il pas exactement le même ?
Un frisson la parcourut toute à cette seule pensée. C'était une chose de s'exhorter
au courage et de penser à négocier avec ses ravisseurs, mais le capitaine
consentirait-il seulement à l'écouter ? Il lui était si facile de la vendre, peut-être
au Grand Turc lui-même, qui l'enfermerait à jamais dans son harem... La seule
idée de devenir la concubine de quelque potentat local lui inspirait une
incommensurable horreur.
Non, ce n'était pas possible ! se dit-elle dans un sursaut. Elle ne laisserait pas
arriver une chose pareille, tant qu'il lui resterait un souffle de vie dans le corps.
Après tout, ce n'était qu'une question d'argent, n'est-ce pas ? Les pirates les
avaient capturés pour les vendre aux enchères, selon leur louable habitude.
Restait à savoir combien ils espéraient tirer d'eux sur le marché aux esclaves.
Mais il était douteux qu'un acheteur offrît très cher de leurs chétives personnes.
Pas plus de cinquante ducats, sans doute...
— Oncle John paiera deux fois cette somme, murmura-t-elle, comme pour se
donner du courage. Sans doute a-t-il déjà eu vent de notre capture et s'apprête-t-
il à mettre tout en œuvre pour obtenir notre libération.
Réconfortée par cette pensée, elle releva fièrement la tête, décidée à lutter de
toutes ses forces pour se tirer de ce mauvais pas. Quoi qu'il advînt, elle ne
baisserait jamais les bras et saurait vivre selon les principes que lui avait
inculqués son père. Et qui sait, en se montrant diplomate, peut-être obtiendrait-
elle d'être rendue à sa famille ?
Dans l'immédiat, une question plus urgente lui taraudait l'esprit, dont dépendait
tout l'avenir de sa tentative. Qu'est-ce que les pirates avaient fait de Richard ?

Les sourcils froncés, Mohamed Ali Ben Ibn arpentait le pont, tout en songeant à
la jeune femme qu'il avait capturée la veille sur le vaisseau cypriote. Pendant
plusieurs heures, elle était demeurée inconsciente sur le plancher de la cabine, le
front brûlant de fièvre, au point qu'il s'était presque résigné à la voir passer de
vie à trépas, bien que ce dût être une perte sèche pour lui. Conscient de son rang
et du prix qu'il pourrait en tirer sur le marché d'Istanbul, il l'avait revendiquée
pour sienne dès qu'il l'avait aperçue sur le pont de la caravelle.
— Ce sera ma part du butin, avait-il déclaré à son second. Les hommes et vous
pourrez vous partager le reste.
Malheureusement, l'arrivée inopinée de la galère espagnole les avait obligés à
fuir avant d'avoir procédé au transbordement des marchandises et l'équipage
grognait depuis lors, se jugeant lésé dans le partage. Quant à lui, il perdrait tout
si la prisonnière venait à succomber, perspective qui n'avait rien pour le réjouir.
Evidemment, il y avait le gamin. Avec ses traits délicats, il trouverait
certainement preneur auprès d'un certain genre de maîtres, que leurs goûts
portaient plutôt vers les garçons. Une servante faisait également partie du lot,
mais bien qu'elle fût jeune, elle était loin d'avoir la beauté de sa maîtresse.
Pendant l'une de ses visites dans la cabine, il avait ôté à la blessée son capuchon
pour examiner sa tête, dévoilant un flot de boucles blondes dont la luxuriance et
la lumineuse couleur l'avaient laissé littéralement confondu. Aussitôt, il avait
redoublé de précautions pour qu'aucun de ses hommes n'eût accès à la cabine où
était enfermée la captive. Lésés comme ils estimaient l'être, ses coéquipiers
auraient pu avoir la tentation de se payer sur elle de leur déconvenue, lui ôtant
ainsi les deux tiers de sa valeur marchande.
Or, il savait exactement ce qu'il allait faire d'elle. Dès que la galère aurait
accosté sur les rives du Bosphore, il la conduirait dans une maison discrète qu'il
possédait là-bas, où il l'enfermerait à l'abri des regards. Puis il se livrerait à un
fructueux marchandage...
Mais en attendant, il devait trouver un moyen d'apaiser les rancœurs de
l'équipage. Après s'être assuré d'un regard circulaire que nul ne l'observait, il
sortit le cylindre d'or qu'il avait trouvé suspendu au cou de la fille, lorsqu'il avait
délacé son corset pour lui permettre de respirer. Les femmes occidentales étaient
si étrangement accoutrées, avec leurs affreux vêtements bardés d'armatures, qui
les maintenaient littéralement en prison !
Persuadé d'avoir entre les mains quelque flacon de sels ou de parfum, il en ôta le
couvercle, et grande fut sa surprise en constatant que l'objet était en fait un
rouleau à manuscrit.
— Quelque poème, sans doute..., marmonna-t-il en déroulant le morceau de
parchemin.
Mais son visage se décomposa littéralement lorsqu'il vit de quoi il s'agissait.
D'une main tremblante, il remit précipitamment le texte dans son étui, comme
s'il lui avait brûlé les doigts.
Loin d'être ignorant comme la plupart de ses compagnons, Mohamed Ali était
un homme cultivé, qui avait été éduqué dans l'une des meilleures écoles de son
pays avant d'être capturé par les Espagnols. Pendant des années, il avait ramé
comme forçat sur les galères ibériques avant de s'évader, la haine au cœur, bien
décidé à se venger de ceux qui l'avaient maltraité pendant si longtemps. Devenu
pirate par nécessité, il avait écume les mers pour son propre compte et n'avait
pas tardé à se forger une fortune, fruit de ses captures et de ses inavouables
négoces. Riche désormais, il possédait une luxueuse maison dans laquelle il
comptait installer un jour une épouse selon son cœur, qui partagerait ses
croyances et porterait ses enfants.
Par Allah, il n'aurait jamais dû ôter ce rouleau du cou de la captive ! songea-t-il
avec un involontaire frisson. L'objet était maudit, il le savait. Il faisait partie du
trésor de l'abbaye de Far Cross et la légende assurait que quiconque chercherait
à en tirer profit paierait promptement ce sacrilège de sa vie. Les Sarrasins qui
avaient massacré les moines n'avaient-ils pas tous péri de mort violente ? Restait
à savoir comment ce précieux manuscrit avait pu se retrouver autour du cou de
la jeune Anglaise. Etait-elle mahométane et non chrétienne, comme il se l'était
imaginé d'abord ?
En homme superstitieux, il décida sur-le-champ de rendre l'objet à sa
propriétaire. Il trouverait bien un autre moyen de dédommager son équipage,
dût-il pour cela sortir un peu d'or de ses propres coffres.
— Jolie comme elle est, la fille me rapportera sûrement assez pour que je puisse
rentrer dans mes fonds et bien au-delà, supputa-t-il en reprenant à grands pas le
chemin de la cabine.

Deux fois par jour, la porte de la cabine s'ouvrait pour livrer passage au
capitaine, qui apportait un pichet d'eau et une portion de la frugale nourriture du
bord. Lors de sa première visite, il avait également ramené à la captive le
rouleau à parchemin serti de pierres précieuses. Eleanor, qui ne s'était pas
aperçue de la disparition de son trésor, s'étonna de cette restitution.
— Pourquoi me le rendez-vous ? C'est un objet de grande valeur, observa-t-elle.
Et d'ajouter en lui coulant un regard oblique :
— Ma famille est très riche. Pour peu que vous le lui demandiez, elle paiera
pour moi une grosse rançon, le double de ce que vous obtiendriez au marché aux
esclaves !
— Buvez et mangez, femme ! fut la seule réponse qu'elle obtint.
Il en fut ainsi ultérieurement, chaque fois qu'elle essaya d'entamer un dialogue
avec lui. Qu'elle employât le français, l'anglais ou l'italien ne changea rien au
laconisme de la réplique. Avait-elle surestimé l’intelligence de son interlocuteur,
en fin de compte ? Finalement, elle risqua quelques mots d'arabe :
— Qu'Allah vous bénisse... si vous consentez à nous rendre à nos proches
moyennant rançon, mon frère et moi. Nous sommes les enfants de sir William
Nash et...
Cette fois, elle fut interrompue d'un sévère :
— Vous parlez trop, jeune fille ! Une femme doit savoir tenir sa langue si elle ne
veut pas être battue.
— Mais vous êtes un homme instruit ! protesta-t-elle. Pourquoi faites-vous la
sourde oreille à ma requête ? Ma famille fera de vous un homme riche si vous
prenez contact avec elle. Mon oncle est sir John Faversham, de Chypre, et...
— Pour qui me prenez-vous ? Je ne fais pas de commerce avec les Infidèles, je
les tue quand j'en ai l'occasion. Estimez-vous heureuse que je ne vous aie pas
déjà livrée à mes hommes, pour qu'ils prennent leur plaisir avec vous.
Les prunelles bleues d'Eleanor s'agrandirent d'effroi à cette menace.
— Vous n'allez pas faire cela, n'est-ce pas ? Vous ne seriez pas si cruel...
L'homme haussa les épaules, offusqué.
— Remerciez Allah que je ne sois pas le barbare que vous semblez croire. En
fait, j'ai d'autres projets pour vous. Mais cela ne m'empêchera pas de vous
donner le fouet si vous parlez encore à tort et à travers.
Eleanor se tut, bien qu'elle ne crût pas en ces paroles.
S'il avait eu l'intention de la molester, ce serait chose faite depuis longtemps,
pensa-t-elle. De toute évidence, il n'aimait pas être questionné par une femme,
mais elle n'abandonnerait pas pour autant.
— A force d'entendre parler de rançon, il finira bien par y réfléchir, conclut-elle
avec sagesse.
Hilare, Soliman Bakhar donna une claque amicale sur l'épaule du janissaire qu'il
venait de vaincre, après une lutte acharnée où aucun des deux pugilistes n'avait
ménagé ses forces.
— Venez, l'ami, nous avons tous les deux besoin d'un bon bain. Ce soir, vous
dînerez à ma table et vous pourrez choisir une femme pour votre plaisir.
— Je suis très honoré, seigneur...
C'était là une façon généreuse de se conduire avec un vaincu, mais Soliman se
sentait d'humeur plutôt joviale. Ce matin-là, il avait consulté un astrologue, qui
lui avait assuré qu'il entrait dans un nouveau cycle de sa vie.
— Vous obtiendrez ce que votre cœur désire, lui avait prédit le mage, mais
seulement si vous consentez à apprendre et à souffrir.
Soliman avait froncé les sourcils, un signe de mécontentement qui n'avait pas été
sans inquiéter le devin.
— Apprendre et souffrir ? Voilà une prédiction plutôt sibylline. Expliquez-vous,
mage !
Ali Bakr avait désigné la carte du ciel étalée sous ses yeux.
— Tout n'est pas encore clair, seigneur. Je vois seulement qu'une flamme
brillante s'est allumée dans votre firmament.
Cette flamme vous brûlera, mais elle comblera les vœux que vous nourrissez
dans le secret de votre cœur.
— Vous parlez par énigmes, comme tous vos pareils, avait commenté
dédaigneusement Soliman, tout en payant le devin de quelques piécettes
d'argent.
Qu'attendait-il d'autre de cette consultation ? s'était-il demandé ensuite, étonné
de sa propre crédulité. La plupart des astrologues n'étaient que des charlatans, il
ne le savait que trop. Pourtant, il avait entendu le plus grand bien de celui-ci,
dont tout le monde, dans l'entourage du sultan, s'accordait à chanter les
louanges.
Le corps ruisselant de sueur après la rude joute qui l'avait opposé au janissaire, il
alla prendre un bain, puis se fit masser par un eunuque expert dans l'art de
délasser les muscles éprouvés par l'effort du combat. Qu'allait-il faire du reste de
sa journée ? Se restaurer et boire du café en devisant avec des amis serait une
agréable façon de passer le temps, décida-t-il.
Ensuite, il pourrait faire venir Fatima. Mais à vrai dire, il n'avait pas vraiment
envie d'elle aujourd'hui. Peut-être, pour changer un peu, ferait-il une petite
promenade du côté du marché des esclaves ? Les femmes circassiennes étaient
fort belles, et avec un peu de chance, il en trouverait peut-être une qui saurait
éveiller ses appétits blasés.
Il en était là de ses projets, lorsqu'un esclave se glissa près de lui.
— Il y a un message de la part de Mohamed Ali Ben Ibn, seigneur. Il vous
demande de bien vouloir lui faire la faveur de le recevoir.
Le torse luisant d'huile parfumée, Soliman quitta le banc de massage et enroula
une étoffe autour de ses hanches.
Grand et musclé, il dégageait une présence physique qui intimidait généralement
ses interlocuteurs et créait entre eux et lui une distance que peu de personnes
osaient franchir.
Perplexe, il réfléchit quelques secondes. Que diable ce corsaire lui voulait-il ?
Bien qu'il ne l'eût jamais rencontré personnellement, il le connaissait de
réputation et sa visite ne laissait pas de l'intriguer.
— Introduis-le dans mes appartements privés, ordonna-t-il à l'esclave.
Puis se tournant vers les janissaires qui profitaient aussi des services de ses
masseurs :
— Excusez-moi un instant, je ne serai pas long. Vous trouverez à côté de la
nourriture et du café, et j'ai requis les services de quelques danseuses pour vous
distraire.
Après avoir donné ses ordres aux serviteurs, il se retira dans sa chambre, où il
revêtit des pantalons de soie blanche et une longue chemise attachée à la taille
par une ceinture d'argent. Puis il s'installa sur un divan et ordonna à l'un de ses
esclaves :
— Apporte du café et des confiseries, puis laisse-nous.
Quelques instants plus tard, le visiteur fut introduit dans la pièce, où il tomba à
genoux devant le maître du lieu, conformément aux règles de la courtoisie. Mais
Soliman le fit relever d'un geste et le pria de s'asseoir en face de lui.
— Nous sommes tous deux des hommes et pouvons parler d'égal à égal, déclara-
t-il, lorsque le pirate eut pris place sur une ottomane. Prendrez-vous une tasse de
café avec moi ?
— Volontiers, seigneur. C'est un grand honneur que vous me faites.
— Allons droit au but, voulez-vous ? Vous avez quelque chose à me proposer ?
Mohamed Ali eut un léger sourire. Décidément, le fils du calife n'était pas
homme à prendre des détours.
— J'ai entendu dire que vous étiez à ia recherche d'un objet rare et précieux,
seigneur. Est-ce que l'on m'a trompé ?
— C'est parfaitement exact, acquiesça le jeune homme, le regard fixé sur son
interlocuteur. Qu'avez-vous à vendre ?
Sa curiosité était de nouveau en éveil, Mohamed Ali passant pour un corsaire
habile et chanceux, qui n'offrait jamais que de la marchandise de première
qualité.
— Une femme, un véritable trésor...
Le regard gris de Soliman se fit plus intense, tandis qu'il fixait le pirate avec
insistance.
— J'ai déjà beaucoup de belles femmes dans mon harem, déclara-t-il. En quoi
celle-ci les surpasserait-elle ?
— Son corps est la perfection même. Elle a des yeux couleur d'azur et de longs
cheveux aussi blonds qu'un champ de blé mûr sous un soleil d'été, dit le pirate,
qui se fit lyrique pour vanter les charmes de sa captive.
Mais Soliman n'était visiblement pas convaincu. D'un geste, il balaya ces
précisions, comme si elles n'étaient que des détails sans importance.
— Quoi d'autre ? insista-t-il.
— C'est la fille d'un baronet anglais. Elle est intelligente et cultivée, parle trois
langues, et je crois même qu'elle sait lire l'arabe.
Cette fois, Soliman était tout attention. Mais il savait qu'il ne devait pas montrer
ouvertement son intérêt, les nécessités du marchandage le contraignant à cacher
son jeu.
— Je me moque de son esprit, prétendit-il. Si son corps est vraiment aussi
parfait que vous l'assurez, il se pourrait que je m'en porte acquéreur, mais je ne
vous garantis rien. Où l'avez-vous dénichée ?
— Sur un bateau cypriote que j'ai attaqué, expliqua Mohamed.
En négociant avisé, il n'était pas dupe de l'apparente désinvolture de son
interlocuteur.
— Endommagée par l'orage, leur caravelle n'a pu repartir faute de vent
favorable, et nous avons vu tout de suite que ce serait une proie idéale. Mais une
galère espagnole a fondu sur nous avant que nous n'ayons achevé de transborder
le butin. Outre quelques coffres de nourriture, nous n'avons pu emmener que la
fille, son jeune frère, et une chambrière sans grand intérêt. Mais la première vaut
toute une cargaison à elle seule.
— Comment savez-vous qu'elle est la fille d'un aristocrate anglais ?
Mohamed Ali eut un mince sourire.
— C'est elle qui me l'a dit, monseigneur, et en trois langues encore ! Elle assure
que, pour la ravoir, sa famille paiera deux fois le prix que je pourrais en
demander au marché.
— Et vous êtes pourtant venu me voir ?
— Je ne suis pas assez fou pour la confier à des marchands d'esclaves, seigneur.
Elle est à l'abri dans une maison que je connais et y restera jusqu'à ce que je lui
trouve un acquéreur.
Soliman acquiesça, le visage impassible.
— Combien en demandez-vous ?
— Mille pièces d'or, seigneur.
— Pour une femme ? se récria le jeune homme, avec un rire de mépris. Je n'en
connais pas une seule qui vaille le tiers de cette somme.
Le pirate à ces mots bondit littéralement sur ses pieds.
— En ce cas, pardonnez-moi de vous avoir dérangé inutilement, seigneur.
Et comme Soliman se levait aussi, il ajouta en secouant la tête d'un air désolé :
— On m'avait dit que vous recherchiez un trésor sans prix, mais je vois que j'ai
été mal informé.
— Restez ! ordonna Soliman d'une voix brève. Nous n'en avons pas terminé.
Mohamed Ali, qui s'attendait à cette réaction, retint un sourire.
— Cette femme n'a réellement pas de prix, seigneur. Je ne vous l'aurais pas
proposée si elle n'était aussi exceptionnelle. Elle ne vous décevra pas, je vous en
donne ma parole.
Son interlocuteur fit mine de réfléchir, les sourcils froncés.
— Je vous donnerai huit cents pièces d'or, si elle est bien telle que vous la
dépeignez.
— Une telle somme pour une femme ? se récria de nouveau Soliman.
Il jouait le mépris, mais au fond de lui, il savait déjà qu'il était prêt à payer le
prix demandé, si l'inconnue était réellement telle que la décrivait le marchand.
— Elle les vaut, croyez-moi, répliqua Mohamed Ali avec conviction.
— En ce cas, je vous les donne, mais pour cette somme, je veux aussi son frère.
L'autre prit un air navré.
— C'est impossible, hélas. Il a déjà été envoyé au marché aux esclaves.
Mais cette fois, Soliman était bien décidé à ne pas céder. Il ne serait pas dit que
lui, le fils d'un calife, conclurait un marché désavantageux avec un simple pirate.
C'était son honneur qui était en jeu.
— Mille pièces pour tous les deux, sinon vous pouvez envoyer la femme au
marché, elle aussi.
Comprenant que c'était là son dernier mot, Mohamed Ali s'inclina en silence.

— Allons, mon enfant, venez avec moi, fit la femme d'une voix mélodieuse. Un
bon bain et un peu de repos vous remettront d'aplomb. Vous devez en avoir
grand besoin après tous ces jours passés sur une galère.
Epuisée par ce qu'elle venait de vivre, Eleanor n'avait pas posé la moindre
question ce matin-là, lorsque le pirate, après l'avoir débarquée sur la rive du
Bosphore, l'avait conduite sous bonne escorte jusqu'à cette maison et enfermée
dans une spacieuse chambre. Tout ce qu'elle avait remarqué, c'est que le lieu
était fort propre et la nourriture qu'on lui avait servie des plus savoureuses. Et
maintenant, voilà que cette femme au doux visage se penchait vers elle, une
expression de sympathie dans le regard...
— Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Et qu'a-t-on fait de mon frère ? Va-t-on l'amener
ici ?
— Hé là, que de questions ! se récria sa compagne avec un petit rire. Laissez-
moi le temps de répondre, voulez-vous ? Pour commencer, je m'appelle Roxane
et je suis mauresque, bien que de sang mêlé. En fait, mon père était maure et ma
mère espagnole.
— Etes-vous musulmane ou chrétienne ? Roxane émit un bref toussotement.
— J'appartiens à la vraie foi, murmura-t-elle, sans soutenir toutefois le regard
d'Eleanor.
Et relevant brusquement la tête :
— Mohamed pense que vous êtes peut-être mahométane. Est-ce exact ?
Eleanor hésita, sachant qu'elle aurait tout avantage à passer pour musulmane, vu
les circonstances. Mais elle se sentait incapable de mentir à cette femme, qui
l'avait traitée avec bonté.
— J'ai été élevée dans la religion protestante, avoua-t-elle. Mais je suis d'avis
que chacun devrait être libre d'honorer Dieu à sa manière. Personne ne peut se
targuer d'être seul à détenir la vérité, n'est-ce pas ?
Roxane secoua la tête, visiblement inquiète.
— Vous ne devriez pas parler si franchement, mon enfant. Les hommes sont
parfois très intolérants sur le sujet et vos propos pourraient vous coûter cher. En
Espagne, un tel discours vous vaudrait d'être déférée devant l'Inquisition, et ici
aussi, vous pourriez avoir des ennuis. Il est toujours plus sage de se taire, surtout
quand on est une femme.
Eleanor exhala un soupir à ces mots. Comme ses conversations avec son père
allaient lui manquer ! N'y avait-il donc plus personne à qui elle pût ouvrir son
cœur ? Maintenant que sir William n'était plus là, elle ne pourrait plus jamais
s'exprimer librement sans encourir la réprobation de quelqu'un.
— Vous avez raison, admit-elle. Mais vous n'avez pas répondu à toutes mes
questions.
— Vous désirez savoir où vous êtes ? Chez moi, dans la maison que m'a offerte
Mohamed Ali Ben Ibn, pour lui avoir sauvé la vie il y a quelques années de cela.
Il était à l'article de la mort et je l'ai soigné avec des simples. Il me rend parfois
visite, lorsque ses équipées en mer lui en laissent le loisir. Sans lui, j'en serais
réduite à me vendre... Plutôt mourir !
Eleanor hocha la tête, compréhensive.
— Je ne pense pas qu'il soit un mauvais homme, commenta-t-elle. Il ne s'est pas
montré brutal avec moi.
— Oh, il n'aurait garde de gâter votre beauté. Vous êtes très jolie, savez-vous ?
Votre peau est douce et satinée, votre corps harmonieux. Un peu maigre peut-
être pour le goût local, mais un régime substantiel aura tôt fait d'accroître vos
rondeurs. Venez prendre un bain maintenant. Ensuite, nous pourrons nous
asseoir et bavarder jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher.
— Vous êtes gentille, Roxane, murmura la jeune fille avec gratitude.
La Mauresque hocha la tête avec commisération.
— Je sais ce que c'est que d'être dans votre situation. Ma famille autrefois m'a
vendue à un vieil homme qui n'a pas été bon pour moi. Il a fini par mourir et je
me suis sauvée avant que ses héritiers ne fassent l'inventaire de ses biens. J'ai
trouvé refuge dans une hutte au bord du fleuve et c'est là que j'ai soigné
Mohamed.
Eleanor considéra son interlocutrice avec sympathie.
— Vous l'aimez, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, admit Roxane, avec un sourire très doux. Mon seul désir est de le
servir. Mais un jour, il se mariera et je ne le reverrai plus, ajouta-t-elle dans un
soupir.
— Pourquoi ne vous épouserait-il pas ?
Roxane secoua la tête, à la fois triste et résignée.
— Oh, non, ce n'est pas possible. Il doit choisir une jeune fille de son milieu,
n'est-ce pas ? Il est issu d'une bonne famille, mais il a été pendant des années
prisonnier des Espagnols, qui l'ont fait ramer sur leurs galères.
Eleanor hocha la tête, convaincue. Au début, elle était terrorisée par son
ravisseur, mais maintenant, elle se rendait compte qu'elle avait eu de la chance
de tomber sur lui. Au lieu de l'amener directement au marché aux esclaves, il
l'avait conduite dans cette maison où elle pouvait se rafraîchir et se reposer un
peu, sous la surveillance de cette femme affable qui la traitait avec beaucoup
d'aménité. Elle était en sécurité ici, du moins pour le moment. Evidemment,
cette relative mansuétude ne lui avait pas ôté pour autant le désir de s'enfuir et
elle comptait bien tirer profit de la première occasion qui s'offrirait à elle. Mais
pour l'instant, elle s'accordait un peu de répit, trop heureuse de se retrouver dans
cette oasis de paix après les terribles journées qu'elle venait de vivre.
Sous la conduite de Roxane, elle franchit la porte de la maison et se retrouva
dans un jardin enclos de murs, où poussaient de multiples variétés d'arbustes en
fleur au parfum pénétrant. Par de petits sentiers sinuant entre des treillis de bois
où s'entrelaçaient des jasmins, elles atteignirent un espace dégagé creusé d'un
grand bassin d'eau claire.
— Vous pouvez vous baigner ici, dit Roxane. Il y a du savon dans les jarres et
des serviettes propres pour vous sécher après vos ablutions.
Eleanor jeta un regard inquiet autour d'elle.
— Mais je n'ai jamais pris de bain en plein air, objecta-:-elle.
Roxane sourit de ses craintes.
— Personne ne vous dérangera, promit-elle. Je vais vous laisser vous laver
tranquillement, puis je viendrai vous apporter des vêtements propres.
Elle s'éclipsa sur ces mots, laissant la jeune fille se déshabiller à l'ombre d'un
tamarinier. Après s'être assurée c'un nouveau regard qu'elle était bien seule,
Eleanor ôta >on bonnet et défit les lacets de son corsage. Raidie de poussière et
de sueur, sa robe avait grand besoin de passer entre les mains d'une lavandière et
elle fut heureuse de -en débarrasser. Puis elle ôta ses jupons et risqua un pied sur
les marches de marbre qui descendaient dans l'eau. Il avait des années qu'elle
n'avait senti la caresse du soleil sur ses membres nus, depuis l'époque où elle
nageait dans la rivière qui serpentait près du manoir familial. Elancé et pulpeux
à la fois, son corps avait perdu sa minceur enfantine pour s'enrober de rondeurs
éminemment féminines, et sa peau resplendissait littéralement, éclairée par la
chaude lumière du soleil d'Orient.
Ravie de pouvoir se délasser de toutes ses fatigues, elle trempa le bout de ses
orteils dans le bassin avant de plonger résolument dans une gerbe
d'éclaboussures, enivrée par la revigorante fraîcheur de l'eau.

Le souffle court, Soliman examinait la baigneuse, dont l'harmonieuse silhouette


se découpait sur le fond de verdure étoile de fleurs. Occupée à savonner son
buste et ses cheveux, elle ne s'était pas aperçue qu'un regard l'épiait derrière le
treillis, attentif à ses moindres mouvements.
Décidément, Mohamed Ali n'avait pas exagéré, s'avoua le jeune homme,
littéralement fasciné par la vue de ce corps à la fois épanoui et gracile, dont seul
un poète aurait su dépeindre les charmes envoûtants. Ces seins haut perchés aux
pointes couleur de rose, cette taille longue et flexible, et surtout, surtout ces
longues boucles blondes qui coulaient comme un flot ondoyant jusqu'à ses
hanches... Oh, Dieu, quelle splendeur ! Jamais il n'avait vu une chevelure d'un or
aussi pur, à croire qu'elle était littéralement tissée de lumière.
Ce spectacle suscita en lui un désir si intense qu'il faillit sortir de sa cachette
pour prendre la tentatrice dans ses bras et la posséder sur-le-champ, ici même,
dans ce jardin tout nimbé de soleil. Mais la raison, plus forte que l'instinct, lui
suggéra de calmer son ardeur. Ce n'était pas pour son propre plaisir qu'il avait
dépensé mille pièces d'or, mais bien pour offrir au sultan un inestimable présent
qui permettrait à son père de rentrer en grâce auprès du souverain. A cet égard,
la captive était vraiment un cadeau de choix, qui valait largement la somme
exorbitante qu'elle lui avait coûtée.
A cet instant, la jeune fille plongea de nouveau dans le bassin, sans doute pour
se rincer, mais cette fois, elle demeura si longtemps sous l'eau que Soliman
sentit sa gorge se serrer d'inquiétude. Et si elle allait se noyer ? songea-t-il, le
cœur palpitant d'appréhension. Après tout, e suicide n'était pas rare chez les
prisonnières occidentales, qui préféraient souvent la mort à la vie d'esclavage qui
les attendait.
Alarmé, il sortit de sa cachette au moment même où la baigneuse refaisait
surface dans un éclaboussement de gouttelettes scintillantes. L'espace d'une
seconde, elle parut ne pas remarquer sa présence. Puis elle posa sur lui son
regard d'azur, dont les prunelles s'élargirent d'effroi a sa vue et, avec un cri de
frayeur, replongea incontinent dans les profondeurs du bassin.
S'il s'était mépris d'abord sur ses intentions, il était sûr désormais de son fait.
Terrorisée par sa présence, elle allait tout bonnement se laisser couler au fond de
l'eau pour échapper au sort qui l'attendait !
Avec un sourd juron, Soliman plongea à son tour et cagea vigoureusement vers
l'endroit où elle avait disparu. Malgré les remous de l'onde, il eût tôt fait de
distinguer la claire silhouette qui nageait sous l'eau vers l'autre bord du bassin. Il
s'apprêtait à la saisir à bras-le-corps lorsqu'elle émergea d'elle-même, pantelante
et la bouche entrouverte pour chercher sa respiration. Pendant quelques
secondes, il eut la vision enchanteresse de deux seins aux mamelons roses qui se
soulevaient pour inspirer un peu d'air, avant que la baigneuse ne croisât
pudiquement les bras sur sa poitrine.
— Qui êtes-vous ? lança-t-elle d'un ton sec, le regard fulgurant de colère.
Soliman, qui se sentait ridicule dans ses vêtements mouillés, comprit trop tard
qu'elle n'avait peut-être pas eu l'intention d'attenter à ses jours, en fin de compte.
— Je croyais que vous alliez vous noyer, répliqua-t-il, maussade. Loin de moi
l'intention de vous effrayer...
Eleanor, qui avait posé sa question en anglais, fut étonnée de l'entendre formuler
sa réponse dans la même langue, sans l'ombre d'une hésitation.
— Allez-vous-en ! intima-t-elle. Vous n'avez aucun droit d'être ici. J'appartiens à
Mohamed Ali. Il vous tuera s'il vous trouve en ces lieux.
— Je ne crois pas, lui répliqua posément le visiteur, sidéré par le regard furieux
qu'elle dardait sur lui.
Par Allah, ne se rendait-elle pas compte qu'elle était complètement à sa merci ?
Il lui suffisait d'ôter ses propres vêtements et... Pendant un instant, il se
représenta avec tant d'acuité ce qui pourrait s'ensuivre qu'un violent désir
s'empara de lui, tel qu'aucune femme n'en avait suscité en lui depuis des lustres.
— Sortez de là et séchez-vous, ordonna-t-il d'un ton sec, afin de couper court à
la tentation.
— Pas sous vos yeux, s'insurgea Eleanor, outrée.
— Pauvre sotte ! Que croyez-vous avoir à montrer que je n'aie déjà vu des
milliers de fois dans ma vie ?
Piquée, elle redressa la tête. Comment osait-il lui parler sur ce ton ?
— Je me moque de savoir combien de concubines vous avez. Tout ce que je
sais, c'est que je ne suis pas l'une d'elles et que je ne sortirai pas de ce bain tant
que vous serez là.
Soliman, presque amusé, regagna le bord et alla s'asseoir sur un banc de
céramique, d'où il la considéra d'un air goguenard.
— Vous risquez fort de vous enrhumer, car je n'ai aucune intention de m'en
aller.
— Mais vous êtes mouillé vous aussi, objecta-t-elle.
— Qu'à cela ne tienne, le soleil aura tôt fait de me sécher.
Il eut un rire sensuel, et pendant quelques secondes, sa bouche cruelle se fit
presque douce tandis qu'il observait :
— Que de combativité, mon oiselle ! Vous valez bien le prix qu'on demande de
vous, parole d'honneur. Vous ferez un cadeau de choix pour le sultan.
Eleanor se figea à ces mots, glacée. Ainsi, elle allait bel et bien être vendue, en
fin de compte !
— M'avez-vous... achetée ?
Et comme il inclinait la tête, une lueur ironique dans les yeux, elle sentit un
étrange frémissement lui courir le long du dos.
— Qui... qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'une voix étranglée.
— Mon nom est Soliman Bakhar. Je suis le fils du calife Bakhar, ministre de la
justice du Grand Turc.
Eleanor demeura silencieuse, anéantie par la terrible nouvelle. Et dire qu'elle
espérait encore convaincre son ravisseur de la libérer moyennant une
substantielle rançon !
Il était trop tard à présent. Quant à circonvenir son acheteur. .. Elle lui coula un
regard en dessous et sentit un froid de glace s'immiscer dans son cœur à la vue
de son visage altier, dont les traits semblaient sculptés dans un marbre antique. Il
y avait en lui quelque chose de dominateur qui ne devait céder sous aucune
pression, devina-t-elle. De toute évidence, il n'était pas homme à lâcher
facilement ce qu'il estimait lui appartenir.
Contre toute attente, Soliman s'adoucit en la voyant trembler.
— Vous allez attraper la mort, observa-t-il d'un ton réprobateur. Sortez de ce
bain, je vous promets de ne pas regarder.
Joignant le geste à la parole, il se leva de son banc et s'éloigna de quelques pas
avant de lui tourner le dos. Après deux ou trois secondes de silence, il entendit
derrière lui un clapotis, puis un bruit de pas mouillés sur les dalles, qui lui
indiquèrent que la belle s'était décidée à obtempérer. Pendant quelques instants,
il faillit céder à la tentation de se retourner pour jouir du spectacle, mais se retint
à temps.
— Vous pouvez regarder maintenant.
Soliman ne se le fit pas dire deux fois. Enroulée dans une serviette de bain, elle
se tenait à prudente distance de lui, les mains agrippées aux deux extrémités de
l'étoffe comme si sa vie en dépendait. Surpris et charmé au fond par cette
pudeur, il esquissa un sourire. Tant de femmes dans cette situation n'auraient pas
demandé mieux que d'exhiber leurs charmes !
— Venez ici, intima-t-il en s'emparant d'une seconde serviette. Je vais sécher
vos cheveux.
Mais elle n'esquissa pas le moindre geste pour obtempérer et se contenta de le
défier du regard, la tête haute et le menton fièrement relevé. C'était là une
attitude toute nouvelle pour Soliman, à qui nul n'avait jamais osé désobéir. Cette
fille se rendait-elle compte de ce qu'elle était en train de faire ? Au palais
Bakhar, une telle insolence eût été sévèrement châtiée, peut-être même punie de
mort.
— Vous devez m'obéir, déclara-t-il, les sourcils froncés. Je suis votre maître.
Les yeux de la rebelle lancèrent des éclairs à ces mots.
— Vous m'avez peut-être achetée, mais cela ne signifie pas que je sois votre
esclave, déclara-t-elle avec un cinglant mépris.
Soliman la dévisagea, mais au lieu de la colère qu'il s'attendait à ressentir, il se
sentit envahi par un étrange sentiment où se mêlaient l'admiration, le respect et
le désir. En somme, cette fille ressemblait à ses faucons, tels qu'ils étaient
lorsqu'ils sortaient tout droit de leur milieu naturel et n'avaient pas encore été
apprivoisés par -ne main humaine. La plupart d'entre eux finissaient par se
laisser amadouer par le son de sa voix, mais il arrivait parfois que l'un d'eux,
plus farouche, tentât de lui arracher les yeux.
Lorsque cela arrivait, Soliman faisait relâcher sur-le-champ l'animal rétif.
D'autres auraient fait mettre l'oiseau à mort, il le savait. Mais il comprenait trop
bien l'esprit sauvage et indomptable qui l'habitait pour se résoudre à un tel acte.
Jusque-là, il n'avait jamais rencontré cette indépendance d'esprit chez une
femme, habitué qu'il était à des créatures dociles, bien stylées par les leçons des
eunuques et des matrones du harem.
— Pourquoi dites-vous cela ? interrogea-t-il calmement. Ne savez-vous pas que
je détiens sur vous un pouvoir absolu ? Je peux faire de vous ce qu'il me plaît.
La réponse jaillit, spontanée et altière :
— Mon corps est peut-être en votre pouvoir, mais mon cœur et mon âme
m'appartiennent !
— Je vois... Vous pensez que vous pouvez échapper ainsi à votre condition
d'esclave, n'est-ce pas ? C'est une attitude noble et courageuse, j'en conviens,
mais guère réaliste, hélas. Vous avez de la chance que j'aie dépensé une telle
somme pour vous acheter, car même en cet instant, vous pourriez payer cher
votre insolence.
Et secouant la tête d'un air dubitatif :
— Je crains que vous n'ayez jamais véritablement expérimenté la souffrance,
Eleanor. Vous ne savez pas à quoi elle peut contraindre les gens.
La jeune fille sursauta, comme piquée par un dard.
— Qui vous a donné le droit de m'appeler par mon prénom ?
Soliman se leva et s'approcha d'elle, la dominant de toute sa taille et de la virile
puissance qui émanait de son corps. Mais même ainsi, elle ne faiblit pas et
continua à le défier de son regard bleu étincelant de fierté outragée.
Enclin à l'indulgence, il considéra un instant le délicieux visage levé vers lui,
auréolé par les frisons d'or de la royale chevelure qui commençait à sécher au
soleil.
— Vous allez cuire sur place, observa-t-il en lui drapant une serviette autour des
épaules. Rentrez maintenant, et demandez à Roxane de vous aider à vous vêtir.
Nous avons une longue chevauchée devant nous jusqu'au palais de mon père.
Eleanor se tut, partagée entre la voix de la colère et celle de la prudence. «
Attention, cet homme est de toute évidence un aristocrate et doit détenir un réel
pouvoir dans son pays, lui conseilla la seconde. Après tout, tu aurais pu être
vendue à bien pire que lui. Au lieu de te l'aliéner, essaie de le circonvenir pour
qu'il accepte de t'échanger contre une rançon. »
— Soit, déclara-t-elle avec toute la dignité dont elle était capable. Je vous obéis
parce que je n'ai pas le choix pour le moment. Mais sachez que je suis la fille
d'un baronet anglais. J'ai des amis riches et puissants, qui paieront ce qu'on leur
demandera pour ma libération. Vous n'avez qu'à dire votre prix...
Soliman haussa les épaules, un sourire dédaigneux aux lèvres.
— Vous ne savez pas combien j'ai donné pour vous avoir... Vos proches
seraient-ils prêts à donner dix mille livres en or ? C'est le prix auquel je vous
revendrais ici si je le voulais.
C'était une rançon de roi et sa famille ne pourrait jamais donner autant, réalisa-t-
elle, atterrée par le montant de la somme.
— Ce n'est pas possible..., balbutia-t-elle. Vous ne pouvez avoir payé autant...
Soliman éclata de rire, amusé par la franchise de sa réaction. Au moins n'avait-
elle pas cherché à dissimuler son désappointement.
— Non, je n'ai pas donné tout à fait autant, admit-il. Mais je commence à penser
que j'ai tout de même payé trop cher pour vous avoir. Vous parlez trop, jeune
fille, et vous êtes insupportablement arrogante. Ne vous a-t-on pas appris à
respecter vos supérieurs ? Une femme doit se taire en présence de son maître,
jusqu'à ce qu'il lui donne lui-même la permission de s'exprimer.
— Je ne ménage pas mon respect à ceux qui le méritent, rétorqua Eleanor, de
nouveau piquée au vif.
Comment ce butor osait-il lui donner un cours de bonnes manières ? Elle était
une grande dame anglaise après tout, et n'avait pas attendu les leçons d'un
barbare pour savoir comment se comporter en société !
Cette fois, Soliman pinça les lèvres et s'avança vers elle, le regard sombre.
— Attention, femme, ma patience a des limites. Sauvez-vous vite avant que je
ne vous jette de nouveau dans ce bassin pour vous y noyer !
— Vous ne feriez pas cela..., commença Eleanor.
Elle se tut brusquement en voyant briller dans son regard une lueur réellement
dangereuse, dont la vue lui arracha un frisson. Avec un petit cri de frayeur, elle
tourna les talons et prit sa course vers la maison, ses longs cheveux blonds
flottant derrière elle.
Soliman la regarda s'enfuir, les épaules secouées d'un rire silencieux. Allons, il
avait tout de même gagné la première manche, mais cela n'avait pas été sans
mal. Quelle farouche Atalante il avait trouvée là ! En vérité, cette blonde
anglaise était un morceau de roi, digne de la couche du sultan. Mais tout de
même, il ferait bien de la dompter un peu avant de la conduire au sérail. Pour ce
qu'il en savait, son homonyme Soliman le Magnifique n'était certainement pas
homme à apprécier le genre d'insolence qu’elle venait de lui servir.
—Je vais la garder un peu, le temps de faire son éducation, décida-t-il.
Dieu savait pourquoi, cette idée avait quelque chose de si plaisant qu'un sourire
incurva ses lèvres sensuelles tandis qu’il prenait à son tour le chemin de la
maison

Chapitre 3

— Vous êtes vraiment très belle, soupira Roxane, occupée à brosser les longs
cheveux soyeux d'Eleanor. Quel dommage que vous ne soyez pas destinée au
harem de Soliman Bakhar, mais à celui du Grand Turc !
La jeune fille haussa ses sourcils blonds.
— Pourquoi devrais-je le regretter ?
— Parce que Soliman Bakhar est jeune et vigoureux, et qu'il a la réputation
d'être un amant hors pair. Faire l'amour avec lui, c'est comme voir les étoiles en
plein midi ! Voilà du moins ce que chuchotent ces dames sous le manteau. Mais
peut-être n'est-ce là que racontars amplifiés par les servantes ?
— Je me moque bien qu'il soit jeune et beau, rétorqua Eleanor, qui se souvint
avec un frisson du regard meurtrier dont l'avait gratifié son prétendu « maître »
au bord du bassin. Je ne veux pas devenir sa maîtresse.
— Il pourrait vous épouser, qui sait ? Il n'a pris jusqu'ici que des concubines, et
son père doit être impatient de le voir se marier et engendrer enfin un héritier.
— Eh bien, je n'ai pas non plus le moindre désir de devenir sa femme. Ce serait
bien la pire chose qui puisse m'arriver...
Roxane secoua la tête, désapprobatrice.
— On voit bien que vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir un vieux mari. Si
vous aviez fait cette expérience, vous feriez tout votre possible pour que
Soliman Bakhar s'éprenne de vous et vous garde pour lui.
Eleanor regarda sa compagne avec une sympathie teintée de commisération.
— Cela a-t-il été si dur pour vous, Roxane ?
L'intéressée exhala un nouveau soupir.
— Parfois, j'aurais souhaité mourir avant le retour de la nuit, confessa-t-elle.
— Est-ce pour cela que vous m'avez laissée seule au jardin ? J'ai pensé un
instant que vous cherchiez à m'aider en me donnant les moyens de m'enfuir.
— Même si je l'avais voulu, c'aurait été impossible. En admettant même que
vous ayez pu franchir les murs et échapper à l'attention des gardes postés dehors,
vous ne seriez pas passée inaperçue dehors, avec vos vêtements occidentaux. On
aurait eu vite fait de vous conspuer comme Infidèle, et puisque vous êtes jolie de
surcroît, Dieu sait ce qui aurait pu vous arriver...
Eleanor, qui avait compris à demi-mot, frissonna à cette seule idée.
— Il faudrait que je me sauve ainsi vêtue, murmura-t-elle en baissant les yeux
vers les habits que lui avait fait endosser Roxane.
D'amples pantalons de soie verte brodée d'or, un corselet assorti brodé de perles
et un gilet aux longues manches transparentes composaient son costume, que
complétaient un caftan de satin et des bijoux multicolores qui tintinnabulaient à
ses chevilles et à ses poignets. Si du moins il s'agissait de bijoux, rectifia-t-elle
en jetant un regard dédaigneux à sa parure. Mais à en juger par la grosseur des
pierres, elle était prête à parier qu'il s'agissait là de simples imitations.
Cet accoutrement lui semblait des plus étranges et elle protesta lorsque Roxane
lui expliqua qu'avant de sortir, elle devrait en outre endosser un manteau à larges
plis et coiffer un tarbouch agrémenté d'un voile.
— C'est trop, voyons ! Mes robes anglaises étaient déjà suffisamment lourdes,
mais ce costume est proprement ridicule.
— Vous vous y habituerez vite, et vous serez libre d'ôter certaines pièces de ce
costume lorsque vous serez au palais. Mais lorsque vous irez en ville, il vous
faudra être plus couverte.
— On me permettra donc de sortir ? ironisa Eleanor. Je pensais qu'une fois
ensevelie entre les murs du harem, une femme disparaissait pour toujours.
Roxane eut un sourire amusé.
— Vous autres Occidentales ne comprenez pas notre culture. C'est pour leur
propre sécurité que les femmes de bonne famille sont si bien gardées. Vous ne
pourrez pas aller et venir à votre guise, c'est sûr, mais le sultan accorde tout de
même des libertés à ses épouses favorites.
— Et celles qui n'ont pas les faveurs de leur maître ? J'aimerais bien savoir à
quoi ressemble réellement un harem.
— Vous allez le découvrir assez vite. Pour le moment, dépêchons-nous un peu.
Il ne faut pas que vous fassiez attendre votre maître. Mieux vaut qu'il ne ressente
pas de colère contre vous, si vous voulez mettre toutes les chances de votre côté.
Elle lut à cet instant une telle expression de désespoir dans le regard de la jeune
Anglaise qu'elle en fut attendrie.
— Essayez de lui plaire, croyez-moi. S'il vous garde pour lui, vous n'aurez pas à
le regretter.
Eleanor hocha vaguement la tête, incapable de proférer la moindre parole.
Qu'aurait-elle pu dire, du reste ? Roxane était gentille et compatissante, mais
l'eût-elle voulu qu'elle n'aurait pas eu les moyens de lui venir en aide. Elle
dépendait en tout de Mohamed Ali, comme Eleanor elle-même allait bientôt
dépendre du sultan. C'était injuste, mais c'était ainsi, songea la jeune fille avec
un terrible serrement de cœur. Et dire qu'elle avait été jusqu'ici si choyée et
protégée contre les rudesses du monde extérieur ! Comment aurait-elle pu
imaginer un seul instant qu'elle se retrouverait un jour exposée à de tels dangers?
Privée de la protection et de la tendresse d'un père qu'elle chérissait, elle ne
savait même pas si son frère était encore en vie, et son cœur se brisait à la seule
idée du sort qu'il avait peut-être subi. « Tu dois pourtant survivre, se morigéna-t-
elle, ne serait-ce que pour venir en aide à Dick s'il est encore vivant. »
Dûment revêtue de son manteau et le visage dissimulé sous un voile sombre, elle
sortit dans la cour et son cœur bondit de frayeur en voyant s'avancer vers elle la
haute silhouette de Soliman Bakhar, qui revenait des écuries. Il était vraiment
l'un des hommes les plus impressionnants qu'elle eût jamais rencontrés, avec ses
larges épaules et son beau visage à l'expression quelque peu farouche.
Indéniablement, il y avait du fauve indompté en lui et elle ne put s'empêcher de
songer qu'il ne faisait certainement pas bon susciter sa colère. En toute logique,
elle aurait dû avoir peur de lui, et pourtant... quelque chose en elle de
profondément féminin se sentait attiré par sa virilité, comme si un invisible fil
les avait reliés l'un à l'autre, malgré leur manque évident de sympathie
réciproque.
— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda-t-elle d'un ton de défi. Allez-
vous m'enchaîner ?
Le regard de Soliman se fit plus intense, tandis qu'il fixait sur elle ses yeux gris à
l'expression inquisitrice.
— Aurais-je des raisons de le faire, Eleanor ?
Elle se maudit à part elle pour l'imprudence de sa remarque. Quel intérêt avait-
elle à éveiller ses soupçons ?
—Que feriez-vous si vous étiez à ma place ? interrogea-t-elle avec un
haussement d'épaules.
La réponse de Soliman fut franche et spontanée.
— Je tuerais mes ravisseurs et je m'enfuirais.
Il rit de ce rire profond de gorge qui avait quelque chose de si étrangement
troublant, s'avoua-t-elle...
— Petite sotte... Je n'ai jamais enchaîné personne de ma vie et je ne
commencerai certainement pas avec vous, ne serait-ce qu'à cause de la finesse
de votre peau.
Eleanor haussa les sourcils, dédaigneuse.
— Qu'est-ce que la qualité de ma peau vient faire ici ? Je ne vois pas le rapport !
— Les fers laisseraient sur vos membres des traces qui diminueraient votre
valeur marchande, expliqua-t-il froidement.
— Oh, je vois..., fit-elle, étrangement déçue. Et dire que, pendant quelques
secondes, elle était allée s'imaginer qu'il éprouvait de la compassion pour elle !
Comment avait-elle pu attendre la moindre pitié de lui ? Il n'était qu'un barbare,
après tout.
— Suis-je supposée monter à cheval dans ce costume ridicule ? fut sa seconde
question, guère moins acerbe que la première.
Soliman l'enveloppa d'un rapide regard et secoua la tête.
— Vous allez être transportée en litière. C'est ainsi que voyagent les femmes de
qualité dans ce pays. Du diable si je me doutais que vous saviez monter...
— Pour qui me prenez-vous ? J'adore l'équitation, assura la jeune fille avec
hauteur.
— En ce cas, peut-être vous autoriserai-je un jour à faire une promenade à
cheval. Mais aujourd'hui, vous ferez la route en litière, comme il convient à une
dame digne de ce nom. Allons maintenant, je suis prêt à partir.
Eleanor chercha Roxane du regard, mais la Mauresque s'était éclipsée après
l'avoir conduite jusqu'à la porte.
— De quoi avez-vous peur ? interrogea Soliman, à qui son hésitation n'avait pas
échappé. Dans un premier temps, je vais vous conduire au palais Bakhar, où
vous serez logée dans l'aile dont je dispose. J'ai décidé de vous confier aux bons
soins de la seconde épouse de mon père. Elle veillera à vous enseigner les
bonnes manières, afin de vous rendre digne d'orner le sérail de votre présence.
Eleanor releva la tête, offensée.
— Pourquoi aurais-je peur de vous ? lança-t-elle d'une voix tremblant de colère.
Vous n'êtes qu'un homme, après tout.
— Aussi n'avez-vous rien à craindre de moi... si du moins vous savez me plaire,
répliqua Soliman avec un sourire ambigu.
Ses remarques avaient eu du moins l'effet escompté, songea-t-il avec malice.
Eleanor avait repris courage sous le fouet de l'indignation !
— Votre escorte vous attend, milady.
Pour la première fois, il lui parlait sur le ton d'un gentleman qui s'adresse à une
dame et elle sentit ses espoirs renaître. Après tout, l'homme n'était peut-être pas
aussi fruste qu'elle le pensait et il lui restait peut-être une chance de le persuader
qu'il avait tout intérêt à l'échanger contre une rançon. Quant aux bonnes
manières qu'il prétendait vouloir lui faire enseigner, elle allait lui montrer de
quoi une lady anglaise était capable !
— Je vous remercie, milord, répondit-elle gracieusement. Voulez-vous veiller à
ce que Roxane soit récompensée de la gentillesse dont elle a fait preuve à mon
égard ?
— C'est déjà fait, assura Soliman, qui l'enveloppa d'un regard admiratif.
Quelle fière beauté elle faisait, vraiment ! Il commençait à regretter de devoir
l'offrir en cadeau au sultan. Quel dommage que son père eût besoin de rentrer en
grâce au prix d'un coûteux présent...
— Partons avant que le soleil ne se couche, reprit-il en jetant un bref regard vers
le ciel, qui virait lentement au rose saumon. La nuit tombe très vite dans nos
contrées et la maison de mon père est située hors de la ville. Des bandes de hors-
la-loi écument la campagne et attaquent parfois les voyageurs. Bien que nous
ayons des gardes pour nous protéger, je ne voudrais pas qu'un incident fâcheux
vienne vous effrayer, le jour même de votre arrivée dans votre nouveau pays.
— Je vous remercie de votre sollicitude, milord, mais ce n'est pas mon nouveau
pays. C'est simplement l'endroit où je me vois contrainte de passer quelque
temps avant de retrouver ma liberté.
Soliman fronça les sourcils, mais refusa de se laisser gagner par la colère. Après
tout, elle se comportait exactement comme les faucons fraîchement capturés qui
se débattaient dans leur cage, en heurtant leurs ailes aux barreaux. Lorsqu'elle
aurait appris à obéir à la voix de son maître, elle découvrirait qu'elle pouvait de
nouveau s'élancer très haut vers le ciel... pourvu qu'elle revînt ensuite se poser
sur sa main à son appel.
Parvenu à ce point de ses pensées, il s'interrogea, incertain de ses propres
intentions. Souhaitait-il vraiment la garder pour lui ? Cette décision comportait
un risque, car le sultan pouvait entendre parler d'Eleanor et s'offusquer qu'il ne la
lui eût pas offerte. S'il la conservait dans son propre harem, il lui faudrait trouver
un riche présent qu'il pût donner au souverain en compensation... mais quoi ?
Pas une femme, car ce serait une insulte d'offrir au souverain une concubine
moins belle qu'Eleanor.
Perdu dans ses pensées, il escorta la jeune fille dans la rue et se détourna d'elle
un instant pour donner des instructions à ses gardes.
— Attention, monseigneur, elle se sauve ! cria soudain l'un des hommes.
Tiré de sa passagère distraction, Soliman se retourna dans un sursaut, pour
constater que la captive avait laissé tomber son long manteau sur le sol et
s'apprêtait bel et bien à lui fausser compagnie. Petite sotte ! Ne se rendait-elle
pas compte des dangers qu'elle allait courir, dans cette ville étrangère
qu'enveloppaient déjà les premières ombres de la nuit ? Elle n'aurait pas fait un
demi-kilomètre, seule et sans défense comme elle était, qu'elle se retrouverait
dans quelque lupanar qui se refermerait sur elle jusqu'à la fin de ses jours...
— Eleanor ! Revenez tout de suite !
Au lieu de tenir compte de l'injonction, la fuyarde accéléra sa course. Conscient
du péril, Soliman se lança à sa poursuite et la rattrapa au premier carrefour, juste
avant qu'elle ne s'engouffrât dans une venelle à demi obscure qui descendait vers
le rempart.
— Là ! fit-il en lui empoignant le bras. Mais elle se dégagea d'une contorsion et
s'enfuit de quelques pas, l'obligeant à plonger sur elle pour la plaquer au sol.
— Je vous tiens, cette fois, fit-il d'une voix triomphante, tandis qu'elle se
débattait sous lui à coups de pied et de poing, toutes griffes dehors.
— Vous feriez un excellent janissaire, ma petite oiselle. Mais ne m'obligez pas à
vous abîmer davantage, ce serait stupide.
— Vous... vous ne m'avez pas blessée, mentit Eleanor, bien qu'elle se fût meurtri
l'épaule dans sa chute. Je vous hais, espèce de barbare, de... de sauvage !
Mais tout en protestant ainsi, elle sentait une étrange langueur s'emparer de ses
membres, qui la trahissaient malgré elle. L'homme penché au-dessus d'elle
dégageait tant de force et de virile beauté ! Horrifiée, elle s'aperçut qu'elle n'eût
rien souhaité de meilleur en cet instant que de se blottir dans ses bras pour se
laisser bercer sur sa robuste poitrine. « Tu es folle ! songea-t-elle, effarée par ses
propres pensées. Te laisser réconforter par cet homme, par ton geôlier ? Plutôt
mourir ! »
Contusionnée sans vouloir l'avouer, elle laissa échapper un léger gémissement
lorsqu'il la tira sans ménagement sur ses pieds.
— C'est votre faute aussi, lui reprocha-t-il sévèrement. Quelle folie de vouloir
vous enfuir ! Il existe de bien pires situations que d'être enfermée dans un
harem, savez-vous ? Capturée par quelque souteneur, vous auriez été violée plus
de vingt fois avant la fin de la nuit...
— Aucun homme ne me prendra contre mon gré, lança-t-elle, véhémente. Ni
vous ni personne ! Je lutterai jusqu'à mon dernier souffle.
Soliman secoua la tête et la regarda avec une commisération teintée de mépris.
— Petite idiote ! Si je vous désirais vraiment, ce dont le ciel me préserve, je
n'aurais pas besoin de vous prendre de force. Je m'arrangerais pour que vous
veniez manger dans ma main comme une colombe docile...
— Les faucons tuent les colombes pour les manger, rétorqua-t-elle, dédaigneuse.
Et vous êtes un faucon, sauvage et dangereux.
Bien qu'elle ait eu l'intention de l'insulter, il trouva la comparaison plutôt
flatteuse et sa colère s'évanouit aussitôt. Avec un sourire, il lui saisit fermement
le bras et la reconduisit vers l'attelage.
— Je ne veux pas revêtir ce sac à pommes de terre ! protesta-t-elle, en constatant
que l'un des gardes avait ramassé son manteau. Et je n'ai aucune intention non
plus de m'enfermer dans cette stupide litière.
Contre toute attente, le rire légèrement guttural de Soliman s'éleva dans la
pénombre, nonchalant et sensuel.
— Très bien, vous allez donc monter à cheval avec moi... et vous aurez tout lieu
de le regretter, Eleanor. Mais ne vous en prenez qu'à vous-même.
Et avant qu'elle n'ait eu le temps de protester, il la saisit à bras-le-corps et la jeta
sur son cheval comme un vulgaire ballot, le visage tourné vers le sol. Puis il se
mit en selle si promptement qu'elle n'eut même pas le temps d'esquisser un geste
pour se retourner. Pressant ses genoux contre elle, il agrippa fermement les rênes
au-dessus de sa tête, lui ôtant ainsi toute possibilité de se libérer.
— Espèce de démon ! s'écria-t-elle, outrée. Laissez-moi descendre tout de suite,
entendez-vous ? Vous n'avez pas le droit de me traiter ainsi. Je suis une dame, si
tant est que ce mot ait un sens pour vous.
— Attention, Eleanor, vous allez finir par m'obliger à vous battre ! la prévint-il.
Sa voix se voulait sévère, mais elle y sentit vibrer une note d'hilarité contenue
qui mit le comble à son humiliation.
— Mes hommes nous observent et je ne puis laisser une femme me déshonorer
sous leurs yeux en m'imposant ses caprices. Je vous conseille donc de vous tenir
tranquille jusqu'à ce que je vous autorise à vous redresser.
Et il éperonna son cheval qui s'élança au trot, pour le plus grand dam de la
captive, fort malmenée par les cahots. Comment ce barbare osait-il la traiter
ainsi ? s'indigna-t-elle, plus inconfortable qu'elle ne l'avait jamais été de sa vie.
— Vous êtes une brute ! lança-t-elle, le nez dans la couverture repliée sous la
selle. Vous êtes comme ces pirates qui ont assassiné mon père. Je les aurais tués
si j'avais pu et je vous tuerai vous-même dès que j'en aurai l'occasion. Oh,
comme je vous hais !
— Parlez plus fort, Eleanor, je ne vous entends pas, répliqua la voix rieuse au-
dessus d'elle.
« Quel être insupportable, si arrogant et satisfait de lui-même, songea-t-elle en
serrant les poings. Ah, il était bien fier de lui, n'est-ce pas, accoutumé qu'il était
à se faire obéir de tous au doigt et à l'œil ! Mais il ne perdait rien pour attendre et
allait bientôt comprendre à quel genre de femme il avait affaire. »
« Vous regretterez de m'avoir achetée, monsieur Soliman Bakhar, aussi vrai que
le jour nous éclaire. Vous prétendez me dompter comme une cavale rétive, peut-
être ? Eh bien, attendez un peu, et vous allez voir de quel bois je me chauffe... »

Ils étaient déjà hors des murs de la ville, lorsque Soliman permit enfin à sa
prisonnière de s'asseoir devant lui et lui enserra la taille d'un bras ferme.
—Est-ce que cela va mieux ? interrogea-t-il doucement, les lèvres dans ses
cheveux.
Eleanor, qui avait d'abord souffert d'un léger vertige, sentit peu à peu son
malaise se dissiper et hocha la tête sans répondre.
— J'avoue que ce n'était guère fair-play de ma part, reprit-il, mais vous m'aviez
vraiment mis en colère. En outre, il me fallait m'assurer que vous ne pourriez
vous enfuir. Istanbul est une ville dangereuse pour une femme, surtout quand
elle est jolie comme vous.
— Je... je sais, Roxane m'a prévenue, répondit la passagère, qui se sentait
étonnamment confortable, le dos appuyé à la robuste poitrine de son
compagnon. Je n'aurais pas dû m'enfuir, mais je... eh bien, j'étais plutôt
terrorisée, en fait.
— Mais vous prétendiez ne pas avoir peur !
— Comment aurais-je pu me sentir rassurée ? interrogea-t-elle en tournant la
tête vers lui pour le regarder bien en face. Vous allez me donner au sultan, un
homme que je ne connais pas, et qui est tellement plus âgé que moi.
— Préféreriez-vous être ma concubine ? interrogea Soliman, d'une voix si
étrangement chuchotée qu'elle douta d'avoir bien entendu.
— Je... je ne...
Mais il ne sut jamais ce qu'elle s'apprêtait à répondre, car au même instant, l'un
des gardes poussa un cri d'alarme et Soliman vit un groupe de cavaliers vêtus de
noir fondre sur eux de toute la vitesse de leurs montures.
— Des bandits ! grommela-t-il. Tenez-vous ferme, Eleanor. Si vous êtes
capturée par ces vauriens, vous regretterez de ne pas être morte...
Joignant le geste à la parole, il éperonna son cheval qui fit feu des quatre fers,
les emportant au grand galop à travers la plaine déjà obscurcie par l'approche de
la nuit. Echevelée par le vent de la course, Eleanor vit les murs d'un palais de
marbre rose se dresser enfin contre le ciel obscur et pria pour qu'ils puissent
franchir à temps son enceinte protectrice. Derrière eux, elle pouvait entendre les
cris et les cliquetis d'armes du combat qui mettait aux prises les voleurs et les
gardes protégeant la retraite de Soliman. Enfin, les épaisses portes de bois clouté
s'ouvrirent devant eux et se refermèrent, non sans avoir laissé sortir un petit
détachement de cavaliers en armes qui se précipitèrent au secours de l'escorte.
— Vous êtes en sécurité, mon oiselle, murmura Soliman à l'oreille de la captive.
Vous n'avez plus aucune raison d'avoir peur maintenant, je vous en donne ma
parole.
— La parole d'un barbare ? railla Eleanor.
— La parole du fils du calife Bakhar, ce qui signifie certainement plus que vous
ne l'imaginez.
Il mit pied à terre à ces mots et la souleva par la taille pour la déposer sur le sol.
Déjà des lads accouraient de tous côtés, ainsi qu'une matrone vêtue de noir à qui
Soliman donna un ordre bref. Aussitôt, la femme s'empara d'autorité du bras
d'Eleanor et l'entraîna vers le palais. Inquiète de ce qui se passait derrière elle, la
jeune fille jeta un regard par-dessus son épaule et constata que Soliman
enfourchait déjà un cheval frais, sans doute pour aller prêter main-forte à ses
hommes. Son cœur battit d'anxiété à cette vue et elle faillit le supplier de ne pas
risquer sa vie. Mais à quoi bon ? Elle n'était à ses yeux qu'une esclave et ses
supplications resteraient lettre morte.
— Pourquoi faut-il qu'il ressorte ? demanda-t-elle à sa compagne. Le palais
serait-il attaqué ?
La femme tourna vers elle un regard stupide et ne répondit rien. De toute
évidence, elle n'avait pas compris un traître mot de ce qu'elle venait d'entendre.
Eleanor renouvela sa question, en français cette fois, sans obtenir davantage de
réaction. Enfin, la duègne lui adressa quelques paroles comminatoires en arabe,
et bien qu'elle sût très imparfaitement cette langue, la jeune fille comprit qu'elle
lui ordonnait de la suivre. Comprenant que résister ne servirait à rien en la
conjoncture, elle emboîta le pas à son guide, la mort dans l'âme.
— Oh, seigneur, protégez Soliman Bhakar, murmura-t-elle dans une fervente
prière. Que deviendrais-je s'il périssait dans cette rixe ? Il est le seul homme que
je puisse espérer convaincre de m'échanger contre une rançon... autant dire ma
seule planche de salut en ce monde !

— Allah soit loué ! s'écria le calife Bakhar, lorsqu'il apprit que Soliman était
rentré triomphant au palais avec une vingtaine de prisonniers, qui seraient remis
dès le lendemain à la justice du sultan. Ces bandits dévastaient la région depuis
des mois, et mon fils vient de m'ôter une sérieuse épine du pied.
D'abord irrité que Soliman eût risqué sa vie sans son autorisation, il débordait
maintenant de fierté paternelle et s'enorgueillissait de son exploit.
— Priez mon fils de dîner ce soir avec moi, ordonna-t-il au chef des eunuques.
Je veux le féliciter de sa victoire.
Soliman sortait à peine du bain, lorsqu'on lui transmit l'invitation de son père.
— Dites à mon père honoré que je le rejoindrai un peu plus tard, dit-il en
inclinant la tête. Pour l'instant, je vais rendre visite au janissaire blessé et
organiser les funérailles de celui qui a laissé la vie dans cette escarmouche. Ils se
sont battus comme des lions et méritent tous les honneurs.
— Bien, monseigneur, répondit l'eunuque avant de quitter la pièce.
Resté seul, Soliman enfila une tunique et des pantalons de soie blanche, tout en
réprimant un soupir. Dîner avec Ahmed Bakhar était un plaisir pour lui en même
temps qu'un honneur, mais pour cette fois, il eût préféré passer la soirée avec
Eleanor. Il savait combien le premier contact avec un univers étranger pouvait
être déroutant pour une Occidentale peu habituée aux mœurs de ce pays. Il avait
encore à la mémoire les confidences de sa mère, lorsqu'ils se retrouvaient tous
deux dans le jardin pour leur entrevue quotidienne.
— J'étais littéralement terrorisée le jour de mon arrivée au palais, lui avait-elle
avoué. On m'avait dit que tous les Turcs étaient des sauvages et je m'attendais à
être frappée et violée par mon nouveau maître. Mais votre père s'est montré
aimable et respectueux à mon égard, et je n'ai pas tardé à éprouver pour lui une
sincère tendresse.
Soucieux du confort de la captive, le jeune homme décida de s'assurer au moins
qu'Eleanor serait traitée avec tous les égards dus à sa condition, même à
l'intérieur du harem. Elle devait avoir ses propres appartements et une
domestique à son service. Pourquoi pas cette vieille Anglaise qui travaillait aux
cuisines ? Il allait la faire quérir et lui donner l'ordre de servir fidèlement la
nouvelle venue. Dûment pourvue d'une chambrière, la captive pourrait être
ensuite confiée aux bons soins des matrones du palais, qui la prépareraient à sa
nouvelle vie.
Quant au sort qui lui serait réservé par la suite, il demeurait pour l'instant à l'état
de point d'interrogation, même pour lui. Certes, il avait grande envie de garder la
jeune fille pour lui-même, mais dans ce cas, il devrait trouver un autre cadeau
pour le sultan, quelque chose de rare et de précieux qui apaisât l'ire de leur
ombrageux souverain.
— Du diable si j'ai la plus petite idée de ce que cela pourrait être, grommela
Soliman entre ses dents.
Du reste, il avait d'autres soucis pour l'instant. Mieux valait repousser la
résolution de ce dilemme jusqu'au moment où il saurait exactement quoi faire de
sa difficile, mais ô combien séduisante prisonnière...

Perplexe, Eleanor jeta un regard circulaire sur la vaste pièce où l'avait laissée la
duègne, qui s'était éclipsée après lui avoir avancé une ottomane. Meublée de
divans, de coussins et de tables basses, la salle respirait le luxe, avec ses riches
tapisseries et ses deux fontaines dont l'eau retombait dans I des vasques avec un
petit bruit cristallin. Assises devant des plateaux où fumait du thé à la menthe
servi dans des tasses transparentes, les femmes du harem papotaient en petits
groupes, tout en l'examinant avec une curiosité qu'elles ne prenaient pas la peine
de dissimuler.
Au nom du ciel, qu'était-elle supposée faire maintenant ? Après les dramatiques
péripéties de sa capture et de son arrivée au palais, il lui semblait tout
bonnement incroyable d'être simplement assise là, à regarder ces femmes oisives
passer le temps en dégustant des loukoums à la rose. Quelques-unes, il est vrai,
se livraient à des occupations moins oiseuses comme le dessin ou la broderie,
mais la plupart lui semblaient surtout absorbées par de vains bavardages.
A l'autre bout de la pièce, une porte ouvrait sur de délicieux jardins, dont les
buissons aux ramures mouvantes semblaient de loin lui faire signe. Les femmes
avaient-elles l'autorisation de s'y promener librement ? Cette oasis de verdure
était bien tentante et elle en avait tellement assez de rester assise dans son coin !
Bah, que risquait-elle d'essayer ? Il se trouverait bien quelqu'un pour la rappeler
à l'ordre, si elle n'était pas censée sortir.
Avec des gestes silencieux, elle se leva de son siège et gagna la porte à pas
muets, non sans admirer au passage les carreaux de céramique ornés de fleurs et
d'oiseaux, qui mariaient le blanc, le bleu et l'or dans une suave symphonie de
couleurs. Dieu merci, nul ne lui cria de revenir et elle put gagner tranquillement
le jardin, où elle alla s'installer sur un banc de marbre placé au bord d'un superbe
bassin d'eau claire. Il faisait complètement sombre maintenant et le parfum du
jasmin et du chèvrefeuille montait à ses narines, exacerbé par la relative
fraîcheur de la nuit.
Soulagée d'avoir échappé à l'atmosphère confinée de la salle, Eleanor aspira une
grande goulée d'air parfumé et ferma un instant les yeux. Dieu savait qu'elle
deviendrait folle s'il lui fallait vivre à longueur de temps comme les concubines,
qui ne semblaient rien avoir d'autre à faire que de papoter et s'occuper de leurs
propres personnes...
— Oh, papa, comme vous me manquez ! murmura-t-elle, tandis que des larmes
de nostalgie lui montaient aux paupières.
Comment pourrait-elle supporter de vivre, sans les deux personnes qui lui
étaient plus chères que tout en ce monde ? Et dire qu'elle ne savait même pas où
se trouvait Richard, ni même s'il était encore en vie !
— Seigneur, protégez-le, je vous en prie. Ce n'est encore qu'un enfant, et il
n'avait aucune chance contre ses agresseurs. Pourtant, avec quel courage il a
lutté...
Galvanisée par ce souvenir, elle releva la tête et refoula son chagrin, bien
décidée à survivre pour venir en aide à son cadet, s'il était encore de ce monde.
— Où êtes-vous, milady ? interrogea tout à coup une voix féminine, qui
s'exprimait en anglais sans la moindre pointe d'accent ottoman.
Surprise, Eleanor se tourna vers l'entrée de la salle et vit la silhouette d'une
femme se dessiner dans le cadre lumineux de la porte.
— Qui êtes-vous ? Avancez, je vous en prie.
L'inconnue obtempéra, et à la pâle lueur du clair de lune, Eleanor put constater
qu'elle avait affaire à une vieille femme, au visage ridé et aux cheveux gris tirés
en chignon sur la nuque.
— Je m'appelle Morna, milady. Je suis arrivée céans il y a bien des années, en
guise de présent pour le calife. Mais il n'a pas voulu de moi comme concubine,
car je n'ai jamais eu la moindre beauté. Aussi m'a-t-on envoyée aux cuisines, où
je travaille depuis lors.
— Morna ? Quel joli nom ! Je ne crois pas l'avoir jamais entendu.
— Je pense que c'est un vieux prénom celte, milady. Ma mère était anglaise,
mais mon père était originaire du pays de Galles.
Elle eut un sourire avant de poursuivre :
— Vous êtes bien esseulée, milady. Je regrette que Shorah vous ait laissée si
vite. Elle ne devait pas trop savoir que faire de vous. Quant aux autres
concubines, elles ne se risqueront pas à vous adresser la parole avant | de savoir
exactement qui vous êtes. Ici, il est dangereux de former des liens d'amitié sans
connaître la situation d'une personne.
— Shorah ? Oh, vous faites sans doute allusion à la femme d'un certain âge qui
m'a conduite dans la salle. J'ai eu l'impression qu'elle ne saisissait pas une
syllabe de ce que je lui disais.
— Non, elle ne parle que sa langue maternelle. Je me suis demandé moi-même
si je retrouverais quelques bribes d'anglais pour communiquer avec vous. Il y a
si longtemps que je ne le parle plus ! Mais cela me revient assez bien, comme
vous entendez.
— Y a-t-il longtemps que vous vivez ici ?
— Plus de quarante ans, milady. Mais j'ai eu beaucoup de chance, en fin de
compte. Comme je ne suis qu'une servante, nul ne s'intéresse à moi et je peux
aller et venir comme bon me semble. Je fais souvent des courses pour les
concubines, à qui je ramène des douceurs et des colifichets. En échange, elles
me font partager leur alimentation et je suis nourrie comme une princesse.
Saisissant la balle au bond, Eleanor demanda sans ambages :
— M'aideriez-vous à quitter le palais, Morna ? Il y a certainement un moyen de
sortir d'ici sans se faire remarquer...
La vieille femme la considéra d'un regard effrayé.
— Vous n'y pensez pas, on nous tuerait toutes les deux si nous étions
découvertes. Du reste, pourquoi vouloir vous enfuir ? Il semble que vous ayez
tapé dans l'œil du fils du calife. Il a donné l'ordre de vous préparer un
appartement privé et m'a chargée de vous servir de domestique.
— Ainsi, il est rentré au palais sain et sauf ? Et il ne m'a pas demandée...
— Il est avec les médecins auprès des blessés, milady. Les janissaires sont ses
amis, voyez-vous. Il s'entraîne tous les jours avec eux. Peut-être aurez-vous la
chance de le voir combattre un de ces jours. De temps à autre, les concubines
obtiennent l'autorisation d'assister aux joutes depuis leurs fenêtres, dissimulées
derrière les jalousies.
Eleanor haussa les sourcils avec dédain.
— Pourquoi éprouverais-je la moindre envie de regarder ce Barbare se battre
avec ses pareils ?
La vieille femme jeta un regard apeuré autour d'elle et posa un doigt sur ses
lèvres parcheminées.
— Chut, milady, on pourrait vous entendre ! chuchota-t-elle. Tout a des oreilles
dans un harem, même les arbres. Votre arrivée n'a guère dû réjouir Fatima, qui a
déjà dû mettre ses espions sur le pied de guerre.
— Et qui est Fatima ?
— C'est la favorite de lord Soliman. A ce titre, elle régente tout dans le harem, et
les autres femmes ont très peur d'elle.
— Quel mal peut-elle donc leur faire ? s'étonna Eleanor, à qui les mœurs de ce
lieu semblaient décidément fort étranges.
— Bien des choses désagréables... Fatima est très jalouse et ne veut pas qu'on lui
vole sa place de concubine préférée de lord Soliman. En fait, elle espère se faire
épouser par lui. Mais on prétend qu'il se gardera de franchir le pas tant qu'elle ne
lui aura pas donné un enfant.
— Elle n'a rien à craindre de moi, car je n'ai aucune envie de partager la couche
de Soliman Bakhar, assura Eleanor avec hauteur. Du reste, nous ne courons
guère le risque d'être comprises par qui que ce soit tant que nous parlons anglais.
— Détrompez-vous, milady. Certains eunuques comprennent notre langue, ainsi
que le français et l'espagnol. Ce sont ceux-là qui ne cessent d'espionner céans.
Certains le font par simple curiosité, d'autres pour se faire bien voir de leurs
maîtres en les informant de tous les ragots. Mais il y en a qui ont des raisons...
euh... plus personnelles de s'intéresser à ces dames.
Eleanor leva sur Morna un regard intrigué.
— Que voulez-vous dire ? Ils ne peuvent désirer une femme pour eux-mêmes,
n'est-ce pas ?
— Pas quand ce sont de vrais eunuques, expliqua Morna, embarrassée. Mais ils
ont d'autres moyens de se satisfaire, n'est-ce pas ? Certains d'entre eux se
montrent parfois cruels...
Elle toussota et jeta de nouveau un coup d'œil circonspect autour d'elle.
— Non, non, je ne dois pas dire cela. J'aurais de très graves ennuis si on
m'entendait. C'est interdit, n'est-ce pas, et cela causerait un épouvantable
scandale.
Devant l'air effrayé de sa compagne, Eleanor jugea inutile d'insister davantage.
Mais elle en conclut que la vertu des femmes n'était peut-être pas si bien
protégée que ne l'imaginaient leurs seigneurs et maîtres, même dans l'espace
clos du harem...
— Conduisez-moi jusqu'à mon appartement, voulez-vous ? Je me sens fatiguée
et j'aimerais prendre un peu de repos.
— Volontiers, milady. Voulez-vous manger un morceau avant de vous coucher?
interrogea Morna avec espoir.
Eleanor faillit refuser, puis elle s'avisa que sa compagne, visiblement
gourmande, espérait sans doute glaner quelques miettes du repas.
— Apportez-moi un plateau, nous le partagerons, acquiesça-t-elle avec un demi-
sourire.
Ravie, Morna se fit un plaisir de lui montrer le chemin jusqu'à l'appartement qui
lui avait été réservé, à l'ouest de la grande salle. Le local se composait en fait de
trois petites pièces luxueusement meublées : un salon tendu de soie rose et
argent, une chambre à coucher pourvue d'un grand lit et d'une couchette pour la
domestique, et une salle de bains pavée de mosaïques de couleurs vives, avec un
bassin ovale pour les ablutions.
— C'est très joli et confortable, admit Eleanor, soulagée de pouvoir jouir au
moins d'une certaine intimité. Mais que suis-je censée faire de mes journées,
Morna ? Ne va-t-on pas m'assigner au moins une occupation ?
— Les dames du harem sont là pour plaire à leur maître, expliqua la vieille
Anglaise avec un hochement de tête. Tout ce que vous avez à faire, c'est prendre
soin de vous et attendre d'être convoquée par monseigneur. Il vous faudra alors
vous conformer à ses désirs... et ne pas oublier de sourire, si vous ne voulez pas
être battue.
Eleanor se rebella à ces mots.
— Mais c'est affreux ! Pourquoi me soumettrais-je aux caprices d'un homme,
sous le seul prétexte qu'il en a payé un autre pour m'avoir ? C'est une coutume
bien barbare, avouez-le.
Morna émit un bref soupir.
— Vous apprendrez bien assez tôt à vous soumettre, hélas. En attendant, je vais
aller vous chercher de quoi vous restaurer, puis vous pourrez vous mettre au lit.
Une rude journée vous attend demain. Le maître a chargé la seconde épouse du
calife de vous enseigner ces devoirs dont vous prétendez vous affranchir.
Eleanor la regarda sortir, ulcérée. Rester cloîtrée entre quatre murs du matin au
soir, à attendre le bon vouloir d'un homme... Comment toutes ces femmes
pouvaient-elles supporter une existence aussi vide et humiliante ? C'était à périr
d'ennui et de tristesse, surtout si la convocation attendue se faisait indéfiniment
attendre. Un frisson la parcourut à cette seule pensée. Que se passerait-il si le
maître de céans ne la faisait jamais appeler auprès de lui ?
Non, non, elle ne devait pas se laisser aller à imaginer des choses pareilles, se
reprit-elle avec effroi. Il fallait qu'elle le revoie, ne fût-ce que pour le persuader
de bien vouloir l'échanger contre une rançon.
Qu'elle le voulût ou non, tout son espoir reposait désormais entre les mains de
Soliman Bakhar !

— Un appartement privé ? Je vous avais dit de la laisser avec les autres


concubines, espèce d'idiote ! Ne vous avais-je pas donné l'ordre formel de la
traiter comme une femme ordinaire ?
Incapable de se contenir tant elle était furieuse, Fatima appliqua un vigoureux
soufflet sur la joue de Shorah, qui garda imprimée en rouge la marque de ses
doigts. Un éclair de colère brilla dans le regard de la suivante, mais en femme
prudente, elle baissa promptement la tête pour cacher son ressentiment.
— Je ne suis pour rien dans tout cela, maîtresse, je vous en donne ma parole.
C'est le seigneur Soliman lui-même qui a donné ces instructions.
Fatima émit un juron entre ses dents. On l'avait prévenue que Soliman était allé
en ville et en avait ramené une belle Occidentale, qu'il avait payée à prix d'or.
Mais d'après son informateur, la fille n'était pas pour lui, c'était un cadeau
destiné au Grand Turc. Or, voici qu'il semblait maintenant projeter de la garder
pour son propre usage. Qui sait, peut-être même irait-il jusqu'à en faire son
épouse ? Or, c'était là une position qu'elle convoitait pour elle-même. Tant
qu'elle serait une simple concubine, sa situation resterait précaire et elle pourrait
toujours être vendue ou offerte à un autre homme. Mais si elle devenait la
femme de Soliman, elle n'aurait plus rien à craindre et serait vraiment la
maîtresse du harem.
— Est-elle aussi jolie qu'on le dit... je veux dire, plus jolie que moi ?
Trop prudente pour susciter de nouveau l'ire de la favorite, Shorah secoua la
tête.
— Comment serait-ce possible ? Aucune femme ne peut être plus belle que
vous, maîtresse.
Fatima se rengorgea, sûre d'elle-même. Elle se savait si harmonieusement
proportionnée, si irrésistible dans sa voluptueuse beauté ! Frottée d'onguents et
de parfums à longueur de journée, sa peau satinée n'exsudait-elle pas une odeur
de rose ? Quant à sa chevelure lustrée, aussi noire et brillante que l'aile du
corbeau, il n'y avait pas un homme au monde qui n'eût souhaité y enfouir son
visage pour s'y perdre à jamais, enivré par la douceur de ce flot soyeux. Grisé,
Soliman l'avait été comme les autres... jusqu'à ces tout derniers temps.
Mais indéniablement, il n'était plus le même depuis le départ de son vieux maître
Kasim. Comme elle avait détesté ce prétendu sage avec qui Soliman s'enfermait
des heures entières, occupé à consulter avec lui des grimoires ou absorbé dans
d'oiseuses discussions sur le comment et le pourquoi de l'univers ! Peu instruite
elle-même, Fatima ne regrettait pas d'avoir été exclue de ces conversations. Les
femmes étaient faites pour donner une autre sorte de plaisir, et du plaisir, Dieu
savait si Soliman en avait goûté près d'elle... jusqu'à ces derniers jours.
Surprise de cette brusque désaffection, elle était même allée jusqu'à craindre
qu'il n'eût entendu quelque ragot désobligeant sur elle, mais sa raison avait vite
balayé cette inquiétude. L'un des eunuques qui officiait dans les appartements
privés de Soliman était sa créature et il n'eût pas manqué de l'informer si des
bruits fâcheux étaient parvenus jusqu'aux oreilles du maître. Ne détenait-elle pas
sur ses serviteurs un pouvoir de vie et de mort ?
« Il me faut convoquer Abu, décida-t-elle, le regard assombri d'une farouche
détermination. Je saurai par lui ce que Soliman a l'intention de faire de cette
Anglaise... et je dresserai mes plans en conséquence ! »

Chapitre 4

Le cœur rempli d'allégresse, Eleanor rêvait qu'elle chevauchait avec son père sur
la lande embrumée par les premières vapeurs bleuâtres de l'automne, lorsqu'un
bruit de voix criardes la tira brusquement de son bienheureux sommeil.
— Où suis-je donc ? murmura-t-elle, en jetant un regard égaré autour d'elle. Oh,
mon Dieu, c'est le harem... Voilà l'affreux cauchemar qui recommence !
La gorge nouée d'une indicible tristesse, elle s'apprêtait à refermer les yeux pour
tenter de ressaisir les lambeaux de son rêve, lorsque la porte s'ouvrit
brusquement, livrant passage à une plantureuse beauté brune aux yeux de braise
qui vint se camper devant son lit.
— Comment avez-vous osé donner ordre à votre servante de ne laisser entrer
personne ? commença l'intruse avec arrogance, dans un français parfaitement
pur. J'ai le droit de pénétrer où je veux dans ce harem, tenez-vous-le pour dit !
L'esprit encore cotonneux, Eleanor demeura quelques secondes perplexe, puis
elle se rappela ce que Morna lui avait raconté la veille. De toute évidence, cette
sirène orientale aux bras et aux chevilles alourdis de bijoux était Fatima, la
favorite de Soliman Bakhar... et une Fatima plutôt furieuse, si l'on en jugeait par
les éclairs d'orage qui fulguraient dans ses prunelles noires.
— Vous n'apprécieriez pas vous-même que je vous rende visite sans préavis, je
suppose, répliqua la jeune fille, qui tâchait de garder tout son calme.
Et relevant la tête avec fierté :
— Vous serez toujours la bienvenue chez moi, Fatima, mais cela ne vous
dispense pas d'observer les règles de la plus élémentaire courtoisie.
Décontenancée, Fatima ouvrit une bouche toute ronde de surprise. Pour qui se
prenait cette étrangère, au nom du ciel ? Ne savait-elle pas que personne dans ce
palais n'eût osé s'adresser à elle sur ce ton ? L'espace d'une seconde, elle faillit
appeler l'eunuque Abu pour lui ordonner de fouetter l'insolente, mais elle se
reprit à temps. Si Soliman destinait vraiment cette Anglaise au sultan, il ne lui
pardonnerait pas de gâter sa beauté par la moindre marque de coup et la chose se
retournerait contre elle.
Contrainte de réprimer sa colère, elle prit une inspiration avant de demander
d'une voix impérieuse :
— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ?
Eleanor se permit un léger haussement d'épaules avant d'expliquer :
— J'ai été capturée par des pirates et c'est contre ma volonté que l'on m'a
conduite à Constantinople. Je n'ai aucun désir d'être ici et je partirais à l'instant si
j'en avais la possibilité.
Elle secoua la tête avant d'ajouter :
— Croyez-moi, Fatima, je ne représente pas la moindre menace pour vous. Mon
seul désir est de retrouver mon foyer. Je suis la fille d'un baronet anglais et ma
famille est fortunée. Je suis sûre qu'elle est en ce moment même à ma recherche.
Fatima fronça les sourcils, suspicieuse.
— Comment savez-vous qui je suis ?
— On m'a parlé dès mon arrivée de la belle favorite de Soliman Bakhar. J'ai
deviné tout de suite qu'il s'agissait de vous.
L'intéressée réfléchit un instant, perplexe. Evidemment, ces paroles résonnaient
comme un compliment, mais ce n'était pas une raison pour baisser sa garde/Dès
qu'elles sauraient que la captive bénéficiait d'un traitement spécial, les autres
concubines ne manqueraient pas de penser que Fatima était en train de perdre les
faveurs de Soliman, et entre la nouvelle venue et elle, certaines n'hésiteraient pas
à prendre le parti de l'Anglaise. Elle avait tant d'ennemies qui n'attendaient que
le moment favorable pour se venger des avanies qu'elle leur avait fait subir !
Pour le moment, elles la craignaient toutes, mais les choses changeraient vite si
elle avait la sottise de se laisser supplanter par une autre femme. Dans le doute,
mieux valait qu'elle fît patte de velours, ne fût-ce que pour mieux connaître la
nouvelle et mesurer le danger qu'elle représentait.
— Dites à votre servante de ne plus m'interdire votre porte à l'avenir, mais ne la
frappez pas, déclara-t-elle d'une voix plus affable. Elle ne vous servira à rien si
elle ne peut plus travailler.
Et d'ajouter d'un ton doucereux :
— Je n'aime pas être roulée dans la farine, mais si vous dites vrai en assurant
que vous ne convoitez pas ma place, nous pouvons peut-être devenir amies.
Après tout, vous êtes davantage mon égale que les autres concubines. Je suis
moi-même la fille d'un aristocrate français et d'une danseuse arabe. Tant que
mon père a vécu, ma mère et moi avons habité une superbe villa à Alger, où
nous vivions dans l'opulence. Mais il s'est perdu en mer, et ma mère a dû se
vendre à un maître pour pouvoir survivre. Depuis mon enfance, j'ai été
soigneusement formée pour combler de plaisir l'homme qui me posséderait un
jour, et c'est pourquoi Soliman ne peut se passer de moi. Je suis la seule qui
sache vraiment lui plaire et il ne m'abandonnera jamais pour une autre.
« A bon entendeur, salut ! songea Eleanor non sans malice. » Mais comme elle
n'avait aucun intérêt à s'aliéner la favorite, elle assura sans hésiter :
— Je ne suis pas votre ennemie, Fatima, et je ne vous disputerai pas la
préférence de Soliman Bakhar. Pour vous parler franc, je quitterais volontiers le
harem si j'en avais la possibilité. Si vous pouviez m'aider à m'enfuir...
Fatima fronça les sourcils.
— C'est impossible, même pour moi. Aucune de nous ne peut partir, à moins
que le maître ne décide de lui rendre sa liberté.
— Est-ce que cela arrive jamais ? s'informa Eleanor avec une lueur d'espoir.
La plantureuse beauté lui coula un long regard oblique.
— Parfois..., répondit-elle enfin. Le calife avait proposé à la mère de Soliman
de la libérer, après qu'elle lui eut donné un fils. Mais elle a choisi de rester et elle
est devenue son épouse favorite. On dit même qu'il la pleure encore.
— Parlez-moi d'elle, voulez-vous ?
Mais l'humeur de Fatima avait de nouveau tourné.
— Pourquoi désirez-vous en savoir davantage ? demanda-t-elle, méfiante.
Si l'Anglaise s'attendait à ce qu'elle lui fît des confidences dont elle pourrait user
ensuite pour se concilier les faveurs de Soliman, elle se trompait du tout au tout,
songea-t-elle. Elle n'est pas assez sotte pour fournir des armes à une rivale
potentielle !
— Je n'ai pas de temps à perdre en bavardages, ajouta-t-elle sèchement. J'étais
seulement venue vous faire comprendre où est votre place ici.
Elle s'éloigna abruptement sur ces mots, laissant Eleanor perplexe. De toute
évidence, Fatima ne lui faisait pas confiance, pensa-t-elle. Peut-être s'imaginait-
elle qu'elle projetait d'épouser Soliman Bakhar ?
A cet instant, Morna pénétra dans la chambre, une expression Contrite sur le
visage.
— Je suis désolée de n'avoir pu l'arrêter, milady. Je lui ai dit que vous dormiez,
mais elle n'a rien voulu entendre.
— C'est sans importance, Morna. La prochaine fois, vous lui direz simplement
d'attendre un peu, le temps que vous veniez me réveiller. Il est vrai que je n'ai
pas le sommeil aussi lourd d'habitude. Il n'est pas loin de midi, n'est-ce pas ?
— Vous aviez besoin de repos, expliqua Morna en hochant la tête. La tisane que
je vous ai donnée hier soir contenait un léger soporifique. Je craignais que vous
ne passiez la nuit à ressasser vos inquiétudes et à pleurer.
Eleanor haussa les sourcils.
— C'était gentil de votre part, mais ne me redonnez plus de ce breuvage, s'il
vous plaît, à moins que je ne vous le demande.
Elle se leva sur ces mots, saisie d'une soudaine énergie. Curieusement, la visite
de Fatima, loin de l'abattre, avait éveillé ses instincts combatifs. Elle n'allait
certainement pas se laisser impressionner par cette femme, ni par qui que ce soit
au monde !
— Croyez-vous que je pourrais obtenir du papier et une plume, Morna ?
— Ce n'est pas impossible, mais on ne vous permettra pas d'envoyer des lettres,
milady.
— Ce n'est pas pour écrire à quelqu'un. J'ai simplement besoin d'une occupation
pour m'occuper l'esprit, sinon je vais devenir folle à rester sans rien faire. Vous
pourriez peut-être m'enseigner le turc ? Je prendrais des notes et je m'exercerais
en votre absence.
— Je vous apporterai une ardoise et de la craie, car nous en utilisons dans les
cuisines pour faire la liste des courses. Mais ce sera plus difficile pour le papier,
car il faudrait demander aux eunuques.
— Comment faire pour cela ?
— Habituellement, il faut passer par Fatima. Mais qui sait ? Puisqu'on vous a
déjà donné un appartement à vous, on vous accordera peut-être d'autres libertés.
— En attendant, apportez toujours l'ardoise. Je prendrai ma première leçon après
m'être baignée et restaurée. Que vais-je pouvoir porter aujourd'hui ? Je n'ai
certainement pas besoin de tous ces vêtements qu'on m'a fait endosser hier?
— Karin vous a apporté des habits pendant que vous dormiez. C'est la plus âgée
des épouses du calife et après Fatima, la femme la plus importante du harem. Si
la mère de lord Soliman avait vécu, c'est elle qui occuperait cette place, jusqu'à
ce que son fils prenne femme. Karin était en visite chez une cousine, hier, ce qui
explique que vous ne l'ayez pas encore vue. Mais elle ne manquera pas de
revenir dans l'après-midi et vous expliquera bien mieux que moi les us et
coutumes du harem.
Eleanor adressa à la vieille femme un chaleureux sourire.
— Très bien, Morna. J'ai beaucoup de chance de vous avoir trouvée ici, savez-
vous ? Je sais maintenant qu'il y a au moins une personne dans ce palais à qui je
peux faire confiance.
— Je suis heureuse d'être votre domestique, milady.
— Je préférerais que nous soyons amies. Ainsi, nous pourrions nous entraider,
qu'en dites-vous ? S'il y a quelque chose que je puisse faire pour vous de mon
côté, dites-le-moi.
— Bah, je me contente de peu, milady. Tout ce que je demande, c'est mon
content de nourriture et un endroit où dormir. Le travail que je fais pour vous est
bien plus facile que celui que l'on exigeait de moi aux cuisines.
— En ce cas, je veillerai à ce que vous partagiez mes repas. Et si je réussis à
partir d'ici, je tâcherai de vous emmener avec moi.
Mais Morna secoua doucement la tête.
— Je ne souhaite pas m'en aller, milady. Où irais-je à mon âge ? Je préfère finir
mes jours ici, chez le calife. Si je quittais le palais, je n'aurais pas d'autre moyen
d'assurer ma subsistance que de mendier dans les rues.
Emue par ces paroles, Eleanor se détourna pour cacher les larmes qui lui étaient
montées aux paupières. Quel triste destin que celui de la pauvre Morna !
« Quoi qu'il arrive, jamais je ne me laisserai réduire ainsi en esclavage ! » se
promit-elle avec une farouche détermination.

Après avoir passé la matinée à s'exercer avec les janissaires, Soliman prit un
bain relaxant suivi d'un bref massage. Puis il déjeuna de riz et de mouton grillé
aux épices, avant d'achever son repas par ce café fort et parfumé dont il
appréciait tant l'arôme. Un long après-midi vide l'attendait maintenant, et il
regretta pour la centième fois le départ de son cher maître Saidi Kasim, avec qui
il avait passé tant d'heures à discuter philosophie ou à lire les anciens poètes.
Comme le vieux sage lui manquait ! Kasim avait été son ami autant que son
professeur, et Dieu savait qu'il n'y avait guère de personnes à qui il pût accorder
ce titre dans ce palais. Même à ses demi-frères, Bayezid et Hasan, il n'était pas
certain de pouvoir accorder sa confiance, tant il y avait toujours de jalousie
latente entre les fils d'un homme riche et puissant comme le calife.
Parvenu à ce point de sa rêverie, il se souvint de la blonde Anglaise qu'il avait
ramené la veille au palais et un agréable frisson d'excitation le parcourut à cette
pensée. Bien sûr, il était un peu tôt pour l'envoyer chercher, eu égard aux règles
habituelles du harem. D'ordinaire, la femme qu'il avait choisie pour charmer sa
soirée avait tout l'après-midi devant elle pour se préparer à lui plaire, et ce n'était
qu'à la nuit tombée qu'elle était discrètement conduite jusqu'à la porte de ses
appartements.
Mais en l'occurrence, il n'attendait pas d'Eleanor ce genre de service. Tout ce
qu'il souhaitait, c'était parler un peu avec elle, afin d'apprendre à mieux la
connaître avant qu'elle ne devînt l'une de ses concubines, ou peut-être même son
épouse.
Soliman n'ignorait pas avec quelle impatience le calife attendait qu'il lui donnât
enfin des petits-fils. Mais pour l'instant, il n'avait pas trouvé de femme qui lui
parût digne de devenir la mère de ses enfants... du moins jusqu'à sa rencontre
avec Eleanor Nash. Intelligente et cultivée, la jeune Anglaise lui avait plu
aussitôt malgré son penchant évident à la rébellion, et l'idée de la garder près de
lui avait fait son chemin depuis la veille dans son esprit.
Certes, elle ne souhaitait rien tant que de retrouver sa famille, ce qui était bien
naturel dans sa position. Mais sans doute accepterait-elle son nouveau destin, s'il
lui expliquait les choses comme il convenait. En tant que première épouse, elle
serait plus honorée que toutes les autres femmes du harem et il lui laisserait en
outre le temps de s'acclimater à sa nouvelle vie. En bref, il ferait preuve de toute
la délicatesse voulue pour que la belle révoltée comprît enfin qu'il n'était pas le
Barbare qu'elle l'avait accusé d'être !
Ravi de son idée, il frappa dans ses mains pour appeler l'eunuque de service.
— Amenez-moi la nouvelle, Abu.
Et comme l'autre se dirigeait déjà vers la porte, il précisa :
— Je veux la voir tout de suite. Pas d'ablutions, ni d'autres préparatifs. Qu'elle
vienne comme elle est !
Abu sortit de la pièce, perplexe. Jamais aucune femme n'avait été convoquée
dans ces conditions, et il ne douta pas que l'Anglaise n'eût été appelée devant le
maître pour subir quelque châtiment de sa main. Fatima allait être ravie, et il ne
se réjouissait pas moins pour sa part. Qu'avait-il à gagner en effet à un
changement de favorite ? Fatima était une petite peste, c'était entendu, mais il la
tenait dans le creux de sa main, bien qu'elle s'imaginât que c'était le contraire. En
réalité, il savait assez de choses sur elle pour lui faire couper la tête s'il décidait
de parler, ce dont il n'avait garde pour l'instant, la chose n'étant pas dans son
intérêt.
« Allons chercher l'Anglaise, songea-t-il avec un sourire cruel. Si je me fie aux
ordres que je viens de recevoir, la belle enfant ne va bientôt plus savoir où poser
son charmant derrière, rougi par la lanière du fouet ! »
Fascinée, Eleanor écoutait Karin lui faire le récit de ses jeunes années et évoquer
les mœurs de ce pays dont elle découvrait avec étonnement les coutumes.
L'épouse du calife s'exprimait en français, comme la plupart des femmes un peu
cultivées du harem, et ce fut dans cette langue qu'elle présenta à la nouvelle
venue un bref historique de l'empire ottoman, des sultans turcs et de leurs
sultanes.
— On m'a dit que vous parliez trois langues et que vous aviez quelques notions
d'arabe, déclara-t-elle de sa voix douce et musicale.
— Je le lis un peu, rectifia Eleanor, mais je ne comprends pas du tout le langage
des autres concubines.
— C'est parce qu'elles ont toutes leur dialecte et communiquent entre elles dans
un savoureux mélange qu'elles ont créé à leur usage. L'arabe pur ne se trouve
que dans les écrits. Mais vous ne serez pas longue à comprendre ce que l'on vous
dit, j'en suis certaine.
— J'ai demandé à Morna de me procurer de quoi écrire, pour noter les mots et
les apprendre. C'est une bonne façon de remplir ma solitude.
— Mais vous ne devez pas rester tout le temps à l'écart, protesta Karin. Il faut
que vous appreniez à aimer les plaisirs que vous pouvez trouver céans, Eleanor.
Lorsque vous vous serez un peu habituée à la vie du harem, vous verrez qu'il
n'est pas désagréable de se baigner ou de se faire longuement masser avec des
huiles parfumées. Vous pouvez prendre aussi des leçons de musique et de danse.
Les autres femmes se montreront amicales avec vous, dès que je leur aurai dit un
mot en votre faveur, et vous pourrez jouer avec elles à toutes sortes de jeux,
depuis les dés jusqu'aux échecs.
— Mais mon esprit ? Je suis habituée à l'étude et lire est mon passe-temps
favori. Croyez-vous que je pourrais avoir des livres ?
Karin haussa les sourcils, perplexe.
— Voilà ce que je ne saurais vous dire, car ce n'est pas à moi qu'il incombe de
vous accorder une pareille faveur. Attendez d'être convoquée dans les
appartements du maître pour lui présenter votre requête...
Elle s'interrompit brusquement en voyant Abu se diriger vers elles à grandes
enjambées.
— Peut-être n'aurez-vous pas à attendre longtemps, chuchota-t-elle.
Et se levant avec grâce du banc où elles avaient trouvé refuge, elle se tourna vers
l'eunuque :
— Est-ce moi que vous cherchez, Abu ?
— Le maître m'a donné l'ordre de lui amener la nouvelle sur-le-champ.
— Tout de suite ? répéta Karin, à la fois stupéfaite et vaguement alarmée pour sa
protégée. A-t-elle fait quelque chose qui ait déplu au maître ?
— Lui seul le sait. Tout ce qu'il m'a dit, c'est qu'elle devait comparaître devant
lui sans perdre un instant.
Joignant le geste à la parole, il encercla sans douceur le poignet d'Eleanor et
l'obligea à se lever. Indignée par ce traitement, la jeune fille lui darda un regard
flamboyant de colère.
— Comment osez-vous porter la main sur moi ? Lâchez-moi immédiatement, je
vous l'ordonne !
Le ton était si comminatoire que l'espace d'une seconde, Abu faillit obtempérer.
Mais il se rappela à temps les instructions de Soliman.
— Vous devez me suivre immédiatement, jeta-t-il d'un ton sec.
— Et vous, vous allez ôter vos mains de ma personne, sans quoi vous aurez à me
traîner par tout le palais, je vous en préviens.
— De la désobéissance ? Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez, femme...
Constatant que l'échange s'envenimait, Karin s'interposa en toute hâte.
— Allez avec lui, Eleanor. Et vous, Abu, laissez-la libre de ses mouvements.
Elle ne s'enfuira pas, n'ayez crainte. Ou pourrait-elle aller dans l'enceinte du
palais ? De plus, le maître n'apprécierait guère que vous laissiez des marques sur
sa peau.
Abu faillit répliquer, mais retint les paroles grossières qui lui étaient montées
aux lèvres. Si la plupart des concubines le redoutaient, il n'avait aucun pouvoir
sur Karin, qui n'appartenait pas à sa juridiction. Momentanément vaincu, il lâcha
le bras d'Eleanor, non sans lui jeter un regard de mauvais augure.
— Dépêchez-vous, le maître va s'impatienter.
—A mon avis, il veut seulement vous parler, intervint de nouveau Karin,
apaisante. S'il ne vous a pas ordonné de vous préparer pour cette entrevue, c'est
qu'il ne vous demandera rien de plus aujourd'hui.
Eleanor hocha la tête, tandis que l'espoir renaissait dans son cœur. Qui sait ?
Peut-être Soliman Bakhar avait-il réfléchi à sa proposition et s'était-il déterminé
à l'échanger contre une rançon ?
Revigorée par cette pensée, elle pointa fièrement le menton.
— Très bien, conduisez-moi à Soliman Bakhar, ordonna-t-elle avec une dignité
de reine.
Abu, qui songeait à sa panoplie de fouets, regretta de ne pouvoir user de ses
martinets à lanières fines pour assouplir la peau de cette arrogante blonde sans y
laisser la moindre marque. Mais patience ! Fatima et lui sauraient bien lui rendre
une petite visite une de ces nuits. Fouetter les concubines récalcitrantes était l'un
de leurs passe-temps favoris, et il y goûtait pour sa part le plaisir que sa défunte
virilité ne pouvait plus lui procurer.
Consciente de l'hostilité du personnage, dont les regards noirs lui faisaient froid
dans le dos, Eleanor emboîta le pas à Abu, qui la conduisit dans les
appartements privés de Soliman Bakhar, à l'extrémité sud du palais.
Superbement meublée comme le harem, la pièce où il l'introduisit comprenait
nombre d'objets précieux disposés sur des tablettes, pêle-mêle avec des
instruments sophistiqués qui servaient à l'étude de diverses sciences, en
particulier l'astronomie. Soliman s'intéressait-il donc à l'observation des astres ?
s'interrogea-t-elle avec un soudain intérêt.
Mais déjà, Abu la poussait vers le maître des lieux en personne, installé sur un
divan où il semblait fort occupé à examiner ce qui ressemblait à une superbe
horloge en or, dont le cadran ovale était serti de pierres précieuses.
— A genoux, femme ! lui chuchota l'eunuque d'une voix sifflante.
Soliman à ces mots releva la tête.
— Non, c'est inutile, déclara-t-il en se levant lui-même. Je vous en prie, prenez
place à côté de moi, milady.
Il désigna d'un geste courtois le divan recouvert d'une épaisse étoffe brodée et
attendit qu'elle se fût installée avant de se rasseoir près d'elle. Et comme la jeune
fille, fascinée par la beauté de l'objet, continuait à regarder l'horloge, il expliqua
avec un sourire :
— C'est l'œuvre d'un grand artiste français, probablement Pierre de Fobis. Elle
sonne les heures avec un son très pur.
— Elle est superbe, murmura Eleanor en toute sincérité. C'est de l'or, n'est-ce
pas ?
— Oui, mais c'est surtout le mécanisme qui la rend fascinante. Voyez plutôt...
Ouvrant le boîtier, il lui fit admirer les rouages savamment agencés, dont le jeu
délicat et précis la remplit d'admiration.
— C'est une merveille..., dit-elle avec enthousiasme. Mon père avait une très
belle horloge allemande dans son bureau, mais rien de comparable à celle-ci.
Vous êtes collectionneur, à ce que je vois, ajouta-t-elle en désignant une étagère
où s'alignaient d'autres pendules délicatement ouvragées, dont les boîtiers
scintillaient dans la lumière.
Soliman acquiesça d'un hochement de tête, puis voyant qu'Abu s'attardait, il le
congédia d'un geste impatient.
— Allez, je n'ai plus besoin de vous !
Et se tournant de nouveau vers sa visiteuse :
— Croyez-vous que cette horloge puisse faire un cadeau digne d'un sultan ?
Eleanor hocha la tête sans l'ombre d'une hésitation.
— N'importe quel souverain d'Europe se réjouirait de la posséder. C'est
seulement à la cour des rois que l'on trouve des œuvres d'art aussi parfaites.
Vous possédez là un véritable trésor, milord.
Soliman approuva, satisfait. Sa nouvelle recrue, décidément, était bien la jeune
fille raffinée qu'il avait pressentie en elle dès le premier instant. Quant à la
magnifique horloge, c'était décidé, il en ferait don au Grand Turc. C'était la plus
remarquable de sa collection et il regrettait de devoir s'en séparer, mais il ne
pouvait faire moins, à défaut d'offrir la belle Anglaise au souverain.
— Puisqu'il est question de trésor, que vais-je faire de vous, milady ? demanda-
t-il avec humour. Je crains que vous ne soyez trop obstinée et désobéissante pour
faire une bonne kadine. En d'autres termes, votre acquisition se solde pour moi
par une perte sèche...
Eleanor bondit sur l'occasion.
— Rendez-moi à ma famille contre rançon, suggéra-t-elle le cœur battant
d'espoir. Ainsi, vous rentrerez dans vos fonds, et au-delà.
Soliman la considéra, amusé et fasciné à la fois par les expressions changeantes
qui se succédaient sur son joli minois, au regard bleu ombré de longs cils d'or.
Comment résister à l'envie de jouer un peu avec elle, ne fût-ce que pour
apprendre à la mieux connaître ?
— Hum... Le problème, voyez-vous, c'est que je n'ai pas besoin d'argent. Je suis
déjà suffisamment riche et j'hériterai un jour de toute la fortune paternelle. Votre
famille n'a-t-elle pas autre chose à me proposer ?
Eleanor réfléchit, les sourcils légèrement contractés.
— Eh bien, mon père possède beaucoup de livres de valeur...
Et comme Soliman balayait l'offre d'un geste négligent, elle ajouta, dans son
ardeur à le convaincre :
— Il a aussi quelques manuscrits très précieux. Celui-ci, par exemple...
Et sous les yeux médusés de son interlocuteur, elle tira de son corsage le mince
cylindre d'or qui renfermait le parchemin de l'abbé Gregorio et lui tendit le
document.
Pendant quelques instants, Soliman examina l'objet en silence.
— Comment avez-vous eu cela ? interrogea-t-il avec un évident intérêt.
Connaissez-vous le contenu de ce parchemin ?
— Oui, milord. C'est un verset du Coran, commenté par un moine chrétien qui
vivait à l'abbaye de Far Cross. Ce rouleau a été découvert à Chypre, sur une terre
appartenant à mon père. Vous ne nierez pas son inestimable valeur.
Soliman réintroduisit le parchemin dans le cylindre et le lui rendit.
— J'ai entendu parler de cela par mon maître Kasim, mais j'ai oublié les détails
de l'histoire.
— L'abbaye a été brûlée par les Sarrasins, expliqua Eleanor avec empressement,
et son trésor dérobé. Mon père, qui était passionné de littérature et d'histoire,
espérait remettre un jour la main dessus.
Elle s'arrêta un instant, la gorge nouée par un sanglot. Conscient de son émotion,
Soliman lui jeta un regard interrogateur.
— Qu'est-il arrivé à votre père ?
Eleanor déglutit, submergée par le douloureux raz-de-marée des souvenirs.
— Il a... il a été tué lors de l'attaque de notre vaisseau. Il essayait de défendre ses
enfants, voyez-vous...
Soliman se sentit sincèrement désolé pour elle et la dévisagea avec sympathie.
— Je vois... Et vous l'aimiez beaucoup, je suppose ?
— Plus que je ne saurais le dire, murmura la jeune fille d'une voix altérée. Mon
frère Richard et lui étaient les deux personnes qui comptaient le plus pour moi.
Et je ne sais même pas ce qui est arrivé à Dick...
— Je comprends votre chagrin, milady. Ce n'est pas facile pour vous de vous
retrouver ainsi dans un univers étranger, surtout après avoir perdu ceux que vous
aimiez.
Dans votre désarroi, vous vous êtes imaginé que nous étions tous semblables à
ces pirates qui ont attaqué votre navire. J'espère que vous commencez à vous
apercevoir qu'il n'en est rien.
Eleanor demeura un instant silencieuse, puis hocha la tête.
— J'ai eu tort de vous traiter de Barbare, admit-elle. Mais vos coutumes me
semblent si étranges ! Je n'arrive pas à comprendre que des hommes puissent
réduire leurs semblables en esclavage ou priver leurs femmes de liberté.
Soliman haussa les sourcils avant d'objecter :
— Nos mœurs sont-elles vraiment si différentes des vôtres ? Je ne suis pas sûr
qu'en règle générale vos serviteurs soient mieux traités que nos esclaves. Nous
ne payons peut-être pas les nôtres, mais ils sont nourris et logés, souvent mieux
que vos domestiques. Ceux qui le méritent peuvent accéder à des postes
importants, et ils peuvent même devenir riches et honorés s'ils se convertissent à
l'Islam.
— Oui, mon père m'a expliqué cela. Mais vos femmes, elles, n'accèdent jamais à
de tels privilèges.
— Peut-être, mais elles mènent une vie protégée et certaines finissent par
acquérir une indéniable influence à l'intérieur du harem. Mon père, par exemple,
ne manquait pas de demander conseil à ma mère avant de prendre une décision
importante, car il savait que c'était une femme pratique et avisée. Il lui a accordé
beaucoup de libertés, et elle aurait même pu rentrer dans son pays, si tel avait été
son choix.
Cette dernière remarque réveilla la colère d'Eleanor, dont le regard flamboya de
nouveau.
— Elle avait bien de la chance, répliqua-t-elle d'un ton sec. Mais toutes celles
qui n'ont pas le droit de quitter le harem ? A quoi sont-elles censées occuper leur
vie ? Je mourrai d'ennui si je dois passer comme elles mes journées à papoter ou
à broder. J'ai besoin de lire, d'étudier, de m'occuper l'esprit.
Cette déclaration ne parut pas choquer Soliman, qui hocha la tête avec un
sourire.
— Tout cela peut s'organiser en son temps. En attendant, que diriez-vous de voir
mes instruments scientifiques, milady ? Je suis sûr qu'ils vous intéresseront. J'ai
aussi des manuscrits anciens que nous pourrons étudier ensemble, si vous le
souhaitez.
Eleanor fut alléchée malgré elle.
— J'en serai ravie. Mais puis-je espérer que vous me rendrez à ma famille,
milord ?
Soliman fronça les sourcils, visiblement contrarié par son insistance.
— C'est hors de question, et je ne veux plus entendre un seul mot à ce sujet.
N'avez-vous pas compris ce que je viens de vous dire ? Je m'évertue à vous
expliquer que vous n'avez rien à craindre ici. Vous serez choyée et honorée dans
ce harem comme ma mère l'a été... pour peu que vous me plaisiez.
Eleanor rejeta la tête en arrière et le regarda fièrement dans les yeux.
— Que m'importe d'être honorée, si je dois être votre chose ? En dehors de
quelques privilèges de pure forme, ma condition ne différerait pas de celle des
autres femmes de céans. Comment accepterais-je une position aussi avilissante ?
Soliman haussa dédaigneusement les épaules.
— Si vous vous étiez mariée dans votre pays, vous n'en auriez pas moins été la
propriété de votre mari, qui aurait eu la haute main sur vos biens et sur votre vie.
Une femme n'est pas plus libre en Occident qu'ici, ne vous en déplaise.
Le regard bleu d'Eleanor s'embua tout à coup de larmes.
— Aussi mon père ne m'aurait-il jamais forcée à me marier, à moins que je n'aie
été réellement éprise et payée de retour. Un homme amoureux n'exige rien, il
commence par se donner. Et la femme aussi se donne à lui, mais de sa propre
volonté. Comment espérer trouver le bonheur autrement ?
— Hum... Est-ce l'expérience qui vous a appris cela ? interrogea Soliman,
rembruni.
Eleanor rougit de l'insinuation.
— Si vous cherchez à savoir si j'ai déjà... connu un homme de cette façon-là, la
réponse est non, rétorqua-t-elle avec mépris. Votre question est en elle-même
une insulte, monsieur ! J'ai appris ce que je sais en regardant autour de moi,
voilà tout. Il y a assez de mariages malheureux, même dans le monde où je vis,
pour que j'aie su en tirer quelques leçons.
Mais Soliman n'était pas encore convaincu.
— Ne me mentez pas ! intima-t-il sévèrement. Je peux demander aux matrones
de vous examiner, et gare à vous si vous m'avez trompé.
L'espace de quelques secondes, elle fut tentée de lui assurer qu'elle avait
effectivement fauté, sachant que la perte de sa virginité entraînerait aussitôt son
renvoi du harem. Mais pour Dieu savait quelle raison, elle ne voulait pas qu'il la
prît pour une femme volage.
— Je vous le jure sur la tête de mon père, déclara-t-elle d'une voix tremblant
d'émotion.
— Très bien, je vous crois. Vous n'auriez pas la hardiesse de m'induire en erreur.
Mais vous êtes une forte tête, je le vois, et si vous continuez ainsi, il me faudra
prendre des mesures pour vous discipliner.
Eleanor le toisa avec toute la hauteur dont elle était capable.
— A quoi croyez-vous parvenir par de tels moyens ? Vous briserez peut-être
mon corps, mais pas mon esprit ! lança-t-elle avec superbe.
— Ne me défiez pas, femme, gronda-t-il, ou je pourrais bien donner l'ordre de
vous fouetter séance tenante. Nous avons des martinets spéciaux dont les
lanières sont si souples qu'elles infligent de cuisantes douleurs sans pour autant
laisser la moindre marque sur la peau.
Une lueur cruelle brilla un instant dans son regard et le cœur d'Eleanor défaillit à
cette vue. Soliman Bakhar était indubitablement un homme intelligent et cultivé,
mais il y avait en lui une indéniable note de sauvagerie, sans doute un tribut aux
mœurs de son pays. Quelque chose en elle lui murmura qu'elle ne devait pas
mettre sa patience à trop rude épreuve, sous peine d'en payer les conséquences.
Mais elle ne pouvait pour autant capituler.
— Je ne m'abaisserai pas à vous supplier de m'épargner, milord, si c'est là ce que
vous attendez de moi. Comment pourrais-je renier mes convictions ? Vous avez
fait preuve de générosité à mon égard, je dois l'admettre. Mais je ne saurais
oublier que vous m'avez achetée, un peu comme on acquiert une jument.
Soliman partit d'un grand éclat de rire à cette repartie. Dieu savait qu'il ne s'était
pas esclaffé ainsi depuis des lustres... Cette petite Anglaise, décidément, valait
son pesant d'or. Il y avait une telle flamme en elle ! Elle le stimulait et éveillait
son désir en même temps, comme aucune autre femme avant elle.
— Pas exactement comme une jument, rectifia-t-il. Le plus beau des coursiers
arabes ne m'aurait jamais coûté une pareille somme.
Eleanor sentit sa respiration s'accélérer à la vue du sourire ravageur qui
s'attardait sur ses lèvres. Seigneur, mais cet homme était la séduction même,
avec son regard gris foncé où scintillaient de lointaines étoiles, tel le reflet du
firmament au fond d'un puits profond ! Et comme pour accroître son malaise,
voilà maintenant qu'il se penchait vers elle, si près qu'elle sentit la troublante
odeur de son corps, un subtil mélange de parfums mystérieux dont la fragrance
exotique acheva de lui tourner la tête.
Incapable d'esquisser le moindre geste, elle fut sans force pour protester lorsque
les lèvres de Soliman se posèrent sur les siennes, fermes et douces comme un
fruit à la saveur inconnue. L'espace de quelques secondes, elle sentit tout son
corps basculer vers lui, comme entraîné par un irrésistible appel. Mais sa
volonté, plus forte que sa langueur, s'insurgea violemment contre sa propre
faiblesse et elle se reprit dans un sursaut.
— Non, vous ne m'ensorcellerez pas ! s'écria-t-elle en se reculant d'un geste
brusque. Je ne sais quels charmes vous employez, mais je n'y céderai pas, tenez-
vous-le pour dit.
Soliman la considéra en silence, l'air amusé par cette sortie. Le sourire
goguenard qui errait sur sa belle bouche sensuelle mit le comble à la colère
d'Eleanor, qui se releva d'un bond.
— Faites-moi reconduire au harem, ou aux cuisines si vous préférez, intima-t-
elle avec hauteur. Puisque vous ne voulez pas me rendre à ma famille, je préfère
travailler à l'office comme Morna.
— Et coucher avec l'un des Janissaires ? rétorqua Soliman, qui avait pour le
coup retrouvé tout son sérieux. Les filles de cuisine ne restent pas longtemps
vierges, petite sotte. Demandez à Morna, si vous ne me croyez pas.
— Je veux ma liberté, rien d'autre !
Le jeune homme exhala un soupir excédé.
— Ma patience a des limites, jeune fille. Je vous ai expliqué que vous jouiriez
de tous les honneurs céans, et pourtant, vous refusez encore de vous apaiser.
Faut-il donc que j'appelle Abu pour vous faire entendre raison ?
—Abu ? Est-ce l'eunuque qui m'a amenée ici ? demanda Eleanor avec un
frisson. Je ne l'aime pas, il y a quelque chose dans son regard qui m'inspire de la
répulsion.
Soliman, qui ressentait depuis longtemps la même impression sans pouvoir s'en
expliquer la raison, se pencha vers elle avec intérêt.
— Que voulez-vous dire ?
— Je... je ne sais pas, ce n'est qu'une intuition, mais il me semble qu'il aime faire
du mal aux autres. Je le sens cruel et rusé à la fois.
— Il est retors, certes, il y a longtemps que je m'en suis aperçu. Mais puisqu'il
vous effraie, je vais l'éloigner de votre personne en lui confiant d'autres tâches,
n'ayez crainte.
— Je... je vous remercie. C'est très gentil à vous.
— Ne pourriez-vous être gentille avec moi en retour ?
Eleanor ignora délibérément le désir qui sous-tendait la question et vibrait dans
la voix légèrement rauque de son interlocuteur.
— Je serai votre amie, si vous le voulez, proposa-t-elle. Je peux vous aider à
déchiffrer vos manuscrits et même les recopier entièrement, de façon à les
rendre aisément lisibles. J'ai souvent aidé mon père de cette façon.
— Votre écriture est-elle facile à déchiffrer ?
— Je le pense, milord.
— C'est là un don précieux. La mienne est fort petite et Kasim s'en plaignait
toujours. Lisez-vous un peu les langues anciennes ?
— Je déchiffre le latin et l'arabe, mais je n'ai pas encore acquis la maîtrise du
grec. J'espérais m'y mettre lorsque nous serions à Chypre.
— Je pourrais vous l'enseigner, suggéra Soliman. Mais il faudra que vous vous
montriez aimable, milady... suffisamment pour me plaire ! ajouta-t-il avec un
sourire éloquent.
Eleanor, piquée de nouveau, releva la tête d'un geste hautain.
— Qu'entendez-vous par là ? Je ne marchande pas mon honneur, milord !
Furieux de se voir encore défier, après toutes les concessions qu'il avait faites,
Soliman oublia toute mansuétude pour laisser exploser sa colère.
—Décidément, vous êtes une vraie tête de mule ! Sortez vite d'ici,
mademoiselle, avant que je ne change d'avis et n'appelle Abu pour lui demander
de châtier votre insolence.
Eleanor hésita, puis, comprenant qu'elle était allée trop loin, elle tourna les
talons et quitta l'appartement, sous le regard flamboyant du maître des lieux. Le
cœur cognant contre ses côtes, elle tâcha de se repérer dans les couloirs, afin de
regagner les jardins où l'attendait sans doute Karin. Qu'allait-il lui arriver
maintenant ? se demanda-t-elle avec un regain d'angoisse. Un instant plus tôt,
elle espérait encore pouvoir négocier sa liberté contre quelques services de
bibliothécaire, mais sa maladresse venait de lui aliéner de nouveau Soliman, et
son avenir demeurait plus incertain que jamais.
Aussi, pourquoi avait-elle tout gâché par son arrogance ? Qu'elle fût obstinée et
orgueilleuse était hélas une réalité, et le jeune homme n'avait pas eu tout à fait
tort de pointer le doigt sur ces défauts. Gâtée par l'indulgence dont son père avait
toujours fait preuve à son égard, elle avait tendance à être parfois trop sûre
d'elle. Pourquoi ne s'était-elle pas montrée plus diplomate, au nom du ciel ?
Après tout, Soliman Bakhar était loin d'être un monstre, et il lui avait déjà
prouvé qu'il n'était pas inaccessible à la raison. La lueur amusée qu'elle avait cru
déceler dans ses yeux, à certains moments de leur entretien, pouvait même lui
laisser penser qu'il ne détestait pas son esprit de repartie.
Parvenue à ce point de ses réflexions, elle se reprit avec un haussement
d'épaules. Qu'allait-elle chercher là ? Même en Europe, les hommes n'étaient
guère intéressés par ce qui se passait dans la tête des femmes. Tout ce qui les
attirait en elles, c'était leur beauté, la grâce de leurs gestes et la douceur de leur
caractère. Son père avait été une exception en la matière et elle ne pouvait
espérer rencontrer son semblable, surtout dans ce pays.
Le cœur serré, elle se souvint des leçons de littérature et d'histoire qu'elle avait
partagées ces dernières années avec son frère, et ses yeux s'emplirent de larmes à
ce souvenir. Oh, Richard, où était-il maintenant ? Pourvu qu'il eût trouvé lui
aussi un maître raffiné et suffisamment cultivé pour l'apprécier à sa juste valeur !
Quant à Soliman, il avait beau être indéniablement intelligent et sensible, il était
tout de même le produit de sa culture et de son pays, et elle ne devait pas trop
attendre de lui.
« La prochaine fois qu'il t'enverra chercher, ce sera pour te forcer à devenir
sienne, comme la loi d'ici lui en donne le droit, songea-t-elle avec un frisson. Et
comment réagiras-tu le moment venu ? »
C'était là une question angoissante, à laquelle elle se sentait bien incapable pour
l'instant de fournir la moindre réponse !

Chapitre 5

Installée au jardin pour profiter de la fraîcheur du soir, Eleanor bavardait avec


trois concubines, lorsque Karin vint se joindre à leur petit groupe. En la voyant
en compagnie des jeunes femmes, l'épouse du calife hocha la tête d'un air
approbateur.
— Je vois que vous commencez à vous lier d'amitié avec ces dames. Vous m'en
voyez ravie, Eleanor.
La jeune fille sourit aux trois audacieuses qui avaient eu le courage d'enfreindre
les ordres de Fatima pour venir lui parler.
— Elles évoquaient pour moi leur pays d'origine, expliqua-t-elle. Anastasia vient
de Russie, Elizabetta du nord de l'Espagne, et Rosamunde est vénitienne. Nous
avons de nombreux points communs, et comme nous parlons toutes un peu de
français et d'italien, nous pouvons communiquer sans problème.
— C'est une grande chance et je me réjouis que vous ayez suivi mes conseils,
Eleanor. Vous ne sauriez vivre heureuse ici sans amies. Et comme une bonne
nouvelle ne vient jamais seule, je suis contente de pouvoir vous apprendre que
votre requête a été acceptée.
Eleanor demeura un instant perplexe, avant de se souvenir qu'elle avait demandé
du papier et des plumes.
— Avez-vous pu obtenir pour moi de quoi écrire ? interrogea-t-elle avec espoir.
— C'est bien mieux que cela. Venez avec moi, vous pourrez retrouver vos
compagnes un peu plus tard.
Eleanor la suivit avec empressement. Bien qu'elle fût officiellement chargée de
diriger le harem, Karin était aimée de ces dames, car elle n'abusait jamais de son
autorité et se montrait même affectueuse et compatissante à leur égard, chaque
fois qu'elle en avait l'occasion.
— Elle est notre grand réconfort, avait affirmé Anastasia. Quand je suis arrivée
ici, j'étais accablée de chagrin au point de souhaiter mourir, et c'est Karin qui
m'a redonné le goût de vivre en m'assurant que je serais toujours bien traitée ici
et que je pourrais même y être heureuse si je savais y faire. Au fil du temps, je
me suis aperçue qu'elle avait raison. Notre maître ne m'a convoquée qu'une seule
fois dans ses appartements, mais je mène tout de même une existence facile et
agréable. Si j'étais restée en Russie, je serais devenue la servante d'une dame
titrée, qui ne m'aurait pas épargné les corvées et les réprimandes.
— Mais votre famille ne vous manque-t-elle pas ? avait interrogé Eleanor,
étonnée par la tranquille résignation de la jeune Russe.
— Ils ont tous été tués lors du raid lancé sur notre village. Les agresseurs n'ont
laissé la vie sauve qu'aux jeunes gens, qu'ils ont emmenés avec eux pour les
vendre sur les marchés aux esclaves de l'Orient.
— Et vous ne haïssez pas ceux qui vous ont infligé un tel traitement ?
— Si, bien sûr, mais c'était des pirates et des bandits. Notre maître, lui, est un
homme noble et bon, qui nous traite avec beaucoup de douceur. C'est un
marchand qui m'a offerte en cadeau au calife, lequel m'a donnée à son fils. Mais
je n'ai pas eu le bonheur de plaire à Soliman, et je remplis mes journées à aider
les autres autant qu'il est en mon pouvoir. J'ai quelques talents d'infirmière et
Karin m'envoie chercher dès que l'une d'entre nous est malade.
Et d'ajouter avec un soupir :
— La seule chose que je regrette, c'est de ne pouvoir donner d'enfant à mon
seigneur. Il a déjà deux filles, mais pas encore d'héritier mâle.
Eleanor l'avait dévisagée, stupéfaite de ces confidences. De toute évidence,
Anastasia eût donné beaucoup pour pouvoir partager de nouveau la couche de
Soliman Bakhar. Le jeune homme était-il donc si séduisant que la plupart des
concubines fussent si désireuses de lui plaire ? Elizabetta lui avait raconté
comment les femmes paradaient tous les après-midi sous les fenêtres du jeune
seigneur, dans l'espoir qu'il remarquerait l'une d'elles et la convoquerait pour
passer la nuit avec lui.
A la lumière de ce récit, ce n'était pas sans malaise qu'elle se rappelait la façon
dont son propre corps avait réagi au baiser de Soliman. L'espace de quelques
secondes, elle avait eu l'impression d'être la victime d'un irrésistible sortilège,
comme s'il lui avait littéralement jeté un sort, et elle avait eu besoin de toute sa
volonté pour résister au charme puissant qui l'attirait vers lui. Mais tout de
même, comment ces femmes pouvaient-elles accepter d'être ainsi traitées en
esclaves par le maître des lieux ? N'avaient-elles donc pas honte d'être les jouets
de son caprice ?
Absorbée par ses pensées, elle tressaillit lorsque Karin lui ouvrit la porte de sa
chambre, attirant son attention sur les changements survenus en son absence. Un
exquis bureau de bois de rose et une confortable chaise française occupaient
maintenant un angle de la pièce, et elle constata d'un regard que tout était
disposé sur la table pour qu'elle se livrât à sa distraction favorite : un encrier de
porcelaine, des plumes bien affûtées et une provision de vélin, rien ne manquait
à cet attirail de scribe. Mais ce qui attira surtout son attention, ce fut une pile de
papiers recouverts d'une écriture aux caractères serrés, qu'une main inconnue
avait placée au centre du bureau sous un superbe sous-main en cuir orné de
guirlandes d'or.
— Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle, en se précipitant pour examiner les documents.
Oh, ils sont écrits en latin ! constata-t-elle avec joie, tout excitée par sa
découverte.
— Notre maître vous a envoyé ces manuscrits pour que vous les recopiiez de
façon plus lisible, expliqua Karin. Ils sont de sa main et datent de l'époque où il
était étudiant. Mais il écrivait alors en caractères si minuscules qu'il a lui-même
le plus grand mal à se relire. Il vous demande de les transcrire pour lui, en latin
ou en anglais, à votre choix.
— Magnifique ! Il faudra que je remercie Soliman Bakhar, mais comment ?
— En vous acquittant de ce qu'il vous demande, tout simplement, répondit
Karin, un étrange sourire aux lèvres. L'eunuque qui m'a transmis le message a
précisé toutefois qu'il ne s'agissait pas d'un ordre, mais d'une simple requête de
la part de son maître.
Elle semblait perplexe et Eleanor leva vers elle un regard intrigué.
— Est-il dans les habitudes de lord Soliman de procéder ainsi ?
— Il se montre toujours éminemment courtois à mon égard et ne me convoque
jamais sans y mettre toutes les formes de la politesse, mais je ne fais pas partie
de son harem. En dehors de cela, Soliman est certainement plus habitué à donner
des ordres qu'à formuler des prières.
Karin observa une pause, comme si elle hésitait à poursuivre.
— Il y a autre chose qui m'a paru bizarre, reprit-elle enfin. L'eunuque qui s'est
acquitté de la commission n'était pas Abu. Celui-ci a été déplacé et ne fait plus
directement partie de la maisonnée de Soliman. Il s'occupera désormais des
celliers du calife, où il sera en charge de l'approvisionnement.
— Peut-on considérer cela comme une promotion, d'après vous ?
— D'une certain façon, oui, car cela peut lui permettre de s'enrichir, pour peu
qu'il traite avec les fournisseurs pour son propre compte.
L'épouse du calife dévisagea sa compagne d'un regard insistant.
— Je ne me suis jamais fiée à Abu et j'aurais moi-même demandé son
déplacement depuis longtemps, si je l'avais osé. Mais le personnage est
dangereux et il ne fait pas bon être son ennemie. En un mot, prenez garde à
vous, Eleanor.
— Mais je ne suis pour rien dans cet événement ! protesta la jeune fille en toute
sincérité. J'ai seulement dit à milord que je n'aimais pas cet homme. Il m'a
pressée de m'expliquer, mais j'en ai été incapable. C'est juste une question
d'intuition, à vrai dire. Cet Abu a le regard de quelqu'un qui prend plaisir à faire
souffrir autrui, si vous comprenez ce que je veux dire.
— C'est exactement cela, et il y a longtemps que je le soupçonne d'exercer des
sévices sur certaines femmes pour satisfaire ses bas instincts. Si j'en avais eu la
preuve, j'en aurais immédiatement référé à Soliman. Mais les victimes n'ont
jamais ouvert la bouche pour se plaindre, sans doute étaient-elles trop effrayées
pour le faire.
Un sourire entendu se posa de nouveau sur ses lèvres, tandis qu'elle observait :
— Il semble que vous ayez fait plus de chemin en une heure que moi en six
ans...
Eleanor rougit à cette insinuation.
— Oh, non, je ne peux pas croire que ma remarque ait été à l'origine du renvoi
d'Abu. Lord Soliman avait sans doute déjà décidé de le changer de poste, pour
une raison ou une autre.
— Peut-être..., murmura Karin, qui ne savait réellement que penser.
D'un côté, Soliman avait fait preuve d'une générosité très inhabituelle envers la
nouvelle venue et l'avait chargée d'une tâche qu'il n'avait jamais confiée à
aucune autre auparavant. Manifestement, il la traitait avec une mansuétude
exceptionnelle et il n'était pas impossible qu'il eût renvoyé Abu pour lui plaire.
Mais d'un autre côté, c'était Fatima qu'il avait convoquée pour partager sa
couche cette nuit-là, preuve que l'Anglaise n'avait pas su parler à ses sens. A
moins que...
Eleanor était si remarquablement belle avec ses formes harmonieuses, son
opulente chevelure dorée et ses yeux aussi bleus qu'un ciel d'été ! Comment
imaginer qu'elle n'avait pas su plaire à l'esthète sensuel qu'était Soliman Bakhar?
— Si vous m'en croyez, mieux vaut ne rien dire aux autres de tout cela, conclut-
elle sagement. J'expliquerai à vos compagnes que milord vous a confié un travail
de copiste, parce qu'il n'a plus de scribe assez compétent depuis le départ de son
professeur. Cela coupera court à tous les commentaires.
— Son maître s'appelait-il Kasim ?
— C'est exact. Le connaissez-vous ?
— Lord Soliman a seulement mentionné son nom devant moi. Il y avait de la
tristesse dans sa voix lorsqu'il m'a parlé de lui et je me suis demandé pourquoi.
Karin émit un soupir avant d'expliquer :
— Saidi Kasim est atteint d'une incurable maladie, et c'est pour cette raison qu'il
a demandé à quitter le palais. Soliman lui a accordé l'autorisation de rentrer
mourir chez lui, dans son village, mais il lui était très attaché et sa compagnie lui
manque visiblement, tout autant que les leçons de philosophie qu'il lui
dispensait.
— Saidi Kasim est-il un esclave ? s'enquit la jeune fille avec curiosité.
— Il l'était au début, mais c'est un homme instruit et un vrai sage, et milord lui a
accordé plus d'honneurs qu'à aucun autre en ce palais.
— Il est triste de perdre un tel ami, compatit Eleanor. Mais lord Soliman doit
avoir beaucoup d'autres relations, je suppose ?
— Il est très proche des janissaires du palais, mais personne jusqu'ici n'a
remplacé Kasim, bien que notre maître ait fait venir par deux fois un astrologue.
— Ah, oui, j'ai pu voir les instruments dont ils se servent pour observer les
astres.
— Oh, milord vous a montré cela ? s'étonna Karin, haussant les sourcils. C'est
une grande marque de confiance, vous savez. Après tout, il existe d'autres façons
de lui plaire que de partager sa couche, et vous ne devez pas vous attrister, s'il a
choisi de convoquer ce soir Fatima au lieu de vous.
— Fatima ? répéta la jeune fille avec un involontaire serrement de cœur.
Etonnée par sa propre réaction, elle refoula l'étrange déception qui s'était
emparée d'elle à l'idée que la pulpeuse beauté brune allait passer la nuit avec
Soliman. Tout de même, elle n'allait pas être jalouse de sa favorite ! Dieu savait
qu'elle ne souhaitait pas le moins du monde occuper sa place. Et pourtant...
— J'en suis très contente pour elle, articula-t-elle enfin. Elle craignait que je ne
lui fasse concurrence et doit se sentir désormais rassurée.
— Et... vous ne regrettez pas de ne pas avoir plu à votre seigneur ?
— Oh, non, bien au contraire. Je lui ai dit que je n'accepterais jamais de devenir
sa concubine de mon plein gré.
Cette fois, l'étonnement de Karin ne connut plus de bornes. Cette jeune
Anglaise, décidément, était l'inconscience même. Se rendait-elle compte du
risque qu'elle avait pris en défiant ainsi le seigneur du harem ?
— Et il ne vous a pas fait châtier sur-le-champ pour votre insolence ? Voilà qui
me dépasse...
Jetant un regard incrédule sur l'écritoire, elle secoua la tête :
— Au lieu de cela, il vous envoie ce présent. J'avoue que je n'y comprends rien,
Eleanor ! Où veut-il en venir avec vous ?
La jeune fille haussa les épaules.
— Sans doute a-t-il compris que je pouvais lui être utile d'une autre façon,
comme vous l'avez suggéré vous-même. Après tout, il a déjà des dizaines de
concubines, mais pas un seul copiste !
Peu convaincue, Karin renonça sagement à poursuivre ses investigations.
—En ce cas, je vais vous laisser commencer votre tâche. Demandez de
nouvelles lampes si vous en avez besoin, mais ne travaillez pas trop tard, si vous
ne voulez pas avoir les traits tirés demain matin. Il serait dommage de gâter
votre teint...
Elle ajouta, décidément mystifiée :
— Vous êtes très jolie, Eleanor, et j'ai du mal à croire que vous n'ayez pas
éveillé le désir de Soliman Bakhar. Peut-être a-t-il d'autres plans pour vous... des
plans qui risquent fort de nous surprendre tous !
Un bras posé sur l'accoudoir du divan, Soliman regardait les évolutions de
Fatima, qui exécutait pour lui l'une de ces danses à la fois gracieuses et lascives
dont elle avait le secret. De toutes les femmes du harem, c'était sans doute la
plus versée dans l'art de plaire aux hommes et de satisfaire leurs moindres désirs.
Généralement, sa performance charmait ses sens au point qu'il n'avait qu'une
envie ensuite, attirer la belle danseuse dans son lit et lui prouver sur-le-champ la
vigueur de la passion qu'elle avait su éveiller en lui. Mais Dieu savait pourquoi,
il n'éprouvait pas ce soir la moindre velléité de lui faire l'amour, comme si le
sortilège avait brusquement perdu de son pouvoir...
—Venez vous asseoir près de moi, intima-t-il, lorsque la jeune femme se
prosterna enfin devant lui, les bras étendus dans un geste d'offrande.
Etonnée par cette requête inhabituelle, Fatima obéit cependant et vint se poser
sur le divan près de son seigneur et maître.
— Qu'attendez-vous de moi, Seigneur ? Désirez-vous que je chante pour vous
plaire ?
— Non, j'ai simplement envie de converser un peu avec vous. Racontez-moi par
exemple à quoi vous occupez vos journées, Fatima.
La jeune femme le regarda, décontenancée par sa question.
— J'attends votre convocation, Seigneur, et dès que je l'ai reçue, je mets tous
mes soins à m'y préparer. Je me baigne, me parfume, et parfois je fais quelques
exercices pour ne pas perdre ma souplesse et continuer à vous charmer par la
perfection de ma danse.
— Mais en dehors de cela, quelles sont vos occupations favorites ?
— Celles que je viens d'évoquer, monseigneur. Je ne vis que pour vous plaire et
vous donner du plaisir.
Ce fut au tour de Soliman de la dévisager avec incrédulité. Sa vie était-elle
vraiment aussi vide ? Mais en ce cas, que faisaient donc les femmes qu'il ne
conviait jamais à le rejoindre ?
— Ne me dites pas que vous n'avez pas d'amies avec qui rire ou bavarder ?
— Je ne m'occupe pas des autres concubines, rétorqua Fatima avec dédain. Elles
sont toutes jalouses de moi et la plupart me détestent, parce que c'est toujours
moi qui suis choisie pour passer la nuit avec vous.
Soliman lut dans ses yeux tout le mépris qu'elle éprouvait pour ses compagnes et
en fut profondément choqué. Quelle créature vaine et superficielle, vraiment !
Mais c'était sa faute après tout. S'était-il jamais préoccupé de ce qu'elle était
vraiment ? Il avait satisfait avec elle les besoins de sa chair, égoïstement, sans se
demander à quelle sorte de femme il avait affaire. En agissant ainsi, il avait
manifestement encouragé les instincts despotiques de Fatima, ainsi que sa
tendance à la paresse et à la frivolité.
Mais c'était fini désormais. Le désir qu'il avait pu éprouver pour elle était bel et
bien mort, et il doutait qu'il pût jamais renaître de ses cendres. Sa première
pensée fut de la renvoyer sur-le-champ au harem, mais les autres femmes
comprendraient aussitôt ce qui s'était passé, et elle se retrouverait exposée aux
commentaires malveillants, peut-être même à la vindicte de certaines. Elle ne
méritait pas cela, après tout, n'ayant rien fait pour encourir cette désaffection.
N'était-elle pas aussi gracieuse et charmante que jamais ? C'était lui qui avait
changé depuis leur dernière entrevue.
— Hum... Ainsi, vous passez la journée à attendre mon bon plaisir.
Il se leva sur ces mots et Fatima sentit son cœur s'emballer dans sa poitrine.
Enfin, il allait la conduire dans sa chambre et elle allait pouvoir faire ce qu'il
fallait pour le distraire de cette étrange humeur qui s'était emparée de lui ! Mais
les paroles qui suivirent réduisirent cet espoir à néant.
— Je n'ai pas l'intention de partager ma couche avec vous cette nuit, Fatima.
Vous pouvez rester dormir dans cette pièce et vous regagnerez le harem demain
matin, à l'heure habituelle.
Fatima, la respiration coupée, tomba à genoux devant le jeune homme dans un
froufrou soyeux.
— Mais, monseigneur, je ne comprends pas... En quoi vous ai-je déplu ?
— En rien, rassurez-vous. Votre danse était parfaite, comme toujours. Mais je ne
veux pas de vous dans mon lit ce soir.
Désespérée, Fatima lui enserra les chevilles, prosternée devant lui dans une
attitude suppliante.
— Quoi que j'aie fait de mal, je vous demande de me pardonner, Seigneur. Je
ferai amende honorable, j'en fais le serment. Mais ne me bannissez pas de votre
présence, je vous en conjure...
— Allons, reprenez-vous, je vous prie. C'est maintenant que vous me déplaisez,
rétorqua Soliman, dont la voix se fit plus sèche qu'il ne l'aurait voulu. Si vous
continuez ainsi, je vais demander à l'eunuque de vous reconduire tout de suite
dans votre appartement. Vous ne voulez pas cela, n'est-ce pas ?
Et il passa devant elle pour regagner sa chambre, laissant la jeune femme affalée
sur le sol dallé, les épaules secouées de sanglots qu'elle contenait à grand-peine.
Si elle l'avait osé, elle lui aurait emboîté le pas pour tenter de le fléchir, mais elle
craignit qu'il ne mît sa menace à exécution et ne la renvoyât tout de suite au
harem. Le ciel la préserve d'une telle humiliation ! songea-t-elle en serrant les
poings. Si elle rentrait si tôt, toutes les femmes ne manqueraient pas de deviner
qu'elle avait déplu au maître et en feraient des gorges chaudes. De quelles basses
vengeances ne deviendrait-elle pas la proie, elle qui avait fait sentir si durement
son pouvoir à ses compagnes ?
Tandis qu'elle se désolait ainsi, Soliman s'était retiré dans sa chambre, à la fois
exaspéré et apitoyé par le chagrin de la malheureuse. Jusqu'à ce jour, il n'avait
pas compris quelle existence vide et futile menaient les femmes de son harem. Il
avait fallu qu'une nouvelle venue à l'esprit rebelle lui demandât tout de go à quoi
elle était censée occuper ses journées pour qu'il devînt conscient du problème !
Comprenant les besoins d'Eleanor, il lui avait envoyé du travail sur-le-champ,
mais il doutait qu'il pût confier le même genre de tâche à Fatima, trop peu
instruite pour goûter le moindre plaisir à des occupations d'ordre intellectuel.
Songeur, il se demanda ce que pouvait bien faire la jeune Anglaise en cet
instant. S'il n'avait écouté que son désir, il l'aurait envoyée chercher sur l'heure.
Mais c'eût été une insulte pour Fatima, qu'il avait laissée prostrée sur les dalles
de son antichambre. Non, il ne pouvait se montrer aussi cruel, décida-t-il avec
un soupir. Il serait bien temps, après tout, de convoquer Eleanor le lendemain.
Pour ce soir, il se contenterait d'étudier quelques manuscrits.
Songeur, il s'installa à son bureau et déploya un parchemin où courait l'écriture
soigneuse et bien formée de son ancien maître. Cher Kasim... Comme ses
conseils lui manquaient, et leurs longues conversations dans la bibliothèque,
autour d'une tasse de thé à la menthe ! Depuis son départ, il n'y avait personne
avec qui il pût s'entretenir des sujets qui lui tenaient à cœur. Trop pris par les
devoirs de sa charge, le calife n'avait pas de temps à consacrer à l'astronomie ou
à la littérature, et c'était en outre un homme terre à terre, plus intéressé par
l'application de la loi ou les règlements de police que par les spéculations
philosophiques.
D'une main diligente, Soliman se mit à feuilleter le manuscrit, qui traitait de
l'anatomie pathologique selon les plus célèbres médecins de l'Antiquité. Le
janissaire blessé à qui il avait rendu visite souffrait d'un vilain abcès au flanc, et
le jeune homme désirait savoir s'il fallait recourir à la chirurgie en un tel cas, ou
se contenter d'applications de poudres et d'onguents.
Passionné de médecine et désireux de venir en aide à son ami malade, il oublia
complètement Fatima pour s'absorber dans sa lecture.

Après avoir passé la soirée à retranscrire l'un des manuscrits de Soliman, à la


fois en latin et en anglais, Eleanor avait dormi d'un sommeil paisible, pour la
première fois depuis bien des nuits. Lorsqu'elle s'était éveillée au petit matin,
caressée par les premiers rayons de l'aurore, elle s'était levée avec
empressement, ravie à la seule idée de se remettre à sa tâche. Enfin, elle avait
une occupation digne de ce nom, qui redonnait un sens à sa vie ! Pour un peu,
elle se serait crue revenue aux jours heureux d'autrefois, lorsqu'elle travaillait
avec son père dans la bibliothèque de leur demeure anglaise.
Un sourire aux lèvres, elle procéda à ses ablutions et déjeuna d'une tasse de thé
et d'un gâteau au miel, qu'elle partagea avec Morna. Puis elle s'assit de nouveau
devant son petit bureau et s'absorba si bien dans son travail qu'elle tressaillit
lorsque Anastasia la héla depuis le seuil de la pièce.
— Venez donc un peu au jardin, Eleanor. Karin dit que vous avez travaillé assez
longtemps et avez besoin de prendre un peu l'air. C'est elle qui m'a envoyée vous
chercher.
Eleanor se leva aussitôt et rejoignit la jeune femme.
— C'est avec plaisir que je ferai une petite promenade avec vous. Je n'ai pas
l'intention d'écrire toute la journée. Il est si agréable de bavarder un peu avec des
amies !
— Fatima est d'une humeur massacrante ce matin, prévint Anastasia. Je ne
comprends pas ce qui lui arrive, car d'ordinaire, elle est plutôt triomphante après
avoir passé la nuit avec le maître.
Eleanor haussa les épaules et s'empara du bras de sa compagne.
— Laissez là Fatima et parlez-moi plutôt de danse et de musique. Je joue de la
harpe et du virginal, mais je ne connais pas du tout l'instrument dont vous tiriez
hier soir de si charmants accords.
— C'est une balalaïka et elle vient de mon pays. Je pourrai vous apprendre, si
vous voulez ?
— Oh, oui, ce serait magnifique ! J'aimerais tellement que nous devenions
amies. Je me sentais bien solitaire, en arrivant au harem. Une vraie brebis
galeuse ! Pendant tout le temps où je suis restée dans la salle commune, pas une
seule d'entre vous ne m'a adressé la parole.
— C'est parce que Fatima nous l'avait interdit. Mais dès le lendemain,
Elizabetta, Rosamunde et moi avons décidé de passer outre à ses instructions.
Nous étions si soulagées d'être débarrassées d'Abu ! Avec lui, nous n'aurions
jamais osé transgresser un ordre, sous peine d'être cruellement châtiées. Il nous
fouettait sous le moindre prétexte. Il suffisait que Fatima nous accuse de quelque
forfait imaginaire, et nous avions droit à une petite visite nocturne de sa part...
Eleanor fronça les sourcils à cette révélation.
— Pourquoi n'en avez-vous pas parlé à Karin ?
— Parce qu'elle ne fait pas partie de notre harem, et qu'Abu se serait vengé de
nous dès qu'elle aurait eu le dos tourné. Certaines d'entre nous ont
mystérieusement disparu du palais, et je soupçonne Abu de les avoir vendues au
marché aux esclaves.
—Mais c'est affreux ! Personne n'a donc remarqué l'absence de ces
malheureuses ?
Anastasia haussa les épaules, fataliste.
— Qui s'en serait aperçu ? Il y a tant de concubines au palais ! Le calife est
maintenant trop âgé pour les plaisirs de la chair, et la seule qu'il voie encore
régulièrement est Karin. Si quelqu'un s'était avisé de la disparition de ces
pauvres femmes, il aurait été facile à Abu de prétendre qu'elles avaient
succombé à quelque maladie.
— C'est épouvantable..., fut le commentaire horrifié d'Eleanor. Pensez-vous que
lord Soliman soit au courant de ce trafic ?
— Qui oserait lui en parler ? Abu avait la haute main sur le harem, et la seule
femme qui ait accès au maître ces derniers temps est Fatima.
— Je vois..., murmura Eleanor. C'est vraiment une chance que cet eunuque ait
été transféré à l'intendance.
— Oui, bien que...
Anastasia s'arrêta net et jeta un regard effrayé autour d'elle.
— Non, je ne dois pas parler de cela... Je ne suis sûre de rien, après tout. Du
reste, nous ferions mieux de changer de conversation. Je n'ose penser à ce qui
arriverait si on nous entendait.
Eleanor la dévisagea avec curiosité, mais n'insista pas. Karin l'avait prévenue
qu'il était dangereux de trop parler dans le harem, où les murs avaient des
oreilles.
Après avoir franchi le seuil de la grande salle, Eleanor vit Fatima trônant sur un
somptueux divan, entourée de concubines qui agitaient un éventail devant elle,
ou lui offraient des fruits et des mets sucrés. Mais ces attentions ne déridaient
pas l'altière beauté, dont le visage renfrogné trahissait la mauvaise humeur. A la
vue d'Eleanor, un éclair de colère passa dans son regard. Mais avant qu'elle n'ait
eu le temps d'ouvrir la bouche, Karin s'avança vers la nouvelle venue.
— Le seigneur Soliman veut vous voir et vous prie d'apporter votre travail. Il
veut examiner ce que vous avez fait jusqu'ici.
— Je vais chercher le manuscrit, acquiesça la jeune fille avec empressement.
Elle prit congé d'Anastasia, à qui elle promit de revenir dès que possible, et
après avoir récupéré son ouvrage dans sa chambre, emboîta le pas à Karin.
L'épouse du calife semblait plus préoccupée que la veille, et elle demeura
silencieuse pendant tout le trajet qui les conduisit jusqu'à l'antichambre de
Soliman. Mais avant de franchir le seuil, Karin s'arrêta brusquement.
— J'ai entendu une étrange nouvelle, chuchota-t-elle en se tournant vers
Eleanor. L'une des filles de cuisine a succombé la nuit dernière dans des
conditions épouvantables. Il semblerait qu'elle ait été fouettée jusqu'à ce que
mort s'ensuive.
Elle déglutit avant d'ajouter :
— Soyez prudente, Eleanor. Je ne sais pourquoi, cet événement m'effraie pour
vous. Je crains pour votre sécurité.
— Mais pourquoi ? Vous ne croyez tout de même pas qu'Abu...
La jeune fille s'interrompit, le dos parcouru d'un frisson.
— Je crains qu'il ne se soit vengé comme il a pu, privé qu'il est maintenant de
tout pouvoir sur les femmes du harem. Me promettez-vous de faire attention ? Je
vous aime bien, et je ne voudrais pas qu'il vous arrive quoi que ce soit de
désagréable. Mais allez maintenant. Votre maître doit déjà s'impatienter.
Le cœur battant, Eleanor pénétra dans la pièce, et n'y voyant pas trace de
Soliman, elle s'avança jusqu'à la salle d'étude, où divers instruments
scientifiques voisinaient avec des livres et des parchemins épars. Soliman se
tenait devant une table, occupé à déchiffrer une page.
— Vous m'avez fait appeler, milord ?
Il leva la tête vers elle et elle tressaillit malgré elle, sensible à la virile puissance
et à l'indéniable charme qui se dégageaient de lui.
— Je voulais savoir où vous en étiez du travail que je vous ai confié. Avez-vous
apporté votre ouvrage ?
La gorge sèche, elle lui tendit ses feuillets sans mot dire et il se mit en devoir de
les feuilleter. Parvenu à la troisième page, il releva les yeux, étonné.
— Vous avez non seulement recopié ces notes en latin, mais vous les avez
également traduites en anglais. Pourquoi ?
— Le texte latin était parfois ambigu. J'ai pensé qu'une bonne transposition,
aussi fidèle que possible, vous rendrait la lecture plus facile.
Les lèvres de Soliman s'incurvèrent dans un sourire si ravageur qu'Eleanor sentit
son cœur s'emballer dans sa poitrine.
— Excellente idée, commenta-t-il. C'est exactement ce qu'il me fallait.
Et examinant le texte de plus près :
— Comment avez-vous deviné que je souhaitais établir mon horoscope ?
—Vos notes étaient extrêmement détaillées. En outre, j'ai vu dans votre
antichambre des instruments qui, si je ne me trompe, servent à observer les
étoiles, un astrolabe en particulier. Et comme je savais que vous aviez
récemment consulté un astrologue...
Il haussa les sourcils, étonné par la sagacité de ces remarques.
— Est-ce Karin qui vous a dit cela ?
— Oui, milord.
— Hum... Vous avez une excellente écriture en tout cas, et votre talent va
grandement me faciliter la lecture de ces vieux grimoires, sur lesquels je
m'arrache littéralement les yeux.
Il désigna l'ouvrage qu'il consultait à l'entrée d'Eleanor et la jeune fille,
intéressée, se pencha pour examiner la page qu'il était en train de lire.
— C'est un traité de médecine rédigé en arabe, déclara-t-elle. Cet article donne
la composition d'une poudre destinée à guérir les troubles intestinaux.
Soliman poussa un soupir de lassitude.
— En ce cas, ce n'est pas le remède que je cherche. Je voudrais savoir comment
soigner un abcès au flanc, consécutif à une blessure.
— Voulez-vous que je regarde ? proposa-t-elle, serviable.
— Si cela ne vous ennuie pas. J'ai un ami dont la plaie s'est vilainement infectée
et je voudrais lui éviter, si je peux, le bistouri du chirurgien.
— Je crois que j'ai repéré ce que vous cherchez, milord, déclara la jeune fille,
après quelques instants d'examen silencieux. Voulez-vous que je recopie le
paragraphe pour vous ? Cela ne me prendra qu'un instant.
— Si vous voulez...
Diligente, elle s'installa sur un tabouret de bois de rose et trempa une plume dans
l'encrier. Puis elle disposa un papier sur l'écritoire et recopia soigneusement la
recette à base d'écorce, recommandée en cas de tumeurs ou d'abcès purulents.
Cette tâche achevée, elle tendit la feuille à Soliman, qui l’éloigna de son visage
pour la déchiffrer. Eleanor, qui l'observait, se permit d'intervenir.
— Puis-je me permettre de vous suggérer d'acheter des lunettes, milord ? fit-elle
d'un ton mi-sérieux, mi-amusé.
Mais la suggestion fit hausser les épaules au jeune homme.
— Des lunettes ? Allons donc ! Ma vue est excellente. Je peux voir les plus
petits objets à des dizaines de mètres.
— Ce qui ne vous empêche pas d'avoir des difficultés pour lire ! Mon père était
exactement comme vous, jusqu'à ce qu'il découvre un beau jour que le port de
lentilles grossissantes lui facilitait grandement la lecture.
— Il y a longtemps que nous autres Arabes connaissons l'usage des loupes. Mais
je n'en ai nul besoin. J'ai simplement les yeux fatigués d'être resté trop
longtemps penché sur ces grimoires.
— C'était exactement ce que prétendait mon père. Quelle honte y a-t-il
cependant à porter des binocles ? Les érudits chinois en usaient dès le dixième
siècle et en tiraient gloire, car le port de ces verres allait de pair avec la
connaissance et la sagesse.
Soliman fronça d'abord les sourcils, puis voyant le sourire mutin qui retroussait
les lèvres de la jeune fille, il partit d'un juvénile éclat de rire.
— Que voilà une charmante façon de me dire que je suis sottement vaniteux !
Puis il reprit son sérieux pour demander :
— Avez-vous aimé le travail que je vous ai confié hier?
— Oui, milord, il est tout à fait dans mes cordes. Je faisais autrefois beaucoup de
transcriptions avec mon jeune frère Richard.
Elle exhala un douloureux soupir au souvenir de Dick, et ce fut d'une voix
altérée qu'elle expliqua :
— Nous étions si proches tous les deux...
Mais elle se reprit vite et réprima le sanglot qui lui était monté à la gorge.
— Je vous remercie de m'avoir fait confiance, milord. Cette occupation était
vraiment la bienvenue.
Elle était si jolie en cet instant, avec ses prunelles bleu ciel tout embrumées de
larmes, que Soliman sentit son pouls s'accélérer à cette vue. Etait-ce une
illusion, ou était-elle encore plus ravissante que lorsqu'il l'avait vue se baigner
nue dans le jardin de Roxane ? Dieu savait pourtant que la vision qui s'était alors
offerte à son regard avait déjà de quoi embraser un saint !
— Karin m'a dit que vous vous étiez fait des amies, questionna-t-il après avoir
émis un toussotement. Est-ce vrai ?
— En effet, milord. J'ai sympathisé avec Anastasia, Elizabetta et Rosamunde.
— Venez vous asseoir et racontez-moi cela. J'ai commandé des sorbets et
quelques douceurs, et vous pourrez vous restaurer tout en bavardant. Je voudrais
en savoir davantage sur la façon dont mes femmes occupent leurs journées.
Eleanor lui jeta un regard surpris. Se pouvait-il qu'il fût à ce point ignorant de la
vie de ses concubines... ou voulait-il seulement la mettre à l'épreuve, pour juger
de ses réactions ?
— Je ne peux vous parler que des trois jeunes femmes avec qui j'ai lié amitié,
répliqua-t-elle, le sondant du regard. Ànastasia est une virtuose de la balalaïka,
et cette musique m'a paru d'abord fort étrange, car très différente de celle que je
connais.
— De quels instruments jouez-vous vous-même ?
— A la maison, j'avais une harpe et un virginal qui me venait de ma mère. Mais
Anastasia m'a promis de me donner des leçons de balalaïka.
— Aimerez-vous cela ?
— Oh, oui, certainement ! Je ne pourrais supporter de rester toute la journée
oisive, comme certaines de vos concubines. Je veux apprendre à chanter et
danser à la façon de votre peuple. Mais j'aime beaucoup aussi écouter mes
compagnes, surtout lorsqu'elles évoquent les coutumes de leurs pays d'origine.
— Et le vôtre, Eleanor ? Parlez-moi de votre pays, je vous prie. Je voudrais tout
savoir de votre demeure, de vos habitudes, des paysages de la campagne
anglaise...
Rien n'aurait pu faire davantage plaisir à Eleanor, qui se complut à évoquer le
manoir familial en pierre grise, avec ses hautes fenêtres à meneaux et ses pièces
lambrissées de chêne doré.
— Ce n'est pas un grand château, mais il est charmant et confortable.
Evidemment, il vous semblerait minuscule, à vous qui êtes accoutumé à vivre
dans cet immense palais...
— Trop vaste, corrigea Soliman avec un froncement de sourcils. On n'arrive
jamais à contrôler tout ce qui se passe dans ses murs. Mais parlez-moi encore de
votre demeure. A quoi ressemblent les alentours ?
Le cœur étreint d'une ineffable nostalgie, Eleanor fit revivre pour lui, sous le
plafond parsemé d'étoiles d'or de ce palais oriental, la douceur des paysages
anglais, avec leurs printemps fleuris, leurs automnes brumeux, et la neige qui
ensevelissait parfois la campagne, coupant les habitants du manoir du reste du
monde. C'était alors que la bibliothèque devenait le centre de leur petit univers,
avec ses livres rares, ses cartes et ses manuscrits anciens, tous ces trésors qu'ils
avaient dû abandonner en fuyant l'Angleterre...
Soliman l'écouta sans l'interrompre, fasciné par le son harmonieux de sa voix et
les images qu'elle évoquait, si étrangement exotiques pour un homme habitué
aux splendeurs plus colorées de l'Orient.
— Vous êtes bien infortunés que votre reine soit si hispanophile, commenta-t-il
lorsqu'elle se tut enfin, la gorge serrée par l'évocation de leur fuite. Ces
catholiques espagnols ne connaissent pas la pitié et leur Inquisition fait froid
dans le dos. Notre justice à nous peut sembler parfois particulièrement sévère,
mais nous savons aussi nous montrer généreux. En bref, nous ne sommes ni des
sauvages, ni des barbares, comme vous avez tendance à vous l'imaginer.
Eleanor rougit à cette accusation, qui n'était pas sans fondement.
— J'ai été un peu hâtive dans mon jugement, c'est vrai, admit-elle. Je vous ai
évalué à la même aune que les pirates qui ont assassiné mon père. Je sais
désormais que vous êtes d'une tout autre étoffe. Mais il n'en reste pas moins que
vous devriez me rendre ma liberté. Au nom du ciel, milord, pourquoi ne voulez-
vous pas m'échanger contre une rançon ?
— Non, il n'en est pas question !
La réponse fusa tandis que Soliman se relevait d'un bond, l'obligeant à faire de
même.
— Vous devez accepter votre destin, Eleanor. Jamais je ne vous laisserai partir
d'ici...
— Alors, je vous haïrai, s'écria-t-elle, son regard bleu flambant de colère. Par
tous les saints, pourquoi ne voulez-vous pas m'accorder ce que je vous
demande? Pourquoi ne...
Sans la laisser achever, Soliman l'attira contre lui d'un geste impérieux et écrasa
sa bouche sur la sienne avec tant d'impétuosité qu'elle en perdit littéralement le
souffle. Pendant un instant, elle faillit céder à cet exigeant appel, dont l'intensité
contagieuse lui ôtait toute volonté de résistance. Puis elle se débattit pour
échapper à son étreinte, et l'espace d'une minute, elle crut qu'il allait réellement
lui faire violence. La respiration haletante et les traits contractés de désir, il la
retint contre lui avec une force irrésistible, dont la sauvagerie la laissa muette et
tremblante. Puis, il la lâcha si brusquement qu'elle vacilla et faillit choir sur le
sol.
— Pourquoi me combattez-vous ? demanda-t-il, les narines palpitantes. Je vous
ai accordé ce que vous m'aviez demandé, n'est-ce pas ? Que voulez-vous que je
vous donne d'autre ? Un appartement plus grand, des soieries, des bijoux ? Vous
n'avez qu'un mot à dire et tous vos désirs seront exaucés.
— Comment osez-vous penser un seul instant que je pourrais me laisser ainsi
acheter ? s'insurgea-t-elle, cramoisie d'indignation. Je suis une femme d'honneur,
jamais je n'accepterai de me donner à un homme qui n'est pas mon époux. Oh,
n'allez surtout pas croire que je vous demande de m'épouser ! Tout ce que
j'attends de vous, c'est que vous me rendiez la liberté.
— Voilà précisément la seule chose que vous n'obtiendrez jamais de moi,
rétorqua-t-il, les yeux assombris de courroux. Je ne vous laisserai pas partir,
miss Nash, je vous l'ai déjà dit. Vous êtes à moi et je ne renoncerai jamais à
vous.
— Alors, il faudra que vous me forciez pour me faire vôtre. Jamais je ne vous
appartiendrai de mon plein gré.
— En ce cas, il me faudra user d'autres moyens de persuasion.
Il serra les poings, comme s'il fournissait un effort surhumain pour contrôler sa
fureur.
— La prochaine fois que je vous enverrai chercher, préparez-vous à obéir à
votre maître, Eleanor. Et maintenant, partez ! Je ne réponds plus de rien si vous
me défiez seulement une minute de plus...
Un frisson parcourut la jeune fille à cette menace. L'homme qui se tenait devant
elle, dominé par une force primitive et sauvage, n'avait plus rien à voir avec
l'auditeur attentif qui, quelques instants plus tôt, l'écoutait évoquer avec délice
les joies de son adolescence studieuse dans un vieux château du Shropshire. Au
nom du ciel, comment s'y était-elle prise pour éveiller en lui cet être indompté,
au regard aussi farouche que celui d'un faucon ? Quelle imprudente elle avait
été, vraiment ! Comment maintenant espérer le circonvenir ?
Désireuse de l'apaiser, elle chuchota une vague excuse, mais il avait déjà tourné
le dos pour se replonger dans ses manuscrits, ignorant délibérément sa présence.
Oh, Dieu qu'avait-elle fait ? N'aurait-elle pas dû se montrer plus diplomate avec
un homme qui avait pouvoir de vie ou de mort sur tous les habitants de ce
palais?
Les larmes aux yeux, elle reprit le chemin du harem, consciente d'avoir en
quelques instants gâché toutes ses chances de retrouver la liberté.
Lorsqu'elle pénétra de nouveau dans la grande salle, elle fut surprise de la
joyeuse agitation et du brouhaha qui régnaient sur les lieux.
— Venez vite ! s'écria Elizabetta, qui lui fit signe d'approcher. Voyez ce que
notre seigneur vient de nous envoyer. Quelle délicate attention, vraiment !
— De quoi s'agit-il ? Vous me semblez toutes bien surexcitées...
— Mais il y a de quoi nous réjouir, s'exclama une autre concubine. Regardez,
voici un perroquet à la langue bien pendue, un singe savant, et toute une volière
d'oiseaux chanteurs dans le parc, pour charmer nos promenades.
— Oh, laissez-moi voir ! s'écria la jeune fille, gagnée par l'excitation générale.
Est-ce que le singe connaît des tours ?
— C'est un adorable petit démon, assura Anastasia avec un rire perlé. Il a une
nette tendance à commettre des larcins, mais il est si adorable !
Tout un cercle de femmes s'empressait déjà autour de l'animal qui faisait des
mines, et il était facile de prévoir qu'il allait devenir sous peu une petite créature
outrageusement gâtée. Quant au perroquet, il jacassait à tue-tête pour la plus
grande joie de ces dames, qui écoutaient avec ravissement ses jurons
malsonnants proférés en anglais, sans comprendre un traître mot de ce qu'il
disait.
— Quel dommage que nous ne connaissions pas sa langue ! fit Anastasia d'un
ton de regret.
— Vous n'y perdez rien, assura Eleanor en riant. Ce n'est pas un perroquet très
poli, si vous voulez mon avis. Il a dû être élevé dans les écuries et nous allons
devoir reprendre toute son éducation à zéro.
Toutes les femmes s'esclaffèrent à cette remarque. Jamais elles n'avaient été si
joyeuses et animées et Eleanor dut s'avouer que Soliman avait bien choisi ses
cadeaux, qui révélaient un réel désir de leur être agréable. Aurait-elle jamais
l'occasion de le remercier pour sa part ? Il semblait si furieux en la renvoyant
qu'elle doutait qu'il souhaitât jamais la revoir, malgré la menace qu'il avait
proférée.
— Avez-vous apprécié vos cadeaux ? interrogea tout à coup Karin, qui avait
surgi près d'elle à son insu.
— Mes cadeaux ? Oh, oui, bien sûr, mais ils sont attribués à nous toutes, il me
semble.
— Je ne parle pas des animaux, mais des présents qui vous sont spécialement
destinés. N'êtes-vous pas allée dans votre appartement ?
— Je n'en ai pas eu le temps. Je reviens tout juste de chez lord Soliman.
Karin arqua les sourcils en signe d'étonnement.
— Vous êtes restée tout ce temps en sa compagnie ? Vous devez être affamée, je
suppose.
— Oh, non. Milord avait fait venir des sorbets et des rafraîchissements.
— Hum... Je vois. Eh bien, allez donc voir vos cadeaux maintenant. Je me suis
trompée en pensant que vous n'aviez pas plu à Soliman. Les présents qu'ils vous
a envoyés sont si beaux qu'ils démentent mes craintes.
Embarrassée par cette dernière remarque, Eleanor regagna son appartement avec
Karin, suivie d'une Anastasia et d'une Elizabetta curieuses, qui mouraient
d'envie de voir ce que Soliman lui avait envoyé. Parvenues dans la petite salle de
séjour, les deux concubines poussèrent des exclamations à la vue des tuniques
de soie brodées d'or étalées sur les divans, si chatoyantes et aériennes à la fois
qu'elles semblaient dignes d'être portées par une sultane. Etonnée par la
magnificence de cette garde-robe, Eleanor alla ouvrir un coffret d'ébène placé
sur son bureau et cette fois, ce fut elle qui ne put retenir un petit cri de surprise à
la vue de la superbe parure d'émeraudes qui étincelait devant ses yeux, disposée
sur un fond de satin sombre qui mettait en valeur la pureté et l'éclat
incomparable des gemmes.
— Oh..., exhala Elizabetta, tandis qu'Eleanor soulevait le collier pour l'examiner
à la lumière de la fenêtre. Mais c'est une pure merveille ! Regardez, il y a aussi
la ceinture, le diadème et les bracelets assortis. Même Fatima ne possède rien de
comparable.
Eleanor déglutit, littéralement terrorisée devant la signification de ce don
fabuleux.
— Non, s'écria-t-elle, je ne puis accepter ! Il faut retourner ce coffret à lord
Soliman.
— Ne faites pas la sotte ! lui intima Karin. Il vous a offert ces bijoux et ces
robes parce qu'il veut que vous les portiez. De toute évidence, il a l'intention de
vous convoquer sous peu, ce qui ne nous laisse guère de temps pour vous
préparer... Vous passerez la soirée avec moi, Eleanor. Je vais vous expliquer ce
que vous devrez faire lorsqu'il vous enverra chercher.
— Non, s'il vous plaît... Je ne peux pas être ce que vous voulez... ce qu'il veut
que je sois, c'est tout bonnement impossible !
— Il le faut, mon enfant, répliqua fermement Karin, pour votre sécurité... et pour
la nôtre. Soliman est généreux et magnanime, mais c'est un homme, et comme
tous ses semblables, il y a un animal sauvage qui sommeille en lui. Mais n'ayez
crainte, une femme intelligente sait comment dompter le fauve et lui apprendre à
venir manger dans sa main. Vous êtes de toute évidence celle que Soliman a
choisi d'épouser.
Eleanor ouvrit des yeux agrandis d'effroi, en entendant ces paroles qui lui
semblèrent sceller son destin.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Se serait-il confié à vous ?
Karin eut un imperceptible sourire.
— Non, non, il ne m'a rien dit encore, mais je suis tout de même certaine de ce
que j'avance. Les bijoux qu'il vient de vous offrir sont d'une valeur inestimable
et il n'en aurait jamais fait présent à une simple concubine. Soliman veut faire de
vous sa femme, Eleanor, et vous êtes la plus chanceuse des créatures, car il vous
donnera tout ce que votre cœur désire et vous pourrez même voyager hors du
palais en sa compagnie. Votre destin n'aura rien de comparable avec celui de vos
compagnes.
Et fronçant les sourcils avec ce qui était pour elle une expression sévère, elle
ajouta d'un ton comminatoire :
— Autant vous faire à cette idée, mon enfant, et accepter l'inévitable. De toute
façon, vous n'avez absolument pas le choix !

Chapitre 6

Ce soir-là, Eleanor dut passer la soirée dans l'appartement de Karin, où elle put
savourer les viandes les plus raffinées et les pâtisseries les plus fondantes qu'elle
eût jamais goûtées au palais. Malheureusement, elle n'était pas seulement là pour
la satisfaction de déguster les mets et dut prêter une oreille attentive aux leçons
de son hôtesse, dont les conseils lui enflammèrent les joues de confusion.
Seigneur Dieu, une femme ne pouvait se complaire à des actes aussi impudiques
sans encourir les foudres du Très-Haut, songea-t-elle avec un effroi que
tempérait un inavouable plaisir. L'Eglise n'interdisait-elle pas à un homme et à
une femme de se livrer à l'acte de chair hors des liens sacrés du mariage ?
— Je... je ne pourrai lui laisser faire cela, balbutia-t-elle en baissant les yeux,
incapable qu'elle était de soutenir le regard de son interlocutrice. Je veux dire...
c'est indécent, n'est-ce pas ? Je suis sûre qu'aucune femme honnête ne se livre à
de tels... euh... de telles actions avec un homme.
Karin eut un sourire amusé, mais non dénué d'affection.
— Je me doutais bien que cela vous paraîtrait étrange... et réprouvable. Les
Occidentales ne reçoivent pas la même éducation que nous autres en la matière.
Depuis notre plus jeune âge, nous sommes entraînées à l'art de plaire à notre
futur époux, par tous les moyens à notre disposition.
— Mais je croyais que...
—Oui, mon enfant ? demanda l'épouse du calife comme la jeune fille
s'interrompait, le visage cramoisi d'embarras.
— Eh bien, je n'ai pas trouvé déplaisant d'être embrassée, je dois dire, mais je...
— Il vous a embrassée et... rien d'autre ? Pas un seul de ces gestes que je viens
d'évoquer ?
— Non, bien sûr ! protesta Eleanor avec indignation. Je ne lui aurais jamais
permis d'aller plus loin. En fait, je l'ai repoussé... et pourtant, je ne voulais pas
vraiment qu'il cesse de m'embrasser.
Karin salua d'un éclat de rire cette confession ingénue.
— Et moi qui prenais mon devoir d'institutrice très au sérieux ! Je crois que je
perds mon temps, Eleanor. La vérité, c'est que vous n'avez pas besoin de
professeur... en dehors de Soliman lui-même. Qui sait, peut-être est-il las des
femmes trop expertes et se sent-il attiré précisément par votre spontanéité un peu
maladroite ?
— Hum... J'aurais plutôt tendance à croire que je l'ai rebuté et qu'il ne me fera
plus jamais chercher.
Retrouvant son sérieux, Karin secoua lentement la tête.
— Je ne crois pas. Fatima était de fort méchante humeur en réintégrant le harem
ce matin et c'est un indice qui ne trompe pas. Je pense que Soliman lui a retiré
ses faveurs et que vous n'êtes peut-être pas étrangère à cette désaffection. Prenez
garde à elle, mon enfant. Elle vous fera du mal si elle en a l'occasion.
Eleanor arqua ses sourcils blonds.
— Pourquoi cela ? Je n'ai rien fait pour lui voler le cœur de lord Soliman, bien
au contraire. En fait, il était même furieux contre moi lorsque je l'ai quitté tout à
l'heure, et cela ne m'étonnerait pas qu'il envoie un eunuque me reprendre ses
présents.
— Quelle sottise ! Cessez donc de lutter contre votre destin, Eleanor. Il est écrit
dans les étoiles, et de votre avenir dépendra aussi le nôtre.
— Qu'entendez-vous par là ? Lord Soliman n'est tout de même pas homme à
punir tout le harem parce que j'ai repoussé ses avances, n'est-ce pas ?
— Non, certes. Mais j'ai fait tirer mon horoscope il y a quelques jours, et le
mage assure qu'un changement va survenir en ces lieux qui aura des incidences
sur notre vie à toutes.
Eleanor se tut, pensive. En Europe, beaucoup de gens se gaussaient de ce type
de prédictions, mais son père y accordait foi, pourvu qu'elles fussent l'œuvre
d'un astrologue sérieux. Il lui avait même enseigné à lire la carte du ciel, où elle
avait clairement vu, plusieurs mois avant l'événement, que sa famille et elle
allaient traverser une période dangereuse et devraient fuir l'Angleterre. Les
astres, après tout, pouvaient être de bons indicateurs de l'avenir des hommes.
— J'espère que je n'ai pas attiré l'infortune sur vous, Karin.
— Ce sera à vous d'en décider. Je crois fermement que notre sort à toutes est
entre vos mains et dépend de votre décision. Pensez-y, je vous en prie.
C'était là une lourde responsabilité, et Eleanor se sentait soucieuse en regagnant
son appartement. Lorsqu'elle pénétra dans le salon, elle eut la surprise de trouver
Morna agenouillée, occupée à ramasser les vêtements éparpillés sur le sol. Le
plus grand désordre régnait également sur le bureau, et la jeune fille poussa une
exclamation d'effroi en constatant que l'encrier avait répandu son contenu sur les
papiers.
— Mon Dieu, que s'est-il passé ici ?
Morna se redressa, la mine contrite.
— Pardonnez-moi, milady. Je me suis absentée un moment, car Fatima m'avait
fait appeler, et à mon retour, j'ai trouvé ce vilain singe en train de semer le
désordre dans vos affaires. Dieu merci, il n'a rien déchiré, mais je crains que ces
papiers ne soient perdus. Etaient-ils importants ?
Eleanor examina anxieusement les documents souillés. Dieu merci, il s'agissait
de manuscrits qu'elle avait déjà recopiés, constata-t-elle avec un soupir de
soulagement.
— Il faudra que j'explique ce qui s'est passé à lord Soliman. Mais ne soyez pas
désolée, Morna, ce n'était pas votre faute. Que vous voulait Fatima ?
— Elle a prétendu qu'elle n'avait jamais demandé à me voir et que j'avais dû mal
comprendre le message. Mais comment serait-ce possible ? C'est sa suivante
Dinarzade qui est venue me chercher. En fait, je suis à peu près sûre que c'est
elle qui a fait entrer le singe chez vous, sur l'ordre de Fatima.
— Peut-être avez-vous raison. Je demanderai à Karin d'ordonner que l'on
enferme le singe dans sa cage pendant la nuit, pour que ce genre d'incident ne se
reproduise plus.
Morna eut un petit sourire entendu et une lueur s'alluma dans son regard délavé.
— Pourquoi avoir recours à Karin, milady ? Si vous donnez l'ordre vous-même,
vous serez promptement obéie.
Eleanor haussa les sourcils, étonnée.
— Pourquoi cela ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Oh, c'est bien simple ! Tout le monde dit que vous allez devenir l'épouse de
Soliman Bakhar et que vous allez diriger le harem. Pas une femme ne se
risquerait désormais à vous désobéir.
— Sauf Fatima ! Je doute qu'elle se montre docile avec moi.
— Punissez-la, en ce cas. Vous pouvez ordonner aux eunuques de la fouetter
pour ce méfait. Je suis sûre qu'ils le feront.
— Peut-être, mais je n'ai aucune envie de faire frapper Fatima pour si peu. Elle
est certainement à l'origine de cet incident, mais après tout, le singe n'a pas
causé de dégâts importants. En outre, si elle a vraiment encouru la disgrâce de
lord Soliman, elle doit déjà suffisamment souffrir. Je suppose qu'elle l'aime à sa
manière.
— Fatima n'aime qu'elle-même, assura Morna avec un haussement d'épaules.
Eleanor fronça les sourcils. Elle savait que les femmes détestaient l'ancienne
favorite, et il n'était pas impossible qu'elles essaient de se venger d'elle,
maintenant qu'elle était déchue de son pouvoir.
— Rien ne vous dit qu'elle ne regagnera pas les bonnes grâces de Soliman,
répondit-elle en guise d'avertissement. Peut-être son règne n'est-il pas terminé.
Si tel est le cas, je plains celles qui auront tenté de l'humilier.
Morna la regarda, pensive. Manifestement, la mise en garde avait porté, et la
servante ne manquerait pas de répéter ces propos aux concubines. C'était là une
façon d'aider Fatima, qui n'en méritait peut-être pas tant. « Je doute qu'elle m'en
ait la moindre reconnaissance ! » conclut Eleanor avec un soupir résigné.

— Venez donc au jardin, Eleanor, il fait si beau ! Vous travaillez trop, vous allez
vous épuiser.
Ainsi interpellée, la jeune fille reposa sa plume et sourit à Anastasia, qui la hélait
depuis le seuil.
— Je viendrai d'autant plus volontiers que j'ai achevé la tâche que m'avait
confiée lord Soliman. Je vais donner mon travail à Karin et la prier de le lui
apporter.
Elle se leva et s'étira, lasse d'avoir passé tant d'heures assise à son bureau.
Depuis une semaine qu'elle recopiait assidûment ses manuscrits, Soliman ne
l'avait pas convoquée une seule fois. Il était vrai qu'il n'avait vu aucune autre
femme pendant tout ce temps, pas même Karin. Au harem, les concubines
s'interrogeaient, curieuses. Certaines assuraient que leur maître passait le plus
clair de son temps à s'entraîner avec les janissaires et à faire voler ses faucons
dans la campagne. D'autres prétendaient même qu'il était absent du palais et
chassait au loin avec son père. Mais Karin, mieux renseignée sur ce point que les
autres, avait révélé à la jeune fille qu'il n'en était rien et que le calife assurait les
devoirs de sa charge comme à l'ordinaire.
— Ahmed Bakhar est un homme bon et juste, avait-elle remarqué. J'ai beaucoup
de chance de l'avoir pour mari, même si je ne suis que sa seconde épouse. Il a
été très épris de la mère de Soliman, qui est restée d'une certaine façon la seule
femme de sa vie.
— Lui avez-vous donné des enfants ?
— Deux filles, mais toutes deux sont mariées à présent. Elles vivent dans de très
honorables familles, mais je ne les vois jamais, à mon grand regret.
— Ne vous le permettrait-on pas ?
— Si elles vivaient à Istanbul, certainement, car mon époux a le cœur tendre et
généreux. Mais elles demeurent très loin d'ici et je n'ai pas le temps
d'entreprendre un si long voyage, avec tous les devoirs qui m'incombent ici.
— Cela changerait-il si lord Soliman se mariait ?
— Certes, car son épouse me déchargerait alors d'une grande partie de mes
responsabilités.
— En ce cas, vous devez espérer qu'il convolera bientôt.
— Seulement s'il choisit la femme qui convient. S'il épousait Fatima, ce serait
dramatique pour les concubines. Je passe déjà mon temps à les protéger tant bien
que mal contre l'arrogance et la cruauté de la favorite. On n'ose même pas
imaginer ce qui se passerait, si elle devenait l'épouse en titre.
Comme si cette réflexion l'avait ramenée à ses plus secrètes préoccupations,
Karin avait froncé les sourcils pour ajouter :
— Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Soliman ne vous a pas encore fait
appeler.
— Il doit être toujours en colère contre moi, avait soupiré Eleanor, qui ne
manquait pas de s'interroger elle-même sur le silence du jeune homme.
Peut-être la trouvait-il ingrate de ne pas l'avoir dûment remercié pour ses
présents ? En vérité, elle n'aurait pas manqué de le faire si elle l'avait pu, mais il
ne lui en avait pas donné l'occasion.
— Ecoutez les oiseaux, ils piaillent à tue-tête, remarqua soudain Anastasia, dont
la voix la ramena à l'instant présent. On dirait que quelqu'un est en train de
nettoyer leur cage.
Eleanor leva les yeux vers la volière et son cœur palpita plus fort à la vue du
serviteur mince et blond qui s'activait maintenant à remplir les mangeoires. Se
pouvait-il que ce fût...
— Richard ! murmura-t-elle d'une voix étranglée par l'émotion.
Dieu merci, il était vivant et semblait en bonne santé. Le cœur battant
d'allégresse, elle s'élançait déjà vers lui, lorsqu'il se retourna et l'aperçut à son
tour. La bouche ouverte de stupéfaction et les yeux arrondis, il prit à peine le
temps de refermer la porte de la cage avant de se précipiter vers elle et tous deux
se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, sanglotant et riant à la fois.
— Eleanor..., chuchota-t-il dans un soupir extasié. Et moi qui vous croyais
morte depuis des semaines ! Comment allez-vous, au nom du ciel ? Ces démons
ne vous ont pas fait de mal au moins ?
S'écartant d'un pas, il enveloppa sa sœur d'un rapide regard et son front se
rembrunit à la vue des superbes vêtements que portait son aînée.
— Mon Dieu, ne me dites pas que le maître de céans a fait de vous sa...
Mais elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui imposer silence et le serra de
nouveau contre elle. Pourquoi gâcher par de l'amertume la joie délirante de ces
retrouvailles ?
— Bah, qu'importe ? se reprit le jeune homme. Père comprendrait, Eleanor, et il
ne penserait pas le moindre mal de vous, j'en suis certain. Tout ce qui comptait à
ses yeux, c'était que vous surviviez, quel que soit le prix à payer pour cela.
— Non, non, ce n'est pas ce que vous croyez, du moins pas encore. Mais je
crains que lord Soliman n'ait l'intention de m'épouser...
— Ces maudits Barbares ! interrompit Richard, sa bouche encore enfantine
distordue par la colère. Ils méritent d'aller brûler en enfer pour ce qu'ils nous ont
fait. Je les hais, et si j'ai un jour la chance de sortir d'ici, je les exterminerai tous
jusqu'au dernier.
— Non, non, mon chéri, il ne faut pas dire cela, protesta Eleanor. Soliman
Bakhar n'est pas le même genre d'homme que les pirates qui...
Elle entendit un bruit de pas derrière elle et les mots moururent sur ses lèvres
lorsqu'elle vit trois eunuques s'avancer vers eux à grandes enjambées.
— Oh, mon Dieu ! Aucun homme n'a le droit de pénétrer dans ce jardin,
balbutia-t-elle. Ils ne vous ont tout de même pas... mutilé, n'est-ce pas ?
Et comme Richard secouait la tête :
— Comment êtes-vous entré en ce cas ?
— C'est un eunuque qui m'a envoyé ici. Je crois qu'il s'appelle Abu. Il m'a dit
qu'il était le responsable du harem...
Eleanor réalisa tout à coup le danger que courait son frère et ses yeux
s'agrandirent d'effroi.
— Plus maintenant ! s'exclama-t-elle. Il a été démis de ses fonctions et...
Ce furent les derniers mots qu'elle parvint à prononcer avant que les trois
hommes ne se jettent sur eux. D'une poigne brutale, l'un des eunuques enserra le
bras de la jeune fille et la tira en arrière, tandis que les deux autres luttaient pour
maîtriser Richard qui se débattait farouchement. Mais un coup de poing en
pleine poitrine envoya le jeune homme rouler sur le sol, et il poussa un cri de
douleur lorsque ses deux agresseurs le remirent sans ménagement sur ses pieds.
— Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie ! implora Eleanor, horrifiée. Il ne
voulait pas mal faire, il a été envoyé ici par...
Mais le chef des eunuques lui coupa la parole,
— Silence, femme ! Vous ne parlerez que lorsque votre maître vous le
permettra.
— Allez-vous nous conduire devant lord Soliman ?
L'homme se contenta de la dévisager avec mépris, tandis que ses deux
compagnons entraînaient déjà vers l'aile sud un Richard récalcitrant, qui luttait
de toutes ses forces pour échapper à leur étreinte.
— Non, Dick, non, n'aggravez pas votre cas ! supplia-t-elle.
Mais le malheureux était déjà trop loin pour l'entendre et elle en fut réduite à se
tordre les mains, désespérée par la tournure qu'avaient prise les événements.
Tout cela était sa faute ! Pourquoi ne s'était-elle pas souvenue des conseils
judicieux que lui avait prodigués Morna le soir de leur première rencontre ? Les
concubines étaient toujours sous surveillance, lui avait dit la servante, et aucun
de leurs faits et gestes n'échappait aux eunuques chargés de les garder. Oh, Dieu,
qu'allait-il advenir de Richard ? Elle serait peut-être fouettée elle-même, mais
Dick, elle le savait, encourait la mort pour avoir violé l'interdit qui interdisait à
un homme de pénétrer dans le harem !

Posté devant sa fenêtre, Soliman avait assisté à la capture des deux coupables,
les poings serrés et le visage blême de rage. Jamais de sa vie il ne s'était senti
aussi furieux qu'en cet instant. Comment cette femme qui avait résisté avec tant
de hauteur à ses avances avait-elle pu se permettre de le narguer ainsi sous son
nez en s'affichant avec un autre ? L'amant allait payer l'insulte de sa vie, Dieu
merci. Quant à elle... elle n'allait pas tarder à apprendre ce qu'il en coûtait de le
défier, il en faisait le serment ! Mais pour l'instant, il était surtout curieux de voir
à quoi ressemblait l'homme que lui avait préféré la jeune Anglaise. Jamais il
n'avait été ainsi trahi pour un autre et une féroce jalousie le disputait en lui au
ressentiment.
Sa bouche était réduite à un trait mince et cruel, lorsque les deux fautifs furent
enfin traînés devant lui et jetés sans douceur à ses pieds. Cette fois, il n'autorisa
pas Eleanor à s'asseoir. Que cette sainte nitouche apprenne enfin qui était le
maître en ces lieux !
—Vous vous êtes indignement gaussée de moi avec votre amant, déclara-t-il
d'un ton glacial. Qu'avez-vous à dire avant que je ne prononce votre
condamnation à tous deux, femme ?
Eleanor, qui ne l'avait jamais vu dans une telle fureur, frissonna d'effroi en
captant la lueur meurtrière qui étincelait dans son regard. Manifestement, il était
hors de lui et la colère le rendait capable de tous les excès.
— Il n'est pas mon amant..., commença-t-elle.
Mais Soliman ne la laissa même pas aller jusqu'au bout de sa phrase.
— N'essayez pas de me mentir ! Je vous ai vus vous embrasser. Vous vous êtes
jetée dans ses bras dès que vous l'avez aperçu. Ne savez-vous pas quel châtiment
est réservé à ce genre de forfait ?
Eleanor lutta pour surmonter l'effroi qui faisait trembler tous ses membres. Tout
plutôt que de montrer à cet étranger qu'était devenu Soliman Bakhar la crainte
qu'il lui inspirait !
— Je vous demande de m'écouter un instant, pria-t-elle d'une voix aussi assurée
que possible.
Et pour ne pas lui laisser le temps de l'interrompre, elle enchaîna d'une haleine :
— Richard est mon frère. Je vous ai dit que les pirates s'étaient emparés de lui,
lors de l'attaque de notre navire. Je le croyais mort, et jugez de ma joie lorsque je
l'ai reconnu dans le jardin. Comment n'aurais-je pas volé vers lui ? Au nom du
ciel, ce n'est pas un homme adulte, il a à peine plus de quinze ans...
Etait-ce un nouveau mensonge pour sauver son amant ? D'un regard suspicieux,
Soliman examina le coupable et dut s'avouer qu'il n'était guère plus qu'un
adolescent, avec son visage encore imberbe et la moue enfantine qui retroussait
ses lèvres. En outre, ses yeux étaient du même bleu que ceux d'Eleanor et il
existait une vague ressemblance entre leurs deux visages.
Un peu calmé par cette constatation, il se pencha vers la suppliante et lui agrippa
les bras pour la relever sans trop de douceur. Puis il la poussa vers la pièce
voisine et lui désigna une ottomane.
— Mettez-vous là, et surtout pas un geste ! ordonna-t-il d'un ton farouche.
— Qu'allez-vous faire à mon frère ?
— Pas un mot, ou je vous fais fouetter séance tenante ! Je ferai de vous deux ce
qu'il me plaira.
— Ayez pitié, milord... C'est Abu qui a envoyé Richard au jardin. Je suis
certaine que c'était là un acte délibéré, dont le but était de nous nuire.
Soliman la scruta d'un regard encore méfiant.
— Etes-vous sûre qu'il s'agissait bien d'Abu ?
— Oui, milord. Richard croyait qu'il était encore l'eunuque en chef du harem,
aussi a-t-il obéi sans discuter à ses ordres. Il ignorait que les hommes n'ont pas le
droit de pénétrer dans le quartier des femmes.
— Mais vous le saviez, vous ! Pourquoi ne l'avez-vous pas renvoyé sur-le-
champ ?
— J'ai tout oublié dans la joie de le revoir, avoua la jeune fille, contrite.
Un silence angoissant suivit cet échange, puis la voix de Soliman s'éleva de
nouveau, péremptoire :
— Attendez ici, et préparez-vous au châtiment que vous allez recevoir.
Etait-ce une illusion, ou sa voix était-elle légèrement moins glaciale qu'elle ne
l'était un instant plus tôt ? Mais déjà il avait quitté la pièce, la laissant seule avec
son désarroi. Peu lui importait ce qu'il allait advenir d'elle, en vérité. Mais
Richard ! « Fasse le ciel qu'il n'ait pas à subir d'affreuses tortures, et par ma faute
qui plus est. Cela, je ne saurais le supporter. S'il succombe, je ne lui survivrai
pas, de toute façon. Plutôt mourir que de continuer à vivre en esclave... »
Le cœur déchiré, elle se souvint de ce jour lointain où Richard l'avait incitée à
monter dans un arbre et où elle était tombée et s'était blessée au bras. Le cher
Dick s'était montré si bouleversé de cet accident ! Comme il l'avait entourée
alors de soins et d'attentions... Et maintenant, elle ne pouvait rien faire pour
l'aider à son tour et le tirer de la terrible situation où il se trouvait par sa faute.
Un sourd murmure lui parvenait de la pièce voisine, et elle devina que Soliman
était en train de questionner son frère sur son intrusion dans les jardins du
harem. Seigneur, qu'allait-il advenir de Richard, et d'elle-même ? Se pouvait-il
que Soliman ne comprît pas qu'Abu avait agi à dessein, sans doute pour la
compromettre aux yeux de son maître ?
Après de longues minutes d'une attente angoissée qui lui parut durer un siècle, la
porte se rouvrit et Soliman reparut, le visage plus sévère que jamais.
— Milord..., murmura-t-elle en se levant d'un bond. Il l'enveloppa toute d'un
regard sans aménité.
— Etes-vous prête à vous soumettre au châtiment qui va s'abattre sur vous ?
— Punissez-moi si vous le jugez bon, milord, mais au nom du ciel, épargnez
mon frère.
— Le destin de votre frère n'est plus entre mes mains.
Eleanor blêmit à ces mots. Que voulait-il dire, par tous les saints ?
— Que lui avez-vous fait ? Ce n'est qu'un enfant, bonté divine...
Soliman secoua la tête, le visage durci.
— Vous vous méprenez sur son compte, milady. Il m'a juré qu'il n'avait qu'un
désir au monde, c'était de nous exterminer tous jusqu'au dernier, mes congénères
et moi. Ce ne sont pas là des propos de gamin, que je sache.
— II... il est encore sous le coup de la mort de notre père. Il croit que vous êtes
de la même étoffe que les pirates qui l'ont assassiné. Dieu sait ce qu'il a subi lui-
même entre leurs mains... Ne pouvez-vous comprendre ?
— Pour qui me prenez-vous, vous-même, Eleanor ? Je suis peut-être un Barbare,
mais je ne suis pas stupide !
La lueur qui brillait dans son regard lui parut si indéniablement dangereuse
qu'elle déglutit, folle d'inquiétude à la seule idée de ce qui pouvait arriver à
Dick...
— Je... je ne vous ai jamais pris pour un imbécile.
— Vraiment ? C'est une chance pour vous, car vous allez devoir apprendre le
respect qui m'est dû. J'ai tenu à vous épargner jusqu'ici, mais il est grand temps
que vous vous pliiez aux règles qui régissent la vie de ce palais. Avez-vous
oublié que, selon les lois de ce pays, vous êtes ma propriété ? J'ai le droit de
vous battre si tel est mon bon plaisir, et de vous vendre au marché aux esclaves,
si je le juge bon.
— Je sais tout cela, milord.
— Eh bien, c'est déjà quelque chose. Je constate que vous avez tout de même
fait des progrès depuis votre arrivée céans. Mais ce n'est pas assez, et je crois
que vous ferez mieux si je durcis un peu mon attitude à votre égard.
— Il est vrai que je suis orgueilleuse, milord, mon père lui-même me l'a souvent
reproché. Mais il m'aimait telle que je suis. Ce qui vient d'arriver est entièrement
ma faute et j'en accepte le blâme. Châtiez-moi si bon vous semble, mais
épargnez mon frère, je vous en supplie !
— Quoi, je devrais renoncer à la satisfaction de lui couper la tête avec mon
cimeterre ? A moins que je ne le livre aux janissaires, qui le feront rôtir à la
broche avant de le savourer pour leur souper... Mais non, je puis en effet me
montrer clément et l'envoyer ramer sur les galères pour le restant de ses jours...
Une lueur diabolique brillait dans ses yeux, trop outrée pour qu'Eleanor ne
réalisât pas enfin qu'il était tout bonnement en train de la taquiner.
— Il est en votre pouvoir et son sort vous appartient, milord. J'en appelle
seulement à votre sens de la justice.
— Vous vous imaginez qu'un Barbare peut avoir le moindre sens de l'équité ?
— Certainement, quand il est comme votre père. J'ai entendu dire qu'il était un
homme intègre et sage et que ses paroles sont toujours frappées au coin du bon
sens. En digne fils du calife, vous ne ferez rien de ce dont vous venez de me
menacer, j'en suis certaine. Vous pèserez le pour et le contre et déciderez du
châtiment en fonction de la gravité de la faute... mais pas davantage. Mon frère,
en l'occurrence, n'a certes pas mérité la mort.
— Non, mais il a grand besoin d'être éduqué, si vous voulez mon avis. Nous
avons au palais une école où les fils des janissaires sont initiés aux sciences et à
la littérature, aussi bien qu'à l'art du combat. Cette dernière discipline me semble
tout indiquée pour un jeune homme qui parle déjà d'occire la moitié de la terre.
Eleanor le dévisagea, encore incrédule. Elle s'attendait à toutes les éventualités,
mais certainement pas à celle-ci. Voilà que Soliman parlait d'envoyer Richard à
l'école !
— Eh bien, milady, avez-vous perdu votre langue ?
Elle eut un léger sourire, tandis qu'une petite flamme dansait dans son regard
bleu.
— Je pensais seulement que j'étais en train d'assister à une réédition du jugement
de Salomon.
— Oh, oui... C'est une histoire tirée de ce recueil que vos coreligionnaires
appellent la Bible, n'est-ce pas ?
— L'auriez-vous lue ? interrogea Eleanor, non sans étonnement.
— Malheureusement, ce livre est interdit à l'Infidèle que je suis, ironisa-t-il.
Vous me raconterez vous-même un jour l'épisode auquel vous faites allusion,
mais pour l'instant, nous avons d'autres chats à fouetter. Votre frère était
innocent, bien que vindicatif, et il a été traité en conséquence. Mais en ce qui
vous concerne, vous avez plaidé coupable, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, milord.
Il la regarda un instant, le regard impénétrable. Puis :
— En toute justice, il me faut donc vous appliquer le jugement réservé aux
femmes qui ont trahi leur seigneur en se jetant dans les bras d'un autre homme.
Il y avait une indéniable nuance de jalousie dans sa voix et Eleanor frissonna, de
nouveau sur ses gardes.
— Mais c'était mon frère, milord, et rien n'était plus innocent que notre étreinte.
Je n'ai jamais voulu vous manquer de respect, le ciel m'en est témoin.
— Je veux bien vous croire, mais il n'en reste pas moins que vous avez enfreint
la règle du harem, qui autorise une femme à embrasser son frère avec toute la
retenue voulue par la bienséance, et seulement en présence de son époux. Vous
vous êtes conduite avec un tel manque de décorum que j'en ai été induit en
erreur. Si vous aviez été plus modérée dans vos transports, je ne serais jamais
allé m'imaginer que ce garçon était votre amant.
Eleanor s'empourpra violemment à ces mots.
— Je n'ai jamais embrassé d'autres hommes que mon père et mon frère, milord,
rétorqua-t-elle avec toute la dignité dont elle était capable. Si j'ai mis de la
passion à mes baisers, comme vous semblez le croire, c'est que j'étais
transportée de joie de retrouver mon frère en vie après les terribles épreuves que
nous venions de traverser. Jamais je n'ai eu l'intention de vous trahir, et je suis
incapable d'accorder mes faveurs à un autre homme que mon mari.
— En ce cas, pourquoi m'avoir repoussé lorsque je vous ai offert de vous
prendre pour épouse et de vous honorer plus que toutes les autres femmes ?
Suis-je donc si barbare et fruste à vos yeux que vous me jugiez indigne de vous?
— Loin de moi cette pensée ! protesta-t-elle. Je crois réellement que vous êtes
un homme bon et généreux, et j'aurais d'ailleurs souhaité vous remercier pour les
animaux de compagnie que vous nous avez offerts à toutes. C'était vraiment une
délicate attention de votre part. Quant aux présents que vous avez fait porter
dans ma chambre, ils sont absolument magnifiques. Je vous dois beaucoup,
surtout depuis que vous avez épargné mon frère. En vérité, si je devais épouser
quelqu'un...
Elle s'interrompit, rougissant de nouveau. Qu'avait-elle été sur le point de dire,
par tous les saints ? Fasse le ciel qu'il n'ait pas compris le sens de ses propos...
— Vous êtes une enfant, Eleanor, et vous ne vous connaissez pas vous-même. Il
y a en vous une réserve de passion qui sommeille et ne demande qu'à jaillir au
grand jour. Voulez-vous que je sois celui qui l'aide à éclore ?
Mais la jeune fille secoua lentement la tête. Comment lui faire comprendre
qu'elle ne redoutait rien tant que de perdre son indépendance et sa liberté
d'esprit?
— Je sais que vous avez le pouvoir de me faire vôtre quand vous le souhaitez,
milord, et je ne vous disputerai plus ce droit, car j'ai désormais les mains liées
par votre générosité à l'égard de mon frère. Si la seule façon que j'ai de vous
remercier est de devenir votre concubine, je m'y résoudrai, quoi qu'il m'en coûte.
— Mais il me faut pour cela vous prendre, car vous ne vous donnerez pas, n'est-
ce pas ? Je posséderai votre corps, mais pas cette part intime de vous-même que
vous garderez à jamais hors de mon atteinte. Est-ce bien cela que vous voulez
dire ?
Elle hocha la tête, confuse d'être si bien percée à jour. Il y avait tant de
gentillesse en ce moment dans la voix de Soliman qu'elle regretta presque de ne
pouvoir lui donner davantage. Il lui avait fait de tels présents et elle n'avait rien à
lui offrir en retour !
— Je... je vous connais à peine, milord, argua-t-elle. J'en sais assez désormais
pour éprouver à votre égard un indéniable respect... mais je ne puis être ce que
vous attendez de moi. Pourquoi ne voulez-vous pas de moi simplement comme
amie ?
— Vous ?
Soliman parut réfléchir un instant à la proposition, puis il haussa les épaules.
— Pourquoi aurais-je besoin d'une amie, Eleanor ? Ne croyez-vous pas qu'il y a
déjà assez de gens autour de moi qui revendiquent ce titre ?
Eleanor hocha humblement la tête.
— C'est vrai, milord, et je vous prie d'excuser ma présomption. C'est seulement
que... Eh bien, nous partageons certains goûts, n'est-ce pas, ne serait-ce que
notre intérêt commun pour les manuscrits anciens. J'ai beaucoup apprécié le
travail que vous m'avez confié, et j'accomplirai volontiers pour vous d'autres
tâches du même genre. Mais pour ce qui concerne l'art d'aimer, je suis sûre que
vous trouverez bien d'autres femmes plus compétentes que moi.
Soliman la considéra quelques instants, un léger sourire aux lèvres.
— C'est justement ce que je me demande..., murmura-t-il. La chose en tout cas
mérite vérification.
Et avant que la jeune fille, sidérée, n'ait eu le temps de réagir, il la fit tomber sur
le divan d'une poussée et s'allongea sur elle pour s'emparer de sa bouche avec
une ardeur si contagieuse qu'Eleanor abandonna sur-le-champ toute velléité de
résistance.
Caressante et impérieuse à la fois, la langue de Soliman s'introduisit entre ses
lèvres et s'enlaça à la sienne dans un ballet si savamment lascif qu'elle en perdit
littéralement le souffle. Grands dieux, que lui arrivait-il ? Jamais une telle
langueur ne s'était emparée de son corps, dont chaque fibre palpitait d'attente et
de désir. Non seulement elle fondait de plaisir sous la chaude étreinte dont
l'enveloppait Soliman, mais elle eût tout donné en cet instant pour qu'il lui fît ce
que Karin avait dit, et dont la seule description avait tant offensé sa pudeur... «
Attention, chuchota en elle la voix de la raison. Si tu te donnes à lui, c'en sera
fait à jamais de ta liberté... »
Comme si cette pensée avait eu le pouvoir de la ramener à la réalité, elle revint
brusquement à elle et se débattit pour échapper au sortilège qui la retenait
captive.
— Non, non ! Je ne... je ne veux pas devenir votre esclave !
Soliman releva la tête et la dévora de son regard sombre.
— Et si je vous prenais là, tout de suite. Que se passerait-il, ma colombe ?
—Je ne peux vous en empêcher, bien sûr. Mais je vous prie de ne pas me
contraindre, milord.
Elle ferma les yeux, résignée à ce qui allait suivre. Mais au lieu de l'acte de
violence qu'elle craignait, elle entendit Soliman éclater tout bonnement de rire.
Surprise, elle rouvrit les paupières et tâcha de deviner la cause de son hilarité.
Pourquoi cette réaction, alors qu'elle venait de le défier une nouvelle fois ?
— Relevez-vous donc, intima le jeune homme, qui lui tendit la main pour la
remettre sur ses pieds. Je voulais seulement tester votre obéissance.
Apparemment, même la gratitude n'a pas le pouvoir de vous rendre aussi docile
que je pourrais le souhaiter.
— Je ne puis être aussi soumise que vos autres femmes, milord, expliqua
Eleanor avec un nouveau sursaut d'indignation. J'ai un caractère trop
indépendant pour abdiquer ainsi toute volonté.
— Et vous craignez de perdre votre liberté si vous partagez ma couche, n'est-ce
pas ? Je crois que je commence à vous comprendre ! Mais vous ne devriez pas
oublier que je suis votre seigneur et maître et qu'en faible femme que vous êtes,
vous devez vous soumettre à tous mes désirs.
Cette fois, il plaisantait indéniablement, comme en témoignait la lueur de malice
qui dansait dans son regard sombre.
— Pourquoi vous moquer ainsi de moi ? Personne n'a jamais fait cela, protesta-t-
elle, blessée dans sa fierté.
— Vraiment ? Eh bien, il est peut-être temps de commencer... Vous vous prenez
beaucoup trop au sérieux, jeune oiselle ! Mais laissons cela et revenons plutôt à
votre proposition. Quel bénéfice tirerais-je de vous avoir pour amie, ou même
pour conseillère ?
— Eh bien, je connais assez bien l'histoire ancienne, et l'art de l'astrologie ne
m'est pas tout à fait inconnu. Je sais établir une carte du ciel, par exemple.
L'amusement de Soliman fit place à un réel intérêt.
— Savez-vous vous servir des instruments que vous avez vus dans ma
bibliothèque ?
— Au moins de l'astrolabe, milord.
— Magnifique ! s'écria le jeune homme, dont le regard pétilla de nouveau. Je
crois que vous avez raison en fin de compte. En ce qui concerne l'art de l'amour,
j'ai bien d'autres femmes plus douées que vous qui sauront me donner tout le
plaisir que j'attends d'elles. Mais je doute qu'il y en ait une seule qui sache
établir mon horoscope, par exemple. Aussi vous enverrai-je chercher demain
pour tester votre compétence. En attendant, lisez les livres que je vais vous
envoyer et tenez-vous prête à venir travailler quotidiennement avec moi.
— Volontiers, milord, acquiesça Eleanor, sincèrement ravie. Rien ne pourrait
me faire plus plaisir. Et merci encore de vous être montré si magnanime envers
mon frère.
— En somme, je ne me suis pas trop mal comporté pour un sauvage, n'est-ce
pas?
Les joues d'Eleanor s'enflammèrent de nouveau à cette raillerie.
— Je vous prie d'excuser mon impétuosité, qui m'a incitée à l'injustice, je
l'admets volontiers. Vous êtes certainement plus intelligent et mieux élevé que la
plupart des hommes que j'ai rencontrés jusqu'ici. Dans mon estime, vous
occupez désormais la même place que mon père, et ce n'est pas peu dire.
Soliman lui dédia une ironique courbette.
— Vous me faites un grand honneur, que j'apprécie à sa juste valeur. Allez,
maintenant. J'ai déjà perdu assez de temps avec une simple femme.
La jeune fille faillit s'indigner de nouveau, mais elle comprit qu'il plaisantait et
se comporta en conséquence. Pinçant sa tunique à deux mains, elle le gratifia
d'une gracieuse révérence, qui eût été qualifiée d'irréprochable même par le
chambellan le plus pointilleux de la cour d'Angleterre.
— Je ne doute pas qu'un homme de votre rang ne soit accablé de devoirs,
milord. Je regrette de vous avoir pris votre précieux temps. Mais vous
pardonnerez bien à une simple femme, n'est-ce pas ?
Soliman s'esclaffa à ces mots et elle comprit que sa repartie lui avait plu.
— Voilà qui est beaucoup mieux, Eleanor. Si vous continuez ainsi, nous allons
finir par devenir réellement amis comme vous le suggériez il y a un instant.
Mais partez maintenant, avant de trouver le moyen de m'irriter de nouveau. J'ai
beau être éminemment éduqué, il y a tout de même un sauvage qui sommeille en
moi, et si vous l'éveillez, ce sera à vos risques et périls.
Eleanor le quitta, étrangement émue par leur entrevue mouvementée. Ce
Soliman lui plaisait, décidément. Elle avait commencé par le craindre et le haïr,
puis elle avait appris à le respecter. Et maintenant, force lui était de s'avouer
qu'elle n'était pas sans éprouver pour lui une certaine inclination !

Dès qu'Eleanor fut de retour au harem, les femmes se précipitèrent vers elle,
stupéfaites de la voir revenir indemne de sa mésaventure.
— J'ai eu si peur pour vous ! s'écria Anastasia, encore tremblante d'émotion. Je
craignais que vous n'ayez été fouettée, et même pire. Mais aussi, quelle
imprudente vous faites ! Qu'est-ce qui vous a pris d'embrasser cet homme sous
les fenêtres de notre seigneur ? Savez-vous ce qu'il vous serait arrivé, si par
malheur le seigneur Soliman vous avait vue ?
— Il a assisté à toute la scène, assura la jeune fille, tandis que son interlocutrice
ouvrait des yeux horrifiés. Mais ce n'est pas ce que vous croyez. Le jeune
homme que j'ai étreint est mon frère Richard. J'ignorais tout de son sort depuis la
capture de notre bateau, et j'ai été transportée d'une telle joie en le revoyant que
je me suis précipitée vers lui sans m'inquiéter des conséquences.
— Notre maître vous a-t-il infligé un châtiment ?
— Oh, oui, à sa manière. Mais j'ai eu la joie de découvrir que lord Soliman n'est
pas un homme cruel, bien que sa position l'incite parfois à donner cette image.
En fait, il s'est montré très équitable à l'égard de mon frère et moi.
Anastasia la dévisagea, effrayée par la tranquille audace avec laquelle cette
nouvelle venue se permettait de porter un jugement sur leur seigneur et maître.
— Mais qu'a-t-il fait à Richard ? Il est interdit à une femme du harem
d'embrasser un autre homme que son époux, fût-il son frère.
— Oui, c'est ce qu'il m'a expliqué, répondit Eleanor, qui ne voulait pas évoquer
le sort réservé à Dick.
Soliman, elle le pressentait, préférerait sans doute que le bruit de sa mansuétude
ne se répandît pas dans le palais, de crainte que certains ne prennent sa
générosité pour de la faiblesse.
— Il a fait ce qu'il estimait juste, et ce n'est pas à nous de commenter ses actes,
reprit-elle avec prudence. En ce qui me concerne, il va me confier davantage de
tâches de copiste, et je serai convoquée tous les jours pour lui rendre compte de
mon travail.
Cette fois, Anastasia se contenta de lui jeter un regard interloqué. Le seigneur
Soliman avait beau ne pas être un tyran, il avait déjà fait châtier des femmes
beaucoup moins coupables qu'Eleanor. Fallait-il qu'elle eût de l'influence sur lui
pour avoir ainsi désarmé sa colère ! Décidément, cette jeune Anglaise était une
étoile montante, et mieux valait lui témoigner attention et respect.
— Fatima espérait que vous seriez cruellement punie et s'en réjouissait d'avance,
déclara-t-elle d'un air entendu. Elle va être bien déçue dans son attente !
— Peut-être, mais il n'est pas dit que son règne soit fini, vous savez. Je ne crois
pas que notre seigneur ait l'intention de m'épouser, comme certaines d'entre vous
semblent le croire. En clair, ne vous compromettez pas en affrontant Fatima,
Anastasia. Officiellement, c'est encore elle la favorite.
Tout en prononçant ces mots, une voix secrète lui chuchotait qu'il n'en était rien
et que Soliman n'éprouvait plus pour l'incendiaire brune le même attrait qu'il
avait pu ressentir dans le passé. Aussi corrigea-t-elle avec un geste fataliste :
— Nous verrons bien, n'est-ce pas ? C'est l'avenir qui nous dira de quoi il
retourne, car pour ma part, je suis bien incapable de le prévoir...
Incapable aussi de comprendre ce qu'elle éprouvait elle-même pour Soliman !
s'avoua-t-elle dans le secret de son cœur. N'avait-elle pas été tout à l'heure à
deux doigts de céder à l'étrange désir qui l'entraînait vers lui ? Elle ne se
reconnaissait pas, décidément... Parfois, elle en arrivait presque à apprécier sa
luxueuse vie au harem, ses gais bavardages avec ses compagnes, et surtout, le
travail de copiste que lui avait confié Soliman, et où son esprit puisait la
nourriture dont il avait besoin.
En ce cas, pourquoi luttait-elle encore contre ce qui, de toute façon, était
inévitable ? Soliman pouvait la prendre quand bon lui semblait, et elle n'aurait
aucun moyen de lui résister... peut-être même n'en aurait-elle pas le désir, admit-
elle en toute franchise. Pourtant, il avait préféré attendre et n'avait pas abusé de
son pouvoir, force lui était aussi de le reconnaître. Le respect qu'elle éprouvait
déjà pour lui s'en trouvait accru. Mais quel était donc cet autre sentiment qu'il
avait éveillé en elle, et dont la seule pensée la faisait palpiter d'un indicible
émoi?

Chapitre 7

— Nierez-vous avoir délibérément envoyé le garçon dans les jardins du harem ?


Effrayé par le ton glacé de son demi-frère, dont le calme lui parut plus
dangereux que n'importe quelle explosion de fureur, Abu prit sur lui pour
dissimuler sa peur.
— Pourquoi le nierais-je ? répliqua-t-il, jouant la carte de la franchise.
A quoi bon dissimuler, maintenant que son plan avait échoué ? De toute façon, il
se trouverait toujours quelqu'un pour infirmer ses dires s'il prétendait être
étranger à l'affaire.
— Je n'y ai vu aucun mal, continua-t-il avec aplomb. Ce n'est qu'un gamin, et je
voulais en outre vous prouver que cette Anglaise vous trahirait à la première
occasion.
— Ainsi, vous prétendez avoir agi pour mon bien ? railla Soliman, qui haussa
dédaigneusement les épaules. Vous me prenez pour un imbécile, je crois. La
vérité, c'est que vous avez agi ainsi pour vous venger de cette jeune fille,
persuadé qu'elle est à l'origine de votre renvoi du harem. Elle n'a pourtant
influencé en rien ma décision, je peux vous l'affirmer. Il y a déjà un certain
temps que je songeais à vous éloigner. Diverses rumeurs me sont parvenues à
votre sujet. Si elles se vérifient, elles pourraient bien vous valoir la corde...
Abu prit la menace sans manifester la moindre frayeur, mais avec une évidente
amertume.
— Prenez ma vie, si c'est ce que vous voulez. Vous en avez le pouvoir, n'est-ce
pas ? Notre père vous a tout donné, alors que je n'ai eu pour ma part qu'une
alternative : rester au palais en tant qu'eunuque ou aller ramer sur une galère. Je
sais que vous me méprisez, et je ne mendierai certes pas votre pitié.
— Si vous aviez choisi les galères, vous auriez pu gagner votre liberté après
cinq ans et devenir vous-même capitaine de vaisseau, lui rappela Soliman d'un
ton sévère. Mais vous avez préféré la solution de la facilité...
— C'est aisé à dire pour vous, qui avez toujours été robuste et vigoureux. Mais
moi, je n'aurais jamais survécu à cinq années de galère, enchaîné à un banc
comme un chien... Vous ne savez pas ce que c'est que de mener une vie
d'esclave, vous qui avez toujours été le favori de notre père.
— Mais vous n'ignoriez pas ce que vous faisiez en devenant eunuque ! Vous
avez préféré rester au palais, et vous avez abusé de la confiance que l'on avait
placée en vous. Et maintenant, il me faut vous punir en conséquence. Notre père
m'a donné carte blanche en ce qui vous concerne. Que vais-je faire de vous,
Abu?
Cette fois, l'assurance de l'eunuque vacilla sous le regard sévère de Soliman, qui
lut la crainte dans ses yeux.
— Croyiez-vous que vous alliez longtemps pouvoir cacher vos agissements ?
reprit son frère d'une voix plus grave que jamais. Tant que vous vous êtes
contenté de menus larcins, vos détournements sont passés inaperçus. Mais vous
êtes devenu trop gourmand, comme tous les voleurs. Un témoin vous a vu sortir
du marché aux esclaves, il y a déjà plusieurs mois de cela. Je n'ai rien dit à
l'époque, espérant que la chose ne se renouvellerait pas. Mais six femmes et
deux jeunes garçons ont disparu depuis lors du palais sans laisser de traces...
Retrouvant en partie son arrogance, Abu fixa sur lui un regard de défi.
— Si vous en êtes si sûr, eh bien, tuez-moi. Qu'attendez-vous ? Faites-moi
l'honneur de m'expédier de votre propre main... si vous l'osez !
Soliman le considéra un instant en silence, comme s'il pesait le pour et le contre.
Puis il se dirigea vers un coffre posé contre le mur et en sortit un cimeterre qu'il
tira de son fourreau. Mais au lieu de le brandir, il le jeta sur le sol, à quelques
centimètres des pieds d'Abu.
— C'est vous qui allez essayer de me tuer, intima-t-il d'un ton bref. Vous vous
plaignez de l'inégalité du sort, qui m'a toujours favorisé à vos dépens ? Eh bien,
je vous donne une chance de rétablir l'équilibre entre nous. Si vous parvenez à
m'occire, vous aurez gagné votre liberté.
Abu fronça les sourcils, visiblement méfiant.
— Vous mentez ! A l'instant où je mettrai la main sur cette lame, vos sbires vont
se précipiter pour m'arrêter.
— Je vous promets que non. Ils ont reçu l'ordre de ne pas intervenir. Mais ils
entendent nos paroles, aussi vais-je répéter clairement les termes du marché. Si
vous parvenez à me tuer, vous aurez la vie sauve et pourrez quitter ce palais en
homme libre.
Abu secoua la tête et lui jeta un regard torve.
— C'est un piège... Je n'ai aucune chance de gagner contre vous. Tout le monde
sait que vous êtes un guerrier hors pair. Je refuse le combat, il est trop inégal.
La bouche de Soliman s'abaissa en un arc méprisant.
—Ainsi, vous êtes un lâche de surcroît. Vous vous sentez fort lorsqu'il s'agit de
fouetter une femme sans défense, mais dès qu'il est question d'affronter un
homme, vous avez du lait dans les veines à la place de sang. Vous n'êtes pas
digne d'être mon frère et je ne vous traiterai certainement pas comme tel. Vous
irez ramer pendant cinq ans sur les galères ottomanes, où vous tâcherez de
gagner votre liberté à la sueur de votre front. C'est certainement plus que ce que
vous avez accordé à ces malheureuses femmes que vous avez vendues à des
tenanciers de maisons closes, sans éprouver la moindre pitié pour le sort
misérable qui les attendait.
Il se détourna sur ces mots pour actionner la sonnette qui appellerait les
janissaires. Profitant de cet instant d'inattention, Abu se jeta sur le cimeterre et
s'avança vers son demi-frère à pas muets, l'arme au poing. Mais Soliman,
comme s'il avait senti instinctivement le danger, fit volte-face au moment même
où l'autre s'apprêtait à lui passer la lame au fil du corps. Sa réaction fut
foudroyante. Deux secondes plus tard, Abu gisait sur le sol à trois mètres de là,
hébété de sa chute, et le cimeterre se retrouvait dans la main de son légitime
propriétaire, qui se pencha vers son demi-frère avec une grimace de dédain.
— Tuez-moi donc ! cria Abu d'une voix de fausset. C'est bien ce que vous avez
l'intention de faire depuis le début, n'est-ce pas ?
— C'est faux. Je ne mens ni ne triche, contrairement à vous, et j'entendais
réellement vous donner votre chance. Mais maintenant que vous m'avez attaqué
en traître...
Il agita la sonnette, et se tournant vers les trois janissaires qui s'étaient rués dans
la pièce à ce signal :
— Emmenez-le !
Sans ménagement, les trois hommes remirent Abu sur ses pieds et le traînèrent
dehors, malgré ses glapissements et ses insultes.
— Qu'Allah vous maudisse ! hurla-il à l'adresse de son frère. Qu'il vous chasse
de son paradis et que vos entrailles soient dévorées par les chiens !
Feignant d'ignorer ces malédictions, Soliman regarda emmener le coupable et
s'approcha de la fenêtre, le cœur lourd de tristesse. Cinq ans de galère, c'était
peut-être un châtiment pire qu'une mort immédiate, mais Abu avait bien mérité
cette punition exemplaire, sans laquelle son demi-frère aurait été taxé de
faiblesse. Décidément, le calife Bakhar avait raison, lorsqu'il affirmait que rien
au monde n'était plus difficile que de rendre la justice.
— C'est souvent à contrecœur que j'inflige des peines exemplaires, lui avait dit
son père, mais comment faire autrement ? Si les rênes de cet immense Etat ne
sont pas tenues d'une main ferme, il ne tardera pas à s'écrouler...
Restait à savoir combien de temps tiendrait l'empire de Soliman le Magnifique,
une fois que son prestigieux maître ne serait plus de ce monde. Pas très
longtemps, s'il fallait en croire les astrologues. Le fils du sultan, Selim, passait
pour un homme faible et cruel à la fois, et sous sa domination, il n'était pas
impossible que le pays courût à sa ruine.
— Qu'il en soit fait selon la volonté d'Allah, murmura Soliman, balayant ces
pensées d'un haussement d'épaules.
Pour l'instant, il avait d'autres préoccupations que celles de l'avenir de l'empire
ottoman. Et pour commencer, il lui fallait réfléchir sans tarder à la façon dont il
pourrait enfin amener la délicieuse Eleanor Nash dans son lit...
Penchée sur le livre que venait de lui envoyer Soliman, Eleanor déchiffrait avec
passion les caractères enluminés de l'ouvrage, qui traitait à la fois d'astrologie et
de médecine. Certains remèdes passaient en effet pour plus efficaces si on les
utilisait quand les étoiles occupaient une position particulière dans le ciel. Bien
qu'elle doutât un peu de la validité de cette thèse, la jeune fille n'en trouvait pas
moins sa lecture fascinante. Si seulement elle avait pu consulter son père, qui en
savait plus sur le sujet que la majorité des savants !

Ce regret ramena en elle la pensée de Richard, et son cœur se serra de le savoir


si près d'elle et pourtant inaccessible. Comme il devait ressentir cruellement la
perte de sa liberté, lui qui aimait tant chevaucher dans la campagne, entre les
heures des leçons qui les réunissaient tous deux dans la bibliothèque paternelle !
Au moins avait-il eu plus de chance que la plupart des prisonniers capturés par
les pirates. Bien qu'il détestât Soliman de toutes ses forces, son maître s'était
comporté à son égard avec une indéniable humanité...

Elle était occupée à retranscrire certains passages du texte à l'usage de Soliman,


lorsque Karin vint l'avertir que le maître la demandait enfin.
— Il vous prie d'apporter avec vous le grimoire qu'il vous a donné à déchiffrer.
L'épouse du calife semblait décidément interloquée, et ce fut en secouant la tête
qu'elle ajouta :
— Décidément, je n'y comprends rien, Eleanor. Certaines épouses sur le retour
deviennent parfois les amies et les conseillères de leur mari, mais jamais des
femmes de votre âge et de votre beauté. Il y a là quelque chose qui m'échappe.
— Lord Soliman aime s'entretenir avec moi, voilà tout. En outre, il fait appel à
mes talents de copiste, comme vous voyez.
— Certes, mais tout cela est tout de même bien étrange. En outre...
Karin hésita un instant, comme si elle craignait d'en dire trop, puis ajouta sur le
ton de la confidence :
— Gardez cela pour vous, surtout, mais il paraît qu'Abu vient d'être envoyé aux
galères en punition de ses exactions. On chuchote au palais qu'il aurait même
tenté, hier après-midi, d'attenter à la vie de lord Soliman.
— Mon Dieu ! s'écria Eleanor, qui porta sa main crispée à sa gorge. J'espère que
milord n'a pas été blessé ?
— Oh, non ! Il a désarmé Abu en un quart de seconde. Vous ne l'avez jamais vu
combattre, n'est-ce pas ? C'est un guerrier remarquable, à la fois robuste et rusé,
et il l'emporte toujours, lorsqu'il affronte un adversaire dans l'arène.
— Se bat-il souvent ?
— Il s'entraîne avec les janissaires presque quotidiennement. C'est apparemment
l'un des grands plaisirs de sa vie.
Eleanor se tut, pensive. Décidément, Soliman Bakhar était l'homme de tous les
contrastes. D'un côté un farouche lutteur, que galvanisait l'atmosphère enfiévrée
des salles de combat, de l'autre un érudit capable de se pencher pendant des
heures sur des manuscrits, pour y découvrir des remèdes destinés à un ami
blessé. Tel qu'il était, le personnage l'attirait plus qu'aucun autre, et son cœur
battait à se rompre lorsqu'elle se retrouva quelques instants plus tard en sa
présence.
— Mais vous êtes en nage, remarqua Soliman, tandis qu'elle tentait de retrouver
un semblant de calme, le souffle court et les joues cramoisies. Venez, nous
allons marcher un peu dans le jardin avant de nous pencher sur votre travail. Si
vous voulez, je vous montrerai mes faucons.
— Les utilisez-vous pour la chasse, milord ? interrogea-t-elle avec intérêt. J'ai
un oncle qui vit dans le nord de l'Angleterre, où il possède une magnifique
fauconnerie. Nous lui rendions souvent visite avec mon père, qui adorait
pratiquer l'art de la volerie. On me permettait parfois de caresser les gerfauts et
ils avaient appris à reconnaître le son de ma voix.
— Les avez-vous jamais fait voler ?
— Une fois, répondit-elle en souriant à ce souvenir. Mon cousin apprivoisait un
nouvel oiseau et m'a montré comment m'y prendre. J'étais très émue lorsque
l'émerillon est venu se poser sur mon poing à l'appel du leurre.
— Oui, c'est un spectacle magnifique de les voir s'élancer vers le ciel. Peut-être
pourrons-nous chevaucher un jour ensemble dans la campagne et lâcher mes
faucons.
— Ce sera un plaisir et un honneur, milord.
Tout en devisant ainsi, les deux jeunes gens étaient sortis du palais et Soliman
tourna une clé dans la serrure d'une petite porte, qui ouvrait sur de superbes
jardins. Parvenu devant une vasque où de l'eau claire coulait avec un bruit
argentin, il s'arrêta et considéra sa compagne, une lueur amusée dans le regard.
— Qu'est-ce qui a pu causer une pareille transformation, milady ? Je n'en
reviens pas, je l'avoue. Quoi, pas d'objections de votre part, pas de résistance
opiniâtre au moindre de mes désirs ?
—Pourquoi m'insurgerais-je, quand ce que vous proposez m'agrée parfaitement?
— Sincèrement, je suis heureux que vous partagiez mon intérêt pour les oiseaux
de proie, assura Soliman avec un sourire.
Pendant quelques instants, tous deux marchèrent en silence dans une allée
ombragée de sycomores, qui les conduisit tout droit à la fauconnerie. Après
avoir extrait une petite clé de sa poche, Soliman déverrouilla la porte de la vaste
volière et alla chercher sur un perchoir un superbe faucon pèlerin, qu'il vint
présenter à la visiteuse.
— Voici ma préférée, déclara-t-il avec une évidente fierté. Comment la trouvez-
vous ?
Eleanor examina l'oiseau aux yeux étincelants, dont le plumage lisse reflétait la
lumière. Elle n'ignorait pas que les femelles faucons, plus robustes et rapides que
les mâles, étaient particulièrement prisées des chasseurs. Mais celle-ci dépassait
en beauté toutes celles qu'elle avait pu admirer jusqu'à ce jour.
— Elle est absolument magnifique, déclara-t-elle en toute sincérité. Comment
s'appelle-t-elle ?
— Shéhérazade.
— Oh, mais je connais ce nom ! C'est un personnage de conte, n'est-ce pas ?
— C'est celui d'une femme qui charma un sultan par ses merveilleuses histoires,
tant et si bien qu'il renonça à la mettre à mort comme ses épouses précédentes et
vécut près d'elle jusqu'à la fin de ses jours.
— Votre oiselle est-elle digne de sa marraine ? interrogea Eleanor avec humour.
— Certes, acquiesça Soliman, qui caressa doucement la tête du faucon. Non
seulement elle est intelligente et courageuse, mais elle s'est attachée à son
maître. Lorsque je la lâche, je sais qu'elle me reviendra sans que j'aie besoin
d'utiliser un leurre.
— Alors, elle est vraiment exceptionnelle. Je doute que mon oncle possède la
pareille.
— Il est très rare de rencontrer tant de loyauté et de fidélité chez une femelle,
plaisanta Soliman. Regardez !
Il leva brusquement le poignet, lâchant l'oiseau qui s'éleva dans le ciel et décrivit
de grands cercles, avant de venir se percher sur l'une des plus hautes cimes du
jardin. Mais lorsque Soliman tendit le bras et l'appela, d'une voix à la fois douce
et rauque qui fascina Eleanor, elle reprit son vol vers lui en quelques coups
d'ailes et se posa docilement sur son poing.
— Je n'ai jamais vu cela, murmura la jeune fille. D'ordinaire, les faucons
reviennent pour la nourriture, ou attirés par le leurre. Mais celle-ci obéit au son
de votre voix.
— Elle sait que j'éprouve une grande tendresse pour elle et elle a appris à
m'aimer en retour. Dieu sait pourtant comme elle se languissait de sa liberté, au
tout début. Mais c'est l'amour qu'elle a choisi en fin de compte.
Tout en prononçant ces mots, il fixa sur la jeune fille un regard si expressif
qu'elle sentit une onde de feu lui parcourir les veines. Qu'était-il en train de lui
dire ? Qu'elle jouirait elle aussi d'une certaine forme de liberté si elle se donnait
à lui par amour ? Quelque chose d'indicible en elle frémit à cette pensée, un
besoin d'aimer et d'être aimée dont l'intensité la surprit elle-même. Mais sa
raison se rebella aussitôt contre cet appel. Elle était une femme, bonté divine,
pas un oiseau !
Confuse de sa propre émotion, elle se détourna pour respirer une rose, tandis que
Soliman ramenait le faucon dans la volière. Lorsqu'il revint vers elle, son visage
avait repris son impassibilité coutumière, comme si rien ne s'était passé entre
eux.
— Eh bien, milady, à quoi avez-vous occupé votre temps depuis notre dernière
entrevue ? J'espère que vous n'êtes pas restée oisive ?
— Certes non. J'ai traduit en anglais l'ouvrage de médecine que vous m'avez
envoyé, et j'ai tâché de repérer les circonstances les plus favorables pour que la
cure soit efficace.
— Et qu'avez-vous appris ?
— Il semble que les astres doivent se trouver dans une certaine position
lorsqu'on applique la poudre. Mais je crains que la configuration requise ne
survienne pas avant plusieurs semaines.
Soliman hocha la tête d'un air grave.
— Voilà qui est bien dommage. Les chirurgiens m'ont assuré que, s'ils devaient
opérer le blessé, mieux valait le faire promptement, sans quoi le mal serait trop
avancé. J'espérais épargner le bistouri à mon ami, mais je crois qu'il n'y a plus le
choix. Je donnerai l'ordre dès ce soir.
— J'en suis désolée...
— Moi aussi, car l'intervention chirurgicale mène souvent à la septicémie et au
décès du patient, sans compter la douleur qu'il lui faut endurer pendant
l'opération.
— Peut-être pourriez-vous tout de même essayer autre chose ? J'ai recopié la
formule d'un onguent à base de toile d'araignée, qui fait merveille sur certaines
blessures. Vos médecins pourraient essayer le remède.
— Vous me donnerez la composition exacte, en ce cas, car je suis prêt à tout
tenter pour soulager le malheureux. C'est un soldat hors pair et il ne mérite pas
de périr ainsi.
— Hélas, milord, la science médicale a ses limites, comme vous le savez. Elle
fait ce qu'elle peut, mais le reste est entre les mains de Dieu.
— Mais quel Dieu, Eleanor ? Le mien ou le vôtre ?
— Est-ce que cela ne revient pas au même, en fin de compte ? Lorsque j'étais
sur le navire qui nous menait à Chypre et que nous avons failli sombrer dans la
tempête, j'ai appelé à l'aide tous les dieux de la création !
— Voilà quelque chose que vous ne devriez pas clamer à tous vents. Toutes les
religions ont leurs bigots et vous pourriez être condamnée pour hérésie, ne le
savez-vous pas ?
— Oh si, milord, mais je ne cours pas de risques en vous parlant ainsi. Quelque
chose me dit que vous n'avez pas été vous-même sans vous interroger à ce sujet.
— Je suis fidèle à la foi de mes ancêtres, mais cela ne m'a pas empêché d'étudier
les autres religions dans un souci d'objectivité, admit Soliman. Mais bien
entendu, je ne renierai jamais mes croyances. Mon père ne le comprendrait pas
et c'est un homme trop bon pour que je lui brise ainsi le cœur.
— Je comprends, milord. Mais j'ai été habituée à débattre librement de tout cela
avec mon père, qui était la tolérance même. Il est bon parfois de pouvoir vous
ouvrir à une personne sûre et lui confier tout ce que vous avez sur le cœur.
—Croyez-vous que j'aie quelque chance déjouer ce rôle auprès de vous,
Eleanor? demanda Soliman non sans un soupçon de malice. Il y a quelques
jours, vous me preniez encore pour un monstre insensible et cruel...
La jeune fille rougit à ce rappel.
— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? J'ai été un peu hâtive dans mon
jugement, c'est vrai. Depuis lors, nous nous comprenons tout de même un peu
mieux.
Soliman lui jeta un coup d'œil aigu.
— Vraiment, milady ? Eh bien, puisque nous en sommes à aborder de tels
sujets, vous sentez-vous capable de faire mon horoscope ?
— Je peux établir la carte du ciel à votre naissance, mais je ne suis pas sûre de
savoir l'interpréter comme il convient.
— Commençons tout de suite, voulez-vous ? Je suis né un 15 août à minuit
exactement.
— En ce cas, vous êtes Lion, milord, ce qui ne m'étonne pas, car ce superbe
animal est le roi des cieux. Il possède le pouvoir du soleil et il est souvent un
meneur d'hommes.
— Hum... C'est ce que m'ont déjà dit les devins que j'ai pu consulter, mais je ne
sais jusqu'à quel point on peut les croire. Et vous, milady, sous quel signe êtes-
vous née ?
— Celui du Sagittaire, qui correspond à l'archer ou au chasseur.
— Ce chasseur capture-t-il le lion pour le tuer ? s'informa Soliman, badin.
— Je ne pense pas, car les deux signes s'accordent parfaitement, à ce que l'on
m'a dit.
— Hum... Je crois que j'aurai souvent recours à vos talents d'astrologue, Eleanor.
Mais je vous préviens, pas de flatteries ! Pour moi, la franchise est la première
de toutes les qualités.
— En ce cas, je tâcherai de ne pas vous décevoir. Que le message des astres
vous soit favorable ou non, je vous promets de ne pas le travestir et de me
montrer toujours sincère à votre égard.
— J'en prends note, répondit Soliman, qui scella leur accord d'un regard lourd de
sous-entendus.
Le front contracté par l'attention, Soliman se pencha sur la carte du ciel que la
jeune fille avait dressée à son intention et ne put qu'admirer la précision de son
travail, digne de n'importe quel astrologue professionnel.
— L'alignement de Jupiter avec votre étoile semble annoncer une période de
lutte et de combat, expliqua-t-elle. Un danger vous menace dans un proche
avenir, mais lorsque vous aurez surmonté l'obstacle, vous obtiendrez enfin ce
que votre cœur désire depuis très longtemps.
— On m'a fait une semblable prédiction il y a quelques jours. J'étais alors enclin
à douter des paroles de l'astrologue, car beaucoup de ces devins ont tendance à
débiter des sornettes pour gagner la faveur de leurs clients.
— Il est bien difficile d'interpréter avec certitude le langage des étoiles, milord.
Mais tous les signes semblent montrer que votre vie est sur le point d'amorcer un
grand changement.
Soliman hocha la tête avec un sourire.
— Je vous remercie, Eleanor, vous avez fait du bon travail. Vous pouvez
maintenant regagner votre appartement.
— Milord m'enverra-t-il chercher demain ?
— Je me contenterai de vous faire parvenir de nouveaux livres, car je vais
m'absenter quelques jours pour accompagner mon père à une partie de chasse.
Nous nous verrons à mon retour et vous me ferez le compte rendu de vos
lectures.
Un étrange sentiment de déception s'empara de la jeune fille, qui détourna la tête
et se dirigea vers la porte.
— Prenez soin de vous pendant ce voyage, recommanda-t-elle depuis le seuil.
Soliman haussa les sourcils, interloqué par le ton anormalement triste de sa voix.
— Attendez un instant, voulez-vous ! Est-ce à dire que... que vous me
regretteriez un peu si je ne revenais pas ?
Bien qu'elle n'eût pas la force de soutenir son regard en cet instant, Eleanor se
sentit incapable de lui mentir.
— Un peu, milord, admit-elle, les yeux baissés. Nos... nos conversations vont
me manquer, lorsque vous serez au loin.
— En ce cas, je devrais peut-être vous emmener avec moi ?
— M'emmener ? répéta Eleanor, dont le pouls s'emballa instantanément à cette
proposition. Y songez-vous réellement ?
— Hum... Cela signifierait que vous devriez remettre le manteau et le voile qui
vous déplaisent tant, si mes souvenirs sont exacts... et vaincre votre répugnance
à vous laisser transporter en litière ! En outre, j'exigerai de vous la promesse que
vous ne ferez pas la moindre tentative de fuite et que vous observerez tout le
décorum voulu, ne serait-ce que par respect pour le calife.
Eleanor était prête à promettre beaucoup pour participer à cette expédition.
— Je me comporterai comme vous le souhaitez, affirma-t-elle, les yeux brillant
d'excitation.
— Pas exactement, rectifia Soliman, car j'aurai moi-même à me plier à des
règles de bienséance que je transgresserais volontiers si j'étais seul avec vous. Je
ne verrais pour ma part nul inconvénient à vous laisser vous envoler comme mes
faucons, pourvu que vous reveniez à mon appel. Mais mon père attend d'une
femme un certain respect des convenances, et je ne voudrais pas qu'il ait à se
scandaliser de votre comportement.
Cette fois, Eleanor le fixa droit dans les yeux.
— Vous avez ma parole, milord. Et si cela ne vous suffit pas, je le jure sur la
mémoire de mon père.
Soliman tendit la main vers elle et lui caressa la joue avec une douceur
inattendue de sa part.
— Très bien, je vous crois. Nous commençons à nous connaître l'un l'autre... et à
nous faire un peu confiance, n'est-ce pas ?
— Oh, oui, murmura-t-elle, la gorge serrée par une délicieuse émotion.
Ce fut d'un pas dansant qu'elle retourna au harem, plus heureuse qu'elle ne l'avait
été depuis bien longtemps. Quelle différence avec la détresse qu'elle avait
ressentie au tout début de son séjour en ces lieux ! Etait-ce folie de sa part que
de se laisser apprivoiser si vite par le maître de céans ? « Et si sa gentillesse
n'était qu'un piège ? » lui souffla insidieusement la voix de la méfiance. Mais
elle secoua la tête au souvenir du regard passionné que lui avait dédié Soliman
lors de la scène du jardin, lorsque Shéhérazade était revenue se poser sur sa
main. Il y avait eu alors tant de fervente prière dans ses yeux... Une telle
expression ne pouvait mentir, songea-t-elle avec un émoi I ineffable.
Elle franchissait la porte du harem, lorsque Fatima . . se jeta littéralement sur
elle et lui empoigna le bras, ses prunelles noires dilatées par la colère.
— Vous m'avez menti ! cria-t-elle d'une voix stridente. Vous avez prétendu que
vous ne vouliez pas devenir l'épouse de Soliman, et pourtant, vous allez le voir
chaque jour dans l'espoir de le séduire. Il y a près d'une semaine qu'il ne m'a plus
envoyée chercher, et c'est à cause de vous, j'en mettrais ma main à couper. Vous
l'avez monté contre moi, comme vous l'aviez déjà fait pour Abu.
— C'est faux, protesta Eleanor. Je ne lui ai jamais rien dit qui puisse vous nuire,
et je ne savais même pas qu'il ne vous avait pas revue depuis...
Elle fut interrompue par l'arrivée de Karin qui se dirigeait vers elles à grands
pas, la mine soucieuse.
— Lord Soliman veut vous voir tout de suite, Fatima, dit-elle en se tournant vers
la favorite. Ne perdez pas de temps, je vous prie.
— A l'instant ? Mais je ne me suis ni baignée ni parfumée... Etes-vous sûre que
vous avez bien compris le message ?
— L'ordre était très clair, et je ne lambinerais pas, à votre place. Milord semblait
particulièrement nerveux.
— C'est curieux, il était de fort bonne humeur lorsque je l'ai quitté, observa
Eleanor, qui regretta aussitôt ces paroles en voyant un éclair de colère flamber
dans le regard de Fatima. Du moins, c'est ce que j'ai cru, corrigea-t-elle tant bien
que mal.
Avec un haussement d'épaules furieux, la beauté brune lui tourna le dos et prit
en toute hâte le chemin des appartements seigneuriaux.
— Il paraît qu'Abu s'est échappé, chuchota Karin, dès que Fatima eut disparu.
Quelqu'un aurait soudoyé les gardes pour qu'ils le laissent s'enfuir. Soliman est
absolument hors de lui, si j'en crois ce que l'on me dit.
— Mais je pensais que la loyauté des gardes lui était acquise, répondit Eleanor,
la gorge nouée d'inquiétude. Est-ce qu'il court un danger, à votre avis ? Il doit
justement partir demain pour la chasse avec le calife et je... je suis censée
l'accompagner.
— Je sais. Il m'avait convoquée pour me faire part de sa décision de vous
emmener avec lui. C'est la raison pour laquelle je me trouvais là, lorsqu'on est
venu lui apprendre la nouvelle de la fuite d'Abu.
— Mais pourquoi l'aurait-on laissé prendre la clé des champs ? demanda la
jeune fille, manifestement interloquée. Milord aurait-il des ennemis céans ?
— Il y a toujours des intrigues et de mesquines jalousies dans un palais. Soliman
est le fils préféré du calife, mais il n'est pas son seul enfant. Abu lui-même est
son demi-frère.
La surprise d'Eleanor ne connut plus de bornes à cette précision.
— Abu, le frère de milord ?
Karin confirma d'un hochement de tête.
— Sa mère n'a jamais été une favorite, expliqua-t-elle, aussi l'enfant a-t-il été
traité comme un serviteur ordinaire, ce qu'il a toujours ressenti comme une
injustice. Si Soliman venait à disparaître, le calife devrait alors choisir un autre
héritier.
— Mais ce ne pourrait être Abu, de toute façon, objecta la jeune fille. Le calife
doit vouloir des petits-fils pour perpétuer sa lignée, je suppose.
— En tant qu'eunuque, Abu n'a aucune chance de remplacer Soliman, c'est vrai.
Mais quelqu'un d'autre a pu lui promettre la liberté et la richesse s'il le
débarrasse de l'actuel héritier, qui sait ? Ce n'est pas inconcevable, en tout cas.
Eleanor sentit un frisson glacé lui parcourir l'échiné à ces mots.
— J'ai vu dans son horoscope qu'il allait courir un grand danger. Le ciel le
protège ! Tant de choses peuvent survenir pendant un voyage...
— Vous devrez veiller sur lui et ouvrir l'œil, Eleanor. Soliman est un homme de
bien, mais s'il lui arrivait quoi que ce soit, le nouvel héritier n'hésiterait pas à
mettre à mort toutes les femmes de son prédécesseur. C'est, hélas, une pratique
courante lorsqu'un homme décède...
— Vous ne dites pas cela sérieusement ? s'écria Eleanor, horrifiée.
Mais Karin hocha gravement la tête.
— Il arrive parfois que le nouveau maître ait pitié des malheureuses et les
épargne, en leur permettant de retourner dans leur famille. Mais ce n'est pas
toujours le cas.
— Quelle affreuse coutume ! Je ne puis croire qu'un homme soit cruel à ce
point.
— Vous avez eu beaucoup de chance d'être achetée par un maître magnanime,
assura Karin. Ailleurs, vous auriez certainement été traitée avec moins de
mansuétude. Dans bien des foyers, vous auriez été fouettée pour votre
opiniâtreté.
— Ne répétez pas aux autres femmes ce que vous venez de me dire, Karin, je
vous en supplie. Anastasia serait si bouleversée...
— Bien sûr. Si je vous en ai parlé, c'est parce que, en tant que future épouse du
maître, il m'a semblé que vous deviez être avertie du danger. Abu ne vous aime
pas et Dieu sait qu'il est capable de se réserver le plaisir de vous châtier lui-
même.
Eleanor ferma les paupières un instant, tandis qu'une nausée lui tordait
l'estomac. Karin avait raison, et elle n'osait même pas imaginer le sort qui
l'attendait, si elle tombait entre les mains du cruel eunuque qui la croyait
responsable de sa disgrâce et ne devait songer qu'à se venger d'elle...

Littéralement hors de lui, Soliman arpentait son antichambre, furieux contre lui-
même. Au nom du ciel, pourquoi n'avait-il pas tué cet Abu lorsqu'il en avait eu
l'occasion ! Avec tous les forfaits qu'il avait commis, l'homme avait dix fois
mérité de mourir, et Soliman le Magnifique avait mis à mort ses propres fils
pour bien moins que cela.
La vérité, c'était qu'il s'était senti un peu coupable d'avoir été si favorisé par le
sort, alors qu'Abu, son demi-frère, avait été traité avec beaucoup moins de
clémence. Mais après tout, nul n'avait obligé le misérable à se faire eunuque.
Soliman savait que, pour sa part, il aurait préféré cent fois les galères que de
subir cette mutilation, quels que fussent les avantages qu'il aurait pu ensuite en
tirer.
Aussi cruelle qu'elle fût, l'ablation était souvent pratiquée sur les enfants mâles
des concubines, afin de limiter ensuite les conflits qui ne manquaient pas
d'éclater entre frères, dès lors que la succession d'un homme d'importance était
en jeu. Le calife Bakhar avait choisi pour héritier, comme il se devait, le fils de
son épouse favorite. Mais sa progéniture mâle ne se limitait pas à Soliman, dont
deux frères au moins, épargnés par le bistouri du chirurgien, n'auraient pas
demandé mieux que d'usurper sa place.
C'était pour cette raison que Soliman ne transgressait jamais le vœu de son père,
qui souhaitait le garder le plus possible auprès de lui. Le calife avait beau être
encore en pleine santé, il n'en était pas moins un homme vieillissant, qui risquait
fort de voir son pouvoir contesté par ses propres enfants. Aucune trahison n'était
à craindre tant que les janissaires demeuraient loyaux à Soliman. Mais quelques-
uns d'entre eux semblaient s'être retournés contre lui, trahison qui lui poignait
d'autant plus le cœur qu'il les avait tous considérés comme ses amis. Quelqu'un,
de toute évidence, les avait payés pour les pousser à ce retournement d'attitude.
Se pouvait-il que ce fût Fatima ? Les rumeurs qui couraient sur elle n'avaient pas
été sans parvenir à ses oreilles. D'après ses informateurs, la pulpeuse beauté était
de mèche avec Abu dans l'affaire des femmes enlevées et vendues au marché
aux esclaves. D'autres bruits couraient sur son compte, encore plus graves, si
bien qu'il se demandait jusqu'où avait pu aller la trahison de la favorite. Etait-
elle allée jusqu'à soudoyer les janissaires pour assurer la fuite de son complice ?
Il entendit à cet instant un froufrou soyeux s'élever derrière lui et se retourna
pour voir l'intéressée pénétrer dans la pièce. Selon son habitude, elle se jeta à ses
genoux et leva vers lui son ravissant visage éclairé par un sourire presque
arrogant, comme si elle s'attendait à ce qu'il la conduisît immédiatement dans sa
chambre à coucher. N'avait-elle pas compris qu'il ne la désirait plus le moins du
monde ?
D'un regard distant, il examina la plantureuse jeune femme prosternée devant lui
et dut faire un effort pour maîtriser la répulsion qui menaçait de s'emparer de lui
à cette vue. Elle était belle, certes, mais si désagréablement fausse et sûre d'elle à
la fois... Comment n'avait-il pas lu plus tôt dans son jeu ? Il fallait vraiment que
le désir l'eût aveuglé pour qu'il se laissât prendre si longtemps à ses simagrées !
Mais en attendant de la percer à jour, il devait se montrer prudent et ne pas
laisser la colère lui dicter des actes inconsidérés.
Après tout, Fatima était jalousée des autres femmes du harem et il n'était pas
impossible que les bruits qui couraient sur elle ne soient que pure et simple
calomnie. Dans le doute, la prudence s'imposait, s'il ne voulait pas commettre
une injustice dont il aurait à se repentir toute sa vie.
— Venez vous asseoir, Fatima, j'ai quelques questions à vous poser...

Chapitre 8

— Il faut éliminer à la fois Soliman et le calife, déclara Abu, une lueur cruelle
dans les yeux. Si l'un des deux survivait, il ne manquerait pas de venger l'autre,
et ce serait notre perte. Notre seule chance de les occire tous deux est de les
prendre par surprise. Cette partie de chasse vient à point nommé et c'est une
occasion à ne pas manquer.
D'un regard, il s'assura de l'assentiment de ses compagnons : Hasan, le second
fils du calife, quatre de ses sbires, et deux janissaires de Soliman, soudoyés pour
se joindre aux conjurés.
A vrai dire, Abu n'était pas absolument certain de la loyauté de ces derniers, bien
qu'ils eussent visiblement peur de lui. Tous deux avaient en effet couché avec
Fatima, ce qui signifiait qu'ils seraient mis à mort si ce crime était découvert, et
Abu les tenait ainsi. La favorite de Soliman était une amoureuse insatiable, et il
n'avait pas eu de peine à la convaincre de récompenser ces deux-là en nature,
après qu'ils eurent prêté la main à l'enlèvement de l'une des femmes du harem.
— Nous ne leur ferons pas de quartier, n'ayez crainte, affirma Hasan, les lèvres
retroussées par un rictus. Et lorsqu'ils seront morts, je prendrai la place de mon
père. Quant à vous, Abu, vous serez mon principal conseiller. Je vous laisserai
disposer comme bon vous semble des concubines de Soliman.
Abu hocha la tête, satisfait. En tant qu'eunuque, il ne pouvait prétendre à
succéder lui-même au calife, mais il n'aurait aucun mal à manipuler le stupide
Hasan et à gouverner le palais par personne interposée. De douces images
défilèrent dans sa tête à cette seule idée et il se pourlécha d'avance à l'idée du
pouvoir qu'il n'allait pas tarder à détenir.
— Je vous rendrai plus riche et puissant que ne l'a jamais été votre père, promit-
il. Tout ce que je vous demande, c'est de bien jouer votre rôle, Hasan. Dans deux
jours, ce sera vous le calife, je vous en fais le serment.
Le visage d'Hasan s'illumina à ces mots. Il avait toujours détesté son frère aîné, à
qui leur père accordait toute sa préférence, et il buvait les paroles d'Abu comme
du petit lait.
— Oui, oui, murmura-t-il d'un air béat. Et après cela, je réglerai le sort de tous
mes ennemis...

— Pourquoi me racontez-vous cela, Bayezid ? interrogea Soliman, qui


dévisageait son plus jeune frère avec méfiance. Je sais que vous n'aimez pas
Hasan, mais est-ce une raison pour le calomnier ? Peut-être ne cherchez-vous
qu'à lui attirer des ennuis...
Bayezid haussa les épaules à cette insinuation.
— Je ne peux pas vous obliger à me croire, évidemment. Tout ce que je peux
vous dire, c'est que j'ai vu Hasan et Abu converser ensemble. Ils se croyaient
cachés à la vue de tous, mais je les ai surpris derrière les écuries des janissaires
et j'ai entendu une partie de leur échange. Je n'ai pas tout compris, mais il
semblerait qu'ils aient l'intention de vous tuer, ainsi que notre père, pendant la
partie de chasse.
Le regard de Soliman se fit plus inquisiteur tandis qu'il questionnait :
— Et vous préféreriez que je ne sois pas tué ?
— S'ils s'en prennent à vous, il faudra aussi qu'ils éliminent notre père et je ne
voudrais pas qu'il lui arrive le moindre mal. C'est un homme juste et bon et
j'espère lui ressembler un jour. Mon ambition est de devenir quelqu'un de fiable
pour mériter le respect des autres et exercer un poste de responsabilité.
Soliman hocha la tête, quasiment convaincu. Bayezid détestait et jalousait
Hasan, mais c'était un jeune homme sérieux et il se sentait enclin à ajouter foi à
ses confidences. Ne savait-il pas déjà qu'Abu avait dû bénéficier de complicités
à l'intérieur même du palais ? Dieu savait pourquoi, il s'était imaginé que
l'eunuque avait pris la clé des champs aussitôt après avoir faussé compagnie aux
gardes, mais il n'en était rien, apparemment. Caché dans quelque réduit de
l'immense demeure, le renégat devait guetter dans l'ombre le moment favorable
pour commettre de nouveaux méfaits.
Mais que faire maintenant ? Il avait le choix entre deux possibilités. Ou il
ordonnait une enquête immédiate et une fouille méticuleuse des lieux afin de
dénicher les coupables, ou il les laissait mettre leurs plans à exécution, dans
l'espoir de les prendre la main dans le sac. La seconde solution lui plaisait
davantage, car elle lui permettrait de capturer tous les traîtres d'un seul coup de
filet.
— Merci de m'avoir averti, mon frère. Je suppose qu'il vous a fallu un certain
courage pour venir me parler. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour
vous récompenser ?
Mais Bayezid secoua la tête.
— J'ai déjà tout ce dont j'ai besoin, mon frère, merci. Tout ce que je souhaite,
c'est de poursuivre mes études en paix. Pour le reste, qu'Allah vous protège et
guide vos démarches.
— Qu'il soit avec vous également.
Songeur, Soliman regarda sortir son cadet, puis s'approcha de la fenêtre et
promena un regard distrait sur les jardins du harem, déjà enveloppés dans les
voiles de la ' nuit. Mieux valait, en fin de compte, ne pas donner tout de . suite
l'éveil aux conspirateurs, décida-t-il après quelques I instants de réflexion. Le
voyage du lendemain aurait donc lieu comme prévu... à ceci près qu'il lui fallait
renoncer à emmener Eleanor. Sa présence au camp ne ferait que le | gêner vu les
circonstances, car elle pouvait se trouver en danger et il n'aurait pas le temps de
veiller sur elle comme il l'aurait fallu. Si Bayezid ne s'était pas trompé, il allait
lui falloir jouer serré et concentrer toute son attention f pour déjouer les plans de
ses ennemis.
Eleanor serait déçue, il en était bien conscient, surtout qu'il était trop tard pour la
convoquer et lui expliquer de vive voix la situation. Les femmes du harem
devaient déjà dormir, et il n'aurait pas été judicieux d'alerter les conjurés par une
démarche insolite.
Non, il lui fallait agir comme si de rien n'était, dût la jeune fille lui en vouloir de
son manque de parole.

— Voulez-vous dire que je n'accompagnerai pas lord Soliman dans son voyage ?
interrogea Eleanor, profondément affectée par la nouvelle.
Depuis la veille, la perspective de cette petite expédition l'enchantait
littéralement, et sa déception n'en était que plus cuisante.
— Mais pourquoi ? reprit-elle d'une voix encore incrédule. Ai-je fait quelque
chose qui ait déplu à milord ?
Karin haussa les épaules, visiblement soucieuse.
— Je ne sais pas, Eleanor, et je suis vraiment désolée pour vous. Lord Soliman
m'a fait dire ce matin par un messager qu'il avait changé d'avis et préférait que
vous restiez au harem.
— Changé d'avis, n'est-ce pas ? répéta la jeune fille, le regard fulgurant de
colère.
Et bien entendu, il n'avait même pas jugé bon de la faire venir pour lui expliquer
en face les raisons de ce revirement. Un petit mot au dernier moment, sans la
moindre formule d'excuse ou de regret... On ne pouvait être plus cavalier !
— Ainsi, c'est un homme qui n'a pas de parole, reprit-elle d'une voix sifflant de
mépris. J'aurais dû m'en douter, après tout.
Karin fronça les sourcils à ces mots.
— Vous ne devriez pas parler ainsi de lord Soliman. Si vos propos lui étaient
rapportés, vous pourriez être sévèrement fouettée pour votre irrévérence. Vous
êtes désappointée, je le comprends fort bien. Mais je suis sûre qu'il a ses raisons
pour ne pas vous emmener.
Mais Eleanor écoutait à peine, trop ulcérée pour entendre la voix de la raison. En
fait, sa colère était presque autant dirigée contre elle-même que contre Soliman.
Quelle sotte elle avait été de lui faire confiance ! Il n'était après tout qu'un
Barbare, comme elle l'avait d'abord pensé, et elle avait eu le plus grand tort
d'ajouter foi à ses promesses et à ses belles paroles. Mais on ne l'y reprendrait
plus et elle saurait désormais garder ses distances, se promit-elle fermement.
Son humeur était cependant des plus maussades lorsqu'elle descendit ce matin-là
au jardin, et la vue de Fatima qui se pavanait dans les allées ne fut pas pour
arranger les choses. La favorite affichait une expression satisfaite qui laissait
entendre qu'elle était rentrée en grâce auprès de son seigneur, et ce retour de
faveur avait ramené autour d'elle quelques flatteuses, empressées de lui faire
oublier qu'elles s'étaient détournées d'elle les jours précédents.
La nouvelle qu'Eleanor avait été exclue du voyage sembla confirmer cet état de
fait, et tout ce qu'elle obtint de ces dames fut quelques regards de pitié, parfois
de sincère commisération. Mais seules Anastasia, Elizabetta et Rosamunde
vinrent l'entourer dans sa disgrâce, pour lui prodiguer leurs encouragements en
toute amitié.
— Ne vous inquiétez pas trop, Eleanor, conseilla la première. Notre seigneur n'a
certainement pas renoncé à votre compagnie de gaîté de cœur. Il doit y avoir
une bonne raison à cela.
— Il vous emmènera une autre fois, voilà tout, renchérit la douce Elizabetta, qui
lui tapota gentiment la main pour la tirer de sa tristesse.
— Vous avez raison, bien sûr, murmura Eleanor avec un sourire contraint.
Mais sa feinte indifférence recouvrait une profonde blessure, et elle dut prendre
sur elle pour ne pas s'enfuir sur-le-champ ou éclater en sanglots, sous les regards
curieux des concubines. Tout plutôt que d'offrir à Fatima le spectacle de sa
douleur ! se promit-elle en serrant les dents.
Aussi s'obligea-t-elle à demeurer toute la journée avec ses compagnes, occupée à
jouer avec le singe ou converser avec le perroquet. Ce ne fut qu'en fin d'après-
midi qu'elle se retira enfin pour recopier les manuscrits que Soliman lui avait fait
envoyer. Dans sa détresse, ce travail était le bienvenu, mais même cette activité
ne parvint pas à lui faire oublier complètement son amère déconvenue. Quelle
folle elle avait été de baisser sa garde, ne fût-ce que pour un seul moment ! Il lui
faudrait être plus prudente à l'avenir, si elle ne voulait pas devenir comme toutes
ces concubines qui se disputaient les faveurs de leur seigneur et maître, et
passaient le plus clair de leur temps à attendre désespérément qu'il daignât enfin
les appeler auprès de lui.
— Jamais je ne m'abaisserai à cela ! se promit-elle, les mâchoires contractées
dans un héroïque effort de volonté.

L'attaque eut lieu pendant la première nuit, alors que tout dormait déjà dans le
camp. Ce jour-là, la partie de chasse s'était déroulée sans anicroche, et la petite
troupe avait même réussi à abattre un loup dans la vaste forêt qui dominait le
Bosphore.
Bien qu'il feignît la plus totale insouciance, Soliman avait donné des instructions
précises à ses espions, dont la mission consistait à ne pas perdre un seul instant
de vue Hasan et ses complices. Aussi avait-il été informé de l'imminence de
l'événement et se tenait-il sur ses gardes, prêt à toute éventualité.
Il était un peu plus de minuit, lorsque la lame d'un poignard fendit avec un
crissement sec l'étoffe de sa tente. Tapi dans un coin, Soliman vit une massive
silhouette ramper vers la couche où il était censé dormir. Parvenu près de la
natte, l'homme se redressa, et d'un geste terrible, enfonça sa dague dans le ballot
de paille que le jeune homme avait disposé sous les couvertures, pour simuler la
présence d'un corps humain.
— Meurs, chien ! s'écria une voix familière, dont les accents bien connus
trahirent l'identité de l'assassin.
— Pas de chance, Abu. Votre vue faiblit, décidément...
L'eunuque à ce commentaire se retourna d'un bond, la lame au poing, tandis que
Soliman sortait de l'ombre et s'avançait vers lui.
— Vous voilà... vivant..., glapit le meurtrier. Par le ciel, vous n'en réchapperez
pas, je le jure.
Et tournant la tête vers la portière de toile, il appela à la rescousse les gardes
qu'il avait postés à l'extérieur pour lui prêter main-forte en cas de besoin :
— A moi, les gars, j'ai besoin de vous !
Seul le silence répondit à son appel. Constatant que l'affaire était mal engagée,
les deux hommes avaient tout bonnement pris la poudre d'escampette, anxieux
d'échapper aux représailles qui ne manqueraient pas de s'abattre sur eux,
maintenant que le plan d'Abu avait échoué.
Profitant de l'inattention de son demi-frère, Soliman se jeta sur lui et lui tordit
violemment le bras pour l'obliger à lâcher son arme. Avec un cri de douleur,
l'eunuque laissa tomber sa dague sur le sol et s'affala lui-même sur les genoux,
déstabilisé par la promptitude et la précision de la riposte. Il avait beau savoir
que Soliman était un remarquable lutteur, il avait sous-estimé la rapidité de ses
réflexes.
— Tuez-moi donc ! glapit-il de sa voix de fausset. Je suppose que vous ne me
ferez pas de quartier cette fois.
Soliman le dévisagea froidement, à la lueur bleuâtre du clair de lune qui éclairait
la tente.
—Vous avez fait une erreur en vous liant à Hasan, déclara-t-il d'une voix
glaciale. Si vous vous étiez contenté de vous en prendre à ma personne, je m'en
serais tenu à ma décision première de vous envoyer aux galères. Mais vous avez
projeté de lever la main sur notre père, et c'est là un crime impardonnable, pour
lequel il n'existe qu'un seul châtiment.
Et élevant la voix en direction de la portière :
— Emmenez-le maintenant !
Obéissant à l'appel, trois gardes armés jusqu'aux dents pénétrèrent dans le
pavillon de toile et s'emparèrent d'Abu, qu'ils traînèrent dehors malgré ses cris et
ses contorsions désespérées. Le misérable ne savait que trop quelle terrible fin
l'attendait, et l'espace de quelques secondes, Soliman faillit avoir pitié de lui.
Mais il se reprit aussitôt, impuissant à épargner à Abu le supplice qu'il était
appelé à subir, quand bien même il l'aurait voulu. Non seulement l'eunuque avait
fomenté un parricide, mais il avait voulu attenter à la vie d'un calife, un acte de
haute trahison pour la justice de l'empire ottoman.
— Et mon père ? demanda anxieusement Soliman, comme un quatrième garde
pénétrait dans la tente. Va-t-il bien, au moins ?
— Nous avons suivi vos instructions à la lettre, seigneur. J'ai pris la place du
calife, tandis que mes hommes se dissimulaient dans sa tente. Lorsque les
assassins se sont approchés du lit, nous nous sommes jetés sur eux et ils ont tous
été capturés.
— Très bien. Je vous laisse le soin de disposer d'eux, Omar. Vous serez le bras
de la justice. Merci encore de votre loyauté et de celle de vos hommes.
— Les deux hommes qui ont partagé la couche de Fatima ont aussi été arrêtés,
Seigneur. Que dois-je faire d'eux ?
— Ils ont avoué leur crime et ce sont eux qui m'ont dévoilé les détails du
complot. A ce titre, ils ont droit à une certaine indulgence. Leur châtiment
n'excédera pas deux ans de galère. Après cela, ils seront libres d'aller se faire
pendre ailleurs.
— Voilà une sentence des plus équitables, Seigneur, répondit Omar, qui inclina
le buste avec respect. Mais votre frère Hasan ?
— Mon père s'est-il exprimé à ce sujet ?
— Il nous a seulement dit qu'il s'en remettait à votre jugement et que c'était à
vous de décider si Hasan devait être épargné.
Quoi qu'il lui en coûtât, Soliman secoua négativement la tête
— Je ne puis lui accorder la vie sauve. Si je le faisais, il ne manquerait pas de
comploter de nouveau et trouverait encore le moyen de recruter des partisans.
Jamais mon père ni moi ne serions en sécurité. Exécutez-le, mais sans lui faire
subir la moindre torture au préalable. Passez-le seulement au fil de l'épée.
— Il en sera fait selon vos instructions, Seigneur. Je ne peux que m'incliner
devant la sagesse de votre jugement.
Soliman hocha la tête, mais ne prononça plus un mot, tandis que le capitaine des
gardes quittait la tente pour mettre ses ordres à exécution. En vérité, jamais il ne
s'était senti aussi terriblement seul qu'en cet instant. Incapable d'ordonner lui-
même la mise à mort de son second fils, le calife lui avait délégué cette
responsabilité. Soliman ne s'était pas dérobé à son devoir, mais quelle affreuse
obligation ! Jamais de sa vie il n'avait autant ressenti la cruauté du monde dans
lequel il vivait.
Cherchant un réconfort dans la contemplation des étoiles, il alla soulever la
portière et leva les yeux vers le firmament. Etait-ce les mêmes astres qui
scintillaient en ce moment au-dessus de la lointaine Angleterre ? Les Iles
Britanniques, le pays de sa mère... Les lois étaient-elles moins inflexibles là-bas,
les gens plus policés et moins prompts à la trahison ? Il en doutait, à la façon
dont Eleanor et son père avaient dû fuir les foudres de la reine, pour la seule
raison qu'ils ne pratiquaient pas la même foi que Mary Tudor, surnommée la
Sanglante...
Si seulement les hommes pouvaient apprendre un jour à vivre dans l'harmonie et
la tolérance réciproques ! Mais ce ne serait sûrement pas de son vivant, soupira-
t-il avec un regain de réalisme. Saidi Kasim l'avait trop bien éduqué, en somme.
Nourri de ses leçons de philosophie, il était maintenant assailli de doutes qui ne
convenaient guère au fils d'un calife...
« Oh, Eleanor, que n'êtes-vous là en ce moment ! songea-t-il avec un poignant
regret. Couchée près de moi, dans la tiédeur de ma tente, vous auriez tôt fait de
chasser les démons de la nuit... »
Assise à même le sol sur un pouf brodé, Anastasia pinçait les cordes de sa
balalaïka, tandis qu'Elizabetta donnait à Eleanor sa première leçon de danse
orientale. Claquant dans ses mains pour marquer la cadence, la jeune Espagnole
tâchait de lui apprendre à bouger les hanches de façon suggestive, au milieu d'un
petit cercle de concubines intéressées par l'intermède.
— Oui, c'est cela. Vous commencez à saisir le mouvement. Mais il faut y mettre
un peu plus de sensualité. Imaginez que vous dansez devant votre amoureux,
pour l'inciter à vous prendre dans ses bras et à vous prodiguer ses caresses...
Eleanor, épuisée, se laissa tomber sur un divan, où elle fut prise d'un irrésistible
accès d'hilarité.
— Je n'y arriverai jamais, déclara-t-elle enfin en s'essuyant les yeux. Vous faites
cela avec tant de naturel, Elizabetta. Comment pourrai-je jamais vous imiter ?
— C'est parce que vous n'avez jamais appris, voilà tout. Mais cela viendra avec
la pratique.
— Je vais vous montrer comment il faut danser, intervint tout à coup Fatima, qui
observait la scène depuis un instant, immobile dans l'encadrement de la porte.
Eleanor tressaillit au son de cette voix impérieuse et se demanda depuis
combien de temps la favorite était postée là, à les épier.
— Avec plaisir, Fatima, n'en répondit-elle pas moins avec toute l'amabilité
voulue. J'ai entendu vanter vos talents de danseuse et je suis impatiente de vous
admirer.
Fatima s'avança au milieu de la pièce, non sans avoir ordonné à Anastasia de
cesser de jouer. — Je n'ai pas besoin d'accompagnement, assura-t-elle avec
dédain. La musique est dans ma tête.
Pendant quelques instants, elle se tint immobile au centre de la salle, les yeux
fermés et la tête inclinée, comme absorbée dans une concentration profonde.
Puis elle se redressa, un sourire de séduction sur ses lèvres purpurines et se mit à
onduler des hanches d'un mouvement si sensuel et gracieux à la fois que toutes
les assistantes se turent, littéralement envoûtées par le spectacle.
Eleanor, qui avait déjà vu danser d'autres femmes depuis qu'elle était au harem,
dut s'avouer qu'elle n'avait jamais assisté à une démonstration aussi parfaite, où
la précision des gestes le disputait à l'incomparable séduction des attitudes. De
toute évidence, Fatima était une véritable artiste en son genre, et lorsqu'elle se
prosterna enfin sur le sol, les bras étendus devant elle, ce fut avec une sincère
admiration qu'Eleanor applaudit la prestation. « Inutile de
se demander comment Fatima avait pu charmer Soliman, songea-t-elle avec un
pincement au cœur. Quel homme aurait pu résister à une telle magie ? »
— C'était magnifique, déclara-t-elle avec conviction. Je n'ai jamais vu personne
danser ainsi, Fatima, et je ne pourrai jamais vous disputer la palme, même si je
m'entraînais pendant des années.
Les yeux de la favorite s'assombrirent d'un évident mépris.
— C'est bien pourquoi vous ne retiendrez pas longtemps l'attention de lord
Soliman, prédit-elle avec toute la malveillance dont elle était capable. Peut-être
vous trouvera-t-il amusante un temps. Mais cela ne durera pas, et il m'enverra de
nouveau chercher lorsqu'il sera fatigué de vous.
Eleanor s'abstint de répliquer, mais dans le fond de son cœur, elle craignait que
Fatima n'eût raison. Soliman avait paru s'intéresser à elle, mais comment
pouvait-elle espérer que ce caprice se transformât en un durable attachement,
quand il avait à sa disposition toutes les autres femmes du harem ? Fatima était
ravissante, mais Rosamunde était délicieuse aussi dans son genre, comme tant
de ses compagnes. La lutte, dans ces conditions, était perdue d'avance. Si
Soliman devait s'attacher à l'une d'entre elles, ce serait à Fatima, qui outre la
beauté de son visage et de son corps, pouvait compter sur la perfection de sa
danse pour séduire le seigneur du harem.
Attristée par ces douloureuses pensées, elle tressaillit lorsque Karin fendit le
petit groupe pour s'approcher d'elle, la mine sérieuse.
— Milord requiert votre présence, Eleanor. Il vous demande de vous rendre sur-
le-champ dans ses appartements.
La jeune fille était sur le point d'obtempérer, quand la fierté reprit brusquement
le dessus en elle et lui fit redresser le menton. Pour qui se prenait cet homme, au
nom du ciel ?
Elle n'était pas son esclave pour obéir ainsi au moindre claquement de ses
doigts, surtout après le manque d'égards dont il avait fait preuve envers elle.
— Vous remercierez milord de son invitation, Karin, mais je ne puis y donner
suite pour l'instant. Je souffre d'une terrible migraine.
Karin la dévisagea, ébahie.
— Refusez-vous d'obéir aux ordres de votre maître ?
Eleanor haussa les sourcils.
— J'avais cru comprendre qu'il s'agissait seulement d'une requête.
— Milord a dit qu'il vous demandait de vous rendre tout de suite auprès de lui.
— Il a demandé ? Alors, c'est bien d'une prière qu'il s'agit et je me sens
parfaitement autorisée à différer ma visite. Exprimez-lui tous mes regrets et
dites-lui que je vais passer le reste de la journée étendue dans ma chambre.
— Mais vous dansiez il y a quelques minutes !
— C'est bien pourquoi j'ai maintenant mal à la tête, assura tranquillement la
jeune fille. Excusez-moi, maintenant, mais je vais regagner mon appartement. Je
suis sûre que milord comprendra parfaitement.
Elle se leva sur ces mots et sortit de la salle, sous le regard médusé de ses
compagnes. Effrayée et admirative à la fois, Anastasia résuma leur sentiment à
toutes en murmurant :
— Le ciel lui vienne en aide, mais je crains qu'elle ne soit allée trop loin cette
fois. Le maître va être furieux et elle n'échappera pas au fouet pour son
insolence !
— Pardonnez-moi, milord, murmura Karin, qui osait à peine lever les yeux sur
son interlocuteur. Miss Eleanor a la migraine et s'est couchée. Elle vous
demande de bien vouloir l'excuser.
Soliman enveloppa sa belle-mère d'un regard sagace et comprit instantanément
les raisons de sa nervosité. De toute évidence, Eleanor n'était pas réellement
malade. Elle boudait, voilà tout !
— Hum... J'espère qu'elle n'est pas sérieusement indisposée. Ne pensez-vous pas
que je devrais lui envoyer mon médecin ?
— Oh, je... je ne crois pas que ce soit nécessaire, milord. C'est seulement un
léger mal de tête, qui devrait vite se dissiper avec un peu de repos.
— Tout de même, je ne voudrais pas être taxé de négligence à son égard, insista
Soliman, dont le regard pétillait maintenant de malice. Retournez auprès d'elle et
dites-lui que je vais lui envoyer mon docteur. Peut-être une bonne saignée ou
une application de sangsues la remettront-ils d'aplomb.
— Comme il vous plaira, milord.
Tandis que Karin regagnait en hâte le harem, Soliman examina la petite pendule
d'argent finement ciselée dont il venait de faire l'acquisition. C'était un délicieux
joyau qu'il destinait à sa future épouse, mais il n'était pas question d'offrir quoi
que ce soit à Eleanor tant qu'elle se montrait d'humeur aussi revêche.
En fait, il ne nourrissait pas le moindre doute sur la cause réelle de cette
soudaine migraine. De toute évidence, la jeune Anglaise lui en voulait de ne pas
l'avoir emmenée avec lui comme il l'avait promis et elle lui faisait payer cette
défection à sa manière. Son acte d'insubordination aurait dû susciter sa colère,
mais Dieu savait pour quelle raison, il se sentait plutôt amusé par cette nouvelle
incartade. Comment allait réagir la petite rebelle, lorsque Karin lui transmettrait
son message ?
Cette question ne tarda pas à trouver sa réponse. Il n'y avait même pas dix
minutes que l'épouse du calife s'était éclipsée quand un coup léger retentit à la
porte. Occupé à examiner des manuscrits disposés sur une table, Soliman n'eut
pas besoin de se retourner pour identifier la visiteuse, qu'il reconnut
immédiatement à son parfum. Seule à dédaigner les lourdes fragrances dont
usaient les autres femmes du harem, Eleanor exhalait une odeur bien à elle, un
mélange de verveine et d'iris qu'il aurait reconnu entre mille.
— Je suis heureux de constater que vous allez mieux, déclara-t-il en pivotant sur
les talons. Il aurait été bien dommage d'abîmer votre peau en vous appliquant
des sangsues, mais on dit qu'elles sont souveraines contre la migraine.
— Je n'ai besoin ni de sangsues, ni de saignée, milord.
— Non, je m'en doute. Vous souffrez tout bonnement d'un accès de mauvaise
humeur, n'est-ce pas ? De toute évidence, vous n'avez pas apprécié mon manque
de parole, et vous me le faites sentir à votre manière. Savez-vous qu'il n'est pas
bien de bouder ainsi ?
Eleanor, rougit, honteuse d'être morigénée comme une enfant capricieuse.
— Je ne m'en serais pas offusquée si vous aviez eu la courtoisie de m'en
informer vous-même, milord. Mais vous avez agi de façon si cavalière...
— Je le reconnais volontiers, et je vous demande de bien vouloir m'en excuser.
Jamais il n'a été dans mes intentions de vous blesser, vous pouvez me croire.
J'aurais agi différemment si j'avais eu le choix.
Eleanor l'examina un instant, partagée entre le désir de le croire et une
instinctive méfiance qui l'empêchait de rendre les armes, de crainte de se
retrouver à sa merci.
— Evidemment, je suis une femme et donc une créature inférieure à vos yeux...,
marmonna-t-elle.
Soliman fronça les sourcils à cette déclaration.
— Vous ai-je jamais donné l'impression que je vous considérais ainsi, Eleanor ?
Je croyais vous avoir suffisamment montré que j'admirais votre intelligence et
votre esprit d'indépendance. Il faut convenir que peu de personnes au palais
osent défier le règlement comme vous le faites sans la moindre vergogne,
milady.
— Je ne..., commença la jeune fille.
Mais elle s'arrêta net, déconcertée par la profonde tristesse qu'elle lut dans le
regard de Soliman. Qu'est-ce qui avait pu lui arriver depuis leur dernière
entrevue pour qu'il eût l'air si préoccupé et malheureux ?
— Il est vrai que vous m'avez toujours traitée avec respect, admit-elle. Sans
doute est-ce ma propre peur qui m'a poussée à vous tenir de tels propos. Je
crains de donner trop de moi-même, voyez-vous.
— Oui, j'ai bien senti cela, acquiesça Soliman, pensif. Mais je ne comprends pas
la raison de cette réticence. Quelqu'un vous aurait-il déjà blessée, milady ?
— Non, pas comme vous le croyez. Mais j'avais autrefois une cousine à laquelle
j'étais très attachée et que l'on a mariée contre son gré. La pauvre Mary a pleuré
dans mes bras toute la nuit qui a précédé son mariage, et le souvenir de sa
détresse me hante encore. Mais sans remonter si loin dans le passé, n'ai-je pas
sous les yeux le spectacle de vos concubines, qui passent leur temps à se languir
et à espérer un regard de vous ? Je ne veux pas devenir comme elles, Dieu m'en
préserve.
La réponse de Soliman la laissa d'abord sans voix.
— Si je prends une épouse, je rendrai leur liberté aux concubines. J'ai fini par
me rendre à vos raisons, voyez-vous. Il n'est pas bien de laisser toutes ces jeunes
femmes passer leur temps à attendre de moi un signe qu'elles ne recevront
jamais.
— Vous les libéreriez vraiment ? s'enquit Eleanor, encore incrédule. Mais c'est
contraire à vos coutumes ! Ne trouvera-t-on pas étrange que...
— Qu'importe ? interrompit-il avec impatience. Je me soucie peu de l'opinion
des autres.
— Mais certaines des concubines n'ont plus de foyer, milord. Si vous les
renvoyez, il leur faudra se vendre comme esclaves pour survivre.
— Peut-être pourra-t-on leur arranger des mariages, j'en parlerai à Karin. Mais
celles qui le souhaiteront pourront rester, bien entendu... si elles acceptent de
devenir les suivantes et les amies de mon épouse. Quelles sont celles qui sont
susceptibles de jouer ce rôle, à votre avis ?
Eleanor déglutit, le cœur battant à se rompre.
— Ce n'est pas à moi, mais à votre future épouse de le dire, ne croyez-vous pas ?
— Voyons, Eleanor, cessez ce jeu ! Vous savez fort bien à quoi vous en tenir sur
l'identité de celle que je souhaite épouser...
— Je croyais le savoir, mais j'ai pensé que vous aviez changé d'avis... comme
pour la partie de chasse !
— Il est certain que vous avez l'art de me faire sortir de mes gonds, mais malgré
cela, je continue à penser que vous êtes très exactement la femme que mon cœur
désire. Oh, je connais vos défauts, qui sont légion... Mais je crois tout de même
que vous êtes susceptible d'améliorer vos manières avec le temps.
Prête à céder à l'émotion un instant plus tôt, Eleanor était maintenant remontée
sur ses grands chevaux.
— Dans mon pays, un gentleman ne se permet pas de faire la leçon à la dame
qu'il courtise ! lança-t-elle avec aigreur.
Soliman haussa les sourcils, railleur.
— Courtiser ? Vous vous attendez donc à ce que le fils du calife Bakhar vous
conte fleurette ?
Et d'ajouter avec un clin d'œil malicieux :
— Qu'attendez-vous de moi ? Que je me jette à vos genoux pour vous déclarer
ma flamme et vous supplie de m'accorder votre main ?
Eleanor haussa les épaules.
— Bien sûr que non. Mais il est de coutume en pareil cas de demander et non
d'imposer. En d'autres mots, vous pourriez au moins vous inquiéter de savoir si
je suis d'accord pour vous épouser.
— Si je vous le demande, j'ai neuf chances sur dix d'essuyer un refus, rétorqua
Soliman, réaliste.
— C'est vrai, murmura la jeune fille, bien qu'elle eût conscience de mentir, au
moins en partie.
Il était loin, le temps où elle n'aspirait qu'à quitter le harem pour retrouver sa
liberté et sa famille ! Soliman Bakhar avait su depuis lors toucher son cœur,
peut-être plus profondément qu'elle ne souhaitait l'admettre.
— En ce cas, mieux vaut pour nous deux que je ne vous laisse pas le choix,
murmura le jeune homme avec un étrange regard. Allez donc dans la chambre,
milady, et veuillez revêtir les habits que vous trouverez sur le divan.
Etonnée par cet ordre insolite, Eleanor le dévisagea avec appréhension.
— Que... Quelle sorte de vêtements ? Je ne comprends pas.
Les sourcils noirs de Soliman se froncèrent exagérément.
— Voulez-vous que je me charge de vous déshabiller ? demanda-t-il d'un ton de
plaisante menace.
La question eut l'effet escompté. Avec un petit cri de frayeur, Eleanor s'enfuit
vers la chambre, les joues cramoisies de confusion. Au nom du ciel, que
mijotait-il encore ? Quelque nouvelle malice, si elle en jugeait par l'éclat
inhabituel de son regard...
Son étonnement ne connut plus de bornes, lorsqu'elle découvrit la tenue qui
l'attendait dans la pièce voisine. Au lieu des gazes et des voiles transparents
qu'elle imaginait déjà avec effroi, ce fut une tenue de jeune écuyer qu'elle vit
étalée sur le divan, depuis les culottes serrées aux chevilles jusqu'au caftan gris
qui n'aurait pas détonné sur quelque lad, sommé d'escorter son maître dans un
voyage à cheval. Elle enroulait tant bien que mal le turban de cotonnade blanche
qui complétait ce costume, lorsque Soliman pénétra dans la pièce.
— Vous faites un adorable garçon d'écurie, déclara-t-il, après l'avoir enveloppée
toute d'un regard admiratif. Laissez-moi vous aider avec la coiffure. Il ne faut
pas qu'une seule mèche de vos cheveux dépasse, ce serait vous trahir.
— Pourquoi m'habiller en homme, milord ? Je ne comprends pas...
— Ne m'avez-vous pas dit que vous aimiez chevaucher ? J'ai pensé que nous
pourrions faire une petite partie de chasse au faucon et emmener Shéhérazade
avec nous. Les plus fiables de mes gardes nous attendent au portail. Nous allons
sortir par mes jardins privés, de façon à ce que personne ne découvre notre petite
escapade. Ce sera un secret entre vous et moi.
Le visage d'Eleanor s'illumina d'un radieux sourire.
— Quelle magnifique surprise, milord ! C'est certainement ce qui pouvait me
faire le plus de plaisir...
— Vous m'en voyez ravi. Croyez-moi, j'ai été aussi déçu que vous de ne pouvoir
vous emmener à la partie de chasse, l'autre jour.
Eleanor faillit lui demander pourquoi il avait changé d'avis à la dernière minute,
mais il n'était plus temps. Après l'avoir hâtivement aidée à fixer le turban et
enrouler l'écharpe autour de son menton, Soliman l'escorta dans le jardin, où il
déverrouilla une porte qui donnait sur une petite cour. Là les attendaient trois
janissaires, tenant par la bride des montures sellées et harnachées. Vêtue en
homme, Eleanor fut obligée de se hisser à califourchon sur sa jument. Mais Dieu
merci, son père lui avait enseigné à chevaucher ainsi lorsqu'elle était enfant, et
ce fut avec une évidente satisfaction que Soliman la vit s'emparer des rênes, le
buste bien droit et les gestes assurés.
— Allons, en route ! ordonna-t-il, lorsqu'il eut enfourché lui-même son étalon,
un pur-sang arabe à la robe couleur d'ébène.
Et désignant d'un geste la cage de Shéhérazade, que tenait un serviteur, il ajouta
avec un sourire :
—Ma préférée a hâte de pouvoir déployer ses ailes. Elle est restée trop
longtemps enfermée ces derniers jours et je suis sûr qu'elle va s'en donner à
coeur joie.
« Exactement comme moi », faillit commenter Eleanor. Mais elle n'eut pas
besoin d'exprimer ses sentiments en paroles. Son visage radieux et ses yeux
étincelant de plaisir parlaient pour elle et Soliman, heureux de la voir ainsi, se
promit de chercher plus souvent à lui faire plaisir.

— N'est-elle pas la meilleure chasseresse du monde ? Fier des prouesses de


Shéhérazade, qui venait de ramener une nouvelle fois sa proie à terre, Soliman
remit le capuchon de cuir sur la tête de l'oiseau et se tourna vers sa compagne,
quêtant ses compliments.
— C'est vrai, milord. Notre partie de chasse aura été des plus réussies. J'ai tant
aimé cette sortie ! Le Bosphore est superbe dans cette lumière dorée. J'avais
oublié quelle griserie c'était de pouvoir ainsi chevaucher dans le vent.
— Je suis heureux que vous ayez apprécié cette journée. Mais il nous faut
retourner au palais, maintenant. Le soleil se couchera dans une heure, et je ne
veux pas prendre le risque de faire de mauvaises rencontres en votre compagnie.
Beaucoup de bandits errent dans ces collines au crépuscule, en quête de quelque
mauvais coup.
— Oui, bien sûr, soupira Eleanor, le cœur serré.
Un coup d'œil oblique à son compagnon la confirma dans le soupçon qu'il
partageait son regret et eût tout donné pour pouvoir s'élancer au galop vers
l'horizon, les cheveux dans la brise et le cœur débordant d'allégresse. A moins
que ce ne fût son imagination ? Mais non, elle commençait à bien connaître
Soliman et savait que c'était un homme à multiples facettes.
Après un retour sans histoires, les deux jeunes gens se retrouvèrent au palais,
comme les premières ombres de la nuit descendaient sur les jardins et les cours
de marbre rose. Tandis qu'un lad se chargeait de leurs montures, Soliman
ramena sa compagne dans son appartement, où elle endossa de nouveau les
vaporeux vêtements de mousseline brodée qu'elle portait au harem.
— Ne parlez à personne de notre petite expédition, recommanda Soliman,
comme elle s'apprêtait à retourner avec ses compagnes. Ces petites sorties seront
toujours un secret, que nous ne partagerons qu'avec quelques hommes de
confiance.
— Il en sera comme vous voudrez, milord. Mais pourquoi tant de mystère ?
Vous m'avez dit que vous méprisiez le qu'en-dira-t-on, et je suppose que vous
êtes libre d'agir comme bon vous semble.
— J'ai des ennemis au palais, expliqua Soliman, énigmatique. C'est pour cette
raison que je n'ai pu vous prendre avec moi l'autre jour, violant ainsi ma
promesse.
Eleanor, qui le sentait préoccupé depuis son retour de voyage, s'inquiéta de la
tristesse qui obscurcissait son regard.
— Ne voulez-vous pas m'en dire davantage, milord ? Pourquoi cette ombre dans
vos yeux ?
Soliman se tourna vers elle, hésitant. Mais le besoin de se confier l'emporta en
lui sur la méfiance.
— Pendant le voyage, j'ai dû ordonner l'exécution de mon demi-frère Hasan.
Abu et lui avaient projeté de nous assassiner, mon père et moi. Hasan voulait
prendre la place du calife, mais c'était une tête faible et c'est Abu qui aurait
exercé le pouvoir à travers lui. Je n'ai été prévenu du complot que quelques
heures avant de quitter le palais, et c'est pourquoi je n'ai pu vous emmener,
Eleanor. Votre présence m'aurait rendu plus vulnérable. Quant à vous prévenir,
je ne pouvais le faire sans risquer de donner l'éveil aux conjurés. Me comprenez-
vous à présent ?
La jeune fille hocha la tête, une expression de commisération dans le regard.
Condamner un demi-frère à mort était certainement une terrible action, à
laquelle un homme ne se résolvait pas sans un profond sentiment de culpabilité.
Mais qu'aurait-il pu faire d'autre en l'occurrence ? Hasan et Abu étaient tous
deux coupables de haute trahison, et les laisser vivre aurait mis les jours du
calife en danger.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Et se hissant sur la pointe des pieds, elle embrassa la joue de Soliman avec une
douceur toute fraternelle. Geste de pure compassion s'il en était, mais la réaction
de l'intéressé la surprit par sa promptitude. Avant qu'elle n'ait eu le temps de
réagir, il l'avait déjà attirée contre lui et s'emparait de sa bouche dans un
farouche baiser, dont la brûlure lui coupa littéralement le souffle. Puis il la
repoussa brusquement et la fixa d'un regard étincelant de passion.
— Vous jouez avec le feu, Eleanor, déclara-t-il d'une voix rauque. Ne me tentez
pas, sans quoi vous allez vous apercevoir que vous avez allumé un incendie dont
la I violence échappera à tout contrôle.
Eleanor le regarda, blessée par cette réaction purement sensuelle à un acte de
compréhension et de tendresse. Ce Soliman ne connaissait-il donc que le
langage du désir ?
— Excusez-moi, milord. C'était très spontané de ma part, et je ne pensais pas à
mal...
— Je ne veux pas de votre sympathie, bonté divine ! s'exclama-t-il avec colère.
J'attends de vous bien plus que cela, et vous feriez mieux de vous préparer à
votre destin. Ce soir, j'enverrai chercher Karin et lui demanderai de mettre en
route les préparatifs de notre mariage. Car vous allez être ma femme, Eleanor, et
pas plus tard que dans quelques heures, ne vous en déplaise !
Elle s'écarta de lui, la gorge serrée et le cœur cognant contre ses côtes.
— Ne me forcez pas à devenir vôtre, milord, je vous en conjure. Accordez-moi
du moins un délai, le temps que je m'habitue à vous.
— Du temps ? Vous en avez déjà eu bien assez, Eleanor, riposta Soliman, dont
le regard flambait maintenant de colère. J'ai été assez patient avec vous, il me
semble, mais c'est assez maintenant. Je crois vous avoir suffisamment montré
que vous n'aviez rien à craindre de l'avenir et que vous serez aussi libre et
choyée ici que n'importe quelle femme d'Europe. Que voulez-vous de plus ?
— S'il vous plaît, ne..., commença-t-elle d'une voix étranglée.
Soliman serra les poings avec tant de force que les articulations de ses doigts
blanchirent sous l'effort.
— Partez vite avant que je ne perde tout contrôle sur moi-même ! intima-t-il. Ce
que je vous ai accordé est bien plus que tout ce que j'ai jamais donné à aucune
femme. Je vous demande maintenant de me payer un peu de retour, et si vous ne
le faites pas de votre plein gré, je prendrai ce qui m'est dû sans plus me soucier
de vos atermoiements.
Et secouant la tête, une lueur d'indicible regret dans ses prunelles de jais :
— Vous n'avez pas le courage de lire dans votre propre cœur, Eleanor ! Il y a
déjà longtemps qu'il a consenti à ce que je vous demande, et seul votre stupide
entêtement vous empêche d'en prendre acte. Ensemble, nous pourrions goûter le
paradis sur terre, si seulement vous acceptiez de regarder la vérité en face.
La jeune fille se détourna, les joues cramoisies de confusion. Au fond d'elle-
même, elle savait qu'il avait raison. Secrètement, elle avait tiré son propre
horoscope en même temps que celui de Soliman et elle y avait lu à quel point
leurs destins étaient inéluctablement liés...
Tout en regagnant le harem à pas lents, elle fit son examen de conscience et
s'avoua enfin que son cœur ne lui appartenait plus. En dépit d'elle-même, elle
aimait Soliman, bien que toute une partie d'elle combattît farouchement cette
évidence.
Aussi arrogant qu'il fût, Soliman ne la traitait jamais en inférieure, et l'écoutait
toujours avec une évidente considération pour ce qu'elle était, même lorsque les
idées qu'elle exprimait allaient à rencontre des siennes. Oui, elle était éprise de
cet homme tout en contrastes, et savait désormais que, sans lui, elle n'avait
aucune chance de trouver le bonheur en ce monde. Pourquoi, dans ce cas, luttait-
elle encore contre ses propres sentiments et le besoin impérieux de son cœur ?
Evidemment, tous deux appartenaient à des religions et des cultures différentes,
mais elle savait que ces divergences ne représentaient pas en elles-mêmes une
objection valable. Soliman était assez ouvert et tolérant pour qu'ils puissent
trouver un terrain d'entente et un compromis qui ne les frustreraient ni l'un ni
l'autre.
Restait évidemment la question de sa réclusion au palais. L'idée de devoir vivre
enfermée dans ces murs ne l'enchantait guère, mais apparemment, Soliman
n'était pas plus libre qu'elle, si elle en croyait les propos qui lui avaient échappé
ce soir. Le calife avait besoin de sa présence pour déjouer les complots et
maintenir à distance les ennemis qui en voulaient à sa vie.
Dieu, quel choix difficile, vraiment ! D'un côté une vie à jamais cloîtrée, hors les
rares moments où son seigneur jugerait bon de l'emmener avec lui comme ce
jour-là, pour des expéditions secrètes qui ne feraient qu'exacerber leur soif de
liberté. De l'autre, une existence sans joie et sans passion qu'elle ne concevait
même plus. Car que serait l'avenir si Soliman n'était pas là pour le partager avec
elle ?
Chapitre 9

Eleanor passa le reste de la soirée avec ses amies dans la grande salle du harem.
Anastasia, Elizabetta, Rosamunde et elle se nattèrent mutuellement les cheveux,
avant de se teindre les ongles avec une pâte colorée à base de henné. Toutes ces
opérations n'allèrent pas sans bavardages et joyeux éclats de rire, mais les trois
jeunes femmes, discrètes, ne cherchèrent pas à savoir où Eleanor avait passé
l'après-midi.
— Vous avez les joues roses et fraîches, remarqua seulement Elizabetta avec un
sourire complice.
A l'autre bout de la salle, Fatima tenait sa cour, entourée d'un petit cercle de
flatteuses, mais elle n'essaya à aucun moment d'entrer en conversation avec
elles. Il semblait que la nouvelle de l'exécution d'Hasan et Abu n'eût pas encore
filtré jusqu'au palais, et Eleanor se garda d'en dire mot à ses compagnes.
Karin ne se montra pas au harem ce soir-là, et la jeune fille, surprise de son
absence, en fut réduite à supposer que Soliman avait différé l'annonce de leur
mariage.
Préoccupée par toutes ces incertitudes, elle passa une nuit agitée à récapituler
toutes les bonnes raisons qu'elle avait de ne pas épouser Soliman. La différence
de religion, la perspective peu réjouissante de devoir passer le reste de ses jours
entre les murs de ce palais... Mais avait-elle le choix, en fin de compte ?
Si elle ne se mariait pas avec Soliman, elle n'en serait pas plus libre pour autant.
Ne valait-il pas mieux devenir sa femme que de mener la vie étiolée des
concubines du harem ? Au moins, elle pourrait bénéficier des privilèges
réservés f aux épouses et sortir parfois de sa prison dorée.
« Pourquoi te tourmenter inutilement ? conclut-elle enfin non sans un secret
dépit, comme les premières lueurs de l'aube filtraient entre les interstices de ses
jalousies. La question ne se pose plus, puisque Soliman, de toute évidence, a
changé d'avis et ne veut plus de ce mariage ! »
Le lendemain, Karin ne se montra pas davantage, et l'après-midi s'écoula sans
que nul messager ne se présentât de la part de Soliman. En début de soirée
cependant, un eunuque se présenta à la porte de la jeune fille.
— On a besoin de vous, mademoiselle. Voulez-vous me suivre, s'il vous plaît ?
Enfin ! Le cœur battant, Eleanor rangea son attirail de f scribe et emboîta le pas
à son guide. Elle s'attendait à être conduite dans l'appartement de Soliman,
comme à l'ordinaire. Mais à sa grande surprise, le serviteur la dirigea vers la
partie du palais réservée au harem du calife, à travers des corridors et des
passages qu'elle n'avait jamais empruntés jusqu'alors.
Parvenu dans une antichambre confortablement meublée, l'eunuque écarta un
rideau.de brocart et introduisit Eleanor dans une vaste chambre, où elle trouva
Karin couchée sur un lit bas disposé dans un angle de la pièce. L'épouse du
calife avait le front en sueur, et lorsque la jeune fille se pencha vers elle pour lui
saisir la main, elle la trouva littéralement brûlante.
— Que se passe-t-il, Karin ? Etes-vous malade ? interrogea-t-elle avec
inquiétude.
— J'ai été indisposée toute la nuit. Mon estomac semblait littéralement en feu et
j'ai rejeté toute la nourriture que j'avais absorbée au souper.
— Avez-vous appelé un médecin ?
— J'en ai vu deux, qui m'ont rendu plusieurs fois visite. D'après eux, j'ai dû
manger quelque chose qui ne me convenait pas.
Elle étouffa un gémissement de douleur avant d'ajouter :
— A vous dire la vérité, je crois qu'on a tout bonnement voulu m'empoisonner.
— Que me dites-vous là ? se récria Eleanor. Personne n'aurait voulu faire une
chose pareille, voyons !
Karin humecta du bout de la langue ses lèvres parcheminées avant d'articuler
faiblement :
— Je... je pense qu'il pourrait bien s'agir de Fatima. J'ai passé un moment au
harem hier après-midi, pendant que vous étiez en compagnie de Soliman.
Dinarzade m'a offert des fruits et j'ai mordu dans une pêche, dont j'ai jeté ensuite
le reste dans le jardin, car je ne la trouvais pas assez mûre. Je suis sûre que si je
l'avais mangée en entier, je ne serais plus de ce monde.
— Mais c'est affreux, Karin ! Avez-vous fait part de vos soupçons à âme qui
vive ?
— Je m'en suis bien gardée. Mais je tenais à vous prévenir ! pour que vous
soyez sur vos gardes. Il me semble qu'on a voulu m'éliminer pour pouvoir
ensuite s'en prendre à \ vous plus facilement.
— Mais pourquoi, bonté divine ? Je comprends que Fatima veuille m'écarter du
chemin de Soliman, mais quel intérêt aurait-elle à vous faire du mal ?
— Elle sait que je vous protège et suis de votre côté. ,
Eleanor, bouleversée, alla tremper un mouchoir dans une vasque d'eau fraîche et
l'appliqua sur le front de Karin.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, tout cela est ma faute. Si je n'avais pas
opiniâtrement résisté à Soliman, la situation serait claire depuis longtemps, et
l'animosité de Fatima se serait concentrée sur moi, non sur vous !
— Quoi qu'il en soit, vous devez être sur le qui-vive, Eleanor. Elle ne reculera
devant rien pour se débarrasser de vous, j'en suis persuadée. Son seul objectif,
c'est de regagner les faveurs de Soliman, quel que soit le prix à payer pour cela.
Eleanor se fit aussi réconfortante que possible :
— N'ayez crainte, Karin, elle ne représentera bientôt plus un danger pour
personne céans. Milord m'a demandé quelles concubines je souhaitais garder
près de moi comme dames de compagnie. Les autres seront renvoyées dans leur
famille ou mariées, selon leur vœu. Il comptait justement vous consulter à ce
propos.
Karin hocha le chef d'un mouvement à peine perceptible, tant elle était encore
faible.
— Il m'a envoyée chercher hier soir, mais j'étais déjà trop mal pour me rendre à
ses ordres. En apprenant que j'étais indisposée, il m'a envoyé ses propres
médecins, qui m'ont aussitôt dispensé les soins appropriés. Sans eux. je ne serais
certainement plus là pour vous parler.
— Mon Dieu ! exhala Eleanor, horrifiée par ce qu'elle venait d'entendre. Puis-je
faire quelque chose pour vous, Karin ?
— J'ai déjà tout ce qu'il me faut, merci. Revenez me voir demain, voulez-vous ?
Je ferai parvenir un message à Soliman, qui arrangera cette visite.
— Il ne m'a pas envoyée chercher aujourd'hui, observa Eleanor, pensive.
— Je crois qu'il attend mon rétablissement. Je ne lui ai pas fait part de mes
soupçons sur Fatima, mais il me semble évident qu'il a conçu des doutes sur elle
depuis déjà un certain temps.
— Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
— Eh bien, des bruits très graves courent sur elle, et s'ils sont vrais... hum...
N'importe quel autre maître aurait déjà sévi, mais je pense que Soliman attend
qu'elle se trahisse d'elle-même.
— De quoi l'accuse-t-on ? interrogea Eleanor, intriguée.
— Voilà ce que je ne puis révéler, même à vous. Fatima est une femme peu
recommandable, mais je ne suis pas cruelle au point de vouloir sa perte, même si
elle a voulu attenter à mes jours.
Sa dernière phrase s'acheva sur un gémissement de douleur, et Eleanor
s'empressa autour d'elle.
— Voulez-vous que je baigne vos bras et votre visage, Karin ?
— Je vous remercie, mais mes femmes vont s'en charger.
— Soyez sans crainte, en tout cas. Fatima ne s'en prendra plus à vous. Quant à
moi, je saurai me garder, maintenant que vous m'avez avertie. Du reste, je ne
crois pas qu'elle osera s'en prendre à moi, lorsqu'on saura que milord s'apprête à
m'épouser.
— Mais il n'a fait aucune annonce publique pour l'instant...
— Il s'empressera d'en publier une dès que je lui aurai parlé. Je sais où est mon
devoir désormais.
Karin lui prit la main et la pressa doucement.
— Suggérez-lui de bannir Fatima, conseilla-t-elle. Il serait mieux qu'il l'éloigne
avant qu'elle ne cherche à nuire davantage.
La jeune fille acquiesça, consciente de la sagesse de cet avis.
— Dès que je verrai Soliman, je lui demanderai de la renvoyer dans son pays.

— Elle veut se débarrasser de moi, bien entendu ! explosa Fatima, au comble de


la fureur.
Incapable de refréner sa colère, elle frappa violemment la joue de Dinarzade, qui
recula sous le choc et lui lança un regard de reproche.
— Je ne fais que rapporter ce que j'ai entendu ! se plaignit la suivante. Vous
m'avez demandé d'écouter leur conversation et j'ai scrupuleusement obéi à vos
ordres. Le Seigneur Soliman a l'intention d'épouser l'Anglaise et lui a donné
carte blanche pour choisir les femmes qu'elle souhaite garder autour d'elles.
Forte de cette autorisation, elle a l'intention d'exiger votre renvoi immédiat.
— Sortez ! hurla Fatima, hors d'elle.
Et comme Dinarzade ne s'exécutait pas assez vite à son gré, elle jeta un coussin
dans sa direction.
— Hors de ma vue, menteuse ! Je saurai bien vous faire passer l'envie de
raconter de telles sornettes. Le Seigneur, me renvoyer ? C'est impossible,
entendez-vous. Il tient beaucoup trop à moi pour cela !
Lorsque la suivante eut enfin disparu, Fatima se mit à arpenter sa chambre, ses
bracelets de cheville tintant furieusement à chacun de ses pas.
Aussi, pourquoi le poison dont elle avait imprégné la peau de la pêche n'avait-il
pas expédié Karin de vie à trépas ? La vieille bique, comme elle la surnommait
en secret, était seulement tombée malade et il avait fallu que Soliman, de
surcroît, lui envoyât ses médecins. Quelle malchance, vraiment ! Karin éliminée,
elle serait devenue la maîtresse à part entière du harem. Et cet Abu qui n'avait
même pas répondu à ses derniers messages ! S'il avait eu la politesse de se
manifester, elle aurait exigé de lui qu'il enlevât Eleanor et disposât ensuite d'elle
à sa convenance. L'Anglaise n'était-elle pas l'obstacle qui éloignait Soliman
d'elle ? Une fois débarrassée de sa rivale, elle redeviendrait la favorite en titre et
Soliman ne manquerait pas de la convoquer aussi souvent que par le passé.
Evidemment, il lui avait posé des questions plutôt embarrassantes lors de leur
dernière entrevue, mais elle avait eu l'habileté de les éluder, et il l'avait renvoyée
au harem sans prendre de sanctions contre elle, preuve qu'il ignorait la part
qu'elle avait jouée dans l'enlèvement des femmes et ses coucheries avec deux
des janissaires. Elle avait donc les coudées franches pour écarter définitivement
l'Anglaise de son chemin, mais comment, puisque Abu ne donnait pas signe de
vie ?
La réponse lui vint tout à coup, lumineuse. Puisque l'eunuque avait cru bon de se
dérober à ses appels, il ne lui restait plus qu'une solution, expédier Eleanor de
ses propres mains. C'était prendre un grand risque, car elle pouvait fort bien être
mise à mort elle-même si son crime était découvert. Jamais elle n'en serait venue
à envisager cette éventualité, si Dinarzade ne lui avait appris que l'Anglaise était
sur le point de devenir l'épouse de Soliman. Jusque-là, elle avait toujours fait
agir Abu sans jamais se compromettre directement. Mais les temps avaient
changé, et vu l'urgence de la situation, elle allait devoir mettre la main à la pâte.
Quant à Abu... Un petit frisson de frayeur la parcourut à la pensée qu'elle n'avait
plus eu de ses nouvelles depuis l'épisode du jardin, quand ils avaient comploté
tous deux de mettre en présence Eleanor et son frère, afin de ruiner l'Anglaise
dans l'esprit de Soliman. Se pouvait-il qu'il eût été pris et que...
D'un haussement d'épaules, elle chassa vite cette pensée de son esprit. Certes, un
homme pouvait avouer tout ce que l'on voulait sous la torture, mais en
l'occurrence, Abu ne pouvait l'avoir trahie, sans quoi elle aurait déjà été arrêtée
et châtiée pour ses agissements ô combien coupables. Non, la vérité c'était que
Soliman s'était littéralement laissé envoûter par cette sorcière blonde. Une fois
que la tentatrice ne serait plus de ce monde, il redeviendrait enfin lui-même et la
convoquerait régulièrement, comme par le passé.
— Assez tergiversé, murmura-t-elle en serrant les poings. Le sort de l'Anglaise
doit se régler ce soir même. Dans quelques heures, Eleanor Nash sera à jamais
hors d'état de nuire, ou je ne m'appelle plus Fatima !

Préoccupé par le sort du janissaire blessé, Soliman était penché sur un traité de
médecine, où il vérifiait la composition de la pommade préconisée par Eleanor.
Après avoir subi l'excision de son abcès, le malheureux était aux portes de la
mort, et les médecins s'étaient tout de même décidés à appliquer le fameux
onguent sur la plaie, jugeant sans doute qu'ils n'avaient plus rien à perdre.
Il achevait de déchiffrer une page, lorsque l'eunuque de service attira son
attention en toussotant derrière lui.
— Oui ? fit-il en se retournant. Est-ce le calife qui m'envoie chercher ?
—Non, monseigneur. C'est la captive anglaise qui sollicite l'honneur de
s'entretenir avec vous.
— Eleanor ? répéta Soliman, surpris par cette requête insolite. Ah oui, c'est sans
doute à propos de Karin... Eh bien, dites-lui que je l'attends.
Et il revint à l'étude de son grimoire, jusqu'à ce qu'il sentît une main légère se
poser sur sa manche.
— Excusez-moi de cette intrusion, milord. Je suis allée rendre visite à Karin, et
j'ai demandé à m'arrêter chez vous sur le chemin du retour.
— Je comprends. Vous vous inquiétez pour elle, n'est-ce pas ? D'après les
docteurs, elle a absorbé un mets avarié, mais ils pensent que, Dieu merci, elle est
désormais tirée d'affaire.
— Grâce à vous, milord. Si vous ne lui aviez pas envoyé promptement vos
propres médecins, elle ne serait plus parmi nous.
— Il était bien normal que je me préoccupe de son sort. Karin est une femme
intelligente et bonne, pour qui j'éprouve le plus grand respect.
— Oui, j'ai pu m'en rendre compte, murmura Eleanor, qui avala sa salive avant
d'ajouter : en fait, je crois que j'ai compris un certain nombre de choses, milord.
Soliman lui prit la main et la conduisit vers un divan, où il prit place à côté
d'elle.
— Sont-elles si importantes que vous n'ayez pu attendre jusqu'à demain pour
m'en parler ? s'enquit-il avec amusement. Me voilà intrigué, Eleanor. Parlez, je
vous en prie, car je suis sur des charbons ardents.
La jeune fille s'empourpra sous la raillerie.
— Milord se moque de moi et je l'ai sans doute mérité, car je me suis comportée
comme une sotte.
— Vous l'admettez donc ? La rougeur se fit plus ardente sur les pommettes
d'Eleanor.
— Il le faut bien, milord, aussi difficile que ce soit pour moi. Je crois vraiment
que j'ai été stupide de lutter contre ma destinée. Les étoiles m'ont montré que
nos deux vies étaient inextricablement liées et... je le sens également dans mon
cœur. Il est de mon devoir de vous épouser, j'en suis désormais certaine.
Soliman fronça les sourcils à ces mots.
— Votre « devoir » ? répéta-t-il.
— Oui. Je crains que ce ne soit à cause de moi que Karin a été...
Elle n'osa pas aller jusqu'au bout de sa phrase, mais Soliman avait compris.
— Vous croyez que quelqu'un a voulu délibérément l'empoisonner ?
Mais la jeune fille se souvint à temps des mises en garde de Karin.
— Peut-être est-ce simplement un accident, répondit-elle en détournant les yeux.
Je ne suis pas venue ici pour accuser qui que ce soit.
— A quoi dois-je votre visite en ce cas ?
Eleanor releva la tête, et cette fois, elle affronta sans faiblir le regard perçant qui
cherchait le sien.
— Je suis venue vous présenter mes excuses. Je n'aurais pas dû vous opposer
cette sotte résistance, lorsque vous m'avez signifié votre intention de m'épouser.
Sachez que j'accepte donc votre proposition... si du moins vous n'avez pas
changé d'avis depuis lors.
Cette supposition parut amuser Soliman, qui partit d'un bel éclat de rire.
— Me croyez-vous si inconstant dans mes désirs ? Si je n'ai pas encore mis en
route les préparatifs de la cérémonie, c'est à cause de l'indisposition de Karin.
C'est elle qui est officiellement responsable du harem, et l'organisation des noces
lui revient de droit. On ne bâcle pas un mariage en quelques heures !
— Je sais, surtout lorsque les deux futurs époux ne pratiquent pas la même
religion. Vous m'avez également demandé de faire un choix parmi les
concubines que je souhaiterais garder dans mon entourage, et à ce sujet, j'ai une
requête à vous présenter...
Soliman devina aussitôt de quoi il retournait.
— Vous voulez faire renvoyer l'une des femmes ?
— Oui, milord. Je ne lui veux pas le moindre mal en l'occurrence, mais je crois
qu'il serait mieux pour tout le monde que Fatima retourne chez elle.
Soliman étrécit les yeux à ces mots et la considéra d'un regard attentif.
— Quelle raison avez-vous de formuler cette demande ?
— Aucune, sinon que cette personne éprouve une visible aversion pour moi.
— Je vois... Eh bien, son renvoi sera chose faite dès que notre mariage aura été
annoncé, c'est promis. Pourrez-vous patienter jusque-là ?
Eleanor hésita, mais il n'était pas question de révéler toute la vérité à Soliman,
puisque Karin ne souhaitait pas que Fatima fût trop durement châtiée.
— C'est très bien ainsi, milord, acquiesça-t-elle.
— Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?
— Non, milord. C'était la seule faveur que j'avais à requérir de vous.
— Ainsi, vous vous êtes résolue à m'épouser pour améliorer le sort des femmes
du harem ? s'enquit Soliman, d'un ton mi-railleur, mi-sérieux.
— C'est... c'est exact, milord.
— Je vois. Et que faites-vous de cela, Eleanor ? D'un geste prompt, il l'attira
dans ses bras et ses lèvres s'écrasèrent sur les siennes dans un baiser qui lui
coupa littéralement le souffle. Les lèvres entrouvertes, elle se laissa aller contre
la poitrine de Soliman, submergée par une telle tempête de sensations qu'elle
vacillait littéralement sur ses jambes lorsqu'il la laissa enfin aller.
— Vous me tentez, ma colombe, chuchota-t-il d'une voix rauque. Mais j'ai fait
vœu d'observer une totale chasteté cette nuit et les deux suivantes, pour la
guérison de mon ami le janissaire encore aux portes de la mort. Aussi ne vous
attendez pas à ce que je vous fasse appeler avant trois jours. Je serai au chevet
du malheureux, afin de le veiller et de prier Allah d'avoir pitié de lui.
— Je suis désolée qu'il aille si mal, compatit Eleanor. Si j'avais la moindre
pratique, je tâcherais de le soigner, mais le seul savoir que je possède me vient
des livres.
Frappée d'un brusque souvenir, elle se hâta d'ajouter :
— Mon amie Anastasia a des talents d'infirmière et Karin faisait souvent appel à
elle, lorsqu'une concubine ou l'un des serviteurs venaient à tomber malade. Je
suis sûre qu'elle serait ravie de vous être utile. A moins que le règlement du
harem ne l'interdise ?
— C'est une excellente idée et je vais l'envoyer chercher sur-le-champ. Si elle
peut sauver ce malheureux, je lui accorderai sa liberté en échange.
Pour la première fois, tous deux échangèrent un sourire complice et ce fut d'un
cœur plus léger qu'Eleanor reprit le chemin du harem. Lorsqu'elle franchit la
porte de la grande salle, plusieurs concubines se précipitèrent vers elle,
impatientes d'avoir des nouvelle de Karin, dont l'indisposition n'était plus un
secret pour personne.
— Elle a été très malade, répondit la jeune fille, prudente, mais son état
s'améliore lentement. D'après les docteurs, elle souffrirait d'une sévère
indigestion. Sans doute lui faudra-t-il encore quelques jours pour se remettre. Je
lui rendrai de nouveau visite demain et vous tiendrai au courant de l'évolution de
son état.
— Je pourrais peut-être l'aider ? proposa Anastasia. J'ai une certaine expérience
des malades.
Eleanor l'entraîna à l'écart pour lui expliquer à mi-voix :
— Milord a autre chose pour vous. Il voudrait que vous preniez soin de l'un de
ses amis janissaires, blessé dans un combat. Les eunuques viendront vous
chercher pour vous mener auprès de lui. Si vous réussissez, milord vous
accordera la liberté en échange.
La jeune Russe leva vers elle ses yeux bleu pâle agrandis par l'inquiétude.
— Mais je ne veux pas quitter le harem... ni me séparer de vous, Eleanor !
— Personne ne vous y forcera, affirma la jeune fille avec un sourire. Ce sera à
vous de choisir. Moi aussi, je serais désolée de vous perdre, et j'espérais un peu
que vous préféreriez rester près de moi.
Anastasia la considéra un instant en silence, puis une lueur ravie pétilla dans son
regard.
— Ainsi, ce que nous avons entendu dire est donc vrai, commenta-t-elle avec
satisfaction. Vous allez devenir l'épouse du Seigneur ?
— Il est trop tôt pour en parler. Ce sera à Karin de le faire, lorsqu'elle sera
rétablie. Pour l'instant, milord pense surtout à son ami malade, dont l'état
l'inquiète terriblement. Préparez-vous vite à vous rendre à son chevet, voulez-
vous ?
Anastasia, dont les façons s'étaient sensiblement modifiées depuis un instant,
inclina humblement la tête.
— Ce sera comme il vous plaira, milady.
Mais Eleanor ne l'entendait pas ainsi.
— Non, Anastasia, je vous en prie ! Nous restons amies et vous devez vous
adresser à moi comme à une égale, aussi longtemps que vous resterez ici.
La jeune Russe s'éloigna sur cet échange et Eleanor alla s'asseoir sur un divan, à
l'une de ses places habituelles. Mais elle ne tarda pas à constater que la rumeur
de ses prochaines noces avec Soliman s'était bel et bien répandue dans le harem,
changeant du tout au tout le comportement des autres femmes à son égard. A
peine se fut-elle installée en effet que l'une des concubines vint lui offrir une
corbeille de fruits avec toutes les marques du respect.
— Non, merci, fit Eleanor, adoucissant son refus d'un sourire.
— Milady préférerait peut-être un peu de riz ou de mouton rôti ? Je peux
envoyer chercher un plateau aux cuisines.
— C'est très gentil à vous, mais je n'ai vraiment pas faim, assura la jeune fille,
qui examina son interlocutrice avec curiosité. Vous êtes Marisa, n'est-ce pas ?
Nous nous sommes très peu parlé jusqu'ici, mais je crois que c'est là votre nom.
— En effet, milady.
— D'où venez-vous, si je puis me permettre ?
— Je suis originaire d'une île grecque appelée Cos, où ma famille vivait de la
pêche. Un jour, je me promenais sur la plage, lorsque des pirates se sont
emparés de moi par surprise.
— Et depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Cela va faire trois ans, milady. Mais le seigneur Soliman ne m'a jamais fait
venir à lui. Je pense que je ne suis pas assez belle pour lui.
— Je vous trouve fort jolie au contraire, et bien jeune pour rester confinée au
harem. Dites-moi, Marisa, si vous aviez le choix, préféreriez-vous vous marier
ou retourner dans votre famille ?
Marisa rougit à cette question.
— Il nous est interdit de penser à des choses pareilles, murmura-t-elle en jetant
un regard inquiet par-dessus son épaule, mais... Eh bien, l'autre jour, j'ai assisté à
un combat entre lord Soliman et l'un des janissaires. Ce dernier se nomme
Ahmed, je crois. Nos regards se sont croisés malgré mon voile et...
Elle n'acheva pas, mais Eleanor hocha la tête avec sympathie.
— Lorsque Karin vous posera la même question, répondez-lui sans détour,
Marisa, me le promettez-vous ? Je vous donne ma parole que vous ne serez pas
punie.
La jeune Grecque hésita avant d'oser répondre :
— On dit que lorsqu'un homme important se marie, certaines concubines
peuvent être renvoyées chez elles ou données en mariage à un autre homme.
Elle avait prononcé ces dernières paroles avec espoir et Eleanor lui adressa un
nouveau sourire.
— Je veillerai à ce que chacune d'entre vous obtienne ce qu'elle souhaite,
promit-elle. Mais assez anticipé ! Nous n'en dirons pas davantage jusqu'à ce que
Karin soit guérie et revienne parmi nous. Surtout, ne répétez à personne ce que
je viens de vous dire, Marisa.
— Je vous en fais le serment, milady. Je regrette tant de n'avoir pas plus souvent
bavardé avec vous ! Mais j'avais peur de Fatima, voyez-vous.
— Je comprends, et je ne vous en veux pas le moins du monde, non plus qu'à
vos compagnes. Vous le leur direz, n'est-ce pas ?
— Avec plaisir, milady.
Marisa s'éloigna sur ces mots d'un pas dansant, laissant place à Elizabetta, qui
conduisait le singe en laisse. Parvenue près de son amie, l'Espagnole laissa
l'animal fourrager dans la corbeille de fruits et s'assit elle-même sur le divan.
— Vous devriez vous méfier de Marisa, conseilla-t-elle. C'est une amie intime
de Fatima.
— Je sais, répliqua tranquillement Eleanor. Il me faut être prudente, c'est vrai,
mais je ne puis...
— Oh, mon Dieu ! s'exclama tout à coup Elizabetta, qui interrompit abruptement
son amie. Regardez le singe ! On dirait qu'il ne va pas bien du tout...
Toutes deux levèrent les yeux vers l'animal qui se tordait de douleur à l'autre
bout du divan, une grappe de raisin entre les doigts. Le museau souillé d'une
écume rougeâtre, il eut encore deux ou trois soubresauts avant de s'immobiliser
brusquement, les membres définitivement raidis.
— Oh, mon Dieu ! s'écria Eleanor, apitoyée. La pauvre bête... Il a mangé du
raisin et...
Elle s'arrêta net, horrifiée par la soudaine pensée qui venait de lui traverser
l'esprit.
— C'est Marisa qui m'a apporté cette corbeille...
— Les fruits sont empoisonnés, de toute évidence, et c'est à vous qu'ils étaient
destinés.
— Chut... Ne dites rien, recommanda impérieusement la jeune fille, tandis que
les concubines se rassemblaient autour du divan avec de petits cris, navrées par
le décès subit de leur petit favori.
Blafarde, Eleanor se pencha vers Elizabetta pour lui chuchoter à l'oreille :
— Apportez cette corbeille à Morna et dites-lui de la mettre en lieu sûr. Mais au
nom du ciel, qu'elle ne touche pas à un seul de ces fruits !
L'Espagnole prit le panier et s'éloigna en hâte, tandis que Marisa, alertée par le
brouhaha, se joignait au groupe qui entourait le cadavre de l'animal familier.
A la vue du petit corps immobile sur les coussins, ses yeux s'agrandirent de
terreur et elle se tourna vers Eleanor.
— Mon Dieu..., chuchota-t-elle. C'est Fatima qui m'a demandé de vous apporter
ces fruits.
—Accepteriez-vous de répéter cela au seigneur Soliman, si on vous le
demandait ?
Marisa fixa un instant son interlocutrice sans prononcer une parole, puis elle
hocha lentement la tête.
— Oui..., fit-elle dans un souffle. Pardonnez-moi, milady, je vous en supplie.
J'ignorais que ces fruits étaient...
Elle n'acheva pas sa phrase, mais ajouta, le visage blême :
— J'ai moi-même picoré quelques grains pendant que nous bavardions. Je
pourrais être maintenant à la place de ce pauvre singe...
— Il faut faire prévenir le seigneur Soliman, Eleanor, intervint Elizabetta, qui
revenait après avoir accompli sa mission. Cette Fatima est le démon incarné et
elle doit être châtiée sur-le-champ.
— Oui, oui ! s'écrièrent plusieurs femmes, ravies de pouvoir enfin se venger de
tous les sévices que leur avait infligés l'ex-favorite. Il faut en parler à Karin.
— Karin n'est pas en état d'agir, leur rappela Eleanor, et milord ne peut être
dérangé en ce moment. C'est moi qui vais prendre l'affaire en mains.
— Soyez prudente, je vous en prie ! conseilla Elizabetta d'une voix vibrant
d'inquiétude. Cette femme est dangereuse. Si vous la défiez, elle se retournera
contre vous comme une panthère blessée.
— Je sais, mais je ne puis laisser passer ce dernier forfait sans relever le gant.
Fatima doit comprendre que son règne est désormais terminé.
Eleanor se leva sur ces mots et quitta la salle d'un pas décidé, laissant les autres
femmes, stupéfaites, la suivre du regard en silence.
— Nous devrions l'aider, suggéra enfin Elizabetta.
Ses compagnes s'entreregardèrent, perplexes.
— Mais que pouvons-nous faire ? fut la question générale, à laquelle elles furent
bien en peine de répondre.
Aucune d'entre elles n'avait jamais osé se dresser contre la favorite, dont elles
avaient jusque-là subi en silence les rebuffades et les cruautés.
— Si seulement nous avions Karin avec nous..., soupira Rosamunde.
— C'est précisément pour cela qu'elle a été la première victime d'une tentative
d'empoisonnement, dit Elizabetta avec bon sens. Fatima espère que, privées du
soutien de Karin, nous n'aurons pas le courage de nous dresser contre elle. Mais
nous ne pouvons la laisser tuer Eleanor, qui est notre meilleur avocat auprès du
seigneur Soliman.
— Oui, oui, il faut l'aider ! acquiesça énergiquement Marisa, qui n'avait pas
oublié l'alléchante promesse d'Eleanor. Unissons nos efforts pour la sauver.
Fatima ne pourra rien contre nous, si nous nous liguons toutes contre elle.
Inconsciente du débat qu'avait soulevé son départ, Eleanor pendant ce temps se
dirigeait d'un pas décidé vers le logis de Fatima. Parvenue à un détour de
couloir, elle vit Dinarzade sortir de chez la favorite et inspecter les alentours
d'un regard furtif. Surprise, la suivante s'immobilisa à sa vue avant de rentrer
précipitamment dans l'appartement, sans doute pour prévenir sa maîtresse. Le
fait est que Fatima était déjà dressée sur ses ergots, lorsque Eleanor pénétra dans
son salon.
— Je ne vous ai pas envoyée chercher, que je sache ! commença la maîtresse du
lieu avec sa hauteur coutumière. Comment osez-vous vous introduire chez moi
sans en avoir été priée ?
Cette entrée en matière, aussi agressive qu'elle fût, n'impressionna pas Eleanor le
moins du monde.
— Nous savons parfaitement toutes deux pourquoi je suis ici, Fatima. Vous avez
ordonné à Marisa de m'apporter cette corbeille. Pourquoi ? Seuls quelques-uns
des fruits étaient empoisonnés, et vous ne pouviez être certaine que j'allais
manger l'un plutôt que l'autre. Le singe a pris une mauvaise grappe, pauvre bête.
Mais Marisa, Dieu merci, est vivante, et pourra témoigner auprès de lord
Soliman.
Fatima haussa les épaules et un sourire dédaigneux se posa sur ses lèvres.
— Vous vous imaginez peut-être qu'il va la croire ? Il sait bien que les autres
femmes me jalousent et colportent toutes sortes de mensonges à mon sujet.
Pourquoi voudrais-je vous tuer ? Soliman ne couche pas avec vous. Vous n'êtes
que son scribe, après tout.
— Il est vrai que j'ai rempli jusqu'ici cette fonction, mais il n'en reste pas moins
que je suis sur le point de devenir son épouse. Quant à vous, vous allez retourner
à Alger dès que notre mariage aura été officiellement annoncé.
Une grimace transforma Fatima, dont les traits charmants se distordirent sous
l'effet de la fureur. Défigurée par la rage, elle n'avait plus rien de commun avec
la jolie Fatima dont la beauté avait su envoûter les sens du maître.
— Vous mentez ! Jamais milord ne me renverra pour vous complaire. Vous
n'êtes pour lui qu'un caprice, qu'il oubliera vite une fois qu'il aura satisfait ses
appétits. Dès qu'il sera fatigué de vous, c'est vers moi qu'il reviendra.
— Vous vous leurrez. Sans l'indisposition de Karin, notre mariage aurait déjà eu
lieu, rétorqua froidement Eleanor.
La réaction de Fatima la surprit par sa promptitude. Souple comme une
panthère, la favorite s'empara du couteau dont elle s'était servie un peu plus tôt
pour peler une pêche et se jeta sur sa rivale, la lame au poing.
— Je vais vous tuer ! cria-t-elle d'une voix hystérique. Lorsque vous ne serez
plus de ce monde, plus rien n'empêchera Soliman de revenir vers moi.
Comprenant que la favorite ne plaisantait pas, Eleanor chercha désespérément
des yeux une arme défensive et ne trouva qu'un coussin, avec lequel elle para le
coup dirigé vers sa poitrine. Exaspérée par cet échec, son adversaire redoubla de
violence et la jeune fille dut faire appel à toute sa souplesse pour éviter les
assauts furieux de Fatima, qui la visait au cœur et au visage.
— Aidez-moi ! hurla la favorite à Dinarzade, qui observait la scène à quelques
pas de là, le dos plaqué contre le mur. Maintenez-la pendant que je lui laboure
les joues. Quand elle sera défigurée, Soliman ne voudra plus d'elle dans son lit.
La suivante avançait vers les deux femmes, encore hésitante, lorsque la voix
comminatoire d'Elizabetta résonna sur le seuil, la clouant sur place.
—Ne bougez pas, Dinarzade. Et vous, Fatima, lâchez immédiatement ce
couteau. Nous avons envoyé chercher les eunuques et ils vont vous châtier si
vous n'obéissez pas sur-le-champ.
Distraite par cette intervention, Eleanor détourna un instant les yeux de Fatima,
qui en profita pour se ruer sur elle et lui assena un violent coup de couteau dans
l'épaule. Avec un cri de douleur, la jeune fille porta la main à sa manche poissée
de sang et trébucha dans les bras d'Elizabetta, qui s'était précipitée à son secours.
— Vous l'avez tuée ! s'écria Marisa, qui avait suivi la scène depuis le seuil avec
ses compagnes. Vous avez d'abord voulu l'empoisonner, et maintenant, voilà que
vous l'avez poignardée.
— C'est elle qui m'a attaquée, se défendit Fatima, effrayée par le regard
accusateur que dardaient sur elle les autres femmes. Elle avait littéralement
perdu l'esprit et elle est venue ici avec la ferme intention de me tuer. Dieu merci,
j'ai réussi à lui arracher son couteau. Dinarzade peut en témoigner, n'est-ce pas ?
ajouta-t-elle en se tournant vers la suivante. Allons, racontez-leur ce que vous
avez vu !
Pendant quelques secondes, l'interpellée considéra sa maîtresse en silence. De
toute évidence, elle pesait le pour et le contre, consciente que la fin du règne de
Fatima avait sonné, et que le moment était peut-être venu pour elle de se venger
des brimades et des coups que lui avait infligés sa cruelle patronne. Jetant un
regard par-dessus son épaule, elle vit les eunuques écarter le petit groupe de
femmes pour pénétrer dans l'antichambre et dès lors n'hésita plus.
— Oui, je vous ai vue, commença-t-elle d'un ton accusateur. Je vous ai vue
empoisonner le raisin et ordonner à Marisa d'apporter la corbeille à l'Anglaise.
Je vous ai vue également prendre le couteau. C'est vous qui aviez l'intention de
tuer votre rivale, et non le contraire. Vous vouliez l'éliminer, parce que vous
étiez folle de rage d'avoir perdu les faveurs de Soliman. Vous saviez qu'elle
allait vous faire bannir...
— Traîtresse ! hurla Fatima, hors d'elle.
Et avant qu'aucun des assistants n'ait eu le temps d'intervenir, elle se jeta sur
Dinarzade, le poing levé, et lui enfonça par deux fois son couteau dans la
poitrine. La suivante s'écroula, inerte, sur le tapis de l'antichambre, et toutes
comprirent qu'il était déjà trop tard pour lui porter secours. Dans le silence
consterné qui suivit le drame, la voix du chef des eunuques s'éleva,
comminatoire :
— Emmenez cette femme. Elle restera enfermée dans l'une des cellules du
palais, jusqu'à ce que lord Soliman décide de son sort.
Pas une parole ne s'éleva en faveur de Fatima, tandis que les eunuques la
maîtrisaient malgré ses contorsions et l'emportaient hors de la pièce. Toutes les
femmes présentes avaient eu à souffrir de l'arrogance et de la cruauté de la
favorite, dont le châtiment leur semblait à toutes amplement mérité. Dès qu'elle
eut disparu, Elizabetta se mit à examiner fébrilement Eleanor, qui gisait
inconsciente sur le sol.
— Dieu merci, elle est vivante ! s'exclama-t-elle après lui avoir pris le pouls. Il
faut la soigner, vite. Elle a déjà perdu beaucoup de sang.
Hasar, le chef des eunuques, souleva la blessée qui gémissait faiblement et la
déposa avec précaution sur un divan.
— Prenez soin d'elle pendant que je vais chercher un médecin, ordonna-t-il à
Elizabetta. Lord Soliman est en prière au chevet d'un ami et ne peut être
dérangé, mais si elle meurt, il ne nous le pardonnera jamais.
— Nous allons faire notre possible en attendant le docteur, promit Elizabetta.
Nous sommes toutes ses amies. Elle est si bonne ! C'est seulement Fatima qui la
détestait.
— Mais vous étiez toutes là lorsque le drame est arrivé et vous n'avez rien fait
pour l'empêcher, les sermonna sévèrement Hasar. Si elle passe de vie à trépas, la
colère de lord Soliman s'abattra sur tous les occupants du harem, moi compris.
J'étais censé la protéger et j'ai échoué dans cette mission.
Il quitta la pièce sur ces mots et Elizabetta se tourna vers ses compagnes.
— Prions pour qu'Eleanor survive à sa blessure, sans quoi je ne donne pas cher
de nos propres vies.
— Si seulement Anastasia ou Karin étaient ici ! soupira l'une des concubines.
— Faisons tout de même notre possible, murmura Marisa, visiblement effrayée.
Mais nous n'avons aucune notion de médecine et risquons de lui faire plus de
mal que de bien. Qu'adviendra-t-il si elle passe entre nos mains ?
Morna, qui avait jusqu'ici assisté à la scène en silence, les écarta et s'avança
résolument vers la blessée.
— Je veux bien lui prodiguer les soins que je pourrai. Peut-être arriverai-je à la
sauver, mais dans le cas contraire, c'est moi qui subirai les conséquences de
l'échec. Je peux bien prendre ce risque, ma vie a si peu d'importance !
Rosamunde fendit à son tour le petit groupe de femmes pour s'approcher
d'Eleanor.
— J'étais dans le jardin et je viens juste d'apprendre ce qui s'est passé, expliqua-
t-elle. Pourquoi perdez-vous votre temps en bavardages, quand cette pauvre fille
perd son sang sous vos yeux ? Allez chercher de l'eau, du linge propre, et aidez-
moi à la panser. J'ai déjà vu des blessures de ce genre et la première chose à faire
est de comprimer la plaie pour l'empêcher de saigner.
La calme autorité de sa voix eut un effet immédiat sur les autres femmes, qui
s'affairèrent aussitôt. Tandis qu'Elizabetta allait remplir une cuvette à la
fontaine, Morna revint avec un morceau de drap, qu'elle se mit à déchirer en
fines lanières. Puis elles découpèrent la manche de la blessée et commencèrent à
étancher le sang qui coulait encore de sa plaie, sous le regard agrandi de frayeur
des autres concubines.
— Faites qu'elle vive, Seigneur ! supplia l'une d'elles, prière aussitôt reprise en
écho par toutes ses compagnes.
— N'ayez crainte, elle va dormir maintenant, assura le médecin, qui recoucha
délicatement la blessée sur les oreillers.
Et se tournant vers Rosamunde, il lui adressa un hochement de tête approbateur.
— Vous avez fait exactement ce qu'il fallait en arrêtant l'hémorragie, madame.
Mais la blessure est profonde et elle a perdu beaucoup de sang. Il faudra lui
prodiguer des soins attentifs dans les jours qui viennent, si nous ne voulons pas
que la plaie s'infecte.
— Dites-moi ce que je dois faire, pria Rosamunde. Eleanor est mon amie et je
ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la sauver.
— Continuez à lui donner de l'opium pendant deux jours, sans quoi elle ne
supporterait pas la douleur. Il faut aussi changer régulièrement son pansement.
Je vais vous faire préparer en outre une mixture d'herbes à lui donner si la fièvre
venait à monter.
Il secoua la tête, dubitatif, avant d'ajouter :
— Mais si cela arrive, je ne réponds de rien. Sa vie sera entre les mains d'Allah.
Rosamunde, sachant que le médecin avait fait tout son possible, le remercia d'un
hochement de tête. Expert dans l'art chirurgical, l'homme avait recousu la plaie
béante avec adresse, mais Eleanor, même si elle guérissait de sa blessure, en
porterait sûrement à vie les stigmates. Mais qu'importait ? L'essentiel était tout
de même qu'elle vécût, pour elle-même et pour les autres habitantes du harem,
dont la survie dépendait de la sienne. Qui savait ce que Soliman était capable de
faire, dans les premiers moments de sa colère ?
Rosamunde, qui avait plusieurs fois été appelée près de lui durant la première
année qu'elle avait passée au harem, le savait assez passionné pour se livrer à
des actes irrémédiables, pour peu qu'il fût hors de ses gonds. On le disait de
surcroît épris de la jeune Anglaise, et Dieu savait quelles mesures de représailles
il pouvait leur infliger si sa bien-aimée venait à succomber par leur faute.
— Milord est-il au courant de ce qui est arrivé à Eleanor ? demanda-t-elle à
Elizabetta, qui venait la relayer auprès de la blessée.
— Je ne saurais vous dire, car il est toujours au chevet de son ami malade.
Personne n'a dû oser lui porter la mauvaise nouvelle dans ces circonstances. Je
plains la personne qui devra la lui apprendre !
— Notre seigneur est capable d'emportement, certes, commenta Elizabetta. Mais
en ce qui me concerne, il s'est toujours montré aimable avec moi, bien qu'il ne
m'ait appelée que trois ou quatre fois près de lui. De toute évidence, il préférait
alors Fatima, dont la danse avait le pouvoir de l'envoûter. Sous ses dehors
sévères, je crois que c'est un homme bon et juste comme son père, et je doute
fort qu'il soit capable de nous châtier toutes pour un drame où nous n'avons
aucune part de responsabilité.
Mais Rosamunde n'était pas aussi optimiste que sa compagne.
— C'est peut-être vrai en temps ordinaire, mais qui peut savoir de quoi un
homme est capable, lorsqu'il est hors de lui de douleur ?
Et d'ajouter dans un lourd soupir :
— Croyez-moi, le mieux que nous ayons à faire est de prier le ciel avec toute la
ferveur dont nous sommes capables, tant pour le salut de notre pauvre Eleanor
que pour le nôtre !

Chapitre 10

— Merci d'avoir prodigué vos soins à mon ami. Sans vous, les médecins
n'auraient jamais pu le sauver de la mort.
Débordant de gratitude, Soliman adressa un chaleureux sourire à Anastasia, qui
achevait de ranger charpie et onguents dans son petit coffret d'apothicaire.
— Demandez-moi ce que vous voudrez. Je suis prêt à vous accorder ce qu'il
vous plaira pour vous témoigner ma reconnaissance, y compris la liberté et une
substantielle pension, pour vous éviter de retomber en esclavage.
La jeune Russe inclina timidement la tête, mais sa voix était ferme lorsqu'elle
répondit :
— Je vous remercie de votre générosité, Seigneur, mais j'aimerais rester ici, si
vous n'y voyez pas d'inconvénient. Tout ce que je souhaite, c'est d'être autorisée
à servir lady Eleanor, tout en continuant à soigner ceux qui pourraient avoir
besoin de mes compétences d'infirmière.
Elle ajouta, modeste :
— Je dois d'ailleurs vous préciser que l'onguent préconisé par lady Eleanor a
grandement contribué à sauver le blessé. Je connaissais déjà ce remède, qui fait
merveille en cas d'abcès.
— Vous aurez tout ce que vous venez de demander, et bien plus encore, promit
Soliman. Trop de malades meurent faute de soins appropriés et il est grand
temps de remédier à cet état de fait, au moins dans le cadre de ce palais.
Désormais, vous pourrez vous déplacer céans à votre guise, sans être soumise au
règlement du harem. Il vous sera également possible de vous rendre en ville
quand vous le jugerez bon, sous la protection d'une petite escorte, dont les
membres constitueront votre garde permanente.
— C'est très généreux à vous, Seigneur, et je vous remercie de tout mon cœur.
— C'est moi qui vous suis infiniment reconnaissant, assura Soliman en secouant
la tête. Et maintenant, vous pouvez retourner au harem, si tel est votre bon
plaisir. J'espère que lady Karin sera bientôt sur pied et pourra assumer de
nouveau ses fonctions. Elle viendra vous annoncer sous peu une nouvelle qui ne
vous surprendra pas vraiment, je présume.
Anastasia s'inclina avec un sourire entendu avant de se retirer, le visage fatigué
mais radieux. Resté seul, Soliman chaussa les besicles qu'il avait adoptées
depuis peu sur le conseil d'Eleanor et se plongea dans l'étude d'un manuscrit. Il
était absorbé par sa lecture, lorsqu'un toussotement inopiné le tira de sa
concentration. Intrigué, il se retourna et vit le chef des eunuques debout à
quelques pas de lui, la mine grave.
— Oui, Hasar ? demanda-t-il, intrigué par l'attitude du serviteur.
D'un mouvement prompt, l'interpellé vint se jeter à ses genoux.
— Pardonnez-moi, Seigneur, j'ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre.
Soliman le regarda, alarmé. Pendant les deux jours qu'il avait passés confiné au
chevet de son ami, un obscur pressentiment n'avait cessé de l'agiter sans qu'il sût
pourquoi, et les paroles d'Hasar lui firent redouter le pire.
— De quoi s'agit-il ? Parlez, au nom d'Allah !
— La concubine Fatima s'est livrée à une tentative d'empoisonnement sur lady
Eleanor, milord. Le singe favori de ces dames a mangé l'un des fruits qui étaient
destinés à l'Anglaise et a succombé sur-le-champ. Lady Eleanor est allée
demander des comptes à Fatima, qui l'a attaquée et grièvement blessée d'un coup
de couteau.
Soliman sentit son sang se figer dans ses veines à ces derniers mots.
— Eleanor, blessée ? Où cela ?
— A l'épaule, milord. Le médecin lui rend visite chaque jour et les concubines
prennent soin d'elle. Mais elle a de la fièvre et...
— Continuez ! intima Soliman, comme l'eunuque hésitait. La plaie serait-elle
mauvaise ?
— Je ne connais rien à ces choses, milord, répondit humblement Hasar.
— Quand le drame s'est-il produit ?
— Il y a deux jours, milord.
— Deux jours ? Et c'est maintenant que vous me le dites ? explosa Soliman.
— Vous étiez en prière, monseigneur, et nous n'avons pas osé vous interrompre.
Soliman leva son poing fermé comme s'il s'apprêtait à en frapper l'eunuque.
Mais il reprit le contrôle de lui-même au dernier moment et se contenta de serrer
les doigts au point que ses articulations blanchirent. A quoi bon s'en prendre au
malheureux Hasar, qui n'était pour rien dans cette histoire ? En fait, c'était lui-
même qui avait demandé à n'être dérangé sous aucun prétexte, et l'eunuque
n'avait fait qu'appliquer ses consignes à la lettre. « C'est ma faute, se reprocha-t-
il à part lui. Mais comment aurais-je pu penser un seul instant qu'il arriverait une
chose pareille ? »
Aussi, pourquoi n'avait-il pas renvoyé Fatima dès qu'Eleanor le lui avait
demandé ? La jeune fille avait formulé sa requête en sortant de chez Karin, et il
aurait dû deviner qu'elle avait des raisons sérieuses d'exiger le départ immédiat
de la favorite. Quel imbécile il avait été de ne pas comprendre l'urgence de la
situation ! Un élancement de douleur presque insupportable lui cisailla la
poitrine, à la pensée qu'Eleanor pouvait succomber par sa faute.
— Je vais la voir sur-le-champ, dit-il à Hasar qui attendait toujours, prosterné à
ses pieds.
Et comme l'eunuque tremblait de la tête aux pieds, dans l'attente du châtiment
qu'il croyait inévitable, il ajouta avec bonté :
— Vous n'êtes pas à blâmer, que je sache. Tout cela est la faute de Fatima.
Qu'avez-vous fait d'elle ?
— Elle est enfermée dans l'une des cellules du palais, monseigneur, dans
l'attente de votre jugement.
— Qu'elle y reste sans voir personne, jusqu'à ce que je décide de son sort.
Fatima pouvait se morfondre encore un peu, songea-t-il en serrant les poings.
Pour l'instant, toutes ses pensées se concentraient sur Eleanor et sur le péril qui
la menaçait. Que deviendrait-il si elle venait à succomber ? se demanda-t-il dans
un paroxysme d'angoisse.
Depuis qu'il la connaissait, une petite flamme était venue éclairer sa vie et il
avait cessé de s'ennuyer, aussi fasciné , par l'intelligence de la jeune fille que par
son caractère impétueux et rebelle. Jamais il n'avait été aussi près d'être heureux
que pendant les instants qu'il avait partagés avec elle, que ce fût dans la
bibliothèque ou quand elle chevauchait à ses côtés, le visage radieux et ses
cheveux blonds envolés dans le vent de la course. Plaise au ciel que ces
moments d'allégresse ne soient pas perdus à jamais ! pria-t-il avec toute la
ferveur dont il était capable.
Jusque-là, il n'avait côtoyé les femmes que pour le plaisir purement sensuel qu'il
pouvait tirer de leur compagnie. Mais avec Eleanor, il avait appris les joies de la
bonne entente fondée sur la similitude des goûts, et une complicité qu'il
n'espérait plus retrouver après la mort de sa mère et le départ de son cher Kasim.
Dénicher un tel trésor pour le perdre aussitôt, c'était voir se refermer les portes
du paradis entrevu. Comment pourrait-il jamais s'en remettre ? !
Tout en ruminant ces douloureuses pensées, il se dirigeait à grands pas vers le
harem où il n'avait jamais fait que de rares apparitions jusqu'alors, préférant
convoquer les concubines plutôt que de les visiter dans leurs quartiers. A sa vue,
les femmes surprises se dispersèrent avec de petits cris d'oiseaux, et leurs mines
effrayées éveillèrent en lui un vague sentiment de culpabilité.
S'était-il jamais soucié de les comprendre, ou de se faire aimer d'elles ? se
reprocha-t-il in petto. Leurs préoccupations et leurs tourments étaient restés pour
lui lettre morte, et il s'était contenté de jouir de leur corps sans se préoccuper de
leurs états d'âme. Comment s'étonner après cela de leur voir de telles réactions ?
Pour elles, il n'avait jamais été qu'un maître inaccessible, dont elles redoutaient
les décisions arbitraires.
La seule à ne pas fuir à son approche fut une jeune femme aux beaux yeux
sombres, qui s'avança vers lui et soutint vaillamment son regard.
— Monseigneur vient voir Eleanor, je suppose ? demanda-t-elle avec un léger
accent ibérique. Anastasia est en train de changer son pansement. Si vous voulez
bien attendre un instant...
— Rappelez-moi votre nom, demanda-t-il, favorablement impressionné par la
tranquille dignité de son interlocutrice.
— Elizabetta, monseigneur. Il m'est arrivé de chanter et de danser pour vous, il y
deux ou trois ans de cela.
— Je me souviens de vous, en effet. Etes-vous de celles qui prennent soin de ma
dame ?
— Avec quelques autres, milord. Mais nous n'avons ni l'habileté, ni les
connaissances d'Anastasia, qui fait vraiment merveille au chevet de la blessée.
Avec elle, je suis sûre que l'état d'Eleanor va bientôt s'améliorer.
— S'il vous plaît, laissez-moi la voir tout de suite. Je ne puis supporter d'attendre
un seul instant de plus.
Sans attendre la réponse, il écarta doucement la jeune femme, qui s'inclina
devant sa volonté. Puis il pénétra dans l'appartement d'Eleanor sous le regard des
concubines qui l'observaient de loin, comme un troupeau de biches effarouchées.
Le spectacle qu'il découvrit dans la chambre de la blessée ne fut pas pour calmer
ses inquiétudes. Le visage empourpré par la fièvre et ses cheveux humides épars
sur l'oreiller, Eleanor était manifestement la proie d'une forte fièvre, qui avait
résisté à tous les fébrifuges. Debout à son chevet, Anastasia lui rafraîchissait le
front avec un linge, après lui avoir bassiné le corps à l'eau fraîche. Au bruit de la
porte qui se refermait, la jeune Russe se tourna vers Soliman et lut dans son
regard toute l'angoisse qui le tenaillait.
— Elle ira mieux dans un moment, assura-t-elle. Les femmes l'avaient trop
couverte, ce qui a fait monter sa température. Mais il ne faut pas les punir pour
cela, ajouta-t-elle, en voyant Soliman froncer les sourcils. Elles croyaient
réellement bien faire.
Et d'ajouter dans un soupir :
— Nous aimons toutes Eleanor, qui a toujours été si gentille avec nous.
Personne ici ne lui veut le moindre mal.
— Qu'est-ce qui vous fait penser que je pourrais m'en prendre à l'une ou l'autre
d'entre vous ?
Cette fois, ce fut Rosamunde, debout sur le seuil, qui expliqua de sa voix douce
et ferme :
— On nous a dit que nous serions toutes châtiées si elle venait à mourir. Nous
avons fait notre possible, milord, mais nous n'avions pas les compétences
d'Anastasia.
Soliman hocha la tête, frappé par la joliesse de la nouvelle venue. Bien qu'elle ne
touchât pas son cœur comme Eleanor, elle n'en était pas moins charmante et
distinguée, et il se demanda avec remords combien de ces femmes délicieuses
s'étiolaient entre les murs de son harem, alors qu'elles auraient pu faire le
bonheur d'un homme et de toute une famille.
— Comment va ma dame ? interrogea-t-il, en se tournant de nouveau vers
Anastasia. Croyez-vous pouvoir la sauver ?
L'apothicaire le rassura d'un sourire.
— Elle est loin d'être aussi gravement atteinte que votre ami le janissaire. Elle a
de la fièvre, certes, et le chirurgien devra inciser sa blessure d'un coup de
lancette, pour en extraire le pus. Mais la plaie une fois assainie, elle guérira sans
problème. Si j'avais pu m'occuper d'elle plus tôt, rien de tout cela ne serait
arrivé.
— Mais pourquoi est-elle encore inconsciente ? demanda Soliman, effrayé par le
sommeil léthargique de la blessée.
— C'est l'effet de l'opium, milord, assura Anastasia, qui semblait sûre de son
fait. Vos médecins l'ont trop droguée, sous prétexte de lui épargner la
souffrance, et elle a maintenant du mal à émerger.
— Vous en savez beaucoup plus que les docteurs, commenta Soliman, admiratif.
Et pourtant, vous n'avez pas étudié comme eux, que je sache.
— Ce n'est pas tout à fait juste, milord, affirma la jeune femme, amusée par cette
réflexion. Le chirurgien a cousu la blessure avec beaucoup de dextérité, bien
mieux que je n'aurais su le faire. Il a seulement un peu exagéré avec les
calmants...
—Comment pourrai-je jamais vous revaloir tout ce que vous avez fait pour elle?
— Vous m'avez déjà largement récompensée en m'accordant la permission de
soigner les autres, monseigneur. Je ne suis qu'une simple serve, et je possède
plus ici que je n'aurais pu espérer dans mon pays.
— J'espère que vous n'avez pas été malheureuse au harem ? s'enquit Soliman
avec sollicitude.
— J'ai vécu ici quelques épisodes désagréables, admit Anastasia, lorsque Fatima
avait la haute main sur nous toutes.
Le visage de Soliman se durcit à l'énoncé de ce dernier nom et il enveloppa la
blessée d'un regard contrit, comme s'il se reprochait de l'avoir livrée sans
défense aux fureurs de la favorite.
— Vous m'enverrez régulièrement des nouvelles de ma dame, n'est-ce pas ?
— Ne craignez rien, monseigneur, je vous promets qu'Eleanor sera bientôt hors
de danger. Elle est jeune et vigoureuse, c'est son meilleur atout contre la fièvre.
Soliman hocha la tête, puis s'approcha du lit pour déposer un baiser sur le front
d'Eleanor. Réagissant à ce léger contact, la jeune fille émit un long gémissement
et marmonna quelques syllabes dont il ne parvint pas à saisir le sens.
— Restez tranquille, mon amour, murmura-t-il à voix très basse, pour qu'elle fût
la seule à saisir ses paroles. Il faut que vous reveniez à la vie, car j'ai... eh bien,
j'ai terriblement besoin de vous, je dois l'avouer.
Et il sortit de la chambre sur ces mots, le cœur agité d'une indicible émotion. Au
moment où il quittait de l'appartement, il vit les femmes attroupées dans le hall
reculer à son approche, manifestement inquiètes de ses réactions. Levant la main
pour attirer leur attention, il les héla d'une voix rassurante.
— Vous n'avez rien à craindre de moi. Seuls ceux qui ont voulu nuire à ma
dame seront punis. Lorsque Karin sera de nouveau en état de prendre les choses
en mains, elle tirera au clair toute cette affaire et m'exposera les faits. Je prendrai
alors mes décisions en conséquence, mais je n'exercerai aucune mesquine
vengeance, soyez-en certaines. Vous pouvez parler et vaquer sans crainte, aucun
mal ne vous sera fait, vous avez ma parole.
Un silence perplexe suivit ces propos, et se prolongea même après le départ de
Soliman.
— Qu'a-t-il voulu dire ? interrogea enfin l'une des concubines. Devrons-nous
tout révéler à Karin ?
Plus décidée que ses compagnes, Marisa hocha énergiquement la tête.
— Nous avons toutes assez souffert des cruautés de Fatima, affirma-t-elle. Il
faut profiter de cet épisode pour mettre enfin toutes ses exactions en lumière et
que plus personne n'ait à trembler dans ce palais.

— Enfin, vous voilà revenue à vous, méchante enfant !


Tendrement grondeuse, Karin se pencha sur la blessée qui clignait des paupières
et promenait un regard encore embrumé sur la chambre.
— Ne vous avais-je pas recommandé d'être prudente ? Et voilà que vous êtes
allée vous jeter dans la gueule du loup...
Dans un effort inconscient, Eleanor tenta de bouger son bras bandé et poussa un
faible gémissement de douleur.
— Que... que m'est-il arrivé ? s'enquit-elle d'une voix à peine audible.
— Fatima vous a envoyé des fruits empoisonnés. Vous êtes allée la défier et elle
vous a donné un coup de couteau dans l'épaule. Dieu merci, vous avez dû la
prendre par surprise et elle n'a pas eu le temps d'empoisonner la lame.
— Oh, oui, je me souviens vaguement, murmura faiblement Eleanor, dont
l'esprit était encore enveloppé de brouillard.
Elle trempa les lèvres dans la tasse d'eau que lui tendait Rosamunde, debout de
l'autre côté de son lit, et la remercia d'un sourire.
— Quelle... quelle heure est-il ?
— 10 heures du matin, répondit Karin. Mais les événements remontent à cinq
jours. Vous avez eu un violent accès de fièvre, mon enfant.
— Cinq jours !
Eleanor lutta pour s'asseoir, effrayée par cette précision. Mais sa faiblesse fut la
plus forte et elle retomba sur ses oreillers.
— Et le janissaire blessé ? interrogea-t-elle d'une voix inquiète.
— Il va beaucoup mieux, assura Anastasia, qui préparait une potion sur le coin
de la table. Comme vous, du reste.
Elle s'approcha de la jeune fille pour lui prendre le pouls avant de poser la main
sur son front.
— La fièvre est complètement partie et vous allez vous remettre peu à peu.
— C'est donc vous qui m'avez soignée ?
Anastasia hocha la tête avec douceur.
— Depuis mon retour au harem, il y a trois jours. Mais je n'ai pas pour autant
négligé mon premier patient, à qui j'ai rendu visite tout à l'heure. Il se porte de
mieux en mieux, rassurez-vous.
Le cœur éperdu de gratitude, Eleanor adressa un sourire à ses compagnes.
—Merci... merci à toutes, chuchota-t-elle avant de clore de nouveau les
paupières.
Et elle sombra dans un sommeil réparateur, bercée par les chuchotements à
peine perceptibles de ses gardes-malade, qui s'étaient rassises auprès d'elle pour
veiller sur son repos.

Lorsque la blessée s'éveilla de nouveau, quelques heures plus tard, ce fut pour
trouver Rosamunde assise à son chevet.
— Avez-vous faim, milady ? Anastasia a dit que vous pouviez prendre un peu
de potage à votre réveil. Morna va le préparer elle-même, bien qu'il n'y ait plus
rien à craindre maintenant. Nul ne tentera plus de vous empoisonner !
— Fatima ? interrogea Eleanor dans un murmure.
— Elle a quitté le palais et nous ne la reverrons plus jamais.
Eleanor se détendit, rassérénée par la nouvelle. Soliman avait tenu sa promesse
de renvoyer Fatima chez elle, songea-t-elle avec un indicible soulagement. Le
reste n'était plus son affaire.
— Où est Karin ? Est-elle complètement rétablie de son indisposition ?
— Elle va parfaitement bien maintenant. Elle a passé ces derniers jours à
s'entretenir avec chacune de nous tour à tour. Il semble que toutes celles qui le
souhaiteront pourront retrouver sous peu leur liberté. Anastasia avait déjà la
sienne, mais elle a choisi de rester ici.
Eleanor hocha la tête, satisfaite. Soliman, décidément, s'était montré fidèle à sa
parole.
— Quant à moi, milady, j'aimerais demeurer près de vous, si vous voulez bien
de moi. Où irais-je désormais ? Je n'ai plus de foyer nulle part dans le monde.
— Oh, oui, restez, je vous en prie ! répondit Eleanor avec élan. Je serai ravie de
vous avoir pour dame de compagnie.
Elle eut un sourire espiègle avant d'ajouter :
— Ne parliez-vous pas d'un potage ? Je dois avouer à ma grande honte que j'ai
l'estomac dans les talons...
— Mais il faut manger, milady ! Nous avons été si inquiètes pour vous ces
derniers jours...
Eleanor, épuisée par ce bref échange, ferma de nouveau les yeux, pendant que
Rosamunde allait commander son repas. L'esprit encore embrumé, elle se
souvenait confusément d'avoir quelque chose d'autre à demander, mais ne
parvenait pas à se rappeler de quoi il s'agissait. Son seul désir, c'était de se
reposer tout son content jusqu'à ce que son corps retrouve toute son énergie
d'antan.
Ensuite... Elle n'était pas très sûre de ce qui allait s'ensuivre. Soliman lui avait
dit un jour qu'il ne pouvait bousculer les coutumes de ce palais, ne fût-ce que par
respect pour le calife. Dans ces conditions, elle ne pouvait guère espérer sa
visite, bien qu'elle brûlât de le revoir.
« S'il m'aimait, il serait déjà venu de lui-même, songea-t-elle avec une crispation
de douleur. Mais il me désire, voilà tout, et il m'épouse pour avoir des fils, parce
qu'il faut bien qu'il donne des héritiers à son père... »
Attristée par cette pensée, elle étouffa un lourd soupir et glissa lentement dans
un sommeil peuplé de rêves agités.
— Eh bien, Karin, m'apportez-vous des nouvelles de ma dame ?
L'épouse du calife inclina la tête et prit place sur le divan que lui désignait
Soliman.
— L'état de lady Eleanor s'améliore d'heure en heure. Elle s'alimente
normalement et avec l'aide de deux de ses dames, elle a réussi à marcher
jusqu'aux jardins, où elle est restée assise quelques minutes à contempler les
roses.
Soliman fronça les sourcils, alarmé.
— N'est-il pas un peu trop tôt pour cela ? Il y a à peine huit jours qu'elle a été
blessée...
— Elle est très robuste, milord, malgré son apparente fragilité. Sa plaie se
cicatrise bien, et elle retrouvera sans aucun doute un usage normal de son bras.
Elle toussota, gênée, avant d'ajouter :
— Mais je crains qu'elle ne garde à jamais une cicatrice à l'épaule.
Soliman se rembrunit à cette précision.
— Pourquoi hésitiez-vous à le dire ? Vous croyez peut-être que ce détail
changera quoi que ce soit à mes sentiments pour elle ? Tout ce qui importe à
mes yeux, c'est qu'elle soit encore de ce monde, et je rends grâce à Allah de lui
avoir sauvé la vie.
—Je vous demande pardon, monseigneur. Je n’avais pas mesuré... euh... la
portée de votre attachement pour elle.
— Surtout, ne lui en dites rien pour l'instant, recommanda Soliman, une lueur
amusée dans les yeux. Il vaut mieux qu'elle ignore à quel point elle m'est chère.
Me le promettez-vous ?
Karin sourit à son tour et lui rendit un regard entendu.
— Milady peut parfois se montrer une vraie tête de mule, sauf votre respect,
monseigneur.
— C'est très exactement le terme qui convient, admit gaiement Soliman.
Et fronçant les sourcils, il reprit un ton plus grave pour ajouter :
— Avez-vous mené votre enquête auprès de ces dames ? Je suppose qu'elles
sont innocentes de ce drame.
— En effet, milord. Elles admirent toutes lady Eleanor pour sa force de
caractère, et quelques-unes l'aiment réellement.
— Leur avez-vous demandé ce qu'elles comptaient faire dans un proche avenir ?
— Oui, milord. J'ai suivi à la lettre vos instructions, assura Karin.
Elle sortit de sa poche un carnet où elle avait inscrit quelques notes et précisa :
— Dix d'entre elles ont demandé à ce qu'on leur arrange un mariage au palais
même, la plupart du temps avec des membres de votre garde.
Et d'ajouter, guettant du coin de l'œil les réactions de Soliman :
— Il semblerait qu'elles aient assisté à vos combats avec les janissaires plus
souvent que nous n'aurions pu le penser.
A son grand soulagement, le jeune homme parut recevoir la nouvelle avec une
parfaite indifférence.
— Cinq ont demandé à retourner dans leur famille, poursuivit Karin, baissant de
nouveau les yeux sur sa feuille. Ce sont des jeunes femmes originaires de ce
pays et qui partagent notre foi. Quant aux autres, elles ont demandé à rester au
harem pour y devenir les suivantes de lady Eleanor, sauf Anastasia, qui souhaite
demeurer au palais pour y continuer ses fonctions d'apothicaire.
— Très bien. Leur vœu à toutes sera exaucé, si milady y consent.
— Voulez-vous que je lui en parle, ou préférez-vous vous en charger vous-
même, milord ?
— Il serait préférable que cela vienne de vous, Karin. Milady doit se convertir à
notre foi pour pouvoir m'épouser, et peut-être le sujet pourra-t-il être abordé
dans le cadre de son instruction. Qu'il soit bien entendu toutefois que je ne
souhaite pas qu'on lui enseigne l'art de plaire à son époux. Sur ce point, je
préfère préserver sa spontanéité.
— Je comprends, monseigneur, murmura Karin, qui hésita avant de poursuivre :
le calife m'a accordé la permission de rendre visite à mes filles. Puis-je vous
demander quand le mariage aura lieu, afin que je puisse fixer la date de mon
départ ?
— Si Eleanor est suffisamment remise, deux semaines devraient suffire pour la
préparer à la cérémonie. En fait, il s'agit seulement de ne pas déroger à la
coutume, pour que les apparences soient sauves. Dans son intérieur, elle pourra
continuer à pratiquer sa propre religion comme faisait ma mère, si c'est là ce que
son cœur lui dicte.
— Très bien, monseigneur, approuva Karin, ravie de savoir qu'elle allait revoir
ses filles dans peu de temps. Je vais transmettre ce message à lady Eleanor, si
vous ne souhaitez décidément pas vous en charger.
Soliman secoua fermement la tête.
— Je ne la reverrai que le jour du mariage, décida-t-il, péremptoire.
Il n'avoua pas ses vraies raisons à Karin, qui tenaient à des craintes toutes
personnelles. S'il revoyait Eleanor, comment lui cacher plus longtemps ce qu'il
éprouvait pour elle et résister au désir de lui prouver sur-le-champ son amour ?
— Que les cours d'instruction religieuse lui soient dispensés le plus vite
possible, conclut-il, corrigeant aussitôt : mais surtout, qu'elle ne se fatigue pas
outre mesure. Je ne voudrais pas la voir retomber malade.
— N'ayez crainte, monseigneur, répliqua Karin, qui se leva sur ces mots. Pour le
moment, elle semble heureuse de rester assise à bavarder avec les autres
femmes, mais je doute qu'elle se contente longtemps de cette inactivité. Si vous
voulez m'excuser maintenant, je vais aller la rejoindre, ajouta-t-elle avec une
respectueuse inclination de tête.
Soliman la suivit d'un regard pensif, tandis qu'elle quittait la pièce avec son
habituelle dignité. Eleanor accepterait-elle sans protester d'être instruite dans la
foi musulmane ? Peut-être aurait-il dû lui expliquer lui-même qu'il ne s'agissait
de rien d'autre que d'une pure formalité, la loi lui interdisant d'épouser une
femme qui n'appartînt pas à sa religion. Mais il craignait de perdre tout contrôle
sur lui-même s'il venait à la revoir maintenant et tenait à se comporter en
gentleman, surtout quand l'état de santé de sa future était encore aussi précaire.
« Dieu sait pourtant qu'il m'en coûte, mais je l'éviterai jusqu'au jour des noces »,
se promit-il en étouffant un soupir.

— Milord veut que j'étudie le Coran ? demanda Eleanor d'un ton parfaitement
naturel, malgré le dépit qui lui pinçait le cœur.
Au nom du ciel, pourquoi lui faisait-il dire cela par Karin, au lieu de la
convoquer comme autrefois ?
— Répondez-lui que je n'ai pas attendu d'être ici pour étudier les préceptes de
l'Islam et que je serai en mesure de répondre convenablement, si l'on m'interroge
sur le texte
(sacré. Bien entendu, cela ne signifie pas que je renonce pour autant à mes
propres convictions.
Karin considéra un instant le front têtu de la convalescente et mesura la
difficulté de la mission que lui avait confiée Soliman. Rien d'étonnant à ce qu'il
lui eût délégué la tâche au lieu de s'en charger lui-même !
— Nous étudierions ensemble une heure par jour, plaida-t-elle. Est-ce trop
demander ? Songez que l'avenir des autres concubines dépend de vous
désormais. Or, vous ne pouvez épouser le seigneur Soliman sans vous convertir
d'abord à sa religion.
L'exhortation de Karin ne fut pas sans éveiller un écho chez Eleanor, qui étouffa
un soupir. Elle savait avec quelle impatience les concubines attendaient son
mariage avec Soliman, et les conséquences qui en découleraient pour elles
toutes. Cette union ouvrirait à certaines les portes de la liberté, tandis qu'elle
assurerait à d'autres une union conforme au vœu de leur cœur.
— Très bien, capitula-t-elle. Après tout, je n'ai jamais été rétive aux études et
j'aime bien avoir quelque chose de nouveau à me mettre sous la dent. Milord
vous a-t-il chargée de jouer les intermédiaires parce qu'il craignait mes
réactions? interrogea-t-elle avec une certaine acrimonie.
Emportée par sa franchise naturelle, Karin fut tentée de lui confier la vérité,
mais elle se reprit à temps. Soliman était un être noble et généreux et elle s'en
serait voulu de trahir sa confiance. Aussi se contenta-t-elle de répondre d'un
simple sourire.
— Puis-je lui dire que vous accédez à sa demande ?
— D'accord, mais pas sans contrepartie.
Karin haussa les sourcils, étonnée.
— Que demandez-vous en retour ?
— On m'a dit que milord se divertissait souvent à combattre avec ses janissaires.
Je voudrais assister à l'un de ces tournois, avec celles des concubines qui
souhaitent se marier au palais.
— Je vais présenter cette requête au Seigneur.
— Ce n'est pas tout, poursuivit Eleanor, le regard mutin. Je désire que nous
puissions descendre dans la cour assister au combat, au lieu de rester
dissimulées derrière nos jalousies. Si cela peut rassurer monseigneur, précisez-
lui toutefois que nous porterons le voile et le manteau exigés par les bonnes
mœurs.
Karin fronça les sourcils, décidément interloquée par l'audace de la jeune
Anglaise.
— Vous demandez beaucoup, mon enfant.
— Mais milord exige également beaucoup de moi ! fit observer Eleanor. Du
reste, j'ai besoin de divertissements. Si je suis privée de celui-ci, ma santé
pourrait fort bien en pâtir.
Et portant une main ostensiblement lasse à son front :
— Je sens d'ailleurs que je ne suis pas loin d'être reprise par ma migraine. Si j'ai
mal à la tête, il est évident que je ne pourrai pas suivre les cours d'instruction
religieuse avec vous...
— Eleanor ! protesta Karin, grondeuse. Si j'étais monseigneur, je vous ferais
fouetter pour votre esprit de rébellion.
— Mais vous n'êtes pas lui, n'est-ce pas ? répondit la jeune fille, qui partit d'un
rire argentin. Auriez-vous peur de lui transmettre mon message ?
Karin cette fois ne put s'empêcher de rire à l'unisson.
— Je n'aurais jamais osé le faire il y a quelques jours encore. Mais maintenant,
j'avoue que je suis curieuse d'entendre sa réponse !

— Lady Eleanor est prête à étudier tout ce que vous voudrez, monseigneur,
mais...
Karin hésita, puis débita d'une haleine, les yeux baissés :
— Elle aimerait que vous lui accordiez une faveur en échange.
Une expression méfiante se peignit aussitôt sur le visage de Soliman.
— Vraiment ? Et que demande-t-elle ? Je pensais lui avoir déjà accordé tout ce
qu'elle souhaitait.
— Milady voudrait... euh... pouvoir assister à votre prochain combat avec les
janissaires.
Et comme la demande ne semblait pas choquer Soliman, elle poursuivit plus
hardiment :
— Mais au lieu d'assister au spectacle depuis l'une des fenêtres, elle sollicite
l'autorisation de descendre dans la cour avec ses dames.
Cette fois, Soliman la regarda si longuement qu'elle sentit des gouttes de sueur
perler à ses tempes, incertaine de ce qui allait suivre.
— Hum..., fit enfin le jeune homme. Je craignais que milady ne soit quelque peu
abattue après sa maladie, mais je vois qu'il n'en est rien. Elle me semble aussi
combative que jamais ! Eh bien, dites-lui que c'est d'accord, à condition, bien
sûr, que ses dames et elle revêtent la tenue appropriée.
— Elle n'y verra aucun inconvénient, monseigneur, assura Karin, soulagée. Je
servirai de chaperon à ces dames et veillerai à ce que les règles de la modestie et
de la pudeur soient strictement respectées.
Et d'avouer avec un sourire :
— Je serai moi-même ravie de pouvoir assister de plus près au spectacle.
— En ce cas, le combat pourra avoir lieu après-demain. Dites à milady que je
suis heureux de lui accorder cette faveur, en remerciement de son obéissance.

— Mon obéissance ? répéta Eleanor, dont les yeux lancèrent des éclairs. Milord
se moque, je suppose. Retournez donc le voir et demandez-lui d'autoriser les
dames qui doivent rejoindre dans leur famille à s'en aller sur-le-champ.
Karin la considéra, interloquée.
— Mais cela peut attendre le mariage, objecta-t-elle. Quel jeu jouez-vous,
Eleanor ? Cherchez-vous à provoquer monseigneur à tout prix ? Soyez prudente,
je vous en prie. Il peut vous faire fouetter si vous dépassez les bornes.
— Quel intérêt aurait-il à me battre ? Si cela devait arriver, je serais ensuite trop
malade pour l'épouser, déclara froidement la jeune fille.
— Voilà un message qu'il ne me sera guère facile de lui transmettre.
— Je m'en serais chargée moi-même, s'il avait jugé utile de me convoquer.
Karin, qui commençait à comprendre, plissa les paupières.
— Etes-vous piquée de ce qu'il ne veut pas vous voir avant le mariage ?
Sûrement, vous ne...
Pour la seconde fois, elle faillit révéler à la rebelle le secret des sentiments que
Soliman éprouvait pour elle. Mais cette fois encore, elle se reprit à temps.
— Ne jouez pas avec le feu, mon enfant, se contenta-t-elle de recommander
avec sagesse. Vous pourriez avoir à le regretter plus tard...

—Voilà une requête fort raisonnable, que je me ferai un plaisir d'accorder à


milady. Que ne ferais-je pour lui complaire ! Elle est si peu exigeante...
Interloquée par cette réaction, Karin jeta un bref regard à Soliman et vit briller
dans son regard une lueur de malice qui éclaira sa lanterne. De toute évidence, le
jeune homme se moquait !
— Pourquoi ne pas la faire venir et le lui dire vous-même, milord ?
— Pour l'instant, je préfère que vous soyez ma messagère. Demain aura lieu le
tournoi, et après cela, je déciderai peut-être de convoquer Eleanor. Mais pour le
moment, j'ai beaucoup trop à faire. Faites-lui comprendre que je dois m'occuper
d'affaires sérieuses et n'ai pas de temps à perdre en futilités.
Karin acquiesça, bien qu'elle fût au comble de la perplexité. A quoi jouaient
donc ces deux-là ? En tout cas, le jeu semblait amuser Soliman, qu'elle n'avait
jamais vu aussi enjoué.
Mais Eleanor lui parut nettement plus renfrognée, lorsqu'elle l'eut rejointe au
jardin pour lui transmettre le message. De toute évidence, la jeune Anglaise se
languissait de son futur époux et la façon dont Soliman mettait les distances
entre eux la piquait au vif, qu'elle l'admît ou non.
— Très bien, fit enfin Eleanor, en s'efforçant de dissimuler sa contrariété. J'ai
promis à mes amies d'obtenir quelques faveurs de notre seigneur et maître, et je
compte bien leur tenir parole. Peut-être demanderai-je à milord de nous laisser
sortir en ville un de ces prochains jours.
Et comme Karin levait déjà les yeux au ciel, elle ajouta, espiègle :
— Mais pensons d'abord au tournoi.
Et se tournant vers les concubines qui devaient l'accompagner au spectacle :
— Cette fois, ce sera à vous de faire votre choix parmi ces messieurs.
Ravies, les jeunes femmes étouffèrent de petits rires derrière leurs manches, et la
grave Karin elle-même ne put s'empêcher de partager leur hilarité.

Le lendemain, l'épouse du calife vint passer l'inspection de ces dames, afin de


s'assurer de la décence de leur tenue. Puis elle prit la tête du petit groupe qu'elle
guida dans un dédale de couloirs, précédée de deux eunuques qui ouvraient le
chemin. En débouchant dans la cour, ce ne fut pas sans émotion qu'Eleanor
retrouva les lieux où Soliman l'avait fait descendre de cheval le soir de son
arrivée, tandis qu'il retournait prêter main-forte à ses hommes. Tant de choses
avaient changé depuis lors qu'elle avait l'impression de ne plus être la même
personne.
Rêveuse, elle prit place avec ses dames à l'un des bouts de l'arène, sous un dais
de soie destiné à les protéger des ardeurs du soleil. Afin de sauver les
convenances, un écran les séparait du reste de l'assistance, leur permettant de
voir sans être vues. Le spectacle du reste promettait d'être palpitant. S'il n'était
pas demandé aux lutteurs de combattre jusqu'à la mort, leurs armes n'en étaient
pas moins réelles et pouvaient infliger de graves blessures.
La première joute opposa un géant à la peau couleur d'ébène et un homme de
taille appariée, dont la chevelure blonde étincelait dans le soleil d'été.
— Le Nubien s'appelle Mosra, chuchota Marisa à l'oreille d'Eleanor. Et son
adversaire est Ahmed...
A la lueur qui brillait dans ses yeux, il était facile de deviner que le nommé
Ahmed était l'élu de son cœur. Au même instant, les deux pugilistes saluèrent les
dames d'une inclination du buste, et Eleanor nota avec malice l'impassibilité de
leur visage, dont pas un cil ne battit à la vue des spectatrices. Se doutaient-ils
qu'ils allaient combattre devant leurs futures épouses ? Peut-être, en fin de
compte, car lorsque le duel se fut achevé sur la victoire d'Ahmed, qui vint
s'incliner devant ces dames, un bref échange de regards eut lieu entre Marisa et
lui, qui ne laissa plus de doute à Eleanor sur leur mutuelle complicité.
Plusieurs affrontements succédèrent à ce premier combat, tous plus acharnés les
uns que les autres, et où les adversaires déployèrent un égal courage et une
maîtrise incontestable des armes. Lorsque l'un d'eux mordait la poussière, l'une
de ces dames étouffait parfois un léger cri, preuve, s'il en était besoin, que les
élus de leur cœur ne figuraient pas toujours parmi les vainqueurs !
La dernière joute devait opposer le seigneur Soliman à un certain Omar, et le
cœur d'Eleanor s'emballa littéralement dans sa poitrine lorsque les deux hommes
s'avancèrent vers le dais pour saluer le public. L'espace d'une seconde, ses yeux
rencontrèrent ceux de Soliman qui lui parut plus séduisant que jamais avec son
corps puissant et musclé, dont un simple pagne de cuir voilait l'imposante
nudité. Son torse frotté d'huile brillait dans l'arène inondée de soleil, et jamais
plus fier guerrier n'affronta les regards de sa dame, sous les ovations de
l'assistance.
Agrippée aux accoudoirs de son siège, Eleanor déglutit, plus palpitante qu'elle
ne l'avait été de sa vie. Fasse le ciel qu'il remporte ce combat ! pria-t-elle avec
ardeur. Après tout, c'était elle qui avait voulu ce tournoi, et elle se sentait
responsable du sort de son champion. Comment supporterait-elle de le voir
blessé par sa faute ? réalisa-t-elle avec une indicible frayeur.
Le souffle court, elle regarda les deux adversaires tracer l'un autour de l'autre
des cercles prudents, dont le diamètre diminuait dangereusement à chaque tour.
Enfin, Omar lança le premier assaut en se jetant sur son maître, dont il encercla
le buste de ses avant-bras aussi forts et poilus que ceux d'un ours. Pour le plus
grand soulagement d'Eleanor, Soliman se dégagea aisément de cette étreinte.
Mais à peine eut-il repoussé l'attaque qu'Omar se rua de nouveau sur lui, et d'une
prise à la rapidité foudroyante, l'envoya rouler à ses pieds dans le sable brûlant
de l'arène.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Eleanor, étouffant un cri dans son mouchoir.
Non, ce n'était pas possible, réagit son cœur affolé, dans la plus fervente prière
qui se fût jamais élevée entre ces murailles. Soliman était son seigneur et son
bien-aimé, et elle ne pouvait supporter de le voir vaincu. Il fallait qu'il
l'emportât, il le fallait !
Comme en réponse à cette supplication, Soliman se releva d'un bond et se jeta à
son tour sur son adversaire, à qui il ne fallut que quelques secondes pour mordre
à son tour la poussière.
— Un point partout ! commenta Marisa, passionnée par le déroulement du
combat. Tout dépend maintenant de la dernière manche.
La gorge serrée par l'anxiété, Eleanor vit les deux hommes tourner l'un autour de
l'autre sans cesser de s'observer, chacun guettant chez l'autre l'imperceptible
défaillance qui lui permettrait de se ruer à l'assaut. La tension était à la limite du
supportable pour la jeune fille, qui s'enfonçait les ongles dans les paumes pour
ne pas crier. Sa nervosité contrastait avec la décontraction des deux pugilistes,
qui se défiaient avec force quolibets, apparemment heureux de pouvoir
s'affronter une fois de plus dans l'atmosphère stimulante de l'arène.
Au moment où les nerfs d'Eleanor étaient tendus à se rompre, au point qu'elle
doutait de pouvoir supporter cette torture une minute de plus, Soliman bondit sur
son adversaire et en trois secondes, le combat fut terminé. Omar roula dans le
sable de l'arène, tandis que son vainqueur, le torse brillant de sueur, saluait le
public qui manifestait à grands cris son enthousiasme.
—Le tournoi est achevé, fit Karin en se levant. Venez, Eleanor, ne nous
attardons pas. Le seigneur Soliman vous enverra chercher plus tard s'il désire
vous voir.
Peu pressée de retrouver le harem, la jeune fille chercha à croiser le regard de
Soliman, mais celui-ci était encore tourné vers Omar, avec qui il échangeait
force rires et claques amicales sur l'épaule. Les autres combattants, par contre,
ne se privaient pas de jeter des coups d'œil furtifs vers l'estrade où se tenaient les
dames, et Eleanor se résigna à suivre le conseil de Karin. Soliman s'était montré
généreux en leur permettant d'assister au tournoi, et il n'était pas judicieux
d'abuser de la permission en bousculant trop ostensiblement les lois de la
bienséance locale.
— Venez, dit-elle en empoignant le bras de Marisa, qui dévorait son Ahmed des
yeux. Nous ne nous sommes que trop attardées.
— Oh, Eleanor, ne puis-je aller lui parler ? Juste quelques petites secondes !
— Non, c'est impossible, répliqua fermement la jeune fille. Réjouissez-vous déjà
que l'on vous ait permis de l'épouser.
Avec un soupir de regret, Marisa se laissa entraîner vers le palais, non sans jeter
un dernier regard à Ahmed par-dessus son épaule.
— Le seigneur Soliman a été la générosité même, reconnut-elle enfin, en
emboîtant le pas à sa compagne. Et vous aussi, Eleanor, grâces vous en soient
rendues. Je suis si heureuse que Fatima n'ait pas réussi à vous tuer... L'affreuse
femme ! Elle a bien mérité son terrible châtiment.
Les deux jeunes femmes étaient déjà à l'intérieur du palais lorsque cette
confidence échappa à Marisa, pour la plus grande stupéfaction d'Eleanor.
—Son châtiment ? Que voulez-vous dire ? questionna-t-elle, tandis qu'un frisson
glacé lui courait le long du dos. Je croyais qu'elle avait été renvoyée chez elle ?
Marisa porta trop tard une main à sa bouche, désolée de son indiscrétion.
— Oh, mon Dieu, pourquoi n'ai-je pas su tenir ma langue ? Karin nous avait
recommandé de nous taire, pour ne pas vous bouleverser. Elle va être furieuse
contre moi.
— Et je vais l'être moi-même si vous ne me dites pas tout de suite ce qui est
arrivé à Fatima !
Marisa poussa un lourd soupir avant d'obtempérer.
— Eh bien, le seigneur Soliman l'a fait fouetter avant de l'envoyer au marché
aux esclaves, où elle a déjà dû être vendue, mais pas à un seigneur. Le fouet lui a
marqué la chair, n'est-ce pas, et elle ne retrouvera jamais ses charmes d'antan.
Notre seigneur a ordonné ce châtiment parce qu'elle avait fait un mauvais usage
de sa beauté et qu'il ne fallait pas qu'elle fût tentée de recommencer. Livide,
Eleanor porta la main à sa gorge.
— Mais c'est horrible ! articula-t-elle d'une voix altérée. Comment a-t-il pu faire
une chose aussi cruelle ? La pauvre fille, vraiment... Que va-t-il advenir d'elle à
présent ?
— Je n'aurais jamais dû vous dire cela, fit Marisa d'un ton coupable. Fatima a
bien mérité sa punition, croyez-moi.
Eleanor se tut, trop secouée pour répondre un seul mot, et ce fut en silence que
les deux jeunes femmes regagnèrent le harem. Parvenue dans la grande salle,
Eleanor se dirigea droit vers Karin et l'entraîna à l'écart.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit la vérité à propos de Fatima ?
Karin la considéra un instant en silence, puis exhala un soupir.
— Parce que je savais que vous réagiriez ainsi, répondit-elle enfin. Vous ne
comprenez pas, Eleanor. Lord Soliman devait faire un exemple avec Fatima.
Elle ne pouvait être simplement bannie après tout ce qu'elle avait fait. La plupart
des maîtres l'auraient fait mettre à mort pour ses méfaits.
— Peut-être la mort lui aurait-elle été plus douce, rétorqua Eleanor avec colère.
La fouetter au point qu'elle ne puisse plus être vendue à un harem ! Avez-vous
songé à ce qui va lui arriver maintenant ? Elle risque de finir dans quelque
lupanar de bas étage, où n'importe qui pourra abuser d'elle pour quelques sous.
Jamais je n'aurais cru milord capable d'une telle cruauté.
Karin hésita à lui en révéler davantage, mais ce n'était pas à elle de lui apprendre
l'étendue des crimes de Fatima.
—N'oubliez pas qu'elle a voulu vous tuer, rappela-t-elle simplement. En agissant
ainsi, elle savait parfaitement qu'elle courait le risque d'être elle-même mise à
mort. Du moins a-t-elle eu la chance d'échapper au suprême châtiment.
—La chance ? se récria la jeune fille. Mais ce qu'on lui a fait est barbare,
absolument abominable. Et Soliman qui m'avait promis de la renvoyer chez elle!
—C'était avant qu'elle ne tente de vous assassiner, fit sévèrement Karin.
Comment s'étonner que lord Soliman ait réagi ainsi ? Je vous avais bien dit
qu'un animal indompté sommeille chez la plupart des hommes. Monseigneur ne
fait pas exception, bien que je le trouve pour ma part exceptionnellement juste et
généreux. En l'occurrence, il s'est conformé à la loi de ce pays.
— Une loi sauvage et cruelle !
— Peut-être, mais nous sommes tous censés la respecter. D'ailleurs, nos lois
sont-elles si inhumaines que vous voulez bien le penser ? En ce qui vous
concerne, on vous a traitée avec beaucoup de bienveillance, peut-être même un
peu trop ! Il vous faut admettre aussi qu'il y a des choses que vous ne pouvez pas
changer.
Eleanor secoua la tête, obstinée.
— Jamais je n'accepterai pareille brutalité !
—Petite sotte, la morigéna Karin. Vous allez tout gâcher, avec votre entêtement.
Le seigneur Soliman a un faible pour vous et vous pouvez beaucoup pour
améliorer la vie des habitants de ce palais... si seulement vous apprenez à vous
montrer un peu plus souple. Domptez l'animal sauvage à force de tendresse et
forgez-lui des chaînes d'amour, plutôt que de l'attaquer de front. Sinon, il
pourrait bien se retourner contre vous et vous manger toute crue.
— Je veux voir lord Soliman tout de suite ! fut la seule réponse qu'elle obtint.
Karin considéra un instant le beau visage irrité qui lui faisait face, puis secoua la
tête.
— Non, je ne demanderai pas une audience pour vous. Pas tant que vous êtes
dans cet état !
— En ce cas, je me passerai de permission, s'écria impétueusement Eleanor.
— Vous n'êtes pas encore la maîtresse ici, rétorqua sèchement Karin. Si vous
persistez, je vais vous faire enfermer dans votre appartement sous bonne garde,
comme le règlement de céans m'en donne le droit. Je ne...
Elle s'interrompit net en voyant l'eunuque en chef s'avancer vers elle.
— Oui, Hasar ?
— C'est le seigneur Soliman qui m'envoie, madame. Il demande à voir lady
Eleanor sur-le-champ.
Triomphante, la jeune fille se tourna vers son mentor.
— J'y vais de ce pas, Karin. Je m'en voudrais de faire attendre milord.
Elle s'élançait déjà vers la porte, mais Karin lui empoigna le bras au passage.
— Prenez garde, Eleanor. Je ne suis pas votre ennemie, vous le savez. Combien
de fois n'ai-je essayé de protéger Fatima elle-même des conséquences de ses
folies ! Je l'aurais fait simplement bannir si j'en avais eu le pouvoir, mais le
seigneur Soliman était trop furieux contre elle. Il est venu à votre chevet lorsque
vous étiez inconsciente, et je n'ai jamais vu un homme dans un tel état de colère
et de désespoir. Je ne dis pas qu'il a montré de la mansuétude en infligeant ce
châtiment à Fatima, mais il n'a rien fait qui ne soit entériné par la loi. Il aurait
même pu se montrer dix fois plus cruel s'il l'avait voulu. Beaucoup d'hommes
dans sa position ne s'en seraient pas privés.
— Mais ce n'est pas ces hommes-là que je m'apprête à épouser, riposta Eleanor,
hors d'elle. J'en étais arrivée à aimer Soliman, mais il n'est rien d'autre qu'un
barbare après tout. Un homme sauvage et cruel ! Il est hors de question que je
m'unisse à un tel individu.
D'un geste brusque, elle dégagea son bras et s'élança vers la porte comme une
tornade, suivie des yeux par une Karin déconcertée et anxieuse. L'épouse du
calife connaissait assez Soliman pour savoir que malgré sa remarquable maîtrise
de soi, le jeune homme avait un tempérament colérique auquel il pouvait donner
libre cours à l'occasion. Cette fois, Eleanor risquait fort d'user sa patience, pour
son plus grand dam et celui de ses compagnes !

Chapitre 11

Revigoré par son combat avec Omar, Soliman avait regagné son appartement de
fort bonne humeur, ravi de sa victoire et de l'évident intérêt avec lequel Eleanor
avait suivi le pugilat. Les réactions de la jeune fille l'avaient au moins renseigné
sur un point : quoi qu'elle s'efforçât de lui laisser croire, elle était loin d'être
indifférente à son égard, ce qu'il avait fort bien senti la dernière fois qu'il l'avait
attirée dans ses bras.
Fort de cette certitude, il aurait pu la prendre à n'importe quel moment, mais
l'acte de possession accompli sans amour n'était qu'un plaisir passager, qu'il
pouvait obtenir de n'importe laquelle de ses concubines. D'Eleanor, il attendait
davantage. Pour la première fois de sa vie, il avait rencontré une femme qui le
touchait au plus profond de lui-même, et bien qu'il brûlât de lui faire partager sa
couche, il ne voulait pas la contraindre. Il attendrait qu'elle se donne à lui de son
plein gré, avec toute la ferveur et la passion dont il la sentait capable.
— Le faucon a été vaincu par la colombe, murmura-t-il pour lui-même, amusé
par cette comparaison. Si seulement elle pouvait venir à moi de son propre
mouvement, comme ma Shéhérazade...
Rempli de cette pensée, il tressaillit en entendant un bruit de pas pressés
résonner sur le seuil. Enfin, elle avait répondu à son appel ! songea-t-il avec
allégresse. Le cœur battant, il se retourna pour accueillir la bien-aimée, mais son
sourire s'évanouit, lorsqu'il vit l'expression de son visage. Jamais elle ne lui avait
lancé des coups d'œil aussi furibonds depuis leur première rencontre dans les
jardins de Roxane !
— Pourquoi cette colère ? fut sa première question, tandis qu'il s'avançait vers
elle et l'enveloppait d'un regard stupéfait.
—Vous me demandez pourquoi ? rétorqua-t-elle, la voix tremblant
d'indignation. Bien entendu, vous ne vouliez pas que je sois au courant ! Nul ne
m'avait informée de cette sinistre affaire, et il a fallu que je tire les vers du nez à
Karin après le tournoi.
— Mais de quoi parlez-vous, au nom d'Allah ? Je ne vois pas ce que j'ai fait qui
puisse vous déplaire...
Sa gorge se noua en voyant les prunelles bleues de son interlocutrice s'assombrir
sous le coup d'une fureur qui s'apparentait fort à la haine.
— Est-ce si peu important pour vous que vous ne vous en souveniez même pas ?
jeta-t-elle d'un ton accusateur. Vous m'aviez promis que vous renverriez Fatima
chez elle. Et au lieu de cela, vous l'avez fait cruellement fouetter avant de la
condamner au plus terrible des esclavages, elle qui avait été traitée comme une
reine dans ce palais. Oh, comment avez-vous pu ?
Soliman, qui avait enfin compris de quoi il retournait, la toisa avec hauteur.
Comment osait-elle s'adresser à lui sur ce ton ? Il lui avait beaucoup accordé
jusque-là, mais cette fois, elle avait dépassé les limites de ce qu'il pouvait tolérer
sans déchoir de son autorité d'homme et de maître.
— Vous me trouvez injuste ? Fatima s'est rendue coupable des pires crimes et
j'aurais pu la faire torturer et mettre à mort, ou enfermer pour le reste de ses
jours. Je lui ai accordé la vie sauve, ce que bien peu d'hommes auraient fait à ma
place.
— Une vie de catin dans quelque lupanar mal famé, voilà ce que vous lui avez
accordé !
L'expression de Soliman se durcit devant ce reproche, qui lui parut le comble de
l'injustice.
— Elle a tenté de vous tuer et elle a poignardé Dinarzade. Je me suis montré
magnanime, parce qu'elle avait eu autrefois l'heur de me plaire, mais elle devait
être châtiée pour ses crimes. Même dans votre pays un assassinat est puni de
mort, faut-il vous le rappeler ? Vos juges sont certainement moins cléments que
je ne l'ai été.
Mais Eleanor était trop remontée pour reconnaître la vérité de cette remarque.
— Vous êtes un barbare ! cria-t-elle avec dépit. Et moi qui commençais à vous
trouver juste et sage... Je vois que je me suis grossièrement trompée à votre
sujet. Vous êtes aussi fruste et cruel que les pirates qui ont assassiné mon père.
Soliman se campa devant elle, les lèvres décolorées par la rage qui montait en
lui comme un ouragan.
—Assez, insolente ! Je vous ai accordé trop de liberté et maintenant vous voulez
me dicter ma conduite. Je suis le maître ici, il est temps que vous en preniez
note.
— Je sais qu'une esclave est moins que rien à vos yeux, riposta Eleanor avec
dédain. Je ne suis pas de taille à vous affronter et vous pouvez faire de moi ce
qu'il vous plaît, c'est entendu. Mais jamais vous ne pourrez vous emparer de
mon âme !
— Prenez garde, Eleanor, vous allez trop loin. Vous ne savez pas ce que vous
risquez !
— Je me moque de vos menaces. Je pensais que je pouvais vivre heureuse à vos
côtés, et renoncer pour vous à tout ce qui faisait autrefois mon bonheur. Mais je
vous hais maintenant pour ce que vous avez fait. Vous aurez beau me
contraindre à vous épouser, vous ne pourrez jamais m'obliger à vous aimer.
Le regard de Soliman prit un éclat quasi métallique à cette diatribe et pour la
première fois, Eleanor sentit une appréhension s'insinuer en elle, glaçant ses
membres de frayeur. Dieu, qu'avait-elle fait ? songea-t-elle en le voyant
s'avancer vers elle, si près que son haleine lui brûlait le visage.
— C'est là ce que vous pensez ? marmonna-t-il d'un ton farouche, tandis que ses
traits se décomposaient littéralement de fureur. En ce cas, inutile d'attendre
davantage. Je pensais que vous finiriez par vous soumettre de vous-même à
l'inévitable, Eleanor Nash. Mais devant votre inqualifiable rébellion, je vais
devoir vous montrer qui est le maître dans ce palais.
— N... non ! balbutia la jeune fille, effrayée de voir l'abîme sombre qui s'était
tout à coup creusé dans le regard de son compagnon. Ne faites pas cela, milord.
Laissez-moi partir, je vous prie...
Mais Soliman était désormais inaccessible à toute supplication.
— Je voulais gagner votre amour, rétorqua-t-il d'une voix sarcastique. Mais
puisque c'est décidément impossible, je me contenterai de votre haine. Vous
m'appartenez, Eleanor, et je vais vous prendre sur-le-champ, consentante ou non.
Allons, assez parlé...
D'une poigne d'acier, il lui enserra le bras et la traîna vers la chambre, sans se
soucier de ses cris et de ses contorsions désespérées pour échapper à son
étreinte.
—Non... ne faites pas cela..., pria-t-elle, littéralement terrorisée par la
métamorphose de Soliman, chez qui elle avait visiblement éveillé l'animal
sauvage qui sommeillait dans un recoin de son être.
Comme elle reconnaissait à présent le bien-fondé des conseils de Karin ! Trop
tard, hélas...
— Laissez-moi partir ! Si vous faites cela, je ne vous pardonnerai jamais...
— Qu'importe, puisque vous me haïssez déjà. Autant m'approprier pour de bon
ce qui m'appartient.
Réunissant toutes ses forces, Eleanor banda ses muscles et réussit à lui échapper,
mais il la rattrapa avant même qu'elle n'atteignît la porte. D'un mouvement
prompt qui témoignait de sa souplesse de guerrier, il la souleva de terre et la jeta
sur son épaule comme un vulgaire ballot. Puis il la transporta vers le lit sans se
soucier des coups de poing dont elle lui martelait le dos et la jeta sans douceur
sur la courtepointe où elle resta immobile, la respiration coupée par sa chute.
— Vous... vous n'allez tout de même pas..., articula-t-elle dans un balbutiement
éperdu.
Mais déjà il débouclait son ceinturon de cuir incrusté d'argent, qu'il jeta d'un
geste brusque sur le sol recouvert d'un épais tapis de soie pourpre. Sa tunique
blanche ne tarda pas à prendre le même chemin, puis le reste de ses vêtements,
sous le regard fasciné d'Eleanor. Quelques secondes plus tard, il se dressait au-
dessus d'elle dans sa glorieuse nudité, bronzé et superbe comme un dieu antique
prêt à exiger le sacrifice d'une mortelle.
Sans prononcer une syllabe, il se pencha vers elle et défit la broche étincelante
de pierreries qui fermait son corselet. Sous la légère gaze de la chemise, les seins
de la jeune fille apparurent dans toute leur perfection, leur mamelon rose durci
par le désir qui s'était inopinément emparé d'elle et menaçait de la consumer
avec la violence d'un incendie de forêt. Pendant quelques secondes, Soliman la
dévora littéralement des yeux, puis il déchira la fragile étoffe d'un geste
impatient et ses mains se posèrent sur la chair satinée qui se mit à palpiter à son
contact, comme s'il abritait deux tourterelles dans ses paumes.
— Merveilleusement belle..., murmura-t-il d'une voix rauque. Il y a si longtemps
que je rêve de vous caresser ainsi ! Depuis le jour où je vous ai vue vous baigner
nue dans le bassin de Roxane, je n'ai cessé de me consumer pour vous, Eleanor...
Où étaient la colère et la rancœur qui les opposaient si farouchement l'un à
l'autre quelques instants plus tôt ? Envolées, dévorées par la flamme ardente du
désir qui les emportait tous deux dans un ouragan de feu. La raison avait beau
protester en elle, Eleanor se sentait littéralement fondre dans le creuset de la
passion que Soliman avait su attiser en elle.
« Voyons, ne te laisse pas faire ainsi, murmurait en elle la voix de l'orgueil. Il est
sauvage et sans pitié, songe à la façon indigne dont il a traité Fatima. Repousse-
le, au nom du ciel... » Mais la raison se joignait au désir pour imposer silence
aux objurgations de l'amour-propre. Au fond d'elle-même, elle savait bien que
Karin avait raison et que Soliman n'était pas l'homme impitoyable et cruel
qu'elle s'était plu à voir en lui. Fatima avait commis nombre de crimes, et bien
des maîtres se seraient montrés plus inexorables avec elle que ne l'avait été
Soliman.
Même avec elle, ne faisait-il pas preuve en cet instant d'une indéniable douceur
dans sa façon d'explorer la tendre géographie de son corps ? Après leur violente
querelle, elle s'était attendue à ce qu'il la prît de force, avec une brutalité de
maître imposant ses ardeurs à une esclave. Mais il n'en était rien ! Lentement, il
explorait du bout des doigts les lignes sinueuses de son buste et de ses hanches,
s'attardant aux recoins les plus secrets tout en l'observant du regard, comme pour
lui laisser le temps de le rejoindre.
— N'ayez pas peur de moi, mon amour, chuchota-t-il sans interrompre le jeu
délicieux de ses doigts, dont le toucher faisait vibrer en elle des cordes
insoupçonnées. Les dés sont jetés et je ne puis revenir en arrière. Mais je ne
vous ferai pas souffrir, je vous le promets. Jamais je ne vous aurais fait le
moindre mal.
— Je sais..., murmura-t-elle, le souffle court. Je n'ai jamais eu peur de vous pour
de bon. Ce sont mes propres réactions que je redoutais. En fait, je... je craignais
de devenir réellement votre esclave si je me laissais aller à mes sentiments...
— Vous n'avez rien à craindre. Vous êtes mon amour, mon unique amour en ce
monde.
Elle gémit de plaisir tandis qu'il se penchait vers elle pour saisir tour à tour les
bouts de ses seins entre ses lèvres.
— Je me sens si bizarre..., avoua-t-elle. C'est comme si je n'avais plus de
volonté... hors le désir d'être entièrement à vous.
Il releva la tête un instant pour lui dédier le plus ravageur des sourires.
— Je vais vous emmener au septième ciel, ma houri. Nous allons trouver notre
paradis sur la terre, je vous en donne ma parole.
Cette promesse fut totalement remplie dans les instants qui suivirent. Après la
première douleur de la pénétration, Eleanor atteignit de tels sommets d'extase
qu'elle eut l'impression de se perdre dans d'ineffables contrées. Le temps et
l'espace se brouillèrent, son corps fut roulé par la vague infinie de la volupté
avant d'être déposé sur une vaste plage où elle demeura étendue, nue et enlacée à
Soliman dans les derniers spasmes du plaisir partagé.
— Oh, ne me laissez pas, balbutia-t-elle. Ne vous éloignez pas de moi...
— Jamais je ne vous abandonnerai ni ne souffrirai d'être séparé de vous, promit-
il en se soulevant sur un coude pour mieux la regarder.
D'un doigt léger, il essuya les larmes qui avaient glissé sur son visage au plus
fort de leur joute.
— Pardonnez-moi si je vous ai un peu blessée. C'est toujours ainsi la première
fois, mais cela ne se reproduira plus, plus jamais.
— Oh, je... Je crois que j'ai surtout pleuré de joie... et aussi de remords, pour
vous avoir résisté si longtemps. J'étais loin de me douter que ce serait ainsi.
— Me haïssez-vous encore ? interrogea-t-il, mi-moqueur, mi-inquiet. Je voulais
vraiment vous épouser avant de vous faire partager ma couche et je n'avais
aucune intention de brusquer les choses, mais...
— Mais je ne vous ai guère laissé le choix, admit Eleanor, contrite. Je crains de
m'être montrée injuste, milord. J'étais si bouleversée lorsque j'ai su quel
châtiment vous aviez infligé à Fatima ! Mais à ce moment-là, je ne savais pas
qu'elle avait tué Dinarzade. Je croyais que vous aviez voulu tirer vengeance
d'elle pour la seule raison qu'elle avait tenté de m'assassiner, et cette pensée
m'était intolérable.
— C'est pourtant bel et bien pour cela que je lui ai infligé une peine exemplaire.
J'ai cru que vous alliez succomber à votre blessure et la douleur m'a rendu
impitoyable. Malgré cela, je ne l'ai pas fait exécuter pour ses nombreux forfaits,
comme la loi m'en donnait le droit. Je me serais même contenté de la bannir,
ainsi je vous l'avais promis, si elle n'avait attenté à votre vie. Blessé dans mon
amour, je me suis laissé emporter par une fureur vengeresse. Je ne suis pas
parfait, Eleanor, je le confesse. Peut-être me serais-je montré moins implacable
si je ne vous avais autant aimée.
Eleanor réprima un sanglot à cet aveu.
— Oh, milord... J'aurais dû me douter... ne pas vous méjuger ainsi. Me
pardonnez-vous ?
Une lueur de malice s'alluma dans le regard de Soliman, qui répliqua d'un ton
léger :
—Une telle attitude mérite des représailles, j'en conviens. Vous devez apprendre
à me connaître, ma colombe.
Eleanor entra aussitôt dans le jeu et baissa les paupières d'un air contrit.
— Bien, milord. Je me soumettrai à tout ce que vous jugerez bon de m'infliger.
Soliman partit d'un bel éclat de rire à cette affirmation pour le moins
inhabituelle.
— Que voilà une obéissance suspecte ! Pourquoi est-ce lorsque vous faites
preuve de docilité que je me sens le plus soupçonneux à votre endroit ?
— Hélas, je vous en ai donné le droit par mon attitude passée ! Je me suis
montrée si opiniâtre et impudente que vous êtes fondé à vous méfier de moi.
— C'est vrai, mais j'avoue aussi que je n'aimerais pas vous voir changer du tout
au tout, ma petite rebelle. Un affrontement avec vous a quelque chose de
stimulant... surtout quand c'est moi qui finis par remporter le combat !
Eleanor haussa les sourcils et se redressa à son tour, coulant vers lui le plus
mutin des regards.
— Vous venez de me démontrer que j'avais grand tort de redouter les ravages de
l'amour... mais qu'est-ce qui vous permet de penser que vous avez gagné la
bataille ? objecta-t-elle avec malice.
— Disons que l'issue est restée indécise, mon amour. Peut-être ai-je été jusque-
là trop favorisé par le sort. Le petit univers dans lequel je vis s'est toujours plié à
ma volonté... jusqu'à ce qu'une jeune étrangère au caractère impétueux m'envoie
tout bonnement promener, lorsque je lui ai offert de sécher ses cheveux après le
bain ! Vous souvenez-vous de notre rencontre mouvementée dans les jardins de
Roxane ?
Eleanor hocha la tête, amusée.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas alors châtiée pour ma désobéissance ?
— Jamais je n'aurais pu supporter l'idée que vous souffriez par ma faute. Encore
aujourd'hui...
Il n'acheva pas sa phrase, mais effleura du doigt le pansement enroulé autour de
son bras et demanda d'une voix vibrant de sollicitude :
— Est-ce toujours douloureux ?
— Un peu, murmura Eleanor, lorsque je fais un mouvement brusque ou me
cogne par mégarde. Mais c'est peu de chose en vérité. Je crains toutefois que
cette blessure ne laisse une cicatrice visible sur mon épaule.
Et d'ajouter, espiègle :
— Ce stigmate va diminuer ma valeur, mon cher maître. Je vaudrai beaucoup
moins cher qu'auparavant si vous me vendez au marché aux esclaves.
— Vous êtes sans prix pour moi, affirma Soliman.
La réflexion de la jeune femme avait toutefois ouvert la porte en lui à des
considérations qu'il avait jusque-là refusé d'accueillir. Soudain rembruni, il se
leva pour enfiler sa tunique et se mit à arpenter la chambre, sous le regard
étonné de sa compagne. De toute évidence, il était en train de livrer un farouche
combat contre lui-même.
— Eleanor, dit-il enfin en s'arrêtant en face d'elle, je ne puis vous retenir contre
votre volonté. Ce serait un véritable déni de l'amour que je vous porte. A
compter de cet instant, vous êtes de nouveau libre. Vous pouvez retourner dans
votre famille, si tel est votre souhait.
Eleanor se tut l'espace de quelques secondes, comme frappée par la foudre.
Avait-elle bien entendu ? Soliman lui offrait tout ce à quoi elle avait aspiré
pendant des semaines, et c'était comme si les portes de sa prison dorée
s'ouvraient enfin toutes grandes devant elle. Retrouver l'Angleterre, le manoir
familial, la campagne verdoyante du Shropshire et les douces habitudes de sa vie
passée... Deux mois plus tôt, une telle proposition l'aurait littéralement
transportée « de soulagement et d'ineffable joie. Mais maintenant... La seule
pensée de devoir quitter Soliman pour toujours fit courir une onde glacée dans
ses veines et elle sut qu'elle ne pourrait jamais se résoudre à le perdre. A moins...
à moins qu'il ne voulût pas d'elle, après tout ?
— Souhaitez-vous vraiment que je parte ? interrogea-t-elle en levant vers lui un
regard incertain.
La réponse de Soliman fusa avec une totale spontanéité, écartant l'ombre du
malentendu :
— Vous savez bien que non ! Mon vœu le plus cher est de vous garder près de
moi à jamais en tant qu'épouse. Ma seule épouse, car je vous fais le serment de
ne jamais en prendre d'autre...
— Et si par malheur je ne vous donnais pas de fils ? insista Eleanor, qui savait
l'importance de ce point dans la culture de Soliman.
Il se tut pendant quelques secondes et elle sentit son cœur défaillir devant ce
silence, mais que pouvait-elle objecter ? Elle ne pouvait s'attendre à ce qu'il
renonçât pour elle aux préceptes de sa religion, qui lui faisaient une obligation
de prendre une autre épouse, si la première ne lui donnait pas l'héritier attendu.
— En ce cas, je n'aurai pas de fils, voilà tout, déclara-t-il enfin, son beau regard
gris fixé droit sur elle.
C'était plus que ce qu'elle avait jamais osé espérer et elle mesura l'ampleur du
sacrifice qu'il lui offrait en cet instant.
— M'aimez-vous donc à ce point ? murmura-t-elle, les yeux embués de larmes.
— Les mots ne sauraient exprimer ce que j'éprouve. Seul le temps vous dira la
profondeur de mon attachement pour vous.
— Alors, je choisis de rester avec vous, milord... pour la seule raison que je vous
aime. J'ai tenté de combattre le sentiment que j'éprouvais pour vous, mais il est
devenu si puissant que je ne saurais lui résister davantage.
Soliman vint s'asseoir près d'elle et caressa du bout de l'index les contours de
son visage.
— Je ne sais ce que je deviendrais si vous décidiez de me quitter, avoua-t-il.
Mais je suis moi-même un captif dans ce palais, prisonnier du devoir et de
l'affection filiale. Si vous restez, il vous faudra vous plier comme moi aux us et
coutumes de céans. Vous devrez également vous convertir publiquement à ma
religion, même si je ne vous empêcherai jamais de pratiquer la vôtre en privé.
Eleanor hocha la tête à ce discours.
— Je le sais, milord, et je l'ai déjà accepté.
— J'aurais voulu que vous soyez aussi libre que ma Shéhérazade, lorsqu'elle
prend son vol pour s'élancer vers le ciel. Mais c'est impossible dans ce pays, où
nous devons protéger nos femmes des dangers d'un monde ô combien cruel. On
ne saurait faire confiance aux hommes, ma chérie. Ce sont encore des créatures
primitives et sauvages, que seul l'amour peut racheter.
— Je sais cela aussi, répliqua Eleanor, qui ajouta avec un sourire badin : Karin a
bien fait son travail de mentor, vous savez. Je n'ignore pas que je dois donner le
change en public. Mais dans le secret de nos appartements privés...
— Là, vous êtes la reine, admit Soliman en riant, et c'est moi qui deviens votre
esclave.
— Milord se moque de moi, répondit Eleanor en secouant la tête.
Elle connaissait assez Soliman désormais pour savoir à quel point Karin avait
raison. Aussi tendre qu'il fût dans le secret de l'alcôve, il y avait aussi en lui,
dans un petit recoin de son être, un animal indompté dont elle ne viendrait
jamais à bout. Mais le souhaitait-elle vraiment, du reste ? Elle aimait tout de lui,
même la partie la plus rétive de sa personne, qui plaisait à la rebelle qu'elle ne
cesserait jamais d'être dans le secret de son cœur.
— Puis-je risquer une requête ? reprit-elle après un bref silence.
— Essayez toujours, rétorqua Soliman, taquin. Si elle est raisonnable, je me
ferai une joie d'y accéder.
Eleanor déglutit, consciente de s'aventurer de nouveau sur un terrain dangereux.
— Serait-il trop tard pour que vous rachetiez Fatima et la renvoyiez dans ses
pénates ?
Elle s'attendait à une explosion de colère, mais à sa grande surprise, Soliman
accueillit sa demande d'un long silence. Puis, la regardant droit dans les yeux :
— C'est déjà fait, répondit-il simplement. Je n'en ai soufflé mot à âme qui vive
dans ce palais, mais Mohamed Ali, l'homme à qui je vous ai achetée, l'a conduite
dans sa maison où il la tient soigneusement enfermée jusqu'à ce qu'il puisse
l'embarquer sur l'une de ses galères. Après qu'elle eut été sauvagement fouettée,
j'ai regretté ce que je venais de faire, Eleanor. Mais je ne pouvais revenir sur ma
sentence, de peur d'être pris pour un maître faible et versatile. Aussi ai-je confié
à Mohamed Ali la mission de reconduire la coupable à Alger dans le plus grand
secret. Là-bas, ce sera à elle de choisir son destin.
Bouleversée par cette confidence, Eleanor s'empara de la main de son
compagnon et la serra contre son cœur.
—Et dire que je vous ai taxé d'injustice et de cruauté ! Oh, milord, me
pardonnerez-vous jamais ?
— Quoi, je ne suis plus un sauvage à vos yeux ? se récria Soliman, le regard
pétillant de malice.
— Oh, si, mais le plus noble, le plus généreux des sauvages, corrigea Eleanor,
les yeux embués d'une indicible émotion.
Et attirant vers elle le visage de Soliman, elle murmura, tendre et aguicheuse à la
fois :
— Si milord voulait bien continuer mon instruction, je crois que j'ai grand
besoin d'une nouvelle leçon...
Soliman se pencha vers ses lèvres, qu'il goûta d'une langue gourmande avant de
chuchoter d'une voix rauque :
— Voilà une requête que je vais satisfaire sur-le-champ, et avec grand plaisir,
milady...
Etendus l'un contre l'autre dans la pénombre de la chambre, ils émergeaient
lentement de leur rêve, encore grisés par les moments d'intense passion qu'ils
venaient de vivre. Les membres enlacés et le cœur battant à l'unisson, ils
écoutaient s'égrener les heures, que ponctuait le frêle carillon des horloges de
Soliman, disposées sur des tablettes dans la pièce voisine.
—Ne devrais-je pas retourner au harem ? demanda Eleanor, comme les
premières lueurs de l'aube pénétraient enfin par le treillis des moucharabiehs.
—Plus tard, répondit Soliman, dont la main maniait avec délice une boucle
blonde aussi douce qu'un écheveau de soie.
—Mais que vont penser les autres ?
—Elles sauront que leur maîtresse occupe enfin la place qui lui revient de droit...
et cette place est à mes côtés, Eleanor.
— Mais je ne puis rester éternellement dans votre lit, milord ! Nous ne sommes
pas mariés et...
Un doigt impérieux se posa sur ses lèvres pour lui imposer silence.
— Nous n'allons pas tarder à l'être, c'est tout ce qui compte. Je vais d'ailleurs
hâter les préparatifs de nos noces, je vous le promets. Et pour commencer, je
ferai venir votre frère dans mes appartements dès ce matin et prendrai les
mesures nécessaires pour qu'il puisse être rendu à votre famille. Le temps que
mes démarches aboutissent, vous pourrez le voir aussi souvent que vous
voudrez, bien entendu.
— Mais c'est merveilleux ! s'écria Eleanor, qui déposa un baiser voluptueux sur
l'épaule de son compagnon, encore luisante de la sueur de leurs tumultueux
ébats. Quand vous êtes-vous décidé à lui rendre sa liberté ?
— Quand je me suis rendu compte que j'étais follement amoureux de vous. Je ne
pouvais garder votre frère ici contre sa volonté, mais il me fallait essayer d'abord
de vous faire comprendre que vous et moi étions faits l'un pour l'autre. En fait, je
crois que je me suis épris de vous dès le premier jour, quand vous m'avez tourné
le dos dans les jardins de Roxane. Mais il m'a fallu un certain temps pour voir
clair dans mon cœur.
Il l'enlaça d'un geste passionné et murmura, le visage enfoui dans sa glorieuse
chevelure couleur de miel :
— Quand je pense que Mohamed Ali aurait pu vous proposer à un autre... Je
n'ose même pas imaginer ce qui vous serait arrivé.
— Et si j'avais réussi à m'enfuir ? renchérit Eleanor, non sans malice. Quelle
perte pour vous ! Je suis sûre que je vous aurais terriblement manqué.
— Vous enfuir ? Je ne vous en aurais jamais laissé la possibilité, espèce de
petite frondeuse !
Eleanor salua cette remarque d'un frais éclat de rire. Qu'importait les
concessions qu'il avait pu lui faire bon gré mal gré ? Il resterait à jamais le
maître de son cœur, et la seule faveur qu'elle attendait de la vie, désormais,
c'était que Soliman la payât de retour...

— Vous semblez très en forme, ma sœur, observa Richard d'un ton embarrassé.
Convoqué dans les appartements privés du maître, il était manifestement mal à
l'aise, ne comprenant pas ce que l'on attendait de lui ni pourquoi son geôlier
avait jugé bon de s'entretenir avec lui. L'aspect de sa sœur couverte de bijoux et
vêtue de riches soieries achevait de le dérouter, et il ne savait visiblement plus
que penser.
— J'ai entendu dire que vous aviez été malade. Vous sentez-vous mieux à
présent ?
— Oh, ce n'était rien, mentit Eleanor pour ne pas l'inquiéter. Un petit accès de
fièvre, voilà tout. Je vais tout à fait bien maintenant.
Elle écarta le sujet d'un petit geste de la main.
— Parlons plutôt de vous, reprit-elle. Je suis si heureuse de vous revoir enfin,
Dick ! Etes-vous bien traité dans cette école ?
— La discipline y est assez draconienne, et il arrive que l'on frappe les élèves
lorsqu'ils ont commis quelque sottise. Mais c'est aussi ce que ferait un
précepteur anglais, n'est-ce pas ? J'aime bien les séances d'entraînement qui nous
sont dispensées dans la grande cour. Je vous ai d'ailleurs aperçue au tournoi,
l'autre jour.
— Vraiment ? Je ne vous ai pas remarqué, Dick, c'est bien dommage.
Richard se rembrunit à ces mots.
— Vous n'aviez d'yeux que pour ce Soliman, lui reprocha-t-il. On dit qu'il va
vous épouser dans trois jours. Est-ce vrai ?
— Oui, c'est exact. Soliman m'a assurée que l'on vous laisserait partir pour
Chypre après les noces. Il a déjà pris toutes les dispositions nécessaires afin que
vous puissiez voyager sans danger.
Le regard de l'adolescent s'étrécit, tandis qu'il interrogeait, accusateur :
— Ainsi, je vais être libre... Qu'avez-vous vendu pour cela ma sœur, votre vertu?
Vous êtes la catin de cet homme, n'est-ce pas ?
Et comme Eleanor se taisait, sidérée :
— Si vous croyez que ce mariage légitimera votre union, vous vous leurrez.
Cette cérémonie n'a pas la moindre valeur légale, puisque lui et vous
n'appartenez pas à la même religion. Aux yeux de l'Eglise, vous resterez une
courtisane, ni plus ni moins.
— Richard ! s'exclama la jeune femme, blessée jusqu'au fond du cœur par ces
paroles, autant que par le ton méprisant de son cadet.
— Il vous a achetée avec ses cadeaux, n'est-ce pas ? poursuivit son frère avec
une moue dédaigneuse. Et maintenant, vous n'êtes plus qu'un simple objet entre
ses mains, dont il peut user à sa convenance !
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, rétorqua-t-elle, livide. Soliman et moi
nous aimons, et je désire de tout mon cœur devenir sa femme.
Richard fixa sur elle un regard hostile et incrédule.
— Vous êtes naïve, jeta-t-il avec un haussement d'épaules. Oh, je ne doute pas
qu'il ne vous ait promis la lune, mais attendez un peu ! Il se débarrassera de vous
quand il sera las de votre liaison, comme n'importe quel homme le ferait avec sa
maîtresse.
Atteinte au plus profond du cœur, Eleanor ne put retenir plus longtemps ses
larmes.
— Pourquoi me dites-vous ces choses terribles, Dick ? Me détestez-vous que
vous cherchiez ainsi à me blesser ?
Le beau visage de Richard se déforma littéralement sous l'effet de la colère.
— C'est lui que je hais, Eleanor ! Je les abhorre tous, depuis les pirates qui ont
tué notre père et nous ont réduits en esclavage jusqu'à cet homme qui prétend
devenir votre époux et ne vaut pas mieux que les autres.
— Mais il ne vous a pas fait le moindre mal, Dick ! plaida la jeune femme,
levant vers lui son regard bleu tout noyé de pleurs. Reconnaissez tout de même
qu'il a fait preuve à votre égard d'une grande générosité.
Richard ponctua cette réponse d'un rire sarcastique.
— Il m'a acheté comme on acquiert un chien. J'ai été battu et humilié dans ce
palais, comme jamais depuis que j'existe, et vous vous attendez à ce que
j'éprouve de l'affection pour lui ?
Le cœur d'Eleanor se serra douloureusement à ces mots.
—Non, je ne vous demande pas de l'aimer. Mais vous pourriez au moins essayer
de comprendre sa façon de vivre, comme il essaie de comprendre la nôtre.
— Evidemment, c'est facile pour lui ! ricana le jeune homme. Il a fait de moi son
esclave, et maintenant, il me relâche pour complaire à sa maîtresse. Dois-je me
prosterner à ses pieds pour le remercier ?
— Non, certes, mais vous pourriez au moins le respecter pour ce qu'il vous a
accordé. Il est chez lui dans ce pays, et il applique les coutumes qu'on lui a
inculquées depuis qu'il est au monde, voilà tout. Elles peuvent nous sembler
dures parfois, mais je vous assure que le seigneur Soliman est la justice et la
générosité mêmes.
L'adolescent se redressa, comme outragé par ces paroles.
— Le respecter, lui ? Jamais ! Je méprise son mode de vie, comme je vous
mépriserai vous-même si vous choisissez de rester ici de votre plein gré.
Eleanor comprit que le fossé qui s'était creusé entre eux était déjà trop profond
pour qu'elle pût espérer faire entendre raison à son frère.
— En ce cas, je crains que nous n'ayons plus rien à nous dire, déclara-t-elle avec
une profonde tristesse. Laissez-moi maintenant, et tâchez de m'oublier, Dick.
Pendant quelques secondes, l'adolescent la fixa d'un regard brillant de colère.
Puis il tourna les talons et quitta la pièce sans ajouter un mot. Lorsqu'il eut
disparu, Soliman sortit de derrière le paravent où il avait assisté silencieusement
à l'entrevue et s'avança vers elle pour la prendre dans ses bras.
— Vous avez entendu, n'est-ce pas ? demanda-t-elle d'une voix oppressée par le
chagrin. Il est si rempli d'amertume qu'il ne sait plus ce qu'il dit.
Soliman secoua lentement la tête.
—Il n'éprouve qu'aversion pour moi et pour le monde auquel j'appartiens,
commenta-t-il dans un soupir. Il n'est pas le seul à voir les choses ainsi,
malheureusement. Mes coreligionnaires et les vôtres sont des ennemis jurés
depuis la nuit des temps. Peut-être en raison de ma double ascendance, j'ai
toujours espéré construire un pont entre nos deux cultures, afin que la
compréhension et la paix puissent s'installer entre nos peuples. Mais je crains
que le temps ne soit pas encore venu de cette réconciliation. Les hommes
comme votre frère ne feront jamais l'effort de nous comprendre.
— Vous avez raison, admit Eleanor. Cela me rend terriblement triste pour lui.
— J'avais pourtant espéré qu'il reviendrait ici pour vous rendre visite, après son
installation à Chypre. J'aurais pu lui obtenir des laissez-passer et sur terre et sur
mer, ce qui n'est pas si difficile que vous pourriez le penser. Dans ma naïveté, je
pensais que ce serait le début d'une nouvelle compréhension entre nos peuples...
— Qui sait, peut-être changera-t-il d'avis un jour ? Il est encore sous le coup de
la mort de notre père.
— Vous en avez souffert autant que lui, objecta Soliman.
— Peut-être même davantage, admit la jeune femme en hochant la tête. J'étais
plus proche que lui de papa. Peut-être regrette-t-il de n'avoir pas eu le temps ni
l'occasion d'apprendre à le connaître un peu mieux.
— C'est fort possible. Les relations entre père et fils ne sont pas toujours si
faciles. J'ai eu beaucoup de chance avec mon père, mais mon frère Hasan n'a pas
été si favorisé que moi par le sort. Qui sait ? Si le calife lui avait montré un peu
plus d'affection, peut-être n'en serait-il jamais venu à le trahir.
Soliman s'était assombri à ces derniers mots, et la jeune femme, comprenant sa
souffrance, appuya tendrement la joue contre son cœur.
— Vous n'êtes toujours pas remis de cet épisode, n'est-ce pas ?
— Nous avons tous deux souffert de l'animosité de nos frères respectifs, ma
douce. Mais qu'importe, puisque nous sommes ensemble.
Voilà une assertion à laquelle Eleanor ne pouvait qu'adhérer de toute son âme.
— Oh, oui, milord, par la grâce du ciel ! Je ne le remercierai jamais assez du don
merveilleux qu'il nous a fait.

La veille de son mariage, Eleanor, vêtue d'une tunique lamée d'or et une écharpe
scintillante enroulée autour de la tête, fut officiellement présentée à son futur
beau-père, le calife Bakhar.
— Je ne puis que me féliciter du choix de mon fils, lui dit ce dernier avec un
paternel sourire. Bien que vous ne soyez pas encore familiarisée avec nos
coutumes, j'ai entendu dire beaucoup de bien de vous.
Touchée par cet éloge, la jeune femme le remercia d'un gracieux signe de tête
avant de rejoindre les autres concubines qui, en l'honneur de cette soirée
exceptionnelle, avaient obtenu la permission de se mêler aux femmes du calife.
Les présentations achevées, tout le monde prit place dans la grande salle pour
entendre chanter Soliman, dont la belle voix de basse s'éleva bientôt sous le
plafond bleu sombre parsemé d'étoiles d'or. Assis sur un coussin, un eunuque
accompagnait son maître en pinçant les cordes d'un luth, dont les accords
résonnaient délicieusement entre les arcades ornées de mosaïques, où des
jasmins au parfum suave grimpaient à l'assaut des colonnes.
Transportée par la beauté du chant, Eleanor oublia pour quelques instants la
tristesse qui lui taraudait le cœur depuis sa dernière entrevue avec Richard, et ce
fut avec joie qu'elle assista ensuite à un spectacle de danse, qui vint clore cette
soirée exceptionnelle.
Mais plus tard, couchée dans le petit lit qu'elle occupait au harem, elle mit
longtemps à trouver le sommeil, l'esprit de nouveau tourmenté par les cruelles
paroles de Dick. Se pouvait-il qu'il eût raison et que son mariage avec Soliman
ne fût qu'une parodie sans la moindre valeur pour l'Eglise à laquelle elle
appartenait depuis son enfance ? Bien qu'elle eût accepté sans hésitation de se
convertir à l'Islam pour épouser l'homme qu'elle aimait, elle n'ignorait pas que,
dans le fond de son cœur, elle resterait toujours fidèle à la foi de ses ancêtres.
Mais connaissant la tolérance de Soliman, elle savait aussi qu'il tiendrait la
promesse qu'il lui avait faite de la laisser pratiquer sa propre religion dans le
secret de son appartement.
« Comment peux-tu douter encore de lui ? se reprocha-t-elle, en se retournant
pour la dixième fois sur sa couche. Ne sais-tu pas que tu as affaire à un homme
généreux et loyal, qui ne reviendra jamais sur la parole donnée ? »
Quant à Richard, elle ne pouvait lui en vouloir de sa colère et de sa vindicte. Ne
sentait-elle pas elle-même son sang bouillir dans ses veines au seul souvenir de
leur capture ? Avec le temps, peut-être l'amertume s'estomperait-elle dans le
cœur de l'adolescent, pour laisser place à une vision plus mesurée des choses.
Réconfortée par cette pensée, elle s'endormit enfin aux premières lueurs de
l'aurore, au moment où le soleil naissant, caressant les cimes des arbres, éveillait
les oiseaux chanteurs dans les jardins du palais.

Après avoir procédé à de minutieuses ablutions, Eleanor fut enduite d'huile de


rose par les servantes, qui l'aidèrent ensuite à endosser une lourde tunique de
soie blanche brodée d'or et incrustée de pierres précieuses aux reflets chatoyants.
Puis elles nattèrent une partie de sa chevelure en couronne autour de sa tête,
laissant le reste flotter en vagues ondoyantes jusqu'à ses hanches. Enfin, l'une
des femmes compléta sa toilette en fixant sur sa coiffure un voile de mousseline
dorée qu'elle drapa autour de son visage, lui permettant ainsi de voir sans être
vue.
— Vous êtes superbe, assura Elizabetta, qui avait assisté avec les autres
suivantes à sa toilette. Jamais je n'ai vu si belle mariée de ma vie.
— Puissiez-vous être heureuse avec votre époux jusqu'à la fin des temps... et
mettre ensemble de beaux enfants au monde ! renchérit Rosamunde, taquine.
Eleanor s'empourpra à ces mots, mais dans le secret de son cœur, les vœux de
ses amies rejoignaient sa propre prière. L'approche de la cérémonie qui allait la
lier à Soliman pour toujours avait balayé d'un coup tous les doutes et les peurs
qui avaient pu l'assaillir pendant la nuit. Sous les rayons dorés du soleil qui
inondait la pièce, elle avait retrouvé son optimisme et sa joie de vivre, même si
elle était appelée à suivre un chemin qui n'avait rien de commun avec ce qu'elle
attendait autrefois de l'existence. Aussi longtemps que Soliman l'aimerait, elle
serait heureuse dans ce pays, quitte à se plier à des coutumes qui, au premier
abord, avaient pu sembler barbares à son regard d'Occidentale dépaysée par les
mœurs de l'Orient.
Enfin prête, elle se remit aux mains de Karin, qui la conduisit avec les autres
dames dans la luxueuse antichambre du calife, où le mariage devait être dûment
célébré. Douze eunuques vêtus de longues tuniques richement brodées leur
servaient d'escorte, les uns à la tête, les autres à la queue du cortège, frappant en
cadence sur la peau tendue de leurs tambourins. Les sons de la musique
traditionnelle résonnaient étrangement aux oreilles de la jeune Anglaise, mais
elle dut s'avouer qu'ils étaient plutôt entraînants.
Sous une pluie de pétales de roses, elle pénétra enfin dans l'antichambre, le cœur
si palpitant d'émotion qu'elle le sentait battre jusqu'au bout de ses doigts.
—Vous connaissez bien vos réponses, n'est-ce pas ? lui chuchota Karin,
réconfortante. Alors vous n'avez rien à craindre, mon enfant. On n'en attend pas
davantage de vous.
Ainsi encouragée, elle s'avança à la rencontre de Soliman qui l'accueillit avec
toute la solennité requise, grand et superbe dans son caftan de soie blanche
brodé d'or. Il aimait d'ordinaire à s'habiller simplement, mais en l'honneur de son
mariage, il avait revêtu une tenue plus conforme à son rang de fils de calife, et
jamais Eleanor ne lui avait trouvé si belle allure qu'en ce glorieux matin, dont le
souvenir resterait imprimé en elle jusqu'à la fin de ses jours.
La gorge serrée par l'émotion, elle parvint tout de même à articuler sans faute les
réponses de rigueur, puis inclina la tête pour recevoir la guirlande rituelle qu'on
lui passa autour du cou. Après avoir offert une guirlande semblable à Soliman,
elle plaça sa main dans la sienne et entendit résonner avec une indicible émotion
les paroles sacrées qui les liaient pour toujours.
Ce fut au moment où son nouvel époux s'apprêtait à soulever son voile que
l'interruption survint, aussi inattendue qu'un coup de tonnerre dans un ciel bleu.
—Au nom du Sultan Soliman le Magnifique, je vous somme d'arrêter ! Ce
mariage est illégal, car la fiancée est chrétienne et se trouve détenue ici contre
son gré.
Aussi stupéfaite que les autres assistants, Eleanor jeta un regard égaré autour
d'elle. En vérité, elle doutait d'avoir bien entendu. Qui osait interrompre ainsi la
cérémonie par de tels propos ?
Littéralement pétrifiée de surprise, elle vit à travers son voile s'avancer un petit
groupe d'hommes conduit par un Occidental au teint olivâtre, en qui elle eut la
stupéfaction de reconnaître le comte Giovanni Salvadore. « Ce n'est pas
possible, songea-t-elle, n'en croyant pas ses yeux. Comment peut-il être ici et qui
lui a ouvert les portes du palais ? »
Au même instant, Soliman s'avança vers les intrus qu'il toisa de toute sa haute
taille, le regard étincelant de courroux.
— Qui vous a donné la permission d'entrer céans ? interrogea-t-il d'une voix
indignée.
Aussitôt, les sbires qui accompagnaient le comte s'avancèrent sur lui pour le
cerner, et Eleanor nota qu'ils ne portaient pas les couleurs du calife, mais le
caftan et le turban jaune des janissaires impériaux.
— Nous sommes la garde personnelle du Sultan, répliqua leur chef d'un ton
rogue. C'est sur l'ordre de notre maître que nous sommes venus ici interrompre
ce mariage. Soliman Bakhar, nous avons l'ordre de vous emmener. Quant à miss
Eleanor Nash, nous avons pour instructions de la conduire sur-le-champ au
harem du sultan.
Blafarde sous son voile, Eleanor tourna vers son époux un regard éperdu.
— Soliman ! Ont-ils le droit de faire cela ?
— C'est une erreur, affirma le jeune homme, qui se voulut rassurant. Je parlerai
moi-même au Sultan. Ne craignez rien, ma colombe. Nous serons très vite
réunis de nouveau, je vous le promets.
Il ne put en dire davantage, entraîné par les gardes impériaux qui s'étaient saisis
de lui et le poussaient vers la porte. Eleanor voulut se précipiter à sa suite, mais
le comte Salvadore l'arrêta au passage en s'emparant de son bras.
— N'ayez pas peur, milady, les choses sont en train de s'arranger. Dieu merci,
nous sommes arrivés à temps pour arrêter la cérémonie. Il m'a fallu des heures
de négociations avec le sultan pour obtenir votre libération, sans quoi je serais
venu vous chercher dès hier soir. J'ai obtenu l'autorisation de vous ramener en
Italie, Richard et vous.
La réponse d'Eleanor fusa comme un cri.
— Mais je ne veux pas ! Je suis l'épouse du seigneur Soliman.
Et se redressant avec hauteur :
— Veuillez lâcher mon bras, comte. Aucun homme n'a désormais le droit de me
toucher, en dehors de mon mari.
Giovanni Salvadore fronça ses sourcils charbonneux.
—Ce mariage est illégal, milady, puisque votre père n'a pas donné son
consentement.
La jeune femme le regarda, les yeux arrondis de stupéfaction.
— Mon père ? Mais il est... mort !
— C'est ce que vous avez peut-être cru, répondit le comte avec un sourire. Il a
bel et bien été assommé par les bandits qui ont attaqué votre navire, mais il
vivait encore lorsque les Espagnols sont montés à bord. Au lieu de continuer sur
Chypre, ils l'ont ramené en Italie, où il a eu tôt fait de se remettre de sa blessure.
Il se trouve actuellement dans ma villa, où il vous attend.
— Mon père... vivant ? répéta la jeune femme, partagée entre la détresse de ce
qui venait d'arriver et l'ineffable joie de cette bonne nouvelle. Richard est-il au
courant ?
Le comte hocha la tête.
— Une autre escorte de janissaires est en train de le conduire au sérail, où nous
allons le retrouver. Venez vite, je vous en prie. Je n'aime pas la tournure que
prennent les choses ici.
Trop prise par le déroulement des événements, Eleanor ne s'était pas aperçue
que les eunuques s'étaient regroupés à un bout de la pièce et chuchotaient entre
eux, manifestement furieux et choqués de l'intrusion. Deux d'entre eux étaient
occupés à faire sortir de la pièce les femmes qui avaient assisté au mariage.
Quant à Bakhar, il avait tout bonnement disparu. Une atmosphère tendue régnait
sur les lieux. Visiblement, les serviteurs n'appréciaient pas l'insulte qui venait
d'être faite au fils du calife et à son épouse.
Comprenant qu'elle ne pouvait se soustraire à l'ordre du sultan, Eleanor se
résigna à emboîter le pas au comte. Au palais impérial, elle pourrait du moins
obtenir des nouvelles de Soliman, dont le sort l'inquiétait mortellement.
Pourquoi avait-il été arrêté, au nom de tous les saints ? Il n'avait commis aucun
crime !
Elle fut surprise d'être rejointe par Karin, au moment même où ils quittaient le
hall.
— J'ai obtenu la permission de vous suivre, lui chuchota la femme du calife,
dans le langage du harem. Mon seigneur m'a demandé de veiller sur l'épouse de
son fils.
— Son épouse ? Le suis-je vraiment ? s'enquit la jeune femme, partagée entre la
crainte et l'espérance.
— Mais oui, puisque vous avez eu le temps d'échanger les paroles rituelles. Le
calife craint pour son fils, mais il va faire tout ce qui est en son pouvoir pour
obtenir sa libération.
— Que vous veut cette femme ? interrogea le comte Salvadore, interrompant cet
échange.
Eleanor n'hésita pas un instant. Si le comte apprenait que Karin était la seconde
épouse du calife, il risquait fort de les séparer.
— Cette personne est ma suivante, affirma-t-elle, et elle doit venir avec moi. La
bienséance exige que je ne me déplace pas sans chaperon.
— Très bien, céda-t-il sans enthousiasme. Ma litière vous attend à la porte pour
vous conduire au sérail. Elle est assez spacieuse pour vous deux.
Après s'être enveloppées dans leur manteau, les deux femmes emboîtèrent le pas
à Salvadore, et tous trois arrivèrent dans la cour juste au moment où éclatait une
échauffourée entre certains janissaires du calife et les gardes d'élite du sultan.
Soliman, qui se trouvait encore dans l'enceinte du palais, arrêta lui-même la rixe
en interdisant à ses hommes de se battre.
— Ne prenez pas ce risque, mes amis, vous pourriez être exécutés pour trahison.
Mais ne craignez rien. Tout cela n'est qu'un malentendu et je serai bientôt de
retour parmi vous.
Le cœur serré, Eleanor le regarda de loin enfourcher sa monture, la tête haute et
le visage apparemment impassible. Mais au moment où il s'éloignait entre deux
janissaires du sultan, il tourna un instant la tête vers elle, et la détresse qu'elle lut
dans ses yeux acheva de lui déchirer le cœur. Et s'il ne parvenait pas à
s'expliquer avec le Grand Turc ? songea-t-elle avec une indicible angoisse. Dans
l'empire ottoman, la parole du Sultan avait force de loi, et s'il avait décidé qu'elle
devait être renvoyée auprès de son père, nul n'oserait enfreindre ses ordres. «
Non, non, cela ne doit pas être, songea-t-elle avec désespoir. Je mourrais si l'on
me forçait à quitter Soliman... »
— Ne désespérez pas, lui chuchota Karin, lorsqu'elles se retrouvèrent toutes
deux dans la litière qui faisait route vers le palais. Le calife n'est pas sans
influence sur le Sultan, et Soliman n'a rien fait qui soit contraire à la loi.
— D'après vous, je suis bien légalement son épouse ? s'inquiéta la jeune fille.
— Vous êtes dûment liée à lui par la loi de cet empire, et vous vous êtes
convertie à l'Islam pour l'épouser. Si vous êtes prête à proclamer cela haut et fort
devant le sultan, il peut changer d'avis et vous permettre de rester.
— En ce cas, je sais ce qu'il me reste à faire. Oh, Karin, comme je vous suis
reconnaissante à présent de m'avoir si soigneusement instruite dans la religion
de mon époux ! Si je suis interrogée par un imam, je saurai lui donner les
réponses appropriées.
— Le Sultan est même fort capable de vous faire questionner par tout un
aréopage, insista Karin, inquiète. Y a-t-il des points qui soient restés obscurs
pour vous et sur lesquels je puisse vous éclairer ?
— Un seul, Karin. Pourquoi avez-vous choisi de m'accompagner, alors que vous
deviez vous mettre en route dès demain pour aller voir vos filles ? Je sais quelle
importance ce voyage revêtait à vos yeux.
— Il m'a semblé encore plus important de vous assister dans cette épreuve. Ne
savez-vous pas que vous êtes vous aussi ma fille ?
Emue aux larmes, Eleanor s'empara de la main de sa compagne et la serra
tendrement.
— Merci, Karin. Je ne crains rien tant que vous êtes avec moi... du moins pour
moi-même.
— Mais vous vous faites du souci pour Soliman, n'est-ce pas ?
— Oh, oui ! Que vont-ils lui faire, à votre avis ? Ne court-il pas le risque d'être
molesté, ou même torturé ?
Un frisson glacé la parcourut à cette seule pensée et la réponse de Karin ne fut
pas pour la rassurer.
— Je ne sais pas, murmura la femme du calife, soucieuse. Théoriquement, le
calife et son fils sont exemptés de châtiments corporels, mais il n'en est pas
toujours ainsi dans la réalité des faits. La loi est rude dans ce pays, Eleanor.
Qu'ils aient empêché le mariage est une chose, mais je ne comprends pas
pourquoi Soliman a été arrêté. A moins qu'il n'ait déplu au Sultan ?
— Mais en quoi ? Il m'a achetée et a choisi de m'épouser, il n'y a rien là qui soit
en contradiction avec vos lois. Soliman les a toujours scrupuleusement
respectées.
— Il y a là quelque chose qui m'échappe, avoua Karin, aussi perplexe qu'elle.
Peut-être en saurez-vous davantage si le sultan vous fait appeler. Si cela arrive,
soyez respectueuse avec lui, Eleanor, je vous en conjure. N'allez pas vous
imaginer que vous pouvez vous adresser à lui avec hardiesse, comme vous le
faites avec le seigneur Soliman. Répondez quand il vous questionne, mais ne
prenez jamais l'initiative vous-même sans en avoir requis la permission avec
toutes les formes exigées par l'étiquette.
— Oh, oui, j'ai bien retenu vos leçons, Karin, même si je ne les ai pas toujours
mises en pratique par le passé. Mais cette fois, la vie de milord dépend de mon
attitude et elle sera irréprochable, je vous le promets. Vous aurez tout lieu d'être
fière de votre élève ! conclut-elle avec un pauvre sourire.
Ecartant légèrement les rideaux de la litière, elle vit défiler devant ses yeux les
vieilles murailles de la cité, restes de l'ancienne ville construite autrefois par
l'empereur Constantin. Puis le magnifique palais des sultans ottomans se dressa
devant son regard ébloui et elle se souvint que Soliman, avant de décider de la
garder pour lui, avait eu l'intention de l'offrir en cadeau à son homonyme. Quel
aurait été son destin si elle avait intégré le harem du Grand Turc ? Cette seule
pensée lui arracha un frisson d'effroi.
— Je serai la prudence même, promit-elle à sa compagne. Pourvu que le Sultan
me donne l'occasion d'exprimer le vœu le plus cher à mon cœur !
— Vous souhaitez vraiment rester ici ? s'enquit Karin, étonnée. Même en
sachant que votre père est encore en vie et vous attend ?
Eleanor la regarda droit dans les yeux, et sa voix ne vacilla pas lorsqu'elle
affirma fièrement :
— Ma place est désormais ici, Karin. Soliman est mon époux, et je l'aime
tellement que je préférerais mourir plutôt que d'être séparée de lui à jamais...

Chapitre 12

Une fois dans le sérail, les deux femmes furent prises en mains par l'une des
kadines du sultan, qui les conduisit dans la partie du harem réservée aux
visiteuses.
— Je m'appelle Sonia, et je suis ravie de vous accueillir céans. Voulez-vous
quelques rafraîchissements ?
Et comme les deux femmes acquiesçaient, leur hôtesse leur fit servir
promptement un thé à la menthe et des gâteaux au miel, avant de les laisser
seules dans une sorte de petit salon délicieusement tendu de soie bouton d'or.
— Il semble que l'on ait donné l'ordre de nous traiter avec respect, commenta
Karin, lorsque Sonia les eut laissées seules. Je ne sais ce qui va se passer ensuite,
mais au moins, nous sommes considérées comme des invitées et non des
accusées.
— Croyez-vous que le Sultan va bientôt me convoquer ? interrogea Eleanor,
dont toutes les pensées allaient vers Soliman. Il me tarde tant d'avoir des
nouvelles de mon époux... Qui sait, peut-être serai-je autorisée à le voir ?
La raisonnable Karin essaya tant bien que mal de calmer son impatience.
— Laissez aux choses le temps de se faire, conseilla-t-elle avec sagesse. De
toute façon, vous ne pouvez rien faire tant que le Sultan ne vous envoie pas
chercher. Ayez confiance, mon enfant. Le calife n'a pas dû rester inactif ces
dernières heures et je suis sûre qu'il est en train de négocier avec son royal
maître.
Eleanor acquiesça et sirota une gorgée de thé, avant de pousser les biscuits vers
sa compagne.
— Goûtez donc à ces pâtisseries, Karin. Je suis sûre que vous êtes affamée.
— Ne voulez-vous pas manger un peu vous-même ? Vous n'avez presque rien
pris aujourd'hui.
— J'étais trop excitée et heureuse pour avaler quoi que ce soit, expliqua Eleanor,
qui réprima un sanglot à ce souvenir. Et dire qu'il y a quelques semaines encore,
je ne songeais qu'à retourner dans ma famille ! Maintenant, la seule idée d'être
séparée de Soliman me brise le cœur...
— Acceptez les événements, mon enfant, puisque vous ne pouvez rien pour les
changer. Et priez...
Avec son impétuosité coutumière, Eleanor faillit répliquer avec aigreur que cette
philosophie-là n'était pas pour elle. Mais elle se reprit à temps et soupira :
— Inch' Allah, n'est-ce pas ? Que la volonté de Dieu s'accomplisse...
Karin hocha la tête avec un sourire approbateur.
— Soyez sûre que le Sultan décidera de votre sort en toute sagesse et justice.
— Je l'espère. Mon époux m'a souvent dit à quel point il admirait l'esprit
d'équité de son souverain.
— En ce cas, je vous conseille de manger pour prendre des forces. Il peut
s'écouler des jours avant que vous ne soyez admise en présence du sultan.
— Des jours ? Dieu nous en garde...
Eleanor était de nouveau sur le point de laisser exploser sa colère, mais elle se
souvint à temps que les murs du sérail pouvaient fort bien avoir des oreilles et se
contenta d'ajouter :
— Je tâcherai d'être patiente. Que puis-je faire d'autre, hélas ?

— Je me vois contraint de protester, Votre Grandeur, déclara le comte Salvadore


avec une véhémence tempérée par le respect dû au souverain. Pourquoi miss
Nash a-t-elle été conduite dans le quartier des femmes ? Je ne comprends pas
pour quelle raison on m'a refusé l'autorisation de m'entretenir avec elle, alors que
vous avez l'intention de la rendre à sa famille, à ce que j'ai cru comprendre ?
Soliman le Magnifique, dit le Kanuni, législateur de génie et souverain absolu
du puissant empire ottoman, accueillit les questions impatientes de son visiteur
d'un regard impénétrable de ses yeux perçants, aussi impassibles et froids que
l'acier. Vêtu d'un caftan de soie crème et la tête ceinte d'un turban assorti où
étincelait un énorme rubis, il avait une allure imposante et méritait bien en cet
instant le titre de « magnifique » que lui avait généreusement décerné son
peuple.
Bien que ses victoires sur les pays voisins lui eussent surtout valu une réputation
de conquérant, il était vénéré de ses sujets pour son travail de novateur, et tous
se louaient de la réforme des lois qu'il avait imposée à son peuple. Mais il n'en
était pas moins un homme calculateur et rusé, qui n'hésitait pas à utiliser les
autres pour servir ses propres desseins.
— Prenez un siège, noble seigneur, dit le Grand Vizir, qui se tenait debout à côté
du trône et servait de porte-parole à son maître. Sa Grandeur voudrait vous poser
un certain nombre de questions.
— Mais nous avons déjà passé une partie de la journée d'hier en discussions,
protesta Salvadore, et je croyais que nous étions parvenus à un accord. Le fils et
la fille de sir William doivent être rendus à leur père, en échange de certains
avantages commerciaux que notre banque a consenti à accorder.
— Peut-être, mais les circonstances ont changé depuis hier, répondit suavement
le Vizir. Pardonnez-moi, noble seigneur, mais il se pourrait bien que la femme
en question ne doive plus être considérée comme la fille de sir William Nash,
mais bien comme l'épouse de Soliman Bakhar, sujette de cet empire et donc
soumise à ses lois.
— Comment serait-ce possible ? se récria le comte, sur le point de laisser
exploser sa colère. On m'a assuré que le mariage d'une chrétienne et d'un
musulman était parfaitement illégal.
Le Vizir hocha la tête avec un sourire onctueux.
— Certes, mais il semblerait que la jeune personne se soit convertie à l'Islam.
Mon maître voudrait donc savoir pourquoi vous prétendez arracher cette femme
à son légitime époux.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de légitime à obliger une chrétienne à se marier
contre sa volonté !
— Etes-vous certain que ce mariage se soit fait contre le gré de la principale
intéressée ?
— Mais bien entendu ! s'exclama Salvadore, outré. Comment pourrait-elle
vouloir s'enfermer toute sa vie dans un harem, je vous le demande ?
Le Grand Vizir s'apprêtait à répliquer, mais son maître l'arrêta d'un geste
impérieux et lui fit signe d'approcher. Plié en deux, le ministre se pencha vers le
Sultan, qui lui donna quelques instructions à voix basse.
— Que se passe-t-il ? Que vous a dit votre maître ? interrogea l'Italien, comme
le Vizir se retirait à reculons, l'échiné courbée par le respect.
— Mon maître souhaite que la jeune femme soit amenée en sa présence pour
répondre elle-même à ses questions.
Salvadore haussa un sourcil perplexe.
— Je ne vois pas ce que cela peut apporter de plus. Elle sera trop effrayée pour
répondre franchement, de crainte d'éventuelles représailles. En outre, le
consentement de son père est indispensable, et il n'est bien entendu pas question
pour lui d'acquiescer à cette union. De plus, j'ai déjà payé la rançon de miss
Nash... une somme substantielle, faut-il vous le rappeler ?
Le Vizir leva la main pour lui imposer silence.
— Votre don vous a permis d'obtenir une audience du Sultan, rien de plus.
Soyez plus mesuré dans vos exigences, Infidèle. Il n'est pas dans votre intérêt de
déplaire à mon maître.
Le comte Salvadore eut le plus grand mal à réprimer la colère qui bouillonnait
en lui. Au diable le Sultan et tous les Vizirs du sérail ! Comment faire confiance
à des gens qui passaient leur temps à dire une chose et à en faire une autre ? Si
seulement il pouvait régler cette affaire et embarquer sans délai pour l'Italie ! Le
sultan n'était pas franc du collier dans cette affaire, il en aurait mis sa main à
couper.
Quant à Eleanor... Il espérait que la jeune fille saurait réclamer haut et fort sa
liberté, mais le souvenir de ce qui s'était passé la veille n'était pas fait pour
apaiser ses appréhensions. Elle s'était montrée si hautaine chez le calife Bakhar !
Se pouvait-il qu'elle fût déjà la maîtresse de ce jeune Turc ?
Un élancement de jalousie le parcourut à cette pensée et ce fut avec une
impatience accrue qu'il attendit l'arrivée de la jeune fille, qu'un eunuque était allé
quérir au harem. Pourquoi ce retard, au nom du ciel ? Il avait un bateau qui
l'attendait à quai et entendait bien repartir à la marée montante. Plus tôt il
quitterait ce maudit pays, mieux cela vaudrait pour lui !
Enfin, Eleanor apparut sur le seuil de la salle des audiences et s'avança,
manifestement impressionnée de se retrouver en présence du Sultan et de sa
cour. La tête encore enveloppée dans son voile de mariée, elle se cramponnait à
la main de Karin, et toutes deux s'avancèrent à petits pas vers l'imposante chaire
surmontée d'un dais où trônait Soliman le Magnifique.
— Agenouillez-vous et baissez la tête jusqu'à ce qu'on vous adresse la parole,
chuchota la femme du calife à sa protégée.
Tandis qu'elles approchaient du trône, Eleanor jeta un regard furtif sur
l'assistance derrière l'écran de son voile, dans l'espoir d'apercevoir son Soliman à
elle. Mais elle ne vit pas trace de lui parmi les courtisans qui se pressaient au
fond de la salle et son cœur se serra douloureusement à cette constatation. Où
était-il et qu'avait-on fait de lui ?
C'était là les questions qui l'avaient hantée toute la nuit, tandis qu'elle se tournait
et retournait sans parvenir à trouver le sommeil, dans la chambre que Sonia lui
avait assignée.
— Vous êtes bien miss Eleanor Nash, fille du noble sir William ? interrogea à
cet instant une voix grave qui résonna au-dessus d'elle.
Ignorant délibérément le comte Salvadore, qui la buvait des yeux, l'interpellée
releva la tête et croisa le regard d'un grand homme maigre, richement vêtu de
robes de pourpre et d'or, qui se tenait debout à la droite du trône. Il lui sourit
comme pour l'encourager, et ajouta alors qu'elle hésitait :
— Vous pouvez me parler sans crainte, je transmettrai vos propos à mon maître.
Vous ne vous adresserez directement au Sultan que s'il en manifeste le désir.
— Oui, monseigneur. Je connais les règles de l'étiquette, qui m'ont été dûment
enseignées dans la famille de mon seigneur.
— Votre seigneur ? répéta le Vizir, qui la dévisagea de ses yeux gris perçants.
Dois-je comprendre que vous souhaitez rester avec votre maître, l'homme qui
vous a achetée à Mohamed Ali ben Ibn ?
— Je n'ai pas de maître, répliqua Eleanor avec dignité. Soliman Bakhar est mon
époux. J'ai été légalement unie à lui hier matin et je suis sa femme à part entière.
C'est à la fois mon devoir et ma volonté de rester près de lui. Je n'ai pas d'autre
époux que lui au regard de la loi et me retirerai du monde si on nous sépare. Je
n'ai pas le moindre désir de retourner en Italie.
— Seriez-vous une adepte de la vraie foi ?
— Oui, j'ai soigneusement étudié le Coran, affirma Eleanor.
Elle leva son voile pour rencontrer le regard du Vizir.
— Pardonnez-moi cette entorse aux convenances et à la modestie, monseigneur,
mais je veux que vous puissiez lire dans mes yeux pour vous assurer que je ne
mens pas. Je connaissais votre foi longtemps avant de venir dans ce pays et
j'avais étudié votre livre sacré. Lorsque le seigneur Soliman m'a fait l'honneur de
demander ma main, j'ai suivi des cours avec Karin, l'épouse du calife Bakhar,
qui m'a enseigné tous les préceptes de votre religion. Elle est près de moi et peut
confirmer mes dires.
— Nous savons déjà cela, fit le Vizir en hochant la tête. Mais s'il est vrai que
vous étiez déjà une adepte du Coran avant de venir ici, l'accusation d'avoir été
convertie de force tombe d'elle-même.
— Je suis en mesure de prouver ce que j'affirme, milord, si vous le permettez.
Le Grand Vizir jeta un regard au Sultan, qui lui fit signe d'approcher et lui
chuchota quelque chose à l'oreille. Le ministre acquiesça avant de revenir vers
Eleanor.
— Sa Grandeur désire entendre ce que vous avez à dire à ce sujet.
Forte de cette autorisation, Eleanor porta la main à sa gorge et en retira de sous
sa tunique le petit cylindre d'or qui contenait le manuscrit de Far Cross.
— Voici ce que mon père m'a confié lorsque nous avons entrepris notre voyage
vers Chypre. Ce talisman m'a donné le courage d'affronter tous les périls, et
lorsque notre bateau a été pris dans une tempête, j'ai supplié Allah de me sauver.
Il a répondu à mes prières, puisque j'ai non seulement survécu à l'orage, mais
suis tombée entre les mains d'un homme bon et juste, au lieu du maître cruel que
je redoutais.
Le Vizir saisit l'objet et l'examina, perplexe.
— C'est un beau bijou, certes, mais je ne vois pas...
— Si vous voulez bien ôter le couvercle, monseigneur, vous verrez qu'il contient
un manuscrit couvert d'une écriture minuscule. C'est un verset du Coran. Il
faisait partie du trésor de Far Cross et a été volé il y a plusieurs siècles par des
pirates, lors du pillage de l'abbaye.
— Apportez-moi cela ! s'écria tout à coup la voix sonore du Sultan, qui résonna
sous les lambris de la salle.
C'était la première fois qu'il s'exprimait lui-même et Eleanor risqua un regard
furtif vers cet homme sec, au visage encadré de favoris poivre et sel, qui
commandait un immense empire et détenait son destin entre ses mains. Pour
l'heure, elle crut déceler une lueur de convoitise dans ses yeux, tandis qu'il fixait
le petit cylindre d'or que le Vizir lui présentait respectueusement.
— Ouvrez-le, ordonna le souverain, et donnez-moi le manuscrit.
Quand le Vizir se fut exécuté, Soliman le Magnifique examina en silence le petit
morceau de parchemin, puis se tourna de nouveau vers son Premier Ministre :
— Demandez-lui pourquoi elle porte cela autour du cou.
Et comme le Vizir répétait la question à l'intention de la jeune femme :
— C'est parce qu'il m'a efficacement protégée contre tous les dangers que j'ai
courus ces derniers temps. Aussi l'ai-je constamment sur moi, bien que mon
époux m'ait offert par ailleurs de somptueux joyaux.
Le ministre transmit la réponse, puis se tourna vers Eleanor.
— Sa Grandeur a entendu vos explications. Vous pouvez retourner dans vos
appartements, où on vous fera part ultérieurement de sa décision.
Il ne fit pas mine de lui rendre le cylindre ni son contenu, et Eleanor se garda d'y
faire allusion.
— Je vous remercie, monseigneur, et je suis très reconnaissante à Sa Grandeur
d'avoir bien voulu m'admettre en sa présence.
— C'est bon. Vous pouvez aller maintenant.
Ainsi congédiée, Eleanor s'inclina, puis s'éloigna à reculons conformément à
l'étiquette en vigueur, jusqu'à ce que Karin lui touchât le bras.
— Nous pouvons nous retourner à présent et sortir normalement.
En silence, toutes deux suivirent l'eunuque chargé de les reconduire au harem à
travers un labyrinthe de corridors et de vastes salles. Siège du gouvernement
depuis 1465, le palais était constitué d'un immense assemblage de bâtiments
construits à partir du sérail primitif. Des jardins superbes et des cours pavées de
marbre séparaient les édifices, dont l'imposante silhouette dominait Marmara et
le Bosphore.
— Les sultans vivent dans une plus grande magnificence que les souverains
d'Europe, commenta Eleanor, admirative. Sonia assure que le hammam des
sultanes est à lui seul une vraie merveille, avec son toit en coupole supporté par
d'immenses piliers.
— Tout ici n'est que richesse et raffinement, renchérit Karin, aussi
impressionnée que sa compagne.
Après avoir suivi leur guide pendant près d'un quart d'heure dans le lacis des
couloirs, les deux femmes se retrouvèrent enfin seules dans leur appartement.
— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Eleanor, un pli d'anxiété au front.
Mon époux n'était pas dans la salle des audiences, comme vous avez pu le
constater. Croyez-vous qu'ils l'aient jeté en prison ?
— Soyez patiente, conseilla Karin d'une voix apaisante. Vous vous êtes fort bien
tirée de cette audience, Eleanor. Je crois que le Sultan est très intéressé par votre
médaillon.
— Qu'il ne m'a pas rendu, entre parenthèses, observa la jeune fille avec une
pointe de sarcasme. Mais je m'en moque bien, si cela peut hâter la libération de
Soliman.
— Oh, je ne crois pas que notre maître veuille s'accaparer le bijou. Ce n'est
qu'un colifichet, après tout.
— Non, Karin, c'est bien plus que cela. Cet objet a été découvert à Chypre, sur
l'une des terres de mon père, et ce n'est qu'une toute petite partie d'un immense
trésor qui doit encore exister quelque part.
— Je comprends que le bijou ait attiré l'attention du Sultan, commenta Karin,
impressionnée. Mais c'est vraiment tant mieux pour vous, Eleanor, car Sa
Grandeur ne vous en sera que plus favorable.
Mais il en fallait davantage pour rassurer la jeune femme, dont toutes les
pensées allaient vers son Soliman à elle. Où se trouvait-il en cet instant ?
songea-t-elle avec une croissante inquiétude. Depuis la veille, Karin et elle
avaient été traitées avec tous les égards dus à des invitées de marque, mais rien
ne lui disait qu'il en avait été de même pour Soliman, qui croupissait peut-être en
cet instant dans l'une des geôles du palais.
— Combien de temps allons-nous devoir rester ici ? gémit-elle. Je voudrais
tellement être fixée sur mon sort ! La seule idée de repartir avec le comte
Salvadore me fait courir des frissons dans le dos. Je n'aime pas cet homme,
Karin, et je ne lui fais aucune confiance. Il a des vues sur moi et je crains ses
manigances.
— Patience, encore et toujours, lui rappela Karin. Nous dépendons entièrement
de la décision du Sultan.
Eleanor se détourna, les poings crispés et le cœur en révolte. Attendre, quand
tout son être se languissait de l'époux adoré ! Mais que faire d'autre, en vérité ?
Karin avait raison. Elle ne pouvait que ronger son frein en priant pour que le
jugement du Sultan vînt confirmer sa réputation de justice et de sagesse.
Trois jours s'étaient déjà écoulés depuis le mariage d'Eleanor, et la jeune femme
se trouvait toujours au sérail avec Karin, ignorante du sort qui avait été réservé à
son époux. Le matin du deuxième jour, un serviteur était venu leur apporter des
effets personnels en provenance du palais Bakhar, mais personne ne leur avait
adressé la parole et elle n'en savait pas davantage sur le sort de Soliman. Elle
commençait à redouter le pire, lorsque l'accorte Sonia vint enfin les chercher
toutes deux, au matin du quatrième jour.
— Où allons-nous ? s'enquit Eleanor, la voix altérée par l'inquiétude. Le Sultan
aurait-il enfin pris sa décision ?
La kadine secoua la tête et ouvrit les mains en signe d'impuissance.
— Je n'en sais rien du tout, avoua-t-elle avec un sourire. Je ne fais que me
conformer aux instructions qu'on m'a données.
Après avoir échangé un regard anxieux, Eleanor et Karin suivirent un eunuque à
la mine compassée, qui les guida dans un labyrinthe de couloirs vers une
destination dont elles ignoraient tout. De toute évidence, ce n'était pas là le
chemin qu'elles avaient emprunté pour se rendre à la salle des audiences. Où les
conduisait-on cette fois ?
Enfin, elles débouchèrent dans une immense cour bordée de bâtiments
imposants qui semblaient abriter tous les services publics du palais, y compris
l'hôpital, la boulangerie et ce que Karin désigna à voix basse comme l'hôtel de la
Monnaie. La gorge d'Eleanor se noua d'anxiété lorsqu'elle découvrit les deux
litières qui attendaient près de la fontaine. L'une d'elles portait les couleurs rouge
et or du calife et elle se dirigeait déjà vers celle-ci, lorsque l'eunuque l'arrêta d'un
geste.
— Il est temps que vous vous fassiez vos adieux, déclara-t-il. Lady Karin va
retourner au palais du calife, mais pas vous, milady.
Les yeux d'Eleanor s'agrandirent de frayeur à cette précision et ce fut avec effroi
qu'elle se tourna vers sa compagne, comme pour quêter sa protection.
— Karin, où vont-ils m'emmener, au nom du ciel ?
— Je ne sais pas, mon enfant, répondit l'épouse du calife, qui s'empara de sa
main et la serra affectueusement. Ne perdez pas courage, je vous en prie, et
rappelez-vous que, quoi qu'il arrive, il est inutile d'opposer la moindre
résistance, ce qui ne ferait qu'aggraver votre cas et celui de Soliman. Faites ce
que l'on vous dit et il aura peut-être la chance d'échapper au châtiment.
— Mais il n'a rien fait, objecta Eleanor, les larmes aux yeux. Oh, Karin, j'ai le
cœur déchiré de vous quitter ! Vous avez été une seconde mère pour moi.
Pardonnez-moi tous les soucis que j'ai pu vous causer, je vous en prie.
— Quels soucis ? demanda Karin avec un chaleureux sourire. Vous avez été
mon rayon de soleil, ma chère fille. Qu'Allah guide vos pas et vous accorde le
bonheur que vous méritez.
— Comment pourrais-je être heureuse sans Soliman ? murmura la jeune fille, la
voix brisée par le chagrin. Pourquoi me renvoie-t-on alors que mon seul souhait
est de demeurer dans ce pays auprès de mon époux ?
— Que faire ? C'est la volonté du Sultan, et il est inspiré par Allah.
D'un geste empreint de douceur, Karin dégagea sa main et monta dans sa litière,
tandis que l'eunuque entraînait Eleanor vers la sienne. D'un regard embué de
larmes, la jeune femme chercha le comte Salvadore, mais elle ne vit pas trace de
l'Italien parmi les gardes de son escorte, qui portaient tous la livrée jaune du
Sultan. Avant de prendre place sur les coussins de soie, elle se retourna un
instant vers le palais et murmura, si bas que nul ne l'entendit :
— Dieu vous garde, mon bien-aimé. Ils peuvent nous séparer, mais je vous
promets que je n'aurai jamais d'autre époux que vous. Toute ma vie, je resterai
fidèle à notre amour, je vous en fais ici le serment.
Puis elle tira les rideaux de la litière et à demi allongée sur les matelas moelleux,
elle put enfin donner libre cours à ses larmes. Que pouvait-elle faire et dire pour
échapper au destin qui l'attendait ? Les femmes dans ce pays n'étaient que de
simples possessions, à la merci de leurs congénères hommes. Tout ce qu'elle
pouvait espérer maintenant, c'était que son père, avec son habituelle
mansuétude, lui permît de se retirer du monde et de consacrer sa vie à la prière
et à l'étude.
— On peut me reconduire en Italie de force, mais on ne m'obligera jamais à me
marier contre mon gré, chuchota-t-elle entre deux sanglots. Je m'ôterai plutôt la
vie que d'être infidèle à mon serment d'épouse !
La détresse d'Eleanor ne connut plus de bornes lorsqu'elle découvrit le vaste
navire marchand ancré dans le port, avec son pont grouillant de matelots qui
s'affairaient aux manœuvres d'appareillage. Si elle avait encore gardé dans un
petit coin de son cœur l'espérance d'être reconduite au palais Bakhar, cette
dernière lueur s'éteignit devant la cruelle réalité des faits.
D'un pas chancelant, elle s'avança vers la passerelle où l'attendait un homme
grand et mince au regard bleu délavé, dont la vue fit vaguement tinter en elle la
cloche du souvenir, bien qu'elle ne l'eût jamais rencontré de sa vie. Mais où était
le comte Salvadore ?
— Vous êtes Eleanor ? interrogea l'inconnu en s'avançant vers elle, perplexe.
De toute évidence, il ne pouvait discerner ses traits à travers le voile de
mousseline qui lui recouvrait le visage.
— Ma chère nièce, comme je suis heureux de vous rencontrer enfin ! s'exclama-
t-il, tandis qu'elle hochait affirmativement la tête. J'ai cru que je ne vous
retrouverais jamais...
— Sir John ? interrogea la jeune femme d'une voix incertaine. Est-ce vous, mon
oncle ?
— Oui, mon enfant. Je suis le frère de votre mère, que je chérissais tendrement.
Aussi ai-je remué ciel et terre pour remettre enfin la main sur vous.
— Mais... Le comte Salvadore m'a assurée qu'il allait me ramener en Italie.
Elle se tut en constatant que sir John fronçait les sourcils, la mine contrariée.
—Il a tenté de me damer le pion en négociant lui-même avec le Sultan. Il
espérait à la fois mettre la main sur vous et conclure un traité de commerce
lucratif avec Soliman le Magnifique. Heureusement pour moi, j'étais moi-même
en pourparlers avec le Sultan depuis des mois, et mes négociations ont abouti
avant les siennes.
— Vous êtes donc arrivé ici avant le comte ? En ce cas, pourquoi est-ce lui qui
est venu au palais Bakhar interrompre le déroulement de mon mariage ?
— Je n'ai pu empêcher cela, car il a offert au Sultan un riche présent et la
politesse locale exigeait qu'il obtienne quelque chose en retour. Ici, les lois de
l'étiquette obéissent à un rituel très strict, Eleanor. Salvadore n'a pas compris
cela. Il est allé s'imaginer que son cadeau achèterait votre liberté, mais il n'en a
rien été, Dieu merci. J'avais déjà donné au Sultan la lettre de votre père où sir
William me confiait expressément la responsabilité de votre personne.
Et d'ajouter avec un sourire :
— Mon beau-frère a mis des semaines à se remettre de sa blessure, mais il va
bien maintenant et se trouve déjà en route pour Chypre, où il arrivera avant
nous. En fait, je crois qu'il n'a jamais fait vraiment confiance au comte
Salvadore, bien qu'il ait été obligé d'accepter son aide jusqu'à ce qu'il puisse me
contacter.
Eleanor lui jeta un regard anxieux.
— Savez-vous que je suis mariée, mon oncle ? Mon époux a été indûment arrêté
et se trouve actuellement prisonnier au sérail. Oh, mon oncle, pouvez-vous
m'aider à le faire libérer ?
Le sourire de sir John s'accentua à ces mots.
— Allons, ma nièce, chaque chose en son temps. Nous allons d'abord faire voile
pour Chypre. Descendez vous changer dans votre cabine, voulez-vous ? L'un des
mousses va vous montrer le chemin. Je vous rejoindrai dans un instant.
Eleanor ne put réprimer un soupir à ces mots. Ici comme au palais du Sultan, il
semblait qu'elle fût vouée à l'obéissance. Seul, dans ce monde d'hommes sûrs de
leur prééminence et de leur bon droit, Soliman avait su se montrer tolérant à son
égard et attentif à ses moindres souhaits, constatation qui redoubla sa nostalgie.
Mais pour l'heure, que pouvait-elle faire, sinon obtempérer à contrecœur ?
Retourner au sérail et supplier qu'on lui accordât la liberté de son mari ne ferait
qu'ajouter de la confusion à une affaire déjà fort embrouillée, et peut-être
empirer le cas de Soliman. « Une fois à Chypre, je tâcherai de persuader sir John
de procéder à une enquête, songea-t-elle. Peut-être même acceptera-t-il de me
ramener à Istanbul. Plaise au ciel que Soliman soit encore vivant à ce moment-
là! »
Précédée d'un moussaillon à l'allure délurée, elle gagna l'entrepont, où le garçon
lui ouvrit la porte d'une pièce confortablement meublée qui devait servir
d'ordinaire à sir John lui-même. Il était fort aimable à son oncle de lui avoir
octroyé ainsi sa propre cabine, songea-t-elle avec reconnaissance. Quel
dommage qu'elle n'eût pas le cœur à s'en réjouir !
— Merci, murmura-t-elle, tandis que le gamin refermait la porte sur elle avant
de s'éclipser.
D'une démarche accablée, elle s'avança dans la pièce... et porta la main à sa
bouche pour étouffer une exclamation de surprise. Debout près du hublot, un
homme lui tournait le dos, absorbé par le spectacle des vaguelettes couronnées
d'écume blanche qui venaient doucement lécher la coque. Cette haute taille, ces
hanches sveltes et ces larges épaules... Rêvait-elle, au nom de tous les saints ?
Le cœur battant à se rompre, elle s'avança vers l'inconnu.
— Soliman ? interrogea-t-elle, d'une voix brisée par l'émotion.
L'interpellé se retourna et lui ouvrit les bras, le visage éclairé d'un large sourire.
Cette fois, ce fut un cri de ravissement qui s'échappa de ses lèvres, tandis qu'elle
se ruait vers lui pour se jeter sur sa robuste poitrine. Pendant quelques instants,
elle se serra frénétiquement contre lui tandis que leurs bouches se rejoignaient,
mêlant leur souffle dans un vertigineux baiser.
— Et moi qui croyais... que vous étiez encore prisonnier, balbutia-t-elle en
relevant la tête, les joues inondées de larmes. Je pensais qu'on était en train de
m'arracher à vous pour toujours...
— Cela vous aurait-il fait tant de peine, ma colombe ?
— En doutez-vous ? Je serais morte plutôt que de vivre sans vous, répliqua-t-
elle farouchement. Je suis votre épouse, Soliman, et je n'aurais jamais pu m'unir
à un autre homme que vous, jamais !
— Et vous, comment pouvez-vous croire un seul instant que je vous aurais
laissée partir ainsi ? J'aurais poignardé mes gardes pour m'enfuir vers vous,
plutôt que de vous perdre...
— Mais que faites-vous sur le bateau de mon oncle ? Ne m'aviez-vous pas
affirmé qu'on ne vous permettrait jamais de vous éloigner de votre père ?
— Je ne fais qu'obéir aux ordres du Sultan, ma douce. Du reste, j'ai vu mon père
et il m'a accordé sa bénédiction, comprenant que le temps était venu pour lui de
se séparer de moi. Le Sultan m'a nommé son ambassadeur, Eleanor. Il souhaite
multiplier les traités de commerce, comme celui qui le lie à votre oncle, et il
aimerait en outre établir un commencement de paix entre l'empire ottoman et ses
ennemis.
— Croyez-vous que ce soit possible ? interrogea Eleanor, sceptique.
— Peut-être existe-t-il une chance, qui sait ? Comme vous savez, il y a un
profond fossé entre le mode de vie des Musulmans et celui des Chrétiens, et au
cours de l'Histoire, beaucoup de sang a coulé entre nos deux peuples. Mais le
Sultan et moi nous sommes longuement entretenus à ce sujet et il est bien
conscient que, si rien n'est fait, cette situation finira par nuire à notre empire.
Eleanor le dévisagea, stupéfaite.
— Vous avez parlé au Sultan directement, sans passer par le truchement du
Grand Vizir ?
La question parut amuser beaucoup Soliman.
— Mais oui, ma colombe. Bien entendu, vous n'avez pu bénéficier de ce
privilège, vous qui n'êtes qu'une femme. Le cas était tout différent pour moi,
commenta-t-il, non sans malice.
— Oh, vous, vous ! fit Eleanor, qui pointa sur lui un doigt menaçant. Je vais
vous faire payer cher votre arrogance, espèce de présomptueux. N'oubliez pas
que nous ne foulerons bientôt plus le sol de votre pays.
— Mais je serai toujours votre époux, rétorqua Soliman, rieur. Or vous savez
bien que les maris ont tous les droits sur leurs femmes...
— Oh, vous, vous... Vous méritez que l'on rabatte votre superbe ! s'exclama
Eleanor, qui lui martela rageusement la poitrine de ses poings fermés.
Pour toute réponse, Soliman lui saisit les poignets et l'attira à lui pour s'emparer
de nouveau de ses lèvres. Cessant de le frapper, Eleanor s'accrocha à son cou et
s'abandonna à lui, le corps fondant de tendresse et d'un incommensurable désir...
— J'ai eu si peur lorsque les janissaires du Sultan se sont emparés de vous,
avoua-t-elle ensuite, la voix encore haletant d'émotion. Je ne sais ce que je serais
devenue si nous avions été séparés.
— Ni moi, ma chérie, murmura-t-il en lui caressant la joue du bout de l'index. Je
ne l'aurais pas supporté plus que vous. C'est pourquoi j'ai fait part au Sultan de
mon désir de travailler pour lui. Nous allons parcourir le monde ensemble au
service de l'empire ottoman, et qui sait ? Peut-être qu'en chemin, nous arriverons
à persuader quelques Européens que nous autres Turcs ne sommes pas les
sauvages qu'ils imaginent.
— Mais votre père ? Ne le reverrez-vous jamais ?
— Je reviendrai de temps en temps rendre compte de ma mission au Sultan et
j'en profiterai pour faire une visite au calife. Mon frère Bayezid me remplacera
près de lui, et je crois qu'il est digne en tout point de devenir un jour son héritier.
En fait, il assumera sans doute beaucoup mieux que moi les fonctions de calife.
Quant à moi, j'ai mes propres possessions et suis assez riche pour pouvoir servir
efficacement le Sultan sans avoir à grever le budget de l'Etat. En fait, c'est
l'horloge dont je lui ai fait présent qui l'a convaincu que j'étais le mandataire
qu'il lui fallait pour cette mission. Il a pensé qu'un homme aussi épris que moi de
la beauté était la personne idéale pour écumer le monde et lui ramener de
fabuleux trésors.
— L'horloge que vous lui avez offerte... au lieu de moi ? releva la jeune femme,
espiègle. J'étais sûre que ce joyau lui plairait davantage qu'une femme...
Soliman ponctua cette remarque d'un éclat de rire.
— Je n'en suis pas si sûr. Il m'a dit que lorsque vous avez relevé votre voile dans
la salle d'audience, son pouls s'est emballé et il a trouvé que mon sens esthétique
n'était jamais en défaut.
Eleanor rougit à ce rappel.
— Je me suis dévoilée parce que je voulais que le Grand Vizir voie mon regard
et comprenne que j'étais parfaitement sincère dans ma requête. Veuillez excuser
cette entorse aux convenances, milord. Je sais que c'était très immodeste de ma
part...
— Comment vous en voudrais-je, alors que vous n'avez agi ainsi que pour moi ?
Du reste, il va vous falloir oublier maintenant les mœurs du palais Bakhar. Chez
votre père, vous pourrez vous comporter de nouveau en Européenne et remettre
vos habits d'antan.
Contre toute attente, Eleanor fit la moue à cette perspective.
— Le faudra-t-il vraiment ? Les vêtements que je portais à Istanbul étaient
autrement seyants. J'aurai le plus grand mal à emprisonner de nouveau mon
corps dans un corset et un vertugadin !
L'hilarité de Soliman s'accrut à cette remarque.
— Ainsi, vous êtes devenue une adepte de notre genre de vie, après tout.
— C'est vrai, bien que je ne sois pas encore très sûre de mes croyances en
matière de religion.
— Sur ce point, vous n'êtes pas la seule, avoua Soliman dans un soupir. Instruit
par ma mère, je me suis penché très tôt sur la Bible comme vous sur le Coran, et
très sincèrement, je suis incapable de dire où se trouve la vérité.
Le front d'Eleanor se plissa sous l'effort de la réflexion.
— Peut-être n'y a-t-il qu'un seul dieu après tout, que nous révérons sous diverses
formes.
— Considérer les choses sous cet angle est en tout cas un bon moyen d'être en
paix avec nous-mêmes. L'essentiel n'est-il pas de suivre autant que nous
pourrons le chemin de la justice et de la tolérance ?
— Si tout le monde pouvait parler comme vous ! J'ai vraiment de la chance de
vous avoir rencontré sur ma route, monseigneur mon époux. Je vous aime
tellement...
— Et moi aussi, ma douce. Mais assez perdu de temps ! Il vous faut revêtir les
vêtements que votre oncle a achetés pour vous, Eleanor, et qui vous attendent
sur le lit. Le bateau est sur le point de lever l'ancre, et dès qu'il sera en mer, le
capitaine va célébrer notre mariage.
— Notre mariage ? Mais il a déjà eu lieu ! se récria Eleanor. Karin m'a affirmé
que la cérémonie avait été interrompue trop tard et que nous étions bel et bien
mari et femme.
— D'après la loi musulmane, certes. Mais votre famille préférera certainement
que notre union ait été légalisée en Occident. A terre, il m'aurait fallu pénétrer
dans une église chrétienne, ce qui aurait soulevé nombre de difficultés. Mais en
mer, le capitaine d'un bateau a parfaitement le droit de marier des passagers, et
je me prêterai volontiers au rituel pour l'amour de vous.
— Vous feriez vraiment cela pour moi ? interrogea Eleanor, le cœur débordant
d'amour et de gratitude.
— N'en avez-vous pas déjà fait autant pour moi, et même plus ?
Il s'interrompit pour ponctuer cette phrase d'un nouveau baiser, puis ajouta
tendrement :
—Au diable toutes ces conventions ! Vous êtes mon amour et ma vie,
indépendamment de toute loi. Vous aviez été réduite en esclavage lorsque je
vous ai rencontrée, mais cela ne vous a pas empêchée de devenir la reine de mon
cœur, où vous régnerez jusqu'à la fin des temps.
— Comme vous serez à jamais mon souverain, compléta Eleanor, les yeux
embués de larmes d'émotion. Votre amour a été ma sauvegarde, et il restera
toujours mon unique refuge en ce monde...

Epilogue

La tête enveloppée dans le capuchon de sa mante, Eleanor regardait fuir le


rivage d'Angleterre, dont les contours se fondaient déjà dans le gris mouvant de
la mer. Et dire qu'elle avait cru ne jamais revoir le pays de son enfance ! En tant
qu'ambassadeur du Grand Turc, Soliman avait été appelé en visite à la cour
d'Angleterre, et elle avait profité de cette circonstance pour retourner dans le
Shropshire et faire découvrir à son mari le vieux manoir familial.
— Tout est exactement comme vous me l'aviez décrit, avait observé un soir
Soliman, alors qu'ils étaient étendus côte à côte dans le grand lit à colonnes,
après les tumultes de l'amour. Richard dit qu'il ne reviendra jamais en
Angleterre, mais en ce qui me concerne, je vous ramènerai volontiers de temps
en temps dans votre demeure natale.
— Mon père aurait-il l'intention de vous céder le domaine ?
Soliman s'était soulevé sur un coude, enveloppant sa blonde épouse d'un regard
entendu. Depuis trois ans qu'il avait épousé la fille de sir William, son beau-père
et lui avaient eu le temps de devenir les meilleurs amis du monde, rapprochés
par leurs goûts communs pour les vieux manuscrits et les divers trésors que
Soliman rapportait sans cesse de ses expéditions. A Chypre, où sir William
s'était établi, le retour des jeunes époux était attendu avec impatience, comme à
chacun de leurs voyages.
—Votre père a demandé d'abord l'avis de Richard, qui n'a pas élevé d'objections.
— Je suis si heureuse que mon frère soit enfin revenu de ses préventions contre
vous !
—Je crois qu'il a changé d'avis après la naissance de notre premier enfant.
Comment aurait-il pu continuer à me tenir rigueur, alors qu'il est fou de notre
petite Isabelle ?
Souriant à ce souvenir, Eleanor s'appuya contre l'épaule de son époux qui,
accoudé comme elle au bastingage, regardait disparaître au loin les contours
flous de la côte britannique. Après trois ans de mariage, la jeune femme avait
déjà donné à son mari une fille et un fils, Isabelle et Kasim, tous deux
outrageusement gâtés par leur père, et un troisième bébé était en route.
— Savez-vous quoi ? murmura-t-elle avec une ineffable émotion, tandis que le
bateau enveloppé d'embruns cinglait vers la haute mer, poussé par la brise
vivifiante du large. Nous apprendrons à nos enfants à être larges d'esprit, à
respecter les autres, et à ouvrir un pont entre nos cultures et nos pays respectifs.
Et qui sait, peut-être choisiront-ils un jour de revenir dans la brumeuse
Angleterre pour redonner vie au manoir de leurs ancêtres...
— A moins qu'ils ne s'établissent à Istanbul, séduits par les fastes du sérail et le
chaud soleil de l'Orient !
Le rire des deux époux, indissolublement unis par-delà toutes leurs différences,
résonna sur le pont du navire avant de se confondre avec le bruit des vagues et le
cri des mouettes qui tournoyaient sous le ciel sans nuages.

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