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Marx, L'etat Moderne Et La Sociologie de L'etat

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L'Homme et la société

Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État


Antoine Artous

Abstract
Antoine Artous, The Modern State and Theories of the State
Contrary to Weber, Marx did not construct a systematic theory of the modern state. However, contemporary sociologists
would do well to reread Marx in order to understand how its creation involves the reorganization of society. The modern
state is a form of political power which is radically different from precapitalist forms, including the French ancien régime.
Nevertheless, the various writings of Marx pertaining to the states must read with discrimination.

Citer ce document / Cite this document :

Artous Antoine. Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État. In: L'Homme et la société, N. 136-137, 2000. Figures de
l' « auto-émancipation » sociale (II) pp. 111-126.

doi : 10.3406/homso.2000.3042

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_2000_num_136_2_3042

Document généré le 16/10/2015


Marx, l'État moderne
et la sociologie de l'État

Antoine ARTOUS

« Lire, relire et discuter Marx ». Depuis que, il y a déjà


quelques années, Jacques Derrida a lancé cette formule, un travail
de relecture et de discussion s'est amorcé l. La sociologie
politique particulièrement celle qui s'intéresse à l'État aurait
tout intérêt à s'inscrire dans ce mouvement. Certes, s'étant très
souvent construite à travers un dialogue, plus ou moins avoué, avec
le marxisme, elle n'ignore pas Marx. Un auteur comme Pierre
Bimbaum voit même dans son uvre « une véritable introduction à
une sociologie de l'État 2 ». C'est expliquer que Marx n'est pas
« économiste » au sens où il ne prendrait pas en compte la réalité
de l'État comme institution spécifique pour s'en tenir aux seuls
facteurs dits « économiques ». Pour être répandu, ce type
d'affirmation est peu tenable, même si l'on se contente de feuilleter
les textes de Marx et d'Engels.
Les véritables problèmes commencent au-delà : non dans la
prise en compte de l'efficace propre de l'État, mais dans la
méthode d'analyse mise en uvre pour rendre compte de l'État
comme institution spécifique. Plus exactement dans les diverses
méthodes d'analyse que l'on peut repérer. Car sur l'État, comme
sur d'autres terrains, il existe « plusieurs » Marx. Reste à savoir
lequel on choisit. Non pas qu'une relecture de Marx puisse enfin
faire surgir la vérité de son uvre. Toute lecture est travail
d'interprétation inscrit dans son époque et non celle de l'auteur.
D'autant que, concernant l'État, Marx n'a laissé que des esquisses
d'analyse. Toutefois, vu la façon dont son uvre et, par la suite le

1. Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.


2. Pierre BlRNBAUM, « L'action de l'État, différenciation et
dédifférenciation », in Traité de science politique, sous la direction de Madeleine
Grawitz et Jean Leca, Paris, PUF, 1985, t. U, p. 654
VHomme et la Société, n° 136-137, avril-septembre 2000
112 Antoine ARTOUS

marxisme (au sens, tout simplement, des auteurs se réclamant de


Marx) sont mêlés à l'histoire des sciences sociales, un travail de
relecture est à même de faire apparaître des questions de méthode à
l'actualité toujours pertinente.

Le principe de la spécification historique

Ainsi, lorsqu'ils ne se contentent pas de faire référence à des


textes d'analyse concrète (le bonapartisme, etc.), Bertrand Badie et
Pierre Birnbaum renvoient, du point de vue de l'approche générale,
à L'Idéologie allemande, dans laquelle ils voient un texte
précurseur par rapport aux « théories sociologiques
contemporaines de l'Etat 3 ». Le constat est juste. Mais c'est
précisément lui qui nous pose problème. En effet de Durkheim à
Parsons, l'État est perçu « comme le produit institutionnel d'un
processus linéaire de différenciation sociale », sous l'effet du
développement de la division du travail, explique Gérard Timsit 4.
Il ajoute qu'une telle approche est présente dans L 'Origine de la
famille, la propriété privée et l'État de Engels. En fait, on la trouve
déjà dans L 'Idéologie allemande. Si elle permet de traiter l'État
comme une réalité sociale à part entière, elle rend difficilement
compte des formes spécifiques du pouvoir politique dans les
différentes périodes historiques et, en particulier, de la formidable
rupture que représente l'avènement de l'État moderne par rapport
aux formes de pouvoir des sociétés précapitalistes. Ce n'est
d'ailleurs pas un hasard si la tradition marxiste s'est appuyée sur ce
manuscrit ou sur le livre de Engels, pour tenter de produire une
théorie transhistorique et monotone de l'État de classe, indifférente
à la diversité des formes de domination politique.
La seconde caractéristique de cette approche est son
évolutionnisme. Elle va marquer non seulement la pensée
marxienne, mais tous les grands systèmes sociologiques
du XIXe siècle. Parler d 'évolutionnisme, ce n'est pas seulement
comme on le fait trop souvent souligner la présence, plus ou
moins marquée, d'une philosophie de l'histoire dans ces systèmes,
assignant un objectif et des passages obligés à l'histoire de
l'humanité. Tout aussi important est l'effet de cet évolutionnisme
sur la problématique d'analyse du social : les catégories modernes

3. Bertrand Badie et Pierre Birnbaum [1979], Sociologie de l'État, Paris,


Grasset/Pluriel, 1982, p. 23.
4. Gérard TlMSIT, « L'administration », in Traité de science politique, sous la
direction de Madeleine Grawitz et Jean Leca, Paris, PUF, 1985, t. H, p. 446.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 1 13

sont projetées sur le passé puisque ce dernier n'existe que comme


prémisse du présent. On sait que ce sera là une tendance récurrente
dans les sciences sociales. On oublie par contre souvent de
souligner que Marx est sans doute l'auteur du XIX* siècle qui a
critiqué le plus radicalement cette méthode :
« Ce que Ton appelle développement historique repose somme toute
sur le fait que la dernière forme considère les formes passées comme des
étapes menant à son propre développement, et, comme elle est rarement
capable de faire sa propre critique [...], elle les conçoit toujours sous un
aspect particulier 5. »

Dans sa version classique, l'évolutionnisme naturalise l'État,


non pas qu'il ignore que, comme institution, l'État a une histoire,
mais au sens où il fait de l'État moderne le point d'arrivée
« naturel » de l'histoire des sociétés humaines. Toutefois, il ne
suffit pas de remettre en cause cette version classique pour
échapper au problème. Ainsi Pierre Birnbaum et Bertrand Badie
distinguent construction d'un État et construction d'un Centre pour
souligner que toute dynamique de centralisation politique n'aboutit
pas à la construction d'un État. Mais, lorsque les deux auteurs
parlent de l'État français, ils traitent de son histoire comme d'un
processus totalement linéaire « de différenciation et
d'institutionnalisation ».
« D'Hugues Capet à Louis xiv, de la Révolution française à
Napoléon m et au régime gaulliste, l'État a sans cesse étendu son empire
sur la société civile. [...] Il n'existe nulle rupture entre la centralisation de
l'Ancien Régime, celle du XIXe siècle et celle de l'époque
contemporaine 6 ».

Ici, la « sociologie de l'État » qui entend respecter sa réalité


spécifique, dissout l'histoire de ses différentes figures dans une
temporalité linéaire : du Moyen Âge à nos jours, l'histoire de l'État
français se confond avec celle du déploiement, dans un espace
social demeurant homogène, d'une forme sociale déjà constituée
de façon embryonnaire.
Une approche de l'histoire de l'État en termes de
différenciation/spécialisation débouche quasi inévitablement sur
l'illusion téléologique dénoncée par Marx qui ne se contente pas
d'historiciser un rapport social pour le dénaturaliser. Sa méthode

5. Karl Marx, « Introduction à la Critique de l'économie politique », in


Contribution à la Critique de l'économie politique [1859], Paris, Éditions
Sociales, 1957, p. 170.
6. Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de VÉtat, op. cit., p. 173
et 182.
114 Antoine ARTOUS

est celle de « la spécification historique » ; selon la formule de


Karl Korsch :
« [//] conçoit en effet dans leur singularité historique toutes les
institutions et tous les rapports existant au sein de la société bourgeoise. Il
s'érige en critique des catégories chères aux théoriciens bourgeois où ce
caractère spécifique se trouve effacé 7. »

Sous cet angle d'ailleurs, même si la remarque peut sembler


paradoxale, il se trouve proche de Max Weber dont la sociologie a
pour objet de penser l'originalité de l'histoire de l'Occident, y
compris dans les catégories d'analyse mises en uvre.

L 'Etat moderne comme État représentatif

Une autre lecture de Marx est donc possible 8. Elle vise à mettre
en évidence une méthode qui est celle de la spécification historique
et qui permet de rendre compte de la nouveauté radicale que
représente l'apparition de l'État moderne. Sans ignorer les
discontinuités de problématiques, elle met en rapport les textes de
jeunesse tout entiers contrés sur l'analyse des spécificités de
l'État moderne et ceux de la période du Capital. En effet ces
derniers, s'ils ne traitent pas de cet État, marquent très clairement
la différence dans la structuration du social lui-même entre le
capitalisme et les sociétés précapitalistes et donnent des indications
pertinentes sur les particularités des formes de pouvoirs politiques
de celles-ci.
Les écrits de jeunesse ne sont pas en général pris en compte par
la sociologie politique contemporaine. Il est vrai que le jeune Marx
ne fait pas de l'État moderne le simple produit d'un processus
linéaire de différenciation sociale. Au contraire, il souligne la
rupture de cet État d'avec les formes passées de pouvoir politique
et la réorganisation radicale du corps social auquel elle s'articule.
Au-delà des problèmes posés par sa théorie de l'aliénation et
l'anthropologie philosophique (l'homme générique) à laquelle elle
renvoie, Marx repère les caractéristiques essentielles du procès à
travers lequel la société se réorganise dans ses fondements pour
donner jour à deux niveaux de pratiques sociales historiquement
inédites. Non seulement l'économie n'est plus « encastrée dans le

7. Karl KORSCH, Karl Marx [1938], Paris, Éditions Champs libre, 1971, p. 37.
8. Sur les deux lectures de Marx et les difficultés ou apories de ce dernier
comme de la tradition marxiste à produire une théorie de l'État moderne, nous
renvoyons à notre travail : Marx, l'État et la politique, Paris, Éditions
Syllepse, 1999.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 115

social », selon la formule célèbre de Karl Polanyi 9, mais l'État se


sépare d'avec la société civile bourgeoise, pour, cette fois,
reprendre une formule du jeune Marx. U s'agit pour lui de
souligner une différence d'avec l'Ancien Régime dans lequel, la
« société avait directement un caractère politique » : les rapports de
l'individu à l'État étaient médiatisés par son appartenance à un
groupement sociopolitique, seigneuries, ordres, corporations,
etc. ' . L'État n'était pas « séparé » de la société civile, ou, si l'on
préfère, il était « encastré » aux formes de pouvoir sociopolitique
qui structuraient cette dernière.
C'est dans sa Critique du droit politique hégélien, un manuscrit
mal connu, comme le souligne Miguel Abensour H, que l'analyse
de Marx est la plus systématique n. Pour lui, l'abstraction
politique charpente l'État moderne : les individus y sont saisis à
travers une forme abstraite, l'égalité politico-juridique, et non plus
selon la place qu'ils occupent dans une hiérarchie sociale définie
par des statuts sociopolitiques. À partir de là, il esquisse une
théorie de l'État moderne comme État représentatif. Au sens où,
comme l'écrit Pierre Rosanvallon, cet État « beaucoup plus qu'un
mode d'organisation de la complexité, incarne un rapport de la
société avec sa propre représentation qui n'aura plein effet qu'avec
l'affirmation de l'idéal démocratique 13 ». Ce que, très souvent,
enfermée dans sa vision de l'État comme produit d'un simple
processus de différenciation généré, justement, par la complexité
(développement de la division du travail), la sociologie politique a
du mal à traiter. Ce mouvement d'abstraction qui caractérise la
politique moderne, est à prendre aux deux sens du terme : l'État se
sépare (s'abstrait) de la société civile et produit l'abstraction du
citoyen. L'imaginaire (mais non irréelle) communauté politique
qui se met alors en place celle disant l'égalité et la liberté des
individus hors de tout présupposé relationnel , est non pas
d'abord le produit d'une conscience (individuelle ou collective),
mais l'effet du mouvement objectif par lequel la société s'organise
politiquement.
Marx développe alors une double approche de l'État moderne.

9. Karl Polanyi, La Grande Transformation [1944], Paris, Gallimard, 1988.


10. Karl Marx La Question juive [1844], Paris, Gallimard, coll. « La
Pléiade », t m, 1982, p. 370.
11. Miguel Abensour, La démocratie contre l'État, Paris, PUF, 1997.
12. Karl Marx. Critique du droit politique hégélien [1843, 1" éd.
posthume 1927], Paris, Éditions sociales, 1975.
13. Pierre Rosanvallon, L'État en France, Paris, Seuil, 1990, p. 25.
116 Antoine ARTOUS

En premier lieu il analyse la représentation comme forme


d'organisation politique de la société civile bourgeoise car « la
représentation est un produit bien spécifique de la société moderne,
dont on ne peut pas la séparer, pas plus qu'on ne peut en dissocier
l'individu moderne », pour citer L Idéologie allemande ce qui
montre que ce manuscrit n'est pas tout entier placé sous le
paradigme de la différenciation . Alors que dans l'Ancien
Régime, la représentation concerne toujours des ensembles
sociopolitiques (ordres, états, propriétés, etc.).
En second lieu, Marx analyse la bureaucratie qu'il présente
comme l'autre face de l'État représentatif auquel l'accès ne se fait
pas à travers l'élection mais grâce à l'examen, car il s'agit d'une
« hiérarchie de savoir ». La bureaucratie comme « hiérarchie de
savoir » est l'autre face de la citoyenneté démocratique. Son accès
est seulement affaire de compétence : elle est ouverte à tous grâce
à l'examen. Alors que la bureaucratie de l'État absolutiste n'est pas
une « hiérarchie de savoir » puisque ses membres, par origine ou
effet de la fonction, appartiennent à un ordre (la noblesse) de la
société. C'est une « bureaucratie » (en toute rigueur, le mot n'est
cependant pas adéquat) d'abord structurée sur la base d'un statut
sociopolitique. Les fonctionnaires, au sens moderne, n'existent pas
dans l'État absolutiste français, sauf de. façon tardive et marginale ;
ainsi les ingénieurs des Ponts et Chaussées 15.

La bureaucratie comme « hiérarchie de savoir »

Au-delà des spécificités liées à l'histoire de chaque État


national, ces deux dimensions sont des caractéristiques
structurelles de l'État moderne que Marx met à jour à travers la
critique de Hegel qui produit à l'époque la théorie la plus cohérente
de cet État et de ses tendances d'évolution. Ainsi l'objet visé par
l'analyse de la bureaucratie comme « hiérarchie de savoir » est le
même que celui traité par Max Weber avec sa théorie de « l'État
bureaucratique rationnel qui repose sur le fonctionnariat expert et
sur le droit rationnel. [...] L'administration bureaucratique signifie
la domination en vertu du savoir ». D'autant que le sociologue
allemand met en parallèle deux procès historiques : celui de la
séparation des producteurs d'avec les moyens de production,
caractéristique de l'entreprise capitaliste, et celui de la construction

14. Karl Marx, L'Idéologie allemande [1845, Péd. posthume 1932], Paris,
Gallimard, coll. « La Pléiade », t. III, 1982, p. 370.
15. Pierre Rosanvallon, L'État en France, op. cit.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 1 17

de l'État moderne par l'expropriation des « puissances privées qui,


à côté [du prince] détiennent un pouvoir administratif1 ».
Mouvement qui, dans les deux cas, génère une « administration
bureaucratique » et une domination de même nature.
Or, dans Le Capital, Marx souligne également l'émergence
d'une nouvelle forme de domination (le despotisme d'usine) issue
d'une division du travail, historiquement inédite, que l'entreprise
capitaliste instaure au sein même du procès de travail. Non
seulement les producteurs sont séparés des moyens de production,
mais c'est le capital qui cristallise l'intelligence de ce procès. « Les
puissances de la production [se] transforment en pouvoir du capital
sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la
science prodigieuse [...] qui constitue la puissance du Maître n. »
Bref, dans le procès immédiat de production, la domination du
capital sur le producteur « signifie la domination en vertu du
savoir », la hiérarchie sociale instaurée par l'usine capitaliste est
une « hiérarchie de savoir » et non une hiérarchie légitimée par des
statuts sociopolitiques ni purement socio-économiques ou
juridiques. Étant entendu que cette « hiérarchie de savoir » génère
ses propres formes de domination symbolique : celles, justement,
qui lui permettent de se présenter comme porteuse de l'intelligence
nécessaire à la mise en uvre du procès de production ou au
fonctionnement d'une société devenue complexe.
Reste que dans ses écrits de la période du Capital, Marx ne
reprend pas la catégorie de « hiérarchie de savoir » pour la mettre
en relation avec ses analyses sur le despotisme d'usine et produire
ainsi, à la façon de Max Weber, une caractérisation cohérente de
l'appareil d'État capitaliste dans ses différences avec celui de l'État
absolutiste.
Du point de vue de l'analyse de la bureaucratie moderne comme
phénomène historiquement nouveau dans l'histoire des sociétés,
non seulement la sociologie politique n'a guère avancé depuis Max
Weber, mais le mordant et la rigueur de son approche ont tendance
à être émoussés. Pour ce qui nous intéresse ici, il faut souligner que
Max Weber met clairement l'accent sur le lien entre l'apparition de
la bureaucratie et celle d'une nouvelle forme d'organisation

16. Max Weber, Histoire économique [1923], Paris, Gallimard, 1991, p. 357
et 229 ; Le Savant et le politique [1919], Paris, UGE, 1963, coll. « 10-18 »,
p. 107.
17. Karl Marx, Le Capital [1867], Paris, Gallimard, 1963, coll. « La
Pléiade », 1. 1, p. 97.
118 Antoine ARTOUS

politique de la société (rupture avec une société organisée selon les


ordres, états, etc.). En conséquence, la différence entre la structure
de l'appareil d'État de l'Ancien Régime et celle de l'État moderne
est clairement spécifiée : « L'État contemporain et cela est
important sur le plan des concepts a donc entièrement réussi à
« couper » la direction administrative, les travailleurs de
l'administration des moyens de gestion 18. » Par contre, de
nombreux auteurs contemporains ignorent cette rupture. Ainsi,
illustration classique des conséquences évolutionnistes d'une
approche de l'État en termes de simple différenciation, Bertrand
Badie et Pierre Birnbaum se contentent d'écrire : « À l'époque de
la monarchie absolue, la bureaucratie ne s'est pas encore
totalement différenciée de la société civile 19 »

La citoyenneté comme forme sociale

Toutefois, Max Weber fait silence sur ce qu'est pour le jeune


Marx l'autre face de l'État moderne : la constitution des individus
en sujets politico-juridiques les spécifiant comme libres et égaux. U
ne répond pas, même sous forme d'esquisse, à une question à la
fois simple et décisive : pourquoi la figure de la citoyenneté est-
elle, sous une forme ou une autre, structurellement liée à celle de la
politique moderne et à l'érection de l'État comme État
représentatif? Et ce silence persiste dans la sociologie politique
contemporaine. Ainsi le lecteur des textes de Pierre Bourdieu (nous
le retrouverons) ou de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum ignorera
que cet État fonctionne à l'égalité et à la citoyenneté. En revanche,
Pierre Rosanvallon traite systématiquement de la question en
montrant comment, au-delà de ses formes d'émergence spécifiques
à chaque pays, la constitution du sujet politico-juridique moderne
et de la représentation politique est un élément clé de la
structuration de l'État, en lien avec une réorganisation globale de la
vision du rapport social20. Reste que l'auteur, qui tente ainsi de
construire une archéologie des formes politico-idéologiques
accompagnant l'émergence de l'État moderne, ne se réclame pas
particulièrement de la sociologie politique.
Dans son acception la plus simple, parler de sociologie de l'État
signifie qu'il s'agit de rendre compte de l'État comme « objet »

18. Max Weber, Le savant et le politique, op. cit., p. 107.


19. Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l'État, op. cit., p. 107.
20. Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen Histoire du suffrage universel
en France, Paris, Gallimard, 1992.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 119

social, rapport social spécifique. Pour la majorité des courants de la


sociologie politique, tout se passe comme si la citoyenneté, la
représentation politique, la forme politico-juridique ne relevaient
pas d'une approche « sociologique ». Somme toute, ces catégories
n'ont pas, à la façon de la bureaucratie, l'épaisseur d'une forme
sociale, elles sont perçues comme de simples représentations
idéelles relevant d'un autre niveau d'analyse : analyse des
représentations juridiques, des représentations culturelles, etc. En
l'élargissant aux catégories politiques, on pourrait ici reprendre les
critiques adressées par Evgeney B. Pasukanis à la tradition
marxiste dominante. Il lui reprochait d'être incapable de traiter les
catégories juridiques modernes comme des « catégories
conceptuelles objectives » correspondant à des rapports sociaux
objectifs, à la façon dont Marx traite des catégories de l'économie
politique. Alors que « la victoire du principe de la subjectivité
juridique n'est pas tellement et seulement un processus idéologique
(c'est-à-dire un processus appartenant à l'histoire des idées, des
représentations, etc.), mais plutôt un processus réel de
transformation juridique des relations humaines 21 ». Il en va de
même pour la citoyenneté.
Nous ne pouvons guère ici aller plus loin que ces remarques qui
mettent enjeu une certaine lecture de la théorie du fétichisme de la
marchandise chez Marx et de la théorie du fétichisme juridique
avec laquelle Pasukanis a tenté de la compléter. Disons simplement
que le renvoi aux rapports marchands pour rendre compte de la
forme politico-juridique n'est pas signe « d'économisme » car pour
Marx le marché dans le capitalisme caractérisé par la
généralisation des rapports marchands est un cadre de
socialisation des individus. La théorie du fétichisme ne traite pas
seulement des problèmes dits économiques, mais, pour reprendre
une formule de l'auteur du Capital, des « relations déterminées
dans lesquelles [les individus] entrent en relation dans le procès de
production de leur vie sociale n ». Ce faisant, ainsi que le souligne
Jean-Marie Vincent, Marx se trouve « plus proche du
« matérialisme » des relations sociales souhaité par Weber que de
l'économisme qui le guette parfois B ».

21. Evgeny B. Pasukanis, La Théorie générale du droit et le marxisme


[1924], Paris, EDI, 1970, p. 70 et 64.
22. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, op. cit.,
p. 27.
23. Jean-Marie Vincent, « Max Weber et la constellation du matérialisme
historique », Actuel Marx, n° 1 1, premier semestre 1992.
120 Antoine ARTOUS

L 'Etat comme rapport de souveraineté et de dépendance

Nous avons ainsi mis en rapport le double caractère de l'État


représentatif modeme souligné dans la Critique du droit politique
hégélien, avec deux dimensions essentielles du social elles aussi
inédites historiquement générées par la particularité des
rapports de production capitalistes, tels que Marx les analyse dans
Le Capital. D'un côté, les rapports marchands généralisés
spécifient les individus comme des individus libres et égaux, de
l'autre s'instaure une division du travail au sein du procès de
production lui-même par laquelle le producteur direct perd son
autonomie au profit d'un pouvoir hiérarchique dans lequel se
cristallise l'intelligence de ce procès. L'homologie entre ce double
caractère et ces deux dimensions du social est manifeste. Toutefois
Marx n'opère pas ce rapprochement pour reformuler sa théorie de
l'État moderne comme Etat représentatif sur des bases nouvelles.
L'histoire serait trop simple s'il s'agissait seulement d'un
problème de reformulation. Il s'agit pour nous de souligner que
cette mise en relation directe d'une forme de pouvoir politique et
d'un rapport de production, tous deux saisis dans leurs
particularités, est une indication fournie dans le seul passage du
Capital contenant une définition générale de l'État :
« C'est toujours dans le rapport immédiat de production entre le
propriétaire des moyens de production et le producteur direct [...] qu'il
faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout
l'édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le
rapport de souveraineté et de dépendance, bref la fonne spécifique que
revêt l'État à une période donnée . »

Les formules peuvent sembler d'un économisme exacerbé. Or


ce passage ne renvoie pas à l'économique entendu comme activité
de production de biens et de services, mais à un rapport social qui a
une double dimension : un rapport d'exploitation et un rapport de
souveraineté et de dépendance. Le second que classiquement la
tradition marxiste caractérise de superstructure est toujours
constitutif du premier. Y compris sous le capitalisme dans lequel le
rapport économique se dégage comme « infrastructure ». Parler de
rapports de production, ce n'est pas renvoyer d'abord aux
conditions de production et reproduction matérielles de la vie, mais
à celles des rapports sociaux dans lesquels sont inscrits les
individus. Marx ne cesse de le répéter :

24. Karl Marx, Le Capital, 111. 3 [1864-1875, 1" éd. posthume 1894], Paris,
Éditions sociales, 1962, p. 172.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 121
« Le processus de valorisation du capital a pour résultat principal de
produire des capitalistes et des salariés. C'est ce que l'économie simpliste,
qui n'a de regard que pour les choses produites, oublie complètement 25. »

Deuxième intérêt du passage cité plus haut : la mise en uvre,


du point de vue des catégories d'analyse, de ce que nous avons
appelé la méthode de la spécification historique. En effet, l'État, au
sens général de pouvoir politique, n'est pas défini comme une
essence préconstituée qui n'aurait plus qu'à se déployer dans
l'histoire, mais comme un rapport de souveraineté et de
dépendance à travers lequel se structurent les relations entre la
« classe » dominante et la « classe » exploitée (la catégorie de
classe ne nous semble pas adéquate pour l'analyse des formes
précapitalistes). Il ne s'agit donc pas, à la façon d'Engels dans
L 'Origine de la famille, de la propriété privée et de l 'État, de
repérer une institution dotée de certains attributs (un territoire, un
système d'impôt, une force publique distincte de la population,
etc.), ou, version plus moderne, de rechercher l'institution ou le
sous-système social remplissant les fonctions de l'État. U s'agit de
travailler sur un rapport qui peut ne pas se cristalliser dans une
institution et dont les deux termes ne sont pas des essences
préconstituées.
Dans le chapitre du livre III du Capital portant sur la genèse de
la rente foncière capitaliste, dont est extraite la citation sur l'État
donnée plus haut, Marx souligne une caractéristique générale du
rapport d'exploitation des formes précapitalistes de production.
Comme le producteur direct n'est pas séparé des moyens de
production donc de ses conditions de reproduction , « il faut
des raisons extra-économiques [...] pour l'obliger à effectuer du
travail pour le compte du propriétaire foncier en titre. [...] Le
rapport de propriété doit fatalement se manifester comme un
rapport de maître à serviteur ». Ce qui veut dire que les rapports de
propriété sont toujours imbriqués avec des rapports de
souveraineté.
Marx, par exemple, parle de « la constitution féodale du sol »
ainsi définie : « aux temps féodaux, la direction de la guerre et
l'administration de la justice étaient les attributs de la propriété
foncière *. »- On voit que les dites « superstructures » politico-

25. Karl Marx, Grundrisse [1857-1858, lnéd. posthume 1939], Paris,


Gallimard, 1968, coll. « La Pléiade », L H, p. 357.
26. Karl Marx, Le Capital [1867], Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade». 1963,
L I, p. 872.
122 Antoine ARTOUS

juridiques sont un élément clé de définition d'un mode de


production précapitaliste. C'est explicitement avec cette approche
que Perry Anderson analyse le féodalisme comme forme
spécifique de rapport de souveraineté et de dépendance en
critiquant la tradition marxiste dominante qui, s'en tenant à la seule
« infrastructure », n'a pu avoir qu'une vision extensive du
féodalisme 27.
Avec l'avènement du capitalisme, la façon dont est structuré
« tout l'édifice social » se transforme. Pour ce qui nous concerne
ici, l'élément déterminant est la « désimbrication » du rapport de
propriété d'avec le rapport de souveraineté. Ou, pour le dire avec
des catégories modernes, la séparation du pouvoir économique
où se structure un rapport de dépendance spécifique que Marx
appelle despotisme d'usine d'avec le pouvoir politique : le
rapport de souveraineté se cristallise dans une institution
particulière, l'État, au sens moderne du terme (ce qui ne veut pas
dire que cet État ne joue pas un rôle décisif dans la structuration
des rapports sociaux, en l'occurrence du rapport salarial).
Toutefois, dans le passage du Capital cité, Marx ne traite que des
formes précapitalistes sans rendre compte de cette rupture
introduite par le mode de production capitaliste.

« L 'ordre logique prime l'ordre historique »

Cette mise en relation directe de la forme du pouvoir politique


avec celle des rapports de production s'oppose à une méthode
historico-génétique d'analyse de l'État que l'on retrouve chez
Engels visant à rendre compte de ses caractéristiques (sa
structure) par l'analyse de sa genèse historique. Alors que pour
Marx, « l'ordre logique prime l'ordre historique », selon une
formule de Daniel Ben said 28. À l'oublier, on a du mal à éviter une
approche évolutionniste projetant sur le passé des catégories
modernes. L'approche génétique de l'État moderne est récurrente
dans la sociologie politique : elle découle directement de l'analyse
de l'État en termes de différenciation. Pierre Bourdieu ne l'évite
pas lorsqu'il propose de déconstruire la naturalité de l'État comme
institution sociale par « la reconstruction de [sa] genèse ».
Proposant un « modèle d'émergence de l'État », il fait remarquer
que la plupart des « modèles de la genèse de l'État » ont privilégié

27. Perry Anderson, Les passages de l'Antiquité au féodalisme [1974], Paris,


Maspero, 1977 ; L'État absolutiste [1976], Paris, Maspero, 1978, deux tomes.
28. Daniel BensaïD, Marx l'intempestif, Paris, Fayard, 1995, p. 40.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'État 123

l'étude de la « concentration du capital de force physique » au


détriment de celle portant sur « un capital symbolique de
reconnaissance, de légitimité v ». Ainsi Norbert Elias ou Max
Weber.
Nous ne croyons pas que l'intérêt de l'approche de Max Weber
soit de proposer une analyse génétique de l'Etat moderne, qui, par
ailleurs, serait incomplète. Au contraire, nous l'avons souligné, la
définition de cet État qu'il propose tait clairement apparaître ses
différences structurelles d'avec les États précapitalistes. Y compris
avec l'État absolutiste caractérisé par la « patrimonialisation des
rapports de souveraineté » dans lesquels l'individu détenant une
charge officielle est « en possession des moyens d'administration,
tout comme l'artisan est en possession des moyens de production
économiques ».
En revanche, Max Weber ne montre jamais comment le
processus historique voyant « la victoire de la puissance princière
et l'expropriation des droits de souveraineté particularistes [...]
appropriées dans le cadre de corps [Stânde] » génère, par son
propre mouvement, une bureaucratie moderne, au sens où il la
définit lui-même. La multiplication de catégories intermédiaires,
comme celle de « bureaucratie patrimoniale », est l'indice de cette
difficulté30.
L'intérêt des analyses de Norbert Elias est, en quelque sorte,
inverse 31. « Sur le plan des concepts », pour reprendre la formule
de Max Weber, sa délimitation entre l'État de l'Ancien Régime et
l'État moderne est moins nette. D'où une vision parfois linéaire du
processus de passage de l'un à l'autre. Par contre ses analyses
montrent que le procès de « monopolisation » du pouvoir,
caractéristique de « la dynamique de l'Occident » et de
l'émergence de l'État, renvoie à la dynamique particulière du
système sociopolitique issu de la féodalité dont l'auteur marque
bien la différence avec la logique du capitalisme. En effet, le
procès de construction de l'Etat féodal est présenté comme le
produit d'une lutte concurrentielle entre seigneurs féodaux visant à
une situation d'hégémonie par l'accumulation territoriale de
domaines. Même si « la société de cour » apparaît comme un

29. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 107, 109, 113.
30. Max Weber, Essais de sociologie des religions I [1915], Die, Éditions
A. Die, 1992, p. 62 et 63.
31. Norbert ELIAS, La dynamique de l'Occident [1939], Paris, Presse
Pocket, 1990 ; La Société de cour [1969], Paris, Flammarion, 1985, coll.
« Champs ».
124 Antoine ARTOUS

dispositif central dans le « processus de civilisation », l'État


absolutiste est compris comme un redéploiement de la domination
féodale classique.
C'est avec une approche analogue que Perry Anderson analyse
la dynamique de l'Etat féodal en renvoyant à la logique propre du
rapport de souveraineté et de dépendance spécifique dont il est
l'expression. Il suffit de constater comment la confrontation avec
son étude est permanente dans la sociologie politique
contemporaine travaillant sur l'émergence de l'État moderne pour
supposer que la méthode consistant à renvoyer à la logique
particulière d'un rapport de production (en l'occurrence celui issu
du féodalisme) a quelque pertinence. En fait, ce détour par les
rapports de production permet tout à la fois de rendre compte de
l'histoire de la construction de l'État absolutiste et de marquer ses
différences avec l'État moderne. Alors que nombre d'auteurs, qui
le récusent au nom de la lutte contre « l'économisme », ne font ni
l'un ni l'autre.
Ainsi, dans un article récent, Pierre Bourdieu entend ne pas s'en
tenir à une vision linéaire d'émergence de l'État modeme à travers
l'État absolutiste. Il souligne la coexistence en son sein de « deux
modes de reproduction mutuellement exclusifs, le mode de
reproduction bureaucratique, lié notamment au système scolaire,
donc à la compétence et au mérite, tendant à saper le mode de
reproduction dynastique [...] fondé sur l'hérédité et l'idéologie du
sang et de la naissance ». Pour ce faire, il doit parler « d'apparition
d'un corps de fonctionnaires » pour désigner la noblesse de robe
dont le mouvement de constitution chasse l'ancienne noblesse, la
noblesse de sang32. Outre que l'opposition ainsi décrite entre
noblesse de sang et de robe est largement discutable du point de
vue historique, nous avons suffisamment souligné que la noblesse
de robe n'est en rien un « corps de fonctionnaires », pour ne pas y
revenir. On peut certes souligner certaines contradictions à l'uvre
dans l'État absolutiste. Mais, sauf à projeter sur la noblesse de robe
les caractéristiques de la bureaucratie moderne, il est difficile de
repérer la présence en son sein d'un mode de reproduction
bureaucratique dont la dynamique permettrait de rendre compte de
l'érection de l'État moderne.

32. Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d'État », Actes de la


recherche en sciences sociales, n° 1 18, juin 1997.
Marx, l'État moderne et la sociologie de l'Etat 125

Pour un matérialisme des relations sociales

La prise en compte de ces différences entre l'État absolutiste et


l'État modeme est décisive pour traiter des formes de légitimation
de ce dernier. Se contenter d'ajouter « aux modèles de la genèse de
l'État » l'analyse de « la concentration symbolique de
reconnaissance » comme le propose Pierre Bourdieu ne permet pas
de résoudre le problème. Ainsi, explique-t-il :
« avec la concentration aux mains du roi du pouvoir d'anoblir,
l'honneur statutaire, fondé sur la reconnaissance des pairs et des roturiers,
cède peut peu à peu aux honneurs attribués par l'État [...]. On passe d'un
capital symbolique diffus, fondé sur la seule reconnaissance collective, à
un capital symbolique objectivé, codifié, délégué et garanti par l'État,
bureaucratisé33. »

Le constat, qui souligne ici une différence entre la féodalité


classique et l'Etat absolutiste, vaut d'ailleurs pour toutes les
sociétés connaissant un État « différencié ». Reste que passer,
comme le fait l'auteur, de la description de la concentration de plus
en plus forte du « capital symbolique » par le roi à celui qui est mis
en uvre par le président de la République lorsqu'il opère une
nomination relève d'une vision très linéaire et ne nous apprend pas
grand-chose sur les formes de légitimation de la monarchie absolue
ou de l'État moderne. D'autant que, comme nous l'avons déjà
souligné, aucun de ses textes ne traite du sujet politico-juridique
moderne et de la citoyenneté.
Ces questions sont pourtant difficilement contournables pour
qui travaille sur l'histoire de l'État moderne.
«À la fin du xvineet au début du XIXe siècle, un changement
fondamental se produisit par l'abandon d'une société fondée sur une
hiérarchie de statuts juridiques voire d'incapacités juridiques. Cette
époque vit une évolution fondamentale vers l'égalité ou une tendance à
l'égalité dans les capacités juridiques », écrit Gérard Stourzh. « Une
société fondée sur le principe de l'égalité juridique c'est-à-dire fondée
sur le principe de « l'égalité des droits » est radicalement différente
d'une société fondée sur des droits statutaires hiérarchisés ou des
incapacités statutaires M. »

Reste à rendre compte de cette rupture. Selon Pierre Bourdieu,


explique Loïc J.-D. Wacquant :

33. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 121.


34. Gérard STOURZH, « L'État moderne : l'égalité des droits. L'égalisation des
statuts individuels et la percée de l'État libéral moderne », in L'individu dans la
théorie politique et dans la pratique, sous la direction de Janet Coleman, Paris,
PUF, 1996, p. 376.
126 Antoine ARTOUS

« une société différenciée ne forme pas une totalité d'une seule pièce
intégrée par des fonctions systémiques, [. . . ] mais consiste en un ensemble
de sphères de jeu relativement autonomes qui ne sauraient être ramenées à
une logique sociétale unique 35. »

Où l'on retrouve le paradigme de la différenciation. Pour notre


part, nous croyons que ces sphères, effectivement relativement
autonomes, sont régies par une « logique sociétale », sinon unique,
du moins dominante. Non, même en « dernière instance », par
l'économique comme donnée transhistorique, mais, pour ce qui
concerne le mode de production capitaliste, par le procès de
valorisation issu de la généralisation des rapports marchands.
La question des formes de légitimation de l'État moderne en est
le meilleur exemple. On ne peut en traiter, dans leurs différences
d'avec le passé, sans renvoyer à la réorganisation de l'ensemble du
corps social avec lequel s'articule cet État. C'est-à-dire sans traiter,
pour citer à nouveau Marx, des « relations déterminées dans
lesquelles [les individus] entrent en relation dans le procès de
production de leur vie sociale ». Cette absence de prise en compte
de la forme juridico-politique moderne est d'autant plus frappante
chez Pierre Bourdieu, qu'il a la volonté « d'échapper à l'alternative
ruineuse entre le « matériel » et le « spirituel » ou « l'idéel * ». En
effet l'avènement du principe de l'égalité juridique, ne relève pas
seulement de l'histoire des idées : l'égalité, comme forme
juridique, et plus généralement, la citoyenneté sont des rapports
sociaux.
« Dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais
oublier [...] que le sujet, ici la société modeme bourgeoise, est donné
aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment
donc des formes d'existence » de cette société, expliquait déjà Marx 37.

Se joue en fait ici ce matérialisme des relations sociales dont


nous avons parlé plus haut.

35. Pierre BOURDIEU avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses, Paris, Seuil,


1992, p. 24.
36. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, coll.
« Liber », p. 9.
37. Karl MARX, « Introduction à la Critique de l'économie politique », op.
cit., p. 179.

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