L'observation et l'expérience

L'article présente une réflexion autour de la recherche

Résumé
expérimentale et des idées nouvelles. Un exemple est
donné et montre comment une petite modification de la
façon de mesurer le coefficient de perméabilité d'une
roche peut changer l'utilisation que l'on doit en faire.
Mots-clés : observateur, expérimentateur.
P. HABIB
Laboratoire de Mécanique
des Solides
École Polytechnique
91128 Palaiseau

The observation and the experience

The article presents a reflection about the experimental research

Abstract

and new ideas. An example is given and shows how a small

modification of the method for measuring the permeability of
rock can change the final interpretation.
Key words: observation, experimentation.

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 construction de tels ouvrages et appelés à en réaliser
d'autres en France ou à l'étranger.
Préambule Le bureau d'études Coyne et Bellier décida, de son
Dans L'Introduction à l'étude de la médecine expé­ côté, de définir tout ce qu'on pouvait imaginer sur les
rimentale, Claude Bernard distingue l'observation et propriétés du site pour étudier toutes les observations
l'expérience. Il estime qu'au cours d'une observation faites durant les trois ou quatre années précédant
(médicale ou autre) il est possible qu'une idée nouvelle la catastrophe, c'est-à-dire la rupture de la voûte en
apparaisse. Pour aller plus loin, il est alors nécessaire béton et celle du site ou de ce qu'il en restait et dont on
de réfléchir autour de cette idée et de concevoir une va parler maintenant.
nouvelle expérience pour approfondir cette idée. (Par
exemple, si au cours d'une observation astronomique
il apparaît quelque chose d'inattendu, il est souhaitable
de monter une expérience nouvelle pour expliquer et
approfondir ce qu'on vient de voir.)
Les essais en laboratoire
Il faut alors avoir été élevé et avoir vécu dans des Le bureau d'études Coyne et Bellier confia au Labo­
laboratoires pour bien saisir l'importance de tous les ratoire de mécanique des solides de l'École polytech­
détails des nouveaux procédés d'investigation, car il nique l'étude de tous les essais mécaniques et phy­
peut surgir quelque phénomène imprévu qui donnera siques que l'on savait faire à l'époque - et il y en avait
des idées sur des orientations nouvelles à imprimer à beaucoup - sur les matériaux du site et plus particuliè­
la Recherche... rement sur les matériaux rocheux (densité, porosité,
Mais, ajoute Claude Bernard, la méthode expéri­ teneur en eau, résistance en compression simple et en
mentale ne donnera pas d'idées neuves ou fécondes à contraintes triaxiales des roches humides ou sèches,
ceux qui n'en ont pas (Première partie, chapitre 1: «De dispersion des résultats, effets d'échelle, fluage, aniso­
tropie, module d'Young, coefficient de Poisson, vitesse
l'observation et de l'expérience »). de propagation du son, etc.). Tout paraissait normal par
Il est bien évident que pour Claude Bernard les rapport aux conditions géologiques et en particulier il
deux parties sont liées, observation et expérience, mais, n'y avait pas de fluage ni d'effets différés.
cependant, dans son discours, c'est bien l'observateur
qui dirige l'expérimentateur, même s'ils ne sont qu'une
seule et même personne ! En bref, pour Claude Ber­
nard, l'observateur et l'expérimentateur sont égaux,
même s'il y en a un qui est un peu plus égal que l'autre. Les essais de perméabilité
Ne voyant rien de particulièrement inquiétant dans
les essais mécaniques et se souvenant que la roche en
place était forcément humide (ou même dans l'eau) il
Introduction pouvait être intéressant de connaître la perméabilité
de la roche. Apriori ce n'était pas facile car cette per­
Il est certainement intéressant d'examiner la genèse méabilité paraissait très petite et les essais classiques
d'une idée nouvelle dans des domaines très différents de de perméabilité de mécanique des sols n'étaient pas
celui de la médecine, par exemple dans le domaine du adaptables. En effet, pour ceux-ci les essais sont géné­
génie civil et plus particulièrement dans le domaine des ralement réalisés avec des écoulements plans :dans un
recherches faites à l'occasion des grandes catastrophes. cylindre vertical un échantillon de terre est placé entre
On prendra ici pour exemple les recherches faites deux pierres poreuses et l'eau s'écoule du haut vers le
après la rupture du barrage de Malpasset, en 1959 avec bas (Fig. 1).
423 morts et d'énormes dégâts dans la ville de Fréjus, La perméabilité d'un sable peut être de l'ordre de
aux routes et aux voies de chemin de fer y accédant. Et 1(L3m/s ou même plus grande et celle d'une argile
tout cela malgré tout le savoir d'un concepteur de répu­ peut être de l'ordre de 10-10m/s. Or pour les roches,
tation internationale et des travaux de construction réa­ il faut s'attendre à des perméabilités de l'ordre de 10-7
lisés par l'une des plus grandes entreprises françaises. m/s à 10-17m/s. Avec des perméabilités de l'ordre de
A l'époque, cette catastrophe a laissé pantois le petit 10-10m/s la moindre fuite était insupportable. Il fallait
monde des ingénieurs en France, mais aussi à l'étranger. donc concevoir des essais spécifiques avec de nou-
Le concepteur, André Coyne, a écrit : ccJ'ai barré le Zam­
bèze etje n'ai pas réussi sur un ruisseau... ».
Il fallait absolument comprendre ce qui s'était
passé alors qu'il existait des barrages-voûtes de même
conception et qui se portaient très bien. Il y avait donc
une cause cachée.
Bien entendu, il y eut d'abord une commission
d'enquête administrative pour évaluer les dégâts, iden­
tifier les blocs de béton et morceaux de roches restés
sur place ainsi que la géologie du site à remplacement
du barrage.
Il y eut ensuite une commission judiciaire pour
situer les responsabilités des uns et des autres et, peut-

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être, pour comprendre la cause des accidents.
FIG. 1 Essai de perméabilité (écoulement plan).
Enfin, il y eut des travaux d'études et des réflexions Permeability test (plane discharge).
par les ingénieurs des entreprises concernées par la

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veaux matériels. On abandonna l'écoulement plan au s'additionnent et donnent une résultante inclinée vers
profit d'un écoulement radial convergent. Une éprou­ le bas qui apour effet de diminuer laperméabilité de la
vette cylindrique de roche ayant un trou axial borgne roche en place. Un écran peu perméable est ainsi créé
est collée sur une embase percée. Cette éprouvette est à l'avant de l'ouvrage. Les infiltrations d'eau provenant
placée dans une chambre remplie d'eau sous pression. du réservoir se heurtent alors à cet écran et changent
La quantité d'eau qui s'échappe de ce montage permet l'équilibre du massif rocheux constituant la base du
- par un calcul facile - de connaître le coefficient de barrage jusqu'à la rupture de la fondation.
perméabilité (Fig. 2). Cette constatation engendre une conception nou­
velle pour un barrage : un écran d'étanchéité doit être
créé par exemple par des injections à l'arrière du bar­
rage, écran vertical ou incliné vers l'arrière et aussi
par un drainage sous le barrage et dans le talus aval
de façon à lui laisser un potentiel de stabilité. Cette
conception nouvelle fut mise en œuvre par Pierre
Londe et fut la leçon principale tirée de la catastrophe
de Malpasset pour la construction des barrages-
voûtes.
convergent divergent 6
FIG 2 Écoulement radial.
Alors, observation ou expérience ?
Radial discharge (converging or diverging). Ce n'est pas si simple. Il faut évidemment que
les chercheurs dépassent l'expérience faite et soient
capables de se rendre compte de ce que cela peut
Un montage expérimental est toujours coûteux entraîner dans les travaux qu'ils sont amenés à
sans qu'on soit sûr des résultats. Mais ces derniers connaître. Dans le cas de la roche de Malpasset des
sont-ils fidèles ? C'est-à-dire, par exemple, est-ce que expériences sur un nouveau barrage en construction
les débits sont les mêmes lorsque la pression d'injec­ sont évidemment exclues car étant à la fois trop chères
tion est atteinte en pression croissante ou en pression et trop dangereuses. En définitive, expérimentateur ou
décroissante ? Pour renforcer le moral, l'un de nous observateur doivent avoir du talent pour comprendre
dit en plaisantant : « Si cela ne marche pas on pourra ce qui s'est passé ou pour faire face aux dangers d'acci­
toujours faire l'essai dans l'autre sens en injectant le dents dans une nouvelle façon de construire.
liquide sous pression dans le trou axial et en récupé­ Il faut donc, comme le dit Claude Bernard, a avoir
rant le liquide à l'extérieur !» été élevé dans des laboratoires, etc. »et connaître très
Finalement l'essai prévu s'est très bien passé mais largement le sujet étudié...
les résultats n'étaient pas toujours les mêmes en fonc­ Mais qu'a-t-on dit sur le sujet ? Pas grand-chose.
tion de la pression d'injection. Alors on a essayé la Voici quelques citations ou exemples :
méthode qui n'était que de la plaisanterie c'est-à-dire 1) Le rôle-clé de l'expérimentation, François Bacon
que la pression d'injection soit faite à partir du trou (1561-1626) disait : «Si tant de découvertes utiles ont
axial. Et le résultat fut très net : la perméabilité était été faites par hasard ou par rencontre, lorsque les
fonction du sens de la pression et, à la limite, la pres­ hommes ne les cherchaient pas et pensaient à autre
sion interne pouvait faire éclater l'éprouvette. Cela chose... mais, en revanche, ils ont perdu un temps
était évident puisque l'on sait que toutes les roches infini en méditation et en fictions intellectuelles. Mais
naturelles sont fissurées. De sorte que dans nos essais si nous avions auprès de nous quelqu'un qui put
lorsque l'écoulement était convergent l'éprouvette était répondre à toutes les questions... sur les phénomènes
comprimée tangentiellement, ce qui avait tendance naturels, avant peu d'années toutes les causes seraient
à refermer les fissures. Et lorsque l'écoulement était découvertes et les sciences achevées. »
divergent au contraire cela avait pour effet d'élargir les
fissures, donc d'augmenter la perméabilité. Ces résul­ 2) Pour Platon le vide n'existe pas, car la nature a hor­
tats s'accordent donc avec le caractère très fissuré de reur du vide. Malheureusement, le pompage de l'eau
la roche du site de Malpasset. Des essais furent alors ne fonctionne pas au-dessus de 10 mètres de haut et,
faits sur des roches très différentes et en particulier si la nature a horreur du vide en dessous de 10 mètres,
sur des roches provenant des fondations de différents cela fait très mauvais effet. Pascal, malade, demande
barrages. Les roches de Malpasset s'avérèrent plus donc à son ami Florent Périer de monter au sommet
sensibles, et de beaucoup, que toutes les autres. du puy de Dôme, en 1648, avec un tube de verre fermé
en haut et rempli de mercure pour montrer que l'air a
un poids et que la colonne de mercure y est plus courte
5 qu'en bas à Clermont.
3) Les attractions à distance sont très difficiles à com­
Interpretation pour le barrage prendre, même si on connaît leurs effets, par exemple
de Malpasset le fer est attiré par un aimant. La mère de famille qui
répond à son fils qui lui demande « pourquoi suis-je
La force qu'un barrage-voûte exerce sur sa fon­ tombé ?)):(( parce que tu es trop lourd !». Il faut tout le
dation est la somme de son poids (qui est vertical) et génie de Newton, assis sous un pommier et regardant
de la pression de l'eau sur la face arrière du barrage,
face qui est à peu près verticale. La force exercée par
l'eau est donc à peu près horizontale. Ces deux forces
la Lune, pour penser en voyant tomber une pomme : «
Pourquoi la Lune qui est attirée par la Terre ne tombe-
t-elle pas ? »
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