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Textes Oral Bac PG 2.0

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Exemplier œuvres et textes : Première générale (Professeur Anthony Claye-Mansart)

Oral de Français du Baccalauréat session 2024

Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle : Théâtre et stratagèmes

1) Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, I,2, 1737

2) Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, I,14, 1737

3) Marivaux Piere Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, II,13, 1737

4) Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les jeux de l’amour et du hasard, I,1, 1730

La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle : l’émancipation créatrice

5) Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « Le Forgeron », 1870

6) Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « Le Dormeur du Val », 1870

7) Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « La Vénus anadyomène » 1870

8) Baudelaire Charles, Les fleurs du Mal, « Une Charogne », 1857

La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle : écrire et combattre pour l’égalité

9) De Gouges Olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne, « Epitre


dédicatoire », à la Reine, 1791

10) De Gouges olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la


Citoyenne, « Exhortation aux hommes », 1791

11) De Gouges Olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne,


« Postambule », 1791

12) Condorcet Nicolas (de), Sur l’Admission des femmes au droit de cité, 3 juillet 1790

Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle : personnages en marge, plaisir du romanesque

13) Prévost Antoine François dit l'Abbé, Mémoires et aventures d'un homme de qualité
qui s'est retiré du monde, TOME VII, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon
Lescaut, passage dit de « La Rencontre », 1731
14) Prévost Antoine François dit l'Abbé, Mémoires et aventures d'un homme de qualité
qui s'est retiré du monde, TOME VII, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon
Lescaut, passage dit de « L'évasion de Saint-Lazare », 1731

15) Prévost Antoine François dit l'Abbé, Mémoires et aventures d'un homme de qualité
qui s'est retiré du monde, TOME VII, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon
Lescaut, passage dit de « La Mort de Manon », 1731

16) La Fayette Marie Madeleine (de), La Princesse de Clèves, Passage dit de « La Scène
du bal », 1678
Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, I,2, 1737

DORANTE. Ah ! Te voilà ?

DUBOIS. Oui, je vous guettais.

DORANTE. J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et
qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas
encore venu ?

DUBOIS. Non : mais voici l'heure à peu près qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et
regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici
ne sachent pas que je vous connaisse.

DORANTE. Je ne vois personne.

DUBOIS. Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent ?

DORANTE. Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité


d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait
point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui : il la prévint hier ; il m'a dit que je me
rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était
pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui
confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraît extravagant, à moi qui m'y prête. Je
n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois ; tu m'as servi, je n'ai pu te
garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit
de faire ma fortune ! En vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive.

DUBOIS. Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m'avez
toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime ; et si j'avais bien de
l'argent, il serait encore à votre service.

DORANTE. Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la
tienne ; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'être renvoyé demain.

DUBOIS. Eh bien, vous vous en retournerez.


DORANTE. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu'il y a de
mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera
quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien ?

DUBOIS. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que je vous
considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur
que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est
infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans
l'appartement de Madame.

DORANTE. Quelle chimère !

DUBOIS. Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont
sous la remise.

DORANTE. Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

DUBOIS. Ah ! Vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE. Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS. Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si
honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en
épousant ; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?

DORANTE. Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble !

DUBOIS. Oh ! Vous m'impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! Un peu de confiance ;
vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus
de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je
sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable
qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous
êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour
parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être
Monsieur Remy ; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. À
propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le
reste.
Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, I,14, 1737

ARAMINTE.

Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant
Dorante ? D'où vient cette attention à le regarder ?

DUBOIS.

Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que
je lui demande mon congé.

ARAMINTE, surprise.

Quoi ! Seulement pour avoir vu Dorante ici ?

DUBOIS.

Savez-vous à qui vous avez affaire ?

ARAMINTE.

Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur.

DUBOIS.

Eh ! Par quel tour d'adresse est-il connu de Madame ?

Comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici ?

ARAMINTE.

C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant.

DUBOIS.

Lui, votre intendant ! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie : hélas ! Le bon homme, il ne
sait pas qui il vous donne ; c'est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE.

Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?

DUBOIS.
Si je le connais, Madame ! Si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi.
N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?

ARAMINTE.

Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que
tu saches ? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ?

DUBOIS.

Lui ! Il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d'honneur à
lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! C'est une probité merveilleuse ; il
n'a peut-être pas son pareil.

ARAMINTE.

Eh ! De quoi peut-il donc être question ? D'où vient que tu m'alarmes ? En vérité, j'en suis
toute émue.

DUBOIS.

Son défaut, c'est là. Il se touche le front. C'est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE.

À la tête ?

DUBOIS.

Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE.

Dorante ! Il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS.

Quelle preuve ? Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravague d'amour,
qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car j'étais à
lui, je le servais ; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller
encore, ôtez cela, c'est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant.

Oh bien ! Il fera ce qu'il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d'un esprit
renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine ; car les
hommes ont des fantaisies...

DUBOIS.

Ah ! Vous m'excuserez ; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste ! Sa folie est
de bon goût.

ARAMINTE.

N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS.

J'ai l'honneur de la voir tous les jours ; c'est vous, Madame.

ARAMINTE.

Moi, dis-tu ?

DUBOIS.

Il vous adore ; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de
vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu'il a l'air enchanté, quand il vous parle.

ARAMINTE.

Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh ! Juste ciel ! Le pauvre
garçon, de quoi s'avise-t-il ?

DUBOIS.

Vous ne croiriez pas jusqu'où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien
fait, d'une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n'est pas riche ; et vous
saurez qu'il n'a tenu qu'à lui d'épouser des femmes qui l'étaient, et de fort aimables, ma foi, qui
offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu'on la leur fît à elles-mêmes : il y en a
une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l'ai
rencontrée.
ARAMINTE, avec négligence.

Actuellement ?

DUBOIS.

Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen ;
Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti.
Ce qu'il disait quelquefois la larme à l'œil ; car il sent bien son tort.

ARAMINTE.

Cela est fâcheux ; mais où m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois ?

DUBOIS.

Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l'Opéra, qu'il perdit la raison ; c'était un
vendredi, je m'en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me
raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui
était comme extasié ; il ne remuait plus.

ARAMINTE.

Quelle aventure !

DUBOIS.

J'eus beau lui crier : Monsieur ! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. À la fin,
pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la
maison. J'espérais que cela se passerait, car je l'aimais : c'est le meilleur maître ! Point du tout,
il n'y avait plus de ressource : ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous
aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous,
que vous aimer ; moi, d'épier depuis le matin jusqu'au soir où vous alliez.

ARAMINTE.

Tu m'étonnes à un point !...

DUBOIS.
Je me fis même ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait,
et à qui je payais bouteille. C'est à la Comédie qu'on va, me disait-il ; et je courais faire mon
rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C'est chez Madame celle-
ci, c'est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne
vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux
morfondus et gelés ; car c'était dans l'hiver ; lui, ne s'en souciant guère ; moi, jurant par-ci par-
là pour me soulager.

ARAMINTE.

Est-il possible ?

DUBOIS.

Oui, Madame. À la fin, ce train de vie m'ennuya ; ma santé s'altérait, la sienne aussi. Je lui fis
accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas,
deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s'attrister de votre absence. Au
retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est ; moi, je ne le voulus point, et je le
quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve
parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur.

ARAMINTE.

Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me
réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité ; ce n'est pas que je sois fâchée, car je suis
bien au-dessus de cela.

DUBOIS.

Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achève.

ARAMINTE.

Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que
dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop
comment m'en défaire, honnêtement.

DUBOIS.

Oui ; mais vous ferez un incurable, Madame.


ARAMINTE, vivement.

Oh ! Tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d'un intendant
; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois : au contraire, s'il y avait quelque chose qui
pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait même un
service à lui rendre.

DUBOIS.

Oui ; c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous
n'entendrez parler de son amour.

ARAMINTE.

En es-tu bien sûr ?

DUBOIS.

Oh ! Il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une
humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé ?
Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir,
vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c'est tout : il me l'a
dit mille fois.

ARAMINTE, haussant les épaules.

Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant
que j'en aie un autre ; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton
zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois.

DUBOIS.

Madame, je vous suis dévoué pour la vie.

ARAMINTE.

J'aurai soin de toi ; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et
que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit ; ce sont de ces choses qui ne
doivent jamais percer.

DUBOIS.
Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame.

ARAMINTE.

Le voici qui revient ; va-t'en.


Marivaux Piere Carlet de Chamblain (de), Les Fausses Confidences, II,13, 1737

DUBOIS, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. Il m'est impossible de


l'instruire ; mais qu'il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien.

DORANTE.

Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans
l'inquiétude : j'ai tout quitté pour avoir l'honneur d'être à vous, je vous suis plus attaché que je
ne puis le dire ; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement ; et
cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persécute et conspire
pour me faire sortir. J'en suis consterné ; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour
moi, et j'en serais dans la dernière affliction.

ARAMINTE, d'un ton doux.

Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent ; ils ne vous ont
encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront à rien ; je suis
la maîtresse.

DORANTE, d'un air bien inquiet.

Je n'ai que votre appui, Madame.

ARAMINTE.

Il ne vous manquera pas ; mais je vous conseille une chose : ne leur paraissez pas si alarmé,
vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup
d'obligation de ce que je vous garde.

DORANTE.

Ils ne se tromperaient pas, Madame ; c'est une bonté qui me pénètre de reconnaissance.

ARAMINTE.

À la bonne heure ; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre
attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-être ce qui les
indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procès ;
conformez-vous à ce qu'ils exigent ; regagnez-les par-là, je vous le permets : l'événement leur
persuadera que vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à
épouser le Comte.

DORANTE, d'un ton ému.

Déterminée, Madame !

ARAMINTE.

Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué ; je le lui dirai même, et je
vous garantis que vous resterez ici ; je vous le promets. À part. Il change de couleur.

DORANTE.

Quelle différence pour moi, Madame !

ARAMINTE, d'un air délibéré.

Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter ; il y
a tout ce qu'il faut sur cette table.

DORANTE.

Et pour qui, Madame ?

ARAMINTE.

Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien
agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rêveur, et
par distraction ne va point à la table. Eh ! Vous n'allez pas à la table ? À quoi rêvez-vous ?

DORANTE, toujours distrait.

Oui, Madame.

ARAMINTE, à part, pendant qu'il se place.

Il ne sait ce qu'il fait ; voyons si cela continuera.

DORANTE, à part, cherchant du papier.

Ah ! Dubois m'a trompé !


ARAMINTE, poursuivant.

Êtes-vous prêt à écrire ?

DORANTE.

Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, allant elle-même.

Vous n'en trouvez point ! En voilà devant vous.

DORANTE.

Il est vrai.

ARAMINTE.

Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit ?

DORANTE.

Comment, Madame ?

ARAMINTE.

Vous ne m'écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous l'écrive, et
vous attend pour vous le dire. À part. Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu'il ne parlera
pas ? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un
procès douteux.

DORANTE.

Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame : douteux, il ne l'est point.

ARAMINTE.

N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule
justice qu'elle rend à votre mérite la détermine.

DORANTE, à part.

Ciel ! Je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui.
ARAMINTE.

Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous
tremble ! Vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ?

DORANTE.

Je ne me trouve pas bien, Madame.

ARAMINTE.

Quoi ! Si subitement ! Cela est singulier. Pliez la lettre et mettez : À Monsieur le Comte
Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. À part. Le cœur me bat ! À Dorante. Voilà
qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. À part. Il n'y a pas
encore là de quoi le convaincre.

DORANTE, à part.

Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver ? Dubois ne m'a averti de rien.


Marivaux Pierre Carlet de Chamblain (de), Les jeux de l’amour et du hasard, I,1,
1730

SILVIA.

Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ?

LISETTE.

C'est que j'ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le
monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en
avez quelque joie : moi je lui réponds qu'oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a peut-être que
vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n'est pas naturel.

SILVIA.

Le non n'est pas naturel, quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour
vous ?

LISETTE.

Eh bien, c'est encore oui, par exemple.

SILVIA.

Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à
juger de mon cœur par le vôtre...

LISETTE.

Mon cœur est fait comme celui de tout le monde ; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait
comme celui de personne ?

SILVIA.

Je vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale.

LISETTE.

Si j'étais votre égale, nous verrions.


SILVIA.

Vous travaillez à me fâcher, Lisette.

LISETTE.

Ce n'est pas mon dessein ; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur
Orgon que vous étiez bien aise d'être mariée ?

SILVIA.

Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille.

LISETTE.

Cela est encore tout neuf.

SILVIA.

C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce
que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.

LISETTE.

Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine ?

SILVIA.

Que sais-je, peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.

LISETTE.

On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de
bonne mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur
caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux ? D'union plus
délicieuse ?

SILVIA.

Délicieuse ! Que tu es folle avec tes expressions !

LISETTE.
Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans
les formes ; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de
l'épouser sans cérémonie ; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour ; sociable et
spirituel, voilà pour l'entretien de la société : Pardi, tout en sera bon, dans cet homme-là, l'utile
et l'agréable, tout s'y trouve.

SILVIA.

Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un on dit, et je
pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi ; il est bel homme, dit-on, et c'est presque tant
pis.

LISETTE.

Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite !

SILVIA.

C'est une pensée de très bon sens ; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué.

LISETTE.

Oh, il a tort d'être fat ; mais il a raison d'être beau.

SILVIA.

On ajoute qu'il est bien fait ; passe.

LISETTE.

Oui-dà, cela est pardonnable.

SILVIA.

De beauté et de bonne mine, je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus.

LISETTE.

Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.


Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « Le Forgeron », 1870

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant

D’ivresse et de grandeur, le front large , riant

Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,

Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,

Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour

Que le Peuple était là, se tordant tout autour,

Et sur les lambris d’or traînait sa veste sale.

Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle

Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,

Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait

Car ce maraud de forge aux énormes épaules

Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,

Que cela l’empoignait au front, comme cela !

« Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la

Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :

Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres

Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or

Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor

Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache

Nous fouaillaient – Hébétés comme des yeux de vache,

Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions, nous allions,


Et quand nous avions mis le pays en sillons,

Quand nous avions laissé dans cette terre noire

Un peu de notre chair… nous avions un pourboire

Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit

Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.


Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « Le Dormeur du Val », 1870

C’est un trou de verdure où chante une rivière

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Rimbaud Arthur, Les Cahiers de Douai, « La Vénus anadyomène » 1870

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête


De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates


Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût


Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;


– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
Baudelaire Charles, Les fleurs du Mal, « Une Charogne », 1857

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d'été si doux :

Au détour d'un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,

Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature

Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir.

La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D'où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,


Ou s'élançait en pétillant ;

On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,

Comme l'eau courante et le vent,

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique

Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,

Une ébauche lente à venir,

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète

Nous regardait d'un œil fâché,

Epiant le moment de reprendre au squelette

Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection,

Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

Après les derniers sacrements,

Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,

Moisir parmi les ossements.


Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

De mes amours décomposés !


De Gouges Olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne,
« Epitre dédicatoire », à la Reine, 1791
De Gouges olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la
Citoyenne, « Exhortation aux hommes », 1791

Homme es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne
lui ôteras pas du moins ce droit. Dis- moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer
mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature
dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses,
l’exemple de cet empire tyrannique.

Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup
d’œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je
t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans
l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un
ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.

L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle,


boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance
la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés
intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien
dire de plus.
De Gouges Olympe, Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne,
« Postambule », 1791

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ;


reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de
fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages
de la sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de
recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa
compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les
avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain
plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n’avez régné que sur la faiblesse des
hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de
l’homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature ;
qu’auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? le bon mot du législateur des noces de
Cana ? Craignez-vous que nos législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps
accrochée aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison, ne vous répètent :
femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S’ils
s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs
principes, opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ;
réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l’énergie de votre
caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, nos serviles adorateurs rampants à vos pieds,
mais fiers de partager avec vous les trésors de l’Être suprême. Quelles que soient les barrières
que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir.
Condorcet Nicolas (de), Sur l’Admission des femmes au droit de cité, 3 juillet 1790

L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au
point que parmi ceux qui les ont perdus personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir
éprouvé une injustice. Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux
philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits
communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des
institutions politiques.

Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant
tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en
excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude,
même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en
faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à
l’égard de douze millions de femmes ? Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie,
il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes
que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.

Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles,
susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes
ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce
humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un
autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.

Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de
cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions passagères, ne
pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la
goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément. En admettant dans les hommes une
supériorité d’esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d’éducation (ce qui n’est
rien moins que prouvé, et ce qui devrait l’être, pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes
d’un droit naturel), cette supériorité ne peut consister qu’en deux points. On dit qu’aucune
femme n’a fait de découverte importante dans les sciences, n’a donné de preuves de génie
dans les arts, dans les lettres, etc. ; mais sans doute, on ne prétendra point n’accorder le droit
de cité qu’aux seuls hommes de génie. On ajoute qu’aucune femme n’a la même étendue de
connaissances, la même force de raison que certains hommes ; mais qu’en résulte-t-il,
qu’excepté une classe peu nombreuse d’hommes très-éclairés, l’égalité est entière entre les
femmes et le reste des hommes ; que cette petite classe, mise à part, l’infériorité et la
supériorité se partagent également entre les deux sexes. Or puisqu’il serait complètement
absurde de borner à cette classe supérieure le droit de cité, et la capacité d’être chargé des
fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux des hommes qui
sont inférieurs à un grand nombre de femmes ?
Prévost Antoine François dit l'Abbé, Mémoires et aventures d'un homme de
qualité qui s'est retiré du monde, TOME VII, Histoire du Chevalier des Grieux et
de Manon Lescaut, passage dit de « La Rencontre », 1731

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus
tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui où je devais
quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes
arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent.
Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se
retirèrent aussitôt. Mais il en resta une fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant
qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour faire
tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui jamais n’avais pensé
à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le
monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au
transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin
d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle
fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui
demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse.
L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je
regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui
fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré
elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir qui s’était
déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.
Prévost Antoine François dit l'Abbé, Mémoires et aventures d'un homme de
qualité qui s'est retiré du monde, TOME VII, Histoire du Chevalier des Grieux et
de Manon Lescaut, passage dit de « L'évasion de Saint-Lazare », 1731

J’entrai dans sa chambre, et, l’ayant tiré à l’autre bout opposé à la porte, je lui
déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtemps à Saint-Lazare ; que la nuit était
un temps commode pour sortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’il
consentirait à m’ouvrir les portes, ou à me prêter ses clefs pour les ouvrir moi-même. Ce
compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps à me considérer sans me
répondre. Comme je n’en avais pas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais fort
touché de toutes ses bontés, mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens, surtout
pour moi à qui on la ravissait injustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même à
quelque prix que ce fût ; et, de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix pour appeler du
secours, je lui fis voir une honnête raison de silence que je tenais sous mon justaucorps.

Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie pour reconnaître la
considération que j’ai eue pour vous ? À Dieu ne plaise, lui répondis-je. Vous avez trop
d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si
résolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. Mais, mon
cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de
vouloir ma mort ? Eh non, répliquai je avec impatience, je n’ai pas dessein de vous tuer : si
vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. J’aperçus les clefs
qui étaient sur sa table ; je les pris, et je le priai de me suivre, en faisant le moins de bruit qu’il
pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte,
il me répétait avec un soupir : Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ! Point de bruit, mon
père, répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière
qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le père avec
ma chandelle dans une main, et mon pistolet dans l’autre. Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir,
un domestique, qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit de quelques
verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon père le crut apparemment capable de
m’arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son secours. C’était un
puissant coquin qui s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le
coup au milieu de la poitrine : Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement
à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la
dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai à quatre pas
Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.
La Fayette Marie Madeleine (de), La Princesse de Clèves, Passage dit de « La
Scène du bal », 1678

Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au
bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa
parure : le bal commença ; et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand
bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à qui on faisait place. Mme
de Clèves acheva de danser, et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait
dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna, et vit un homme
qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques
sièges pour arriver où l’on dansait.

Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir
quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer
augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir
Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement. M. de Nemours fut
tellement surpris de sa beauté, que lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il
ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à
danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent
qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser
ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir
de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils
étaient, et s’ils ne s’en doutaient point. – Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n’ai point
d’incertitude ; mais comme Mme de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis
que celles que j’ai pour la reconnaître, je voudrais bien que votre majesté eût la bonté de lui
apprendre mon nom.

– Je crois, dit Mme la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien.

– Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne
devine pas si bien que vous pensez.

– Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine ; et il y a même quelque chose
d’obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans jamais
l’avoir vu.

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